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authorRoger Frank <rfrank@pglaf.org>2025-10-15 05:26:23 -0700
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+The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoires grises
+
+Author: E. Edouard Tavernier
+
+Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892]
+Release Date: June, 2004
+First Posted: September 18, 2002
+Last Updated: March 29, 2004
+
+Language: English
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
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+
+Produced by W. Debeuf
+
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+Histoires grises.
+
+By E. Edouard Tavernier.
+
+
+
+
+
+HISTOIRES GRISES
+
+
+
+
+Plutarque.
+
+
+_L'honneur est une île escarpée et sans bords, où l'on ne peut plus
+rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._
+
+(_Méditations sur Boileau_)
+
+
+I.
+
+
+Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait été donné un soir chez un
+marchand de vins, à cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en
+temps et qu'il avait ramassé à la porte d'un lycée. On connaissait
+l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'était son nom
+maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait à tout.
+
+La journée qui pour lui s'était annoncée normale, c'est-à-dire ni bonne
+ni mauvaise, avait particulièrement bien fini. Il s'était mis à
+pleuvoir des arrosoirs, et en dépit de l'opinion courante, la pluie
+n'est pas une chose désagréable; grâce à l'eau d'en haut, les trottoirs
+ne sont pas encombrés, les promeneurs et les sergents de ville ne
+manifestent pas un intérêt particulier à ce que peuvent faire les
+gueux; ceux-ci ont même le loisir de s'arrêter, dans leur promenade --
+ce qui est déjà bien -- sous une porte ou sous la tente d'un café --
+ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent
+naît la possibilité de rendre quelques services; les obligés ne
+s'attardent pas en général à compter leur billon.
+
+En passant place de la République, devant un petit hôtel, Plutarque eut
+le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme
+heureux, c'est-à-dire un ventre assez gros, barré d'une chaîne de
+montre en or, juché sur deux jambes gainées dans un pantalon soigné
+finissant en souliers à guêtres blanches, le tout surmonté d'une bonne
+figure sous un chapeau melon nullement usé. Ne voulant sans doute pas
+ternir la joie de son âme ou tacher ses guêtres, l'homme heureux avait
+hélé Plutarque pour un taxi. Peu de temps après, Plutarque arrivait
+dans un virage savant, à grande allure, debout sur le marchepied, les
+mains cramponnées à la poignée. Avant de laisser refermer la portière,
+l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que
+Plutarque tendait poliment.
+
+Cet homme était évidemment disproportionné, aussi bien avec le service
+rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demandé au
+conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses
+recherches avaient été laborieuses. Quant au client, il avait l'air à
+son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas être un abonné de
+l'Opéra. Seulement, quand on est content...
+
+Plutarque examina les pièces sous le réverbère, essaya de les rayer
+l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les
+deux épreuves ayant été satisfaisantes, il les glissa dans la poche
+gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il
+les retint dans sa main qu'il ne retira pas.
+
+Evidemment, le problème changeait. La solution du manger et du dormir,
+quand on n'a pas le sou, est complètement différente de celle qu'on
+peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail
+inconscient de la journée tendant à la préparation de la nuit devenait
+superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement,
+d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons
+délavés qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les
+patronages, mais des choses qu'on mâche et qui résistent juste ce qu'il
+faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensée seule de ce mets
+amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin
+rouge et... bonheur suprême, coucherait seul. Cette dernière
+perspective le ravissait délicieusement: une chambre à soi, avec une
+place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien
+voir, ne rien entendre, pouvoir être avec soi, comme dans la ballade,
+mais couché. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est
+bien à cela qu'on se fait le moins.
+
+Il marchait, chiquant ces idées dans sa tête, sans remarquer qu'il
+s'éloignait terriblement du marchand de vins et de l'hôtel garni qu'il
+s'était fixé. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait
+définitivement collé ses vêtements sur sa peau. Ses souliers
+beuglaient et giclaient si régulièrement dans sa marche, que leur
+chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le
+battement d'un moteur. D'une porte d'usine où elles attendaient, deux
+filles haut retroussées l'apostrophèrent:
+
+- Il a de quoi barboter! dit l'une.
+
+L'autre commenta:
+
+- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.
+
+Plutarque, dans un sourire, sans s'arrêter, salua; son geste dut être
+un peu trop courtois puisque les femmes décontenancées ne trouvèrent
+rien à ajouter.
+
+Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant
+souvent marché sans but, dans la ville; sans savoir du tout où il
+était, il prit à gauche une petite rue déserte et mal pavée. Le
+trottoir défoncé brillait par places sous les becs de gaz tremblotants.
+ Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide étaient
+rangés sur les côtés; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la
+lune. Plutarque parcourut de la même allure d'autres rues semblables;
+il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne
+trouvait pas qu'il eut encore assez faim.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le souper fut quelconque. Arrivé tard, Plutarque, ne trouvant plus
+rien de prêt, avait été obligé de se rabattre sur une _croûte garnier_
+que la tenancière composa sur le champ et réchauffa pour lui. La pâte
+était détrempée et la sauce avait un goût auquel il fallait s'habituer.
+ Le débit était presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin
+en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz
+dont le manchon reniflait par intervalles réguliers comme un enrhumé,
+pendant que montait et tombait la lumière.
+
+Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'était la
+pensée de la chambre qui le hantait. L'hôtel vers lequel il marchait
+n'avait pas de nom. C'était un immeuble long et bas, à un étage
+seulement, une étrange vieille maison qu'on ne réparait plus, du temps
+où le quartier Caulaincourt était de la périphérie, vieille bicoque,
+que seule la spéculation tenait encore debout sur ce terrain cher.
+Au-dessus de la porte étroite s'étendait un grand bras de fer où
+s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassée on pouvait
+deviner le mot _Hôtel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et
+monta quelques marches d'escalier jusqu'à la loge puante où le ménage
+patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, dévisagea son
+client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant perçu la
+taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:
+
+- La quatrième à gauche en entrant.
+
+Plutarque éprouvait une sensation de bien-être en refermant la porte.
+Des murs! plus d'espace commun à tous; pouvoir étendre son être,
+renfermé d'habitude en lui-même, jusqu'à la limite d'une chambre si
+petite qu'elle fût. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans
+risquer aucun geste, aucune remarque, aucune réflexion. De joie, il
+étira ses bras et cracha par terre, puis il s'étendit sur le vague
+sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint éveillé
+pour jouir de sa joie.
+
+Il se rappelait qu'il avait déjà passé deux nuits dans une chambre
+semblable de cet hôtel, un an ou dix-huit mois avant, il n'était plus
+absolument sûr. Ses appréhensions d'alors lui revenaient. C'était à
+l'époque descendante de sa carrière: il avait trouvé, cette première
+fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le
+mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits
+assourdis que l'on percevait à travers l'épaisse cloison. Aujourd'hui
+il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient
+beaucoup de chance d'être de même nature que ceux jadis entendus; une
+autre génération de mêmes insectes s'apprêtait à le travailler; les
+vieux relents tout au plus augmentés de puanteurs nouvelles flottaient
+entre les murs, et cependant il était bien maintenant, n'avait nulle
+crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativité.
+
+Sa mémoire n'avait rien oublié, et pourtant quel chemin il avait fait!
+Ce soir, parce qu'il était heureux, le passé triste lui revenait. Il
+le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les mêmes
+dispositions où il avait reçu la pluie de tout à l'heure. Il se
+revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite
+maison d'Angers où il était né, et il se reconnaissait: ce n'était pas
+un autre, c'était bien lui. Il suivait parfaitement la continuité, la
+vie de famille ordonnée, où l'on économisait en vivant bien; le collège
+où il était parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les
+femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir dépensé dans une
+fête l'argent d'un examen. Tout de même, quelle mentalité on peut
+avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles
+peccadilles avec des châtiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et
+sans amertume pensa: Crétins!
+
+Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austère de son père,
+conservateur des hypothèques.
+
+'Je te dispense désormais de rentrer à la maison" furent les derniers
+mots de la dernière lettre qu'il avait reçue.
+
+Après, la dégringolade était venue rapidement. Quelques mois de vie à
+crédit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce
+qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un
+Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi,
+c'est-à-dire très peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas,
+on use tellement. Après on a faim. Un beau jour on ouvre les
+portières, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se
+présente. Alors, c'est invraisemblable, ça ne change plus. A tout
+prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie
+comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes
+les vies, il y a de bons et de mauvais moments.
+
+Pendant qu'il laissait passer ses réflexions, sa porte s'ouvrit
+doucement et soudain la lumière de la chambre s'augmenta de la lueur
+d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'âge moyen, assez bien
+vêtu, qui s'excusa :
+
+- Pardon.
+
+Plutarque fut contrarié. Il avait payé, ce n'était pas pour qu'on
+vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitué à ne pas gaspiller
+l'heure bonne en récriminations, il ne se laissa point pourtant
+absorber par ce petit inconvénient, et ne perdit pas une minute à se
+demander ce que cet homme bien habillé pouvait venir faire dans cet
+hôtel. Il lui intéressait peu de savoir si son visiteur commençait la
+phrase descendante par laquelle lui-même avait passé, si c'était un
+policier ou un détraqué vicieux à la recherche d'une combinaison
+extraordinaire. Dans son monde à lui, comme on ne s'étonne plus, on ne
+s'occupe guère des affaires des autres: les siennes suffisent.
+
+La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique
+et sadique satisfaction de sentir qu'on est à l'abri soi-même pendant
+que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un
+moment des tranchées agaçantes lui tenaillaient le ventre, de plus en
+plus lancinantes. Il pensa que c'était la _croûte garnier_ ou au moins
+la sauce qui faisait des difficultés pour passer. Comme il n'y a rien
+de tel pour digérer que le sommeil, il souffla sa chandelle et
+s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il était accoutumé par les
+nécessités de ses nuits non tranquilles.
+
+Sa pénible digestion le réveilla. Il faisait encore noire dans la
+chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma
+sa bougie; comme décidément ça n'allait pas dans cette atmosphère
+étouffée, il éprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le
+couloir obscur. Pressé, son pied buta dans quelque chose et il
+s'allongea sur un corps couché là; sa figure toucha une figure et à la
+lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui
+avait ouvert sa porte. Le visage était congestionné, les yeux vicieux
+gonflés; sur la bouche s'était figée une fraise de sang. Plutarque fit
+un rétablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre
+hésitation, feutrant son pas, à croire qu'il foulait de la mousse, il
+marcha vers la porte, cria:
+
+- Cordon...
+
+et sortit.
+
+Dehors, il ne se hâta pas, tourna à tous les carrefours rencontrés,
+décidé à aller loin, très loin dans le quartier qu'il se rappellerait
+en route avoir le moins fréquenté. C'était à peine si son coeur
+battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre.
+
+L'homme était-il mort ou vivant dans le couloir de l'hôtel? C'était
+encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans
+l'affaire, le cueillir lui-même? C'était bien le motif qui l'avait
+fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'était oui ou non. Il fallait se
+donner toutes les chances. Après tout, en dehors des formalités, des
+discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant
+les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des
+inconvénients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de
+plus on est nourri, somme toute... et logé.
+
+
+
+
+III
+
+Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'était là qu'il
+avait pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, à la
+différence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une
+rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait
+de s'ouvrir, il avait presque pris cette décision, assis devant un vin
+blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade à lui, du
+temps où il était étudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'était
+établi crémier dans ce quartier, après un mariage assez drôle avec
+Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-là avait hérité
+cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie,
+avait exigé l'abandon des carrières libérales, en telle sorte que son
+époux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas
+idée de l'endroit où se trouvent la boutique, il avait appris seulement
+que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux
+jumelles. Cette possibilité de les rencontrer était encore trop pour
+lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit
+aussitôt de ce pas lent, cadencé et rasant le sol qu'ont tous les
+chemineaux du monde.
+
+Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi
+les bords de la Seine. Une vague buée flottait sur le fleuve qui
+sentait la marée. Le froid du premier matin pinçait. Plutarque se
+promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la
+porte du marché. Les boutiques étaient déjà installées. Les carottes,
+les choux, les salades et les petites bottes de radis étaient bien
+rangés dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la
+boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des
+fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande
+quantité, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses
+et les marchands parlaient doucement, étaient sérieux; on sentait toute
+la gravité de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de
+travailleurs.
+
+Comme Plutarque était en train de considérer un chapelet de saucisses,
+se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au détail,
+il s'entendit appeler:
+
+"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..."
+
+C'était une grosse cuisinière déjà vieille, une large figure épaisse et
+résignée. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres
+vides dans une main. Plutarque la débarrassa du tout et la suivit à
+travers les petites allées, pendant qu'elle tâtait, marchandait et
+quelquefois achetait. Son marché dura bien une heure. Plutarque
+s'étonnait qu'on pût avoir besoin de tant, même dans une grosse maison.
+ Il en avait bientôt plein sa charge et avait dû enlever sa ceinture
+pour tenir deux fardeaux dans une main.
+
+- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.
+
+Et elle le dirigea non loin de là vers le centre de la place d'où
+partait le tramway.
+
+En marchant, elle se plaignait du prix des choses.
+
+- Et encore vous avez vu la première marchande, commentait-elle,
+voulait me les faire vingt-cinq sous!
+
+Plutarque avait appris à se mettre dans la peau des rôles; il répondit:
+
+- Ne m'en parlez pas, c'est une misère, on ne sait plus, on ne sait
+plus... et on a bien du mal.
+
+La femme aima cette humilité approbative; elle aima la prévenance de
+son porteur parce que, de lui-même, il avait offert d'attendre le
+tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-être elle
+lui donna un franc.
+
+Quand le véhicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
+l'impériale la femme lui cria:
+
+- "Si vous êtes là, demain...
+
+La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-là,
+Plutarque avait fait la comédie de circonstance: comme il jouait le
+sans-travail assasin aux Champs-Elysées quand la nuit venait, ou le
+pieux mendiant à la porte des églises et la gouape le matin à la sortie
+des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les
+derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis,
+quand, au bout de l'avenue, le tramway n'était plus qu'une miniature
+semblable à un jouet d'enfant, il restait à arpenter le refuge.
+
+Tant de temps s'était passé qu'on ne lui avait pas dit "à demain".
+Cette idée qu'on accrochait sa vie du jour à celle qui viendrait,
+l'étonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'était pas rendu
+compte de l'instabilité de ses occupations finit par l'amuser. Il en
+sourit pendant qu'il marchait.
+
+La journée était belle, il poussa une pointe jusqu'à l'entrée du Bois;
+derrière un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil
+avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la
+casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.
+
+Dans l'après-midi, à la sortie des courses, il fit quatre francs. Le
+soir il s'offrit un bon petit dîner et trouva non loin du marché une
+chambre où pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit
+avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait
+décidément pas assez réussi. Il se leva le dernier au matin, proposa
+au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut
+acceptée; on lui rendit deux sous et de la considération.
+
+Au marché il pénétra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit à la
+boutique de la boucherie par où la cuisinière lui avait dit débuter.
+Il n'attendit pas. Elle le reconnut à peine, mais n'hésita pas à lui
+confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des
+étalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se
+contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme
+quand elle se plaignait qu'on l'écorchait. En route pour le tramway,
+ils échangèrent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle
+servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit
+personnes à table, que les pensionnaires étaient de familles riches et
+beaucoup d'autres détails lesquels, en dépit de tout l'intérêt qu'il
+montrait, étaient complètement indifférents à Plutarque. Sur le
+refuge, elle eut une remarque désagréable:
+
+- Je vous ai donné un franc hier; c'était la première fois, mais c'est
+beaucoup.
+
+- Je sais bien, répondit-il, c'est beaucoup de bonté de votre part;
+tout de même, si ça ne vous faisait pas défaut à vous, on a tant de
+difficultés...
+
+La femme redonna vingt sous, ce qui créait la fixité du tarif. Il fit
+encore passer les paniers sur la voiture après avoir reçu son prix, ce
+qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il
+enleva comme la veille sa casquette au moment du départ et entendit une
+commère sur la plateforme qui soulignait son geste:
+
+- Eh bien, Madame, j'espère que vous avez un porteur poli, c'est si
+rare aujourd'hui.
+
+Cette remarque étant un hommage indirect à la façon dont la
+bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier
+encore:
+
+- A demain.
+
+Cette fois Plutarque réprima une véritable envie de rire. Ah! mais
+c'était un métier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut
+bien qu'elles mangent les demoiselles -- il était embauché. Le soir,
+il retourna souper dans la même maison, chez un marchand de bois dont
+la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le même hôtel, et
+commença une vie toute différente de celle qu'il traînait auparavant.
+
+Les jours qui suivirent améliorent encore sa situation. Il avait
+bientôt acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivée le
+tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquérait des prix. Les
+marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisinière, en
+arrivant, écoutait son rapport; même quelquefois lui laissait de
+petites sommes pour profiter des premières occasions le lendemain. Il
+s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne
+majorant les prix que dans une proportion très modeste, très admise,
+sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire.
+
+Il s'était débrouillé aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la
+nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi
+on lui donnait pour rien, à la fermeture de l'établissement, un repas,
+c'est-à-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent
+un verre de vin. A l'hôtel, il balayait et arrosait tout le second
+étage réservé aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service
+était rémunéré par le droit de coucher dans un lit véritable, dans la
+chambre à deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart
+du temps; sa compagne apportant une régularité surprenante dans
+l'irrégularité d'une conduite agitée, découchait presque toutes les
+nuits. Rapidement il était redevenu l'homme d'un certain ordre. Il
+montait se coucher aussitôt son souper mangé et son travail fini. Sa
+chambre était l'objet de soins minutieux, toujours balayée et arrosée,
+même les affaires de sa compagne étaient mises en place par lui --
+c'était le seul moyen de n'en pas être encombré --. La cuvette de zinc
+avait été garnie de bouts de corde déchiquetés, en telle sorte qu'elle
+pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit,
+avait reçu des charnières et un cadenas: c'étaient "ses affaires".
+Pour le moment elle ne contenait guère que des aiguilles, du fil et un
+bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et
+emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis
+sur son lit il dénouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui
+renfermait sa fortune. Ses économies augmentaient, il s'était imposé
+de ne dépenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins
+son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas
+de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas
+grand chose -- son gain régulier s'amassait.
+
+La pensée lui venait d'acheter des vêtements. Plusieurs courses chez
+les fripiers des environs lui donnaient une idée exacte du prix des
+choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les
+siens les pièces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne,
+en lambeaux et moisie par place, aurait gagné à avoir une rechange
+permettant un lavage et une réparation; enfin, une casquette. Ce
+troisième désir surtout l'obsédait.
+
+Il n'aurait osé l'avouer à personne, il ne s'agissait pas d'une
+casquette ordinaire, celle qu'il avait étant assez bonne d'ailleurs,
+mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue à la
+devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une
+calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, était brodé, en
+lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffé de la sorte, il
+lui semblait que sa situation serait définitivement assise, que les
+pourboires seraient forcément plus gros, qu'on le reconnaîtrait dans la
+rue et qu'il se constituerait une clientèle attirée. Le marchand en
+demandait douze francs, c'était beaucoup.
+
+Le soir, après avoir fait ses comptes, sitôt qu'il était dans sa
+couverture, il y pensait. Finalement, hésitant, il n'achetait rien; il
+se contentait pendant le jour, après le déjeuner, de réparer les trous
+nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait
+péniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant à
+ses premiers travaux d'écriture.
+
+Tout de même, quand il regardait en arrière, quels changements dans sa
+vie d'avant. Maintenant ses jours passaient réguliers, tous pareils,
+sans imprévu et sans inquiétude. A table, en s'asseyant, il lui
+arrivait d'avoir bon appétit, mais il ne retrouvait plus jamais la
+désagréable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui était
+familière, de plus en plus tenace, avec cette crampe particulière
+qu'elle déclanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer à
+mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les
+premières bouchées qu'on mange après avoir eu faim, bouchées qui sont
+sans goût et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de
+corps étrangers ne se désagrégeant pas.
+
+Tout cela était loin, très loin même; une remarque du marchand de vins
+chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commerçant
+avait dit à sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui
+devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme
+Plutarque"...
+
+Ces mots l'avaient frappé! Ils étaient comme la coupure entre sa vie
+vagabonde et sa vie de maintenant. Désormais son changement était
+sorti de ses considérations sur lui-même; les autres aussi le
+constataient. Ce fait donnait à sa situation présente une consécration
+et impliquait en même temps pour elle une durée, un établissement,
+comme un vague but atteint qui l'étonnait.
+
+La destinée des êtres est une fantaisie, pensait-il, c'était pour en
+arriver là qu'il avait fait ce chemin long, accidenté, fou surtout;
+qu'il avait vécu toutes ses heures incertaines avec, si souvent,
+l'attente de la catastrophe imminente et définitive. Il se rappelait
+les conseils d'un vieil ami de son père:
+
+- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_
+
+Ces gens établis sont à mourir de rire; ce à quoi on est appelé, est-ce
+qu'on peut le savoir jamais, avant d'être arrivé? Comme si ce n'était
+pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire
+encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivières, on voit
+flotter des petits débris de bois; il en est qui filent tout droit,
+d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arrêtent sur les
+bords, d'autres vont au fond après avoir ou n'avoir pas tourné sur
+eux-mêmes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi,
+et voilà tout. Somme toute, son existence passée aboutissait à faire
+de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier
+ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait à peine traversé deux
+fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner
+autrement, sans même chercher plus loin que cette fameuse nuit où il
+s'était payé une chambre pour lui tout seul, à l'hôtel de la rue
+Caulaincourt, et où l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassiné
+l'homme qui gisait dans le couloir.
+
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il était arrivé ce matin de bonne heure au marché. La veille, la
+cuisinière lui avait remis vingt francs pour les achats de légumes
+qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'était vraiment tôt,
+les marchandises n'étant pas déballées et les prix pas encore fixés.
+L'agent de police de service devant la porte avait été changé; sans
+attacher à ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa,
+rebroussa chemin et flâna un moment sur le trottoir.
+
+Ce manège dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville
+qui le dévisagea d'une façon inquiète et à laquelle le vagabond,
+maintenant rangé, n'était plus habitué.
+
+La sirène d'une usine mugit, il était six heures. Un peu gêné,
+Plutarque voulut entrer.
+
+- Qu'est-ce que tu vas chercher là, toi, fit l'agent.
+
+- Je viens acheter, M'sieur l'agent, répondit Plutarque.
+
+- C'est bon, c'est bon, on la connaît va; allez, allez, décanille.
+
+Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-même.
+
+Plutarque revint vers lui, très humble.
+
+- Monsieur, j'achète pour quelqu'un.
+
+- Ça suffit, dit le fonctionnaire, en élevant la voix.
+
+Plutarque n'insista pas, entrevoyant des désagréments et vint s'appuyer
+sur un réverbère, décidé à attendre la cuisinière qui le ferait bien
+entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugée provocante par
+l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-là croient? Le représentant
+de l'ordre vint à lui, le pinça cruellement au bras, en lui disant
+presque à voix basse:
+
+- Il faut circuler.
+
+Peut-être par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore,
+deux larmes piquèrent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de
+la place attendre la bonne à la descente; il avait de l'argent à elle,
+il fallait qu'il la rencontrât.
+
+Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni
+dans la rue, ni à l'arrivée. Il attendit des heures durant tous les
+tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs
+descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de
+n'avoir pas regardé suffisamment bien la sortie des premières voitures.
+ Puis la certitude vint que la cuisinière était déjà au marché et qu'il
+l'avait manquée. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit
+poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquière qu'il
+connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avança vers elle et
+s'apprêtait à lui donner des explications. Dès qu'elle l'aperçut, elle
+se répandit en invectives et en reproches:
+
+- Vous m'avez volé mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...
+
+Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La
+femme reprit avidement son bien, en lui disant:
+
+- Que je ne vous revoie plus.
+
+Doucement, il l'accompagna quand même jusqu'à la voiture, aida
+l'enfant qui n'était pas assez grand pour passer les paquets, se
+découvrit au moment du départ, mais ne reçut que ce seul merci:
+
+- Hypocrite!
+
+L'amertume vint en lui, mais trop près encore de son époque vagabonde,
+elle venait sans révolte, sans haine. La température n'est pas
+toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir à
+quelqu'un?
+
+Assez tard dans la matinée, à force de raisonnement, il se reprit, se
+remonta:
+
+- C'était trop bête. Il y avait une explication à donner. Les choses
+n'en pouvaient pas rester là. Et puis, en somme, le franc de la
+cuisinière comptait peu dans ses ressources. C'était sa situation chez
+le marchand de vin et à l'hôtel qui l'asseyait. Il entrevoyait déjà la
+possibilité de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il
+pouvait prendre la place de la bonne dont on était médiocrement
+satisfait.
+
+Il pensa à toutes ces solutions et alla dans l'après-midi, s'acheter la
+casquette.
+
+Il eut un succès fou en entrant au débit, et la soirée fut très gaie
+dans la petite salle de la buvette.
+
+Plutarque, à cause de son histoire avec l'agent et à cause de sa
+casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la
+patronne et quelques habitués le congratulaient et jugeaient sévèrement
+l'autorité.
+
+- "Tout ça, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes.
+
+Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque à cause de son
+idée de couvre-chef...
+
+- "Voilà un garçon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins
+autrement pressants; et bien non, il n'a pensé qu'à son affaire. En
+faisant ainsi, il connaît son monde".
+
+Et comme les histoires des autres ne vous intéressent que par ce
+qu'elles ont de commun avec les nôtres, il concluait en s'adressant à
+sa femme:
+
+- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte à faire
+peindre la devanture qu'à acheter les banquettes et l'armoire".
+
+On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournée,
+mais refusèrent celle que proposait Plutarque, en raison de ses
+malheurs et de la dépense énorme de sa journée. De toute la chaleur
+des alcools absorbés, on se serra les mains en se quittant.
+
+Cette réunion, cet entourage, ces amitiés auraient dû lui donner
+confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'était qu'un pur
+accident. Cependant, il n'était pas tranquille en se couchant; le
+charme se rompit dès qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur
+que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maîtresse qu'on sent
+vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver à dormir.
+
+Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller
+au marché. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire
+une scène devant tout le monde? Il était perplexe, mais toute son
+appréhension s'évanouit quand il eut regardé sa tête sous la
+resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur.
+Il irait, c'était son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver à
+redire? Il discutait avec lui-même. Il pactisa enfin: il attendrait
+que le marché battit son plein; dans les allées et venues, on ne le
+reconnaîtrait sûrement pas, surtout coiffé de la sorte. Et, pour se le
+prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille
+casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un
+aperçu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulée
+déformait les lignes en mouvement.
+
+Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pâtés de maisons
+et finit enfin par se lancer de l'autre côté de la rue, à un moment où
+l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude
+qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui
+donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez
+sur lui:
+
+- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier.
+Tu as un batt'chapeau aujourd'hui.
+
+Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:
+
+- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour
+revenir quand je t'ai dit de f... le camp.
+
+Plusieurs personnes s'étaient arrêtées, à côté de la fille qui, le
+poing à la hanche, écoutait; la galerie était constituée: Plutarque
+était perdu.
+
+- Non, répondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.
+
+- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit
+l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ça.
+
+Il siffla un collègue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria
+de le remplacer et partit.
+
+- Ça y est, pensa Plutarque, en marchant.
+
+Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans
+espoir maintenant, il essaya des explications:
+
+- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.
+
+L'agent ne répondit pas.
+
+- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marché...
+plus jamais.
+
+- C'est fini la litanie, dit à haute voix le gardien.
+
+Alors brusquement, une idée folle vint à Plutarque, une de ces idées
+stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent
+tout: fuir.
+
+Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arrière, fit un saut
+à droite et un à gauche pour dépister l'agent qui trébucha, et il
+partit de toute sa vitesse à grandes enjambées, avec une agilité de
+singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir,
+comme un fou. L'agent suivait derrière. Les rares passants se
+gardaient bien d'intervenir.
+
+Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et où
+l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit
+les pentes gazonnées du rempart près de Boulogne. Sa manoeuvre à
+travers les rues avait été si savante, sa chance si particulière, qu'en
+arrivant sur les talus, il n'était encore suivi que par son agent. Il
+escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le
+bord jusqu'à ce que brutalement une douleur à l'estomac l'averti qu'il
+était à bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain
+s'offrait, il le dégringola jusque dans le fossé. Là, il fit encore
+quelques pas et s'arrêta, appuyé au mur.
+
+Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce
+chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il
+l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment précis où, dans
+la dernière foulée, son chasseur l'atteignait, Plutarque, exténué, lui
+enfonça la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre,
+abattu; sa rude main encore cramponnée au bras de Plutarque. Celui-ci,
+pour se dégager, dut le traîner quelques pas.
+
+... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque était pris par des
+policiers habillés en bourgeois.
+
+
+
+
+
+V
+
+
+Après trois mois de prévention, Plutarque passait aux Assises. Son
+procès n'était pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font
+tant de bruit à Paris. Il n'y avait pas de grand témoin; l'agent de
+police avait été guéri après dix jours d'hôpital, Plutarque avouait.
+C'était une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public était
+peu nombreux. En comparaison avec l'âpre froid du dehors, la chaleur
+était sèche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives
+dont personne ne paye le combustible. On sentait le pétrole et la
+créosote. L'acte d'accusation était si long, et redisait des choses si
+souvent entendues à tous les degrés d'instruction, que Plutarque se
+sentit tout de suite loin de la comédie qui se jouait, comme s'il avait
+été un simple badaud spectateur et qu'il se fût agi d'un autre; il
+trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scène était
+ridicule; ces messieurs, costumés pour une semblable cérémonie, un peu
+grotesques en dépit de toutes les précautions, depuis le président qui
+paraissait être seul à travailler, jusqu'à cet huissier qu'on avait
+affublé d'une robe noire pour faire entrer les témoins. A part les
+jurés qui avaient l'air heureux d'enfants autorisés à toucher un fusil,
+tous les autres pensaient chacun à ses petites affaires, et c'était
+très naturel. Leur air de chiens fouettés s'accordait mal avec la
+solennité du décor et l'emphase des paroles, où revenaient à chaque
+instant de grands mots à majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne
+faisaient rien à l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le
+reste dans ce cadre pompeux.
+
+Le défilé des témoins amena un peu l'air extérieur dans l'atmosphère de
+cet atelier où se fabriquait la justice. L'expert médical ouvrit le
+feu par une description minutieuse de la blessure incriminée. Pour
+dire les choses les plus simples, afin d'établir sa compétence
+technique, il se servait de mots destinés à n'être pas compris:
+
+- "Plaie pénétrante de la région cervicale, par instrument tranchant..."
+
+Il voulait avoir l'air d'une impartialité scientifique; en réalité, il
+chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux
+magistrats, seul élément permanent de la séance, que pour être du côté
+sûrement gagnant, puisque l'accusé avouait:
+
+- "L'arme a pénétré à environ huit centimètres en arrière du paquet
+vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertébrale. Une déviation de
+quelques millimètres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que
+l'agresseur n'avait pas une intention décisive, c'est lui prêter des
+connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu égard
+surtout à la violence du coup."
+
+Les jurés écoutaient bouche bée, impressionnés par les connaissances
+qu'un tel langage supposait.
+
+Puis l'agent de police s'avança vers la demi-cage des témoins. Son
+entrée produisit une légère impression. Plutarque l'examina levant la
+main droite pour le serment, et fut frappé de sa mâle beauté: la tête
+était régulière et énergique, les grands yeux noirs regardaient bien en
+face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore -
+une médaille d'argent. Il parla véritablement sans haine et sans
+crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais français
+les faits avec une simplicité qui ne manquait pas de grandeur. Le seul
+point de vue égoïste qui perçait dans son témoignage était une joie
+d'enfant d'avoir eu une affaire profitable à sa jeune carrière et de
+s'en être tiré.
+
+- Vous êtes content d'avoir échappé et d'avoir noblement fait votre
+devoir, lui dit le président.
+
+Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il répondit:
+
+- Je suis content de ne pas être mort.
+
+Cette réflexion déclancha l'hilarité de l'auditoire et permit à
+l'huissier de placer le seul mot qui lui fût toléré:
+
+- Silence, messieurs.
+
+Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi
+éloigné que possible de toute cette scène dans laquelle il se sentait
+compter pour si peu, considérait attentivement celui qu'on appelait:
+"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'était bien lui,
+l'agent, qui était le plus sympathique; il avait été courageux et était
+sincère maintenant. Leur petit différend sur l'entrée au marché était
+déjà bien loin, et avait consisté en bien peu de choses en somme. Que
+de fois aux courses ou devant les théâtres, les représentants de
+l'autorité avaient été tout aussi injustes, mais infiniment plus
+brutaux et méchants; on filait rapidement en "obtempérant", on
+recommençait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marché, il
+avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui,
+gueux, vêtu comme un gueux, avait en réalité un métier; est-ce que
+l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le
+devait, dans cette grande ville, où la libre circulation des gens posés
+et dont on n'avait rien à craindre, exige que les vagabonds glissent et
+passent vite sans s'arrêter, sans causer d'encombrement. Plutarque
+pensait qu'il aurait pu lui-même se laisser tranquillement amener au
+poste et chercher à expliquer; en admettant même que le commissaire
+n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait été quitte pour deux
+jours d'internement administratif, après quoi, il serait retourné à
+Auteuil dans son hôtel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marché
+et même, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son
+patron qui aurait parlé à l'agent... Oui, mais allez donc penser à
+tout ça, quand on vous emmène au poste, comme un voleur, devant tout le
+monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idée vous a
+pris de filer, de courir de toutes vos forces pour échapper. Du reste,
+à quoi bon épiloguer aujourd'hui; l'agent était vivant et avait reçu de
+l'avancement, lui était pris, convaincu d'avoir donné "à un agent de la
+force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et
+blessures n'ayant pas entraîné la mort, mais avec intention de la
+donner". Le fait était patent, établi; pourquoi de si longues
+explications? Le marchand de vins, son patron, était venu déposer,
+seul témoin à décharge; il avait juré solennellement sur son honneur
+que Plutarque était un garçon sérieux, rangé et travailleur, qu'il
+était doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un
+mystère impossible à comprendre. Ce témoignage avait même
+impressionné, jusqu'à un certain point, les jurés, quand, très
+négligemment, l'avocat général demanda au témoin:
+
+- Vous avez été condamné l'an dernier pour contravention à la loi sur
+les fraudes...
+
+L'homme eut beau répondre: "C'étaient des bouteilles que j'achetais
+cachetées". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait
+en tapotant l'air de sa droite:
+
+- C'est bien, c'est bien.
+
+Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, dès lors, il trouva cette
+cérémonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc était dur
+et son derrière était talé. Il se rappelait la caserne où il avait été
+puni pour un jour assez sévèrement: le Lieutenant-Colonel, homme
+élégant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait
+simplement dit: "Vous avez fait ça, vous aurez quinze jours de prison".
+ Le tout n'avait pas duré cinq minutes. C'était mieux ainsi. Quand
+les plus forts sont décidés, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat
+général était particulièrement savoureux, n'en manquant pas une: "La
+parfaite éducation", le malheureux père, "fonctionnaire distingué",
+jusqu'à une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinée à
+montrer sa haute culture; et, dans son désir fielleux d'obtenir le
+maximum, il allait jusqu'à parler avec attendrissement des pauvres
+criminels ordinaires, n'ayant pas été élevés de semblable façon, et
+qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable
+acharnement. Le jeune avocat fut très brillant, en plaidant la
+sévérité excessive et stupide du "distingué fonctionnaire", mais son
+discours portait à faux, parce que la plupart des jurés, étant pères de
+famille, n'appréciaient pas, cette mise en cause de la paternelle
+autorité, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur
+la mère que "la mort avait empêchée de veiller au droit de l'enfant",
+fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journée:
+l'évocation avait été inattendue et avait produit en lui un
+étourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout
+enfant et à peine connue, elle devait être décidément sa dernière
+tendresse. Deux larmes brûlèrent au coin de ses yeux qui n'étaient
+point habitués à s'émouvoir, ce fut un instant seulement et personne
+n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient
+tourné ainsi...
+
+La délibération fut courte.
+
+- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier juré, la main
+sur le côté...
+
+Le garde fit sortir Plutarque pour le prononcé de la sentence, puis le
+fit rentrer de nouveau.
+
+- ... 10 ans de travaux forcés...
+
+- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.
+
+Dans le couloir, où il dut attendre, au sortir de la salle, toute une
+série de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la
+fenêtre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, à travers ce
+voile léger de buée qu'il avait remarqué si souvent. Les gens,
+affairés ou flânants, circulaient entre les autobus et les voitures
+comme à l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un
+qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne
+revoir jamais.
+
+Pendant qu'il attendait, le président et l'avocat général, dépouillés
+de leurs robes, passèrent près de lui; un bout de leur conversation lui
+vint:
+
+- Ma fille, fit l'un, a accouché ce matin d'un gros garçon..."
+
+... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.
+
+
+
+
+
+La carrière D'Arsay-Lancourt.
+
+
+_Après le dîner, un soir d'août, dans le salon de lecture du Jockey de
+Rio, nous étions assis devant une fenêtre qui donne sur la baie; il
+faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit était lumineuse et
+lourde, une de ces nuits de l'Amérique du Sud, pendant lesquelles on
+n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami
+Turner, récemment débarqué de France, m'avait accompagné au Club.
+Autour de nous s'étaient groupés quelques Français de la colonie,
+désoeuvrés comme tout le monde à cette heure. On s'ennuyait un peu.
+
+Turner vint à notre secours, en nous racontant, de très bonne grâce,
+une histoire étrange. Il nous la donnait pour véridique. J'ai un peu
+de peine pourtant à la croire. Bien que j'aie quitté la France depuis
+cinq ans maintenant, il ne me paraît pas possible que par des lettres
+ou par des journaux, aucun écho de cette aventure et surtout de sa fin
+tragique, ne m'en soit jamais arrivé; de plus, mon ami Turner, tout
+ingénieur des Ponts qu'il soit, a écrit, au sortir de l'Ecole
+polytechnique, une série de nouvelles abracadabrantes: je me demande si
+celle-là n'est pas simplement le produit de sa féconde imagination.
+
+Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._
+
+
+- Je crois, commença-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses
+pour modifier profondément une carrière politique, même et surtout
+celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu
+dans ma vie un exemple frappant: la carrière d'un ancien camarade de
+lycée, Arsay-Lancourt.
+
+Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fût le plus intelligent,
+ni le plus travailleur; il n'était pas le premier non plus, mais il
+avait quelque chose de plus précieux que l'intelligence ou la méthode;
+c'était une sorte d'équilibre général, aussi bien de ses forces
+physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en
+lui-même, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue
+chez d'autres. Il était de nous tous celui qui, ne sachant pas une
+leçon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur
+parti de son incompétence. Avec une maestria incomparable, il savait
+sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, dévier la
+question pour se rabattre, avec élégance, sur les terrains connus.
+Ajouté à ces avantages, son physique était agréable, il se présentait
+bien. Il était "l'élève à effets" par excellence et, bien qu'il ne fût
+pas le meilleur d'entre nous, c'était lui que nos différents maîtres
+interrogeaient quand les inspecteurs académiques entraient dans les
+classes.
+
+Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.
+
+Comme il arrive, au sortir du lycée, je le perdis de vue et n'aurais
+plus su ce qu'il devenait, quand un matin, à l'usine, on me fit passer
+sa carte; il demandait à me voir. Tout de suite, je le fis entrer et
+tout de suite aussi, je le reconnus. C'était maintenant un bel homme,
+les traits de son visage étaient réguliers; il avait de grands yeux
+gris, une moustache blonde un peu retroussée sur un sourire fait à la
+fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il était grand et bien
+découplé, et tous ses gestes dénotaient une force qu'il lui plaisait de
+rendre inutile. Son élégance était sobre et non pas ridicule; sa voix
+avait un ton prenant, autoritaire et chaud.
+
+- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui
+dis-je en le voyant.
+
+Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il
+entendait se présenter aux élections législatives dans le quartier.
+
+- Comme tu as raison, ne pus-je m'empêcher de remarquer.
+
+Il fit quelques réserves sur des points auxquels je n'aurais jamais
+pensé...
+
+- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un
+programme...
+
+Il allait me dire son programme, mais je l'arrêtai; c'était inutile car
+je ne comprends rien à la politique et je pensais que ce brave garçon
+aurait sans doute bien des occasions pour placer à d'autres son petit
+discours.
+
+Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en
+quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans détours. Il s'agissait de
+parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maîtres.
+
+- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqué que je
+ne m'entendais pas à ces sortes de propagandes.
+
+Il ne tenta pas de revenir à l'assaut et de me placer un court résumé
+de ses projets que j'aurais dû moi-même développer à mes hommes.
+
+- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te
+feraient plaisir en votant pour moi.
+
+J'étais gagné moi aussi par cette argumentation si franche et si bien
+adaptée à moi; je lui répondis:
+
+- C'est entendu, je te le promets.
+
+Il me tendit la main avec une affection si spontanée que je
+l'interrogeai:
+
+- Tu as vraiment envie d'être député? Cela t'amuserait?
+
+- Pas autrement, répondit-il, mais que veux-tu que je fasse?
+
+Décidément ce garçon, toute ma vie, devait me désarmer. Quand il
+sortit de chez moi, j'étais décidé à l'aider et les quelques jours qui
+suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui à quelques
+collègues, à quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non
+pas certainement comme Arsay leur aurait parlé, oh non, je leur disais
+tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi:
+
+- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ça peut vous faire, vous, ça ne
+vous changera pas et lui sera ravi.
+
+Comme ils savaient tous que j'étais sincère en leur tenant ce langage,
+dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que
+les travailleurs de la métallurgie sont les plus intelligents du monde
+et partant les meilleurs garçons de la création; vous comprenez, ils
+sont habitués à ajuster les pièces de métaux, c'est un travail qui se
+fait au dixième de millimètre, il faut y aller prudemment. Allez donc
+monter des boniments à des gaillards de leur espèce!
+
+Dans l'ensemble, les affaires électorales d'Arsay marchaient bien. Il
+avait tenu plusieurs réunions dans le quartier, qui, à part une
+opposition normale, avaient bien réussi. D'ailleurs toutes ses
+affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jeté son dévolu
+sur la représentation de la circonscription, mais il l'avait jeté aussi
+sur la fille de notre administrateur-délégué, une ravissante petite
+créature brune qui montait à cheval, menait des autos et devait avoir
+une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale
+réussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, député,
+ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait
+sûrement au conseil d'administration de notre société. Je ne pouvais
+m'empêcher de penser à ceux de nos condisciples communs qui devinrent
+vraiment des hommes supérieurs, particulièrement à l'un d'eux sorti
+major de notre promotion à l'X, une si belle intelligence, un si grand
+coeur et une folle gaieté: il était en train, à cette heure, de
+respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingénieur à cinquante louis
+par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay...
+Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour
+nous faire apprendre les mathématiques; la culture physique, la
+politique, la danse et le maintien, voilà ce qui aurait dû nous être
+enseigné.
+
+Mais un petit événement troubla profondément la carrière
+d'Arsay-Lancourt.
+
+Un matin, vers onze heures, à l'heure du déjeuner, toutes les équipes
+sortaient des usines et dévalaient dans le faubourg. C'est l'heure de
+la joie dans le monde du travail: au commencement de la journée, les
+ouvriers ont vécu trop loin les uns des autres, ils sont trop près des
+soucis réels de la maison, le soir, ils sont fatigués et se dispersent
+vite pour rentrer chez eux: au déjeuner, au contraire, ils ont déjà
+abattu la moitié de la tâche, c'est comme une récréation qu'ils
+prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et
+si quelques-unes ne sont pas du meilleur goût, c'est entendu, ce sont
+du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-là, dans tout
+Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un
+grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire à
+la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers
+étaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en
+farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes.
+Détail aggravant: le soleil lui-même se mettait de la partie dardant
+ses clairs rayons d'avril sur cette gaieté folle et la multipliant.
+
+La cause de toute cette joie tenait à bien peu de chose. Un peu avant
+onze heures, au coin du boulevard de la Révolte et de la rue Victor
+Hugo, on avait trouvé, derrière un tas de planches, bâillonné, assis
+par terre le dos collé au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur
+député avait les mains attachées, il était vêtu d'un habit de soirée
+maculé de boue. Certainement, il était victime d'un attentat, mais on
+ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'était pas évanoui et
+pourtant, à aucun prix, il ne voulait après qu'on l'eut délié, qu'on
+l'aidât à se relever ou qu'on le changeât de place. Un de mes
+ingénieurs assistait à la scène.
+
+- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?
+
+Arsay répondait:
+
+- Rien, rien, c'est un petit incident qui se réglera plus tard.
+
+- Il faut vous sortir de là, insistait-on.
+
+- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre
+service; je vous remercie, ne vous inquiétez pas, je suis bien.
+
+Mais comme à ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient
+de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant
+un passage à travers le rassemblement; arrivés à lui, ils se penchèrent
+charitablement et posèrent encore quelques questions ainsi qu'il est
+prévu au réglement.
+
+- Laissez-moi, répétait Arsay, avec hauteur; faites seulement
+circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.
+
+L'un des représentants de la force essaya bien de se rendre à ce désir
+de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour être élu. Il tenta de
+disperser la foule, mais il y avait bien près de cinq cents personnes
+et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collègue,
+insista encore auprès d'Arsay en finissant par élever la voix. Mon
+ingénieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine à
+croire --, que Arsay retrouva devant ces dernières sommations, son
+ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes
+qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularité
+était grande à ce moment précis, malheureusement on ne fait pas voter à
+l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents
+diagnostiquèrent "la loufoquerie" et, résolus à emmener Arsay de force,
+ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se débattit. Un curieux
+prêta main forte, tint les pieds. Une fois levé, Arsay refusa de faire
+un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et
+demanda à parler à la foule qui fit silence pour l'écouter.
+
+- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis
+victime pour la deuxième fois d'un indigne abus de la force; ce matin,
+c'était évidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose à ce
+que vous choisissiez librement votre représentant...
+
+Cette partie du discours fit encore excellente impression.
+
+... Maintenant, continua Arsay, la force policière...
+
+Les agents ne le laissèrent pas dire un mot de plus: l'article de leur
+règlement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police étant
+l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un même mouvement, ils
+posèrent chacun d'un côté leurs bras puissants sur les épaules de celui
+qui était devenu soudain dans leur esprit un délinquant et d'une même
+poussée le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux
+hommes vêtus de façon identique, dans la même posture, ayant la même
+volonté, et jusqu'à la même expression donnaient l'impression, comme
+dans un ballet bien réglé, d'être un seul motif vivant d'ornementation.
+
+Alors aux yeux de cette foule très apitoyée apparut une singulière
+vision et d'un seul coup tout le mystère fur révélé, Les basques, le
+pantalon, le caleçon et la chemise d'Arsay avaient été soigneusement
+découpés en un rond régulier qui mettait à nu l'anatomie du pauvre
+candidat depuis le creux des reins jusqu'à une main environ au-dessus
+de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire énorme,
+formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arrêter
+jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans
+cet instant au moins, perdre ce bel équilibre dont il avait le secret.
+Des témoins m'ont raconté par la suite que la boue du trottoir, sur
+lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un
+peu rose des marques bien nettes. C'était un peu comique, assurément.
+
+Derrière le groupe formé par Arsay et les deux agents qui filait
+maintenant à toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en
+courant. C'était un cortège en délire, impressionnant par le nombre et
+dont la tête était un derrière, un malheureux derrière qui n'en pouvait
+mais.
+
+Les hommes étaient réunis en une même pensée, ils étaient nombreux, il
+fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour
+répondre à ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa
+rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix
+monta claire et grêle dans le matin radieux:
+
+ _Arsay j'ai vu
+ Arsay j'ai vu
+ Ton dos (1)
+ Arsay ton dos
+ Arsay ton dos
+ Je l'ai vu._
+
+ (1) Pour être très exact, je dois dire que le narrateur ne se
+servit pas précisément de ce dernier mot; c'est par pudeur pour
+nos lecteurs que je fais cette légère altération historique. Les
+initiés n'auront pas de peine à rétablir le texte dans sa
+pureté première.
+
+Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain
+qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadencés. Des
+automobiles et deux tramways arrêtés battaient la mesure avec leurs
+trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient.
+Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au
+contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siège, les
+gens aux fenêtres, les deux agents en tête, tous s'esclaffaient, et
+même la face d'Arsay, où l'on voyait des larmes briller, se tordait en
+un rictus étrange.
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Le chemin était long. Dans une auto découverte qui fut obligée de
+s'arrêter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son
+fiancé. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa
+place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le
+soir, devaient pouffer à l'unisson.
+
+La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arrivèrent au
+terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement éprouver une
+amère joie à voir de loin paraître la porte de cette singulière
+boutique aux vitres grillagées, à l'enseigne salie que personne ne se
+préoccupait de rendre engageante et où s'inscrivaient en lettres bleues:
+
+ POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.
+
+La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant
+voir à la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derrière
+lequel il allait se passer quelque chose.
+
+La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le
+temps entonnait par moments son hymne:
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Et la chanson cruelle devait arriver à peine assourdie jusqu'au
+malheureux, assis sur un bât-flanc, au milieu des agents qui riaient
+encore de leur gorge bruyante. Peut-être comprit-il qu'il était arrivé
+au bout de son rêve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annonçait si bien.
+
+Les sirènes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin
+à ce supplice. Bientôt il n'y eut plus dans la rue que la voix de
+quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans
+l'après-midi, un fiacre fermé venait chercher Arsay devant le poste et
+le ramener vers sa demeure.
+
+L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, était
+bien, comme l'avait pensé Arsay, son contre-candidat, un certain
+Maupied qui fut élu et qui devint ministre. Celui-ci effrayé des
+premiers succès de mon ancien camarade, avait imaginé le petit
+attentat: quatre hommes étaient venus cueillir Arsay comme il sortait
+d'une soirée et l'avaient déposé, les yeux bandés et le fond de culotte
+découpé, près de l'endroit où il fut trouvé.
+
+L'affaire avait été bien montée. Personne n'avait rien vu.
+
+La manoeuvre réussit pleinement; huit jours après, Arsay était battu à
+plate couture: 24 voix contre 2724 à son concurrent le moins avantagé.
+Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le
+refrain de la journée fatale. On ne devait plus l'entendre de
+longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots restèrent.
+L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait
+d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques
+salons collet-monté où l'on disait toujours: _Arsay ton chose_,
+appellation qui n'était guère moins désobligeante, au demeurant.
+
+ (2) Même remarque que précédemment.
+
+C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus
+tard, je rencontrai le paurvre garçon, un soir, sur le perron de la
+gare d'Orléans. Il avait changé maintenant, ses habits me paraissaient
+moins soignés et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette
+assurance que si souvent je lui avais enviées. Nous allions dans la
+même direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en
+abordant un sujet quelconque, tâchai de lui faire parler de lui-même.
+Il y vint rapidement:
+
+- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il,
+résigné, il n'y a rien à faire, c'est comme ça.
+
+- Comment, dis-je, rien à faire; ce qui t'est arrivé est une blague,
+une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te
+laisses abattre...
+
+- Cette histoire, dit-il, a flanqué ma vie par terre, tout simplement.
+Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idées
+commune à tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-même, quand tu m'as
+rencontré ce soir, est-ce à nos années de collège passées ensemble que
+tu as pensé? Jamais de la vie, tu as pensé à mon affaire. Pour toi
+(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne
+t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_.
+
+Comme je me récriais, étouffant en moi-même une invincible envie de
+rire, il continua:
+
+- C'est naturel, et si cette histoire était arrivée à toi au lieu de
+moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme
+toi: on n'est maître ni de sa pensée, ni de son rire. Seulement si tu
+avais été dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment été
+qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour
+tes produits.
+
+- Merci, fis-je.
+
+- Ah, répondit-il exalté, pour sûr tu peux dire merci, parce que ton
+bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour
+moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais être que député et
+c'est vrai.
+
+Quand j'ai été blackboulé, quand j'ai vu se rompre mes espérances
+matrimoniales, j'ai essayé de me ressaisir, de me reprendre.
+
+J'ai travaillé, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant,
+je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes étouffant des rires
+de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les
+côtés sur leurs chaises pour me regarder, comme une bête à voir;
+ceux-là ne savaient pas, on les avait renseignés. Je suis entré dans
+un journal; à la rédaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je
+persistais, j'écrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le
+début, je ne signais pas comme les commençants; seulement les articles
+qu'on ne signe pas, ne profitent qu'à la direction, tu t'en rends
+compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout
+de ma copie. L'effet fut radical: le rédacteur en chef vint lui-même
+dans ma salle pour me demander "si je n'étais pas fou". Je changeais
+de maison, je recommençais avec patience, avec courage et quand vint
+l'heure de la signature, c'était je m'en souviens, un article sur le
+commerce extérieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_;
+cela dura quelques jours; puis un confrère obligeant de mon ancienne
+rédaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit écho; je le
+sais par coeur.
+
+"Notre excellent confrère qui signe modestement Lancret des articles si
+remarqués ne fut pas toujours -- c'était contre son gré, il est vrai --
+aussi modeste". C'était signé: _Tournedos_.
+
+Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent
+inaperçues, toi? Eh bien, deux jours après, toute la ville m'appelait
+Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage
+augmenter à cause de moi, et pour cette raison me fichait
+ostensiblement à la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon
+vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai
+reçu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de
+jouer du hautbois sur la scène? Si je te disais encore, qu'il y a deux
+mois, c'est-à-dire trois ans et demi après l'incident, une vieille dame
+du Texas, que je ne connaissais pas, est montée chez moi, dans mon
+appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais
+je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est
+naturel...
+
+Et il sanglota.
+
+Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique désagréable que
+j'éprouvais en écoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la
+racontait, j'avais à la fois des envies de rire et je sentais toute
+l'inconvenance qu'il y avait à rire, je comprenais qu'Arsay s'en
+rendait compte et que c'était toujours ainsi quand il parlait de lui.
+J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur
+particulière. Je pensais au Palais Royal où, pour un louis, les gens
+ont le droit de rire et où ils en usent si peu.
+
+- Pauvre ami, fis-je la gorge serrée.
+
+J'essayais de détourner la conversation, c'était difficile, il y
+revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon
+voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la
+main, en lui distant:
+
+- Bonne chance.
+
+Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent
+frappés à mort.
+
+Quelques années passèrent encore, quand j'appris, un beau jour,
+qu'Arsay était entré au Parlement. Je m'en réjouis pour lui, je le
+croyais définitivement sorti d'affaires. Il représentait à la Chambre
+la Guadeloupe. Comment s'était fait son élection? Très simplement.
+Maupied, son contre-candidat de Levallois, était devenu Ministre des
+Colonies. Quelqu'un lui avait raconté les suites tragiques de l'acte
+auquel il devait la première et partant la plus difficile de ses
+victoires politiques; il avait dû éprouver quelques remords de sa
+mauvaise plaisanterie: l'homme n'étant jamais méchant que lorsqu'il a
+faim. Alors le secrétaire d'Etat avait "conseillé" à ses services de
+la Guadeloupe, l'élection d'Arsay. On est fixé sur la valeur de ces
+conseils: Arsay fut élu contre deux candidats nègres à une massive
+majorité. Son élection prit la valeur d'un symbole car elle démontrait
+clairement la supériorité de la race blanche, à la lumière du jeu de
+nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du
+Cabinet, Arsay fut validé sans débats, fait qui aurait prouvé, s'il en
+était besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos
+représentants élus, est peu fondé.
+
+Bref, maintenant Arsay était député pour de bon. Peu importe de savoir
+qui il représentait. En vertu de l'égalité souveraine, il était élu du
+peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne
+s'opposait à ce que sa carrière ne devint tout aussi brillante et tout
+aussi féconde que si huit ans avant, il avait été élu, dans une Chambre
+précédente, député de Levallois.
+
+Ah, pensais-je, voilà enfin ce pauvre garçon reparti sur sa voie. Je
+le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement,
+arrivant à se faufiler à travers les groupes et les ronds avec ce don
+spécial qu'il avait de nature; et se spécialisant petit à petit, dans
+quelques questions non contestées; ainsi il devait fatalement parvenir
+à dissocier par une autre association d'idées, son nom du souvenir de
+son ancienne célébrité.
+
+Pendant un certain temps, les choses allèrent bien ainsi que je les
+avais supposées. Comme il convient à un nouveau parlementaire. Arsay
+ne prenait pas la parole aux séances, se contentant de temps en temps
+de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui
+était loisible ensuite de développer à son aise en corrigeant les
+épreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien à redire et comme je
+l'avais pensé, les indigènes de la Guadeloupe -- qui ne lisent
+d'ailleurs pas l'Officiel -- étaient très satisfaits. Arsay s'était
+fait inscrire à plusieurs commissions dont personne ne voulait, à celle
+de la prophylaxie contre la rage, à celle de l'étude du régime des
+pluies, notamment, pour lesquelles son égale incompétence le désignait
+particulièrement. Bref, si Arsay n'avait été imprudent et s'il n'avait
+pas voulu aborder la tribune avant que son inocuité ne fut dûment
+établie, il aurait fait une très honorable carrière.
+
+Quelle idée saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'était dans
+une discussion d'intérêt général intéressant tout spécialement sa
+circonscription. La Chambre devait statuer sur le règlement des
+compagnies maritimes. Arsay s'était fait inscrire; il avait mûrement
+travaillé son discours et entendait démontrer à la Chambre la nécessité
+vitale pour la Métropole, d'avoir des lignes de navigation régulières
+pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette
+question bien simple aurait dû se discuter dans un calme académique.
+Singulière erreur! La Législation réglementant des compagnies
+quelconques, et des compagnies de navigation particulièrement, ne va
+jamais sans débats passionnés; en effet, il y a toujours dans les
+Assemblées les représentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne
+veulent pas voir s'imposer une obligation supplémentaire qui pourrait
+dasn l'espèce, les forcer à desservir des ports immédiatements peu
+rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la
+socialisation de tous les services susceptibles d'être rendus par les
+compagnies; ceux-là ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un
+monopole même si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des
+pertes, en telle sorte que socialistes et représentants des compagnies
+sont toujours d'accord en pareille matière contre le reste de la
+représentation nationale qui pourrait être tenté de penser aux intérêts
+de la Nation.
+
+Ah! ce fut une séance mémorable. Après l'audition de divers orateurs,
+vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager à fond,
+Arsay monta à la tribune un gros dossier sous le bras. Il était très
+calme en apparence, peut-être au fond de lui-même, était-il ému d'abord
+parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et
+ensuite à cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses
+auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se
+demander, en proie à un noir pressentiment, si quelque suppôt des
+compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son exposé par
+un fâcheux rappel.
+
+Une jeune femme amie assistait à la séance et me l'a racontée. Arsay
+commença d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette
+belle voix que nous lui avions connue au collège, quand de son brio, il
+éblouissait nos maîtres. L'assemblée qui savait avoir affaire à un
+novice convaincu, ignorant les tours de bâton et pouvant introduire un
+peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, écoutait avec attention.
+L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu à
+peu la griffe de l'émotion qui le serrait au cou se relâchait: la voix
+devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif.
+Quelques applaudissements partirent même du centre gauche. Après
+l'exposé, Arsay entra alors carrément dans le vif de la discussion et
+posa le problème sans ambages, dans son vrai jour. Immédiatement
+l'opposition droite et gauche réunie donna, mais c'étaient des
+interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et
+assez imprécis pour ne pas appeler de répliques. Arsay trouva, dans
+ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'était-ce pas ainsi
+qu'étaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il
+continua à dévider son argumentation qui était forte, plusieurs en ont
+témoigné. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un véritable succès: il
+s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment
+l'intérêt des compagnies même se conciliait avec le règleent qu'il lui
+semblait devoir être imposé; il disait que le pavillon créait le
+débouché, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement
+à partie.
+
+- C'est en raison de ces bénéfices futurs, disait l'interrupteur, qui
+sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la nécessité de
+faire un cadeau à des compagnies privées. Nous avons trop vu ces
+agissements jusqu'ici.
+
+Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour répliquer à cette
+interruption, posa lui-même une interrogation.
+
+- Qu'avez-vous vu?
+
+Des bancs de la droite modérée, une voix rogue partit, qui répondit:
+
+- Ton dos. (3)
+
+Oh, légèreté des corps législatifs! La Chambre se vengeait-elle de
+l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposée? On
+ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un
+éclat de rire général et fou qui prit non seulement les opposants, mais
+les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'à l'élégant président; ce
+dernier, par principe, faisait semblant de se fâcher, mais sa sonnette
+méchante, mollement agitée, vibrait de petites notes comiques et
+complices, faisant penser à une vieille fille qui se retient devant une
+inconvenance. Toute la salle trépignait et le rire durait, repartant
+par saccade devant la mimique variée d'Arsay. Tantôt il montrait le
+poing aux travées d'extrême gauche, en vociférant comme M. Jaurès, des
+mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantôt il
+restait calme, adossé au bureau du président dans cette pose qui était
+familière à M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement
+Arsay passait brusquement de l'une à l'autre de ces attitudes, comme
+s'il n'eut pas eu le contrôle de ses actes, et ces transitions
+amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence dû à des rates
+trop dilatées, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le
+président se penchant au-dessus de son pupitre disait:
+
+- Parlez, mais parlez donc.
+
+ (3) Toujours même remarque que précédemment.
+
+Arsay ne parlait pas, mais restait à la tribune tout de même. Ce ne
+fut qu'à une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serrée
+ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des
+syllabes huilées:
+
+- Ah gueu... que... sue...
+
+Le fou rire recommença.
+
+Alors on vit Arsay en proie à une fureur singulière, déchirer et jeter
+en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la
+direction du président du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine
+de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop légers pour
+l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tête des sténographes.
+ Arsay déchirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne
+s'arrêtait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle,
+mais soudain, il se reprit et se mit à rire lui aussi, d'un rire
+étrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblée
+croyant qu'il allait sortir un document à scandale, fit silence: alors
+avec une dextérité de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se
+déculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que
+les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux
+représentants librement élus de la France, au gouvernement responsable
+et compétent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du
+monde, à ces braves généraux que l'ingénieuse abomination de nos
+adversaires surprit mais n'ébranla pas, à cette grande presse intègre
+qui fait l'honneur de notre pays, à cette élite du public international
+si parisien et de toutes les élégances, Arsay montra ce qu'on l'avait
+jadis forcé à faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baissé
+la tête, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit
+plus que ce qu'il voulait. C'était sur le plateau en son milieu, comme
+un disque rouge qui faisait penser au crépuscule d'un petit soir ou
+encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime
+expiant les péchés que le Parlement n'avait jamais commis.
+
+La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq
+Cents. Je sais bien que sur son grand côté qui fait face à la salle,
+un bas-relief en marbre blanc, représente deux femmes dont l'une écrit
+et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allégorie
+symbolique est là certainement pour rappeler aux députés qui seraient
+tentés d'écouter la fragilité de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou
+sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que
+malheureusement, les députés qui sont à la tribune, ne voyant pas
+l'allégorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de même,
+que de grandes paroles, que de discours féconds sont tombés du haut de
+ces marches. Quand on pense que de cette relique vénérable, à juste
+titre considérée comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout
+cet appareil de justice et de droit, ces grandes réformes
+bienfaisantes, ces conceptions géantes de notre politique étrangère,
+ces plans sublimes et désintéressés de notre action coloniale, ce petit
+arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en
+un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste
+scandalisé, à se dire qu'un instant, même un seul instant, la partie la
+plus vile d'un individu la dominât.
+
+Arsay était devenu complètement fou.
+
+On l'a enfermé à Bicêtre où le caleçon de force lui fut passé, parce
+que dans sa démence, le pauvre homme prend tout le monde pour des
+parlementaires et veut à chaque instant recommencer.
+
+Quand le médecin-chef fait visiter à un personnage de marque, son
+établissement, il ne manque jamais de s'arrêter devant le pauvre malade
+et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:
+
+- C'est un ancien député.
+
+_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_
+
+- Dire tout de même que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay
+aurait pu être ministre et même Président du Conseil.
+
+
+
+
+
+La Saisie.
+
+
+
+
+Nous avons été étudiants ensemble. Après quinze ans ou plus, nous nous
+étions rencontrés, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de
+Lyon, attendant le même train et essayant de déchiffrer, sur une
+ardoise plaquée au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante
+consentait à nous prévenir:
+
+
+RETARDS ANNONCÉS
+TRAIN VENANT DE MARSEILLE
+3.h.22
+
+
+- C'est gai, dis-je.
+
+- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!
+
+Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec
+un de ces émotions particulières qui sont l'apanage des gens ayant eu
+des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer à
+notre égoïsme, des inquiétudes, au moins légères. Je les ressentais,
+en vérité: je me disais en moi-même: "Il aura 3 h.22 pour me raconter
+ses déconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a
+cessé de nous envier, cependant qu'à haute voix je remarquais:
+
+- Le hasard fait bien les choses.
+
+- Quelquefois, répondit-il, assez tristement.
+
+Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait
+paru fameusement changé; je me rappelais sa folle gaieté d'autrefois,
+son imagination ardente, jamais à court d'une farce inédite. C'était
+un sujet brillant que ses camarades d'école croyaient appelé au plus
+haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut
+à peu près de mon âge: les environs de quarante. Son visage avait un
+certain air résigné qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait
+dit matériellement assez à son aise; il avait des vêtements
+quelconques, des gants et une pelisse qui sans être opulente, était
+parfaitement honorable. Le cadre était navrant: dix heures du soir,
+une de ces nuits froides, mouillées et tristes, dont les gares ont le
+secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumière crue
+tombait des globes électriques qui se balançaient doucement en l'air;
+on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en
+attendant avaient des figures longues et ennuyées.
+
+Je proposai:
+
+- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au café.
+
+Il accepta.
+
+De l'autre côté de la rue, dans la brasserie, l'atmosphère était plus
+sympathique. Il faisait chaud. Une buée enveloppait les consommateurs
+autour des tables. A part quelques isolés, devant un bock -- qu'ils
+durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes à boire --, dans
+l'ensemble, c'était un public de petits employés et de petits
+fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les
+plaisanteries et les chiffres classiques à ces jeux, faisaient comme un
+accompagnement en sourdine au solo des garçons qui clamaient les
+commandes:
+
+- Deux menthes à l'eau... un café nature... quatre turins grenadine.
+
+Nous étions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin
+tranquille. A côté de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne
+savais pas trop quoi dire à cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en
+sortir j'évoquais le passé:
+
+- Tu te rappelles le Vachette, le Panthéon... Comme c'est loin!
+
+- Loin de toi, peut-être, dit-il; certains jours, il me semble que
+c'est hier.
+
+Je ne comprenais pas bien pourquoi ces détails étaient plus près de lui
+que de moi; pourtant quelque chose m'empêchait de demander des
+explications. Je sautais à une autre idée.
+
+- Qu'est-ce que tu fais?
+
+- Je suis médecin, répondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculté,
+ce n'est pas comme vous après l'Ecole de Droit, qui devenez juges,
+financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me
+suis installé dans le troisième, rue Béranger. Ça ne te dit rien,
+n'est-ce pas.
+
+- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.
+
+- C'est près de la place de la République, reprit-il, derrière le
+Théâtre Déjazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une
+clientèle un peu spéciale, différente de celle qui habite au Bois de
+Boulogne; celle-là est réservée aux patrons. Je me suis fait à la
+mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.
+
+-Mais je croyais, dis-je, qu'après ton internat, tu préparais justement
+les hôpitaux.
+
+- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le
+temps et les moyens de se préparer et d'attendre... Je me suis marié
+très jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'étais marié?
+
+Je fis signe que non.
+
+- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au
+train. Elle me ramène mon fils qui était à Dijon, auprès de mon
+beau-père. Je leur ai acheté une petite bicoque, par là-bas, c'est
+leur pays.
+
+Il parlait sur un ton posé et calme, cependant on aurait dit qu'il
+avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empêchait encore
+d'intervenir.
+
+Il reprit:
+
+- J'ai épousé Loute.
+
+Ce prénom ne me disait plus rien, mais après quelques précisions je
+revis bientôt la figure brune et la tournure gracile d'une de nos
+camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois
+bien; et nous étions même un certain nombre qui l'avions connue tout à
+fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guère
+qu'aux bords de nos tables et qu'elle était petite, vive, gamine et
+douce toujours. Ah certainement! il me semblait même que j'entendais
+encore le pépiement de son rire. Elle avait l'air d'être si ingénument
+ce qu'elle était. Si elle était arrivée à se faire épouser, celle-là,
+il fallait tirer l'échelle!
+
+J'étais décidé à ne rien laisser voir de ma surprise; tout de même
+quelque chose dût le frapper en mon expression même. Il enleva son
+lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.
+
+- C'était une bien bonne fille, dis-je peut-être un peu trop simplement.
+
+- Oui, mais tu penses que c'était tout de même une fille, répliqua-t-il.
+
+- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as épousée, tu sais
+donc mieux que personne ce qu'elle vaut.
+
+Cette considération ne le consolait pas. Un petit silence pénible se
+fit. Pour dire quelque chose, je remarque:
+
+- Elle était bien jolie!
+
+Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se lèvres tristes
+un pauvre sourire, il me dit:
+
+- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne épouse et une bonne mère,
+je te l'assure.
+
+- Et bien alors, fis-je.
+
+- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce
+temps-là que je rencontre; je ne les ai plus recherchés, tu comprends.
+Ce fut un tel changement. Les commencements ont été difficiles. Ma
+famille s'est éloignée de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu
+d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans
+notre métier... les courses à pied dans la pluie, les étages, les
+veillées, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que
+de donner des leçons. Les professeurs ont, du moins, des engagements
+réguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous
+allons, en passant, obligés de représenter, bien que nous soyons
+misérables nous-mêmes, et toujours auprès d'autres misères. Quand on a
+une femme à la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous répète
+sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils
+étaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maîtres
+surtout... Heureusement, petit à petit, les choses s'arrangent,
+matériellement du moins: c'est une consolation énorme, surtout qu'on se
+souvient des débuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espèce de
+décalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu
+m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marié?
+
+Je fis signe que oui.
+
+Il hocha la tête comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:
+
+- Tu n'as pas idée comment s'est fait mon mariage. Une de ces
+histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras à
+combien peu tiennent nos destinées.
+
+J'étais venu à Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une
+place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande
+carrière médicale, c'est une étape nécessaire. J'avais quitté les
+miens en pleines vacances de Noël. Toute la journée, je m'étais fait
+ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils étaient
+alors mes amis. Mes exposés n'avaient pas été trop mauvais. Dans
+l'ensemble, j'étais assez satisfait. Après les efforts de la journée,
+je me sentais un besoin terrible de me détendre. Note que j'étais en
+possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les étrennes que
+j'avais reçues. Ces circonstances réunies m'incitaient à faire la
+fête. Comme il n'y avait pas, à cette époque de l'année, le moindre
+camarade au quartier, je résolus de me chercher une compagne.
+
+Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panthéon et j'aperçus
+Loute. Elle était seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa
+serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchée sur un
+tabouret, la tête appuyée sur son bras, suçait mélancoliquement la
+paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes
+intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous
+fûmes dîner dans un restaurant voisin et je fis déboucher quelques
+bouteilles de vins choisis. J'étais très en forme et elle aussi. Du
+moins, je l'ai cru, ce jour-là: depuis, -- parce que j'ai souvent
+ruminé cette scène -- il m'a bien semblé que Loute n'était pas tout à
+fait comme à son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais
+était-ce force de caractère ou insouciance ou bien habitude de sa part,
+ou bien seulement défaut de compréhension de la mienne; je ne m'aperçus
+de rien. Après le dîner, nous avions été à Bullier, presque désert ce
+soir-là et nous avions fini la nuit à Montmartre. Je crois que c'est
+la dernière nuit que je me sois amusé. Il y a des gens pour lesquels
+les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est
+brusquement modifiée à cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un
+angle vif; comme un carrefour.
+
+Le lendemain matin, j'étais chez Loute. Nous aurions pu faire la
+grasse matinée, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure,
+elle s'était levée. Je la vois encore, en jupon et en sandale,
+trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat.
+
+Cet appartement -- nous le connaissions tous -- était au Boulevard
+St-Michel, derrière le Luxembourg, un peu après l'Ecole des Mines, une
+maison d'angle au deuxième. Le mobilier et la décoration étaient de
+Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur
+une marche de laque noire, la psyché empire. Tu vois?
+
+- Pas du tout, dis-je avec conviction. En réalité je voyais très bien.
+
+Mais il insista:
+
+- Tu as oublié le salon bleu au tapis à carreaux qui était séparé de la
+salle à manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et
+le jet d'eau sur la cheminée du salon?... Enfin, je me les rappelle
+bien. Cet appartement était la joie et l'orgueil de Loute. Il lui
+avait été offert par un Roumain qui, ses études terminées, était
+reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer
+pour elle l'ère des garnis. Elle le soignait méticuleusement, le
+nettoyait et le paraît toute la journée. A tous venants, elle en
+vantait l'originalité et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, à
+lire ou à raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu
+compte ce jour-là, cet appartement était sa seule joie.
+
+J'étais couché tranquillement en train de boire le chocolat brûlant
+qu'elle m'avait préparé; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle
+était assise, sa tasse sur les genoux, près de la fenêtre, regardant le
+boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aperçus que des larmes
+tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers
+elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:
+
+- "Qu'est-ce que tu as?"
+
+D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai
+appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle,
+puis comme j'étais le plus fort et que j'insistais, elle me répondit
+comme un gosse:
+
+- "Du chagrin".
+
+J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir
+un petit secrétaire chinois qui était près d'elle et, pour toute
+réponse, me tendit un papier. C'était un commandement d'huissier. Je
+mis un bon moment à le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont
+écrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de
+jugement et je compris à travers tout ce fatras que Loute n'avait pas
+payé son loyer depuis neuf mois et qu'à la requête de son propriétaire,
+auquel s'étaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir
+meubles et les faire vendre aux enchères. Le commandement était daté
+de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:
+
+- "Ils vont te saisir?"
+
+Mais Loute, tranquille devant cette éventualité, me répondit:
+
+- Tout de même pas jusque-là, j'ai écrit hier au propriétaire pour lui
+demander encore un délai... seulement, c'est ennuyeux".
+
+J'étais moins rassuré qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait
+une partie de mes inquiétudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de
+te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme était beaucoup
+pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-être pas grand chose
+pour un propriétaire parisien. Cependant par précaution, à la pensée
+de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord
+l'idée de télégraphier à ma famille une invention quelconque. Mais je
+réfléchis que la réponse en admettant même que la fable soit crue,
+n'arriverait jamais à temps et la procédure suivait son cours. Je
+pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et réunir
+le magot, mais c'était les vacances et je ne voyais pas chez qui
+frapper. Devant cette impossibilité d'agir, je finis par me persuader
+que Loute avait raison; il n'y avait peut-être dans tout le pathos de
+cette feuille qu'une manoeuvre destinée à effrayer une petite fille.
+En fin de compte, si contrairement à nos prévisions, l'inévitable
+arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais à la hâte
+et comme tu penses, une fois prêt, je ne m'en allais pas.
+
+Naturellement le charme était rompu. J'essayais de la distraire en lui
+racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'étant guère
+divertissant pour elle. Mais je ne devais plus être en forme: cette
+fois le vin n'opérait plus, mes histoires ne la déridaient pas. La
+conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au
+danger, revenait à la fenêtre, comme pour se donner une contenance. Je
+tentais un moment de me moquer légèrement de son mobilier, de lui dire
+que cette décoration était danubienne et bonne pour un certain temps,
+mais qu'elle devait forcément lasser à la longue. L'expression de ce
+jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce
+sujet, n'aurait d'autres effets que de lui démontrer mon mauvais goût.
+
+Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un
+cri de douleur, le cri d'une bête frappée à mort.
+
+C'était sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitié charrette,
+moitié camion, s'avançait lentement.
+
+- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de déménagement ne peut plus
+passer sous tes fenêtres..."
+
+Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur
+le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrivés devant
+notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture
+vint docilement se ranger sous nos fenêtres mêmes. Quatre bonshommes
+en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffé d'un
+casque à mèche; je ne l'oublierai de ma vie.
+
+Et bien, vois-tu, je n'ai jamais été condamné à mort, mais j'imagine
+que la vue du fourgon qui doit vous mener à la guillotine doit vous
+faire ressentir quelque chose d'analogue à ce que je ressentais alors.
+Quelques minutes d'angoisse se passèrent; le temps aux hommes de monter
+l'escalier. Loute pâle ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement
+nerveux agiter son maxillaire inférieur. Le timbre retentit. Le
+premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme
+je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible
+l'inutilité de cette résistance, elle me demanda d'aller ouvrir
+moi-même. Ils entrèrent. Il y avait la concierge, l'huissier, les
+deux témoins et derrière eux le choeur des déménageurs qui avaient
+l'air de figurants. L'huissier se présenta, il devait "parler à la
+personne".
+
+- "Elle est très émue, dis-je, si vous voulez me faire votre
+communication..."
+
+Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-même sa signification au
+débiteur.
+
+- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la manière.
+ Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se
+tirer."
+
+C'était un grand garçon, assez jeune et se sachant beau. Ses vêtements
+étaient d'une élégance fripée, mais recherchée tout de même. L'eau
+coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour
+le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-être. Ce tabellion
+m'agaçait.
+
+- "Vous vous souciez des gages des créanciers, me dit-il, avec une
+suave ironie... c'est bien."
+
+Il était le plus fort, je n'avais rien à dire. Je le précédais chez
+Loute.
+
+Elle le reçut debout, appuyée contre le mur et écouta sans broncher son
+petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait
+l'habitude; il récitait une leçon qu'il avait dû placer bien des fois,
+dans des circonstances identiques et où alternaient savamment les mots
+de la procédure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y
+en avait d'une méchanceté cruelle et d'une cuisante impertinence. Il
+disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou
+de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos
+meubles à l'hôtel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tête
+comme un coupable, sans arriver à comprendre cependant la faute que
+j'avais commise. J'aurais donné toute ma fortune pour pouvoir jeter à
+la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.
+
+- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous
+prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est nécessaire,
+c'est-à-dire votre lit, vos couvertures, draps, édredons, etc., les
+habits dont vous êtes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre
+sur vous tous les vêtements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire
+que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale
+que le souvenir, par vous y attaché, vous resteront".
+
+Loute n'avait pas répondu, comme il fallait donner des ordres pour
+l'enlèvement, elle parla. Elle était blême et sa gorge était si
+contractée que le son de sa voix en était changé et les mots qu'elle
+disait semblaient être dits par une autre. Elle ne croyait pas encore
+à ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.
+
+- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, très calmement; je me suis
+arrangée avec le propriétaire, auquel j'ai écrit hier."
+
+Et ce fut dit avec une telle autorité que l'huissier lui-même en fut
+troublé; un instant il hésita. Mais son trouble ne dura pas, il la
+pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit
+soudain compte, d'un coup elle tomba à genoux aux pieds de l'homme, les
+mains crispées au pan de sa jaquette.
+
+- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je
+vous le promets, je vous le jure."
+
+Je m'étais trompé, l'huissier n'était peut-être pas méchant au fond; il
+la releva gentiment en disant:
+
+"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne
+fais qu'obéir. Soyez sage, on tâchera de vous laisser pas mal de
+choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme
+les autres, vous verrez."
+
+Il la fit s'asseoir, cependant que discrètement, du coin de l'oeil, il
+disait à l'équipe des déménageurs: "Commencez".
+
+Ils s'attaquèrent à l'autre pièce d'abord. L'huissier me fit signe de
+rester auprès d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire
+de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-là la réflexion
+que les hommes ne sont pas tout de même si méchants qu'ils le disent.
+Chez tous, même les plus sots, et même chez ceux qui font la plus
+vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.
+
+Pendant ce temps, Loute s'était assise sur la marche basse qui
+supportait son lit; la tête dans ses bras, le visage sur les
+couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement à petits coups.
+Elle poussait de petites plaintes régulières, monotones comme des cris
+d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arrêter jamais. Je restais
+debout près d'elle, désemparé, ne sachant que lui répéter sur tous les
+tons:
+
+- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus."
+
+Mes paroles n'avaient aucun effet; malgré tous mes efforts, je sentais
+qu'au milieu de l'hostilité qui l'accablait, j'étais pour elle un
+étranger, un spectateur qui ne participait en rien à l'affaire. Cette
+sensation m'était désagréable: la malheureuse souffrait tellement.
+
+Derrière la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se
+heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des
+étoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'à nous, et Loute avait toujours
+son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit à peine une fois, en
+entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en
+retirer à la vente?
+
+Quand tout fut emballé et descendu de ce qui avait été l'appartement,
+sauf la chambre où nous étions, l'huissier tapa à la porte et me dit à
+voix basse d'emmener "la débitrice" pour qu'il puisse déménager cette
+pièce aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon.
+
+En le voyant, elle tomba en arrière dans mes bras. La pièce était nue,
+vidée; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de
+l'ancienne décoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtés,
+demeuraient, pour témoigner du passé; mais ils paraissaient sales, avec
+leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit
+l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas
+d'objets hétéroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des
+cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des
+lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un
+petit amour bouffi, en pâte tendre et un gros bocal à confiture vide
+dans lequel l'huissier avait eu la délicate attention de mettre l'eau
+et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait à Loute, comme
+lui restèrent son lit et sa toilette et aussi, grâce à la bonté du
+saisissant, presque tous ses vêtements: c'était tout ce que la loi,
+dans sa mansuétude, permettait de laisser à une pauvre petite fille qui
+n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles.
+L'appartement était "à l'ordonnance" comme on dit dans ce métier, il
+n'y avait plus rien à saisir. Quelle sale journée ce fut, mon pauvre
+ami.
+
+Loute s'était pourtant calmée un peu. Dans un effort de volonté, elle
+avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'était déjà plus
+le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:
+
+- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir."
+
+Cette injustice me frappa, parce qu'après tout si je n'avais
+matériellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais
+souffert avec elle; j'estimais mériter tout autre chose que ce
+singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idée de prendre mon
+chapeau et de partir, mais je pensais bientôt, qu'agir ainsi c'était
+vraiment lui donner raison, c'était augmenter son chagrin, prendre
+parti contre elle, la dépouiller davantage, si c'était possible, en lui
+prenant mon amitié et en me mettant en quelque sorte à la suite sur la
+liste des créanciers poursuivants. Je ne le voulus pas.
+
+- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je
+ne te laisserai pas dans cette maison désolée; tu viendras habiter chez
+moi."
+
+En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air
+de ses mains comme pour écarter le voile d'un rêve; elle vint vers moi
+pour me faire répéter.
+
+- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?
+
+Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:
+
+- "Jusqu'à quand?"
+
+Je lui répondis:
+
+-"Tant que tu voudras."
+
+Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tête sur mon épaule et
+pleura de nouveau, mais ce n'était plus les mêmes larmes. Je sentis
+que quelque chose d'immense s'était passé en elle; ces mots l'avaient
+guérie de la plus grande douleur de l'humanité: l'isolement du coeur.
+
+Pendant cette scène, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux
+étaient dilatés: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour
+mieux comprendre l'impossible réalité. Inconsciemment, de temps en
+temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon épaule pour
+mieux se rendre compte de la solidité de son appui.
+
+Quant à moi, je puis te le dire, j'étais gêné un peu de l'immensité de
+cette reconnaissance, j'étais effrayé et pourtant j'étais un peu fier,
+au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais
+j'étais fier tout de même.
+
+En réalité, c'est dans cette minute que je me suis marié avec elle. Je
+ne m'en suis aperçu qu'après, mais je me suis bien rendu compte que
+c'était à ce moment-là. Peut-être on me dira que ce ne fut pas de mon
+plein consentement et que je me fixais, en moi-même, un temps limité,
+que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de
+nos actes n'est absolu. Je me suis marié ce jour-là parce qu'alors
+elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusée et parce
+que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet
+équilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on
+appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure
+que, si invraisemblable que cela puisse te paraître, elle devint dans
+un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien
+appartement de son coeur.
+
+Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissâmes
+où elles étaient au milieu de la pièce pour les reprendre le lendemain,
+n'emmenant avec nous que le bocal où clapotaient les poissons rouges.
+Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous
+parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant
+probablement chacun à des choses bien différentes, mais unis tout de
+même. En entrant dans mon appartement, elle était avec moi comme si
+elle venait de me connaître, grave, prévenante et effarouchée,
+intimidée aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je
+voyais qu'elle se préoccupait déjà de leur trouver une place qui ne me
+gêna pas, mais qui soit cependant ordonnée et définitive. Le soir,
+pour la distraire, je voulus l'emmener dîner dans une brasserie; elle
+s'y refusa absolument, estimant qu'il était inutile de faire des
+dépenses exagérées. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de
+marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me répondit
+lointaine:
+
+- "Le bonheur laisse toujours et n'importe où un bon souvenir."
+
+En effet, c'était peut-être son bonheur.
+
+Elle m'emmena, derrière Cluny, dans une petite crémerie, déserte à
+cette heure; et nous mangeâmes simplement, en face l'un de l'autre, sur
+une petite table à toile cirée. Pendant le dîner, elle me demanda si
+je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient à y
+habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passé, bien qu'elle me
+donnât pour ce changement d'autres raisons; elle disait:
+
+- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait
+à la maison, c'est meilleur marché. C'est plus sain d'ailleurs."
+
+Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de
+jours après, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de
+la République que je n'ai plus quitté depuis.
+
+Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retiré du milieu des
+camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller à la Faculté et
+j'en revenais sitôt après le cours ou l'hôpital. Je continuais mes
+études au début comme par le passé, mais aux grandes vacances, la
+question s'est posée. Je tentais d'abord de raconter des contes à ma
+famille; je disais que je remplaçais mes maîtres. Mais à la longue, il
+a bien fallu qu'on sache. Après plusieurs sommations, mon père m'a
+écrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il
+ne me donnerait plus d'argent, qu'il me déshériterait. Mon frère et ma
+belle-soeur m'ont tourné le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps,
+on m'a écrit qu'on consentait à me recevoir, mais sans elle, et entre
+temps, j'avais connu avec Loute la misère, -- tu ne peux pas savoir
+comme ça nous a unis. J'avais dû pour vivre abandonner les concours,
+bâcler ma thèse et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'étais marié.
+Il y a des histoires qu'on ne recommence pas.
+
+Certainement être un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que
+tu ne le crois même, parce que si je suis coupé d'avec les miens,
+d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des
+habitudes de pensée, d'éducation et de vie analogues à celles que
+j'avais moi-même et dans lesquelles j'avais été élevé -- on ne s'adapte
+jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous
+heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours été, on n'en sera
+jamais tout à fait. Depuis la façon de mettre sa serviette à table,
+jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'à ces idées toutes faites et
+stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous
+vivons, jusqu'aux sujets les plus sérieux: il y a tout un monde qu'on
+ne franchit pas... à moins qu'on mette plus d'une vie à le traverser.
+
+(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)
+
+- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose,
+l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La
+carapace qui semble se solidifier entre les moitiés de monde qu'on a
+quitté chacun de son côté, finit par être si épaisse qu'on s'en trouve
+tous les deux isolés comme dans une cellule; les bruits de l'extérieur
+n'arrivent même plus, alors on passe tout son temps à se regarder, à se
+découvrir. On ne connaît plus personne, jamais je ne m'en suis rendu
+aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir
+évoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumières,
+peut-être une réception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre
+chose: nous sommes partis une après-midi -- il pleuvait -- à pied sous
+le même parapluie, la marie n'était pas loin. Nous avons attendu notre
+tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils
+étaient tous du peuple de Paris, rien d'élégant, je t'assure, mais eux,
+du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous
+appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos témoins, fit-il".
+
+- "Je pensais, répondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me
+rendre service, vous, par exemple?"
+
+Il m'expliqua qu'il était fonctionnaire et qu'à ce titre, les
+règlements le lui interdisaient. Sur ma prière, il demanda aux témoins
+du mariage suivant -- la fiancée avait un ulcère affreux au visage --
+de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais.
+
+- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents
+n'ont pas pu venir..."
+
+Pauvre brave homme! Ce fut vite bâclé. L'adjoint nous lut le texte
+indispensable, du même air qu'il nous aurait dressé une contravention;
+nous avons dit "oui" sans émotion et cinq minutes après nous étions
+dans la rue, à nous garer des tramways et des automobiles. Loute était
+pressée de rentrer à cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te
+dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulûment la vie au sein de sa
+maman, je n'ai pas eu d'étranges et douloureuses pensées; mais je me
+suis dit qu'il avait raison quand même le petit; la vie valait d'être
+vécue puisque je voyais ce spectacle qui était du bonheur tout de même.
+ Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de
+sciences, un chimiste de préférence, de façon qu'il ait le moins
+possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqué et c'est trop
+dur. J'espère qu'il m'écoutera.
+
+Nous avions quitté le café depuis un moment. Nous sommes de nouveau
+dans le hall de la gare, quand enfin à l'autre bout du trottoir
+brillent les feux de la locomotive, il me dit:
+
+- Pourquoi t'ai-je raconté tout cela?
+
+
+Peu après, je vois à l'une des portières d'un wagon de seconde, une
+tête de femme qu'il me semble avoir déjà vue. Elle aperçoit mon ami et
+lui fait un geste câlin de la main. Comme je suis venu attendre mon
+frère, je le cherche et finis par le rejoindre.
+
+En sortant, dans la lumière blafarde, je vois, pas très loin de moi, le
+Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se
+dirigent vers la barrière. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus
+l'idée d'aller les saluer, mais je me dis: après tout, qu'est-ce que je
+leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de même, s'ils me
+demandaient d'aller les voir: je n'ai pas épousé une fille de
+brasserie, moi!
+
+
+
+
+
+Boum.
+
+
+I.
+
+
+Boum avait huit ans. Sa vie s'annonçait des plus heureuses. Il avait
+une maman toute jeune, très bonne et très gaie. Son papa, ancien
+officier de cavalerie, était un peu sévère, mais sévissait peu au
+demeurant; Boum étant toujours content, avait pris l'habitude d'être
+sage, c'est un état qui comporte de grosses simplifications. Comblé de
+toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hôtel de
+la rue Pergolèse, non loin du Bois de Boulogne. Une débonnaire
+"nursing governess" était préposée à ses soins minutieux dans lesquels
+le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait
+des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise
+représentant une chasse à courre avec des cavaliers, des dames, des
+chevaux et des chiens; deux fenêtres y donnaient toujours ce qu'il y
+avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqués -- de
+ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en
+encombraient les tables et le parquet. Boum était robuste et grand
+pour son âge. Mais tout ceci réuni ne comptait pas en comparaison de
+deux dons qu'il avait reçus de la nature, et qui n'avaient pas de prix.
+
+D'abord Boum était beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la
+bienveillance de tous et une grande popularité. Sur le chemin qui
+menait de sa maison au Bois, il était connu; les concierges et les
+boutiquières l'interpellaient à son passage:
+
+- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.
+
+Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure
+ronde et répondait à tous, dans un sourire qui augmentait encore les
+sympathies:
+
+- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.
+
+Parmi la gent enfantine, il trônait mais si incontestablement, qu'il
+pouvait trôner modestement, avantage considérable si l'on songe
+qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de trôner.
+
+Le deuxième de ses dons était une tante. Elle s'appelait: Tante Line.
+Boum estimait qu'elle était ce qu'il y avait de plus joli au monde et
+beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les
+cils très longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit
+nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui étaient
+du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs à force d'être
+blonds, un cou très long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait
+beaucoup de sports et qui est toujours vêtu d'une ultra élégante
+simplicité; le tout monté sur deux petits pieds qui paraissaient
+ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi était Tante Line.
+ Comme son neveu, elle était vive, toujours décidée, douce et heureuse
+de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les
+sympathies; toujours son passage déclanchait immanquablement des
+interruptions et un silence sur la nature duquel, il était impossible
+de ne pas être fixé.
+
+Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait
+comme avec elle. Elle seule savait écouter ses histoires sérieusement
+et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui
+est bien pénible à la longue et finit par isoler terriblement. Ils
+prenaient leur premier déjeuner ensemble, se promenaient ensemble et
+causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient
+l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations
+étaient inépuisables. L'histoire fantastique du père de Line les
+alimentait surtout.
+
+Cet ancêtre avait été un caractère assez particulier de gentilhomme
+français. Né aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse
+pauvre et qui était revenue du Canada en France après les malheurs de
+la guerre de Sept ans, il avait commencé, tout jeune, sa vie
+d'indépendance et d'action; la tête près du bonnet et le coeur un peu
+emballé par la guerre, vers sa douzième année, il avait abandonné sa
+famille et le collège pour aller en Amérique; là-bas, après avoir
+pratiqué toutes sortes de métiers -- qu'il racontait plus tard avec
+délices, -- il avait fini par constituer une énorme affaire de soie et
+réaliser par elle une très grosse fortune sur laquelle Line et la maman
+de Boum vivaient à l'aise maintenant. Ebloui par le récit de ces
+aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet
+auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin
+de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme
+d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et
+volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'à cette main nerveuse
+et mince qui semblait commander en jouant avec l'échancrure du gilet.
+Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux étaient semblables à
+ceux de Line avec quelque chose de plus métallique et qui paraissait
+chercher à vous voir "à l'intérieur". Boum était remué jusqu'au plus
+profond de son être à la pensée qu'il y avait entre cet homme et lui
+comme un lien mystérieux. Aussi ne s'arrêtait-il pas d'écouter son
+histoire. Line qui avait adoré son père et vécu, avec lui, les
+dernières années de sa vie en Amérique, recommençait tous les jours le
+même récit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps
+un détail nouveau. Le mort les rapprochait.
+
+Le matin, quand Line se réveillait Boum allait la voir; avant d'entrer,
+il se livrait toujours aux mêmes soins qui consistaient à passer sa
+tête par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant
+les gestes de ceux qui veulent agir en silence, écarquillait les yeux
+pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait
+semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses
+paupières: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le
+moindre mouvement, c'étaient des exclamations folles:
+
+- Tante Line, tu ne dors pas.
+
+Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui
+mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur
+l'édredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord,
+puis protestait:
+
+- Non, Tante Line, pas comme ça... Parle-moi de grand-père!...
+
+Elle commençait.
+
+Ils se racontaient aussi leurs rêves de la nuit; souvent ceux de Boum
+ressemblaient tellement à ses propres désirs, qu'on devait admettre de
+sa part de légères triches.
+
+- J'ai rêvé que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et
+Jean, mais loin... loin... jusqu'à Saint-Cloud.
+
+Quand ils avaient épuisé les moindres épisodes de la vie difficile
+qu'avait mené jadis celui dont ils procédaient, qu'ils s'étaient tout
+raconté, qu'ils avaient minutieusement étudié tous leurs projets, Boum
+la considérait avec ferveur, et quelquefois après un long silence, il
+disait, profondément convaincu de toute son âme:
+
+- Tu es gentille de me dire tout ça... Je t'aime bien, moi, tante Line.
+
+Cette déclaration avait le don d'émouvoir profondément aussi la jeune
+fille qui répondait pour le taquiner:
+
+- Moi, je ne te déteste pas...
+
+D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec
+amour à ses vêtements épars, à tout ce qui était à elle, et
+interrogeant sans cesse:
+
+- Pourquoi as-tu deux ciseaux à ongles? Et cette petite glace,
+pourquoi c'est faire?
+
+Le soir, Line lui rendait fidèlement sa visite, quand il était couché.
+Même lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de
+venir l'embrasser; il demandait, ces fois là, qu'on fit la lumière
+toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout
+éblouissante dans sa robe de soir aux reflets pâles qui se fondaient
+dans l'éclat nacré de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de
+toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si
+près l'objet du plus beau de ses rêves et quand on est encore pénétré
+d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces réalités.
+
+Boum était heureux infiniment. Aussi était-il bon et indulgent pour
+les hommes, pour les bêtes et même pour les choses -- car il ne voulait
+pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne
+battait même pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer
+son fouet en l'air, pour les hâter dans quelque course imaginaire ou
+pour les ralentir dans leur galop.
+
+Boum se portait à merveille. Il mangeait du meilleur appétit,
+s'arrêtant quelques fois pour baiser la main de Line toujours à ses
+côtés. Ce geste, à table, il le savait, lui valait régulièrement un
+rappel à l'ordre de son père, aussi ne le répétait-il pas trop souvent.
+
+Dans le monde, quand on le produisait, il était, très au fond,
+l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:
+
+- On le gâte trop... disaient-ils.
+
+C'était parfaitement inexact. Boum était trop heureux pour être le
+moins du monde gâté ou insupportable. Il était trop sensible pour
+vouloir faire de la peine à quiconque, même en étant un peu sot, et
+d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne
+n'aurait songé à lui contester.
+
+Pour Line, il avait d'abord été le poupon inattendu, celui qui, le
+premier, lui avait donné une gravité particulière en faisant d'elle une
+tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce
+poupon était devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A
+force de se mettre à sa portée, ils étaient devenus des amis dans toute
+la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins
+d'importance; il avait tellement accaparé la vie de Line, qu'elle ne
+pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus à
+l'un sans penser à l'autre; ils étaient devenus Line-et-Boum et cela
+faisait presque un seul nom propre d'une famille particulière.
+
+Pourtant un après-midi Boum apprit à table qu'il ferait seul se
+promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'était une éventualité qui se
+produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une
+moue spéciale de Boum, qui commençait par refuser de manger; il ne
+disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs,
+regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de
+temps en temps, sur son père qui fronçait le sourcil. La scène
+finissait habituellement à propos d'une observation sur la tenue qui ne
+manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait
+la sortie de table. Ce jour-là, ce triste programme ne manqua pas de
+s'exécuter point par point. Miss Anny emmena le délinquant, car tante
+Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit
+sa promenade tout seul.
+
+C'était un mauvais jour décidément. Line et Boum s'étaient
+mutuellement habitués aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas
+l'amitié, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets
+"vivants" c'est-à-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois
+quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au
+contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps,
+des choses trouvées dont l'attention faisait le plus grand prix, telles
+que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de
+ficelle ou bouts d'étoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs étaient
+garnis de rubans par les soins de Line et serrés dans un coffret; on
+les regardait de temps en temps. Cette fois-là, pendant que la nurse
+causait avec des compatriotes, Boum avait été assez heureux pour
+dénicher une boîte de sardines vide, sans doute laissée sur place et
+sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche
+précédent. Convenablement nettoyé et paré par tante Line qui était une
+fée, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maîtresses
+pièces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le départ,
+Miss Anny s'étant aperçue du précieux fardeau qu'emportait Boum,
+s'opposa formellement à son transport d'où scène magistrale de l'ami de
+Line, qui était tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-là, pour
+la réception d'une claque, et un retour orageux à la maison.
+
+Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu à tante
+Line, s'attardant particulièrement à la description de la boîte de
+conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais détail
+extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui
+dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:
+
+- Mon pauvre Boum, ne te désole pas, on en retrouvera...
+
+Tante Line pensait à autre chose.
+
+Boum dormit mal, fut agité; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes
+profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son
+élève qu'elle regrettait avoir giflé.
+
+_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._
+
+
+
+
+
+II.
+
+
+Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement
+extérieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le
+programma de ses journées différer de celui des journées de sa tante.
+Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, étaient devenues
+peu à peu la règle. On ne les signifiait plus à table. Aucun lien
+n'était plus établi, comme autrefois, entre cette suprême récompense et
+la qualité du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord réaliser
+des chefs-d'oeuvre de pages d'écriture, tendre tout son esprit pour
+réciter ses fables afin d'éviter le moindre ânonnement. Rien n'y
+faisait; tout au plus décrochait-il ainsi quelques tours dans la
+voiture aux chèvres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre
+quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que
+Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il était
+éternellement distrait; pendant les leçons, il restait la plupart du
+temps, la tête appuyée sur son petit bras tout rond, répétant très
+mécaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement
+aux histoires de son grand-père que Line ne racontait plus. Les
+punitions commencèrent avec une régularité constante; elles devenaient
+comme une suite d'événements fâcheux contre lesquels il avait cessé de
+réagir.
+
+D'ailleurs ces tracasseries extérieures lui causaient peu d'effet en
+comparaison du mal profond que lui faisait éprouver le changement opéré
+dans Line même.
+
+Qu'elle ait été soudain obligée par les siens à une vie mondaine
+comportant, à chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour
+les visites, pour les soirées et le théâtre, -- Boum renonçait à
+comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorité supérieure --
+mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en résultaient
+pour lui, n'étaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui
+imposait sa leçon, pensait-il, on imposait à sa tante ces pratiques
+étranges; c'était là une des conséquences logiques du besoin
+d'oppression qu'ont les grands vis-à-vis des petits. C'était normal.
+Peut-être même si Line en avait souffert un peu, aurait-il éprouvé à se
+voir persécuter avec elle, un secret contentement.
+
+Malheureusement, il n'en était rien. Line n'en souffrait pas, et même
+peut-être... en était-elle heureuse. Comme elle avait changé! En
+apparence, elle continuait bien, comme autrefois, à monter dans sa
+chambre le soir, à le recevoir le matin. Evidemment ils causaient
+toujours, mais quelle différence! D'abord Line commençait, comme les
+autres, à ne plus le prendre au sérieux, même quand il attirait
+spécialement son attention avec ce geste spécial d'agiter son petit
+index bien droit, en disant:
+
+- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...
+
+Line riait quand même et d'un rire un peu trop prolongé qui l'irritait;
+plusieurs fois même, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de
+ses yeux, des larmes brûlantes que pour rien au monde, il n'eut voulu
+laisser tomber. Elle ne s'en apercevait même plus. Il avait essayé de
+la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des
+trouvailles de câlinerie; puis, -- ô honte -- il avait pensé aux
+cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient été un colimaçon vivant
+qu'il avait rapporté du Bois, dans sa poche, sans rien dire à sa bonne,
+à la coquille duquel il avait lui-même attaché un morceau de flanelle
+rouge, et un calendrier à fleurs de mica, acheté par Jean le chauffeur,
+qui persistait à souhaiter "la bonne année" malgré qu'on fut déjà en
+avril. Rien n'y faisait; le calendrier était allé rejoindre les autres
+présents dans la boîte aux souvenirs, bien que cet objet eut pu être
+d'un usage journalier et le limaçon avait délaissé tout seul son lit de
+feuilles sur la fenêtre, pour une destination inconnue: Boum seul avait
+constaté son absence.
+
+Line pensait évidemment à autre chose. Et détail aggravant, elle y
+pensait volontiers. Les changements de sa conduite se précisaient même
+singulièrement. Elle, qui était autrefois si insouciante, si simple,
+si jolie sans le faire exprès, devenait maintenant plus apprêtée, moins
+naturelle. Elle s'étudiait davantage à la glace, le matin, quand elle
+finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, après les avoir
+brossés, elle tordait jadis ses cheveux d'or pâle, était remplacé par
+une suite de mouvements compliqués, refaits plusieurs fois pour arriver
+d'ailleurs à quelque chose de très voisin des premiers résultats. Le
+choix de la robe à mettre était aussi beaucoup plus long qu'auparavant.
+ Quelquefois elle demandait conseil à Boum qui, régulièrement, revenait
+au classique tailleur bleu marine, associé dans son idée égoïste
+d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait:
+
+- Tu n'y connais rien...
+
+et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en
+ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son
+chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une dernière fois à
+la psychée Empire posée obliquement à la fenêtre:
+
+- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.
+
+Toujours Boum répondait:
+
+- Bien jolie, Tante Line.
+
+et il se détournait pour ne pas pleurer, sans savoir même la cause de
+son émotion.
+
+C'est qu'il l'aimait dans ce temps-là, sans lui en vouloir le moins du
+monde, autant qu'avant, plus même peut-être. Il lui faisait de tendres
+reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi changé. Dans le
+fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance
+l'attachait plus encore à elle; il lui semblait qu'à cause de cette
+injustice même, elle était plus à lui; parfois, il aurait voulu la
+battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-même les
+rares fois qu'il avait été sot, pour la corriger un peu, voilà tout;
+après elle lui aurait demandé pardon, et il aurait pardonné; c'eut été
+si bon, mais c'étaient des rêves... dans la réalité, il ne la battait
+pas et n'avait pas hélas, à lui savoir gré du moindre repentir.
+
+A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait
+sans cesse, observant, réfléchissant et examinant les unes après les
+autres les plus invraisemblables hypothèses. Son pauvre petit cerveau
+travaillait tellement à ce difficile problème que son caractère, sa
+santé même en étaient touchés. Sa gaieté s'en allait de lui. On
+n'entendait plus jamais à travers les portes de sa chambre ses bons
+rires si semblables à des cris de petits oiseaux. Il était moins
+affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux
+brillaient moins vif. A sa vivacité première succédaient une torpeur
+presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient à toute
+heure du jour. Il mangeait de mauvais appétit. Le docteur, mandé par
+sa maman, lui avait ordonné, après un examen approfondi: du
+biphosphate! C'était peu comprendre son mal.
+
+Boum cherchait toujours.
+
+A la vérité, un nouveau personnage était entré dans la maison. Non pas
+l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre
+le thé et dire des choses aimables -- ceux-là étaient tous des
+familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on
+n'avait jamais vu et qui avait commencé par venir souvent. C'était un
+homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle
+dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vêtements très serrés à la
+taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plié! Boum avait
+entendu son nom, c'était un nom très long, l'un de ceux qu'il faudrait
+apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui
+en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur
+Claude. Boum s'en était tenu là.
+
+Le nouveau venu était incontestablement très empressé auprès de Tante
+Line. Les domestiques venaient immédiatement la chercher dès qu'il
+arrivait. Que de fois même ces visites importunes étaient venues
+troubler de délicieux moments où Boum croyait presque retrouver la
+douce intimité d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle
+rougissait jusqu'à la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait
+à Line des corbeilles de fleurs très fréquemment. Ces présents
+irritaient profondément Boum, qui à voir leur qualité et leur
+dimension, avait compris l'impossibilité de lutter sur ce terrain. Une
+fois, après le déjeuner, devant un monument de roses blanches que
+Claude avait fait porter, l'enfant avait demandé tout bas à l'oreille
+de sa maman, des sous.
+
+- Beaucoup de sous, avait-il dit.
+
+Et comme la réponse avait été une question sur l'usage qu'il entendait
+faire de cette monnaie, il était resté gêné un moment sans répondre,
+puis comme il n'abandonnait pas ses idées, il donna une explication,
+mais cette fois si bas, si bas et si près de l'oreille maternelle que
+malgré toute l'attention donnée, il ne fut pas possible de savoir sa
+pensée, -- et l'heure de sa promenade était venue.
+
+Sur les gazons pelés du Bois, il passa consciencieusement son
+après-midi à chercher des fleurs. Et ainsi, à l'heure de rentrer,
+quelques pâquerettes et quelques pissenlits, coupés presque sans tiges
+et un peu écrasés dans sa petite main chaude, vinrent mêler sur la robe
+de Miss Anny chargée de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et
+rosées. Même avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces
+fleurs faisaient piètre figure, la comparaison n'était pas possible.
+Le temps était passé où Line tenait compte des difficultés inhérentes à
+sa condition de petit garçon. Aussi après l'avoir considéré d'un air
+de dégoût, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui
+aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.
+
+Les choses allaient très vite d'ailleurs. Il semblait que toute la
+maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitié de Line et de
+Claude. Ils passaient maintenant des après-midi entières seuls dans le
+petit salon, où tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus
+la permission d'y pénétrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une
+force intérieure le poussait à venir troubler cet agaçant tête-à-tête.
+Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constaté
+-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il
+ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-là, Boum avait
+refusé son ordinaire baiser à sa tante. Il s'était violemment retourné
+la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il
+entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui
+répéter depuis quelque temps;
+
+- Il est jaloux.
+
+Il avait de la peine, tout simplement.
+
+Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir
+là:
+
+- Demain je te dirai un gros secret.
+
+Mais Boum était trop fait à l'infortune pour se faire la moindre
+illusion sur la part de bonheur que lui réservait cette révélation;
+comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie,
+c'est-à-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain.
+
+En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire à personne",
+était que Tante Line était fiancée à Monsieur Claude.
+
+- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line
+Vauquer de Conflans.
+
+- Pourquoi? avait répondu Boum.
+
+- Mais parce que Claude s'appelle comme ça, fit Line.
+
+- Non, pourquoi tu te maries? précisa Boum. On était bien, tous les
+deux.
+
+Cette évocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus
+que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses étaient trop
+avancées maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle
+continuait à s'isoler des journées entières avec Claude, à le
+rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le
+monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les
+parents félicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver
+leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de présents. Ah, Boum la
+regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les écrins
+ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les éventails, les
+porte-cartes, les services à liqueur, les manches d'ombrelles et tant
+d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec
+l'autre, comme un _décrochez-moi-ça_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux
+évoquaient pour Boum, ses cadeaux à lui que Line rangeait jadis dans la
+boîte. A voir toute la différence qu'il y avait entre les uns et les
+autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour
+lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant
+ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui,
+elle faisait semblant d'être contente; elle l'aimait pour rire; ente
+son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui était toute la
+distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai
+cheval. En somme, -- c'était sa conclusion -- il y a deux mondes sur
+la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au sérieux
+et qui vont librement; à elles est réservé le droit d'être heureux,
+d'aimer et d'être aimé; pour elles et à leurs tailles, toutes choses
+sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux
+voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde
+des petits, ils ne servent qu'à amuser les grands qui ne tiennent pas
+compte d'eux; prétextes à châtiments ou à récompenses, objets à
+savonner, à promener, faire manger, travailler, dormir et surtout à
+dresser à toutes ses manies; éternels étrangers dont personne, ne
+comprenant exactement la langue, n'a jamais songé à écouter le
+coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-père ait voulu
+fuir ce monde-là. A sentir que des temps infinis le séparaient de
+cette seconde vie et que de plus le jour où elle viendrait, il aurait
+tout de même perdu Line, Boum eut une tristesse immense et désespéra.
+
+
+
+
+
+III.
+
+
+... Des fleurs, des lumières, un prêtre tout d'or vêtu, au pied de
+l'autel Line en robe blanche à côté de _Lui_ Claude, le voleur de sa
+joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens.
+C'était comme l'apothéose de sa douleur. Parce qu'il était trop
+impressionnable et souffrant déjà, ses parents l'avaient dispensé de
+figurer dans la scène cruelle. Miss Anny l'avait mené avant l'heure,
+derrière un pilier de l'église. Quelques personnes le reconnaissaient
+et lui faisaient dévotement un petit signe dans un sourire en remuant
+la tête et en disant:
+
+- B'jour Boum.
+
+Il répondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs.
+ Dans ses grands yeux noirs dilatés, aucune larme ne venait. Il était
+très calme et pourtant la fièvre brûlait son petit corps; ses tempes
+battaient vite.
+
+Un violon sanglotait la _Méditation de Thaïs_. De jeunes couples
+passaient entre les chaises pour la quête. Boum attendait qu'on vint à
+lui en chauffant au creux de sa main une petite pièce d'or remise par
+sa maman à cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de
+petites toux discrètes et pieusement étouffées.
+
+Pour l'amoureux de Line, la cérémonie n'était ni longue, ni courte;
+comme lorsqu'est atteinte la plénitude de l'émotion, il n'y avait plus
+pour lui ni de temps, ni espace... le mariage était.
+
+Dans l'après-midi, vers trois heures, après un mauvais sommeil, pendant
+qu'il était encore couché, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle
+avait quitté sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve
+assurément, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de
+l'oreiller sa tête lasse, comme il sentait que l'heure n'était plus où
+l'on pouvait modifier les choses, il reçut sa tante aimée avec un
+pauvre sourire indulgent et résigné. Line, sans doute, allait lui
+faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases
+pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes
+les paroles durent lui paraître inutiles; elle tomba simplement à
+genoux; très certainement, c'était uniquement pour rapprocher sa tête
+de la sienne; mais, comme si elle eût compris un instant, le visage
+tourné vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.
+
+Des yeux de Boum, deux larmes tombèrent, sans que son sourire cessât.
+Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait,
+de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensée,
+c'était un geste d'amour, en réalité presque un geste de pardon.
+
+... Et pourtant peu après, Line s'en alla, avec Claude, pour un long
+voyage.
+
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum était
+malade, très sérieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure
+allongée avait perdu cette rondeur de pomme fraîche qui poussait
+autrefois les moins intimes à l'embrasser. Ses cheveux qui
+s'échappaient alors du béret en boucles épaisses et folles, se
+collaient ternes à son front et à ses tempes creuses, comme des mèches
+de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient
+dans sa figure pâle aux lèvres exsangues. Ses mains amaigries
+s'amusaient très peu avec les jouets compliqués qui gisaient sans vie
+sur la soie bleue de l'édredon.
+
+Boum avait d'abord eu des faiblesses étranges, puis des syncopes
+fréquentes au moindre mouvement, l'un de ces évanouissements s'était
+terminé en un délire qui avait duré cinq jours. Tout le monde avait
+cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coïncidé avec une poussée de
+croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le
+temps de faire son lit, -- quand il était assis, il était si grand dans
+sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un
+frère aîné malade, tant il avait peu l'air d'être ce beau petit que
+tous avaient connu.
+
+Cette fois-ci, du moins, son mal avait été compris. Trois médecins
+venus en consultation avaient diagnostiqué son cas, très rare
+d'ailleurs, d'"hyper-neurasthénie précoce à forme d'idée fixe et
+survenue pendant l'époque critique de la formation compliquée
+d'accidents méningés." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute
+maintenant: c'était de Line que Boum souffrait.
+
+Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entières
+auprès de son lit, cherchant à le distraire. Son père avait perdu la
+moindre trace de sévérité; dès que ses affaires étaient terminées, il
+venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait
+des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait même des
+histoires amusantes en épiant le moindre rire sur le visage de son
+fils. Quant à Miss Anny, elle errait dans l'appartement, complètement
+hébétée, son profil de chèvre plus chèvre que jamais, parlant en termes
+émus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exaspérer la famille.
+
+Quand Boum était assoupi, ses parents s'éloignaient de son lit et
+restaient à causer près de la cheminée. Boum entendait des bribes de
+leurs conversations:
+
+- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages
+l'intéressent davantage.
+
+- Il a mangé plus volontiers sa purée de lentilles...
+
+- Madame Unetelle est venue... C'est agaçant, à la fin, ces gens qui
+vous félicitent tout le temps de sa taille...
+
+- J'ai reçu une lettre des Claude...
+
+Boum écoutait alors: les Claude, c'était Line. Ce nom seul irritait le
+père, qui ne manquait pas de faire une réflexion désagréable; la mère
+défendait noblement les absents.
+
+- Claude, disait le père, a bien cet air crétin et suffisant qui
+caractérise les diplomates...
+
+Line n'était pas épargnée.
+
+- Avoir réalisé d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans,
+c'est un comble. Ah! je retiens votre mère comme éducatrice...
+
+- Line n'était pas coquette, répliquait la mère, elle ne s'est pas
+rendue compte... évidemment, elle aurait pu faire attention...
+
+Et Boum voyait quelquefois, à travers les barreaux de son lit, dans le
+rayon de la faible lumière qui venait du petit abat-jour rouge, les
+larmes perler aux yeux de sa mère, ces grands yeux qui ressemblaient
+tant à ceux de Line, à peine d'un bleu un peu plus sombre.
+
+Line... Line, comme il pensait à elle, aux conversations, aux
+promenades avec elle, à ses rires, à ses robes, à sa chambre, à sa
+petite voiture, à tout elle: il ne pensait à rien autre. Qu'est-ce
+qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir?
+Sûrement elle devait penser à lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublié.
+Il en était sûr. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle
+était bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les récriminations
+paternelles, il avait envie de la défendre, d'expliquer. Mais il se
+ravisait: est-ce que les petits garçons expliquent? Saurait-il même?
+Il se sentait si faible, si déprimé et le seul résultat de ses efforts
+pour parler, il en était sûr, ne serait que ce casque, ce mauvais
+casque de douleur, qui lui broyait la tête, à l'intérieur et à
+l'extérieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et
+l'amère potion qu'on lui donnait en pareil cas.
+
+Non, à l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum
+n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'éprouvait à se la
+rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idée de l'absence seule
+était douleur. Il savait que Line n'était pas responsable, que son
+papa et sa maman étaient injustes et ne reprochaient rien autre à
+l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis
+donné. Sa peine était due, il en avait conscience, à d'autres causes,
+à une masse de circonstances, d'événements insignifiants en eux-mêmes,
+dont l'un enchaînait l'autre, qui pas plus les uns que les autres
+n'étaient seuls capables d'amener le résultat dont il souffrait.
+Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du
+grand-père aux yeux bleus, lui disaient qu'il était dans la vie sans
+cesse nécessaire de lutter.
+
+C'était Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne
+qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus
+commode pour se plaindre et pour s'excuser. En réalité elle est
+quelque chose de bien différent. Sans le comprendre, l'enfant s'en
+rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante,
+elle est indifférente simplement; dans elle, les actes et les
+sentiments se succèdent sans ordre et sans autre raison que
+l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme
+découlent, pour ceux qui en sont touchés, la souffrance ou la joie,
+personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde
+fait de son mieux.
+
+C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des
+enfants, Boum n'en voulut pas non plus à Claude. Le mari de Line ne
+pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se
+connaissaient même pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude
+avait trouvé Line à son goût -- beaucoup auraient été de son avis, la
+seule particularité surprenante était qu'il n'y eut personne avant lui,
+-- il l'avait prise, tout simplement.
+
+Seulement Boum, qui méditait sans cesse sur ce sujet, constatait
+qu'entre Line, c'est-à-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant
+ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi
+dans un esprit méchant, il n'en restait pas moins la cause, cause
+inconsciente mais cause réelle tout de même, de tout le mal. S'il
+n'était pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter,
+lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait
+encore là tendre, intéressée, heureuse et rayonnante, à Boum, toute à
+Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour
+faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'être
+heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer
+toujours.
+
+Toujours! On n'a pas idée comme c'est long pour les petits garçons,
+cette idée là. Alors, une seule pensée envahit son pauvre coeur,
+pensée très simple, très pure, à laquelle ne se mêlait aucune
+appréhension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des
+réalités dont découlait une résolution qui s'imposait, avec
+l'inexorable nécessité d'une loi physique: il fallait séparer Claude de
+Line, voilà tout.
+
+Comment opérer cette séparation, voilà où le problème devenait
+singulièrement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea
+d'abord l'idée de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait
+bientôt parce que avec la possibilité catastrophale de voir Claude
+emmener sa femme, le retour de l'indésiré restait toujours comme un
+danger menaçant. Alors l'autre solution se présenta radicale et
+définitive: celle de l'autre départ, du grand voyage dont on ne revient
+jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait
+plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui
+avait envisagé tous les raisonnements et vidé toutes les hypothèses, le
+savait: c'était ainsi.
+
+... Les crises revinrent plus fréquentes. Le terrible mal de tête ne
+lâchait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:
+
+- Maman, j'ai bien mal...
+
+La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait dû allonger
+l'arrière du bonnet à glace.
+
+- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une
+crinière... lui disait-on.
+
+Avec de grosses larmes, le petit disait:
+
+- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui
+finissait à la tête...
+
+Le spécialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs
+moments cherchant, sans rien comprendre à cette recrudescence du mal
+étrange, ému malgré l'aridité du problème, de cette douleur qu'il ne
+pouvait dominer.
+
+- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.
+
+- Si Monsieur, je vous aime bien répondait Boum, mais ça me fait mal,
+très mal, toujours mal.
+
+Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science",
+-- comme celle de ses confrères -- n'allant pas au delà; il avait relu
+tout ce qu'il savait déjà, avait essayé toute une gamme d'agents
+physiques, d'injections, d'hydrothérapie. Il avait pensé un instant au
+retour de Line, puis rejeté cette proposition d'ailleurs difficilement
+réalisable, craignant d'aggraver encore l'état de l'enfant. Cet homme
+bon revenait toujours à la conclusion qu'il fallait une diversion à
+l'idée fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le
+résultat de tous les essais était que Boum semblait reconnaissant de
+tant de peines.
+
+- Merci Monsieur, j'ai encore mal...
+
+Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre
+grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la
+douleur s'en aller. Assise près de la fenêtre, d'une voix très douce,
+l'infirmière, ainsi que l'avait prescrit le docteur après les crises,
+lisait. C'était une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le
+petit malade écoutait et demandait des explications:
+
+-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...
+
+La jeune fille se répandait en explications. Elle reprenait le récit:
+l'un des deux héros fidèle au roi ne pouvait pardonner à l'autre son
+abandon politique.
+
+- C'était un méchant, disait-elle, un traître; alors Murthos, le
+fidèle, voulut se battre avec lui...
+
+-Se battre à coup de poing, interrogeait Boum.
+
+- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des épées et des
+pistolets.
+
+- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre.
+Le méchant pouvait partir... loin, loin.
+
+- Parce qu'il était loyal, il voulait se battre et non l'assassiner.
+Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche à toucher
+l'autre et à se défendre avec son arme.
+
+- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.
+
+- Oui, Boum, c'est pourquoi il est très mal de se battre en duel...
+
+- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.
+
+De la même voix, un peu monotone, l'infirmière poursuivit la lecture,
+en jetant de temps à autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui
+n'écoutait déjà plus. Le récit continuait, les péripéties les plus
+dramatiques se succédaient, la mère du bon héros venait sur le pré,
+pour essayer d'arrêter les bretteurs, et se mettait à genoux tout en
+essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orné de dentelle"...
+
+Boum interrompit:
+
+- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que
+d'assassiner quand même, puisqu'il était loyal, le monsieur...
+
+L'idée avait décidément frappé le malade, la jeune femme s'en aperçut.
+Peut-être parce qu'elle était lasse de lire ou bien parce qu'elle ne
+voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle répondit:
+
+- Oui, c'est moins mal.
+
+Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouvé
+quelque détente dans quelque imaginaire vision.
+
+Le soir, après le dîner familial, le père et la mère étaient, comme à
+l'habitude, assis chacun d'un côté du lit. Boum posa quelques
+questions, toujours à propos de la lecture de l'après-midi. Il avait
+oublié l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore
+maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou
+seulement un peu mal...
+
+Pour la première fois, depuis longtemps, le père riait un peu dans sa
+moustache très brune; il donnait tous les développements désirés et
+déclarait en principe:
+
+-... Que le duel c'était très bien, à condition de se battre pour des
+motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la
+galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement,
+loyalement...
+
+Boum n'y était pas encore; pauvre petit, il tenait encore à la vie.
+
+- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?
+
+- Oh oui, disait le père, après une petite hésitation, si l'on est
+d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ça n'est pas
+l'usage...
+
+- Ah! faisait Boum, intéressé.
+
+Cette nuit là, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de
+là, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et
+pour les domestiques une bien grande joie.
+
+
+
+
+V.
+
+Les jours, dès lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout
+doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu à peu, avec
+l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le médecin
+lui-même était heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remède;
+malheureusement le remède n'était pas de ceux qu'on achète dans les
+pharmacies.
+
+- Il fallait "décrocher" l'idée fixe, disait-il; et pour cela
+intéresser le malade à une autre idée...
+
+En vérité, Boum ne pensait plus seulement à son malheur, ou plutôt il
+croyait avoir trouvé le moyen de pouvoir agir sur son malheur même: la
+désespérance avait quitté son petit coeur. Il croyait maintenant
+pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un
+crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement,
+loyalement".
+
+Sans doute, le malade n'avait confié à personne son secret, seulement
+comme il ne parlait plus que de provocation, de pré, d'épée, d'honneur
+et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le père,
+prompt comme tous les hommes à trouver dans les événements la
+satisfaction de ses désirs, trouvait cette idée follement amusante.
+Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, même
+son âme de cavalier et de militaire n'était pas fâchée de cette
+tournure d'esprit que cette idée dénotait chez son fils. Peut-être
+même, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret
+contentement. La mère, plus prudente, après le premier moment de
+bonheur, s'était un peu alarmée. Qui sait, pensait-elle, si Boum,
+après avoir constaté l'impossibilité de sa combinaison, n'allait pas
+retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa
+raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les
+assurances.
+
+- L'attention n'est plus fixée sur un seul point, disait-il, maintenant
+l'imagination va d'une idée à l'autre; la dernière comporte une part
+d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce
+travail là; et pendant ce temps l'état général profite, l'assimilation
+se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de réaction propre.
+Nous passons la crise de croissance.
+
+Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'à demi le jeune femme parce
+qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'à rebours
+de son mari, elle n'avait aucun goût pour la solution de Boum si
+fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lié dans sa pensée à
+des surprises douloureuses. Le jugement sain et sérieux qu'elle tenait
+de son père ne trouvait aucun goût à la conception cabotine des choses
+saintes dont les modernes rencontres se réclament. Elle la trouvait un
+peu dégradante; son coeur de femme et de maman aurait préféré toute
+autre diversion au mal de son fils que celle-là.
+
+Cependant Boum allait toujours mieux. Ses névralgies avaient presque
+disparu. Il mangeait de bon appétit et dans son corps amaigri, les
+forces revenaient.
+
+Un jour pour la première fois depuis sa maladie, l'automobile
+paternelle l'avait mené prendre l'air en compagnie de sa mère. Un
+grand soleil d'été envahissait l'avenue du Bois, presque déserte.
+
+Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum évoqua
+d'autres joies passées qui étaient, jadis, sur cette même allée dans
+l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il
+passait alors au milieu d'eux, triomphant aux côtés de Line, maintenant
+il sentait l'isolement de son coeur désolé. Ces constatations pourtant
+ne déprimaient pas son énergie et ne ralentissaient en rien sa
+résolution arrêtée; à l'encontre, il semblait trouver, en elles, des
+forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa
+race réclamait et par là rejoindre ce qu'il croyait être la raison de
+sa vie. Son père l'avait averti; il devait reprendre des forces
+d'abord, après seulement il pourrait se mettre à étudier l'art de tuer
+selon les règles des principes admis. A présent, il en était encore à
+la première partie du programme; il laissait, comme on lui avait
+expliqué, l'air et le soleil l'aider à le remettre. Sans parler, il
+s'abandonnait à l'âpre bonheur de se ressouvenir.
+
+A l'extrême bout du lac, il demanda l'autorisation à sa mère de
+cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait
+méthodiquement, avec une maladresse appliquée. C'étaient toujours des
+humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, à cause peut-être
+de sa résolution et de toute l'évolution qui s'était faite en lui, il
+estima pouvoir les faire parvenir à celle qu'il chérissait.
+
+- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?
+
+Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, très très
+fort.
+
+Pourquoi cette jeune mère qui avait eu à cause de ce fils de si grandes
+angoisses et qui n'avait jamais versé que des larmes isolées,
+était-elle émue aujourd'hui, tellement?
+
+Boum, très gentiment, devenant un homme parce qu'il était devant une
+femme éplorée, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un
+mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il répétait les mots
+qu'on lui disait autrefois à lui-même:
+
+- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...
+
+Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine.
+Peut-être, en voyant le geste naïf, la petite mère avait-elle pensé que
+ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance
+muette dont son coeur brisé avait tant besoin...
+
+- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?
+
+De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'était vrai, il
+répondit:
+
+- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la même chose...
+
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Boum était presque guéri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec
+tout le monde, recommençait ses leçons et ses promenades comme par le
+passé. Si ce n'eût été quelques drogues qu'il prenait avant les repas
+et dont les flacons bizarres ornaient sa place à table, personne
+n'aurait pu dire qu'il ait été malade, si gravement malade. Comme le
+souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait
+plus ni à Line, ni à l'idée fixe dont Boum avait été si près de mourir,
+ni même à l'autre idée saugrenue qui avait remplacé la première et dans
+l'espérance de laquelle l'enfant avait retrouvé les forces de vie.
+L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.
+
+Il était devenu un grand garçon, grand par la taille -- tout le monde
+lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas même onze. Son
+corps très fluet et qui faisait penser aux plantes poussées trop vite,
+gardait encore un peu de sa grâce passée. On ne retrouvait dans sa
+figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils
+mordorés dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une
+certaine gravité surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa
+vivacité, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilité très
+douce, une politesse marquée et très prévenante qui partant, le
+distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif,
+complaisant, souvent rieur même, on eut pu croire qu'il avait oublié:
+en réalité, comme au premier jour, il pensait à Line, comme au jour de
+la révélation, il était décidé à se battre avec Claude. Tout au plus
+avait-il ajouté, à mesure que l'initiation de la méthode précisait les
+premières données, l'idée d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait
+cette offrande généreusement parce que sa nature était aventureuse,
+parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et
+aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui.
+
+- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.
+
+Un jour, très timidement, mais résolument comme quelqu'un qui réclame
+le paiement d'une dette, il vint trouver son père seul et lui posa la
+question:
+
+- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...
+
+- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ça te fera le plus grand
+bien...
+
+Quelques jours après, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble
+du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussée, à droite sous le porche,
+Boum et son père firent leur entrée dans une quelconque salle d'armes
+de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne
+venaient pas encore. Un homme de blanc vêtu avec un coeur de flanelle
+rouge à la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait
+à l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_
+entrelacés. Dans la salle, à laquelle les épées faisaient des murs
+d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les
+"Patrie", le maître, du bout de sa barbiche et derrière un lorgnon,
+lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait
+son café au lait. Boum lui trouva en même temps l'air terrible et
+l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir
+ses phrases, toujours sur un ton de commandement:
+
+- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la
+planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiène... voici les
+prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chêne prendre
+d'une pile, un prospectus dont le père en accepta les termes sans le
+lire.
+
+Le Prévôt appelé prit les mesures du futur "membre" -- c'était sa femme
+qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum
+reviendrait: le masque, les sandales, les petites épées, tout serait là.
+
+En les accompagnant, fidèle au rite, le maître éprouva le besoin de
+dire:
+
+- Nous allons le soumettre au ballottage.
+
+C'était une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle à
+son entreprise.
+
+Dans la rue, Boum ayant demandé des explications sur ce dernier mot,
+son père pensant autre chose répondit:
+
+- Ce sont des bêtises.
+
+Boum fut admis sans opposition.
+
+Au jour fixé, il venait costumé en petit bretteur, le visage dans sa
+cage à mouche, debout mal à l'aise sur cette planche qui lui paraissait
+haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maître prodiguait son
+enseignement, donnant des exemples, répétant ses phrases comme s'il
+récitait une leçon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux,
+s'appliquant de toute son âme à bien faire, mais bientôt rompu dans
+tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on
+pouvait jamais arriver dans la réalité à se battre, à se toucher, à se
+défendre et à faire quoique ce soit. Effrayé, il pensait que,
+peut-être, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait
+jamais, bien que le maître flatté de son attention y allait de temps en
+temps d'un encouragement.
+
+- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des
+dispositions, vous arriverez...
+
+Le soir, moulu par la courbature, il eut une défaillance en pensant que
+cette solution aussi serait très longue. Pour arriver à savoir faire,
+en somme, il faudrait être grand et c'était justement de ne l'être pas
+qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant à la leçon,
+parce qu'il n'était pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il
+recommençait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et
+tirez", etc.
+
+Très lentement, il sentit lui-même ses progrès. Il se fatiguait moins
+maintenant sur cette planche où il se tenait mieux, assis sur les
+jarrets, sans perdre ce que le prévôt facétieux ne se laissait pas
+d'appeler: "les petits équilibres".
+
+Mettant à part l'escrime, la salle ne l'intéressait pas. De rares
+clients venaient à son heure et cependant, il y avait dans ces murs
+comme un air de susceptibilités factices et de points d'honneur idiots
+se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui
+l'écoeurait. Boum avait son idée, il était venu dans un but très
+précis. Sa bonté profonde s'alarmait à la pensée de querelles
+cherchées, que sa mentalité sérieuse lui faisait trouver inutiles.
+Aussi à part les indispensables formules de politesse, il parlait peu.
+Pendant les poses, il s'asseyait à l'écart sur la banquette de velours
+rouge, et continuait à s'instruire en regardant.
+
+Cependant, il s'était fait un ami. C'était un monsieur grisonnant,
+légèrement bedonnant, avec des yeux rieurs et un très bon sourire. En
+le montrant, le prévôt avait dit à Boum:
+
+- C'est Laferrière, vous savez celui qui fait des pièces, un rigolo.
+
+Avec plus de cérémonie, le maître avait, selon l'usage, présenté son
+jeune élève:
+
+-... A Monsieur le Comte de Laferrière, de l'Académie Française.
+
+Boum avait tendu sa petite main.
+
+Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demandé:
+
+- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?
+
+Boum avait répondu:
+
+- C'est difficile.
+
+- Comme tous les arts, répliqua le Monsieur; il n'y a que la critique
+qui soit aisée. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espère, comme
+M. Doumic?
+
+- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien
+saisi.
+
+- Officier ou maître d'armes, interrogea encore le Monsieur.
+
+- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve
+ces deux perspectives folles et extravagantes.
+
+- Que voulez-vous être alors?
+
+- Je veux être comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux
+savoir faire des armes.
+
+Peut-être cette réponse aurait-elle laissé indifférent plus d'un
+habitué de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, été frappé
+par l'apparente incohérence de ces deux volontés. Chez Laferrière,
+l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arrêter.
+
+- C'est étrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention
+du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un
+aussi grave sujet, et il ajouta: Nos goûts ne sont pas tout à fait
+pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout
+envie de me marier... parce que je suis marié, comprenez-vous.
+
+Boum sourit. De cette conversation commença leur sympathie. Par la
+suite, Laferrière, rassasié, relativement jeune, de toutes les joies et
+de tous les honneurs, trouvait une douceur particulière à retrouver,
+chaque matin, le petit coeur honnête et frais dans lequel il sentait le
+mystère. Boum avait retrouvé en lui une camaraderie qu'il n'avait
+jamais connue chez Line: son nouvel ami l'écoutait sérieusement. Cela
+ne les empêchait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire;
+l'académicien savait des histoires impayables que le prévôt, en
+s'appuyant sur la courbe de son épée, écoutait la bouche ouverte.
+
+Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils étaient tous
+deux curieux et adaptables, naïfs sans être bêtes et d'une générosité
+spéciale qui voulait le bien de tous les êtres y compris pour chacun
+d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils à
+merveille. Boum sentait les jours où son ami n'était pas en train et
+les jours où il était en veine d'expansion. Laferrière avait saisi une
+fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas être traité en bébé; son
+degré de développement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne
+se développeraient plus.
+
+Et puis, pour les raisons différentes, les gens de la salle les
+ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il était le seul enfant, se
+sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de
+mentalités toujours pareilles à cette collection d'oisifs croyant être
+le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu
+la moindre répercussion. Ils se lièrent rapidement. Quelquefois, ils
+sortaient ensemble. Par les belles journées, Laferrière allait
+volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long
+du chemin, des sujets les plus divers.
+
+Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son
+petit ami.
+
+- Mais c'est un fils donné par la nature, avait dit un Monsieur qui
+marchait au côté d'une jolie blonde.
+
+- C'est idiot, avait répliqué Laferrière, puisque c'est un frère aîné.
+
+Cette façon de présenter Boum comme un petit sage auquel on demande des
+avis n'était pas qu'une simple plaisanterie. En réalité l'auteur
+parisien était un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient
+conservé jeune; il était réservé.
+
+Laferrière s'était tellement mis à sa portée, qu'il finissait par le
+prendre au sérieux, solliciter ses conseils, et lui faire même des
+confidences que beaucoup auraient trouvé anachroniques et prématurées.
+
+Boum gardait à la maison un complet silence sur ces affaires de son ami
+qu'il estimait être d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'être
+saisis par ses parents. En particulier, il était souvent question dans
+ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame
+qui jouait ses pièces et dont il vantait, sans cesse, les perfections.
+Il l'appelait: Dora.
+
+Un jour, -- ils étaient déjà de vieux amis -- au sortir de la salle,
+comme il pleuvait, Laferrière proposa d'emmener Boum dans son
+automobile. En chemin, il lui dit:
+
+- Si nous allions chez Dora?
+
+Boum, sans savoir pourquoi, hésita le quart d'une seconde, puis accepta.
+
+L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arrêta familièrement devant un
+grand immeuble de la rive gauche, près du pont de l'Alma.
+
+Au sortir de l'ascenseur, au troisième, Laferrière ouvrit la porte
+d'entrée avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.
+
+- Comment, c'est toi chéri, fit une voix très douce.
+
+- C'est nous, répondit l'ami de Boum.
+
+Cette réponse excita sans doute la curiosité de la maîtresse de céans,
+elle sortit à leur rencontre précipitamment. Elle avait dû entendre
+parler de Boum, parce que tout de suite, sans présentation, elle
+l'accueillit gentiment dans un bon rire:
+
+- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.
+
+Boum, en petit garçon bien élevé, s'inclina et baisa la main qu'elle
+lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.
+
+Quand ils se furent installés dans le petit salon où elle les avait
+introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit
+à moitié étendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur
+un tapis sombre, une fourrure blanche très souple et deux gros coussins
+vert-bleu. En vérité, elle était jolie, ses cheveux lui faisaient
+comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents éblouissantes
+riaient d'un rire perlé spécial qui paraissait toujours partir d'une
+scène. Elle faisait une masse de frais à Boum, à la fois amusée,
+flattée et un peu gênée par la présence insolite d'un enfant.
+
+Boum répondait poliment à toutes les questions. Toujours très sobre de
+détails sur ses propres affaires, il écoutait tranquillement tant qu'il
+était question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui
+parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement
+étonnés.
+
+Cette visite lui semblait toute naturelle, étant donné le sérieux de
+son amitié avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait
+été celui de toutes réunions de trois grandes personnes si ce n'eut été
+quelques remarques décousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui
+passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulté qu'on devait trouver à
+apprendre par coeur tout un livre".
+
+Laferrière jouissait, amusé par l'étrange de la situation. Evidemment,
+pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa
+maîtresse aurait paru énorme, monstrueux; en réalité, sa conscience
+honnête et dégagée des conventions se refusait à voir le moindre tort
+dans ce rapprochement qui ne faisait de peine à personne. Ces deux
+amis éprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain
+plaisir à se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait
+altérer la sérénité de Boum et être pour lui un changement de ce qu'il
+entendait et voyait familièrement tous les jours... alors pourquoi pas,
+surtout que lui-même l'auteur qui avait vécu tant de rêves trouvait
+dans la présence de ces deux êtres je ne sais quelle impression de
+consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant
+voulu voir persister longtemps.
+
+Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrogé.
+
+- Comment la trouves-tu? demanda Laferrière.
+
+Très gentille et très jolie, apprécia Boum, vous devez bien vous amuser
+avec elle.
+
+Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line négligea
+de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler
+quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de
+convaincre, il savait ne devoir pas être pris au sérieux; alors il
+écouta sans interrompre comme le lui avait enseigné Miss Anny. Cette
+visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui
+avait été comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il
+lui disait la vérité, qu'il avait en lui une confiance sympathique.
+Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son
+grand-père peut-être ou bien parce que simplement il avait souffert des
+hommes, il gardait toujours, vis-à-vis d'eux, une prudence et une
+réserve discrète. En telle manière qu'à ce moment, quand son ami
+l'avait mis au courant de sa principale préoccupation sentimentale, lui
+n'avait pas encore articulé un seul mot de la grande affaire qui était
+l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononcé le nom de
+Line à Laferrière. Après la visite chez Dora, il prit la résolution de
+tout lui raconter. L'occasion vint.
+
+Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure
+dans l'auto découverte vers Saint-Germain. Laferrière ayant fait peu
+de temps auparavant la connaissance du père de Boum, lui avait demandé
+pour ce jour-là l'enfant à déjeuner. Maintenant ils allaient au
+rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son côté. A la sortie du
+Bois, après l'indispensable arrêt à la barrière, Boum retrouvait
+l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent
+regardé autrefois avec Line. Dans le fond de son âme, il
+s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur
+conversation, dès que la voiture repartit, Boum demanda:
+
+- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?
+
+Laferrière répondit une phrase évasive, une de ces explications dont il
+avait le secret et qui n'arrêtait rien: "on ne bouge pas assez... c'est
+nécessaire... je ne veux pas grossir...".
+
+- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ça. Vous ne voulez pas vous
+battre.
+
+- Oh, fit Laferrière, quand je peux éviter, j'aime autant.
+
+- Moi, répliqua gravement Boum, je veux me battre, mais sérieusement,
+_à mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment.
+
+L'auteur, se retourna brusquement, visiblement intéressé:
+
+- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?
+
+Très posément, regardant par terre, Boum répondit:
+
+- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-être le connaissez-vous, c'est
+Monsieur Claude Vauquer de Conflans.
+
+- Conflans, le diplomate? fit Laferrière, c'est un imbécile!
+
+- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait à
+cette appréciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.
+
+- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.
+
+- Voilà, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite
+tante, la soeur de ma maman. Nous étions très, très bien ensemble,
+tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.
+
+Boum disait ce mot tout bas, très ému, baissant encore davantage sa
+tête brune. Laferrière sentit le petit drame et n'interrompit pas.
+
+- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus
+encore parce que vous, vous êtes grand, et moi je ne suis qu'un petit
+garçon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'était
+Tante Line...
+
+Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:
+
+- Il me l'a prise...
+
+Ému aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps,
+puis demanda:
+
+- Comment te l'a-t-il prise?
+
+- Il l'a épousée, puis ils sont partis.
+
+- C'est sa femme, remarqua Laferrière, elle est bien jolie en effet, je
+l'ai aperçue le jour de son mariage.
+
+- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est
+qu'avant de partir, il l'avait changée, tellement. Vous ne l'auriez
+pas reconnue. Avant elle était douce, elle écoutait comme vous, nous
+sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon
+grand-père qui était parti tout petit en Amérique, elle avait une
+petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; après, quand
+Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermés
+dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui --
+et l'enfant précisait en remuant son index en l'air -- il faisait
+exprès, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se
+moquait de moi.
+
+Profondément touché, mais voulant savoir, Laferrière interrogea:
+
+- Mais tu n'as pas parlé à ta tante? Tu ne lui as pas demandé pourquoi
+elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.
+
+- Souvent, répliqua Boum, j'ai essayé; j'ai dit tout ce que j'ai pu,
+mais quand on est petit, vous savez, on ne vous écoute pas, et puis, on
+ne sait pas ce qu'il faut dire...
+
+- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...
+
+Et sur cette réflexion, quelques instants passèrent sans qu'ils se
+dirent un seul mot. De chaque côté de la voiture, le paysage défilait
+rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir
+la campagne véritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons
+ne se touchaient plus et le fleuve, délivré de ses quais, coulait plus
+librement dans la lumière crue entre ses berges de prairie.
+
+Laferrière était bouleversé par le récit de cette tragédie. Les faits,
+en eux-mêmes, étaient très simples, en somme, si naturels: le petit
+aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer à tous les âges, qui sait même
+si à l'âge de Boum on n'aimait pas mieux, plus âprement, plus
+exclusivement et plus sérieusement aussi? A travers le cortège fané de
+ses propres amours, il cherchait à retrouver le souvenir de ses
+premiers élans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose,
+sa pensée et son coeur... Et pourtant il demeurait désemparé devant
+cette détresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses
+et qui gardait encore assez de foi pour aimer éperdument une petite
+femme quelconque "qui jouait ses pièces". Il était confondu parce que
+de cette histoire très simple résultait cette situation anormale, parce
+que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation
+sans dénouement, une maladie sans remède. Un seul instant, il fut sur
+le point de dire à Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne
+te désole pas, tu verras que la vie peut guérir aussi". Mais, ce même
+homme qui n'avait pas hésité à mener l'enfant chez une femme un peu à
+côté, se refusa à tenir la petite âme, même pour la consoler. Il dit
+simplement:
+
+- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?
+
+- Je sais bien, dit le petit très simplement, mais puisqu'il n'y a pas
+d'autre moyen...
+
+C'était bien la logique que craignait Laferrière. Sans doute, il
+savait que le projet de Boum ne se réaliserait pas, que quelque chose
+viendrait sûrement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les
+désillusions et toutes les déceptions que cette mise au point
+comportait, firent mal à son égoïsme généreux; comme un grand enfant
+qu'il était lui aussi, il laissa partir l'expression de son dépit:
+
+- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconté cette histoire?
+
+Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore très bien la
+différence de l'amour et de l'amitié, répondit très naturellement aussi:
+
+- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...
+
+- Tu as raison, répliqua Laferrière, assez touché de cette remarque, en
+prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.
+
+Ils avaient fait un petit tour par la forêt silencieuse et sombre
+malgré le soleil; ils retournèrent vers le restaurant où Dora les
+attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait
+dû se lasser de regarder le décor magique de Paris engourdi à cette
+heure dans une diaphane buée, elle jouait machinalement de sa longue
+main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle
+avait noué ses gants.
+
+- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferrière s'excusa:
+ils avaient causé, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la
+grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:
+
+- Nous voulions te donner le temps d'être idéalement jolie; nous ne
+sommes pas venus une minute trop tôt...
+
+Pas fâchée, elle le remercia des yeux.
+
+Ils mangèrent. Laferrière, préoccupé, parlait peu. Dora lui trouvait
+cet air particulier des jours où il mijotait une idée de pièce. Bonne
+fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait
+
+des frais à Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute à leurs
+pieds, elle l'aidait à retrouver la maison de ses parents, lui
+indiquant les grands repères de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du
+Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferrière. Le
+petit distrait, tour à tour regardait la ville, regardait la femme et
+jouissait de leur semblable beauté. Il pensait sans aucun sentiment de
+jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires
+sentimentales, celles de ses commensaux s'étaient arrangées. Dora et
+Laferrière s'entendaient bien, ils étaient ensemble, constatait Boum,
+et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui
+gâte notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et
+qu'aucune chose ne venait jamais troubler la sérénité de leur bonheur.
+Evidemment, Laferrière n'était plus un petit garçon, et c'est tellement
+plus facile d'être heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra
+peut-être où lui-même... en attendant, il était reconnaissant de tout
+son coeur à ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimité
+et de lui faire ainsi respirer l'air de leur félicité.
+
+Quand ils eurent terminé, en quittant la table où ils étaient restés
+assez avant dans l'après-midi, Dora, debout, interrogea Laferrière, en
+le regardant de très près:
+
+- Eh bien, ça se dessine ton idée? As-tu un rôle pour moi?
+
+En secouant les miettes de son gilet, il répondit pour n'être entendu
+que par elle:
+
+- Je pense à mieux que le théâtre, petit, à la vie, personne ne s'en
+doute, c'est bien plus émouvant...
+
+
+
+
+
+VII
+
+
+A une petite fête intime de la salle, pour la première fois, Boum se
+produisait en public. Les spectateurs étaient peu nombreux; il n'y
+avait guère, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de
+représentants notoires de la presse sportive, gens faméliques et
+prétentieux. Le jardin avait reçu une décoration de petit _14
+juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
+quelques fauteuils et les banquettes rouges étaient sorties. Au fond,
+entre les arbres, devant un maître d'hôtel à favoris, une table nappée
+supportait des sandwichs, des gâteaux, des fleurs et une rangée de
+coupes à moitié pleines de très mauvais Champagne.
+
+Une dizaine de tireurs étaient inscrits et devaient faire assaut "à la
+première touche".
+
+Boum était considéré par la salle entière comme "une fine lame"; il
+l'était vraiment. Le maître, qui avait l'intelligence de son art,
+avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il
+voulait faire; et alors, il l'avait poussé, sa jeunesse et sa débilité
+étant un obstacle aux travaux brutaux de l'épée, vers le jeu délicat du
+fleuret. Boum, qui en était alors à sa deuxième année de salle, se
+servait maintenant d'une épée triangulaire et à coquille, comme celle
+des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait
+peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqûre
+vers les mains, les genoux ou la tête; à l'encontre, elle tournait
+follement tout le long de la lame adverse, très rapide dans tous les
+sens, avec des arrêts brusques qui étaient des menaces, toujours en
+mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement française,
+s'épanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touché.
+
+Il fit, ce jour-là, d'assez jolis assauts, Laferrière qui n'aimait pas
+d'ordinaire ce genre de réunions était venu pour voir son petit
+camarade. Tout en applaudissant à ses jolis coups, il était inquiet
+parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce résultat. Le
+corps des chroniqueurs louaient sans réserve: découvrir un talent
+inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum était
+joli à voir. Son vêtement blanc moulait ses formes gracieuses et
+proportionnées: l'exercice l'avait considérablement renforcé et
+assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, à
+l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se déployant dans une attaque
+en un geste large, ou bien modeste après la victoire, son casque et son
+épée dans la main gauche, la tête un peu basse venant remercier
+l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chétif et mal
+poussé qu'il avait été après sa maladie. Il était presque alors un de
+ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un
+secret désir:
+
+- Il est gentil.
+
+Après qu'il eut fait sept assauts, le maître le proclama quatrième avec
+trois touches, ce qui constituait, eu égard surtout à la qualité des
+autres tireurs, un assez joli succès.
+
+Laferrière et lui ne restèrent pas après la séance. Ils remontèrent un
+instant à pied le boulevard.
+
+Comme à l'habitude, ils causèrent. Laferrière avait raconté à Boum,
+quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pièce. Maintenant il
+le mettait au courant des modifications projetées. Boum était partisan
+des dénouements heureux. Il se passionnait en général pour les
+péripéties de ces personnages de rêve qui lui étaient devenus
+familiers; il les considérait comme des êtres vivants qu'il aimait. Ce
+jour-là, il parlait peu. Laferrière, qui se rendait parfaitement
+compte de l'état d'âme de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en
+apercevoir.
+
+Quand ils furent arrivés devant l'hôtel de la rue Pergolèse, Boum
+tendit sa main:
+
+- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de
+vous. Nous allons à la campagne pour trois semaines... C'est là que
+ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai...
+Après, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.
+
+Dans un demi-sourire, Laferrière répondit:
+
+- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce
+pas?
+
+- Je le sais, dit Boum en le regardant sérieusement. Au revoir.
+
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Dans son cabinet de travail, grande pièce encombrée, assombrie par les
+tentures et les cuirs de Cordoue malgré la grande baie vitrée qui
+donnait sur le parc de la Muette, Laferrière, assis à sa table, venait
+de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres était, pour sa
+nature heureuse, une heure bénie. Un grand nombre d'inconnus lui
+écrivaient. Il goûtait une volupté particulière... à l'ouverture
+brusque de cette porte sur l'intimité du monde extérieur. Des femmes
+lui faisaient des déclarations passionnées, des amis sincères lui
+donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la manière d'acheter
+du vin, d'écrire des pièces, de placer sa fortune, de combattre
+l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Après avoir mélangé
+les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son
+domestique qui, habitué à cette fantaisie, s'en acquittait maintenant
+avec un grand sérieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre,
+d'un bout à l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le
+dérangeât.
+
+Ce matin, contrairement à l'usage, le domestique revint:
+
+- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.
+
+- De si bon matin? fit Laferrière. Qu'il monte.
+
+Il pensa que ce devait être pour l'importante histoire du duel, et
+cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, après tout,
+mettre fin à cette plaisanterie.
+
+Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit,
+qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonné?
+
+Boum fit une entrée inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il
+courut vers Laferrière, tomba assis par terre devant lui, et câlinement
+mettant sa tête sur les genoux de son ami, il se mit à sangloter sans
+pouvoir dire un seul mot.
+
+Laferrière, ému, ne savait que dire.
+
+- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as...
+dis-moi... explique.
+
+L'enfant pleurait toujours. L'homme, désolé par ce chagrin, finit par
+grossir la voix et dire presque rudement:
+- Assez, Boum, je te défends de pleurer ainsi.
+
+L'effet de ce changement de ton opéra. Boum n'était pas habitué à
+s'entendre parler ainsi par celui qui était le confident de son coeur.
+Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.
+
+Laferrière en profita pour le relever. Il l'entraîna vers un divan un
+peu surélevé auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air
+de trône. Il força l'enfant à s'asseoir près de lui.
+
+Boum, parla longuement.
+
+Il était parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu
+pendant dix longues journées qu'Elle revînt. Elle était revenue.
+
+-... Mais, fit-il, elle est toute changée... d'abord elle n'est plus du
+tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle
+rit tout le temps de moi, ne m'a même jamais parlé seul une fois. Elle
+est aussi sévère pour moi que M. Claude et reproche à maman de ne pas
+bien m'élever. Elle m'a dit, parce que j'ai regardé dans un paquet
+qu'on apportait, que j'étais curieux comme une vieille chouette --
+c'était des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour
+ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande,
+elle s'occupe toute la journée de petits bonnets, de petites robes, et
+de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a
+toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais à
+la poupée, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ça, je me
+suis aperçu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis
+très malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.
+
+Et il se remit à pleurer doucement.
+
+- C'est pour ça, fit Laferrière, que tu pleures! mais mon pauvre Boum,
+ces choses-là arrivent tous les jours.
+
+- C'est cependant malheureux, répliqua Boum.
+
+- Voyons, voyons... fil Laferrière... tu étais séparé d'une femme que
+tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours
+séparé, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te réjouir.
+
+- Peut-être! fit le petit, plus navré de n'être pas compris.
+
+Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:
+
+- Cependant je suis triste... très triste.
+
+- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lança Laferrière... tu n'es pas
+raisonnable.
+
+- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus
+du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ça m'est égal. Voyez,
+à présent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec
+moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux
+plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis
+bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais...
+comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer.
+
+Et pour rendre sa pensée, le petit agitait ses deux mains devant son
+ami en le regardant de ses yeux mouillés.
+
+- Boum, fit Laferrière, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse.
+ Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es
+trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans
+comprendre. Ne pense plus à Tante Line. Vis des joies de ton âge, je
+t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie,
+cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que
+tu n'as pas trouvé. Sache attendre. Je t'assure, c'est bête de
+souffrir. Regarde par la fenêtre, c'est le matin, peut-être
+aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus
+chaud, il y aurait plus de lumière dans les arbres, par terre les
+ombres seraient plus noires... et pourtant notre désir commun ne change
+rien, le matin reste le matin. C'est déjà beaucoup, crois-moi, de
+savoir que midi viendra.
+
+Boum écoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais
+trouvant quand même aux paroles qu'il entendait comme une sorte de
+vertu bienfaisante.
+
+Encouragé, Laferrière continuait:
+
+- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.
+
+Boum fit signe que non.
+
+- Si, reprit l'homme, quand tu es tombé sur te genoux, tu t'es écorché.
+ C'était un mauvais moment, tu as dû pleurer certainement. Cependant
+le mal a passé, ton genou s'est guéri. Regarde, on ne voit plus rien
+du tout.
+
+Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.
+
+- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guérir
+maintenant.
+
+- Tu crois, répondit Laferrière... En effet, on croit, et puis, un
+jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je
+ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.
+
+Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore là un mystère.
+Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tête entre ses deux mains,
+essaya de comprendre. Laferrière le laissa méditer. Mais Boum renonça
+vite à chercher:
+
+- Peut-être, fit-il brusquement d'un air détaché, vous avez raison. Je
+ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici là, j'en veux à tous ceux
+qui m'ont fait mal. (Et pour la première fois, sa figure d'enfant
+devenait mauvaise.) Je m'appliquerai à vivre seul, sans regarder
+personne. Je reconnais maintenant, que j'étais sot de vouloir me
+battre en duel. Ce n'est décidément pas la manière. Plus tard, je ne
+sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...
+
+Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui
+tendant une main froide et en disant à celui qui lui avait parlé avec
+tout son coeur un "merci quand même", désabusé et rageur, dont
+Laferrière resta médusé. Sa figure d'enfant avait eu soudain une
+expression de cruauté méchante. A voir ce Boum, qui avait toujours été
+si tendre, si bon, on eut dit à cet instant une petite bête féroce qui
+aurait eu un sens humain de la cruauté.
+
+
+
+
+
+IX
+
+
+Des années passèrent. Boum, suivant à la lettre les conseils de son
+vieil ami, l'avait complètement délaissé. Cancre dans ses diverses
+classes, il avait vécu des années de collège au milieu de ses
+condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une
+seule amitié. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les
+maîtres le tenaient pour un mauvais élève. Assez intelligent, il avait
+un dédain souverain pour l'effort et méprisait les résultats naïfs
+auxquels aspiraient ceux de son âge. Il était d'un égoïsme parfait.
+Il savait devoir être riche. Il affectait en toute circonstance, un
+scepticisme déplacé et passablement agaçant. C'est ainsi qu'il
+atteignit l'âge d'homme.
+
+Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars.
+Grand, bien découpé par l'entraînement à tous les sports, il est
+élégant dans ses gestes, mais son visage complètement rasé a déjà dans
+le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blasé
+et de vieux.
+
+Boum s'est amusé. Malheureusement, à cause de son argent, il n'a pas
+reçu de sa vie dissipée l'éducation dernière qu'en reçoivent les jeunes
+hommes qui sont obligés de s'imposer par un quelconque mérite. Il
+n'eut jamais besoin d'être fin, d'être délicat, d'être amusant même;
+ses moindres gestes, même ceux du plus mauvais goût, recevaient
+toujours les approbations louangeuses du monde intéressé dans lequel il
+évoluait. Au contraire, il avait acquis la réputation d'un être
+supérieurement habile, d'un malin à qui "on ne la fait pas".
+
+
+Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une
+croisière. Le voyage avait duré deux mois et, par suite de sa
+situation de fortune et de ses qualités physiques, il avait été le
+"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre côté de
+l'Atlantique, "les belles de la cité".
+
+A bord, il avait rencontré une petite jeune fille très douce et très
+blonde. Il s'en était amusé comme de toutes les femmes. Mais la
+petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Méditerranée,
+en rade des îles grecques, elle était venue le retrouver devant la
+porte de sa cabine, à l'arrière du bateau. Tout le monde était couché.
+ Le décor était magique, c'était partout comme une symphonie magnifique
+de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les îles bleu
+sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur
+laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La
+jeune fille était belle, roulée dans sa cape blanche. Elle se tenait
+presque droite sur un fauteuil de pont. Boum était vautré sur un
+paquet de cordages. Ils parlèrent longtemps. A la fin, elle lui avait
+dit:
+
+- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous êtes
+méchant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps
+et je vous aime. Sans vous, la vie me paraît inutile... Je n'ai pas
+besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je
+serai si tendre, si effacée, petit à petit vous verrez... Je vous
+assure que je vous aime éperdument.
+
+En entendant ces paroles, Boum était parti d'un grand éclat de rire.
+Et la jeune fille l'avait quitté en pleurant.
+
+Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir
+exprimer sa tendresse, un après-midi, au polo, Boum fit la joie de son
+entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui écrivait:
+
+... J'ai essayé, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maîtresse si
+vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.
+
+On avait beaucoup ri.
+
+Il y avait longtemps que Boum était devenu un mufle, parce que, depuis
+longtemps, il ne croyait plus à l'amour.
+
+
+
+
+Table des matières
+
+Plutarque.
+La carrière d'Arsay-Lancourt.
+La saisie.
+Boum.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
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+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+<title>Histoires grises</title>
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+</head>
+
+<body bgcolor="#FFFFFF" text="#000000">
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+<pre>
+
+The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoires grises
+
+Author: E. Edouard Tavernier
+
+Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892]
+Release Date: June, 2004
+First Posted: September 18, 2002
+Last Updated: March 29, 2004
+
+Language: English
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
+
+
+
+Produced by W. Debeuf
+
+
+
+
+
+</pre>
+
+
+<p>Histoires grises.</p>
+<p>By E. Edouard Tavernier.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h1 align="center"></h1>
+<h1 align="center"></h1>
+<h1 align="center">HISTOIRES GRISES</h1>
+<p></p>
+<h2 align="center"><br>
+ Plutarque.</h2>
+<p><br>
+ <i>L'honneur est une &icirc;le escarp&eacute;e et sans bords, o&ugrave; l'on
+ ne peut plus rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent
+ sorti.</i></p>
+<p>(<i>M&eacute;ditations sur Boileau</i>)</p>
+<p><br>
+ I.</p>
+<p><br>
+ Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait &eacute;t&eacute; donn&eacute; un
+ soir chez un marchand de vins, &agrave; cause d'un livre qu'on lui voyait lire
+ de temps en temps et qu'il avait ramass&eacute; &agrave; la porte d'un lyc&eacute;e.
+ On connaissait l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'&eacute;tait
+ son nom maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait &agrave; tout.</p>
+<p>La journ&eacute;e qui pour lui s'&eacute;tait annonc&eacute;e normale, c'est-&agrave;-dire
+ ni bonne ni mauvaise, avait particuli&egrave;rement bien fini. Il s'&eacute;tait
+ mis &agrave; pleuvoir des arrosoirs, et en d&eacute;pit de l'opinion courante,
+ la pluie n'est pas une chose d&eacute;sagr&eacute;able; gr&acirc;ce &agrave;
+ l'eau d'en haut, les trottoirs ne sont pas encombr&eacute;s, les promeneurs
+ et les sergents de ville ne manifestent pas un int&eacute;r&ecirc;t particulier
+ &agrave; ce que peuvent faire les gueux; ceux-ci ont m&ecirc;me le loisir de
+ s'arr&ecirc;ter, dans leur promenade -- ce qui est d&eacute;j&agrave; bien --
+ sous une porte ou sous la tente d'un caf&eacute; -- ce qui est mieux encore
+ parce que, des conversations qui s'engagent na&icirc;t la possibilit&eacute;
+ de rendre quelques services; les oblig&eacute;s ne s'attardent pas en g&eacute;n&eacute;ral
+ &agrave; compter leur billon.<br>
+</p>
+<p>En passant place de la R&eacute;publique, devant un petit h&ocirc;tel, Plutarque
+ eut le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme heureux,
+ c'est-&agrave;-dire un ventre assez gros, barr&eacute; d'une cha&icirc;ne de
+ montre en or, juch&eacute; sur deux jambes gain&eacute;es dans un pantalon soign&eacute;
+ finissant en souliers &agrave; gu&ecirc;tres blanches, le tout surmont&eacute;
+ d'une bonne figure sous un chapeau melon nullement us&eacute;. Ne voulant sans
+ doute pas ternir la joie de son &acirc;me ou tacher ses gu&ecirc;tres, l'homme
+ heureux avait h&eacute;l&eacute; Plutarque pour un taxi. Peu de temps apr&egrave;s,
+ Plutarque arrivait dans un virage savant, &agrave; grande allure, debout sur
+ le marchepied, les mains cramponn&eacute;es &agrave; la poign&eacute;e. Avant
+ de laisser refermer la porti&egrave;re, l'homme heureux avait mis quatre francs
+ dans la main creuse que Plutarque tendait poliment.</p>
+<p>Cet homme &eacute;tait &eacute;videmment disproportionn&eacute;, aussi bien
+ avec le service rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demand&eacute;
+ au conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses recherches
+ avaient &eacute;t&eacute; laborieuses. Quant au client, il avait l'air &agrave;
+ son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas &ecirc;tre un abonn&eacute;
+ de l'Op&eacute;ra. Seulement, quand on est content...</p>
+<p>Plutarque examina les pi&egrave;ces sous le r&eacute;verb&egrave;re, essaya
+ de les rayer l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce.
+ Les deux &eacute;preuves ayant &eacute;t&eacute; satisfaisantes, il les glissa
+ dans la poche gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup,
+ il les retint dans sa main qu'il ne retira pas.</p>
+<p>Evidemment, le probl&egrave;me changeait. La solution du manger et du dormir,
+ quand on n'a pas le sou, est compl&egrave;tement diff&eacute;rente de celle
+ qu'on peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail inconscient
+ de la journ&eacute;e tendant &agrave; la pr&eacute;paration de la nuit devenait
+ superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, d'abord il
+ mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons d&eacute;lav&eacute;s
+ qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les patronages, mais des
+ choses qu'on m&acirc;che et qui r&eacute;sistent juste ce qu'il faut: un <i>navarin-carotte</i>
+ par exemple. Et la pens&eacute;e seule de ce mets amenait du jus dans sa bouche.
+ Puis il mangerait assis, boirait du vin rouge et... bonheur supr&ecirc;me, coucherait
+ seul. Cette derni&egrave;re perspective le ravissait d&eacute;licieusement:
+ une chambre &agrave; soi, avec une place pour dormir, s'allonger sans qu'on
+ vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre, pouvoir &ecirc;tre avec
+ soi, comme dans la ballade, mais couch&eacute;. Il faut dire que le dortoir,
+ la grange ou l'asile, c'est bien &agrave; cela qu'on se fait le moins.</p>
+<p>Il marchait, chiquant ces id&eacute;es dans sa t&ecirc;te, sans remarquer qu'il
+ s'&eacute;loignait terriblement du marchand de vins et de l'h&ocirc;tel garni
+ qu'il s'&eacute;tait fix&eacute;. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie
+ qui avait d&eacute;finitivement coll&eacute; ses v&ecirc;tements sur sa peau.
+ Ses souliers beuglaient et giclaient si r&eacute;guli&egrave;rement dans sa
+ marche, que leur chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source
+ ou le battement d'un moteur. D'une porte d'usine o&ugrave; elles attendaient,
+ deux filles haut retrouss&eacute;es l'apostroph&egrave;rent:</p>
+<p>- Il a de quoi barboter! dit l'une.</p>
+<p>L'autre commenta:</p>
+<p>- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.</p>
+<p>Plutarque, dans un sourire, sans s'arr&ecirc;ter, salua; son geste dut &ecirc;tre
+ un peu trop courtois puisque les femmes d&eacute;contenanc&eacute;es ne trouv&egrave;rent
+ rien &agrave; ajouter.</p>
+<p>Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent march&eacute;
+ sans but, dans la ville; sans savoir du tout o&ugrave; il &eacute;tait, il prit
+ &agrave; gauche une petite rue d&eacute;serte et mal pav&eacute;e. Le trottoir
+ d&eacute;fonc&eacute; brillait par places sous les becs de gaz tremblotants.
+ Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide &eacute;taient rang&eacute;s
+ sur les c&ocirc;t&eacute;s; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la
+ lune. Plutarque parcourut de la m&ecirc;me allure d'autres rues semblables;
+ il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas
+ qu'il eut encore assez faim.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ II</p>
+<p><br>
+ Le souper fut quelconque. Arriv&eacute; tard, Plutarque, ne trouvant plus rien
+ de pr&ecirc;t, avait &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de se rabattre sur une
+ <i>cro&ucirc;te garnier</i> que la tenanci&egrave;re composa sur le champ
+ et r&eacute;chauffa pour lui. La p&acirc;te &eacute;tait d&eacute;tremp&eacute;e
+ et la sauce avait un go&ucirc;t auquel il fallait s'habituer. Le d&eacute;bit
+ &eacute;tait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant
+ la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon reniflait
+ par intervalles r&eacute;guliers comme un enrhum&eacute;, pendant que montait
+ et tombait la lumi&egrave;re.</p>
+<p>Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'&eacute;tait la
+ pens&eacute;e de la chambre qui le hantait. L'h&ocirc;tel vers lequel il marchait
+ n'avait pas de nom. C'&eacute;tait un immeuble long et bas, &agrave; un &eacute;tage
+ seulement, une &eacute;trange vieille maison qu'on ne r&eacute;parait plus,
+ du temps o&ugrave; le quartier Caulaincourt &eacute;tait de la p&eacute;riph&eacute;rie,
+ vieille bicoque, que seule la sp&eacute;culation tenait encore debout sur ce
+ terrain cher. Au-dessus de la porte &eacute;troite s'&eacute;tendait un grand
+ bras de fer o&ugrave; s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cass&eacute;e
+ on pouvait deviner le mot <i>H&ocirc;tel</i>. Plutarque s'engouffra dans le
+ corridor et monta quelques marches d'escalier jusqu'&agrave; la loge puante
+ o&ugrave; le m&eacute;nage patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva,
+ d&eacute;visagea son client comme quelqu'un qui craint &quot;les affaires&quot;;
+ puis, ayant per&ccedil;u la taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:</p>
+<p>- La quatri&egrave;me &agrave; gauche en entrant.</p>
+<p>Plutarque &eacute;prouvait une sensation de bien-&ecirc;tre en refermant la
+ porte. Des murs! plus d'espace commun &agrave; tous; pouvoir &eacute;tendre
+ son &ecirc;tre, renferm&eacute; d'habitude en lui-m&ecirc;me, jusqu'&agrave;
+ la limite d'une chambre si petite qu'elle f&ucirc;t. Pouvoir faire ce qu'on
+ veut, tranquillement, sans risquer aucun geste, aucune remarque, aucune r&eacute;flexion.
+ De joie, il &eacute;tira ses bras et cracha par terre, puis il s'&eacute;tendit
+ sur le vague sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint &eacute;veill&eacute;
+ pour jouir de sa joie.</p>
+<p>Il se rappelait qu'il avait d&eacute;j&agrave; pass&eacute; deux nuits dans
+ une chambre semblable de cet h&ocirc;tel, un an ou dix-huit mois avant, il n'&eacute;tait
+ plus absolument s&ucirc;r. Ses appr&eacute;hensions d'alors lui revenaient.
+ C'&eacute;tait &agrave; l'&eacute;poque descendante de sa carri&egrave;re: il
+ avait trouv&eacute;, cette premi&egrave;re fois, la chambre crasseuse; l'odeur
+ l'incommodait; les punaises le mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait
+ pas, des bruits assourdis que l'on percevait &agrave; travers l'&eacute;paisse
+ cloison. Aujourd'hui il entendait partir des chambres voisines des vagissements
+ qui avaient beaucoup de chance d'&ecirc;tre de m&ecirc;me nature que ceux jadis
+ entendus; une autre g&eacute;n&eacute;ration de m&ecirc;mes insectes s'appr&ecirc;tait
+ &agrave; le travailler; les vieux relents tout au plus augment&eacute;s de puanteurs
+ nouvelles flottaient entre les murs, et cependant il &eacute;tait bien maintenant,
+ n'avait nulle crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativit&eacute;.</p>
+<p>Sa m&eacute;moire n'avait rien oubli&eacute;, et pourtant quel chemin il avait
+ fait! Ce soir, parce qu'il &eacute;tait heureux, le pass&eacute; triste lui
+ revenait. Il le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les m&ecirc;mes
+ dispositions o&ugrave; il avait re&ccedil;u la pluie de tout &agrave; l'heure.
+ Il se revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite maison
+ d'Angers o&ugrave; il &eacute;tait n&eacute;, et il se reconnaissait: ce n'&eacute;tait
+ pas un autre, c'&eacute;tait bien lui. Il suivait parfaitement la continuit&eacute;,
+ la vie de famille ordonn&eacute;e, o&ugrave; l'on &eacute;conomisait en vivant
+ bien; le coll&egrave;ge o&ugrave; il &eacute;tait parmi les bons; puis Paris,
+ le Quartier, les tavernes, les femmes et, un jour, la minuscule faute initiale:
+ avoir d&eacute;pens&eacute; dans une f&ecirc;te l'argent d'un examen. Tout de
+ m&ecirc;me, quelle mentalit&eacute; on peut avoir encore dans la bourgeoisie
+ en province, pour punir de telles peccadilles avec des ch&acirc;timents pareils.
+ Il s'esclaffa tout seul et sans amertume pensa: Cr&eacute;tins!</p>
+<p>Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure aust&egrave;re de son p&egrave;re,
+ conservateur des hypoth&egrave;ques.</p>
+<p>'Je te dispense d&eacute;sormais de rentrer &agrave; la maison&quot; furent
+ les derniers mots de la derni&egrave;re lettre qu'il avait re&ccedil;ue.</p>
+<p>Apr&egrave;s, la d&eacute;gringolade &eacute;tait venue rapidement. Quelques
+ mois de vie &agrave; cr&eacute;dit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne
+ trouve pas parce qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure
+ encore un Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, c'est-&agrave;-dire
+ tr&egrave;s peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, on use tellement.
+ Apr&egrave;s on a faim. Un beau jour on ouvre les porti&egrave;res, on vend
+ des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se pr&eacute;sente. Alors, c'est invraisemblable,
+ &ccedil;a ne change plus. A tout prendre, d'ailleurs, dans les circonstances
+ normales, c'est une vie comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus;
+ comme dans toutes les vies, il y a de bons et de mauvais moments.</p>
+<p>Pendant qu'il laissait passer ses r&eacute;flexions, sa porte s'ouvrit doucement
+ et soudain la lumi&egrave;re de la chambre s'augmenta de la lueur d'une seconde
+ bougie. Plutarque vit un homme d'&acirc;ge moyen, assez bien v&ecirc;tu, qui
+ s'excusa :</p>
+<p>- Pardon.</p>
+<p>Plutarque fut contrari&eacute;. Il avait pay&eacute;, ce n'&eacute;tait pas
+ pour qu'on vienne le voir et lui dire &quot;pardon&quot;. Trop habitu&eacute;
+ &agrave; ne pas gaspiller l'heure bonne en r&eacute;criminations, il ne se laissa
+ point pourtant absorber par ce petit inconv&eacute;nient, et ne perdit pas une
+ minute &agrave; se demander ce que cet homme bien habill&eacute; pouvait venir
+ faire dans cet h&ocirc;tel. Il lui int&eacute;ressait peu de savoir si son visiteur
+ commen&ccedil;ait la phrase descendante par laquelle lui-m&ecirc;me avait pass&eacute;,
+ si c'&eacute;tait un policier ou un d&eacute;traqu&eacute; vicieux &agrave;
+ la recherche d'une combinaison extraordinaire. Dans son monde &agrave; lui,
+ comme on ne s'&eacute;tonne plus, on ne s'occupe gu&egrave;re des affaires des
+ autres: les siennes suffisent.</p>
+<p>La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique et
+ sadique satisfaction de sentir qu'on est &agrave; l'abri soi-m&ecirc;me pendant
+ que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un moment des
+ tranch&eacute;es aga&ccedil;antes lui tenaillaient le ventre, de plus en plus
+ lancinantes. Il pensa que c'&eacute;tait la <i>cro&ucirc;te garnier</i> ou
+ au moins la sauce qui faisait des difficult&eacute;s pour passer. Comme il n'y
+ a rien de tel pour dig&eacute;rer que le sommeil, il souffla sa chandelle et
+ s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il &eacute;tait accoutum&eacute;
+ par les n&eacute;cessit&eacute;s de ses nuits non tranquilles.</p>
+<p>Sa p&eacute;nible digestion le r&eacute;veilla. Il faisait encore noire dans
+ la chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma sa
+ bougie; comme d&eacute;cid&eacute;ment &ccedil;a n'allait pas dans cette atmosph&egrave;re
+ &eacute;touff&eacute;e, il &eacute;prouva le besoin de respirer, se leva et
+ sortit dans le couloir obscur. Press&eacute;, son pied buta dans quelque chose
+ et il s'allongea sur un corps couch&eacute; l&agrave;; sa figure toucha une
+ figure et &agrave; la lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut
+ l'homme qui avait ouvert sa porte. Le visage &eacute;tait congestionn&eacute;,
+ les yeux vicieux gonfl&eacute;s; sur la bouche s'&eacute;tait fig&eacute;e une
+ fraise de sang. Plutarque fit un r&eacute;tablissement sur ses mains, se redressa
+ et sans la moindre h&eacute;sitation, feutrant son pas, &agrave; croire qu'il
+ foulait de la mousse, il marcha vers la porte, cria:</p>
+<p>- Cordon...</p>
+<p>et sortit.</p>
+<p>Dehors, il ne se h&acirc;ta pas, tourna &agrave; tous les carrefours rencontr&eacute;s,
+ d&eacute;cid&eacute; &agrave; aller loin, tr&egrave;s loin dans le quartier
+ qu'il se rappellerait en route avoir le moins fr&eacute;quent&eacute;. C'&eacute;tait
+ &agrave; peine si son coeur battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au
+ ventre.</p>
+<p>L'homme &eacute;tait-il mort ou vivant dans le couloir de l'h&ocirc;tel? C'&eacute;tait
+ encore &quot;une affaire des autres&quot;. Mais allait-on l'impliquer dans l'affaire,
+ le cueillir lui-m&ecirc;me? C'&eacute;tait bien le motif qui l'avait fait fuir,
+ mais qu'y pouvait-il? C'&eacute;tait oui ou non. Il fallait se donner toutes
+ les chances. Apr&egrave;s tout, en dehors des formalit&eacute;s, des discussions,
+ de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant les choses. Il se
+ rappelait la caserne. Toujours des avantages et des inconv&eacute;nients, comme
+ dans toutes les vies, comme dans la maraude, de plus on est nourri, somme toute...
+ et log&eacute;.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ III</p>
+<p>Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'&eacute;tait l&agrave;
+ qu'il avait pens&eacute; &eacute;lire domicile, parce que quand on est gueux,
+ &agrave; la diff&eacute;rence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison
+ ou dans une rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait
+ de s'ouvrir, il avait presque pris cette d&eacute;cision, assis devant un vin
+ blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade &agrave; lui, du temps
+ o&ugrave; il &eacute;tait &eacute;tudiant, le fils d'un notaire de Provence,
+ s'&eacute;tait &eacute;tabli cr&eacute;mier dans ce quartier, apr&egrave;s un
+ mariage assez dr&ocirc;le avec Ginette, une grande brune qui allait au Bullier.
+ Celui-l&agrave; avait h&eacute;rit&eacute; cinq mille francs d'une tante; la
+ fille, qui avait le sens de la vie, avait exig&eacute; l'abandon des carri&egrave;res
+ lib&eacute;rales, en telle sorte que son &eacute;poux n'avait descendu que de
+ quelques crans. Plutarque n'avait pas id&eacute;e de l'endroit o&ugrave; se
+ trouvent la boutique, il avait appris seulement que les affaires de son ami
+ marchaient et que Ginette avait eu deux jumelles. Cette possibilit&eacute; de
+ les rencontrer &eacute;tait encore trop pour lui; il prit brusquement le parti
+ de s'installer ailleurs et repartit aussit&ocirc;t de ce pas lent, cadenc&eacute;
+ et rasant le sol qu'ont tous les chemineaux du monde.</p>
+<p>Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi les bords
+ de la Seine. Une vague bu&eacute;e flottait sur le fleuve qui sentait la mar&eacute;e.
+ Le froid du premier matin pin&ccedil;ait. Plutarque se promena un moment, puis,
+ sous le regard d'un agent de police, passa la porte du march&eacute;. Les boutiques
+ &eacute;taient d&eacute;j&agrave; install&eacute;es. Les carottes, les choux,
+ les salades et les petites bottes de radis &eacute;taient bien rang&eacute;s
+ dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la boucherie, de la charcuterie,
+ du gibier, du fromage, des fruits, des fleurs, des asperges en branche, de tout
+ ce qui se mange, et en grande quantit&eacute;, de quoi faire crever des milliers
+ de bedaines. Les vendeuses et les marchands parlaient doucement, &eacute;taient
+ s&eacute;rieux; on sentait toute la gravit&eacute; de ces actes de vendre et
+ d'acheter pour ce petit peuple de travailleurs.</p>
+<p>Comme Plutarque &eacute;tait en train de consid&eacute;rer un chapelet de saucisses,
+ se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au d&eacute;tail,
+ il s'entendit appeler:</p>
+<p>&quot;Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?...&quot;</p>
+<p>C'&eacute;tait une grosse cuisini&egrave;re d&eacute;j&agrave; vieille, une
+ large figure &eacute;paisse et r&eacute;sign&eacute;e. Elle portait un panier
+ plein sous un bras et deux autres vides dans une main. Plutarque la d&eacute;barrassa
+ du tout et la suivit &agrave; travers les petites all&eacute;es, pendant qu'elle
+ t&acirc;tait, marchandait et quelquefois achetait. Son march&eacute; dura bien
+ une heure. Plutarque s'&eacute;tonnait qu'on p&ucirc;t avoir besoin de tant,
+ m&ecirc;me dans une grosse maison. Il en avait bient&ocirc;t plein sa charge
+ et avait d&ucirc; enlever sa ceinture pour tenir deux fardeaux dans une main.</p>
+<p>- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.</p>
+<p>Et elle le dirigea non loin de l&agrave; vers le centre de la place d'o&ugrave;
+ partait le tramway.</p>
+<p>En marchant, elle se plaignait du prix des choses.</p>
+<p>- Et encore vous avez vu la premi&egrave;re marchande, commentait-elle, voulait
+ me les faire vingt-cinq sous!</p>
+<p>Plutarque avait appris &agrave; se mettre dans la peau des r&ocirc;les; il
+ r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ne m'en parlez pas, c'est une mis&egrave;re, on ne sait plus, on ne sait
+ plus... et on a bien du mal.</p>
+<p>La femme aima cette humilit&eacute; approbative; elle aima la pr&eacute;venance
+ de son porteur parce que, de lui-m&ecirc;me, il avait offert d'attendre le tramway
+ pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-&ecirc;tre elle lui donna
+ un franc.</p>
+<p>Quand le v&eacute;hicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
+ l'imp&eacute;riale la femme lui cria:</p>
+<p>- &quot;Si vous &ecirc;tes l&agrave;, demain...</p>
+<p>La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-l&agrave;,
+ Plutarque avait fait la com&eacute;die de circonstance: comme il jouait le sans-travail
+ assasin aux Champs-Elys&eacute;es quand la nuit venait, ou le pieux mendiant
+ &agrave; la porte des &eacute;glises et la gouape le matin &agrave; la sortie
+ des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les derniers grincements
+ et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, quand, au bout de l'avenue,
+ le tramway n'&eacute;tait plus qu'une miniature semblable &agrave; un jouet
+ d'enfant, il restait &agrave; arpenter le refuge.</p>
+<p>Tant de temps s'&eacute;tait pass&eacute; qu'on ne lui avait pas dit &quot;&agrave;
+ demain&quot;. Cette id&eacute;e qu'on accrochait sa vie du jour &agrave; celle
+ qui viendrait, l'&eacute;tonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'&eacute;tait
+ pas rendu compte de l'instabilit&eacute; de ses occupations finit par l'amuser.
+ Il en sourit pendant qu'il marchait.</p>
+<p>La journ&eacute;e &eacute;tait belle, il poussa une pointe jusqu'&agrave; l'entr&eacute;e
+ du Bois; derri&egrave;re un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son
+ sommeil avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la casquette
+ sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.</p>
+<p>Dans l'apr&egrave;s-midi, &agrave; la sortie des courses, il fit quatre francs.
+ Le soir il s'offrit un bon petit d&icirc;ner et trouva non loin du march&eacute;
+ une chambre o&ugrave; pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit
+ avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait d&eacute;cid&eacute;ment
+ pas assez r&eacute;ussi. Il se leva le dernier au matin, proposa au logeur de
+ balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut accept&eacute;e; on lui rendit
+ deux sous et de la consid&eacute;ration.</p>
+<p>Au march&eacute; il p&eacute;n&eacute;tra encore sous l'oeil de l'agent et
+ se rendit &agrave; la boutique de la boucherie par o&ugrave; la cuisini&egrave;re
+ lui avait dit d&eacute;buter. Il n'attendit pas. Elle le reconnut &agrave; peine,
+ mais n'h&eacute;sita pas &agrave; lui confier ses paniers. Comme la veille,
+ ils firent ensemble le tour des &eacute;talages, lui attendant en silence pendant
+ les pourparlers, se contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de
+ la femme quand elle se plaignait qu'on l'&eacute;corchait. En route pour le
+ tramway, ils &eacute;chang&egrave;rent encore quelques paroles. Elle lui apprit
+ qu'elle servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit
+ personnes &agrave; table, que les pensionnaires &eacute;taient de familles riches
+ et beaucoup d'autres d&eacute;tails lesquels, en d&eacute;pit de tout l'int&eacute;r&ecirc;t
+ qu'il montrait, &eacute;taient compl&egrave;tement indiff&eacute;rents &agrave;
+ Plutarque. Sur le refuge, elle eut une remarque d&eacute;sagr&eacute;able:</p>
+<p>- Je vous ai donn&eacute; un franc hier; c'&eacute;tait la premi&egrave;re
+ fois, mais c'est beaucoup.</p>
+<p>- Je sais bien, r&eacute;pondit-il, c'est beaucoup de bont&eacute; de votre
+ part; tout de m&ecirc;me, si &ccedil;a ne vous faisait pas d&eacute;faut &agrave;
+ vous, on a tant de difficult&eacute;s...</p>
+<p>La femme redonna vingt sous, ce qui cr&eacute;ait la fixit&eacute; du tarif.
+ Il fit encore passer les paniers sur la voiture apr&egrave;s avoir re&ccedil;u
+ son prix, ce qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement.
+ Il enleva comme la veille sa casquette au moment du d&eacute;part et entendit
+ une comm&egrave;re sur la plateforme qui soulignait son geste:</p>
+<p>- Eh bien, Madame, j'esp&egrave;re que vous avez un porteur poli, c'est si
+ rare aujourd'hui.</p>
+<p>Cette remarque &eacute;tant un hommage indirect &agrave; la fa&ccedil;on dont
+ la bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier encore:</p>
+<p>- A demain.</p>
+<p>Cette fois Plutarque r&eacute;prima une v&eacute;ritable envie de rire. Ah!
+ mais c'&eacute;tait un m&eacute;tier alors. A vrai dire, tous les jours -- car
+ il faut bien qu'elles mangent les demoiselles -- il &eacute;tait embauch&eacute;.
+ Le soir, il retourna souper dans la m&ecirc;me maison, chez un marchand de bois
+ dont la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le m&ecirc;me h&ocirc;tel,
+ et commen&ccedil;a une vie toute diff&eacute;rente de celle qu'il tra&icirc;nait
+ auparavant.</p>
+<p>Les jours qui suivirent am&eacute;liorent encore sa situation. Il avait bient&ocirc;t
+ acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arriv&eacute;e le tour
+ des boutiques, voyait la marchandise et s'enqu&eacute;rait des prix. Les marchands
+ ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisini&egrave;re, en arrivant, &eacute;coutait
+ son rapport; m&ecirc;me quelquefois lui laissait de petites sommes pour profiter
+ des premi&egrave;res occasions le lendemain. Il s'acquittait consciencieusement
+ de ces missions de confiance, ne majorant les prix que dans une proportion tr&egrave;s
+ modeste, tr&egrave;s admise, sous le nom d'escompte, par le personnel achetant
+ d'ordinaire.</p>
+<p>Il s'&eacute;tait d&eacute;brouill&eacute; aussi dans l'organisation de sa
+ vie. Pour la nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant
+ quoi on lui donnait pour rien, &agrave; la fermeture de l'&eacute;tablissement,
+ un repas, c'est-&agrave;-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche
+ et souvent un verre de vin. A l'h&ocirc;tel, il balayait et arrosait tout le
+ second &eacute;tage r&eacute;serv&eacute; aux gens de passage et l'escalier
+ en entier; ce service &eacute;tait r&eacute;mun&eacute;r&eacute; par le droit
+ de coucher dans un lit v&eacute;ritable, dans la chambre &agrave; deux lits
+ de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart du temps; sa compagne apportant
+ une r&eacute;gularit&eacute; surprenante dans l'irr&eacute;gularit&eacute; d'une
+ conduite agit&eacute;e, d&eacute;couchait presque toutes les nuits. Rapidement
+ il &eacute;tait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il montait se coucher aussit&ocirc;t
+ son souper mang&eacute; et son travail fini. Sa chambre &eacute;tait l'objet
+ de soins minutieux, toujours balay&eacute;e et arros&eacute;e, m&ecirc;me les
+ affaires de sa compagne &eacute;taient mises en place par lui -- c'&eacute;tait
+ le seul moyen de n'en pas &ecirc;tre encombr&eacute; --. La cuvette de zinc
+ avait &eacute;t&eacute; garnie de bouts de corde d&eacute;chiquet&eacute;s,
+ en telle sorte qu'elle pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied
+ de son lit, avait re&ccedil;u des charni&egrave;res et un cadenas: c'&eacute;taient
+ &quot;ses affaires&quot;. Pour le moment elle ne contenait gu&egrave;re que
+ des aiguilles, du fil et un bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le
+ matin en sortant et emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir.
+ Assis sur son lit il d&eacute;nouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui
+ renfermait sa fortune. Ses &eacute;conomies augmentaient, il s'&eacute;tait
+ impos&eacute; de ne d&eacute;penser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait
+ au moins son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas
+ de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas grand
+ chose -- son gain r&eacute;gulier s'amassait.</p>
+<p>La pens&eacute;e lui venait d'acheter des v&ecirc;tements. Plusieurs courses
+ chez les fripiers des environs lui donnaient une id&eacute;e exacte du prix
+ des choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les siens
+ les pi&egrave;ces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, en
+ lambeaux et moisie par place, aurait gagn&eacute; &agrave; avoir une rechange
+ permettant un lavage et une r&eacute;paration; enfin, une casquette. Ce troisi&egrave;me
+ d&eacute;sir surtout l'obs&eacute;dait.</p>
+<p>Il n'aurait os&eacute; l'avouer &agrave; personne, il ne s'agissait pas d'une
+ casquette ordinaire, celle qu'il avait &eacute;tant assez bonne d'ailleurs,
+ mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue &agrave; la devanture
+ du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel
+ et, au turban de velours noir, &eacute;tait brod&eacute;, en lettres d'argent
+ le mot : &quot;COMMISSIONNAIRE&quot;. Coiff&eacute; de la sorte, il lui semblait
+ que sa situation serait d&eacute;finitivement assise, que les pourboires seraient
+ forc&eacute;ment plus gros, qu'on le reconna&icirc;trait dans la rue et qu'il
+ se constituerait une client&egrave;le attir&eacute;e. Le marchand en demandait
+ douze francs, c'&eacute;tait beaucoup.</p>
+<p>Le soir, apr&egrave;s avoir fait ses comptes, sit&ocirc;t qu'il &eacute;tait
+ dans sa couverture, il y pensait. Finalement, h&eacute;sitant, il n'achetait
+ rien; il se contentait pendant le jour, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner, de
+ r&eacute;parer les trous nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il
+ cousait p&eacute;niblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant
+ &agrave; ses premiers travaux d'&eacute;criture.</p>
+<p>Tout de m&ecirc;me, quand il regardait en arri&egrave;re, quels changements
+ dans sa vie d'avant. Maintenant ses jours passaient r&eacute;guliers, tous pareils,
+ sans impr&eacute;vu et sans inqui&eacute;tude. A table, en s'asseyant, il lui
+ arrivait d'avoir bon app&eacute;tit, mais il ne retrouvait plus jamais la d&eacute;sagr&eacute;able
+ sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui &eacute;tait famili&egrave;re,
+ de plus en plus tenace, avec cette crampe particuli&egrave;re qu'elle d&eacute;clanche
+ en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer &agrave; mesure que les forces
+ physiques diminuent; il se rappelait les premi&egrave;res bouch&eacute;es qu'on
+ mange apr&egrave;s avoir eu faim, bouch&eacute;es qui sont sans go&ucirc;t et
+ qui font au passage, quand on les avale, l'impression de corps &eacute;trangers
+ ne se d&eacute;sagr&eacute;geant pas.</p>
+<p>Tout cela &eacute;tait loin, tr&egrave;s loin m&ecirc;me; une remarque du marchand
+ de vins chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commer&ccedil;ant
+ avait dit &agrave; sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui
+ devait de l'argent: &quot;Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme Plutarque&quot;...</p>
+<p>Ces mots l'avaient frapp&eacute;! Ils &eacute;taient comme la coupure entre
+ sa vie vagabonde et sa vie de maintenant. D&eacute;sormais son changement &eacute;tait
+ sorti de ses consid&eacute;rations sur lui-m&ecirc;me; les autres aussi le constataient.
+ Ce fait donnait &agrave; sa situation pr&eacute;sente une cons&eacute;cration
+ et impliquait en m&ecirc;me temps pour elle une dur&eacute;e, un &eacute;tablissement,
+ comme un vague but atteint qui l'&eacute;tonnait.</p>
+<p>La destin&eacute;e des &ecirc;tres est une fantaisie, pensait-il, c'&eacute;tait
+ pour en arriver l&agrave; qu'il avait fait ce chemin long, accident&eacute;,
+ fou surtout; qu'il avait v&eacute;cu toutes ses heures incertaines avec, si
+ souvent, l'attente de la catastrophe imminente et d&eacute;finitive. Il se rappelait
+ les conseils d'un vieil ami de son p&egrave;re:</p>
+<p>- On fait sa vie... Choisis bien <i>ta vocation</i>!</p>
+<p>Ces gens &eacute;tablis sont &agrave; mourir de rire; ce &agrave; quoi on est
+ appel&eacute;, est-ce qu'on peut le savoir jamais, avant d'&ecirc;tre arriv&eacute;?
+ Comme si ce n'&eacute;tait pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire,
+ et de vous faire encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivi&egrave;res,
+ on voit flotter des petits d&eacute;bris de bois; il en est qui filent tout
+ droit, d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arr&ecirc;tent sur
+ les bords, d'autres vont au fond apr&egrave;s avoir ou n'avoir pas tourn&eacute;
+ sur eux-m&ecirc;mes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi,
+ et voil&agrave; tout. Somme toute, son existence pass&eacute;e aboutissait &agrave;
+ faire de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre,
+ dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait &agrave; peine travers&eacute; deux fois
+ auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement,
+ sans m&ecirc;me chercher plus loin que cette fameuse nuit o&ugrave; il s'&eacute;tait
+ pay&eacute; une chambre pour lui tout seul, &agrave; l'h&ocirc;tel de la rue
+ Caulaincourt, et o&ugrave; l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassin&eacute;
+ l'homme qui gisait dans le couloir.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IV</p>
+<p><br>
+ Il &eacute;tait arriv&eacute; ce matin de bonne heure au march&eacute;. La veille,
+ la cuisini&egrave;re lui avait remis vingt francs pour les achats de l&eacute;gumes
+ qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'&eacute;tait vraiment t&ocirc;t,
+ les marchandises n'&eacute;tant pas d&eacute;ball&eacute;es et les prix pas
+ encore fix&eacute;s. L'agent de police de service devant la porte avait &eacute;t&eacute;
+ chang&eacute;; sans attacher &agrave; ce dernier fait la moindre importance,
+ Plutarque se ravisa, rebroussa chemin et fl&acirc;na un moment sur le trottoir.</p>
+<p>Ce man&egrave;ge dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville
+ qui le d&eacute;visagea d'une fa&ccedil;on inqui&egrave;te et &agrave; laquelle
+ le vagabond, maintenant rang&eacute;, n'&eacute;tait plus habitu&eacute;.</p>
+<p>La sir&egrave;ne d'une usine mugit, il &eacute;tait six heures. Un peu g&ecirc;n&eacute;,
+ Plutarque voulut entrer.</p>
+<p>- Qu'est-ce que tu vas chercher l&agrave;, toi, fit l'agent.</p>
+<p>- Je viens acheter, M'sieur l'agent, r&eacute;pondit Plutarque.</p>
+<p>- C'est bon, c'est bon, on la conna&icirc;t va; allez, allez, d&eacute;canille.</p>
+<p>Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-m&ecirc;me.</p>
+<p>Plutarque revint vers lui, tr&egrave;s humble.</p>
+<p>- Monsieur, j'ach&egrave;te pour quelqu'un.</p>
+<p>- &Ccedil;a suffit, dit le fonctionnaire, en &eacute;levant la voix.</p>
+<p>Plutarque n'insista pas, entrevoyant des d&eacute;sagr&eacute;ments et vint
+ s'appuyer sur un r&eacute;verb&egrave;re, d&eacute;cid&eacute; &agrave; attendre
+ la cuisini&egrave;re qui le ferait bien entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle
+ jug&eacute;e provocante par l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-l&agrave;
+ croient? Le repr&eacute;sentant de l'ordre vint &agrave; lui, le pin&ccedil;a
+ cruellement au bras, en lui disant presque &agrave; voix basse:</p>
+<p>- Il faut circuler.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore,
+ deux larmes piqu&egrave;rent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de
+ la place attendre la bonne &agrave; la descente; il avait de l'argent &agrave;
+ elle, il fallait qu'il la rencontr&acirc;t.</p>
+<p>Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni dans
+ la rue, ni &agrave; l'arriv&eacute;e. Il attendit des heures durant tous les
+ tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs descendaient.
+ A mesure que le temps passait, il se reprochait de n'avoir pas regard&eacute;
+ suffisamment bien la sortie des premi&egrave;res voitures. Puis la certitude
+ vint que la cuisini&egrave;re &eacute;tait d&eacute;j&agrave; au march&eacute;
+ et qu'il l'avait manqu&eacute;e. Il attendit son retour; vers dix heures, il
+ la vit poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiqui&egrave;re qu'il
+ connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avan&ccedil;a vers elle et s'appr&ecirc;tait
+ &agrave; lui donner des explications. D&egrave;s qu'elle l'aper&ccedil;ut, elle
+ se r&eacute;pandit en invectives et en reproches:</p>
+<p>- Vous m'avez vol&eacute; mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...</p>
+<p>Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La femme
+ reprit avidement son bien, en lui disant:</p>
+<p>- Que je ne vous revoie plus.</p>
+<p>Doucement, il l'accompagna quand m&ecirc;me jusqu'&agrave; la voiture, aida
+ l'enfant qui n'&eacute;tait pas assez grand pour passer les paquets, se d&eacute;couvrit
+ au moment du d&eacute;part, mais ne re&ccedil;ut que ce seul merci:</p>
+<p>- Hypocrite!</p>
+<p>L'amertume vint en lui, mais trop pr&egrave;s encore de son &eacute;poque vagabonde,
+ elle venait sans r&eacute;volte, sans haine. La temp&eacute;rature n'est pas
+ toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir &agrave; quelqu'un?</p>
+<p>Assez tard dans la matin&eacute;e, &agrave; force de raisonnement, il se reprit,
+ se remonta:</p>
+<p>- C'&eacute;tait trop b&ecirc;te. Il y avait une explication &agrave; donner.
+ Les choses n'en pouvaient pas rester l&agrave;. Et puis, en somme, le franc
+ de la cuisini&egrave;re comptait peu dans ses ressources. C'&eacute;tait sa
+ situation chez le marchand de vin et &agrave; l'h&ocirc;tel qui l'asseyait.
+ Il entrevoyait d&eacute;j&agrave; la possibilit&eacute; de s'engager davantage
+ chez ses deux employeurs. Il pouvait prendre la place de la bonne dont on &eacute;tait
+ m&eacute;diocrement satisfait.</p>
+<p>Il pensa &agrave; toutes ces solutions et alla dans l'apr&egrave;s-midi, s'acheter
+ la casquette.</p>
+<p>Il eut un succ&egrave;s fou en entrant au d&eacute;bit, et la soir&eacute;e
+ fut tr&egrave;s gaie dans la petite salle de la buvette.</p>
+<p>Plutarque, &agrave; cause de son histoire avec l'agent et &agrave; cause de
+ sa casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la patronne
+ et quelques habitu&eacute;s le congratulaient et jugeaient s&eacute;v&egrave;rement
+ l'autorit&eacute;.</p>
+<p>- &quot;Tout &ccedil;a, c'est parce qu'on n'est pas riche&quot;, dirent les
+ femmes.</p>
+<p>Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque &agrave; cause de son
+ id&eacute;e de couvre-chef...</p>
+<p>- &quot;Voil&agrave; un gar&ccedil;on, faisait-il remarquer, qui avait des
+ besoins autrement pressants; et bien non, il n'a pens&eacute; qu'&agrave; son
+ affaire. En faisant ainsi, il conna&icirc;t son monde&quot;.</p>
+<p>Et comme les histoires des autres ne vous int&eacute;ressent que par ce qu'elles
+ ont de commun avec les n&ocirc;tres, il concluait en s'adressant &agrave; sa
+ femme:</p>
+<p>- &quot;Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte &agrave; faire
+ peindre la devanture qu'&agrave; acheter les banquettes et l'armoire&quot;.</p>
+<p>On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tourn&eacute;e,
+ mais refus&egrave;rent celle que proposait Plutarque, en raison de ses malheurs
+ et de la d&eacute;pense &eacute;norme de sa journ&eacute;e. De toute la chaleur
+ des alcools absorb&eacute;s, on se serra les mains en se quittant.</p>
+<p>Cette r&eacute;union, cet entourage, ces amiti&eacute;s auraient d&ucirc; lui
+ donner confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'&eacute;tait qu'un
+ pur accident. Cependant, il n'&eacute;tait pas tranquille en se couchant; le
+ charme se rompit d&egrave;s qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur
+ que d'habitude, un peu comme les attentions d'une ma&icirc;tresse qu'on sent
+ vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver &agrave; dormir.</p>
+<p>Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller au march&eacute;.
+ Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire une sc&egrave;ne devant
+ tout le monde? Il &eacute;tait perplexe, mais toute son appr&eacute;hension
+ s'&eacute;vanouit quand il eut regard&eacute; sa t&ecirc;te sous la resplendissante
+ casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. Il irait, c'&eacute;tait
+ son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver &agrave; redire? Il discutait
+ avec lui-m&ecirc;me. Il pactisa enfin: il attendrait que le march&eacute; battit
+ son plein; dans les all&eacute;es et venues, on ne le reconna&icirc;trait s&ucirc;rement
+ pas, surtout coiff&eacute; de la sorte. Et, pour se le prouver, il mettait alternativement
+ sa casquette neuve et sa vieille casquette et essayait en tournant rapidement
+ la figure d'avoir un aper&ccedil;u d'ensemble dans le miroir trop petit et dont
+ la surface ondul&eacute;e d&eacute;formait les lignes en mouvement.</p>
+<p>Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des p&acirc;t&eacute;s de
+ maisons et finit enfin par se lancer de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue,
+ &agrave; un moment o&ugrave; l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec
+ une fille courtaude qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son
+ coeur lui donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le
+ nez sur lui:</p>
+<p>- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. Tu as
+ un batt'chapeau aujourd'hui.</p>
+<p>Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:</p>
+<p>- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour revenir
+ quand je t'ai dit de f... le camp.</p>
+<p>Plusieurs personnes s'&eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;es, &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+ de la fille qui, le poing &agrave; la hanche, &eacute;coutait; la galerie &eacute;tait
+ constitu&eacute;e: Plutarque &eacute;tait perdu.</p>
+<p>- Non, r&eacute;pondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.</p>
+<p>- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit l'agent.
+ Allez, allez, avec moi, on va voir &ccedil;a.</p>
+<p>Il siffla un coll&egrave;gue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria
+ de le remplacer et partit.</p>
+<p>- &Ccedil;a y est, pensa Plutarque, en marchant.</p>
+<p>Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans espoir
+ maintenant, il essaya des explications:</p>
+<p>- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.</p>
+<p>L'agent ne r&eacute;pondit pas.</p>
+<p>- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au march&eacute;...
+ plus jamais.</p>
+<p>- C'est fini la litanie, dit &agrave; haute voix le gardien.</p>
+<p>Alors brusquement, une id&eacute;e folle vint &agrave; Plutarque, une de ces
+ id&eacute;es stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent
+ tout: fuir.</p>
+<p>Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arri&egrave;re, fit un saut
+ &agrave; droite et un &agrave; gauche pour d&eacute;pister l'agent qui tr&eacute;bucha,
+ et il partit de toute sa vitesse &agrave; grandes enjamb&eacute;es, avec une
+ agilit&eacute; de singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de
+ courir, comme un fou. L'agent suivait derri&egrave;re. Les rares passants se
+ gardaient bien d'intervenir.</p>
+<p>Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et o&ugrave;
+ l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit les pentes
+ gazonn&eacute;es du rempart pr&egrave;s de Boulogne. Sa manoeuvre &agrave; travers
+ les rues avait &eacute;t&eacute; si savante, sa chance si particuli&egrave;re,
+ qu'en arrivant sur les talus, il n'&eacute;tait encore suivi que par son agent.
+ Il escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le bord
+ jusqu'&agrave; ce que brutalement une douleur &agrave; l'estomac l'averti qu'il
+ &eacute;tait &agrave; bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain
+ s'offrait, il le d&eacute;gringola jusque dans le foss&eacute;. L&agrave;, il
+ fit encore quelques pas et s'arr&ecirc;ta, appuy&eacute; au mur.</p>
+<p>Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce chapitre
+ aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il l'ouvrit, le cachant entre
+ le mur et lui, et au moment pr&eacute;cis o&ugrave;, dans la derni&egrave;re
+ foul&eacute;e, son chasseur l'atteignait, Plutarque, ext&eacute;nu&eacute;,
+ lui enfon&ccedil;a la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre,
+ abattu; sa rude main encore cramponn&eacute;e au bras de Plutarque. Celui-ci,
+ pour se d&eacute;gager, dut le tra&icirc;ner quelques pas.</p>
+<p>... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque &eacute;tait pris par
+ des policiers habill&eacute;s en bourgeois.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>V</p>
+<p><br>
+ Apr&egrave;s trois mois de pr&eacute;vention, Plutarque passait aux Assises.
+ Son proc&egrave;s n'&eacute;tait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles
+ qui font tant de bruit &agrave; Paris. Il n'y avait pas de grand t&eacute;moin;
+ l'agent de police avait &eacute;t&eacute; gu&eacute;ri apr&egrave;s dix jours
+ d'h&ocirc;pital, Plutarque avouait. C'&eacute;tait une petite affaire banale,
+ comme il en a tant. Le public &eacute;tait peu nombreux. En comparaison avec
+ l'&acirc;pre froid du dehors, la chaleur &eacute;tait s&egrave;che et congestionnante,
+ une de ces chaleurs administratives dont personne ne paye le combustible. On
+ sentait le p&eacute;trole et la cr&eacute;osote. L'acte d'accusation &eacute;tait
+ si long, et redisait des choses si souvent entendues &agrave; tous les degr&eacute;s
+ d'instruction, que Plutarque se sentit tout de suite loin de la com&eacute;die
+ qui se jouait, comme s'il avait &eacute;t&eacute; un simple badaud spectateur
+ et qu'il se f&ucirc;t agi d'un autre; il trouvait ce spectacle terriblement
+ ennuyeux. La mise en sc&egrave;ne &eacute;tait ridicule; ces messieurs, costum&eacute;s
+ pour une semblable c&eacute;r&eacute;monie, un peu grotesques en d&eacute;pit
+ de toutes les pr&eacute;cautions, depuis le pr&eacute;sident qui paraissait
+ &ecirc;tre seul &agrave; travailler, jusqu'&agrave; cet huissier qu'on avait
+ affubl&eacute; d'une robe noire pour faire entrer les t&eacute;moins. A part
+ les jur&eacute;s qui avaient l'air heureux d'enfants autoris&eacute;s &agrave;
+ toucher un fusil, tous les autres pensaient chacun &agrave; ses petites affaires,
+ et c'&eacute;tait tr&egrave;s naturel. Leur air de chiens fouett&eacute;s s'accordait
+ mal avec la solennit&eacute; du d&eacute;cor et l'emphase des paroles, o&ugrave;
+ revenaient &agrave; chaque instant de grands mots &agrave; majuscule: l'Honneur,
+ la Justice, qui ne faisaient rien &agrave; l'histoire et qui paraissaient faux,
+ comme tout le reste dans ce cadre pompeux.</p>
+<p>Le d&eacute;fil&eacute; des t&eacute;moins amena un peu l'air ext&eacute;rieur
+ dans l'atmosph&egrave;re de cet atelier o&ugrave; se fabriquait la justice.
+ L'expert m&eacute;dical ouvrit le feu par une description minutieuse de la blessure
+ incrimin&eacute;e. Pour dire les choses les plus simples, afin d'&eacute;tablir
+ sa comp&eacute;tence technique, il se servait de mots destin&eacute;s &agrave;
+ n'&ecirc;tre pas compris:</p>
+<p>- &quot;Plaie p&eacute;n&eacute;trante de la r&eacute;gion cervicale, par instrument
+ tranchant...&quot;</p>
+<p>Il voulait avoir l'air d'une impartialit&eacute; scientifique; en r&eacute;alit&eacute;,
+ il chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux magistrats,
+ seul &eacute;l&eacute;ment permanent de la s&eacute;ance, que pour &ecirc;tre
+ du c&ocirc;t&eacute; s&ucirc;rement gagnant, puisque l'accus&eacute; avouait:</p>
+<p>- &quot;L'arme a p&eacute;n&eacute;tr&eacute; &agrave; environ huit centim&egrave;tres
+ en arri&egrave;re du paquet vasculo-nerveux et en avant de la colonne vert&eacute;brale.
+ Une d&eacute;viation de quelques millim&egrave;tres aurait rendu la blessure
+ mortelle. Croire que l'agresseur n'avait pas une intention d&eacute;cisive,
+ c'est lui pr&ecirc;ter des connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables,
+ eu &eacute;gard surtout &agrave; la violence du coup.&quot;</p>
+<p>Les jur&eacute;s &eacute;coutaient bouche b&eacute;e, impressionn&eacute;s
+ par les connaissances qu'un tel langage supposait.</p>
+<p>Puis l'agent de police s'avan&ccedil;a vers la demi-cage des t&eacute;moins.
+ Son entr&eacute;e produisit une l&eacute;g&egrave;re impression. Plutarque l'examina
+ levant la main droite pour le serment, et fut frapp&eacute; de sa m&acirc;le
+ beaut&eacute;: la t&ecirc;te &eacute;tait r&eacute;guli&egrave;re et &eacute;nergique,
+ les grands yeux noirs regardaient bien en face, sur l'uniforme tout neuf tranchait
+ un bout de ruban tricolore - une m&eacute;daille d'argent. Il parla v&eacute;ritablement
+ sans haine et sans crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais
+ fran&ccedil;ais les faits avec une simplicit&eacute; qui ne manquait pas de
+ grandeur. Le seul point de vue &eacute;go&iuml;ste qui per&ccedil;ait dans son
+ t&eacute;moignage &eacute;tait une joie d'enfant d'avoir eu une affaire profitable
+ &agrave; sa jeune carri&egrave;re et de s'en &ecirc;tre tir&eacute;.</p>
+<p>- Vous &ecirc;tes content d'avoir &eacute;chapp&eacute; et d'avoir noblement
+ fait votre devoir, lui dit le pr&eacute;sident.</p>
+<p>Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Je suis content de ne pas &ecirc;tre mort.</p>
+<p>Cette r&eacute;flexion d&eacute;clancha l'hilarit&eacute; de l'auditoire et
+ permit &agrave; l'huissier de placer le seul mot qui lui f&ucirc;t tol&eacute;r&eacute;:</p>
+<p>- Silence, messieurs.</p>
+<p>Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi &eacute;loign&eacute;
+ que possible de toute cette sc&egrave;ne dans laquelle il se sentait compter
+ pour si peu, consid&eacute;rait attentivement celui qu'on appelait: &quot;sa
+ victime&quot;. Il trouvait vraiment que de tous, c'&eacute;tait bien lui, l'agent,
+ qui &eacute;tait le plus sympathique; il avait &eacute;t&eacute; courageux et
+ &eacute;tait sinc&egrave;re maintenant. Leur petit diff&eacute;rend sur l'entr&eacute;e
+ au march&eacute; &eacute;tait d&eacute;j&agrave; bien loin, et avait consist&eacute;
+ en bien peu de choses en somme. Que de fois aux courses ou devant les th&eacute;&acirc;tres,
+ les repr&eacute;sentants de l'autorit&eacute; avaient &eacute;t&eacute; tout
+ aussi injustes, mais infiniment plus brutaux et m&eacute;chants; on filait rapidement
+ en &quot;obtemp&eacute;rant&quot;, on recommen&ccedil;ait ailleurs, puis on
+ n'y pensait plus. Le jour du march&eacute;, il avait fallu toutes les circonstances,
+ ce fait particulier que lui, gueux, v&ecirc;tu comme un gueux, avait en r&eacute;alit&eacute;
+ un m&eacute;tier; est-ce que l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent
+ avait agi comme il le devait, dans cette grande ville, o&ugrave; la libre circulation
+ des gens pos&eacute;s et dont on n'avait rien &agrave; craindre, exige que les
+ vagabonds glissent et passent vite sans s'arr&ecirc;ter, sans causer d'encombrement.
+ Plutarque pensait qu'il aurait pu lui-m&ecirc;me se laisser tranquillement amener
+ au poste et chercher &agrave; expliquer; en admettant m&ecirc;me que le commissaire
+ n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait &eacute;t&eacute; quitte
+ pour deux jours d'internement administratif, apr&egrave;s quoi, il serait retourn&eacute;
+ &agrave; Auteuil dans son h&ocirc;tel-pension; il aurait si bien pu renoncer
+ au march&eacute; et m&ecirc;me, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner
+ par son patron qui aurait parl&eacute; &agrave; l'agent... Oui, mais allez donc
+ penser &agrave; tout &ccedil;a, quand on vous emm&egrave;ne au poste, comme
+ un voleur, devant tout le monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement
+ l'id&eacute;e vous a pris de filer, de courir de toutes vos forces pour &eacute;chapper.
+ Du reste, &agrave; quoi bon &eacute;piloguer aujourd'hui; l'agent &eacute;tait
+ vivant et avait re&ccedil;u de l'avancement, lui &eacute;tait pris, convaincu
+ d'avoir donn&eacute; &quot;&agrave; un agent de la force publique, dans l'exercice
+ de ses fonctions, des coups et blessures n'ayant pas entra&icirc;n&eacute; la
+ mort, mais avec intention de la donner&quot;. Le fait &eacute;tait patent, &eacute;tabli;
+ pourquoi de si longues explications? Le marchand de vins, son patron, &eacute;tait
+ venu d&eacute;poser, seul t&eacute;moin &agrave; d&eacute;charge; il avait jur&eacute;
+ solennellement sur son honneur que Plutarque &eacute;tait un gar&ccedil;on s&eacute;rieux,
+ rang&eacute; et travailleur, qu'il &eacute;tait doux, que toute cette affaire
+ reposait sur un malentendu, sur un myst&egrave;re impossible &agrave; comprendre.
+ Ce t&eacute;moignage avait m&ecirc;me impressionn&eacute;, jusqu'&agrave; un
+ certain point, les jur&eacute;s, quand, tr&egrave;s n&eacute;gligemment, l'avocat
+ g&eacute;n&eacute;ral demanda au t&eacute;moin:</p>
+<p>- Vous avez &eacute;t&eacute; condamn&eacute; l'an dernier pour contravention
+ &agrave; la loi sur les fraudes...</p>
+<p>L'homme eut beau r&eacute;pondre: &quot;C'&eacute;taient des bouteilles que
+ j'achetais cachet&eacute;es&quot;. L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur
+ disait en tapotant l'air de sa droite:</p>
+<p>- C'est bien, c'est bien.</p>
+<p>Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, d&egrave;s lors, il trouva cette
+ c&eacute;r&eacute;monie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc &eacute;tait
+ dur et son derri&egrave;re &eacute;tait tal&eacute;. Il se rappelait la caserne
+ o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; puni pour un jour assez s&eacute;v&egrave;rement:
+ le Lieutenant-Colonel, homme &eacute;l&eacute;gant, qu'on ne voyait jamais,
+ l'avait fait appeler et lui avait simplement dit: &quot;Vous avez fait &ccedil;a,
+ vous aurez quinze jours de prison&quot;. Le tout n'avait pas dur&eacute; cinq
+ minutes. C'&eacute;tait mieux ainsi. Quand les plus forts sont d&eacute;cid&eacute;s,
+ n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat g&eacute;n&eacute;ral &eacute;tait particuli&egrave;rement
+ savoureux, n'en manquant pas une: &quot;La parfaite &eacute;ducation&quot;,
+ le malheureux p&egrave;re, &quot;fonctionnaire distingu&eacute;&quot;, jusqu'&agrave;
+ une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destin&eacute;e &agrave; montrer
+ sa haute culture; et, dans son d&eacute;sir fielleux d'obtenir le maximum, il
+ allait jusqu'&agrave; parler avec attendrissement des pauvres criminels ordinaires,
+ n'ayant pas &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;s de semblable fa&ccedil;on,
+ et qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable acharnement.
+ Le jeune avocat fut tr&egrave;s brillant, en plaidant la s&eacute;v&eacute;rit&eacute;
+ excessive et stupide du &quot;distingu&eacute; fonctionnaire&quot;, mais son
+ discours portait &agrave; faux, parce que la plupart des jur&eacute;s, &eacute;tant
+ p&egrave;res de famille, n'appr&eacute;ciaient pas, cette mise en cause de la
+ paternelle autorit&eacute;, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit
+ couplet sur la m&egrave;re que &quot;la mort avait emp&ecirc;ch&eacute;e de
+ veiller au droit de l'enfant&quot;, fut, pour Plutarque, le seul incident de
+ cette interminable journ&eacute;e: l'&eacute;vocation avait &eacute;t&eacute;
+ inattendue et avait produit en lui un &eacute;tourdissement passager; pauvre
+ petite maman qu'il avait perdue tout enfant et &agrave; peine connue, elle devait
+ &ecirc;tre d&eacute;cid&eacute;ment sa derni&egrave;re tendresse. Deux larmes
+ br&ucirc;l&egrave;rent au coin de ses yeux qui n'&eacute;taient point habitu&eacute;s
+ &agrave; s'&eacute;mouvoir, ce fut un instant seulement et personne n'avait
+ pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient tourn&eacute; ainsi...</p>
+<p>La d&eacute;lib&eacute;ration fut courte.</p>
+<p>- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jur&eacute;, la main
+ sur le c&ocirc;t&eacute;...</p>
+<p>Le garde fit sortir Plutarque pour le prononc&eacute; de la sentence, puis
+ le fit rentrer de nouveau.</p>
+<p>- ... 10 ans de travaux forc&eacute;s...</p>
+<p>- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.</p>
+<p>Dans le couloir, o&ugrave; il dut attendre, au sortir de la salle, toute une
+ s&eacute;rie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la fen&ecirc;tre.
+ La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, &agrave; travers ce voile l&eacute;ger
+ de bu&eacute;e qu'il avait remarqu&eacute; si souvent. Les gens, affair&eacute;s
+ ou fl&acirc;nants, circulaient entre les autobus et les voitures comme &agrave;
+ l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un qui voudrait emporter
+ ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne revoir jamais.</p>
+<p>Pendant qu'il attendait, le pr&eacute;sident et l'avocat g&eacute;n&eacute;ral,
+ d&eacute;pouill&eacute;s de leurs robes, pass&egrave;rent pr&egrave;s de lui;
+ un bout de leur conversation lui vint:</p>
+<p>- Ma fille, fit l'un, a accouch&eacute; ce matin d'un gros gar&ccedil;on...&quot;</p>
+<p>... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">La carri&egrave;re D'Arsay-Lancourt.</h2>
+<p><br>
+ <i>Apr&egrave;s le d&icirc;ner, un soir d'ao&ucirc;t, dans le salon de lecture
+ du Jockey de Rio, nous &eacute;tions assis devant une fen&ecirc;tre qui donne
+ sur la baie; il faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit &eacute;tait lumineuse
+ et lourde, une de ces nuits de l'Am&eacute;rique du Sud, pendant lesquelles
+ on n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami Turner,
+ r&eacute;cemment d&eacute;barqu&eacute; de France, m'avait accompagn&eacute;
+ au Club. Autour de nous s'&eacute;taient group&eacute;s quelques Fran&ccedil;ais
+ de la colonie, d&eacute;soeuvr&eacute;s comme tout le monde &agrave; cette heure.
+ On s'ennuyait un peu.</i></p>
+<p><i>Turner vint &agrave; notre secours, en nous racontant, de tr&egrave;s bonne
+ gr&acirc;ce, une histoire &eacute;trange. Il nous la donnait pour v&eacute;ridique.
+ J'ai un peu de peine pourtant &agrave; la croire. Bien que j'aie quitt&eacute;
+ la France depuis cinq ans maintenant, il ne me para&icirc;t pas possible que
+ par des lettres ou par des journaux, aucun &eacute;cho de cette aventure et
+ surtout de sa fin tragique, ne m'en soit jamais arriv&eacute;; de plus, mon
+ ami Turner, tout ing&eacute;nieur des Ponts qu'il soit, a &eacute;crit, au sortir
+ de l'Ecole polytechnique, une s&eacute;rie de nouvelles abracadabrantes: je
+ me demande si celle-l&agrave; n'est pas simplement le produit de sa f&eacute;conde
+ imagination.<br>
+ </i></p>
+<p><i>Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta</i>.</p>
+<p><br>
+ - Je crois, commen&ccedil;a-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses
+ pour modifier profond&eacute;ment une carri&egrave;re politique, m&ecirc;me
+ et surtout celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai
+ eu dans ma vie un exemple frappant: la carri&egrave;re d'un ancien camarade
+ de lyc&eacute;e, Arsay-Lancourt.</p>
+<p>Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il f&ucirc;t le plus intelligent,
+ ni le plus travailleur; il n'&eacute;tait pas le premier non plus, mais il avait
+ quelque chose de plus pr&eacute;cieux que l'intelligence ou la m&eacute;thode;
+ c'&eacute;tait une sorte d'&eacute;quilibre g&eacute;n&eacute;ral, aussi bien
+ de ses forces physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait,
+ en lui-m&ecirc;me, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais
+ vue chez d'autres. Il &eacute;tait de nous tous celui qui, ne sachant pas une
+ le&ccedil;on ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur
+ parti de son incomp&eacute;tence. Avec une maestria incomparable, il savait
+ sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, d&eacute;vier la question
+ pour se rabattre, avec &eacute;l&eacute;gance, sur les terrains connus. Ajout&eacute;
+ &agrave; ces avantages, son physique &eacute;tait agr&eacute;able, il se pr&eacute;sentait
+ bien. Il &eacute;tait &quot;l'&eacute;l&egrave;ve &agrave; effets&quot; par
+ excellence et, bien qu'il ne f&ucirc;t pas le meilleur d'entre nous, c'&eacute;tait
+ lui que nos diff&eacute;rents ma&icirc;tres interrogeaient quand les inspecteurs
+ acad&eacute;miques entraient dans les classes.</p>
+<p>Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.</p>
+<p>Comme il arrive, au sortir du lyc&eacute;e, je le perdis de vue et n'aurais
+ plus su ce qu'il devenait, quand un matin, &agrave; l'usine, on me fit passer
+ sa carte; il demandait &agrave; me voir. Tout de suite, je le fis entrer et
+ tout de suite aussi, je le reconnus. C'&eacute;tait maintenant un bel homme,
+ les traits de son visage &eacute;taient r&eacute;guliers; il avait de grands
+ yeux gris, une moustache blonde un peu retrouss&eacute;e sur un sourire fait
+ &agrave; la fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il &eacute;tait
+ grand et bien d&eacute;coupl&eacute;, et tous ses gestes d&eacute;notaient une
+ force qu'il lui plaisait de rendre inutile. Son &eacute;l&eacute;gance &eacute;tait
+ sobre et non pas ridicule; sa voix avait un ton prenant, autoritaire et chaud.</p>
+<p>- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux <i>Forges des Batignolles</i>, lui
+ dis-je en le voyant.</p>
+<p>Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il entendait
+ se pr&eacute;senter aux &eacute;lections l&eacute;gislatives dans le quartier.</p>
+<p>- Comme tu as raison, ne pus-je m'emp&ecirc;cher de remarquer.</p>
+<p>Il fit quelques r&eacute;serves sur des points auxquels je n'aurais jamais
+ pens&eacute;...</p>
+<p>- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un programme...</p>
+<p>Il allait me dire son programme, mais je l'arr&ecirc;tai; c'&eacute;tait inutile
+ car je ne comprends rien &agrave; la politique et je pensais que ce brave gar&ccedil;on
+ aurait sans doute bien des occasions pour placer &agrave; d'autres son petit
+ discours.</p>
+<p>Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en quoi je
+ pouvais l'aider, il m'expliqua sans d&eacute;tours. Il s'agissait de parler
+ en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-ma&icirc;tres.</p>
+<p>- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqu&eacute; que je
+ ne m'entendais pas &agrave; ces sortes de propagandes.</p>
+<p>Il ne tenta pas de revenir &agrave; l'assaut et de me placer un court r&eacute;sum&eacute;
+ de ses projets que j'aurais d&ucirc; moi-m&ecirc;me d&eacute;velopper &agrave;
+ mes hommes.</p>
+<p>- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te feraient
+ plaisir en votant pour moi.</p>
+<p>J'&eacute;tais gagn&eacute; moi aussi par cette argumentation si franche et
+ si bien adapt&eacute;e &agrave; moi; je lui r&eacute;pondis:</p>
+<p>- C'est entendu, je te le promets.</p>
+<p>Il me tendit la main avec une affection si spontan&eacute;e que je l'interrogeai:</p>
+<p>- Tu as vraiment envie d'&ecirc;tre d&eacute;put&eacute;? Cela t'amuserait?</p>
+<p>- Pas autrement, r&eacute;pondit-il, mais que veux-tu que je fasse?</p>
+<p>D&eacute;cid&eacute;ment ce gar&ccedil;on, toute ma vie, devait me d&eacute;sarmer.
+ Quand il sortit de chez moi, j'&eacute;tais d&eacute;cid&eacute; &agrave; l'aider
+ et les quelques jours qui suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de
+ lui &agrave; quelques coll&egrave;gues, &agrave; quelques ouvriers que je savais
+ avoir de l'influence, non pas certainement comme Arsay leur aurait parl&eacute;,
+ oh non, je leur disais tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux
+ te moi:</p>
+<p>- Votez donc pour lui, qu'est-ce que &ccedil;a peut vous faire, vous, &ccedil;a
+ ne vous changera pas et lui sera ravi.</p>
+<p>Comme ils savaient tous que j'&eacute;tais sinc&egrave;re en leur tenant ce
+ langage, dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que
+ les travailleurs de la m&eacute;tallurgie sont les plus intelligents du monde
+ et partant les meilleurs gar&ccedil;ons de la cr&eacute;ation; vous comprenez,
+ ils sont habitu&eacute;s &agrave; ajuster les pi&egrave;ces de m&eacute;taux,
+ c'est un travail qui se fait au dixi&egrave;me de millim&egrave;tre, il faut
+ y aller prudemment. Allez donc monter des boniments &agrave; des gaillards de
+ leur esp&egrave;ce!</p>
+<p>Dans l'ensemble, les affaires &eacute;lectorales d'Arsay marchaient bien. Il
+ avait tenu plusieurs r&eacute;unions dans le quartier, qui, &agrave; part une
+ opposition normale, avaient bien r&eacute;ussi. D'ailleurs toutes ses affaires
+ marchaient bien, car non seulement, il avait jet&eacute; son d&eacute;volu sur
+ la repr&eacute;sentation de la circonscription, mais il l'avait jet&eacute;
+ aussi sur la fille de notre administrateur-d&eacute;l&eacute;gu&eacute;, une
+ ravissante petite cr&eacute;ature brune qui montait &agrave; cheval, menait
+ des autos et devait avoir une forte dot. Si les deux combinaisons politique
+ et sentimentale r&eacute;ussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une
+ puissance, d&eacute;put&eacute;, ministre probablement, grosse fortune, jolie
+ femme. Il entrerait s&ucirc;rement au conseil d'administration de notre soci&eacute;t&eacute;.
+ Je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de penser &agrave; ceux de nos condisciples communs
+ qui devinrent vraiment des hommes sup&eacute;rieurs, particuli&egrave;rement
+ &agrave; l'un d'eux sorti major de notre promotion &agrave; l'X, une si belle
+ intelligence, un si grand coeur et une folle gaiet&eacute;: il &eacute;tait
+ en train, &agrave; cette heure, de respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux,
+ ing&eacute;nieur &agrave; cinquante louis par mois, quelque part dans la banlieue
+ de Lyon, cependant qu'Arsay... Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort
+ de nous fesser pour nous faire apprendre les math&eacute;matiques; la culture
+ physique, la politique, la danse et le maintien, voil&agrave; ce qui aurait
+ d&ucirc; nous &ecirc;tre enseign&eacute;.</p>
+<p>Mais un petit &eacute;v&eacute;nement troubla profond&eacute;ment la carri&egrave;re
+ d'Arsay-Lancourt.</p>
+<p>Un matin, vers onze heures, &agrave; l'heure du d&eacute;jeuner, toutes les
+ &eacute;quipes sortaient des usines et d&eacute;valaient dans le faubourg. C'est
+ l'heure de la joie dans le monde du travail: au commencement de la journ&eacute;e,
+ les ouvriers ont v&eacute;cu trop loin les uns des autres, ils sont trop pr&egrave;s
+ des soucis r&eacute;els de la maison, le soir, ils sont fatigu&eacute;s et se
+ dispersent vite pour rentrer chez eux: au d&eacute;jeuner, au contraire, ils
+ ont d&eacute;j&agrave; abattu la moiti&eacute; de la t&acirc;che, c'est comme
+ une r&eacute;cr&eacute;ation qu'ils prennent ensemble, les plaisanteries et
+ les farces vont bon train, et si quelques-unes ne sont pas du meilleur go&ucirc;t,
+ c'est entendu, ce sont du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-l&agrave;,
+ dans tout Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme
+ un grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire &agrave;
+ la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers &eacute;taient
+ sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en farandoles, les
+ camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. D&eacute;tail aggravant:
+ le soleil lui-m&ecirc;me se mettait de la partie dardant ses clairs rayons d'avril
+ sur cette gaiet&eacute; folle et la multipliant.</p>
+<p>La cause de toute cette joie tenait &agrave; bien peu de chose. Un peu avant
+ onze heures, au coin du boulevard de la R&eacute;volte et de la rue Victor Hugo,
+ on avait trouv&eacute;, derri&egrave;re un tas de planches, b&acirc;illonn&eacute;,
+ assis par terre le dos coll&eacute; au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur
+ d&eacute;put&eacute; avait les mains attach&eacute;es, il &eacute;tait v&ecirc;tu
+ d'un habit de soir&eacute;e macul&eacute; de boue. Certainement, il &eacute;tait
+ victime d'un attentat, mais on ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'&eacute;tait
+ pas &eacute;vanoui et pourtant, &agrave; aucun prix, il ne voulait apr&egrave;s
+ qu'on l'eut d&eacute;li&eacute;, qu'on l'aid&acirc;t &agrave; se relever ou
+ qu'on le change&acirc;t de place. Un de mes ing&eacute;nieurs assistait &agrave;
+ la sc&egrave;ne.</p>
+<p>- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?</p>
+<p>Arsay r&eacute;pondait:</p>
+<p>- Rien, rien, c'est un petit incident qui se r&eacute;glera plus tard.</p>
+<p>- Il faut vous sortir de l&agrave;, insistait-on.</p>
+<p>- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre service;
+ je vous remercie, ne vous inqui&eacute;tez pas, je suis bien.</p>
+<p>Mais comme &agrave; ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient
+ de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant un passage
+ &agrave; travers le rassemblement; arriv&eacute;s &agrave; lui, ils se pench&egrave;rent
+ charitablement et pos&egrave;rent encore quelques questions ainsi qu'il est
+ pr&eacute;vu au r&eacute;glement.</p>
+<p>- Laissez-moi, r&eacute;p&eacute;tait Arsay, avec hauteur; faites seulement
+ circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.</p>
+<p>L'un des repr&eacute;sentants de la force essaya bien de se rendre &agrave;
+ ce d&eacute;sir de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour &ecirc;tre
+ &eacute;lu. Il tenta de disperser la foule, mais il y avait bien pr&egrave;s
+ de cinq cents personnes et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers
+ son coll&egrave;gue, insista encore aupr&egrave;s d'Arsay en finissant par &eacute;lever
+ la voix. Mon ing&eacute;nieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune
+ peine &agrave; croire --, que Arsay retrouva devant ces derni&egrave;res sommations,
+ son ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes qui
+ firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularit&eacute; &eacute;tait
+ grande &agrave; ce moment pr&eacute;cis, malheureusement on ne fait pas voter
+ &agrave; l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents diagnostiqu&egrave;rent
+ &quot;la loufoquerie&quot; et, r&eacute;solus &agrave; emmener Arsay de force,
+ ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se d&eacute;battit. Un curieux pr&ecirc;ta
+ main forte, tint les pieds. Une fois lev&eacute;, Arsay refusa de faire un pas,
+ s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et demanda &agrave;
+ parler &agrave; la foule qui fit silence pour l'&eacute;couter.</p>
+<p>- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis victime
+ pour la deuxi&egrave;me fois d'un indigne abus de la force; ce matin, c'&eacute;tait
+ &eacute;videmment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose &agrave; ce
+ que vous choisissiez librement votre repr&eacute;sentant...</p>
+<p>Cette partie du discours fit encore excellente impression.</p>
+<p>... Maintenant, continua Arsay, la force polici&egrave;re...</p>
+<p>Les agents ne le laiss&egrave;rent pas dire un mot de plus: l'article de leur
+ r&egrave;glement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police &eacute;tant
+ l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un m&ecirc;me mouvement, ils
+ pos&egrave;rent chacun d'un c&ocirc;t&eacute; leurs bras puissants sur les &eacute;paules
+ de celui qui &eacute;tait devenu soudain dans leur esprit un d&eacute;linquant
+ et d'une m&ecirc;me pouss&eacute;e le firent avancer dans la direction du poste.
+ Et ces deux hommes v&ecirc;tus de fa&ccedil;on identique, dans la m&ecirc;me
+ posture, ayant la m&ecirc;me volont&eacute;, et jusqu'&agrave; la m&ecirc;me
+ expression donnaient l'impression, comme dans un ballet bien r&eacute;gl&eacute;,
+ d'&ecirc;tre un seul motif vivant d'ornementation.</p>
+<p>Alors aux yeux de cette foule tr&egrave;s apitoy&eacute;e apparut une singuli&egrave;re
+ vision et d'un seul coup tout le myst&egrave;re fur r&eacute;v&eacute;l&eacute;,
+ Les basques, le pantalon, le cale&ccedil;on et la chemise d'Arsay avaient &eacute;t&eacute;
+ soigneusement d&eacute;coup&eacute;s en un rond r&eacute;gulier qui mettait
+ &agrave; nu l'anatomie du pauvre candidat depuis le creux des reins jusqu'&agrave;
+ une main environ au-dessus de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague
+ de fou-rire &eacute;norme, formidable, qui partit des premiers rangs et courait
+ sans s'arr&ecirc;ter jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il
+ dut, dans cet instant au moins, perdre ce bel &eacute;quilibre dont il avait
+ le secret. Des t&eacute;moins m'ont racont&eacute; par la suite que la boue
+ du trottoir, sur lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre
+ et un peu rose des marques bien nettes. C'&eacute;tait un peu comique, assur&eacute;ment.</p>
+<p>Derri&egrave;re le groupe form&eacute; par Arsay et les deux agents qui filait
+ maintenant &agrave; toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en courant.
+ C'&eacute;tait un cort&egrave;ge en d&eacute;lire, impressionnant par le nombre
+ et dont la t&ecirc;te &eacute;tait un derri&egrave;re, un malheureux derri&egrave;re
+ qui n'en pouvait mais.</p>
+<p>Les hommes &eacute;taient r&eacute;unis en une m&ecirc;me pens&eacute;e, ils
+ &eacute;taient nombreux, il fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux
+ sont faits pour r&eacute;pondre &agrave; ce besoin. Sur l'air des <i>lampions</i>
+ un loustic improvisa rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul
+ d'abord, sa voix monta claire et gr&ecirc;le dans le matin radieux:<br>
+</p>
+<blockquote>
+ <p><br>
+ <i>Arsay j'ai vu<br>
+ Arsay j'ai vu<br>
+ Ton dos (1)<br>
+ Arsay ton dos<br>
+ Arsay ton dos<br>
+ Je l'ai vu.</i><br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p> (1) Pour &ecirc;tre tr&egrave;s exact, je dois dire que le narrateur ne se
+ servit pas pr&eacute;cis&eacute;ment de ce dernier mot; c'est par pudeur pour
+ nos lecteurs que je fais cette l&eacute;g&egrave;re alt&eacute;ration historique.
+ Les initi&eacute;s n'auront pas de peine &agrave; r&eacute;tablir le texte dans
+ sa puret&eacute; premi&egrave;re.</p>
+<p>Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain qu'elle scandait
+ du bruit formidable de ses pas cadenc&eacute;s. Des automobiles et deux tramways
+ arr&ecirc;t&eacute;s battaient la mesure avec leurs trompes et leurs avertisseurs.
+ Les vitres des maisons en tremblaient. Et, le rire, le rire formidable ne cessait
+ pas, mais grandissait au contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur
+ leur si&egrave;ge, les gens aux fen&ecirc;tres, les deux agents en t&ecirc;te,
+ tous s'esclaffaient, et m&ecirc;me la face d'Arsay, o&ugrave; l'on voyait des
+ larmes briller, se tordait en un rictus &eacute;trange.</p>
+<blockquote>
+ <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..<br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p>Le chemin &eacute;tait long. Dans une auto d&eacute;couverte qui fut oblig&eacute;e
+ de s'arr&ecirc;ter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit,
+ son fianc&eacute;. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre
+ sa place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le soir,
+ devaient pouffer &agrave; l'unisson.</p>
+<p>La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriv&egrave;rent
+ au terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement &eacute;prouver une
+ am&egrave;re joie &agrave; voir de loin para&icirc;tre la porte de cette singuli&egrave;re
+ boutique aux vitres grillag&eacute;es, &agrave; l'enseigne salie que personne
+ ne se pr&eacute;occupait de rendre engageante et o&ugrave; s'inscrivaient en
+ lettres bleues:</p>
+<blockquote>
+ <p> POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.</p>
+</blockquote>
+<p>La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant voir &agrave;
+ la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derri&egrave;re lequel
+ il allait se passer quelque chose.<br>
+</p>
+<p>La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le temps
+ entonnait par moments son hymne:</p>
+<blockquote>
+ <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..</p>
+</blockquote>
+<p>Et la chanson cruelle devait arriver &agrave; peine assourdie jusqu'au malheureux,
+ assis sur un b&acirc;t-flanc, au milieu des agents qui riaient encore de leur
+ gorge bruyante. Peut-&ecirc;tre comprit-il qu'il &eacute;tait arriv&eacute;
+ au bout de son r&ecirc;ve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annon&ccedil;ait si
+ bien.</p>
+<p>Les sir&egrave;nes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin
+ &agrave; ce supplice. Bient&ocirc;t il n'y eut plus dans la rue que la voix
+ de quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans l'apr&egrave;s-midi,
+ un fiacre ferm&eacute; venait chercher Arsay devant le poste et le ramener vers
+ sa demeure.<br>
+</p>
+<p>L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, &eacute;tait
+ bien, comme l'avait pens&eacute; Arsay, son contre-candidat, un certain Maupied
+ qui fut &eacute;lu et qui devint ministre. Celui-ci effray&eacute; des premiers
+ succ&egrave;s de mon ancien camarade, avait imagin&eacute; le petit attentat:
+ quatre hommes &eacute;taient venus cueillir Arsay comme il sortait d'une soir&eacute;e
+ et l'avaient d&eacute;pos&eacute;, les yeux band&eacute;s et le fond de culotte
+ d&eacute;coup&eacute;, pr&egrave;s de l'endroit o&ugrave; il fut trouv&eacute;.</p>
+<p>L'affaire avait &eacute;t&eacute; bien mont&eacute;e. Personne n'avait rien
+ vu.</p>
+<p>La manoeuvre r&eacute;ussit pleinement; huit jours apr&egrave;s, Arsay &eacute;tait
+ battu &agrave; plate couture: 24 voix contre 2724 &agrave; son concurrent le
+ moins avantag&eacute;. Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois
+ le refrain de la journ&eacute;e fatale. On ne devait plus l'entendre de longtemps
+ dans la suite, mais quelques-uns de ses mots rest&egrave;rent. L'histoire avait
+ fait le tour de tout Paris et quand on parlait d'Arsay, on distait toujours:
+ <i>Arsay ton dos</i> (2), sauf dans quelques salons collet-mont&eacute; o&ugrave;
+ l'on disait toujours: <i>Arsay ton chose</i>, appellation qui n'&eacute;tait
+ gu&egrave;re moins d&eacute;sobligeante, au demeurant.</p>
+<blockquote>
+ <p> (2) M&ecirc;me remarque que pr&eacute;c&eacute;demment.<br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p>C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus tard,
+ je rencontrai le paurvre gar&ccedil;on, un soir, sur le perron de la gare d'Orl&eacute;ans.
+ Il avait chang&eacute; maintenant, ses habits me paraissaient moins soign&eacute;s
+ et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette assurance que si souvent
+ je lui avais envi&eacute;es. Nous allions dans la m&ecirc;me direction; je lui
+ demandai de monter dans mon compartiment et, en abordant un sujet quelconque,
+ t&acirc;chai de lui faire parler de lui-m&ecirc;me. Il y vint rapidement:</p>
+<p>- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, r&eacute;sign&eacute;,
+ il n'y a rien &agrave; faire, c'est comme &ccedil;a.</p>
+<p>- Comment, dis-je, rien &agrave; faire; ce qui t'est arriv&eacute; est une
+ blague, une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu
+ te laisses abattre...</p>
+<p>- Cette histoire, dit-il, a flanqu&eacute; ma vie par terre, tout simplement.
+ Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'id&eacute;es commune
+ &agrave; tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-m&ecirc;me, quand tu m'as rencontr&eacute;
+ ce soir, est-ce &agrave; nos ann&eacute;es de coll&egrave;ge pass&eacute;es
+ ensemble que tu as pens&eacute;? Jamais de la vie, tu as pens&eacute; &agrave;
+ mon affaire. Pour toi (il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes,
+ -- oh! je ne t'en veux pas -- je suis <i>Arsay ton dos</i>.</p>
+<p>Comme je me r&eacute;criais, &eacute;touffant en moi-m&ecirc;me une invincible
+ envie de rire, il continua:</p>
+<p>- C'est naturel, et si cette histoire &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave;
+ toi au lieu de moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais
+ comme toi: on n'est ma&icirc;tre ni de sa pens&eacute;e, ni de son rire. Seulement
+ si tu avais &eacute;t&eacute; dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait
+ vraiment &eacute;t&eacute; qu'une blague, parce que tu es es un producteur,
+ toi: on te prend pour tes produits.</p>
+<p>- Merci, fis-je.</p>
+<p>- Ah, r&eacute;pondit-il exalt&eacute;, pour s&ucirc;r tu peux dire merci,
+ parce que ton bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que
+ pour moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais &ecirc;tre que d&eacute;put&eacute;
+ et c'est vrai.</p>
+<p>Quand j'ai &eacute;t&eacute; blackboul&eacute;, quand j'ai vu se rompre mes
+ esp&eacute;rances matrimoniales, j'ai essay&eacute; de me ressaisir, de me reprendre.</p>
+<p>J'ai travaill&eacute;, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant,
+ je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes &eacute;touffant des rires
+ de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les c&ocirc;t&eacute;s
+ sur leurs chaises pour me regarder, comme une b&ecirc;te &agrave; voir; ceux-l&agrave;
+ ne savaient pas, on les avait renseign&eacute;s. Je suis entr&eacute; dans un
+ journal; &agrave; la r&eacute;daction, on simplifiait, on m'appelait <i>Ton
+ dos</i>; je persistais, j'&eacute;crivais des articles qui en valaient d'autres,
+ dans le d&eacute;but, je ne signais pas comme les commen&ccedil;ants; seulement
+ les articles qu'on ne signe pas, ne profitent qu'&agrave; la direction, tu t'en
+ rends compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout
+ de ma copie. L'effet fut radical: le r&eacute;dacteur en chef vint lui-m&ecirc;me
+ dans ma salle pour me demander &quot;si je n'&eacute;tais pas fou&quot;. Je
+ changeais de maison, je recommen&ccedil;ais avec patience, avec courage et quand
+ vint l'heure de la signature, c'&eacute;tait je m'en souviens, un article sur
+ le commerce ext&eacute;rieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: <i>Lancret</i>;
+ cela dura quelques jours; puis un confr&egrave;re obligeant de mon ancienne
+ r&eacute;daction fit passer dans un obscur canard ce tout petit &eacute;cho;
+ je le sais par coeur.</p>
+<p>&quot;Notre excellent confr&egrave;re qui signe modestement Lancret des articles
+ si remarqu&eacute;s ne fut pas toujours -- c'&eacute;tait contre son gr&eacute;,
+ il est vrai -- aussi modeste&quot;. C'&eacute;tait sign&eacute;: <i>Tournedos</i>.</p>
+<p>Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent inaper&ccedil;ues,
+ toi? Eh bien, deux jours apr&egrave;s, toute la ville m'appelait Lancret-Tournedos.
+ Dans la suite, mon directeur voyait son tirage augmenter &agrave; cause de moi,
+ et pour cette raison me fichait ostensiblement &agrave; la porte. Je ne peux
+ pas te les raconter toutes, mon vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres,
+ croirais-tu que j'ai re&ccedil;u des propositions du Directeur de l'Olympia
+ pour faire semblant de jouer du hautbois sur la sc&egrave;ne? Si je te disais
+ encore, qu'il y a deux mois, c'est-&agrave;-dire trois ans et demi apr&egrave;s
+ l'incident, une vieille dame du Texas, que je ne connaissais pas, est mont&eacute;e
+ chez moi, dans mon appartement, en me disant: &quot;Monsieur, je paierai ce
+ qu'il faudra, mais je veux <i>le</i> voir.&quot; Oh, tu peux t'esclaffer,
+ ne te retiens pas, c'est naturel...</p>
+<p>Et il sanglota.</p>
+<p>Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique d&eacute;sagr&eacute;able
+ que j'&eacute;prouvais en &eacute;coutant cette histoire navrante. Pendant qu'il
+ la racontait, j'avais &agrave; la fois des envies de rire et je sentais toute
+ l'inconvenance qu'il y avait &agrave; rire, je comprenais qu'Arsay s'en rendait
+ compte et que c'&eacute;tait toujours ainsi quand il parlait de lui. J'avais
+ une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur particuli&egrave;re.
+ Je pensais au Palais Royal o&ugrave;, pour un louis, les gens ont le droit de
+ rire et o&ugrave; ils en usent si peu.</p>
+<p>- Pauvre ami, fis-je la gorge serr&eacute;e.</p>
+<p>J'essayais de d&eacute;tourner la conversation, c'&eacute;tait difficile, il
+ y revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon voyage;
+ il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la main, en lui distant:</p>
+<p>- Bonne chance.</p>
+<p>Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent frapp&eacute;s
+ &agrave; mort.</p>
+<p>Quelques ann&eacute;es pass&egrave;rent encore, quand j'appris, un beau jour,
+ qu'Arsay &eacute;tait entr&eacute; au Parlement. Je m'en r&eacute;jouis pour
+ lui, je le croyais d&eacute;finitivement sorti d'affaires. Il repr&eacute;sentait
+ &agrave; la Chambre la Guadeloupe. Comment s'&eacute;tait fait son &eacute;lection?
+ Tr&egrave;s simplement. Maupied, son contre-candidat de Levallois, &eacute;tait
+ devenu Ministre des Colonies. Quelqu'un lui avait racont&eacute; les suites
+ tragiques de l'acte auquel il devait la premi&egrave;re et partant la plus difficile
+ de ses victoires politiques; il avait d&ucirc; &eacute;prouver quelques remords
+ de sa mauvaise plaisanterie: l'homme n'&eacute;tant jamais m&eacute;chant que
+ lorsqu'il a faim. Alors le secr&eacute;taire d'Etat avait &quot;conseill&eacute;&quot;
+ &agrave; ses services de la Guadeloupe, l'&eacute;lection d'Arsay. On est fix&eacute;
+ sur la valeur de ces conseils: Arsay fut &eacute;lu contre deux candidats n&egrave;gres
+ &agrave; une massive majorit&eacute;. Son &eacute;lection prit la valeur d'un
+ symbole car elle d&eacute;montrait clairement la sup&eacute;riorit&eacute; de
+ la race blanche, &agrave; la lumi&egrave;re du jeu de nos libres institutions.
+ Et toujours, sur les conseils du membre du Cabinet, Arsay fut valid&eacute;
+ sans d&eacute;bats, fait qui aurait prouv&eacute;, s'il en &eacute;tait besoin,
+ combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos repr&eacute;sentants
+ &eacute;lus, est peu fond&eacute;.</p>
+<p>Bref, maintenant Arsay &eacute;tait d&eacute;put&eacute; pour de bon. Peu importe
+ de savoir qui il repr&eacute;sentait. En vertu de l'&eacute;galit&eacute; souveraine,
+ il &eacute;tait &eacute;lu du peuple et en avait tous les droits. Aucune raison
+ profonde ne s'opposait &agrave; ce que sa carri&egrave;re ne devint tout aussi
+ brillante et tout aussi f&eacute;conde que si huit ans avant, il avait &eacute;t&eacute;
+ &eacute;lu, dans une Chambre pr&eacute;c&eacute;dente, d&eacute;put&eacute;
+ de Levallois.</p>
+<p>Ah, pensais-je, voil&agrave; enfin ce pauvre gar&ccedil;on reparti sur sa voie.
+ Je le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, arrivant
+ &agrave; se faufiler &agrave; travers les groupes et les ronds avec ce don sp&eacute;cial
+ qu'il avait de nature; et se sp&eacute;cialisant petit &agrave; petit, dans
+ quelques questions non contest&eacute;es; ainsi il devait fatalement parvenir
+ &agrave; dissocier par une autre association d'id&eacute;es, son nom du souvenir
+ de son ancienne c&eacute;l&eacute;brit&eacute;.</p>
+<p>Pendant un certain temps, les choses all&egrave;rent bien ainsi que je les
+ avais suppos&eacute;es. Comme il convient &agrave; un nouveau parlementaire.
+ Arsay ne prenait pas la parole aux s&eacute;ances, se contentant de temps en
+ temps de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui &eacute;tait
+ loisible ensuite de d&eacute;velopper &agrave; son aise en corrigeant les &eacute;preuves
+ de l'Officiel. Personne ne trouvait rien &agrave; redire et comme je l'avais
+ pens&eacute;, les indig&egrave;nes de la Guadeloupe -- qui ne lisent d'ailleurs
+ pas l'Officiel -- &eacute;taient tr&egrave;s satisfaits. Arsay s'&eacute;tait
+ fait inscrire &agrave; plusieurs commissions dont personne ne voulait, &agrave;
+ celle de la prophylaxie contre la rage, &agrave; celle de l'&eacute;tude du
+ r&eacute;gime des pluies, notamment, pour lesquelles son &eacute;gale incomp&eacute;tence
+ le d&eacute;signait particuli&egrave;rement. Bref, si Arsay n'avait &eacute;t&eacute;
+ imprudent et s'il n'avait pas voulu aborder la tribune avant que son inocuit&eacute;
+ ne fut d&ucirc;ment &eacute;tablie, il aurait fait une tr&egrave;s honorable
+ carri&egrave;re.</p>
+<p>Quelle id&eacute;e saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'&eacute;tait
+ dans une discussion d'int&eacute;r&ecirc;t g&eacute;n&eacute;ral int&eacute;ressant
+ tout sp&eacute;cialement sa circonscription. La Chambre devait statuer sur le
+ r&egrave;glement des compagnies maritimes. Arsay s'&eacute;tait fait inscrire;
+ il avait m&ucirc;rement travaill&eacute; son discours et entendait d&eacute;montrer
+ &agrave; la Chambre la n&eacute;cessit&eacute; vitale pour la M&eacute;tropole,
+ d'avoir des lignes de navigation r&eacute;guli&egrave;res pour desservir les
+ colonies. Les profanes peuvent penser que cette question bien simple aurait
+ d&ucirc; se discuter dans un calme acad&eacute;mique. Singuli&egrave;re erreur!
+ La L&eacute;gislation r&eacute;glementant des compagnies quelconques, et des
+ compagnies de navigation particuli&egrave;rement, ne va jamais sans d&eacute;bats
+ passionn&eacute;s; en effet, il y a toujours dans les Assembl&eacute;es les
+ repr&eacute;sentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne veulent pas
+ voir s'imposer une obligation suppl&eacute;mentaire qui pourrait dasn l'esp&egrave;ce,
+ les forcer &agrave; desservir des ports imm&eacute;diatements peu rentables;
+ et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la socialisation de tous
+ les services susceptibles d'&ecirc;tre rendus par les compagnies; ceux-l&agrave;
+ ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un monopole m&ecirc;me si l'exercice
+ de ce monopole doit se traduire par des pertes, en telle sorte que socialistes
+ et repr&eacute;sentants des compagnies sont toujours d'accord en pareille mati&egrave;re
+ contre le reste de la repr&eacute;sentation nationale qui pourrait &ecirc;tre
+ tent&eacute; de penser aux int&eacute;r&ecirc;ts de la Nation.</p>
+<p>Ah! ce fut une s&eacute;ance m&eacute;morable. Apr&egrave;s l'audition de divers
+ orateurs, vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager &agrave;
+ fond, Arsay monta &agrave; la tribune un gros dossier sous le bras. Il &eacute;tait
+ tr&egrave;s calme en apparence, peut-&ecirc;tre au fond de lui-m&ecirc;me, &eacute;tait-il
+ &eacute;mu d'abord parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir
+ et ensuite &agrave; cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses auditeurs
+ connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se demander, en proie &agrave;
+ un noir pressentiment, si quelque supp&ocirc;t des compagnies ou quelque communiste
+ n'allait pas troubler son expos&eacute; par un f&acirc;cheux rappel.</p>
+<p>Une jeune femme amie assistait &agrave; la s&eacute;ance et me l'a racont&eacute;e.
+ Arsay commen&ccedil;a d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette
+ belle voix que nous lui avions connue au coll&egrave;ge, quand de son brio,
+ il &eacute;blouissait nos ma&icirc;tres. L'assembl&eacute;e qui savait avoir
+ affaire &agrave; un novice convaincu, ignorant les tours de b&acirc;ton et pouvant
+ introduire un peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, &eacute;coutait avec
+ attention. L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu
+ &agrave; peu la griffe de l'&eacute;motion qui le serrait au cou se rel&acirc;chait:
+ la voix devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. Quelques
+ applaudissements partirent m&ecirc;me du centre gauche. Apr&egrave;s l'expos&eacute;,
+ Arsay entra alors carr&eacute;ment dans le vif de la discussion et posa le probl&egrave;me
+ sans ambages, dans son vrai jour. Imm&eacute;diatement l'opposition droite et
+ gauche r&eacute;unie donna, mais c'&eacute;taient des interjections, des hurlements
+ presque discrets assez inintelligibles et assez impr&eacute;cis pour ne pas
+ appeler de r&eacute;pliques. Arsay trouva, dans ces apostrophes, un nouvel encouragement:
+ n'&eacute;tait-ce pas ainsi qu'&eacute;taient accueillis les plus grands orateurs
+ parlementaires. Et il continua &agrave; d&eacute;vider son argumentation qui
+ &eacute;tait forte, plusieurs en ont t&eacute;moign&eacute;. Un moment, on a
+ pu dire qu'il tenait un v&eacute;ritable succ&egrave;s: il s'en rendait compte
+ et en devenait meilleur. Il expliquait comment l'int&eacute;r&ecirc;t des compagnies
+ m&ecirc;me se conciliait avec le r&egrave;gleent qu'il lui semblait devoir &ecirc;tre
+ impos&eacute;; il disait que le pavillon cr&eacute;ait le d&eacute;bouch&eacute;,
+ lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement &agrave; partie.</p>
+<p>- C'est en raison de ces b&eacute;n&eacute;fices futurs, disait l'interrupteur,
+ qui sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la n&eacute;cessit&eacute;
+ de faire un cadeau &agrave; des compagnies priv&eacute;es. Nous avons trop vu
+ ces agissements jusqu'ici.</p>
+<p>Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour r&eacute;pliquer &agrave; cette
+ interruption, posa lui-m&ecirc;me une interrogation.</p>
+<p>- Qu'avez-vous vu?</p>
+<p>Des bancs de la droite mod&eacute;r&eacute;e, une voix rogue partit, qui r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ton dos. (3)</p>
+<p>Oh, l&eacute;g&egrave;ret&eacute; des corps l&eacute;gislatifs! La Chambre
+ se vengeait-elle de l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait
+ impos&eacute;e? On ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une
+ fois un &eacute;clat de rire g&eacute;n&eacute;ral et fou qui prit non seulement
+ les opposants, mais les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'&agrave; l'&eacute;l&eacute;gant
+ pr&eacute;sident; ce dernier, par principe, faisait semblant de se f&acirc;cher,
+ mais sa sonnette m&eacute;chante, mollement agit&eacute;e, vibrait de petites
+ notes comiques et complices, faisant penser &agrave; une vieille fille qui se
+ retient devant une inconvenance. Toute la salle tr&eacute;pignait et le rire
+ durait, repartant par saccade devant la mimique vari&eacute;e d'Arsay. Tant&ocirc;t
+ il montrait le poing aux trav&eacute;es d'extr&ecirc;me gauche, en vocif&eacute;rant
+ comme M. Jaur&egrave;s, des mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait,
+ et tant&ocirc;t il restait calme, adoss&eacute; au bureau du pr&eacute;sident
+ dans cette pose qui &eacute;tait famili&egrave;re &agrave; M. Jules Roche pendant
+ les discussions orageuses; seulement Arsay passait brusquement de l'une &agrave;
+ l'autre de ces attitudes, comme s'il n'eut pas eu le contr&ocirc;le de ses actes,
+ et ces transitions amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence d&ucirc;
+ &agrave; des rates trop dilat&eacute;es, nullement engageant pour poursuivre
+ une discussion et le pr&eacute;sident se penchant au-dessus de son pupitre disait:</p>
+<p>- Parlez, mais parlez donc.<br>
+</p>
+<blockquote>
+ <p>(3) Toujours m&ecirc;me remarque que pr&eacute;c&eacute;demment. </p>
+</blockquote>
+<p>Arsay ne parlait pas, mais restait &agrave; la tribune tout de m&ecirc;me.
+ Ce ne fut qu'&agrave; une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge
+ serr&eacute;e ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des
+ syllabes huil&eacute;es:</p>
+<p>- Ah gueu... que... sue...</p>
+<p>Le fou rire recommen&ccedil;a.<br>
+</p>
+<p>Le fou rire recommen&ccedil;a.</p>
+<p>Alors on vit Arsay en proie &agrave; une fureur singuli&egrave;re, d&eacute;chirer
+ et jeter en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans
+ la direction du pr&eacute;sident du Conseil, vieillard caustique qui faisait
+ mine de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop l&eacute;gers
+ pour l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la t&ecirc;te des st&eacute;nographes.
+ Arsay d&eacute;chirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne s'arr&ecirc;tait
+ pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, mais soudain, il
+ se reprit et se mit &agrave; rire lui aussi, d'un rire &eacute;trange, pendant
+ que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assembl&eacute;e croyant qu'il allait
+ sortir un document &agrave; scandale, fit silence: alors avec une dext&eacute;rit&eacute;
+ de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se d&eacute;culotta. In instant,
+ le temps que la Chambre se ressaisisse et que les huissiers soient en haut des
+ marches de la tribune, aux repr&eacute;sentants librement &eacute;lus de la
+ France, au gouvernement responsable et comp&eacute;tent, aux diplomates actifs
+ et intelligents de tous les pays du monde, &agrave; ces braves g&eacute;n&eacute;raux
+ que l'ing&eacute;nieuse abomination de nos adversaires surprit mais n'&eacute;branla
+ pas, &agrave; cette grande presse int&egrave;gre qui fait l'honneur de notre
+ pays, &agrave; cette &eacute;lite du public international si parisien et de
+ toutes les &eacute;l&eacute;gances, Arsay montra ce qu'on l'avait jadis forc&eacute;
+ &agrave; faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baiss&eacute; la t&ecirc;te,
+ en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit plus que ce qu'il
+ voulait. C'&eacute;tait sur le plateau en son milieu, comme un disque rouge
+ qui faisait penser au cr&eacute;puscule d'un petit soir ou encore au sacrifice
+ monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime expiant les p&eacute;ch&eacute;s
+ que le Parlement n'avait jamais commis.</p>
+<p>La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq Cents.
+ Je sais bien que sur son grand c&ocirc;t&eacute; qui fait face &agrave; la salle,
+ un bas-relief en marbre blanc, repr&eacute;sente deux femmes dont l'une &eacute;crit
+ et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette all&eacute;gorie symbolique
+ est l&agrave; certainement pour rappeler aux d&eacute;put&eacute;s qui seraient
+ tent&eacute;s d'&eacute;couter la fragilit&eacute; de la parole: &quot;Ecris,
+ leur dit-elle ou sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette&quot;. Je sais
+ que malheureusement, les d&eacute;put&eacute;s qui sont &agrave; la tribune,
+ ne voyant pas l'all&eacute;gorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin,
+ tout de m&ecirc;me, que de grandes paroles, que de discours f&eacute;conds sont
+ tomb&eacute;s du haut de ces marches. Quand on pense que de cette relique v&eacute;n&eacute;rable,
+ &agrave; juste titre consid&eacute;r&eacute;e comme le berceau de nos lois,
+ que d'elle partit tout cet appareil de justice et de droit, ces grandes r&eacute;formes
+ bienfaisantes, ces conceptions g&eacute;antes de notre politique &eacute;trang&egrave;re,
+ ces plans sublimes et d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;s de notre action coloniale,
+ ce petit arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient,
+ en un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste scandalis&eacute;,
+ &agrave; se dire qu'un instant, m&ecirc;me un seul instant, la partie la plus
+ vile d'un individu la domin&acirc;t.</p>
+<p>Arsay &eacute;tait devenu compl&egrave;tement fou.</p>
+<p>On l'a enferm&eacute; &agrave; Bic&ecirc;tre o&ugrave; le cale&ccedil;on de
+ force lui fut pass&eacute;, parce que dans sa d&eacute;mence, le pauvre homme
+ prend tout le monde pour des parlementaires et veut &agrave; chaque instant
+ recommencer.</p>
+<p>Quand le m&eacute;decin-chef fait visiter &agrave; un personnage de marque,
+ son &eacute;tablissement, il ne manque jamais de s'arr&ecirc;ter devant le pauvre
+ malade et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:</p>
+<p>- C'est un ancien d&eacute;put&eacute;.</p>
+<p><i>En terminant son histoire, Turner avait conclu:</i></p>
+<p>- Dire tout de m&ecirc;me que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay
+ aurait pu &ecirc;tre ministre et m&ecirc;me Pr&eacute;sident du Conseil.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">La Saisie.</h2>
+<p></p>
+<p><br>
+ Nous avons &eacute;t&eacute; &eacute;tudiants ensemble. Apr&egrave;s quinze
+ ans ou plus, nous nous &eacute;tions rencontr&eacute;s, ce soir de novembre,
+ dans le hall de la gare de Lyon, attendant le m&ecirc;me train et essayant de
+ d&eacute;chiffrer, sur une ardoise plaqu&eacute;e au mur, le retard dont la
+ Compagnie bienveillante consentait &agrave; nous pr&eacute;venir:</p>
+<p><br>
+ RETARDS ANNONC&Eacute;S<br>
+ TRAIN VENANT DE MARSEILLE<br>
+ 3.h.22</p>
+<p><br>
+ - C'est gai, dis-je.</p>
+<p>- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!</p>
+<p>Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec un de
+ ces &eacute;motions particuli&egrave;res qui sont l'apanage des gens ayant eu
+ des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer &agrave; notre
+ &eacute;go&iuml;sme, des inqui&eacute;tudes, au moins l&eacute;g&egrave;res.
+ Je les ressentais, en v&eacute;rit&eacute;: je me disais en moi-m&ecirc;me:
+ &quot;Il aura 3 h.22 pour me raconter ses d&eacute;convenues&quot;, et je maudissais
+ cette administration que l'Europe a cess&eacute; de nous envier, cependant qu'&agrave;
+ haute voix je remarquais:</p>
+<p>- Le hasard fait bien les choses.</p>
+<p>- Quelquefois, r&eacute;pondit-il, assez tristement.</p>
+<p>Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait paru
+ fameusement chang&eacute;; je me rappelais sa folle gaiet&eacute; d'autrefois,
+ son imagination ardente, jamais &agrave; court d'une farce in&eacute;dite. C'&eacute;tait
+ un sujet brillant que ses camarades d'&eacute;cole croyaient appel&eacute; au
+ plus haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut
+ &agrave; peu pr&egrave;s de mon &acirc;ge: les environs de quarante. Son visage
+ avait un certain air r&eacute;sign&eacute; qu'il n'avait pas jadis; et pourtant,
+ on l'aurait dit mat&eacute;riellement assez &agrave; son aise; il avait des
+ v&ecirc;tements quelconques, des gants et une pelisse qui sans &ecirc;tre opulente,
+ &eacute;tait parfaitement honorable. Le cadre &eacute;tait navrant: dix heures
+ du soir, une de ces nuits froides, mouill&eacute;es et tristes, dont les gares
+ ont le secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumi&egrave;re
+ crue tombait des globes &eacute;lectriques qui se balan&ccedil;aient doucement
+ en l'air; on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou
+ en attendant avaient des figures longues et ennuy&eacute;es.</p>
+<p>Je proposai:</p>
+<p>- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au caf&eacute;.</p>
+<p>Il accepta.</p>
+<p>De l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue, dans la brasserie, l'atmosph&egrave;re
+ &eacute;tait plus sympathique. Il faisait chaud. Une bu&eacute;e enveloppait
+ les consommateurs autour des tables. A part quelques isol&eacute;s, devant un
+ bock -- qu'ils durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes &agrave; boire
+ --, dans l'ensemble, c'&eacute;tait un public de petits employ&eacute;s et de
+ petits fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les plaisanteries
+ et les chiffres classiques &agrave; ces jeux, faisaient comme un accompagnement
+ en sourdine au solo des gar&ccedil;ons qui clamaient les commandes:</p>
+<p>- Deux menthes &agrave; l'eau... un caf&eacute; nature... quatre turins grenadine.</p>
+<p>Nous &eacute;tions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin tranquille.
+ A c&ocirc;t&eacute; de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne savais
+ pas trop quoi dire &agrave; cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en sortir
+ j'&eacute;voquais le pass&eacute;:</p>
+<p>- Tu te rappelles le Vachette, le Panth&eacute;on... Comme c'est loin!</p>
+<p>- Loin de toi, peut-&ecirc;tre, dit-il; certains jours, il me semble que c'est
+ hier.</p>
+<p>Je ne comprenais pas bien pourquoi ces d&eacute;tails &eacute;taient plus pr&egrave;s
+ de lui que de moi; pourtant quelque chose m'emp&ecirc;chait de demander des
+ explications. Je sautais &agrave; une autre id&eacute;e.</p>
+<p>- Qu'est-ce que tu fais?</p>
+<p>- Je suis m&eacute;decin, r&eacute;pondit-il. Nous autres, au sortir de la
+ Facult&eacute;, ce n'est pas comme vous apr&egrave;s l'Ecole de Droit, qui devenez
+ juges, financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me
+ suis install&eacute; dans le troisi&egrave;me, rue B&eacute;ranger. &Ccedil;a
+ ne te dit rien, n'est-ce pas.</p>
+<p>- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.</p>
+<p>- C'est pr&egrave;s de la place de la R&eacute;publique, reprit-il, derri&egrave;re
+ le Th&eacute;&acirc;tre D&eacute;jazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu,
+ c'est une client&egrave;le un peu sp&eacute;ciale, diff&eacute;rente de celle
+ qui habite au Bois de Boulogne; celle-l&agrave; est r&eacute;serv&eacute;e aux
+ patrons. Je me suis fait &agrave; la mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.</p>
+<p>-Mais je croyais, dis-je, qu'apr&egrave;s ton internat, tu pr&eacute;parais
+ justement les h&ocirc;pitaux.</p>
+<p>- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le temps
+ et les moyens de se pr&eacute;parer et d'attendre... Je me suis mari&eacute;
+ tr&egrave;s jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'&eacute;tais mari&eacute;?</p>
+<p>Je fis signe que non.</p>
+<p>- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au train.
+ Elle me ram&egrave;ne mon fils qui &eacute;tait &agrave; Dijon, aupr&egrave;s
+ de mon beau-p&egrave;re. Je leur ai achet&eacute; une petite bicoque, par l&agrave;-bas,
+ c'est leur pays.</p>
+<p>Il parlait sur un ton pos&eacute; et calme, cependant on aurait dit qu'il avait
+ des larmes dans la gorge et cette impression m'emp&ecirc;chait encore d'intervenir.</p>
+<p>Il reprit:</p>
+<p>- J'ai &eacute;pous&eacute; Loute.</p>
+<p>Ce pr&eacute;nom ne me disait plus rien, mais apr&egrave;s quelques pr&eacute;cisions
+ je revis bient&ocirc;t la figure brune et la tournure gracile d'une de nos camarades
+ des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois bien; et nous &eacute;tions
+ m&ecirc;me un certain nombre qui l'avions connue tout &agrave; fait. Nous l'appelions
+ &quot;Moinotte&quot; parce qu'elle ne mangeait gu&egrave;re qu'aux bords de
+ nos tables et qu'elle &eacute;tait petite, vive, gamine et douce toujours. Ah
+ certainement! il me semblait m&ecirc;me que j'entendais encore le p&eacute;piement
+ de son rire. Elle avait l'air d'&ecirc;tre si ing&eacute;nument ce qu'elle &eacute;tait.
+ Si elle &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave; se faire &eacute;pouser, celle-l&agrave;,
+ il fallait tirer l'&eacute;chelle!</p>
+<p>J'&eacute;tais d&eacute;cid&eacute; &agrave; ne rien laisser voir de ma surprise;
+ tout de m&ecirc;me quelque chose d&ucirc;t le frapper en mon expression m&ecirc;me.
+ Il enleva son lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.</p>
+<p>- C'&eacute;tait une bien bonne fille, dis-je peut-&ecirc;tre un peu trop simplement.</p>
+<p>- Oui, mais tu penses que c'&eacute;tait tout de m&ecirc;me une fille, r&eacute;pliqua-t-il.</p>
+<p>- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as &eacute;pous&eacute;e,
+ tu sais donc mieux que personne ce qu'elle vaut.</p>
+<p>Cette consid&eacute;ration ne le consolait pas. Un petit silence p&eacute;nible
+ se fit. Pour dire quelque chose, je remarque:</p>
+<p>- Elle &eacute;tait bien jolie!</p>
+<p>Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se l&egrave;vres tristes
+ un pauvre sourire, il me dit:</p>
+<p>- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne &eacute;pouse et une bonne m&egrave;re,
+ je te l'assure.</p>
+<p>- Et bien alors, fis-je.</p>
+<p>- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce temps-l&agrave;
+ que je rencontre; je ne les ai plus recherch&eacute;s, tu comprends. Ce fut
+ un tel changement. Les commencements ont &eacute;t&eacute; difficiles. Ma famille
+ s'est &eacute;loign&eacute;e de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu d'un
+ coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans notre m&eacute;tier...
+ les courses &agrave; pied dans la pluie, les &eacute;tages, les veill&eacute;es,
+ les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que de donner des le&ccedil;ons.
+ Les professeurs ont, du moins, des engagements r&eacute;guliers; ils voient
+ des enfants bien portants. Tandis que nous, nous allons, en passant, oblig&eacute;s
+ de repr&eacute;senter, bien que nous soyons mis&eacute;rables nous-m&ecirc;mes,
+ et toujours aupr&egrave;s d'autres mis&egrave;res. Quand on a une femme &agrave;
+ la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous r&eacute;p&egrave;te sans cesse:
+ &quot;C'est moi qui ai fait ton malheur&quot; c'est dur! Ah! ils &eacute;taient
+ loin les travaux de laboratoire, les concours, les ma&icirc;tres surtout...
+ Heureusement, petit &agrave; petit, les choses s'arrangent, mat&eacute;riellement
+ du moins: c'est une consolation &eacute;norme, surtout qu'on se souvient des
+ d&eacute;buts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un esp&egrave;ce de d&eacute;calement
+ social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu m'excuses, ce soir,
+ c'est de te retrouver. Tu es mari&eacute;?</p>
+<p>Je fis signe que oui.</p>
+<p>Il hocha la t&ecirc;te comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:</p>
+<p>- Tu n'as pas id&eacute;e comment s'est fait mon mariage. Une de ces histoires
+ qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras &agrave; combien peu
+ tiennent nos destin&eacute;es.</p>
+<p>J'&eacute;tais venu &agrave; Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour
+ une place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande carri&egrave;re
+ m&eacute;dicale, c'est une &eacute;tape n&eacute;cessaire. J'avais quitt&eacute;
+ les miens en pleines vacances de No&euml;l. Toute la journ&eacute;e, je m'&eacute;tais
+ fait ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils &eacute;taient
+ alors mes amis. Mes expos&eacute;s n'avaient pas &eacute;t&eacute; trop mauvais.
+ Dans l'ensemble, j'&eacute;tais assez satisfait. Apr&egrave;s les efforts de
+ la journ&eacute;e, je me sentais un besoin terrible de me d&eacute;tendre. Note
+ que j'&eacute;tais en possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les
+ &eacute;trennes que j'avais re&ccedil;ues. Ces circonstances r&eacute;unies
+ m'incitaient &agrave; faire la f&ecirc;te. Comme il n'y avait pas, &agrave;
+ cette &eacute;poque de l'ann&eacute;e, le moindre camarade au quartier, je r&eacute;solus
+ de me chercher une compagne.</p>
+<p>Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panth&eacute;on et j'aper&ccedil;us
+ Loute. Elle &eacute;tait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa serviette
+ dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perch&eacute;e sur un tabouret,
+ la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur son bras, su&ccedil;ait m&eacute;lancoliquement
+ la paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes intentions.
+ Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous f&ucirc;mes d&icirc;ner
+ dans un restaurant voisin et je fis d&eacute;boucher quelques bouteilles de
+ vins choisis. J'&eacute;tais tr&egrave;s en forme et elle aussi. Du moins, je
+ l'ai cru, ce jour-l&agrave;: depuis, -- parce que j'ai souvent rumin&eacute;
+ cette sc&egrave;ne -- il m'a bien sembl&eacute; que Loute n'&eacute;tait pas
+ tout &agrave; fait comme &agrave; son ordinaire; son rire devait sonner un peu
+ faux; mais &eacute;tait-ce force de caract&egrave;re ou insouciance ou bien
+ habitude de sa part, ou bien seulement d&eacute;faut de compr&eacute;hension
+ de la mienne; je ne m'aper&ccedil;us de rien. Apr&egrave;s le d&icirc;ner, nous
+ avions &eacute;t&eacute; &agrave; Bullier, presque d&eacute;sert ce soir-l&agrave;
+ et nous avions fini la nuit &agrave; Montmartre. Je crois que c'est la derni&egrave;re
+ nuit que je me sois amus&eacute;. Il y a des gens pour lesquels les transformations
+ de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est brusquement modifi&eacute;e
+ &agrave; cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un angle vif; comme un
+ carrefour.</p>
+<p>Le lendemain matin, j'&eacute;tais chez Loute. Nous aurions pu faire la grasse
+ matin&eacute;e, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, elle s'&eacute;tait
+ lev&eacute;e. Je la vois encore, en jupon et en sandale, trottant dans son appartement
+ pour nous faire du chocolat.</p>
+<p>Cet appartement -- nous le connaissions tous -- &eacute;tait au Boulevard St-Michel,
+ derri&egrave;re le Luxembourg, un peu apr&egrave;s l'Ecole des Mines, une maison
+ d'angle au deuxi&egrave;me. Le mobilier et la d&eacute;coration &eacute;taient
+ de Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur une
+ marche de laque noire, la psych&eacute; empire. Tu vois?</p>
+<p>- Pas du tout, dis-je avec conviction. En r&eacute;alit&eacute; je voyais tr&egrave;s
+ bien.</p>
+<p>Mais il insista:</p>
+<p>- Tu as oubli&eacute; le salon bleu au tapis &agrave; carreaux qui &eacute;tait
+ s&eacute;par&eacute; de la salle &agrave; manger par un treillage de vigne verte?
+ Le petit aquarium et le jet d'eau sur la chemin&eacute;e du salon?... Enfin,
+ je me les rappelle bien. Cet appartement &eacute;tait la joie et l'orgueil de
+ Loute. Il lui avait &eacute;t&eacute; offert par un Roumain qui, ses &eacute;tudes
+ termin&eacute;es, &eacute;tait reparti dans son pays. Loute en s'y installant
+ avait vu se terminer pour elle l'&egrave;re des garnis. Elle le soignait m&eacute;ticuleusement,
+ le nettoyait et le para&icirc;t toute la journ&eacute;e. A tous venants, elle
+ en vantait l'originalit&eacute; et le confort; c'est en lui, qu'elle passait,
+ &agrave; lire ou &agrave; raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en
+ suis rendu compte ce jour-l&agrave;, cet appartement &eacute;tait sa seule joie.</p>
+<p>J'&eacute;tais couch&eacute; tranquillement en train de boire le chocolat br&ucirc;lant
+ qu'elle m'avait pr&eacute;par&eacute;; je remarquais qu'elle ne mangeait pas.
+ Elle &eacute;tait assise, sa tasse sur les genoux, pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre,
+ regardant le boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aper&ccedil;us que
+ des larmes tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais
+ vers elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:</p>
+<p>- &quot;Qu'est-ce que tu as?&quot;</p>
+<p>D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai appris
+ depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, puis comme
+ j'&eacute;tais le plus fort et que j'insistais, elle me r&eacute;pondit comme
+ un gosse:</p>
+<p>- &quot;Du chagrin&quot;.</p>
+<p>J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir un petit
+ secr&eacute;taire chinois qui &eacute;tait pr&egrave;s d'elle et, pour toute
+ r&eacute;ponse, me tendit un papier. C'&eacute;tait un commandement d'huissier.
+ Je mis un bon moment &agrave; le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont
+ &eacute;crits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de jugement
+ et je compris &agrave; travers tout ce fatras que Loute n'avait pas pay&eacute;
+ son loyer depuis neuf mois et qu'&agrave; la requ&ecirc;te de son propri&eacute;taire,
+ auquel s'&eacute;taient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir
+ meubles et les faire vendre aux ench&egrave;res. Le commandement &eacute;tait
+ dat&eacute; de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:</p>
+<p>- &quot;Ils vont te saisir?&quot;</p>
+<p>Mais Loute, tranquille devant cette &eacute;ventualit&eacute;, me r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Tout de m&ecirc;me pas jusque-l&agrave;, j'ai &eacute;crit hier au propri&eacute;taire
+ pour lui demander encore un d&eacute;lai... seulement, c'est ennuyeux&quot;.</p>
+<p>J'&eacute;tais moins rassur&eacute; qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait
+ une partie de mes inqui&eacute;tudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de
+ te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme &eacute;tait beaucoup
+ pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-&ecirc;tre pas grand chose
+ pour un propri&eacute;taire parisien. Cependant par pr&eacute;caution, &agrave;
+ la pens&eacute;e de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus
+ d'abord l'id&eacute;e de t&eacute;l&eacute;graphier &agrave; ma famille une
+ invention quelconque. Mais je r&eacute;fl&eacute;chis que la r&eacute;ponse
+ en admettant m&ecirc;me que la fable soit crue, n'arriverait jamais &agrave;
+ temps et la proc&eacute;dure suivait son cours. Je pensais aussi filer chez
+ des camarades, leur expliquer le cas et r&eacute;unir le magot, mais c'&eacute;tait
+ les vacances et je ne voyais pas chez qui frapper. Devant cette impossibilit&eacute;
+ d'agir, je finis par me persuader que Loute avait raison; il n'y avait peut-&ecirc;tre
+ dans tout le pathos de cette feuille qu'une manoeuvre destin&eacute;e &agrave;
+ effrayer une petite fille. En fin de compte, si contrairement &agrave; nos pr&eacute;visions,
+ l'in&eacute;vitable arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais
+ &agrave; la h&acirc;te et comme tu penses, une fois pr&ecirc;t, je ne m'en allais
+ pas.</p>
+<p>Naturellement le charme &eacute;tait rompu. J'essayais de la distraire en lui
+ racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'&eacute;tant gu&egrave;re
+ divertissant pour elle. Mais je ne devais plus &ecirc;tre en forme: cette fois
+ le vin n'op&eacute;rait plus, mes histoires ne la d&eacute;ridaient pas. La
+ conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au danger,
+ revenait &agrave; la fen&ecirc;tre, comme pour se donner une contenance. Je
+ tentais un moment de me moquer l&eacute;g&egrave;rement de son mobilier, de
+ lui dire que cette d&eacute;coration &eacute;tait danubienne et bonne pour un
+ certain temps, mais qu'elle devait forc&eacute;ment lasser &agrave; la longue.
+ L'expression de ce jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance,
+ sur ce sujet, n'aurait d'autres effets que de lui d&eacute;montrer mon mauvais
+ go&ucirc;t.</p>
+<p>Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un cri de
+ douleur, le cri d'une b&ecirc;te frapp&eacute;e &agrave; mort.</p>
+<p>C'&eacute;tait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moiti&eacute; charrette,
+ moiti&eacute; camion, s'avan&ccedil;ait lentement.</p>
+<p>- &quot;Tu es sotte, fis-je, si une voiture de d&eacute;m&eacute;nagement ne
+ peut plus passer sous tes fen&ecirc;tres...&quot;</p>
+<p>Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur le trottoir
+ par trois messieurs qui firent, une fois arriv&eacute;s devant notre porte,
+ des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture vint docilement se ranger
+ sous nos fen&ecirc;tres m&ecirc;mes. Quatre bonshommes en descendirent, l'un
+ d'eux avait une grosse figure ronde, coiff&eacute; d'un casque &agrave; m&egrave;che;
+ je ne l'oublierai de ma vie.</p>
+<p>Et bien, vois-tu, je n'ai jamais &eacute;t&eacute; condamn&eacute; &agrave;
+ mort, mais j'imagine que la vue du fourgon qui doit vous mener &agrave; la guillotine
+ doit vous faire ressentir quelque chose d'analogue &agrave; ce que je ressentais
+ alors. Quelques minutes d'angoisse se pass&egrave;rent; le temps aux hommes
+ de monter l'escalier. Loute p&acirc;le ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement
+ nerveux agiter son maxillaire inf&eacute;rieur. Le timbre retentit. Le premier
+ mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme je lui faisais
+ remarquer rapidement et aussi doucement que possible l'inutilit&eacute; de cette
+ r&eacute;sistance, elle me demanda d'aller ouvrir moi-m&ecirc;me. Ils entr&egrave;rent.
+ Il y avait la concierge, l'huissier, les deux t&eacute;moins et derri&egrave;re
+ eux le choeur des d&eacute;m&eacute;nageurs qui avaient l'air de figurants.
+ L'huissier se pr&eacute;senta, il devait &quot;parler &agrave; la personne&quot;.</p>
+<p>- &quot;Elle est tr&egrave;s &eacute;mue, dis-je, si vous voulez me faire votre
+ communication...&quot;</p>
+<p>Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-m&ecirc;me sa signification au
+ d&eacute;biteur.</p>
+<p>- &quot;Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la mani&egrave;re.
+ Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se tirer.&quot;</p>
+<p>C'&eacute;tait un grand gar&ccedil;on, assez jeune et se sachant beau. Ses
+ v&ecirc;tements &eacute;taient d'une &eacute;l&eacute;gance frip&eacute;e, mais
+ recherch&eacute;e tout de m&ecirc;me. L'eau coulait de son parapluie sur le
+ tapis. Je le lui pris des mains, pour le mettre au porte-manteau, un peu brusquement
+ peut-&ecirc;tre. Ce tabellion m'aga&ccedil;ait.</p>
+<p>- &quot;Vous vous souciez des gages des cr&eacute;anciers, me dit-il, avec
+ une suave ironie... c'est bien.&quot;</p>
+<p>Il &eacute;tait le plus fort, je n'avais rien &agrave; dire. Je le pr&eacute;c&eacute;dais
+ chez Loute.</p>
+<p>Elle le re&ccedil;ut debout, appuy&eacute;e contre le mur et &eacute;couta
+ sans broncher son petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi
+ avait l'habitude; il r&eacute;citait une le&ccedil;on qu'il avait d&ucirc; placer
+ bien des fois, dans des circonstances identiques et o&ugrave; alternaient savamment
+ les mots de la proc&eacute;dure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers,
+ il y en avait d'une m&eacute;chancet&eacute; cruelle et d'une cuisante impertinence.
+ Il disait, par exemple: &quot;Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou
+ de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos meubles
+ &agrave; l'h&ocirc;tel des ventes&quot;. Je t'avoue, que je baissais la t&ecirc;te
+ comme un coupable, sans arriver &agrave; comprendre cependant la faute que j'avais
+ commise. J'aurais donn&eacute; toute ma fortune pour pouvoir jeter &agrave;
+ la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.</p>
+<p>- &quot;Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous prescrit
+ de ne point saisir: le coucher qui vous est n&eacute;cessaire, c'est-&agrave;-dire
+ votre lit, vos couvertures, draps, &eacute;dredons, etc., les habits dont vous
+ &ecirc;tes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre sur vous tous les
+ v&ecirc;tements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire que tous les papiers
+ et menus objets n'ayant comme valeur principale que le souvenir, par vous y
+ attach&eacute;, vous resteront&quot;.</p>
+<p>Loute n'avait pas r&eacute;pondu, comme il fallait donner des ordres pour l'enl&egrave;vement,
+ elle parla. Elle &eacute;tait bl&ecirc;me et sa gorge &eacute;tait si contract&eacute;e
+ que le son de sa voix en &eacute;tait chang&eacute; et les mots qu'elle disait
+ semblaient &ecirc;tre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore &agrave;
+ ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.</p>
+<p>- &quot;Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tr&egrave;s calmement; je me
+ suis arrang&eacute;e avec le propri&eacute;taire, auquel j'ai &eacute;crit hier.&quot;</p>
+<p>Et ce fut dit avec une telle autorit&eacute; que l'huissier lui-m&ecirc;me
+ en fut troubl&eacute;; un instant il h&eacute;sita. Mais son trouble ne dura
+ pas, il la pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit
+ soudain compte, d'un coup elle tomba &agrave; genoux aux pieds de l'homme, les
+ mains crisp&eacute;es au pan de sa jaquette.</p>
+<p>- &quot;Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je
+ vous le promets, je vous le jure.&quot;</p>
+<p>Je m'&eacute;tais tromp&eacute;, l'huissier n'&eacute;tait peut-&ecirc;tre
+ pas m&eacute;chant au fond; il la releva gentiment en disant:</p>
+<p>&quot;Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne
+ fais qu'ob&eacute;ir. Soyez sage, on t&acirc;chera de vous laisser pas mal de
+ choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme les autres,
+ vous verrez.&quot;</p>
+<p>Il la fit s'asseoir, cependant que discr&egrave;tement, du coin de l'oeil,
+ il disait &agrave; l'&eacute;quipe des d&eacute;m&eacute;nageurs: &quot;Commencez&quot;.</p>
+<p>Ils s'attaqu&egrave;rent &agrave; l'autre pi&egrave;ce d'abord. L'huissier
+ me fit signe de rester aupr&egrave;s d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre,
+ sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-l&agrave; la
+ r&eacute;flexion que les hommes ne sont pas tout de m&ecirc;me si m&eacute;chants
+ qu'ils le disent. Chez tous, m&ecirc;me les plus sots, et m&ecirc;me chez ceux
+ qui font la plus vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.</p>
+<p>Pendant ce temps, Loute s'&eacute;tait assise sur la marche basse qui supportait
+ son lit; la t&ecirc;te dans ses bras, le visage sur les couvertures, je l'entendais
+ qui pleurait doucement &agrave; petits coups. Elle poussait de petites plaintes
+ r&eacute;guli&egrave;res, monotones comme des cris d'enfant et qui semblaient
+ ne devoir s'arr&ecirc;ter jamais. Je restais debout pr&egrave;s d'elle, d&eacute;sempar&eacute;,
+ ne sachant que lui r&eacute;p&eacute;ter sur tous les tons:</p>
+<p>- &quot;Loute, ma petite Loute, ne pleure plus.&quot;</p>
+<p>Mes paroles n'avaient aucun effet; malgr&eacute; tous mes efforts, je sentais
+ qu'au milieu de l'hostilit&eacute; qui l'accablait, j'&eacute;tais pour elle
+ un &eacute;tranger, un spectateur qui ne participait en rien &agrave; l'affaire.
+ Cette sensation m'&eacute;tait d&eacute;sagr&eacute;able: la malheureuse souffrait
+ tellement.</p>
+<p>Derri&egrave;re la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se heurtant
+ aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des &eacute;toffes
+ qu'on pliait, parvenaient jusqu'&agrave; nous, et Loute avait toujours son petit
+ hoquet de douleur; elle l'interrompit &agrave; peine une fois, en entendant
+ arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en retirer &agrave;
+ la vente?</p>
+<p>Quand tout fut emball&eacute; et descendu de ce qui avait &eacute;t&eacute;
+ l'appartement, sauf la chambre o&ugrave; nous &eacute;tions, l'huissier tapa
+ &agrave; la porte et me dit &agrave; voix basse d'emmener &quot;la d&eacute;bitrice&quot;
+ pour qu'il puisse d&eacute;m&eacute;nager cette pi&egrave;ce aussi. Je relevais
+ Loute et j'entrais avec elle au salon.</p>
+<p>En le voyant, elle tomba en arri&egrave;re dans mes bras. La pi&egrave;ce &eacute;tait
+ nue, vid&eacute;e; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait
+ de l'ancienne d&eacute;coration; seuls les papiers des murs aux tons heurt&eacute;s,
+ demeuraient, pour t&eacute;moigner du pass&eacute;; mais ils paraissaient sales,
+ avec leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit l'ancienne
+ place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas d'objets h&eacute;t&eacute;roclites
+ s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des cadres de photographies, des menus,
+ des livres, des programmes, des lettres, et bien d'autres choses encore parmi
+ lesquelles vosinaient un petit amour bouffi, en p&acirc;te tendre et un gros
+ bocal &agrave; confiture vide dans lequel l'huissier avait eu la d&eacute;licate
+ attention de mettre l'eau et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait
+ &agrave; Loute, comme lui rest&egrave;rent son lit et sa toilette et aussi,
+ gr&acirc;ce &agrave; la bont&eacute; du saisissant, presque tous ses v&ecirc;tements:
+ c'&eacute;tait tout ce que la loi, dans sa mansu&eacute;tude, permettait de
+ laisser &agrave; une pauvre petite fille qui n'avait pas assez d'argent encore
+ pour garder ses meubles. L'appartement &eacute;tait &quot;&agrave; l'ordonnance&quot;
+ comme on dit dans ce m&eacute;tier, il n'y avait plus rien &agrave; saisir.
+ Quelle sale journ&eacute;e ce fut, mon pauvre ami.</p>
+<p>Loute s'&eacute;tait pourtant calm&eacute;e un peu. Dans un effort de volont&eacute;,
+ elle avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'&eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+ plus le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:</p>
+<p>- &quot;Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir.&quot;</p>
+<p>Cette injustice me frappa, parce qu'apr&egrave;s tout si je n'avais mat&eacute;riellement
+ rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais souffert avec elle; j'estimais
+ m&eacute;riter tout autre chose que ce singulier remerciement. Un instant, j'eus
+ l'id&eacute;e de prendre mon chapeau et de partir, mais je pensais bient&ocirc;t,
+ qu'agir ainsi c'&eacute;tait vraiment lui donner raison, c'&eacute;tait augmenter
+ son chagrin, prendre parti contre elle, la d&eacute;pouiller davantage, si c'&eacute;tait
+ possible, en lui prenant mon amiti&eacute; et en me mettant en quelque sorte
+ &agrave; la suite sur la liste des cr&eacute;anciers poursuivants. Je ne le
+ voulus pas.</p>
+<p>- &quot;Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je
+ ne te laisserai pas dans cette maison d&eacute;sol&eacute;e; tu viendras habiter
+ chez moi.&quot;</p>
+<p>En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air de ses
+ mains comme pour &eacute;carter le voile d'un r&ecirc;ve; elle vint vers moi
+ pour me faire r&eacute;p&eacute;ter.</p>
+<p>- &quot;Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?</p>
+<p>Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:</p>
+<p>- &quot;Jusqu'&agrave; quand?&quot;</p>
+<p>Je lui r&eacute;pondis:</p>
+<p>-&quot;Tant que tu voudras.&quot;</p>
+<p>Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa t&ecirc;te sur mon &eacute;paule
+ et pleura de nouveau, mais ce n'&eacute;tait plus les m&ecirc;mes larmes. Je
+ sentis que quelque chose d'immense s'&eacute;tait pass&eacute; en elle; ces
+ mots l'avaient gu&eacute;rie de la plus grande douleur de l'humanit&eacute;:
+ l'isolement du coeur.</p>
+<p>Pendant cette sc&egrave;ne, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux
+ &eacute;taient dilat&eacute;s: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand
+ pour mieux comprendre l'impossible r&eacute;alit&eacute;. Inconsciemment, de
+ temps en temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon &eacute;paule
+ pour mieux se rendre compte de la solidit&eacute; de son appui.</p>
+<p>Quant &agrave; moi, je puis te le dire, j'&eacute;tais g&ecirc;n&eacute; un
+ peu de l'immensit&eacute; de cette reconnaissance, j'&eacute;tais effray&eacute;
+ et pourtant j'&eacute;tais un peu fier, au fond. Je sais bien qu'il y avait
+ du malentendu dans tout cela, mais j'&eacute;tais fier tout de m&ecirc;me.</p>
+<p>En r&eacute;alit&eacute;, c'est dans cette minute que je me suis mari&eacute;
+ avec elle. Je ne m'en suis aper&ccedil;u qu'apr&egrave;s, mais je me suis bien
+ rendu compte que c'&eacute;tait &agrave; ce moment-l&agrave;. Peut-&ecirc;tre
+ on me dira que ce ne fut pas de mon plein consentement et que je me fixais,
+ en moi-m&ecirc;me, un temps limit&eacute;, que je me disais: nous verrons plus
+ tard. C'est vrai, mais aucun de nos actes n'est absolu. Je me suis mari&eacute;
+ ce jour-l&agrave; parce qu'alors elle m'a offert toute sa vie, parce que je
+ ne l'ai pas refus&eacute;e et parce que depuis lors je n'aurais plus jamais
+ pu l'abandonner sans rompre cet &eacute;quilibre moyen de l'ordre dans lequel
+ nous vivons, sans faire ce qu'on appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait
+ bien, et je t'assure que, si invraisemblable que cela puisse te para&icirc;tre,
+ elle devint dans un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta
+ l'ancien appartement de son coeur.</p>
+<p>Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laiss&acirc;mes
+ o&ugrave; elles &eacute;taient au milieu de la pi&egrave;ce pour les reprendre
+ le lendemain, n'emmenant avec nous que le bocal o&ugrave; clapotaient les poissons
+ rouges. Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous
+ parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant probablement
+ chacun &agrave; des choses bien diff&eacute;rentes, mais unis tout de m&ecirc;me.
+ En entrant dans mon appartement, elle &eacute;tait avec moi comme si elle venait
+ de me conna&icirc;tre, grave, pr&eacute;venante et effarouch&eacute;e, intimid&eacute;e
+ aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je voyais qu'elle se pr&eacute;occupait
+ d&eacute;j&agrave; de leur trouver une place qui ne me g&ecirc;na pas, mais
+ qui soit cependant ordonn&eacute;e et d&eacute;finitive. Le soir, pour la distraire,
+ je voulus l'emmener d&icirc;ner dans une brasserie; elle s'y refusa absolument,
+ estimant qu'il &eacute;tait inutile de faire des d&eacute;penses exag&eacute;r&eacute;es.
+ Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de marquer, au moins ce jour,
+ par un bon souvenir; elle me r&eacute;pondit lointaine:</p>
+<p>- &quot;Le bonheur laisse toujours et n'importe o&ugrave; un bon souvenir.&quot;</p>
+<p>En effet, c'&eacute;tait peut-&ecirc;tre son bonheur.</p>
+<p>Elle m'emmena, derri&egrave;re Cluny, dans une petite cr&eacute;merie, d&eacute;serte
+ &agrave; cette heure; et nous mange&acirc;mes simplement, en face l'un de l'autre,
+ sur une petite table &agrave; toile cir&eacute;e. Pendant le d&icirc;ner, elle
+ me demanda si je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient
+ &agrave; y habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le pass&eacute;, bien qu'elle
+ me donn&acirc;t pour ce changement d'autres raisons; elle disait:</p>
+<p>- &quot;On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait
+ &agrave; la maison, c'est meilleur march&eacute;. C'est plus sain d'ailleurs.&quot;</p>
+<p>Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de jours
+ apr&egrave;s, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de la R&eacute;publique
+ que je n'ai plus quitt&eacute; depuis.</p>
+<p>Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retir&eacute; du milieu des
+ camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller &agrave; la Facult&eacute;
+ et j'en revenais sit&ocirc;t apr&egrave;s le cours ou l'h&ocirc;pital. Je continuais
+ mes &eacute;tudes au d&eacute;but comme par le pass&eacute;, mais aux grandes
+ vacances, la question s'est pos&eacute;e. Je tentais d'abord de raconter des
+ contes &agrave; ma famille; je disais que je rempla&ccedil;ais mes ma&icirc;tres.
+ Mais &agrave; la longue, il a bien fallu qu'on sache. Apr&egrave;s plusieurs
+ sommations, mon p&egrave;re m'a &eacute;crit un beau jour qu'il ne voulait plus
+ entendre parler de moi, qu'il ne me donnerait plus d'argent, qu'il me d&eacute;sh&eacute;riterait.
+ Mon fr&egrave;re et ma belle-soeur m'ont tourn&eacute; le dos. Depuis, il n'y
+ a pas bien longtemps, on m'a &eacute;crit qu'on consentait &agrave; me recevoir,
+ mais sans elle, et entre temps, j'avais connu avec Loute la mis&egrave;re, --
+ tu ne peux pas savoir comme &ccedil;a nous a unis. J'avais d&ucirc; pour vivre
+ abandonner les concours, b&acirc;cler ma th&egrave;se et pratiquer; j'avais
+ eu un enfant, je m'&eacute;tais mari&eacute;. Il y a des histoires qu'on ne
+ recommence pas.</p>
+<p></p>
+Certainement &ecirc;tre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que tu
+ne le crois m&ecirc;me, parce que si je suis coup&eacute; d'avec les miens, d'avec
+mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des habitudes de pens&eacute;e,
+d'&eacute;ducation et de vie analogues &agrave; celles que j'avais moi-m&ecirc;me
+et dans lesquelles j'avais &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; -- on ne s'adapte
+jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous heurte; on
+a beau faire, on n'en a pas toujours &eacute;t&eacute;, on n'en sera jamais tout
+&agrave; fait. Depuis la fa&ccedil;on de mettre sa serviette &agrave; table, jusqu'aux
+plaisanteries habituelles, jusqu'&agrave; ces id&eacute;es toutes faites et stupides
+parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous vivons, jusqu'aux sujets
+les plus s&eacute;rieux: il y a tout un monde qu'on ne franchit pas... &agrave;
+moins qu'on mette plus d'une vie &agrave; le traverser.
+<p>(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)</p>
+<p>- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, l'affection
+ de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La carapace qui semble
+ se solidifier entre les moiti&eacute;s de monde qu'on a quitt&eacute; chacun
+ de son c&ocirc;t&eacute;, finit par &ecirc;tre si &eacute;paisse qu'on s'en
+ trouve tous les deux isol&eacute;s comme dans une cellule; les bruits de l'ext&eacute;rieur
+ n'arrivent m&ecirc;me plus, alors on passe tout son temps &agrave; se regarder,
+ &agrave; se d&eacute;couvrir. On ne conna&icirc;t plus personne, jamais je ne
+ m'en suis rendu aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir
+ &eacute;voque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumi&egrave;res,
+ peut-&ecirc;tre une r&eacute;ception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre
+ chose: nous sommes partis une apr&egrave;s-midi -- il pleuvait -- &agrave; pied
+ sous le m&ecirc;me parapluie, la marie n'&eacute;tait pas loin. Nous avons attendu
+ notre tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils &eacute;taient
+ tous du peuple de Paris, rien d'&eacute;l&eacute;gant, je t'assure, mais eux,
+ du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous appelle,
+ un huissier me demanda mes papiers -- &quot;Et vos t&eacute;moins, fit-il&quot;.</p>
+<p>- &quot;Je pensais, r&eacute;pondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait
+ bien me rendre service, vous, par exemple?&quot;</p>
+<p>Il m'expliqua qu'il &eacute;tait fonctionnaire et qu'&agrave; ce titre, les
+ r&egrave;glements le lui interdisaient. Sur ma pri&egrave;re, il demanda aux
+ t&eacute;moins du mariage suivant -- la fianc&eacute;e avait un ulc&egrave;re
+ affreux au visage -- de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu
+ savais.</p>
+<p>- &quot;Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents
+ n'ont pas pu venir...&quot;</p>
+<p>Pauvre brave homme! Ce fut vite b&acirc;cl&eacute;. L'adjoint nous lut le texte
+ indispensable, du m&ecirc;me air qu'il nous aurait dress&eacute; une contravention;
+ nous avons dit &quot;oui&quot; sans &eacute;motion et cinq minutes apr&egrave;s
+ nous &eacute;tions dans la rue, &agrave; nous garer des tramways et des automobiles.
+ Loute &eacute;tait press&eacute;e de rentrer &agrave; cause du petit. Je rentrais
+ avec elle. Je ne te dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goul&ucirc;ment
+ la vie au sein de sa maman, je n'ai pas eu d'&eacute;tranges et douloureuses
+ pens&eacute;es; mais je me suis dit qu'il avait raison quand m&ecirc;me le petit;
+ la vie valait d'&ecirc;tre v&eacute;cue puisque je voyais ce spectacle qui &eacute;tait
+ du bonheur tout de m&ecirc;me. Je me suis promis de faire de mon fils, plus
+ tard, un homme de sciences, un chimiste de pr&eacute;f&eacute;rence, de fa&ccedil;on
+ qu'il ait le moins possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqu&eacute;
+ et c'est trop dur. J'esp&egrave;re qu'il m'&eacute;coutera.</p>
+<p>Nous avions quitt&eacute; le caf&eacute; depuis un moment. Nous sommes de nouveau
+ dans le hall de la gare, quand enfin &agrave; l'autre bout du trottoir brillent
+ les feux de la locomotive, il me dit:</p>
+<p>- Pourquoi t'ai-je racont&eacute; tout cela?</p>
+<p><br>
+ Peu apr&egrave;s, je vois &agrave; l'une des porti&egrave;res d'un wagon de
+ seconde, une t&ecirc;te de femme qu'il me semble avoir d&eacute;j&agrave; vue.
+ Elle aper&ccedil;oit mon ami et lui fait un geste c&acirc;lin de la main. Comme
+ je suis venu attendre mon fr&egrave;re, je le cherche et finis par le rejoindre.</p>
+<p>En sortant, dans la lumi&egrave;re blafarde, je vois, pas tr&egrave;s loin
+ de moi, le Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se
+ dirigent vers la barri&egrave;re. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus l'id&eacute;e
+ d'aller les saluer, mais je me dis: apr&egrave;s tout, qu'est-ce que je leur
+ rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de m&ecirc;me, s'ils me demandaient
+ d'aller les voir: je n'ai pas &eacute;pous&eacute; une fille de brasserie, moi!</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">Boum.</h2>
+<p><br>
+ I.</p>
+<p><br>
+ Boum avait huit ans. Sa vie s'annon&ccedil;ait des plus heureuses. Il avait
+ une maman toute jeune, tr&egrave;s bonne et tr&egrave;s gaie. Son papa, ancien
+ officier de cavalerie, &eacute;tait un peu s&eacute;v&egrave;re, mais s&eacute;vissait
+ peu au demeurant; Boum &eacute;tant toujours content, avait pris l'habitude
+ d'&ecirc;tre sage, c'est un &eacute;tat qui comporte de grosses simplifications.
+ Combl&eacute; de toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit
+ h&ocirc;tel de la rue Pergol&egrave;se, non loin du Bois de Boulogne. Une d&eacute;bonnaire
+ &quot;nursing governess&quot; &eacute;tait pr&eacute;pos&eacute;e &agrave; ses
+ soins minutieux dans lesquels le bain et le savonnage tenaient une grande place.
+ Sa chambre avait des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise
+ repr&eacute;sentant une chasse &agrave; courre avec des cavaliers, des dames,
+ des chevaux et des chiens; deux fen&ecirc;tres y donnaient toujours ce qu'il
+ y avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqu&eacute;s -- de
+ ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en encombraient
+ les tables et le parquet. Boum &eacute;tait robuste et grand pour son &acirc;ge.
+ Mais tout ceci r&eacute;uni ne comptait pas en comparaison de deux dons qu'il
+ avait re&ccedil;us de la nature, et qui n'avaient pas de prix.</p>
+<p>D'abord Boum &eacute;tait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la bienveillance
+ de tous et une grande popularit&eacute;. Sur le chemin qui menait de sa maison
+ au Bois, il &eacute;tait connu; les concierges et les boutiqui&egrave;res l'interpellaient
+ &agrave; son passage:</p>
+<p>- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.</p>
+<p>Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure ronde
+ et r&eacute;pondait &agrave; tous, dans un sourire qui augmentait encore les
+ sympathies:</p>
+<p>- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.</p>
+<p>Parmi la gent enfantine, il tr&ocirc;nait mais si incontestablement, qu'il
+ pouvait tr&ocirc;ner modestement, avantage consid&eacute;rable si l'on songe
+ qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de tr&ocirc;ner.</p>
+<p>Le deuxi&egrave;me de ses dons &eacute;tait une tante. Elle s'appelait: Tante
+ Line. Boum estimait qu'elle &eacute;tait ce qu'il y avait de plus joli au monde
+ et beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les cils
+ tr&egrave;s longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit nez qui
+ riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui &eacute;taient du rose
+ des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs &agrave; force d'&ecirc;tre
+ blonds, un cou tr&egrave;s long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait
+ beaucoup de sports et qui est toujours v&ecirc;tu d'une ultra &eacute;l&eacute;gante
+ simplicit&eacute;; le tout mont&eacute; sur deux petits pieds qui paraissaient
+ ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi &eacute;tait Tante Line.
+ Comme son neveu, elle &eacute;tait vive, toujours d&eacute;cid&eacute;e, douce
+ et heureuse de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les sympathies;
+ toujours son passage d&eacute;clanchait immanquablement des interruptions et
+ un silence sur la nature duquel, il &eacute;tait impossible de ne pas &ecirc;tre
+ fix&eacute;.</p>
+<p>Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait comme
+ avec elle. Elle seule savait &eacute;couter ses histoires s&eacute;rieusement
+ et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui est
+ bien p&eacute;nible &agrave; la longue et finit par isoler terriblement. Ils
+ prenaient leur premier d&eacute;jeuner ensemble, se promenaient ensemble et
+ causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises &quot;s'apprenaient
+ l'anglais&quot; comme disait Line. Les sujets de leurs conversations &eacute;taient
+ in&eacute;puisables. L'histoire fantastique du p&egrave;re de Line les alimentait
+ surtout.</p>
+<p>Cet anc&ecirc;tre avait &eacute;t&eacute; un caract&egrave;re assez particulier
+ de gentilhomme fran&ccedil;ais. N&eacute; aux environ de 1860, d'une famille
+ de petite noblesse pauvre et qui &eacute;tait revenue du Canada en France apr&egrave;s
+ les malheurs de la guerre de Sept ans, il avait commenc&eacute;, tout jeune,
+ sa vie d'ind&eacute;pendance et d'action; la t&ecirc;te pr&egrave;s du bonnet
+ et le coeur un peu emball&eacute; par la guerre, vers sa douzi&egrave;me ann&eacute;e,
+ il avait abandonn&eacute; sa famille et le coll&egrave;ge pour aller en Am&eacute;rique;
+ l&agrave;-bas, apr&egrave;s avoir pratiqu&eacute; toutes sortes de m&eacute;tiers
+ -- qu'il racontait plus tard avec d&eacute;lices, -- il avait fini par constituer
+ une &eacute;norme affaire de soie et r&eacute;aliser par elle une tr&egrave;s
+ grosse fortune sur laquelle Line et la maman de Boum vivaient &agrave; l'aise
+ maintenant. Ebloui par le r&eacute;cit de ces aventures extraordinaires, le
+ petit-fils n'avait jamais connu cet auteur que par le grand portrait de Bonnat
+ qui dressait, dans un coin de salon, une silhouette mince et droite de grand
+ seigneur-homme d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large
+ et volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'&agrave; cette main nerveuse
+ et mince qui semblait commander en jouant avec l'&eacute;chancrure du gilet.
+ Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux &eacute;taient semblables &agrave;
+ ceux de Line avec quelque chose de plus m&eacute;tallique et qui paraissait
+ chercher &agrave; vous voir &quot;&agrave; l'int&eacute;rieur&quot;. Boum &eacute;tait
+ remu&eacute; jusqu'au plus profond de son &ecirc;tre &agrave; la pens&eacute;e
+ qu'il y avait entre cet homme et lui comme un lien myst&eacute;rieux. Aussi
+ ne s'arr&ecirc;tait-il pas d'&eacute;couter son histoire. Line qui avait ador&eacute;
+ son p&egrave;re et v&eacute;cu, avec lui, les derni&egrave;res ann&eacute;es
+ de sa vie en Am&eacute;rique, recommen&ccedil;ait tous les jours le m&ecirc;me
+ r&eacute;cit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps un
+ d&eacute;tail nouveau. Le mort les rapprochait.</p>
+<p>Le matin, quand Line se r&eacute;veillait Boum allait la voir; avant d'entrer,
+ il se livrait toujours aux m&ecirc;mes soins qui consistaient &agrave; passer
+ sa t&ecirc;te par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant
+ les gestes de ceux qui veulent agir en silence, &eacute;carquillait les yeux
+ pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait semblant
+ de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses paupi&egrave;res:
+ alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le moindre mouvement,
+ c'&eacute;taient des exclamations folles:</p>
+<p>- Tante Line, tu ne dors pas.</p>
+<p>Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui mettant
+ ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur l'&eacute;dredon jaune
+ comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, puis protestait:</p>
+<p>- Non, Tante Line, pas comme &ccedil;a... Parle-moi de grand-p&egrave;re!...</p>
+<p>Elle commen&ccedil;ait.</p>
+<p>Ils se racontaient aussi leurs r&ecirc;ves de la nuit; souvent ceux de Boum
+ ressemblaient tellement &agrave; ses propres d&eacute;sirs, qu'on devait admettre
+ de sa part de l&eacute;g&egrave;res triches.</p>
+<p>- J'ai r&ecirc;v&eacute; que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi
+ et Jean, mais loin... loin... jusqu'&agrave; Saint-Cloud.</p>
+<p>Quand ils avaient &eacute;puis&eacute; les moindres &eacute;pisodes de la vie
+ difficile qu'avait men&eacute; jadis celui dont ils proc&eacute;daient, qu'ils
+ s'&eacute;taient tout racont&eacute;, qu'ils avaient minutieusement &eacute;tudi&eacute;
+ tous leurs projets, Boum la consid&eacute;rait avec ferveur, et quelquefois
+ apr&egrave;s un long silence, il disait, profond&eacute;ment convaincu de toute
+ son &acirc;me:</p>
+<p>- Tu es gentille de me dire tout &ccedil;a... Je t'aime bien, moi, tante Line.</p>
+<p>Cette d&eacute;claration avait le don d'&eacute;mouvoir profond&eacute;ment
+ aussi la jeune fille qui r&eacute;pondait pour le taquiner:</p>
+<p>- Moi, je ne te d&eacute;teste pas...</p>
+<p>D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec amour &agrave;
+ ses v&ecirc;tements &eacute;pars, &agrave; tout ce qui &eacute;tait &agrave;
+ elle, et interrogeant sans cesse:</p>
+<p>- Pourquoi as-tu deux ciseaux &agrave; ongles? Et cette petite glace, pourquoi
+ c'est faire?</p>
+<p>Le soir, Line lui rendait fid&egrave;lement sa visite, quand il &eacute;tait
+ couch&eacute;. M&ecirc;me lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait
+ jamais de venir l'embrasser; il demandait, ces fois l&agrave;, qu'on fit la
+ lumi&egrave;re toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors
+ tout &eacute;blouissante dans sa robe de soir aux reflets p&acirc;les qui se
+ fondaient dans l'&eacute;clat nacr&eacute; de son cou. Comment ne pas s'endormir
+ heureux de toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de
+ si pr&egrave;s l'objet du plus beau de ses r&ecirc;ves et quand on est encore
+ p&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus
+ douces r&eacute;alit&eacute;s.</p>
+<p>Boum &eacute;tait heureux infiniment. Aussi &eacute;tait-il bon et indulgent
+ pour les hommes, pour les b&ecirc;tes et m&ecirc;me pour les choses -- car il
+ ne voulait pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il
+ ne battait m&ecirc;me pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer
+ son fouet en l'air, pour les h&acirc;ter dans quelque course imaginaire ou pour
+ les ralentir dans leur galop.</p>
+<p>Boum se portait &agrave; merveille. Il mangeait du meilleur app&eacute;tit,
+ s'arr&ecirc;tant quelques fois pour baiser la main de Line toujours &agrave;
+ ses c&ocirc;t&eacute;s. Ce geste, &agrave; table, il le savait, lui valait r&eacute;guli&egrave;rement
+ un rappel &agrave; l'ordre de son p&egrave;re, aussi ne le r&eacute;p&eacute;tait-il
+ pas trop souvent.</p>
+<p>Dans le monde, quand on le produisait, il &eacute;tait, tr&egrave;s au fond,
+ l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:</p>
+<p>- On le g&acirc;te trop... disaient-ils.</p>
+<p>C'&eacute;tait parfaitement inexact. Boum &eacute;tait trop heureux pour &ecirc;tre
+ le moins du monde g&acirc;t&eacute; ou insupportable. Il &eacute;tait trop sensible
+ pour vouloir faire de la peine &agrave; quiconque, m&ecirc;me en &eacute;tant
+ un peu sot, et d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que
+ personne n'aurait song&eacute; &agrave; lui contester.</p>
+<p>Pour Line, il avait d'abord &eacute;t&eacute; le poupon inattendu, celui qui,
+ le premier, lui avait donn&eacute; une gravit&eacute; particuli&egrave;re en
+ faisant d'elle une tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite
+ ce poupon &eacute;tait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout.
+ A force de se mettre &agrave; sa port&eacute;e, ils &eacute;taient devenus des
+ amis dans toute la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins d'importance;
+ il avait tellement accapar&eacute; la vie de Line, qu'elle ne pouvait pas plus
+ se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus &agrave; l'un sans penser
+ &agrave; l'autre; ils &eacute;taient devenus Line-et-Boum et cela faisait presque
+ un seul nom propre d'une famille particuli&egrave;re.</p>
+<p>Pourtant un apr&egrave;s-midi Boum apprit &agrave; table qu'il ferait seul
+ se promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'&eacute;tait une &eacute;ventualit&eacute;
+ qui se produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une
+ moue sp&eacute;ciale de Boum, qui commen&ccedil;ait par refuser de manger; il
+ ne disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, regardait
+ attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de temps en temps, sur
+ son p&egrave;re qui fron&ccedil;ait le sourcil. La sc&egrave;ne finissait habituellement
+ &agrave; propos d'une observation sur la tenue qui ne manquait pas d'arriver,
+ par un torrent de sanglots, lequel occasionnait la sortie de table. Ce jour-l&agrave;,
+ ce triste programme ne manqua pas de s'ex&eacute;cuter point par point. Miss
+ Anny emmena le d&eacute;linquant, car tante Line avait interdiction d'intervenir
+ pendant les orages. Et Boum fit sa promenade tout seul.</p>
+<p>C'&eacute;tait un mauvais jour d&eacute;cid&eacute;ment. Line et Boum s'&eacute;taient
+ mutuellement habitu&eacute;s aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas
+ l'amiti&eacute;, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets &quot;vivants&quot;
+ c'est-&agrave;-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois quelconque peut
+ constituer un couteau, un couteau &quot;vivant&quot; comporte, au contraire,
+ un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, des choses trouv&eacute;es
+ dont l'attention faisait le plus grand prix, telles que pierres de couleur ou
+ de forme un peu inhabituelles, bouts de ficelle ou bouts d'&eacute;toffe, clous,
+ etc. Tous ces souvenirs &eacute;taient garnis de rubans par les soins de Line
+ et serr&eacute;s dans un coffret; on les regardait de temps en temps. Cette
+ fois-l&agrave;, pendant que la nurse causait avec des compatriotes, Boum avait
+ &eacute;t&eacute; assez heureux pour d&eacute;nicher une bo&icirc;te de sardines
+ vide, sans doute laiss&eacute;e sur place et sans esprit de reprise par quelques
+ pique-niqueurs d'un dimanche pr&eacute;c&eacute;dent. Convenablement nettoy&eacute;
+ et par&eacute; par tante Line qui &eacute;tait une f&eacute;e, cet humble objet,
+ pensait-il, allait devenir une des ma&icirc;tresses pi&egrave;ces de la collection.
+ Malheureusement, quand on fut sur le d&eacute;part, Miss Anny s'&eacute;tant
+ aper&ccedil;ue du pr&eacute;cieux fardeau qu'emportait Boum, s'opposa formellement
+ &agrave; son transport d'o&ugrave; sc&egrave;ne magistrale de l'ami de Line,
+ qui &eacute;tait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-l&agrave;, pour
+ la r&eacute;ception d'une claque, et un retour orageux &agrave; la maison.</p>
+<p>Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu &agrave; tante
+ Line, s'attardant particuli&egrave;rement &agrave; la description de la bo&icirc;te
+ de conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais d&eacute;tail extraordinaire,
+ tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui dire, presque distraite,
+ ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:</p>
+<p>- Mon pauvre Boum, ne te d&eacute;sole pas, on en retrouvera...</p>
+<p>Tante Line pensait &agrave; autre chose.</p>
+<p>Boum dormit mal, fut agit&eacute;; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes
+ profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son &eacute;l&egrave;ve
+ qu'elle regrettait avoir gifl&eacute;.</p>
+<p><i>On ne devrait faire aux enfants nulle peine...</i></p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>II.</p>
+<p><br>
+ Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement ext&eacute;rieur
+ de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le programma de ses
+ journ&eacute;es diff&eacute;rer de celui des journ&eacute;es de sa tante. Les
+ promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, &eacute;taient devenues peu
+ &agrave; peu la r&egrave;gle. On ne les signifiait plus &agrave; table. Aucun
+ lien n'&eacute;tait plus &eacute;tabli, comme autrefois, entre cette supr&ecirc;me
+ r&eacute;compense et la qualit&eacute; du travail du matin. Boum avait eu beau
+ d'abord r&eacute;aliser des chefs-d'oeuvre de pages d'&eacute;criture, tendre
+ tout son esprit pour r&eacute;citer ses fables afin d'&eacute;viter le moindre
+ &acirc;nonnement. Rien n'y faisait; tout au plus d&eacute;crochait-il ainsi
+ quelques tours dans la voiture aux ch&egrave;vres du Jardin d'acclimatation,
+ plaisir bien pauvre quand on les compare aux promenades dans la petite auto
+ de Line que Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il &eacute;tait
+ &eacute;ternellement distrait; pendant les le&ccedil;ons, il restait la plupart
+ du temps, la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur son petit bras tout rond, r&eacute;p&eacute;tant
+ tr&egrave;s m&eacute;caniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant
+ seulement aux histoires de son grand-p&egrave;re que Line ne racontait plus.
+ Les punitions commenc&egrave;rent avec une r&eacute;gularit&eacute; constante;
+ elles devenaient comme une suite d'&eacute;v&eacute;nements f&acirc;cheux contre
+ lesquels il avait cess&eacute; de r&eacute;agir.</p>
+<p>D'ailleurs ces tracasseries ext&eacute;rieures lui causaient peu d'effet en
+ comparaison du mal profond que lui faisait &eacute;prouver le changement op&eacute;r&eacute;
+ dans Line m&ecirc;me.</p>
+<p>Qu'elle ait &eacute;t&eacute; soudain oblig&eacute;e par les siens &agrave;
+ une vie mondaine comportant, &agrave; chaque moment, des sorties en ville pour
+ les repas, pour les visites, pour les soir&eacute;es et le th&eacute;&acirc;tre,
+ -- Boum renon&ccedil;ait &agrave; comprendre quelle aberration guidait en cela
+ l'autorit&eacute; sup&eacute;rieure -- mais il n'en souffrait pas tellement;
+ les abandons qui en r&eacute;sultaient pour lui, n'&eacute;taient pas le fait
+ de celle qu'il aimait; comme on lui imposait sa le&ccedil;on, pensait-il, on
+ imposait &agrave; sa tante ces pratiques &eacute;tranges; c'&eacute;tait l&agrave;
+ une des cons&eacute;quences logiques du besoin d'oppression qu'ont les grands
+ vis-&agrave;-vis des petits. C'&eacute;tait normal. Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me
+ si Line en avait souffert un peu, aurait-il &eacute;prouv&eacute; &agrave; se
+ voir pers&eacute;cuter avec elle, un secret contentement.</p>
+<p>Malheureusement, il n'en &eacute;tait rien. Line n'en souffrait pas, et m&ecirc;me
+ peut-&ecirc;tre... en &eacute;tait-elle heureuse. Comme elle avait chang&eacute;!
+ En apparence, elle continuait bien, comme autrefois, &agrave; monter dans sa
+ chambre le soir, &agrave; le recevoir le matin. Evidemment ils causaient toujours,
+ mais quelle diff&eacute;rence! D'abord Line commen&ccedil;ait, comme les autres,
+ &agrave; ne plus le prendre au s&eacute;rieux, m&ecirc;me quand il attirait
+ sp&eacute;cialement son attention avec ce geste sp&eacute;cial d'agiter son
+ petit index bien droit, en disant:</p>
+<p>- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...</p>
+<p>Line riait quand m&ecirc;me et d'un rire un peu trop prolong&eacute; qui l'irritait;
+ plusieurs fois m&ecirc;me, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de
+ ses yeux, des larmes br&ucirc;lantes que pour rien au monde, il n'eut voulu
+ laisser tomber. Elle ne s'en apercevait m&ecirc;me plus. Il avait essay&eacute;
+ de la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des trouvailles
+ de c&acirc;linerie; puis, -- &ocirc; honte -- il avait pens&eacute; aux cadeaux.
+ Les plus beaux de ses dons avaient &eacute;t&eacute; un colima&ccedil;on vivant
+ qu'il avait rapport&eacute; du Bois, dans sa poche, sans rien dire &agrave;
+ sa bonne, &agrave; la coquille duquel il avait lui-m&ecirc;me attach&eacute;
+ un morceau de flanelle rouge, et un calendrier &agrave; fleurs de mica, achet&eacute;
+ par Jean le chauffeur, qui persistait &agrave; souhaiter &quot;la bonne ann&eacute;e&quot;
+ malgr&eacute; qu'on fut d&eacute;j&agrave; en avril. Rien n'y faisait; le calendrier
+ &eacute;tait all&eacute; rejoindre les autres pr&eacute;sents dans la bo&icirc;te
+ aux souvenirs, bien que cet objet eut pu &ecirc;tre d'un usage journalier et
+ le lima&ccedil;on avait d&eacute;laiss&eacute; tout seul son lit de feuilles
+ sur la fen&ecirc;tre, pour une destination inconnue: Boum seul avait constat&eacute;
+ son absence.</p>
+<p>Line pensait &eacute;videmment &agrave; autre chose. Et d&eacute;tail aggravant,
+ elle y pensait volontiers. Les changements de sa conduite se pr&eacute;cisaient
+ m&ecirc;me singuli&egrave;rement. Elle, qui &eacute;tait autrefois si insouciante,
+ si simple, si jolie sans le faire expr&egrave;s, devenait maintenant plus appr&ecirc;t&eacute;e,
+ moins naturelle. Elle s'&eacute;tudiait davantage &agrave; la glace, le matin,
+ quand elle finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apr&egrave;s
+ les avoir bross&eacute;s, elle tordait jadis ses cheveux d'or p&acirc;le, &eacute;tait
+ remplac&eacute; par une suite de mouvements compliqu&eacute;s, refaits plusieurs
+ fois pour arriver d'ailleurs &agrave; quelque chose de tr&egrave;s voisin des
+ premiers r&eacute;sultats. Le choix de la robe &agrave; mettre &eacute;tait
+ aussi beaucoup plus long qu'auparavant. Quelquefois elle demandait conseil &agrave;
+ Boum qui, r&eacute;guli&egrave;rement, revenait au classique tailleur bleu marine,
+ associ&eacute; dans son id&eacute;e &eacute;go&iuml;ste d'amoureux, aux promenades
+ faites en commun. Line lui disait:</p>
+<p>- Tu n'y connais rien...</p>
+<p>et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en ressentait
+ un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son chapeau, sa voilette, ses
+ gants, elle se regardait une derni&egrave;re fois &agrave; la psych&eacute;e
+ Empire pos&eacute;e obliquement &agrave; la fen&ecirc;tre:</p>
+<p>- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.</p>
+<p>Toujours Boum r&eacute;pondait:</p>
+<p>- Bien jolie, Tante Line.</p>
+<p>et il se d&eacute;tournait pour ne pas pleurer, sans savoir m&ecirc;me la cause
+ de son &eacute;motion.</p>
+<p>C'est qu'il l'aimait dans ce temps-l&agrave;, sans lui en vouloir le moins
+ du monde, autant qu'avant, plus m&ecirc;me peut-&ecirc;tre. Il lui faisait de
+ tendres reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi chang&eacute;.
+ Dans le fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance l'attachait
+ plus encore &agrave; elle; il lui semblait qu'&agrave; cause de cette injustice
+ m&ecirc;me, elle &eacute;tait plus &agrave; lui; parfois, il aurait voulu la
+ battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-m&ecirc;me les
+ rares fois qu'il avait &eacute;t&eacute; sot, pour la corriger un peu, voil&agrave;
+ tout; apr&egrave;s elle lui aurait demand&eacute; pardon, et il aurait pardonn&eacute;;
+ c'eut &eacute;t&eacute; si bon, mais c'&eacute;taient des r&ecirc;ves... dans
+ la r&eacute;alit&eacute;, il ne la battait pas et n'avait pas h&eacute;las,
+ &agrave; lui savoir gr&eacute; du moindre repentir.</p>
+<p>A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait sans cesse,
+ observant, r&eacute;fl&eacute;chissant et examinant les unes apr&egrave;s les
+ autres les plus invraisemblables hypoth&egrave;ses. Son pauvre petit cerveau
+ travaillait tellement &agrave; ce difficile probl&egrave;me que son caract&egrave;re,
+ sa sant&eacute; m&ecirc;me en &eacute;taient touch&eacute;s. Sa gaiet&eacute;
+ s'en allait de lui. On n'entendait plus jamais &agrave; travers les portes de
+ sa chambre ses bons rires si semblables &agrave; des cris de petits oiseaux.
+ Il &eacute;tait moins affable positivement. Le rose de sa peau mate passait.
+ Ses yeux brillaient moins vif. A sa vivacit&eacute; premi&egrave;re succ&eacute;daient
+ une torpeur presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient &agrave;
+ toute heure du jour. Il mangeait de mauvais app&eacute;tit. Le docteur, mand&eacute;
+ par sa maman, lui avait ordonn&eacute;, apr&egrave;s un examen approfondi: du
+ biphosphate! C'&eacute;tait peu comprendre son mal.</p>
+<p>Boum cherchait toujours.</p>
+<p>A la v&eacute;rit&eacute;, un nouveau personnage &eacute;tait entr&eacute;
+ dans la maison. Non pas l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps
+ en temps prendre le th&eacute; et dire des choses aimables -- ceux-l&agrave;
+ &eacute;taient tous des familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur
+ qu'on n'avait jamais vu et qui avait commenc&eacute; par venir souvent. C'&eacute;tait
+ un homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle dans
+ l'oeil, des moustaches tombantes, des v&ecirc;tements tr&egrave;s serr&eacute;s
+ &agrave; la taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton pli&eacute;! Boum
+ avait entendu son nom, c'&eacute;tait un nom tr&egrave;s long, l'un de ceux
+ qu'il faudrait apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait
+ de lui en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur Claude.
+ Boum s'en &eacute;tait tenu l&agrave;.</p>
+<p>Le nouveau venu &eacute;tait incontestablement tr&egrave;s empress&eacute;
+ aupr&egrave;s de Tante Line. Les domestiques venaient imm&eacute;diatement la
+ chercher d&egrave;s qu'il arrivait. Que de fois m&ecirc;me ces visites importunes
+ &eacute;taient venues troubler de d&eacute;licieux moments o&ugrave; Boum croyait
+ presque retrouver la douce intimit&eacute; d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur
+ Claude, elle rougissait jusqu'&agrave; la racine de ses cheveux. Monsieur Claude
+ envoyait &agrave; Line des corbeilles de fleurs tr&egrave;s fr&eacute;quemment.
+ Ces pr&eacute;sents irritaient profond&eacute;ment Boum, qui &agrave; voir leur
+ qualit&eacute; et leur dimension, avait compris l'impossibilit&eacute; de lutter
+ sur ce terrain. Une fois, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner, devant un monument
+ de roses blanches que Claude avait fait porter, l'enfant avait demand&eacute;
+ tout bas &agrave; l'oreille de sa maman, des sous.</p>
+<p>- Beaucoup de sous, avait-il dit.</p>
+<p>Et comme la r&eacute;ponse avait &eacute;t&eacute; une question sur l'usage
+ qu'il entendait faire de cette monnaie, il &eacute;tait rest&eacute; g&ecirc;n&eacute;
+ un moment sans r&eacute;pondre, puis comme il n'abandonnait pas ses id&eacute;es,
+ il donna une explication, mais cette fois si bas, si bas et si pr&egrave;s de
+ l'oreille maternelle que malgr&eacute; toute l'attention donn&eacute;e, il ne
+ fut pas possible de savoir sa pens&eacute;e, -- et l'heure de sa promenade &eacute;tait
+ venue.</p>
+<p>Sur les gazons pel&eacute;s du Bois, il passa consciencieusement son apr&egrave;s-midi
+ &agrave; chercher des fleurs. Et ainsi, &agrave; l'heure de rentrer, quelques
+ p&acirc;querettes et quelques pissenlits, coup&eacute;s presque sans tiges et
+ un peu &eacute;cras&eacute;s dans sa petite main chaude, vinrent m&ecirc;ler
+ sur la robe de Miss Anny charg&eacute;e de les assembler, leurs pauvres taches
+ jaunes et ros&eacute;es. M&ecirc;me avec beaucoup de fils et quelques brins
+ d'herbe, ces fleurs faisaient pi&egrave;tre figure, la comparaison n'&eacute;tait
+ pas possible. Le temps &eacute;tait pass&eacute; o&ugrave; Line tenait compte
+ des difficult&eacute;s inh&eacute;rentes &agrave; sa condition de petit gar&ccedil;on.
+ Aussi apr&egrave;s l'avoir consid&eacute;r&eacute; d'un air de d&eacute;go&ucirc;t,
+ Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui aimait voir respecter
+ ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.</p>
+<p>Les choses allaient tr&egrave;s vite d'ailleurs. Il semblait que toute la maison
+ se fut mis de la partie pour favoriser l'amiti&eacute; de Line et de Claude.
+ Ils passaient maintenant des apr&egrave;s-midi enti&egrave;res seuls dans le
+ petit salon, o&ugrave; tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus
+ la permission d'y p&eacute;n&eacute;trer. Il en avait bien envie pourtant; comme
+ une force int&eacute;rieure le poussait &agrave; venir troubler cet aga&ccedil;ant
+ t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te. Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la
+ porte et avait constat&eacute; -- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait
+ Tante Line comme s'il ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-l&agrave;,
+ Boum avait refus&eacute; son ordinaire baiser &agrave; sa tante. Il s'&eacute;tait
+ violemment retourn&eacute; la face contre son oreiller, et comme il pleurait
+ abondamment, il entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume
+ de lui r&eacute;p&eacute;ter depuis quelque temps;</p>
+<p>- Il est jaloux.</p>
+<p>Il avait de la peine, tout simplement.</p>
+<p>Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir l&agrave;:</p>
+<p>- Demain je te dirai un gros secret.</p>
+<p>Mais Boum &eacute;tait trop fait &agrave; l'infortune pour se faire la moindre
+ illusion sur la part de bonheur que lui r&eacute;servait cette r&eacute;v&eacute;lation;
+ comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, c'est-&agrave;-dire
+ sans confiance dans le bonheur du lendemain.</p>
+<p>En fait, cette grosse confidence &quot;qu'il ne fallait dire &agrave; personne&quot;,
+ &eacute;tait que Tante Line &eacute;tait fianc&eacute;e &agrave; Monsieur Claude.</p>
+<p>- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line Vauquer de
+ Conflans.</p>
+<p>- Pourquoi? avait r&eacute;pondu Boum.</p>
+<p>- Mais parce que Claude s'appelle comme &ccedil;a, fit Line.</p>
+<p>- Non, pourquoi tu te maries? pr&eacute;cisa Boum. On &eacute;tait bien, tous
+ les deux.</p>
+<p>Cette &eacute;vocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus
+ que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses &eacute;taient trop
+ avanc&eacute;es maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle
+ continuait &agrave; s'isoler des journ&eacute;es enti&egrave;res avec Claude,
+ &agrave; le rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si
+ le monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les parents
+ f&eacute;licitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver leur satisfaction
+ lui faisaient toutes sortes de pr&eacute;sents. Ah, Boum la regardait la petite
+ exposition dans la chambre de Line: les &eacute;crins ouverts, les pendules,
+ les coupe-papiers, les &eacute;ventails, les porte-cartes, les services &agrave;
+ liqueur, les manches d'ombrelles et tant d'autres objets utiles et inutiles,
+ sans rapport aucun l'un avec l'autre, comme un <i>d&eacute;crochez-moi-&ccedil;a</i>
+ d'objets neufs. Tous ces cadeaux &eacute;voquaient pour Boum, ses cadeaux &agrave;
+ lui que Line rangeait jadis dans la bo&icirc;te. A voir toute la diff&eacute;rence
+ qu'il y avait entre les uns et les autres, il sentait mieux ce qui distinguait
+ l'affection de Line pour lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre.
+ En recevant ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec
+ lui, elle faisait semblant d'&ecirc;tre contente; elle l'aimait pour rire; ente
+ son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui &eacute;tait toute la distance
+ qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai cheval. En somme,
+ -- c'&eacute;tait sa conclusion -- il y a deux mondes sur la terre: l'un est
+ celui des grandes personnes qu'on prend au s&eacute;rieux et qui vont librement;
+ &agrave; elles est r&eacute;serv&eacute; le droit d'&ecirc;tre heureux, d'aimer
+ et d'&ecirc;tre aim&eacute;; pour elles et &agrave; leurs tailles, toutes choses
+ sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux voitures,
+ aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde des petits, ils ne
+ servent qu'&agrave; amuser les grands qui ne tiennent pas compte d'eux; pr&eacute;textes
+ &agrave; ch&acirc;timents ou &agrave; r&eacute;compenses, objets &agrave; savonner,
+ &agrave; promener, faire manger, travailler, dormir et surtout &agrave; dresser
+ &agrave; toutes ses manies; &eacute;ternels &eacute;trangers dont personne,
+ ne comprenant exactement la langue, n'a jamais song&eacute; &agrave; &eacute;couter
+ le coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-p&egrave;re ait voulu
+ fuir ce monde-l&agrave;. A sentir que des temps infinis le s&eacute;paraient
+ de cette seconde vie et que de plus le jour o&ugrave; elle viendrait, il aurait
+ tout de m&ecirc;me perdu Line, Boum eut une tristesse immense et d&eacute;sesp&eacute;ra.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>III.</p>
+<p><br>
+ ... Des fleurs, des lumi&egrave;res, un pr&ecirc;tre tout d'or v&ecirc;tu, au
+ pied de l'autel Line en robe blanche &agrave; c&ocirc;t&eacute; de <i>Lui</i>
+ Claude, le voleur de sa joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans
+ l'encens. C'&eacute;tait comme l'apoth&eacute;ose de sa douleur. Parce qu'il
+ &eacute;tait trop impressionnable et souffrant d&eacute;j&agrave;, ses parents
+ l'avaient dispens&eacute; de figurer dans la sc&egrave;ne cruelle. Miss Anny
+ l'avait men&eacute; avant l'heure, derri&egrave;re un pilier de l'&eacute;glise.
+ Quelques personnes le reconnaissaient et lui faisaient d&eacute;votement un
+ petit signe dans un sourire en remuant la t&ecirc;te et en disant:</p>
+<p>- B'jour Boum.</p>
+<p>Il r&eacute;pondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs.
+ Dans ses grands yeux noirs dilat&eacute;s, aucune larme ne venait. Il &eacute;tait
+ tr&egrave;s calme et pourtant la fi&egrave;vre br&ucirc;lait son petit corps;
+ ses tempes battaient vite.</p>
+<p>Un violon sanglotait la <i>M&eacute;ditation de Tha&iuml;s</i>. De jeunes
+ couples passaient entre les chaises pour la qu&ecirc;te. Boum attendait qu'on
+ vint &agrave; lui en chauffant au creux de sa main une petite pi&egrave;ce d'or
+ remise par sa maman &agrave; cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait
+ de petites toux discr&egrave;tes et pieusement &eacute;touff&eacute;es.</p>
+<p>Pour l'amoureux de Line, la c&eacute;r&eacute;monie n'&eacute;tait ni longue,
+ ni courte; comme lorsqu'est atteinte la pl&eacute;nitude de l'&eacute;motion,
+ il n'y avait plus pour lui ni de temps, ni espace... le mariage &eacute;tait.</p>
+<p>Dans l'apr&egrave;s-midi, vers trois heures, apr&egrave;s un mauvais sommeil,
+ pendant qu'il &eacute;tait encore couch&eacute;, il vit Line entrer dans sa
+ chambre. Elle avait quitt&eacute; sa robe blanche et portait une robe de voyage
+ brune, neuve assur&eacute;ment, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans
+ relever de l'oreiller sa t&ecirc;te lasse, comme il sentait que l'heure n'&eacute;tait
+ plus o&ugrave; l'on pouvait modifier les choses, il re&ccedil;ut sa tante aim&eacute;e
+ avec un pauvre sourire indulgent et r&eacute;sign&eacute;. Line, sans doute,
+ allait lui faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases
+ pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes les paroles
+ durent lui para&icirc;tre inutiles; elle tomba simplement &agrave; genoux; tr&egrave;s
+ certainement, c'&eacute;tait uniquement pour rapprocher sa t&ecirc;te de la
+ sienne; mais, comme si elle e&ucirc;t compris un instant, le visage tourn&eacute;
+ vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.</p>
+<p>Des yeux de Boum, deux larmes tomb&egrave;rent, sans que son sourire cess&acirc;t.
+ Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, de poser
+ sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pens&eacute;e, c'&eacute;tait
+ un geste d'amour, en r&eacute;alit&eacute; presque un geste de pardon.</p>
+<p>... Et pourtant peu apr&egrave;s, Line s'en alla, avec Claude, pour un long
+ voyage.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IV.</p>
+<p><br>
+ Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum &eacute;tait malade,
+ tr&egrave;s s&eacute;rieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure
+ allong&eacute;e avait perdu cette rondeur de pomme fra&icirc;che qui poussait
+ autrefois les moins intimes &agrave; l'embrasser. Ses cheveux qui s'&eacute;chappaient
+ alors du b&eacute;ret en boucles &eacute;paisses et folles, se collaient ternes
+ &agrave; son front et &agrave; ses tempes creuses, comme des m&egrave;ches de
+ coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient dans sa
+ figure p&acirc;le aux l&egrave;vres exsangues. Ses mains amaigries s'amusaient
+ tr&egrave;s peu avec les jouets compliqu&eacute;s qui gisaient sans vie sur
+ la soie bleue de l'&eacute;dredon.</p>
+<p>Boum avait d'abord eu des faiblesses &eacute;tranges, puis des syncopes fr&eacute;quentes
+ au moindre mouvement, l'un de ces &eacute;vanouissements s'&eacute;tait termin&eacute;
+ en un d&eacute;lire qui avait dur&eacute; cinq jours. Tout le monde avait cru
+ qu'il devenait fou. Sa crise avait co&iuml;ncid&eacute; avec une pouss&eacute;e
+ de croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le temps
+ de faire son lit, -- quand il &eacute;tait assis, il &eacute;tait si grand dans
+ sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un fr&egrave;re
+ a&icirc;n&eacute; malade, tant il avait peu l'air d'&ecirc;tre ce beau petit
+ que tous avaient connu.</p>
+<p>Cette fois-ci, du moins, son mal avait &eacute;t&eacute; compris. Trois m&eacute;decins
+ venus en consultation avaient diagnostiqu&eacute; son cas, tr&egrave;s rare
+ d'ailleurs, d'&quot;hyper-neurasth&eacute;nie pr&eacute;coce &agrave; forme
+ d'id&eacute;e fixe et survenue pendant l'&eacute;poque critique de la formation
+ compliqu&eacute;e d'accidents m&eacute;ning&eacute;s.&quot; Pour tous les siens,
+ il n'y avait plus de doute maintenant: c'&eacute;tait de Line que Boum souffrait.</p>
+<p>Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures enti&egrave;res
+ aupr&egrave;s de son lit, cherchant &agrave; le distraire. Son p&egrave;re avait
+ perdu la moindre trace de s&eacute;v&eacute;rit&eacute;; d&egrave;s que ses
+ affaires &eacute;taient termin&eacute;es, il venait s'asseoir dans la chambre.
+ Presque tous les jours, il apportait des jouets nouveaux et des livres d'images;
+ il lisait m&ecirc;me des histoires amusantes en &eacute;piant le moindre rire
+ sur le visage de son fils. Quant &agrave; Miss Anny, elle errait dans l'appartement,
+ compl&egrave;tement h&eacute;b&eacute;t&eacute;e, son profil de ch&egrave;vre
+ plus ch&egrave;vre que jamais, parlant en termes &eacute;mus du petit &quot;invalid&quot;,
+ terme qui avait le don d'exasp&eacute;rer la famille.</p>
+<p>Quand Boum &eacute;tait assoupi, ses parents s'&eacute;loignaient de son lit
+ et restaient &agrave; causer pr&egrave;s de la chemin&eacute;e. Boum entendait
+ des bribes de leurs conversations:</p>
+<p>- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages l'int&eacute;ressent
+ davantage.</p>
+<p>- Il a mang&eacute; plus volontiers sa pur&eacute;e de lentilles...</p>
+<p>- Madame Unetelle est venue... C'est aga&ccedil;ant, &agrave; la fin, ces gens
+ qui vous f&eacute;licitent tout le temps de sa taille...</p>
+<p>- J'ai re&ccedil;u une lettre des Claude...</p>
+<p>Boum &eacute;coutait alors: les Claude, c'&eacute;tait Line. Ce nom seul irritait
+ le p&egrave;re, qui ne manquait pas de faire une r&eacute;flexion d&eacute;sagr&eacute;able;
+ la m&egrave;re d&eacute;fendait noblement les absents.</p>
+<p>- Claude, disait le p&egrave;re, a bien cet air cr&eacute;tin et suffisant
+ qui caract&eacute;rise les diplomates...</p>
+<p>Line n'&eacute;tait pas &eacute;pargn&eacute;e.</p>
+<p>- Avoir r&eacute;alis&eacute; d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix
+ ans, c'est un comble. Ah! je retiens votre m&egrave;re comme &eacute;ducatrice...</p>
+<p>- Line n'&eacute;tait pas coquette, r&eacute;pliquait la m&egrave;re, elle
+ ne s'est pas rendue compte... &eacute;videmment, elle aurait pu faire attention...</p>
+<p>Et Boum voyait quelquefois, &agrave; travers les barreaux de son lit, dans
+ le rayon de la faible lumi&egrave;re qui venait du petit abat-jour rouge, les
+ larmes perler aux yeux de sa m&egrave;re, ces grands yeux qui ressemblaient
+ tant &agrave; ceux de Line, &agrave; peine d'un bleu un peu plus sombre.</p>
+<p>Line... Line, comme il pensait &agrave; elle, aux conversations, aux promenades
+ avec elle, &agrave; ses rires, &agrave; ses robes, &agrave; sa chambre, &agrave;
+ sa petite voiture, &agrave; tout elle: il ne pensait &agrave; rien autre. Qu'est-ce
+ qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? S&ucirc;rement
+ elle devait penser &agrave; lui, elle ne pouvait pas l'avoir oubli&eacute;.
+ Il en &eacute;tait s&ucirc;r. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle
+ &eacute;tait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les r&eacute;criminations
+ paternelles, il avait envie de la d&eacute;fendre, d'expliquer. Mais il se ravisait:
+ est-ce que les petits gar&ccedil;ons expliquent? Saurait-il m&ecirc;me? Il se
+ sentait si faible, si d&eacute;prim&eacute; et le seul r&eacute;sultat de ses
+ efforts pour parler, il en &eacute;tait s&ucirc;r, ne serait que ce casque,
+ ce mauvais casque de douleur, qui lui broyait la t&ecirc;te, &agrave; l'int&eacute;rieur
+ et &agrave; l'ext&eacute;rieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses
+ de glace et l'am&egrave;re potion qu'on lui donnait en pareil cas.</p>
+<p>Non, &agrave; l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum
+ n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'&eacute;prouvait &agrave;
+ se la rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'id&eacute;e de l'absence seule
+ &eacute;tait douleur. Il savait que Line n'&eacute;tait pas responsable, que
+ son papa et sa maman &eacute;taient injustes et ne reprochaient rien autre &agrave;
+ l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis donn&eacute;.
+ Sa peine &eacute;tait due, il en avait conscience, &agrave; d'autres causes,
+ &agrave; une masse de circonstances, d'&eacute;v&eacute;nements insignifiants
+ en eux-m&ecirc;mes, dont l'un encha&icirc;nait l'autre, qui pas plus les uns
+ que les autres n'&eacute;taient seuls capables d'amener le r&eacute;sultat dont
+ il souffrait. Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du
+ grand-p&egrave;re aux yeux bleus, lui disaient qu'il &eacute;tait dans la vie
+ sans cesse n&eacute;cessaire de lutter.</p>
+<p>C'&eacute;tait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne
+ qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus commode
+ pour se plaindre et pour s'excuser. En r&eacute;alit&eacute; elle est quelque
+ chose de bien diff&eacute;rent. Sans le comprendre, l'enfant s'en rendait compte.
+ La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, elle est indiff&eacute;rente
+ simplement; dans elle, les actes et les sentiments se succ&egrave;dent sans
+ ordre et sans autre raison que l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition
+ et de leur somme d&eacute;coulent, pour ceux qui en sont touch&eacute;s, la
+ souffrance ou la joie, personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir,
+ tout le monde fait de son mieux.</p>
+<p>C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des enfants,
+ Boum n'en voulut pas non plus &agrave; Claude. Le mari de Line ne pouvait pas
+ avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se connaissaient m&ecirc;me
+ pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude avait trouv&eacute; Line &agrave;
+ son go&ucirc;t -- beaucoup auraient &eacute;t&eacute; de son avis, la seule
+ particularit&eacute; surprenante &eacute;tait qu'il n'y eut personne avant lui,
+ -- il l'avait prise, tout simplement.</p>
+<p>Seulement Boum, qui m&eacute;ditait sans cesse sur ce sujet, constatait qu'entre
+ Line, c'est-&agrave;-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant ce Claude
+ et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi dans un esprit m&eacute;chant,
+ il n'en restait pas moins la cause, cause inconsciente mais cause r&eacute;elle
+ tout de m&ecirc;me, de tout le mal. S'il n'&eacute;tait pas venu chez eux s'occuper
+ de Line, lui parler, la flatter, lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever
+ enfin: Line serait encore l&agrave; tendre, int&eacute;ress&eacute;e, heureuse
+ et rayonnante, &agrave; Boum, toute &agrave; Boum comme autrefois. Sans compter
+ qu'aucune raison ne militait pour faire changer les choses: Claude n'avait aucun
+ motif pour cesser d'&ecirc;tre heureux avec et par Line: la souffrance de Boum
+ devrait donc durer toujours.</p>
+<p>Toujours! On n'a pas id&eacute;e comme c'est long pour les petits gar&ccedil;ons,
+ cette id&eacute;e l&agrave;. Alors, une seule pens&eacute;e envahit son pauvre
+ coeur, pens&eacute;e tr&egrave;s simple, tr&egrave;s pure, &agrave; laquelle
+ ne se m&ecirc;lait aucune appr&eacute;hension, aucune haine, rien qu'une conscience
+ parfaite des r&eacute;alit&eacute;s dont d&eacute;coulait une r&eacute;solution
+ qui s'imposait, avec l'inexorable n&eacute;cessit&eacute; d'une loi physique:
+ il fallait s&eacute;parer Claude de Line, voil&agrave; tout.</p>
+<p>Comment op&eacute;rer cette s&eacute;paration, voil&agrave; o&ugrave; le probl&egrave;me
+ devenait singuli&egrave;rement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea
+ d'abord l'id&eacute;e de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait
+ bient&ocirc;t parce que avec la possibilit&eacute; catastrophale de voir Claude
+ emmener sa femme, le retour de l'ind&eacute;sir&eacute; restait toujours comme
+ un danger mena&ccedil;ant. Alors l'autre solution se pr&eacute;senta radicale
+ et d&eacute;finitive: celle de l'autre d&eacute;part, du grand voyage dont on
+ ne revient jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait
+ plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui avait envisag&eacute;
+ tous les raisonnements et vid&eacute; toutes les hypoth&egrave;ses, le savait:
+ c'&eacute;tait ainsi.</p>
+<p>... Les crises revinrent plus fr&eacute;quentes. Le terrible mal de t&ecirc;te
+ ne l&acirc;chait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:</p>
+<p>- Maman, j'ai bien mal...</p>
+<p>La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait d&ucirc; allonger
+ l'arri&egrave;re du bonnet &agrave; glace.</p>
+<p>- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une crini&egrave;re...
+ lui disait-on.</p>
+<p>Avec de grosses larmes, le petit disait:</p>
+<p>- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui finissait &agrave;
+ la t&ecirc;te...</p>
+<p>Le sp&eacute;cialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs moments
+ cherchant, sans rien comprendre &agrave; cette recrudescence du mal &eacute;trange,
+ &eacute;mu malgr&eacute; l'aridit&eacute; du probl&egrave;me, de cette douleur
+ qu'il ne pouvait dominer.</p>
+<p>- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.</p>
+<p>- Si Monsieur, je vous aime bien r&eacute;pondait Boum, mais &ccedil;a me fait
+ mal, tr&egrave;s mal, toujours mal.</p>
+<p>Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa &quot;science&quot;,
+ -- comme celle de ses confr&egrave;res -- n'allant pas au del&agrave;; il avait
+ relu tout ce qu'il savait d&eacute;j&agrave;, avait essay&eacute; toute une
+ gamme d'agents physiques, d'injections, d'hydroth&eacute;rapie. Il avait pens&eacute;
+ un instant au retour de Line, puis rejet&eacute; cette proposition d'ailleurs
+ difficilement r&eacute;alisable, craignant d'aggraver encore l'&eacute;tat de
+ l'enfant. Cet homme bon revenait toujours &agrave; la conclusion qu'il fallait
+ une diversion &agrave; l'id&eacute;e fixe, mais comment la trouver? On avait
+ beau chercher; le r&eacute;sultat de tous les essais &eacute;tait que Boum semblait
+ reconnaissant de tant de peines.</p>
+<p>- Merci Monsieur, j'ai encore mal...</p>
+<p>Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre grise maintenant.
+ Sous l'influence de la glace, Boum sentait la douleur s'en aller. Assise pr&egrave;s
+ de la fen&ecirc;tre, d'une voix tr&egrave;s douce, l'infirmi&egrave;re, ainsi
+ que l'avait prescrit le docteur apr&egrave;s les crises, lisait. C'&eacute;tait
+ une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le petit malade &eacute;coutait
+ et demandait des explications:</p>
+<p>-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...</p>
+<p>La jeune fille se r&eacute;pandait en explications. Elle reprenait le r&eacute;cit:
+ l'un des deux h&eacute;ros fid&egrave;le au roi ne pouvait pardonner &agrave;
+ l'autre son abandon politique.</p>
+<p>- C'&eacute;tait un m&eacute;chant, disait-elle, un tra&icirc;tre; alors Murthos,
+ le fid&egrave;le, voulut se battre avec lui...</p>
+<p>-Se battre &agrave; coup de poing, interrogeait Boum.</p>
+<p>- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des &eacute;p&eacute;es et
+ des pistolets.</p>
+<p>- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. Le m&eacute;chant
+ pouvait partir... loin, loin.</p>
+<p>- Parce qu'il &eacute;tait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner.
+ Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche &agrave; toucher
+ l'autre et &agrave; se d&eacute;fendre avec son arme.</p>
+<p>- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.</p>
+<p>- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tr&egrave;s mal de se battre en duel...</p>
+<p>- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.</p>
+<p>De la m&ecirc;me voix, un peu monotone, l'infirmi&egrave;re poursuivit la lecture,
+ en jetant de temps &agrave; autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui n'&eacute;coutait
+ d&eacute;j&agrave; plus. Le r&eacute;cit continuait, les p&eacute;rip&eacute;ties
+ les plus dramatiques se succ&eacute;daient, la m&egrave;re du bon h&eacute;ros
+ venait sur le pr&eacute;, pour essayer d'arr&ecirc;ter les bretteurs, et se
+ mettait &agrave; genoux tout en essuyant ses beaux yeux &quot;d'un mouchoir
+ de soie orn&eacute; de dentelle&quot;...</p>
+<p>Boum interrompit:</p>
+<p>- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que d'assassiner
+ quand m&ecirc;me, puisqu'il &eacute;tait loyal, le monsieur...</p>
+<p>L'id&eacute;e avait d&eacute;cid&eacute;ment frapp&eacute; le malade, la jeune
+ femme s'en aper&ccedil;ut. Peut-&ecirc;tre parce qu'elle &eacute;tait lasse
+ de lire ou bien parce qu'elle ne voulait pas distraire Boum de sa distraction,
+ elle r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Oui, c'est moins mal.</p>
+<p>Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouv&eacute; quelque
+ d&eacute;tente dans quelque imaginaire vision.</p>
+<p>Le soir, apr&egrave;s le d&icirc;ner familial, le p&egrave;re et la m&egrave;re
+ &eacute;taient, comme &agrave; l'habitude, assis chacun d'un c&ocirc;t&eacute;
+ du lit. Boum posa quelques questions, toujours &agrave; propos de la lecture
+ de l'apr&egrave;s-midi. Il avait oubli&eacute; l'histoire, mais il voulait savoir:
+ le duel, s'il y en a encore maintenant, comment on se bat, avec quelles armes,
+ si c'est mal, ou seulement un peu mal...</p>
+<p>Pour la premi&egrave;re fois, depuis longtemps, le p&egrave;re riait un peu
+ dans sa moustache tr&egrave;s brune; il donnait tous les d&eacute;veloppements
+ d&eacute;sir&eacute;s et d&eacute;clarait en principe:</p>
+<p>-... Que le duel c'&eacute;tait tr&egrave;s bien, &agrave; condition de se
+ battre pour des motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour
+ la galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, loyalement...</p>
+<p>Boum n'y &eacute;tait pas encore; pauvre petit, il tenait encore &agrave; la
+ vie.</p>
+<p>- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?</p>
+<p>- Oh oui, disait le p&egrave;re, apr&egrave;s une petite h&eacute;sitation,
+ si l'on est d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais &ccedil;a n'est
+ pas l'usage...</p>
+<p>- Ah! faisait Boum, int&eacute;ress&eacute;.</p>
+<p>Cette nuit l&agrave;, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de
+ l&agrave;, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents
+ et pour les domestiques une bien grande joie.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ V.</p>
+<p>Les jours, d&egrave;s lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout
+ doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu &agrave; peu, avec l'espoir,
+ le bonheur semblait revenir dans la maison. Le m&eacute;decin lui-m&ecirc;me
+ &eacute;tait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le rem&egrave;de; malheureusement
+ le rem&egrave;de n'&eacute;tait pas de ceux qu'on ach&egrave;te dans les pharmacie</p>
+- Il fallait &quot;d&eacute;crocher&quot; l'id&eacute;e fixe, disait-il; et pour
+cela int&eacute;resser le malade &agrave; une autre id&eacute;e...
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, Boum ne pensait plus seulement &agrave; son malheur,
+ ou plut&ocirc;t il croyait avoir trouv&eacute; le moyen de pouvoir agir sur
+ son malheur m&ecirc;me: la d&eacute;sesp&eacute;rance avait quitt&eacute; son
+ petit coeur. Il croyait maintenant pouvoir supprimer Claude et le supprimer
+ non pas vilainement par un crime, mais selon la formule paternelle &quot;simplement,
+ courageusement, loyalement&quot;.</p>
+<p>Sans doute, le malade n'avait confi&eacute; &agrave; personne son secret, seulement
+ comme il ne parlait plus que de provocation, de pr&eacute;, d'&eacute;p&eacute;e,
+ d'honneur et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le p&egrave;re,
+ prompt comme tous les hommes &agrave; trouver dans les &eacute;v&eacute;nements
+ la satisfaction de ses d&eacute;sirs, trouvait cette id&eacute;e follement amusante.
+ Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, m&ecirc;me
+ son &acirc;me de cavalier et de militaire n'&eacute;tait pas f&acirc;ch&eacute;e
+ de cette tournure d'esprit que cette id&eacute;e d&eacute;notait chez son fils.
+ Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret
+ contentement. La m&egrave;re, plus prudente, apr&egrave;s le premier moment
+ de bonheur, s'&eacute;tait un peu alarm&eacute;e. Qui sait, pensait-elle, si
+ Boum, apr&egrave;s avoir constat&eacute; l'impossibilit&eacute; de sa combinaison,
+ n'allait pas retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait
+ sa raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les assurances.</p>
+<p>- L'attention n'est plus fix&eacute;e sur un seul point, disait-il, maintenant
+ l'imagination va d'une id&eacute;e &agrave; l'autre; la derni&egrave;re comporte
+ une part d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout
+ ce travail l&agrave;; et pendant ce temps l'&eacute;tat g&eacute;n&eacute;ral
+ profite, l'assimilation se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de
+ r&eacute;action propre. Nous passons la crise de croissance.</p>
+<p>Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'&agrave; demi le jeune femme parce
+ qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'&agrave; rebours
+ de son mari, elle n'avait aucun go&ucirc;t pour la solution de Boum si fantastique
+ qu'elle lui parut. Le duel restait li&eacute; dans sa pens&eacute;e &agrave;
+ des surprises douloureuses. Le jugement sain et s&eacute;rieux qu'elle tenait
+ de son p&egrave;re ne trouvait aucun go&ucirc;t &agrave; la conception cabotine
+ des choses saintes dont les modernes rencontres se r&eacute;clament. Elle la
+ trouvait un peu d&eacute;gradante; son coeur de femme et de maman aurait pr&eacute;f&eacute;r&eacute;
+ toute autre diversion au mal de son fils que celle-l&agrave;.</p>
+<p>Cependant Boum allait toujours mieux. Ses n&eacute;vralgies avaient presque
+ disparu. Il mangeait de bon app&eacute;tit et dans son corps amaigri, les forces
+ revenaient.</p>
+<p>Un jour pour la premi&egrave;re fois depuis sa maladie, l'automobile paternelle
+ l'avait men&eacute; prendre l'air en compagnie de sa m&egrave;re. Un grand soleil
+ d'&eacute;t&eacute; envahissait l'avenue du Bois, presque d&eacute;serte.</p>
+<p>Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum &eacute;voqua d'autres
+ joies pass&eacute;es qui &eacute;taient, jadis, sur cette m&ecirc;me all&eacute;e
+ dans l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. &quot;Ses petits amis&quot;,
+ il passait alors au milieu d'eux, triomphant aux c&ocirc;t&eacute;s de Line,
+ maintenant il sentait l'isolement de son coeur d&eacute;sol&eacute;. Ces constatations
+ pourtant ne d&eacute;primaient pas son &eacute;nergie et ne ralentissaient en
+ rien sa r&eacute;solution arr&ecirc;t&eacute;e; &agrave; l'encontre, il semblait
+ trouver, en elles, des forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin
+ d'action que sa race r&eacute;clamait et par l&agrave; rejoindre ce qu'il croyait
+ &ecirc;tre la raison de sa vie. Son p&egrave;re l'avait averti; il devait reprendre
+ des forces d'abord, apr&egrave;s seulement il pourrait se mettre &agrave; &eacute;tudier
+ l'art de tuer selon les r&egrave;gles des principes admis. A pr&eacute;sent,
+ il en &eacute;tait encore &agrave; la premi&egrave;re partie du programme; il
+ laissait, comme on lui avait expliqu&eacute;, l'air et le soleil l'aider &agrave;
+ le remettre. Sans parler, il s'abandonnait &agrave; l'&acirc;pre bonheur de
+ se ressouvenir.</p>
+<p>A l'extr&ecirc;me bout du lac, il demanda l'autorisation &agrave; sa m&egrave;re
+ de cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait m&eacute;thodiquement,
+ avec une maladresse appliqu&eacute;e. C'&eacute;taient toujours des humbles
+ fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, &agrave; cause peut-&ecirc;tre de
+ sa r&eacute;solution et de toute l'&eacute;volution qui s'&eacute;tait faite
+ en lui, il estima pouvoir les faire parvenir &agrave; celle qu'il ch&eacute;rissait.</p>
+<p>- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?</p>
+<p>Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tr&egrave;s tr&egrave;s
+ fort.</p>
+<p>Pourquoi cette jeune m&egrave;re qui avait eu &agrave; cause de ce fils de
+ si grandes angoisses et qui n'avait jamais vers&eacute; que des larmes isol&eacute;es,
+ &eacute;tait-elle &eacute;mue aujourd'hui, tellement?</p>
+<p>Boum, tr&egrave;s gentiment, devenant un homme parce qu'il &eacute;tait devant
+ une femme &eacute;plor&eacute;e, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec
+ un mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il r&eacute;p&eacute;tait
+ les mots qu'on lui disait autrefois &agrave; lui-m&ecirc;me:</p>
+<p>- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...</p>
+<p>Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. Peut-&ecirc;tre,
+ en voyant le geste na&iuml;f, la petite m&egrave;re avait-elle pens&eacute;
+ que ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance muette
+ dont son coeur bris&eacute; avait tant besoin...</p>
+<p>- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?</p>
+<p>De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'&eacute;tait vrai, il r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la m&ecirc;me chose...</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VI.</p>
+<p><br>
+ Boum &eacute;tait presque gu&eacute;ri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait
+ avec tout le monde, recommen&ccedil;ait ses le&ccedil;ons et ses promenades
+ comme par le pass&eacute;. Si ce n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; quelques drogues
+ qu'il prenait avant les repas et dont les flacons bizarres ornaient sa place
+ &agrave; table, personne n'aurait pu dire qu'il ait &eacute;t&eacute; malade,
+ si gravement malade. Comme le souvenir des choses tristes passe rapidement,
+ l'entourage ne pensait plus ni &agrave; Line, ni &agrave; l'id&eacute;e fixe
+ dont Boum avait &eacute;t&eacute; si pr&egrave;s de mourir, ni m&ecirc;me &agrave;
+ l'autre id&eacute;e saugrenue qui avait remplac&eacute; la premi&egrave;re et
+ dans l'esp&eacute;rance de laquelle l'enfant avait retrouv&eacute; les forces
+ de vie. L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.</p>
+<p>Il &eacute;tait devenu un grand gar&ccedil;on, grand par la taille -- tout
+ le monde lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas m&ecirc;me onze.
+ Son corps tr&egrave;s fluet et qui faisait penser aux plantes pouss&eacute;es
+ trop vite, gardait encore un peu de sa gr&acirc;ce pass&eacute;e. On ne retrouvait
+ dans sa figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils mordor&eacute;s
+ dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une certaine gravit&eacute;
+ surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa vivacit&eacute;, de son
+ charme particulier, ne restait qu'une affabilit&eacute; tr&egrave;s douce, une
+ politesse marqu&eacute;e et tr&egrave;s pr&eacute;venante qui partant, le distinguait
+ encore des autres enfants. A le voir, attentif, complaisant, souvent rieur m&ecirc;me,
+ on eut pu croire qu'il avait oubli&eacute;: en r&eacute;alit&eacute;, comme
+ au premier jour, il pensait &agrave; Line, comme au jour de la r&eacute;v&eacute;lation,
+ il &eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; se battre avec Claude. Tout au
+ plus avait-il ajout&eacute;, &agrave; mesure que l'initiation de la m&eacute;thode
+ pr&eacute;cisait les premi&egrave;res donn&eacute;es, l'id&eacute;e d'un sacrifice
+ de sa vie propre. Il faisait cette offrande g&eacute;n&eacute;reusement parce
+ que sa nature &eacute;tait aventureuse, parce que les enfants et les jeunes
+ ne savent pas ce qu'est la mort et aussi parce que la vie sans Line avait perdu
+ tout sens pour lui.</p>
+<p>- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.</p>
+<p>Un jour, tr&egrave;s timidement, mais r&eacute;solument comme quelqu'un qui
+ r&eacute;clame le paiement d'une dette, il vint trouver son p&egrave;re seul
+ et lui posa la question:</p>
+<p>- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...</p>
+<p>- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis &ccedil;a te fera le plus grand
+ bien...</p>
+<p>Quelques jours apr&egrave;s, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble
+ du boulevard Malesherbes, au rez-de-chauss&eacute;e, &agrave; droite sous le
+ porche, Boum et son p&egrave;re firent leur entr&eacute;e dans une quelconque
+ salle d'armes de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients
+ ne venaient pas encore. Un homme de blanc v&ecirc;tu avec un coeur de flanelle
+ rouge &agrave; la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait
+ &agrave; l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des <i>8</i>
+ entrelac&eacute;s. Dans la salle, &agrave; laquelle les &eacute;p&eacute;es
+ faisaient des murs d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les &quot;Honneur&quot;,
+ les &quot;Patrie&quot;, le ma&icirc;tre, du bout de sa barbiche et derri&egrave;re
+ un lorgnon, lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait
+ son caf&eacute; au lait. Boum lui trouva en m&ecirc;me temps l'air terrible
+ et l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir ses
+ phrases, toujours sur un ton de commandement:</p>
+<p>- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la planche...
+ avenir... on ne sait pas... honneur... hygi&egrave;ne... voici les prix et les
+ conditions, et il allait vers un bureau de ch&ecirc;ne prendre d'une pile, un
+ prospectus dont le p&egrave;re en accepta les termes sans le lire.</p>
+<p>Le Pr&eacute;v&ocirc;t appel&eacute; prit les mesures du futur &quot;membre&quot;
+ -- c'&eacute;tait sa femme qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand
+ Boum reviendrait: le masque, les sandales, les petites &eacute;p&eacute;es,
+ tout serait l&agrave;.</p>
+<p>En les accompagnant, fid&egrave;le au rite, le ma&icirc;tre &eacute;prouva
+ le besoin de dire:</p>
+<p>- Nous allons le soumettre au ballottage.</p>
+<p>C'&eacute;tait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle
+ &agrave; son entreprise.</p>
+<p>Dans la rue, Boum ayant demand&eacute; des explications sur ce dernier mot,
+ son p&egrave;re pensant autre chose r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ce sont des b&ecirc;tises.</p>
+<p>Boum fut admis sans opposition.</p>
+<p>Au jour fix&eacute;, il venait costum&eacute; en petit bretteur, le visage
+ dans sa cage &agrave; mouche, debout mal &agrave; l'aise sur cette planche qui
+ lui paraissait haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le ma&icirc;tre
+ prodiguait son enseignement, donnant des exemples, r&eacute;p&eacute;tant ses
+ phrases comme s'il r&eacute;citait une le&ccedil;on. Boum, un peu ahuri, suivait
+ de son mieux, s'appliquant de toute son &acirc;me &agrave; bien faire, mais
+ bient&ocirc;t rompu dans tous ses membres se demandant comment dans cette instable
+ position, on pouvait jamais arriver dans la r&eacute;alit&eacute; &agrave; se
+ battre, &agrave; se toucher, &agrave; se d&eacute;fendre et &agrave; faire quoique
+ ce soit. Effray&eacute;, il pensait que, peut-&ecirc;tre, il faisait exception
+ au reste des hommes, qu'il n'arriverait jamais, bien que le ma&icirc;tre flatt&eacute;
+ de son attention y allait de temps en temps d'un encouragement.</p>
+<p>- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des dispositions,
+ vous arriverez...</p>
+<p>Le soir, moulu par la courbature, il eut une d&eacute;faillance en pensant
+ que cette solution aussi serait tr&egrave;s longue. Pour arriver &agrave; savoir
+ faire, en somme, il faudrait &ecirc;tre grand et c'&eacute;tait justement de
+ ne l'&ecirc;tre pas qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant
+ &agrave; la le&ccedil;on, parce qu'il n'&eacute;tait pas d'une nature qui renonce
+ et tous les jours, il recommen&ccedil;ait les &quot;quarte&quot;, les &quot;quinte&quot;,
+ les &quot;doublez&quot;, les &quot;parez et tirez&quot;, etc.</p>
+<p>Tr&egrave;s lentement, il sentit lui-m&ecirc;me ses progr&egrave;s. Il se fatiguait
+ moins maintenant sur cette planche o&ugrave; il se tenait mieux, assis sur les
+ jarrets, sans perdre ce que le pr&eacute;v&ocirc;t fac&eacute;tieux ne se laissait
+ pas d'appeler: &quot;les petits &eacute;quilibres&quot;.</p>
+<p>Mettant &agrave; part l'escrime, la salle ne l'int&eacute;ressait pas. De rares
+ clients venaient &agrave; son heure et cependant, il y avait dans ces murs comme
+ un air de susceptibilit&eacute;s factices et de points d'honneur idiots se fondant
+ dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui l'&eacute;coeurait.
+ Boum avait son id&eacute;e, il &eacute;tait venu dans un but tr&egrave;s pr&eacute;cis.
+ Sa bont&eacute; profonde s'alarmait &agrave; la pens&eacute;e de querelles cherch&eacute;es,
+ que sa mentalit&eacute; s&eacute;rieuse lui faisait trouver inutiles. Aussi
+ &agrave; part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. Pendant
+ les poses, il s'asseyait &agrave; l'&eacute;cart sur la banquette de velours
+ rouge, et continuait &agrave; s'instruire en regardant.</p>
+<p>Cependant, il s'&eacute;tait fait un ami. C'&eacute;tait un monsieur grisonnant,
+ l&eacute;g&egrave;rement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tr&egrave;s bon
+ sourire. En le montrant, le pr&eacute;v&ocirc;t avait dit &agrave; Boum:</p>
+<p>- C'est Laferri&egrave;re, vous savez celui qui fait des pi&egrave;ces, un
+ rigolo.</p>
+<p>Avec plus de c&eacute;r&eacute;monie, le ma&icirc;tre avait, selon l'usage,
+ pr&eacute;sent&eacute; son jeune &eacute;l&egrave;ve:</p>
+<p>-... A Monsieur le Comte de Laferri&egrave;re, de l'Acad&eacute;mie Fran&ccedil;aise.</p>
+<p>Boum avait tendu sa petite main.</p>
+<p>Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demand&eacute;:</p>
+<p>- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?</p>
+<p>Boum avait r&eacute;pondu:</p>
+<p>- C'est difficile.</p>
+<p>- Comme tous les arts, r&eacute;pliqua le Monsieur; il n'y a que la critique
+ qui soit ais&eacute;e. Vous ne voulez pas devenir critique, j'esp&egrave;re,
+ comme M. Doumic?</p>
+<p>- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien saisi.</p>
+<p>- Officier ou ma&icirc;tre d'armes, interrogea encore le Monsieur.</p>
+<p>- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve ces
+ deux perspectives folles et extravagantes.</p>
+<p>- Que voulez-vous &ecirc;tre alors?</p>
+<p>- Je veux &ecirc;tre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux
+ savoir faire des armes.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre cette r&eacute;ponse aurait-elle laiss&eacute; indiff&eacute;rent
+ plus d'un habitu&eacute; de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, &eacute;t&eacute;
+ frapp&eacute; par l'apparente incoh&eacute;rence de ces deux volont&eacute;s.
+ Chez Laferri&egrave;re, l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arr&ecirc;ter.</p>
+<p>- C'est &eacute;trange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention
+ du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un aussi
+ grave sujet, et il ajouta: Nos go&ucirc;ts ne sont pas tout &agrave; fait pareils.
+ Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout envie de me marier...
+ parce que je suis mari&eacute;, comprenez-vous.</p>
+<p>Boum sourit. De cette conversation commen&ccedil;a leur sympathie. Par la suite,
+ Laferri&egrave;re, rassasi&eacute;, relativement jeune, de toutes les joies
+ et de tous les honneurs, trouvait une douceur particuli&egrave;re &agrave; retrouver,
+ chaque matin, le petit coeur honn&ecirc;te et frais dans lequel il sentait le
+ myst&egrave;re. Boum avait retrouv&eacute; en lui une camaraderie qu'il n'avait
+ jamais connue chez Line: son nouvel ami l'&eacute;coutait s&eacute;rieusement.
+ Cela ne les emp&ecirc;chait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire;
+ l'acad&eacute;micien savait des histoires impayables que le pr&eacute;v&ocirc;t,
+ en s'appuyant sur la courbe de son &eacute;p&eacute;e, &eacute;coutait la bouche
+ ouverte.</p>
+<p>Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils &eacute;taient tous
+ deux curieux et adaptables, na&iuml;fs sans &ecirc;tre b&ecirc;tes et d'une
+ g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; sp&eacute;ciale qui voulait le bien de tous
+ les &ecirc;tres y compris pour chacun d'eux celui de sa petite personne. Aussi
+ se comprenaient-ils &agrave; merveille. Boum sentait les jours o&ugrave; son
+ ami n'&eacute;tait pas en train et les jours o&ugrave; il &eacute;tait en veine
+ d'expansion. Laferri&egrave;re avait saisi une fois pour toutes que l'enfant
+ n'aimait pas &ecirc;tre trait&eacute; en b&eacute;b&eacute;; son degr&eacute;
+ de d&eacute;veloppement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne se d&eacute;velopperaient
+ plus.</p>
+<p>Et puis, pour les raisons diff&eacute;rentes, les gens de la salle les ennuyaient
+ tous deux. Boum, parce qu'il &eacute;tait le seul enfant, se sentait un peu
+ perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de mentalit&eacute;s toujours
+ pareilles &agrave; cette collection d'oisifs croyant &ecirc;tre le monde et
+ dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu la moindre r&eacute;percussion.
+ Ils se li&egrave;rent rapidement. Quelquefois, ils sortaient ensemble. Par les
+ belles journ&eacute;es, Laferri&egrave;re allait volontiers jusqu'au Bois accompagner
+ Boum; ils causaient tout le long du chemin, des sujets les plus divers.</p>
+<p>Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son petit
+ ami.</p>
+<p>- Mais c'est un fils donn&eacute; par la nature, avait dit un Monsieur qui
+ marchait au c&ocirc;t&eacute; d'une jolie blonde.</p>
+<p>- C'est idiot, avait r&eacute;pliqu&eacute; Laferri&egrave;re, puisque c'est
+ un fr&egrave;re a&icirc;n&eacute;.</p>
+<p>Cette fa&ccedil;on de pr&eacute;senter Boum comme un petit sage auquel on demande
+ des avis n'&eacute;tait pas qu'une simple plaisanterie. En r&eacute;alit&eacute;
+ l'auteur parisien &eacute;tait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence
+ l'avaient conserv&eacute; jeune; il &eacute;tait r&eacute;serv&eacute;.</p>
+<p>Laferri&egrave;re s'&eacute;tait tellement mis &agrave; sa port&eacute;e, qu'il
+ finissait par le prendre au s&eacute;rieux, solliciter ses conseils, et lui
+ faire m&ecirc;me des confidences que beaucoup auraient trouv&eacute; anachroniques
+ et pr&eacute;matur&eacute;es.</p>
+<p>Boum gardait &agrave; la maison un complet silence sur ces affaires de son
+ ami qu'il estimait &ecirc;tre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'&ecirc;tre
+ saisis par ses parents. En particulier, il &eacute;tait souvent question dans
+ ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame qui
+ jouait ses pi&egrave;ces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. Il
+ l'appelait: Dora.</p>
+<p>Un jour, -- ils &eacute;taient d&eacute;j&agrave; de vieux amis -- au sortir
+ de la salle, comme il pleuvait, Laferri&egrave;re proposa d'emmener Boum dans
+ son automobile. En chemin, il lui dit:</p>
+<p>- Si nous allions chez Dora?</p>
+<p>Boum, sans savoir pourquoi, h&eacute;sita le quart d'une seconde, puis accepta.</p>
+<p>L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arr&ecirc;ta famili&egrave;rement devant
+ un grand immeuble de la rive gauche, pr&egrave;s du pont de l'Alma.</p>
+<p>Au sortir de l'ascenseur, au troisi&egrave;me, Laferri&egrave;re ouvrit la
+ porte d'entr&eacute;e avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.</p>
+<p>- Comment, c'est toi ch&eacute;ri, fit une voix tr&egrave;s douce.</p>
+<p>- C'est nous, r&eacute;pondit l'ami de Boum.</p>
+<p>Cette r&eacute;ponse excita sans doute la curiosit&eacute; de la ma&icirc;tresse
+ de c&eacute;ans, elle sortit &agrave; leur rencontre pr&eacute;cipitamment.
+ Elle avait d&ucirc; entendre parler de Boum, parce que tout de suite, sans pr&eacute;sentation,
+ elle l'accueillit gentiment dans un bon rire:</p>
+<p>- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.</p>
+<p>Boum, en petit gar&ccedil;on bien &eacute;lev&eacute;, s'inclina et baisa la
+ main qu'elle lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.</p>
+<p>Quand ils se furent install&eacute;s dans le petit salon o&ugrave; elle les
+ avait introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit
+ &agrave; moiti&eacute; &eacute;tendue sur un sofa assez bas, que recouvrait
+ en partie, sur un tapis sombre, une fourrure blanche tr&egrave;s souple et deux
+ gros coussins vert-bleu. En v&eacute;rit&eacute;, elle &eacute;tait jolie, ses
+ cheveux lui faisaient comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents
+ &eacute;blouissantes riaient d'un rire perl&eacute; sp&eacute;cial qui paraissait
+ toujours partir d'une sc&egrave;ne. Elle faisait une masse de frais &agrave;
+ Boum, &agrave; la fois amus&eacute;e, flatt&eacute;e et un peu g&ecirc;n&eacute;e
+ par la pr&eacute;sence insolite d'un enfant.</p>
+<p>Boum r&eacute;pondait poliment &agrave; toutes les questions. Toujours tr&egrave;s
+ sobre de d&eacute;tails sur ses propres affaires, il &eacute;coutait tranquillement
+ tant qu'il &eacute;tait question de lui, en posant simplement sur celui des
+ deux qui parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement
+ &eacute;tonn&eacute;s.</p>
+<p>Cette visite lui semblait toute naturelle, &eacute;tant donn&eacute; le s&eacute;rieux
+ de son amiti&eacute; avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait
+ &eacute;t&eacute; celui de toutes r&eacute;unions de trois grandes personnes
+ si ce n'eut &eacute;t&eacute; quelques remarques d&eacute;cousues d'enfant,
+ sur &quot;le nombre de bateaux qui passaient sur le fleuve&quot; ou sur &quot;la
+ difficult&eacute; qu'on devait trouver &agrave; apprendre par coeur tout un
+ livre&quot;.</p>
+<p>Laferri&egrave;re jouissait, amus&eacute; par l'&eacute;trange de la situation.
+ Evidemment, pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant
+ chez sa ma&icirc;tresse aurait paru &eacute;norme, monstrueux; en r&eacute;alit&eacute;,
+ sa conscience honn&ecirc;te et d&eacute;gag&eacute;e des conventions se refusait
+ &agrave; voir le moindre tort dans ce rapprochement qui ne faisait de peine
+ &agrave; personne. Ces deux amis &eacute;prouvaient, au contraire, pour des
+ raisons diverses, un certain plaisir &agrave; se trouver ensemble; aucun mot,
+ aucun geste ne pouvait alt&eacute;rer la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de Boum
+ et &ecirc;tre pour lui un changement de ce qu'il entendait et voyait famili&egrave;rement
+ tous les jours... alors pourquoi pas, surtout que lui-m&ecirc;me l'auteur qui
+ avait v&eacute;cu tant de r&ecirc;ves trouvait dans la pr&eacute;sence de ces
+ deux &ecirc;tres je ne sais quelle impression de consolider un bonheur instable
+ et que son coeur aimant aurait tant voulu voir persister longtemps.</p>
+<p>Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrog&eacute;.</p>
+<p>- Comment la trouves-tu? demanda Laferri&egrave;re.</p>
+<p>Tr&egrave;s gentille et tr&egrave;s jolie, appr&eacute;cia Boum, vous devez
+ bien vous amuser avec elle.</p>
+<p>Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line n&eacute;gligea
+ de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler quoique
+ ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de convaincre, il savait
+ ne devoir pas &ecirc;tre pris au s&eacute;rieux; alors il &eacute;couta sans
+ interrompre comme le lui avait enseign&eacute; Miss Anny. Cette visite, pourtant,
+ avait fait sur lui une certaine impression; elle lui avait &eacute;t&eacute;
+ comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il lui disait la v&eacute;rit&eacute;,
+ qu'il avait en lui une confiance sympathique. Boum n'en doutait pas avant ce
+ jour, mais parce qu'il tenait de son grand-p&egrave;re peut-&ecirc;tre ou bien
+ parce que simplement il avait souffert des hommes, il gardait toujours, vis-&agrave;-vis
+ d'eux, une prudence et une r&eacute;serve discr&egrave;te. En telle mani&egrave;re
+ qu'&agrave; ce moment, quand son ami l'avait mis au courant de sa principale
+ pr&eacute;occupation sentimentale, lui n'avait pas encore articul&eacute; un
+ seul mot de la grande affaire qui &eacute;tait l'unique souci de sa petite vie,
+ et n'avait jamais prononc&eacute; le nom de Line &agrave; Laferri&egrave;re.
+ Apr&egrave;s la visite chez Dora, il prit la r&eacute;solution de tout lui raconter.
+ L'occasion vint.</p>
+<p>Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure dans l'auto
+ d&eacute;couverte vers Saint-Germain. Laferri&egrave;re ayant fait peu de temps
+ auparavant la connaissance du p&egrave;re de Boum, lui avait demand&eacute;
+ pour ce jour-l&agrave; l'enfant &agrave; d&eacute;jeuner. Maintenant ils allaient
+ au rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son c&ocirc;t&eacute;. A la sortie
+ du Bois, apr&egrave;s l'indispensable arr&ecirc;t &agrave; la barri&egrave;re,
+ Boum retrouvait l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent
+ regard&eacute; autrefois avec Line. Dans le fond de son &acirc;me, il s'attendrissait.
+ Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur conversation, d&egrave;s
+ que la voiture repartit, Boum demanda:</p>
+<p>- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?</p>
+<p>Laferri&egrave;re r&eacute;pondit une phrase &eacute;vasive, une de ces explications
+ dont il avait le secret et qui n'arr&ecirc;tait rien: &quot;on ne bouge pas
+ assez... c'est n&eacute;cessaire... je ne veux pas grossir...&quot;.</p>
+<p>- Ah, fit Boum, c'est simplement pour &ccedil;a. Vous ne voulez pas vous battre.</p>
+<p>- Oh, fit Laferri&egrave;re, quand je peux &eacute;viter, j'aime autant.</p>
+<p>- Moi, r&eacute;pliqua gravement Boum, je veux me battre, mais s&eacute;rieusement,
+ <i>&agrave; mort</i>, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en
+ ce moment.</p>
+<p>L'auteur, se retourna brusquement, visiblement int&eacute;ress&eacute;:</p>
+<p>- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?</p>
+<p>Tr&egrave;s pos&eacute;ment, regardant par terre, Boum r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-&ecirc;tre le connaissez-vous, c'est
+ Monsieur Claude Vauquer de Conflans.</p>
+<p>- Conflans, le diplomate? fit Laferri&egrave;re, c'est un imb&eacute;cile!</p>
+<p>- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait &agrave; cette
+ appr&eacute;ciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.</p>
+<p>- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.</p>
+<p>- Voil&agrave;, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite
+ tante, la soeur de ma maman. Nous &eacute;tions tr&egrave;s, tr&egrave;s bien
+ ensemble, tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.</p>
+<p>Boum disait ce mot tout bas, tr&egrave;s &eacute;mu, baissant encore davantage
+ sa t&ecirc;te brune. Laferri&egrave;re sentit le petit drame et n'interrompit
+ pas.</p>
+<p>- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus encore
+ parce que vous, vous &ecirc;tes grand, et moi je ne suis qu'un petit gar&ccedil;on
+ et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'&eacute;tait Tante
+ Line...</p>
+<p>Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:</p>
+<p>- Il me l'a prise...</p>
+<p>&Eacute;mu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps,
+ puis demanda:</p>
+<p>- Comment te l'a-t-il prise?</p>
+<p>- Il l'a &eacute;pous&eacute;e, puis ils sont partis.</p>
+<p>- C'est sa femme, remarqua Laferri&egrave;re, elle est bien jolie en effet,
+ je l'ai aper&ccedil;ue le jour de son mariage.</p>
+<p>- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est qu'avant
+ de partir, il l'avait chang&eacute;e, tellement. Vous ne l'auriez pas reconnue.
+ Avant elle &eacute;tait douce, elle &eacute;coutait comme vous, nous sortions
+ tous les deux, elle me racontait les histoires de mon grand-p&egrave;re qui
+ &eacute;tait parti tout petit en Am&eacute;rique, elle avait une petite auto
+ qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apr&egrave;s, quand Monsieur Claude
+ est venu, elle restait tout le temps avec lui, enferm&eacute;s dans le petit
+ salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- et l'enfant pr&eacute;cisait
+ en remuant son index en l'air -- il faisait expr&egrave;s, il lui donnait des
+ cadeaux et des fleurs, il la flattait et se moquait de moi.</p>
+<p>Profond&eacute;ment touch&eacute;, mais voulant savoir, Laferri&egrave;re interrogea:</p>
+<p>- Mais tu n'as pas parl&eacute; &agrave; ta tante? Tu ne lui as pas demand&eacute;
+ pourquoi elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.</p>
+<p>- Souvent, r&eacute;pliqua Boum, j'ai essay&eacute;; j'ai dit tout ce que j'ai
+ pu, mais quand on est petit, vous savez, on ne vous &eacute;coute pas, et puis,
+ on ne sait pas ce qu'il faut dire...</p>
+<p>- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...</p>
+<p>Et sur cette r&eacute;flexion, quelques instants pass&egrave;rent sans qu'ils
+ se dirent un seul mot. De chaque c&ocirc;t&eacute; de la voiture, le paysage
+ d&eacute;filait rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour
+ devenir la campagne v&eacute;ritable: la route n'avait plus de trottoir, les
+ maisons ne se touchaient plus et le fleuve, d&eacute;livr&eacute; de ses quais,
+ coulait plus librement dans la lumi&egrave;re crue entre ses berges de prairie.</p>
+<p>Laferri&egrave;re &eacute;tait boulevers&eacute; par le r&eacute;cit de cette
+ trag&eacute;die. Les faits, en eux-m&ecirc;mes, &eacute;taient tr&egrave;s simples,
+ en somme, si naturels: le petit aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer &agrave;
+ tous les &acirc;ges, qui sait m&ecirc;me si &agrave; l'&acirc;ge de Boum on
+ n'aimait pas mieux, plus &acirc;prement, plus exclusivement et plus s&eacute;rieusement
+ aussi? A travers le cort&egrave;ge fan&eacute; de ses propres amours, il cherchait
+ &agrave; retrouver le souvenir de ses premiers &eacute;lans, alors que rien
+ ne venait distraire de la grande chose, sa pens&eacute;e et son coeur... Et
+ pourtant il demeurait d&eacute;sempar&eacute; devant cette d&eacute;tresse d'enfant,
+ lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses et qui gardait encore assez de
+ foi pour aimer &eacute;perdument une petite femme quelconque &quot;qui jouait
+ ses pi&egrave;ces&quot;. Il &eacute;tait confondu parce que de cette histoire
+ tr&egrave;s simple r&eacute;sultait cette situation anormale, parce que ce cas
+ particulier constituait un accident grave, une situation sans d&eacute;nouement,
+ une maladie sans rem&egrave;de. Un seul instant, il fut sur le point de dire
+ &agrave; Boum: &quot;Il y a d'autres femmes de par le monde, ne te d&eacute;sole
+ pas, tu verras que la vie peut gu&eacute;rir aussi&quot;. Mais, ce m&ecirc;me
+ homme qui n'avait pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; mener l'enfant chez une
+ femme un peu &agrave; c&ocirc;t&eacute;, se refusa &agrave; tenir la petite
+ &acirc;me, m&ecirc;me pour la consoler. Il dit simplement:</p>
+<p>- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?</p>
+<p>- Je sais bien, dit le petit tr&egrave;s simplement, mais puisqu'il n'y a pas
+ d'autre moyen...</p>
+<p>C'&eacute;tait bien la logique que craignait Laferri&egrave;re. Sans doute,
+ il savait que le projet de Boum ne se r&eacute;aliserait pas, que quelque chose
+ viendrait s&ucirc;rement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les
+ d&eacute;sillusions et toutes les d&eacute;ceptions que cette mise au point
+ comportait, firent mal &agrave; son &eacute;go&iuml;sme g&eacute;n&eacute;reux;
+ comme un grand enfant qu'il &eacute;tait lui aussi, il laissa partir l'expression
+ de son d&eacute;pit:</p>
+<p>- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu racont&eacute; cette histoire?</p>
+<p>Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tr&egrave;s bien la diff&eacute;rence
+ de l'amour et de l'amiti&eacute;, r&eacute;pondit tr&egrave;s naturellement
+ aussi:</p>
+<p>- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...</p>
+<p>- Tu as raison, r&eacute;pliqua Laferri&egrave;re, assez touch&eacute; de cette
+ remarque, en prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.</p>
+<p>Ils avaient fait un petit tour par la for&ecirc;t silencieuse et sombre malgr&eacute;
+ le soleil; ils retourn&egrave;rent vers le restaurant o&ugrave; Dora les attendait
+ sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait d&ucirc; se lasser
+ de regarder le d&eacute;cor magique de Paris engourdi &agrave; cette heure dans
+ une diaphane bu&eacute;e, elle jouait machinalement de sa longue main avec un
+ sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle avait nou&eacute;
+ ses gants.</p>
+<p>- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferri&egrave;re s'excusa:
+ ils avaient caus&eacute;, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la grande
+ habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:</p>
+<p>- Nous voulions te donner le temps d'&ecirc;tre id&eacute;alement jolie; nous
+ ne sommes pas venus une minute trop t&ocirc;t...</p>
+<p>Pas f&acirc;ch&eacute;e, elle le remercia des yeux.</p>
+<p>Ils mang&egrave;rent. Laferri&egrave;re, pr&eacute;occup&eacute;, parlait peu.
+ Dora lui trouvait cet air particulier des jours o&ugrave; il mijotait une id&eacute;e
+ de pi&egrave;ce. Bonne fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait.
+ Elle faisait</p>
+<p>des frais &agrave; Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute &agrave;
+ leurs pieds, elle l'aidait &agrave; retrouver la maison de ses parents, lui
+ indiquant les grands rep&egrave;res de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du Bois;
+ elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferri&egrave;re. Le petit
+ distrait, tour &agrave; tour regardait la ville, regardait la femme et jouissait
+ de leur semblable beaut&eacute;. Il pensait sans aucun sentiment de jalousie
+ au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires sentimentales, celles
+ de ses commensaux s'&eacute;taient arrang&eacute;es. Dora et Laferri&egrave;re
+ s'entendaient bien, ils &eacute;taient ensemble, constatait Boum, et -- comme
+ on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui g&acirc;te notre joie,
+ -- il restait convaincu qu'aucune personne et qu'aucune chose ne venait jamais
+ troubler la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de leur bonheur. Evidemment, Laferri&egrave;re
+ n'&eacute;tait plus un petit gar&ccedil;on, et c'est tellement plus facile d'&ecirc;tre
+ heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra peut-&ecirc;tre o&ugrave;
+ lui-m&ecirc;me... en attendant, il &eacute;tait reconnaissant de tout son coeur
+ &agrave; ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimit&eacute;
+ et de lui faire ainsi respirer l'air de leur f&eacute;licit&eacute;.</p>
+<p>Quand ils eurent termin&eacute;, en quittant la table o&ugrave; ils &eacute;taient
+ rest&eacute;s assez avant dans l'apr&egrave;s-midi, Dora, debout, interrogea
+ Laferri&egrave;re, en le regardant de tr&egrave;s pr&egrave;s:</p>
+<p>- Eh bien, &ccedil;a se dessine ton id&eacute;e? As-tu un r&ocirc;le pour moi?</p>
+<p>En secouant les miettes de son gilet, il r&eacute;pondit pour n'&ecirc;tre
+ entendu que par elle:</p>
+<p>- Je pense &agrave; mieux que le th&eacute;&acirc;tre, petit, &agrave; la vie,
+ personne ne s'en doute, c'est bien plus &eacute;mouvant...</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VII</p>
+<p><br>
+ A une petite f&ecirc;te intime de la salle, pour la premi&egrave;re fois, Boum
+ se produisait en public. Les spectateurs &eacute;taient peu nombreux; il n'y
+ avait gu&egrave;re, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre
+ de repr&eacute;sentants notoires de la presse sportive, gens fam&eacute;liques
+ et pr&eacute;tentieux. Le jardin avait re&ccedil;u une d&eacute;coration de
+ petit <i>14 juillet</i>, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
+ quelques fauteuils et les banquettes rouges &eacute;taient sorties. Au fond,
+ entre les arbres, devant un ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel &agrave; favoris, une
+ table napp&eacute;e supportait des sandwichs, des g&acirc;teaux, des fleurs
+ et une rang&eacute;e de coupes &agrave; moiti&eacute; pleines de tr&egrave;s
+ mauvais Champagne.</p>
+<p>Une dizaine de tireurs &eacute;taient inscrits et devaient faire assaut &quot;&agrave;
+ la premi&egrave;re touche&quot;.</p>
+<p>Boum &eacute;tait consid&eacute;r&eacute; par la salle enti&egrave;re comme
+ &quot;une fine lame&quot;; il l'&eacute;tait vraiment. Le ma&icirc;tre, qui
+ avait l'intelligence de son art, avait compris les premiers jours que l'enfant
+ <i>ferait</i> parce qu'il voulait faire; et alors, il l'avait pouss&eacute;,
+ sa jeunesse et sa d&eacute;bilit&eacute; &eacute;tant un obstacle aux travaux
+ brutaux de l'&eacute;p&eacute;e, vers le jeu d&eacute;licat du fleuret. Boum,
+ qui en &eacute;tait alors &agrave; sa deuxi&egrave;me ann&eacute;e de salle,
+ se servait maintenant d'une &eacute;p&eacute;e triangulaire et &agrave; coquille,
+ comme celle des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait
+ peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piq&ucirc;re
+ vers les mains, les genoux ou la t&ecirc;te; &agrave; l'encontre, elle tournait
+ follement tout le long de la lame adverse, tr&egrave;s rapide dans tous les
+ sens, avec des arr&ecirc;ts brusques qui &eacute;taient des menaces, toujours
+ en mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement fran&ccedil;aise,
+ s'&eacute;panouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touch&eacute;.</p>
+<p>Il fit, ce jour-l&agrave;, d'assez jolis assauts, Laferri&egrave;re qui n'aimait
+ pas d'ordinaire ce genre de r&eacute;unions &eacute;tait venu pour voir son
+ petit camarade. Tout en applaudissant &agrave; ses jolis coups, il &eacute;tait
+ inquiet parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce r&eacute;sultat.
+ Le corps des chroniqueurs louaient sans r&eacute;serve: d&eacute;couvrir un
+ talent inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum &eacute;tait
+ joli &agrave; voir. Son v&ecirc;tement blanc moulait ses formes gracieuses et
+ proportionn&eacute;es: l'exercice l'avait consid&eacute;rablement renforc&eacute;
+ et assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, &agrave;
+ l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se d&eacute;ployant dans une attaque
+ en un geste large, ou bien modeste apr&egrave;s la victoire, son casque et son
+ &eacute;p&eacute;e dans la main gauche, la t&ecirc;te un peu basse venant remercier
+ l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant ch&eacute;tif et mal pouss&eacute;
+ qu'il avait &eacute;t&eacute; apr&egrave;s sa maladie. Il &eacute;tait presque
+ alors un de ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec
+ un secret d&eacute;sir:</p>
+<p>- Il est gentil.</p>
+<p>Apr&egrave;s qu'il eut fait sept assauts, le ma&icirc;tre le proclama quatri&egrave;me
+ avec trois touches, ce qui constituait, eu &eacute;gard surtout &agrave; la
+ qualit&eacute; des autres tireurs, un assez joli succ&egrave;s.</p>
+<p>Laferri&egrave;re et lui ne rest&egrave;rent pas apr&egrave;s la s&eacute;ance.
+ Ils remont&egrave;rent un instant &agrave; pied le boulevard.</p>
+<p>Comme &agrave; l'habitude, ils caus&egrave;rent. Laferri&egrave;re avait racont&eacute;
+ &agrave; Boum, quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pi&egrave;ce.
+ Maintenant il le mettait au courant des modifications projet&eacute;es. Boum
+ &eacute;tait partisan des d&eacute;nouements heureux. Il se passionnait en g&eacute;n&eacute;ral
+ pour les p&eacute;rip&eacute;ties de ces personnages de r&ecirc;ve qui lui &eacute;taient
+ devenus familiers; il les consid&eacute;rait comme des &ecirc;tres vivants qu'il
+ aimait. Ce jour-l&agrave;, il parlait peu. Laferri&egrave;re, qui se rendait
+ parfaitement compte de l'&eacute;tat d'&acirc;me de l'enfant, se donnait l'air
+ de ne pas s'en apercevoir.</p>
+<p>Quand ils furent arriv&eacute;s devant l'h&ocirc;tel de la rue Pergol&egrave;se,
+ Boum tendit sa main:</p>
+<p>- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de vous. Nous
+ allons &agrave; la campagne pour trois semaines... C'est l&agrave; que ma tante
+ et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... Apr&egrave;s, j'aurai
+ besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.</p>
+<p>Dans un demi-sourire, Laferri&egrave;re r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce pas?</p>
+<p>- Je le sais, dit Boum en le regardant s&eacute;rieusement. Au revoir.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VIII</p>
+<p><br>
+ Dans son cabinet de travail, grande pi&egrave;ce encombr&eacute;e, assombrie
+ par les tentures et les cuirs de Cordoue malgr&eacute; la grande baie vitr&eacute;e
+ qui donnait sur le parc de la Muette, Laferri&egrave;re, assis &agrave; sa table,
+ venait de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres &eacute;tait,
+ pour sa nature heureuse, une heure b&eacute;nie. Un grand nombre d'inconnus
+ lui &eacute;crivaient. Il go&ucirc;tait une volupt&eacute; particuli&egrave;re...
+ &agrave; l'ouverture brusque de cette porte sur l'intimit&eacute; du monde ext&eacute;rieur.
+ Des femmes lui faisaient des d&eacute;clarations passionn&eacute;es, des amis
+ sinc&egrave;res lui donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la mani&egrave;re
+ d'acheter du vin, d'&eacute;crire des pi&egrave;ces, de placer sa fortune, de
+ combattre l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apr&egrave;s avoir
+ m&eacute;lang&eacute; les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper
+ par son domestique qui, habitu&eacute; &agrave; cette fantaisie, s'en acquittait
+ maintenant avec un grand s&eacute;rieux. L'homme de lettres lisait tout, dans
+ l'ordre, d'un bout &agrave; l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture,
+ qu'on le d&eacute;range&acirc;t.</p>
+<p>Ce matin, contrairement &agrave; l'usage, le domestique revint:</p>
+<p>- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.</p>
+<p>- De si bon matin? fit Laferri&egrave;re. Qu'il monte.</p>
+<p>Il pensa que ce devait &ecirc;tre pour l'importante histoire du duel, et cette
+ perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apr&egrave;s tout, mettre fin
+ &agrave; cette plaisanterie.</p>
+<p>Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, qu'est-ce qu'il
+ dirait s'il se voyait abandonn&eacute;?</p>
+<p>Boum fit une entr&eacute;e inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il
+ courut vers Laferri&egrave;re, tomba assis par terre devant lui, et c&acirc;linement
+ mettant sa t&ecirc;te sur les genoux de son ami, il se mit &agrave; sangloter
+ sans pouvoir dire un seul mot.</p>
+<p>Laferri&egrave;re, &eacute;mu, ne savait que dire.</p>
+<p>- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... dis-moi...
+ explique.</p>
+<p>L'enfant pleurait toujours. L'homme, d&eacute;sol&eacute; par ce chagrin, finit
+ par grossir la voix et dire presque rudement:<br>
+ - Assez, Boum, je te d&eacute;fends de pleurer ainsi.</p>
+<p>L'effet de ce changement de ton op&eacute;ra. Boum n'&eacute;tait pas habitu&eacute;
+ &agrave; s'entendre parler ainsi par celui qui &eacute;tait le confident de
+ son coeur. Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.</p>
+<p>Laferri&egrave;re en profita pour le relever. Il l'entra&icirc;na vers un divan
+ un peu sur&eacute;lev&eacute; auquel un baldaquin de vieilles soies donnait
+ un vague air de tr&ocirc;ne. Il for&ccedil;a l'enfant &agrave; s'asseoir pr&egrave;s
+ de lui.</p>
+<p>Boum, parla longuement.</p>
+<p>Il &eacute;tait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu pendant
+ dix longues journ&eacute;es qu'Elle rev&icirc;nt. Elle &eacute;tait revenue.</p>
+<p>-... Mais, fit-il, elle est toute chang&eacute;e... d'abord elle n'est plus
+ du tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle rit tout
+ le temps de moi, ne m'a m&ecirc;me jamais parl&eacute; seul une fois. Elle est
+ aussi s&eacute;v&egrave;re pour moi que M. Claude et reproche &agrave; maman
+ de ne pas bien m'&eacute;lever. Elle m'a dit, parce que j'ai regard&eacute;
+ dans un paquet qu'on apportait, que j'&eacute;tais curieux comme une vieille
+ chouette -- c'&eacute;tait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une
+ valise pour ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande,
+ elle s'occupe toute la journ&eacute;e de petits bonnets, de petites robes, et
+ de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a toute une
+ armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais &agrave; la poup&eacute;e,
+ mais tout le temps avec moi... A cause de tout &ccedil;a, je me suis aper&ccedil;u
+ que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis tr&egrave;s malheureux,
+ je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.</p>
+<p>Et il se remit &agrave; pleurer doucement.</p>
+<p>- C'est pour &ccedil;a, fit Laferri&egrave;re, que tu pleures! mais mon pauvre
+ Boum, ces choses-l&agrave; arrivent tous les jours.</p>
+<p>- C'est cependant malheureux, r&eacute;pliqua Boum.</p>
+<p>- Voyons, voyons... fil Laferri&egrave;re... tu &eacute;tais s&eacute;par&eacute;
+ d'une femme que tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours
+ s&eacute;par&eacute;, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te r&eacute;jouir.</p>
+<p>- Peut-&ecirc;tre! fit le petit, plus navr&eacute; de n'&ecirc;tre pas compris.</p>
+<p>Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:</p>
+<p>- Cependant je suis triste... tr&egrave;s triste.</p>
+<p>- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lan&ccedil;a Laferri&egrave;re... tu
+ n'es pas raisonnable.</p>
+<p>- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus du tout.
+ Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, &ccedil;a m'est &eacute;gal. Voyez, &agrave;
+ pr&eacute;sent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec
+ moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux plus rien.
+ Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis bien plus malheureux
+ qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... comprenez-vous?... Je ne peux pas
+ expliquer.</p>
+<p>Et pour rendre sa pens&eacute;e, le petit agitait ses deux mains devant son
+ ami en le regardant de ses yeux mouill&eacute;s.</p>
+<p>- Boum, fit Laferri&egrave;re, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse.
+ Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es trop jeune
+ pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans comprendre. Ne pense
+ plus &agrave; Tante Line. Vis des joies de ton &acirc;ge, je t'assure qu'elles
+ sont douces, plus tard on les regrette; oublie, cours, amuse-toi, joue avec
+ tes petits camarades; ne cherche pas ce que tu n'as pas trouv&eacute;. Sache
+ attendre. Je t'assure, c'est b&ecirc;te de souffrir. Regarde par la fen&ecirc;tre,
+ c'est le matin, peut-&ecirc;tre aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit
+ midi, -- il ferait plus chaud, il y aurait plus de lumi&egrave;re dans les arbres,
+ par terre les ombres seraient plus noires... et pourtant notre d&eacute;sir
+ commun ne change rien, le matin reste le matin. C'est d&eacute;j&agrave; beaucoup,
+ crois-moi, de savoir que midi viendra.</p>
+<p>Boum &eacute;coutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais trouvant
+ quand m&ecirc;me aux paroles qu'il entendait comme une sorte de vertu bienfaisante.</p>
+<p>Encourag&eacute;, Laferri&egrave;re continuait:</p>
+<p>- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.</p>
+<p>Boum fit signe que non.</p>
+<p>- Si, reprit l'homme, quand tu es tomb&eacute; sur te genoux, tu t'es &eacute;corch&eacute;.
+ C'&eacute;tait un mauvais moment, tu as d&ucirc; pleurer certainement. Cependant
+ le mal a pass&eacute;, ton genou s'est gu&eacute;ri. Regarde, on ne voit plus
+ rien du tout.</p>
+<p>Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.</p>
+<p>- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus gu&eacute;rir maintenant.</p>
+<p>- Tu crois, r&eacute;pondit Laferri&egrave;re... En effet, on croit, et puis,
+ un jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je ne
+ veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.</p>
+<p>Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore l&agrave; un myst&egrave;re.
+ Pendant un instant, un silence, l'enfant, la t&ecirc;te entre ses deux mains,
+ essaya de comprendre. Laferri&egrave;re le laissa m&eacute;diter. Mais Boum
+ renon&ccedil;a vite &agrave; chercher:</p>
+<p>- Peut-&ecirc;tre, fit-il brusquement d'un air d&eacute;tach&eacute;, vous
+ avez raison. Je ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici l&agrave;, j'en veux
+ &agrave; tous ceux qui m'ont fait mal. (Et pour la premi&egrave;re fois, sa
+ figure d'enfant devenait mauvaise.) Je m'appliquerai &agrave; vivre seul, sans
+ regarder personne. Je reconnais maintenant, que j'&eacute;tais sot de vouloir
+ me battre en duel. Ce n'est d&eacute;cid&eacute;ment pas la mani&egrave;re.
+ Plus tard, je ne sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...</p>
+<p>Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui tendant
+ une main froide et en disant &agrave; celui qui lui avait parl&eacute; avec
+ tout son coeur un &quot;merci quand m&ecirc;me&quot;, d&eacute;sabus&eacute;
+ et rageur, dont Laferri&egrave;re resta m&eacute;dus&eacute;. Sa figure d'enfant
+ avait eu soudain une expression de cruaut&eacute; m&eacute;chante. A voir ce
+ Boum, qui avait toujours &eacute;t&eacute; si tendre, si bon, on eut dit &agrave;
+ cet instant une petite b&ecirc;te f&eacute;roce qui aurait eu un sens humain
+ de la cruaut&eacute;.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IX</p>
+<p><br>
+ Des ann&eacute;es pass&egrave;rent. Boum, suivant &agrave; la lettre les conseils
+ de son vieil ami, l'avait compl&egrave;tement d&eacute;laiss&eacute;. Cancre
+ dans ses diverses classes, il avait v&eacute;cu des ann&eacute;es de coll&egrave;ge
+ au milieu de ses condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se
+ faire une seule amiti&eacute;. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade,
+ les ma&icirc;tres le tenaient pour un mauvais &eacute;l&egrave;ve. Assez intelligent,
+ il avait un d&eacute;dain souverain pour l'effort et m&eacute;prisait les r&eacute;sultats
+ na&iuml;fs auxquels aspiraient ceux de son &acirc;ge. Il &eacute;tait d'un &eacute;go&iuml;sme
+ parfait. Il savait devoir &ecirc;tre riche. Il affectait en toute circonstance,
+ un scepticisme d&eacute;plac&eacute; et passablement aga&ccedil;ant. C'est ainsi
+ qu'il atteignit l'&acirc;ge d'homme.</p>
+<p>Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. Grand, bien
+ d&eacute;coup&eacute; par l'entra&icirc;nement &agrave; tous les sports, il
+ est &eacute;l&eacute;gant dans ses gestes, mais son visage compl&egrave;tement
+ ras&eacute; a d&eacute;j&agrave; dans le regard et dans le pli de sa bouche
+ jolie, je ne sais quoi de blas&eacute; et de vieux.</p>
+<p>Boum s'est amus&eacute;. Malheureusement, &agrave; cause de son argent, il
+ n'a pas re&ccedil;u de sa vie dissip&eacute;e l'&eacute;ducation derni&egrave;re
+ qu'en re&ccedil;oivent les jeunes hommes qui sont oblig&eacute;s de s'imposer
+ par un quelconque m&eacute;rite. Il n'eut jamais besoin d'&ecirc;tre fin, d'&ecirc;tre
+ d&eacute;licat, d'&ecirc;tre amusant m&ecirc;me; ses moindres gestes, m&ecirc;me
+ ceux du plus mauvais go&ucirc;t, recevaient toujours les approbations louangeuses
+ du monde int&eacute;ress&eacute; dans lequel il &eacute;voluait. Au contraire,
+ il avait acquis la r&eacute;putation d'un &ecirc;tre sup&eacute;rieurement habile,
+ d'un malin &agrave; qui &quot;on ne la fait pas&quot;.</p>
+<p><br>
+ Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une croisi&egrave;re.
+ Le voyage avait dur&eacute; deux mois et, par suite de sa situation de fortune
+ et de ses qualit&eacute;s physiques, il avait &eacute;t&eacute; le &quot;beau&quot;
+ du navire comme certaines femmes sont, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'Atlantique,
+ &quot;les belles de la cit&eacute;&quot;.</p>
+<p>A bord, il avait rencontr&eacute; une petite jeune fille tr&egrave;s douce
+ et tr&egrave;s blonde. Il s'en &eacute;tait amus&eacute; comme de toutes les
+ femmes. Mais la petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en M&eacute;diterran&eacute;e,
+ en rade des &icirc;les grecques, elle &eacute;tait venue le retrouver devant
+ la porte de sa cabine, &agrave; l'arri&egrave;re du bateau. Tout le monde &eacute;tait
+ couch&eacute;. Le d&eacute;cor &eacute;tait magique, c'&eacute;tait partout
+ comme une symphonie magnifique de tous les bleus que des yeux virent jamais.
+ Au fond, les &icirc;les bleu sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate,
+ bleue aussi, sur laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier.
+ La jeune fille &eacute;tait belle, roul&eacute;e dans sa cape blanche. Elle
+ se tenait presque droite sur un fauteuil de pont. Boum &eacute;tait vautr&eacute;
+ sur un paquet de cordages. Ils parl&egrave;rent longtemps. A la fin, elle lui
+ avait dit:</p>
+<p>- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous &ecirc;tes
+ m&eacute;chant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps
+ et je vous aime. Sans vous, la vie me para&icirc;t inutile... Je n'ai pas besoin
+ de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je serai si tendre,
+ si effac&eacute;e, petit &agrave; petit vous verrez... Je vous assure que je
+ vous aime &eacute;perdument.</p>
+<p>En entendant ces paroles, Boum &eacute;tait parti d'un grand &eacute;clat de
+ rire. Et la jeune fille l'avait quitt&eacute; en pleurant.</p>
+<p>Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir exprimer
+ sa tendresse, un apr&egrave;s-midi, au polo, Boum fit la joie de son entourage
+ en lisant une lettre dans laquelle elle lui &eacute;crivait:</p>
+<p>... J'ai essay&eacute;, je ne peux pas sans vous. Je serai votre ma&icirc;tresse
+ si vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.</p>
+<p>On avait beaucoup ri.</p>
+<p>Il y avait longtemps que Boum &eacute;tait devenu un mufle, parce que, depuis
+ longtemps, il ne croyait plus &agrave; l'amour.</p>
+<p></p>
+<h3><br>
+ Table des mati&egrave;res</h3>
+<p>Plutarque.<br>
+ La carri&egrave;re d'Arsay-Lancourt.<br>
+ La saisie.<br>
+ Boum.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
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+The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
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+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+
+Title: Histoires grises
+
+Author: E. Edouard Tavernier
+
+Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892]
+Release Date: June, 2004
+First Posted: September 18, 2002
+Last Updated: March 29, 2004
+
+Language: English
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
+
+
+
+Produced by W. Debeuf
+
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+
+
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+
+Histoires grises.
+
+By E. Edouard Tavernier.
+
+
+
+
+
+HISTOIRES GRISES
+
+
+
+
+Plutarque.
+
+
+_L'honneur est une ile escarpee et sans bords, ou l'on ne peut plus
+rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._
+
+(_Meditations sur Boileau_)
+
+
+I.
+
+
+Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait ete donne un soir chez un
+marchand de vins, a cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en
+temps et qu'il avait ramasse a la porte d'un lycee. On connaissait
+l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'etait son nom
+maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait a tout.
+
+La journee qui pour lui s'etait annoncee normale, c'est-a-dire ni bonne
+ni mauvaise, avait particulierement bien fini. Il s'etait mis a
+pleuvoir des arrosoirs, et en depit de l'opinion courante, la pluie
+n'est pas une chose desagreable; grace a l'eau d'en haut, les trottoirs
+ne sont pas encombres, les promeneurs et les sergents de ville ne
+manifestent pas un interet particulier a ce que peuvent faire les
+gueux; ceux-ci ont meme le loisir de s'arreter, dans leur promenade --
+ce qui est deja bien -- sous une porte ou sous la tente d'un cafe --
+ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent
+nait la possibilite de rendre quelques services; les obliges ne
+s'attardent pas en general a compter leur billon.
+
+En passant place de la Republique, devant un petit hotel, Plutarque eut
+le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme
+heureux, c'est-a-dire un ventre assez gros, barre d'une chaine de
+montre en or, juche sur deux jambes gainees dans un pantalon soigne
+finissant en souliers a guetres blanches, le tout surmonte d'une bonne
+figure sous un chapeau melon nullement use. Ne voulant sans doute pas
+ternir la joie de son ame ou tacher ses guetres, l'homme heureux avait
+hele Plutarque pour un taxi. Peu de temps apres, Plutarque arrivait
+dans un virage savant, a grande allure, debout sur le marchepied, les
+mains cramponnees a la poignee. Avant de laisser refermer la portiere,
+l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que
+Plutarque tendait poliment.
+
+Cet homme etait evidemment disproportionne, aussi bien avec le service
+rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demande au
+conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses
+recherches avaient ete laborieuses. Quant au client, il avait l'air a
+son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas etre un abonne de
+l'Opera. Seulement, quand on est content...
+
+Plutarque examina les pieces sous le reverbere, essaya de les rayer
+l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les
+deux epreuves ayant ete satisfaisantes, il les glissa dans la poche
+gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il
+les retint dans sa main qu'il ne retira pas.
+
+Evidemment, le probleme changeait. La solution du manger et du dormir,
+quand on n'a pas le sou, est completement differente de celle qu'on
+peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail
+inconscient de la journee tendant a la preparation de la nuit devenait
+superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement,
+d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons
+delaves qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les
+patronages, mais des choses qu'on mache et qui resistent juste ce qu'il
+faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensee seule de ce mets
+amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin
+rouge et... bonheur supreme, coucherait seul. Cette derniere
+perspective le ravissait delicieusement: une chambre a soi, avec une
+place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien
+voir, ne rien entendre, pouvoir etre avec soi, comme dans la ballade,
+mais couche. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est
+bien a cela qu'on se fait le moins.
+
+Il marchait, chiquant ces idees dans sa tete, sans remarquer qu'il
+s'eloignait terriblement du marchand de vins et de l'hotel garni qu'il
+s'etait fixe. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait
+definitivement colle ses vetements sur sa peau. Ses souliers
+beuglaient et giclaient si regulierement dans sa marche, que leur
+chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le
+battement d'un moteur. D'une porte d'usine ou elles attendaient, deux
+filles haut retroussees l'apostropherent:
+
+- Il a de quoi barboter! dit l'une.
+
+L'autre commenta:
+
+- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.
+
+Plutarque, dans un sourire, sans s'arreter, salua; son geste dut etre
+un peu trop courtois puisque les femmes decontenancees ne trouverent
+rien a ajouter.
+
+Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant
+souvent marche sans but, dans la ville; sans savoir du tout ou il
+etait, il prit a gauche une petite rue deserte et mal pavee. Le
+trottoir defonce brillait par places sous les becs de gaz tremblotants.
+ Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide etaient
+ranges sur les cotes; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la
+lune. Plutarque parcourut de la meme allure d'autres rues semblables;
+il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne
+trouvait pas qu'il eut encore assez faim.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le souper fut quelconque. Arrive tard, Plutarque, ne trouvant plus
+rien de pret, avait ete oblige de se rabattre sur une _croute garnier_
+que la tenanciere composa sur le champ et rechauffa pour lui. La pate
+etait detrempee et la sauce avait un gout auquel il fallait s'habituer.
+ Le debit etait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin
+en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz
+dont le manchon reniflait par intervalles reguliers comme un enrhume,
+pendant que montait et tombait la lumiere.
+
+Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'etait la
+pensee de la chambre qui le hantait. L'hotel vers lequel il marchait
+n'avait pas de nom. C'etait un immeuble long et bas, a un etage
+seulement, une etrange vieille maison qu'on ne reparait plus, du temps
+ou le quartier Caulaincourt etait de la peripherie, vieille bicoque,
+que seule la speculation tenait encore debout sur ce terrain cher.
+Au-dessus de la porte etroite s'etendait un grand bras de fer ou
+s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassee on pouvait
+deviner le mot _Hotel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et
+monta quelques marches d'escalier jusqu'a la loge puante ou le menage
+patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, devisagea son
+client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant percu la
+taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:
+
+- La quatrieme a gauche en entrant.
+
+Plutarque eprouvait une sensation de bien-etre en refermant la porte.
+Des murs! plus d'espace commun a tous; pouvoir etendre son etre,
+renferme d'habitude en lui-meme, jusqu'a la limite d'une chambre si
+petite qu'elle fut. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans
+risquer aucun geste, aucune remarque, aucune reflexion. De joie, il
+etira ses bras et cracha par terre, puis il s'etendit sur le vague
+sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint eveille
+pour jouir de sa joie.
+
+Il se rappelait qu'il avait deja passe deux nuits dans une chambre
+semblable de cet hotel, un an ou dix-huit mois avant, il n'etait plus
+absolument sur. Ses apprehensions d'alors lui revenaient. C'etait a
+l'epoque descendante de sa carriere: il avait trouve, cette premiere
+fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le
+mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits
+assourdis que l'on percevait a travers l'epaisse cloison. Aujourd'hui
+il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient
+beaucoup de chance d'etre de meme nature que ceux jadis entendus; une
+autre generation de memes insectes s'appretait a le travailler; les
+vieux relents tout au plus augmentes de puanteurs nouvelles flottaient
+entre les murs, et cependant il etait bien maintenant, n'avait nulle
+crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativite.
+
+Sa memoire n'avait rien oublie, et pourtant quel chemin il avait fait!
+Ce soir, parce qu'il etait heureux, le passe triste lui revenait. Il
+le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les memes
+dispositions ou il avait recu la pluie de tout a l'heure. Il se
+revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite
+maison d'Angers ou il etait ne, et il se reconnaissait: ce n'etait pas
+un autre, c'etait bien lui. Il suivait parfaitement la continuite, la
+vie de famille ordonnee, ou l'on economisait en vivant bien; le college
+ou il etait parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les
+femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir depense dans une
+fete l'argent d'un examen. Tout de meme, quelle mentalite on peut
+avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles
+peccadilles avec des chatiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et
+sans amertume pensa: Cretins!
+
+Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austere de son pere,
+conservateur des hypotheques.
+
+'Je te dispense desormais de rentrer a la maison" furent les derniers
+mots de la derniere lettre qu'il avait recue.
+
+Apres, la degringolade etait venue rapidement. Quelques mois de vie a
+credit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce
+qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un
+Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi,
+c'est-a-dire tres peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas,
+on use tellement. Apres on a faim. Un beau jour on ouvre les
+portieres, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se
+presente. Alors, c'est invraisemblable, ca ne change plus. A tout
+prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie
+comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes
+les vies, il y a de bons et de mauvais moments.
+
+Pendant qu'il laissait passer ses reflexions, sa porte s'ouvrit
+doucement et soudain la lumiere de la chambre s'augmenta de la lueur
+d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'age moyen, assez bien
+vetu, qui s'excusa :
+
+- Pardon.
+
+Plutarque fut contrarie. Il avait paye, ce n'etait pas pour qu'on
+vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitue a ne pas gaspiller
+l'heure bonne en recriminations, il ne se laissa point pourtant
+absorber par ce petit inconvenient, et ne perdit pas une minute a se
+demander ce que cet homme bien habille pouvait venir faire dans cet
+hotel. Il lui interessait peu de savoir si son visiteur commencait la
+phrase descendante par laquelle lui-meme avait passe, si c'etait un
+policier ou un detraque vicieux a la recherche d'une combinaison
+extraordinaire. Dans son monde a lui, comme on ne s'etonne plus, on ne
+s'occupe guere des affaires des autres: les siennes suffisent.
+
+La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique
+et sadique satisfaction de sentir qu'on est a l'abri soi-meme pendant
+que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un
+moment des tranchees agacantes lui tenaillaient le ventre, de plus en
+plus lancinantes. Il pensa que c'etait la _croute garnier_ ou au moins
+la sauce qui faisait des difficultes pour passer. Comme il n'y a rien
+de tel pour digerer que le sommeil, il souffla sa chandelle et
+s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il etait accoutume par les
+necessites de ses nuits non tranquilles.
+
+Sa penible digestion le reveilla. Il faisait encore noire dans la
+chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma
+sa bougie; comme decidement ca n'allait pas dans cette atmosphere
+etouffee, il eprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le
+couloir obscur. Presse, son pied buta dans quelque chose et il
+s'allongea sur un corps couche la; sa figure toucha une figure et a la
+lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui
+avait ouvert sa porte. Le visage etait congestionne, les yeux vicieux
+gonfles; sur la bouche s'etait figee une fraise de sang. Plutarque fit
+un retablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre
+hesitation, feutrant son pas, a croire qu'il foulait de la mousse, il
+marcha vers la porte, cria:
+
+- Cordon...
+
+et sortit.
+
+Dehors, il ne se hata pas, tourna a tous les carrefours rencontres,
+decide a aller loin, tres loin dans le quartier qu'il se rappellerait
+en route avoir le moins frequente. C'etait a peine si son coeur
+battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre.
+
+L'homme etait-il mort ou vivant dans le couloir de l'hotel? C'etait
+encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans
+l'affaire, le cueillir lui-meme? C'etait bien le motif qui l'avait
+fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'etait oui ou non. Il fallait se
+donner toutes les chances. Apres tout, en dehors des formalites, des
+discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant
+les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des
+inconvenients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de
+plus on est nourri, somme toute... et loge.
+
+
+
+
+III
+
+Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'etait la qu'il
+avait pense elire domicile, parce que quand on est gueux, a la
+difference des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une
+rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait
+de s'ouvrir, il avait presque pris cette decision, assis devant un vin
+blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade a lui, du
+temps ou il etait etudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'etait
+etabli cremier dans ce quartier, apres un mariage assez drole avec
+Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-la avait herite
+cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie,
+avait exige l'abandon des carrieres liberales, en telle sorte que son
+epoux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas
+idee de l'endroit ou se trouvent la boutique, il avait appris seulement
+que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux
+jumelles. Cette possibilite de les rencontrer etait encore trop pour
+lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit
+aussitot de ce pas lent, cadence et rasant le sol qu'ont tous les
+chemineaux du monde.
+
+Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi
+les bords de la Seine. Une vague buee flottait sur le fleuve qui
+sentait la maree. Le froid du premier matin pincait. Plutarque se
+promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la
+porte du marche. Les boutiques etaient deja installees. Les carottes,
+les choux, les salades et les petites bottes de radis etaient bien
+ranges dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la
+boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des
+fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande
+quantite, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses
+et les marchands parlaient doucement, etaient serieux; on sentait toute
+la gravite de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de
+travailleurs.
+
+Comme Plutarque etait en train de considerer un chapelet de saucisses,
+se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au detail,
+il s'entendit appeler:
+
+"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..."
+
+C'etait une grosse cuisiniere deja vieille, une large figure epaisse et
+resignee. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres
+vides dans une main. Plutarque la debarrassa du tout et la suivit a
+travers les petites allees, pendant qu'elle tatait, marchandait et
+quelquefois achetait. Son marche dura bien une heure. Plutarque
+s'etonnait qu'on put avoir besoin de tant, meme dans une grosse maison.
+ Il en avait bientot plein sa charge et avait du enlever sa ceinture
+pour tenir deux fardeaux dans une main.
+
+- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.
+
+Et elle le dirigea non loin de la vers le centre de la place d'ou
+partait le tramway.
+
+En marchant, elle se plaignait du prix des choses.
+
+- Et encore vous avez vu la premiere marchande, commentait-elle,
+voulait me les faire vingt-cinq sous!
+
+Plutarque avait appris a se mettre dans la peau des roles; il repondit:
+
+- Ne m'en parlez pas, c'est une misere, on ne sait plus, on ne sait
+plus... et on a bien du mal.
+
+La femme aima cette humilite approbative; elle aima la prevenance de
+son porteur parce que, de lui-meme, il avait offert d'attendre le
+tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-etre elle
+lui donna un franc.
+
+Quand le vehicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
+l'imperiale la femme lui cria:
+
+- "Si vous etes la, demain...
+
+La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-la,
+Plutarque avait fait la comedie de circonstance: comme il jouait le
+sans-travail assasin aux Champs-Elysees quand la nuit venait, ou le
+pieux mendiant a la porte des eglises et la gouape le matin a la sortie
+des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les
+derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis,
+quand, au bout de l'avenue, le tramway n'etait plus qu'une miniature
+semblable a un jouet d'enfant, il restait a arpenter le refuge.
+
+Tant de temps s'etait passe qu'on ne lui avait pas dit "a demain".
+Cette idee qu'on accrochait sa vie du jour a celle qui viendrait,
+l'etonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'etait pas rendu
+compte de l'instabilite de ses occupations finit par l'amuser. Il en
+sourit pendant qu'il marchait.
+
+La journee etait belle, il poussa une pointe jusqu'a l'entree du Bois;
+derriere un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil
+avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la
+casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.
+
+Dans l'apres-midi, a la sortie des courses, il fit quatre francs. Le
+soir il s'offrit un bon petit diner et trouva non loin du marche une
+chambre ou pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit
+avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait
+decidement pas assez reussi. Il se leva le dernier au matin, proposa
+au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut
+acceptee; on lui rendit deux sous et de la consideration.
+
+Au marche il penetra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit a la
+boutique de la boucherie par ou la cuisiniere lui avait dit debuter.
+Il n'attendit pas. Elle le reconnut a peine, mais n'hesita pas a lui
+confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des
+etalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se
+contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme
+quand elle se plaignait qu'on l'ecorchait. En route pour le tramway,
+ils echangerent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle
+servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit
+personnes a table, que les pensionnaires etaient de familles riches et
+beaucoup d'autres details lesquels, en depit de tout l'interet qu'il
+montrait, etaient completement indifferents a Plutarque. Sur le
+refuge, elle eut une remarque desagreable:
+
+- Je vous ai donne un franc hier; c'etait la premiere fois, mais c'est
+beaucoup.
+
+- Je sais bien, repondit-il, c'est beaucoup de bonte de votre part;
+tout de meme, si ca ne vous faisait pas defaut a vous, on a tant de
+difficultes...
+
+La femme redonna vingt sous, ce qui creait la fixite du tarif. Il fit
+encore passer les paniers sur la voiture apres avoir recu son prix, ce
+qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il
+enleva comme la veille sa casquette au moment du depart et entendit une
+commere sur la plateforme qui soulignait son geste:
+
+- Eh bien, Madame, j'espere que vous avez un porteur poli, c'est si
+rare aujourd'hui.
+
+Cette remarque etant un hommage indirect a la facon dont la
+bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier
+encore:
+
+- A demain.
+
+Cette fois Plutarque reprima une veritable envie de rire. Ah! mais
+c'etait un metier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut
+bien qu'elles mangent les demoiselles -- il etait embauche. Le soir,
+il retourna souper dans la meme maison, chez un marchand de bois dont
+la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le meme hotel, et
+commenca une vie toute differente de celle qu'il trainait auparavant.
+
+Les jours qui suivirent ameliorent encore sa situation. Il avait
+bientot acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivee le
+tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquerait des prix. Les
+marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisiniere, en
+arrivant, ecoutait son rapport; meme quelquefois lui laissait de
+petites sommes pour profiter des premieres occasions le lendemain. Il
+s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne
+majorant les prix que dans une proportion tres modeste, tres admise,
+sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire.
+
+Il s'etait debrouille aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la
+nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi
+on lui donnait pour rien, a la fermeture de l'etablissement, un repas,
+c'est-a-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent
+un verre de vin. A l'hotel, il balayait et arrosait tout le second
+etage reserve aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service
+etait remunere par le droit de coucher dans un lit veritable, dans la
+chambre a deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart
+du temps; sa compagne apportant une regularite surprenante dans
+l'irregularite d'une conduite agitee, decouchait presque toutes les
+nuits. Rapidement il etait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il
+montait se coucher aussitot son souper mange et son travail fini. Sa
+chambre etait l'objet de soins minutieux, toujours balayee et arrosee,
+meme les affaires de sa compagne etaient mises en place par lui --
+c'etait le seul moyen de n'en pas etre encombre --. La cuvette de zinc
+avait ete garnie de bouts de corde dechiquetes, en telle sorte qu'elle
+pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit,
+avait recu des charnieres et un cadenas: c'etaient "ses affaires".
+Pour le moment elle ne contenait guere que des aiguilles, du fil et un
+bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et
+emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis
+sur son lit il denouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui
+renfermait sa fortune. Ses economies augmentaient, il s'etait impose
+de ne depenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins
+son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas
+de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas
+grand chose -- son gain regulier s'amassait.
+
+La pensee lui venait d'acheter des vetements. Plusieurs courses chez
+les fripiers des environs lui donnaient une idee exacte du prix des
+choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les
+siens les pieces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne,
+en lambeaux et moisie par place, aurait gagne a avoir une rechange
+permettant un lavage et une reparation; enfin, une casquette. Ce
+troisieme desir surtout l'obsedait.
+
+Il n'aurait ose l'avouer a personne, il ne s'agissait pas d'une
+casquette ordinaire, celle qu'il avait etant assez bonne d'ailleurs,
+mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue a la
+devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une
+calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, etait brode, en
+lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffe de la sorte, il
+lui semblait que sa situation serait definitivement assise, que les
+pourboires seraient forcement plus gros, qu'on le reconnaitrait dans la
+rue et qu'il se constituerait une clientele attiree. Le marchand en
+demandait douze francs, c'etait beaucoup.
+
+Le soir, apres avoir fait ses comptes, sitot qu'il etait dans sa
+couverture, il y pensait. Finalement, hesitant, il n'achetait rien; il
+se contentait pendant le jour, apres le dejeuner, de reparer les trous
+nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait
+peniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant a
+ses premiers travaux d'ecriture.
+
+Tout de meme, quand il regardait en arriere, quels changements dans sa
+vie d'avant. Maintenant ses jours passaient reguliers, tous pareils,
+sans imprevu et sans inquietude. A table, en s'asseyant, il lui
+arrivait d'avoir bon appetit, mais il ne retrouvait plus jamais la
+desagreable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui etait
+familiere, de plus en plus tenace, avec cette crampe particuliere
+qu'elle declanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer a
+mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les
+premieres bouchees qu'on mange apres avoir eu faim, bouchees qui sont
+sans gout et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de
+corps etrangers ne se desagregeant pas.
+
+Tout cela etait loin, tres loin meme; une remarque du marchand de vins
+chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commercant
+avait dit a sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui
+devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme
+Plutarque"...
+
+Ces mots l'avaient frappe! Ils etaient comme la coupure entre sa vie
+vagabonde et sa vie de maintenant. Desormais son changement etait
+sorti de ses considerations sur lui-meme; les autres aussi le
+constataient. Ce fait donnait a sa situation presente une consecration
+et impliquait en meme temps pour elle une duree, un etablissement,
+comme un vague but atteint qui l'etonnait.
+
+La destinee des etres est une fantaisie, pensait-il, c'etait pour en
+arriver la qu'il avait fait ce chemin long, accidente, fou surtout;
+qu'il avait vecu toutes ses heures incertaines avec, si souvent,
+l'attente de la catastrophe imminente et definitive. Il se rappelait
+les conseils d'un vieil ami de son pere:
+
+- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_
+
+Ces gens etablis sont a mourir de rire; ce a quoi on est appele, est-ce
+qu'on peut le savoir jamais, avant d'etre arrive? Comme si ce n'etait
+pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire
+encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivieres, on voit
+flotter des petits debris de bois; il en est qui filent tout droit,
+d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arretent sur les
+bords, d'autres vont au fond apres avoir ou n'avoir pas tourne sur
+eux-memes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi,
+et voila tout. Somme toute, son existence passee aboutissait a faire
+de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier
+ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait a peine traverse deux
+fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner
+autrement, sans meme chercher plus loin que cette fameuse nuit ou il
+s'etait paye une chambre pour lui tout seul, a l'hotel de la rue
+Caulaincourt, et ou l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassine
+l'homme qui gisait dans le couloir.
+
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il etait arrive ce matin de bonne heure au marche. La veille, la
+cuisiniere lui avait remis vingt francs pour les achats de legumes
+qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'etait vraiment tot,
+les marchandises n'etant pas deballees et les prix pas encore fixes.
+L'agent de police de service devant la porte avait ete change; sans
+attacher a ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa,
+rebroussa chemin et flana un moment sur le trottoir.
+
+Ce manege dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville
+qui le devisagea d'une facon inquiete et a laquelle le vagabond,
+maintenant range, n'etait plus habitue.
+
+La sirene d'une usine mugit, il etait six heures. Un peu gene,
+Plutarque voulut entrer.
+
+- Qu'est-ce que tu vas chercher la, toi, fit l'agent.
+
+- Je viens acheter, M'sieur l'agent, repondit Plutarque.
+
+- C'est bon, c'est bon, on la connait va; allez, allez, decanille.
+
+Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-meme.
+
+Plutarque revint vers lui, tres humble.
+
+- Monsieur, j'achete pour quelqu'un.
+
+- Ca suffit, dit le fonctionnaire, en elevant la voix.
+
+Plutarque n'insista pas, entrevoyant des desagrements et vint s'appuyer
+sur un reverbere, decide a attendre la cuisiniere qui le ferait bien
+entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugee provocante par
+l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-la croient? Le representant
+de l'ordre vint a lui, le pinca cruellement au bras, en lui disant
+presque a voix basse:
+
+- Il faut circuler.
+
+Peut-etre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore,
+deux larmes piquerent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de
+la place attendre la bonne a la descente; il avait de l'argent a elle,
+il fallait qu'il la rencontrat.
+
+Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni
+dans la rue, ni a l'arrivee. Il attendit des heures durant tous les
+tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs
+descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de
+n'avoir pas regarde suffisamment bien la sortie des premieres voitures.
+ Puis la certitude vint que la cuisiniere etait deja au marche et qu'il
+l'avait manquee. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit
+poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquiere qu'il
+connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avanca vers elle et
+s'appretait a lui donner des explications. Des qu'elle l'apercut, elle
+se repandit en invectives et en reproches:
+
+- Vous m'avez vole mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...
+
+Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La
+femme reprit avidement son bien, en lui disant:
+
+- Que je ne vous revoie plus.
+
+Doucement, il l'accompagna quand meme jusqu'a la voiture, aida
+l'enfant qui n'etait pas assez grand pour passer les paquets, se
+decouvrit au moment du depart, mais ne recut que ce seul merci:
+
+- Hypocrite!
+
+L'amertume vint en lui, mais trop pres encore de son epoque vagabonde,
+elle venait sans revolte, sans haine. La temperature n'est pas
+toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir a
+quelqu'un?
+
+Assez tard dans la matinee, a force de raisonnement, il se reprit, se
+remonta:
+
+- C'etait trop bete. Il y avait une explication a donner. Les choses
+n'en pouvaient pas rester la. Et puis, en somme, le franc de la
+cuisiniere comptait peu dans ses ressources. C'etait sa situation chez
+le marchand de vin et a l'hotel qui l'asseyait. Il entrevoyait deja la
+possibilite de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il
+pouvait prendre la place de la bonne dont on etait mediocrement
+satisfait.
+
+Il pensa a toutes ces solutions et alla dans l'apres-midi, s'acheter la
+casquette.
+
+Il eut un succes fou en entrant au debit, et la soiree fut tres gaie
+dans la petite salle de la buvette.
+
+Plutarque, a cause de son histoire avec l'agent et a cause de sa
+casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la
+patronne et quelques habitues le congratulaient et jugeaient severement
+l'autorite.
+
+- "Tout ca, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes.
+
+Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque a cause de son
+idee de couvre-chef...
+
+- "Voila un garcon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins
+autrement pressants; et bien non, il n'a pense qu'a son affaire. En
+faisant ainsi, il connait son monde".
+
+Et comme les histoires des autres ne vous interessent que par ce
+qu'elles ont de commun avec les notres, il concluait en s'adressant a
+sa femme:
+
+- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte a faire
+peindre la devanture qu'a acheter les banquettes et l'armoire".
+
+On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournee,
+mais refuserent celle que proposait Plutarque, en raison de ses
+malheurs et de la depense enorme de sa journee. De toute la chaleur
+des alcools absorbes, on se serra les mains en se quittant.
+
+Cette reunion, cet entourage, ces amities auraient du lui donner
+confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'etait qu'un pur
+accident. Cependant, il n'etait pas tranquille en se couchant; le
+charme se rompit des qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur
+que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maitresse qu'on sent
+vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver a dormir.
+
+Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller
+au marche. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire
+une scene devant tout le monde? Il etait perplexe, mais toute son
+apprehension s'evanouit quand il eut regarde sa tete sous la
+resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur.
+Il irait, c'etait son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver a
+redire? Il discutait avec lui-meme. Il pactisa enfin: il attendrait
+que le marche battit son plein; dans les allees et venues, on ne le
+reconnaitrait surement pas, surtout coiffe de la sorte. Et, pour se le
+prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille
+casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un
+apercu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulee
+deformait les lignes en mouvement.
+
+Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pates de maisons
+et finit enfin par se lancer de l'autre cote de la rue, a un moment ou
+l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude
+qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui
+donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez
+sur lui:
+
+- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier.
+Tu as un batt'chapeau aujourd'hui.
+
+Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:
+
+- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour
+revenir quand je t'ai dit de f... le camp.
+
+Plusieurs personnes s'etaient arretees, a cote de la fille qui, le
+poing a la hanche, ecoutait; la galerie etait constituee: Plutarque
+etait perdu.
+
+- Non, repondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.
+
+- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit
+l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ca.
+
+Il siffla un collegue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria
+de le remplacer et partit.
+
+- Ca y est, pensa Plutarque, en marchant.
+
+Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans
+espoir maintenant, il essaya des explications:
+
+- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.
+
+L'agent ne repondit pas.
+
+- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marche...
+plus jamais.
+
+- C'est fini la litanie, dit a haute voix le gardien.
+
+Alors brusquement, une idee folle vint a Plutarque, une de ces idees
+stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent
+tout: fuir.
+
+Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arriere, fit un saut
+a droite et un a gauche pour depister l'agent qui trebucha, et il
+partit de toute sa vitesse a grandes enjambees, avec une agilite de
+singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir,
+comme un fou. L'agent suivait derriere. Les rares passants se
+gardaient bien d'intervenir.
+
+Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et ou
+l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit
+les pentes gazonnees du rempart pres de Boulogne. Sa manoeuvre a
+travers les rues avait ete si savante, sa chance si particuliere, qu'en
+arrivant sur les talus, il n'etait encore suivi que par son agent. Il
+escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le
+bord jusqu'a ce que brutalement une douleur a l'estomac l'averti qu'il
+etait a bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain
+s'offrait, il le degringola jusque dans le fosse. La, il fit encore
+quelques pas et s'arreta, appuye au mur.
+
+Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce
+chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il
+l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment precis ou, dans
+la derniere foulee, son chasseur l'atteignait, Plutarque, extenue, lui
+enfonca la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre,
+abattu; sa rude main encore cramponnee au bras de Plutarque. Celui-ci,
+pour se degager, dut le trainer quelques pas.
+
+... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque etait pris par des
+policiers habilles en bourgeois.
+
+
+
+
+
+V
+
+
+Apres trois mois de prevention, Plutarque passait aux Assises. Son
+proces n'etait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font
+tant de bruit a Paris. Il n'y avait pas de grand temoin; l'agent de
+police avait ete gueri apres dix jours d'hopital, Plutarque avouait.
+C'etait une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public etait
+peu nombreux. En comparaison avec l'apre froid du dehors, la chaleur
+etait seche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives
+dont personne ne paye le combustible. On sentait le petrole et la
+creosote. L'acte d'accusation etait si long, et redisait des choses si
+souvent entendues a tous les degres d'instruction, que Plutarque se
+sentit tout de suite loin de la comedie qui se jouait, comme s'il avait
+ete un simple badaud spectateur et qu'il se fut agi d'un autre; il
+trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scene etait
+ridicule; ces messieurs, costumes pour une semblable ceremonie, un peu
+grotesques en depit de toutes les precautions, depuis le president qui
+paraissait etre seul a travailler, jusqu'a cet huissier qu'on avait
+affuble d'une robe noire pour faire entrer les temoins. A part les
+jures qui avaient l'air heureux d'enfants autorises a toucher un fusil,
+tous les autres pensaient chacun a ses petites affaires, et c'etait
+tres naturel. Leur air de chiens fouettes s'accordait mal avec la
+solennite du decor et l'emphase des paroles, ou revenaient a chaque
+instant de grands mots a majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne
+faisaient rien a l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le
+reste dans ce cadre pompeux.
+
+Le defile des temoins amena un peu l'air exterieur dans l'atmosphere de
+cet atelier ou se fabriquait la justice. L'expert medical ouvrit le
+feu par une description minutieuse de la blessure incriminee. Pour
+dire les choses les plus simples, afin d'etablir sa competence
+technique, il se servait de mots destines a n'etre pas compris:
+
+- "Plaie penetrante de la region cervicale, par instrument tranchant..."
+
+Il voulait avoir l'air d'une impartialite scientifique; en realite, il
+chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux
+magistrats, seul element permanent de la seance, que pour etre du cote
+surement gagnant, puisque l'accuse avouait:
+
+- "L'arme a penetre a environ huit centimetres en arriere du paquet
+vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertebrale. Une deviation de
+quelques millimetres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que
+l'agresseur n'avait pas une intention decisive, c'est lui preter des
+connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu egard
+surtout a la violence du coup."
+
+Les jures ecoutaient bouche bee, impressionnes par les connaissances
+qu'un tel langage supposait.
+
+Puis l'agent de police s'avanca vers la demi-cage des temoins. Son
+entree produisit une legere impression. Plutarque l'examina levant la
+main droite pour le serment, et fut frappe de sa male beaute: la tete
+etait reguliere et energique, les grands yeux noirs regardaient bien en
+face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore -
+une medaille d'argent. Il parla veritablement sans haine et sans
+crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais francais
+les faits avec une simplicite qui ne manquait pas de grandeur. Le seul
+point de vue egoiste qui percait dans son temoignage etait une joie
+d'enfant d'avoir eu une affaire profitable a sa jeune carriere et de
+s'en etre tire.
+
+- Vous etes content d'avoir echappe et d'avoir noblement fait votre
+devoir, lui dit le president.
+
+Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il repondit:
+
+- Je suis content de ne pas etre mort.
+
+Cette reflexion declancha l'hilarite de l'auditoire et permit a
+l'huissier de placer le seul mot qui lui fut tolere:
+
+- Silence, messieurs.
+
+Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi
+eloigne que possible de toute cette scene dans laquelle il se sentait
+compter pour si peu, considerait attentivement celui qu'on appelait:
+"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'etait bien lui,
+l'agent, qui etait le plus sympathique; il avait ete courageux et etait
+sincere maintenant. Leur petit differend sur l'entree au marche etait
+deja bien loin, et avait consiste en bien peu de choses en somme. Que
+de fois aux courses ou devant les theatres, les representants de
+l'autorite avaient ete tout aussi injustes, mais infiniment plus
+brutaux et mechants; on filait rapidement en "obtemperant", on
+recommencait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marche, il
+avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui,
+gueux, vetu comme un gueux, avait en realite un metier; est-ce que
+l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le
+devait, dans cette grande ville, ou la libre circulation des gens poses
+et dont on n'avait rien a craindre, exige que les vagabonds glissent et
+passent vite sans s'arreter, sans causer d'encombrement. Plutarque
+pensait qu'il aurait pu lui-meme se laisser tranquillement amener au
+poste et chercher a expliquer; en admettant meme que le commissaire
+n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait ete quitte pour deux
+jours d'internement administratif, apres quoi, il serait retourne a
+Auteuil dans son hotel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marche
+et meme, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son
+patron qui aurait parle a l'agent... Oui, mais allez donc penser a
+tout ca, quand on vous emmene au poste, comme un voleur, devant tout le
+monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idee vous a
+pris de filer, de courir de toutes vos forces pour echapper. Du reste,
+a quoi bon epiloguer aujourd'hui; l'agent etait vivant et avait recu de
+l'avancement, lui etait pris, convaincu d'avoir donne "a un agent de la
+force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et
+blessures n'ayant pas entraine la mort, mais avec intention de la
+donner". Le fait etait patent, etabli; pourquoi de si longues
+explications? Le marchand de vins, son patron, etait venu deposer,
+seul temoin a decharge; il avait jure solennellement sur son honneur
+que Plutarque etait un garcon serieux, range et travailleur, qu'il
+etait doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un
+mystere impossible a comprendre. Ce temoignage avait meme
+impressionne, jusqu'a un certain point, les jures, quand, tres
+negligemment, l'avocat general demanda au temoin:
+
+- Vous avez ete condamne l'an dernier pour contravention a la loi sur
+les fraudes...
+
+L'homme eut beau repondre: "C'etaient des bouteilles que j'achetais
+cachetees". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait
+en tapotant l'air de sa droite:
+
+- C'est bien, c'est bien.
+
+Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, des lors, il trouva cette
+ceremonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc etait dur
+et son derriere etait tale. Il se rappelait la caserne ou il avait ete
+puni pour un jour assez severement: le Lieutenant-Colonel, homme
+elegant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait
+simplement dit: "Vous avez fait ca, vous aurez quinze jours de prison".
+ Le tout n'avait pas dure cinq minutes. C'etait mieux ainsi. Quand
+les plus forts sont decides, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat
+general etait particulierement savoureux, n'en manquant pas une: "La
+parfaite education", le malheureux pere, "fonctionnaire distingue",
+jusqu'a une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinee a
+montrer sa haute culture; et, dans son desir fielleux d'obtenir le
+maximum, il allait jusqu'a parler avec attendrissement des pauvres
+criminels ordinaires, n'ayant pas ete eleves de semblable facon, et
+qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable
+acharnement. Le jeune avocat fut tres brillant, en plaidant la
+severite excessive et stupide du "distingue fonctionnaire", mais son
+discours portait a faux, parce que la plupart des jures, etant peres de
+famille, n'appreciaient pas, cette mise en cause de la paternelle
+autorite, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur
+la mere que "la mort avait empechee de veiller au droit de l'enfant",
+fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journee:
+l'evocation avait ete inattendue et avait produit en lui un
+etourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout
+enfant et a peine connue, elle devait etre decidement sa derniere
+tendresse. Deux larmes brulerent au coin de ses yeux qui n'etaient
+point habitues a s'emouvoir, ce fut un instant seulement et personne
+n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient
+tourne ainsi...
+
+La deliberation fut courte.
+
+- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jure, la main
+sur le cote...
+
+Le garde fit sortir Plutarque pour le prononce de la sentence, puis le
+fit rentrer de nouveau.
+
+- ... 10 ans de travaux forces...
+
+- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.
+
+Dans le couloir, ou il dut attendre, au sortir de la salle, toute une
+serie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la
+fenetre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, a travers ce
+voile leger de buee qu'il avait remarque si souvent. Les gens,
+affaires ou flanants, circulaient entre les autobus et les voitures
+comme a l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un
+qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne
+revoir jamais.
+
+Pendant qu'il attendait, le president et l'avocat general, depouilles
+de leurs robes, passerent pres de lui; un bout de leur conversation lui
+vint:
+
+- Ma fille, fit l'un, a accouche ce matin d'un gros garcon..."
+
+... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.
+
+
+
+
+
+La carriere D'Arsay-Lancourt.
+
+
+_Apres le diner, un soir d'aout, dans le salon de lecture du Jockey de
+Rio, nous etions assis devant une fenetre qui donne sur la baie; il
+faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit etait lumineuse et
+lourde, une de ces nuits de l'Amerique du Sud, pendant lesquelles on
+n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami
+Turner, recemment debarque de France, m'avait accompagne au Club.
+Autour de nous s'etaient groupes quelques Francais de la colonie,
+desoeuvres comme tout le monde a cette heure. On s'ennuyait un peu.
+
+Turner vint a notre secours, en nous racontant, de tres bonne grace,
+une histoire etrange. Il nous la donnait pour veridique. J'ai un peu
+de peine pourtant a la croire. Bien que j'aie quitte la France depuis
+cinq ans maintenant, il ne me parait pas possible que par des lettres
+ou par des journaux, aucun echo de cette aventure et surtout de sa fin
+tragique, ne m'en soit jamais arrive; de plus, mon ami Turner, tout
+ingenieur des Ponts qu'il soit, a ecrit, au sortir de l'Ecole
+polytechnique, une serie de nouvelles abracadabrantes: je me demande si
+celle-la n'est pas simplement le produit de sa feconde imagination.
+
+Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._
+
+
+- Je crois, commenca-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses
+pour modifier profondement une carriere politique, meme et surtout
+celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu
+dans ma vie un exemple frappant: la carriere d'un ancien camarade de
+lycee, Arsay-Lancourt.
+
+Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fut le plus intelligent,
+ni le plus travailleur; il n'etait pas le premier non plus, mais il
+avait quelque chose de plus precieux que l'intelligence ou la methode;
+c'etait une sorte d'equilibre general, aussi bien de ses forces
+physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en
+lui-meme, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue
+chez d'autres. Il etait de nous tous celui qui, ne sachant pas une
+lecon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur
+parti de son incompetence. Avec une maestria incomparable, il savait
+sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, devier la
+question pour se rabattre, avec elegance, sur les terrains connus.
+Ajoute a ces avantages, son physique etait agreable, il se presentait
+bien. Il etait "l'eleve a effets" par excellence et, bien qu'il ne fut
+pas le meilleur d'entre nous, c'etait lui que nos differents maitres
+interrogeaient quand les inspecteurs academiques entraient dans les
+classes.
+
+Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.
+
+Comme il arrive, au sortir du lycee, je le perdis de vue et n'aurais
+plus su ce qu'il devenait, quand un matin, a l'usine, on me fit passer
+sa carte; il demandait a me voir. Tout de suite, je le fis entrer et
+tout de suite aussi, je le reconnus. C'etait maintenant un bel homme,
+les traits de son visage etaient reguliers; il avait de grands yeux
+gris, une moustache blonde un peu retroussee sur un sourire fait a la
+fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il etait grand et bien
+decouple, et tous ses gestes denotaient une force qu'il lui plaisait de
+rendre inutile. Son elegance etait sobre et non pas ridicule; sa voix
+avait un ton prenant, autoritaire et chaud.
+
+- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui
+dis-je en le voyant.
+
+Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il
+entendait se presenter aux elections legislatives dans le quartier.
+
+- Comme tu as raison, ne pus-je m'empecher de remarquer.
+
+Il fit quelques reserves sur des points auxquels je n'aurais jamais
+pense...
+
+- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un
+programme...
+
+Il allait me dire son programme, mais je l'arretai; c'etait inutile car
+je ne comprends rien a la politique et je pensais que ce brave garcon
+aurait sans doute bien des occasions pour placer a d'autres son petit
+discours.
+
+Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en
+quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans detours. Il s'agissait de
+parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maitres.
+
+- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai explique que je
+ne m'entendais pas a ces sortes de propagandes.
+
+Il ne tenta pas de revenir a l'assaut et de me placer un court resume
+de ses projets que j'aurais du moi-meme developper a mes hommes.
+
+- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te
+feraient plaisir en votant pour moi.
+
+J'etais gagne moi aussi par cette argumentation si franche et si bien
+adaptee a moi; je lui repondis:
+
+- C'est entendu, je te le promets.
+
+Il me tendit la main avec une affection si spontanee que je
+l'interrogeai:
+
+- Tu as vraiment envie d'etre depute? Cela t'amuserait?
+
+- Pas autrement, repondit-il, mais que veux-tu que je fasse?
+
+Decidement ce garcon, toute ma vie, devait me desarmer. Quand il
+sortit de chez moi, j'etais decide a l'aider et les quelques jours qui
+suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui a quelques
+collegues, a quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non
+pas certainement comme Arsay leur aurait parle, oh non, je leur disais
+tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi:
+
+- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ca peut vous faire, vous, ca ne
+vous changera pas et lui sera ravi.
+
+Comme ils savaient tous que j'etais sincere en leur tenant ce langage,
+dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que
+les travailleurs de la metallurgie sont les plus intelligents du monde
+et partant les meilleurs garcons de la creation; vous comprenez, ils
+sont habitues a ajuster les pieces de metaux, c'est un travail qui se
+fait au dixieme de millimetre, il faut y aller prudemment. Allez donc
+monter des boniments a des gaillards de leur espece!
+
+Dans l'ensemble, les affaires electorales d'Arsay marchaient bien. Il
+avait tenu plusieurs reunions dans le quartier, qui, a part une
+opposition normale, avaient bien reussi. D'ailleurs toutes ses
+affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jete son devolu
+sur la representation de la circonscription, mais il l'avait jete aussi
+sur la fille de notre administrateur-delegue, une ravissante petite
+creature brune qui montait a cheval, menait des autos et devait avoir
+une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale
+reussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, depute,
+ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait
+surement au conseil d'administration de notre societe. Je ne pouvais
+m'empecher de penser a ceux de nos condisciples communs qui devinrent
+vraiment des hommes superieurs, particulierement a l'un d'eux sorti
+major de notre promotion a l'X, une si belle intelligence, un si grand
+coeur et une folle gaiete: il etait en train, a cette heure, de
+respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingenieur a cinquante louis
+par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay...
+Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour
+nous faire apprendre les mathematiques; la culture physique, la
+politique, la danse et le maintien, voila ce qui aurait du nous etre
+enseigne.
+
+Mais un petit evenement troubla profondement la carriere
+d'Arsay-Lancourt.
+
+Un matin, vers onze heures, a l'heure du dejeuner, toutes les equipes
+sortaient des usines et devalaient dans le faubourg. C'est l'heure de
+la joie dans le monde du travail: au commencement de la journee, les
+ouvriers ont vecu trop loin les uns des autres, ils sont trop pres des
+soucis reels de la maison, le soir, ils sont fatigues et se dispersent
+vite pour rentrer chez eux: au dejeuner, au contraire, ils ont deja
+abattu la moitie de la tache, c'est comme une recreation qu'ils
+prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et
+si quelques-unes ne sont pas du meilleur gout, c'est entendu, ce sont
+du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-la, dans tout
+Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un
+grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire a
+la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers
+etaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en
+farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes.
+Detail aggravant: le soleil lui-meme se mettait de la partie dardant
+ses clairs rayons d'avril sur cette gaiete folle et la multipliant.
+
+La cause de toute cette joie tenait a bien peu de chose. Un peu avant
+onze heures, au coin du boulevard de la Revolte et de la rue Victor
+Hugo, on avait trouve, derriere un tas de planches, baillonne, assis
+par terre le dos colle au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur
+depute avait les mains attachees, il etait vetu d'un habit de soiree
+macule de boue. Certainement, il etait victime d'un attentat, mais on
+ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'etait pas evanoui et
+pourtant, a aucun prix, il ne voulait apres qu'on l'eut delie, qu'on
+l'aidat a se relever ou qu'on le changeat de place. Un de mes
+ingenieurs assistait a la scene.
+
+- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?
+
+Arsay repondait:
+
+- Rien, rien, c'est un petit incident qui se reglera plus tard.
+
+- Il faut vous sortir de la, insistait-on.
+
+- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre
+service; je vous remercie, ne vous inquietez pas, je suis bien.
+
+Mais comme a ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient
+de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant
+un passage a travers le rassemblement; arrives a lui, ils se pencherent
+charitablement et poserent encore quelques questions ainsi qu'il est
+prevu au reglement.
+
+- Laissez-moi, repetait Arsay, avec hauteur; faites seulement
+circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.
+
+L'un des representants de la force essaya bien de se rendre a ce desir
+de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour etre elu. Il tenta de
+disperser la foule, mais il y avait bien pres de cinq cents personnes
+et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collegue,
+insista encore aupres d'Arsay en finissant par elever la voix. Mon
+ingenieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine a
+croire --, que Arsay retrouva devant ces dernieres sommations, son
+ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes
+qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularite
+etait grande a ce moment precis, malheureusement on ne fait pas voter a
+l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents
+diagnostiquerent "la loufoquerie" et, resolus a emmener Arsay de force,
+ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se debattit. Un curieux
+preta main forte, tint les pieds. Une fois leve, Arsay refusa de faire
+un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et
+demanda a parler a la foule qui fit silence pour l'ecouter.
+
+- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis
+victime pour la deuxieme fois d'un indigne abus de la force; ce matin,
+c'etait evidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose a ce
+que vous choisissiez librement votre representant...
+
+Cette partie du discours fit encore excellente impression.
+
+... Maintenant, continua Arsay, la force policiere...
+
+Les agents ne le laisserent pas dire un mot de plus: l'article de leur
+reglement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police etant
+l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un meme mouvement, ils
+poserent chacun d'un cote leurs bras puissants sur les epaules de celui
+qui etait devenu soudain dans leur esprit un delinquant et d'une meme
+poussee le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux
+hommes vetus de facon identique, dans la meme posture, ayant la meme
+volonte, et jusqu'a la meme expression donnaient l'impression, comme
+dans un ballet bien regle, d'etre un seul motif vivant d'ornementation.
+
+Alors aux yeux de cette foule tres apitoyee apparut une singuliere
+vision et d'un seul coup tout le mystere fur revele, Les basques, le
+pantalon, le calecon et la chemise d'Arsay avaient ete soigneusement
+decoupes en un rond regulier qui mettait a nu l'anatomie du pauvre
+candidat depuis le creux des reins jusqu'a une main environ au-dessus
+de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire enorme,
+formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arreter
+jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans
+cet instant au moins, perdre ce bel equilibre dont il avait le secret.
+Des temoins m'ont raconte par la suite que la boue du trottoir, sur
+lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un
+peu rose des marques bien nettes. C'etait un peu comique, assurement.
+
+Derriere le groupe forme par Arsay et les deux agents qui filait
+maintenant a toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en
+courant. C'etait un cortege en delire, impressionnant par le nombre et
+dont la tete etait un derriere, un malheureux derriere qui n'en pouvait
+mais.
+
+Les hommes etaient reunis en une meme pensee, ils etaient nombreux, il
+fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour
+repondre a ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa
+rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix
+monta claire et grele dans le matin radieux:
+
+ _Arsay j'ai vu
+ Arsay j'ai vu
+ Ton dos (1)
+ Arsay ton dos
+ Arsay ton dos
+ Je l'ai vu._
+
+ (1) Pour etre tres exact, je dois dire que le narrateur ne se
+servit pas precisement de ce dernier mot; c'est par pudeur pour
+nos lecteurs que je fais cette legere alteration historique. Les
+inities n'auront pas de peine a retablir le texte dans sa
+purete premiere.
+
+Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain
+qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadences. Des
+automobiles et deux tramways arretes battaient la mesure avec leurs
+trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient.
+Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au
+contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siege, les
+gens aux fenetres, les deux agents en tete, tous s'esclaffaient, et
+meme la face d'Arsay, ou l'on voyait des larmes briller, se tordait en
+un rictus etrange.
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Le chemin etait long. Dans une auto decouverte qui fut obligee de
+s'arreter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son
+fiance. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa
+place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le
+soir, devaient pouffer a l'unisson.
+
+La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriverent au
+terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement eprouver une
+amere joie a voir de loin paraitre la porte de cette singuliere
+boutique aux vitres grillagees, a l'enseigne salie que personne ne se
+preoccupait de rendre engageante et ou s'inscrivaient en lettres bleues:
+
+ POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.
+
+La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant
+voir a la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derriere
+lequel il allait se passer quelque chose.
+
+La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le
+temps entonnait par moments son hymne:
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Et la chanson cruelle devait arriver a peine assourdie jusqu'au
+malheureux, assis sur un bat-flanc, au milieu des agents qui riaient
+encore de leur gorge bruyante. Peut-etre comprit-il qu'il etait arrive
+au bout de son reve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annoncait si bien.
+
+Les sirenes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin
+a ce supplice. Bientot il n'y eut plus dans la rue que la voix de
+quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans
+l'apres-midi, un fiacre ferme venait chercher Arsay devant le poste et
+le ramener vers sa demeure.
+
+L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, etait
+bien, comme l'avait pense Arsay, son contre-candidat, un certain
+Maupied qui fut elu et qui devint ministre. Celui-ci effraye des
+premiers succes de mon ancien camarade, avait imagine le petit
+attentat: quatre hommes etaient venus cueillir Arsay comme il sortait
+d'une soiree et l'avaient depose, les yeux bandes et le fond de culotte
+decoupe, pres de l'endroit ou il fut trouve.
+
+L'affaire avait ete bien montee. Personne n'avait rien vu.
+
+La manoeuvre reussit pleinement; huit jours apres, Arsay etait battu a
+plate couture: 24 voix contre 2724 a son concurrent le moins avantage.
+Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le
+refrain de la journee fatale. On ne devait plus l'entendre de
+longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots resterent.
+L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait
+d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques
+salons collet-monte ou l'on disait toujours: _Arsay ton chose_,
+appellation qui n'etait guere moins desobligeante, au demeurant.
+
+ (2) Meme remarque que precedemment.
+
+C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus
+tard, je rencontrai le paurvre garcon, un soir, sur le perron de la
+gare d'Orleans. Il avait change maintenant, ses habits me paraissaient
+moins soignes et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette
+assurance que si souvent je lui avais enviees. Nous allions dans la
+meme direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en
+abordant un sujet quelconque, tachai de lui faire parler de lui-meme.
+Il y vint rapidement:
+
+- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il,
+resigne, il n'y a rien a faire, c'est comme ca.
+
+- Comment, dis-je, rien a faire; ce qui t'est arrive est une blague,
+une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te
+laisses abattre...
+
+- Cette histoire, dit-il, a flanque ma vie par terre, tout simplement.
+Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idees
+commune a tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-meme, quand tu m'as
+rencontre ce soir, est-ce a nos annees de college passees ensemble que
+tu as pense? Jamais de la vie, tu as pense a mon affaire. Pour toi
+(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne
+t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_.
+
+Comme je me recriais, etouffant en moi-meme une invincible envie de
+rire, il continua:
+
+- C'est naturel, et si cette histoire etait arrivee a toi au lieu de
+moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme
+toi: on n'est maitre ni de sa pensee, ni de son rire. Seulement si tu
+avais ete dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment ete
+qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour
+tes produits.
+
+- Merci, fis-je.
+
+- Ah, repondit-il exalte, pour sur tu peux dire merci, parce que ton
+bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour
+moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais etre que depute et
+c'est vrai.
+
+Quand j'ai ete blackboule, quand j'ai vu se rompre mes esperances
+matrimoniales, j'ai essaye de me ressaisir, de me reprendre.
+
+J'ai travaille, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant,
+je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes etouffant des rires
+de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les
+cotes sur leurs chaises pour me regarder, comme une bete a voir;
+ceux-la ne savaient pas, on les avait renseignes. Je suis entre dans
+un journal; a la redaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je
+persistais, j'ecrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le
+debut, je ne signais pas comme les commencants; seulement les articles
+qu'on ne signe pas, ne profitent qu'a la direction, tu t'en rends
+compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout
+de ma copie. L'effet fut radical: le redacteur en chef vint lui-meme
+dans ma salle pour me demander "si je n'etais pas fou". Je changeais
+de maison, je recommencais avec patience, avec courage et quand vint
+l'heure de la signature, c'etait je m'en souviens, un article sur le
+commerce exterieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_;
+cela dura quelques jours; puis un confrere obligeant de mon ancienne
+redaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit echo; je le
+sais par coeur.
+
+"Notre excellent confrere qui signe modestement Lancret des articles si
+remarques ne fut pas toujours -- c'etait contre son gre, il est vrai --
+aussi modeste". C'etait signe: _Tournedos_.
+
+Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent
+inapercues, toi? Eh bien, deux jours apres, toute la ville m'appelait
+Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage
+augmenter a cause de moi, et pour cette raison me fichait
+ostensiblement a la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon
+vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai
+recu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de
+jouer du hautbois sur la scene? Si je te disais encore, qu'il y a deux
+mois, c'est-a-dire trois ans et demi apres l'incident, une vieille dame
+du Texas, que je ne connaissais pas, est montee chez moi, dans mon
+appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais
+je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est
+naturel...
+
+Et il sanglota.
+
+Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique desagreable que
+j'eprouvais en ecoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la
+racontait, j'avais a la fois des envies de rire et je sentais toute
+l'inconvenance qu'il y avait a rire, je comprenais qu'Arsay s'en
+rendait compte et que c'etait toujours ainsi quand il parlait de lui.
+J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur
+particuliere. Je pensais au Palais Royal ou, pour un louis, les gens
+ont le droit de rire et ou ils en usent si peu.
+
+- Pauvre ami, fis-je la gorge serree.
+
+J'essayais de detourner la conversation, c'etait difficile, il y
+revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon
+voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la
+main, en lui distant:
+
+- Bonne chance.
+
+Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent
+frappes a mort.
+
+Quelques annees passerent encore, quand j'appris, un beau jour,
+qu'Arsay etait entre au Parlement. Je m'en rejouis pour lui, je le
+croyais definitivement sorti d'affaires. Il representait a la Chambre
+la Guadeloupe. Comment s'etait fait son election? Tres simplement.
+Maupied, son contre-candidat de Levallois, etait devenu Ministre des
+Colonies. Quelqu'un lui avait raconte les suites tragiques de l'acte
+auquel il devait la premiere et partant la plus difficile de ses
+victoires politiques; il avait du eprouver quelques remords de sa
+mauvaise plaisanterie: l'homme n'etant jamais mechant que lorsqu'il a
+faim. Alors le secretaire d'Etat avait "conseille" a ses services de
+la Guadeloupe, l'election d'Arsay. On est fixe sur la valeur de ces
+conseils: Arsay fut elu contre deux candidats negres a une massive
+majorite. Son election prit la valeur d'un symbole car elle demontrait
+clairement la superiorite de la race blanche, a la lumiere du jeu de
+nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du
+Cabinet, Arsay fut valide sans debats, fait qui aurait prouve, s'il en
+etait besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos
+representants elus, est peu fonde.
+
+Bref, maintenant Arsay etait depute pour de bon. Peu importe de savoir
+qui il representait. En vertu de l'egalite souveraine, il etait elu du
+peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne
+s'opposait a ce que sa carriere ne devint tout aussi brillante et tout
+aussi feconde que si huit ans avant, il avait ete elu, dans une Chambre
+precedente, depute de Levallois.
+
+Ah, pensais-je, voila enfin ce pauvre garcon reparti sur sa voie. Je
+le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement,
+arrivant a se faufiler a travers les groupes et les ronds avec ce don
+special qu'il avait de nature; et se specialisant petit a petit, dans
+quelques questions non contestees; ainsi il devait fatalement parvenir
+a dissocier par une autre association d'idees, son nom du souvenir de
+son ancienne celebrite.
+
+Pendant un certain temps, les choses allerent bien ainsi que je les
+avais supposees. Comme il convient a un nouveau parlementaire. Arsay
+ne prenait pas la parole aux seances, se contentant de temps en temps
+de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui
+etait loisible ensuite de developper a son aise en corrigeant les
+epreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien a redire et comme je
+l'avais pense, les indigenes de la Guadeloupe -- qui ne lisent
+d'ailleurs pas l'Officiel -- etaient tres satisfaits. Arsay s'etait
+fait inscrire a plusieurs commissions dont personne ne voulait, a celle
+de la prophylaxie contre la rage, a celle de l'etude du regime des
+pluies, notamment, pour lesquelles son egale incompetence le designait
+particulierement. Bref, si Arsay n'avait ete imprudent et s'il n'avait
+pas voulu aborder la tribune avant que son inocuite ne fut dument
+etablie, il aurait fait une tres honorable carriere.
+
+Quelle idee saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'etait dans
+une discussion d'interet general interessant tout specialement sa
+circonscription. La Chambre devait statuer sur le reglement des
+compagnies maritimes. Arsay s'etait fait inscrire; il avait murement
+travaille son discours et entendait demontrer a la Chambre la necessite
+vitale pour la Metropole, d'avoir des lignes de navigation regulieres
+pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette
+question bien simple aurait du se discuter dans un calme academique.
+Singuliere erreur! La Legislation reglementant des compagnies
+quelconques, et des compagnies de navigation particulierement, ne va
+jamais sans debats passionnes; en effet, il y a toujours dans les
+Assemblees les representants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne
+veulent pas voir s'imposer une obligation supplementaire qui pourrait
+dasn l'espece, les forcer a desservir des ports immediatements peu
+rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la
+socialisation de tous les services susceptibles d'etre rendus par les
+compagnies; ceux-la ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un
+monopole meme si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des
+pertes, en telle sorte que socialistes et representants des compagnies
+sont toujours d'accord en pareille matiere contre le reste de la
+representation nationale qui pourrait etre tente de penser aux interets
+de la Nation.
+
+Ah! ce fut une seance memorable. Apres l'audition de divers orateurs,
+vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager a fond,
+Arsay monta a la tribune un gros dossier sous le bras. Il etait tres
+calme en apparence, peut-etre au fond de lui-meme, etait-il emu d'abord
+parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et
+ensuite a cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses
+auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se
+demander, en proie a un noir pressentiment, si quelque suppot des
+compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son expose par
+un facheux rappel.
+
+Une jeune femme amie assistait a la seance et me l'a racontee. Arsay
+commenca d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette
+belle voix que nous lui avions connue au college, quand de son brio, il
+eblouissait nos maitres. L'assemblee qui savait avoir affaire a un
+novice convaincu, ignorant les tours de baton et pouvant introduire un
+peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, ecoutait avec attention.
+L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu a
+peu la griffe de l'emotion qui le serrait au cou se relachait: la voix
+devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif.
+Quelques applaudissements partirent meme du centre gauche. Apres
+l'expose, Arsay entra alors carrement dans le vif de la discussion et
+posa le probleme sans ambages, dans son vrai jour. Immediatement
+l'opposition droite et gauche reunie donna, mais c'etaient des
+interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et
+assez imprecis pour ne pas appeler de repliques. Arsay trouva, dans
+ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'etait-ce pas ainsi
+qu'etaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il
+continua a devider son argumentation qui etait forte, plusieurs en ont
+temoigne. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un veritable succes: il
+s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment
+l'interet des compagnies meme se conciliait avec le regleent qu'il lui
+semblait devoir etre impose; il disait que le pavillon creait le
+debouche, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement
+a partie.
+
+- C'est en raison de ces benefices futurs, disait l'interrupteur, qui
+sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la necessite de
+faire un cadeau a des compagnies privees. Nous avons trop vu ces
+agissements jusqu'ici.
+
+Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour repliquer a cette
+interruption, posa lui-meme une interrogation.
+
+- Qu'avez-vous vu?
+
+Des bancs de la droite moderee, une voix rogue partit, qui repondit:
+
+- Ton dos. (3)
+
+Oh, legerete des corps legislatifs! La Chambre se vengeait-elle de
+l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposee? On
+ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un
+eclat de rire general et fou qui prit non seulement les opposants, mais
+les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'a l'elegant president; ce
+dernier, par principe, faisait semblant de se facher, mais sa sonnette
+mechante, mollement agitee, vibrait de petites notes comiques et
+complices, faisant penser a une vieille fille qui se retient devant une
+inconvenance. Toute la salle trepignait et le rire durait, repartant
+par saccade devant la mimique variee d'Arsay. Tantot il montrait le
+poing aux travees d'extreme gauche, en vociferant comme M. Jaures, des
+mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantot il
+restait calme, adosse au bureau du president dans cette pose qui etait
+familiere a M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement
+Arsay passait brusquement de l'une a l'autre de ces attitudes, comme
+s'il n'eut pas eu le controle de ses actes, et ces transitions
+amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence du a des rates
+trop dilatees, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le
+president se penchant au-dessus de son pupitre disait:
+
+- Parlez, mais parlez donc.
+
+ (3) Toujours meme remarque que precedemment.
+
+Arsay ne parlait pas, mais restait a la tribune tout de meme. Ce ne
+fut qu'a une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serree
+ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des
+syllabes huilees:
+
+- Ah gueu... que... sue...
+
+Le fou rire recommenca.
+
+Alors on vit Arsay en proie a une fureur singuliere, dechirer et jeter
+en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la
+direction du president du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine
+de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop legers pour
+l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tete des stenographes.
+ Arsay dechirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne
+s'arretait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle,
+mais soudain, il se reprit et se mit a rire lui aussi, d'un rire
+etrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblee
+croyant qu'il allait sortir un document a scandale, fit silence: alors
+avec une dexterite de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se
+deculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que
+les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux
+representants librement elus de la France, au gouvernement responsable
+et competent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du
+monde, a ces braves generaux que l'ingenieuse abomination de nos
+adversaires surprit mais n'ebranla pas, a cette grande presse integre
+qui fait l'honneur de notre pays, a cette elite du public international
+si parisien et de toutes les elegances, Arsay montra ce qu'on l'avait
+jadis force a faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baisse
+la tete, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit
+plus que ce qu'il voulait. C'etait sur le plateau en son milieu, comme
+un disque rouge qui faisait penser au crepuscule d'un petit soir ou
+encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime
+expiant les peches que le Parlement n'avait jamais commis.
+
+La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq
+Cents. Je sais bien que sur son grand cote qui fait face a la salle,
+un bas-relief en marbre blanc, represente deux femmes dont l'une ecrit
+et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allegorie
+symbolique est la certainement pour rappeler aux deputes qui seraient
+tentes d'ecouter la fragilite de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou
+sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que
+malheureusement, les deputes qui sont a la tribune, ne voyant pas
+l'allegorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de meme,
+que de grandes paroles, que de discours feconds sont tombes du haut de
+ces marches. Quand on pense que de cette relique venerable, a juste
+titre consideree comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout
+cet appareil de justice et de droit, ces grandes reformes
+bienfaisantes, ces conceptions geantes de notre politique etrangere,
+ces plans sublimes et desinteresses de notre action coloniale, ce petit
+arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en
+un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste
+scandalise, a se dire qu'un instant, meme un seul instant, la partie la
+plus vile d'un individu la dominat.
+
+Arsay etait devenu completement fou.
+
+On l'a enferme a Bicetre ou le calecon de force lui fut passe, parce
+que dans sa demence, le pauvre homme prend tout le monde pour des
+parlementaires et veut a chaque instant recommencer.
+
+Quand le medecin-chef fait visiter a un personnage de marque, son
+etablissement, il ne manque jamais de s'arreter devant le pauvre malade
+et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:
+
+- C'est un ancien depute.
+
+_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_
+
+- Dire tout de meme que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay
+aurait pu etre ministre et meme President du Conseil.
+
+
+
+
+
+La Saisie.
+
+
+
+
+Nous avons ete etudiants ensemble. Apres quinze ans ou plus, nous nous
+etions rencontres, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de
+Lyon, attendant le meme train et essayant de dechiffrer, sur une
+ardoise plaquee au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante
+consentait a nous prevenir:
+
+
+RETARDS ANNONCES
+TRAIN VENANT DE MARSEILLE
+3.h.22
+
+
+- C'est gai, dis-je.
+
+- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!
+
+Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec
+un de ces emotions particulieres qui sont l'apanage des gens ayant eu
+des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer a
+notre egoisme, des inquietudes, au moins legeres. Je les ressentais,
+en verite: je me disais en moi-meme: "Il aura 3 h.22 pour me raconter
+ses deconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a
+cesse de nous envier, cependant qu'a haute voix je remarquais:
+
+- Le hasard fait bien les choses.
+
+- Quelquefois, repondit-il, assez tristement.
+
+Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait
+paru fameusement change; je me rappelais sa folle gaiete d'autrefois,
+son imagination ardente, jamais a court d'une farce inedite. C'etait
+un sujet brillant que ses camarades d'ecole croyaient appele au plus
+haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut
+a peu pres de mon age: les environs de quarante. Son visage avait un
+certain air resigne qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait
+dit materiellement assez a son aise; il avait des vetements
+quelconques, des gants et une pelisse qui sans etre opulente, etait
+parfaitement honorable. Le cadre etait navrant: dix heures du soir,
+une de ces nuits froides, mouillees et tristes, dont les gares ont le
+secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumiere crue
+tombait des globes electriques qui se balancaient doucement en l'air;
+on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en
+attendant avaient des figures longues et ennuyees.
+
+Je proposai:
+
+- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au cafe.
+
+Il accepta.
+
+De l'autre cote de la rue, dans la brasserie, l'atmosphere etait plus
+sympathique. Il faisait chaud. Une buee enveloppait les consommateurs
+autour des tables. A part quelques isoles, devant un bock -- qu'ils
+durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes a boire --, dans
+l'ensemble, c'etait un public de petits employes et de petits
+fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les
+plaisanteries et les chiffres classiques a ces jeux, faisaient comme un
+accompagnement en sourdine au solo des garcons qui clamaient les
+commandes:
+
+- Deux menthes a l'eau... un cafe nature... quatre turins grenadine.
+
+Nous etions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin
+tranquille. A cote de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne
+savais pas trop quoi dire a cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en
+sortir j'evoquais le passe:
+
+- Tu te rappelles le Vachette, le Pantheon... Comme c'est loin!
+
+- Loin de toi, peut-etre, dit-il; certains jours, il me semble que
+c'est hier.
+
+Je ne comprenais pas bien pourquoi ces details etaient plus pres de lui
+que de moi; pourtant quelque chose m'empechait de demander des
+explications. Je sautais a une autre idee.
+
+- Qu'est-ce que tu fais?
+
+- Je suis medecin, repondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculte,
+ce n'est pas comme vous apres l'Ecole de Droit, qui devenez juges,
+financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me
+suis installe dans le troisieme, rue Beranger. Ca ne te dit rien,
+n'est-ce pas.
+
+- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.
+
+- C'est pres de la place de la Republique, reprit-il, derriere le
+Theatre Dejazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une
+clientele un peu speciale, differente de celle qui habite au Bois de
+Boulogne; celle-la est reservee aux patrons. Je me suis fait a la
+mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.
+
+-Mais je croyais, dis-je, qu'apres ton internat, tu preparais justement
+les hopitaux.
+
+- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le
+temps et les moyens de se preparer et d'attendre... Je me suis marie
+tres jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'etais marie?
+
+Je fis signe que non.
+
+- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au
+train. Elle me ramene mon fils qui etait a Dijon, aupres de mon
+beau-pere. Je leur ai achete une petite bicoque, par la-bas, c'est
+leur pays.
+
+Il parlait sur un ton pose et calme, cependant on aurait dit qu'il
+avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empechait encore
+d'intervenir.
+
+Il reprit:
+
+- J'ai epouse Loute.
+
+Ce prenom ne me disait plus rien, mais apres quelques precisions je
+revis bientot la figure brune et la tournure gracile d'une de nos
+camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois
+bien; et nous etions meme un certain nombre qui l'avions connue tout a
+fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guere
+qu'aux bords de nos tables et qu'elle etait petite, vive, gamine et
+douce toujours. Ah certainement! il me semblait meme que j'entendais
+encore le pepiement de son rire. Elle avait l'air d'etre si ingenument
+ce qu'elle etait. Si elle etait arrivee a se faire epouser, celle-la,
+il fallait tirer l'echelle!
+
+J'etais decide a ne rien laisser voir de ma surprise; tout de meme
+quelque chose dut le frapper en mon expression meme. Il enleva son
+lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.
+
+- C'etait une bien bonne fille, dis-je peut-etre un peu trop simplement.
+
+- Oui, mais tu penses que c'etait tout de meme une fille, repliqua-t-il.
+
+- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as epousee, tu sais
+donc mieux que personne ce qu'elle vaut.
+
+Cette consideration ne le consolait pas. Un petit silence penible se
+fit. Pour dire quelque chose, je remarque:
+
+- Elle etait bien jolie!
+
+Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se levres tristes
+un pauvre sourire, il me dit:
+
+- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne epouse et une bonne mere,
+je te l'assure.
+
+- Et bien alors, fis-je.
+
+- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce
+temps-la que je rencontre; je ne les ai plus recherches, tu comprends.
+Ce fut un tel changement. Les commencements ont ete difficiles. Ma
+famille s'est eloignee de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu
+d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans
+notre metier... les courses a pied dans la pluie, les etages, les
+veillees, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que
+de donner des lecons. Les professeurs ont, du moins, des engagements
+reguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous
+allons, en passant, obliges de representer, bien que nous soyons
+miserables nous-memes, et toujours aupres d'autres miseres. Quand on a
+une femme a la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous repete
+sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils
+etaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maitres
+surtout... Heureusement, petit a petit, les choses s'arrangent,
+materiellement du moins: c'est une consolation enorme, surtout qu'on se
+souvient des debuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espece de
+decalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu
+m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marie?
+
+Je fis signe que oui.
+
+Il hocha la tete comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:
+
+- Tu n'as pas idee comment s'est fait mon mariage. Une de ces
+histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras a
+combien peu tiennent nos destinees.
+
+J'etais venu a Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une
+place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande
+carriere medicale, c'est une etape necessaire. J'avais quitte les
+miens en pleines vacances de Noel. Toute la journee, je m'etais fait
+ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils etaient
+alors mes amis. Mes exposes n'avaient pas ete trop mauvais. Dans
+l'ensemble, j'etais assez satisfait. Apres les efforts de la journee,
+je me sentais un besoin terrible de me detendre. Note que j'etais en
+possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les etrennes que
+j'avais recues. Ces circonstances reunies m'incitaient a faire la
+fete. Comme il n'y avait pas, a cette epoque de l'annee, le moindre
+camarade au quartier, je resolus de me chercher une compagne.
+
+Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Pantheon et j'apercus
+Loute. Elle etait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa
+serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchee sur un
+tabouret, la tete appuyee sur son bras, sucait melancoliquement la
+paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes
+intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous
+fumes diner dans un restaurant voisin et je fis deboucher quelques
+bouteilles de vins choisis. J'etais tres en forme et elle aussi. Du
+moins, je l'ai cru, ce jour-la: depuis, -- parce que j'ai souvent
+rumine cette scene -- il m'a bien semble que Loute n'etait pas tout a
+fait comme a son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais
+etait-ce force de caractere ou insouciance ou bien habitude de sa part,
+ou bien seulement defaut de comprehension de la mienne; je ne m'apercus
+de rien. Apres le diner, nous avions ete a Bullier, presque desert ce
+soir-la et nous avions fini la nuit a Montmartre. Je crois que c'est
+la derniere nuit que je me sois amuse. Il y a des gens pour lesquels
+les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est
+brusquement modifiee a cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un
+angle vif; comme un carrefour.
+
+Le lendemain matin, j'etais chez Loute. Nous aurions pu faire la
+grasse matinee, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure,
+elle s'etait levee. Je la vois encore, en jupon et en sandale,
+trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat.
+
+Cet appartement -- nous le connaissions tous -- etait au Boulevard
+St-Michel, derriere le Luxembourg, un peu apres l'Ecole des Mines, une
+maison d'angle au deuxieme. Le mobilier et la decoration etaient de
+Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur
+une marche de laque noire, la psyche empire. Tu vois?
+
+- Pas du tout, dis-je avec conviction. En realite je voyais tres bien.
+
+Mais il insista:
+
+- Tu as oublie le salon bleu au tapis a carreaux qui etait separe de la
+salle a manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et
+le jet d'eau sur la cheminee du salon?... Enfin, je me les rappelle
+bien. Cet appartement etait la joie et l'orgueil de Loute. Il lui
+avait ete offert par un Roumain qui, ses etudes terminees, etait
+reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer
+pour elle l'ere des garnis. Elle le soignait meticuleusement, le
+nettoyait et le parait toute la journee. A tous venants, elle en
+vantait l'originalite et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, a
+lire ou a raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu
+compte ce jour-la, cet appartement etait sa seule joie.
+
+J'etais couche tranquillement en train de boire le chocolat brulant
+qu'elle m'avait prepare; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle
+etait assise, sa tasse sur les genoux, pres de la fenetre, regardant le
+boulevard; je la voyais un peu de profil et m'apercus que des larmes
+tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers
+elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:
+
+- "Qu'est-ce que tu as?"
+
+D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai
+appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle,
+puis comme j'etais le plus fort et que j'insistais, elle me repondit
+comme un gosse:
+
+- "Du chagrin".
+
+J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir
+un petit secretaire chinois qui etait pres d'elle et, pour toute
+reponse, me tendit un papier. C'etait un commandement d'huissier. Je
+mis un bon moment a le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont
+ecrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de
+jugement et je compris a travers tout ce fatras que Loute n'avait pas
+paye son loyer depuis neuf mois et qu'a la requete de son proprietaire,
+auquel s'etaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir
+meubles et les faire vendre aux encheres. Le commandement etait date
+de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:
+
+- "Ils vont te saisir?"
+
+Mais Loute, tranquille devant cette eventualite, me repondit:
+
+- Tout de meme pas jusque-la, j'ai ecrit hier au proprietaire pour lui
+demander encore un delai... seulement, c'est ennuyeux".
+
+J'etais moins rassure qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait
+une partie de mes inquietudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de
+te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme etait beaucoup
+pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-etre pas grand chose
+pour un proprietaire parisien. Cependant par precaution, a la pensee
+de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord
+l'idee de telegraphier a ma famille une invention quelconque. Mais je
+reflechis que la reponse en admettant meme que la fable soit crue,
+n'arriverait jamais a temps et la procedure suivait son cours. Je
+pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et reunir
+le magot, mais c'etait les vacances et je ne voyais pas chez qui
+frapper. Devant cette impossibilite d'agir, je finis par me persuader
+que Loute avait raison; il n'y avait peut-etre dans tout le pathos de
+cette feuille qu'une manoeuvre destinee a effrayer une petite fille.
+En fin de compte, si contrairement a nos previsions, l'inevitable
+arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais a la hate
+et comme tu penses, une fois pret, je ne m'en allais pas.
+
+Naturellement le charme etait rompu. J'essayais de la distraire en lui
+racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'etant guere
+divertissant pour elle. Mais je ne devais plus etre en forme: cette
+fois le vin n'operait plus, mes histoires ne la deridaient pas. La
+conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au
+danger, revenait a la fenetre, comme pour se donner une contenance. Je
+tentais un moment de me moquer legerement de son mobilier, de lui dire
+que cette decoration etait danubienne et bonne pour un certain temps,
+mais qu'elle devait forcement lasser a la longue. L'expression de ce
+jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce
+sujet, n'aurait d'autres effets que de lui demontrer mon mauvais gout.
+
+Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un
+cri de douleur, le cri d'une bete frappee a mort.
+
+C'etait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitie charrette,
+moitie camion, s'avancait lentement.
+
+- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de demenagement ne peut plus
+passer sous tes fenetres..."
+
+Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur
+le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrives devant
+notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture
+vint docilement se ranger sous nos fenetres memes. Quatre bonshommes
+en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffe d'un
+casque a meche; je ne l'oublierai de ma vie.
+
+Et bien, vois-tu, je n'ai jamais ete condamne a mort, mais j'imagine
+que la vue du fourgon qui doit vous mener a la guillotine doit vous
+faire ressentir quelque chose d'analogue a ce que je ressentais alors.
+Quelques minutes d'angoisse se passerent; le temps aux hommes de monter
+l'escalier. Loute pale ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement
+nerveux agiter son maxillaire inferieur. Le timbre retentit. Le
+premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme
+je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible
+l'inutilite de cette resistance, elle me demanda d'aller ouvrir
+moi-meme. Ils entrerent. Il y avait la concierge, l'huissier, les
+deux temoins et derriere eux le choeur des demenageurs qui avaient
+l'air de figurants. L'huissier se presenta, il devait "parler a la
+personne".
+
+- "Elle est tres emue, dis-je, si vous voulez me faire votre
+communication..."
+
+Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-meme sa signification au
+debiteur.
+
+- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la maniere.
+ Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se
+tirer."
+
+C'etait un grand garcon, assez jeune et se sachant beau. Ses vetements
+etaient d'une elegance fripee, mais recherchee tout de meme. L'eau
+coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour
+le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-etre. Ce tabellion
+m'agacait.
+
+- "Vous vous souciez des gages des creanciers, me dit-il, avec une
+suave ironie... c'est bien."
+
+Il etait le plus fort, je n'avais rien a dire. Je le precedais chez
+Loute.
+
+Elle le recut debout, appuyee contre le mur et ecouta sans broncher son
+petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait
+l'habitude; il recitait une lecon qu'il avait du placer bien des fois,
+dans des circonstances identiques et ou alternaient savamment les mots
+de la procedure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y
+en avait d'une mechancete cruelle et d'une cuisante impertinence. Il
+disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou
+de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos
+meubles a l'hotel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tete
+comme un coupable, sans arriver a comprendre cependant la faute que
+j'avais commise. J'aurais donne toute ma fortune pour pouvoir jeter a
+la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.
+
+- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous
+prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est necessaire,
+c'est-a-dire votre lit, vos couvertures, draps, edredons, etc., les
+habits dont vous etes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre
+sur vous tous les vetements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire
+que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale
+que le souvenir, par vous y attache, vous resteront".
+
+Loute n'avait pas repondu, comme il fallait donner des ordres pour
+l'enlevement, elle parla. Elle etait bleme et sa gorge etait si
+contractee que le son de sa voix en etait change et les mots qu'elle
+disait semblaient etre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore
+a ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.
+
+- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tres calmement; je me suis
+arrangee avec le proprietaire, auquel j'ai ecrit hier."
+
+Et ce fut dit avec une telle autorite que l'huissier lui-meme en fut
+trouble; un instant il hesita. Mais son trouble ne dura pas, il la
+pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit
+soudain compte, d'un coup elle tomba a genoux aux pieds de l'homme, les
+mains crispees au pan de sa jaquette.
+
+- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je
+vous le promets, je vous le jure."
+
+Je m'etais trompe, l'huissier n'etait peut-etre pas mechant au fond; il
+la releva gentiment en disant:
+
+"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne
+fais qu'obeir. Soyez sage, on tachera de vous laisser pas mal de
+choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme
+les autres, vous verrez."
+
+Il la fit s'asseoir, cependant que discretement, du coin de l'oeil, il
+disait a l'equipe des demenageurs: "Commencez".
+
+Ils s'attaquerent a l'autre piece d'abord. L'huissier me fit signe de
+rester aupres d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire
+de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-la la reflexion
+que les hommes ne sont pas tout de meme si mechants qu'ils le disent.
+Chez tous, meme les plus sots, et meme chez ceux qui font la plus
+vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.
+
+Pendant ce temps, Loute s'etait assise sur la marche basse qui
+supportait son lit; la tete dans ses bras, le visage sur les
+couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement a petits coups.
+Elle poussait de petites plaintes regulieres, monotones comme des cris
+d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arreter jamais. Je restais
+debout pres d'elle, desempare, ne sachant que lui repeter sur tous les
+tons:
+
+- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus."
+
+Mes paroles n'avaient aucun effet; malgre tous mes efforts, je sentais
+qu'au milieu de l'hostilite qui l'accablait, j'etais pour elle un
+etranger, un spectateur qui ne participait en rien a l'affaire. Cette
+sensation m'etait desagreable: la malheureuse souffrait tellement.
+
+Derriere la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se
+heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des
+etoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'a nous, et Loute avait toujours
+son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit a peine une fois, en
+entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en
+retirer a la vente?
+
+Quand tout fut emballe et descendu de ce qui avait ete l'appartement,
+sauf la chambre ou nous etions, l'huissier tapa a la porte et me dit a
+voix basse d'emmener "la debitrice" pour qu'il puisse demenager cette
+piece aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon.
+
+En le voyant, elle tomba en arriere dans mes bras. La piece etait nue,
+videe; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de
+l'ancienne decoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtes,
+demeuraient, pour temoigner du passe; mais ils paraissaient sales, avec
+leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit
+l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas
+d'objets heteroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des
+cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des
+lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un
+petit amour bouffi, en pate tendre et un gros bocal a confiture vide
+dans lequel l'huissier avait eu la delicate attention de mettre l'eau
+et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait a Loute, comme
+lui resterent son lit et sa toilette et aussi, grace a la bonte du
+saisissant, presque tous ses vetements: c'etait tout ce que la loi,
+dans sa mansuetude, permettait de laisser a une pauvre petite fille qui
+n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles.
+L'appartement etait "a l'ordonnance" comme on dit dans ce metier, il
+n'y avait plus rien a saisir. Quelle sale journee ce fut, mon pauvre
+ami.
+
+Loute s'etait pourtant calmee un peu. Dans un effort de volonte, elle
+avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'etait deja plus
+le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:
+
+- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir."
+
+Cette injustice me frappa, parce qu'apres tout si je n'avais
+materiellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais
+souffert avec elle; j'estimais meriter tout autre chose que ce
+singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idee de prendre mon
+chapeau et de partir, mais je pensais bientot, qu'agir ainsi c'etait
+vraiment lui donner raison, c'etait augmenter son chagrin, prendre
+parti contre elle, la depouiller davantage, si c'etait possible, en lui
+prenant mon amitie et en me mettant en quelque sorte a la suite sur la
+liste des creanciers poursuivants. Je ne le voulus pas.
+
+- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je
+ne te laisserai pas dans cette maison desolee; tu viendras habiter chez
+moi."
+
+En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air
+de ses mains comme pour ecarter le voile d'un reve; elle vint vers moi
+pour me faire repeter.
+
+- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?
+
+Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:
+
+- "Jusqu'a quand?"
+
+Je lui repondis:
+
+-"Tant que tu voudras."
+
+Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tete sur mon epaule et
+pleura de nouveau, mais ce n'etait plus les memes larmes. Je sentis
+que quelque chose d'immense s'etait passe en elle; ces mots l'avaient
+guerie de la plus grande douleur de l'humanite: l'isolement du coeur.
+
+Pendant cette scene, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux
+etaient dilates: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour
+mieux comprendre l'impossible realite. Inconsciemment, de temps en
+temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon epaule pour
+mieux se rendre compte de la solidite de son appui.
+
+Quant a moi, je puis te le dire, j'etais gene un peu de l'immensite de
+cette reconnaissance, j'etais effraye et pourtant j'etais un peu fier,
+au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais
+j'etais fier tout de meme.
+
+En realite, c'est dans cette minute que je me suis marie avec elle. Je
+ne m'en suis apercu qu'apres, mais je me suis bien rendu compte que
+c'etait a ce moment-la. Peut-etre on me dira que ce ne fut pas de mon
+plein consentement et que je me fixais, en moi-meme, un temps limite,
+que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de
+nos actes n'est absolu. Je me suis marie ce jour-la parce qu'alors
+elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusee et parce
+que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet
+equilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on
+appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure
+que, si invraisemblable que cela puisse te paraitre, elle devint dans
+un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien
+appartement de son coeur.
+
+Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissames
+ou elles etaient au milieu de la piece pour les reprendre le lendemain,
+n'emmenant avec nous que le bocal ou clapotaient les poissons rouges.
+Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous
+parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant
+probablement chacun a des choses bien differentes, mais unis tout de
+meme. En entrant dans mon appartement, elle etait avec moi comme si
+elle venait de me connaitre, grave, prevenante et effarouchee,
+intimidee aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je
+voyais qu'elle se preoccupait deja de leur trouver une place qui ne me
+gena pas, mais qui soit cependant ordonnee et definitive. Le soir,
+pour la distraire, je voulus l'emmener diner dans une brasserie; elle
+s'y refusa absolument, estimant qu'il etait inutile de faire des
+depenses exagerees. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de
+marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me repondit
+lointaine:
+
+- "Le bonheur laisse toujours et n'importe ou un bon souvenir."
+
+En effet, c'etait peut-etre son bonheur.
+
+Elle m'emmena, derriere Cluny, dans une petite cremerie, deserte a
+cette heure; et nous mangeames simplement, en face l'un de l'autre, sur
+une petite table a toile ciree. Pendant le diner, elle me demanda si
+je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient a y
+habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passe, bien qu'elle me
+donnat pour ce changement d'autres raisons; elle disait:
+
+- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait
+a la maison, c'est meilleur marche. C'est plus sain d'ailleurs."
+
+Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de
+jours apres, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de
+la Republique que je n'ai plus quitte depuis.
+
+Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retire du milieu des
+camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller a la Faculte et
+j'en revenais sitot apres le cours ou l'hopital. Je continuais mes
+etudes au debut comme par le passe, mais aux grandes vacances, la
+question s'est posee. Je tentais d'abord de raconter des contes a ma
+famille; je disais que je remplacais mes maitres. Mais a la longue, il
+a bien fallu qu'on sache. Apres plusieurs sommations, mon pere m'a
+ecrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il
+ne me donnerait plus d'argent, qu'il me desheriterait. Mon frere et ma
+belle-soeur m'ont tourne le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps,
+on m'a ecrit qu'on consentait a me recevoir, mais sans elle, et entre
+temps, j'avais connu avec Loute la misere, -- tu ne peux pas savoir
+comme ca nous a unis. J'avais du pour vivre abandonner les concours,
+bacler ma these et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'etais marie.
+Il y a des histoires qu'on ne recommence pas.
+
+Certainement etre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que
+tu ne le crois meme, parce que si je suis coupe d'avec les miens,
+d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des
+habitudes de pensee, d'education et de vie analogues a celles que
+j'avais moi-meme et dans lesquelles j'avais ete eleve -- on ne s'adapte
+jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous
+heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours ete, on n'en sera
+jamais tout a fait. Depuis la facon de mettre sa serviette a table,
+jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'a ces idees toutes faites et
+stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous
+vivons, jusqu'aux sujets les plus serieux: il y a tout un monde qu'on
+ne franchit pas... a moins qu'on mette plus d'une vie a le traverser.
+
+(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)
+
+- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose,
+l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La
+carapace qui semble se solidifier entre les moities de monde qu'on a
+quitte chacun de son cote, finit par etre si epaisse qu'on s'en trouve
+tous les deux isoles comme dans une cellule; les bruits de l'exterieur
+n'arrivent meme plus, alors on passe tout son temps a se regarder, a se
+decouvrir. On ne connait plus personne, jamais je ne m'en suis rendu
+aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir
+evoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumieres,
+peut-etre une reception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre
+chose: nous sommes partis une apres-midi -- il pleuvait -- a pied sous
+le meme parapluie, la marie n'etait pas loin. Nous avons attendu notre
+tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils
+etaient tous du peuple de Paris, rien d'elegant, je t'assure, mais eux,
+du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous
+appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos temoins, fit-il".
+
+- "Je pensais, repondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me
+rendre service, vous, par exemple?"
+
+Il m'expliqua qu'il etait fonctionnaire et qu'a ce titre, les
+reglements le lui interdisaient. Sur ma priere, il demanda aux temoins
+du mariage suivant -- la fiancee avait un ulcere affreux au visage --
+de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais.
+
+- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents
+n'ont pas pu venir..."
+
+Pauvre brave homme! Ce fut vite bacle. L'adjoint nous lut le texte
+indispensable, du meme air qu'il nous aurait dresse une contravention;
+nous avons dit "oui" sans emotion et cinq minutes apres nous etions
+dans la rue, a nous garer des tramways et des automobiles. Loute etait
+pressee de rentrer a cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te
+dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulument la vie au sein de sa
+maman, je n'ai pas eu d'etranges et douloureuses pensees; mais je me
+suis dit qu'il avait raison quand meme le petit; la vie valait d'etre
+vecue puisque je voyais ce spectacle qui etait du bonheur tout de meme.
+ Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de
+sciences, un chimiste de preference, de facon qu'il ait le moins
+possible affaire avec les hommes. C'est trop complique et c'est trop
+dur. J'espere qu'il m'ecoutera.
+
+Nous avions quitte le cafe depuis un moment. Nous sommes de nouveau
+dans le hall de la gare, quand enfin a l'autre bout du trottoir
+brillent les feux de la locomotive, il me dit:
+
+- Pourquoi t'ai-je raconte tout cela?
+
+
+Peu apres, je vois a l'une des portieres d'un wagon de seconde, une
+tete de femme qu'il me semble avoir deja vue. Elle apercoit mon ami et
+lui fait un geste calin de la main. Comme je suis venu attendre mon
+frere, je le cherche et finis par le rejoindre.
+
+En sortant, dans la lumiere blafarde, je vois, pas tres loin de moi, le
+Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se
+dirigent vers la barriere. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus
+l'idee d'aller les saluer, mais je me dis: apres tout, qu'est-ce que je
+leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de meme, s'ils me
+demandaient d'aller les voir: je n'ai pas epouse une fille de
+brasserie, moi!
+
+
+
+
+
+Boum.
+
+
+I.
+
+
+Boum avait huit ans. Sa vie s'annoncait des plus heureuses. Il avait
+une maman toute jeune, tres bonne et tres gaie. Son papa, ancien
+officier de cavalerie, etait un peu severe, mais sevissait peu au
+demeurant; Boum etant toujours content, avait pris l'habitude d'etre
+sage, c'est un etat qui comporte de grosses simplifications. Comble de
+toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hotel de
+la rue Pergolese, non loin du Bois de Boulogne. Une debonnaire
+"nursing governess" etait preposee a ses soins minutieux dans lesquels
+le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait
+des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise
+representant une chasse a courre avec des cavaliers, des dames, des
+chevaux et des chiens; deux fenetres y donnaient toujours ce qu'il y
+avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliques -- de
+ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en
+encombraient les tables et le parquet. Boum etait robuste et grand
+pour son age. Mais tout ceci reuni ne comptait pas en comparaison de
+deux dons qu'il avait recus de la nature, et qui n'avaient pas de prix.
+
+D'abord Boum etait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la
+bienveillance de tous et une grande popularite. Sur le chemin qui
+menait de sa maison au Bois, il etait connu; les concierges et les
+boutiquieres l'interpellaient a son passage:
+
+- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.
+
+Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure
+ronde et repondait a tous, dans un sourire qui augmentait encore les
+sympathies:
+
+- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.
+
+Parmi la gent enfantine, il tronait mais si incontestablement, qu'il
+pouvait troner modestement, avantage considerable si l'on songe
+qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de troner.
+
+Le deuxieme de ses dons etait une tante. Elle s'appelait: Tante Line.
+Boum estimait qu'elle etait ce qu'il y avait de plus joli au monde et
+beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les
+cils tres longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit
+nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui etaient
+du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs a force d'etre
+blonds, un cou tres long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait
+beaucoup de sports et qui est toujours vetu d'une ultra elegante
+simplicite; le tout monte sur deux petits pieds qui paraissaient
+ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi etait Tante Line.
+ Comme son neveu, elle etait vive, toujours decidee, douce et heureuse
+de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les
+sympathies; toujours son passage declanchait immanquablement des
+interruptions et un silence sur la nature duquel, il etait impossible
+de ne pas etre fixe.
+
+Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait
+comme avec elle. Elle seule savait ecouter ses histoires serieusement
+et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui
+est bien penible a la longue et finit par isoler terriblement. Ils
+prenaient leur premier dejeuner ensemble, se promenaient ensemble et
+causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient
+l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations
+etaient inepuisables. L'histoire fantastique du pere de Line les
+alimentait surtout.
+
+Cet ancetre avait ete un caractere assez particulier de gentilhomme
+francais. Ne aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse
+pauvre et qui etait revenue du Canada en France apres les malheurs de
+la guerre de Sept ans, il avait commence, tout jeune, sa vie
+d'independance et d'action; la tete pres du bonnet et le coeur un peu
+emballe par la guerre, vers sa douzieme annee, il avait abandonne sa
+famille et le college pour aller en Amerique; la-bas, apres avoir
+pratique toutes sortes de metiers -- qu'il racontait plus tard avec
+delices, -- il avait fini par constituer une enorme affaire de soie et
+realiser par elle une tres grosse fortune sur laquelle Line et la maman
+de Boum vivaient a l'aise maintenant. Ebloui par le recit de ces
+aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet
+auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin
+de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme
+d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et
+volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'a cette main nerveuse
+et mince qui semblait commander en jouant avec l'echancrure du gilet.
+Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux etaient semblables a
+ceux de Line avec quelque chose de plus metallique et qui paraissait
+chercher a vous voir "a l'interieur". Boum etait remue jusqu'au plus
+profond de son etre a la pensee qu'il y avait entre cet homme et lui
+comme un lien mysterieux. Aussi ne s'arretait-il pas d'ecouter son
+histoire. Line qui avait adore son pere et vecu, avec lui, les
+dernieres annees de sa vie en Amerique, recommencait tous les jours le
+meme recit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps
+un detail nouveau. Le mort les rapprochait.
+
+Le matin, quand Line se reveillait Boum allait la voir; avant d'entrer,
+il se livrait toujours aux memes soins qui consistaient a passer sa
+tete par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant
+les gestes de ceux qui veulent agir en silence, ecarquillait les yeux
+pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait
+semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses
+paupieres: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le
+moindre mouvement, c'etaient des exclamations folles:
+
+- Tante Line, tu ne dors pas.
+
+Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui
+mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur
+l'edredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord,
+puis protestait:
+
+- Non, Tante Line, pas comme ca... Parle-moi de grand-pere!...
+
+Elle commencait.
+
+Ils se racontaient aussi leurs reves de la nuit; souvent ceux de Boum
+ressemblaient tellement a ses propres desirs, qu'on devait admettre de
+sa part de legeres triches.
+
+- J'ai reve que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et
+Jean, mais loin... loin... jusqu'a Saint-Cloud.
+
+Quand ils avaient epuise les moindres episodes de la vie difficile
+qu'avait mene jadis celui dont ils procedaient, qu'ils s'etaient tout
+raconte, qu'ils avaient minutieusement etudie tous leurs projets, Boum
+la considerait avec ferveur, et quelquefois apres un long silence, il
+disait, profondement convaincu de toute son ame:
+
+- Tu es gentille de me dire tout ca... Je t'aime bien, moi, tante Line.
+
+Cette declaration avait le don d'emouvoir profondement aussi la jeune
+fille qui repondait pour le taquiner:
+
+- Moi, je ne te deteste pas...
+
+D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec
+amour a ses vetements epars, a tout ce qui etait a elle, et
+interrogeant sans cesse:
+
+- Pourquoi as-tu deux ciseaux a ongles? Et cette petite glace,
+pourquoi c'est faire?
+
+Le soir, Line lui rendait fidelement sa visite, quand il etait couche.
+Meme lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de
+venir l'embrasser; il demandait, ces fois la, qu'on fit la lumiere
+toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout
+eblouissante dans sa robe de soir aux reflets pales qui se fondaient
+dans l'eclat nacre de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de
+toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si
+pres l'objet du plus beau de ses reves et quand on est encore penetre
+d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces realites.
+
+Boum etait heureux infiniment. Aussi etait-il bon et indulgent pour
+les hommes, pour les betes et meme pour les choses -- car il ne voulait
+pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne
+battait meme pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer
+son fouet en l'air, pour les hater dans quelque course imaginaire ou
+pour les ralentir dans leur galop.
+
+Boum se portait a merveille. Il mangeait du meilleur appetit,
+s'arretant quelques fois pour baiser la main de Line toujours a ses
+cotes. Ce geste, a table, il le savait, lui valait regulierement un
+rappel a l'ordre de son pere, aussi ne le repetait-il pas trop souvent.
+
+Dans le monde, quand on le produisait, il etait, tres au fond,
+l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:
+
+- On le gate trop... disaient-ils.
+
+C'etait parfaitement inexact. Boum etait trop heureux pour etre le
+moins du monde gate ou insupportable. Il etait trop sensible pour
+vouloir faire de la peine a quiconque, meme en etant un peu sot, et
+d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne
+n'aurait songe a lui contester.
+
+Pour Line, il avait d'abord ete le poupon inattendu, celui qui, le
+premier, lui avait donne une gravite particuliere en faisant d'elle une
+tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce
+poupon etait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A
+force de se mettre a sa portee, ils etaient devenus des amis dans toute
+la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins
+d'importance; il avait tellement accapare la vie de Line, qu'elle ne
+pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus a
+l'un sans penser a l'autre; ils etaient devenus Line-et-Boum et cela
+faisait presque un seul nom propre d'une famille particuliere.
+
+Pourtant un apres-midi Boum apprit a table qu'il ferait seul se
+promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'etait une eventualite qui se
+produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une
+moue speciale de Boum, qui commencait par refuser de manger; il ne
+disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs,
+regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de
+temps en temps, sur son pere qui froncait le sourcil. La scene
+finissait habituellement a propos d'une observation sur la tenue qui ne
+manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait
+la sortie de table. Ce jour-la, ce triste programme ne manqua pas de
+s'executer point par point. Miss Anny emmena le delinquant, car tante
+Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit
+sa promenade tout seul.
+
+C'etait un mauvais jour decidement. Line et Boum s'etaient
+mutuellement habitues aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas
+l'amitie, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets
+"vivants" c'est-a-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois
+quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au
+contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps,
+des choses trouvees dont l'attention faisait le plus grand prix, telles
+que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de
+ficelle ou bouts d'etoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs etaient
+garnis de rubans par les soins de Line et serres dans un coffret; on
+les regardait de temps en temps. Cette fois-la, pendant que la nurse
+causait avec des compatriotes, Boum avait ete assez heureux pour
+denicher une boite de sardines vide, sans doute laissee sur place et
+sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche
+precedent. Convenablement nettoye et pare par tante Line qui etait une
+fee, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maitresses
+pieces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le depart,
+Miss Anny s'etant apercue du precieux fardeau qu'emportait Boum,
+s'opposa formellement a son transport d'ou scene magistrale de l'ami de
+Line, qui etait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-la, pour
+la reception d'une claque, et un retour orageux a la maison.
+
+Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu a tante
+Line, s'attardant particulierement a la description de la boite de
+conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais detail
+extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui
+dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:
+
+- Mon pauvre Boum, ne te desole pas, on en retrouvera...
+
+Tante Line pensait a autre chose.
+
+Boum dormit mal, fut agite; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes
+profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son
+eleve qu'elle regrettait avoir gifle.
+
+_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._
+
+
+
+
+
+II.
+
+
+Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement
+exterieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le
+programma de ses journees differer de celui des journees de sa tante.
+Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, etaient devenues
+peu a peu la regle. On ne les signifiait plus a table. Aucun lien
+n'etait plus etabli, comme autrefois, entre cette supreme recompense et
+la qualite du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord realiser
+des chefs-d'oeuvre de pages d'ecriture, tendre tout son esprit pour
+reciter ses fables afin d'eviter le moindre anonnement. Rien n'y
+faisait; tout au plus decrochait-il ainsi quelques tours dans la
+voiture aux chevres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre
+quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que
+Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il etait
+eternellement distrait; pendant les lecons, il restait la plupart du
+temps, la tete appuyee sur son petit bras tout rond, repetant tres
+mecaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement
+aux histoires de son grand-pere que Line ne racontait plus. Les
+punitions commencerent avec une regularite constante; elles devenaient
+comme une suite d'evenements facheux contre lesquels il avait cesse de
+reagir.
+
+D'ailleurs ces tracasseries exterieures lui causaient peu d'effet en
+comparaison du mal profond que lui faisait eprouver le changement opere
+dans Line meme.
+
+Qu'elle ait ete soudain obligee par les siens a une vie mondaine
+comportant, a chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour
+les visites, pour les soirees et le theatre, -- Boum renoncait a
+comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorite superieure --
+mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en resultaient
+pour lui, n'etaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui
+imposait sa lecon, pensait-il, on imposait a sa tante ces pratiques
+etranges; c'etait la une des consequences logiques du besoin
+d'oppression qu'ont les grands vis-a-vis des petits. C'etait normal.
+Peut-etre meme si Line en avait souffert un peu, aurait-il eprouve a se
+voir persecuter avec elle, un secret contentement.
+
+Malheureusement, il n'en etait rien. Line n'en souffrait pas, et meme
+peut-etre... en etait-elle heureuse. Comme elle avait change! En
+apparence, elle continuait bien, comme autrefois, a monter dans sa
+chambre le soir, a le recevoir le matin. Evidemment ils causaient
+toujours, mais quelle difference! D'abord Line commencait, comme les
+autres, a ne plus le prendre au serieux, meme quand il attirait
+specialement son attention avec ce geste special d'agiter son petit
+index bien droit, en disant:
+
+- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...
+
+Line riait quand meme et d'un rire un peu trop prolonge qui l'irritait;
+plusieurs fois meme, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de
+ses yeux, des larmes brulantes que pour rien au monde, il n'eut voulu
+laisser tomber. Elle ne s'en apercevait meme plus. Il avait essaye de
+la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des
+trouvailles de calinerie; puis, -- o honte -- il avait pense aux
+cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient ete un colimacon vivant
+qu'il avait rapporte du Bois, dans sa poche, sans rien dire a sa bonne,
+a la coquille duquel il avait lui-meme attache un morceau de flanelle
+rouge, et un calendrier a fleurs de mica, achete par Jean le chauffeur,
+qui persistait a souhaiter "la bonne annee" malgre qu'on fut deja en
+avril. Rien n'y faisait; le calendrier etait alle rejoindre les autres
+presents dans la boite aux souvenirs, bien que cet objet eut pu etre
+d'un usage journalier et le limacon avait delaisse tout seul son lit de
+feuilles sur la fenetre, pour une destination inconnue: Boum seul avait
+constate son absence.
+
+Line pensait evidemment a autre chose. Et detail aggravant, elle y
+pensait volontiers. Les changements de sa conduite se precisaient meme
+singulierement. Elle, qui etait autrefois si insouciante, si simple,
+si jolie sans le faire expres, devenait maintenant plus appretee, moins
+naturelle. Elle s'etudiait davantage a la glace, le matin, quand elle
+finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apres les avoir
+brosses, elle tordait jadis ses cheveux d'or pale, etait remplace par
+une suite de mouvements compliques, refaits plusieurs fois pour arriver
+d'ailleurs a quelque chose de tres voisin des premiers resultats. Le
+choix de la robe a mettre etait aussi beaucoup plus long qu'auparavant.
+ Quelquefois elle demandait conseil a Boum qui, regulierement, revenait
+au classique tailleur bleu marine, associe dans son idee egoiste
+d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait:
+
+- Tu n'y connais rien...
+
+et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en
+ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son
+chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une derniere fois a
+la psychee Empire posee obliquement a la fenetre:
+
+- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.
+
+Toujours Boum repondait:
+
+- Bien jolie, Tante Line.
+
+et il se detournait pour ne pas pleurer, sans savoir meme la cause de
+son emotion.
+
+C'est qu'il l'aimait dans ce temps-la, sans lui en vouloir le moins du
+monde, autant qu'avant, plus meme peut-etre. Il lui faisait de tendres
+reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi change. Dans le
+fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance
+l'attachait plus encore a elle; il lui semblait qu'a cause de cette
+injustice meme, elle etait plus a lui; parfois, il aurait voulu la
+battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-meme les
+rares fois qu'il avait ete sot, pour la corriger un peu, voila tout;
+apres elle lui aurait demande pardon, et il aurait pardonne; c'eut ete
+si bon, mais c'etaient des reves... dans la realite, il ne la battait
+pas et n'avait pas helas, a lui savoir gre du moindre repentir.
+
+A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait
+sans cesse, observant, reflechissant et examinant les unes apres les
+autres les plus invraisemblables hypotheses. Son pauvre petit cerveau
+travaillait tellement a ce difficile probleme que son caractere, sa
+sante meme en etaient touches. Sa gaiete s'en allait de lui. On
+n'entendait plus jamais a travers les portes de sa chambre ses bons
+rires si semblables a des cris de petits oiseaux. Il etait moins
+affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux
+brillaient moins vif. A sa vivacite premiere succedaient une torpeur
+presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient a toute
+heure du jour. Il mangeait de mauvais appetit. Le docteur, mande par
+sa maman, lui avait ordonne, apres un examen approfondi: du
+biphosphate! C'etait peu comprendre son mal.
+
+Boum cherchait toujours.
+
+A la verite, un nouveau personnage etait entre dans la maison. Non pas
+l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre
+le the et dire des choses aimables -- ceux-la etaient tous des
+familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on
+n'avait jamais vu et qui avait commence par venir souvent. C'etait un
+homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle
+dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vetements tres serres a la
+taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plie! Boum avait
+entendu son nom, c'etait un nom tres long, l'un de ceux qu'il faudrait
+apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui
+en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur
+Claude. Boum s'en etait tenu la.
+
+Le nouveau venu etait incontestablement tres empresse aupres de Tante
+Line. Les domestiques venaient immediatement la chercher des qu'il
+arrivait. Que de fois meme ces visites importunes etaient venues
+troubler de delicieux moments ou Boum croyait presque retrouver la
+douce intimite d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle
+rougissait jusqu'a la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait
+a Line des corbeilles de fleurs tres frequemment. Ces presents
+irritaient profondement Boum, qui a voir leur qualite et leur
+dimension, avait compris l'impossibilite de lutter sur ce terrain. Une
+fois, apres le dejeuner, devant un monument de roses blanches que
+Claude avait fait porter, l'enfant avait demande tout bas a l'oreille
+de sa maman, des sous.
+
+- Beaucoup de sous, avait-il dit.
+
+Et comme la reponse avait ete une question sur l'usage qu'il entendait
+faire de cette monnaie, il etait reste gene un moment sans repondre,
+puis comme il n'abandonnait pas ses idees, il donna une explication,
+mais cette fois si bas, si bas et si pres de l'oreille maternelle que
+malgre toute l'attention donnee, il ne fut pas possible de savoir sa
+pensee, -- et l'heure de sa promenade etait venue.
+
+Sur les gazons peles du Bois, il passa consciencieusement son
+apres-midi a chercher des fleurs. Et ainsi, a l'heure de rentrer,
+quelques paquerettes et quelques pissenlits, coupes presque sans tiges
+et un peu ecrases dans sa petite main chaude, vinrent meler sur la robe
+de Miss Anny chargee de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et
+rosees. Meme avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces
+fleurs faisaient pietre figure, la comparaison n'etait pas possible.
+Le temps etait passe ou Line tenait compte des difficultes inherentes a
+sa condition de petit garcon. Aussi apres l'avoir considere d'un air
+de degout, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui
+aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.
+
+Les choses allaient tres vite d'ailleurs. Il semblait que toute la
+maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitie de Line et de
+Claude. Ils passaient maintenant des apres-midi entieres seuls dans le
+petit salon, ou tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus
+la permission d'y penetrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une
+force interieure le poussait a venir troubler cet agacant tete-a-tete.
+Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constate
+-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il
+ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-la, Boum avait
+refuse son ordinaire baiser a sa tante. Il s'etait violemment retourne
+la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il
+entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui
+repeter depuis quelque temps;
+
+- Il est jaloux.
+
+Il avait de la peine, tout simplement.
+
+Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir
+la:
+
+- Demain je te dirai un gros secret.
+
+Mais Boum etait trop fait a l'infortune pour se faire la moindre
+illusion sur la part de bonheur que lui reservait cette revelation;
+comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie,
+c'est-a-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain.
+
+En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire a personne",
+etait que Tante Line etait fiancee a Monsieur Claude.
+
+- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line
+Vauquer de Conflans.
+
+- Pourquoi? avait repondu Boum.
+
+- Mais parce que Claude s'appelle comme ca, fit Line.
+
+- Non, pourquoi tu te maries? precisa Boum. On etait bien, tous les
+deux.
+
+Cette evocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus
+que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses etaient trop
+avancees maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle
+continuait a s'isoler des journees entieres avec Claude, a le
+rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le
+monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les
+parents felicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver
+leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de presents. Ah, Boum la
+regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les ecrins
+ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les eventails, les
+porte-cartes, les services a liqueur, les manches d'ombrelles et tant
+d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec
+l'autre, comme un _decrochez-moi-ca_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux
+evoquaient pour Boum, ses cadeaux a lui que Line rangeait jadis dans la
+boite. A voir toute la difference qu'il y avait entre les uns et les
+autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour
+lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant
+ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui,
+elle faisait semblant d'etre contente; elle l'aimait pour rire; ente
+son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui etait toute la
+distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai
+cheval. En somme, -- c'etait sa conclusion -- il y a deux mondes sur
+la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au serieux
+et qui vont librement; a elles est reserve le droit d'etre heureux,
+d'aimer et d'etre aime; pour elles et a leurs tailles, toutes choses
+sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux
+voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde
+des petits, ils ne servent qu'a amuser les grands qui ne tiennent pas
+compte d'eux; pretextes a chatiments ou a recompenses, objets a
+savonner, a promener, faire manger, travailler, dormir et surtout a
+dresser a toutes ses manies; eternels etrangers dont personne, ne
+comprenant exactement la langue, n'a jamais songe a ecouter le
+coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-pere ait voulu
+fuir ce monde-la. A sentir que des temps infinis le separaient de
+cette seconde vie et que de plus le jour ou elle viendrait, il aurait
+tout de meme perdu Line, Boum eut une tristesse immense et desespera.
+
+
+
+
+
+III.
+
+
+... Des fleurs, des lumieres, un pretre tout d'or vetu, au pied de
+l'autel Line en robe blanche a cote de _Lui_ Claude, le voleur de sa
+joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens.
+C'etait comme l'apotheose de sa douleur. Parce qu'il etait trop
+impressionnable et souffrant deja, ses parents l'avaient dispense de
+figurer dans la scene cruelle. Miss Anny l'avait mene avant l'heure,
+derriere un pilier de l'eglise. Quelques personnes le reconnaissaient
+et lui faisaient devotement un petit signe dans un sourire en remuant
+la tete et en disant:
+
+- B'jour Boum.
+
+Il repondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs.
+ Dans ses grands yeux noirs dilates, aucune larme ne venait. Il etait
+tres calme et pourtant la fievre brulait son petit corps; ses tempes
+battaient vite.
+
+Un violon sanglotait la _Meditation de Thais_. De jeunes couples
+passaient entre les chaises pour la quete. Boum attendait qu'on vint a
+lui en chauffant au creux de sa main une petite piece d'or remise par
+sa maman a cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de
+petites toux discretes et pieusement etouffees.
+
+Pour l'amoureux de Line, la ceremonie n'etait ni longue, ni courte;
+comme lorsqu'est atteinte la plenitude de l'emotion, il n'y avait plus
+pour lui ni de temps, ni espace... le mariage etait.
+
+Dans l'apres-midi, vers trois heures, apres un mauvais sommeil, pendant
+qu'il etait encore couche, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle
+avait quitte sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve
+assurement, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de
+l'oreiller sa tete lasse, comme il sentait que l'heure n'etait plus ou
+l'on pouvait modifier les choses, il recut sa tante aimee avec un
+pauvre sourire indulgent et resigne. Line, sans doute, allait lui
+faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases
+pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes
+les paroles durent lui paraitre inutiles; elle tomba simplement a
+genoux; tres certainement, c'etait uniquement pour rapprocher sa tete
+de la sienne; mais, comme si elle eut compris un instant, le visage
+tourne vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.
+
+Des yeux de Boum, deux larmes tomberent, sans que son sourire cessat.
+Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait,
+de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensee,
+c'etait un geste d'amour, en realite presque un geste de pardon.
+
+... Et pourtant peu apres, Line s'en alla, avec Claude, pour un long
+voyage.
+
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum etait
+malade, tres serieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure
+allongee avait perdu cette rondeur de pomme fraiche qui poussait
+autrefois les moins intimes a l'embrasser. Ses cheveux qui
+s'echappaient alors du beret en boucles epaisses et folles, se
+collaient ternes a son front et a ses tempes creuses, comme des meches
+de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient
+dans sa figure pale aux levres exsangues. Ses mains amaigries
+s'amusaient tres peu avec les jouets compliques qui gisaient sans vie
+sur la soie bleue de l'edredon.
+
+Boum avait d'abord eu des faiblesses etranges, puis des syncopes
+frequentes au moindre mouvement, l'un de ces evanouissements s'etait
+termine en un delire qui avait dure cinq jours. Tout le monde avait
+cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coincide avec une poussee de
+croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le
+temps de faire son lit, -- quand il etait assis, il etait si grand dans
+sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un
+frere aine malade, tant il avait peu l'air d'etre ce beau petit que
+tous avaient connu.
+
+Cette fois-ci, du moins, son mal avait ete compris. Trois medecins
+venus en consultation avaient diagnostique son cas, tres rare
+d'ailleurs, d'"hyper-neurasthenie precoce a forme d'idee fixe et
+survenue pendant l'epoque critique de la formation compliquee
+d'accidents meninges." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute
+maintenant: c'etait de Line que Boum souffrait.
+
+Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entieres
+aupres de son lit, cherchant a le distraire. Son pere avait perdu la
+moindre trace de severite; des que ses affaires etaient terminees, il
+venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait
+des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait meme des
+histoires amusantes en epiant le moindre rire sur le visage de son
+fils. Quant a Miss Anny, elle errait dans l'appartement, completement
+hebetee, son profil de chevre plus chevre que jamais, parlant en termes
+emus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exasperer la famille.
+
+Quand Boum etait assoupi, ses parents s'eloignaient de son lit et
+restaient a causer pres de la cheminee. Boum entendait des bribes de
+leurs conversations:
+
+- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages
+l'interessent davantage.
+
+- Il a mange plus volontiers sa puree de lentilles...
+
+- Madame Unetelle est venue... C'est agacant, a la fin, ces gens qui
+vous felicitent tout le temps de sa taille...
+
+- J'ai recu une lettre des Claude...
+
+Boum ecoutait alors: les Claude, c'etait Line. Ce nom seul irritait le
+pere, qui ne manquait pas de faire une reflexion desagreable; la mere
+defendait noblement les absents.
+
+- Claude, disait le pere, a bien cet air cretin et suffisant qui
+caracterise les diplomates...
+
+Line n'etait pas epargnee.
+
+- Avoir realise d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans,
+c'est un comble. Ah! je retiens votre mere comme educatrice...
+
+- Line n'etait pas coquette, repliquait la mere, elle ne s'est pas
+rendue compte... evidemment, elle aurait pu faire attention...
+
+Et Boum voyait quelquefois, a travers les barreaux de son lit, dans le
+rayon de la faible lumiere qui venait du petit abat-jour rouge, les
+larmes perler aux yeux de sa mere, ces grands yeux qui ressemblaient
+tant a ceux de Line, a peine d'un bleu un peu plus sombre.
+
+Line... Line, comme il pensait a elle, aux conversations, aux
+promenades avec elle, a ses rires, a ses robes, a sa chambre, a sa
+petite voiture, a tout elle: il ne pensait a rien autre. Qu'est-ce
+qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir?
+Surement elle devait penser a lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublie.
+Il en etait sur. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle
+etait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les recriminations
+paternelles, il avait envie de la defendre, d'expliquer. Mais il se
+ravisait: est-ce que les petits garcons expliquent? Saurait-il meme?
+Il se sentait si faible, si deprime et le seul resultat de ses efforts
+pour parler, il en etait sur, ne serait que ce casque, ce mauvais
+casque de douleur, qui lui broyait la tete, a l'interieur et a
+l'exterieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et
+l'amere potion qu'on lui donnait en pareil cas.
+
+Non, a l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum
+n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'eprouvait a se la
+rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idee de l'absence seule
+etait douleur. Il savait que Line n'etait pas responsable, que son
+papa et sa maman etaient injustes et ne reprochaient rien autre a
+l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis
+donne. Sa peine etait due, il en avait conscience, a d'autres causes,
+a une masse de circonstances, d'evenements insignifiants en eux-memes,
+dont l'un enchainait l'autre, qui pas plus les uns que les autres
+n'etaient seuls capables d'amener le resultat dont il souffrait.
+Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du
+grand-pere aux yeux bleus, lui disaient qu'il etait dans la vie sans
+cesse necessaire de lutter.
+
+C'etait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne
+qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus
+commode pour se plaindre et pour s'excuser. En realite elle est
+quelque chose de bien different. Sans le comprendre, l'enfant s'en
+rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante,
+elle est indifferente simplement; dans elle, les actes et les
+sentiments se succedent sans ordre et sans autre raison que
+l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme
+decoulent, pour ceux qui en sont touches, la souffrance ou la joie,
+personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde
+fait de son mieux.
+
+C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des
+enfants, Boum n'en voulut pas non plus a Claude. Le mari de Line ne
+pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se
+connaissaient meme pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude
+avait trouve Line a son gout -- beaucoup auraient ete de son avis, la
+seule particularite surprenante etait qu'il n'y eut personne avant lui,
+-- il l'avait prise, tout simplement.
+
+Seulement Boum, qui meditait sans cesse sur ce sujet, constatait
+qu'entre Line, c'est-a-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant
+ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi
+dans un esprit mechant, il n'en restait pas moins la cause, cause
+inconsciente mais cause reelle tout de meme, de tout le mal. S'il
+n'etait pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter,
+lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait
+encore la tendre, interessee, heureuse et rayonnante, a Boum, toute a
+Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour
+faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'etre
+heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer
+toujours.
+
+Toujours! On n'a pas idee comme c'est long pour les petits garcons,
+cette idee la. Alors, une seule pensee envahit son pauvre coeur,
+pensee tres simple, tres pure, a laquelle ne se melait aucune
+apprehension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des
+realites dont decoulait une resolution qui s'imposait, avec
+l'inexorable necessite d'une loi physique: il fallait separer Claude de
+Line, voila tout.
+
+Comment operer cette separation, voila ou le probleme devenait
+singulierement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea
+d'abord l'idee de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait
+bientot parce que avec la possibilite catastrophale de voir Claude
+emmener sa femme, le retour de l'indesire restait toujours comme un
+danger menacant. Alors l'autre solution se presenta radicale et
+definitive: celle de l'autre depart, du grand voyage dont on ne revient
+jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait
+plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui
+avait envisage tous les raisonnements et vide toutes les hypotheses, le
+savait: c'etait ainsi.
+
+... Les crises revinrent plus frequentes. Le terrible mal de tete ne
+lachait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:
+
+- Maman, j'ai bien mal...
+
+La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait du allonger
+l'arriere du bonnet a glace.
+
+- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une
+criniere... lui disait-on.
+
+Avec de grosses larmes, le petit disait:
+
+- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui
+finissait a la tete...
+
+Le specialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs
+moments cherchant, sans rien comprendre a cette recrudescence du mal
+etrange, emu malgre l'aridite du probleme, de cette douleur qu'il ne
+pouvait dominer.
+
+- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.
+
+- Si Monsieur, je vous aime bien repondait Boum, mais ca me fait mal,
+tres mal, toujours mal.
+
+Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science",
+-- comme celle de ses confreres -- n'allant pas au dela; il avait relu
+tout ce qu'il savait deja, avait essaye toute une gamme d'agents
+physiques, d'injections, d'hydrotherapie. Il avait pense un instant au
+retour de Line, puis rejete cette proposition d'ailleurs difficilement
+realisable, craignant d'aggraver encore l'etat de l'enfant. Cet homme
+bon revenait toujours a la conclusion qu'il fallait une diversion a
+l'idee fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le
+resultat de tous les essais etait que Boum semblait reconnaissant de
+tant de peines.
+
+- Merci Monsieur, j'ai encore mal...
+
+Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre
+grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la
+douleur s'en aller. Assise pres de la fenetre, d'une voix tres douce,
+l'infirmiere, ainsi que l'avait prescrit le docteur apres les crises,
+lisait. C'etait une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le
+petit malade ecoutait et demandait des explications:
+
+-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...
+
+La jeune fille se repandait en explications. Elle reprenait le recit:
+l'un des deux heros fidele au roi ne pouvait pardonner a l'autre son
+abandon politique.
+
+- C'etait un mechant, disait-elle, un traitre; alors Murthos, le
+fidele, voulut se battre avec lui...
+
+-Se battre a coup de poing, interrogeait Boum.
+
+- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des epees et des
+pistolets.
+
+- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre.
+Le mechant pouvait partir... loin, loin.
+
+- Parce qu'il etait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner.
+Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche a toucher
+l'autre et a se defendre avec son arme.
+
+- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.
+
+- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tres mal de se battre en duel...
+
+- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.
+
+De la meme voix, un peu monotone, l'infirmiere poursuivit la lecture,
+en jetant de temps a autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui
+n'ecoutait deja plus. Le recit continuait, les peripeties les plus
+dramatiques se succedaient, la mere du bon heros venait sur le pre,
+pour essayer d'arreter les bretteurs, et se mettait a genoux tout en
+essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orne de dentelle"...
+
+Boum interrompit:
+
+- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que
+d'assassiner quand meme, puisqu'il etait loyal, le monsieur...
+
+L'idee avait decidement frappe le malade, la jeune femme s'en apercut.
+Peut-etre parce qu'elle etait lasse de lire ou bien parce qu'elle ne
+voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle repondit:
+
+- Oui, c'est moins mal.
+
+Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouve
+quelque detente dans quelque imaginaire vision.
+
+Le soir, apres le diner familial, le pere et la mere etaient, comme a
+l'habitude, assis chacun d'un cote du lit. Boum posa quelques
+questions, toujours a propos de la lecture de l'apres-midi. Il avait
+oublie l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore
+maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou
+seulement un peu mal...
+
+Pour la premiere fois, depuis longtemps, le pere riait un peu dans sa
+moustache tres brune; il donnait tous les developpements desires et
+declarait en principe:
+
+-... Que le duel c'etait tres bien, a condition de se battre pour des
+motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la
+galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement,
+loyalement...
+
+Boum n'y etait pas encore; pauvre petit, il tenait encore a la vie.
+
+- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?
+
+- Oh oui, disait le pere, apres une petite hesitation, si l'on est
+d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ca n'est pas
+l'usage...
+
+- Ah! faisait Boum, interesse.
+
+Cette nuit la, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de
+la, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et
+pour les domestiques une bien grande joie.
+
+
+
+
+V.
+
+Les jours, des lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout
+doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu a peu, avec
+l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le medecin
+lui-meme etait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remede;
+malheureusement le remede n'etait pas de ceux qu'on achete dans les
+pharmacies.
+
+- Il fallait "decrocher" l'idee fixe, disait-il; et pour cela
+interesser le malade a une autre idee...
+
+En verite, Boum ne pensait plus seulement a son malheur, ou plutot il
+croyait avoir trouve le moyen de pouvoir agir sur son malheur meme: la
+desesperance avait quitte son petit coeur. Il croyait maintenant
+pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un
+crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement,
+loyalement".
+
+Sans doute, le malade n'avait confie a personne son secret, seulement
+comme il ne parlait plus que de provocation, de pre, d'epee, d'honneur
+et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le pere,
+prompt comme tous les hommes a trouver dans les evenements la
+satisfaction de ses desirs, trouvait cette idee follement amusante.
+Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, meme
+son ame de cavalier et de militaire n'etait pas fachee de cette
+tournure d'esprit que cette idee denotait chez son fils. Peut-etre
+meme, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret
+contentement. La mere, plus prudente, apres le premier moment de
+bonheur, s'etait un peu alarmee. Qui sait, pensait-elle, si Boum,
+apres avoir constate l'impossibilite de sa combinaison, n'allait pas
+retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa
+raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les
+assurances.
+
+- L'attention n'est plus fixee sur un seul point, disait-il, maintenant
+l'imagination va d'une idee a l'autre; la derniere comporte une part
+d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce
+travail la; et pendant ce temps l'etat general profite, l'assimilation
+se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de reaction propre.
+Nous passons la crise de croissance.
+
+Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'a demi le jeune femme parce
+qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'a rebours
+de son mari, elle n'avait aucun gout pour la solution de Boum si
+fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lie dans sa pensee a
+des surprises douloureuses. Le jugement sain et serieux qu'elle tenait
+de son pere ne trouvait aucun gout a la conception cabotine des choses
+saintes dont les modernes rencontres se reclament. Elle la trouvait un
+peu degradante; son coeur de femme et de maman aurait prefere toute
+autre diversion au mal de son fils que celle-la.
+
+Cependant Boum allait toujours mieux. Ses nevralgies avaient presque
+disparu. Il mangeait de bon appetit et dans son corps amaigri, les
+forces revenaient.
+
+Un jour pour la premiere fois depuis sa maladie, l'automobile
+paternelle l'avait mene prendre l'air en compagnie de sa mere. Un
+grand soleil d'ete envahissait l'avenue du Bois, presque deserte.
+
+Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum evoqua
+d'autres joies passees qui etaient, jadis, sur cette meme allee dans
+l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il
+passait alors au milieu d'eux, triomphant aux cotes de Line, maintenant
+il sentait l'isolement de son coeur desole. Ces constatations pourtant
+ne deprimaient pas son energie et ne ralentissaient en rien sa
+resolution arretee; a l'encontre, il semblait trouver, en elles, des
+forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa
+race reclamait et par la rejoindre ce qu'il croyait etre la raison de
+sa vie. Son pere l'avait averti; il devait reprendre des forces
+d'abord, apres seulement il pourrait se mettre a etudier l'art de tuer
+selon les regles des principes admis. A present, il en etait encore a
+la premiere partie du programme; il laissait, comme on lui avait
+explique, l'air et le soleil l'aider a le remettre. Sans parler, il
+s'abandonnait a l'apre bonheur de se ressouvenir.
+
+A l'extreme bout du lac, il demanda l'autorisation a sa mere de
+cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait
+methodiquement, avec une maladresse appliquee. C'etaient toujours des
+humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, a cause peut-etre
+de sa resolution et de toute l'evolution qui s'etait faite en lui, il
+estima pouvoir les faire parvenir a celle qu'il cherissait.
+
+- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?
+
+Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tres tres
+fort.
+
+Pourquoi cette jeune mere qui avait eu a cause de ce fils de si grandes
+angoisses et qui n'avait jamais verse que des larmes isolees,
+etait-elle emue aujourd'hui, tellement?
+
+Boum, tres gentiment, devenant un homme parce qu'il etait devant une
+femme eploree, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un
+mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il repetait les mots
+qu'on lui disait autrefois a lui-meme:
+
+- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...
+
+Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine.
+Peut-etre, en voyant le geste naif, la petite mere avait-elle pense que
+ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance
+muette dont son coeur brise avait tant besoin...
+
+- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?
+
+De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'etait vrai, il
+repondit:
+
+- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la meme chose...
+
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Boum etait presque gueri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec
+tout le monde, recommencait ses lecons et ses promenades comme par le
+passe. Si ce n'eut ete quelques drogues qu'il prenait avant les repas
+et dont les flacons bizarres ornaient sa place a table, personne
+n'aurait pu dire qu'il ait ete malade, si gravement malade. Comme le
+souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait
+plus ni a Line, ni a l'idee fixe dont Boum avait ete si pres de mourir,
+ni meme a l'autre idee saugrenue qui avait remplace la premiere et dans
+l'esperance de laquelle l'enfant avait retrouve les forces de vie.
+L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.
+
+Il etait devenu un grand garcon, grand par la taille -- tout le monde
+lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas meme onze. Son
+corps tres fluet et qui faisait penser aux plantes poussees trop vite,
+gardait encore un peu de sa grace passee. On ne retrouvait dans sa
+figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils
+mordores dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une
+certaine gravite surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa
+vivacite, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilite tres
+douce, une politesse marquee et tres prevenante qui partant, le
+distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif,
+complaisant, souvent rieur meme, on eut pu croire qu'il avait oublie:
+en realite, comme au premier jour, il pensait a Line, comme au jour de
+la revelation, il etait decide a se battre avec Claude. Tout au plus
+avait-il ajoute, a mesure que l'initiation de la methode precisait les
+premieres donnees, l'idee d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait
+cette offrande genereusement parce que sa nature etait aventureuse,
+parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et
+aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui.
+
+- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.
+
+Un jour, tres timidement, mais resolument comme quelqu'un qui reclame
+le paiement d'une dette, il vint trouver son pere seul et lui posa la
+question:
+
+- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...
+
+- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ca te fera le plus grand
+bien...
+
+Quelques jours apres, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble
+du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussee, a droite sous le porche,
+Boum et son pere firent leur entree dans une quelconque salle d'armes
+de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne
+venaient pas encore. Un homme de blanc vetu avec un coeur de flanelle
+rouge a la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait
+a l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_
+entrelaces. Dans la salle, a laquelle les epees faisaient des murs
+d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les
+"Patrie", le maitre, du bout de sa barbiche et derriere un lorgnon,
+lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait
+son cafe au lait. Boum lui trouva en meme temps l'air terrible et
+l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir
+ses phrases, toujours sur un ton de commandement:
+
+- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la
+planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiene... voici les
+prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chene prendre
+d'une pile, un prospectus dont le pere en accepta les termes sans le
+lire.
+
+Le Prevot appele prit les mesures du futur "membre" -- c'etait sa femme
+qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum
+reviendrait: le masque, les sandales, les petites epees, tout serait la.
+
+En les accompagnant, fidele au rite, le maitre eprouva le besoin de
+dire:
+
+- Nous allons le soumettre au ballottage.
+
+C'etait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle a
+son entreprise.
+
+Dans la rue, Boum ayant demande des explications sur ce dernier mot,
+son pere pensant autre chose repondit:
+
+- Ce sont des betises.
+
+Boum fut admis sans opposition.
+
+Au jour fixe, il venait costume en petit bretteur, le visage dans sa
+cage a mouche, debout mal a l'aise sur cette planche qui lui paraissait
+haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maitre prodiguait son
+enseignement, donnant des exemples, repetant ses phrases comme s'il
+recitait une lecon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux,
+s'appliquant de toute son ame a bien faire, mais bientot rompu dans
+tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on
+pouvait jamais arriver dans la realite a se battre, a se toucher, a se
+defendre et a faire quoique ce soit. Effraye, il pensait que,
+peut-etre, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait
+jamais, bien que le maitre flatte de son attention y allait de temps en
+temps d'un encouragement.
+
+- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des
+dispositions, vous arriverez...
+
+Le soir, moulu par la courbature, il eut une defaillance en pensant que
+cette solution aussi serait tres longue. Pour arriver a savoir faire,
+en somme, il faudrait etre grand et c'etait justement de ne l'etre pas
+qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant a la lecon,
+parce qu'il n'etait pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il
+recommencait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et
+tirez", etc.
+
+Tres lentement, il sentit lui-meme ses progres. Il se fatiguait moins
+maintenant sur cette planche ou il se tenait mieux, assis sur les
+jarrets, sans perdre ce que le prevot facetieux ne se laissait pas
+d'appeler: "les petits equilibres".
+
+Mettant a part l'escrime, la salle ne l'interessait pas. De rares
+clients venaient a son heure et cependant, il y avait dans ces murs
+comme un air de susceptibilites factices et de points d'honneur idiots
+se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui
+l'ecoeurait. Boum avait son idee, il etait venu dans un but tres
+precis. Sa bonte profonde s'alarmait a la pensee de querelles
+cherchees, que sa mentalite serieuse lui faisait trouver inutiles.
+Aussi a part les indispensables formules de politesse, il parlait peu.
+Pendant les poses, il s'asseyait a l'ecart sur la banquette de velours
+rouge, et continuait a s'instruire en regardant.
+
+Cependant, il s'etait fait un ami. C'etait un monsieur grisonnant,
+legerement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tres bon sourire. En
+le montrant, le prevot avait dit a Boum:
+
+- C'est Laferriere, vous savez celui qui fait des pieces, un rigolo.
+
+Avec plus de ceremonie, le maitre avait, selon l'usage, presente son
+jeune eleve:
+
+-... A Monsieur le Comte de Laferriere, de l'Academie Francaise.
+
+Boum avait tendu sa petite main.
+
+Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demande:
+
+- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?
+
+Boum avait repondu:
+
+- C'est difficile.
+
+- Comme tous les arts, repliqua le Monsieur; il n'y a que la critique
+qui soit aisee. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espere, comme
+M. Doumic?
+
+- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien
+saisi.
+
+- Officier ou maitre d'armes, interrogea encore le Monsieur.
+
+- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve
+ces deux perspectives folles et extravagantes.
+
+- Que voulez-vous etre alors?
+
+- Je veux etre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux
+savoir faire des armes.
+
+Peut-etre cette reponse aurait-elle laisse indifferent plus d'un
+habitue de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, ete frappe
+par l'apparente incoherence de ces deux volontes. Chez Laferriere,
+l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arreter.
+
+- C'est etrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention
+du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un
+aussi grave sujet, et il ajouta: Nos gouts ne sont pas tout a fait
+pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout
+envie de me marier... parce que je suis marie, comprenez-vous.
+
+Boum sourit. De cette conversation commenca leur sympathie. Par la
+suite, Laferriere, rassasie, relativement jeune, de toutes les joies et
+de tous les honneurs, trouvait une douceur particuliere a retrouver,
+chaque matin, le petit coeur honnete et frais dans lequel il sentait le
+mystere. Boum avait retrouve en lui une camaraderie qu'il n'avait
+jamais connue chez Line: son nouvel ami l'ecoutait serieusement. Cela
+ne les empechait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire;
+l'academicien savait des histoires impayables que le prevot, en
+s'appuyant sur la courbe de son epee, ecoutait la bouche ouverte.
+
+Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils etaient tous
+deux curieux et adaptables, naifs sans etre betes et d'une generosite
+speciale qui voulait le bien de tous les etres y compris pour chacun
+d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils a
+merveille. Boum sentait les jours ou son ami n'etait pas en train et
+les jours ou il etait en veine d'expansion. Laferriere avait saisi une
+fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas etre traite en bebe; son
+degre de developpement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne
+se developperaient plus.
+
+Et puis, pour les raisons differentes, les gens de la salle les
+ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il etait le seul enfant, se
+sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de
+mentalites toujours pareilles a cette collection d'oisifs croyant etre
+le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu
+la moindre repercussion. Ils se lierent rapidement. Quelquefois, ils
+sortaient ensemble. Par les belles journees, Laferriere allait
+volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long
+du chemin, des sujets les plus divers.
+
+Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son
+petit ami.
+
+- Mais c'est un fils donne par la nature, avait dit un Monsieur qui
+marchait au cote d'une jolie blonde.
+
+- C'est idiot, avait replique Laferriere, puisque c'est un frere aine.
+
+Cette facon de presenter Boum comme un petit sage auquel on demande des
+avis n'etait pas qu'une simple plaisanterie. En realite l'auteur
+parisien etait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient
+conserve jeune; il etait reserve.
+
+Laferriere s'etait tellement mis a sa portee, qu'il finissait par le
+prendre au serieux, solliciter ses conseils, et lui faire meme des
+confidences que beaucoup auraient trouve anachroniques et prematurees.
+
+Boum gardait a la maison un complet silence sur ces affaires de son ami
+qu'il estimait etre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'etre
+saisis par ses parents. En particulier, il etait souvent question dans
+ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame
+qui jouait ses pieces et dont il vantait, sans cesse, les perfections.
+Il l'appelait: Dora.
+
+Un jour, -- ils etaient deja de vieux amis -- au sortir de la salle,
+comme il pleuvait, Laferriere proposa d'emmener Boum dans son
+automobile. En chemin, il lui dit:
+
+- Si nous allions chez Dora?
+
+Boum, sans savoir pourquoi, hesita le quart d'une seconde, puis accepta.
+
+L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arreta familierement devant un
+grand immeuble de la rive gauche, pres du pont de l'Alma.
+
+Au sortir de l'ascenseur, au troisieme, Laferriere ouvrit la porte
+d'entree avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.
+
+- Comment, c'est toi cheri, fit une voix tres douce.
+
+- C'est nous, repondit l'ami de Boum.
+
+Cette reponse excita sans doute la curiosite de la maitresse de ceans,
+elle sortit a leur rencontre precipitamment. Elle avait du entendre
+parler de Boum, parce que tout de suite, sans presentation, elle
+l'accueillit gentiment dans un bon rire:
+
+- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.
+
+Boum, en petit garcon bien eleve, s'inclina et baisa la main qu'elle
+lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.
+
+Quand ils se furent installes dans le petit salon ou elle les avait
+introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit
+a moitie etendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur
+un tapis sombre, une fourrure blanche tres souple et deux gros coussins
+vert-bleu. En verite, elle etait jolie, ses cheveux lui faisaient
+comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents eblouissantes
+riaient d'un rire perle special qui paraissait toujours partir d'une
+scene. Elle faisait une masse de frais a Boum, a la fois amusee,
+flattee et un peu genee par la presence insolite d'un enfant.
+
+Boum repondait poliment a toutes les questions. Toujours tres sobre de
+details sur ses propres affaires, il ecoutait tranquillement tant qu'il
+etait question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui
+parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement
+etonnes.
+
+Cette visite lui semblait toute naturelle, etant donne le serieux de
+son amitie avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait
+ete celui de toutes reunions de trois grandes personnes si ce n'eut ete
+quelques remarques decousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui
+passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulte qu'on devait trouver a
+apprendre par coeur tout un livre".
+
+Laferriere jouissait, amuse par l'etrange de la situation. Evidemment,
+pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa
+maitresse aurait paru enorme, monstrueux; en realite, sa conscience
+honnete et degagee des conventions se refusait a voir le moindre tort
+dans ce rapprochement qui ne faisait de peine a personne. Ces deux
+amis eprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain
+plaisir a se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait
+alterer la serenite de Boum et etre pour lui un changement de ce qu'il
+entendait et voyait familierement tous les jours... alors pourquoi pas,
+surtout que lui-meme l'auteur qui avait vecu tant de reves trouvait
+dans la presence de ces deux etres je ne sais quelle impression de
+consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant
+voulu voir persister longtemps.
+
+Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interroge.
+
+- Comment la trouves-tu? demanda Laferriere.
+
+Tres gentille et tres jolie, apprecia Boum, vous devez bien vous amuser
+avec elle.
+
+Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line negligea
+de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler
+quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de
+convaincre, il savait ne devoir pas etre pris au serieux; alors il
+ecouta sans interrompre comme le lui avait enseigne Miss Anny. Cette
+visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui
+avait ete comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il
+lui disait la verite, qu'il avait en lui une confiance sympathique.
+Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son
+grand-pere peut-etre ou bien parce que simplement il avait souffert des
+hommes, il gardait toujours, vis-a-vis d'eux, une prudence et une
+reserve discrete. En telle maniere qu'a ce moment, quand son ami
+l'avait mis au courant de sa principale preoccupation sentimentale, lui
+n'avait pas encore articule un seul mot de la grande affaire qui etait
+l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononce le nom de
+Line a Laferriere. Apres la visite chez Dora, il prit la resolution de
+tout lui raconter. L'occasion vint.
+
+Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure
+dans l'auto decouverte vers Saint-Germain. Laferriere ayant fait peu
+de temps auparavant la connaissance du pere de Boum, lui avait demande
+pour ce jour-la l'enfant a dejeuner. Maintenant ils allaient au
+rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son cote. A la sortie du
+Bois, apres l'indispensable arret a la barriere, Boum retrouvait
+l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent
+regarde autrefois avec Line. Dans le fond de son ame, il
+s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur
+conversation, des que la voiture repartit, Boum demanda:
+
+- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?
+
+Laferriere repondit une phrase evasive, une de ces explications dont il
+avait le secret et qui n'arretait rien: "on ne bouge pas assez... c'est
+necessaire... je ne veux pas grossir...".
+
+- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ca. Vous ne voulez pas vous
+battre.
+
+- Oh, fit Laferriere, quand je peux eviter, j'aime autant.
+
+- Moi, repliqua gravement Boum, je veux me battre, mais serieusement,
+_a mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment.
+
+L'auteur, se retourna brusquement, visiblement interesse:
+
+- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?
+
+Tres posement, regardant par terre, Boum repondit:
+
+- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-etre le connaissez-vous, c'est
+Monsieur Claude Vauquer de Conflans.
+
+- Conflans, le diplomate? fit Laferriere, c'est un imbecile!
+
+- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait a
+cette appreciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.
+
+- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.
+
+- Voila, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite
+tante, la soeur de ma maman. Nous etions tres, tres bien ensemble,
+tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.
+
+Boum disait ce mot tout bas, tres emu, baissant encore davantage sa
+tete brune. Laferriere sentit le petit drame et n'interrompit pas.
+
+- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus
+encore parce que vous, vous etes grand, et moi je ne suis qu'un petit
+garcon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'etait
+Tante Line...
+
+Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:
+
+- Il me l'a prise...
+
+Emu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps,
+puis demanda:
+
+- Comment te l'a-t-il prise?
+
+- Il l'a epousee, puis ils sont partis.
+
+- C'est sa femme, remarqua Laferriere, elle est bien jolie en effet, je
+l'ai apercue le jour de son mariage.
+
+- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est
+qu'avant de partir, il l'avait changee, tellement. Vous ne l'auriez
+pas reconnue. Avant elle etait douce, elle ecoutait comme vous, nous
+sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon
+grand-pere qui etait parti tout petit en Amerique, elle avait une
+petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apres, quand
+Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermes
+dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui --
+et l'enfant precisait en remuant son index en l'air -- il faisait
+expres, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se
+moquait de moi.
+
+Profondement touche, mais voulant savoir, Laferriere interrogea:
+
+- Mais tu n'as pas parle a ta tante? Tu ne lui as pas demande pourquoi
+elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.
+
+- Souvent, repliqua Boum, j'ai essaye; j'ai dit tout ce que j'ai pu,
+mais quand on est petit, vous savez, on ne vous ecoute pas, et puis, on
+ne sait pas ce qu'il faut dire...
+
+- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...
+
+Et sur cette reflexion, quelques instants passerent sans qu'ils se
+dirent un seul mot. De chaque cote de la voiture, le paysage defilait
+rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir
+la campagne veritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons
+ne se touchaient plus et le fleuve, delivre de ses quais, coulait plus
+librement dans la lumiere crue entre ses berges de prairie.
+
+Laferriere etait bouleverse par le recit de cette tragedie. Les faits,
+en eux-memes, etaient tres simples, en somme, si naturels: le petit
+aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer a tous les ages, qui sait meme
+si a l'age de Boum on n'aimait pas mieux, plus aprement, plus
+exclusivement et plus serieusement aussi? A travers le cortege fane de
+ses propres amours, il cherchait a retrouver le souvenir de ses
+premiers elans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose,
+sa pensee et son coeur... Et pourtant il demeurait desempare devant
+cette detresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses
+et qui gardait encore assez de foi pour aimer eperdument une petite
+femme quelconque "qui jouait ses pieces". Il etait confondu parce que
+de cette histoire tres simple resultait cette situation anormale, parce
+que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation
+sans denouement, une maladie sans remede. Un seul instant, il fut sur
+le point de dire a Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne
+te desole pas, tu verras que la vie peut guerir aussi". Mais, ce meme
+homme qui n'avait pas hesite a mener l'enfant chez une femme un peu a
+cote, se refusa a tenir la petite ame, meme pour la consoler. Il dit
+simplement:
+
+- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?
+
+- Je sais bien, dit le petit tres simplement, mais puisqu'il n'y a pas
+d'autre moyen...
+
+C'etait bien la logique que craignait Laferriere. Sans doute, il
+savait que le projet de Boum ne se realiserait pas, que quelque chose
+viendrait surement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les
+desillusions et toutes les deceptions que cette mise au point
+comportait, firent mal a son egoisme genereux; comme un grand enfant
+qu'il etait lui aussi, il laissa partir l'expression de son depit:
+
+- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconte cette histoire?
+
+Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tres bien la
+difference de l'amour et de l'amitie, repondit tres naturellement aussi:
+
+- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...
+
+- Tu as raison, repliqua Laferriere, assez touche de cette remarque, en
+prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.
+
+Ils avaient fait un petit tour par la foret silencieuse et sombre
+malgre le soleil; ils retournerent vers le restaurant ou Dora les
+attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait
+du se lasser de regarder le decor magique de Paris engourdi a cette
+heure dans une diaphane buee, elle jouait machinalement de sa longue
+main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle
+avait noue ses gants.
+
+- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferriere s'excusa:
+ils avaient cause, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la
+grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:
+
+- Nous voulions te donner le temps d'etre idealement jolie; nous ne
+sommes pas venus une minute trop tot...
+
+Pas fachee, elle le remercia des yeux.
+
+Ils mangerent. Laferriere, preoccupe, parlait peu. Dora lui trouvait
+cet air particulier des jours ou il mijotait une idee de piece. Bonne
+fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait
+
+des frais a Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute a leurs
+pieds, elle l'aidait a retrouver la maison de ses parents, lui
+indiquant les grands reperes de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du
+Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferriere. Le
+petit distrait, tour a tour regardait la ville, regardait la femme et
+jouissait de leur semblable beaute. Il pensait sans aucun sentiment de
+jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires
+sentimentales, celles de ses commensaux s'etaient arrangees. Dora et
+Laferriere s'entendaient bien, ils etaient ensemble, constatait Boum,
+et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui
+gate notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et
+qu'aucune chose ne venait jamais troubler la serenite de leur bonheur.
+Evidemment, Laferriere n'etait plus un petit garcon, et c'est tellement
+plus facile d'etre heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra
+peut-etre ou lui-meme... en attendant, il etait reconnaissant de tout
+son coeur a ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimite
+et de lui faire ainsi respirer l'air de leur felicite.
+
+Quand ils eurent termine, en quittant la table ou ils etaient restes
+assez avant dans l'apres-midi, Dora, debout, interrogea Laferriere, en
+le regardant de tres pres:
+
+- Eh bien, ca se dessine ton idee? As-tu un role pour moi?
+
+En secouant les miettes de son gilet, il repondit pour n'etre entendu
+que par elle:
+
+- Je pense a mieux que le theatre, petit, a la vie, personne ne s'en
+doute, c'est bien plus emouvant...
+
+
+
+
+
+VII
+
+
+A une petite fete intime de la salle, pour la premiere fois, Boum se
+produisait en public. Les spectateurs etaient peu nombreux; il n'y
+avait guere, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de
+representants notoires de la presse sportive, gens fameliques et
+pretentieux. Le jardin avait recu une decoration de petit _14
+juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
+quelques fauteuils et les banquettes rouges etaient sorties. Au fond,
+entre les arbres, devant un maitre d'hotel a favoris, une table nappee
+supportait des sandwichs, des gateaux, des fleurs et une rangee de
+coupes a moitie pleines de tres mauvais Champagne.
+
+Une dizaine de tireurs etaient inscrits et devaient faire assaut "a la
+premiere touche".
+
+Boum etait considere par la salle entiere comme "une fine lame"; il
+l'etait vraiment. Le maitre, qui avait l'intelligence de son art,
+avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il
+voulait faire; et alors, il l'avait pousse, sa jeunesse et sa debilite
+etant un obstacle aux travaux brutaux de l'epee, vers le jeu delicat du
+fleuret. Boum, qui en etait alors a sa deuxieme annee de salle, se
+servait maintenant d'une epee triangulaire et a coquille, comme celle
+des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait
+peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqure
+vers les mains, les genoux ou la tete; a l'encontre, elle tournait
+follement tout le long de la lame adverse, tres rapide dans tous les
+sens, avec des arrets brusques qui etaient des menaces, toujours en
+mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement francaise,
+s'epanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touche.
+
+Il fit, ce jour-la, d'assez jolis assauts, Laferriere qui n'aimait pas
+d'ordinaire ce genre de reunions etait venu pour voir son petit
+camarade. Tout en applaudissant a ses jolis coups, il etait inquiet
+parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce resultat. Le
+corps des chroniqueurs louaient sans reserve: decouvrir un talent
+inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum etait
+joli a voir. Son vetement blanc moulait ses formes gracieuses et
+proportionnees: l'exercice l'avait considerablement renforce et
+assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, a
+l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se deployant dans une attaque
+en un geste large, ou bien modeste apres la victoire, son casque et son
+epee dans la main gauche, la tete un peu basse venant remercier
+l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chetif et mal
+pousse qu'il avait ete apres sa maladie. Il etait presque alors un de
+ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un
+secret desir:
+
+- Il est gentil.
+
+Apres qu'il eut fait sept assauts, le maitre le proclama quatrieme avec
+trois touches, ce qui constituait, eu egard surtout a la qualite des
+autres tireurs, un assez joli succes.
+
+Laferriere et lui ne resterent pas apres la seance. Ils remonterent un
+instant a pied le boulevard.
+
+Comme a l'habitude, ils causerent. Laferriere avait raconte a Boum,
+quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine piece. Maintenant il
+le mettait au courant des modifications projetees. Boum etait partisan
+des denouements heureux. Il se passionnait en general pour les
+peripeties de ces personnages de reve qui lui etaient devenus
+familiers; il les considerait comme des etres vivants qu'il aimait. Ce
+jour-la, il parlait peu. Laferriere, qui se rendait parfaitement
+compte de l'etat d'ame de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en
+apercevoir.
+
+Quand ils furent arrives devant l'hotel de la rue Pergolese, Boum
+tendit sa main:
+
+- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de
+vous. Nous allons a la campagne pour trois semaines... C'est la que
+ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai...
+Apres, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.
+
+Dans un demi-sourire, Laferriere repondit:
+
+- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce
+pas?
+
+- Je le sais, dit Boum en le regardant serieusement. Au revoir.
+
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Dans son cabinet de travail, grande piece encombree, assombrie par les
+tentures et les cuirs de Cordoue malgre la grande baie vitree qui
+donnait sur le parc de la Muette, Laferriere, assis a sa table, venait
+de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres etait, pour sa
+nature heureuse, une heure benie. Un grand nombre d'inconnus lui
+ecrivaient. Il goutait une volupte particuliere... a l'ouverture
+brusque de cette porte sur l'intimite du monde exterieur. Des femmes
+lui faisaient des declarations passionnees, des amis sinceres lui
+donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la maniere d'acheter
+du vin, d'ecrire des pieces, de placer sa fortune, de combattre
+l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apres avoir melange
+les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son
+domestique qui, habitue a cette fantaisie, s'en acquittait maintenant
+avec un grand serieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre,
+d'un bout a l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le
+derangeat.
+
+Ce matin, contrairement a l'usage, le domestique revint:
+
+- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.
+
+- De si bon matin? fit Laferriere. Qu'il monte.
+
+Il pensa que ce devait etre pour l'importante histoire du duel, et
+cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apres tout,
+mettre fin a cette plaisanterie.
+
+Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit,
+qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonne?
+
+Boum fit une entree inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il
+courut vers Laferriere, tomba assis par terre devant lui, et calinement
+mettant sa tete sur les genoux de son ami, il se mit a sangloter sans
+pouvoir dire un seul mot.
+
+Laferriere, emu, ne savait que dire.
+
+- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as...
+dis-moi... explique.
+
+L'enfant pleurait toujours. L'homme, desole par ce chagrin, finit par
+grossir la voix et dire presque rudement:
+- Assez, Boum, je te defends de pleurer ainsi.
+
+L'effet de ce changement de ton opera. Boum n'etait pas habitue a
+s'entendre parler ainsi par celui qui etait le confident de son coeur.
+Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.
+
+Laferriere en profita pour le relever. Il l'entraina vers un divan un
+peu sureleve auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air
+de trone. Il forca l'enfant a s'asseoir pres de lui.
+
+Boum, parla longuement.
+
+Il etait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu
+pendant dix longues journees qu'Elle revint. Elle etait revenue.
+
+-... Mais, fit-il, elle est toute changee... d'abord elle n'est plus du
+tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle
+rit tout le temps de moi, ne m'a meme jamais parle seul une fois. Elle
+est aussi severe pour moi que M. Claude et reproche a maman de ne pas
+bien m'elever. Elle m'a dit, parce que j'ai regarde dans un paquet
+qu'on apportait, que j'etais curieux comme une vieille chouette --
+c'etait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour
+ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande,
+elle s'occupe toute la journee de petits bonnets, de petites robes, et
+de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a
+toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais a
+la poupee, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ca, je me
+suis apercu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis
+tres malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.
+
+Et il se remit a pleurer doucement.
+
+- C'est pour ca, fit Laferriere, que tu pleures! mais mon pauvre Boum,
+ces choses-la arrivent tous les jours.
+
+- C'est cependant malheureux, repliqua Boum.
+
+- Voyons, voyons... fil Laferriere... tu etais separe d'une femme que
+tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours
+separe, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te rejouir.
+
+- Peut-etre! fit le petit, plus navre de n'etre pas compris.
+
+Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:
+
+- Cependant je suis triste... tres triste.
+
+- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lanca Laferriere... tu n'es pas
+raisonnable.
+
+- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus
+du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ca m'est egal. Voyez,
+a present si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec
+moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux
+plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis
+bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais...
+comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer.
+
+Et pour rendre sa pensee, le petit agitait ses deux mains devant son
+ami en le regardant de ses yeux mouilles.
+
+- Boum, fit Laferriere, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse.
+ Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es
+trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans
+comprendre. Ne pense plus a Tante Line. Vis des joies de ton age, je
+t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie,
+cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que
+tu n'as pas trouve. Sache attendre. Je t'assure, c'est bete de
+souffrir. Regarde par la fenetre, c'est le matin, peut-etre
+aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus
+chaud, il y aurait plus de lumiere dans les arbres, par terre les
+ombres seraient plus noires... et pourtant notre desir commun ne change
+rien, le matin reste le matin. C'est deja beaucoup, crois-moi, de
+savoir que midi viendra.
+
+Boum ecoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais
+trouvant quand meme aux paroles qu'il entendait comme une sorte de
+vertu bienfaisante.
+
+Encourage, Laferriere continuait:
+
+- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.
+
+Boum fit signe que non.
+
+- Si, reprit l'homme, quand tu es tombe sur te genoux, tu t'es ecorche.
+ C'etait un mauvais moment, tu as du pleurer certainement. Cependant
+le mal a passe, ton genou s'est gueri. Regarde, on ne voit plus rien
+du tout.
+
+Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.
+
+- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guerir
+maintenant.
+
+- Tu crois, repondit Laferriere... En effet, on croit, et puis, un
+jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je
+ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.
+
+Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore la un mystere.
+Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tete entre ses deux mains,
+essaya de comprendre. Laferriere le laissa mediter. Mais Boum renonca
+vite a chercher:
+
+- Peut-etre, fit-il brusquement d'un air detache, vous avez raison. Je
+ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici la, j'en veux a tous ceux
+qui m'ont fait mal. (Et pour la premiere fois, sa figure d'enfant
+devenait mauvaise.) Je m'appliquerai a vivre seul, sans regarder
+personne. Je reconnais maintenant, que j'etais sot de vouloir me
+battre en duel. Ce n'est decidement pas la maniere. Plus tard, je ne
+sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...
+
+Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui
+tendant une main froide et en disant a celui qui lui avait parle avec
+tout son coeur un "merci quand meme", desabuse et rageur, dont
+Laferriere resta meduse. Sa figure d'enfant avait eu soudain une
+expression de cruaute mechante. A voir ce Boum, qui avait toujours ete
+si tendre, si bon, on eut dit a cet instant une petite bete feroce qui
+aurait eu un sens humain de la cruaute.
+
+
+
+
+
+IX
+
+
+Des annees passerent. Boum, suivant a la lettre les conseils de son
+vieil ami, l'avait completement delaisse. Cancre dans ses diverses
+classes, il avait vecu des annees de college au milieu de ses
+condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une
+seule amitie. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les
+maitres le tenaient pour un mauvais eleve. Assez intelligent, il avait
+un dedain souverain pour l'effort et meprisait les resultats naifs
+auxquels aspiraient ceux de son age. Il etait d'un egoisme parfait.
+Il savait devoir etre riche. Il affectait en toute circonstance, un
+scepticisme deplace et passablement agacant. C'est ainsi qu'il
+atteignit l'age d'homme.
+
+Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars.
+Grand, bien decoupe par l'entrainement a tous les sports, il est
+elegant dans ses gestes, mais son visage completement rase a deja dans
+le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blase
+et de vieux.
+
+Boum s'est amuse. Malheureusement, a cause de son argent, il n'a pas
+recu de sa vie dissipee l'education derniere qu'en recoivent les jeunes
+hommes qui sont obliges de s'imposer par un quelconque merite. Il
+n'eut jamais besoin d'etre fin, d'etre delicat, d'etre amusant meme;
+ses moindres gestes, meme ceux du plus mauvais gout, recevaient
+toujours les approbations louangeuses du monde interesse dans lequel il
+evoluait. Au contraire, il avait acquis la reputation d'un etre
+superieurement habile, d'un malin a qui "on ne la fait pas".
+
+
+Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une
+croisiere. Le voyage avait dure deux mois et, par suite de sa
+situation de fortune et de ses qualites physiques, il avait ete le
+"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre cote de
+l'Atlantique, "les belles de la cite".
+
+A bord, il avait rencontre une petite jeune fille tres douce et tres
+blonde. Il s'en etait amuse comme de toutes les femmes. Mais la
+petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Mediterranee,
+en rade des iles grecques, elle etait venue le retrouver devant la
+porte de sa cabine, a l'arriere du bateau. Tout le monde etait couche.
+ Le decor etait magique, c'etait partout comme une symphonie magnifique
+de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les iles bleu
+sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur
+laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La
+jeune fille etait belle, roulee dans sa cape blanche. Elle se tenait
+presque droite sur un fauteuil de pont. Boum etait vautre sur un
+paquet de cordages. Ils parlerent longtemps. A la fin, elle lui avait
+dit:
+
+- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous etes
+mechant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps
+et je vous aime. Sans vous, la vie me parait inutile... Je n'ai pas
+besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je
+serai si tendre, si effacee, petit a petit vous verrez... Je vous
+assure que je vous aime eperdument.
+
+En entendant ces paroles, Boum etait parti d'un grand eclat de rire.
+Et la jeune fille l'avait quitte en pleurant.
+
+Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir
+exprimer sa tendresse, un apres-midi, au polo, Boum fit la joie de son
+entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui ecrivait:
+
+... J'ai essaye, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maitresse si
+vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.
+
+On avait beaucoup ri.
+
+Il y avait longtemps que Boum etait devenu un mufle, parce que, depuis
+longtemps, il ne croyait plus a l'amour.
+
+
+
+
+Table des matieres
+
+Plutarque.
+La carriere d'Arsay-Lancourt.
+La saisie.
+Boum.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
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+Produced by W. Debeuf
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+works. See paragraph 1.E below.
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
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+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
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+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
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+Literary Archive Foundation
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+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
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+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
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+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
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+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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+This eBook, including all associated images, markup, improvements,
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+the "Copyright How-To" at https://www.gutenberg.org.
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+this eBook outside of the United States should confirm copyright
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+The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
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+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Histoires grises
+
+Author: E. Edouard Tavernier
+
+Release Date: June, 2004 [EBook #5892]
+[This file was first posted on September 18, 2002]
+[Most recently updated December 29, 2002]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
+
+
+This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net, Project Gutenberg
+volunteer.
+
+
+
+
+
+Histoires grises.
+
+By E. Edouard Tavernier.
+
+
+
+
+
+HISTOIRES GRISES
+
+
+
+
+Plutarque.
+
+
+_L'honneur est une ile escarpee et sans bords, ou l'on ne peut plus
+rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._
+
+(_Meditations sur Boileau_)
+
+
+I.
+
+
+Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait ete donne un soir chez un
+marchand de vins, a cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en
+temps et qu'il avait ramasse a la porte d'un lycee. On connaissait
+l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'etait son nom
+maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait a tout.
+
+La journee qui pour lui s'etait annoncee normale, c'est-a-dire ni bonne
+ni mauvaise, avait particulierement bien fini. Il s'etait mis a
+pleuvoir des arrosoirs, et en depit de l'opinion courante, la pluie
+n'est pas une chose desagreable; grace a l'eau d'en haut, les trottoirs
+ne sont pas encombres, les promeneurs et les sergents de ville ne
+manifestent pas un interet particulier a ce que peuvent faire les
+gueux; ceux-ci ont meme le loisir de s'arreter, dans leur promenade --
+ce qui est deja bien -- sous une porte ou sous la tente d'un cafe --
+ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent
+nait la possibilite de rendre quelques services; les obliges ne
+s'attardent pas en general a compter leur billon.
+
+En passant place de la Republique, devant un petit hotel, Plutarque eut
+le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme
+heureux, c'est-a-dire un ventre assez gros, barre d'une chaine de
+montre en or, juche sur deux jambes gainees dans un pantalon soigne
+finissant en souliers a guetres blanches, le tout surmonte d'une bonne
+figure sous un chapeau melon nullement use. Ne voulant sans doute pas
+ternir la joie de son ame ou tacher ses guetres, l'homme heureux avait
+hele Plutarque pour un taxi. Peu de temps apres, Plutarque arrivait
+dans un virage savant, a grande allure, debout sur le marchepied, les
+mains cramponnees a la poignee. Avant de laisser refermer la portiere,
+l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que
+Plutarque tendait poliment.
+
+Cet homme etait evidemment disproportionne, aussi bien avec le service
+rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demande au
+conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses
+recherches avaient ete laborieuses. Quant au client, il avait l'air a
+son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas etre un abonne de
+l'Opera. Seulement, quand on est content...
+
+Plutarque examina les pieces sous le reverbere, essaya de les rayer
+l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les
+deux epreuves ayant ete satisfaisantes, il les glissa dans la poche
+gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il
+les retint dans sa main qu'il ne retira pas.
+
+Evidemment, le probleme changeait. La solution du manger et du dormir,
+quand on n'a pas le sou, est completement differente de celle qu'on
+peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail
+inconscient de la journee tendant a la preparation de la nuit devenait
+superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement,
+d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons
+delaves qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les
+patronages, mais des choses qu'on mache et qui resistent juste ce qu'il
+faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensee seule de ce mets
+amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin
+rouge et... bonheur supreme, coucherait seul. Cette derniere
+perspective le ravissait delicieusement: une chambre a soi, avec une
+place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien
+voir, ne rien entendre, pouvoir etre avec soi, comme dans la ballade,
+mais couche. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est
+bien a cela qu'on se fait le moins.
+
+Il marchait, chiquant ces idees dans sa tete, sans remarquer qu'il
+s'eloignait terriblement du marchand de vins et de l'hotel garni qu'il
+s'etait fixe. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait
+definitivement colle ses vetements sur sa peau. Ses souliers
+beuglaient et giclaient si regulierement dans sa marche, que leur
+chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le
+battement d'un moteur. D'une porte d'usine ou elles attendaient, deux
+filles haut retroussees l'apostropherent:
+
+- Il a de quoi barboter! dit l'une.
+
+L'autre commenta:
+
+- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.
+
+Plutarque, dans un sourire, sans s'arreter, salua; son geste dut etre
+un peu trop courtois puisque les femmes decontenancees ne trouverent
+rien a ajouter.
+
+Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant
+souvent marche sans but, dans la ville; sans savoir du tout ou il
+etait, il prit a gauche une petite rue deserte et mal pavee. Le
+trottoir defonce brillait par places sous les becs de gaz tremblotants.
+ Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide etaient
+ranges sur les cotes; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la
+lune. Plutarque parcourut de la meme allure d'autres rues semblables;
+il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne
+trouvait pas qu'il eut encore assez faim.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le souper fut quelconque. Arrive tard, Plutarque, ne trouvant plus
+rien de pret, avait ete oblige de se rabattre sur une _croute garnier_
+que la tenanciere composa sur le champ et rechauffa pour lui. La pate
+etait detrempee et la sauce avait un gout auquel il fallait s'habituer.
+ Le debit etait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin
+en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz
+dont le manchon reniflait par intervalles reguliers comme un enrhume,
+pendant que montait et tombait la lumiere.
+
+Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'etait la
+pensee de la chambre qui le hantait. L'hotel vers lequel il marchait
+n'avait pas de nom. C'etait un immeuble long et bas, a un etage
+seulement, une etrange vieille maison qu'on ne reparait plus, du temps
+ou le quartier Caulaincourt etait de la peripherie, vieille bicoque,
+que seule la speculation tenait encore debout sur ce terrain cher.
+Au-dessus de la porte etroite s'etendait un grand bras de fer ou
+s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassee on pouvait
+deviner le mot _Hotel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et
+monta quelques marches d'escalier jusqu'a la loge puante ou le menage
+patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, devisagea son
+client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant percu la
+taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:
+
+- La quatrieme a gauche en entrant.
+
+Plutarque eprouvait une sensation de bien-etre en refermant la porte.
+Des murs! plus d'espace commun a tous; pouvoir etendre son etre,
+renferme d'habitude en lui-meme, jusqu'a la limite d'une chambre si
+petite qu'elle fut. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans
+risquer aucun geste, aucune remarque, aucune reflexion. De joie, il
+etira ses bras et cracha par terre, puis il s'etendit sur le vague
+sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint eveille
+pour jouir de sa joie.
+
+Il se rappelait qu'il avait deja passe deux nuits dans une chambre
+semblable de cet hotel, un an ou dix-huit mois avant, il n'etait plus
+absolument sur. Ses apprehensions d'alors lui revenaient. C'etait a
+l'epoque descendante de sa carriere: il avait trouve, cette premiere
+fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le
+mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits
+assourdis que l'on percevait a travers l'epaisse cloison. Aujourd'hui
+il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient
+beaucoup de chance d'etre de meme nature que ceux jadis entendus; une
+autre generation de memes insectes s'appretait a le travailler; les
+vieux relents tout au plus augmentes de puanteurs nouvelles flottaient
+entre les murs, et cependant il etait bien maintenant, n'avait nulle
+crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativite.
+
+Sa memoire n'avait rien oublie, et pourtant quel chemin il avait fait!
+Ce soir, parce qu'il etait heureux, le passe triste lui revenait. Il
+le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les memes
+dispositions ou il avait recu la pluie de tout a l'heure. Il se
+revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite
+maison d'Angers ou il etait ne, et il se reconnaissait: ce n'etait pas
+un autre, c'etait bien lui. Il suivait parfaitement la continuite, la
+vie de famille ordonnee, ou l'on economisait en vivant bien; le college
+ou il etait parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les
+femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir depense dans une
+fete l'argent d'un examen. Tout de meme, quelle mentalite on peut
+avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles
+peccadilles avec des chatiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et
+sans amertume pensa: Cretins!
+
+Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austere de son pere,
+conservateur des hypotheques.
+
+'Je te dispense desormais de rentrer a la maison" furent les derniers
+mots de la derniere lettre qu'il avait recue.
+
+Apres, la degringolade etait venue rapidement. Quelques mois de vie a
+credit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce
+qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un
+Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi,
+c'est-a-dire tres peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas,
+on use tellement. Apres on a faim. Un beau jour on ouvre les
+portieres, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se
+presente. Alors, c'est invraisemblable, ca ne change plus. A tout
+prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie
+comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes
+les vies, il y a de bons et de mauvais moments.
+
+Pendant qu'il laissait passer ses reflexions, sa porte s'ouvrit
+doucement et soudain la lumiere de la chambre s'augmenta de la lueur
+d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'age moyen, assez bien
+vetu, qui s'excusa :
+
+- Pardon.
+
+Plutarque fut contrarie. Il avait paye, ce n'etait pas pour qu'on
+vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitue a ne pas gaspiller
+l'heure bonne en recriminations, il ne se laissa point pourtant
+absorber par ce petit inconvenient, et ne perdit pas une minute a se
+demander ce que cet homme bien habille pouvait venir faire dans cet
+hotel. Il lui interessait peu de savoir si son visiteur commencait la
+phrase descendante par laquelle lui-meme avait passe, si c'etait un
+policier ou un detraque vicieux a la recherche d'une combinaison
+extraordinaire. Dans son monde a lui, comme on ne s'etonne plus, on ne
+s'occupe guere des affaires des autres: les siennes suffisent.
+
+La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique
+et sadique satisfaction de sentir qu'on est a l'abri soi-meme pendant
+que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un
+moment des tranchees agacantes lui tenaillaient le ventre, de plus en
+plus lancinantes. Il pensa que c'etait la _croute garnier_ ou au moins
+la sauce qui faisait des difficultes pour passer. Comme il n'y a rien
+de tel pour digerer que le sommeil, il souffla sa chandelle et
+s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il etait accoutume par les
+necessites de ses nuits non tranquilles.
+
+Sa penible digestion le reveilla. Il faisait encore noire dans la
+chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma
+sa bougie; comme decidement ca n'allait pas dans cette atmosphere
+etouffee, il eprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le
+couloir obscur. Presse, son pied buta dans quelque chose et il
+s'allongea sur un corps couche la; sa figure toucha une figure et a la
+lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui
+avait ouvert sa porte. Le visage etait congestionne, les yeux vicieux
+gonfles; sur la bouche s'etait figee une fraise de sang. Plutarque fit
+un retablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre
+hesitation, feutrant son pas, a croire qu'il foulait de la mousse, il
+marcha vers la porte, cria:
+
+- Cordon...
+
+et sortit.
+
+Dehors, il ne se hata pas, tourna a tous les carrefours rencontres,
+decide a aller loin, tres loin dans le quartier qu'il se rappellerait
+en route avoir le moins frequente. C'etait a peine si son coeur
+battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre.
+
+L'homme etait-il mort ou vivant dans le couloir de l'hotel? C'etait
+encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans
+l'affaire, le cueillir lui-meme? C'etait bien le motif qui l'avait
+fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'etait oui ou non. Il fallait se
+donner toutes les chances. Apres tout, en dehors des formalites, des
+discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant
+les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des
+inconvenients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de
+plus on est nourri, somme toute... et loge.
+
+
+
+
+III
+
+Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'etait la qu'il
+avait pense elire domicile, parce que quand on est gueux, a la
+difference des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une
+rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait
+de s'ouvrir, il avait presque pris cette decision, assis devant un vin
+blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade a lui, du
+temps ou il etait etudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'etait
+etabli cremier dans ce quartier, apres un mariage assez drole avec
+Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-la avait herite
+cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie,
+avait exige l'abandon des carrieres liberales, en telle sorte que son
+epoux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas
+idee de l'endroit ou se trouvent la boutique, il avait appris seulement
+que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux
+jumelles. Cette possibilite de les rencontrer etait encore trop pour
+lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit
+aussitot de ce pas lent, cadence et rasant le sol qu'ont tous les
+chemineaux du monde.
+
+Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi
+les bords de la Seine. Une vague buee flottait sur le fleuve qui
+sentait la maree. Le froid du premier matin pincait. Plutarque se
+promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la
+porte du marche. Les boutiques etaient deja installees. Les carottes,
+les choux, les salades et les petites bottes de radis etaient bien
+ranges dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la
+boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des
+fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande
+quantite, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses
+et les marchands parlaient doucement, etaient serieux; on sentait toute
+la gravite de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de
+travailleurs.
+
+Comme Plutarque etait en train de considerer un chapelet de saucisses,
+se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au detail,
+il s'entendit appeler:
+
+"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..."
+
+C'etait une grosse cuisiniere deja vieille, une large figure epaisse et
+resignee. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres
+vides dans une main. Plutarque la debarrassa du tout et la suivit a
+travers les petites allees, pendant qu'elle tatait, marchandait et
+quelquefois achetait. Son marche dura bien une heure. Plutarque
+s'etonnait qu'on put avoir besoin de tant, meme dans une grosse maison.
+ Il en avait bientot plein sa charge et avait du enlever sa ceinture
+pour tenir deux fardeaux dans une main.
+
+- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.
+
+Et elle le dirigea non loin de la vers le centre de la place d'ou
+partait le tramway.
+
+En marchant, elle se plaignait du prix des choses.
+
+- Et encore vous avez vu la premiere marchande, commentait-elle,
+voulait me les faire vingt-cinq sous!
+
+Plutarque avait appris a se mettre dans la peau des roles; il repondit:
+
+- Ne m'en parlez pas, c'est une misere, on ne sait plus, on ne sait
+plus... et on a bien du mal.
+
+La femme aima cette humilite approbative; elle aima la prevenance de
+son porteur parce que, de lui-meme, il avait offert d'attendre le
+tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-etre elle
+lui donna un franc.
+
+Quand le vehicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
+l'imperiale la femme lui cria:
+
+- "Si vous etes la, demain...
+
+La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-la,
+Plutarque avait fait la comedie de circonstance: comme il jouait le
+sans-travail assasin aux Champs-Elysees quand la nuit venait, ou le
+pieux mendiant a la porte des eglises et la gouape le matin a la sortie
+des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les
+derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis,
+quand, au bout de l'avenue, le tramway n'etait plus qu'une miniature
+semblable a un jouet d'enfant, il restait a arpenter le refuge.
+
+Tant de temps s'etait passe qu'on ne lui avait pas dit "a demain".
+Cette idee qu'on accrochait sa vie du jour a celle qui viendrait,
+l'etonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'etait pas rendu
+compte de l'instabilite de ses occupations finit par l'amuser. Il en
+sourit pendant qu'il marchait.
+
+La journee etait belle, il poussa une pointe jusqu'a l'entree du Bois;
+derriere un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil
+avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la
+casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.
+
+Dans l'apres-midi, a la sortie des courses, il fit quatre francs. Le
+soir il s'offrit un bon petit diner et trouva non loin du marche une
+chambre ou pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit
+avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait
+decidement pas assez reussi. Il se leva le dernier au matin, proposa
+au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut
+acceptee; on lui rendit deux sous et de la consideration.
+
+Au marche il penetra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit a la
+boutique de la boucherie par ou la cuisiniere lui avait dit debuter.
+Il n'attendit pas. Elle le reconnut a peine, mais n'hesita pas a lui
+confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des
+etalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se
+contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme
+quand elle se plaignait qu'on l'ecorchait. En route pour le tramway,
+ils echangerent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle
+servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit
+personnes a table, que les pensionnaires etaient de familles riches et
+beaucoup d'autres details lesquels, en depit de tout l'interet qu'il
+montrait, etaient completement indifferents a Plutarque. Sur le
+refuge, elle eut une remarque desagreable:
+
+- Je vous ai donne un franc hier; c'etait la premiere fois, mais c'est
+beaucoup.
+
+- Je sais bien, repondit-il, c'est beaucoup de bonte de votre part;
+tout de meme, si ca ne vous faisait pas defaut a vous, on a tant de
+difficultes...
+
+La femme redonna vingt sous, ce qui creait la fixite du tarif. Il fit
+encore passer les paniers sur la voiture apres avoir recu son prix, ce
+qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il
+enleva comme la veille sa casquette au moment du depart et entendit une
+commere sur la plateforme qui soulignait son geste:
+
+- Eh bien, Madame, j'espere que vous avez un porteur poli, c'est si
+rare aujourd'hui.
+
+Cette remarque etant un hommage indirect a la facon dont la
+bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier
+encore:
+
+- A demain.
+
+Cette fois Plutarque reprima une veritable envie de rire. Ah! mais
+c'etait un metier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut
+bien qu'elles mangent les demoiselles -- il etait embauche. Le soir,
+il retourna souper dans la meme maison, chez un marchand de bois dont
+la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le meme hotel, et
+commenca une vie toute differente de celle qu'il trainait auparavant.
+
+Les jours qui suivirent ameliorent encore sa situation. Il avait
+bientot acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivee le
+tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquerait des prix. Les
+marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisiniere, en
+arrivant, ecoutait son rapport; meme quelquefois lui laissait de
+petites sommes pour profiter des premieres occasions le lendemain. Il
+s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne
+majorant les prix que dans une proportion tres modeste, tres admise,
+sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire.
+
+Il s'etait debrouille aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la
+nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi
+on lui donnait pour rien, a la fermeture de l'etablissement, un repas,
+c'est-a-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent
+un verre de vin. A l'hotel, il balayait et arrosait tout le second
+etage reserve aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service
+etait remunere par le droit de coucher dans un lit veritable, dans la
+chambre a deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart
+du temps; sa compagne apportant une regularite surprenante dans
+l'irregularite d'une conduite agitee, decouchait presque toutes les
+nuits. Rapidement il etait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il
+montait se coucher aussitot son souper mange et son travail fini. Sa
+chambre etait l'objet de soins minutieux, toujours balayee et arrosee,
+meme les affaires de sa compagne etaient mises en place par lui --
+c'etait le seul moyen de n'en pas etre encombre --. La cuvette de zinc
+avait ete garnie de bouts de corde dechiquetes, en telle sorte qu'elle
+pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit,
+avait recu des charnieres et un cadenas: c'etaient "ses affaires".
+Pour le moment elle ne contenait guere que des aiguilles, du fil et un
+bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et
+emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis
+sur son lit il denouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui
+renfermait sa fortune. Ses economies augmentaient, il s'etait impose
+de ne depenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins
+son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas
+de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas
+grand chose -- son gain regulier s'amassait.
+
+La pensee lui venait d'acheter des vetements. Plusieurs courses chez
+les fripiers des environs lui donnaient une idee exacte du prix des
+choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les
+siens les pieces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne,
+en lambeaux et moisie par place, aurait gagne a avoir une rechange
+permettant un lavage et une reparation; enfin, une casquette. Ce
+troisieme desir surtout l'obsedait.
+
+Il n'aurait ose l'avouer a personne, il ne s'agissait pas d'une
+casquette ordinaire, celle qu'il avait etant assez bonne d'ailleurs,
+mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue a la
+devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une
+calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, etait brode, en
+lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffe de la sorte, il
+lui semblait que sa situation serait definitivement assise, que les
+pourboires seraient forcement plus gros, qu'on le reconnaitrait dans la
+rue et qu'il se constituerait une clientele attiree. Le marchand en
+demandait douze francs, c'etait beaucoup.
+
+Le soir, apres avoir fait ses comptes, sitot qu'il etait dans sa
+couverture, il y pensait. Finalement, hesitant, il n'achetait rien; il
+se contentait pendant le jour, apres le dejeuner, de reparer les trous
+nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait
+peniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant a
+ses premiers travaux d'ecriture.
+
+Tout de meme, quand il regardait en arriere, quels changements dans sa
+vie d'avant. Maintenant ses jours passaient reguliers, tous pareils,
+sans imprevu et sans inquietude. A table, en s'asseyant, il lui
+arrivait d'avoir bon appetit, mais il ne retrouvait plus jamais la
+desagreable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui etait
+familiere, de plus en plus tenace, avec cette crampe particuliere
+qu'elle declanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer a
+mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les
+premieres bouchees qu'on mange apres avoir eu faim, bouchees qui sont
+sans gout et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de
+corps etrangers ne se desagregeant pas.
+
+Tout cela etait loin, tres loin meme; une remarque du marchand de vins
+chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commercant
+avait dit a sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui
+devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme
+Plutarque"...
+
+Ces mots l'avaient frappe! Ils etaient comme la coupure entre sa vie
+vagabonde et sa vie de maintenant. Desormais son changement etait
+sorti de ses considerations sur lui-meme; les autres aussi le
+constataient. Ce fait donnait a sa situation presente une consecration
+et impliquait en meme temps pour elle une duree, un etablissement,
+comme un vague but atteint qui l'etonnait.
+
+La destinee des etres est une fantaisie, pensait-il, c'etait pour en
+arriver la qu'il avait fait ce chemin long, accidente, fou surtout;
+qu'il avait vecu toutes ses heures incertaines avec, si souvent,
+l'attente de la catastrophe imminente et definitive. Il se rappelait
+les conseils d'un vieil ami de son pere:
+
+- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_
+
+Ces gens etablis sont a mourir de rire; ce a quoi on est appele, est-ce
+qu'on peut le savoir jamais, avant d'etre arrive? Comme si ce n'etait
+pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire
+encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivieres, on voit
+flotter des petits debris de bois; il en est qui filent tout droit,
+d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arretent sur les
+bords, d'autres vont au fond apres avoir ou n'avoir pas tourne sur
+eux-memes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi,
+et voila tout. Somme toute, son existence passee aboutissait a faire
+de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier
+ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait a peine traverse deux
+fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner
+autrement, sans meme chercher plus loin que cette fameuse nuit ou il
+s'etait paye une chambre pour lui tout seul, a l'hotel de la rue
+Caulaincourt, et ou l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassine
+l'homme qui gisait dans le couloir.
+
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il etait arrive ce matin de bonne heure au marche. La veille, la
+cuisiniere lui avait remis vingt francs pour les achats de legumes
+qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'etait vraiment tot,
+les marchandises n'etant pas deballees et les prix pas encore fixes.
+L'agent de police de service devant la porte avait ete change; sans
+attacher a ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa,
+rebroussa chemin et flana un moment sur le trottoir.
+
+Ce manege dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville
+qui le devisagea d'une facon inquiete et a laquelle le vagabond,
+maintenant range, n'etait plus habitue.
+
+La sirene d'une usine mugit, il etait six heures. Un peu gene,
+Plutarque voulut entrer.
+
+- Qu'est-ce que tu vas chercher la, toi, fit l'agent.
+
+- Je viens acheter, M'sieur l'agent, repondit Plutarque.
+
+- C'est bon, c'est bon, on la connait va; allez, allez, decanille.
+
+Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-meme.
+
+Plutarque revint vers lui, tres humble.
+
+- Monsieur, j'achete pour quelqu'un.
+
+- Ca suffit, dit le fonctionnaire, en elevant la voix.
+
+Plutarque n'insista pas, entrevoyant des desagrements et vint s'appuyer
+sur un reverbere, decide a attendre la cuisiniere qui le ferait bien
+entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugee provocante par
+l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-la croient? Le representant
+de l'ordre vint a lui, le pinca cruellement au bras, en lui disant
+presque a voix basse:
+
+- Il faut circuler.
+
+Peut-etre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore,
+deux larmes piquerent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de
+la place attendre la bonne a la descente; il avait de l'argent a elle,
+il fallait qu'il la rencontrat.
+
+Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni
+dans la rue, ni a l'arrivee. Il attendit des heures durant tous les
+tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs
+descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de
+n'avoir pas regarde suffisamment bien la sortie des premieres voitures.
+ Puis la certitude vint que la cuisiniere etait deja au marche et qu'il
+l'avait manquee. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit
+poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquiere qu'il
+connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avanca vers elle et
+s'appretait a lui donner des explications. Des qu'elle l'apercut, elle
+se repandit en invectives et en reproches:
+
+- Vous m'avez vole mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...
+
+Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La
+femme reprit avidement son bien, en lui disant:
+
+- Que je ne vous revoie plus.
+
+Doucement, il l'accompagna quand meme jusqu'a la voiture, aida
+l'enfant qui n'etait pas assez grand pour passer les paquets, se
+decouvrit au moment du depart, mais ne recut que ce seul merci:
+
+- Hypocrite!
+
+L'amertume vint en lui, mais trop pres encore de son epoque vagabonde,
+elle venait sans revolte, sans haine. La temperature n'est pas
+toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir a
+quelqu'un?
+
+Assez tard dans la matinee, a force de raisonnement, il se reprit, se
+remonta:
+
+- C'etait trop bete. Il y avait une explication a donner. Les choses
+n'en pouvaient pas rester la. Et puis, en somme, le franc de la
+cuisiniere comptait peu dans ses ressources. C'etait sa situation chez
+le marchand de vin et a l'hotel qui l'asseyait. Il entrevoyait deja la
+possibilite de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il
+pouvait prendre la place de la bonne dont on etait mediocrement
+satisfait.
+
+Il pensa a toutes ces solutions et alla dans l'apres-midi, s'acheter la
+casquette.
+
+Il eut un succes fou en entrant au debit, et la soiree fut tres gaie
+dans la petite salle de la buvette.
+
+Plutarque, a cause de son histoire avec l'agent et a cause de sa
+casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la
+patronne et quelques habitues le congratulaient et jugeaient severement
+l'autorite.
+
+- "Tout ca, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes.
+
+Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque a cause de son
+idee de couvre-chef...
+
+- "Voila un garcon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins
+autrement pressants; et bien non, il n'a pense qu'a son affaire. En
+faisant ainsi, il connait son monde".
+
+Et comme les histoires des autres ne vous interessent que par ce
+qu'elles ont de commun avec les notres, il concluait en s'adressant a
+sa femme:
+
+- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte a faire
+peindre la devanture qu'a acheter les banquettes et l'armoire".
+
+On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournee,
+mais refuserent celle que proposait Plutarque, en raison de ses
+malheurs et de la depense enorme de sa journee. De toute la chaleur
+des alcools absorbes, on se serra les mains en se quittant.
+
+Cette reunion, cet entourage, ces amities auraient du lui donner
+confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'etait qu'un pur
+accident. Cependant, il n'etait pas tranquille en se couchant; le
+charme se rompit des qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur
+que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maitresse qu'on sent
+vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver a dormir.
+
+Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller
+au marche. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire
+une scene devant tout le monde? Il etait perplexe, mais toute son
+apprehension s'evanouit quand il eut regarde sa tete sous la
+resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur.
+Il irait, c'etait son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver a
+redire? Il discutait avec lui-meme. Il pactisa enfin: il attendrait
+que le marche battit son plein; dans les allees et venues, on ne le
+reconnaitrait surement pas, surtout coiffe de la sorte. Et, pour se le
+prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille
+casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un
+apercu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulee
+deformait les lignes en mouvement.
+
+Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pates de maisons
+et finit enfin par se lancer de l'autre cote de la rue, a un moment ou
+l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude
+qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui
+donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez
+sur lui:
+
+- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier.
+Tu as un batt'chapeau aujourd'hui.
+
+Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:
+
+- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour
+revenir quand je t'ai dit de f... le camp.
+
+Plusieurs personnes s'etaient arretees, a cote de la fille qui, le
+poing a la hanche, ecoutait; la galerie etait constituee: Plutarque
+etait perdu.
+
+- Non, repondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.
+
+- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit
+l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ca.
+
+Il siffla un collegue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria
+de le remplacer et partit.
+
+- Ca y est, pensa Plutarque, en marchant.
+
+Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans
+espoir maintenant, il essaya des explications:
+
+- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.
+
+L'agent ne repondit pas.
+
+- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marche...
+plus jamais.
+
+- C'est fini la litanie, dit a haute voix le gardien.
+
+Alors brusquement, une idee folle vint a Plutarque, une de ces idees
+stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent
+tout: fuir.
+
+Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arriere, fit un saut
+a droite et un a gauche pour depister l'agent qui trebucha, et il
+partit de toute sa vitesse a grandes enjambees, avec une agilite de
+singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir,
+comme un fou. L'agent suivait derriere. Les rares passants se
+gardaient bien d'intervenir.
+
+Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et ou
+l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit
+les pentes gazonnees du rempart pres de Boulogne. Sa manoeuvre a
+travers les rues avait ete si savante, sa chance si particuliere, qu'en
+arrivant sur les talus, il n'etait encore suivi que par son agent. Il
+escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le
+bord jusqu'a ce que brutalement une douleur a l'estomac l'averti qu'il
+etait a bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain
+s'offrait, il le degringola jusque dans le fosse. La, il fit encore
+quelques pas et s'arreta, appuye au mur.
+
+Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce
+chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il
+l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment precis ou, dans
+la derniere foulee, son chasseur l'atteignait, Plutarque, extenue, lui
+enfonca la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre,
+abattu; sa rude main encore cramponnee au bras de Plutarque. Celui-ci,
+pour se degager, dut le trainer quelques pas.
+
+... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque etait pris par des
+policiers habilles en bourgeois.
+
+
+
+
+
+V
+
+
+Apres trois mois de prevention, Plutarque passait aux Assises. Son
+proces n'etait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font
+tant de bruit a Paris. Il n'y avait pas de grand temoin; l'agent de
+police avait ete gueri apres dix jours d'hopital, Plutarque avouait.
+C'etait une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public etait
+peu nombreux. En comparaison avec l'apre froid du dehors, la chaleur
+etait seche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives
+dont personne ne paye le combustible. On sentait le petrole et la
+creosote. L'acte d'accusation etait si long, et redisait des choses si
+souvent entendues a tous les degres d'instruction, que Plutarque se
+sentit tout de suite loin de la comedie qui se jouait, comme s'il avait
+ete un simple badaud spectateur et qu'il se fut agi d'un autre; il
+trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scene etait
+ridicule; ces messieurs, costumes pour une semblable ceremonie, un peu
+grotesques en depit de toutes les precautions, depuis le president qui
+paraissait etre seul a travailler, jusqu'a cet huissier qu'on avait
+affuble d'une robe noire pour faire entrer les temoins. A part les
+jures qui avaient l'air heureux d'enfants autorises a toucher un fusil,
+tous les autres pensaient chacun a ses petites affaires, et c'etait
+tres naturel. Leur air de chiens fouettes s'accordait mal avec la
+solennite du decor et l'emphase des paroles, ou revenaient a chaque
+instant de grands mots a majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne
+faisaient rien a l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le
+reste dans ce cadre pompeux.
+
+Le defile des temoins amena un peu l'air exterieur dans l'atmosphere de
+cet atelier ou se fabriquait la justice. L'expert medical ouvrit le
+feu par une description minutieuse de la blessure incriminee. Pour
+dire les choses les plus simples, afin d'etablir sa competence
+technique, il se servait de mots destines a n'etre pas compris:
+
+- "Plaie penetrante de la region cervicale, par instrument tranchant..."
+
+Il voulait avoir l'air d'une impartialite scientifique; en realite, il
+chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux
+magistrats, seul element permanent de la seance, que pour etre du cote
+surement gagnant, puisque l'accuse avouait:
+
+- "L'arme a penetre a environ huit centimetres en arriere du paquet
+vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertebrale. Une deviation de
+quelques millimetres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que
+l'agresseur n'avait pas une intention decisive, c'est lui preter des
+connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu egard
+surtout a la violence du coup."
+
+Les jures ecoutaient bouche bee, impressionnes par les connaissances
+qu'un tel langage supposait.
+
+Puis l'agent de police s'avanca vers la demi-cage des temoins. Son
+entree produisit une legere impression. Plutarque l'examina levant la
+main droite pour le serment, et fut frappe de sa male beaute: la tete
+etait reguliere et energique, les grands yeux noirs regardaient bien en
+face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore -
+une medaille d'argent. Il parla veritablement sans haine et sans
+crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais francais
+les faits avec une simplicite qui ne manquait pas de grandeur. Le seul
+point de vue egoiste qui percait dans son temoignage etait une joie
+d'enfant d'avoir eu une affaire profitable a sa jeune carriere et de
+s'en etre tire.
+
+- Vous etes content d'avoir echappe et d'avoir noblement fait votre
+devoir, lui dit le president.
+
+Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il repondit:
+
+- Je suis content de ne pas etre mort.
+
+Cette reflexion declancha l'hilarite de l'auditoire et permit a
+l'huissier de placer le seul mot qui lui fut tolere:
+
+- Silence, messieurs.
+
+Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi
+eloigne que possible de toute cette scene dans laquelle il se sentait
+compter pour si peu, considerait attentivement celui qu'on appelait:
+"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'etait bien lui,
+l'agent, qui etait le plus sympathique; il avait ete courageux et etait
+sincere maintenant. Leur petit differend sur l'entree au marche etait
+deja bien loin, et avait consiste en bien peu de choses en somme. Que
+de fois aux courses ou devant les theatres, les representants de
+l'autorite avaient ete tout aussi injustes, mais infiniment plus
+brutaux et mechants; on filait rapidement en "obtemperant", on
+recommencait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marche, il
+avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui,
+gueux, vetu comme un gueux, avait en realite un metier; est-ce que
+l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le
+devait, dans cette grande ville, ou la libre circulation des gens poses
+et dont on n'avait rien a craindre, exige que les vagabonds glissent et
+passent vite sans s'arreter, sans causer d'encombrement. Plutarque
+pensait qu'il aurait pu lui-meme se laisser tranquillement amener au
+poste et chercher a expliquer; en admettant meme que le commissaire
+n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait ete quitte pour deux
+jours d'internement administratif, apres quoi, il serait retourne a
+Auteuil dans son hotel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marche
+et meme, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son
+patron qui aurait parle a l'agent... Oui, mais allez donc penser a
+tout ca, quand on vous emmene au poste, comme un voleur, devant tout le
+monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idee vous a
+pris de filer, de courir de toutes vos forces pour echapper. Du reste,
+a quoi bon epiloguer aujourd'hui; l'agent etait vivant et avait recu de
+l'avancement, lui etait pris, convaincu d'avoir donne "a un agent de la
+force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et
+blessures n'ayant pas entraine la mort, mais avec intention de la
+donner". Le fait etait patent, etabli; pourquoi de si longues
+explications? Le marchand de vins, son patron, etait venu deposer,
+seul temoin a decharge; il avait jure solennellement sur son honneur
+que Plutarque etait un garcon serieux, range et travailleur, qu'il
+etait doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un
+mystere impossible a comprendre. Ce temoignage avait meme
+impressionne, jusqu'a un certain point, les jures, quand, tres
+negligemment, l'avocat general demanda au temoin:
+
+- Vous avez ete condamne l'an dernier pour contravention a la loi sur
+les fraudes...
+
+L'homme eut beau repondre: "C'etaient des bouteilles que j'achetais
+cachetees". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait
+en tapotant l'air de sa droite:
+
+- C'est bien, c'est bien.
+
+Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, des lors, il trouva cette
+ceremonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc etait dur
+et son derriere etait tale. Il se rappelait la caserne ou il avait ete
+puni pour un jour assez severement: le Lieutenant-Colonel, homme
+elegant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait
+simplement dit: "Vous avez fait ca, vous aurez quinze jours de prison".
+ Le tout n'avait pas dure cinq minutes. C'etait mieux ainsi. Quand
+les plus forts sont decides, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat
+general etait particulierement savoureux, n'en manquant pas une: "La
+parfaite education", le malheureux pere, "fonctionnaire distingue",
+jusqu'a une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinee a
+montrer sa haute culture; et, dans son desir fielleux d'obtenir le
+maximum, il allait jusqu'a parler avec attendrissement des pauvres
+criminels ordinaires, n'ayant pas ete eleves de semblable facon, et
+qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable
+acharnement. Le jeune avocat fut tres brillant, en plaidant la
+severite excessive et stupide du "distingue fonctionnaire", mais son
+discours portait a faux, parce que la plupart des jures, etant peres de
+famille, n'appreciaient pas, cette mise en cause de la paternelle
+autorite, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur
+la mere que "la mort avait empechee de veiller au droit de l'enfant",
+fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journee:
+l'evocation avait ete inattendue et avait produit en lui un
+etourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout
+enfant et a peine connue, elle devait etre decidement sa derniere
+tendresse. Deux larmes brulerent au coin de ses yeux qui n'etaient
+point habitues a s'emouvoir, ce fut un instant seulement et personne
+n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient
+tourne ainsi...
+
+La deliberation fut courte.
+
+- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jure, la main
+sur le cote...
+
+Le garde fit sortir Plutarque pour le prononce de la sentence, puis le
+fit rentrer de nouveau.
+
+- ... 10 ans de travaux forces...
+
+- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.
+
+Dans le couloir, ou il dut attendre, au sortir de la salle, toute une
+serie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la
+fenetre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, a travers ce
+voile leger de buee qu'il avait remarque si souvent. Les gens,
+affaires ou flanants, circulaient entre les autobus et les voitures
+comme a l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un
+qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne
+revoir jamais.
+
+Pendant qu'il attendait, le president et l'avocat general, depouilles
+de leurs robes, passerent pres de lui; un bout de leur conversation lui
+vint:
+
+- Ma fille, fit l'un, a accouche ce matin d'un gros garcon..."
+
+... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.
+
+
+
+
+
+La carriere D'Arsay-Lancourt.
+
+
+_Apres le diner, un soir d'aout, dans le salon de lecture du Jockey de
+Rio, nous etions assis devant une fenetre qui donne sur la baie; il
+faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit etait lumineuse et
+lourde, une de ces nuits de l'Amerique du Sud, pendant lesquelles on
+n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami
+Turner, recemment debarque de France, m'avait accompagne au Club.
+Autour de nous s'etaient groupes quelques Francais de la colonie,
+desoeuvres comme tout le monde a cette heure. On s'ennuyait un peu.
+
+Turner vint a notre secours, en nous racontant, de tres bonne grace,
+une histoire etrange. Il nous la donnait pour veridique. J'ai un peu
+de peine pourtant a la croire. Bien que j'aie quitte la France depuis
+cinq ans maintenant, il ne me parait pas possible que par des lettres
+ou par des journaux, aucun echo de cette aventure et surtout de sa fin
+tragique, ne m'en soit jamais arrive; de plus, mon ami Turner, tout
+ingenieur des Ponts qu'il soit, a ecrit, au sortir de l'Ecole
+polytechnique, une serie de nouvelles abracadabrantes: je me demande si
+celle-la n'est pas simplement le produit de sa feconde imagination.
+
+Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._
+
+
+- Je crois, commenca-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses
+pour modifier profondement une carriere politique, meme et surtout
+celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu
+dans ma vie un exemple frappant: la carriere d'un ancien camarade de
+lycee, Arsay-Lancourt.
+
+Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fut le plus intelligent,
+ni le plus travailleur; il n'etait pas le premier non plus, mais il
+avait quelque chose de plus precieux que l'intelligence ou la methode;
+c'etait une sorte d'equilibre general, aussi bien de ses forces
+physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en
+lui-meme, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue
+chez d'autres. Il etait de nous tous celui qui, ne sachant pas une
+lecon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur
+parti de son incompetence. Avec une maestria incomparable, il savait
+sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, devier la
+question pour se rabattre, avec elegance, sur les terrains connus.
+Ajoute a ces avantages, son physique etait agreable, il se presentait
+bien. Il etait "l'eleve a effets" par excellence et, bien qu'il ne fut
+pas le meilleur d'entre nous, c'etait lui que nos differents maitres
+interrogeaient quand les inspecteurs academiques entraient dans les
+classes.
+
+Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.
+
+Comme il arrive, au sortir du lycee, je le perdis de vue et n'aurais
+plus su ce qu'il devenait, quand un matin, a l'usine, on me fit passer
+sa carte; il demandait a me voir. Tout de suite, je le fis entrer et
+tout de suite aussi, je le reconnus. C'etait maintenant un bel homme,
+les traits de son visage etaient reguliers; il avait de grands yeux
+gris, une moustache blonde un peu retroussee sur un sourire fait a la
+fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il etait grand et bien
+decouple, et tous ses gestes denotaient une force qu'il lui plaisait de
+rendre inutile. Son elegance etait sobre et non pas ridicule; sa voix
+avait un ton prenant, autoritaire et chaud.
+
+- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui
+dis-je en le voyant.
+
+Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il
+entendait se presenter aux elections legislatives dans le quartier.
+
+- Comme tu as raison, ne pus-je m'empecher de remarquer.
+
+Il fit quelques reserves sur des points auxquels je n'aurais jamais
+pense...
+
+- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un
+programme...
+
+Il allait me dire son programme, mais je l'arretai; c'etait inutile car
+je ne comprends rien a la politique et je pensais que ce brave garcon
+aurait sans doute bien des occasions pour placer a d'autres son petit
+discours.
+
+Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en
+quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans detours. Il s'agissait de
+parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maitres.
+
+- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai explique que je
+ne m'entendais pas a ces sortes de propagandes.
+
+Il ne tenta pas de revenir a l'assaut et de me placer un court resume
+de ses projets que j'aurais du moi-meme developper a mes hommes.
+
+- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te
+feraient plaisir en votant pour moi.
+
+J'etais gagne moi aussi par cette argumentation si franche et si bien
+adaptee a moi; je lui repondis:
+
+- C'est entendu, je te le promets.
+
+Il me tendit la main avec une affection si spontanee que je
+l'interrogeai:
+
+- Tu as vraiment envie d'etre depute? Cela t'amuserait?
+
+- Pas autrement, repondit-il, mais que veux-tu que je fasse?
+
+Decidement ce garcon, toute ma vie, devait me desarmer. Quand il
+sortit de chez moi, j'etais decide a l'aider et les quelques jours qui
+suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui a quelques
+collegues, a quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non
+pas certainement comme Arsay leur aurait parle, oh non, je leur disais
+tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi:
+
+- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ca peut vous faire, vous, ca ne
+vous changera pas et lui sera ravi.
+
+Comme ils savaient tous que j'etais sincere en leur tenant ce langage,
+dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que
+les travailleurs de la metallurgie sont les plus intelligents du monde
+et partant les meilleurs garcons de la creation; vous comprenez, ils
+sont habitues a ajuster les pieces de metaux, c'est un travail qui se
+fait au dixieme de millimetre, il faut y aller prudemment. Allez donc
+monter des boniments a des gaillards de leur espece!
+
+Dans l'ensemble, les affaires electorales d'Arsay marchaient bien. Il
+avait tenu plusieurs reunions dans le quartier, qui, a part une
+opposition normale, avaient bien reussi. D'ailleurs toutes ses
+affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jete son devolu
+sur la representation de la circonscription, mais il l'avait jete aussi
+sur la fille de notre administrateur-delegue, une ravissante petite
+creature brune qui montait a cheval, menait des autos et devait avoir
+une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale
+reussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, depute,
+ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait
+surement au conseil d'administration de notre societe. Je ne pouvais
+m'empecher de penser a ceux de nos condisciples communs qui devinrent
+vraiment des hommes superieurs, particulierement a l'un d'eux sorti
+major de notre promotion a l'X, une si belle intelligence, un si grand
+coeur et une folle gaiete: il etait en train, a cette heure, de
+respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingenieur a cinquante louis
+par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay...
+Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour
+nous faire apprendre les mathematiques; la culture physique, la
+politique, la danse et le maintien, voila ce qui aurait du nous etre
+enseigne.
+
+Mais un petit evenement troubla profondement la carriere
+d'Arsay-Lancourt.
+
+Un matin, vers onze heures, a l'heure du dejeuner, toutes les equipes
+sortaient des usines et devalaient dans le faubourg. C'est l'heure de
+la joie dans le monde du travail: au commencement de la journee, les
+ouvriers ont vecu trop loin les uns des autres, ils sont trop pres des
+soucis reels de la maison, le soir, ils sont fatigues et se dispersent
+vite pour rentrer chez eux: au dejeuner, au contraire, ils ont deja
+abattu la moitie de la tache, c'est comme une recreation qu'ils
+prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et
+si quelques-unes ne sont pas du meilleur gout, c'est entendu, ce sont
+du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-la, dans tout
+Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un
+grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire a
+la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers
+etaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en
+farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes.
+Detail aggravant: le soleil lui-meme se mettait de la partie dardant
+ses clairs rayons d'avril sur cette gaiete folle et la multipliant.
+
+La cause de toute cette joie tenait a bien peu de chose. Un peu avant
+onze heures, au coin du boulevard de la Revolte et de la rue Victor
+Hugo, on avait trouve, derriere un tas de planches, baillonne, assis
+par terre le dos colle au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur
+depute avait les mains attachees, il etait vetu d'un habit de soiree
+macule de boue. Certainement, il etait victime d'un attentat, mais on
+ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'etait pas evanoui et
+pourtant, a aucun prix, il ne voulait apres qu'on l'eut delie, qu'on
+l'aidat a se relever ou qu'on le changeat de place. Un de mes
+ingenieurs assistait a la scene.
+
+- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?
+
+Arsay repondait:
+
+- Rien, rien, c'est un petit incident qui se reglera plus tard.
+
+- Il faut vous sortir de la, insistait-on.
+
+- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre
+service; je vous remercie, ne vous inquietez pas, je suis bien.
+
+Mais comme a ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient
+de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant
+un passage a travers le rassemblement; arrives a lui, ils se pencherent
+charitablement et poserent encore quelques questions ainsi qu'il est
+prevu au reglement.
+
+- Laissez-moi, repetait Arsay, avec hauteur; faites seulement
+circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.
+
+L'un des representants de la force essaya bien de se rendre a ce desir
+de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour etre elu. Il tenta de
+disperser la foule, mais il y avait bien pres de cinq cents personnes
+et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collegue,
+insista encore aupres d'Arsay en finissant par elever la voix. Mon
+ingenieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine a
+croire --, que Arsay retrouva devant ces dernieres sommations, son
+ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes
+qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularite
+etait grande a ce moment precis, malheureusement on ne fait pas voter a
+l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents
+diagnostiquerent "la loufoquerie" et, resolus a emmener Arsay de force,
+ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se debattit. Un curieux
+preta main forte, tint les pieds. Une fois leve, Arsay refusa de faire
+un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et
+demanda a parler a la foule qui fit silence pour l'ecouter.
+
+- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis
+victime pour la deuxieme fois d'un indigne abus de la force; ce matin,
+c'etait evidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose a ce
+que vous choisissiez librement votre representant...
+
+Cette partie du discours fit encore excellente impression.
+
+... Maintenant, continua Arsay, la force policiere...
+
+Les agents ne le laisserent pas dire un mot de plus: l'article de leur
+reglement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police etant
+l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un meme mouvement, ils
+poserent chacun d'un cote leurs bras puissants sur les epaules de celui
+qui etait devenu soudain dans leur esprit un delinquant et d'une meme
+poussee le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux
+hommes vetus de facon identique, dans la meme posture, ayant la meme
+volonte, et jusqu'a la meme expression donnaient l'impression, comme
+dans un ballet bien regle, d'etre un seul motif vivant d'ornementation.
+
+Alors aux yeux de cette foule tres apitoyee apparut une singuliere
+vision et d'un seul coup tout le mystere fur revele, Les basques, le
+pantalon, le calecon et la chemise d'Arsay avaient ete soigneusement
+decoupes en un rond regulier qui mettait a nu l'anatomie du pauvre
+candidat depuis le creux des reins jusqu'a une main environ au-dessus
+de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire enorme,
+formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arreter
+jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans
+cet instant au moins, perdre ce bel equilibre dont il avait le secret.
+Des temoins m'ont raconte par la suite que la boue du trottoir, sur
+lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un
+peu rose des marques bien nettes. C'etait un peu comique, assurement.
+
+Derriere le groupe forme par Arsay et les deux agents qui filait
+maintenant a toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en
+courant. C'etait un cortege en delire, impressionnant par le nombre et
+dont la tete etait un derriere, un malheureux derriere qui n'en pouvait
+mais.
+
+Les hommes etaient reunis en une meme pensee, ils etaient nombreux, il
+fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour
+repondre a ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa
+rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix
+monta claire et grele dans le matin radieux:
+
+ _Arsay j'ai vu
+ Arsay j'ai vu
+ Ton dos (1)
+ Arsay ton dos
+ Arsay ton dos
+ Je l'ai vu._
+
+ (1) Pour etre tres exact, je dois dire que le narrateur ne se
+servit pas precisement de ce dernier mot; c'est par pudeur pour
+nos lecteurs que je fais cette legere alteration historique. Les
+inities n'auront pas de peine a retablir le texte dans sa
+purete premiere.
+
+Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain
+qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadences. Des
+automobiles et deux tramways arretes battaient la mesure avec leurs
+trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient.
+Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au
+contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siege, les
+gens aux fenetres, les deux agents en tete, tous s'esclaffaient, et
+meme la face d'Arsay, ou l'on voyait des larmes briller, se tordait en
+un rictus etrange.
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Le chemin etait long. Dans une auto decouverte qui fut obligee de
+s'arreter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son
+fiance. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa
+place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le
+soir, devaient pouffer a l'unisson.
+
+La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriverent au
+terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement eprouver une
+amere joie a voir de loin paraitre la porte de cette singuliere
+boutique aux vitres grillagees, a l'enseigne salie que personne ne se
+preoccupait de rendre engageante et ou s'inscrivaient en lettres bleues:
+
+ POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.
+
+La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant
+voir a la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derriere
+lequel il allait se passer quelque chose.
+
+La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le
+temps entonnait par moments son hymne:
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Et la chanson cruelle devait arriver a peine assourdie jusqu'au
+malheureux, assis sur un bat-flanc, au milieu des agents qui riaient
+encore de leur gorge bruyante. Peut-etre comprit-il qu'il etait arrive
+au bout de son reve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annoncait si bien.
+
+Les sirenes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin
+a ce supplice. Bientot il n'y eut plus dans la rue que la voix de
+quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans
+l'apres-midi, un fiacre ferme venait chercher Arsay devant le poste et
+le ramener vers sa demeure.
+
+L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, etait
+bien, comme l'avait pense Arsay, son contre-candidat, un certain
+Maupied qui fut elu et qui devint ministre. Celui-ci effraye des
+premiers succes de mon ancien camarade, avait imagine le petit
+attentat: quatre hommes etaient venus cueillir Arsay comme il sortait
+d'une soiree et l'avaient depose, les yeux bandes et le fond de culotte
+decoupe, pres de l'endroit ou il fut trouve.
+
+L'affaire avait ete bien montee. Personne n'avait rien vu.
+
+La manoeuvre reussit pleinement; huit jours apres, Arsay etait battu a
+plate couture: 24 voix contre 2724 a son concurrent le moins avantage.
+Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le
+refrain de la journee fatale. On ne devait plus l'entendre de
+longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots resterent.
+L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait
+d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques
+salons collet-monte ou l'on disait toujours: _Arsay ton chose_,
+appellation qui n'etait guere moins desobligeante, au demeurant.
+
+ (2) Meme remarque que precedemment.
+
+C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus
+tard, je rencontrai le paurvre garcon, un soir, sur le perron de la
+gare d'Orleans. Il avait change maintenant, ses habits me paraissaient
+moins soignes et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette
+assurance que si souvent je lui avais enviees. Nous allions dans la
+meme direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en
+abordant un sujet quelconque, tachai de lui faire parler de lui-meme.
+Il y vint rapidement:
+
+- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il,
+resigne, il n'y a rien a faire, c'est comme ca.
+
+- Comment, dis-je, rien a faire; ce qui t'est arrive est une blague,
+une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te
+laisses abattre...
+
+- Cette histoire, dit-il, a flanque ma vie par terre, tout simplement.
+Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idees
+commune a tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-meme, quand tu m'as
+rencontre ce soir, est-ce a nos annees de college passees ensemble que
+tu as pense? Jamais de la vie, tu as pense a mon affaire. Pour toi
+(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne
+t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_.
+
+Comme je me recriais, etouffant en moi-meme une invincible envie de
+rire, il continua:
+
+- C'est naturel, et si cette histoire etait arrivee a toi au lieu de
+moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme
+toi: on n'est maitre ni de sa pensee, ni de son rire. Seulement si tu
+avais ete dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment ete
+qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour
+tes produits.
+
+- Merci, fis-je.
+
+- Ah, repondit-il exalte, pour sur tu peux dire merci, parce que ton
+bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour
+moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais etre que depute et
+c'est vrai.
+
+Quand j'ai ete blackboule, quand j'ai vu se rompre mes esperances
+matrimoniales, j'ai essaye de me ressaisir, de me reprendre.
+
+J'ai travaille, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant,
+je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes etouffant des rires
+de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les
+cotes sur leurs chaises pour me regarder, comme une bete a voir;
+ceux-la ne savaient pas, on les avait renseignes. Je suis entre dans
+un journal; a la redaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je
+persistais, j'ecrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le
+debut, je ne signais pas comme les commencants; seulement les articles
+qu'on ne signe pas, ne profitent qu'a la direction, tu t'en rends
+compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout
+de ma copie. L'effet fut radical: le redacteur en chef vint lui-meme
+dans ma salle pour me demander "si je n'etais pas fou". Je changeais
+de maison, je recommencais avec patience, avec courage et quand vint
+l'heure de la signature, c'etait je m'en souviens, un article sur le
+commerce exterieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_;
+cela dura quelques jours; puis un confrere obligeant de mon ancienne
+redaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit echo; je le
+sais par coeur.
+
+"Notre excellent confrere qui signe modestement Lancret des articles si
+remarques ne fut pas toujours -- c'etait contre son gre, il est vrai --
+aussi modeste". C'etait signe: _Tournedos_.
+
+Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent
+inapercues, toi? Eh bien, deux jours apres, toute la ville m'appelait
+Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage
+augmenter a cause de moi, et pour cette raison me fichait
+ostensiblement a la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon
+vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai
+recu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de
+jouer du hautbois sur la scene? Si je te disais encore, qu'il y a deux
+mois, c'est-a-dire trois ans et demi apres l'incident, une vieille dame
+du Texas, que je ne connaissais pas, est montee chez moi, dans mon
+appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais
+je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est
+naturel...
+
+Et il sanglota.
+
+Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique desagreable que
+j'eprouvais en ecoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la
+racontait, j'avais a la fois des envies de rire et je sentais toute
+l'inconvenance qu'il y avait a rire, je comprenais qu'Arsay s'en
+rendait compte et que c'etait toujours ainsi quand il parlait de lui.
+J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur
+particuliere. Je pensais au Palais Royal ou, pour un louis, les gens
+ont le droit de rire et ou ils en usent si peu.
+
+- Pauvre ami, fis-je la gorge serree.
+
+J'essayais de detourner la conversation, c'etait difficile, il y
+revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon
+voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la
+main, en lui distant:
+
+- Bonne chance.
+
+Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent
+frappes a mort.
+
+Quelques annees passerent encore, quand j'appris, un beau jour,
+qu'Arsay etait entre au Parlement. Je m'en rejouis pour lui, je le
+croyais definitivement sorti d'affaires. Il representait a la Chambre
+la Guadeloupe. Comment s'etait fait son election? Tres simplement.
+Maupied, son contre-candidat de Levallois, etait devenu Ministre des
+Colonies. Quelqu'un lui avait raconte les suites tragiques de l'acte
+auquel il devait la premiere et partant la plus difficile de ses
+victoires politiques; il avait du eprouver quelques remords de sa
+mauvaise plaisanterie: l'homme n'etant jamais mechant que lorsqu'il a
+faim. Alors le secretaire d'Etat avait "conseille" a ses services de
+la Guadeloupe, l'election d'Arsay. On est fixe sur la valeur de ces
+conseils: Arsay fut elu contre deux candidats negres a une massive
+majorite. Son election prit la valeur d'un symbole car elle demontrait
+clairement la superiorite de la race blanche, a la lumiere du jeu de
+nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du
+Cabinet, Arsay fut valide sans debats, fait qui aurait prouve, s'il en
+etait besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos
+representants elus, est peu fonde.
+
+Bref, maintenant Arsay etait depute pour de bon. Peu importe de savoir
+qui il representait. En vertu de l'egalite souveraine, il etait elu du
+peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne
+s'opposait a ce que sa carriere ne devint tout aussi brillante et tout
+aussi feconde que si huit ans avant, il avait ete elu, dans une Chambre
+precedente, depute de Levallois.
+
+Ah, pensais-je, voila enfin ce pauvre garcon reparti sur sa voie. Je
+le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement,
+arrivant a se faufiler a travers les groupes et les ronds avec ce don
+special qu'il avait de nature; et se specialisant petit a petit, dans
+quelques questions non contestees; ainsi il devait fatalement parvenir
+a dissocier par une autre association d'idees, son nom du souvenir de
+son ancienne celebrite.
+
+Pendant un certain temps, les choses allerent bien ainsi que je les
+avais supposees. Comme il convient a un nouveau parlementaire. Arsay
+ne prenait pas la parole aux seances, se contentant de temps en temps
+de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui
+etait loisible ensuite de developper a son aise en corrigeant les
+epreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien a redire et comme je
+l'avais pense, les indigenes de la Guadeloupe -- qui ne lisent
+d'ailleurs pas l'Officiel -- etaient tres satisfaits. Arsay s'etait
+fait inscrire a plusieurs commissions dont personne ne voulait, a celle
+de la prophylaxie contre la rage, a celle de l'etude du regime des
+pluies, notamment, pour lesquelles son egale incompetence le designait
+particulierement. Bref, si Arsay n'avait ete imprudent et s'il n'avait
+pas voulu aborder la tribune avant que son inocuite ne fut dument
+etablie, il aurait fait une tres honorable carriere.
+
+Quelle idee saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'etait dans
+une discussion d'interet general interessant tout specialement sa
+circonscription. La Chambre devait statuer sur le reglement des
+compagnies maritimes. Arsay s'etait fait inscrire; il avait murement
+travaille son discours et entendait demontrer a la Chambre la necessite
+vitale pour la Metropole, d'avoir des lignes de navigation regulieres
+pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette
+question bien simple aurait du se discuter dans un calme academique.
+Singuliere erreur! La Legislation reglementant des compagnies
+quelconques, et des compagnies de navigation particulierement, ne va
+jamais sans debats passionnes; en effet, il y a toujours dans les
+Assemblees les representants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne
+veulent pas voir s'imposer une obligation supplementaire qui pourrait
+dasn l'espece, les forcer a desservir des ports immediatements peu
+rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la
+socialisation de tous les services susceptibles d'etre rendus par les
+compagnies; ceux-la ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un
+monopole meme si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des
+pertes, en telle sorte que socialistes et representants des compagnies
+sont toujours d'accord en pareille matiere contre le reste de la
+representation nationale qui pourrait etre tente de penser aux interets
+de la Nation.
+
+Ah! ce fut une seance memorable. Apres l'audition de divers orateurs,
+vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager a fond,
+Arsay monta a la tribune un gros dossier sous le bras. Il etait tres
+calme en apparence, peut-etre au fond de lui-meme, etait-il emu d'abord
+parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et
+ensuite a cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses
+auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se
+demander, en proie a un noir pressentiment, si quelque suppot des
+compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son expose par
+un facheux rappel.
+
+Une jeune femme amie assistait a la seance et me l'a racontee. Arsay
+commenca d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette
+belle voix que nous lui avions connue au college, quand de son brio, il
+eblouissait nos maitres. L'assemblee qui savait avoir affaire a un
+novice convaincu, ignorant les tours de baton et pouvant introduire un
+peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, ecoutait avec attention.
+L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu a
+peu la griffe de l'emotion qui le serrait au cou se relachait: la voix
+devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif.
+Quelques applaudissements partirent meme du centre gauche. Apres
+l'expose, Arsay entra alors carrement dans le vif de la discussion et
+posa le probleme sans ambages, dans son vrai jour. Immediatement
+l'opposition droite et gauche reunie donna, mais c'etaient des
+interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et
+assez imprecis pour ne pas appeler de repliques. Arsay trouva, dans
+ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'etait-ce pas ainsi
+qu'etaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il
+continua a devider son argumentation qui etait forte, plusieurs en ont
+temoigne. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un veritable succes: il
+s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment
+l'interet des compagnies meme se conciliait avec le regleent qu'il lui
+semblait devoir etre impose; il disait que le pavillon creait le
+debouche, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement
+a partie.
+
+- C'est en raison de ces benefices futurs, disait l'interrupteur, qui
+sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la necessite de
+faire un cadeau a des compagnies privees. Nous avons trop vu ces
+agissements jusqu'ici.
+
+Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour repliquer a cette
+interruption, posa lui-meme une interrogation.
+
+- Qu'avez-vous vu?
+
+Des bancs de la droite moderee, une voix rogue partit, qui repondit:
+
+- Ton dos. (3)
+
+Oh, legerete des corps legislatifs! La Chambre se vengeait-elle de
+l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposee? On
+ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un
+eclat de rire general et fou qui prit non seulement les opposants, mais
+les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'a l'elegant president; ce
+dernier, par principe, faisait semblant de se facher, mais sa sonnette
+mechante, mollement agitee, vibrait de petites notes comiques et
+complices, faisant penser a une vieille fille qui se retient devant une
+inconvenance. Toute la salle trepignait et le rire durait, repartant
+par saccade devant la mimique variee d'Arsay. Tantot il montrait le
+poing aux travees d'extreme gauche, en vociferant comme M. Jaures, des
+mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantot il
+restait calme, adosse au bureau du president dans cette pose qui etait
+familiere a M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement
+Arsay passait brusquement de l'une a l'autre de ces attitudes, comme
+s'il n'eut pas eu le controle de ses actes, et ces transitions
+amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence du a des rates
+trop dilatees, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le
+president se penchant au-dessus de son pupitre disait:
+
+- Parlez, mais parlez donc.
+
+ (3) Toujours meme remarque que precedemment.
+
+Arsay ne parlait pas, mais restait a la tribune tout de meme. Ce ne
+fut qu'a une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serree
+ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des
+syllabes huilees:
+
+- Ah gueu... que... sue...
+
+Le fou rire recommenca.
+
+Alors on vit Arsay en proie a une fureur singuliere, dechirer et jeter
+en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la
+direction du president du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine
+de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop legers pour
+l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tete des stenographes.
+ Arsay dechirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne
+s'arretait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle,
+mais soudain, il se reprit et se mit a rire lui aussi, d'un rire
+etrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblee
+croyant qu'il allait sortir un document a scandale, fit silence: alors
+avec une dexterite de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se
+deculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que
+les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux
+representants librement elus de la France, au gouvernement responsable
+et competent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du
+monde, a ces braves generaux que l'ingenieuse abomination de nos
+adversaires surprit mais n'ebranla pas, a cette grande presse integre
+qui fait l'honneur de notre pays, a cette elite du public international
+si parisien et de toutes les elegances, Arsay montra ce qu'on l'avait
+jadis force a faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baisse
+la tete, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit
+plus que ce qu'il voulait. C'etait sur le plateau en son milieu, comme
+un disque rouge qui faisait penser au crepuscule d'un petit soir ou
+encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime
+expiant les peches que le Parlement n'avait jamais commis.
+
+La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq
+Cents. Je sais bien que sur son grand cote qui fait face a la salle,
+un bas-relief en marbre blanc, represente deux femmes dont l'une ecrit
+et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allegorie
+symbolique est la certainement pour rappeler aux deputes qui seraient
+tentes d'ecouter la fragilite de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou
+sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que
+malheureusement, les deputes qui sont a la tribune, ne voyant pas
+l'allegorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de meme,
+que de grandes paroles, que de discours feconds sont tombes du haut de
+ces marches. Quand on pense que de cette relique venerable, a juste
+titre consideree comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout
+cet appareil de justice et de droit, ces grandes reformes
+bienfaisantes, ces conceptions geantes de notre politique etrangere,
+ces plans sublimes et desinteresses de notre action coloniale, ce petit
+arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en
+un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste
+scandalise, a se dire qu'un instant, meme un seul instant, la partie la
+plus vile d'un individu la dominat.
+
+Arsay etait devenu completement fou.
+
+On l'a enferme a Bicetre ou le calecon de force lui fut passe, parce
+que dans sa demence, le pauvre homme prend tout le monde pour des
+parlementaires et veut a chaque instant recommencer.
+
+Quand le medecin-chef fait visiter a un personnage de marque, son
+etablissement, il ne manque jamais de s'arreter devant le pauvre malade
+et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:
+
+- C'est un ancien depute.
+
+_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_
+
+- Dire tout de meme que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay
+aurait pu etre ministre et meme President du Conseil.
+
+
+
+
+
+La Saisie.
+
+
+
+
+Nous avons ete etudiants ensemble. Apres quinze ans ou plus, nous nous
+etions rencontres, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de
+Lyon, attendant le meme train et essayant de dechiffrer, sur une
+ardoise plaquee au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante
+consentait a nous prevenir:
+
+
+RETARDS ANNONCES
+TRAIN VENANT DE MARSEILLE
+3.h.22
+
+
+- C'est gai, dis-je.
+
+- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!
+
+Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec
+un de ces emotions particulieres qui sont l'apanage des gens ayant eu
+des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer a
+notre egoisme, des inquietudes, au moins legeres. Je les ressentais,
+en verite: je me disais en moi-meme: "Il aura 3 h.22 pour me raconter
+ses deconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a
+cesse de nous envier, cependant qu'a haute voix je remarquais:
+
+- Le hasard fait bien les choses.
+
+- Quelquefois, repondit-il, assez tristement.
+
+Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait
+paru fameusement change; je me rappelais sa folle gaiete d'autrefois,
+son imagination ardente, jamais a court d'une farce inedite. C'etait
+un sujet brillant que ses camarades d'ecole croyaient appele au plus
+haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut
+a peu pres de mon age: les environs de quarante. Son visage avait un
+certain air resigne qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait
+dit materiellement assez a son aise; il avait des vetements
+quelconques, des gants et une pelisse qui sans etre opulente, etait
+parfaitement honorable. Le cadre etait navrant: dix heures du soir,
+une de ces nuits froides, mouillees et tristes, dont les gares ont le
+secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumiere crue
+tombait des globes electriques qui se balancaient doucement en l'air;
+on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en
+attendant avaient des figures longues et ennuyees.
+
+Je proposai:
+
+- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au cafe.
+
+Il accepta.
+
+De l'autre cote de la rue, dans la brasserie, l'atmosphere etait plus
+sympathique. Il faisait chaud. Une buee enveloppait les consommateurs
+autour des tables. A part quelques isoles, devant un bock -- qu'ils
+durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes a boire --, dans
+l'ensemble, c'etait un public de petits employes et de petits
+fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les
+plaisanteries et les chiffres classiques a ces jeux, faisaient comme un
+accompagnement en sourdine au solo des garcons qui clamaient les
+commandes:
+
+- Deux menthes a l'eau... un cafe nature... quatre turins grenadine.
+
+Nous etions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin
+tranquille. A cote de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne
+savais pas trop quoi dire a cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en
+sortir j'evoquais le passe:
+
+- Tu te rappelles le Vachette, le Pantheon... Comme c'est loin!
+
+- Loin de toi, peut-etre, dit-il; certains jours, il me semble que
+c'est hier.
+
+Je ne comprenais pas bien pourquoi ces details etaient plus pres de lui
+que de moi; pourtant quelque chose m'empechait de demander des
+explications. Je sautais a une autre idee.
+
+- Qu'est-ce que tu fais?
+
+- Je suis medecin, repondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculte,
+ce n'est pas comme vous apres l'Ecole de Droit, qui devenez juges,
+financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me
+suis installe dans le troisieme, rue Beranger. Ca ne te dit rien,
+n'est-ce pas.
+
+- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.
+
+- C'est pres de la place de la Republique, reprit-il, derriere le
+Theatre Dejazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une
+clientele un peu speciale, differente de celle qui habite au Bois de
+Boulogne; celle-la est reservee aux patrons. Je me suis fait a la
+mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.
+
+-Mais je croyais, dis-je, qu'apres ton internat, tu preparais justement
+les hopitaux.
+
+- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le
+temps et les moyens de se preparer et d'attendre... Je me suis marie
+tres jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'etais marie?
+
+Je fis signe que non.
+
+- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au
+train. Elle me ramene mon fils qui etait a Dijon, aupres de mon
+beau-pere. Je leur ai achete une petite bicoque, par la-bas, c'est
+leur pays.
+
+Il parlait sur un ton pose et calme, cependant on aurait dit qu'il
+avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empechait encore
+d'intervenir.
+
+Il reprit:
+
+- J'ai epouse Loute.
+
+Ce prenom ne me disait plus rien, mais apres quelques precisions je
+revis bientot la figure brune et la tournure gracile d'une de nos
+camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois
+bien; et nous etions meme un certain nombre qui l'avions connue tout a
+fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guere
+qu'aux bords de nos tables et qu'elle etait petite, vive, gamine et
+douce toujours. Ah certainement! il me semblait meme que j'entendais
+encore le pepiement de son rire. Elle avait l'air d'etre si ingenument
+ce qu'elle etait. Si elle etait arrivee a se faire epouser, celle-la,
+il fallait tirer l'echelle!
+
+J'etais decide a ne rien laisser voir de ma surprise; tout de meme
+quelque chose dut le frapper en mon expression meme. Il enleva son
+lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.
+
+- C'etait une bien bonne fille, dis-je peut-etre un peu trop simplement.
+
+- Oui, mais tu penses que c'etait tout de meme une fille, repliqua-t-il.
+
+- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as epousee, tu sais
+donc mieux que personne ce qu'elle vaut.
+
+Cette consideration ne le consolait pas. Un petit silence penible se
+fit. Pour dire quelque chose, je remarque:
+
+- Elle etait bien jolie!
+
+Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se levres tristes
+un pauvre sourire, il me dit:
+
+- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne epouse et une bonne mere,
+je te l'assure.
+
+- Et bien alors, fis-je.
+
+- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce
+temps-la que je rencontre; je ne les ai plus recherches, tu comprends.
+Ce fut un tel changement. Les commencements ont ete difficiles. Ma
+famille s'est eloignee de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu
+d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans
+notre metier... les courses a pied dans la pluie, les etages, les
+veillees, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que
+de donner des lecons. Les professeurs ont, du moins, des engagements
+reguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous
+allons, en passant, obliges de representer, bien que nous soyons
+miserables nous-memes, et toujours aupres d'autres miseres. Quand on a
+une femme a la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous repete
+sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils
+etaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maitres
+surtout... Heureusement, petit a petit, les choses s'arrangent,
+materiellement du moins: c'est une consolation enorme, surtout qu'on se
+souvient des debuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espece de
+decalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu
+m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marie?
+
+Je fis signe que oui.
+
+Il hocha la tete comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:
+
+- Tu n'as pas idee comment s'est fait mon mariage. Une de ces
+histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras a
+combien peu tiennent nos destinees.
+
+J'etais venu a Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une
+place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande
+carriere medicale, c'est une etape necessaire. J'avais quitte les
+miens en pleines vacances de Noel. Toute la journee, je m'etais fait
+ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils etaient
+alors mes amis. Mes exposes n'avaient pas ete trop mauvais. Dans
+l'ensemble, j'etais assez satisfait. Apres les efforts de la journee,
+je me sentais un besoin terrible de me detendre. Note que j'etais en
+possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les etrennes que
+j'avais recues. Ces circonstances reunies m'incitaient a faire la
+fete. Comme il n'y avait pas, a cette epoque de l'annee, le moindre
+camarade au quartier, je resolus de me chercher une compagne.
+
+Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Pantheon et j'apercus
+Loute. Elle etait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa
+serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchee sur un
+tabouret, la tete appuyee sur son bras, sucait melancoliquement la
+paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes
+intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous
+fumes diner dans un restaurant voisin et je fis deboucher quelques
+bouteilles de vins choisis. J'etais tres en forme et elle aussi. Du
+moins, je l'ai cru, ce jour-la: depuis, -- parce que j'ai souvent
+rumine cette scene -- il m'a bien semble que Loute n'etait pas tout a
+fait comme a son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais
+etait-ce force de caractere ou insouciance ou bien habitude de sa part,
+ou bien seulement defaut de comprehension de la mienne; je ne m'apercus
+de rien. Apres le diner, nous avions ete a Bullier, presque desert ce
+soir-la et nous avions fini la nuit a Montmartre. Je crois que c'est
+la derniere nuit que je me sois amuse. Il y a des gens pour lesquels
+les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est
+brusquement modifiee a cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un
+angle vif; comme un carrefour.
+
+Le lendemain matin, j'etais chez Loute. Nous aurions pu faire la
+grasse matinee, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure,
+elle s'etait levee. Je la vois encore, en jupon et en sandale,
+trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat.
+
+Cet appartement -- nous le connaissions tous -- etait au Boulevard
+St-Michel, derriere le Luxembourg, un peu apres l'Ecole des Mines, une
+maison d'angle au deuxieme. Le mobilier et la decoration etaient de
+Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur
+une marche de laque noire, la psyche empire. Tu vois?
+
+- Pas du tout, dis-je avec conviction. En realite je voyais tres bien.
+
+Mais il insista:
+
+- Tu as oublie le salon bleu au tapis a carreaux qui etait separe de la
+salle a manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et
+le jet d'eau sur la cheminee du salon?... Enfin, je me les rappelle
+bien. Cet appartement etait la joie et l'orgueil de Loute. Il lui
+avait ete offert par un Roumain qui, ses etudes terminees, etait
+reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer
+pour elle l'ere des garnis. Elle le soignait meticuleusement, le
+nettoyait et le parait toute la journee. A tous venants, elle en
+vantait l'originalite et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, a
+lire ou a raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu
+compte ce jour-la, cet appartement etait sa seule joie.
+
+J'etais couche tranquillement en train de boire le chocolat brulant
+qu'elle m'avait prepare; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle
+etait assise, sa tasse sur les genoux, pres de la fenetre, regardant le
+boulevard; je la voyais un peu de profil et m'apercus que des larmes
+tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers
+elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:
+
+- "Qu'est-ce que tu as?"
+
+D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai
+appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle,
+puis comme j'etais le plus fort et que j'insistais, elle me repondit
+comme un gosse:
+
+- "Du chagrin".
+
+J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir
+un petit secretaire chinois qui etait pres d'elle et, pour toute
+reponse, me tendit un papier. C'etait un commandement d'huissier. Je
+mis un bon moment a le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont
+ecrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de
+jugement et je compris a travers tout ce fatras que Loute n'avait pas
+paye son loyer depuis neuf mois et qu'a la requete de son proprietaire,
+auquel s'etaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir
+meubles et les faire vendre aux encheres. Le commandement etait date
+de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:
+
+- "Ils vont te saisir?"
+
+Mais Loute, tranquille devant cette eventualite, me repondit:
+
+- Tout de meme pas jusque-la, j'ai ecrit hier au proprietaire pour lui
+demander encore un delai... seulement, c'est ennuyeux".
+
+J'etais moins rassure qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait
+une partie de mes inquietudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de
+te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme etait beaucoup
+pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-etre pas grand chose
+pour un proprietaire parisien. Cependant par precaution, a la pensee
+de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord
+l'idee de telegraphier a ma famille une invention quelconque. Mais je
+reflechis que la reponse en admettant meme que la fable soit crue,
+n'arriverait jamais a temps et la procedure suivait son cours. Je
+pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et reunir
+le magot, mais c'etait les vacances et je ne voyais pas chez qui
+frapper. Devant cette impossibilite d'agir, je finis par me persuader
+que Loute avait raison; il n'y avait peut-etre dans tout le pathos de
+cette feuille qu'une manoeuvre destinee a effrayer une petite fille.
+En fin de compte, si contrairement a nos previsions, l'inevitable
+arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais a la hate
+et comme tu penses, une fois pret, je ne m'en allais pas.
+
+Naturellement le charme etait rompu. J'essayais de la distraire en lui
+racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'etant guere
+divertissant pour elle. Mais je ne devais plus etre en forme: cette
+fois le vin n'operait plus, mes histoires ne la deridaient pas. La
+conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au
+danger, revenait a la fenetre, comme pour se donner une contenance. Je
+tentais un moment de me moquer legerement de son mobilier, de lui dire
+que cette decoration etait danubienne et bonne pour un certain temps,
+mais qu'elle devait forcement lasser a la longue. L'expression de ce
+jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce
+sujet, n'aurait d'autres effets que de lui demontrer mon mauvais gout.
+
+Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un
+cri de douleur, le cri d'une bete frappee a mort.
+
+C'etait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitie charrette,
+moitie camion, s'avancait lentement.
+
+- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de demenagement ne peut plus
+passer sous tes fenetres..."
+
+Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur
+le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrives devant
+notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture
+vint docilement se ranger sous nos fenetres memes. Quatre bonshommes
+en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffe d'un
+casque a meche; je ne l'oublierai de ma vie.
+
+Et bien, vois-tu, je n'ai jamais ete condamne a mort, mais j'imagine
+que la vue du fourgon qui doit vous mener a la guillotine doit vous
+faire ressentir quelque chose d'analogue a ce que je ressentais alors.
+Quelques minutes d'angoisse se passerent; le temps aux hommes de monter
+l'escalier. Loute pale ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement
+nerveux agiter son maxillaire inferieur. Le timbre retentit. Le
+premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme
+je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible
+l'inutilite de cette resistance, elle me demanda d'aller ouvrir
+moi-meme. Ils entrerent. Il y avait la concierge, l'huissier, les
+deux temoins et derriere eux le choeur des demenageurs qui avaient
+l'air de figurants. L'huissier se presenta, il devait "parler a la
+personne".
+
+- "Elle est tres emue, dis-je, si vous voulez me faire votre
+communication..."
+
+Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-meme sa signification au
+debiteur.
+
+- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la maniere.
+ Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se
+tirer."
+
+C'etait un grand garcon, assez jeune et se sachant beau. Ses vetements
+etaient d'une elegance fripee, mais recherchee tout de meme. L'eau
+coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour
+le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-etre. Ce tabellion
+m'agacait.
+
+- "Vous vous souciez des gages des creanciers, me dit-il, avec une
+suave ironie... c'est bien."
+
+Il etait le plus fort, je n'avais rien a dire. Je le precedais chez
+Loute.
+
+Elle le recut debout, appuyee contre le mur et ecouta sans broncher son
+petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait
+l'habitude; il recitait une lecon qu'il avait du placer bien des fois,
+dans des circonstances identiques et ou alternaient savamment les mots
+de la procedure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y
+en avait d'une mechancete cruelle et d'une cuisante impertinence. Il
+disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou
+de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos
+meubles a l'hotel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tete
+comme un coupable, sans arriver a comprendre cependant la faute que
+j'avais commise. J'aurais donne toute ma fortune pour pouvoir jeter a
+la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.
+
+- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous
+prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est necessaire,
+c'est-a-dire votre lit, vos couvertures, draps, edredons, etc., les
+habits dont vous etes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre
+sur vous tous les vetements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire
+que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale
+que le souvenir, par vous y attache, vous resteront".
+
+Loute n'avait pas repondu, comme il fallait donner des ordres pour
+l'enlevement, elle parla. Elle etait bleme et sa gorge etait si
+contractee que le son de sa voix en etait change et les mots qu'elle
+disait semblaient etre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore
+a ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.
+
+- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tres calmement; je me suis
+arrangee avec le proprietaire, auquel j'ai ecrit hier."
+
+Et ce fut dit avec une telle autorite que l'huissier lui-meme en fut
+trouble; un instant il hesita. Mais son trouble ne dura pas, il la
+pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit
+soudain compte, d'un coup elle tomba a genoux aux pieds de l'homme, les
+mains crispees au pan de sa jaquette.
+
+- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je
+vous le promets, je vous le jure."
+
+Je m'etais trompe, l'huissier n'etait peut-etre pas mechant au fond; il
+la releva gentiment en disant:
+
+"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne
+fais qu'obeir. Soyez sage, on tachera de vous laisser pas mal de
+choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme
+les autres, vous verrez."
+
+Il la fit s'asseoir, cependant que discretement, du coin de l'oeil, il
+disait a l'equipe des demenageurs: "Commencez".
+
+Ils s'attaquerent a l'autre piece d'abord. L'huissier me fit signe de
+rester aupres d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire
+de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-la la reflexion
+que les hommes ne sont pas tout de meme si mechants qu'ils le disent.
+Chez tous, meme les plus sots, et meme chez ceux qui font la plus
+vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.
+
+Pendant ce temps, Loute s'etait assise sur la marche basse qui
+supportait son lit; la tete dans ses bras, le visage sur les
+couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement a petits coups.
+Elle poussait de petites plaintes regulieres, monotones comme des cris
+d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arreter jamais. Je restais
+debout pres d'elle, desempare, ne sachant que lui repeter sur tous les
+tons:
+
+- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus."
+
+Mes paroles n'avaient aucun effet; malgre tous mes efforts, je sentais
+qu'au milieu de l'hostilite qui l'accablait, j'etais pour elle un
+etranger, un spectateur qui ne participait en rien a l'affaire. Cette
+sensation m'etait desagreable: la malheureuse souffrait tellement.
+
+Derriere la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se
+heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des
+etoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'a nous, et Loute avait toujours
+son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit a peine une fois, en
+entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en
+retirer a la vente?
+
+Quand tout fut emballe et descendu de ce qui avait ete l'appartement,
+sauf la chambre ou nous etions, l'huissier tapa a la porte et me dit a
+voix basse d'emmener "la debitrice" pour qu'il puisse demenager cette
+piece aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon.
+
+En le voyant, elle tomba en arriere dans mes bras. La piece etait nue,
+videe; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de
+l'ancienne decoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtes,
+demeuraient, pour temoigner du passe; mais ils paraissaient sales, avec
+leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit
+l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas
+d'objets heteroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des
+cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des
+lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un
+petit amour bouffi, en pate tendre et un gros bocal a confiture vide
+dans lequel l'huissier avait eu la delicate attention de mettre l'eau
+et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait a Loute, comme
+lui resterent son lit et sa toilette et aussi, grace a la bonte du
+saisissant, presque tous ses vetements: c'etait tout ce que la loi,
+dans sa mansuetude, permettait de laisser a une pauvre petite fille qui
+n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles.
+L'appartement etait "a l'ordonnance" comme on dit dans ce metier, il
+n'y avait plus rien a saisir. Quelle sale journee ce fut, mon pauvre
+ami.
+
+Loute s'etait pourtant calmee un peu. Dans un effort de volonte, elle
+avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'etait deja plus
+le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:
+
+- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir."
+
+Cette injustice me frappa, parce qu'apres tout si je n'avais
+materiellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais
+souffert avec elle; j'estimais meriter tout autre chose que ce
+singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idee de prendre mon
+chapeau et de partir, mais je pensais bientot, qu'agir ainsi c'etait
+vraiment lui donner raison, c'etait augmenter son chagrin, prendre
+parti contre elle, la depouiller davantage, si c'etait possible, en lui
+prenant mon amitie et en me mettant en quelque sorte a la suite sur la
+liste des creanciers poursuivants. Je ne le voulus pas.
+
+- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je
+ne te laisserai pas dans cette maison desolee; tu viendras habiter chez
+moi."
+
+En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air
+de ses mains comme pour ecarter le voile d'un reve; elle vint vers moi
+pour me faire repeter.
+
+- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?
+
+Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:
+
+- "Jusqu'a quand?"
+
+Je lui repondis:
+
+-"Tant que tu voudras."
+
+Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tete sur mon epaule et
+pleura de nouveau, mais ce n'etait plus les memes larmes. Je sentis
+que quelque chose d'immense s'etait passe en elle; ces mots l'avaient
+guerie de la plus grande douleur de l'humanite: l'isolement du coeur.
+
+Pendant cette scene, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux
+etaient dilates: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour
+mieux comprendre l'impossible realite. Inconsciemment, de temps en
+temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon epaule pour
+mieux se rendre compte de la solidite de son appui.
+
+Quant a moi, je puis te le dire, j'etais gene un peu de l'immensite de
+cette reconnaissance, j'etais effraye et pourtant j'etais un peu fier,
+au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais
+j'etais fier tout de meme.
+
+En realite, c'est dans cette minute que je me suis marie avec elle. Je
+ne m'en suis apercu qu'apres, mais je me suis bien rendu compte que
+c'etait a ce moment-la. Peut-etre on me dira que ce ne fut pas de mon
+plein consentement et que je me fixais, en moi-meme, un temps limite,
+que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de
+nos actes n'est absolu. Je me suis marie ce jour-la parce qu'alors
+elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusee et parce
+que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet
+equilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on
+appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure
+que, si invraisemblable que cela puisse te paraitre, elle devint dans
+un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien
+appartement de son coeur.
+
+Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissames
+ou elles etaient au milieu de la piece pour les reprendre le lendemain,
+n'emmenant avec nous que le bocal ou clapotaient les poissons rouges.
+Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous
+parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant
+probablement chacun a des choses bien differentes, mais unis tout de
+meme. En entrant dans mon appartement, elle etait avec moi comme si
+elle venait de me connaitre, grave, prevenante et effarouchee,
+intimidee aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je
+voyais qu'elle se preoccupait deja de leur trouver une place qui ne me
+gena pas, mais qui soit cependant ordonnee et definitive. Le soir,
+pour la distraire, je voulus l'emmener diner dans une brasserie; elle
+s'y refusa absolument, estimant qu'il etait inutile de faire des
+depenses exagerees. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de
+marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me repondit
+lointaine:
+
+- "Le bonheur laisse toujours et n'importe ou un bon souvenir."
+
+En effet, c'etait peut-etre son bonheur.
+
+Elle m'emmena, derriere Cluny, dans une petite cremerie, deserte a
+cette heure; et nous mangeames simplement, en face l'un de l'autre, sur
+une petite table a toile ciree. Pendant le diner, elle me demanda si
+je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient a y
+habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passe, bien qu'elle me
+donnat pour ce changement d'autres raisons; elle disait:
+
+- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait
+a la maison, c'est meilleur marche. C'est plus sain d'ailleurs."
+
+Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de
+jours apres, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de
+la Republique que je n'ai plus quitte depuis.
+
+Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retire du milieu des
+camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller a la Faculte et
+j'en revenais sitot apres le cours ou l'hopital. Je continuais mes
+etudes au debut comme par le passe, mais aux grandes vacances, la
+question s'est posee. Je tentais d'abord de raconter des contes a ma
+famille; je disais que je remplacais mes maitres. Mais a la longue, il
+a bien fallu qu'on sache. Apres plusieurs sommations, mon pere m'a
+ecrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il
+ne me donnerait plus d'argent, qu'il me desheriterait. Mon frere et ma
+belle-soeur m'ont tourne le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps,
+on m'a ecrit qu'on consentait a me recevoir, mais sans elle, et entre
+temps, j'avais connu avec Loute la misere, -- tu ne peux pas savoir
+comme ca nous a unis. J'avais du pour vivre abandonner les concours,
+bacler ma these et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'etais marie.
+Il y a des histoires qu'on ne recommence pas.
+
+Certainement etre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que
+tu ne le crois meme, parce que si je suis coupe d'avec les miens,
+d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des
+habitudes de pensee, d'education et de vie analogues a celles que
+j'avais moi-meme et dans lesquelles j'avais ete eleve -- on ne s'adapte
+jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous
+heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours ete, on n'en sera
+jamais tout a fait. Depuis la facon de mettre sa serviette a table,
+jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'a ces idees toutes faites et
+stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous
+vivons, jusqu'aux sujets les plus serieux: il y a tout un monde qu'on
+ne franchit pas... a moins qu'on mette plus d'une vie a le traverser.
+
+(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)
+
+- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose,
+l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La
+carapace qui semble se solidifier entre les moities de monde qu'on a
+quitte chacun de son cote, finit par etre si epaisse qu'on s'en trouve
+tous les deux isoles comme dans une cellule; les bruits de l'exterieur
+n'arrivent meme plus, alors on passe tout son temps a se regarder, a se
+decouvrir. On ne connait plus personne, jamais je ne m'en suis rendu
+aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir
+evoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumieres,
+peut-etre une reception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre
+chose: nous sommes partis une apres-midi -- il pleuvait -- a pied sous
+le meme parapluie, la marie n'etait pas loin. Nous avons attendu notre
+tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils
+etaient tous du peuple de Paris, rien d'elegant, je t'assure, mais eux,
+du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous
+appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos temoins, fit-il".
+
+- "Je pensais, repondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me
+rendre service, vous, par exemple?"
+
+Il m'expliqua qu'il etait fonctionnaire et qu'a ce titre, les
+reglements le lui interdisaient. Sur ma priere, il demanda aux temoins
+du mariage suivant -- la fiancee avait un ulcere affreux au visage --
+de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais.
+
+- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents
+n'ont pas pu venir..."
+
+Pauvre brave homme! Ce fut vite bacle. L'adjoint nous lut le texte
+indispensable, du meme air qu'il nous aurait dresse une contravention;
+nous avons dit "oui" sans emotion et cinq minutes apres nous etions
+dans la rue, a nous garer des tramways et des automobiles. Loute etait
+pressee de rentrer a cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te
+dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulument la vie au sein de sa
+maman, je n'ai pas eu d'etranges et douloureuses pensees; mais je me
+suis dit qu'il avait raison quand meme le petit; la vie valait d'etre
+vecue puisque je voyais ce spectacle qui etait du bonheur tout de meme.
+ Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de
+sciences, un chimiste de preference, de facon qu'il ait le moins
+possible affaire avec les hommes. C'est trop complique et c'est trop
+dur. J'espere qu'il m'ecoutera.
+
+Nous avions quitte le cafe depuis un moment. Nous sommes de nouveau
+dans le hall de la gare, quand enfin a l'autre bout du trottoir
+brillent les feux de la locomotive, il me dit:
+
+- Pourquoi t'ai-je raconte tout cela?
+
+
+Peu apres, je vois a l'une des portieres d'un wagon de seconde, une
+tete de femme qu'il me semble avoir deja vue. Elle apercoit mon ami et
+lui fait un geste calin de la main. Comme je suis venu attendre mon
+frere, je le cherche et finis par le rejoindre.
+
+En sortant, dans la lumiere blafarde, je vois, pas tres loin de moi, le
+Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se
+dirigent vers la barriere. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus
+l'idee d'aller les saluer, mais je me dis: apres tout, qu'est-ce que je
+leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de meme, s'ils me
+demandaient d'aller les voir: je n'ai pas epouse une fille de
+brasserie, moi!
+
+
+
+
+
+Boum.
+
+
+I.
+
+
+Boum avait huit ans. Sa vie s'annoncait des plus heureuses. Il avait
+une maman toute jeune, tres bonne et tres gaie. Son papa, ancien
+officier de cavalerie, etait un peu severe, mais sevissait peu au
+demeurant; Boum etant toujours content, avait pris l'habitude d'etre
+sage, c'est un etat qui comporte de grosses simplifications. Comble de
+toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hotel de
+la rue Pergolese, non loin du Bois de Boulogne. Une debonnaire
+"nursing governess" etait preposee a ses soins minutieux dans lesquels
+le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait
+des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise
+representant une chasse a courre avec des cavaliers, des dames, des
+chevaux et des chiens; deux fenetres y donnaient toujours ce qu'il y
+avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliques -- de
+ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en
+encombraient les tables et le parquet. Boum etait robuste et grand
+pour son age. Mais tout ceci reuni ne comptait pas en comparaison de
+deux dons qu'il avait recus de la nature, et qui n'avaient pas de prix.
+
+D'abord Boum etait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la
+bienveillance de tous et une grande popularite. Sur le chemin qui
+menait de sa maison au Bois, il etait connu; les concierges et les
+boutiquieres l'interpellaient a son passage:
+
+- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.
+
+Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure
+ronde et repondait a tous, dans un sourire qui augmentait encore les
+sympathies:
+
+- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.
+
+Parmi la gent enfantine, il tronait mais si incontestablement, qu'il
+pouvait troner modestement, avantage considerable si l'on songe
+qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de troner.
+
+Le deuxieme de ses dons etait une tante. Elle s'appelait: Tante Line.
+Boum estimait qu'elle etait ce qu'il y avait de plus joli au monde et
+beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les
+cils tres longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit
+nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui etaient
+du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs a force d'etre
+blonds, un cou tres long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait
+beaucoup de sports et qui est toujours vetu d'une ultra elegante
+simplicite; le tout monte sur deux petits pieds qui paraissaient
+ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi etait Tante Line.
+ Comme son neveu, elle etait vive, toujours decidee, douce et heureuse
+de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les
+sympathies; toujours son passage declanchait immanquablement des
+interruptions et un silence sur la nature duquel, il etait impossible
+de ne pas etre fixe.
+
+Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait
+comme avec elle. Elle seule savait ecouter ses histoires serieusement
+et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui
+est bien penible a la longue et finit par isoler terriblement. Ils
+prenaient leur premier dejeuner ensemble, se promenaient ensemble et
+causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient
+l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations
+etaient inepuisables. L'histoire fantastique du pere de Line les
+alimentait surtout.
+
+Cet ancetre avait ete un caractere assez particulier de gentilhomme
+francais. Ne aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse
+pauvre et qui etait revenue du Canada en France apres les malheurs de
+la guerre de Sept ans, il avait commence, tout jeune, sa vie
+d'independance et d'action; la tete pres du bonnet et le coeur un peu
+emballe par la guerre, vers sa douzieme annee, il avait abandonne sa
+famille et le college pour aller en Amerique; la-bas, apres avoir
+pratique toutes sortes de metiers -- qu'il racontait plus tard avec
+delices, -- il avait fini par constituer une enorme affaire de soie et
+realiser par elle une tres grosse fortune sur laquelle Line et la maman
+de Boum vivaient a l'aise maintenant. Ebloui par le recit de ces
+aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet
+auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin
+de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme
+d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et
+volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'a cette main nerveuse
+et mince qui semblait commander en jouant avec l'echancrure du gilet.
+Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux etaient semblables a
+ceux de Line avec quelque chose de plus metallique et qui paraissait
+chercher a vous voir "a l'interieur". Boum etait remue jusqu'au plus
+profond de son etre a la pensee qu'il y avait entre cet homme et lui
+comme un lien mysterieux. Aussi ne s'arretait-il pas d'ecouter son
+histoire. Line qui avait adore son pere et vecu, avec lui, les
+dernieres annees de sa vie en Amerique, recommencait tous les jours le
+meme recit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps
+un detail nouveau. Le mort les rapprochait.
+
+Le matin, quand Line se reveillait Boum allait la voir; avant d'entrer,
+il se livrait toujours aux memes soins qui consistaient a passer sa
+tete par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant
+les gestes de ceux qui veulent agir en silence, ecarquillait les yeux
+pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait
+semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses
+paupieres: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le
+moindre mouvement, c'etaient des exclamations folles:
+
+- Tante Line, tu ne dors pas.
+
+Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui
+mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur
+l'edredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord,
+puis protestait:
+
+- Non, Tante Line, pas comme ca... Parle-moi de grand-pere!...
+
+Elle commencait.
+
+Ils se racontaient aussi leurs reves de la nuit; souvent ceux de Boum
+ressemblaient tellement a ses propres desirs, qu'on devait admettre de
+sa part de legeres triches.
+
+- J'ai reve que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et
+Jean, mais loin... loin... jusqu'a Saint-Cloud.
+
+Quand ils avaient epuise les moindres episodes de la vie difficile
+qu'avait mene jadis celui dont ils procedaient, qu'ils s'etaient tout
+raconte, qu'ils avaient minutieusement etudie tous leurs projets, Boum
+la considerait avec ferveur, et quelquefois apres un long silence, il
+disait, profondement convaincu de toute son ame:
+
+- Tu es gentille de me dire tout ca... Je t'aime bien, moi, tante Line.
+
+Cette declaration avait le don d'emouvoir profondement aussi la jeune
+fille qui repondait pour le taquiner:
+
+- Moi, je ne te deteste pas...
+
+D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec
+amour a ses vetements epars, a tout ce qui etait a elle, et
+interrogeant sans cesse:
+
+- Pourquoi as-tu deux ciseaux a ongles? Et cette petite glace,
+pourquoi c'est faire?
+
+Le soir, Line lui rendait fidelement sa visite, quand il etait couche.
+Meme lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de
+venir l'embrasser; il demandait, ces fois la, qu'on fit la lumiere
+toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout
+eblouissante dans sa robe de soir aux reflets pales qui se fondaient
+dans l'eclat nacre de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de
+toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si
+pres l'objet du plus beau de ses reves et quand on est encore penetre
+d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces realites.
+
+Boum etait heureux infiniment. Aussi etait-il bon et indulgent pour
+les hommes, pour les betes et meme pour les choses -- car il ne voulait
+pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne
+battait meme pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer
+son fouet en l'air, pour les hater dans quelque course imaginaire ou
+pour les ralentir dans leur galop.
+
+Boum se portait a merveille. Il mangeait du meilleur appetit,
+s'arretant quelques fois pour baiser la main de Line toujours a ses
+cotes. Ce geste, a table, il le savait, lui valait regulierement un
+rappel a l'ordre de son pere, aussi ne le repetait-il pas trop souvent.
+
+Dans le monde, quand on le produisait, il etait, tres au fond,
+l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:
+
+- On le gate trop... disaient-ils.
+
+C'etait parfaitement inexact. Boum etait trop heureux pour etre le
+moins du monde gate ou insupportable. Il etait trop sensible pour
+vouloir faire de la peine a quiconque, meme en etant un peu sot, et
+d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne
+n'aurait songe a lui contester.
+
+Pour Line, il avait d'abord ete le poupon inattendu, celui qui, le
+premier, lui avait donne une gravite particuliere en faisant d'elle une
+tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce
+poupon etait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A
+force de se mettre a sa portee, ils etaient devenus des amis dans toute
+la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins
+d'importance; il avait tellement accapare la vie de Line, qu'elle ne
+pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus a
+l'un sans penser a l'autre; ils etaient devenus Line-et-Boum et cela
+faisait presque un seul nom propre d'une famille particuliere.
+
+Pourtant un apres-midi Boum apprit a table qu'il ferait seul se
+promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'etait une eventualite qui se
+produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une
+moue speciale de Boum, qui commencait par refuser de manger; il ne
+disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs,
+regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de
+temps en temps, sur son pere qui froncait le sourcil. La scene
+finissait habituellement a propos d'une observation sur la tenue qui ne
+manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait
+la sortie de table. Ce jour-la, ce triste programme ne manqua pas de
+s'executer point par point. Miss Anny emmena le delinquant, car tante
+Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit
+sa promenade tout seul.
+
+C'etait un mauvais jour decidement. Line et Boum s'etaient
+mutuellement habitues aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas
+l'amitie, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets
+"vivants" c'est-a-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois
+quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au
+contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps,
+des choses trouvees dont l'attention faisait le plus grand prix, telles
+que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de
+ficelle ou bouts d'etoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs etaient
+garnis de rubans par les soins de Line et serres dans un coffret; on
+les regardait de temps en temps. Cette fois-la, pendant que la nurse
+causait avec des compatriotes, Boum avait ete assez heureux pour
+denicher une boite de sardines vide, sans doute laissee sur place et
+sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche
+precedent. Convenablement nettoye et pare par tante Line qui etait une
+fee, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maitresses
+pieces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le depart,
+Miss Anny s'etant apercue du precieux fardeau qu'emportait Boum,
+s'opposa formellement a son transport d'ou scene magistrale de l'ami de
+Line, qui etait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-la, pour
+la reception d'une claque, et un retour orageux a la maison.
+
+Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu a tante
+Line, s'attardant particulierement a la description de la boite de
+conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais detail
+extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui
+dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:
+
+- Mon pauvre Boum, ne te desole pas, on en retrouvera...
+
+Tante Line pensait a autre chose.
+
+Boum dormit mal, fut agite; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes
+profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son
+eleve qu'elle regrettait avoir gifle.
+
+_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._
+
+
+
+
+
+II.
+
+
+Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement
+exterieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le
+programma de ses journees differer de celui des journees de sa tante.
+Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, etaient devenues
+peu a peu la regle. On ne les signifiait plus a table. Aucun lien
+n'etait plus etabli, comme autrefois, entre cette supreme recompense et
+la qualite du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord realiser
+des chefs-d'oeuvre de pages d'ecriture, tendre tout son esprit pour
+reciter ses fables afin d'eviter le moindre anonnement. Rien n'y
+faisait; tout au plus decrochait-il ainsi quelques tours dans la
+voiture aux chevres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre
+quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que
+Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il etait
+eternellement distrait; pendant les lecons, il restait la plupart du
+temps, la tete appuyee sur son petit bras tout rond, repetant tres
+mecaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement
+aux histoires de son grand-pere que Line ne racontait plus. Les
+punitions commencerent avec une regularite constante; elles devenaient
+comme une suite d'evenements facheux contre lesquels il avait cesse de
+reagir.
+
+D'ailleurs ces tracasseries exterieures lui causaient peu d'effet en
+comparaison du mal profond que lui faisait eprouver le changement opere
+dans Line meme.
+
+Qu'elle ait ete soudain obligee par les siens a une vie mondaine
+comportant, a chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour
+les visites, pour les soirees et le theatre, -- Boum renoncait a
+comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorite superieure --
+mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en resultaient
+pour lui, n'etaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui
+imposait sa lecon, pensait-il, on imposait a sa tante ces pratiques
+etranges; c'etait la une des consequences logiques du besoin
+d'oppression qu'ont les grands vis-a-vis des petits. C'etait normal.
+Peut-etre meme si Line en avait souffert un peu, aurait-il eprouve a se
+voir persecuter avec elle, un secret contentement.
+
+Malheureusement, il n'en etait rien. Line n'en souffrait pas, et meme
+peut-etre... en etait-elle heureuse. Comme elle avait change! En
+apparence, elle continuait bien, comme autrefois, a monter dans sa
+chambre le soir, a le recevoir le matin. Evidemment ils causaient
+toujours, mais quelle difference! D'abord Line commencait, comme les
+autres, a ne plus le prendre au serieux, meme quand il attirait
+specialement son attention avec ce geste special d'agiter son petit
+index bien droit, en disant:
+
+- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...
+
+Line riait quand meme et d'un rire un peu trop prolonge qui l'irritait;
+plusieurs fois meme, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de
+ses yeux, des larmes brulantes que pour rien au monde, il n'eut voulu
+laisser tomber. Elle ne s'en apercevait meme plus. Il avait essaye de
+la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des
+trouvailles de calinerie; puis, -- o honte -- il avait pense aux
+cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient ete un colimacon vivant
+qu'il avait rapporte du Bois, dans sa poche, sans rien dire a sa bonne,
+a la coquille duquel il avait lui-meme attache un morceau de flanelle
+rouge, et un calendrier a fleurs de mica, achete par Jean le chauffeur,
+qui persistait a souhaiter "la bonne annee" malgre qu'on fut deja en
+avril. Rien n'y faisait; le calendrier etait alle rejoindre les autres
+presents dans la boite aux souvenirs, bien que cet objet eut pu etre
+d'un usage journalier et le limacon avait delaisse tout seul son lit de
+feuilles sur la fenetre, pour une destination inconnue: Boum seul avait
+constate son absence.
+
+Line pensait evidemment a autre chose. Et detail aggravant, elle y
+pensait volontiers. Les changements de sa conduite se precisaient meme
+singulierement. Elle, qui etait autrefois si insouciante, si simple,
+si jolie sans le faire expres, devenait maintenant plus appretee, moins
+naturelle. Elle s'etudiait davantage a la glace, le matin, quand elle
+finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apres les avoir
+brosses, elle tordait jadis ses cheveux d'or pale, etait remplace par
+une suite de mouvements compliques, refaits plusieurs fois pour arriver
+d'ailleurs a quelque chose de tres voisin des premiers resultats. Le
+choix de la robe a mettre etait aussi beaucoup plus long qu'auparavant.
+ Quelquefois elle demandait conseil a Boum qui, regulierement, revenait
+au classique tailleur bleu marine, associe dans son idee egoiste
+d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait:
+
+- Tu n'y connais rien...
+
+et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en
+ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son
+chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une derniere fois a
+la psychee Empire posee obliquement a la fenetre:
+
+- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.
+
+Toujours Boum repondait:
+
+- Bien jolie, Tante Line.
+
+et il se detournait pour ne pas pleurer, sans savoir meme la cause de
+son emotion.
+
+C'est qu'il l'aimait dans ce temps-la, sans lui en vouloir le moins du
+monde, autant qu'avant, plus meme peut-etre. Il lui faisait de tendres
+reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi change. Dans le
+fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance
+l'attachait plus encore a elle; il lui semblait qu'a cause de cette
+injustice meme, elle etait plus a lui; parfois, il aurait voulu la
+battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-meme les
+rares fois qu'il avait ete sot, pour la corriger un peu, voila tout;
+apres elle lui aurait demande pardon, et il aurait pardonne; c'eut ete
+si bon, mais c'etaient des reves... dans la realite, il ne la battait
+pas et n'avait pas helas, a lui savoir gre du moindre repentir.
+
+A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait
+sans cesse, observant, reflechissant et examinant les unes apres les
+autres les plus invraisemblables hypotheses. Son pauvre petit cerveau
+travaillait tellement a ce difficile probleme que son caractere, sa
+sante meme en etaient touches. Sa gaiete s'en allait de lui. On
+n'entendait plus jamais a travers les portes de sa chambre ses bons
+rires si semblables a des cris de petits oiseaux. Il etait moins
+affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux
+brillaient moins vif. A sa vivacite premiere succedaient une torpeur
+presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient a toute
+heure du jour. Il mangeait de mauvais appetit. Le docteur, mande par
+sa maman, lui avait ordonne, apres un examen approfondi: du
+biphosphate! C'etait peu comprendre son mal.
+
+Boum cherchait toujours.
+
+A la verite, un nouveau personnage etait entre dans la maison. Non pas
+l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre
+le the et dire des choses aimables -- ceux-la etaient tous des
+familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on
+n'avait jamais vu et qui avait commence par venir souvent. C'etait un
+homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle
+dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vetements tres serres a la
+taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plie! Boum avait
+entendu son nom, c'etait un nom tres long, l'un de ceux qu'il faudrait
+apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui
+en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur
+Claude. Boum s'en etait tenu la.
+
+Le nouveau venu etait incontestablement tres empresse aupres de Tante
+Line. Les domestiques venaient immediatement la chercher des qu'il
+arrivait. Que de fois meme ces visites importunes etaient venues
+troubler de delicieux moments ou Boum croyait presque retrouver la
+douce intimite d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle
+rougissait jusqu'a la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait
+a Line des corbeilles de fleurs tres frequemment. Ces presents
+irritaient profondement Boum, qui a voir leur qualite et leur
+dimension, avait compris l'impossibilite de lutter sur ce terrain. Une
+fois, apres le dejeuner, devant un monument de roses blanches que
+Claude avait fait porter, l'enfant avait demande tout bas a l'oreille
+de sa maman, des sous.
+
+- Beaucoup de sous, avait-il dit.
+
+Et comme la reponse avait ete une question sur l'usage qu'il entendait
+faire de cette monnaie, il etait reste gene un moment sans repondre,
+puis comme il n'abandonnait pas ses idees, il donna une explication,
+mais cette fois si bas, si bas et si pres de l'oreille maternelle que
+malgre toute l'attention donnee, il ne fut pas possible de savoir sa
+pensee, -- et l'heure de sa promenade etait venue.
+
+Sur les gazons peles du Bois, il passa consciencieusement son
+apres-midi a chercher des fleurs. Et ainsi, a l'heure de rentrer,
+quelques paquerettes et quelques pissenlits, coupes presque sans tiges
+et un peu ecrases dans sa petite main chaude, vinrent meler sur la robe
+de Miss Anny chargee de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et
+rosees. Meme avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces
+fleurs faisaient pietre figure, la comparaison n'etait pas possible.
+Le temps etait passe ou Line tenait compte des difficultes inherentes a
+sa condition de petit garcon. Aussi apres l'avoir considere d'un air
+de degout, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui
+aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.
+
+Les choses allaient tres vite d'ailleurs. Il semblait que toute la
+maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitie de Line et de
+Claude. Ils passaient maintenant des apres-midi entieres seuls dans le
+petit salon, ou tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus
+la permission d'y penetrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une
+force interieure le poussait a venir troubler cet agacant tete-a-tete.
+Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constate
+-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il
+ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-la, Boum avait
+refuse son ordinaire baiser a sa tante. Il s'etait violemment retourne
+la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il
+entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui
+repeter depuis quelque temps;
+
+- Il est jaloux.
+
+Il avait de la peine, tout simplement.
+
+Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir
+la:
+
+- Demain je te dirai un gros secret.
+
+Mais Boum etait trop fait a l'infortune pour se faire la moindre
+illusion sur la part de bonheur que lui reservait cette revelation;
+comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie,
+c'est-a-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain.
+
+En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire a personne",
+etait que Tante Line etait fiancee a Monsieur Claude.
+
+- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line
+Vauquer de Conflans.
+
+- Pourquoi? avait repondu Boum.
+
+- Mais parce que Claude s'appelle comme ca, fit Line.
+
+- Non, pourquoi tu te maries? precisa Boum. On etait bien, tous les
+deux.
+
+Cette evocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus
+que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses etaient trop
+avancees maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle
+continuait a s'isoler des journees entieres avec Claude, a le
+rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le
+monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les
+parents felicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver
+leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de presents. Ah, Boum la
+regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les ecrins
+ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les eventails, les
+porte-cartes, les services a liqueur, les manches d'ombrelles et tant
+d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec
+l'autre, comme un _decrochez-moi-ca_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux
+evoquaient pour Boum, ses cadeaux a lui que Line rangeait jadis dans la
+boite. A voir toute la difference qu'il y avait entre les uns et les
+autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour
+lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant
+ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui,
+elle faisait semblant d'etre contente; elle l'aimait pour rire; ente
+son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui etait toute la
+distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai
+cheval. En somme, -- c'etait sa conclusion -- il y a deux mondes sur
+la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au serieux
+et qui vont librement; a elles est reserve le droit d'etre heureux,
+d'aimer et d'etre aime; pour elles et a leurs tailles, toutes choses
+sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux
+voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde
+des petits, ils ne servent qu'a amuser les grands qui ne tiennent pas
+compte d'eux; pretextes a chatiments ou a recompenses, objets a
+savonner, a promener, faire manger, travailler, dormir et surtout a
+dresser a toutes ses manies; eternels etrangers dont personne, ne
+comprenant exactement la langue, n'a jamais songe a ecouter le
+coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-pere ait voulu
+fuir ce monde-la. A sentir que des temps infinis le separaient de
+cette seconde vie et que de plus le jour ou elle viendrait, il aurait
+tout de meme perdu Line, Boum eut une tristesse immense et desespera.
+
+
+
+
+
+III.
+
+
+... Des fleurs, des lumieres, un pretre tout d'or vetu, au pied de
+l'autel Line en robe blanche a cote de _Lui_ Claude, le voleur de sa
+joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens.
+C'etait comme l'apotheose de sa douleur. Parce qu'il etait trop
+impressionnable et souffrant deja, ses parents l'avaient dispense de
+figurer dans la scene cruelle. Miss Anny l'avait mene avant l'heure,
+derriere un pilier de l'eglise. Quelques personnes le reconnaissaient
+et lui faisaient devotement un petit signe dans un sourire en remuant
+la tete et en disant:
+
+- B'jour Boum.
+
+Il repondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs.
+ Dans ses grands yeux noirs dilates, aucune larme ne venait. Il etait
+tres calme et pourtant la fievre brulait son petit corps; ses tempes
+battaient vite.
+
+Un violon sanglotait la _Meditation de Thais_. De jeunes couples
+passaient entre les chaises pour la quete. Boum attendait qu'on vint a
+lui en chauffant au creux de sa main une petite piece d'or remise par
+sa maman a cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de
+petites toux discretes et pieusement etouffees.
+
+Pour l'amoureux de Line, la ceremonie n'etait ni longue, ni courte;
+comme lorsqu'est atteinte la plenitude de l'emotion, il n'y avait plus
+pour lui ni de temps, ni espace... le mariage etait.
+
+Dans l'apres-midi, vers trois heures, apres un mauvais sommeil, pendant
+qu'il etait encore couche, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle
+avait quitte sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve
+assurement, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de
+l'oreiller sa tete lasse, comme il sentait que l'heure n'etait plus ou
+l'on pouvait modifier les choses, il recut sa tante aimee avec un
+pauvre sourire indulgent et resigne. Line, sans doute, allait lui
+faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases
+pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes
+les paroles durent lui paraitre inutiles; elle tomba simplement a
+genoux; tres certainement, c'etait uniquement pour rapprocher sa tete
+de la sienne; mais, comme si elle eut compris un instant, le visage
+tourne vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.
+
+Des yeux de Boum, deux larmes tomberent, sans que son sourire cessat.
+Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait,
+de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensee,
+c'etait un geste d'amour, en realite presque un geste de pardon.
+
+... Et pourtant peu apres, Line s'en alla, avec Claude, pour un long
+voyage.
+
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum etait
+malade, tres serieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure
+allongee avait perdu cette rondeur de pomme fraiche qui poussait
+autrefois les moins intimes a l'embrasser. Ses cheveux qui
+s'echappaient alors du beret en boucles epaisses et folles, se
+collaient ternes a son front et a ses tempes creuses, comme des meches
+de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient
+dans sa figure pale aux levres exsangues. Ses mains amaigries
+s'amusaient tres peu avec les jouets compliques qui gisaient sans vie
+sur la soie bleue de l'edredon.
+
+Boum avait d'abord eu des faiblesses etranges, puis des syncopes
+frequentes au moindre mouvement, l'un de ces evanouissements s'etait
+termine en un delire qui avait dure cinq jours. Tout le monde avait
+cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coincide avec une poussee de
+croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le
+temps de faire son lit, -- quand il etait assis, il etait si grand dans
+sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un
+frere aine malade, tant il avait peu l'air d'etre ce beau petit que
+tous avaient connu.
+
+Cette fois-ci, du moins, son mal avait ete compris. Trois medecins
+venus en consultation avaient diagnostique son cas, tres rare
+d'ailleurs, d'"hyper-neurasthenie precoce a forme d'idee fixe et
+survenue pendant l'epoque critique de la formation compliquee
+d'accidents meninges." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute
+maintenant: c'etait de Line que Boum souffrait.
+
+Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entieres
+aupres de son lit, cherchant a le distraire. Son pere avait perdu la
+moindre trace de severite; des que ses affaires etaient terminees, il
+venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait
+des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait meme des
+histoires amusantes en epiant le moindre rire sur le visage de son
+fils. Quant a Miss Anny, elle errait dans l'appartement, completement
+hebetee, son profil de chevre plus chevre que jamais, parlant en termes
+emus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exasperer la famille.
+
+Quand Boum etait assoupi, ses parents s'eloignaient de son lit et
+restaient a causer pres de la cheminee. Boum entendait des bribes de
+leurs conversations:
+
+- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages
+l'interessent davantage.
+
+- Il a mange plus volontiers sa puree de lentilles...
+
+- Madame Unetelle est venue... C'est agacant, a la fin, ces gens qui
+vous felicitent tout le temps de sa taille...
+
+- J'ai recu une lettre des Claude...
+
+Boum ecoutait alors: les Claude, c'etait Line. Ce nom seul irritait le
+pere, qui ne manquait pas de faire une reflexion desagreable; la mere
+defendait noblement les absents.
+
+- Claude, disait le pere, a bien cet air cretin et suffisant qui
+caracterise les diplomates...
+
+Line n'etait pas epargnee.
+
+- Avoir realise d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans,
+c'est un comble. Ah! je retiens votre mere comme educatrice...
+
+- Line n'etait pas coquette, repliquait la mere, elle ne s'est pas
+rendue compte... evidemment, elle aurait pu faire attention...
+
+Et Boum voyait quelquefois, a travers les barreaux de son lit, dans le
+rayon de la faible lumiere qui venait du petit abat-jour rouge, les
+larmes perler aux yeux de sa mere, ces grands yeux qui ressemblaient
+tant a ceux de Line, a peine d'un bleu un peu plus sombre.
+
+Line... Line, comme il pensait a elle, aux conversations, aux
+promenades avec elle, a ses rires, a ses robes, a sa chambre, a sa
+petite voiture, a tout elle: il ne pensait a rien autre. Qu'est-ce
+qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir?
+Surement elle devait penser a lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublie.
+Il en etait sur. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle
+etait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les recriminations
+paternelles, il avait envie de la defendre, d'expliquer. Mais il se
+ravisait: est-ce que les petits garcons expliquent? Saurait-il meme?
+Il se sentait si faible, si deprime et le seul resultat de ses efforts
+pour parler, il en etait sur, ne serait que ce casque, ce mauvais
+casque de douleur, qui lui broyait la tete, a l'interieur et a
+l'exterieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et
+l'amere potion qu'on lui donnait en pareil cas.
+
+Non, a l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum
+n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'eprouvait a se la
+rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idee de l'absence seule
+etait douleur. Il savait que Line n'etait pas responsable, que son
+papa et sa maman etaient injustes et ne reprochaient rien autre a
+l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis
+donne. Sa peine etait due, il en avait conscience, a d'autres causes,
+a une masse de circonstances, d'evenements insignifiants en eux-memes,
+dont l'un enchainait l'autre, qui pas plus les uns que les autres
+n'etaient seuls capables d'amener le resultat dont il souffrait.
+Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du
+grand-pere aux yeux bleus, lui disaient qu'il etait dans la vie sans
+cesse necessaire de lutter.
+
+C'etait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne
+qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus
+commode pour se plaindre et pour s'excuser. En realite elle est
+quelque chose de bien different. Sans le comprendre, l'enfant s'en
+rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante,
+elle est indifferente simplement; dans elle, les actes et les
+sentiments se succedent sans ordre et sans autre raison que
+l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme
+decoulent, pour ceux qui en sont touches, la souffrance ou la joie,
+personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde
+fait de son mieux.
+
+C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des
+enfants, Boum n'en voulut pas non plus a Claude. Le mari de Line ne
+pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se
+connaissaient meme pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude
+avait trouve Line a son gout -- beaucoup auraient ete de son avis, la
+seule particularite surprenante etait qu'il n'y eut personne avant lui,
+-- il l'avait prise, tout simplement.
+
+Seulement Boum, qui meditait sans cesse sur ce sujet, constatait
+qu'entre Line, c'est-a-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant
+ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi
+dans un esprit mechant, il n'en restait pas moins la cause, cause
+inconsciente mais cause reelle tout de meme, de tout le mal. S'il
+n'etait pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter,
+lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait
+encore la tendre, interessee, heureuse et rayonnante, a Boum, toute a
+Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour
+faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'etre
+heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer
+toujours.
+
+Toujours! On n'a pas idee comme c'est long pour les petits garcons,
+cette idee la. Alors, une seule pensee envahit son pauvre coeur,
+pensee tres simple, tres pure, a laquelle ne se melait aucune
+apprehension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des
+realites dont decoulait une resolution qui s'imposait, avec
+l'inexorable necessite d'une loi physique: il fallait separer Claude de
+Line, voila tout.
+
+Comment operer cette separation, voila ou le probleme devenait
+singulierement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea
+d'abord l'idee de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait
+bientot parce que avec la possibilite catastrophale de voir Claude
+emmener sa femme, le retour de l'indesire restait toujours comme un
+danger menacant. Alors l'autre solution se presenta radicale et
+definitive: celle de l'autre depart, du grand voyage dont on ne revient
+jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait
+plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui
+avait envisage tous les raisonnements et vide toutes les hypotheses, le
+savait: c'etait ainsi.
+
+... Les crises revinrent plus frequentes. Le terrible mal de tete ne
+lachait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:
+
+- Maman, j'ai bien mal...
+
+La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait du allonger
+l'arriere du bonnet a glace.
+
+- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une
+criniere... lui disait-on.
+
+Avec de grosses larmes, le petit disait:
+
+- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui
+finissait a la tete...
+
+Le specialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs
+moments cherchant, sans rien comprendre a cette recrudescence du mal
+etrange, emu malgre l'aridite du probleme, de cette douleur qu'il ne
+pouvait dominer.
+
+- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.
+
+- Si Monsieur, je vous aime bien repondait Boum, mais ca me fait mal,
+tres mal, toujours mal.
+
+Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science",
+-- comme celle de ses confreres -- n'allant pas au dela; il avait relu
+tout ce qu'il savait deja, avait essaye toute une gamme d'agents
+physiques, d'injections, d'hydrotherapie. Il avait pense un instant au
+retour de Line, puis rejete cette proposition d'ailleurs difficilement
+realisable, craignant d'aggraver encore l'etat de l'enfant. Cet homme
+bon revenait toujours a la conclusion qu'il fallait une diversion a
+l'idee fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le
+resultat de tous les essais etait que Boum semblait reconnaissant de
+tant de peines.
+
+- Merci Monsieur, j'ai encore mal...
+
+Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre
+grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la
+douleur s'en aller. Assise pres de la fenetre, d'une voix tres douce,
+l'infirmiere, ainsi que l'avait prescrit le docteur apres les crises,
+lisait. C'etait une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le
+petit malade ecoutait et demandait des explications:
+
+-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...
+
+La jeune fille se repandait en explications. Elle reprenait le recit:
+l'un des deux heros fidele au roi ne pouvait pardonner a l'autre son
+abandon politique.
+
+- C'etait un mechant, disait-elle, un traitre; alors Murthos, le
+fidele, voulut se battre avec lui...
+
+-Se battre a coup de poing, interrogeait Boum.
+
+- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des epees et des
+pistolets.
+
+- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre.
+Le mechant pouvait partir... loin, loin.
+
+- Parce qu'il etait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner.
+Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche a toucher
+l'autre et a se defendre avec son arme.
+
+- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.
+
+- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tres mal de se battre en duel...
+
+- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.
+
+De la meme voix, un peu monotone, l'infirmiere poursuivit la lecture,
+en jetant de temps a autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui
+n'ecoutait deja plus. Le recit continuait, les peripeties les plus
+dramatiques se succedaient, la mere du bon heros venait sur le pre,
+pour essayer d'arreter les bretteurs, et se mettait a genoux tout en
+essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orne de dentelle"...
+
+Boum interrompit:
+
+- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que
+d'assassiner quand meme, puisqu'il etait loyal, le monsieur...
+
+L'idee avait decidement frappe le malade, la jeune femme s'en apercut.
+Peut-etre parce qu'elle etait lasse de lire ou bien parce qu'elle ne
+voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle repondit:
+
+- Oui, c'est moins mal.
+
+Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouve
+quelque detente dans quelque imaginaire vision.
+
+Le soir, apres le diner familial, le pere et la mere etaient, comme a
+l'habitude, assis chacun d'un cote du lit. Boum posa quelques
+questions, toujours a propos de la lecture de l'apres-midi. Il avait
+oublie l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore
+maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou
+seulement un peu mal...
+
+Pour la premiere fois, depuis longtemps, le pere riait un peu dans sa
+moustache tres brune; il donnait tous les developpements desires et
+declarait en principe:
+
+-... Que le duel c'etait tres bien, a condition de se battre pour des
+motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la
+galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement,
+loyalement...
+
+Boum n'y etait pas encore; pauvre petit, il tenait encore a la vie.
+
+- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?
+
+- Oh oui, disait le pere, apres une petite hesitation, si l'on est
+d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ca n'est pas
+l'usage...
+
+- Ah! faisait Boum, interesse.
+
+Cette nuit la, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de
+la, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et
+pour les domestiques une bien grande joie.
+
+
+
+
+V.
+
+Les jours, des lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout
+doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu a peu, avec
+l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le medecin
+lui-meme etait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remede;
+malheureusement le remede n'etait pas de ceux qu'on achete dans les
+pharmacies.
+
+- Il fallait "decrocher" l'idee fixe, disait-il; et pour cela
+interesser le malade a une autre idee...
+
+En verite, Boum ne pensait plus seulement a son malheur, ou plutot il
+croyait avoir trouve le moyen de pouvoir agir sur son malheur meme: la
+desesperance avait quitte son petit coeur. Il croyait maintenant
+pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un
+crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement,
+loyalement".
+
+Sans doute, le malade n'avait confie a personne son secret, seulement
+comme il ne parlait plus que de provocation, de pre, d'epee, d'honneur
+et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le pere,
+prompt comme tous les hommes a trouver dans les evenements la
+satisfaction de ses desirs, trouvait cette idee follement amusante.
+Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, meme
+son ame de cavalier et de militaire n'etait pas fachee de cette
+tournure d'esprit que cette idee denotait chez son fils. Peut-etre
+meme, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret
+contentement. La mere, plus prudente, apres le premier moment de
+bonheur, s'etait un peu alarmee. Qui sait, pensait-elle, si Boum,
+apres avoir constate l'impossibilite de sa combinaison, n'allait pas
+retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa
+raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les
+assurances.
+
+- L'attention n'est plus fixee sur un seul point, disait-il, maintenant
+l'imagination va d'une idee a l'autre; la derniere comporte une part
+d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce
+travail la; et pendant ce temps l'etat general profite, l'assimilation
+se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de reaction propre.
+Nous passons la crise de croissance.
+
+Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'a demi le jeune femme parce
+qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'a rebours
+de son mari, elle n'avait aucun gout pour la solution de Boum si
+fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lie dans sa pensee a
+des surprises douloureuses. Le jugement sain et serieux qu'elle tenait
+de son pere ne trouvait aucun gout a la conception cabotine des choses
+saintes dont les modernes rencontres se reclament. Elle la trouvait un
+peu degradante; son coeur de femme et de maman aurait prefere toute
+autre diversion au mal de son fils que celle-la.
+
+Cependant Boum allait toujours mieux. Ses nevralgies avaient presque
+disparu. Il mangeait de bon appetit et dans son corps amaigri, les
+forces revenaient.
+
+Un jour pour la premiere fois depuis sa maladie, l'automobile
+paternelle l'avait mene prendre l'air en compagnie de sa mere. Un
+grand soleil d'ete envahissait l'avenue du Bois, presque deserte.
+
+Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum evoqua
+d'autres joies passees qui etaient, jadis, sur cette meme allee dans
+l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il
+passait alors au milieu d'eux, triomphant aux cotes de Line, maintenant
+il sentait l'isolement de son coeur desole. Ces constatations pourtant
+ne deprimaient pas son energie et ne ralentissaient en rien sa
+resolution arretee; a l'encontre, il semblait trouver, en elles, des
+forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa
+race reclamait et par la rejoindre ce qu'il croyait etre la raison de
+sa vie. Son pere l'avait averti; il devait reprendre des forces
+d'abord, apres seulement il pourrait se mettre a etudier l'art de tuer
+selon les regles des principes admis. A present, il en etait encore a
+la premiere partie du programme; il laissait, comme on lui avait
+explique, l'air et le soleil l'aider a le remettre. Sans parler, il
+s'abandonnait a l'apre bonheur de se ressouvenir.
+
+A l'extreme bout du lac, il demanda l'autorisation a sa mere de
+cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait
+methodiquement, avec une maladresse appliquee. C'etaient toujours des
+humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, a cause peut-etre
+de sa resolution et de toute l'evolution qui s'etait faite en lui, il
+estima pouvoir les faire parvenir a celle qu'il cherissait.
+
+- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?
+
+Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tres tres
+fort.
+
+Pourquoi cette jeune mere qui avait eu a cause de ce fils de si grandes
+angoisses et qui n'avait jamais verse que des larmes isolees,
+etait-elle emue aujourd'hui, tellement?
+
+Boum, tres gentiment, devenant un homme parce qu'il etait devant une
+femme eploree, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un
+mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il repetait les mots
+qu'on lui disait autrefois a lui-meme:
+
+- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...
+
+Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine.
+Peut-etre, en voyant le geste naif, la petite mere avait-elle pense que
+ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance
+muette dont son coeur brise avait tant besoin...
+
+- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?
+
+De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'etait vrai, il
+repondit:
+
+- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la meme chose...
+
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Boum etait presque gueri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec
+tout le monde, recommencait ses lecons et ses promenades comme par le
+passe. Si ce n'eut ete quelques drogues qu'il prenait avant les repas
+et dont les flacons bizarres ornaient sa place a table, personne
+n'aurait pu dire qu'il ait ete malade, si gravement malade. Comme le
+souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait
+plus ni a Line, ni a l'idee fixe dont Boum avait ete si pres de mourir,
+ni meme a l'autre idee saugrenue qui avait remplace la premiere et dans
+l'esperance de laquelle l'enfant avait retrouve les forces de vie.
+L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.
+
+Il etait devenu un grand garcon, grand par la taille -- tout le monde
+lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas meme onze. Son
+corps tres fluet et qui faisait penser aux plantes poussees trop vite,
+gardait encore un peu de sa grace passee. On ne retrouvait dans sa
+figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils
+mordores dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une
+certaine gravite surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa
+vivacite, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilite tres
+douce, une politesse marquee et tres prevenante qui partant, le
+distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif,
+complaisant, souvent rieur meme, on eut pu croire qu'il avait oublie:
+en realite, comme au premier jour, il pensait a Line, comme au jour de
+la revelation, il etait decide a se battre avec Claude. Tout au plus
+avait-il ajoute, a mesure que l'initiation de la methode precisait les
+premieres donnees, l'idee d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait
+cette offrande genereusement parce que sa nature etait aventureuse,
+parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et
+aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui.
+
+- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.
+
+Un jour, tres timidement, mais resolument comme quelqu'un qui reclame
+le paiement d'une dette, il vint trouver son pere seul et lui posa la
+question:
+
+- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...
+
+- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ca te fera le plus grand
+bien...
+
+Quelques jours apres, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble
+du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussee, a droite sous le porche,
+Boum et son pere firent leur entree dans une quelconque salle d'armes
+de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne
+venaient pas encore. Un homme de blanc vetu avec un coeur de flanelle
+rouge a la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait
+a l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_
+entrelaces. Dans la salle, a laquelle les epees faisaient des murs
+d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les
+"Patrie", le maitre, du bout de sa barbiche et derriere un lorgnon,
+lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait
+son cafe au lait. Boum lui trouva en meme temps l'air terrible et
+l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir
+ses phrases, toujours sur un ton de commandement:
+
+- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la
+planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiene... voici les
+prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chene prendre
+d'une pile, un prospectus dont le pere en accepta les termes sans le
+lire.
+
+Le Prevot appele prit les mesures du futur "membre" -- c'etait sa femme
+qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum
+reviendrait: le masque, les sandales, les petites epees, tout serait la.
+
+En les accompagnant, fidele au rite, le maitre eprouva le besoin de
+dire:
+
+- Nous allons le soumettre au ballottage.
+
+C'etait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle a
+son entreprise.
+
+Dans la rue, Boum ayant demande des explications sur ce dernier mot,
+son pere pensant autre chose repondit:
+
+- Ce sont des betises.
+
+Boum fut admis sans opposition.
+
+Au jour fixe, il venait costume en petit bretteur, le visage dans sa
+cage a mouche, debout mal a l'aise sur cette planche qui lui paraissait
+haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maitre prodiguait son
+enseignement, donnant des exemples, repetant ses phrases comme s'il
+recitait une lecon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux,
+s'appliquant de toute son ame a bien faire, mais bientot rompu dans
+tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on
+pouvait jamais arriver dans la realite a se battre, a se toucher, a se
+defendre et a faire quoique ce soit. Effraye, il pensait que,
+peut-etre, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait
+jamais, bien que le maitre flatte de son attention y allait de temps en
+temps d'un encouragement.
+
+- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des
+dispositions, vous arriverez...
+
+Le soir, moulu par la courbature, il eut une defaillance en pensant que
+cette solution aussi serait tres longue. Pour arriver a savoir faire,
+en somme, il faudrait etre grand et c'etait justement de ne l'etre pas
+qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant a la lecon,
+parce qu'il n'etait pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il
+recommencait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et
+tirez", etc.
+
+Tres lentement, il sentit lui-meme ses progres. Il se fatiguait moins
+maintenant sur cette planche ou il se tenait mieux, assis sur les
+jarrets, sans perdre ce que le prevot facetieux ne se laissait pas
+d'appeler: "les petits equilibres".
+
+Mettant a part l'escrime, la salle ne l'interessait pas. De rares
+clients venaient a son heure et cependant, il y avait dans ces murs
+comme un air de susceptibilites factices et de points d'honneur idiots
+se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui
+l'ecoeurait. Boum avait son idee, il etait venu dans un but tres
+precis. Sa bonte profonde s'alarmait a la pensee de querelles
+cherchees, que sa mentalite serieuse lui faisait trouver inutiles.
+Aussi a part les indispensables formules de politesse, il parlait peu.
+Pendant les poses, il s'asseyait a l'ecart sur la banquette de velours
+rouge, et continuait a s'instruire en regardant.
+
+Cependant, il s'etait fait un ami. C'etait un monsieur grisonnant,
+legerement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tres bon sourire. En
+le montrant, le prevot avait dit a Boum:
+
+- C'est Laferriere, vous savez celui qui fait des pieces, un rigolo.
+
+Avec plus de ceremonie, le maitre avait, selon l'usage, presente son
+jeune eleve:
+
+-... A Monsieur le Comte de Laferriere, de l'Academie Francaise.
+
+Boum avait tendu sa petite main.
+
+Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demande:
+
+- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?
+
+Boum avait repondu:
+
+- C'est difficile.
+
+- Comme tous les arts, repliqua le Monsieur; il n'y a que la critique
+qui soit aisee. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espere, comme
+M. Doumic?
+
+- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien
+saisi.
+
+- Officier ou maitre d'armes, interrogea encore le Monsieur.
+
+- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve
+ces deux perspectives folles et extravagantes.
+
+- Que voulez-vous etre alors?
+
+- Je veux etre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux
+savoir faire des armes.
+
+Peut-etre cette reponse aurait-elle laisse indifferent plus d'un
+habitue de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, ete frappe
+par l'apparente incoherence de ces deux volontes. Chez Laferriere,
+l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arreter.
+
+- C'est etrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention
+du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un
+aussi grave sujet, et il ajouta: Nos gouts ne sont pas tout a fait
+pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout
+envie de me marier... parce que je suis marie, comprenez-vous.
+
+Boum sourit. De cette conversation commenca leur sympathie. Par la
+suite, Laferriere, rassasie, relativement jeune, de toutes les joies et
+de tous les honneurs, trouvait une douceur particuliere a retrouver,
+chaque matin, le petit coeur honnete et frais dans lequel il sentait le
+mystere. Boum avait retrouve en lui une camaraderie qu'il n'avait
+jamais connue chez Line: son nouvel ami l'ecoutait serieusement. Cela
+ne les empechait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire;
+l'academicien savait des histoires impayables que le prevot, en
+s'appuyant sur la courbe de son epee, ecoutait la bouche ouverte.
+
+Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils etaient tous
+deux curieux et adaptables, naifs sans etre betes et d'une generosite
+speciale qui voulait le bien de tous les etres y compris pour chacun
+d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils a
+merveille. Boum sentait les jours ou son ami n'etait pas en train et
+les jours ou il etait en veine d'expansion. Laferriere avait saisi une
+fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas etre traite en bebe; son
+degre de developpement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne
+se developperaient plus.
+
+Et puis, pour les raisons differentes, les gens de la salle les
+ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il etait le seul enfant, se
+sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de
+mentalites toujours pareilles a cette collection d'oisifs croyant etre
+le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu
+la moindre repercussion. Ils se lierent rapidement. Quelquefois, ils
+sortaient ensemble. Par les belles journees, Laferriere allait
+volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long
+du chemin, des sujets les plus divers.
+
+Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son
+petit ami.
+
+- Mais c'est un fils donne par la nature, avait dit un Monsieur qui
+marchait au cote d'une jolie blonde.
+
+- C'est idiot, avait replique Laferriere, puisque c'est un frere aine.
+
+Cette facon de presenter Boum comme un petit sage auquel on demande des
+avis n'etait pas qu'une simple plaisanterie. En realite l'auteur
+parisien etait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient
+conserve jeune; il etait reserve.
+
+Laferriere s'etait tellement mis a sa portee, qu'il finissait par le
+prendre au serieux, solliciter ses conseils, et lui faire meme des
+confidences que beaucoup auraient trouve anachroniques et prematurees.
+
+Boum gardait a la maison un complet silence sur ces affaires de son ami
+qu'il estimait etre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'etre
+saisis par ses parents. En particulier, il etait souvent question dans
+ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame
+qui jouait ses pieces et dont il vantait, sans cesse, les perfections.
+Il l'appelait: Dora.
+
+Un jour, -- ils etaient deja de vieux amis -- au sortir de la salle,
+comme il pleuvait, Laferriere proposa d'emmener Boum dans son
+automobile. En chemin, il lui dit:
+
+- Si nous allions chez Dora?
+
+Boum, sans savoir pourquoi, hesita le quart d'une seconde, puis accepta.
+
+L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arreta familierement devant un
+grand immeuble de la rive gauche, pres du pont de l'Alma.
+
+Au sortir de l'ascenseur, au troisieme, Laferriere ouvrit la porte
+d'entree avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.
+
+- Comment, c'est toi cheri, fit une voix tres douce.
+
+- C'est nous, repondit l'ami de Boum.
+
+Cette reponse excita sans doute la curiosite de la maitresse de ceans,
+elle sortit a leur rencontre precipitamment. Elle avait du entendre
+parler de Boum, parce que tout de suite, sans presentation, elle
+l'accueillit gentiment dans un bon rire:
+
+- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.
+
+Boum, en petit garcon bien eleve, s'inclina et baisa la main qu'elle
+lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.
+
+Quand ils se furent installes dans le petit salon ou elle les avait
+introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit
+a moitie etendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur
+un tapis sombre, une fourrure blanche tres souple et deux gros coussins
+vert-bleu. En verite, elle etait jolie, ses cheveux lui faisaient
+comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents eblouissantes
+riaient d'un rire perle special qui paraissait toujours partir d'une
+scene. Elle faisait une masse de frais a Boum, a la fois amusee,
+flattee et un peu genee par la presence insolite d'un enfant.
+
+Boum repondait poliment a toutes les questions. Toujours tres sobre de
+details sur ses propres affaires, il ecoutait tranquillement tant qu'il
+etait question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui
+parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement
+etonnes.
+
+Cette visite lui semblait toute naturelle, etant donne le serieux de
+son amitie avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait
+ete celui de toutes reunions de trois grandes personnes si ce n'eut ete
+quelques remarques decousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui
+passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulte qu'on devait trouver a
+apprendre par coeur tout un livre".
+
+Laferriere jouissait, amuse par l'etrange de la situation. Evidemment,
+pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa
+maitresse aurait paru enorme, monstrueux; en realite, sa conscience
+honnete et degagee des conventions se refusait a voir le moindre tort
+dans ce rapprochement qui ne faisait de peine a personne. Ces deux
+amis eprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain
+plaisir a se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait
+alterer la serenite de Boum et etre pour lui un changement de ce qu'il
+entendait et voyait familierement tous les jours... alors pourquoi pas,
+surtout que lui-meme l'auteur qui avait vecu tant de reves trouvait
+dans la presence de ces deux etres je ne sais quelle impression de
+consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant
+voulu voir persister longtemps.
+
+Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interroge.
+
+- Comment la trouves-tu? demanda Laferriere.
+
+Tres gentille et tres jolie, apprecia Boum, vous devez bien vous amuser
+avec elle.
+
+Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line negligea
+de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler
+quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de
+convaincre, il savait ne devoir pas etre pris au serieux; alors il
+ecouta sans interrompre comme le lui avait enseigne Miss Anny. Cette
+visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui
+avait ete comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il
+lui disait la verite, qu'il avait en lui une confiance sympathique.
+Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son
+grand-pere peut-etre ou bien parce que simplement il avait souffert des
+hommes, il gardait toujours, vis-a-vis d'eux, une prudence et une
+reserve discrete. En telle maniere qu'a ce moment, quand son ami
+l'avait mis au courant de sa principale preoccupation sentimentale, lui
+n'avait pas encore articule un seul mot de la grande affaire qui etait
+l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononce le nom de
+Line a Laferriere. Apres la visite chez Dora, il prit la resolution de
+tout lui raconter. L'occasion vint.
+
+Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure
+dans l'auto decouverte vers Saint-Germain. Laferriere ayant fait peu
+de temps auparavant la connaissance du pere de Boum, lui avait demande
+pour ce jour-la l'enfant a dejeuner. Maintenant ils allaient au
+rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son cote. A la sortie du
+Bois, apres l'indispensable arret a la barriere, Boum retrouvait
+l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent
+regarde autrefois avec Line. Dans le fond de son ame, il
+s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur
+conversation, des que la voiture repartit, Boum demanda:
+
+- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?
+
+Laferriere repondit une phrase evasive, une de ces explications dont il
+avait le secret et qui n'arretait rien: "on ne bouge pas assez... c'est
+necessaire... je ne veux pas grossir...".
+
+- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ca. Vous ne voulez pas vous
+battre.
+
+- Oh, fit Laferriere, quand je peux eviter, j'aime autant.
+
+- Moi, repliqua gravement Boum, je veux me battre, mais serieusement,
+_a mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment.
+
+L'auteur, se retourna brusquement, visiblement interesse:
+
+- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?
+
+Tres posement, regardant par terre, Boum repondit:
+
+- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-etre le connaissez-vous, c'est
+Monsieur Claude Vauquer de Conflans.
+
+- Conflans, le diplomate? fit Laferriere, c'est un imbecile!
+
+- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait a
+cette appreciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.
+
+- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.
+
+- Voila, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite
+tante, la soeur de ma maman. Nous etions tres, tres bien ensemble,
+tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.
+
+Boum disait ce mot tout bas, tres emu, baissant encore davantage sa
+tete brune. Laferriere sentit le petit drame et n'interrompit pas.
+
+- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus
+encore parce que vous, vous etes grand, et moi je ne suis qu'un petit
+garcon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'etait
+Tante Line...
+
+Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:
+
+- Il me l'a prise...
+
+Emu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps,
+puis demanda:
+
+- Comment te l'a-t-il prise?
+
+- Il l'a epousee, puis ils sont partis.
+
+- C'est sa femme, remarqua Laferriere, elle est bien jolie en effet, je
+l'ai apercue le jour de son mariage.
+
+- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est
+qu'avant de partir, il l'avait changee, tellement. Vous ne l'auriez
+pas reconnue. Avant elle etait douce, elle ecoutait comme vous, nous
+sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon
+grand-pere qui etait parti tout petit en Amerique, elle avait une
+petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apres, quand
+Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermes
+dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui --
+et l'enfant precisait en remuant son index en l'air -- il faisait
+expres, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se
+moquait de moi.
+
+Profondement touche, mais voulant savoir, Laferriere interrogea:
+
+- Mais tu n'as pas parle a ta tante? Tu ne lui as pas demande pourquoi
+elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.
+
+- Souvent, repliqua Boum, j'ai essaye; j'ai dit tout ce que j'ai pu,
+mais quand on est petit, vous savez, on ne vous ecoute pas, et puis, on
+ne sait pas ce qu'il faut dire...
+
+- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...
+
+Et sur cette reflexion, quelques instants passerent sans qu'ils se
+dirent un seul mot. De chaque cote de la voiture, le paysage defilait
+rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir
+la campagne veritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons
+ne se touchaient plus et le fleuve, delivre de ses quais, coulait plus
+librement dans la lumiere crue entre ses berges de prairie.
+
+Laferriere etait bouleverse par le recit de cette tragedie. Les faits,
+en eux-memes, etaient tres simples, en somme, si naturels: le petit
+aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer a tous les ages, qui sait meme
+si a l'age de Boum on n'aimait pas mieux, plus aprement, plus
+exclusivement et plus serieusement aussi? A travers le cortege fane de
+ses propres amours, il cherchait a retrouver le souvenir de ses
+premiers elans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose,
+sa pensee et son coeur... Et pourtant il demeurait desempare devant
+cette detresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses
+et qui gardait encore assez de foi pour aimer eperdument une petite
+femme quelconque "qui jouait ses pieces". Il etait confondu parce que
+de cette histoire tres simple resultait cette situation anormale, parce
+que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation
+sans denouement, une maladie sans remede. Un seul instant, il fut sur
+le point de dire a Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne
+te desole pas, tu verras que la vie peut guerir aussi". Mais, ce meme
+homme qui n'avait pas hesite a mener l'enfant chez une femme un peu a
+cote, se refusa a tenir la petite ame, meme pour la consoler. Il dit
+simplement:
+
+- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?
+
+- Je sais bien, dit le petit tres simplement, mais puisqu'il n'y a pas
+d'autre moyen...
+
+C'etait bien la logique que craignait Laferriere. Sans doute, il
+savait que le projet de Boum ne se realiserait pas, que quelque chose
+viendrait surement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les
+desillusions et toutes les deceptions que cette mise au point
+comportait, firent mal a son egoisme genereux; comme un grand enfant
+qu'il etait lui aussi, il laissa partir l'expression de son depit:
+
+- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconte cette histoire?
+
+Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tres bien la
+difference de l'amour et de l'amitie, repondit tres naturellement aussi:
+
+- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...
+
+- Tu as raison, repliqua Laferriere, assez touche de cette remarque, en
+prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.
+
+Ils avaient fait un petit tour par la foret silencieuse et sombre
+malgre le soleil; ils retournerent vers le restaurant ou Dora les
+attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait
+du se lasser de regarder le decor magique de Paris engourdi a cette
+heure dans une diaphane buee, elle jouait machinalement de sa longue
+main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle
+avait noue ses gants.
+
+- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferriere s'excusa:
+ils avaient cause, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la
+grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:
+
+- Nous voulions te donner le temps d'etre idealement jolie; nous ne
+sommes pas venus une minute trop tot...
+
+Pas fachee, elle le remercia des yeux.
+
+Ils mangerent. Laferriere, preoccupe, parlait peu. Dora lui trouvait
+cet air particulier des jours ou il mijotait une idee de piece. Bonne
+fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait
+
+des frais a Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute a leurs
+pieds, elle l'aidait a retrouver la maison de ses parents, lui
+indiquant les grands reperes de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du
+Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferriere. Le
+petit distrait, tour a tour regardait la ville, regardait la femme et
+jouissait de leur semblable beaute. Il pensait sans aucun sentiment de
+jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires
+sentimentales, celles de ses commensaux s'etaient arrangees. Dora et
+Laferriere s'entendaient bien, ils etaient ensemble, constatait Boum,
+et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui
+gate notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et
+qu'aucune chose ne venait jamais troubler la serenite de leur bonheur.
+Evidemment, Laferriere n'etait plus un petit garcon, et c'est tellement
+plus facile d'etre heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra
+peut-etre ou lui-meme... en attendant, il etait reconnaissant de tout
+son coeur a ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimite
+et de lui faire ainsi respirer l'air de leur felicite.
+
+Quand ils eurent termine, en quittant la table ou ils etaient restes
+assez avant dans l'apres-midi, Dora, debout, interrogea Laferriere, en
+le regardant de tres pres:
+
+- Eh bien, ca se dessine ton idee? As-tu un role pour moi?
+
+En secouant les miettes de son gilet, il repondit pour n'etre entendu
+que par elle:
+
+- Je pense a mieux que le theatre, petit, a la vie, personne ne s'en
+doute, c'est bien plus emouvant...
+
+
+
+
+
+VII
+
+
+A une petite fete intime de la salle, pour la premiere fois, Boum se
+produisait en public. Les spectateurs etaient peu nombreux; il n'y
+avait guere, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de
+representants notoires de la presse sportive, gens fameliques et
+pretentieux. Le jardin avait recu une decoration de petit _14
+juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
+quelques fauteuils et les banquettes rouges etaient sorties. Au fond,
+entre les arbres, devant un maitre d'hotel a favoris, une table nappee
+supportait des sandwichs, des gateaux, des fleurs et une rangee de
+coupes a moitie pleines de tres mauvais Champagne.
+
+Une dizaine de tireurs etaient inscrits et devaient faire assaut "a la
+premiere touche".
+
+Boum etait considere par la salle entiere comme "une fine lame"; il
+l'etait vraiment. Le maitre, qui avait l'intelligence de son art,
+avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il
+voulait faire; et alors, il l'avait pousse, sa jeunesse et sa debilite
+etant un obstacle aux travaux brutaux de l'epee, vers le jeu delicat du
+fleuret. Boum, qui en etait alors a sa deuxieme annee de salle, se
+servait maintenant d'une epee triangulaire et a coquille, comme celle
+des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait
+peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqure
+vers les mains, les genoux ou la tete; a l'encontre, elle tournait
+follement tout le long de la lame adverse, tres rapide dans tous les
+sens, avec des arrets brusques qui etaient des menaces, toujours en
+mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement francaise,
+s'epanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touche.
+
+Il fit, ce jour-la, d'assez jolis assauts, Laferriere qui n'aimait pas
+d'ordinaire ce genre de reunions etait venu pour voir son petit
+camarade. Tout en applaudissant a ses jolis coups, il etait inquiet
+parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce resultat. Le
+corps des chroniqueurs louaient sans reserve: decouvrir un talent
+inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum etait
+joli a voir. Son vetement blanc moulait ses formes gracieuses et
+proportionnees: l'exercice l'avait considerablement renforce et
+assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, a
+l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se deployant dans une attaque
+en un geste large, ou bien modeste apres la victoire, son casque et son
+epee dans la main gauche, la tete un peu basse venant remercier
+l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chetif et mal
+pousse qu'il avait ete apres sa maladie. Il etait presque alors un de
+ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un
+secret desir:
+
+- Il est gentil.
+
+Apres qu'il eut fait sept assauts, le maitre le proclama quatrieme avec
+trois touches, ce qui constituait, eu egard surtout a la qualite des
+autres tireurs, un assez joli succes.
+
+Laferriere et lui ne resterent pas apres la seance. Ils remonterent un
+instant a pied le boulevard.
+
+Comme a l'habitude, ils causerent. Laferriere avait raconte a Boum,
+quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine piece. Maintenant il
+le mettait au courant des modifications projetees. Boum etait partisan
+des denouements heureux. Il se passionnait en general pour les
+peripeties de ces personnages de reve qui lui etaient devenus
+familiers; il les considerait comme des etres vivants qu'il aimait. Ce
+jour-la, il parlait peu. Laferriere, qui se rendait parfaitement
+compte de l'etat d'ame de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en
+apercevoir.
+
+Quand ils furent arrives devant l'hotel de la rue Pergolese, Boum
+tendit sa main:
+
+- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de
+vous. Nous allons a la campagne pour trois semaines... C'est la que
+ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai...
+Apres, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.
+
+Dans un demi-sourire, Laferriere repondit:
+
+- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce
+pas?
+
+- Je le sais, dit Boum en le regardant serieusement. Au revoir.
+
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Dans son cabinet de travail, grande piece encombree, assombrie par les
+tentures et les cuirs de Cordoue malgre la grande baie vitree qui
+donnait sur le parc de la Muette, Laferriere, assis a sa table, venait
+de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres etait, pour sa
+nature heureuse, une heure benie. Un grand nombre d'inconnus lui
+ecrivaient. Il goutait une volupte particuliere... a l'ouverture
+brusque de cette porte sur l'intimite du monde exterieur. Des femmes
+lui faisaient des declarations passionnees, des amis sinceres lui
+donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la maniere d'acheter
+du vin, d'ecrire des pieces, de placer sa fortune, de combattre
+l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apres avoir melange
+les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son
+domestique qui, habitue a cette fantaisie, s'en acquittait maintenant
+avec un grand serieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre,
+d'un bout a l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le
+derangeat.
+
+Ce matin, contrairement a l'usage, le domestique revint:
+
+- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.
+
+- De si bon matin? fit Laferriere. Qu'il monte.
+
+Il pensa que ce devait etre pour l'importante histoire du duel, et
+cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apres tout,
+mettre fin a cette plaisanterie.
+
+Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit,
+qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonne?
+
+Boum fit une entree inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il
+courut vers Laferriere, tomba assis par terre devant lui, et calinement
+mettant sa tete sur les genoux de son ami, il se mit a sangloter sans
+pouvoir dire un seul mot.
+
+Laferriere, emu, ne savait que dire.
+
+- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as...
+dis-moi... explique.
+
+L'enfant pleurait toujours. L'homme, desole par ce chagrin, finit par
+grossir la voix et dire presque rudement:
+- Assez, Boum, je te defends de pleurer ainsi.
+
+L'effet de ce changement de ton opera. Boum n'etait pas habitue a
+s'entendre parler ainsi par celui qui etait le confident de son coeur.
+Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.
+
+Laferriere en profita pour le relever. Il l'entraina vers un divan un
+peu sureleve auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air
+de trone. Il forca l'enfant a s'asseoir pres de lui.
+
+Boum, parla longuement.
+
+Il etait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu
+pendant dix longues journees qu'Elle revint. Elle etait revenue.
+
+-... Mais, fit-il, elle est toute changee... d'abord elle n'est plus du
+tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle
+rit tout le temps de moi, ne m'a meme jamais parle seul une fois. Elle
+est aussi severe pour moi que M. Claude et reproche a maman de ne pas
+bien m'elever. Elle m'a dit, parce que j'ai regarde dans un paquet
+qu'on apportait, que j'etais curieux comme une vieille chouette --
+c'etait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour
+ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande,
+elle s'occupe toute la journee de petits bonnets, de petites robes, et
+de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a
+toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais a
+la poupee, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ca, je me
+suis apercu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis
+tres malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.
+
+Et il se remit a pleurer doucement.
+
+- C'est pour ca, fit Laferriere, que tu pleures! mais mon pauvre Boum,
+ces choses-la arrivent tous les jours.
+
+- C'est cependant malheureux, repliqua Boum.
+
+- Voyons, voyons... fil Laferriere... tu etais separe d'une femme que
+tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours
+separe, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te rejouir.
+
+- Peut-etre! fit le petit, plus navre de n'etre pas compris.
+
+Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:
+
+- Cependant je suis triste... tres triste.
+
+- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lanca Laferriere... tu n'es pas
+raisonnable.
+
+- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus
+du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ca m'est egal. Voyez,
+a present si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec
+moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux
+plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis
+bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais...
+comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer.
+
+Et pour rendre sa pensee, le petit agitait ses deux mains devant son
+ami en le regardant de ses yeux mouilles.
+
+- Boum, fit Laferriere, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse.
+ Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es
+trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans
+comprendre. Ne pense plus a Tante Line. Vis des joies de ton age, je
+t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie,
+cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que
+tu n'as pas trouve. Sache attendre. Je t'assure, c'est bete de
+souffrir. Regarde par la fenetre, c'est le matin, peut-etre
+aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus
+chaud, il y aurait plus de lumiere dans les arbres, par terre les
+ombres seraient plus noires... et pourtant notre desir commun ne change
+rien, le matin reste le matin. C'est deja beaucoup, crois-moi, de
+savoir que midi viendra.
+
+Boum ecoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais
+trouvant quand meme aux paroles qu'il entendait comme une sorte de
+vertu bienfaisante.
+
+Encourage, Laferriere continuait:
+
+- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.
+
+Boum fit signe que non.
+
+- Si, reprit l'homme, quand tu es tombe sur te genoux, tu t'es ecorche.
+ C'etait un mauvais moment, tu as du pleurer certainement. Cependant
+le mal a passe, ton genou s'est gueri. Regarde, on ne voit plus rien
+du tout.
+
+Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.
+
+- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guerir
+maintenant.
+
+- Tu crois, repondit Laferriere... En effet, on croit, et puis, un
+jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je
+ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.
+
+Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore la un mystere.
+Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tete entre ses deux mains,
+essaya de comprendre. Laferriere le laissa mediter. Mais Boum renonca
+vite a chercher:
+
+- Peut-etre, fit-il brusquement d'un air detache, vous avez raison. Je
+ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici la, j'en veux a tous ceux
+qui m'ont fait mal. (Et pour la premiere fois, sa figure d'enfant
+devenait mauvaise.) Je m'appliquerai a vivre seul, sans regarder
+personne. Je reconnais maintenant, que j'etais sot de vouloir me
+battre en duel. Ce n'est decidement pas la maniere. Plus tard, je ne
+sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...
+
+Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui
+tendant une main froide et en disant a celui qui lui avait parle avec
+tout son coeur un "merci quand meme", desabuse et rageur, dont
+Laferriere resta meduse. Sa figure d'enfant avait eu soudain une
+expression de cruaute mechante. A voir ce Boum, qui avait toujours ete
+si tendre, si bon, on eut dit a cet instant une petite bete feroce qui
+aurait eu un sens humain de la cruaute.
+
+
+
+
+
+IX
+
+
+Des annees passerent. Boum, suivant a la lettre les conseils de son
+vieil ami, l'avait completement delaisse. Cancre dans ses diverses
+classes, il avait vecu des annees de college au milieu de ses
+condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une
+seule amitie. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les
+maitres le tenaient pour un mauvais eleve. Assez intelligent, il avait
+un dedain souverain pour l'effort et meprisait les resultats naifs
+auxquels aspiraient ceux de son age. Il etait d'un egoisme parfait.
+Il savait devoir etre riche. Il affectait en toute circonstance, un
+scepticisme deplace et passablement agacant. C'est ainsi qu'il
+atteignit l'age d'homme.
+
+Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars.
+Grand, bien decoupe par l'entrainement a tous les sports, il est
+elegant dans ses gestes, mais son visage completement rase a deja dans
+le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blase
+et de vieux.
+
+Boum s'est amuse. Malheureusement, a cause de son argent, il n'a pas
+recu de sa vie dissipee l'education derniere qu'en recoivent les jeunes
+hommes qui sont obliges de s'imposer par un quelconque merite. Il
+n'eut jamais besoin d'etre fin, d'etre delicat, d'etre amusant meme;
+ses moindres gestes, meme ceux du plus mauvais gout, recevaient
+toujours les approbations louangeuses du monde interesse dans lequel il
+evoluait. Au contraire, il avait acquis la reputation d'un etre
+superieurement habile, d'un malin a qui "on ne la fait pas".
+
+
+Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une
+croisiere. Le voyage avait dure deux mois et, par suite de sa
+situation de fortune et de ses qualites physiques, il avait ete le
+"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre cote de
+l'Atlantique, "les belles de la cite".
+
+A bord, il avait rencontre une petite jeune fille tres douce et tres
+blonde. Il s'en etait amuse comme de toutes les femmes. Mais la
+petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Mediterranee,
+en rade des iles grecques, elle etait venue le retrouver devant la
+porte de sa cabine, a l'arriere du bateau. Tout le monde etait couche.
+ Le decor etait magique, c'etait partout comme une symphonie magnifique
+de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les iles bleu
+sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur
+laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La
+jeune fille etait belle, roulee dans sa cape blanche. Elle se tenait
+presque droite sur un fauteuil de pont. Boum etait vautre sur un
+paquet de cordages. Ils parlerent longtemps. A la fin, elle lui avait
+dit:
+
+- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous etes
+mechant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps
+et je vous aime. Sans vous, la vie me parait inutile... Je n'ai pas
+besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je
+serai si tendre, si effacee, petit a petit vous verrez... Je vous
+assure que je vous aime eperdument.
+
+En entendant ces paroles, Boum etait parti d'un grand eclat de rire.
+Et la jeune fille l'avait quitte en pleurant.
+
+Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir
+exprimer sa tendresse, un apres-midi, au polo, Boum fit la joie de son
+entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui ecrivait:
+
+... J'ai essaye, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maitresse si
+vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.
+
+On avait beaucoup ri.
+
+Il y avait longtemps que Boum etait devenu un mufle, parce que, depuis
+longtemps, il ne croyait plus a l'amour.
+
+
+
+
+Table des matieres
+
+Plutarque.
+La carriere d'Arsay-Lancourt.
+La saisie.
+Boum.
+
+
+
+
+
+End of this Project Gutenberg Etext of Histoires Grises by E. Edouard
+Tavernier.
+
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
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+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
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+We are now trying to release all our eBooks one year in advance
+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
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+Please note neither this listing nor its contents are final til
+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
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+and editing by those who wish to do so.
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+http://promo.net/pg
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+These Web sites include award-winning information about Project
+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
+eBooks, and how to subscribe to our email newsletter (free!).
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+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
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+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
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+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
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+The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
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+
+Title: Histoires grises
+
+Author: E. Edouard Tavernier
+
+Release Date: June, 2004 [EBook #5892]
+[This file was first posted on September 18, 2002]
+[Most recently updated March 29, 2004]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
+
+
+This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net, Project Gutenberg
+volunteer.
+
+
+
+
+
+Histoires grises.
+
+By E. Edouard Tavernier.
+
+
+
+
+
+HISTOIRES GRISES
+
+
+
+
+Plutarque.
+
+
+_L'honneur est une île escarpée et sans bords, où l'on ne peut plus
+rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._
+
+(_Méditations sur Boileau_)
+
+
+I.
+
+
+Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait été donné un soir chez un
+marchand de vins, à cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en
+temps et qu'il avait ramassé à la porte d'un lycée. On connaissait
+l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'était son nom
+maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait à tout.
+
+La journée qui pour lui s'était annoncée normale, c'est-à-dire ni bonne
+ni mauvaise, avait particulièrement bien fini. Il s'était mis à
+pleuvoir des arrosoirs, et en dépit de l'opinion courante, la pluie
+n'est pas une chose désagréable; grâce à l'eau d'en haut, les trottoirs
+ne sont pas encombrés, les promeneurs et les sergents de ville ne
+manifestent pas un intérêt particulier à ce que peuvent faire les
+gueux; ceux-ci ont même le loisir de s'arrêter, dans leur promenade --
+ce qui est déjà bien -- sous une porte ou sous la tente d'un café --
+ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent
+naît la possibilité de rendre quelques services; les obligés ne
+s'attardent pas en général à compter leur billon.
+
+En passant place de la République, devant un petit hôtel, Plutarque eut
+le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme
+heureux, c'est-à-dire un ventre assez gros, barré d'une chaîne de
+montre en or, juché sur deux jambes gainées dans un pantalon soigné
+finissant en souliers à guêtres blanches, le tout surmonté d'une bonne
+figure sous un chapeau melon nullement usé. Ne voulant sans doute pas
+ternir la joie de son âme ou tacher ses guêtres, l'homme heureux avait
+hélé Plutarque pour un taxi. Peu de temps après, Plutarque arrivait
+dans un virage savant, à grande allure, debout sur le marchepied, les
+mains cramponnées à la poignée. Avant de laisser refermer la portière,
+l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que
+Plutarque tendait poliment.
+
+Cet homme était évidemment disproportionné, aussi bien avec le service
+rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demandé au
+conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses
+recherches avaient été laborieuses. Quant au client, il avait l'air à
+son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas être un abonné de
+l'Opéra. Seulement, quand on est content...
+
+Plutarque examina les pièces sous le réverbère, essaya de les rayer
+l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les
+deux épreuves ayant été satisfaisantes, il les glissa dans la poche
+gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il
+les retint dans sa main qu'il ne retira pas.
+
+Evidemment, le problème changeait. La solution du manger et du dormir,
+quand on n'a pas le sou, est complètement différente de celle qu'on
+peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail
+inconscient de la journée tendant à la préparation de la nuit devenait
+superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement,
+d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons
+délavés qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les
+patronages, mais des choses qu'on mâche et qui résistent juste ce qu'il
+faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensée seule de ce mets
+amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin
+rouge et... bonheur suprême, coucherait seul. Cette dernière
+perspective le ravissait délicieusement: une chambre à soi, avec une
+place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien
+voir, ne rien entendre, pouvoir être avec soi, comme dans la ballade,
+mais couché. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est
+bien à cela qu'on se fait le moins.
+
+Il marchait, chiquant ces idées dans sa tête, sans remarquer qu'il
+s'éloignait terriblement du marchand de vins et de l'hôtel garni qu'il
+s'était fixé. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait
+définitivement collé ses vêtements sur sa peau. Ses souliers
+beuglaient et giclaient si régulièrement dans sa marche, que leur
+chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le
+battement d'un moteur. D'une porte d'usine où elles attendaient, deux
+filles haut retroussées l'apostrophèrent:
+
+- Il a de quoi barboter! dit l'une.
+
+L'autre commenta:
+
+- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.
+
+Plutarque, dans un sourire, sans s'arrêter, salua; son geste dut être
+un peu trop courtois puisque les femmes décontenancées ne trouvèrent
+rien à ajouter.
+
+Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant
+souvent marché sans but, dans la ville; sans savoir du tout où il
+était, il prit à gauche une petite rue déserte et mal pavée. Le
+trottoir défoncé brillait par places sous les becs de gaz tremblotants.
+ Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide étaient
+rangés sur les côtés; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la
+lune. Plutarque parcourut de la même allure d'autres rues semblables;
+il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne
+trouvait pas qu'il eut encore assez faim.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le souper fut quelconque. Arrivé tard, Plutarque, ne trouvant plus
+rien de prêt, avait été obligé de se rabattre sur une _croûte garnier_
+que la tenancière composa sur le champ et réchauffa pour lui. La pâte
+était détrempée et la sauce avait un goût auquel il fallait s'habituer.
+ Le débit était presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin
+en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz
+dont le manchon reniflait par intervalles réguliers comme un enrhumé,
+pendant que montait et tombait la lumière.
+
+Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'était la
+pensée de la chambre qui le hantait. L'hôtel vers lequel il marchait
+n'avait pas de nom. C'était un immeuble long et bas, à un étage
+seulement, une étrange vieille maison qu'on ne réparait plus, du temps
+où le quartier Caulaincourt était de la périphérie, vieille bicoque,
+que seule la spéculation tenait encore debout sur ce terrain cher.
+Au-dessus de la porte étroite s'étendait un grand bras de fer où
+s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassée on pouvait
+deviner le mot _Hôtel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et
+monta quelques marches d'escalier jusqu'à la loge puante où le ménage
+patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, dévisagea son
+client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant perçu la
+taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:
+
+- La quatrième à gauche en entrant.
+
+Plutarque éprouvait une sensation de bien-être en refermant la porte.
+Des murs! plus d'espace commun à tous; pouvoir étendre son être,
+renfermé d'habitude en lui-même, jusqu'à la limite d'une chambre si
+petite qu'elle fût. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans
+risquer aucun geste, aucune remarque, aucune réflexion. De joie, il
+étira ses bras et cracha par terre, puis il s'étendit sur le vague
+sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint éveillé
+pour jouir de sa joie.
+
+Il se rappelait qu'il avait déjà passé deux nuits dans une chambre
+semblable de cet hôtel, un an ou dix-huit mois avant, il n'était plus
+absolument sûr. Ses appréhensions d'alors lui revenaient. C'était à
+l'époque descendante de sa carrière: il avait trouvé, cette première
+fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le
+mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits
+assourdis que l'on percevait à travers l'épaisse cloison. Aujourd'hui
+il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient
+beaucoup de chance d'être de même nature que ceux jadis entendus; une
+autre génération de mêmes insectes s'apprêtait à le travailler; les
+vieux relents tout au plus augmentés de puanteurs nouvelles flottaient
+entre les murs, et cependant il était bien maintenant, n'avait nulle
+crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativité.
+
+Sa mémoire n'avait rien oublié, et pourtant quel chemin il avait fait!
+Ce soir, parce qu'il était heureux, le passé triste lui revenait. Il
+le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les mêmes
+dispositions où il avait reçu la pluie de tout à l'heure. Il se
+revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite
+maison d'Angers où il était né, et il se reconnaissait: ce n'était pas
+un autre, c'était bien lui. Il suivait parfaitement la continuité, la
+vie de famille ordonnée, où l'on économisait en vivant bien; le collège
+où il était parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les
+femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir dépensé dans une
+fête l'argent d'un examen. Tout de même, quelle mentalité on peut
+avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles
+peccadilles avec des châtiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et
+sans amertume pensa: Crétins!
+
+Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austère de son père,
+conservateur des hypothèques.
+
+'Je te dispense désormais de rentrer à la maison" furent les derniers
+mots de la dernière lettre qu'il avait reçue.
+
+Après, la dégringolade était venue rapidement. Quelques mois de vie à
+crédit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce
+qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un
+Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi,
+c'est-à-dire très peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas,
+on use tellement. Après on a faim. Un beau jour on ouvre les
+portières, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se
+présente. Alors, c'est invraisemblable, ça ne change plus. A tout
+prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie
+comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes
+les vies, il y a de bons et de mauvais moments.
+
+Pendant qu'il laissait passer ses réflexions, sa porte s'ouvrit
+doucement et soudain la lumière de la chambre s'augmenta de la lueur
+d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'âge moyen, assez bien
+vêtu, qui s'excusa :
+
+- Pardon.
+
+Plutarque fut contrarié. Il avait payé, ce n'était pas pour qu'on
+vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitué à ne pas gaspiller
+l'heure bonne en récriminations, il ne se laissa point pourtant
+absorber par ce petit inconvénient, et ne perdit pas une minute à se
+demander ce que cet homme bien habillé pouvait venir faire dans cet
+hôtel. Il lui intéressait peu de savoir si son visiteur commençait la
+phrase descendante par laquelle lui-même avait passé, si c'était un
+policier ou un détraqué vicieux à la recherche d'une combinaison
+extraordinaire. Dans son monde à lui, comme on ne s'étonne plus, on ne
+s'occupe guère des affaires des autres: les siennes suffisent.
+
+La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique
+et sadique satisfaction de sentir qu'on est à l'abri soi-même pendant
+que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un
+moment des tranchées agaçantes lui tenaillaient le ventre, de plus en
+plus lancinantes. Il pensa que c'était la _croûte garnier_ ou au moins
+la sauce qui faisait des difficultés pour passer. Comme il n'y a rien
+de tel pour digérer que le sommeil, il souffla sa chandelle et
+s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il était accoutumé par les
+nécessités de ses nuits non tranquilles.
+
+Sa pénible digestion le réveilla. Il faisait encore noire dans la
+chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma
+sa bougie; comme décidément ça n'allait pas dans cette atmosphère
+étouffée, il éprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le
+couloir obscur. Pressé, son pied buta dans quelque chose et il
+s'allongea sur un corps couché là; sa figure toucha une figure et à la
+lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui
+avait ouvert sa porte. Le visage était congestionné, les yeux vicieux
+gonflés; sur la bouche s'était figée une fraise de sang. Plutarque fit
+un rétablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre
+hésitation, feutrant son pas, à croire qu'il foulait de la mousse, il
+marcha vers la porte, cria:
+
+- Cordon...
+
+et sortit.
+
+Dehors, il ne se hâta pas, tourna à tous les carrefours rencontrés,
+décidé à aller loin, très loin dans le quartier qu'il se rappellerait
+en route avoir le moins fréquenté. C'était à peine si son coeur
+battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre.
+
+L'homme était-il mort ou vivant dans le couloir de l'hôtel? C'était
+encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans
+l'affaire, le cueillir lui-même? C'était bien le motif qui l'avait
+fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'était oui ou non. Il fallait se
+donner toutes les chances. Après tout, en dehors des formalités, des
+discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant
+les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des
+inconvénients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de
+plus on est nourri, somme toute... et logé.
+
+
+
+
+III
+
+Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'était là qu'il
+avait pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, à la
+différence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une
+rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait
+de s'ouvrir, il avait presque pris cette décision, assis devant un vin
+blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade à lui, du
+temps où il était étudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'était
+établi crémier dans ce quartier, après un mariage assez drôle avec
+Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-là avait hérité
+cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie,
+avait exigé l'abandon des carrières libérales, en telle sorte que son
+époux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas
+idée de l'endroit où se trouvent la boutique, il avait appris seulement
+que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux
+jumelles. Cette possibilité de les rencontrer était encore trop pour
+lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit
+aussitôt de ce pas lent, cadencé et rasant le sol qu'ont tous les
+chemineaux du monde.
+
+Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi
+les bords de la Seine. Une vague buée flottait sur le fleuve qui
+sentait la marée. Le froid du premier matin pinçait. Plutarque se
+promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la
+porte du marché. Les boutiques étaient déjà installées. Les carottes,
+les choux, les salades et les petites bottes de radis étaient bien
+rangés dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la
+boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des
+fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande
+quantité, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses
+et les marchands parlaient doucement, étaient sérieux; on sentait toute
+la gravité de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de
+travailleurs.
+
+Comme Plutarque était en train de considérer un chapelet de saucisses,
+se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au détail,
+il s'entendit appeler:
+
+"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..."
+
+C'était une grosse cuisinière déjà vieille, une large figure épaisse et
+résignée. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres
+vides dans une main. Plutarque la débarrassa du tout et la suivit à
+travers les petites allées, pendant qu'elle tâtait, marchandait et
+quelquefois achetait. Son marché dura bien une heure. Plutarque
+s'étonnait qu'on pût avoir besoin de tant, même dans une grosse maison.
+ Il en avait bientôt plein sa charge et avait dû enlever sa ceinture
+pour tenir deux fardeaux dans une main.
+
+- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.
+
+Et elle le dirigea non loin de là vers le centre de la place d'où
+partait le tramway.
+
+En marchant, elle se plaignait du prix des choses.
+
+- Et encore vous avez vu la première marchande, commentait-elle,
+voulait me les faire vingt-cinq sous!
+
+Plutarque avait appris à se mettre dans la peau des rôles; il répondit:
+
+- Ne m'en parlez pas, c'est une misère, on ne sait plus, on ne sait
+plus... et on a bien du mal.
+
+La femme aima cette humilité approbative; elle aima la prévenance de
+son porteur parce que, de lui-même, il avait offert d'attendre le
+tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-être elle
+lui donna un franc.
+
+Quand le véhicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
+l'impériale la femme lui cria:
+
+- "Si vous êtes là, demain...
+
+La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-là,
+Plutarque avait fait la comédie de circonstance: comme il jouait le
+sans-travail assasin aux Champs-Elysées quand la nuit venait, ou le
+pieux mendiant à la porte des églises et la gouape le matin à la sortie
+des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les
+derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis,
+quand, au bout de l'avenue, le tramway n'était plus qu'une miniature
+semblable à un jouet d'enfant, il restait à arpenter le refuge.
+
+Tant de temps s'était passé qu'on ne lui avait pas dit "à demain".
+Cette idée qu'on accrochait sa vie du jour à celle qui viendrait,
+l'étonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'était pas rendu
+compte de l'instabilité de ses occupations finit par l'amuser. Il en
+sourit pendant qu'il marchait.
+
+La journée était belle, il poussa une pointe jusqu'à l'entrée du Bois;
+derrière un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil
+avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la
+casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.
+
+Dans l'après-midi, à la sortie des courses, il fit quatre francs. Le
+soir il s'offrit un bon petit dîner et trouva non loin du marché une
+chambre où pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit
+avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait
+décidément pas assez réussi. Il se leva le dernier au matin, proposa
+au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut
+acceptée; on lui rendit deux sous et de la considération.
+
+Au marché il pénétra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit à la
+boutique de la boucherie par où la cuisinière lui avait dit débuter.
+Il n'attendit pas. Elle le reconnut à peine, mais n'hésita pas à lui
+confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des
+étalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se
+contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme
+quand elle se plaignait qu'on l'écorchait. En route pour le tramway,
+ils échangèrent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle
+servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit
+personnes à table, que les pensionnaires étaient de familles riches et
+beaucoup d'autres détails lesquels, en dépit de tout l'intérêt qu'il
+montrait, étaient complètement indifférents à Plutarque. Sur le
+refuge, elle eut une remarque désagréable:
+
+- Je vous ai donné un franc hier; c'était la première fois, mais c'est
+beaucoup.
+
+- Je sais bien, répondit-il, c'est beaucoup de bonté de votre part;
+tout de même, si ça ne vous faisait pas défaut à vous, on a tant de
+difficultés...
+
+La femme redonna vingt sous, ce qui créait la fixité du tarif. Il fit
+encore passer les paniers sur la voiture après avoir reçu son prix, ce
+qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il
+enleva comme la veille sa casquette au moment du départ et entendit une
+commère sur la plateforme qui soulignait son geste:
+
+- Eh bien, Madame, j'espère que vous avez un porteur poli, c'est si
+rare aujourd'hui.
+
+Cette remarque étant un hommage indirect à la façon dont la
+bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier
+encore:
+
+- A demain.
+
+Cette fois Plutarque réprima une véritable envie de rire. Ah! mais
+c'était un métier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut
+bien qu'elles mangent les demoiselles -- il était embauché. Le soir,
+il retourna souper dans la même maison, chez un marchand de bois dont
+la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le même hôtel, et
+commença une vie toute différente de celle qu'il traînait auparavant.
+
+Les jours qui suivirent améliorent encore sa situation. Il avait
+bientôt acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivée le
+tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquérait des prix. Les
+marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisinière, en
+arrivant, écoutait son rapport; même quelquefois lui laissait de
+petites sommes pour profiter des premières occasions le lendemain. Il
+s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne
+majorant les prix que dans une proportion très modeste, très admise,
+sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire.
+
+Il s'était débrouillé aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la
+nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi
+on lui donnait pour rien, à la fermeture de l'établissement, un repas,
+c'est-à-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent
+un verre de vin. A l'hôtel, il balayait et arrosait tout le second
+étage réservé aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service
+était rémunéré par le droit de coucher dans un lit véritable, dans la
+chambre à deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart
+du temps; sa compagne apportant une régularité surprenante dans
+l'irrégularité d'une conduite agitée, découchait presque toutes les
+nuits. Rapidement il était redevenu l'homme d'un certain ordre. Il
+montait se coucher aussitôt son souper mangé et son travail fini. Sa
+chambre était l'objet de soins minutieux, toujours balayée et arrosée,
+même les affaires de sa compagne étaient mises en place par lui --
+c'était le seul moyen de n'en pas être encombré --. La cuvette de zinc
+avait été garnie de bouts de corde déchiquetés, en telle sorte qu'elle
+pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit,
+avait reçu des charnières et un cadenas: c'étaient "ses affaires".
+Pour le moment elle ne contenait guère que des aiguilles, du fil et un
+bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et
+emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis
+sur son lit il dénouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui
+renfermait sa fortune. Ses économies augmentaient, il s'était imposé
+de ne dépenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins
+son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas
+de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas
+grand chose -- son gain régulier s'amassait.
+
+La pensée lui venait d'acheter des vêtements. Plusieurs courses chez
+les fripiers des environs lui donnaient une idée exacte du prix des
+choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les
+siens les pièces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne,
+en lambeaux et moisie par place, aurait gagné à avoir une rechange
+permettant un lavage et une réparation; enfin, une casquette. Ce
+troisième désir surtout l'obsédait.
+
+Il n'aurait osé l'avouer à personne, il ne s'agissait pas d'une
+casquette ordinaire, celle qu'il avait étant assez bonne d'ailleurs,
+mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue à la
+devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une
+calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, était brodé, en
+lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffé de la sorte, il
+lui semblait que sa situation serait définitivement assise, que les
+pourboires seraient forcément plus gros, qu'on le reconnaîtrait dans la
+rue et qu'il se constituerait une clientèle attirée. Le marchand en
+demandait douze francs, c'était beaucoup.
+
+Le soir, après avoir fait ses comptes, sitôt qu'il était dans sa
+couverture, il y pensait. Finalement, hésitant, il n'achetait rien; il
+se contentait pendant le jour, après le déjeuner, de réparer les trous
+nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait
+péniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant à
+ses premiers travaux d'écriture.
+
+Tout de même, quand il regardait en arrière, quels changements dans sa
+vie d'avant. Maintenant ses jours passaient réguliers, tous pareils,
+sans imprévu et sans inquiétude. A table, en s'asseyant, il lui
+arrivait d'avoir bon appétit, mais il ne retrouvait plus jamais la
+désagréable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui était
+familière, de plus en plus tenace, avec cette crampe particulière
+qu'elle déclanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer à
+mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les
+premières bouchées qu'on mange après avoir eu faim, bouchées qui sont
+sans goût et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de
+corps étrangers ne se désagrégeant pas.
+
+Tout cela était loin, très loin même; une remarque du marchand de vins
+chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commerçant
+avait dit à sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui
+devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme
+Plutarque"...
+
+Ces mots l'avaient frappé! Ils étaient comme la coupure entre sa vie
+vagabonde et sa vie de maintenant. Désormais son changement était
+sorti de ses considérations sur lui-même; les autres aussi le
+constataient. Ce fait donnait à sa situation présente une consécration
+et impliquait en même temps pour elle une durée, un établissement,
+comme un vague but atteint qui l'étonnait.
+
+La destinée des êtres est une fantaisie, pensait-il, c'était pour en
+arriver là qu'il avait fait ce chemin long, accidenté, fou surtout;
+qu'il avait vécu toutes ses heures incertaines avec, si souvent,
+l'attente de la catastrophe imminente et définitive. Il se rappelait
+les conseils d'un vieil ami de son père:
+
+- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_
+
+Ces gens établis sont à mourir de rire; ce à quoi on est appelé, est-ce
+qu'on peut le savoir jamais, avant d'être arrivé? Comme si ce n'était
+pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire
+encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivières, on voit
+flotter des petits débris de bois; il en est qui filent tout droit,
+d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arrêtent sur les
+bords, d'autres vont au fond après avoir ou n'avoir pas tourné sur
+eux-mêmes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi,
+et voilà tout. Somme toute, son existence passée aboutissait à faire
+de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier
+ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait à peine traversé deux
+fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner
+autrement, sans même chercher plus loin que cette fameuse nuit où il
+s'était payé une chambre pour lui tout seul, à l'hôtel de la rue
+Caulaincourt, et où l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassiné
+l'homme qui gisait dans le couloir.
+
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il était arrivé ce matin de bonne heure au marché. La veille, la
+cuisinière lui avait remis vingt francs pour les achats de légumes
+qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'était vraiment tôt,
+les marchandises n'étant pas déballées et les prix pas encore fixés.
+L'agent de police de service devant la porte avait été changé; sans
+attacher à ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa,
+rebroussa chemin et flâna un moment sur le trottoir.
+
+Ce manège dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville
+qui le dévisagea d'une façon inquiète et à laquelle le vagabond,
+maintenant rangé, n'était plus habitué.
+
+La sirène d'une usine mugit, il était six heures. Un peu gêné,
+Plutarque voulut entrer.
+
+- Qu'est-ce que tu vas chercher là, toi, fit l'agent.
+
+- Je viens acheter, M'sieur l'agent, répondit Plutarque.
+
+- C'est bon, c'est bon, on la connaît va; allez, allez, décanille.
+
+Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-même.
+
+Plutarque revint vers lui, très humble.
+
+- Monsieur, j'achète pour quelqu'un.
+
+- Ça suffit, dit le fonctionnaire, en élevant la voix.
+
+Plutarque n'insista pas, entrevoyant des désagréments et vint s'appuyer
+sur un réverbère, décidé à attendre la cuisinière qui le ferait bien
+entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugée provocante par
+l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-là croient? Le représentant
+de l'ordre vint à lui, le pinça cruellement au bras, en lui disant
+presque à voix basse:
+
+- Il faut circuler.
+
+Peut-être par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore,
+deux larmes piquèrent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de
+la place attendre la bonne à la descente; il avait de l'argent à elle,
+il fallait qu'il la rencontrât.
+
+Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni
+dans la rue, ni à l'arrivée. Il attendit des heures durant tous les
+tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs
+descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de
+n'avoir pas regardé suffisamment bien la sortie des premières voitures.
+ Puis la certitude vint que la cuisinière était déjà au marché et qu'il
+l'avait manquée. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit
+poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquière qu'il
+connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avança vers elle et
+s'apprêtait à lui donner des explications. Dès qu'elle l'aperçut, elle
+se répandit en invectives et en reproches:
+
+- Vous m'avez volé mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...
+
+Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La
+femme reprit avidement son bien, en lui disant:
+
+- Que je ne vous revoie plus.
+
+Doucement, il l'accompagna quand même jusqu'à la voiture, aida
+l'enfant qui n'était pas assez grand pour passer les paquets, se
+découvrit au moment du départ, mais ne reçut que ce seul merci:
+
+- Hypocrite!
+
+L'amertume vint en lui, mais trop près encore de son époque vagabonde,
+elle venait sans révolte, sans haine. La température n'est pas
+toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir à
+quelqu'un?
+
+Assez tard dans la matinée, à force de raisonnement, il se reprit, se
+remonta:
+
+- C'était trop bête. Il y avait une explication à donner. Les choses
+n'en pouvaient pas rester là. Et puis, en somme, le franc de la
+cuisinière comptait peu dans ses ressources. C'était sa situation chez
+le marchand de vin et à l'hôtel qui l'asseyait. Il entrevoyait déjà la
+possibilité de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il
+pouvait prendre la place de la bonne dont on était médiocrement
+satisfait.
+
+Il pensa à toutes ces solutions et alla dans l'après-midi, s'acheter la
+casquette.
+
+Il eut un succès fou en entrant au débit, et la soirée fut très gaie
+dans la petite salle de la buvette.
+
+Plutarque, à cause de son histoire avec l'agent et à cause de sa
+casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la
+patronne et quelques habitués le congratulaient et jugeaient sévèrement
+l'autorité.
+
+- "Tout ça, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes.
+
+Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque à cause de son
+idée de couvre-chef...
+
+- "Voilà un garçon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins
+autrement pressants; et bien non, il n'a pensé qu'à son affaire. En
+faisant ainsi, il connaît son monde".
+
+Et comme les histoires des autres ne vous intéressent que par ce
+qu'elles ont de commun avec les nôtres, il concluait en s'adressant à
+sa femme:
+
+- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte à faire
+peindre la devanture qu'à acheter les banquettes et l'armoire".
+
+On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournée,
+mais refusèrent celle que proposait Plutarque, en raison de ses
+malheurs et de la dépense énorme de sa journée. De toute la chaleur
+des alcools absorbés, on se serra les mains en se quittant.
+
+Cette réunion, cet entourage, ces amitiés auraient dû lui donner
+confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'était qu'un pur
+accident. Cependant, il n'était pas tranquille en se couchant; le
+charme se rompit dès qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur
+que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maîtresse qu'on sent
+vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver à dormir.
+
+Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller
+au marché. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire
+une scène devant tout le monde? Il était perplexe, mais toute son
+appréhension s'évanouit quand il eut regardé sa tête sous la
+resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur.
+Il irait, c'était son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver à
+redire? Il discutait avec lui-même. Il pactisa enfin: il attendrait
+que le marché battit son plein; dans les allées et venues, on ne le
+reconnaîtrait sûrement pas, surtout coiffé de la sorte. Et, pour se le
+prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille
+casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un
+aperçu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulée
+déformait les lignes en mouvement.
+
+Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pâtés de maisons
+et finit enfin par se lancer de l'autre côté de la rue, à un moment où
+l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude
+qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui
+donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez
+sur lui:
+
+- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier.
+Tu as un batt'chapeau aujourd'hui.
+
+Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:
+
+- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour
+revenir quand je t'ai dit de f... le camp.
+
+Plusieurs personnes s'étaient arrêtées, à côté de la fille qui, le
+poing à la hanche, écoutait; la galerie était constituée: Plutarque
+était perdu.
+
+- Non, répondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.
+
+- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit
+l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ça.
+
+Il siffla un collègue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria
+de le remplacer et partit.
+
+- Ça y est, pensa Plutarque, en marchant.
+
+Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans
+espoir maintenant, il essaya des explications:
+
+- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.
+
+L'agent ne répondit pas.
+
+- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marché...
+plus jamais.
+
+- C'est fini la litanie, dit à haute voix le gardien.
+
+Alors brusquement, une idée folle vint à Plutarque, une de ces idées
+stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent
+tout: fuir.
+
+Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arrière, fit un saut
+à droite et un à gauche pour dépister l'agent qui trébucha, et il
+partit de toute sa vitesse à grandes enjambées, avec une agilité de
+singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir,
+comme un fou. L'agent suivait derrière. Les rares passants se
+gardaient bien d'intervenir.
+
+Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et où
+l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit
+les pentes gazonnées du rempart près de Boulogne. Sa manoeuvre à
+travers les rues avait été si savante, sa chance si particulière, qu'en
+arrivant sur les talus, il n'était encore suivi que par son agent. Il
+escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le
+bord jusqu'à ce que brutalement une douleur à l'estomac l'averti qu'il
+était à bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain
+s'offrait, il le dégringola jusque dans le fossé. Là, il fit encore
+quelques pas et s'arrêta, appuyé au mur.
+
+Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce
+chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il
+l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment précis où, dans
+la dernière foulée, son chasseur l'atteignait, Plutarque, exténué, lui
+enfonça la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre,
+abattu; sa rude main encore cramponnée au bras de Plutarque. Celui-ci,
+pour se dégager, dut le traîner quelques pas.
+
+... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque était pris par des
+policiers habillés en bourgeois.
+
+
+
+
+
+V
+
+
+Après trois mois de prévention, Plutarque passait aux Assises. Son
+procès n'était pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font
+tant de bruit à Paris. Il n'y avait pas de grand témoin; l'agent de
+police avait été guéri après dix jours d'hôpital, Plutarque avouait.
+C'était une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public était
+peu nombreux. En comparaison avec l'âpre froid du dehors, la chaleur
+était sèche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives
+dont personne ne paye le combustible. On sentait le pétrole et la
+créosote. L'acte d'accusation était si long, et redisait des choses si
+souvent entendues à tous les degrés d'instruction, que Plutarque se
+sentit tout de suite loin de la comédie qui se jouait, comme s'il avait
+été un simple badaud spectateur et qu'il se fût agi d'un autre; il
+trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scène était
+ridicule; ces messieurs, costumés pour une semblable cérémonie, un peu
+grotesques en dépit de toutes les précautions, depuis le président qui
+paraissait être seul à travailler, jusqu'à cet huissier qu'on avait
+affublé d'une robe noire pour faire entrer les témoins. A part les
+jurés qui avaient l'air heureux d'enfants autorisés à toucher un fusil,
+tous les autres pensaient chacun à ses petites affaires, et c'était
+très naturel. Leur air de chiens fouettés s'accordait mal avec la
+solennité du décor et l'emphase des paroles, où revenaient à chaque
+instant de grands mots à majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne
+faisaient rien à l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le
+reste dans ce cadre pompeux.
+
+Le défilé des témoins amena un peu l'air extérieur dans l'atmosphère de
+cet atelier où se fabriquait la justice. L'expert médical ouvrit le
+feu par une description minutieuse de la blessure incriminée. Pour
+dire les choses les plus simples, afin d'établir sa compétence
+technique, il se servait de mots destinés à n'être pas compris:
+
+- "Plaie pénétrante de la région cervicale, par instrument tranchant..."
+
+Il voulait avoir l'air d'une impartialité scientifique; en réalité, il
+chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux
+magistrats, seul élément permanent de la séance, que pour être du côté
+sûrement gagnant, puisque l'accusé avouait:
+
+- "L'arme a pénétré à environ huit centimètres en arrière du paquet
+vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertébrale. Une déviation de
+quelques millimètres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que
+l'agresseur n'avait pas une intention décisive, c'est lui prêter des
+connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu égard
+surtout à la violence du coup."
+
+Les jurés écoutaient bouche bée, impressionnés par les connaissances
+qu'un tel langage supposait.
+
+Puis l'agent de police s'avança vers la demi-cage des témoins. Son
+entrée produisit une légère impression. Plutarque l'examina levant la
+main droite pour le serment, et fut frappé de sa mâle beauté: la tête
+était régulière et énergique, les grands yeux noirs regardaient bien en
+face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore -
+une médaille d'argent. Il parla véritablement sans haine et sans
+crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais français
+les faits avec une simplicité qui ne manquait pas de grandeur. Le seul
+point de vue égoïste qui perçait dans son témoignage était une joie
+d'enfant d'avoir eu une affaire profitable à sa jeune carrière et de
+s'en être tiré.
+
+- Vous êtes content d'avoir échappé et d'avoir noblement fait votre
+devoir, lui dit le président.
+
+Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il répondit:
+
+- Je suis content de ne pas être mort.
+
+Cette réflexion déclancha l'hilarité de l'auditoire et permit à
+l'huissier de placer le seul mot qui lui fût toléré:
+
+- Silence, messieurs.
+
+Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi
+éloigné que possible de toute cette scène dans laquelle il se sentait
+compter pour si peu, considérait attentivement celui qu'on appelait:
+"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'était bien lui,
+l'agent, qui était le plus sympathique; il avait été courageux et était
+sincère maintenant. Leur petit différend sur l'entrée au marché était
+déjà bien loin, et avait consisté en bien peu de choses en somme. Que
+de fois aux courses ou devant les théâtres, les représentants de
+l'autorité avaient été tout aussi injustes, mais infiniment plus
+brutaux et méchants; on filait rapidement en "obtempérant", on
+recommençait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marché, il
+avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui,
+gueux, vêtu comme un gueux, avait en réalité un métier; est-ce que
+l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le
+devait, dans cette grande ville, où la libre circulation des gens posés
+et dont on n'avait rien à craindre, exige que les vagabonds glissent et
+passent vite sans s'arrêter, sans causer d'encombrement. Plutarque
+pensait qu'il aurait pu lui-même se laisser tranquillement amener au
+poste et chercher à expliquer; en admettant même que le commissaire
+n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait été quitte pour deux
+jours d'internement administratif, après quoi, il serait retourné à
+Auteuil dans son hôtel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marché
+et même, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son
+patron qui aurait parlé à l'agent... Oui, mais allez donc penser à
+tout ça, quand on vous emmène au poste, comme un voleur, devant tout le
+monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idée vous a
+pris de filer, de courir de toutes vos forces pour échapper. Du reste,
+à quoi bon épiloguer aujourd'hui; l'agent était vivant et avait reçu de
+l'avancement, lui était pris, convaincu d'avoir donné "à un agent de la
+force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et
+blessures n'ayant pas entraîné la mort, mais avec intention de la
+donner". Le fait était patent, établi; pourquoi de si longues
+explications? Le marchand de vins, son patron, était venu déposer,
+seul témoin à décharge; il avait juré solennellement sur son honneur
+que Plutarque était un garçon sérieux, rangé et travailleur, qu'il
+était doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un
+mystère impossible à comprendre. Ce témoignage avait même
+impressionné, jusqu'à un certain point, les jurés, quand, très
+négligemment, l'avocat général demanda au témoin:
+
+- Vous avez été condamné l'an dernier pour contravention à la loi sur
+les fraudes...
+
+L'homme eut beau répondre: "C'étaient des bouteilles que j'achetais
+cachetées". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait
+en tapotant l'air de sa droite:
+
+- C'est bien, c'est bien.
+
+Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, dès lors, il trouva cette
+cérémonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc était dur
+et son derrière était talé. Il se rappelait la caserne où il avait été
+puni pour un jour assez sévèrement: le Lieutenant-Colonel, homme
+élégant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait
+simplement dit: "Vous avez fait ça, vous aurez quinze jours de prison".
+ Le tout n'avait pas duré cinq minutes. C'était mieux ainsi. Quand
+les plus forts sont décidés, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat
+général était particulièrement savoureux, n'en manquant pas une: "La
+parfaite éducation", le malheureux père, "fonctionnaire distingué",
+jusqu'à une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinée à
+montrer sa haute culture; et, dans son désir fielleux d'obtenir le
+maximum, il allait jusqu'à parler avec attendrissement des pauvres
+criminels ordinaires, n'ayant pas été élevés de semblable façon, et
+qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable
+acharnement. Le jeune avocat fut très brillant, en plaidant la
+sévérité excessive et stupide du "distingué fonctionnaire", mais son
+discours portait à faux, parce que la plupart des jurés, étant pères de
+famille, n'appréciaient pas, cette mise en cause de la paternelle
+autorité, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur
+la mère que "la mort avait empêchée de veiller au droit de l'enfant",
+fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journée:
+l'évocation avait été inattendue et avait produit en lui un
+étourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout
+enfant et à peine connue, elle devait être décidément sa dernière
+tendresse. Deux larmes brûlèrent au coin de ses yeux qui n'étaient
+point habitués à s'émouvoir, ce fut un instant seulement et personne
+n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient
+tourné ainsi...
+
+La délibération fut courte.
+
+- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier juré, la main
+sur le côté...
+
+Le garde fit sortir Plutarque pour le prononcé de la sentence, puis le
+fit rentrer de nouveau.
+
+- ... 10 ans de travaux forcés...
+
+- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.
+
+Dans le couloir, où il dut attendre, au sortir de la salle, toute une
+série de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la
+fenêtre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, à travers ce
+voile léger de buée qu'il avait remarqué si souvent. Les gens,
+affairés ou flânants, circulaient entre les autobus et les voitures
+comme à l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un
+qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne
+revoir jamais.
+
+Pendant qu'il attendait, le président et l'avocat général, dépouillés
+de leurs robes, passèrent près de lui; un bout de leur conversation lui
+vint:
+
+- Ma fille, fit l'un, a accouché ce matin d'un gros garçon..."
+
+... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.
+
+
+
+
+
+La carrière D'Arsay-Lancourt.
+
+
+_Après le dîner, un soir d'août, dans le salon de lecture du Jockey de
+Rio, nous étions assis devant une fenêtre qui donne sur la baie; il
+faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit était lumineuse et
+lourde, une de ces nuits de l'Amérique du Sud, pendant lesquelles on
+n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami
+Turner, récemment débarqué de France, m'avait accompagné au Club.
+Autour de nous s'étaient groupés quelques Français de la colonie,
+désoeuvrés comme tout le monde à cette heure. On s'ennuyait un peu.
+
+Turner vint à notre secours, en nous racontant, de très bonne grâce,
+une histoire étrange. Il nous la donnait pour véridique. J'ai un peu
+de peine pourtant à la croire. Bien que j'aie quitté la France depuis
+cinq ans maintenant, il ne me paraît pas possible que par des lettres
+ou par des journaux, aucun écho de cette aventure et surtout de sa fin
+tragique, ne m'en soit jamais arrivé; de plus, mon ami Turner, tout
+ingénieur des Ponts qu'il soit, a écrit, au sortir de l'Ecole
+polytechnique, une série de nouvelles abracadabrantes: je me demande si
+celle-là n'est pas simplement le produit de sa féconde imagination.
+
+Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._
+
+
+- Je crois, commença-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses
+pour modifier profondément une carrière politique, même et surtout
+celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu
+dans ma vie un exemple frappant: la carrière d'un ancien camarade de
+lycée, Arsay-Lancourt.
+
+Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fût le plus intelligent,
+ni le plus travailleur; il n'était pas le premier non plus, mais il
+avait quelque chose de plus précieux que l'intelligence ou la méthode;
+c'était une sorte d'équilibre général, aussi bien de ses forces
+physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en
+lui-même, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue
+chez d'autres. Il était de nous tous celui qui, ne sachant pas une
+leçon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur
+parti de son incompétence. Avec une maestria incomparable, il savait
+sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, dévier la
+question pour se rabattre, avec élégance, sur les terrains connus.
+Ajouté à ces avantages, son physique était agréable, il se présentait
+bien. Il était "l'élève à effets" par excellence et, bien qu'il ne fût
+pas le meilleur d'entre nous, c'était lui que nos différents maîtres
+interrogeaient quand les inspecteurs académiques entraient dans les
+classes.
+
+Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.
+
+Comme il arrive, au sortir du lycée, je le perdis de vue et n'aurais
+plus su ce qu'il devenait, quand un matin, à l'usine, on me fit passer
+sa carte; il demandait à me voir. Tout de suite, je le fis entrer et
+tout de suite aussi, je le reconnus. C'était maintenant un bel homme,
+les traits de son visage étaient réguliers; il avait de grands yeux
+gris, une moustache blonde un peu retroussée sur un sourire fait à la
+fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il était grand et bien
+découplé, et tous ses gestes dénotaient une force qu'il lui plaisait de
+rendre inutile. Son élégance était sobre et non pas ridicule; sa voix
+avait un ton prenant, autoritaire et chaud.
+
+- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui
+dis-je en le voyant.
+
+Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il
+entendait se présenter aux élections législatives dans le quartier.
+
+- Comme tu as raison, ne pus-je m'empêcher de remarquer.
+
+Il fit quelques réserves sur des points auxquels je n'aurais jamais
+pensé...
+
+- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un
+programme...
+
+Il allait me dire son programme, mais je l'arrêtai; c'était inutile car
+je ne comprends rien à la politique et je pensais que ce brave garçon
+aurait sans doute bien des occasions pour placer à d'autres son petit
+discours.
+
+Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en
+quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans détours. Il s'agissait de
+parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maîtres.
+
+- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqué que je
+ne m'entendais pas à ces sortes de propagandes.
+
+Il ne tenta pas de revenir à l'assaut et de me placer un court résumé
+de ses projets que j'aurais dû moi-même développer à mes hommes.
+
+- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te
+feraient plaisir en votant pour moi.
+
+J'étais gagné moi aussi par cette argumentation si franche et si bien
+adaptée à moi; je lui répondis:
+
+- C'est entendu, je te le promets.
+
+Il me tendit la main avec une affection si spontanée que je
+l'interrogeai:
+
+- Tu as vraiment envie d'être député? Cela t'amuserait?
+
+- Pas autrement, répondit-il, mais que veux-tu que je fasse?
+
+Décidément ce garçon, toute ma vie, devait me désarmer. Quand il
+sortit de chez moi, j'étais décidé à l'aider et les quelques jours qui
+suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui à quelques
+collègues, à quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non
+pas certainement comme Arsay leur aurait parlé, oh non, je leur disais
+tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi:
+
+- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ça peut vous faire, vous, ça ne
+vous changera pas et lui sera ravi.
+
+Comme ils savaient tous que j'étais sincère en leur tenant ce langage,
+dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que
+les travailleurs de la métallurgie sont les plus intelligents du monde
+et partant les meilleurs garçons de la création; vous comprenez, ils
+sont habitués à ajuster les pièces de métaux, c'est un travail qui se
+fait au dixième de millimètre, il faut y aller prudemment. Allez donc
+monter des boniments à des gaillards de leur espèce!
+
+Dans l'ensemble, les affaires électorales d'Arsay marchaient bien. Il
+avait tenu plusieurs réunions dans le quartier, qui, à part une
+opposition normale, avaient bien réussi. D'ailleurs toutes ses
+affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jeté son dévolu
+sur la représentation de la circonscription, mais il l'avait jeté aussi
+sur la fille de notre administrateur-délégué, une ravissante petite
+créature brune qui montait à cheval, menait des autos et devait avoir
+une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale
+réussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, député,
+ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait
+sûrement au conseil d'administration de notre société. Je ne pouvais
+m'empêcher de penser à ceux de nos condisciples communs qui devinrent
+vraiment des hommes supérieurs, particulièrement à l'un d'eux sorti
+major de notre promotion à l'X, une si belle intelligence, un si grand
+coeur et une folle gaieté: il était en train, à cette heure, de
+respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingénieur à cinquante louis
+par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay...
+Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour
+nous faire apprendre les mathématiques; la culture physique, la
+politique, la danse et le maintien, voilà ce qui aurait dû nous être
+enseigné.
+
+Mais un petit événement troubla profondément la carrière
+d'Arsay-Lancourt.
+
+Un matin, vers onze heures, à l'heure du déjeuner, toutes les équipes
+sortaient des usines et dévalaient dans le faubourg. C'est l'heure de
+la joie dans le monde du travail: au commencement de la journée, les
+ouvriers ont vécu trop loin les uns des autres, ils sont trop près des
+soucis réels de la maison, le soir, ils sont fatigués et se dispersent
+vite pour rentrer chez eux: au déjeuner, au contraire, ils ont déjà
+abattu la moitié de la tâche, c'est comme une récréation qu'ils
+prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et
+si quelques-unes ne sont pas du meilleur goût, c'est entendu, ce sont
+du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-là, dans tout
+Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un
+grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire à
+la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers
+étaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en
+farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes.
+Détail aggravant: le soleil lui-même se mettait de la partie dardant
+ses clairs rayons d'avril sur cette gaieté folle et la multipliant.
+
+La cause de toute cette joie tenait à bien peu de chose. Un peu avant
+onze heures, au coin du boulevard de la Révolte et de la rue Victor
+Hugo, on avait trouvé, derrière un tas de planches, bâillonné, assis
+par terre le dos collé au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur
+député avait les mains attachées, il était vêtu d'un habit de soirée
+maculé de boue. Certainement, il était victime d'un attentat, mais on
+ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'était pas évanoui et
+pourtant, à aucun prix, il ne voulait après qu'on l'eut délié, qu'on
+l'aidât à se relever ou qu'on le changeât de place. Un de mes
+ingénieurs assistait à la scène.
+
+- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?
+
+Arsay répondait:
+
+- Rien, rien, c'est un petit incident qui se réglera plus tard.
+
+- Il faut vous sortir de là, insistait-on.
+
+- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre
+service; je vous remercie, ne vous inquiétez pas, je suis bien.
+
+Mais comme à ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient
+de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant
+un passage à travers le rassemblement; arrivés à lui, ils se penchèrent
+charitablement et posèrent encore quelques questions ainsi qu'il est
+prévu au réglement.
+
+- Laissez-moi, répétait Arsay, avec hauteur; faites seulement
+circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.
+
+L'un des représentants de la force essaya bien de se rendre à ce désir
+de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour être élu. Il tenta de
+disperser la foule, mais il y avait bien près de cinq cents personnes
+et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collègue,
+insista encore auprès d'Arsay en finissant par élever la voix. Mon
+ingénieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine à
+croire --, que Arsay retrouva devant ces dernières sommations, son
+ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes
+qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularité
+était grande à ce moment précis, malheureusement on ne fait pas voter à
+l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents
+diagnostiquèrent "la loufoquerie" et, résolus à emmener Arsay de force,
+ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se débattit. Un curieux
+prêta main forte, tint les pieds. Une fois levé, Arsay refusa de faire
+un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et
+demanda à parler à la foule qui fit silence pour l'écouter.
+
+- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis
+victime pour la deuxième fois d'un indigne abus de la force; ce matin,
+c'était évidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose à ce
+que vous choisissiez librement votre représentant...
+
+Cette partie du discours fit encore excellente impression.
+
+... Maintenant, continua Arsay, la force policière...
+
+Les agents ne le laissèrent pas dire un mot de plus: l'article de leur
+règlement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police étant
+l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un même mouvement, ils
+posèrent chacun d'un côté leurs bras puissants sur les épaules de celui
+qui était devenu soudain dans leur esprit un délinquant et d'une même
+poussée le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux
+hommes vêtus de façon identique, dans la même posture, ayant la même
+volonté, et jusqu'à la même expression donnaient l'impression, comme
+dans un ballet bien réglé, d'être un seul motif vivant d'ornementation.
+
+Alors aux yeux de cette foule très apitoyée apparut une singulière
+vision et d'un seul coup tout le mystère fur révélé, Les basques, le
+pantalon, le caleçon et la chemise d'Arsay avaient été soigneusement
+découpés en un rond régulier qui mettait à nu l'anatomie du pauvre
+candidat depuis le creux des reins jusqu'à une main environ au-dessus
+de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire énorme,
+formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arrêter
+jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans
+cet instant au moins, perdre ce bel équilibre dont il avait le secret.
+Des témoins m'ont raconté par la suite que la boue du trottoir, sur
+lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un
+peu rose des marques bien nettes. C'était un peu comique, assurément.
+
+Derrière le groupe formé par Arsay et les deux agents qui filait
+maintenant à toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en
+courant. C'était un cortège en délire, impressionnant par le nombre et
+dont la tête était un derrière, un malheureux derrière qui n'en pouvait
+mais.
+
+Les hommes étaient réunis en une même pensée, ils étaient nombreux, il
+fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour
+répondre à ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa
+rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix
+monta claire et grêle dans le matin radieux:
+
+ _Arsay j'ai vu
+ Arsay j'ai vu
+ Ton dos (1)
+ Arsay ton dos
+ Arsay ton dos
+ Je l'ai vu._
+
+ (1) Pour être très exact, je dois dire que le narrateur ne se
+servit pas précisément de ce dernier mot; c'est par pudeur pour
+nos lecteurs que je fais cette légère altération historique. Les
+initiés n'auront pas de peine à rétablir le texte dans sa
+pureté première.
+
+Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain
+qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadencés. Des
+automobiles et deux tramways arrêtés battaient la mesure avec leurs
+trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient.
+Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au
+contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siège, les
+gens aux fenêtres, les deux agents en tête, tous s'esclaffaient, et
+même la face d'Arsay, où l'on voyait des larmes briller, se tordait en
+un rictus étrange.
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Le chemin était long. Dans une auto découverte qui fut obligée de
+s'arrêter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son
+fiancé. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa
+place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le
+soir, devaient pouffer à l'unisson.
+
+La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arrivèrent au
+terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement éprouver une
+amère joie à voir de loin paraître la porte de cette singulière
+boutique aux vitres grillagées, à l'enseigne salie que personne ne se
+préoccupait de rendre engageante et où s'inscrivaient en lettres bleues:
+
+ POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.
+
+La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant
+voir à la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derrière
+lequel il allait se passer quelque chose.
+
+La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le
+temps entonnait par moments son hymne:
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Et la chanson cruelle devait arriver à peine assourdie jusqu'au
+malheureux, assis sur un bât-flanc, au milieu des agents qui riaient
+encore de leur gorge bruyante. Peut-être comprit-il qu'il était arrivé
+au bout de son rêve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annonçait si bien.
+
+Les sirènes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin
+à ce supplice. Bientôt il n'y eut plus dans la rue que la voix de
+quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans
+l'après-midi, un fiacre fermé venait chercher Arsay devant le poste et
+le ramener vers sa demeure.
+
+L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, était
+bien, comme l'avait pensé Arsay, son contre-candidat, un certain
+Maupied qui fut élu et qui devint ministre. Celui-ci effrayé des
+premiers succès de mon ancien camarade, avait imaginé le petit
+attentat: quatre hommes étaient venus cueillir Arsay comme il sortait
+d'une soirée et l'avaient déposé, les yeux bandés et le fond de culotte
+découpé, près de l'endroit où il fut trouvé.
+
+L'affaire avait été bien montée. Personne n'avait rien vu.
+
+La manoeuvre réussit pleinement; huit jours après, Arsay était battu à
+plate couture: 24 voix contre 2724 à son concurrent le moins avantagé.
+Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le
+refrain de la journée fatale. On ne devait plus l'entendre de
+longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots restèrent.
+L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait
+d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques
+salons collet-monté où l'on disait toujours: _Arsay ton chose_,
+appellation qui n'était guère moins désobligeante, au demeurant.
+
+ (2) Même remarque que précédemment.
+
+C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus
+tard, je rencontrai le paurvre garçon, un soir, sur le perron de la
+gare d'Orléans. Il avait changé maintenant, ses habits me paraissaient
+moins soignés et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette
+assurance que si souvent je lui avais enviées. Nous allions dans la
+même direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en
+abordant un sujet quelconque, tâchai de lui faire parler de lui-même.
+Il y vint rapidement:
+
+- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il,
+résigné, il n'y a rien à faire, c'est comme ça.
+
+- Comment, dis-je, rien à faire; ce qui t'est arrivé est une blague,
+une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te
+laisses abattre...
+
+- Cette histoire, dit-il, a flanqué ma vie par terre, tout simplement.
+Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idées
+commune à tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-même, quand tu m'as
+rencontré ce soir, est-ce à nos années de collège passées ensemble que
+tu as pensé? Jamais de la vie, tu as pensé à mon affaire. Pour toi
+(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne
+t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_.
+
+Comme je me récriais, étouffant en moi-même une invincible envie de
+rire, il continua:
+
+- C'est naturel, et si cette histoire était arrivée à toi au lieu de
+moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme
+toi: on n'est maître ni de sa pensée, ni de son rire. Seulement si tu
+avais été dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment été
+qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour
+tes produits.
+
+- Merci, fis-je.
+
+- Ah, répondit-il exalté, pour sûr tu peux dire merci, parce que ton
+bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour
+moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais être que député et
+c'est vrai.
+
+Quand j'ai été blackboulé, quand j'ai vu se rompre mes espérances
+matrimoniales, j'ai essayé de me ressaisir, de me reprendre.
+
+J'ai travaillé, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant,
+je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes étouffant des rires
+de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les
+côtés sur leurs chaises pour me regarder, comme une bête à voir;
+ceux-là ne savaient pas, on les avait renseignés. Je suis entré dans
+un journal; à la rédaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je
+persistais, j'écrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le
+début, je ne signais pas comme les commençants; seulement les articles
+qu'on ne signe pas, ne profitent qu'à la direction, tu t'en rends
+compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout
+de ma copie. L'effet fut radical: le rédacteur en chef vint lui-même
+dans ma salle pour me demander "si je n'étais pas fou". Je changeais
+de maison, je recommençais avec patience, avec courage et quand vint
+l'heure de la signature, c'était je m'en souviens, un article sur le
+commerce extérieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_;
+cela dura quelques jours; puis un confrère obligeant de mon ancienne
+rédaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit écho; je le
+sais par coeur.
+
+"Notre excellent confrère qui signe modestement Lancret des articles si
+remarqués ne fut pas toujours -- c'était contre son gré, il est vrai --
+aussi modeste". C'était signé: _Tournedos_.
+
+Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent
+inaperçues, toi? Eh bien, deux jours après, toute la ville m'appelait
+Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage
+augmenter à cause de moi, et pour cette raison me fichait
+ostensiblement à la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon
+vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai
+reçu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de
+jouer du hautbois sur la scène? Si je te disais encore, qu'il y a deux
+mois, c'est-à-dire trois ans et demi après l'incident, une vieille dame
+du Texas, que je ne connaissais pas, est montée chez moi, dans mon
+appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais
+je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est
+naturel...
+
+Et il sanglota.
+
+Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique désagréable que
+j'éprouvais en écoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la
+racontait, j'avais à la fois des envies de rire et je sentais toute
+l'inconvenance qu'il y avait à rire, je comprenais qu'Arsay s'en
+rendait compte et que c'était toujours ainsi quand il parlait de lui.
+J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur
+particulière. Je pensais au Palais Royal où, pour un louis, les gens
+ont le droit de rire et où ils en usent si peu.
+
+- Pauvre ami, fis-je la gorge serrée.
+
+J'essayais de détourner la conversation, c'était difficile, il y
+revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon
+voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la
+main, en lui distant:
+
+- Bonne chance.
+
+Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent
+frappés à mort.
+
+Quelques années passèrent encore, quand j'appris, un beau jour,
+qu'Arsay était entré au Parlement. Je m'en réjouis pour lui, je le
+croyais définitivement sorti d'affaires. Il représentait à la Chambre
+la Guadeloupe. Comment s'était fait son élection? Très simplement.
+Maupied, son contre-candidat de Levallois, était devenu Ministre des
+Colonies. Quelqu'un lui avait raconté les suites tragiques de l'acte
+auquel il devait la première et partant la plus difficile de ses
+victoires politiques; il avait dû éprouver quelques remords de sa
+mauvaise plaisanterie: l'homme n'étant jamais méchant que lorsqu'il a
+faim. Alors le secrétaire d'Etat avait "conseillé" à ses services de
+la Guadeloupe, l'élection d'Arsay. On est fixé sur la valeur de ces
+conseils: Arsay fut élu contre deux candidats nègres à une massive
+majorité. Son élection prit la valeur d'un symbole car elle démontrait
+clairement la supériorité de la race blanche, à la lumière du jeu de
+nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du
+Cabinet, Arsay fut validé sans débats, fait qui aurait prouvé, s'il en
+était besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos
+représentants élus, est peu fondé.
+
+Bref, maintenant Arsay était député pour de bon. Peu importe de savoir
+qui il représentait. En vertu de l'égalité souveraine, il était élu du
+peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne
+s'opposait à ce que sa carrière ne devint tout aussi brillante et tout
+aussi féconde que si huit ans avant, il avait été élu, dans une Chambre
+précédente, député de Levallois.
+
+Ah, pensais-je, voilà enfin ce pauvre garçon reparti sur sa voie. Je
+le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement,
+arrivant à se faufiler à travers les groupes et les ronds avec ce don
+spécial qu'il avait de nature; et se spécialisant petit à petit, dans
+quelques questions non contestées; ainsi il devait fatalement parvenir
+à dissocier par une autre association d'idées, son nom du souvenir de
+son ancienne célébrité.
+
+Pendant un certain temps, les choses allèrent bien ainsi que je les
+avais supposées. Comme il convient à un nouveau parlementaire. Arsay
+ne prenait pas la parole aux séances, se contentant de temps en temps
+de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui
+était loisible ensuite de développer à son aise en corrigeant les
+épreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien à redire et comme je
+l'avais pensé, les indigènes de la Guadeloupe -- qui ne lisent
+d'ailleurs pas l'Officiel -- étaient très satisfaits. Arsay s'était
+fait inscrire à plusieurs commissions dont personne ne voulait, à celle
+de la prophylaxie contre la rage, à celle de l'étude du régime des
+pluies, notamment, pour lesquelles son égale incompétence le désignait
+particulièrement. Bref, si Arsay n'avait été imprudent et s'il n'avait
+pas voulu aborder la tribune avant que son inocuité ne fut dûment
+établie, il aurait fait une très honorable carrière.
+
+Quelle idée saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'était dans
+une discussion d'intérêt général intéressant tout spécialement sa
+circonscription. La Chambre devait statuer sur le règlement des
+compagnies maritimes. Arsay s'était fait inscrire; il avait mûrement
+travaillé son discours et entendait démontrer à la Chambre la nécessité
+vitale pour la Métropole, d'avoir des lignes de navigation régulières
+pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette
+question bien simple aurait dû se discuter dans un calme académique.
+Singulière erreur! La Législation réglementant des compagnies
+quelconques, et des compagnies de navigation particulièrement, ne va
+jamais sans débats passionnés; en effet, il y a toujours dans les
+Assemblées les représentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne
+veulent pas voir s'imposer une obligation supplémentaire qui pourrait
+dasn l'espèce, les forcer à desservir des ports immédiatements peu
+rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la
+socialisation de tous les services susceptibles d'être rendus par les
+compagnies; ceux-là ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un
+monopole même si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des
+pertes, en telle sorte que socialistes et représentants des compagnies
+sont toujours d'accord en pareille matière contre le reste de la
+représentation nationale qui pourrait être tenté de penser aux intérêts
+de la Nation.
+
+Ah! ce fut une séance mémorable. Après l'audition de divers orateurs,
+vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager à fond,
+Arsay monta à la tribune un gros dossier sous le bras. Il était très
+calme en apparence, peut-être au fond de lui-même, était-il ému d'abord
+parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et
+ensuite à cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses
+auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se
+demander, en proie à un noir pressentiment, si quelque suppôt des
+compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son exposé par
+un fâcheux rappel.
+
+Une jeune femme amie assistait à la séance et me l'a racontée. Arsay
+commença d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette
+belle voix que nous lui avions connue au collège, quand de son brio, il
+éblouissait nos maîtres. L'assemblée qui savait avoir affaire à un
+novice convaincu, ignorant les tours de bâton et pouvant introduire un
+peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, écoutait avec attention.
+L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu à
+peu la griffe de l'émotion qui le serrait au cou se relâchait: la voix
+devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif.
+Quelques applaudissements partirent même du centre gauche. Après
+l'exposé, Arsay entra alors carrément dans le vif de la discussion et
+posa le problème sans ambages, dans son vrai jour. Immédiatement
+l'opposition droite et gauche réunie donna, mais c'étaient des
+interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et
+assez imprécis pour ne pas appeler de répliques. Arsay trouva, dans
+ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'était-ce pas ainsi
+qu'étaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il
+continua à dévider son argumentation qui était forte, plusieurs en ont
+témoigné. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un véritable succès: il
+s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment
+l'intérêt des compagnies même se conciliait avec le règleent qu'il lui
+semblait devoir être imposé; il disait que le pavillon créait le
+débouché, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement
+à partie.
+
+- C'est en raison de ces bénéfices futurs, disait l'interrupteur, qui
+sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la nécessité de
+faire un cadeau à des compagnies privées. Nous avons trop vu ces
+agissements jusqu'ici.
+
+Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour répliquer à cette
+interruption, posa lui-même une interrogation.
+
+- Qu'avez-vous vu?
+
+Des bancs de la droite modérée, une voix rogue partit, qui répondit:
+
+- Ton dos. (3)
+
+Oh, légèreté des corps législatifs! La Chambre se vengeait-elle de
+l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposée? On
+ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un
+éclat de rire général et fou qui prit non seulement les opposants, mais
+les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'à l'élégant président; ce
+dernier, par principe, faisait semblant de se fâcher, mais sa sonnette
+méchante, mollement agitée, vibrait de petites notes comiques et
+complices, faisant penser à une vieille fille qui se retient devant une
+inconvenance. Toute la salle trépignait et le rire durait, repartant
+par saccade devant la mimique variée d'Arsay. Tantôt il montrait le
+poing aux travées d'extrême gauche, en vociférant comme M. Jaurès, des
+mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantôt il
+restait calme, adossé au bureau du président dans cette pose qui était
+familière à M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement
+Arsay passait brusquement de l'une à l'autre de ces attitudes, comme
+s'il n'eut pas eu le contrôle de ses actes, et ces transitions
+amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence dû à des rates
+trop dilatées, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le
+président se penchant au-dessus de son pupitre disait:
+
+- Parlez, mais parlez donc.
+
+ (3) Toujours même remarque que précédemment.
+
+Arsay ne parlait pas, mais restait à la tribune tout de même. Ce ne
+fut qu'à une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serrée
+ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des
+syllabes huilées:
+
+- Ah gueu... que... sue...
+
+Le fou rire recommença.
+
+Alors on vit Arsay en proie à une fureur singulière, déchirer et jeter
+en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la
+direction du président du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine
+de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop légers pour
+l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tête des sténographes.
+ Arsay déchirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne
+s'arrêtait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle,
+mais soudain, il se reprit et se mit à rire lui aussi, d'un rire
+étrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblée
+croyant qu'il allait sortir un document à scandale, fit silence: alors
+avec une dextérité de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se
+déculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que
+les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux
+représentants librement élus de la France, au gouvernement responsable
+et compétent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du
+monde, à ces braves généraux que l'ingénieuse abomination de nos
+adversaires surprit mais n'ébranla pas, à cette grande presse intègre
+qui fait l'honneur de notre pays, à cette élite du public international
+si parisien et de toutes les élégances, Arsay montra ce qu'on l'avait
+jadis forcé à faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baissé
+la tête, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit
+plus que ce qu'il voulait. C'était sur le plateau en son milieu, comme
+un disque rouge qui faisait penser au crépuscule d'un petit soir ou
+encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime
+expiant les péchés que le Parlement n'avait jamais commis.
+
+La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq
+Cents. Je sais bien que sur son grand côté qui fait face à la salle,
+un bas-relief en marbre blanc, représente deux femmes dont l'une écrit
+et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allégorie
+symbolique est là certainement pour rappeler aux députés qui seraient
+tentés d'écouter la fragilité de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou
+sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que
+malheureusement, les députés qui sont à la tribune, ne voyant pas
+l'allégorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de même,
+que de grandes paroles, que de discours féconds sont tombés du haut de
+ces marches. Quand on pense que de cette relique vénérable, à juste
+titre considérée comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout
+cet appareil de justice et de droit, ces grandes réformes
+bienfaisantes, ces conceptions géantes de notre politique étrangère,
+ces plans sublimes et désintéressés de notre action coloniale, ce petit
+arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en
+un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste
+scandalisé, à se dire qu'un instant, même un seul instant, la partie la
+plus vile d'un individu la dominât.
+
+Arsay était devenu complètement fou.
+
+On l'a enfermé à Bicêtre où le caleçon de force lui fut passé, parce
+que dans sa démence, le pauvre homme prend tout le monde pour des
+parlementaires et veut à chaque instant recommencer.
+
+Quand le médecin-chef fait visiter à un personnage de marque, son
+établissement, il ne manque jamais de s'arrêter devant le pauvre malade
+et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:
+
+- C'est un ancien député.
+
+_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_
+
+- Dire tout de même que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay
+aurait pu être ministre et même Président du Conseil.
+
+
+
+
+
+La Saisie.
+
+
+
+
+Nous avons été étudiants ensemble. Après quinze ans ou plus, nous nous
+étions rencontrés, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de
+Lyon, attendant le même train et essayant de déchiffrer, sur une
+ardoise plaquée au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante
+consentait à nous prévenir:
+
+
+RETARDS ANNONCÉS
+TRAIN VENANT DE MARSEILLE
+3.h.22
+
+
+- C'est gai, dis-je.
+
+- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!
+
+Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec
+un de ces émotions particulières qui sont l'apanage des gens ayant eu
+des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer à
+notre égoïsme, des inquiétudes, au moins légères. Je les ressentais,
+en vérité: je me disais en moi-même: "Il aura 3 h.22 pour me raconter
+ses déconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a
+cessé de nous envier, cependant qu'à haute voix je remarquais:
+
+- Le hasard fait bien les choses.
+
+- Quelquefois, répondit-il, assez tristement.
+
+Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait
+paru fameusement changé; je me rappelais sa folle gaieté d'autrefois,
+son imagination ardente, jamais à court d'une farce inédite. C'était
+un sujet brillant que ses camarades d'école croyaient appelé au plus
+haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut
+à peu près de mon âge: les environs de quarante. Son visage avait un
+certain air résigné qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait
+dit matériellement assez à son aise; il avait des vêtements
+quelconques, des gants et une pelisse qui sans être opulente, était
+parfaitement honorable. Le cadre était navrant: dix heures du soir,
+une de ces nuits froides, mouillées et tristes, dont les gares ont le
+secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumière crue
+tombait des globes électriques qui se balançaient doucement en l'air;
+on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en
+attendant avaient des figures longues et ennuyées.
+
+Je proposai:
+
+- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au café.
+
+Il accepta.
+
+De l'autre côté de la rue, dans la brasserie, l'atmosphère était plus
+sympathique. Il faisait chaud. Une buée enveloppait les consommateurs
+autour des tables. A part quelques isolés, devant un bock -- qu'ils
+durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes à boire --, dans
+l'ensemble, c'était un public de petits employés et de petits
+fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les
+plaisanteries et les chiffres classiques à ces jeux, faisaient comme un
+accompagnement en sourdine au solo des garçons qui clamaient les
+commandes:
+
+- Deux menthes à l'eau... un café nature... quatre turins grenadine.
+
+Nous étions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin
+tranquille. A côté de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne
+savais pas trop quoi dire à cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en
+sortir j'évoquais le passé:
+
+- Tu te rappelles le Vachette, le Panthéon... Comme c'est loin!
+
+- Loin de toi, peut-être, dit-il; certains jours, il me semble que
+c'est hier.
+
+Je ne comprenais pas bien pourquoi ces détails étaient plus près de lui
+que de moi; pourtant quelque chose m'empêchait de demander des
+explications. Je sautais à une autre idée.
+
+- Qu'est-ce que tu fais?
+
+- Je suis médecin, répondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculté,
+ce n'est pas comme vous après l'Ecole de Droit, qui devenez juges,
+financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me
+suis installé dans le troisième, rue Béranger. Ça ne te dit rien,
+n'est-ce pas.
+
+- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.
+
+- C'est près de la place de la République, reprit-il, derrière le
+Théâtre Déjazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une
+clientèle un peu spéciale, différente de celle qui habite au Bois de
+Boulogne; celle-là est réservée aux patrons. Je me suis fait à la
+mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.
+
+-Mais je croyais, dis-je, qu'après ton internat, tu préparais justement
+les hôpitaux.
+
+- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le
+temps et les moyens de se préparer et d'attendre... Je me suis marié
+très jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'étais marié?
+
+Je fis signe que non.
+
+- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au
+train. Elle me ramène mon fils qui était à Dijon, auprès de mon
+beau-père. Je leur ai acheté une petite bicoque, par là-bas, c'est
+leur pays.
+
+Il parlait sur un ton posé et calme, cependant on aurait dit qu'il
+avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empêchait encore
+d'intervenir.
+
+Il reprit:
+
+- J'ai épousé Loute.
+
+Ce prénom ne me disait plus rien, mais après quelques précisions je
+revis bientôt la figure brune et la tournure gracile d'une de nos
+camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois
+bien; et nous étions même un certain nombre qui l'avions connue tout à
+fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guère
+qu'aux bords de nos tables et qu'elle était petite, vive, gamine et
+douce toujours. Ah certainement! il me semblait même que j'entendais
+encore le pépiement de son rire. Elle avait l'air d'être si ingénument
+ce qu'elle était. Si elle était arrivée à se faire épouser, celle-là,
+il fallait tirer l'échelle!
+
+J'étais décidé à ne rien laisser voir de ma surprise; tout de même
+quelque chose dût le frapper en mon expression même. Il enleva son
+lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.
+
+- C'était une bien bonne fille, dis-je peut-être un peu trop simplement.
+
+- Oui, mais tu penses que c'était tout de même une fille, répliqua-t-il.
+
+- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as épousée, tu sais
+donc mieux que personne ce qu'elle vaut.
+
+Cette considération ne le consolait pas. Un petit silence pénible se
+fit. Pour dire quelque chose, je remarque:
+
+- Elle était bien jolie!
+
+Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se lèvres tristes
+un pauvre sourire, il me dit:
+
+- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne épouse et une bonne mère,
+je te l'assure.
+
+- Et bien alors, fis-je.
+
+- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce
+temps-là que je rencontre; je ne les ai plus recherchés, tu comprends.
+Ce fut un tel changement. Les commencements ont été difficiles. Ma
+famille s'est éloignée de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu
+d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans
+notre métier... les courses à pied dans la pluie, les étages, les
+veillées, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que
+de donner des leçons. Les professeurs ont, du moins, des engagements
+réguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous
+allons, en passant, obligés de représenter, bien que nous soyons
+misérables nous-mêmes, et toujours auprès d'autres misères. Quand on a
+une femme à la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous répète
+sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils
+étaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maîtres
+surtout... Heureusement, petit à petit, les choses s'arrangent,
+matériellement du moins: c'est une consolation énorme, surtout qu'on se
+souvient des débuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espèce de
+décalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu
+m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marié?
+
+Je fis signe que oui.
+
+Il hocha la tête comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:
+
+- Tu n'as pas idée comment s'est fait mon mariage. Une de ces
+histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras à
+combien peu tiennent nos destinées.
+
+J'étais venu à Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une
+place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande
+carrière médicale, c'est une étape nécessaire. J'avais quitté les
+miens en pleines vacances de Noël. Toute la journée, je m'étais fait
+ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils étaient
+alors mes amis. Mes exposés n'avaient pas été trop mauvais. Dans
+l'ensemble, j'étais assez satisfait. Après les efforts de la journée,
+je me sentais un besoin terrible de me détendre. Note que j'étais en
+possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les étrennes que
+j'avais reçues. Ces circonstances réunies m'incitaient à faire la
+fête. Comme il n'y avait pas, à cette époque de l'année, le moindre
+camarade au quartier, je résolus de me chercher une compagne.
+
+Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panthéon et j'aperçus
+Loute. Elle était seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa
+serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchée sur un
+tabouret, la tête appuyée sur son bras, suçait mélancoliquement la
+paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes
+intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous
+fûmes dîner dans un restaurant voisin et je fis déboucher quelques
+bouteilles de vins choisis. J'étais très en forme et elle aussi. Du
+moins, je l'ai cru, ce jour-là: depuis, -- parce que j'ai souvent
+ruminé cette scène -- il m'a bien semblé que Loute n'était pas tout à
+fait comme à son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais
+était-ce force de caractère ou insouciance ou bien habitude de sa part,
+ou bien seulement défaut de compréhension de la mienne; je ne m'aperçus
+de rien. Après le dîner, nous avions été à Bullier, presque désert ce
+soir-là et nous avions fini la nuit à Montmartre. Je crois que c'est
+la dernière nuit que je me sois amusé. Il y a des gens pour lesquels
+les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est
+brusquement modifiée à cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un
+angle vif; comme un carrefour.
+
+Le lendemain matin, j'étais chez Loute. Nous aurions pu faire la
+grasse matinée, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure,
+elle s'était levée. Je la vois encore, en jupon et en sandale,
+trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat.
+
+Cet appartement -- nous le connaissions tous -- était au Boulevard
+St-Michel, derrière le Luxembourg, un peu après l'Ecole des Mines, une
+maison d'angle au deuxième. Le mobilier et la décoration étaient de
+Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur
+une marche de laque noire, la psyché empire. Tu vois?
+
+- Pas du tout, dis-je avec conviction. En réalité je voyais très bien.
+
+Mais il insista:
+
+- Tu as oublié le salon bleu au tapis à carreaux qui était séparé de la
+salle à manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et
+le jet d'eau sur la cheminée du salon?... Enfin, je me les rappelle
+bien. Cet appartement était la joie et l'orgueil de Loute. Il lui
+avait été offert par un Roumain qui, ses études terminées, était
+reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer
+pour elle l'ère des garnis. Elle le soignait méticuleusement, le
+nettoyait et le paraît toute la journée. A tous venants, elle en
+vantait l'originalité et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, à
+lire ou à raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu
+compte ce jour-là, cet appartement était sa seule joie.
+
+J'étais couché tranquillement en train de boire le chocolat brûlant
+qu'elle m'avait préparé; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle
+était assise, sa tasse sur les genoux, près de la fenêtre, regardant le
+boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aperçus que des larmes
+tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers
+elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:
+
+- "Qu'est-ce que tu as?"
+
+D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai
+appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle,
+puis comme j'étais le plus fort et que j'insistais, elle me répondit
+comme un gosse:
+
+- "Du chagrin".
+
+J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir
+un petit secrétaire chinois qui était près d'elle et, pour toute
+réponse, me tendit un papier. C'était un commandement d'huissier. Je
+mis un bon moment à le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont
+écrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de
+jugement et je compris à travers tout ce fatras que Loute n'avait pas
+payé son loyer depuis neuf mois et qu'à la requête de son propriétaire,
+auquel s'étaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir
+meubles et les faire vendre aux enchères. Le commandement était daté
+de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:
+
+- "Ils vont te saisir?"
+
+Mais Loute, tranquille devant cette éventualité, me répondit:
+
+- Tout de même pas jusque-là, j'ai écrit hier au propriétaire pour lui
+demander encore un délai... seulement, c'est ennuyeux".
+
+J'étais moins rassuré qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait
+une partie de mes inquiétudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de
+te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme était beaucoup
+pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-être pas grand chose
+pour un propriétaire parisien. Cependant par précaution, à la pensée
+de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord
+l'idée de télégraphier à ma famille une invention quelconque. Mais je
+réfléchis que la réponse en admettant même que la fable soit crue,
+n'arriverait jamais à temps et la procédure suivait son cours. Je
+pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et réunir
+le magot, mais c'était les vacances et je ne voyais pas chez qui
+frapper. Devant cette impossibilité d'agir, je finis par me persuader
+que Loute avait raison; il n'y avait peut-être dans tout le pathos de
+cette feuille qu'une manoeuvre destinée à effrayer une petite fille.
+En fin de compte, si contrairement à nos prévisions, l'inévitable
+arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais à la hâte
+et comme tu penses, une fois prêt, je ne m'en allais pas.
+
+Naturellement le charme était rompu. J'essayais de la distraire en lui
+racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'étant guère
+divertissant pour elle. Mais je ne devais plus être en forme: cette
+fois le vin n'opérait plus, mes histoires ne la déridaient pas. La
+conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au
+danger, revenait à la fenêtre, comme pour se donner une contenance. Je
+tentais un moment de me moquer légèrement de son mobilier, de lui dire
+que cette décoration était danubienne et bonne pour un certain temps,
+mais qu'elle devait forcément lasser à la longue. L'expression de ce
+jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce
+sujet, n'aurait d'autres effets que de lui démontrer mon mauvais goût.
+
+Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un
+cri de douleur, le cri d'une bête frappée à mort.
+
+C'était sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitié charrette,
+moitié camion, s'avançait lentement.
+
+- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de déménagement ne peut plus
+passer sous tes fenêtres..."
+
+Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur
+le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrivés devant
+notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture
+vint docilement se ranger sous nos fenêtres mêmes. Quatre bonshommes
+en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffé d'un
+casque à mèche; je ne l'oublierai de ma vie.
+
+Et bien, vois-tu, je n'ai jamais été condamné à mort, mais j'imagine
+que la vue du fourgon qui doit vous mener à la guillotine doit vous
+faire ressentir quelque chose d'analogue à ce que je ressentais alors.
+Quelques minutes d'angoisse se passèrent; le temps aux hommes de monter
+l'escalier. Loute pâle ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement
+nerveux agiter son maxillaire inférieur. Le timbre retentit. Le
+premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme
+je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible
+l'inutilité de cette résistance, elle me demanda d'aller ouvrir
+moi-même. Ils entrèrent. Il y avait la concierge, l'huissier, les
+deux témoins et derrière eux le choeur des déménageurs qui avaient
+l'air de figurants. L'huissier se présenta, il devait "parler à la
+personne".
+
+- "Elle est très émue, dis-je, si vous voulez me faire votre
+communication..."
+
+Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-même sa signification au
+débiteur.
+
+- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la manière.
+ Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se
+tirer."
+
+C'était un grand garçon, assez jeune et se sachant beau. Ses vêtements
+étaient d'une élégance fripée, mais recherchée tout de même. L'eau
+coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour
+le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-être. Ce tabellion
+m'agaçait.
+
+- "Vous vous souciez des gages des créanciers, me dit-il, avec une
+suave ironie... c'est bien."
+
+Il était le plus fort, je n'avais rien à dire. Je le précédais chez
+Loute.
+
+Elle le reçut debout, appuyée contre le mur et écouta sans broncher son
+petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait
+l'habitude; il récitait une leçon qu'il avait dû placer bien des fois,
+dans des circonstances identiques et où alternaient savamment les mots
+de la procédure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y
+en avait d'une méchanceté cruelle et d'une cuisante impertinence. Il
+disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou
+de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos
+meubles à l'hôtel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tête
+comme un coupable, sans arriver à comprendre cependant la faute que
+j'avais commise. J'aurais donné toute ma fortune pour pouvoir jeter à
+la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.
+
+- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous
+prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est nécessaire,
+c'est-à-dire votre lit, vos couvertures, draps, édredons, etc., les
+habits dont vous êtes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre
+sur vous tous les vêtements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire
+que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale
+que le souvenir, par vous y attaché, vous resteront".
+
+Loute n'avait pas répondu, comme il fallait donner des ordres pour
+l'enlèvement, elle parla. Elle était blême et sa gorge était si
+contractée que le son de sa voix en était changé et les mots qu'elle
+disait semblaient être dits par une autre. Elle ne croyait pas encore
+à ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.
+
+- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, très calmement; je me suis
+arrangée avec le propriétaire, auquel j'ai écrit hier."
+
+Et ce fut dit avec une telle autorité que l'huissier lui-même en fut
+troublé; un instant il hésita. Mais son trouble ne dura pas, il la
+pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit
+soudain compte, d'un coup elle tomba à genoux aux pieds de l'homme, les
+mains crispées au pan de sa jaquette.
+
+- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je
+vous le promets, je vous le jure."
+
+Je m'étais trompé, l'huissier n'était peut-être pas méchant au fond; il
+la releva gentiment en disant:
+
+"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne
+fais qu'obéir. Soyez sage, on tâchera de vous laisser pas mal de
+choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme
+les autres, vous verrez."
+
+Il la fit s'asseoir, cependant que discrètement, du coin de l'oeil, il
+disait à l'équipe des déménageurs: "Commencez".
+
+Ils s'attaquèrent à l'autre pièce d'abord. L'huissier me fit signe de
+rester auprès d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire
+de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-là la réflexion
+que les hommes ne sont pas tout de même si méchants qu'ils le disent.
+Chez tous, même les plus sots, et même chez ceux qui font la plus
+vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.
+
+Pendant ce temps, Loute s'était assise sur la marche basse qui
+supportait son lit; la tête dans ses bras, le visage sur les
+couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement à petits coups.
+Elle poussait de petites plaintes régulières, monotones comme des cris
+d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arrêter jamais. Je restais
+debout près d'elle, désemparé, ne sachant que lui répéter sur tous les
+tons:
+
+- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus."
+
+Mes paroles n'avaient aucun effet; malgré tous mes efforts, je sentais
+qu'au milieu de l'hostilité qui l'accablait, j'étais pour elle un
+étranger, un spectateur qui ne participait en rien à l'affaire. Cette
+sensation m'était désagréable: la malheureuse souffrait tellement.
+
+Derrière la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se
+heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des
+étoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'à nous, et Loute avait toujours
+son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit à peine une fois, en
+entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en
+retirer à la vente?
+
+Quand tout fut emballé et descendu de ce qui avait été l'appartement,
+sauf la chambre où nous étions, l'huissier tapa à la porte et me dit à
+voix basse d'emmener "la débitrice" pour qu'il puisse déménager cette
+pièce aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon.
+
+En le voyant, elle tomba en arrière dans mes bras. La pièce était nue,
+vidée; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de
+l'ancienne décoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtés,
+demeuraient, pour témoigner du passé; mais ils paraissaient sales, avec
+leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit
+l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas
+d'objets hétéroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des
+cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des
+lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un
+petit amour bouffi, en pâte tendre et un gros bocal à confiture vide
+dans lequel l'huissier avait eu la délicate attention de mettre l'eau
+et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait à Loute, comme
+lui restèrent son lit et sa toilette et aussi, grâce à la bonté du
+saisissant, presque tous ses vêtements: c'était tout ce que la loi,
+dans sa mansuétude, permettait de laisser à une pauvre petite fille qui
+n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles.
+L'appartement était "à l'ordonnance" comme on dit dans ce métier, il
+n'y avait plus rien à saisir. Quelle sale journée ce fut, mon pauvre
+ami.
+
+Loute s'était pourtant calmée un peu. Dans un effort de volonté, elle
+avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'était déjà plus
+le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:
+
+- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir."
+
+Cette injustice me frappa, parce qu'après tout si je n'avais
+matériellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais
+souffert avec elle; j'estimais mériter tout autre chose que ce
+singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idée de prendre mon
+chapeau et de partir, mais je pensais bientôt, qu'agir ainsi c'était
+vraiment lui donner raison, c'était augmenter son chagrin, prendre
+parti contre elle, la dépouiller davantage, si c'était possible, en lui
+prenant mon amitié et en me mettant en quelque sorte à la suite sur la
+liste des créanciers poursuivants. Je ne le voulus pas.
+
+- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je
+ne te laisserai pas dans cette maison désolée; tu viendras habiter chez
+moi."
+
+En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air
+de ses mains comme pour écarter le voile d'un rêve; elle vint vers moi
+pour me faire répéter.
+
+- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?
+
+Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:
+
+- "Jusqu'à quand?"
+
+Je lui répondis:
+
+-"Tant que tu voudras."
+
+Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tête sur mon épaule et
+pleura de nouveau, mais ce n'était plus les mêmes larmes. Je sentis
+que quelque chose d'immense s'était passé en elle; ces mots l'avaient
+guérie de la plus grande douleur de l'humanité: l'isolement du coeur.
+
+Pendant cette scène, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux
+étaient dilatés: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour
+mieux comprendre l'impossible réalité. Inconsciemment, de temps en
+temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon épaule pour
+mieux se rendre compte de la solidité de son appui.
+
+Quant à moi, je puis te le dire, j'étais gêné un peu de l'immensité de
+cette reconnaissance, j'étais effrayé et pourtant j'étais un peu fier,
+au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais
+j'étais fier tout de même.
+
+En réalité, c'est dans cette minute que je me suis marié avec elle. Je
+ne m'en suis aperçu qu'après, mais je me suis bien rendu compte que
+c'était à ce moment-là. Peut-être on me dira que ce ne fut pas de mon
+plein consentement et que je me fixais, en moi-même, un temps limité,
+que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de
+nos actes n'est absolu. Je me suis marié ce jour-là parce qu'alors
+elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusée et parce
+que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet
+équilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on
+appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure
+que, si invraisemblable que cela puisse te paraître, elle devint dans
+un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien
+appartement de son coeur.
+
+Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissâmes
+où elles étaient au milieu de la pièce pour les reprendre le lendemain,
+n'emmenant avec nous que le bocal où clapotaient les poissons rouges.
+Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous
+parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant
+probablement chacun à des choses bien différentes, mais unis tout de
+même. En entrant dans mon appartement, elle était avec moi comme si
+elle venait de me connaître, grave, prévenante et effarouchée,
+intimidée aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je
+voyais qu'elle se préoccupait déjà de leur trouver une place qui ne me
+gêna pas, mais qui soit cependant ordonnée et définitive. Le soir,
+pour la distraire, je voulus l'emmener dîner dans une brasserie; elle
+s'y refusa absolument, estimant qu'il était inutile de faire des
+dépenses exagérées. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de
+marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me répondit
+lointaine:
+
+- "Le bonheur laisse toujours et n'importe où un bon souvenir."
+
+En effet, c'était peut-être son bonheur.
+
+Elle m'emmena, derrière Cluny, dans une petite crémerie, déserte à
+cette heure; et nous mangeâmes simplement, en face l'un de l'autre, sur
+une petite table à toile cirée. Pendant le dîner, elle me demanda si
+je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient à y
+habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passé, bien qu'elle me
+donnât pour ce changement d'autres raisons; elle disait:
+
+- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait
+à la maison, c'est meilleur marché. C'est plus sain d'ailleurs."
+
+Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de
+jours après, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de
+la République que je n'ai plus quitté depuis.
+
+Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retiré du milieu des
+camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller à la Faculté et
+j'en revenais sitôt après le cours ou l'hôpital. Je continuais mes
+études au début comme par le passé, mais aux grandes vacances, la
+question s'est posée. Je tentais d'abord de raconter des contes à ma
+famille; je disais que je remplaçais mes maîtres. Mais à la longue, il
+a bien fallu qu'on sache. Après plusieurs sommations, mon père m'a
+écrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il
+ne me donnerait plus d'argent, qu'il me déshériterait. Mon frère et ma
+belle-soeur m'ont tourné le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps,
+on m'a écrit qu'on consentait à me recevoir, mais sans elle, et entre
+temps, j'avais connu avec Loute la misère, -- tu ne peux pas savoir
+comme ça nous a unis. J'avais dû pour vivre abandonner les concours,
+bâcler ma thèse et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'étais marié.
+Il y a des histoires qu'on ne recommence pas.
+
+Certainement être un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que
+tu ne le crois même, parce que si je suis coupé d'avec les miens,
+d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des
+habitudes de pensée, d'éducation et de vie analogues à celles que
+j'avais moi-même et dans lesquelles j'avais été élevé -- on ne s'adapte
+jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous
+heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours été, on n'en sera
+jamais tout à fait. Depuis la façon de mettre sa serviette à table,
+jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'à ces idées toutes faites et
+stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous
+vivons, jusqu'aux sujets les plus sérieux: il y a tout un monde qu'on
+ne franchit pas... à moins qu'on mette plus d'une vie à le traverser.
+
+(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)
+
+- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose,
+l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La
+carapace qui semble se solidifier entre les moitiés de monde qu'on a
+quitté chacun de son côté, finit par être si épaisse qu'on s'en trouve
+tous les deux isolés comme dans une cellule; les bruits de l'extérieur
+n'arrivent même plus, alors on passe tout son temps à se regarder, à se
+découvrir. On ne connaît plus personne, jamais je ne m'en suis rendu
+aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir
+évoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumières,
+peut-être une réception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre
+chose: nous sommes partis une après-midi -- il pleuvait -- à pied sous
+le même parapluie, la marie n'était pas loin. Nous avons attendu notre
+tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils
+étaient tous du peuple de Paris, rien d'élégant, je t'assure, mais eux,
+du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous
+appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos témoins, fit-il".
+
+- "Je pensais, répondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me
+rendre service, vous, par exemple?"
+
+Il m'expliqua qu'il était fonctionnaire et qu'à ce titre, les
+règlements le lui interdisaient. Sur ma prière, il demanda aux témoins
+du mariage suivant -- la fiancée avait un ulcère affreux au visage --
+de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais.
+
+- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents
+n'ont pas pu venir..."
+
+Pauvre brave homme! Ce fut vite bâclé. L'adjoint nous lut le texte
+indispensable, du même air qu'il nous aurait dressé une contravention;
+nous avons dit "oui" sans émotion et cinq minutes après nous étions
+dans la rue, à nous garer des tramways et des automobiles. Loute était
+pressée de rentrer à cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te
+dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulûment la vie au sein de sa
+maman, je n'ai pas eu d'étranges et douloureuses pensées; mais je me
+suis dit qu'il avait raison quand même le petit; la vie valait d'être
+vécue puisque je voyais ce spectacle qui était du bonheur tout de même.
+ Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de
+sciences, un chimiste de préférence, de façon qu'il ait le moins
+possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqué et c'est trop
+dur. J'espère qu'il m'écoutera.
+
+Nous avions quitté le café depuis un moment. Nous sommes de nouveau
+dans le hall de la gare, quand enfin à l'autre bout du trottoir
+brillent les feux de la locomotive, il me dit:
+
+- Pourquoi t'ai-je raconté tout cela?
+
+
+Peu après, je vois à l'une des portières d'un wagon de seconde, une
+tête de femme qu'il me semble avoir déjà vue. Elle aperçoit mon ami et
+lui fait un geste câlin de la main. Comme je suis venu attendre mon
+frère, je le cherche et finis par le rejoindre.
+
+En sortant, dans la lumière blafarde, je vois, pas très loin de moi, le
+Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se
+dirigent vers la barrière. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus
+l'idée d'aller les saluer, mais je me dis: après tout, qu'est-ce que je
+leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de même, s'ils me
+demandaient d'aller les voir: je n'ai pas épousé une fille de
+brasserie, moi!
+
+
+
+
+
+Boum.
+
+
+I.
+
+
+Boum avait huit ans. Sa vie s'annonçait des plus heureuses. Il avait
+une maman toute jeune, très bonne et très gaie. Son papa, ancien
+officier de cavalerie, était un peu sévère, mais sévissait peu au
+demeurant; Boum étant toujours content, avait pris l'habitude d'être
+sage, c'est un état qui comporte de grosses simplifications. Comblé de
+toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hôtel de
+la rue Pergolèse, non loin du Bois de Boulogne. Une débonnaire
+"nursing governess" était préposée à ses soins minutieux dans lesquels
+le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait
+des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise
+représentant une chasse à courre avec des cavaliers, des dames, des
+chevaux et des chiens; deux fenêtres y donnaient toujours ce qu'il y
+avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqués -- de
+ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en
+encombraient les tables et le parquet. Boum était robuste et grand
+pour son âge. Mais tout ceci réuni ne comptait pas en comparaison de
+deux dons qu'il avait reçus de la nature, et qui n'avaient pas de prix.
+
+D'abord Boum était beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la
+bienveillance de tous et une grande popularité. Sur le chemin qui
+menait de sa maison au Bois, il était connu; les concierges et les
+boutiquières l'interpellaient à son passage:
+
+- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.
+
+Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure
+ronde et répondait à tous, dans un sourire qui augmentait encore les
+sympathies:
+
+- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.
+
+Parmi la gent enfantine, il trônait mais si incontestablement, qu'il
+pouvait trôner modestement, avantage considérable si l'on songe
+qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de trôner.
+
+Le deuxième de ses dons était une tante. Elle s'appelait: Tante Line.
+Boum estimait qu'elle était ce qu'il y avait de plus joli au monde et
+beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les
+cils très longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit
+nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui étaient
+du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs à force d'être
+blonds, un cou très long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait
+beaucoup de sports et qui est toujours vêtu d'une ultra élégante
+simplicité; le tout monté sur deux petits pieds qui paraissaient
+ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi était Tante Line.
+ Comme son neveu, elle était vive, toujours décidée, douce et heureuse
+de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les
+sympathies; toujours son passage déclanchait immanquablement des
+interruptions et un silence sur la nature duquel, il était impossible
+de ne pas être fixé.
+
+Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait
+comme avec elle. Elle seule savait écouter ses histoires sérieusement
+et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui
+est bien pénible à la longue et finit par isoler terriblement. Ils
+prenaient leur premier déjeuner ensemble, se promenaient ensemble et
+causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient
+l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations
+étaient inépuisables. L'histoire fantastique du père de Line les
+alimentait surtout.
+
+Cet ancêtre avait été un caractère assez particulier de gentilhomme
+français. Né aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse
+pauvre et qui était revenue du Canada en France après les malheurs de
+la guerre de Sept ans, il avait commencé, tout jeune, sa vie
+d'indépendance et d'action; la tête près du bonnet et le coeur un peu
+emballé par la guerre, vers sa douzième année, il avait abandonné sa
+famille et le collège pour aller en Amérique; là-bas, après avoir
+pratiqué toutes sortes de métiers -- qu'il racontait plus tard avec
+délices, -- il avait fini par constituer une énorme affaire de soie et
+réaliser par elle une très grosse fortune sur laquelle Line et la maman
+de Boum vivaient à l'aise maintenant. Ebloui par le récit de ces
+aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet
+auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin
+de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme
+d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et
+volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'à cette main nerveuse
+et mince qui semblait commander en jouant avec l'échancrure du gilet.
+Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux étaient semblables à
+ceux de Line avec quelque chose de plus métallique et qui paraissait
+chercher à vous voir "à l'intérieur". Boum était remué jusqu'au plus
+profond de son être à la pensée qu'il y avait entre cet homme et lui
+comme un lien mystérieux. Aussi ne s'arrêtait-il pas d'écouter son
+histoire. Line qui avait adoré son père et vécu, avec lui, les
+dernières années de sa vie en Amérique, recommençait tous les jours le
+même récit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps
+un détail nouveau. Le mort les rapprochait.
+
+Le matin, quand Line se réveillait Boum allait la voir; avant d'entrer,
+il se livrait toujours aux mêmes soins qui consistaient à passer sa
+tête par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant
+les gestes de ceux qui veulent agir en silence, écarquillait les yeux
+pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait
+semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses
+paupières: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le
+moindre mouvement, c'étaient des exclamations folles:
+
+- Tante Line, tu ne dors pas.
+
+Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui
+mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur
+l'édredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord,
+puis protestait:
+
+- Non, Tante Line, pas comme ça... Parle-moi de grand-père!...
+
+Elle commençait.
+
+Ils se racontaient aussi leurs rêves de la nuit; souvent ceux de Boum
+ressemblaient tellement à ses propres désirs, qu'on devait admettre de
+sa part de légères triches.
+
+- J'ai rêvé que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et
+Jean, mais loin... loin... jusqu'à Saint-Cloud.
+
+Quand ils avaient épuisé les moindres épisodes de la vie difficile
+qu'avait mené jadis celui dont ils procédaient, qu'ils s'étaient tout
+raconté, qu'ils avaient minutieusement étudié tous leurs projets, Boum
+la considérait avec ferveur, et quelquefois après un long silence, il
+disait, profondément convaincu de toute son âme:
+
+- Tu es gentille de me dire tout ça... Je t'aime bien, moi, tante Line.
+
+Cette déclaration avait le don d'émouvoir profondément aussi la jeune
+fille qui répondait pour le taquiner:
+
+- Moi, je ne te déteste pas...
+
+D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec
+amour à ses vêtements épars, à tout ce qui était à elle, et
+interrogeant sans cesse:
+
+- Pourquoi as-tu deux ciseaux à ongles? Et cette petite glace,
+pourquoi c'est faire?
+
+Le soir, Line lui rendait fidèlement sa visite, quand il était couché.
+Même lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de
+venir l'embrasser; il demandait, ces fois là, qu'on fit la lumière
+toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout
+éblouissante dans sa robe de soir aux reflets pâles qui se fondaient
+dans l'éclat nacré de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de
+toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si
+près l'objet du plus beau de ses rêves et quand on est encore pénétré
+d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces réalités.
+
+Boum était heureux infiniment. Aussi était-il bon et indulgent pour
+les hommes, pour les bêtes et même pour les choses -- car il ne voulait
+pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne
+battait même pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer
+son fouet en l'air, pour les hâter dans quelque course imaginaire ou
+pour les ralentir dans leur galop.
+
+Boum se portait à merveille. Il mangeait du meilleur appétit,
+s'arrêtant quelques fois pour baiser la main de Line toujours à ses
+côtés. Ce geste, à table, il le savait, lui valait régulièrement un
+rappel à l'ordre de son père, aussi ne le répétait-il pas trop souvent.
+
+Dans le monde, quand on le produisait, il était, très au fond,
+l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:
+
+- On le gâte trop... disaient-ils.
+
+C'était parfaitement inexact. Boum était trop heureux pour être le
+moins du monde gâté ou insupportable. Il était trop sensible pour
+vouloir faire de la peine à quiconque, même en étant un peu sot, et
+d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne
+n'aurait songé à lui contester.
+
+Pour Line, il avait d'abord été le poupon inattendu, celui qui, le
+premier, lui avait donné une gravité particulière en faisant d'elle une
+tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce
+poupon était devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A
+force de se mettre à sa portée, ils étaient devenus des amis dans toute
+la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins
+d'importance; il avait tellement accaparé la vie de Line, qu'elle ne
+pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus à
+l'un sans penser à l'autre; ils étaient devenus Line-et-Boum et cela
+faisait presque un seul nom propre d'une famille particulière.
+
+Pourtant un après-midi Boum apprit à table qu'il ferait seul se
+promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'était une éventualité qui se
+produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une
+moue spéciale de Boum, qui commençait par refuser de manger; il ne
+disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs,
+regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de
+temps en temps, sur son père qui fronçait le sourcil. La scène
+finissait habituellement à propos d'une observation sur la tenue qui ne
+manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait
+la sortie de table. Ce jour-là, ce triste programme ne manqua pas de
+s'exécuter point par point. Miss Anny emmena le délinquant, car tante
+Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit
+sa promenade tout seul.
+
+C'était un mauvais jour décidément. Line et Boum s'étaient
+mutuellement habitués aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas
+l'amitié, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets
+"vivants" c'est-à-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois
+quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au
+contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps,
+des choses trouvées dont l'attention faisait le plus grand prix, telles
+que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de
+ficelle ou bouts d'étoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs étaient
+garnis de rubans par les soins de Line et serrés dans un coffret; on
+les regardait de temps en temps. Cette fois-là, pendant que la nurse
+causait avec des compatriotes, Boum avait été assez heureux pour
+dénicher une boîte de sardines vide, sans doute laissée sur place et
+sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche
+précédent. Convenablement nettoyé et paré par tante Line qui était une
+fée, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maîtresses
+pièces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le départ,
+Miss Anny s'étant aperçue du précieux fardeau qu'emportait Boum,
+s'opposa formellement à son transport d'où scène magistrale de l'ami de
+Line, qui était tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-là, pour
+la réception d'une claque, et un retour orageux à la maison.
+
+Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu à tante
+Line, s'attardant particulièrement à la description de la boîte de
+conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais détail
+extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui
+dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:
+
+- Mon pauvre Boum, ne te désole pas, on en retrouvera...
+
+Tante Line pensait à autre chose.
+
+Boum dormit mal, fut agité; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes
+profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son
+élève qu'elle regrettait avoir giflé.
+
+_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._
+
+
+
+
+
+II.
+
+
+Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement
+extérieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le
+programma de ses journées différer de celui des journées de sa tante.
+Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, étaient devenues
+peu à peu la règle. On ne les signifiait plus à table. Aucun lien
+n'était plus établi, comme autrefois, entre cette suprême récompense et
+la qualité du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord réaliser
+des chefs-d'oeuvre de pages d'écriture, tendre tout son esprit pour
+réciter ses fables afin d'éviter le moindre ânonnement. Rien n'y
+faisait; tout au plus décrochait-il ainsi quelques tours dans la
+voiture aux chèvres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre
+quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que
+Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il était
+éternellement distrait; pendant les leçons, il restait la plupart du
+temps, la tête appuyée sur son petit bras tout rond, répétant très
+mécaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement
+aux histoires de son grand-père que Line ne racontait plus. Les
+punitions commencèrent avec une régularité constante; elles devenaient
+comme une suite d'événements fâcheux contre lesquels il avait cessé de
+réagir.
+
+D'ailleurs ces tracasseries extérieures lui causaient peu d'effet en
+comparaison du mal profond que lui faisait éprouver le changement opéré
+dans Line même.
+
+Qu'elle ait été soudain obligée par les siens à une vie mondaine
+comportant, à chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour
+les visites, pour les soirées et le théâtre, -- Boum renonçait à
+comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorité supérieure --
+mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en résultaient
+pour lui, n'étaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui
+imposait sa leçon, pensait-il, on imposait à sa tante ces pratiques
+étranges; c'était là une des conséquences logiques du besoin
+d'oppression qu'ont les grands vis-à-vis des petits. C'était normal.
+Peut-être même si Line en avait souffert un peu, aurait-il éprouvé à se
+voir persécuter avec elle, un secret contentement.
+
+Malheureusement, il n'en était rien. Line n'en souffrait pas, et même
+peut-être... en était-elle heureuse. Comme elle avait changé! En
+apparence, elle continuait bien, comme autrefois, à monter dans sa
+chambre le soir, à le recevoir le matin. Evidemment ils causaient
+toujours, mais quelle différence! D'abord Line commençait, comme les
+autres, à ne plus le prendre au sérieux, même quand il attirait
+spécialement son attention avec ce geste spécial d'agiter son petit
+index bien droit, en disant:
+
+- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...
+
+Line riait quand même et d'un rire un peu trop prolongé qui l'irritait;
+plusieurs fois même, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de
+ses yeux, des larmes brûlantes que pour rien au monde, il n'eut voulu
+laisser tomber. Elle ne s'en apercevait même plus. Il avait essayé de
+la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des
+trouvailles de câlinerie; puis, -- ô honte -- il avait pensé aux
+cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient été un colimaçon vivant
+qu'il avait rapporté du Bois, dans sa poche, sans rien dire à sa bonne,
+à la coquille duquel il avait lui-même attaché un morceau de flanelle
+rouge, et un calendrier à fleurs de mica, acheté par Jean le chauffeur,
+qui persistait à souhaiter "la bonne année" malgré qu'on fut déjà en
+avril. Rien n'y faisait; le calendrier était allé rejoindre les autres
+présents dans la boîte aux souvenirs, bien que cet objet eut pu être
+d'un usage journalier et le limaçon avait délaissé tout seul son lit de
+feuilles sur la fenêtre, pour une destination inconnue: Boum seul avait
+constaté son absence.
+
+Line pensait évidemment à autre chose. Et détail aggravant, elle y
+pensait volontiers. Les changements de sa conduite se précisaient même
+singulièrement. Elle, qui était autrefois si insouciante, si simple,
+si jolie sans le faire exprès, devenait maintenant plus apprêtée, moins
+naturelle. Elle s'étudiait davantage à la glace, le matin, quand elle
+finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, après les avoir
+brossés, elle tordait jadis ses cheveux d'or pâle, était remplacé par
+une suite de mouvements compliqués, refaits plusieurs fois pour arriver
+d'ailleurs à quelque chose de très voisin des premiers résultats. Le
+choix de la robe à mettre était aussi beaucoup plus long qu'auparavant.
+ Quelquefois elle demandait conseil à Boum qui, régulièrement, revenait
+au classique tailleur bleu marine, associé dans son idée égoïste
+d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait:
+
+- Tu n'y connais rien...
+
+et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en
+ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son
+chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une dernière fois à
+la psychée Empire posée obliquement à la fenêtre:
+
+- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.
+
+Toujours Boum répondait:
+
+- Bien jolie, Tante Line.
+
+et il se détournait pour ne pas pleurer, sans savoir même la cause de
+son émotion.
+
+C'est qu'il l'aimait dans ce temps-là, sans lui en vouloir le moins du
+monde, autant qu'avant, plus même peut-être. Il lui faisait de tendres
+reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi changé. Dans le
+fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance
+l'attachait plus encore à elle; il lui semblait qu'à cause de cette
+injustice même, elle était plus à lui; parfois, il aurait voulu la
+battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-même les
+rares fois qu'il avait été sot, pour la corriger un peu, voilà tout;
+après elle lui aurait demandé pardon, et il aurait pardonné; c'eut été
+si bon, mais c'étaient des rêves... dans la réalité, il ne la battait
+pas et n'avait pas hélas, à lui savoir gré du moindre repentir.
+
+A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait
+sans cesse, observant, réfléchissant et examinant les unes après les
+autres les plus invraisemblables hypothèses. Son pauvre petit cerveau
+travaillait tellement à ce difficile problème que son caractère, sa
+santé même en étaient touchés. Sa gaieté s'en allait de lui. On
+n'entendait plus jamais à travers les portes de sa chambre ses bons
+rires si semblables à des cris de petits oiseaux. Il était moins
+affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux
+brillaient moins vif. A sa vivacité première succédaient une torpeur
+presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient à toute
+heure du jour. Il mangeait de mauvais appétit. Le docteur, mandé par
+sa maman, lui avait ordonné, après un examen approfondi: du
+biphosphate! C'était peu comprendre son mal.
+
+Boum cherchait toujours.
+
+A la vérité, un nouveau personnage était entré dans la maison. Non pas
+l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre
+le thé et dire des choses aimables -- ceux-là étaient tous des
+familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on
+n'avait jamais vu et qui avait commencé par venir souvent. C'était un
+homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle
+dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vêtements très serrés à la
+taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plié! Boum avait
+entendu son nom, c'était un nom très long, l'un de ceux qu'il faudrait
+apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui
+en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur
+Claude. Boum s'en était tenu là.
+
+Le nouveau venu était incontestablement très empressé auprès de Tante
+Line. Les domestiques venaient immédiatement la chercher dès qu'il
+arrivait. Que de fois même ces visites importunes étaient venues
+troubler de délicieux moments où Boum croyait presque retrouver la
+douce intimité d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle
+rougissait jusqu'à la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait
+à Line des corbeilles de fleurs très fréquemment. Ces présents
+irritaient profondément Boum, qui à voir leur qualité et leur
+dimension, avait compris l'impossibilité de lutter sur ce terrain. Une
+fois, après le déjeuner, devant un monument de roses blanches que
+Claude avait fait porter, l'enfant avait demandé tout bas à l'oreille
+de sa maman, des sous.
+
+- Beaucoup de sous, avait-il dit.
+
+Et comme la réponse avait été une question sur l'usage qu'il entendait
+faire de cette monnaie, il était resté gêné un moment sans répondre,
+puis comme il n'abandonnait pas ses idées, il donna une explication,
+mais cette fois si bas, si bas et si près de l'oreille maternelle que
+malgré toute l'attention donnée, il ne fut pas possible de savoir sa
+pensée, -- et l'heure de sa promenade était venue.
+
+Sur les gazons pelés du Bois, il passa consciencieusement son
+après-midi à chercher des fleurs. Et ainsi, à l'heure de rentrer,
+quelques pâquerettes et quelques pissenlits, coupés presque sans tiges
+et un peu écrasés dans sa petite main chaude, vinrent mêler sur la robe
+de Miss Anny chargée de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et
+rosées. Même avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces
+fleurs faisaient piètre figure, la comparaison n'était pas possible.
+Le temps était passé où Line tenait compte des difficultés inhérentes à
+sa condition de petit garçon. Aussi après l'avoir considéré d'un air
+de dégoût, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui
+aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.
+
+Les choses allaient très vite d'ailleurs. Il semblait que toute la
+maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitié de Line et de
+Claude. Ils passaient maintenant des après-midi entières seuls dans le
+petit salon, où tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus
+la permission d'y pénétrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une
+force intérieure le poussait à venir troubler cet agaçant tête-à-tête.
+Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constaté
+-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il
+ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-là, Boum avait
+refusé son ordinaire baiser à sa tante. Il s'était violemment retourné
+la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il
+entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui
+répéter depuis quelque temps;
+
+- Il est jaloux.
+
+Il avait de la peine, tout simplement.
+
+Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir
+là:
+
+- Demain je te dirai un gros secret.
+
+Mais Boum était trop fait à l'infortune pour se faire la moindre
+illusion sur la part de bonheur que lui réservait cette révélation;
+comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie,
+c'est-à-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain.
+
+En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire à personne",
+était que Tante Line était fiancée à Monsieur Claude.
+
+- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line
+Vauquer de Conflans.
+
+- Pourquoi? avait répondu Boum.
+
+- Mais parce que Claude s'appelle comme ça, fit Line.
+
+- Non, pourquoi tu te maries? précisa Boum. On était bien, tous les
+deux.
+
+Cette évocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus
+que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses étaient trop
+avancées maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle
+continuait à s'isoler des journées entières avec Claude, à le
+rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le
+monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les
+parents félicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver
+leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de présents. Ah, Boum la
+regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les écrins
+ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les éventails, les
+porte-cartes, les services à liqueur, les manches d'ombrelles et tant
+d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec
+l'autre, comme un _décrochez-moi-ça_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux
+évoquaient pour Boum, ses cadeaux à lui que Line rangeait jadis dans la
+boîte. A voir toute la différence qu'il y avait entre les uns et les
+autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour
+lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant
+ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui,
+elle faisait semblant d'être contente; elle l'aimait pour rire; ente
+son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui était toute la
+distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai
+cheval. En somme, -- c'était sa conclusion -- il y a deux mondes sur
+la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au sérieux
+et qui vont librement; à elles est réservé le droit d'être heureux,
+d'aimer et d'être aimé; pour elles et à leurs tailles, toutes choses
+sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux
+voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde
+des petits, ils ne servent qu'à amuser les grands qui ne tiennent pas
+compte d'eux; prétextes à châtiments ou à récompenses, objets à
+savonner, à promener, faire manger, travailler, dormir et surtout à
+dresser à toutes ses manies; éternels étrangers dont personne, ne
+comprenant exactement la langue, n'a jamais songé à écouter le
+coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-père ait voulu
+fuir ce monde-là. A sentir que des temps infinis le séparaient de
+cette seconde vie et que de plus le jour où elle viendrait, il aurait
+tout de même perdu Line, Boum eut une tristesse immense et désespéra.
+
+
+
+
+
+III.
+
+
+... Des fleurs, des lumières, un prêtre tout d'or vêtu, au pied de
+l'autel Line en robe blanche à côté de _Lui_ Claude, le voleur de sa
+joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens.
+C'était comme l'apothéose de sa douleur. Parce qu'il était trop
+impressionnable et souffrant déjà, ses parents l'avaient dispensé de
+figurer dans la scène cruelle. Miss Anny l'avait mené avant l'heure,
+derrière un pilier de l'église. Quelques personnes le reconnaissaient
+et lui faisaient dévotement un petit signe dans un sourire en remuant
+la tête et en disant:
+
+- B'jour Boum.
+
+Il répondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs.
+ Dans ses grands yeux noirs dilatés, aucune larme ne venait. Il était
+très calme et pourtant la fièvre brûlait son petit corps; ses tempes
+battaient vite.
+
+Un violon sanglotait la _Méditation de Thaïs_. De jeunes couples
+passaient entre les chaises pour la quête. Boum attendait qu'on vint à
+lui en chauffant au creux de sa main une petite pièce d'or remise par
+sa maman à cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de
+petites toux discrètes et pieusement étouffées.
+
+Pour l'amoureux de Line, la cérémonie n'était ni longue, ni courte;
+comme lorsqu'est atteinte la plénitude de l'émotion, il n'y avait plus
+pour lui ni de temps, ni espace... le mariage était.
+
+Dans l'après-midi, vers trois heures, après un mauvais sommeil, pendant
+qu'il était encore couché, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle
+avait quitté sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve
+assurément, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de
+l'oreiller sa tête lasse, comme il sentait que l'heure n'était plus où
+l'on pouvait modifier les choses, il reçut sa tante aimée avec un
+pauvre sourire indulgent et résigné. Line, sans doute, allait lui
+faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases
+pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes
+les paroles durent lui paraître inutiles; elle tomba simplement à
+genoux; très certainement, c'était uniquement pour rapprocher sa tête
+de la sienne; mais, comme si elle eût compris un instant, le visage
+tourné vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.
+
+Des yeux de Boum, deux larmes tombèrent, sans que son sourire cessât.
+Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait,
+de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensée,
+c'était un geste d'amour, en réalité presque un geste de pardon.
+
+... Et pourtant peu après, Line s'en alla, avec Claude, pour un long
+voyage.
+
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum était
+malade, très sérieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure
+allongée avait perdu cette rondeur de pomme fraîche qui poussait
+autrefois les moins intimes à l'embrasser. Ses cheveux qui
+s'échappaient alors du béret en boucles épaisses et folles, se
+collaient ternes à son front et à ses tempes creuses, comme des mèches
+de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient
+dans sa figure pâle aux lèvres exsangues. Ses mains amaigries
+s'amusaient très peu avec les jouets compliqués qui gisaient sans vie
+sur la soie bleue de l'édredon.
+
+Boum avait d'abord eu des faiblesses étranges, puis des syncopes
+fréquentes au moindre mouvement, l'un de ces évanouissements s'était
+terminé en un délire qui avait duré cinq jours. Tout le monde avait
+cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coïncidé avec une poussée de
+croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le
+temps de faire son lit, -- quand il était assis, il était si grand dans
+sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un
+frère aîné malade, tant il avait peu l'air d'être ce beau petit que
+tous avaient connu.
+
+Cette fois-ci, du moins, son mal avait été compris. Trois médecins
+venus en consultation avaient diagnostiqué son cas, très rare
+d'ailleurs, d'"hyper-neurasthénie précoce à forme d'idée fixe et
+survenue pendant l'époque critique de la formation compliquée
+d'accidents méningés." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute
+maintenant: c'était de Line que Boum souffrait.
+
+Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entières
+auprès de son lit, cherchant à le distraire. Son père avait perdu la
+moindre trace de sévérité; dès que ses affaires étaient terminées, il
+venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait
+des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait même des
+histoires amusantes en épiant le moindre rire sur le visage de son
+fils. Quant à Miss Anny, elle errait dans l'appartement, complètement
+hébétée, son profil de chèvre plus chèvre que jamais, parlant en termes
+émus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exaspérer la famille.
+
+Quand Boum était assoupi, ses parents s'éloignaient de son lit et
+restaient à causer près de la cheminée. Boum entendait des bribes de
+leurs conversations:
+
+- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages
+l'intéressent davantage.
+
+- Il a mangé plus volontiers sa purée de lentilles...
+
+- Madame Unetelle est venue... C'est agaçant, à la fin, ces gens qui
+vous félicitent tout le temps de sa taille...
+
+- J'ai reçu une lettre des Claude...
+
+Boum écoutait alors: les Claude, c'était Line. Ce nom seul irritait le
+père, qui ne manquait pas de faire une réflexion désagréable; la mère
+défendait noblement les absents.
+
+- Claude, disait le père, a bien cet air crétin et suffisant qui
+caractérise les diplomates...
+
+Line n'était pas épargnée.
+
+- Avoir réalisé d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans,
+c'est un comble. Ah! je retiens votre mère comme éducatrice...
+
+- Line n'était pas coquette, répliquait la mère, elle ne s'est pas
+rendue compte... évidemment, elle aurait pu faire attention...
+
+Et Boum voyait quelquefois, à travers les barreaux de son lit, dans le
+rayon de la faible lumière qui venait du petit abat-jour rouge, les
+larmes perler aux yeux de sa mère, ces grands yeux qui ressemblaient
+tant à ceux de Line, à peine d'un bleu un peu plus sombre.
+
+Line... Line, comme il pensait à elle, aux conversations, aux
+promenades avec elle, à ses rires, à ses robes, à sa chambre, à sa
+petite voiture, à tout elle: il ne pensait à rien autre. Qu'est-ce
+qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir?
+Sûrement elle devait penser à lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublié.
+Il en était sûr. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle
+était bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les récriminations
+paternelles, il avait envie de la défendre, d'expliquer. Mais il se
+ravisait: est-ce que les petits garçons expliquent? Saurait-il même?
+Il se sentait si faible, si déprimé et le seul résultat de ses efforts
+pour parler, il en était sûr, ne serait que ce casque, ce mauvais
+casque de douleur, qui lui broyait la tête, à l'intérieur et à
+l'extérieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et
+l'amère potion qu'on lui donnait en pareil cas.
+
+Non, à l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum
+n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'éprouvait à se la
+rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idée de l'absence seule
+était douleur. Il savait que Line n'était pas responsable, que son
+papa et sa maman étaient injustes et ne reprochaient rien autre à
+l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis
+donné. Sa peine était due, il en avait conscience, à d'autres causes,
+à une masse de circonstances, d'événements insignifiants en eux-mêmes,
+dont l'un enchaînait l'autre, qui pas plus les uns que les autres
+n'étaient seuls capables d'amener le résultat dont il souffrait.
+Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du
+grand-père aux yeux bleus, lui disaient qu'il était dans la vie sans
+cesse nécessaire de lutter.
+
+C'était Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne
+qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus
+commode pour se plaindre et pour s'excuser. En réalité elle est
+quelque chose de bien différent. Sans le comprendre, l'enfant s'en
+rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante,
+elle est indifférente simplement; dans elle, les actes et les
+sentiments se succèdent sans ordre et sans autre raison que
+l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme
+découlent, pour ceux qui en sont touchés, la souffrance ou la joie,
+personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde
+fait de son mieux.
+
+C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des
+enfants, Boum n'en voulut pas non plus à Claude. Le mari de Line ne
+pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se
+connaissaient même pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude
+avait trouvé Line à son goût -- beaucoup auraient été de son avis, la
+seule particularité surprenante était qu'il n'y eut personne avant lui,
+-- il l'avait prise, tout simplement.
+
+Seulement Boum, qui méditait sans cesse sur ce sujet, constatait
+qu'entre Line, c'est-à-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant
+ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi
+dans un esprit méchant, il n'en restait pas moins la cause, cause
+inconsciente mais cause réelle tout de même, de tout le mal. S'il
+n'était pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter,
+lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait
+encore là tendre, intéressée, heureuse et rayonnante, à Boum, toute à
+Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour
+faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'être
+heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer
+toujours.
+
+Toujours! On n'a pas idée comme c'est long pour les petits garçons,
+cette idée là. Alors, une seule pensée envahit son pauvre coeur,
+pensée très simple, très pure, à laquelle ne se mêlait aucune
+appréhension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des
+réalités dont découlait une résolution qui s'imposait, avec
+l'inexorable nécessité d'une loi physique: il fallait séparer Claude de
+Line, voilà tout.
+
+Comment opérer cette séparation, voilà où le problème devenait
+singulièrement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea
+d'abord l'idée de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait
+bientôt parce que avec la possibilité catastrophale de voir Claude
+emmener sa femme, le retour de l'indésiré restait toujours comme un
+danger menaçant. Alors l'autre solution se présenta radicale et
+définitive: celle de l'autre départ, du grand voyage dont on ne revient
+jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait
+plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui
+avait envisagé tous les raisonnements et vidé toutes les hypothèses, le
+savait: c'était ainsi.
+
+... Les crises revinrent plus fréquentes. Le terrible mal de tête ne
+lâchait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:
+
+- Maman, j'ai bien mal...
+
+La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait dû allonger
+l'arrière du bonnet à glace.
+
+- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une
+crinière... lui disait-on.
+
+Avec de grosses larmes, le petit disait:
+
+- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui
+finissait à la tête...
+
+Le spécialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs
+moments cherchant, sans rien comprendre à cette recrudescence du mal
+étrange, ému malgré l'aridité du problème, de cette douleur qu'il ne
+pouvait dominer.
+
+- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.
+
+- Si Monsieur, je vous aime bien répondait Boum, mais ça me fait mal,
+très mal, toujours mal.
+
+Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science",
+-- comme celle de ses confrères -- n'allant pas au delà; il avait relu
+tout ce qu'il savait déjà, avait essayé toute une gamme d'agents
+physiques, d'injections, d'hydrothérapie. Il avait pensé un instant au
+retour de Line, puis rejeté cette proposition d'ailleurs difficilement
+réalisable, craignant d'aggraver encore l'état de l'enfant. Cet homme
+bon revenait toujours à la conclusion qu'il fallait une diversion à
+l'idée fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le
+résultat de tous les essais était que Boum semblait reconnaissant de
+tant de peines.
+
+- Merci Monsieur, j'ai encore mal...
+
+Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre
+grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la
+douleur s'en aller. Assise près de la fenêtre, d'une voix très douce,
+l'infirmière, ainsi que l'avait prescrit le docteur après les crises,
+lisait. C'était une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le
+petit malade écoutait et demandait des explications:
+
+-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...
+
+La jeune fille se répandait en explications. Elle reprenait le récit:
+l'un des deux héros fidèle au roi ne pouvait pardonner à l'autre son
+abandon politique.
+
+- C'était un méchant, disait-elle, un traître; alors Murthos, le
+fidèle, voulut se battre avec lui...
+
+-Se battre à coup de poing, interrogeait Boum.
+
+- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des épées et des
+pistolets.
+
+- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre.
+Le méchant pouvait partir... loin, loin.
+
+- Parce qu'il était loyal, il voulait se battre et non l'assassiner.
+Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche à toucher
+l'autre et à se défendre avec son arme.
+
+- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.
+
+- Oui, Boum, c'est pourquoi il est très mal de se battre en duel...
+
+- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.
+
+De la même voix, un peu monotone, l'infirmière poursuivit la lecture,
+en jetant de temps à autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui
+n'écoutait déjà plus. Le récit continuait, les péripéties les plus
+dramatiques se succédaient, la mère du bon héros venait sur le pré,
+pour essayer d'arrêter les bretteurs, et se mettait à genoux tout en
+essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orné de dentelle"...
+
+Boum interrompit:
+
+- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que
+d'assassiner quand même, puisqu'il était loyal, le monsieur...
+
+L'idée avait décidément frappé le malade, la jeune femme s'en aperçut.
+Peut-être parce qu'elle était lasse de lire ou bien parce qu'elle ne
+voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle répondit:
+
+- Oui, c'est moins mal.
+
+Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouvé
+quelque détente dans quelque imaginaire vision.
+
+Le soir, après le dîner familial, le père et la mère étaient, comme à
+l'habitude, assis chacun d'un côté du lit. Boum posa quelques
+questions, toujours à propos de la lecture de l'après-midi. Il avait
+oublié l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore
+maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou
+seulement un peu mal...
+
+Pour la première fois, depuis longtemps, le père riait un peu dans sa
+moustache très brune; il donnait tous les développements désirés et
+déclarait en principe:
+
+-... Que le duel c'était très bien, à condition de se battre pour des
+motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la
+galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement,
+loyalement...
+
+Boum n'y était pas encore; pauvre petit, il tenait encore à la vie.
+
+- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?
+
+- Oh oui, disait le père, après une petite hésitation, si l'on est
+d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ça n'est pas
+l'usage...
+
+- Ah! faisait Boum, intéressé.
+
+Cette nuit là, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de
+là, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et
+pour les domestiques une bien grande joie.
+
+
+
+
+V.
+
+Les jours, dès lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout
+doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu à peu, avec
+l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le médecin
+lui-même était heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remède;
+malheureusement le remède n'était pas de ceux qu'on achète dans les
+pharmacies.
+
+- Il fallait "décrocher" l'idée fixe, disait-il; et pour cela
+intéresser le malade à une autre idée...
+
+En vérité, Boum ne pensait plus seulement à son malheur, ou plutôt il
+croyait avoir trouvé le moyen de pouvoir agir sur son malheur même: la
+désespérance avait quitté son petit coeur. Il croyait maintenant
+pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un
+crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement,
+loyalement".
+
+Sans doute, le malade n'avait confié à personne son secret, seulement
+comme il ne parlait plus que de provocation, de pré, d'épée, d'honneur
+et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le père,
+prompt comme tous les hommes à trouver dans les événements la
+satisfaction de ses désirs, trouvait cette idée follement amusante.
+Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, même
+son âme de cavalier et de militaire n'était pas fâchée de cette
+tournure d'esprit que cette idée dénotait chez son fils. Peut-être
+même, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret
+contentement. La mère, plus prudente, après le premier moment de
+bonheur, s'était un peu alarmée. Qui sait, pensait-elle, si Boum,
+après avoir constaté l'impossibilité de sa combinaison, n'allait pas
+retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa
+raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les
+assurances.
+
+- L'attention n'est plus fixée sur un seul point, disait-il, maintenant
+l'imagination va d'une idée à l'autre; la dernière comporte une part
+d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce
+travail là; et pendant ce temps l'état général profite, l'assimilation
+se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de réaction propre.
+Nous passons la crise de croissance.
+
+Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'à demi le jeune femme parce
+qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'à rebours
+de son mari, elle n'avait aucun goût pour la solution de Boum si
+fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lié dans sa pensée à
+des surprises douloureuses. Le jugement sain et sérieux qu'elle tenait
+de son père ne trouvait aucun goût à la conception cabotine des choses
+saintes dont les modernes rencontres se réclament. Elle la trouvait un
+peu dégradante; son coeur de femme et de maman aurait préféré toute
+autre diversion au mal de son fils que celle-là.
+
+Cependant Boum allait toujours mieux. Ses névralgies avaient presque
+disparu. Il mangeait de bon appétit et dans son corps amaigri, les
+forces revenaient.
+
+Un jour pour la première fois depuis sa maladie, l'automobile
+paternelle l'avait mené prendre l'air en compagnie de sa mère. Un
+grand soleil d'été envahissait l'avenue du Bois, presque déserte.
+
+Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum évoqua
+d'autres joies passées qui étaient, jadis, sur cette même allée dans
+l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il
+passait alors au milieu d'eux, triomphant aux côtés de Line, maintenant
+il sentait l'isolement de son coeur désolé. Ces constatations pourtant
+ne déprimaient pas son énergie et ne ralentissaient en rien sa
+résolution arrêtée; à l'encontre, il semblait trouver, en elles, des
+forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa
+race réclamait et par là rejoindre ce qu'il croyait être la raison de
+sa vie. Son père l'avait averti; il devait reprendre des forces
+d'abord, après seulement il pourrait se mettre à étudier l'art de tuer
+selon les règles des principes admis. A présent, il en était encore à
+la première partie du programme; il laissait, comme on lui avait
+expliqué, l'air et le soleil l'aider à le remettre. Sans parler, il
+s'abandonnait à l'âpre bonheur de se ressouvenir.
+
+A l'extrême bout du lac, il demanda l'autorisation à sa mère de
+cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait
+méthodiquement, avec une maladresse appliquée. C'étaient toujours des
+humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, à cause peut-être
+de sa résolution et de toute l'évolution qui s'était faite en lui, il
+estima pouvoir les faire parvenir à celle qu'il chérissait.
+
+- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?
+
+Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, très très
+fort.
+
+Pourquoi cette jeune mère qui avait eu à cause de ce fils de si grandes
+angoisses et qui n'avait jamais versé que des larmes isolées,
+était-elle émue aujourd'hui, tellement?
+
+Boum, très gentiment, devenant un homme parce qu'il était devant une
+femme éplorée, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un
+mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il répétait les mots
+qu'on lui disait autrefois à lui-même:
+
+- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...
+
+Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine.
+Peut-être, en voyant le geste naïf, la petite mère avait-elle pensé que
+ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance
+muette dont son coeur brisé avait tant besoin...
+
+- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?
+
+De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'était vrai, il
+répondit:
+
+- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la même chose...
+
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Boum était presque guéri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec
+tout le monde, recommençait ses leçons et ses promenades comme par le
+passé. Si ce n'eût été quelques drogues qu'il prenait avant les repas
+et dont les flacons bizarres ornaient sa place à table, personne
+n'aurait pu dire qu'il ait été malade, si gravement malade. Comme le
+souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait
+plus ni à Line, ni à l'idée fixe dont Boum avait été si près de mourir,
+ni même à l'autre idée saugrenue qui avait remplacé la première et dans
+l'espérance de laquelle l'enfant avait retrouvé les forces de vie.
+L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.
+
+Il était devenu un grand garçon, grand par la taille -- tout le monde
+lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas même onze. Son
+corps très fluet et qui faisait penser aux plantes poussées trop vite,
+gardait encore un peu de sa grâce passée. On ne retrouvait dans sa
+figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils
+mordorés dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une
+certaine gravité surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa
+vivacité, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilité très
+douce, une politesse marquée et très prévenante qui partant, le
+distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif,
+complaisant, souvent rieur même, on eut pu croire qu'il avait oublié:
+en réalité, comme au premier jour, il pensait à Line, comme au jour de
+la révélation, il était décidé à se battre avec Claude. Tout au plus
+avait-il ajouté, à mesure que l'initiation de la méthode précisait les
+premières données, l'idée d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait
+cette offrande généreusement parce que sa nature était aventureuse,
+parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et
+aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui.
+
+- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.
+
+Un jour, très timidement, mais résolument comme quelqu'un qui réclame
+le paiement d'une dette, il vint trouver son père seul et lui posa la
+question:
+
+- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...
+
+- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ça te fera le plus grand
+bien...
+
+Quelques jours après, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble
+du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussée, à droite sous le porche,
+Boum et son père firent leur entrée dans une quelconque salle d'armes
+de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne
+venaient pas encore. Un homme de blanc vêtu avec un coeur de flanelle
+rouge à la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait
+à l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_
+entrelacés. Dans la salle, à laquelle les épées faisaient des murs
+d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les
+"Patrie", le maître, du bout de sa barbiche et derrière un lorgnon,
+lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait
+son café au lait. Boum lui trouva en même temps l'air terrible et
+l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir
+ses phrases, toujours sur un ton de commandement:
+
+- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la
+planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiène... voici les
+prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chêne prendre
+d'une pile, un prospectus dont le père en accepta les termes sans le
+lire.
+
+Le Prévôt appelé prit les mesures du futur "membre" -- c'était sa femme
+qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum
+reviendrait: le masque, les sandales, les petites épées, tout serait là.
+
+En les accompagnant, fidèle au rite, le maître éprouva le besoin de
+dire:
+
+- Nous allons le soumettre au ballottage.
+
+C'était une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle à
+son entreprise.
+
+Dans la rue, Boum ayant demandé des explications sur ce dernier mot,
+son père pensant autre chose répondit:
+
+- Ce sont des bêtises.
+
+Boum fut admis sans opposition.
+
+Au jour fixé, il venait costumé en petit bretteur, le visage dans sa
+cage à mouche, debout mal à l'aise sur cette planche qui lui paraissait
+haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maître prodiguait son
+enseignement, donnant des exemples, répétant ses phrases comme s'il
+récitait une leçon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux,
+s'appliquant de toute son âme à bien faire, mais bientôt rompu dans
+tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on
+pouvait jamais arriver dans la réalité à se battre, à se toucher, à se
+défendre et à faire quoique ce soit. Effrayé, il pensait que,
+peut-être, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait
+jamais, bien que le maître flatté de son attention y allait de temps en
+temps d'un encouragement.
+
+- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des
+dispositions, vous arriverez...
+
+Le soir, moulu par la courbature, il eut une défaillance en pensant que
+cette solution aussi serait très longue. Pour arriver à savoir faire,
+en somme, il faudrait être grand et c'était justement de ne l'être pas
+qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant à la leçon,
+parce qu'il n'était pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il
+recommençait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et
+tirez", etc.
+
+Très lentement, il sentit lui-même ses progrès. Il se fatiguait moins
+maintenant sur cette planche où il se tenait mieux, assis sur les
+jarrets, sans perdre ce que le prévôt facétieux ne se laissait pas
+d'appeler: "les petits équilibres".
+
+Mettant à part l'escrime, la salle ne l'intéressait pas. De rares
+clients venaient à son heure et cependant, il y avait dans ces murs
+comme un air de susceptibilités factices et de points d'honneur idiots
+se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui
+l'écoeurait. Boum avait son idée, il était venu dans un but très
+précis. Sa bonté profonde s'alarmait à la pensée de querelles
+cherchées, que sa mentalité sérieuse lui faisait trouver inutiles.
+Aussi à part les indispensables formules de politesse, il parlait peu.
+Pendant les poses, il s'asseyait à l'écart sur la banquette de velours
+rouge, et continuait à s'instruire en regardant.
+
+Cependant, il s'était fait un ami. C'était un monsieur grisonnant,
+légèrement bedonnant, avec des yeux rieurs et un très bon sourire. En
+le montrant, le prévôt avait dit à Boum:
+
+- C'est Laferrière, vous savez celui qui fait des pièces, un rigolo.
+
+Avec plus de cérémonie, le maître avait, selon l'usage, présenté son
+jeune élève:
+
+-... A Monsieur le Comte de Laferrière, de l'Académie Française.
+
+Boum avait tendu sa petite main.
+
+Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demandé:
+
+- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?
+
+Boum avait répondu:
+
+- C'est difficile.
+
+- Comme tous les arts, répliqua le Monsieur; il n'y a que la critique
+qui soit aisée. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espère, comme
+M. Doumic?
+
+- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien
+saisi.
+
+- Officier ou maître d'armes, interrogea encore le Monsieur.
+
+- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve
+ces deux perspectives folles et extravagantes.
+
+- Que voulez-vous être alors?
+
+- Je veux être comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux
+savoir faire des armes.
+
+Peut-être cette réponse aurait-elle laissé indifférent plus d'un
+habitué de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, été frappé
+par l'apparente incohérence de ces deux volontés. Chez Laferrière,
+l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arrêter.
+
+- C'est étrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention
+du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un
+aussi grave sujet, et il ajouta: Nos goûts ne sont pas tout à fait
+pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout
+envie de me marier... parce que je suis marié, comprenez-vous.
+
+Boum sourit. De cette conversation commença leur sympathie. Par la
+suite, Laferrière, rassasié, relativement jeune, de toutes les joies et
+de tous les honneurs, trouvait une douceur particulière à retrouver,
+chaque matin, le petit coeur honnête et frais dans lequel il sentait le
+mystère. Boum avait retrouvé en lui une camaraderie qu'il n'avait
+jamais connue chez Line: son nouvel ami l'écoutait sérieusement. Cela
+ne les empêchait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire;
+l'académicien savait des histoires impayables que le prévôt, en
+s'appuyant sur la courbe de son épée, écoutait la bouche ouverte.
+
+Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils étaient tous
+deux curieux et adaptables, naïfs sans être bêtes et d'une générosité
+spéciale qui voulait le bien de tous les êtres y compris pour chacun
+d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils à
+merveille. Boum sentait les jours où son ami n'était pas en train et
+les jours où il était en veine d'expansion. Laferrière avait saisi une
+fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas être traité en bébé; son
+degré de développement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne
+se développeraient plus.
+
+Et puis, pour les raisons différentes, les gens de la salle les
+ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il était le seul enfant, se
+sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de
+mentalités toujours pareilles à cette collection d'oisifs croyant être
+le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu
+la moindre répercussion. Ils se lièrent rapidement. Quelquefois, ils
+sortaient ensemble. Par les belles journées, Laferrière allait
+volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long
+du chemin, des sujets les plus divers.
+
+Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son
+petit ami.
+
+- Mais c'est un fils donné par la nature, avait dit un Monsieur qui
+marchait au côté d'une jolie blonde.
+
+- C'est idiot, avait répliqué Laferrière, puisque c'est un frère aîné.
+
+Cette façon de présenter Boum comme un petit sage auquel on demande des
+avis n'était pas qu'une simple plaisanterie. En réalité l'auteur
+parisien était un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient
+conservé jeune; il était réservé.
+
+Laferrière s'était tellement mis à sa portée, qu'il finissait par le
+prendre au sérieux, solliciter ses conseils, et lui faire même des
+confidences que beaucoup auraient trouvé anachroniques et prématurées.
+
+Boum gardait à la maison un complet silence sur ces affaires de son ami
+qu'il estimait être d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'être
+saisis par ses parents. En particulier, il était souvent question dans
+ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame
+qui jouait ses pièces et dont il vantait, sans cesse, les perfections.
+Il l'appelait: Dora.
+
+Un jour, -- ils étaient déjà de vieux amis -- au sortir de la salle,
+comme il pleuvait, Laferrière proposa d'emmener Boum dans son
+automobile. En chemin, il lui dit:
+
+- Si nous allions chez Dora?
+
+Boum, sans savoir pourquoi, hésita le quart d'une seconde, puis accepta.
+
+L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arrêta familièrement devant un
+grand immeuble de la rive gauche, près du pont de l'Alma.
+
+Au sortir de l'ascenseur, au troisième, Laferrière ouvrit la porte
+d'entrée avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.
+
+- Comment, c'est toi chéri, fit une voix très douce.
+
+- C'est nous, répondit l'ami de Boum.
+
+Cette réponse excita sans doute la curiosité de la maîtresse de céans,
+elle sortit à leur rencontre précipitamment. Elle avait dû entendre
+parler de Boum, parce que tout de suite, sans présentation, elle
+l'accueillit gentiment dans un bon rire:
+
+- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.
+
+Boum, en petit garçon bien élevé, s'inclina et baisa la main qu'elle
+lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.
+
+Quand ils se furent installés dans le petit salon où elle les avait
+introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit
+à moitié étendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur
+un tapis sombre, une fourrure blanche très souple et deux gros coussins
+vert-bleu. En vérité, elle était jolie, ses cheveux lui faisaient
+comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents éblouissantes
+riaient d'un rire perlé spécial qui paraissait toujours partir d'une
+scène. Elle faisait une masse de frais à Boum, à la fois amusée,
+flattée et un peu gênée par la présence insolite d'un enfant.
+
+Boum répondait poliment à toutes les questions. Toujours très sobre de
+détails sur ses propres affaires, il écoutait tranquillement tant qu'il
+était question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui
+parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement
+étonnés.
+
+Cette visite lui semblait toute naturelle, étant donné le sérieux de
+son amitié avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait
+été celui de toutes réunions de trois grandes personnes si ce n'eut été
+quelques remarques décousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui
+passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulté qu'on devait trouver à
+apprendre par coeur tout un livre".
+
+Laferrière jouissait, amusé par l'étrange de la situation. Evidemment,
+pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa
+maîtresse aurait paru énorme, monstrueux; en réalité, sa conscience
+honnête et dégagée des conventions se refusait à voir le moindre tort
+dans ce rapprochement qui ne faisait de peine à personne. Ces deux
+amis éprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain
+plaisir à se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait
+altérer la sérénité de Boum et être pour lui un changement de ce qu'il
+entendait et voyait familièrement tous les jours... alors pourquoi pas,
+surtout que lui-même l'auteur qui avait vécu tant de rêves trouvait
+dans la présence de ces deux êtres je ne sais quelle impression de
+consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant
+voulu voir persister longtemps.
+
+Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrogé.
+
+- Comment la trouves-tu? demanda Laferrière.
+
+Très gentille et très jolie, apprécia Boum, vous devez bien vous amuser
+avec elle.
+
+Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line négligea
+de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler
+quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de
+convaincre, il savait ne devoir pas être pris au sérieux; alors il
+écouta sans interrompre comme le lui avait enseigné Miss Anny. Cette
+visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui
+avait été comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il
+lui disait la vérité, qu'il avait en lui une confiance sympathique.
+Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son
+grand-père peut-être ou bien parce que simplement il avait souffert des
+hommes, il gardait toujours, vis-à-vis d'eux, une prudence et une
+réserve discrète. En telle manière qu'à ce moment, quand son ami
+l'avait mis au courant de sa principale préoccupation sentimentale, lui
+n'avait pas encore articulé un seul mot de la grande affaire qui était
+l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononcé le nom de
+Line à Laferrière. Après la visite chez Dora, il prit la résolution de
+tout lui raconter. L'occasion vint.
+
+Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure
+dans l'auto découverte vers Saint-Germain. Laferrière ayant fait peu
+de temps auparavant la connaissance du père de Boum, lui avait demandé
+pour ce jour-là l'enfant à déjeuner. Maintenant ils allaient au
+rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son côté. A la sortie du
+Bois, après l'indispensable arrêt à la barrière, Boum retrouvait
+l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent
+regardé autrefois avec Line. Dans le fond de son âme, il
+s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur
+conversation, dès que la voiture repartit, Boum demanda:
+
+- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?
+
+Laferrière répondit une phrase évasive, une de ces explications dont il
+avait le secret et qui n'arrêtait rien: "on ne bouge pas assez... c'est
+nécessaire... je ne veux pas grossir...".
+
+- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ça. Vous ne voulez pas vous
+battre.
+
+- Oh, fit Laferrière, quand je peux éviter, j'aime autant.
+
+- Moi, répliqua gravement Boum, je veux me battre, mais sérieusement,
+_à mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment.
+
+L'auteur, se retourna brusquement, visiblement intéressé:
+
+- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?
+
+Très posément, regardant par terre, Boum répondit:
+
+- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-être le connaissez-vous, c'est
+Monsieur Claude Vauquer de Conflans.
+
+- Conflans, le diplomate? fit Laferrière, c'est un imbécile!
+
+- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait à
+cette appréciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.
+
+- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.
+
+- Voilà, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite
+tante, la soeur de ma maman. Nous étions très, très bien ensemble,
+tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.
+
+Boum disait ce mot tout bas, très ému, baissant encore davantage sa
+tête brune. Laferrière sentit le petit drame et n'interrompit pas.
+
+- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus
+encore parce que vous, vous êtes grand, et moi je ne suis qu'un petit
+garçon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'était
+Tante Line...
+
+Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:
+
+- Il me l'a prise...
+
+Ému aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps,
+puis demanda:
+
+- Comment te l'a-t-il prise?
+
+- Il l'a épousée, puis ils sont partis.
+
+- C'est sa femme, remarqua Laferrière, elle est bien jolie en effet, je
+l'ai aperçue le jour de son mariage.
+
+- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est
+qu'avant de partir, il l'avait changée, tellement. Vous ne l'auriez
+pas reconnue. Avant elle était douce, elle écoutait comme vous, nous
+sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon
+grand-père qui était parti tout petit en Amérique, elle avait une
+petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; après, quand
+Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermés
+dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui --
+et l'enfant précisait en remuant son index en l'air -- il faisait
+exprès, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se
+moquait de moi.
+
+Profondément touché, mais voulant savoir, Laferrière interrogea:
+
+- Mais tu n'as pas parlé à ta tante? Tu ne lui as pas demandé pourquoi
+elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.
+
+- Souvent, répliqua Boum, j'ai essayé; j'ai dit tout ce que j'ai pu,
+mais quand on est petit, vous savez, on ne vous écoute pas, et puis, on
+ne sait pas ce qu'il faut dire...
+
+- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...
+
+Et sur cette réflexion, quelques instants passèrent sans qu'ils se
+dirent un seul mot. De chaque côté de la voiture, le paysage défilait
+rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir
+la campagne véritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons
+ne se touchaient plus et le fleuve, délivré de ses quais, coulait plus
+librement dans la lumière crue entre ses berges de prairie.
+
+Laferrière était bouleversé par le récit de cette tragédie. Les faits,
+en eux-mêmes, étaient très simples, en somme, si naturels: le petit
+aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer à tous les âges, qui sait même
+si à l'âge de Boum on n'aimait pas mieux, plus âprement, plus
+exclusivement et plus sérieusement aussi? A travers le cortège fané de
+ses propres amours, il cherchait à retrouver le souvenir de ses
+premiers élans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose,
+sa pensée et son coeur... Et pourtant il demeurait désemparé devant
+cette détresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses
+et qui gardait encore assez de foi pour aimer éperdument une petite
+femme quelconque "qui jouait ses pièces". Il était confondu parce que
+de cette histoire très simple résultait cette situation anormale, parce
+que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation
+sans dénouement, une maladie sans remède. Un seul instant, il fut sur
+le point de dire à Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne
+te désole pas, tu verras que la vie peut guérir aussi". Mais, ce même
+homme qui n'avait pas hésité à mener l'enfant chez une femme un peu à
+côté, se refusa à tenir la petite âme, même pour la consoler. Il dit
+simplement:
+
+- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?
+
+- Je sais bien, dit le petit très simplement, mais puisqu'il n'y a pas
+d'autre moyen...
+
+C'était bien la logique que craignait Laferrière. Sans doute, il
+savait que le projet de Boum ne se réaliserait pas, que quelque chose
+viendrait sûrement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les
+désillusions et toutes les déceptions que cette mise au point
+comportait, firent mal à son égoïsme généreux; comme un grand enfant
+qu'il était lui aussi, il laissa partir l'expression de son dépit:
+
+- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconté cette histoire?
+
+Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore très bien la
+différence de l'amour et de l'amitié, répondit très naturellement aussi:
+
+- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...
+
+- Tu as raison, répliqua Laferrière, assez touché de cette remarque, en
+prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.
+
+Ils avaient fait un petit tour par la forêt silencieuse et sombre
+malgré le soleil; ils retournèrent vers le restaurant où Dora les
+attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait
+dû se lasser de regarder le décor magique de Paris engourdi à cette
+heure dans une diaphane buée, elle jouait machinalement de sa longue
+main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle
+avait noué ses gants.
+
+- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferrière s'excusa:
+ils avaient causé, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la
+grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:
+
+- Nous voulions te donner le temps d'être idéalement jolie; nous ne
+sommes pas venus une minute trop tôt...
+
+Pas fâchée, elle le remercia des yeux.
+
+Ils mangèrent. Laferrière, préoccupé, parlait peu. Dora lui trouvait
+cet air particulier des jours où il mijotait une idée de pièce. Bonne
+fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait
+
+des frais à Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute à leurs
+pieds, elle l'aidait à retrouver la maison de ses parents, lui
+indiquant les grands repères de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du
+Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferrière. Le
+petit distrait, tour à tour regardait la ville, regardait la femme et
+jouissait de leur semblable beauté. Il pensait sans aucun sentiment de
+jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires
+sentimentales, celles de ses commensaux s'étaient arrangées. Dora et
+Laferrière s'entendaient bien, ils étaient ensemble, constatait Boum,
+et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui
+gâte notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et
+qu'aucune chose ne venait jamais troubler la sérénité de leur bonheur.
+Evidemment, Laferrière n'était plus un petit garçon, et c'est tellement
+plus facile d'être heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra
+peut-être où lui-même... en attendant, il était reconnaissant de tout
+son coeur à ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimité
+et de lui faire ainsi respirer l'air de leur félicité.
+
+Quand ils eurent terminé, en quittant la table où ils étaient restés
+assez avant dans l'après-midi, Dora, debout, interrogea Laferrière, en
+le regardant de très près:
+
+- Eh bien, ça se dessine ton idée? As-tu un rôle pour moi?
+
+En secouant les miettes de son gilet, il répondit pour n'être entendu
+que par elle:
+
+- Je pense à mieux que le théâtre, petit, à la vie, personne ne s'en
+doute, c'est bien plus émouvant...
+
+
+
+
+
+VII
+
+
+A une petite fête intime de la salle, pour la première fois, Boum se
+produisait en public. Les spectateurs étaient peu nombreux; il n'y
+avait guère, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de
+représentants notoires de la presse sportive, gens faméliques et
+prétentieux. Le jardin avait reçu une décoration de petit _14
+juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
+quelques fauteuils et les banquettes rouges étaient sorties. Au fond,
+entre les arbres, devant un maître d'hôtel à favoris, une table nappée
+supportait des sandwichs, des gâteaux, des fleurs et une rangée de
+coupes à moitié pleines de très mauvais Champagne.
+
+Une dizaine de tireurs étaient inscrits et devaient faire assaut "à la
+première touche".
+
+Boum était considéré par la salle entière comme "une fine lame"; il
+l'était vraiment. Le maître, qui avait l'intelligence de son art,
+avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il
+voulait faire; et alors, il l'avait poussé, sa jeunesse et sa débilité
+étant un obstacle aux travaux brutaux de l'épée, vers le jeu délicat du
+fleuret. Boum, qui en était alors à sa deuxième année de salle, se
+servait maintenant d'une épée triangulaire et à coquille, comme celle
+des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait
+peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqûre
+vers les mains, les genoux ou la tête; à l'encontre, elle tournait
+follement tout le long de la lame adverse, très rapide dans tous les
+sens, avec des arrêts brusques qui étaient des menaces, toujours en
+mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement française,
+s'épanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touché.
+
+Il fit, ce jour-là, d'assez jolis assauts, Laferrière qui n'aimait pas
+d'ordinaire ce genre de réunions était venu pour voir son petit
+camarade. Tout en applaudissant à ses jolis coups, il était inquiet
+parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce résultat. Le
+corps des chroniqueurs louaient sans réserve: découvrir un talent
+inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum était
+joli à voir. Son vêtement blanc moulait ses formes gracieuses et
+proportionnées: l'exercice l'avait considérablement renforcé et
+assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, à
+l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se déployant dans une attaque
+en un geste large, ou bien modeste après la victoire, son casque et son
+épée dans la main gauche, la tête un peu basse venant remercier
+l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chétif et mal
+poussé qu'il avait été après sa maladie. Il était presque alors un de
+ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un
+secret désir:
+
+- Il est gentil.
+
+Après qu'il eut fait sept assauts, le maître le proclama quatrième avec
+trois touches, ce qui constituait, eu égard surtout à la qualité des
+autres tireurs, un assez joli succès.
+
+Laferrière et lui ne restèrent pas après la séance. Ils remontèrent un
+instant à pied le boulevard.
+
+Comme à l'habitude, ils causèrent. Laferrière avait raconté à Boum,
+quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pièce. Maintenant il
+le mettait au courant des modifications projetées. Boum était partisan
+des dénouements heureux. Il se passionnait en général pour les
+péripéties de ces personnages de rêve qui lui étaient devenus
+familiers; il les considérait comme des êtres vivants qu'il aimait. Ce
+jour-là, il parlait peu. Laferrière, qui se rendait parfaitement
+compte de l'état d'âme de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en
+apercevoir.
+
+Quand ils furent arrivés devant l'hôtel de la rue Pergolèse, Boum
+tendit sa main:
+
+- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de
+vous. Nous allons à la campagne pour trois semaines... C'est là que
+ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai...
+Après, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.
+
+Dans un demi-sourire, Laferrière répondit:
+
+- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce
+pas?
+
+- Je le sais, dit Boum en le regardant sérieusement. Au revoir.
+
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Dans son cabinet de travail, grande pièce encombrée, assombrie par les
+tentures et les cuirs de Cordoue malgré la grande baie vitrée qui
+donnait sur le parc de la Muette, Laferrière, assis à sa table, venait
+de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres était, pour sa
+nature heureuse, une heure bénie. Un grand nombre d'inconnus lui
+écrivaient. Il goûtait une volupté particulière... à l'ouverture
+brusque de cette porte sur l'intimité du monde extérieur. Des femmes
+lui faisaient des déclarations passionnées, des amis sincères lui
+donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la manière d'acheter
+du vin, d'écrire des pièces, de placer sa fortune, de combattre
+l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Après avoir mélangé
+les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son
+domestique qui, habitué à cette fantaisie, s'en acquittait maintenant
+avec un grand sérieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre,
+d'un bout à l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le
+dérangeât.
+
+Ce matin, contrairement à l'usage, le domestique revint:
+
+- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.
+
+- De si bon matin? fit Laferrière. Qu'il monte.
+
+Il pensa que ce devait être pour l'importante histoire du duel, et
+cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, après tout,
+mettre fin à cette plaisanterie.
+
+Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit,
+qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonné?
+
+Boum fit une entrée inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il
+courut vers Laferrière, tomba assis par terre devant lui, et câlinement
+mettant sa tête sur les genoux de son ami, il se mit à sangloter sans
+pouvoir dire un seul mot.
+
+Laferrière, ému, ne savait que dire.
+
+- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as...
+dis-moi... explique.
+
+L'enfant pleurait toujours. L'homme, désolé par ce chagrin, finit par
+grossir la voix et dire presque rudement:
+- Assez, Boum, je te défends de pleurer ainsi.
+
+L'effet de ce changement de ton opéra. Boum n'était pas habitué à
+s'entendre parler ainsi par celui qui était le confident de son coeur.
+Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.
+
+Laferrière en profita pour le relever. Il l'entraîna vers un divan un
+peu surélevé auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air
+de trône. Il força l'enfant à s'asseoir près de lui.
+
+Boum, parla longuement.
+
+Il était parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu
+pendant dix longues journées qu'Elle revînt. Elle était revenue.
+
+-... Mais, fit-il, elle est toute changée... d'abord elle n'est plus du
+tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle
+rit tout le temps de moi, ne m'a même jamais parlé seul une fois. Elle
+est aussi sévère pour moi que M. Claude et reproche à maman de ne pas
+bien m'élever. Elle m'a dit, parce que j'ai regardé dans un paquet
+qu'on apportait, que j'étais curieux comme une vieille chouette --
+c'était des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour
+ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande,
+elle s'occupe toute la journée de petits bonnets, de petites robes, et
+de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a
+toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais à
+la poupée, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ça, je me
+suis aperçu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis
+très malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.
+
+Et il se remit à pleurer doucement.
+
+- C'est pour ça, fit Laferrière, que tu pleures! mais mon pauvre Boum,
+ces choses-là arrivent tous les jours.
+
+- C'est cependant malheureux, répliqua Boum.
+
+- Voyons, voyons... fil Laferrière... tu étais séparé d'une femme que
+tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours
+séparé, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te réjouir.
+
+- Peut-être! fit le petit, plus navré de n'être pas compris.
+
+Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:
+
+- Cependant je suis triste... très triste.
+
+- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lança Laferrière... tu n'es pas
+raisonnable.
+
+- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus
+du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ça m'est égal. Voyez,
+à présent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec
+moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux
+plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis
+bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais...
+comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer.
+
+Et pour rendre sa pensée, le petit agitait ses deux mains devant son
+ami en le regardant de ses yeux mouillés.
+
+- Boum, fit Laferrière, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse.
+ Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es
+trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans
+comprendre. Ne pense plus à Tante Line. Vis des joies de ton âge, je
+t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie,
+cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que
+tu n'as pas trouvé. Sache attendre. Je t'assure, c'est bête de
+souffrir. Regarde par la fenêtre, c'est le matin, peut-être
+aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus
+chaud, il y aurait plus de lumière dans les arbres, par terre les
+ombres seraient plus noires... et pourtant notre désir commun ne change
+rien, le matin reste le matin. C'est déjà beaucoup, crois-moi, de
+savoir que midi viendra.
+
+Boum écoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais
+trouvant quand même aux paroles qu'il entendait comme une sorte de
+vertu bienfaisante.
+
+Encouragé, Laferrière continuait:
+
+- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.
+
+Boum fit signe que non.
+
+- Si, reprit l'homme, quand tu es tombé sur te genoux, tu t'es écorché.
+ C'était un mauvais moment, tu as dû pleurer certainement. Cependant
+le mal a passé, ton genou s'est guéri. Regarde, on ne voit plus rien
+du tout.
+
+Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.
+
+- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guérir
+maintenant.
+
+- Tu crois, répondit Laferrière... En effet, on croit, et puis, un
+jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je
+ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.
+
+Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore là un mystère.
+Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tête entre ses deux mains,
+essaya de comprendre. Laferrière le laissa méditer. Mais Boum renonça
+vite à chercher:
+
+- Peut-être, fit-il brusquement d'un air détaché, vous avez raison. Je
+ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici là, j'en veux à tous ceux
+qui m'ont fait mal. (Et pour la première fois, sa figure d'enfant
+devenait mauvaise.) Je m'appliquerai à vivre seul, sans regarder
+personne. Je reconnais maintenant, que j'étais sot de vouloir me
+battre en duel. Ce n'est décidément pas la manière. Plus tard, je ne
+sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...
+
+Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui
+tendant une main froide et en disant à celui qui lui avait parlé avec
+tout son coeur un "merci quand même", désabusé et rageur, dont
+Laferrière resta médusé. Sa figure d'enfant avait eu soudain une
+expression de cruauté méchante. A voir ce Boum, qui avait toujours été
+si tendre, si bon, on eut dit à cet instant une petite bête féroce qui
+aurait eu un sens humain de la cruauté.
+
+
+
+
+
+IX
+
+
+Des années passèrent. Boum, suivant à la lettre les conseils de son
+vieil ami, l'avait complètement délaissé. Cancre dans ses diverses
+classes, il avait vécu des années de collège au milieu de ses
+condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une
+seule amitié. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les
+maîtres le tenaient pour un mauvais élève. Assez intelligent, il avait
+un dédain souverain pour l'effort et méprisait les résultats naïfs
+auxquels aspiraient ceux de son âge. Il était d'un égoïsme parfait.
+Il savait devoir être riche. Il affectait en toute circonstance, un
+scepticisme déplacé et passablement agaçant. C'est ainsi qu'il
+atteignit l'âge d'homme.
+
+Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars.
+Grand, bien découpé par l'entraînement à tous les sports, il est
+élégant dans ses gestes, mais son visage complètement rasé a déjà dans
+le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blasé
+et de vieux.
+
+Boum s'est amusé. Malheureusement, à cause de son argent, il n'a pas
+reçu de sa vie dissipée l'éducation dernière qu'en reçoivent les jeunes
+hommes qui sont obligés de s'imposer par un quelconque mérite. Il
+n'eut jamais besoin d'être fin, d'être délicat, d'être amusant même;
+ses moindres gestes, même ceux du plus mauvais goût, recevaient
+toujours les approbations louangeuses du monde intéressé dans lequel il
+évoluait. Au contraire, il avait acquis la réputation d'un être
+supérieurement habile, d'un malin à qui "on ne la fait pas".
+
+
+Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une
+croisière. Le voyage avait duré deux mois et, par suite de sa
+situation de fortune et de ses qualités physiques, il avait été le
+"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre côté de
+l'Atlantique, "les belles de la cité".
+
+A bord, il avait rencontré une petite jeune fille très douce et très
+blonde. Il s'en était amusé comme de toutes les femmes. Mais la
+petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Méditerranée,
+en rade des îles grecques, elle était venue le retrouver devant la
+porte de sa cabine, à l'arrière du bateau. Tout le monde était couché.
+ Le décor était magique, c'était partout comme une symphonie magnifique
+de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les îles bleu
+sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur
+laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La
+jeune fille était belle, roulée dans sa cape blanche. Elle se tenait
+presque droite sur un fauteuil de pont. Boum était vautré sur un
+paquet de cordages. Ils parlèrent longtemps. A la fin, elle lui avait
+dit:
+
+- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous êtes
+méchant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps
+et je vous aime. Sans vous, la vie me paraît inutile... Je n'ai pas
+besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je
+serai si tendre, si effacée, petit à petit vous verrez... Je vous
+assure que je vous aime éperdument.
+
+En entendant ces paroles, Boum était parti d'un grand éclat de rire.
+Et la jeune fille l'avait quitté en pleurant.
+
+Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir
+exprimer sa tendresse, un après-midi, au polo, Boum fit la joie de son
+entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui écrivait:
+
+... J'ai essayé, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maîtresse si
+vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.
+
+On avait beaucoup ri.
+
+Il y avait longtemps que Boum était devenu un mufle, parce que, depuis
+longtemps, il ne croyait plus à l'amour.
+
+
+
+
+Table des matières
+
+Plutarque.
+La carrière d'Arsay-Lancourt.
+La saisie.
+Boum.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
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+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US
+unless a copyright notice is included. Thus, we usually do not
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+of the official release dates, leaving time for better editing.
+Please be encouraged to tell us about any error or corrections,
+even years after the official publication date.
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+midnight of the last day of the month of any such announcement.
+The official release date of all Project Gutenberg eBooks is at
+Midnight, Central Time, of the last day of the stated month. A
+preliminary version may often be posted for suggestion, comment
+and editing by those who wish to do so.
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+Gutenberg, including how to donate, how to help produce our new
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+Those of you who want to download any eBook before announcement
+can get to them as follows, and just download by date. This is
+also a good way to get them instantly upon announcement, as the
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+as it appears in our Newsletters.
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+Information about Project Gutenberg (one page)
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+We produce about two million dollars for each hour we work. The
+time it takes us, a rather conservative estimate, is fifty hours
+to get any eBook selected, entered, proofread, edited, copyright
+searched and analyzed, the copyright letters written, etc. Our
+projected audience is one hundred million readers. If the value
+per text is nominally estimated at one dollar then we produce $2
+million dollars per hour in 2002 as we release over 100 new text
+files per month: 1240 more eBooks in 2001 for a total of 4000+
+We are already on our way to trying for 2000 more eBooks in 2002
+If they reach just 1-2% of the world's population then the total
+will reach over half a trillion eBooks given away by year's end.
+
+The Goal of Project Gutenberg is to Give Away 1 Trillion eBooks!
+This is ten thousand titles each to one hundred million readers,
+which is only about 4% of the present number of computer users.
+
+Here is the briefest record of our progress (* means estimated):
+
+eBooks Year Month
+
+ 1 1971 July
+ 10 1991 January
+ 100 1994 January
+ 1000 1997 August
+ 1500 1998 October
+ 2000 1999 December
+ 2500 2000 December
+ 3000 2001 November
+ 4000 2001 October/November
+ 6000 2002 December*
+ 9000 2003 November*
+10000 2004 January*
+
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation has been created
+to secure a future for Project Gutenberg into the next millennium.
+
+We need your donations more than ever!
+
+As of February, 2002, contributions are being solicited from people
+and organizations in: Alabama, Alaska, Arkansas, Connecticut,
+Delaware, District of Columbia, Florida, Georgia, Hawaii, Illinois,
+Indiana, Iowa, Kansas, Kentucky, Louisiana, Maine, Massachusetts,
+Michigan, Mississippi, Missouri, Montana, Nebraska, Nevada, New
+Hampshire, New Jersey, New Mexico, New York, North Carolina, Ohio,
+Oklahoma, Oregon, Pennsylvania, Rhode Island, South Carolina, South
+Dakota, Tennessee, Texas, Utah, Vermont, Virginia, Washington, West
+Virginia, Wisconsin, and Wyoming.
+
+We have filed in all 50 states now, but these are the only ones
+that have responded.
+
+As the requirements for other states are met, additions to this list
+will be made and fund raising will begin in the additional states.
+Please feel free to ask to check the status of your state.
+
+In answer to various questions we have received on this:
+
+We are constantly working on finishing the paperwork to legally
+request donations in all 50 states. If your state is not listed and
+you would like to know if we have added it since the list you have,
+just ask.
+
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+not yet registered, we know of no prohibition against accepting
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+ways.
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+PMB 113
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+[Employee Identification Number] 64-622154. Donations are
+tax-deductible to the maximum extent permitted by law. As fund-raising
+requirements for other states are met, additions to this list will be
+made and fund-raising will begin in the additional states.
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+you can always email directly to:
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+Michael S. Hart <hart@pobox.com>
+
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+
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+
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+(Three Pages)
+
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+
+*END THE SMALL PRINT! FOR PUBLIC DOMAIN EBOOKS*Ver.02/11/02*END*
+
diff --git a/old/8hsgr10.zip b/old/8hsgr10.zip
new file mode 100644
index 0000000..3167ec2
--- /dev/null
+++ b/old/8hsgr10.zip
Binary files differ
diff --git a/old/8hsgr10h.htm b/old/8hsgr10h.htm
new file mode 100644
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--- /dev/null
+++ b/old/8hsgr10h.htm
@@ -0,0 +1,3752 @@
+<!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD HTML 4.01 Transitional//EN">
+<html>
+<head>
+<title>Histoires grises</title>
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1">
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+
+<body bgcolor="#FFFFFF" text="#000000">
+<pre>
+The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+Copyright laws are changing all over the world. Be sure to check the
+copyright laws for your country before downloading or redistributing
+this or any other Project Gutenberg eBook.
+
+This header should be the first thing seen when viewing this Project
+Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the
+header without written permission.
+
+Please read the "legal small print," and other information about the
+eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is
+important information about your specific rights and restrictions in
+how the file may be used. You can also find out about how to make a
+donation to Project Gutenberg, and how to get involved.
+
+
+**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts**
+
+**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971**
+
+*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!*****
+
+
+Title: Histoires grises
+
+Author: E. Edouard Tavernier
+
+Release Date: June, 2004 [EBook #5892]
+[This file was first posted on September 18, 2002]
+[Most recently updated March 29, 2004]
+
+Edition: 10
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
+
+
+
+This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net.
+
+
+</pre>
+<p>Histoires grises.</p>
+<p>By E. Edouard Tavernier.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h1 align="center"></h1>
+<h1 align="center"></h1>
+<h1 align="center">HISTOIRES GRISES</h1>
+<p></p>
+<h2 align="center"><br>
+ Plutarque.</h2>
+<p><br>
+ <i>L'honneur est une &icirc;le escarp&eacute;e et sans bords, o&ugrave; l'on
+ ne peut plus rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent
+ sorti.</i></p>
+<p>(<i>M&eacute;ditations sur Boileau</i>)</p>
+<p><br>
+ I.</p>
+<p><br>
+ Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait &eacute;t&eacute; donn&eacute; un
+ soir chez un marchand de vins, &agrave; cause d'un livre qu'on lui voyait lire
+ de temps en temps et qu'il avait ramass&eacute; &agrave; la porte d'un lyc&eacute;e.
+ On connaissait l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'&eacute;tait
+ son nom maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait &agrave; tout.</p>
+<p>La journ&eacute;e qui pour lui s'&eacute;tait annonc&eacute;e normale, c'est-&agrave;-dire
+ ni bonne ni mauvaise, avait particuli&egrave;rement bien fini. Il s'&eacute;tait
+ mis &agrave; pleuvoir des arrosoirs, et en d&eacute;pit de l'opinion courante,
+ la pluie n'est pas une chose d&eacute;sagr&eacute;able; gr&acirc;ce &agrave;
+ l'eau d'en haut, les trottoirs ne sont pas encombr&eacute;s, les promeneurs
+ et les sergents de ville ne manifestent pas un int&eacute;r&ecirc;t particulier
+ &agrave; ce que peuvent faire les gueux; ceux-ci ont m&ecirc;me le loisir de
+ s'arr&ecirc;ter, dans leur promenade -- ce qui est d&eacute;j&agrave; bien --
+ sous une porte ou sous la tente d'un caf&eacute; -- ce qui est mieux encore
+ parce que, des conversations qui s'engagent na&icirc;t la possibilit&eacute;
+ de rendre quelques services; les oblig&eacute;s ne s'attardent pas en g&eacute;n&eacute;ral
+ &agrave; compter leur billon.<br>
+</p>
+<p>En passant place de la R&eacute;publique, devant un petit h&ocirc;tel, Plutarque
+ eut le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme heureux,
+ c'est-&agrave;-dire un ventre assez gros, barr&eacute; d'une cha&icirc;ne de
+ montre en or, juch&eacute; sur deux jambes gain&eacute;es dans un pantalon soign&eacute;
+ finissant en souliers &agrave; gu&ecirc;tres blanches, le tout surmont&eacute;
+ d'une bonne figure sous un chapeau melon nullement us&eacute;. Ne voulant sans
+ doute pas ternir la joie de son &acirc;me ou tacher ses gu&ecirc;tres, l'homme
+ heureux avait h&eacute;l&eacute; Plutarque pour un taxi. Peu de temps apr&egrave;s,
+ Plutarque arrivait dans un virage savant, &agrave; grande allure, debout sur
+ le marchepied, les mains cramponn&eacute;es &agrave; la poign&eacute;e. Avant
+ de laisser refermer la porti&egrave;re, l'homme heureux avait mis quatre francs
+ dans la main creuse que Plutarque tendait poliment.</p>
+<p>Cet homme &eacute;tait &eacute;videmment disproportionn&eacute;, aussi bien
+ avec le service rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demand&eacute;
+ au conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses recherches
+ avaient &eacute;t&eacute; laborieuses. Quant au client, il avait l'air &agrave;
+ son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas &ecirc;tre un abonn&eacute;
+ de l'Op&eacute;ra. Seulement, quand on est content...</p>
+<p>Plutarque examina les pi&egrave;ces sous le r&eacute;verb&egrave;re, essaya
+ de les rayer l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce.
+ Les deux &eacute;preuves ayant &eacute;t&eacute; satisfaisantes, il les glissa
+ dans la poche gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup,
+ il les retint dans sa main qu'il ne retira pas.</p>
+<p>Evidemment, le probl&egrave;me changeait. La solution du manger et du dormir,
+ quand on n'a pas le sou, est compl&egrave;tement diff&eacute;rente de celle
+ qu'on peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail inconscient
+ de la journ&eacute;e tendant &agrave; la pr&eacute;paration de la nuit devenait
+ superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, d'abord il
+ mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons d&eacute;lav&eacute;s
+ qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les patronages, mais des
+ choses qu'on m&acirc;che et qui r&eacute;sistent juste ce qu'il faut: un <i>navarin-carotte</i>
+ par exemple. Et la pens&eacute;e seule de ce mets amenait du jus dans sa bouche.
+ Puis il mangerait assis, boirait du vin rouge et... bonheur supr&ecirc;me, coucherait
+ seul. Cette derni&egrave;re perspective le ravissait d&eacute;licieusement:
+ une chambre &agrave; soi, avec une place pour dormir, s'allonger sans qu'on
+ vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre, pouvoir &ecirc;tre avec
+ soi, comme dans la ballade, mais couch&eacute;. Il faut dire que le dortoir,
+ la grange ou l'asile, c'est bien &agrave; cela qu'on se fait le moins.</p>
+<p>Il marchait, chiquant ces id&eacute;es dans sa t&ecirc;te, sans remarquer qu'il
+ s'&eacute;loignait terriblement du marchand de vins et de l'h&ocirc;tel garni
+ qu'il s'&eacute;tait fix&eacute;. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie
+ qui avait d&eacute;finitivement coll&eacute; ses v&ecirc;tements sur sa peau.
+ Ses souliers beuglaient et giclaient si r&eacute;guli&egrave;rement dans sa
+ marche, que leur chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source
+ ou le battement d'un moteur. D'une porte d'usine o&ugrave; elles attendaient,
+ deux filles haut retrouss&eacute;es l'apostroph&egrave;rent:</p>
+<p>- Il a de quoi barboter! dit l'une.</p>
+<p>L'autre commenta:</p>
+<p>- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.</p>
+<p>Plutarque, dans un sourire, sans s'arr&ecirc;ter, salua; son geste dut &ecirc;tre
+ un peu trop courtois puisque les femmes d&eacute;contenanc&eacute;es ne trouv&egrave;rent
+ rien &agrave; ajouter.</p>
+<p>Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent march&eacute;
+ sans but, dans la ville; sans savoir du tout o&ugrave; il &eacute;tait, il prit
+ &agrave; gauche une petite rue d&eacute;serte et mal pav&eacute;e. Le trottoir
+ d&eacute;fonc&eacute; brillait par places sous les becs de gaz tremblotants.
+ Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide &eacute;taient rang&eacute;s
+ sur les c&ocirc;t&eacute;s; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la
+ lune. Plutarque parcourut de la m&ecirc;me allure d'autres rues semblables;
+ il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas
+ qu'il eut encore assez faim.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ II</p>
+<p><br>
+ Le souper fut quelconque. Arriv&eacute; tard, Plutarque, ne trouvant plus rien
+ de pr&ecirc;t, avait &eacute;t&eacute; oblig&eacute; de se rabattre sur une
+ <i>cro&ucirc;te garnier</i> que la tenanci&egrave;re composa sur le champ
+ et r&eacute;chauffa pour lui. La p&acirc;te &eacute;tait d&eacute;tremp&eacute;e
+ et la sauce avait un go&ucirc;t auquel il fallait s'habituer. Le d&eacute;bit
+ &eacute;tait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant
+ la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon reniflait
+ par intervalles r&eacute;guliers comme un enrhum&eacute;, pendant que montait
+ et tombait la lumi&egrave;re.</p>
+<p>Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'&eacute;tait la
+ pens&eacute;e de la chambre qui le hantait. L'h&ocirc;tel vers lequel il marchait
+ n'avait pas de nom. C'&eacute;tait un immeuble long et bas, &agrave; un &eacute;tage
+ seulement, une &eacute;trange vieille maison qu'on ne r&eacute;parait plus,
+ du temps o&ugrave; le quartier Caulaincourt &eacute;tait de la p&eacute;riph&eacute;rie,
+ vieille bicoque, que seule la sp&eacute;culation tenait encore debout sur ce
+ terrain cher. Au-dessus de la porte &eacute;troite s'&eacute;tendait un grand
+ bras de fer o&ugrave; s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cass&eacute;e
+ on pouvait deviner le mot <i>H&ocirc;tel</i>. Plutarque s'engouffra dans le
+ corridor et monta quelques marches d'escalier jusqu'&agrave; la loge puante
+ o&ugrave; le m&eacute;nage patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva,
+ d&eacute;visagea son client comme quelqu'un qui craint &quot;les affaires&quot;;
+ puis, ayant per&ccedil;u la taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:</p>
+<p>- La quatri&egrave;me &agrave; gauche en entrant.</p>
+<p>Plutarque &eacute;prouvait une sensation de bien-&ecirc;tre en refermant la
+ porte. Des murs! plus d'espace commun &agrave; tous; pouvoir &eacute;tendre
+ son &ecirc;tre, renferm&eacute; d'habitude en lui-m&ecirc;me, jusqu'&agrave;
+ la limite d'une chambre si petite qu'elle f&ucirc;t. Pouvoir faire ce qu'on
+ veut, tranquillement, sans risquer aucun geste, aucune remarque, aucune r&eacute;flexion.
+ De joie, il &eacute;tira ses bras et cracha par terre, puis il s'&eacute;tendit
+ sur le vague sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint &eacute;veill&eacute;
+ pour jouir de sa joie.</p>
+<p>Il se rappelait qu'il avait d&eacute;j&agrave; pass&eacute; deux nuits dans
+ une chambre semblable de cet h&ocirc;tel, un an ou dix-huit mois avant, il n'&eacute;tait
+ plus absolument s&ucirc;r. Ses appr&eacute;hensions d'alors lui revenaient.
+ C'&eacute;tait &agrave; l'&eacute;poque descendante de sa carri&egrave;re: il
+ avait trouv&eacute;, cette premi&egrave;re fois, la chambre crasseuse; l'odeur
+ l'incommodait; les punaises le mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait
+ pas, des bruits assourdis que l'on percevait &agrave; travers l'&eacute;paisse
+ cloison. Aujourd'hui il entendait partir des chambres voisines des vagissements
+ qui avaient beaucoup de chance d'&ecirc;tre de m&ecirc;me nature que ceux jadis
+ entendus; une autre g&eacute;n&eacute;ration de m&ecirc;mes insectes s'appr&ecirc;tait
+ &agrave; le travailler; les vieux relents tout au plus augment&eacute;s de puanteurs
+ nouvelles flottaient entre les murs, et cependant il &eacute;tait bien maintenant,
+ n'avait nulle crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativit&eacute;.</p>
+<p>Sa m&eacute;moire n'avait rien oubli&eacute;, et pourtant quel chemin il avait
+ fait! Ce soir, parce qu'il &eacute;tait heureux, le pass&eacute; triste lui
+ revenait. Il le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les m&ecirc;mes
+ dispositions o&ugrave; il avait re&ccedil;u la pluie de tout &agrave; l'heure.
+ Il se revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite maison
+ d'Angers o&ugrave; il &eacute;tait n&eacute;, et il se reconnaissait: ce n'&eacute;tait
+ pas un autre, c'&eacute;tait bien lui. Il suivait parfaitement la continuit&eacute;,
+ la vie de famille ordonn&eacute;e, o&ugrave; l'on &eacute;conomisait en vivant
+ bien; le coll&egrave;ge o&ugrave; il &eacute;tait parmi les bons; puis Paris,
+ le Quartier, les tavernes, les femmes et, un jour, la minuscule faute initiale:
+ avoir d&eacute;pens&eacute; dans une f&ecirc;te l'argent d'un examen. Tout de
+ m&ecirc;me, quelle mentalit&eacute; on peut avoir encore dans la bourgeoisie
+ en province, pour punir de telles peccadilles avec des ch&acirc;timents pareils.
+ Il s'esclaffa tout seul et sans amertume pensa: Cr&eacute;tins!</p>
+<p>Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure aust&egrave;re de son p&egrave;re,
+ conservateur des hypoth&egrave;ques.</p>
+<p>'Je te dispense d&eacute;sormais de rentrer &agrave; la maison&quot; furent
+ les derniers mots de la derni&egrave;re lettre qu'il avait re&ccedil;ue.</p>
+<p>Apr&egrave;s, la d&eacute;gringolade &eacute;tait venue rapidement. Quelques
+ mois de vie &agrave; cr&eacute;dit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne
+ trouve pas parce qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure
+ encore un Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, c'est-&agrave;-dire
+ tr&egrave;s peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, on use tellement.
+ Apr&egrave;s on a faim. Un beau jour on ouvre les porti&egrave;res, on vend
+ des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se pr&eacute;sente. Alors, c'est invraisemblable,
+ &ccedil;a ne change plus. A tout prendre, d'ailleurs, dans les circonstances
+ normales, c'est une vie comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus;
+ comme dans toutes les vies, il y a de bons et de mauvais moments.</p>
+<p>Pendant qu'il laissait passer ses r&eacute;flexions, sa porte s'ouvrit doucement
+ et soudain la lumi&egrave;re de la chambre s'augmenta de la lueur d'une seconde
+ bougie. Plutarque vit un homme d'&acirc;ge moyen, assez bien v&ecirc;tu, qui
+ s'excusa :</p>
+<p>- Pardon.</p>
+<p>Plutarque fut contrari&eacute;. Il avait pay&eacute;, ce n'&eacute;tait pas
+ pour qu'on vienne le voir et lui dire &quot;pardon&quot;. Trop habitu&eacute;
+ &agrave; ne pas gaspiller l'heure bonne en r&eacute;criminations, il ne se laissa
+ point pourtant absorber par ce petit inconv&eacute;nient, et ne perdit pas une
+ minute &agrave; se demander ce que cet homme bien habill&eacute; pouvait venir
+ faire dans cet h&ocirc;tel. Il lui int&eacute;ressait peu de savoir si son visiteur
+ commen&ccedil;ait la phrase descendante par laquelle lui-m&ecirc;me avait pass&eacute;,
+ si c'&eacute;tait un policier ou un d&eacute;traqu&eacute; vicieux &agrave;
+ la recherche d'une combinaison extraordinaire. Dans son monde &agrave; lui,
+ comme on ne s'&eacute;tonne plus, on ne s'occupe gu&egrave;re des affaires des
+ autres: les siennes suffisent.</p>
+<p>La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique et
+ sadique satisfaction de sentir qu'on est &agrave; l'abri soi-m&ecirc;me pendant
+ que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un moment des
+ tranch&eacute;es aga&ccedil;antes lui tenaillaient le ventre, de plus en plus
+ lancinantes. Il pensa que c'&eacute;tait la <i>cro&ucirc;te garnier</i> ou
+ au moins la sauce qui faisait des difficult&eacute;s pour passer. Comme il n'y
+ a rien de tel pour dig&eacute;rer que le sommeil, il souffla sa chandelle et
+ s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il &eacute;tait accoutum&eacute;
+ par les n&eacute;cessit&eacute;s de ses nuits non tranquilles.</p>
+<p>Sa p&eacute;nible digestion le r&eacute;veilla. Il faisait encore noire dans
+ la chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma sa
+ bougie; comme d&eacute;cid&eacute;ment &ccedil;a n'allait pas dans cette atmosph&egrave;re
+ &eacute;touff&eacute;e, il &eacute;prouva le besoin de respirer, se leva et
+ sortit dans le couloir obscur. Press&eacute;, son pied buta dans quelque chose
+ et il s'allongea sur un corps couch&eacute; l&agrave;; sa figure toucha une
+ figure et &agrave; la lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut
+ l'homme qui avait ouvert sa porte. Le visage &eacute;tait congestionn&eacute;,
+ les yeux vicieux gonfl&eacute;s; sur la bouche s'&eacute;tait fig&eacute;e une
+ fraise de sang. Plutarque fit un r&eacute;tablissement sur ses mains, se redressa
+ et sans la moindre h&eacute;sitation, feutrant son pas, &agrave; croire qu'il
+ foulait de la mousse, il marcha vers la porte, cria:</p>
+<p>- Cordon...</p>
+<p>et sortit.</p>
+<p>Dehors, il ne se h&acirc;ta pas, tourna &agrave; tous les carrefours rencontr&eacute;s,
+ d&eacute;cid&eacute; &agrave; aller loin, tr&egrave;s loin dans le quartier
+ qu'il se rappellerait en route avoir le moins fr&eacute;quent&eacute;. C'&eacute;tait
+ &agrave; peine si son coeur battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au
+ ventre.</p>
+<p>L'homme &eacute;tait-il mort ou vivant dans le couloir de l'h&ocirc;tel? C'&eacute;tait
+ encore &quot;une affaire des autres&quot;. Mais allait-on l'impliquer dans l'affaire,
+ le cueillir lui-m&ecirc;me? C'&eacute;tait bien le motif qui l'avait fait fuir,
+ mais qu'y pouvait-il? C'&eacute;tait oui ou non. Il fallait se donner toutes
+ les chances. Apr&egrave;s tout, en dehors des formalit&eacute;s, des discussions,
+ de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant les choses. Il se
+ rappelait la caserne. Toujours des avantages et des inconv&eacute;nients, comme
+ dans toutes les vies, comme dans la maraude, de plus on est nourri, somme toute...
+ et log&eacute;.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ III</p>
+<p>Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'&eacute;tait l&agrave;
+ qu'il avait pens&eacute; &eacute;lire domicile, parce que quand on est gueux,
+ &agrave; la diff&eacute;rence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison
+ ou dans une rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait
+ de s'ouvrir, il avait presque pris cette d&eacute;cision, assis devant un vin
+ blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade &agrave; lui, du temps
+ o&ugrave; il &eacute;tait &eacute;tudiant, le fils d'un notaire de Provence,
+ s'&eacute;tait &eacute;tabli cr&eacute;mier dans ce quartier, apr&egrave;s un
+ mariage assez dr&ocirc;le avec Ginette, une grande brune qui allait au Bullier.
+ Celui-l&agrave; avait h&eacute;rit&eacute; cinq mille francs d'une tante; la
+ fille, qui avait le sens de la vie, avait exig&eacute; l'abandon des carri&egrave;res
+ lib&eacute;rales, en telle sorte que son &eacute;poux n'avait descendu que de
+ quelques crans. Plutarque n'avait pas id&eacute;e de l'endroit o&ugrave; se
+ trouvent la boutique, il avait appris seulement que les affaires de son ami
+ marchaient et que Ginette avait eu deux jumelles. Cette possibilit&eacute; de
+ les rencontrer &eacute;tait encore trop pour lui; il prit brusquement le parti
+ de s'installer ailleurs et repartit aussit&ocirc;t de ce pas lent, cadenc&eacute;
+ et rasant le sol qu'ont tous les chemineaux du monde.</p>
+<p>Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi les bords
+ de la Seine. Une vague bu&eacute;e flottait sur le fleuve qui sentait la mar&eacute;e.
+ Le froid du premier matin pin&ccedil;ait. Plutarque se promena un moment, puis,
+ sous le regard d'un agent de police, passa la porte du march&eacute;. Les boutiques
+ &eacute;taient d&eacute;j&agrave; install&eacute;es. Les carottes, les choux,
+ les salades et les petites bottes de radis &eacute;taient bien rang&eacute;s
+ dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la boucherie, de la charcuterie,
+ du gibier, du fromage, des fruits, des fleurs, des asperges en branche, de tout
+ ce qui se mange, et en grande quantit&eacute;, de quoi faire crever des milliers
+ de bedaines. Les vendeuses et les marchands parlaient doucement, &eacute;taient
+ s&eacute;rieux; on sentait toute la gravit&eacute; de ces actes de vendre et
+ d'acheter pour ce petit peuple de travailleurs.</p>
+<p>Comme Plutarque &eacute;tait en train de consid&eacute;rer un chapelet de saucisses,
+ se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au d&eacute;tail,
+ il s'entendit appeler:</p>
+<p>&quot;Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?...&quot;</p>
+<p>C'&eacute;tait une grosse cuisini&egrave;re d&eacute;j&agrave; vieille, une
+ large figure &eacute;paisse et r&eacute;sign&eacute;e. Elle portait un panier
+ plein sous un bras et deux autres vides dans une main. Plutarque la d&eacute;barrassa
+ du tout et la suivit &agrave; travers les petites all&eacute;es, pendant qu'elle
+ t&acirc;tait, marchandait et quelquefois achetait. Son march&eacute; dura bien
+ une heure. Plutarque s'&eacute;tonnait qu'on p&ucirc;t avoir besoin de tant,
+ m&ecirc;me dans une grosse maison. Il en avait bient&ocirc;t plein sa charge
+ et avait d&ucirc; enlever sa ceinture pour tenir deux fardeaux dans une main.</p>
+<p>- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.</p>
+<p>Et elle le dirigea non loin de l&agrave; vers le centre de la place d'o&ugrave;
+ partait le tramway.</p>
+<p>En marchant, elle se plaignait du prix des choses.</p>
+<p>- Et encore vous avez vu la premi&egrave;re marchande, commentait-elle, voulait
+ me les faire vingt-cinq sous!</p>
+<p>Plutarque avait appris &agrave; se mettre dans la peau des r&ocirc;les; il
+ r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ne m'en parlez pas, c'est une mis&egrave;re, on ne sait plus, on ne sait
+ plus... et on a bien du mal.</p>
+<p>La femme aima cette humilit&eacute; approbative; elle aima la pr&eacute;venance
+ de son porteur parce que, de lui-m&ecirc;me, il avait offert d'attendre le tramway
+ pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-&ecirc;tre elle lui donna
+ un franc.</p>
+<p>Quand le v&eacute;hicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
+ l'imp&eacute;riale la femme lui cria:</p>
+<p>- &quot;Si vous &ecirc;tes l&agrave;, demain...</p>
+<p>La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-l&agrave;,
+ Plutarque avait fait la com&eacute;die de circonstance: comme il jouait le sans-travail
+ assasin aux Champs-Elys&eacute;es quand la nuit venait, ou le pieux mendiant
+ &agrave; la porte des &eacute;glises et la gouape le matin &agrave; la sortie
+ des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les derniers grincements
+ et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, quand, au bout de l'avenue,
+ le tramway n'&eacute;tait plus qu'une miniature semblable &agrave; un jouet
+ d'enfant, il restait &agrave; arpenter le refuge.</p>
+<p>Tant de temps s'&eacute;tait pass&eacute; qu'on ne lui avait pas dit &quot;&agrave;
+ demain&quot;. Cette id&eacute;e qu'on accrochait sa vie du jour &agrave; celle
+ qui viendrait, l'&eacute;tonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'&eacute;tait
+ pas rendu compte de l'instabilit&eacute; de ses occupations finit par l'amuser.
+ Il en sourit pendant qu'il marchait.</p>
+<p>La journ&eacute;e &eacute;tait belle, il poussa une pointe jusqu'&agrave; l'entr&eacute;e
+ du Bois; derri&egrave;re un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son
+ sommeil avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la casquette
+ sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.</p>
+<p>Dans l'apr&egrave;s-midi, &agrave; la sortie des courses, il fit quatre francs.
+ Le soir il s'offrit un bon petit d&icirc;ner et trouva non loin du march&eacute;
+ une chambre o&ugrave; pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit
+ avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait d&eacute;cid&eacute;ment
+ pas assez r&eacute;ussi. Il se leva le dernier au matin, proposa au logeur de
+ balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut accept&eacute;e; on lui rendit
+ deux sous et de la consid&eacute;ration.</p>
+<p>Au march&eacute; il p&eacute;n&eacute;tra encore sous l'oeil de l'agent et
+ se rendit &agrave; la boutique de la boucherie par o&ugrave; la cuisini&egrave;re
+ lui avait dit d&eacute;buter. Il n'attendit pas. Elle le reconnut &agrave; peine,
+ mais n'h&eacute;sita pas &agrave; lui confier ses paniers. Comme la veille,
+ ils firent ensemble le tour des &eacute;talages, lui attendant en silence pendant
+ les pourparlers, se contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de
+ la femme quand elle se plaignait qu'on l'&eacute;corchait. En route pour le
+ tramway, ils &eacute;chang&egrave;rent encore quelques paroles. Elle lui apprit
+ qu'elle servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit
+ personnes &agrave; table, que les pensionnaires &eacute;taient de familles riches
+ et beaucoup d'autres d&eacute;tails lesquels, en d&eacute;pit de tout l'int&eacute;r&ecirc;t
+ qu'il montrait, &eacute;taient compl&egrave;tement indiff&eacute;rents &agrave;
+ Plutarque. Sur le refuge, elle eut une remarque d&eacute;sagr&eacute;able:</p>
+<p>- Je vous ai donn&eacute; un franc hier; c'&eacute;tait la premi&egrave;re
+ fois, mais c'est beaucoup.</p>
+<p>- Je sais bien, r&eacute;pondit-il, c'est beaucoup de bont&eacute; de votre
+ part; tout de m&ecirc;me, si &ccedil;a ne vous faisait pas d&eacute;faut &agrave;
+ vous, on a tant de difficult&eacute;s...</p>
+<p>La femme redonna vingt sous, ce qui cr&eacute;ait la fixit&eacute; du tarif.
+ Il fit encore passer les paniers sur la voiture apr&egrave;s avoir re&ccedil;u
+ son prix, ce qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement.
+ Il enleva comme la veille sa casquette au moment du d&eacute;part et entendit
+ une comm&egrave;re sur la plateforme qui soulignait son geste:</p>
+<p>- Eh bien, Madame, j'esp&egrave;re que vous avez un porteur poli, c'est si
+ rare aujourd'hui.</p>
+<p>Cette remarque &eacute;tant un hommage indirect &agrave; la fa&ccedil;on dont
+ la bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier encore:</p>
+<p>- A demain.</p>
+<p>Cette fois Plutarque r&eacute;prima une v&eacute;ritable envie de rire. Ah!
+ mais c'&eacute;tait un m&eacute;tier alors. A vrai dire, tous les jours -- car
+ il faut bien qu'elles mangent les demoiselles -- il &eacute;tait embauch&eacute;.
+ Le soir, il retourna souper dans la m&ecirc;me maison, chez un marchand de bois
+ dont la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le m&ecirc;me h&ocirc;tel,
+ et commen&ccedil;a une vie toute diff&eacute;rente de celle qu'il tra&icirc;nait
+ auparavant.</p>
+<p>Les jours qui suivirent am&eacute;liorent encore sa situation. Il avait bient&ocirc;t
+ acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arriv&eacute;e le tour
+ des boutiques, voyait la marchandise et s'enqu&eacute;rait des prix. Les marchands
+ ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisini&egrave;re, en arrivant, &eacute;coutait
+ son rapport; m&ecirc;me quelquefois lui laissait de petites sommes pour profiter
+ des premi&egrave;res occasions le lendemain. Il s'acquittait consciencieusement
+ de ces missions de confiance, ne majorant les prix que dans une proportion tr&egrave;s
+ modeste, tr&egrave;s admise, sous le nom d'escompte, par le personnel achetant
+ d'ordinaire.</p>
+<p>Il s'&eacute;tait d&eacute;brouill&eacute; aussi dans l'organisation de sa
+ vie. Pour la nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant
+ quoi on lui donnait pour rien, &agrave; la fermeture de l'&eacute;tablissement,
+ un repas, c'est-&agrave;-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche
+ et souvent un verre de vin. A l'h&ocirc;tel, il balayait et arrosait tout le
+ second &eacute;tage r&eacute;serv&eacute; aux gens de passage et l'escalier
+ en entier; ce service &eacute;tait r&eacute;mun&eacute;r&eacute; par le droit
+ de coucher dans un lit v&eacute;ritable, dans la chambre &agrave; deux lits
+ de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart du temps; sa compagne apportant
+ une r&eacute;gularit&eacute; surprenante dans l'irr&eacute;gularit&eacute; d'une
+ conduite agit&eacute;e, d&eacute;couchait presque toutes les nuits. Rapidement
+ il &eacute;tait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il montait se coucher aussit&ocirc;t
+ son souper mang&eacute; et son travail fini. Sa chambre &eacute;tait l'objet
+ de soins minutieux, toujours balay&eacute;e et arros&eacute;e, m&ecirc;me les
+ affaires de sa compagne &eacute;taient mises en place par lui -- c'&eacute;tait
+ le seul moyen de n'en pas &ecirc;tre encombr&eacute; --. La cuvette de zinc
+ avait &eacute;t&eacute; garnie de bouts de corde d&eacute;chiquet&eacute;s,
+ en telle sorte qu'elle pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied
+ de son lit, avait re&ccedil;u des charni&egrave;res et un cadenas: c'&eacute;taient
+ &quot;ses affaires&quot;. Pour le moment elle ne contenait gu&egrave;re que
+ des aiguilles, du fil et un bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le
+ matin en sortant et emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir.
+ Assis sur son lit il d&eacute;nouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui
+ renfermait sa fortune. Ses &eacute;conomies augmentaient, il s'&eacute;tait
+ impos&eacute; de ne d&eacute;penser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait
+ au moins son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas
+ de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas grand
+ chose -- son gain r&eacute;gulier s'amassait.</p>
+<p>La pens&eacute;e lui venait d'acheter des v&ecirc;tements. Plusieurs courses
+ chez les fripiers des environs lui donnaient une id&eacute;e exacte du prix
+ des choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les siens
+ les pi&egrave;ces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, en
+ lambeaux et moisie par place, aurait gagn&eacute; &agrave; avoir une rechange
+ permettant un lavage et une r&eacute;paration; enfin, une casquette. Ce troisi&egrave;me
+ d&eacute;sir surtout l'obs&eacute;dait.</p>
+<p>Il n'aurait os&eacute; l'avouer &agrave; personne, il ne s'agissait pas d'une
+ casquette ordinaire, celle qu'il avait &eacute;tant assez bonne d'ailleurs,
+ mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue &agrave; la devanture
+ du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel
+ et, au turban de velours noir, &eacute;tait brod&eacute;, en lettres d'argent
+ le mot : &quot;COMMISSIONNAIRE&quot;. Coiff&eacute; de la sorte, il lui semblait
+ que sa situation serait d&eacute;finitivement assise, que les pourboires seraient
+ forc&eacute;ment plus gros, qu'on le reconna&icirc;trait dans la rue et qu'il
+ se constituerait une client&egrave;le attir&eacute;e. Le marchand en demandait
+ douze francs, c'&eacute;tait beaucoup.</p>
+<p>Le soir, apr&egrave;s avoir fait ses comptes, sit&ocirc;t qu'il &eacute;tait
+ dans sa couverture, il y pensait. Finalement, h&eacute;sitant, il n'achetait
+ rien; il se contentait pendant le jour, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner, de
+ r&eacute;parer les trous nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il
+ cousait p&eacute;niblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant
+ &agrave; ses premiers travaux d'&eacute;criture.</p>
+<p>Tout de m&ecirc;me, quand il regardait en arri&egrave;re, quels changements
+ dans sa vie d'avant. Maintenant ses jours passaient r&eacute;guliers, tous pareils,
+ sans impr&eacute;vu et sans inqui&eacute;tude. A table, en s'asseyant, il lui
+ arrivait d'avoir bon app&eacute;tit, mais il ne retrouvait plus jamais la d&eacute;sagr&eacute;able
+ sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui &eacute;tait famili&egrave;re,
+ de plus en plus tenace, avec cette crampe particuli&egrave;re qu'elle d&eacute;clanche
+ en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer &agrave; mesure que les forces
+ physiques diminuent; il se rappelait les premi&egrave;res bouch&eacute;es qu'on
+ mange apr&egrave;s avoir eu faim, bouch&eacute;es qui sont sans go&ucirc;t et
+ qui font au passage, quand on les avale, l'impression de corps &eacute;trangers
+ ne se d&eacute;sagr&eacute;geant pas.</p>
+<p>Tout cela &eacute;tait loin, tr&egrave;s loin m&ecirc;me; une remarque du marchand
+ de vins chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commer&ccedil;ant
+ avait dit &agrave; sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui
+ devait de l'argent: &quot;Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme Plutarque&quot;...</p>
+<p>Ces mots l'avaient frapp&eacute;! Ils &eacute;taient comme la coupure entre
+ sa vie vagabonde et sa vie de maintenant. D&eacute;sormais son changement &eacute;tait
+ sorti de ses consid&eacute;rations sur lui-m&ecirc;me; les autres aussi le constataient.
+ Ce fait donnait &agrave; sa situation pr&eacute;sente une cons&eacute;cration
+ et impliquait en m&ecirc;me temps pour elle une dur&eacute;e, un &eacute;tablissement,
+ comme un vague but atteint qui l'&eacute;tonnait.</p>
+<p>La destin&eacute;e des &ecirc;tres est une fantaisie, pensait-il, c'&eacute;tait
+ pour en arriver l&agrave; qu'il avait fait ce chemin long, accident&eacute;,
+ fou surtout; qu'il avait v&eacute;cu toutes ses heures incertaines avec, si
+ souvent, l'attente de la catastrophe imminente et d&eacute;finitive. Il se rappelait
+ les conseils d'un vieil ami de son p&egrave;re:</p>
+<p>- On fait sa vie... Choisis bien <i>ta vocation</i>!</p>
+<p>Ces gens &eacute;tablis sont &agrave; mourir de rire; ce &agrave; quoi on est
+ appel&eacute;, est-ce qu'on peut le savoir jamais, avant d'&ecirc;tre arriv&eacute;?
+ Comme si ce n'&eacute;tait pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire,
+ et de vous faire encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivi&egrave;res,
+ on voit flotter des petits d&eacute;bris de bois; il en est qui filent tout
+ droit, d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arr&ecirc;tent sur
+ les bords, d'autres vont au fond apr&egrave;s avoir ou n'avoir pas tourn&eacute;
+ sur eux-m&ecirc;mes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi,
+ et voil&agrave; tout. Somme toute, son existence pass&eacute;e aboutissait &agrave;
+ faire de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre,
+ dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait &agrave; peine travers&eacute; deux fois
+ auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement,
+ sans m&ecirc;me chercher plus loin que cette fameuse nuit o&ugrave; il s'&eacute;tait
+ pay&eacute; une chambre pour lui tout seul, &agrave; l'h&ocirc;tel de la rue
+ Caulaincourt, et o&ugrave; l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassin&eacute;
+ l'homme qui gisait dans le couloir.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IV</p>
+<p><br>
+ Il &eacute;tait arriv&eacute; ce matin de bonne heure au march&eacute;. La veille,
+ la cuisini&egrave;re lui avait remis vingt francs pour les achats de l&eacute;gumes
+ qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'&eacute;tait vraiment t&ocirc;t,
+ les marchandises n'&eacute;tant pas d&eacute;ball&eacute;es et les prix pas
+ encore fix&eacute;s. L'agent de police de service devant la porte avait &eacute;t&eacute;
+ chang&eacute;; sans attacher &agrave; ce dernier fait la moindre importance,
+ Plutarque se ravisa, rebroussa chemin et fl&acirc;na un moment sur le trottoir.</p>
+<p>Ce man&egrave;ge dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville
+ qui le d&eacute;visagea d'une fa&ccedil;on inqui&egrave;te et &agrave; laquelle
+ le vagabond, maintenant rang&eacute;, n'&eacute;tait plus habitu&eacute;.</p>
+<p>La sir&egrave;ne d'une usine mugit, il &eacute;tait six heures. Un peu g&ecirc;n&eacute;,
+ Plutarque voulut entrer.</p>
+<p>- Qu'est-ce que tu vas chercher l&agrave;, toi, fit l'agent.</p>
+<p>- Je viens acheter, M'sieur l'agent, r&eacute;pondit Plutarque.</p>
+<p>- C'est bon, c'est bon, on la conna&icirc;t va; allez, allez, d&eacute;canille.</p>
+<p>Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-m&ecirc;me.</p>
+<p>Plutarque revint vers lui, tr&egrave;s humble.</p>
+<p>- Monsieur, j'ach&egrave;te pour quelqu'un.</p>
+<p>- &Ccedil;a suffit, dit le fonctionnaire, en &eacute;levant la voix.</p>
+<p>Plutarque n'insista pas, entrevoyant des d&eacute;sagr&eacute;ments et vint
+ s'appuyer sur un r&eacute;verb&egrave;re, d&eacute;cid&eacute; &agrave; attendre
+ la cuisini&egrave;re qui le ferait bien entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle
+ jug&eacute;e provocante par l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-l&agrave;
+ croient? Le repr&eacute;sentant de l'ordre vint &agrave; lui, le pin&ccedil;a
+ cruellement au bras, en lui disant presque &agrave; voix basse:</p>
+<p>- Il faut circuler.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore,
+ deux larmes piqu&egrave;rent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de
+ la place attendre la bonne &agrave; la descente; il avait de l'argent &agrave;
+ elle, il fallait qu'il la rencontr&acirc;t.</p>
+<p>Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni dans
+ la rue, ni &agrave; l'arriv&eacute;e. Il attendit des heures durant tous les
+ tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs descendaient.
+ A mesure que le temps passait, il se reprochait de n'avoir pas regard&eacute;
+ suffisamment bien la sortie des premi&egrave;res voitures. Puis la certitude
+ vint que la cuisini&egrave;re &eacute;tait d&eacute;j&agrave; au march&eacute;
+ et qu'il l'avait manqu&eacute;e. Il attendit son retour; vers dix heures, il
+ la vit poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiqui&egrave;re qu'il
+ connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avan&ccedil;a vers elle et s'appr&ecirc;tait
+ &agrave; lui donner des explications. D&egrave;s qu'elle l'aper&ccedil;ut, elle
+ se r&eacute;pandit en invectives et en reproches:</p>
+<p>- Vous m'avez vol&eacute; mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...</p>
+<p>Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La femme
+ reprit avidement son bien, en lui disant:</p>
+<p>- Que je ne vous revoie plus.</p>
+<p>Doucement, il l'accompagna quand m&ecirc;me jusqu'&agrave; la voiture, aida
+ l'enfant qui n'&eacute;tait pas assez grand pour passer les paquets, se d&eacute;couvrit
+ au moment du d&eacute;part, mais ne re&ccedil;ut que ce seul merci:</p>
+<p>- Hypocrite!</p>
+<p>L'amertume vint en lui, mais trop pr&egrave;s encore de son &eacute;poque vagabonde,
+ elle venait sans r&eacute;volte, sans haine. La temp&eacute;rature n'est pas
+ toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir &agrave; quelqu'un?</p>
+<p>Assez tard dans la matin&eacute;e, &agrave; force de raisonnement, il se reprit,
+ se remonta:</p>
+<p>- C'&eacute;tait trop b&ecirc;te. Il y avait une explication &agrave; donner.
+ Les choses n'en pouvaient pas rester l&agrave;. Et puis, en somme, le franc
+ de la cuisini&egrave;re comptait peu dans ses ressources. C'&eacute;tait sa
+ situation chez le marchand de vin et &agrave; l'h&ocirc;tel qui l'asseyait.
+ Il entrevoyait d&eacute;j&agrave; la possibilit&eacute; de s'engager davantage
+ chez ses deux employeurs. Il pouvait prendre la place de la bonne dont on &eacute;tait
+ m&eacute;diocrement satisfait.</p>
+<p>Il pensa &agrave; toutes ces solutions et alla dans l'apr&egrave;s-midi, s'acheter
+ la casquette.</p>
+<p>Il eut un succ&egrave;s fou en entrant au d&eacute;bit, et la soir&eacute;e
+ fut tr&egrave;s gaie dans la petite salle de la buvette.</p>
+<p>Plutarque, &agrave; cause de son histoire avec l'agent et &agrave; cause de
+ sa casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la patronne
+ et quelques habitu&eacute;s le congratulaient et jugeaient s&eacute;v&egrave;rement
+ l'autorit&eacute;.</p>
+<p>- &quot;Tout &ccedil;a, c'est parce qu'on n'est pas riche&quot;, dirent les
+ femmes.</p>
+<p>Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque &agrave; cause de son
+ id&eacute;e de couvre-chef...</p>
+<p>- &quot;Voil&agrave; un gar&ccedil;on, faisait-il remarquer, qui avait des
+ besoins autrement pressants; et bien non, il n'a pens&eacute; qu'&agrave; son
+ affaire. En faisant ainsi, il conna&icirc;t son monde&quot;.</p>
+<p>Et comme les histoires des autres ne vous int&eacute;ressent que par ce qu'elles
+ ont de commun avec les n&ocirc;tres, il concluait en s'adressant &agrave; sa
+ femme:</p>
+<p>- &quot;Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte &agrave; faire
+ peindre la devanture qu'&agrave; acheter les banquettes et l'armoire&quot;.</p>
+<p>On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tourn&eacute;e,
+ mais refus&egrave;rent celle que proposait Plutarque, en raison de ses malheurs
+ et de la d&eacute;pense &eacute;norme de sa journ&eacute;e. De toute la chaleur
+ des alcools absorb&eacute;s, on se serra les mains en se quittant.</p>
+<p>Cette r&eacute;union, cet entourage, ces amiti&eacute;s auraient d&ucirc; lui
+ donner confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'&eacute;tait qu'un
+ pur accident. Cependant, il n'&eacute;tait pas tranquille en se couchant; le
+ charme se rompit d&egrave;s qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur
+ que d'habitude, un peu comme les attentions d'une ma&icirc;tresse qu'on sent
+ vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver &agrave; dormir.</p>
+<p>Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller au march&eacute;.
+ Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire une sc&egrave;ne devant
+ tout le monde? Il &eacute;tait perplexe, mais toute son appr&eacute;hension
+ s'&eacute;vanouit quand il eut regard&eacute; sa t&ecirc;te sous la resplendissante
+ casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. Il irait, c'&eacute;tait
+ son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver &agrave; redire? Il discutait
+ avec lui-m&ecirc;me. Il pactisa enfin: il attendrait que le march&eacute; battit
+ son plein; dans les all&eacute;es et venues, on ne le reconna&icirc;trait s&ucirc;rement
+ pas, surtout coiff&eacute; de la sorte. Et, pour se le prouver, il mettait alternativement
+ sa casquette neuve et sa vieille casquette et essayait en tournant rapidement
+ la figure d'avoir un aper&ccedil;u d'ensemble dans le miroir trop petit et dont
+ la surface ondul&eacute;e d&eacute;formait les lignes en mouvement.</p>
+<p>Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des p&acirc;t&eacute;s de
+ maisons et finit enfin par se lancer de l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue,
+ &agrave; un moment o&ugrave; l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec
+ une fille courtaude qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son
+ coeur lui donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le
+ nez sur lui:</p>
+<p>- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. Tu as
+ un batt'chapeau aujourd'hui.</p>
+<p>Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:</p>
+<p>- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour revenir
+ quand je t'ai dit de f... le camp.</p>
+<p>Plusieurs personnes s'&eacute;taient arr&ecirc;t&eacute;es, &agrave; c&ocirc;t&eacute;
+ de la fille qui, le poing &agrave; la hanche, &eacute;coutait; la galerie &eacute;tait
+ constitu&eacute;e: Plutarque &eacute;tait perdu.</p>
+<p>- Non, r&eacute;pondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.</p>
+<p>- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit l'agent.
+ Allez, allez, avec moi, on va voir &ccedil;a.</p>
+<p>Il siffla un coll&egrave;gue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria
+ de le remplacer et partit.</p>
+<p>- &Ccedil;a y est, pensa Plutarque, en marchant.</p>
+<p>Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans espoir
+ maintenant, il essaya des explications:</p>
+<p>- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.</p>
+<p>L'agent ne r&eacute;pondit pas.</p>
+<p>- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au march&eacute;...
+ plus jamais.</p>
+<p>- C'est fini la litanie, dit &agrave; haute voix le gardien.</p>
+<p>Alors brusquement, une id&eacute;e folle vint &agrave; Plutarque, une de ces
+ id&eacute;es stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent
+ tout: fuir.</p>
+<p>Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arri&egrave;re, fit un saut
+ &agrave; droite et un &agrave; gauche pour d&eacute;pister l'agent qui tr&eacute;bucha,
+ et il partit de toute sa vitesse &agrave; grandes enjamb&eacute;es, avec une
+ agilit&eacute; de singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de
+ courir, comme un fou. L'agent suivait derri&egrave;re. Les rares passants se
+ gardaient bien d'intervenir.</p>
+<p>Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et o&ugrave;
+ l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit les pentes
+ gazonn&eacute;es du rempart pr&egrave;s de Boulogne. Sa manoeuvre &agrave; travers
+ les rues avait &eacute;t&eacute; si savante, sa chance si particuli&egrave;re,
+ qu'en arrivant sur les talus, il n'&eacute;tait encore suivi que par son agent.
+ Il escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le bord
+ jusqu'&agrave; ce que brutalement une douleur &agrave; l'estomac l'averti qu'il
+ &eacute;tait &agrave; bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain
+ s'offrait, il le d&eacute;gringola jusque dans le foss&eacute;. L&agrave;, il
+ fit encore quelques pas et s'arr&ecirc;ta, appuy&eacute; au mur.</p>
+<p>Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce chapitre
+ aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il l'ouvrit, le cachant entre
+ le mur et lui, et au moment pr&eacute;cis o&ugrave;, dans la derni&egrave;re
+ foul&eacute;e, son chasseur l'atteignait, Plutarque, ext&eacute;nu&eacute;,
+ lui enfon&ccedil;a la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre,
+ abattu; sa rude main encore cramponn&eacute;e au bras de Plutarque. Celui-ci,
+ pour se d&eacute;gager, dut le tra&icirc;ner quelques pas.</p>
+<p>... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque &eacute;tait pris par
+ des policiers habill&eacute;s en bourgeois.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>V</p>
+<p><br>
+ Apr&egrave;s trois mois de pr&eacute;vention, Plutarque passait aux Assises.
+ Son proc&egrave;s n'&eacute;tait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles
+ qui font tant de bruit &agrave; Paris. Il n'y avait pas de grand t&eacute;moin;
+ l'agent de police avait &eacute;t&eacute; gu&eacute;ri apr&egrave;s dix jours
+ d'h&ocirc;pital, Plutarque avouait. C'&eacute;tait une petite affaire banale,
+ comme il en a tant. Le public &eacute;tait peu nombreux. En comparaison avec
+ l'&acirc;pre froid du dehors, la chaleur &eacute;tait s&egrave;che et congestionnante,
+ une de ces chaleurs administratives dont personne ne paye le combustible. On
+ sentait le p&eacute;trole et la cr&eacute;osote. L'acte d'accusation &eacute;tait
+ si long, et redisait des choses si souvent entendues &agrave; tous les degr&eacute;s
+ d'instruction, que Plutarque se sentit tout de suite loin de la com&eacute;die
+ qui se jouait, comme s'il avait &eacute;t&eacute; un simple badaud spectateur
+ et qu'il se f&ucirc;t agi d'un autre; il trouvait ce spectacle terriblement
+ ennuyeux. La mise en sc&egrave;ne &eacute;tait ridicule; ces messieurs, costum&eacute;s
+ pour une semblable c&eacute;r&eacute;monie, un peu grotesques en d&eacute;pit
+ de toutes les pr&eacute;cautions, depuis le pr&eacute;sident qui paraissait
+ &ecirc;tre seul &agrave; travailler, jusqu'&agrave; cet huissier qu'on avait
+ affubl&eacute; d'une robe noire pour faire entrer les t&eacute;moins. A part
+ les jur&eacute;s qui avaient l'air heureux d'enfants autoris&eacute;s &agrave;
+ toucher un fusil, tous les autres pensaient chacun &agrave; ses petites affaires,
+ et c'&eacute;tait tr&egrave;s naturel. Leur air de chiens fouett&eacute;s s'accordait
+ mal avec la solennit&eacute; du d&eacute;cor et l'emphase des paroles, o&ugrave;
+ revenaient &agrave; chaque instant de grands mots &agrave; majuscule: l'Honneur,
+ la Justice, qui ne faisaient rien &agrave; l'histoire et qui paraissaient faux,
+ comme tout le reste dans ce cadre pompeux.</p>
+<p>Le d&eacute;fil&eacute; des t&eacute;moins amena un peu l'air ext&eacute;rieur
+ dans l'atmosph&egrave;re de cet atelier o&ugrave; se fabriquait la justice.
+ L'expert m&eacute;dical ouvrit le feu par une description minutieuse de la blessure
+ incrimin&eacute;e. Pour dire les choses les plus simples, afin d'&eacute;tablir
+ sa comp&eacute;tence technique, il se servait de mots destin&eacute;s &agrave;
+ n'&ecirc;tre pas compris:</p>
+<p>- &quot;Plaie p&eacute;n&eacute;trante de la r&eacute;gion cervicale, par instrument
+ tranchant...&quot;</p>
+<p>Il voulait avoir l'air d'une impartialit&eacute; scientifique; en r&eacute;alit&eacute;,
+ il chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux magistrats,
+ seul &eacute;l&eacute;ment permanent de la s&eacute;ance, que pour &ecirc;tre
+ du c&ocirc;t&eacute; s&ucirc;rement gagnant, puisque l'accus&eacute; avouait:</p>
+<p>- &quot;L'arme a p&eacute;n&eacute;tr&eacute; &agrave; environ huit centim&egrave;tres
+ en arri&egrave;re du paquet vasculo-nerveux et en avant de la colonne vert&eacute;brale.
+ Une d&eacute;viation de quelques millim&egrave;tres aurait rendu la blessure
+ mortelle. Croire que l'agresseur n'avait pas une intention d&eacute;cisive,
+ c'est lui pr&ecirc;ter des connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables,
+ eu &eacute;gard surtout &agrave; la violence du coup.&quot;</p>
+<p>Les jur&eacute;s &eacute;coutaient bouche b&eacute;e, impressionn&eacute;s
+ par les connaissances qu'un tel langage supposait.</p>
+<p>Puis l'agent de police s'avan&ccedil;a vers la demi-cage des t&eacute;moins.
+ Son entr&eacute;e produisit une l&eacute;g&egrave;re impression. Plutarque l'examina
+ levant la main droite pour le serment, et fut frapp&eacute; de sa m&acirc;le
+ beaut&eacute;: la t&ecirc;te &eacute;tait r&eacute;guli&egrave;re et &eacute;nergique,
+ les grands yeux noirs regardaient bien en face, sur l'uniforme tout neuf tranchait
+ un bout de ruban tricolore - une m&eacute;daille d'argent. Il parla v&eacute;ritablement
+ sans haine et sans crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais
+ fran&ccedil;ais les faits avec une simplicit&eacute; qui ne manquait pas de
+ grandeur. Le seul point de vue &eacute;go&iuml;ste qui per&ccedil;ait dans son
+ t&eacute;moignage &eacute;tait une joie d'enfant d'avoir eu une affaire profitable
+ &agrave; sa jeune carri&egrave;re et de s'en &ecirc;tre tir&eacute;.</p>
+<p>- Vous &ecirc;tes content d'avoir &eacute;chapp&eacute; et d'avoir noblement
+ fait votre devoir, lui dit le pr&eacute;sident.</p>
+<p>Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Je suis content de ne pas &ecirc;tre mort.</p>
+<p>Cette r&eacute;flexion d&eacute;clancha l'hilarit&eacute; de l'auditoire et
+ permit &agrave; l'huissier de placer le seul mot qui lui f&ucirc;t tol&eacute;r&eacute;:</p>
+<p>- Silence, messieurs.</p>
+<p>Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi &eacute;loign&eacute;
+ que possible de toute cette sc&egrave;ne dans laquelle il se sentait compter
+ pour si peu, consid&eacute;rait attentivement celui qu'on appelait: &quot;sa
+ victime&quot;. Il trouvait vraiment que de tous, c'&eacute;tait bien lui, l'agent,
+ qui &eacute;tait le plus sympathique; il avait &eacute;t&eacute; courageux et
+ &eacute;tait sinc&egrave;re maintenant. Leur petit diff&eacute;rend sur l'entr&eacute;e
+ au march&eacute; &eacute;tait d&eacute;j&agrave; bien loin, et avait consist&eacute;
+ en bien peu de choses en somme. Que de fois aux courses ou devant les th&eacute;&acirc;tres,
+ les repr&eacute;sentants de l'autorit&eacute; avaient &eacute;t&eacute; tout
+ aussi injustes, mais infiniment plus brutaux et m&eacute;chants; on filait rapidement
+ en &quot;obtemp&eacute;rant&quot;, on recommen&ccedil;ait ailleurs, puis on
+ n'y pensait plus. Le jour du march&eacute;, il avait fallu toutes les circonstances,
+ ce fait particulier que lui, gueux, v&ecirc;tu comme un gueux, avait en r&eacute;alit&eacute;
+ un m&eacute;tier; est-ce que l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent
+ avait agi comme il le devait, dans cette grande ville, o&ugrave; la libre circulation
+ des gens pos&eacute;s et dont on n'avait rien &agrave; craindre, exige que les
+ vagabonds glissent et passent vite sans s'arr&ecirc;ter, sans causer d'encombrement.
+ Plutarque pensait qu'il aurait pu lui-m&ecirc;me se laisser tranquillement amener
+ au poste et chercher &agrave; expliquer; en admettant m&ecirc;me que le commissaire
+ n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait &eacute;t&eacute; quitte
+ pour deux jours d'internement administratif, apr&egrave;s quoi, il serait retourn&eacute;
+ &agrave; Auteuil dans son h&ocirc;tel-pension; il aurait si bien pu renoncer
+ au march&eacute; et m&ecirc;me, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner
+ par son patron qui aurait parl&eacute; &agrave; l'agent... Oui, mais allez donc
+ penser &agrave; tout &ccedil;a, quand on vous emm&egrave;ne au poste, comme
+ un voleur, devant tout le monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement
+ l'id&eacute;e vous a pris de filer, de courir de toutes vos forces pour &eacute;chapper.
+ Du reste, &agrave; quoi bon &eacute;piloguer aujourd'hui; l'agent &eacute;tait
+ vivant et avait re&ccedil;u de l'avancement, lui &eacute;tait pris, convaincu
+ d'avoir donn&eacute; &quot;&agrave; un agent de la force publique, dans l'exercice
+ de ses fonctions, des coups et blessures n'ayant pas entra&icirc;n&eacute; la
+ mort, mais avec intention de la donner&quot;. Le fait &eacute;tait patent, &eacute;tabli;
+ pourquoi de si longues explications? Le marchand de vins, son patron, &eacute;tait
+ venu d&eacute;poser, seul t&eacute;moin &agrave; d&eacute;charge; il avait jur&eacute;
+ solennellement sur son honneur que Plutarque &eacute;tait un gar&ccedil;on s&eacute;rieux,
+ rang&eacute; et travailleur, qu'il &eacute;tait doux, que toute cette affaire
+ reposait sur un malentendu, sur un myst&egrave;re impossible &agrave; comprendre.
+ Ce t&eacute;moignage avait m&ecirc;me impressionn&eacute;, jusqu'&agrave; un
+ certain point, les jur&eacute;s, quand, tr&egrave;s n&eacute;gligemment, l'avocat
+ g&eacute;n&eacute;ral demanda au t&eacute;moin:</p>
+<p>- Vous avez &eacute;t&eacute; condamn&eacute; l'an dernier pour contravention
+ &agrave; la loi sur les fraudes...</p>
+<p>L'homme eut beau r&eacute;pondre: &quot;C'&eacute;taient des bouteilles que
+ j'achetais cachet&eacute;es&quot;. L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur
+ disait en tapotant l'air de sa droite:</p>
+<p>- C'est bien, c'est bien.</p>
+<p>Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, d&egrave;s lors, il trouva cette
+ c&eacute;r&eacute;monie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc &eacute;tait
+ dur et son derri&egrave;re &eacute;tait tal&eacute;. Il se rappelait la caserne
+ o&ugrave; il avait &eacute;t&eacute; puni pour un jour assez s&eacute;v&egrave;rement:
+ le Lieutenant-Colonel, homme &eacute;l&eacute;gant, qu'on ne voyait jamais,
+ l'avait fait appeler et lui avait simplement dit: &quot;Vous avez fait &ccedil;a,
+ vous aurez quinze jours de prison&quot;. Le tout n'avait pas dur&eacute; cinq
+ minutes. C'&eacute;tait mieux ainsi. Quand les plus forts sont d&eacute;cid&eacute;s,
+ n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat g&eacute;n&eacute;ral &eacute;tait particuli&egrave;rement
+ savoureux, n'en manquant pas une: &quot;La parfaite &eacute;ducation&quot;,
+ le malheureux p&egrave;re, &quot;fonctionnaire distingu&eacute;&quot;, jusqu'&agrave;
+ une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destin&eacute;e &agrave; montrer
+ sa haute culture; et, dans son d&eacute;sir fielleux d'obtenir le maximum, il
+ allait jusqu'&agrave; parler avec attendrissement des pauvres criminels ordinaires,
+ n'ayant pas &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute;s de semblable fa&ccedil;on,
+ et qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable acharnement.
+ Le jeune avocat fut tr&egrave;s brillant, en plaidant la s&eacute;v&eacute;rit&eacute;
+ excessive et stupide du &quot;distingu&eacute; fonctionnaire&quot;, mais son
+ discours portait &agrave; faux, parce que la plupart des jur&eacute;s, &eacute;tant
+ p&egrave;res de famille, n'appr&eacute;ciaient pas, cette mise en cause de la
+ paternelle autorit&eacute;, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit
+ couplet sur la m&egrave;re que &quot;la mort avait emp&ecirc;ch&eacute;e de
+ veiller au droit de l'enfant&quot;, fut, pour Plutarque, le seul incident de
+ cette interminable journ&eacute;e: l'&eacute;vocation avait &eacute;t&eacute;
+ inattendue et avait produit en lui un &eacute;tourdissement passager; pauvre
+ petite maman qu'il avait perdue tout enfant et &agrave; peine connue, elle devait
+ &ecirc;tre d&eacute;cid&eacute;ment sa derni&egrave;re tendresse. Deux larmes
+ br&ucirc;l&egrave;rent au coin de ses yeux qui n'&eacute;taient point habitu&eacute;s
+ &agrave; s'&eacute;mouvoir, ce fut un instant seulement et personne n'avait
+ pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient tourn&eacute; ainsi...</p>
+<p>La d&eacute;lib&eacute;ration fut courte.</p>
+<p>- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jur&eacute;, la main
+ sur le c&ocirc;t&eacute;...</p>
+<p>Le garde fit sortir Plutarque pour le prononc&eacute; de la sentence, puis
+ le fit rentrer de nouveau.</p>
+<p>- ... 10 ans de travaux forc&eacute;s...</p>
+<p>- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.</p>
+<p>Dans le couloir, o&ugrave; il dut attendre, au sortir de la salle, toute une
+ s&eacute;rie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la fen&ecirc;tre.
+ La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, &agrave; travers ce voile l&eacute;ger
+ de bu&eacute;e qu'il avait remarqu&eacute; si souvent. Les gens, affair&eacute;s
+ ou fl&acirc;nants, circulaient entre les autobus et les voitures comme &agrave;
+ l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un qui voudrait emporter
+ ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne revoir jamais.</p>
+<p>Pendant qu'il attendait, le pr&eacute;sident et l'avocat g&eacute;n&eacute;ral,
+ d&eacute;pouill&eacute;s de leurs robes, pass&egrave;rent pr&egrave;s de lui;
+ un bout de leur conversation lui vint:</p>
+<p>- Ma fille, fit l'un, a accouch&eacute; ce matin d'un gros gar&ccedil;on...&quot;</p>
+<p>... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">La carri&egrave;re D'Arsay-Lancourt.</h2>
+<p><br>
+ <i>Apr&egrave;s le d&icirc;ner, un soir d'ao&ucirc;t, dans le salon de lecture
+ du Jockey de Rio, nous &eacute;tions assis devant une fen&ecirc;tre qui donne
+ sur la baie; il faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit &eacute;tait lumineuse
+ et lourde, une de ces nuits de l'Am&eacute;rique du Sud, pendant lesquelles
+ on n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami Turner,
+ r&eacute;cemment d&eacute;barqu&eacute; de France, m'avait accompagn&eacute;
+ au Club. Autour de nous s'&eacute;taient group&eacute;s quelques Fran&ccedil;ais
+ de la colonie, d&eacute;soeuvr&eacute;s comme tout le monde &agrave; cette heure.
+ On s'ennuyait un peu.</i></p>
+<p><i>Turner vint &agrave; notre secours, en nous racontant, de tr&egrave;s bonne
+ gr&acirc;ce, une histoire &eacute;trange. Il nous la donnait pour v&eacute;ridique.
+ J'ai un peu de peine pourtant &agrave; la croire. Bien que j'aie quitt&eacute;
+ la France depuis cinq ans maintenant, il ne me para&icirc;t pas possible que
+ par des lettres ou par des journaux, aucun &eacute;cho de cette aventure et
+ surtout de sa fin tragique, ne m'en soit jamais arriv&eacute;; de plus, mon
+ ami Turner, tout ing&eacute;nieur des Ponts qu'il soit, a &eacute;crit, au sortir
+ de l'Ecole polytechnique, une s&eacute;rie de nouvelles abracadabrantes: je
+ me demande si celle-l&agrave; n'est pas simplement le produit de sa f&eacute;conde
+ imagination.<br>
+ </i></p>
+<p><i>Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta</i>.</p>
+<p><br>
+ - Je crois, commen&ccedil;a-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses
+ pour modifier profond&eacute;ment une carri&egrave;re politique, m&ecirc;me
+ et surtout celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai
+ eu dans ma vie un exemple frappant: la carri&egrave;re d'un ancien camarade
+ de lyc&eacute;e, Arsay-Lancourt.</p>
+<p>Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il f&ucirc;t le plus intelligent,
+ ni le plus travailleur; il n'&eacute;tait pas le premier non plus, mais il avait
+ quelque chose de plus pr&eacute;cieux que l'intelligence ou la m&eacute;thode;
+ c'&eacute;tait une sorte d'&eacute;quilibre g&eacute;n&eacute;ral, aussi bien
+ de ses forces physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait,
+ en lui-m&ecirc;me, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais
+ vue chez d'autres. Il &eacute;tait de nous tous celui qui, ne sachant pas une
+ le&ccedil;on ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur
+ parti de son incomp&eacute;tence. Avec une maestria incomparable, il savait
+ sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, d&eacute;vier la question
+ pour se rabattre, avec &eacute;l&eacute;gance, sur les terrains connus. Ajout&eacute;
+ &agrave; ces avantages, son physique &eacute;tait agr&eacute;able, il se pr&eacute;sentait
+ bien. Il &eacute;tait &quot;l'&eacute;l&egrave;ve &agrave; effets&quot; par
+ excellence et, bien qu'il ne f&ucirc;t pas le meilleur d'entre nous, c'&eacute;tait
+ lui que nos diff&eacute;rents ma&icirc;tres interrogeaient quand les inspecteurs
+ acad&eacute;miques entraient dans les classes.</p>
+<p>Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.</p>
+<p>Comme il arrive, au sortir du lyc&eacute;e, je le perdis de vue et n'aurais
+ plus su ce qu'il devenait, quand un matin, &agrave; l'usine, on me fit passer
+ sa carte; il demandait &agrave; me voir. Tout de suite, je le fis entrer et
+ tout de suite aussi, je le reconnus. C'&eacute;tait maintenant un bel homme,
+ les traits de son visage &eacute;taient r&eacute;guliers; il avait de grands
+ yeux gris, une moustache blonde un peu retrouss&eacute;e sur un sourire fait
+ &agrave; la fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il &eacute;tait
+ grand et bien d&eacute;coupl&eacute;, et tous ses gestes d&eacute;notaient une
+ force qu'il lui plaisait de rendre inutile. Son &eacute;l&eacute;gance &eacute;tait
+ sobre et non pas ridicule; sa voix avait un ton prenant, autoritaire et chaud.</p>
+<p>- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux <i>Forges des Batignolles</i>, lui
+ dis-je en le voyant.</p>
+<p>Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il entendait
+ se pr&eacute;senter aux &eacute;lections l&eacute;gislatives dans le quartier.</p>
+<p>- Comme tu as raison, ne pus-je m'emp&ecirc;cher de remarquer.</p>
+<p>Il fit quelques r&eacute;serves sur des points auxquels je n'aurais jamais
+ pens&eacute;...</p>
+<p>- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un programme...</p>
+<p>Il allait me dire son programme, mais je l'arr&ecirc;tai; c'&eacute;tait inutile
+ car je ne comprends rien &agrave; la politique et je pensais que ce brave gar&ccedil;on
+ aurait sans doute bien des occasions pour placer &agrave; d'autres son petit
+ discours.</p>
+<p>Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en quoi je
+ pouvais l'aider, il m'expliqua sans d&eacute;tours. Il s'agissait de parler
+ en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-ma&icirc;tres.</p>
+<p>- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqu&eacute; que je
+ ne m'entendais pas &agrave; ces sortes de propagandes.</p>
+<p>Il ne tenta pas de revenir &agrave; l'assaut et de me placer un court r&eacute;sum&eacute;
+ de ses projets que j'aurais d&ucirc; moi-m&ecirc;me d&eacute;velopper &agrave;
+ mes hommes.</p>
+<p>- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te feraient
+ plaisir en votant pour moi.</p>
+<p>J'&eacute;tais gagn&eacute; moi aussi par cette argumentation si franche et
+ si bien adapt&eacute;e &agrave; moi; je lui r&eacute;pondis:</p>
+<p>- C'est entendu, je te le promets.</p>
+<p>Il me tendit la main avec une affection si spontan&eacute;e que je l'interrogeai:</p>
+<p>- Tu as vraiment envie d'&ecirc;tre d&eacute;put&eacute;? Cela t'amuserait?</p>
+<p>- Pas autrement, r&eacute;pondit-il, mais que veux-tu que je fasse?</p>
+<p>D&eacute;cid&eacute;ment ce gar&ccedil;on, toute ma vie, devait me d&eacute;sarmer.
+ Quand il sortit de chez moi, j'&eacute;tais d&eacute;cid&eacute; &agrave; l'aider
+ et les quelques jours qui suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de
+ lui &agrave; quelques coll&egrave;gues, &agrave; quelques ouvriers que je savais
+ avoir de l'influence, non pas certainement comme Arsay leur aurait parl&eacute;,
+ oh non, je leur disais tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux
+ te moi:</p>
+<p>- Votez donc pour lui, qu'est-ce que &ccedil;a peut vous faire, vous, &ccedil;a
+ ne vous changera pas et lui sera ravi.</p>
+<p>Comme ils savaient tous que j'&eacute;tais sinc&egrave;re en leur tenant ce
+ langage, dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que
+ les travailleurs de la m&eacute;tallurgie sont les plus intelligents du monde
+ et partant les meilleurs gar&ccedil;ons de la cr&eacute;ation; vous comprenez,
+ ils sont habitu&eacute;s &agrave; ajuster les pi&egrave;ces de m&eacute;taux,
+ c'est un travail qui se fait au dixi&egrave;me de millim&egrave;tre, il faut
+ y aller prudemment. Allez donc monter des boniments &agrave; des gaillards de
+ leur esp&egrave;ce!</p>
+<p>Dans l'ensemble, les affaires &eacute;lectorales d'Arsay marchaient bien. Il
+ avait tenu plusieurs r&eacute;unions dans le quartier, qui, &agrave; part une
+ opposition normale, avaient bien r&eacute;ussi. D'ailleurs toutes ses affaires
+ marchaient bien, car non seulement, il avait jet&eacute; son d&eacute;volu sur
+ la repr&eacute;sentation de la circonscription, mais il l'avait jet&eacute;
+ aussi sur la fille de notre administrateur-d&eacute;l&eacute;gu&eacute;, une
+ ravissante petite cr&eacute;ature brune qui montait &agrave; cheval, menait
+ des autos et devait avoir une forte dot. Si les deux combinaisons politique
+ et sentimentale r&eacute;ussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une
+ puissance, d&eacute;put&eacute;, ministre probablement, grosse fortune, jolie
+ femme. Il entrerait s&ucirc;rement au conseil d'administration de notre soci&eacute;t&eacute;.
+ Je ne pouvais m'emp&ecirc;cher de penser &agrave; ceux de nos condisciples communs
+ qui devinrent vraiment des hommes sup&eacute;rieurs, particuli&egrave;rement
+ &agrave; l'un d'eux sorti major de notre promotion &agrave; l'X, une si belle
+ intelligence, un si grand coeur et une folle gaiet&eacute;: il &eacute;tait
+ en train, &agrave; cette heure, de respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux,
+ ing&eacute;nieur &agrave; cinquante louis par mois, quelque part dans la banlieue
+ de Lyon, cependant qu'Arsay... Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort
+ de nous fesser pour nous faire apprendre les math&eacute;matiques; la culture
+ physique, la politique, la danse et le maintien, voil&agrave; ce qui aurait
+ d&ucirc; nous &ecirc;tre enseign&eacute;.</p>
+<p>Mais un petit &eacute;v&eacute;nement troubla profond&eacute;ment la carri&egrave;re
+ d'Arsay-Lancourt.</p>
+<p>Un matin, vers onze heures, &agrave; l'heure du d&eacute;jeuner, toutes les
+ &eacute;quipes sortaient des usines et d&eacute;valaient dans le faubourg. C'est
+ l'heure de la joie dans le monde du travail: au commencement de la journ&eacute;e,
+ les ouvriers ont v&eacute;cu trop loin les uns des autres, ils sont trop pr&egrave;s
+ des soucis r&eacute;els de la maison, le soir, ils sont fatigu&eacute;s et se
+ dispersent vite pour rentrer chez eux: au d&eacute;jeuner, au contraire, ils
+ ont d&eacute;j&agrave; abattu la moiti&eacute; de la t&acirc;che, c'est comme
+ une r&eacute;cr&eacute;ation qu'ils prennent ensemble, les plaisanteries et
+ les farces vont bon train, et si quelques-unes ne sont pas du meilleur go&ucirc;t,
+ c'est entendu, ce sont du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-l&agrave;,
+ dans tout Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme
+ un grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire &agrave;
+ la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers &eacute;taient
+ sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en farandoles, les
+ camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. D&eacute;tail aggravant:
+ le soleil lui-m&ecirc;me se mettait de la partie dardant ses clairs rayons d'avril
+ sur cette gaiet&eacute; folle et la multipliant.</p>
+<p>La cause de toute cette joie tenait &agrave; bien peu de chose. Un peu avant
+ onze heures, au coin du boulevard de la R&eacute;volte et de la rue Victor Hugo,
+ on avait trouv&eacute;, derri&egrave;re un tas de planches, b&acirc;illonn&eacute;,
+ assis par terre le dos coll&eacute; au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur
+ d&eacute;put&eacute; avait les mains attach&eacute;es, il &eacute;tait v&ecirc;tu
+ d'un habit de soir&eacute;e macul&eacute; de boue. Certainement, il &eacute;tait
+ victime d'un attentat, mais on ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'&eacute;tait
+ pas &eacute;vanoui et pourtant, &agrave; aucun prix, il ne voulait apr&egrave;s
+ qu'on l'eut d&eacute;li&eacute;, qu'on l'aid&acirc;t &agrave; se relever ou
+ qu'on le change&acirc;t de place. Un de mes ing&eacute;nieurs assistait &agrave;
+ la sc&egrave;ne.</p>
+<p>- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?</p>
+<p>Arsay r&eacute;pondait:</p>
+<p>- Rien, rien, c'est un petit incident qui se r&eacute;glera plus tard.</p>
+<p>- Il faut vous sortir de l&agrave;, insistait-on.</p>
+<p>- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre service;
+ je vous remercie, ne vous inqui&eacute;tez pas, je suis bien.</p>
+<p>Mais comme &agrave; ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient
+ de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant un passage
+ &agrave; travers le rassemblement; arriv&eacute;s &agrave; lui, ils se pench&egrave;rent
+ charitablement et pos&egrave;rent encore quelques questions ainsi qu'il est
+ pr&eacute;vu au r&eacute;glement.</p>
+<p>- Laissez-moi, r&eacute;p&eacute;tait Arsay, avec hauteur; faites seulement
+ circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.</p>
+<p>L'un des repr&eacute;sentants de la force essaya bien de se rendre &agrave;
+ ce d&eacute;sir de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour &ecirc;tre
+ &eacute;lu. Il tenta de disperser la foule, mais il y avait bien pr&egrave;s
+ de cinq cents personnes et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers
+ son coll&egrave;gue, insista encore aupr&egrave;s d'Arsay en finissant par &eacute;lever
+ la voix. Mon ing&eacute;nieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune
+ peine &agrave; croire --, que Arsay retrouva devant ces derni&egrave;res sommations,
+ son ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes qui
+ firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularit&eacute; &eacute;tait
+ grande &agrave; ce moment pr&eacute;cis, malheureusement on ne fait pas voter
+ &agrave; l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents diagnostiqu&egrave;rent
+ &quot;la loufoquerie&quot; et, r&eacute;solus &agrave; emmener Arsay de force,
+ ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se d&eacute;battit. Un curieux pr&ecirc;ta
+ main forte, tint les pieds. Une fois lev&eacute;, Arsay refusa de faire un pas,
+ s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et demanda &agrave;
+ parler &agrave; la foule qui fit silence pour l'&eacute;couter.</p>
+<p>- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis victime
+ pour la deuxi&egrave;me fois d'un indigne abus de la force; ce matin, c'&eacute;tait
+ &eacute;videmment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose &agrave; ce
+ que vous choisissiez librement votre repr&eacute;sentant...</p>
+<p>Cette partie du discours fit encore excellente impression.</p>
+<p>... Maintenant, continua Arsay, la force polici&egrave;re...</p>
+<p>Les agents ne le laiss&egrave;rent pas dire un mot de plus: l'article de leur
+ r&egrave;glement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police &eacute;tant
+ l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un m&ecirc;me mouvement, ils
+ pos&egrave;rent chacun d'un c&ocirc;t&eacute; leurs bras puissants sur les &eacute;paules
+ de celui qui &eacute;tait devenu soudain dans leur esprit un d&eacute;linquant
+ et d'une m&ecirc;me pouss&eacute;e le firent avancer dans la direction du poste.
+ Et ces deux hommes v&ecirc;tus de fa&ccedil;on identique, dans la m&ecirc;me
+ posture, ayant la m&ecirc;me volont&eacute;, et jusqu'&agrave; la m&ecirc;me
+ expression donnaient l'impression, comme dans un ballet bien r&eacute;gl&eacute;,
+ d'&ecirc;tre un seul motif vivant d'ornementation.</p>
+<p>Alors aux yeux de cette foule tr&egrave;s apitoy&eacute;e apparut une singuli&egrave;re
+ vision et d'un seul coup tout le myst&egrave;re fur r&eacute;v&eacute;l&eacute;,
+ Les basques, le pantalon, le cale&ccedil;on et la chemise d'Arsay avaient &eacute;t&eacute;
+ soigneusement d&eacute;coup&eacute;s en un rond r&eacute;gulier qui mettait
+ &agrave; nu l'anatomie du pauvre candidat depuis le creux des reins jusqu'&agrave;
+ une main environ au-dessus de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague
+ de fou-rire &eacute;norme, formidable, qui partit des premiers rangs et courait
+ sans s'arr&ecirc;ter jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il
+ dut, dans cet instant au moins, perdre ce bel &eacute;quilibre dont il avait
+ le secret. Des t&eacute;moins m'ont racont&eacute; par la suite que la boue
+ du trottoir, sur lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre
+ et un peu rose des marques bien nettes. C'&eacute;tait un peu comique, assur&eacute;ment.</p>
+<p>Derri&egrave;re le groupe form&eacute; par Arsay et les deux agents qui filait
+ maintenant &agrave; toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en courant.
+ C'&eacute;tait un cort&egrave;ge en d&eacute;lire, impressionnant par le nombre
+ et dont la t&ecirc;te &eacute;tait un derri&egrave;re, un malheureux derri&egrave;re
+ qui n'en pouvait mais.</p>
+<p>Les hommes &eacute;taient r&eacute;unis en une m&ecirc;me pens&eacute;e, ils
+ &eacute;taient nombreux, il fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux
+ sont faits pour r&eacute;pondre &agrave; ce besoin. Sur l'air des <i>lampions</i>
+ un loustic improvisa rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul
+ d'abord, sa voix monta claire et gr&ecirc;le dans le matin radieux:<br>
+</p>
+<blockquote>
+ <p><br>
+ <i>Arsay j'ai vu<br>
+ Arsay j'ai vu<br>
+ Ton dos (1)<br>
+ Arsay ton dos<br>
+ Arsay ton dos<br>
+ Je l'ai vu.</i><br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p> (1) Pour &ecirc;tre tr&egrave;s exact, je dois dire que le narrateur ne se
+ servit pas pr&eacute;cis&eacute;ment de ce dernier mot; c'est par pudeur pour
+ nos lecteurs que je fais cette l&eacute;g&egrave;re alt&eacute;ration historique.
+ Les initi&eacute;s n'auront pas de peine &agrave; r&eacute;tablir le texte dans
+ sa puret&eacute; premi&egrave;re.</p>
+<p>Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain qu'elle scandait
+ du bruit formidable de ses pas cadenc&eacute;s. Des automobiles et deux tramways
+ arr&ecirc;t&eacute;s battaient la mesure avec leurs trompes et leurs avertisseurs.
+ Les vitres des maisons en tremblaient. Et, le rire, le rire formidable ne cessait
+ pas, mais grandissait au contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur
+ leur si&egrave;ge, les gens aux fen&ecirc;tres, les deux agents en t&ecirc;te,
+ tous s'esclaffaient, et m&ecirc;me la face d'Arsay, o&ugrave; l'on voyait des
+ larmes briller, se tordait en un rictus &eacute;trange.</p>
+<blockquote>
+ <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..<br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p>Le chemin &eacute;tait long. Dans une auto d&eacute;couverte qui fut oblig&eacute;e
+ de s'arr&ecirc;ter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit,
+ son fianc&eacute;. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre
+ sa place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le soir,
+ devaient pouffer &agrave; l'unisson.</p>
+<p>La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriv&egrave;rent
+ au terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement &eacute;prouver une
+ am&egrave;re joie &agrave; voir de loin para&icirc;tre la porte de cette singuli&egrave;re
+ boutique aux vitres grillag&eacute;es, &agrave; l'enseigne salie que personne
+ ne se pr&eacute;occupait de rendre engageante et o&ugrave; s'inscrivaient en
+ lettres bleues:</p>
+<blockquote>
+ <p> POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.</p>
+</blockquote>
+<p>La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant voir &agrave;
+ la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derri&egrave;re lequel
+ il allait se passer quelque chose.<br>
+</p>
+<p>La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le temps
+ entonnait par moments son hymne:</p>
+<blockquote>
+ <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..</p>
+</blockquote>
+<p>Et la chanson cruelle devait arriver &agrave; peine assourdie jusqu'au malheureux,
+ assis sur un b&acirc;t-flanc, au milieu des agents qui riaient encore de leur
+ gorge bruyante. Peut-&ecirc;tre comprit-il qu'il &eacute;tait arriv&eacute;
+ au bout de son r&ecirc;ve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annon&ccedil;ait si
+ bien.</p>
+<p>Les sir&egrave;nes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin
+ &agrave; ce supplice. Bient&ocirc;t il n'y eut plus dans la rue que la voix
+ de quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans l'apr&egrave;s-midi,
+ un fiacre ferm&eacute; venait chercher Arsay devant le poste et le ramener vers
+ sa demeure.<br>
+</p>
+<p>L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, &eacute;tait
+ bien, comme l'avait pens&eacute; Arsay, son contre-candidat, un certain Maupied
+ qui fut &eacute;lu et qui devint ministre. Celui-ci effray&eacute; des premiers
+ succ&egrave;s de mon ancien camarade, avait imagin&eacute; le petit attentat:
+ quatre hommes &eacute;taient venus cueillir Arsay comme il sortait d'une soir&eacute;e
+ et l'avaient d&eacute;pos&eacute;, les yeux band&eacute;s et le fond de culotte
+ d&eacute;coup&eacute;, pr&egrave;s de l'endroit o&ugrave; il fut trouv&eacute;.</p>
+<p>L'affaire avait &eacute;t&eacute; bien mont&eacute;e. Personne n'avait rien
+ vu.</p>
+<p>La manoeuvre r&eacute;ussit pleinement; huit jours apr&egrave;s, Arsay &eacute;tait
+ battu &agrave; plate couture: 24 voix contre 2724 &agrave; son concurrent le
+ moins avantag&eacute;. Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois
+ le refrain de la journ&eacute;e fatale. On ne devait plus l'entendre de longtemps
+ dans la suite, mais quelques-uns de ses mots rest&egrave;rent. L'histoire avait
+ fait le tour de tout Paris et quand on parlait d'Arsay, on distait toujours:
+ <i>Arsay ton dos</i> (2), sauf dans quelques salons collet-mont&eacute; o&ugrave;
+ l'on disait toujours: <i>Arsay ton chose</i>, appellation qui n'&eacute;tait
+ gu&egrave;re moins d&eacute;sobligeante, au demeurant.</p>
+<blockquote>
+ <p> (2) M&ecirc;me remarque que pr&eacute;c&eacute;demment.<br>
+ </p>
+</blockquote>
+<p>C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus tard,
+ je rencontrai le paurvre gar&ccedil;on, un soir, sur le perron de la gare d'Orl&eacute;ans.
+ Il avait chang&eacute; maintenant, ses habits me paraissaient moins soign&eacute;s
+ et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette assurance que si souvent
+ je lui avais envi&eacute;es. Nous allions dans la m&ecirc;me direction; je lui
+ demandai de monter dans mon compartiment et, en abordant un sujet quelconque,
+ t&acirc;chai de lui faire parler de lui-m&ecirc;me. Il y vint rapidement:</p>
+<p>- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, r&eacute;sign&eacute;,
+ il n'y a rien &agrave; faire, c'est comme &ccedil;a.</p>
+<p>- Comment, dis-je, rien &agrave; faire; ce qui t'est arriv&eacute; est une
+ blague, une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu
+ te laisses abattre...</p>
+<p>- Cette histoire, dit-il, a flanqu&eacute; ma vie par terre, tout simplement.
+ Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'id&eacute;es commune
+ &agrave; tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-m&ecirc;me, quand tu m'as rencontr&eacute;
+ ce soir, est-ce &agrave; nos ann&eacute;es de coll&egrave;ge pass&eacute;es
+ ensemble que tu as pens&eacute;? Jamais de la vie, tu as pens&eacute; &agrave;
+ mon affaire. Pour toi (il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes,
+ -- oh! je ne t'en veux pas -- je suis <i>Arsay ton dos</i>.</p>
+<p>Comme je me r&eacute;criais, &eacute;touffant en moi-m&ecirc;me une invincible
+ envie de rire, il continua:</p>
+<p>- C'est naturel, et si cette histoire &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave;
+ toi au lieu de moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais
+ comme toi: on n'est ma&icirc;tre ni de sa pens&eacute;e, ni de son rire. Seulement
+ si tu avais &eacute;t&eacute; dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait
+ vraiment &eacute;t&eacute; qu'une blague, parce que tu es es un producteur,
+ toi: on te prend pour tes produits.</p>
+<p>- Merci, fis-je.</p>
+<p>- Ah, r&eacute;pondit-il exalt&eacute;, pour s&ucirc;r tu peux dire merci,
+ parce que ton bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que
+ pour moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais &ecirc;tre que d&eacute;put&eacute;
+ et c'est vrai.</p>
+<p>Quand j'ai &eacute;t&eacute; blackboul&eacute;, quand j'ai vu se rompre mes
+ esp&eacute;rances matrimoniales, j'ai essay&eacute; de me ressaisir, de me reprendre.</p>
+<p>J'ai travaill&eacute;, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant,
+ je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes &eacute;touffant des rires
+ de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les c&ocirc;t&eacute;s
+ sur leurs chaises pour me regarder, comme une b&ecirc;te &agrave; voir; ceux-l&agrave;
+ ne savaient pas, on les avait renseign&eacute;s. Je suis entr&eacute; dans un
+ journal; &agrave; la r&eacute;daction, on simplifiait, on m'appelait <i>Ton
+ dos</i>; je persistais, j'&eacute;crivais des articles qui en valaient d'autres,
+ dans le d&eacute;but, je ne signais pas comme les commen&ccedil;ants; seulement
+ les articles qu'on ne signe pas, ne profitent qu'&agrave; la direction, tu t'en
+ rends compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout
+ de ma copie. L'effet fut radical: le r&eacute;dacteur en chef vint lui-m&ecirc;me
+ dans ma salle pour me demander &quot;si je n'&eacute;tais pas fou&quot;. Je
+ changeais de maison, je recommen&ccedil;ais avec patience, avec courage et quand
+ vint l'heure de la signature, c'&eacute;tait je m'en souviens, un article sur
+ le commerce ext&eacute;rieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: <i>Lancret</i>;
+ cela dura quelques jours; puis un confr&egrave;re obligeant de mon ancienne
+ r&eacute;daction fit passer dans un obscur canard ce tout petit &eacute;cho;
+ je le sais par coeur.</p>
+<p>&quot;Notre excellent confr&egrave;re qui signe modestement Lancret des articles
+ si remarqu&eacute;s ne fut pas toujours -- c'&eacute;tait contre son gr&eacute;,
+ il est vrai -- aussi modeste&quot;. C'&eacute;tait sign&eacute;: <i>Tournedos</i>.</p>
+<p>Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent inaper&ccedil;ues,
+ toi? Eh bien, deux jours apr&egrave;s, toute la ville m'appelait Lancret-Tournedos.
+ Dans la suite, mon directeur voyait son tirage augmenter &agrave; cause de moi,
+ et pour cette raison me fichait ostensiblement &agrave; la porte. Je ne peux
+ pas te les raconter toutes, mon vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres,
+ croirais-tu que j'ai re&ccedil;u des propositions du Directeur de l'Olympia
+ pour faire semblant de jouer du hautbois sur la sc&egrave;ne? Si je te disais
+ encore, qu'il y a deux mois, c'est-&agrave;-dire trois ans et demi apr&egrave;s
+ l'incident, une vieille dame du Texas, que je ne connaissais pas, est mont&eacute;e
+ chez moi, dans mon appartement, en me disant: &quot;Monsieur, je paierai ce
+ qu'il faudra, mais je veux <i>le</i> voir.&quot; Oh, tu peux t'esclaffer,
+ ne te retiens pas, c'est naturel...</p>
+<p>Et il sanglota.</p>
+<p>Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique d&eacute;sagr&eacute;able
+ que j'&eacute;prouvais en &eacute;coutant cette histoire navrante. Pendant qu'il
+ la racontait, j'avais &agrave; la fois des envies de rire et je sentais toute
+ l'inconvenance qu'il y avait &agrave; rire, je comprenais qu'Arsay s'en rendait
+ compte et que c'&eacute;tait toujours ainsi quand il parlait de lui. J'avais
+ une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur particuli&egrave;re.
+ Je pensais au Palais Royal o&ugrave;, pour un louis, les gens ont le droit de
+ rire et o&ugrave; ils en usent si peu.</p>
+<p>- Pauvre ami, fis-je la gorge serr&eacute;e.</p>
+<p>J'essayais de d&eacute;tourner la conversation, c'&eacute;tait difficile, il
+ y revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon voyage;
+ il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la main, en lui distant:</p>
+<p>- Bonne chance.</p>
+<p>Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent frapp&eacute;s
+ &agrave; mort.</p>
+<p>Quelques ann&eacute;es pass&egrave;rent encore, quand j'appris, un beau jour,
+ qu'Arsay &eacute;tait entr&eacute; au Parlement. Je m'en r&eacute;jouis pour
+ lui, je le croyais d&eacute;finitivement sorti d'affaires. Il repr&eacute;sentait
+ &agrave; la Chambre la Guadeloupe. Comment s'&eacute;tait fait son &eacute;lection?
+ Tr&egrave;s simplement. Maupied, son contre-candidat de Levallois, &eacute;tait
+ devenu Ministre des Colonies. Quelqu'un lui avait racont&eacute; les suites
+ tragiques de l'acte auquel il devait la premi&egrave;re et partant la plus difficile
+ de ses victoires politiques; il avait d&ucirc; &eacute;prouver quelques remords
+ de sa mauvaise plaisanterie: l'homme n'&eacute;tant jamais m&eacute;chant que
+ lorsqu'il a faim. Alors le secr&eacute;taire d'Etat avait &quot;conseill&eacute;&quot;
+ &agrave; ses services de la Guadeloupe, l'&eacute;lection d'Arsay. On est fix&eacute;
+ sur la valeur de ces conseils: Arsay fut &eacute;lu contre deux candidats n&egrave;gres
+ &agrave; une massive majorit&eacute;. Son &eacute;lection prit la valeur d'un
+ symbole car elle d&eacute;montrait clairement la sup&eacute;riorit&eacute; de
+ la race blanche, &agrave; la lumi&egrave;re du jeu de nos libres institutions.
+ Et toujours, sur les conseils du membre du Cabinet, Arsay fut valid&eacute;
+ sans d&eacute;bats, fait qui aurait prouv&eacute;, s'il en &eacute;tait besoin,
+ combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos repr&eacute;sentants
+ &eacute;lus, est peu fond&eacute;.</p>
+<p>Bref, maintenant Arsay &eacute;tait d&eacute;put&eacute; pour de bon. Peu importe
+ de savoir qui il repr&eacute;sentait. En vertu de l'&eacute;galit&eacute; souveraine,
+ il &eacute;tait &eacute;lu du peuple et en avait tous les droits. Aucune raison
+ profonde ne s'opposait &agrave; ce que sa carri&egrave;re ne devint tout aussi
+ brillante et tout aussi f&eacute;conde que si huit ans avant, il avait &eacute;t&eacute;
+ &eacute;lu, dans une Chambre pr&eacute;c&eacute;dente, d&eacute;put&eacute;
+ de Levallois.</p>
+<p>Ah, pensais-je, voil&agrave; enfin ce pauvre gar&ccedil;on reparti sur sa voie.
+ Je le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, arrivant
+ &agrave; se faufiler &agrave; travers les groupes et les ronds avec ce don sp&eacute;cial
+ qu'il avait de nature; et se sp&eacute;cialisant petit &agrave; petit, dans
+ quelques questions non contest&eacute;es; ainsi il devait fatalement parvenir
+ &agrave; dissocier par une autre association d'id&eacute;es, son nom du souvenir
+ de son ancienne c&eacute;l&eacute;brit&eacute;.</p>
+<p>Pendant un certain temps, les choses all&egrave;rent bien ainsi que je les
+ avais suppos&eacute;es. Comme il convient &agrave; un nouveau parlementaire.
+ Arsay ne prenait pas la parole aux s&eacute;ances, se contentant de temps en
+ temps de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui &eacute;tait
+ loisible ensuite de d&eacute;velopper &agrave; son aise en corrigeant les &eacute;preuves
+ de l'Officiel. Personne ne trouvait rien &agrave; redire et comme je l'avais
+ pens&eacute;, les indig&egrave;nes de la Guadeloupe -- qui ne lisent d'ailleurs
+ pas l'Officiel -- &eacute;taient tr&egrave;s satisfaits. Arsay s'&eacute;tait
+ fait inscrire &agrave; plusieurs commissions dont personne ne voulait, &agrave;
+ celle de la prophylaxie contre la rage, &agrave; celle de l'&eacute;tude du
+ r&eacute;gime des pluies, notamment, pour lesquelles son &eacute;gale incomp&eacute;tence
+ le d&eacute;signait particuli&egrave;rement. Bref, si Arsay n'avait &eacute;t&eacute;
+ imprudent et s'il n'avait pas voulu aborder la tribune avant que son inocuit&eacute;
+ ne fut d&ucirc;ment &eacute;tablie, il aurait fait une tr&egrave;s honorable
+ carri&egrave;re.</p>
+<p>Quelle id&eacute;e saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'&eacute;tait
+ dans une discussion d'int&eacute;r&ecirc;t g&eacute;n&eacute;ral int&eacute;ressant
+ tout sp&eacute;cialement sa circonscription. La Chambre devait statuer sur le
+ r&egrave;glement des compagnies maritimes. Arsay s'&eacute;tait fait inscrire;
+ il avait m&ucirc;rement travaill&eacute; son discours et entendait d&eacute;montrer
+ &agrave; la Chambre la n&eacute;cessit&eacute; vitale pour la M&eacute;tropole,
+ d'avoir des lignes de navigation r&eacute;guli&egrave;res pour desservir les
+ colonies. Les profanes peuvent penser que cette question bien simple aurait
+ d&ucirc; se discuter dans un calme acad&eacute;mique. Singuli&egrave;re erreur!
+ La L&eacute;gislation r&eacute;glementant des compagnies quelconques, et des
+ compagnies de navigation particuli&egrave;rement, ne va jamais sans d&eacute;bats
+ passionn&eacute;s; en effet, il y a toujours dans les Assembl&eacute;es les
+ repr&eacute;sentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne veulent pas
+ voir s'imposer une obligation suppl&eacute;mentaire qui pourrait dasn l'esp&egrave;ce,
+ les forcer &agrave; desservir des ports imm&eacute;diatements peu rentables;
+ et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la socialisation de tous
+ les services susceptibles d'&ecirc;tre rendus par les compagnies; ceux-l&agrave;
+ ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un monopole m&ecirc;me si l'exercice
+ de ce monopole doit se traduire par des pertes, en telle sorte que socialistes
+ et repr&eacute;sentants des compagnies sont toujours d'accord en pareille mati&egrave;re
+ contre le reste de la repr&eacute;sentation nationale qui pourrait &ecirc;tre
+ tent&eacute; de penser aux int&eacute;r&ecirc;ts de la Nation.</p>
+<p>Ah! ce fut une s&eacute;ance m&eacute;morable. Apr&egrave;s l'audition de divers
+ orateurs, vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager &agrave;
+ fond, Arsay monta &agrave; la tribune un gros dossier sous le bras. Il &eacute;tait
+ tr&egrave;s calme en apparence, peut-&ecirc;tre au fond de lui-m&ecirc;me, &eacute;tait-il
+ &eacute;mu d'abord parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir
+ et ensuite &agrave; cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses auditeurs
+ connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se demander, en proie &agrave;
+ un noir pressentiment, si quelque supp&ocirc;t des compagnies ou quelque communiste
+ n'allait pas troubler son expos&eacute; par un f&acirc;cheux rappel.</p>
+<p>Une jeune femme amie assistait &agrave; la s&eacute;ance et me l'a racont&eacute;e.
+ Arsay commen&ccedil;a d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette
+ belle voix que nous lui avions connue au coll&egrave;ge, quand de son brio,
+ il &eacute;blouissait nos ma&icirc;tres. L'assembl&eacute;e qui savait avoir
+ affaire &agrave; un novice convaincu, ignorant les tours de b&acirc;ton et pouvant
+ introduire un peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, &eacute;coutait avec
+ attention. L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu
+ &agrave; peu la griffe de l'&eacute;motion qui le serrait au cou se rel&acirc;chait:
+ la voix devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. Quelques
+ applaudissements partirent m&ecirc;me du centre gauche. Apr&egrave;s l'expos&eacute;,
+ Arsay entra alors carr&eacute;ment dans le vif de la discussion et posa le probl&egrave;me
+ sans ambages, dans son vrai jour. Imm&eacute;diatement l'opposition droite et
+ gauche r&eacute;unie donna, mais c'&eacute;taient des interjections, des hurlements
+ presque discrets assez inintelligibles et assez impr&eacute;cis pour ne pas
+ appeler de r&eacute;pliques. Arsay trouva, dans ces apostrophes, un nouvel encouragement:
+ n'&eacute;tait-ce pas ainsi qu'&eacute;taient accueillis les plus grands orateurs
+ parlementaires. Et il continua &agrave; d&eacute;vider son argumentation qui
+ &eacute;tait forte, plusieurs en ont t&eacute;moign&eacute;. Un moment, on a
+ pu dire qu'il tenait un v&eacute;ritable succ&egrave;s: il s'en rendait compte
+ et en devenait meilleur. Il expliquait comment l'int&eacute;r&ecirc;t des compagnies
+ m&ecirc;me se conciliait avec le r&egrave;gleent qu'il lui semblait devoir &ecirc;tre
+ impos&eacute;; il disait que le pavillon cr&eacute;ait le d&eacute;bouch&eacute;,
+ lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement &agrave; partie.</p>
+<p>- C'est en raison de ces b&eacute;n&eacute;fices futurs, disait l'interrupteur,
+ qui sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la n&eacute;cessit&eacute;
+ de faire un cadeau &agrave; des compagnies priv&eacute;es. Nous avons trop vu
+ ces agissements jusqu'ici.</p>
+<p>Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour r&eacute;pliquer &agrave; cette
+ interruption, posa lui-m&ecirc;me une interrogation.</p>
+<p>- Qu'avez-vous vu?</p>
+<p>Des bancs de la droite mod&eacute;r&eacute;e, une voix rogue partit, qui r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ton dos. (3)</p>
+<p>Oh, l&eacute;g&egrave;ret&eacute; des corps l&eacute;gislatifs! La Chambre
+ se vengeait-elle de l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait
+ impos&eacute;e? On ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une
+ fois un &eacute;clat de rire g&eacute;n&eacute;ral et fou qui prit non seulement
+ les opposants, mais les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'&agrave; l'&eacute;l&eacute;gant
+ pr&eacute;sident; ce dernier, par principe, faisait semblant de se f&acirc;cher,
+ mais sa sonnette m&eacute;chante, mollement agit&eacute;e, vibrait de petites
+ notes comiques et complices, faisant penser &agrave; une vieille fille qui se
+ retient devant une inconvenance. Toute la salle tr&eacute;pignait et le rire
+ durait, repartant par saccade devant la mimique vari&eacute;e d'Arsay. Tant&ocirc;t
+ il montrait le poing aux trav&eacute;es d'extr&ecirc;me gauche, en vocif&eacute;rant
+ comme M. Jaur&egrave;s, des mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait,
+ et tant&ocirc;t il restait calme, adoss&eacute; au bureau du pr&eacute;sident
+ dans cette pose qui &eacute;tait famili&egrave;re &agrave; M. Jules Roche pendant
+ les discussions orageuses; seulement Arsay passait brusquement de l'une &agrave;
+ l'autre de ces attitudes, comme s'il n'eut pas eu le contr&ocirc;le de ses actes,
+ et ces transitions amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence d&ucirc;
+ &agrave; des rates trop dilat&eacute;es, nullement engageant pour poursuivre
+ une discussion et le pr&eacute;sident se penchant au-dessus de son pupitre disait:</p>
+<p>- Parlez, mais parlez donc.<br>
+</p>
+<blockquote>
+ <p>(3) Toujours m&ecirc;me remarque que pr&eacute;c&eacute;demment. </p>
+</blockquote>
+<p>Arsay ne parlait pas, mais restait &agrave; la tribune tout de m&ecirc;me.
+ Ce ne fut qu'&agrave; une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge
+ serr&eacute;e ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des
+ syllabes huil&eacute;es:</p>
+<p>- Ah gueu... que... sue...</p>
+<p>Le fou rire recommen&ccedil;a.<br>
+</p>
+<p>Le fou rire recommen&ccedil;a.</p>
+<p>Alors on vit Arsay en proie &agrave; une fureur singuli&egrave;re, d&eacute;chirer
+ et jeter en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans
+ la direction du pr&eacute;sident du Conseil, vieillard caustique qui faisait
+ mine de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop l&eacute;gers
+ pour l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la t&ecirc;te des st&eacute;nographes.
+ Arsay d&eacute;chirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne s'arr&ecirc;tait
+ pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, mais soudain, il
+ se reprit et se mit &agrave; rire lui aussi, d'un rire &eacute;trange, pendant
+ que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assembl&eacute;e croyant qu'il allait
+ sortir un document &agrave; scandale, fit silence: alors avec une dext&eacute;rit&eacute;
+ de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se d&eacute;culotta. In instant,
+ le temps que la Chambre se ressaisisse et que les huissiers soient en haut des
+ marches de la tribune, aux repr&eacute;sentants librement &eacute;lus de la
+ France, au gouvernement responsable et comp&eacute;tent, aux diplomates actifs
+ et intelligents de tous les pays du monde, &agrave; ces braves g&eacute;n&eacute;raux
+ que l'ing&eacute;nieuse abomination de nos adversaires surprit mais n'&eacute;branla
+ pas, &agrave; cette grande presse int&egrave;gre qui fait l'honneur de notre
+ pays, &agrave; cette &eacute;lite du public international si parisien et de
+ toutes les &eacute;l&eacute;gances, Arsay montra ce qu'on l'avait jadis forc&eacute;
+ &agrave; faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baiss&eacute; la t&ecirc;te,
+ en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit plus que ce qu'il
+ voulait. C'&eacute;tait sur le plateau en son milieu, comme un disque rouge
+ qui faisait penser au cr&eacute;puscule d'un petit soir ou encore au sacrifice
+ monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime expiant les p&eacute;ch&eacute;s
+ que le Parlement n'avait jamais commis.</p>
+<p>La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq Cents.
+ Je sais bien que sur son grand c&ocirc;t&eacute; qui fait face &agrave; la salle,
+ un bas-relief en marbre blanc, repr&eacute;sente deux femmes dont l'une &eacute;crit
+ et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette all&eacute;gorie symbolique
+ est l&agrave; certainement pour rappeler aux d&eacute;put&eacute;s qui seraient
+ tent&eacute;s d'&eacute;couter la fragilit&eacute; de la parole: &quot;Ecris,
+ leur dit-elle ou sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette&quot;. Je sais
+ que malheureusement, les d&eacute;put&eacute;s qui sont &agrave; la tribune,
+ ne voyant pas l'all&eacute;gorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin,
+ tout de m&ecirc;me, que de grandes paroles, que de discours f&eacute;conds sont
+ tomb&eacute;s du haut de ces marches. Quand on pense que de cette relique v&eacute;n&eacute;rable,
+ &agrave; juste titre consid&eacute;r&eacute;e comme le berceau de nos lois,
+ que d'elle partit tout cet appareil de justice et de droit, ces grandes r&eacute;formes
+ bienfaisantes, ces conceptions g&eacute;antes de notre politique &eacute;trang&egrave;re,
+ ces plans sublimes et d&eacute;sint&eacute;ress&eacute;s de notre action coloniale,
+ ce petit arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient,
+ en un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste scandalis&eacute;,
+ &agrave; se dire qu'un instant, m&ecirc;me un seul instant, la partie la plus
+ vile d'un individu la domin&acirc;t.</p>
+<p>Arsay &eacute;tait devenu compl&egrave;tement fou.</p>
+<p>On l'a enferm&eacute; &agrave; Bic&ecirc;tre o&ugrave; le cale&ccedil;on de
+ force lui fut pass&eacute;, parce que dans sa d&eacute;mence, le pauvre homme
+ prend tout le monde pour des parlementaires et veut &agrave; chaque instant
+ recommencer.</p>
+<p>Quand le m&eacute;decin-chef fait visiter &agrave; un personnage de marque,
+ son &eacute;tablissement, il ne manque jamais de s'arr&ecirc;ter devant le pauvre
+ malade et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:</p>
+<p>- C'est un ancien d&eacute;put&eacute;.</p>
+<p><i>En terminant son histoire, Turner avait conclu:</i></p>
+<p>- Dire tout de m&ecirc;me que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay
+ aurait pu &ecirc;tre ministre et m&ecirc;me Pr&eacute;sident du Conseil.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">La Saisie.</h2>
+<p></p>
+<p><br>
+ Nous avons &eacute;t&eacute; &eacute;tudiants ensemble. Apr&egrave;s quinze
+ ans ou plus, nous nous &eacute;tions rencontr&eacute;s, ce soir de novembre,
+ dans le hall de la gare de Lyon, attendant le m&ecirc;me train et essayant de
+ d&eacute;chiffrer, sur une ardoise plaqu&eacute;e au mur, le retard dont la
+ Compagnie bienveillante consentait &agrave; nous pr&eacute;venir:</p>
+<p><br>
+ RETARDS ANNONC&Eacute;S<br>
+ TRAIN VENANT DE MARSEILLE<br>
+ 3.h.22</p>
+<p><br>
+ - C'est gai, dis-je.</p>
+<p>- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!</p>
+<p>Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec un de
+ ces &eacute;motions particuli&egrave;res qui sont l'apanage des gens ayant eu
+ des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer &agrave; notre
+ &eacute;go&iuml;sme, des inqui&eacute;tudes, au moins l&eacute;g&egrave;res.
+ Je les ressentais, en v&eacute;rit&eacute;: je me disais en moi-m&ecirc;me:
+ &quot;Il aura 3 h.22 pour me raconter ses d&eacute;convenues&quot;, et je maudissais
+ cette administration que l'Europe a cess&eacute; de nous envier, cependant qu'&agrave;
+ haute voix je remarquais:</p>
+<p>- Le hasard fait bien les choses.</p>
+<p>- Quelquefois, r&eacute;pondit-il, assez tristement.</p>
+<p>Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait paru
+ fameusement chang&eacute;; je me rappelais sa folle gaiet&eacute; d'autrefois,
+ son imagination ardente, jamais &agrave; court d'une farce in&eacute;dite. C'&eacute;tait
+ un sujet brillant que ses camarades d'&eacute;cole croyaient appel&eacute; au
+ plus haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut
+ &agrave; peu pr&egrave;s de mon &acirc;ge: les environs de quarante. Son visage
+ avait un certain air r&eacute;sign&eacute; qu'il n'avait pas jadis; et pourtant,
+ on l'aurait dit mat&eacute;riellement assez &agrave; son aise; il avait des
+ v&ecirc;tements quelconques, des gants et une pelisse qui sans &ecirc;tre opulente,
+ &eacute;tait parfaitement honorable. Le cadre &eacute;tait navrant: dix heures
+ du soir, une de ces nuits froides, mouill&eacute;es et tristes, dont les gares
+ ont le secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumi&egrave;re
+ crue tombait des globes &eacute;lectriques qui se balan&ccedil;aient doucement
+ en l'air; on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou
+ en attendant avaient des figures longues et ennuy&eacute;es.</p>
+<p>Je proposai:</p>
+<p>- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au caf&eacute;.</p>
+<p>Il accepta.</p>
+<p>De l'autre c&ocirc;t&eacute; de la rue, dans la brasserie, l'atmosph&egrave;re
+ &eacute;tait plus sympathique. Il faisait chaud. Une bu&eacute;e enveloppait
+ les consommateurs autour des tables. A part quelques isol&eacute;s, devant un
+ bock -- qu'ils durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes &agrave; boire
+ --, dans l'ensemble, c'&eacute;tait un public de petits employ&eacute;s et de
+ petits fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les plaisanteries
+ et les chiffres classiques &agrave; ces jeux, faisaient comme un accompagnement
+ en sourdine au solo des gar&ccedil;ons qui clamaient les commandes:</p>
+<p>- Deux menthes &agrave; l'eau... un caf&eacute; nature... quatre turins grenadine.</p>
+<p>Nous &eacute;tions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin tranquille.
+ A c&ocirc;t&eacute; de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne savais
+ pas trop quoi dire &agrave; cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en sortir
+ j'&eacute;voquais le pass&eacute;:</p>
+<p>- Tu te rappelles le Vachette, le Panth&eacute;on... Comme c'est loin!</p>
+<p>- Loin de toi, peut-&ecirc;tre, dit-il; certains jours, il me semble que c'est
+ hier.</p>
+<p>Je ne comprenais pas bien pourquoi ces d&eacute;tails &eacute;taient plus pr&egrave;s
+ de lui que de moi; pourtant quelque chose m'emp&ecirc;chait de demander des
+ explications. Je sautais &agrave; une autre id&eacute;e.</p>
+<p>- Qu'est-ce que tu fais?</p>
+<p>- Je suis m&eacute;decin, r&eacute;pondit-il. Nous autres, au sortir de la
+ Facult&eacute;, ce n'est pas comme vous apr&egrave;s l'Ecole de Droit, qui devenez
+ juges, financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me
+ suis install&eacute; dans le troisi&egrave;me, rue B&eacute;ranger. &Ccedil;a
+ ne te dit rien, n'est-ce pas.</p>
+<p>- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.</p>
+<p>- C'est pr&egrave;s de la place de la R&eacute;publique, reprit-il, derri&egrave;re
+ le Th&eacute;&acirc;tre D&eacute;jazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu,
+ c'est une client&egrave;le un peu sp&eacute;ciale, diff&eacute;rente de celle
+ qui habite au Bois de Boulogne; celle-l&agrave; est r&eacute;serv&eacute;e aux
+ patrons. Je me suis fait &agrave; la mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.</p>
+<p>-Mais je croyais, dis-je, qu'apr&egrave;s ton internat, tu pr&eacute;parais
+ justement les h&ocirc;pitaux.</p>
+<p>- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le temps
+ et les moyens de se pr&eacute;parer et d'attendre... Je me suis mari&eacute;
+ tr&egrave;s jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'&eacute;tais mari&eacute;?</p>
+<p>Je fis signe que non.</p>
+<p>- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au train.
+ Elle me ram&egrave;ne mon fils qui &eacute;tait &agrave; Dijon, aupr&egrave;s
+ de mon beau-p&egrave;re. Je leur ai achet&eacute; une petite bicoque, par l&agrave;-bas,
+ c'est leur pays.</p>
+<p>Il parlait sur un ton pos&eacute; et calme, cependant on aurait dit qu'il avait
+ des larmes dans la gorge et cette impression m'emp&ecirc;chait encore d'intervenir.</p>
+<p>Il reprit:</p>
+<p>- J'ai &eacute;pous&eacute; Loute.</p>
+<p>Ce pr&eacute;nom ne me disait plus rien, mais apr&egrave;s quelques pr&eacute;cisions
+ je revis bient&ocirc;t la figure brune et la tournure gracile d'une de nos camarades
+ des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois bien; et nous &eacute;tions
+ m&ecirc;me un certain nombre qui l'avions connue tout &agrave; fait. Nous l'appelions
+ &quot;Moinotte&quot; parce qu'elle ne mangeait gu&egrave;re qu'aux bords de
+ nos tables et qu'elle &eacute;tait petite, vive, gamine et douce toujours. Ah
+ certainement! il me semblait m&ecirc;me que j'entendais encore le p&eacute;piement
+ de son rire. Elle avait l'air d'&ecirc;tre si ing&eacute;nument ce qu'elle &eacute;tait.
+ Si elle &eacute;tait arriv&eacute;e &agrave; se faire &eacute;pouser, celle-l&agrave;,
+ il fallait tirer l'&eacute;chelle!</p>
+<p>J'&eacute;tais d&eacute;cid&eacute; &agrave; ne rien laisser voir de ma surprise;
+ tout de m&ecirc;me quelque chose d&ucirc;t le frapper en mon expression m&ecirc;me.
+ Il enleva son lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.</p>
+<p>- C'&eacute;tait une bien bonne fille, dis-je peut-&ecirc;tre un peu trop simplement.</p>
+<p>- Oui, mais tu penses que c'&eacute;tait tout de m&ecirc;me une fille, r&eacute;pliqua-t-il.</p>
+<p>- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as &eacute;pous&eacute;e,
+ tu sais donc mieux que personne ce qu'elle vaut.</p>
+<p>Cette consid&eacute;ration ne le consolait pas. Un petit silence p&eacute;nible
+ se fit. Pour dire quelque chose, je remarque:</p>
+<p>- Elle &eacute;tait bien jolie!</p>
+<p>Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se l&egrave;vres tristes
+ un pauvre sourire, il me dit:</p>
+<p>- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne &eacute;pouse et une bonne m&egrave;re,
+ je te l'assure.</p>
+<p>- Et bien alors, fis-je.</p>
+<p>- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce temps-l&agrave;
+ que je rencontre; je ne les ai plus recherch&eacute;s, tu comprends. Ce fut
+ un tel changement. Les commencements ont &eacute;t&eacute; difficiles. Ma famille
+ s'est &eacute;loign&eacute;e de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu d'un
+ coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans notre m&eacute;tier...
+ les courses &agrave; pied dans la pluie, les &eacute;tages, les veill&eacute;es,
+ les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que de donner des le&ccedil;ons.
+ Les professeurs ont, du moins, des engagements r&eacute;guliers; ils voient
+ des enfants bien portants. Tandis que nous, nous allons, en passant, oblig&eacute;s
+ de repr&eacute;senter, bien que nous soyons mis&eacute;rables nous-m&ecirc;mes,
+ et toujours aupr&egrave;s d'autres mis&egrave;res. Quand on a une femme &agrave;
+ la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous r&eacute;p&egrave;te sans cesse:
+ &quot;C'est moi qui ai fait ton malheur&quot; c'est dur! Ah! ils &eacute;taient
+ loin les travaux de laboratoire, les concours, les ma&icirc;tres surtout...
+ Heureusement, petit &agrave; petit, les choses s'arrangent, mat&eacute;riellement
+ du moins: c'est une consolation &eacute;norme, surtout qu'on se souvient des
+ d&eacute;buts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un esp&egrave;ce de d&eacute;calement
+ social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu m'excuses, ce soir,
+ c'est de te retrouver. Tu es mari&eacute;?</p>
+<p>Je fis signe que oui.</p>
+<p>Il hocha la t&ecirc;te comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:</p>
+<p>- Tu n'as pas id&eacute;e comment s'est fait mon mariage. Une de ces histoires
+ qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras &agrave; combien peu
+ tiennent nos destin&eacute;es.</p>
+<p>J'&eacute;tais venu &agrave; Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour
+ une place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande carri&egrave;re
+ m&eacute;dicale, c'est une &eacute;tape n&eacute;cessaire. J'avais quitt&eacute;
+ les miens en pleines vacances de No&euml;l. Toute la journ&eacute;e, je m'&eacute;tais
+ fait ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils &eacute;taient
+ alors mes amis. Mes expos&eacute;s n'avaient pas &eacute;t&eacute; trop mauvais.
+ Dans l'ensemble, j'&eacute;tais assez satisfait. Apr&egrave;s les efforts de
+ la journ&eacute;e, je me sentais un besoin terrible de me d&eacute;tendre. Note
+ que j'&eacute;tais en possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les
+ &eacute;trennes que j'avais re&ccedil;ues. Ces circonstances r&eacute;unies
+ m'incitaient &agrave; faire la f&ecirc;te. Comme il n'y avait pas, &agrave;
+ cette &eacute;poque de l'ann&eacute;e, le moindre camarade au quartier, je r&eacute;solus
+ de me chercher une compagne.</p>
+<p>Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panth&eacute;on et j'aper&ccedil;us
+ Loute. Elle &eacute;tait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa serviette
+ dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perch&eacute;e sur un tabouret,
+ la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur son bras, su&ccedil;ait m&eacute;lancoliquement
+ la paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes intentions.
+ Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous f&ucirc;mes d&icirc;ner
+ dans un restaurant voisin et je fis d&eacute;boucher quelques bouteilles de
+ vins choisis. J'&eacute;tais tr&egrave;s en forme et elle aussi. Du moins, je
+ l'ai cru, ce jour-l&agrave;: depuis, -- parce que j'ai souvent rumin&eacute;
+ cette sc&egrave;ne -- il m'a bien sembl&eacute; que Loute n'&eacute;tait pas
+ tout &agrave; fait comme &agrave; son ordinaire; son rire devait sonner un peu
+ faux; mais &eacute;tait-ce force de caract&egrave;re ou insouciance ou bien
+ habitude de sa part, ou bien seulement d&eacute;faut de compr&eacute;hension
+ de la mienne; je ne m'aper&ccedil;us de rien. Apr&egrave;s le d&icirc;ner, nous
+ avions &eacute;t&eacute; &agrave; Bullier, presque d&eacute;sert ce soir-l&agrave;
+ et nous avions fini la nuit &agrave; Montmartre. Je crois que c'est la derni&egrave;re
+ nuit que je me sois amus&eacute;. Il y a des gens pour lesquels les transformations
+ de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est brusquement modifi&eacute;e
+ &agrave; cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un angle vif; comme un
+ carrefour.</p>
+<p>Le lendemain matin, j'&eacute;tais chez Loute. Nous aurions pu faire la grasse
+ matin&eacute;e, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, elle s'&eacute;tait
+ lev&eacute;e. Je la vois encore, en jupon et en sandale, trottant dans son appartement
+ pour nous faire du chocolat.</p>
+<p>Cet appartement -- nous le connaissions tous -- &eacute;tait au Boulevard St-Michel,
+ derri&egrave;re le Luxembourg, un peu apr&egrave;s l'Ecole des Mines, une maison
+ d'angle au deuxi&egrave;me. Le mobilier et la d&eacute;coration &eacute;taient
+ de Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur une
+ marche de laque noire, la psych&eacute; empire. Tu vois?</p>
+<p>- Pas du tout, dis-je avec conviction. En r&eacute;alit&eacute; je voyais tr&egrave;s
+ bien.</p>
+<p>Mais il insista:</p>
+<p>- Tu as oubli&eacute; le salon bleu au tapis &agrave; carreaux qui &eacute;tait
+ s&eacute;par&eacute; de la salle &agrave; manger par un treillage de vigne verte?
+ Le petit aquarium et le jet d'eau sur la chemin&eacute;e du salon?... Enfin,
+ je me les rappelle bien. Cet appartement &eacute;tait la joie et l'orgueil de
+ Loute. Il lui avait &eacute;t&eacute; offert par un Roumain qui, ses &eacute;tudes
+ termin&eacute;es, &eacute;tait reparti dans son pays. Loute en s'y installant
+ avait vu se terminer pour elle l'&egrave;re des garnis. Elle le soignait m&eacute;ticuleusement,
+ le nettoyait et le para&icirc;t toute la journ&eacute;e. A tous venants, elle
+ en vantait l'originalit&eacute; et le confort; c'est en lui, qu'elle passait,
+ &agrave; lire ou &agrave; raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en
+ suis rendu compte ce jour-l&agrave;, cet appartement &eacute;tait sa seule joie.</p>
+<p>J'&eacute;tais couch&eacute; tranquillement en train de boire le chocolat br&ucirc;lant
+ qu'elle m'avait pr&eacute;par&eacute;; je remarquais qu'elle ne mangeait pas.
+ Elle &eacute;tait assise, sa tasse sur les genoux, pr&egrave;s de la fen&ecirc;tre,
+ regardant le boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aper&ccedil;us que
+ des larmes tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais
+ vers elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:</p>
+<p>- &quot;Qu'est-ce que tu as?&quot;</p>
+<p>D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai appris
+ depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, puis comme
+ j'&eacute;tais le plus fort et que j'insistais, elle me r&eacute;pondit comme
+ un gosse:</p>
+<p>- &quot;Du chagrin&quot;.</p>
+<p>J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir un petit
+ secr&eacute;taire chinois qui &eacute;tait pr&egrave;s d'elle et, pour toute
+ r&eacute;ponse, me tendit un papier. C'&eacute;tait un commandement d'huissier.
+ Je mis un bon moment &agrave; le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont
+ &eacute;crits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de jugement
+ et je compris &agrave; travers tout ce fatras que Loute n'avait pas pay&eacute;
+ son loyer depuis neuf mois et qu'&agrave; la requ&ecirc;te de son propri&eacute;taire,
+ auquel s'&eacute;taient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir
+ meubles et les faire vendre aux ench&egrave;res. Le commandement &eacute;tait
+ dat&eacute; de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:</p>
+<p>- &quot;Ils vont te saisir?&quot;</p>
+<p>Mais Loute, tranquille devant cette &eacute;ventualit&eacute;, me r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Tout de m&ecirc;me pas jusque-l&agrave;, j'ai &eacute;crit hier au propri&eacute;taire
+ pour lui demander encore un d&eacute;lai... seulement, c'est ennuyeux&quot;.</p>
+<p>J'&eacute;tais moins rassur&eacute; qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait
+ une partie de mes inqui&eacute;tudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de
+ te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme &eacute;tait beaucoup
+ pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-&ecirc;tre pas grand chose
+ pour un propri&eacute;taire parisien. Cependant par pr&eacute;caution, &agrave;
+ la pens&eacute;e de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus
+ d'abord l'id&eacute;e de t&eacute;l&eacute;graphier &agrave; ma famille une
+ invention quelconque. Mais je r&eacute;fl&eacute;chis que la r&eacute;ponse
+ en admettant m&ecirc;me que la fable soit crue, n'arriverait jamais &agrave;
+ temps et la proc&eacute;dure suivait son cours. Je pensais aussi filer chez
+ des camarades, leur expliquer le cas et r&eacute;unir le magot, mais c'&eacute;tait
+ les vacances et je ne voyais pas chez qui frapper. Devant cette impossibilit&eacute;
+ d'agir, je finis par me persuader que Loute avait raison; il n'y avait peut-&ecirc;tre
+ dans tout le pathos de cette feuille qu'une manoeuvre destin&eacute;e &agrave;
+ effrayer une petite fille. En fin de compte, si contrairement &agrave; nos pr&eacute;visions,
+ l'in&eacute;vitable arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais
+ &agrave; la h&acirc;te et comme tu penses, une fois pr&ecirc;t, je ne m'en allais
+ pas.</p>
+<p>Naturellement le charme &eacute;tait rompu. J'essayais de la distraire en lui
+ racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'&eacute;tant gu&egrave;re
+ divertissant pour elle. Mais je ne devais plus &ecirc;tre en forme: cette fois
+ le vin n'op&eacute;rait plus, mes histoires ne la d&eacute;ridaient pas. La
+ conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au danger,
+ revenait &agrave; la fen&ecirc;tre, comme pour se donner une contenance. Je
+ tentais un moment de me moquer l&eacute;g&egrave;rement de son mobilier, de
+ lui dire que cette d&eacute;coration &eacute;tait danubienne et bonne pour un
+ certain temps, mais qu'elle devait forc&eacute;ment lasser &agrave; la longue.
+ L'expression de ce jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance,
+ sur ce sujet, n'aurait d'autres effets que de lui d&eacute;montrer mon mauvais
+ go&ucirc;t.</p>
+<p>Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un cri de
+ douleur, le cri d'une b&ecirc;te frapp&eacute;e &agrave; mort.</p>
+<p>C'&eacute;tait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moiti&eacute; charrette,
+ moiti&eacute; camion, s'avan&ccedil;ait lentement.</p>
+<p>- &quot;Tu es sotte, fis-je, si une voiture de d&eacute;m&eacute;nagement ne
+ peut plus passer sous tes fen&ecirc;tres...&quot;</p>
+<p>Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur le trottoir
+ par trois messieurs qui firent, une fois arriv&eacute;s devant notre porte,
+ des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture vint docilement se ranger
+ sous nos fen&ecirc;tres m&ecirc;mes. Quatre bonshommes en descendirent, l'un
+ d'eux avait une grosse figure ronde, coiff&eacute; d'un casque &agrave; m&egrave;che;
+ je ne l'oublierai de ma vie.</p>
+<p>Et bien, vois-tu, je n'ai jamais &eacute;t&eacute; condamn&eacute; &agrave;
+ mort, mais j'imagine que la vue du fourgon qui doit vous mener &agrave; la guillotine
+ doit vous faire ressentir quelque chose d'analogue &agrave; ce que je ressentais
+ alors. Quelques minutes d'angoisse se pass&egrave;rent; le temps aux hommes
+ de monter l'escalier. Loute p&acirc;le ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement
+ nerveux agiter son maxillaire inf&eacute;rieur. Le timbre retentit. Le premier
+ mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme je lui faisais
+ remarquer rapidement et aussi doucement que possible l'inutilit&eacute; de cette
+ r&eacute;sistance, elle me demanda d'aller ouvrir moi-m&ecirc;me. Ils entr&egrave;rent.
+ Il y avait la concierge, l'huissier, les deux t&eacute;moins et derri&egrave;re
+ eux le choeur des d&eacute;m&eacute;nageurs qui avaient l'air de figurants.
+ L'huissier se pr&eacute;senta, il devait &quot;parler &agrave; la personne&quot;.</p>
+<p>- &quot;Elle est tr&egrave;s &eacute;mue, dis-je, si vous voulez me faire votre
+ communication...&quot;</p>
+<p>Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-m&ecirc;me sa signification au
+ d&eacute;biteur.</p>
+<p>- &quot;Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la mani&egrave;re.
+ Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se tirer.&quot;</p>
+<p>C'&eacute;tait un grand gar&ccedil;on, assez jeune et se sachant beau. Ses
+ v&ecirc;tements &eacute;taient d'une &eacute;l&eacute;gance frip&eacute;e, mais
+ recherch&eacute;e tout de m&ecirc;me. L'eau coulait de son parapluie sur le
+ tapis. Je le lui pris des mains, pour le mettre au porte-manteau, un peu brusquement
+ peut-&ecirc;tre. Ce tabellion m'aga&ccedil;ait.</p>
+<p>- &quot;Vous vous souciez des gages des cr&eacute;anciers, me dit-il, avec
+ une suave ironie... c'est bien.&quot;</p>
+<p>Il &eacute;tait le plus fort, je n'avais rien &agrave; dire. Je le pr&eacute;c&eacute;dais
+ chez Loute.</p>
+<p>Elle le re&ccedil;ut debout, appuy&eacute;e contre le mur et &eacute;couta
+ sans broncher son petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi
+ avait l'habitude; il r&eacute;citait une le&ccedil;on qu'il avait d&ucirc; placer
+ bien des fois, dans des circonstances identiques et o&ugrave; alternaient savamment
+ les mots de la proc&eacute;dure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers,
+ il y en avait d'une m&eacute;chancet&eacute; cruelle et d'une cuisante impertinence.
+ Il disait, par exemple: &quot;Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou
+ de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos meubles
+ &agrave; l'h&ocirc;tel des ventes&quot;. Je t'avoue, que je baissais la t&ecirc;te
+ comme un coupable, sans arriver &agrave; comprendre cependant la faute que j'avais
+ commise. J'aurais donn&eacute; toute ma fortune pour pouvoir jeter &agrave;
+ la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.</p>
+<p>- &quot;Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous prescrit
+ de ne point saisir: le coucher qui vous est n&eacute;cessaire, c'est-&agrave;-dire
+ votre lit, vos couvertures, draps, &eacute;dredons, etc., les habits dont vous
+ &ecirc;tes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre sur vous tous les
+ v&ecirc;tements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire que tous les papiers
+ et menus objets n'ayant comme valeur principale que le souvenir, par vous y
+ attach&eacute;, vous resteront&quot;.</p>
+<p>Loute n'avait pas r&eacute;pondu, comme il fallait donner des ordres pour l'enl&egrave;vement,
+ elle parla. Elle &eacute;tait bl&ecirc;me et sa gorge &eacute;tait si contract&eacute;e
+ que le son de sa voix en &eacute;tait chang&eacute; et les mots qu'elle disait
+ semblaient &ecirc;tre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore &agrave;
+ ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.</p>
+<p>- &quot;Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tr&egrave;s calmement; je me
+ suis arrang&eacute;e avec le propri&eacute;taire, auquel j'ai &eacute;crit hier.&quot;</p>
+<p>Et ce fut dit avec une telle autorit&eacute; que l'huissier lui-m&ecirc;me
+ en fut troubl&eacute;; un instant il h&eacute;sita. Mais son trouble ne dura
+ pas, il la pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit
+ soudain compte, d'un coup elle tomba &agrave; genoux aux pieds de l'homme, les
+ mains crisp&eacute;es au pan de sa jaquette.</p>
+<p>- &quot;Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je
+ vous le promets, je vous le jure.&quot;</p>
+<p>Je m'&eacute;tais tromp&eacute;, l'huissier n'&eacute;tait peut-&ecirc;tre
+ pas m&eacute;chant au fond; il la releva gentiment en disant:</p>
+<p>&quot;Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne
+ fais qu'ob&eacute;ir. Soyez sage, on t&acirc;chera de vous laisser pas mal de
+ choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme les autres,
+ vous verrez.&quot;</p>
+<p>Il la fit s'asseoir, cependant que discr&egrave;tement, du coin de l'oeil,
+ il disait &agrave; l'&eacute;quipe des d&eacute;m&eacute;nageurs: &quot;Commencez&quot;.</p>
+<p>Ils s'attaqu&egrave;rent &agrave; l'autre pi&egrave;ce d'abord. L'huissier
+ me fit signe de rester aupr&egrave;s d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre,
+ sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-l&agrave; la
+ r&eacute;flexion que les hommes ne sont pas tout de m&ecirc;me si m&eacute;chants
+ qu'ils le disent. Chez tous, m&ecirc;me les plus sots, et m&ecirc;me chez ceux
+ qui font la plus vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.</p>
+<p>Pendant ce temps, Loute s'&eacute;tait assise sur la marche basse qui supportait
+ son lit; la t&ecirc;te dans ses bras, le visage sur les couvertures, je l'entendais
+ qui pleurait doucement &agrave; petits coups. Elle poussait de petites plaintes
+ r&eacute;guli&egrave;res, monotones comme des cris d'enfant et qui semblaient
+ ne devoir s'arr&ecirc;ter jamais. Je restais debout pr&egrave;s d'elle, d&eacute;sempar&eacute;,
+ ne sachant que lui r&eacute;p&eacute;ter sur tous les tons:</p>
+<p>- &quot;Loute, ma petite Loute, ne pleure plus.&quot;</p>
+<p>Mes paroles n'avaient aucun effet; malgr&eacute; tous mes efforts, je sentais
+ qu'au milieu de l'hostilit&eacute; qui l'accablait, j'&eacute;tais pour elle
+ un &eacute;tranger, un spectateur qui ne participait en rien &agrave; l'affaire.
+ Cette sensation m'&eacute;tait d&eacute;sagr&eacute;able: la malheureuse souffrait
+ tellement.</p>
+<p>Derri&egrave;re la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se heurtant
+ aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des &eacute;toffes
+ qu'on pliait, parvenaient jusqu'&agrave; nous, et Loute avait toujours son petit
+ hoquet de douleur; elle l'interrompit &agrave; peine une fois, en entendant
+ arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en retirer &agrave;
+ la vente?</p>
+<p>Quand tout fut emball&eacute; et descendu de ce qui avait &eacute;t&eacute;
+ l'appartement, sauf la chambre o&ugrave; nous &eacute;tions, l'huissier tapa
+ &agrave; la porte et me dit &agrave; voix basse d'emmener &quot;la d&eacute;bitrice&quot;
+ pour qu'il puisse d&eacute;m&eacute;nager cette pi&egrave;ce aussi. Je relevais
+ Loute et j'entrais avec elle au salon.</p>
+<p>En le voyant, elle tomba en arri&egrave;re dans mes bras. La pi&egrave;ce &eacute;tait
+ nue, vid&eacute;e; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait
+ de l'ancienne d&eacute;coration; seuls les papiers des murs aux tons heurt&eacute;s,
+ demeuraient, pour t&eacute;moigner du pass&eacute;; mais ils paraissaient sales,
+ avec leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit l'ancienne
+ place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas d'objets h&eacute;t&eacute;roclites
+ s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des cadres de photographies, des menus,
+ des livres, des programmes, des lettres, et bien d'autres choses encore parmi
+ lesquelles vosinaient un petit amour bouffi, en p&acirc;te tendre et un gros
+ bocal &agrave; confiture vide dans lequel l'huissier avait eu la d&eacute;licate
+ attention de mettre l'eau et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait
+ &agrave; Loute, comme lui rest&egrave;rent son lit et sa toilette et aussi,
+ gr&acirc;ce &agrave; la bont&eacute; du saisissant, presque tous ses v&ecirc;tements:
+ c'&eacute;tait tout ce que la loi, dans sa mansu&eacute;tude, permettait de
+ laisser &agrave; une pauvre petite fille qui n'avait pas assez d'argent encore
+ pour garder ses meubles. L'appartement &eacute;tait &quot;&agrave; l'ordonnance&quot;
+ comme on dit dans ce m&eacute;tier, il n'y avait plus rien &agrave; saisir.
+ Quelle sale journ&eacute;e ce fut, mon pauvre ami.</p>
+<p>Loute s'&eacute;tait pourtant calm&eacute;e un peu. Dans un effort de volont&eacute;,
+ elle avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'&eacute;tait d&eacute;j&agrave;
+ plus le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:</p>
+<p>- &quot;Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir.&quot;</p>
+<p>Cette injustice me frappa, parce qu'apr&egrave;s tout si je n'avais mat&eacute;riellement
+ rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais souffert avec elle; j'estimais
+ m&eacute;riter tout autre chose que ce singulier remerciement. Un instant, j'eus
+ l'id&eacute;e de prendre mon chapeau et de partir, mais je pensais bient&ocirc;t,
+ qu'agir ainsi c'&eacute;tait vraiment lui donner raison, c'&eacute;tait augmenter
+ son chagrin, prendre parti contre elle, la d&eacute;pouiller davantage, si c'&eacute;tait
+ possible, en lui prenant mon amiti&eacute; et en me mettant en quelque sorte
+ &agrave; la suite sur la liste des cr&eacute;anciers poursuivants. Je ne le
+ voulus pas.</p>
+<p>- &quot;Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je
+ ne te laisserai pas dans cette maison d&eacute;sol&eacute;e; tu viendras habiter
+ chez moi.&quot;</p>
+<p>En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air de ses
+ mains comme pour &eacute;carter le voile d'un r&ecirc;ve; elle vint vers moi
+ pour me faire r&eacute;p&eacute;ter.</p>
+<p>- &quot;Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?</p>
+<p>Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:</p>
+<p>- &quot;Jusqu'&agrave; quand?&quot;</p>
+<p>Je lui r&eacute;pondis:</p>
+<p>-&quot;Tant que tu voudras.&quot;</p>
+<p>Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa t&ecirc;te sur mon &eacute;paule
+ et pleura de nouveau, mais ce n'&eacute;tait plus les m&ecirc;mes larmes. Je
+ sentis que quelque chose d'immense s'&eacute;tait pass&eacute; en elle; ces
+ mots l'avaient gu&eacute;rie de la plus grande douleur de l'humanit&eacute;:
+ l'isolement du coeur.</p>
+<p>Pendant cette sc&egrave;ne, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux
+ &eacute;taient dilat&eacute;s: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand
+ pour mieux comprendre l'impossible r&eacute;alit&eacute;. Inconsciemment, de
+ temps en temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon &eacute;paule
+ pour mieux se rendre compte de la solidit&eacute; de son appui.</p>
+<p>Quant &agrave; moi, je puis te le dire, j'&eacute;tais g&ecirc;n&eacute; un
+ peu de l'immensit&eacute; de cette reconnaissance, j'&eacute;tais effray&eacute;
+ et pourtant j'&eacute;tais un peu fier, au fond. Je sais bien qu'il y avait
+ du malentendu dans tout cela, mais j'&eacute;tais fier tout de m&ecirc;me.</p>
+<p>En r&eacute;alit&eacute;, c'est dans cette minute que je me suis mari&eacute;
+ avec elle. Je ne m'en suis aper&ccedil;u qu'apr&egrave;s, mais je me suis bien
+ rendu compte que c'&eacute;tait &agrave; ce moment-l&agrave;. Peut-&ecirc;tre
+ on me dira que ce ne fut pas de mon plein consentement et que je me fixais,
+ en moi-m&ecirc;me, un temps limit&eacute;, que je me disais: nous verrons plus
+ tard. C'est vrai, mais aucun de nos actes n'est absolu. Je me suis mari&eacute;
+ ce jour-l&agrave; parce qu'alors elle m'a offert toute sa vie, parce que je
+ ne l'ai pas refus&eacute;e et parce que depuis lors je n'aurais plus jamais
+ pu l'abandonner sans rompre cet &eacute;quilibre moyen de l'ordre dans lequel
+ nous vivons, sans faire ce qu'on appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait
+ bien, et je t'assure que, si invraisemblable que cela puisse te para&icirc;tre,
+ elle devint dans un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta
+ l'ancien appartement de son coeur.</p>
+<p>Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laiss&acirc;mes
+ o&ugrave; elles &eacute;taient au milieu de la pi&egrave;ce pour les reprendre
+ le lendemain, n'emmenant avec nous que le bocal o&ugrave; clapotaient les poissons
+ rouges. Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous
+ parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant probablement
+ chacun &agrave; des choses bien diff&eacute;rentes, mais unis tout de m&ecirc;me.
+ En entrant dans mon appartement, elle &eacute;tait avec moi comme si elle venait
+ de me conna&icirc;tre, grave, pr&eacute;venante et effarouch&eacute;e, intimid&eacute;e
+ aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je voyais qu'elle se pr&eacute;occupait
+ d&eacute;j&agrave; de leur trouver une place qui ne me g&ecirc;na pas, mais
+ qui soit cependant ordonn&eacute;e et d&eacute;finitive. Le soir, pour la distraire,
+ je voulus l'emmener d&icirc;ner dans une brasserie; elle s'y refusa absolument,
+ estimant qu'il &eacute;tait inutile de faire des d&eacute;penses exag&eacute;r&eacute;es.
+ Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de marquer, au moins ce jour,
+ par un bon souvenir; elle me r&eacute;pondit lointaine:</p>
+<p>- &quot;Le bonheur laisse toujours et n'importe o&ugrave; un bon souvenir.&quot;</p>
+<p>En effet, c'&eacute;tait peut-&ecirc;tre son bonheur.</p>
+<p>Elle m'emmena, derri&egrave;re Cluny, dans une petite cr&eacute;merie, d&eacute;serte
+ &agrave; cette heure; et nous mange&acirc;mes simplement, en face l'un de l'autre,
+ sur une petite table &agrave; toile cir&eacute;e. Pendant le d&icirc;ner, elle
+ me demanda si je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient
+ &agrave; y habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le pass&eacute;, bien qu'elle
+ me donn&acirc;t pour ce changement d'autres raisons; elle disait:</p>
+<p>- &quot;On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait
+ &agrave; la maison, c'est meilleur march&eacute;. C'est plus sain d'ailleurs.&quot;</p>
+<p>Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de jours
+ apr&egrave;s, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de la R&eacute;publique
+ que je n'ai plus quitt&eacute; depuis.</p>
+<p>Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retir&eacute; du milieu des
+ camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller &agrave; la Facult&eacute;
+ et j'en revenais sit&ocirc;t apr&egrave;s le cours ou l'h&ocirc;pital. Je continuais
+ mes &eacute;tudes au d&eacute;but comme par le pass&eacute;, mais aux grandes
+ vacances, la question s'est pos&eacute;e. Je tentais d'abord de raconter des
+ contes &agrave; ma famille; je disais que je rempla&ccedil;ais mes ma&icirc;tres.
+ Mais &agrave; la longue, il a bien fallu qu'on sache. Apr&egrave;s plusieurs
+ sommations, mon p&egrave;re m'a &eacute;crit un beau jour qu'il ne voulait plus
+ entendre parler de moi, qu'il ne me donnerait plus d'argent, qu'il me d&eacute;sh&eacute;riterait.
+ Mon fr&egrave;re et ma belle-soeur m'ont tourn&eacute; le dos. Depuis, il n'y
+ a pas bien longtemps, on m'a &eacute;crit qu'on consentait &agrave; me recevoir,
+ mais sans elle, et entre temps, j'avais connu avec Loute la mis&egrave;re, --
+ tu ne peux pas savoir comme &ccedil;a nous a unis. J'avais d&ucirc; pour vivre
+ abandonner les concours, b&acirc;cler ma th&egrave;se et pratiquer; j'avais
+ eu un enfant, je m'&eacute;tais mari&eacute;. Il y a des histoires qu'on ne
+ recommence pas.</p>
+<p></p>
+Certainement &ecirc;tre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que tu
+ne le crois m&ecirc;me, parce que si je suis coup&eacute; d'avec les miens, d'avec
+mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des habitudes de pens&eacute;e,
+d'&eacute;ducation et de vie analogues &agrave; celles que j'avais moi-m&ecirc;me
+et dans lesquelles j'avais &eacute;t&eacute; &eacute;lev&eacute; -- on ne s'adapte
+jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous heurte; on
+a beau faire, on n'en a pas toujours &eacute;t&eacute;, on n'en sera jamais tout
+&agrave; fait. Depuis la fa&ccedil;on de mettre sa serviette &agrave; table, jusqu'aux
+plaisanteries habituelles, jusqu'&agrave; ces id&eacute;es toutes faites et stupides
+parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous vivons, jusqu'aux sujets
+les plus s&eacute;rieux: il y a tout un monde qu'on ne franchit pas... &agrave;
+moins qu'on mette plus d'une vie &agrave; le traverser.
+<p>(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)</p>
+<p>- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, l'affection
+ de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La carapace qui semble
+ se solidifier entre les moiti&eacute;s de monde qu'on a quitt&eacute; chacun
+ de son c&ocirc;t&eacute;, finit par &ecirc;tre si &eacute;paisse qu'on s'en
+ trouve tous les deux isol&eacute;s comme dans une cellule; les bruits de l'ext&eacute;rieur
+ n'arrivent m&ecirc;me plus, alors on passe tout son temps &agrave; se regarder,
+ &agrave; se d&eacute;couvrir. On ne conna&icirc;t plus personne, jamais je ne
+ m'en suis rendu aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir
+ &eacute;voque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumi&egrave;res,
+ peut-&ecirc;tre une r&eacute;ception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre
+ chose: nous sommes partis une apr&egrave;s-midi -- il pleuvait -- &agrave; pied
+ sous le m&ecirc;me parapluie, la marie n'&eacute;tait pas loin. Nous avons attendu
+ notre tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils &eacute;taient
+ tous du peuple de Paris, rien d'&eacute;l&eacute;gant, je t'assure, mais eux,
+ du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous appelle,
+ un huissier me demanda mes papiers -- &quot;Et vos t&eacute;moins, fit-il&quot;.</p>
+<p>- &quot;Je pensais, r&eacute;pondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait
+ bien me rendre service, vous, par exemple?&quot;</p>
+<p>Il m'expliqua qu'il &eacute;tait fonctionnaire et qu'&agrave; ce titre, les
+ r&egrave;glements le lui interdisaient. Sur ma pri&egrave;re, il demanda aux
+ t&eacute;moins du mariage suivant -- la fianc&eacute;e avait un ulc&egrave;re
+ affreux au visage -- de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu
+ savais.</p>
+<p>- &quot;Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents
+ n'ont pas pu venir...&quot;</p>
+<p>Pauvre brave homme! Ce fut vite b&acirc;cl&eacute;. L'adjoint nous lut le texte
+ indispensable, du m&ecirc;me air qu'il nous aurait dress&eacute; une contravention;
+ nous avons dit &quot;oui&quot; sans &eacute;motion et cinq minutes apr&egrave;s
+ nous &eacute;tions dans la rue, &agrave; nous garer des tramways et des automobiles.
+ Loute &eacute;tait press&eacute;e de rentrer &agrave; cause du petit. Je rentrais
+ avec elle. Je ne te dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goul&ucirc;ment
+ la vie au sein de sa maman, je n'ai pas eu d'&eacute;tranges et douloureuses
+ pens&eacute;es; mais je me suis dit qu'il avait raison quand m&ecirc;me le petit;
+ la vie valait d'&ecirc;tre v&eacute;cue puisque je voyais ce spectacle qui &eacute;tait
+ du bonheur tout de m&ecirc;me. Je me suis promis de faire de mon fils, plus
+ tard, un homme de sciences, un chimiste de pr&eacute;f&eacute;rence, de fa&ccedil;on
+ qu'il ait le moins possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqu&eacute;
+ et c'est trop dur. J'esp&egrave;re qu'il m'&eacute;coutera.</p>
+<p>Nous avions quitt&eacute; le caf&eacute; depuis un moment. Nous sommes de nouveau
+ dans le hall de la gare, quand enfin &agrave; l'autre bout du trottoir brillent
+ les feux de la locomotive, il me dit:</p>
+<p>- Pourquoi t'ai-je racont&eacute; tout cela?</p>
+<p><br>
+ Peu apr&egrave;s, je vois &agrave; l'une des porti&egrave;res d'un wagon de
+ seconde, une t&ecirc;te de femme qu'il me semble avoir d&eacute;j&agrave; vue.
+ Elle aper&ccedil;oit mon ami et lui fait un geste c&acirc;lin de la main. Comme
+ je suis venu attendre mon fr&egrave;re, je le cherche et finis par le rejoindre.</p>
+<p>En sortant, dans la lumi&egrave;re blafarde, je vois, pas tr&egrave;s loin
+ de moi, le Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se
+ dirigent vers la barri&egrave;re. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus l'id&eacute;e
+ d'aller les saluer, mais je me dis: apr&egrave;s tout, qu'est-ce que je leur
+ rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de m&ecirc;me, s'ils me demandaient
+ d'aller les voir: je n'ai pas &eacute;pous&eacute; une fille de brasserie, moi!</p>
+<p>&nbsp;</p>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center"></h2>
+<h2 align="center">Boum.</h2>
+<p><br>
+ I.</p>
+<p><br>
+ Boum avait huit ans. Sa vie s'annon&ccedil;ait des plus heureuses. Il avait
+ une maman toute jeune, tr&egrave;s bonne et tr&egrave;s gaie. Son papa, ancien
+ officier de cavalerie, &eacute;tait un peu s&eacute;v&egrave;re, mais s&eacute;vissait
+ peu au demeurant; Boum &eacute;tant toujours content, avait pris l'habitude
+ d'&ecirc;tre sage, c'est un &eacute;tat qui comporte de grosses simplifications.
+ Combl&eacute; de toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit
+ h&ocirc;tel de la rue Pergol&egrave;se, non loin du Bois de Boulogne. Une d&eacute;bonnaire
+ &quot;nursing governess&quot; &eacute;tait pr&eacute;pos&eacute;e &agrave; ses
+ soins minutieux dans lesquels le bain et le savonnage tenaient une grande place.
+ Sa chambre avait des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise
+ repr&eacute;sentant une chasse &agrave; courre avec des cavaliers, des dames,
+ des chevaux et des chiens; deux fen&ecirc;tres y donnaient toujours ce qu'il
+ y avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqu&eacute;s -- de
+ ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en encombraient
+ les tables et le parquet. Boum &eacute;tait robuste et grand pour son &acirc;ge.
+ Mais tout ceci r&eacute;uni ne comptait pas en comparaison de deux dons qu'il
+ avait re&ccedil;us de la nature, et qui n'avaient pas de prix.</p>
+<p>D'abord Boum &eacute;tait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la bienveillance
+ de tous et une grande popularit&eacute;. Sur le chemin qui menait de sa maison
+ au Bois, il &eacute;tait connu; les concierges et les boutiqui&egrave;res l'interpellaient
+ &agrave; son passage:</p>
+<p>- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.</p>
+<p>Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure ronde
+ et r&eacute;pondait &agrave; tous, dans un sourire qui augmentait encore les
+ sympathies:</p>
+<p>- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.</p>
+<p>Parmi la gent enfantine, il tr&ocirc;nait mais si incontestablement, qu'il
+ pouvait tr&ocirc;ner modestement, avantage consid&eacute;rable si l'on songe
+ qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de tr&ocirc;ner.</p>
+<p>Le deuxi&egrave;me de ses dons &eacute;tait une tante. Elle s'appelait: Tante
+ Line. Boum estimait qu'elle &eacute;tait ce qu'il y avait de plus joli au monde
+ et beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les cils
+ tr&egrave;s longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit nez qui
+ riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui &eacute;taient du rose
+ des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs &agrave; force d'&ecirc;tre
+ blonds, un cou tr&egrave;s long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait
+ beaucoup de sports et qui est toujours v&ecirc;tu d'une ultra &eacute;l&eacute;gante
+ simplicit&eacute;; le tout mont&eacute; sur deux petits pieds qui paraissaient
+ ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi &eacute;tait Tante Line.
+ Comme son neveu, elle &eacute;tait vive, toujours d&eacute;cid&eacute;e, douce
+ et heureuse de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les sympathies;
+ toujours son passage d&eacute;clanchait immanquablement des interruptions et
+ un silence sur la nature duquel, il &eacute;tait impossible de ne pas &ecirc;tre
+ fix&eacute;.</p>
+<p>Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait comme
+ avec elle. Elle seule savait &eacute;couter ses histoires s&eacute;rieusement
+ et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui est
+ bien p&eacute;nible &agrave; la longue et finit par isoler terriblement. Ils
+ prenaient leur premier d&eacute;jeuner ensemble, se promenaient ensemble et
+ causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises &quot;s'apprenaient
+ l'anglais&quot; comme disait Line. Les sujets de leurs conversations &eacute;taient
+ in&eacute;puisables. L'histoire fantastique du p&egrave;re de Line les alimentait
+ surtout.</p>
+<p>Cet anc&ecirc;tre avait &eacute;t&eacute; un caract&egrave;re assez particulier
+ de gentilhomme fran&ccedil;ais. N&eacute; aux environ de 1860, d'une famille
+ de petite noblesse pauvre et qui &eacute;tait revenue du Canada en France apr&egrave;s
+ les malheurs de la guerre de Sept ans, il avait commenc&eacute;, tout jeune,
+ sa vie d'ind&eacute;pendance et d'action; la t&ecirc;te pr&egrave;s du bonnet
+ et le coeur un peu emball&eacute; par la guerre, vers sa douzi&egrave;me ann&eacute;e,
+ il avait abandonn&eacute; sa famille et le coll&egrave;ge pour aller en Am&eacute;rique;
+ l&agrave;-bas, apr&egrave;s avoir pratiqu&eacute; toutes sortes de m&eacute;tiers
+ -- qu'il racontait plus tard avec d&eacute;lices, -- il avait fini par constituer
+ une &eacute;norme affaire de soie et r&eacute;aliser par elle une tr&egrave;s
+ grosse fortune sur laquelle Line et la maman de Boum vivaient &agrave; l'aise
+ maintenant. Ebloui par le r&eacute;cit de ces aventures extraordinaires, le
+ petit-fils n'avait jamais connu cet auteur que par le grand portrait de Bonnat
+ qui dressait, dans un coin de salon, une silhouette mince et droite de grand
+ seigneur-homme d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large
+ et volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'&agrave; cette main nerveuse
+ et mince qui semblait commander en jouant avec l'&eacute;chancrure du gilet.
+ Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux &eacute;taient semblables &agrave;
+ ceux de Line avec quelque chose de plus m&eacute;tallique et qui paraissait
+ chercher &agrave; vous voir &quot;&agrave; l'int&eacute;rieur&quot;. Boum &eacute;tait
+ remu&eacute; jusqu'au plus profond de son &ecirc;tre &agrave; la pens&eacute;e
+ qu'il y avait entre cet homme et lui comme un lien myst&eacute;rieux. Aussi
+ ne s'arr&ecirc;tait-il pas d'&eacute;couter son histoire. Line qui avait ador&eacute;
+ son p&egrave;re et v&eacute;cu, avec lui, les derni&egrave;res ann&eacute;es
+ de sa vie en Am&eacute;rique, recommen&ccedil;ait tous les jours le m&ecirc;me
+ r&eacute;cit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps un
+ d&eacute;tail nouveau. Le mort les rapprochait.</p>
+<p>Le matin, quand Line se r&eacute;veillait Boum allait la voir; avant d'entrer,
+ il se livrait toujours aux m&ecirc;mes soins qui consistaient &agrave; passer
+ sa t&ecirc;te par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant
+ les gestes de ceux qui veulent agir en silence, &eacute;carquillait les yeux
+ pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait semblant
+ de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses paupi&egrave;res:
+ alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le moindre mouvement,
+ c'&eacute;taient des exclamations folles:</p>
+<p>- Tante Line, tu ne dors pas.</p>
+<p>Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui mettant
+ ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur l'&eacute;dredon jaune
+ comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, puis protestait:</p>
+<p>- Non, Tante Line, pas comme &ccedil;a... Parle-moi de grand-p&egrave;re!...</p>
+<p>Elle commen&ccedil;ait.</p>
+<p>Ils se racontaient aussi leurs r&ecirc;ves de la nuit; souvent ceux de Boum
+ ressemblaient tellement &agrave; ses propres d&eacute;sirs, qu'on devait admettre
+ de sa part de l&eacute;g&egrave;res triches.</p>
+<p>- J'ai r&ecirc;v&eacute; que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi
+ et Jean, mais loin... loin... jusqu'&agrave; Saint-Cloud.</p>
+<p>Quand ils avaient &eacute;puis&eacute; les moindres &eacute;pisodes de la vie
+ difficile qu'avait men&eacute; jadis celui dont ils proc&eacute;daient, qu'ils
+ s'&eacute;taient tout racont&eacute;, qu'ils avaient minutieusement &eacute;tudi&eacute;
+ tous leurs projets, Boum la consid&eacute;rait avec ferveur, et quelquefois
+ apr&egrave;s un long silence, il disait, profond&eacute;ment convaincu de toute
+ son &acirc;me:</p>
+<p>- Tu es gentille de me dire tout &ccedil;a... Je t'aime bien, moi, tante Line.</p>
+<p>Cette d&eacute;claration avait le don d'&eacute;mouvoir profond&eacute;ment
+ aussi la jeune fille qui r&eacute;pondait pour le taquiner:</p>
+<p>- Moi, je ne te d&eacute;teste pas...</p>
+<p>D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec amour &agrave;
+ ses v&ecirc;tements &eacute;pars, &agrave; tout ce qui &eacute;tait &agrave;
+ elle, et interrogeant sans cesse:</p>
+<p>- Pourquoi as-tu deux ciseaux &agrave; ongles? Et cette petite glace, pourquoi
+ c'est faire?</p>
+<p>Le soir, Line lui rendait fid&egrave;lement sa visite, quand il &eacute;tait
+ couch&eacute;. M&ecirc;me lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait
+ jamais de venir l'embrasser; il demandait, ces fois l&agrave;, qu'on fit la
+ lumi&egrave;re toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors
+ tout &eacute;blouissante dans sa robe de soir aux reflets p&acirc;les qui se
+ fondaient dans l'&eacute;clat nacr&eacute; de son cou. Comment ne pas s'endormir
+ heureux de toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de
+ si pr&egrave;s l'objet du plus beau de ses r&ecirc;ves et quand on est encore
+ p&eacute;n&eacute;tr&eacute; d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus
+ douces r&eacute;alit&eacute;s.</p>
+<p>Boum &eacute;tait heureux infiniment. Aussi &eacute;tait-il bon et indulgent
+ pour les hommes, pour les b&ecirc;tes et m&ecirc;me pour les choses -- car il
+ ne voulait pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il
+ ne battait m&ecirc;me pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer
+ son fouet en l'air, pour les h&acirc;ter dans quelque course imaginaire ou pour
+ les ralentir dans leur galop.</p>
+<p>Boum se portait &agrave; merveille. Il mangeait du meilleur app&eacute;tit,
+ s'arr&ecirc;tant quelques fois pour baiser la main de Line toujours &agrave;
+ ses c&ocirc;t&eacute;s. Ce geste, &agrave; table, il le savait, lui valait r&eacute;guli&egrave;rement
+ un rappel &agrave; l'ordre de son p&egrave;re, aussi ne le r&eacute;p&eacute;tait-il
+ pas trop souvent.</p>
+<p>Dans le monde, quand on le produisait, il &eacute;tait, tr&egrave;s au fond,
+ l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:</p>
+<p>- On le g&acirc;te trop... disaient-ils.</p>
+<p>C'&eacute;tait parfaitement inexact. Boum &eacute;tait trop heureux pour &ecirc;tre
+ le moins du monde g&acirc;t&eacute; ou insupportable. Il &eacute;tait trop sensible
+ pour vouloir faire de la peine &agrave; quiconque, m&ecirc;me en &eacute;tant
+ un peu sot, et d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que
+ personne n'aurait song&eacute; &agrave; lui contester.</p>
+<p>Pour Line, il avait d'abord &eacute;t&eacute; le poupon inattendu, celui qui,
+ le premier, lui avait donn&eacute; une gravit&eacute; particuli&egrave;re en
+ faisant d'elle une tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite
+ ce poupon &eacute;tait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout.
+ A force de se mettre &agrave; sa port&eacute;e, ils &eacute;taient devenus des
+ amis dans toute la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins d'importance;
+ il avait tellement accapar&eacute; la vie de Line, qu'elle ne pouvait pas plus
+ se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus &agrave; l'un sans penser
+ &agrave; l'autre; ils &eacute;taient devenus Line-et-Boum et cela faisait presque
+ un seul nom propre d'une famille particuli&egrave;re.</p>
+<p>Pourtant un apr&egrave;s-midi Boum apprit &agrave; table qu'il ferait seul
+ se promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'&eacute;tait une &eacute;ventualit&eacute;
+ qui se produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une
+ moue sp&eacute;ciale de Boum, qui commen&ccedil;ait par refuser de manger; il
+ ne disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, regardait
+ attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de temps en temps, sur
+ son p&egrave;re qui fron&ccedil;ait le sourcil. La sc&egrave;ne finissait habituellement
+ &agrave; propos d'une observation sur la tenue qui ne manquait pas d'arriver,
+ par un torrent de sanglots, lequel occasionnait la sortie de table. Ce jour-l&agrave;,
+ ce triste programme ne manqua pas de s'ex&eacute;cuter point par point. Miss
+ Anny emmena le d&eacute;linquant, car tante Line avait interdiction d'intervenir
+ pendant les orages. Et Boum fit sa promenade tout seul.</p>
+<p>C'&eacute;tait un mauvais jour d&eacute;cid&eacute;ment. Line et Boum s'&eacute;taient
+ mutuellement habitu&eacute;s aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas
+ l'amiti&eacute;, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets &quot;vivants&quot;
+ c'est-&agrave;-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois quelconque peut
+ constituer un couteau, un couteau &quot;vivant&quot; comporte, au contraire,
+ un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, des choses trouv&eacute;es
+ dont l'attention faisait le plus grand prix, telles que pierres de couleur ou
+ de forme un peu inhabituelles, bouts de ficelle ou bouts d'&eacute;toffe, clous,
+ etc. Tous ces souvenirs &eacute;taient garnis de rubans par les soins de Line
+ et serr&eacute;s dans un coffret; on les regardait de temps en temps. Cette
+ fois-l&agrave;, pendant que la nurse causait avec des compatriotes, Boum avait
+ &eacute;t&eacute; assez heureux pour d&eacute;nicher une bo&icirc;te de sardines
+ vide, sans doute laiss&eacute;e sur place et sans esprit de reprise par quelques
+ pique-niqueurs d'un dimanche pr&eacute;c&eacute;dent. Convenablement nettoy&eacute;
+ et par&eacute; par tante Line qui &eacute;tait une f&eacute;e, cet humble objet,
+ pensait-il, allait devenir une des ma&icirc;tresses pi&egrave;ces de la collection.
+ Malheureusement, quand on fut sur le d&eacute;part, Miss Anny s'&eacute;tant
+ aper&ccedil;ue du pr&eacute;cieux fardeau qu'emportait Boum, s'opposa formellement
+ &agrave; son transport d'o&ugrave; sc&egrave;ne magistrale de l'ami de Line,
+ qui &eacute;tait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-l&agrave;, pour
+ la r&eacute;ception d'une claque, et un retour orageux &agrave; la maison.</p>
+<p>Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu &agrave; tante
+ Line, s'attardant particuli&egrave;rement &agrave; la description de la bo&icirc;te
+ de conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais d&eacute;tail extraordinaire,
+ tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui dire, presque distraite,
+ ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:</p>
+<p>- Mon pauvre Boum, ne te d&eacute;sole pas, on en retrouvera...</p>
+<p>Tante Line pensait &agrave; autre chose.</p>
+<p>Boum dormit mal, fut agit&eacute;; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes
+ profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son &eacute;l&egrave;ve
+ qu'elle regrettait avoir gifl&eacute;.</p>
+<p><i>On ne devrait faire aux enfants nulle peine...</i></p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>II.</p>
+<p><br>
+ Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement ext&eacute;rieur
+ de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le programma de ses
+ journ&eacute;es diff&eacute;rer de celui des journ&eacute;es de sa tante. Les
+ promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, &eacute;taient devenues peu
+ &agrave; peu la r&egrave;gle. On ne les signifiait plus &agrave; table. Aucun
+ lien n'&eacute;tait plus &eacute;tabli, comme autrefois, entre cette supr&ecirc;me
+ r&eacute;compense et la qualit&eacute; du travail du matin. Boum avait eu beau
+ d'abord r&eacute;aliser des chefs-d'oeuvre de pages d'&eacute;criture, tendre
+ tout son esprit pour r&eacute;citer ses fables afin d'&eacute;viter le moindre
+ &acirc;nonnement. Rien n'y faisait; tout au plus d&eacute;crochait-il ainsi
+ quelques tours dans la voiture aux ch&egrave;vres du Jardin d'acclimatation,
+ plaisir bien pauvre quand on les compare aux promenades dans la petite auto
+ de Line que Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il &eacute;tait
+ &eacute;ternellement distrait; pendant les le&ccedil;ons, il restait la plupart
+ du temps, la t&ecirc;te appuy&eacute;e sur son petit bras tout rond, r&eacute;p&eacute;tant
+ tr&egrave;s m&eacute;caniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant
+ seulement aux histoires de son grand-p&egrave;re que Line ne racontait plus.
+ Les punitions commenc&egrave;rent avec une r&eacute;gularit&eacute; constante;
+ elles devenaient comme une suite d'&eacute;v&eacute;nements f&acirc;cheux contre
+ lesquels il avait cess&eacute; de r&eacute;agir.</p>
+<p>D'ailleurs ces tracasseries ext&eacute;rieures lui causaient peu d'effet en
+ comparaison du mal profond que lui faisait &eacute;prouver le changement op&eacute;r&eacute;
+ dans Line m&ecirc;me.</p>
+<p>Qu'elle ait &eacute;t&eacute; soudain oblig&eacute;e par les siens &agrave;
+ une vie mondaine comportant, &agrave; chaque moment, des sorties en ville pour
+ les repas, pour les visites, pour les soir&eacute;es et le th&eacute;&acirc;tre,
+ -- Boum renon&ccedil;ait &agrave; comprendre quelle aberration guidait en cela
+ l'autorit&eacute; sup&eacute;rieure -- mais il n'en souffrait pas tellement;
+ les abandons qui en r&eacute;sultaient pour lui, n'&eacute;taient pas le fait
+ de celle qu'il aimait; comme on lui imposait sa le&ccedil;on, pensait-il, on
+ imposait &agrave; sa tante ces pratiques &eacute;tranges; c'&eacute;tait l&agrave;
+ une des cons&eacute;quences logiques du besoin d'oppression qu'ont les grands
+ vis-&agrave;-vis des petits. C'&eacute;tait normal. Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me
+ si Line en avait souffert un peu, aurait-il &eacute;prouv&eacute; &agrave; se
+ voir pers&eacute;cuter avec elle, un secret contentement.</p>
+<p>Malheureusement, il n'en &eacute;tait rien. Line n'en souffrait pas, et m&ecirc;me
+ peut-&ecirc;tre... en &eacute;tait-elle heureuse. Comme elle avait chang&eacute;!
+ En apparence, elle continuait bien, comme autrefois, &agrave; monter dans sa
+ chambre le soir, &agrave; le recevoir le matin. Evidemment ils causaient toujours,
+ mais quelle diff&eacute;rence! D'abord Line commen&ccedil;ait, comme les autres,
+ &agrave; ne plus le prendre au s&eacute;rieux, m&ecirc;me quand il attirait
+ sp&eacute;cialement son attention avec ce geste sp&eacute;cial d'agiter son
+ petit index bien droit, en disant:</p>
+<p>- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...</p>
+<p>Line riait quand m&ecirc;me et d'un rire un peu trop prolong&eacute; qui l'irritait;
+ plusieurs fois m&ecirc;me, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de
+ ses yeux, des larmes br&ucirc;lantes que pour rien au monde, il n'eut voulu
+ laisser tomber. Elle ne s'en apercevait m&ecirc;me plus. Il avait essay&eacute;
+ de la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des trouvailles
+ de c&acirc;linerie; puis, -- &ocirc; honte -- il avait pens&eacute; aux cadeaux.
+ Les plus beaux de ses dons avaient &eacute;t&eacute; un colima&ccedil;on vivant
+ qu'il avait rapport&eacute; du Bois, dans sa poche, sans rien dire &agrave;
+ sa bonne, &agrave; la coquille duquel il avait lui-m&ecirc;me attach&eacute;
+ un morceau de flanelle rouge, et un calendrier &agrave; fleurs de mica, achet&eacute;
+ par Jean le chauffeur, qui persistait &agrave; souhaiter &quot;la bonne ann&eacute;e&quot;
+ malgr&eacute; qu'on fut d&eacute;j&agrave; en avril. Rien n'y faisait; le calendrier
+ &eacute;tait all&eacute; rejoindre les autres pr&eacute;sents dans la bo&icirc;te
+ aux souvenirs, bien que cet objet eut pu &ecirc;tre d'un usage journalier et
+ le lima&ccedil;on avait d&eacute;laiss&eacute; tout seul son lit de feuilles
+ sur la fen&ecirc;tre, pour une destination inconnue: Boum seul avait constat&eacute;
+ son absence.</p>
+<p>Line pensait &eacute;videmment &agrave; autre chose. Et d&eacute;tail aggravant,
+ elle y pensait volontiers. Les changements de sa conduite se pr&eacute;cisaient
+ m&ecirc;me singuli&egrave;rement. Elle, qui &eacute;tait autrefois si insouciante,
+ si simple, si jolie sans le faire expr&egrave;s, devenait maintenant plus appr&ecirc;t&eacute;e,
+ moins naturelle. Elle s'&eacute;tudiait davantage &agrave; la glace, le matin,
+ quand elle finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apr&egrave;s
+ les avoir bross&eacute;s, elle tordait jadis ses cheveux d'or p&acirc;le, &eacute;tait
+ remplac&eacute; par une suite de mouvements compliqu&eacute;s, refaits plusieurs
+ fois pour arriver d'ailleurs &agrave; quelque chose de tr&egrave;s voisin des
+ premiers r&eacute;sultats. Le choix de la robe &agrave; mettre &eacute;tait
+ aussi beaucoup plus long qu'auparavant. Quelquefois elle demandait conseil &agrave;
+ Boum qui, r&eacute;guli&egrave;rement, revenait au classique tailleur bleu marine,
+ associ&eacute; dans son id&eacute;e &eacute;go&iuml;ste d'amoureux, aux promenades
+ faites en commun. Line lui disait:</p>
+<p>- Tu n'y connais rien...</p>
+<p>et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en ressentait
+ un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son chapeau, sa voilette, ses
+ gants, elle se regardait une derni&egrave;re fois &agrave; la psych&eacute;e
+ Empire pos&eacute;e obliquement &agrave; la fen&ecirc;tre:</p>
+<p>- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.</p>
+<p>Toujours Boum r&eacute;pondait:</p>
+<p>- Bien jolie, Tante Line.</p>
+<p>et il se d&eacute;tournait pour ne pas pleurer, sans savoir m&ecirc;me la cause
+ de son &eacute;motion.</p>
+<p>C'est qu'il l'aimait dans ce temps-l&agrave;, sans lui en vouloir le moins
+ du monde, autant qu'avant, plus m&ecirc;me peut-&ecirc;tre. Il lui faisait de
+ tendres reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi chang&eacute;.
+ Dans le fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance l'attachait
+ plus encore &agrave; elle; il lui semblait qu'&agrave; cause de cette injustice
+ m&ecirc;me, elle &eacute;tait plus &agrave; lui; parfois, il aurait voulu la
+ battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-m&ecirc;me les
+ rares fois qu'il avait &eacute;t&eacute; sot, pour la corriger un peu, voil&agrave;
+ tout; apr&egrave;s elle lui aurait demand&eacute; pardon, et il aurait pardonn&eacute;;
+ c'eut &eacute;t&eacute; si bon, mais c'&eacute;taient des r&ecirc;ves... dans
+ la r&eacute;alit&eacute;, il ne la battait pas et n'avait pas h&eacute;las,
+ &agrave; lui savoir gr&eacute; du moindre repentir.</p>
+<p>A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait sans cesse,
+ observant, r&eacute;fl&eacute;chissant et examinant les unes apr&egrave;s les
+ autres les plus invraisemblables hypoth&egrave;ses. Son pauvre petit cerveau
+ travaillait tellement &agrave; ce difficile probl&egrave;me que son caract&egrave;re,
+ sa sant&eacute; m&ecirc;me en &eacute;taient touch&eacute;s. Sa gaiet&eacute;
+ s'en allait de lui. On n'entendait plus jamais &agrave; travers les portes de
+ sa chambre ses bons rires si semblables &agrave; des cris de petits oiseaux.
+ Il &eacute;tait moins affable positivement. Le rose de sa peau mate passait.
+ Ses yeux brillaient moins vif. A sa vivacit&eacute; premi&egrave;re succ&eacute;daient
+ une torpeur presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient &agrave;
+ toute heure du jour. Il mangeait de mauvais app&eacute;tit. Le docteur, mand&eacute;
+ par sa maman, lui avait ordonn&eacute;, apr&egrave;s un examen approfondi: du
+ biphosphate! C'&eacute;tait peu comprendre son mal.</p>
+<p>Boum cherchait toujours.</p>
+<p>A la v&eacute;rit&eacute;, un nouveau personnage &eacute;tait entr&eacute;
+ dans la maison. Non pas l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps
+ en temps prendre le th&eacute; et dire des choses aimables -- ceux-l&agrave;
+ &eacute;taient tous des familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur
+ qu'on n'avait jamais vu et qui avait commenc&eacute; par venir souvent. C'&eacute;tait
+ un homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle dans
+ l'oeil, des moustaches tombantes, des v&ecirc;tements tr&egrave;s serr&eacute;s
+ &agrave; la taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton pli&eacute;! Boum
+ avait entendu son nom, c'&eacute;tait un nom tr&egrave;s long, l'un de ceux
+ qu'il faudrait apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait
+ de lui en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur Claude.
+ Boum s'en &eacute;tait tenu l&agrave;.</p>
+<p>Le nouveau venu &eacute;tait incontestablement tr&egrave;s empress&eacute;
+ aupr&egrave;s de Tante Line. Les domestiques venaient imm&eacute;diatement la
+ chercher d&egrave;s qu'il arrivait. Que de fois m&ecirc;me ces visites importunes
+ &eacute;taient venues troubler de d&eacute;licieux moments o&ugrave; Boum croyait
+ presque retrouver la douce intimit&eacute; d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur
+ Claude, elle rougissait jusqu'&agrave; la racine de ses cheveux. Monsieur Claude
+ envoyait &agrave; Line des corbeilles de fleurs tr&egrave;s fr&eacute;quemment.
+ Ces pr&eacute;sents irritaient profond&eacute;ment Boum, qui &agrave; voir leur
+ qualit&eacute; et leur dimension, avait compris l'impossibilit&eacute; de lutter
+ sur ce terrain. Une fois, apr&egrave;s le d&eacute;jeuner, devant un monument
+ de roses blanches que Claude avait fait porter, l'enfant avait demand&eacute;
+ tout bas &agrave; l'oreille de sa maman, des sous.</p>
+<p>- Beaucoup de sous, avait-il dit.</p>
+<p>Et comme la r&eacute;ponse avait &eacute;t&eacute; une question sur l'usage
+ qu'il entendait faire de cette monnaie, il &eacute;tait rest&eacute; g&ecirc;n&eacute;
+ un moment sans r&eacute;pondre, puis comme il n'abandonnait pas ses id&eacute;es,
+ il donna une explication, mais cette fois si bas, si bas et si pr&egrave;s de
+ l'oreille maternelle que malgr&eacute; toute l'attention donn&eacute;e, il ne
+ fut pas possible de savoir sa pens&eacute;e, -- et l'heure de sa promenade &eacute;tait
+ venue.</p>
+<p>Sur les gazons pel&eacute;s du Bois, il passa consciencieusement son apr&egrave;s-midi
+ &agrave; chercher des fleurs. Et ainsi, &agrave; l'heure de rentrer, quelques
+ p&acirc;querettes et quelques pissenlits, coup&eacute;s presque sans tiges et
+ un peu &eacute;cras&eacute;s dans sa petite main chaude, vinrent m&ecirc;ler
+ sur la robe de Miss Anny charg&eacute;e de les assembler, leurs pauvres taches
+ jaunes et ros&eacute;es. M&ecirc;me avec beaucoup de fils et quelques brins
+ d'herbe, ces fleurs faisaient pi&egrave;tre figure, la comparaison n'&eacute;tait
+ pas possible. Le temps &eacute;tait pass&eacute; o&ugrave; Line tenait compte
+ des difficult&eacute;s inh&eacute;rentes &agrave; sa condition de petit gar&ccedil;on.
+ Aussi apr&egrave;s l'avoir consid&eacute;r&eacute; d'un air de d&eacute;go&ucirc;t,
+ Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui aimait voir respecter
+ ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.</p>
+<p>Les choses allaient tr&egrave;s vite d'ailleurs. Il semblait que toute la maison
+ se fut mis de la partie pour favoriser l'amiti&eacute; de Line et de Claude.
+ Ils passaient maintenant des apr&egrave;s-midi enti&egrave;res seuls dans le
+ petit salon, o&ugrave; tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus
+ la permission d'y p&eacute;n&eacute;trer. Il en avait bien envie pourtant; comme
+ une force int&eacute;rieure le poussait &agrave; venir troubler cet aga&ccedil;ant
+ t&ecirc;te-&agrave;-t&ecirc;te. Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la
+ porte et avait constat&eacute; -- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait
+ Tante Line comme s'il ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-l&agrave;,
+ Boum avait refus&eacute; son ordinaire baiser &agrave; sa tante. Il s'&eacute;tait
+ violemment retourn&eacute; la face contre son oreiller, et comme il pleurait
+ abondamment, il entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume
+ de lui r&eacute;p&eacute;ter depuis quelque temps;</p>
+<p>- Il est jaloux.</p>
+<p>Il avait de la peine, tout simplement.</p>
+<p>Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir l&agrave;:</p>
+<p>- Demain je te dirai un gros secret.</p>
+<p>Mais Boum &eacute;tait trop fait &agrave; l'infortune pour se faire la moindre
+ illusion sur la part de bonheur que lui r&eacute;servait cette r&eacute;v&eacute;lation;
+ comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, c'est-&agrave;-dire
+ sans confiance dans le bonheur du lendemain.</p>
+<p>En fait, cette grosse confidence &quot;qu'il ne fallait dire &agrave; personne&quot;,
+ &eacute;tait que Tante Line &eacute;tait fianc&eacute;e &agrave; Monsieur Claude.</p>
+<p>- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line Vauquer de
+ Conflans.</p>
+<p>- Pourquoi? avait r&eacute;pondu Boum.</p>
+<p>- Mais parce que Claude s'appelle comme &ccedil;a, fit Line.</p>
+<p>- Non, pourquoi tu te maries? pr&eacute;cisa Boum. On &eacute;tait bien, tous
+ les deux.</p>
+<p>Cette &eacute;vocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus
+ que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses &eacute;taient trop
+ avanc&eacute;es maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle
+ continuait &agrave; s'isoler des journ&eacute;es enti&egrave;res avec Claude,
+ &agrave; le rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si
+ le monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les parents
+ f&eacute;licitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver leur satisfaction
+ lui faisaient toutes sortes de pr&eacute;sents. Ah, Boum la regardait la petite
+ exposition dans la chambre de Line: les &eacute;crins ouverts, les pendules,
+ les coupe-papiers, les &eacute;ventails, les porte-cartes, les services &agrave;
+ liqueur, les manches d'ombrelles et tant d'autres objets utiles et inutiles,
+ sans rapport aucun l'un avec l'autre, comme un <i>d&eacute;crochez-moi-&ccedil;a</i>
+ d'objets neufs. Tous ces cadeaux &eacute;voquaient pour Boum, ses cadeaux &agrave;
+ lui que Line rangeait jadis dans la bo&icirc;te. A voir toute la diff&eacute;rence
+ qu'il y avait entre les uns et les autres, il sentait mieux ce qui distinguait
+ l'affection de Line pour lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre.
+ En recevant ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec
+ lui, elle faisait semblant d'&ecirc;tre contente; elle l'aimait pour rire; ente
+ son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui &eacute;tait toute la distance
+ qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai cheval. En somme,
+ -- c'&eacute;tait sa conclusion -- il y a deux mondes sur la terre: l'un est
+ celui des grandes personnes qu'on prend au s&eacute;rieux et qui vont librement;
+ &agrave; elles est r&eacute;serv&eacute; le droit d'&ecirc;tre heureux, d'aimer
+ et d'&ecirc;tre aim&eacute;; pour elles et &agrave; leurs tailles, toutes choses
+ sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux voitures,
+ aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde des petits, ils ne
+ servent qu'&agrave; amuser les grands qui ne tiennent pas compte d'eux; pr&eacute;textes
+ &agrave; ch&acirc;timents ou &agrave; r&eacute;compenses, objets &agrave; savonner,
+ &agrave; promener, faire manger, travailler, dormir et surtout &agrave; dresser
+ &agrave; toutes ses manies; &eacute;ternels &eacute;trangers dont personne,
+ ne comprenant exactement la langue, n'a jamais song&eacute; &agrave; &eacute;couter
+ le coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-p&egrave;re ait voulu
+ fuir ce monde-l&agrave;. A sentir que des temps infinis le s&eacute;paraient
+ de cette seconde vie et que de plus le jour o&ugrave; elle viendrait, il aurait
+ tout de m&ecirc;me perdu Line, Boum eut une tristesse immense et d&eacute;sesp&eacute;ra.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>III.</p>
+<p><br>
+ ... Des fleurs, des lumi&egrave;res, un pr&ecirc;tre tout d'or v&ecirc;tu, au
+ pied de l'autel Line en robe blanche &agrave; c&ocirc;t&eacute; de <i>Lui</i>
+ Claude, le voleur de sa joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans
+ l'encens. C'&eacute;tait comme l'apoth&eacute;ose de sa douleur. Parce qu'il
+ &eacute;tait trop impressionnable et souffrant d&eacute;j&agrave;, ses parents
+ l'avaient dispens&eacute; de figurer dans la sc&egrave;ne cruelle. Miss Anny
+ l'avait men&eacute; avant l'heure, derri&egrave;re un pilier de l'&eacute;glise.
+ Quelques personnes le reconnaissaient et lui faisaient d&eacute;votement un
+ petit signe dans un sourire en remuant la t&ecirc;te et en disant:</p>
+<p>- B'jour Boum.</p>
+<p>Il r&eacute;pondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs.
+ Dans ses grands yeux noirs dilat&eacute;s, aucune larme ne venait. Il &eacute;tait
+ tr&egrave;s calme et pourtant la fi&egrave;vre br&ucirc;lait son petit corps;
+ ses tempes battaient vite.</p>
+<p>Un violon sanglotait la <i>M&eacute;ditation de Tha&iuml;s</i>. De jeunes
+ couples passaient entre les chaises pour la qu&ecirc;te. Boum attendait qu'on
+ vint &agrave; lui en chauffant au creux de sa main une petite pi&egrave;ce d'or
+ remise par sa maman &agrave; cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait
+ de petites toux discr&egrave;tes et pieusement &eacute;touff&eacute;es.</p>
+<p>Pour l'amoureux de Line, la c&eacute;r&eacute;monie n'&eacute;tait ni longue,
+ ni courte; comme lorsqu'est atteinte la pl&eacute;nitude de l'&eacute;motion,
+ il n'y avait plus pour lui ni de temps, ni espace... le mariage &eacute;tait.</p>
+<p>Dans l'apr&egrave;s-midi, vers trois heures, apr&egrave;s un mauvais sommeil,
+ pendant qu'il &eacute;tait encore couch&eacute;, il vit Line entrer dans sa
+ chambre. Elle avait quitt&eacute; sa robe blanche et portait une robe de voyage
+ brune, neuve assur&eacute;ment, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans
+ relever de l'oreiller sa t&ecirc;te lasse, comme il sentait que l'heure n'&eacute;tait
+ plus o&ugrave; l'on pouvait modifier les choses, il re&ccedil;ut sa tante aim&eacute;e
+ avec un pauvre sourire indulgent et r&eacute;sign&eacute;. Line, sans doute,
+ allait lui faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases
+ pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes les paroles
+ durent lui para&icirc;tre inutiles; elle tomba simplement &agrave; genoux; tr&egrave;s
+ certainement, c'&eacute;tait uniquement pour rapprocher sa t&ecirc;te de la
+ sienne; mais, comme si elle e&ucirc;t compris un instant, le visage tourn&eacute;
+ vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.</p>
+<p>Des yeux de Boum, deux larmes tomb&egrave;rent, sans que son sourire cess&acirc;t.
+ Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, de poser
+ sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pens&eacute;e, c'&eacute;tait
+ un geste d'amour, en r&eacute;alit&eacute; presque un geste de pardon.</p>
+<p>... Et pourtant peu apr&egrave;s, Line s'en alla, avec Claude, pour un long
+ voyage.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IV.</p>
+<p><br>
+ Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum &eacute;tait malade,
+ tr&egrave;s s&eacute;rieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure
+ allong&eacute;e avait perdu cette rondeur de pomme fra&icirc;che qui poussait
+ autrefois les moins intimes &agrave; l'embrasser. Ses cheveux qui s'&eacute;chappaient
+ alors du b&eacute;ret en boucles &eacute;paisses et folles, se collaient ternes
+ &agrave; son front et &agrave; ses tempes creuses, comme des m&egrave;ches de
+ coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient dans sa
+ figure p&acirc;le aux l&egrave;vres exsangues. Ses mains amaigries s'amusaient
+ tr&egrave;s peu avec les jouets compliqu&eacute;s qui gisaient sans vie sur
+ la soie bleue de l'&eacute;dredon.</p>
+<p>Boum avait d'abord eu des faiblesses &eacute;tranges, puis des syncopes fr&eacute;quentes
+ au moindre mouvement, l'un de ces &eacute;vanouissements s'&eacute;tait termin&eacute;
+ en un d&eacute;lire qui avait dur&eacute; cinq jours. Tout le monde avait cru
+ qu'il devenait fou. Sa crise avait co&iuml;ncid&eacute; avec une pouss&eacute;e
+ de croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le temps
+ de faire son lit, -- quand il &eacute;tait assis, il &eacute;tait si grand dans
+ sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un fr&egrave;re
+ a&icirc;n&eacute; malade, tant il avait peu l'air d'&ecirc;tre ce beau petit
+ que tous avaient connu.</p>
+<p>Cette fois-ci, du moins, son mal avait &eacute;t&eacute; compris. Trois m&eacute;decins
+ venus en consultation avaient diagnostiqu&eacute; son cas, tr&egrave;s rare
+ d'ailleurs, d'&quot;hyper-neurasth&eacute;nie pr&eacute;coce &agrave; forme
+ d'id&eacute;e fixe et survenue pendant l'&eacute;poque critique de la formation
+ compliqu&eacute;e d'accidents m&eacute;ning&eacute;s.&quot; Pour tous les siens,
+ il n'y avait plus de doute maintenant: c'&eacute;tait de Line que Boum souffrait.</p>
+<p>Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures enti&egrave;res
+ aupr&egrave;s de son lit, cherchant &agrave; le distraire. Son p&egrave;re avait
+ perdu la moindre trace de s&eacute;v&eacute;rit&eacute;; d&egrave;s que ses
+ affaires &eacute;taient termin&eacute;es, il venait s'asseoir dans la chambre.
+ Presque tous les jours, il apportait des jouets nouveaux et des livres d'images;
+ il lisait m&ecirc;me des histoires amusantes en &eacute;piant le moindre rire
+ sur le visage de son fils. Quant &agrave; Miss Anny, elle errait dans l'appartement,
+ compl&egrave;tement h&eacute;b&eacute;t&eacute;e, son profil de ch&egrave;vre
+ plus ch&egrave;vre que jamais, parlant en termes &eacute;mus du petit &quot;invalid&quot;,
+ terme qui avait le don d'exasp&eacute;rer la famille.</p>
+<p>Quand Boum &eacute;tait assoupi, ses parents s'&eacute;loignaient de son lit
+ et restaient &agrave; causer pr&egrave;s de la chemin&eacute;e. Boum entendait
+ des bribes de leurs conversations:</p>
+<p>- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages l'int&eacute;ressent
+ davantage.</p>
+<p>- Il a mang&eacute; plus volontiers sa pur&eacute;e de lentilles...</p>
+<p>- Madame Unetelle est venue... C'est aga&ccedil;ant, &agrave; la fin, ces gens
+ qui vous f&eacute;licitent tout le temps de sa taille...</p>
+<p>- J'ai re&ccedil;u une lettre des Claude...</p>
+<p>Boum &eacute;coutait alors: les Claude, c'&eacute;tait Line. Ce nom seul irritait
+ le p&egrave;re, qui ne manquait pas de faire une r&eacute;flexion d&eacute;sagr&eacute;able;
+ la m&egrave;re d&eacute;fendait noblement les absents.</p>
+<p>- Claude, disait le p&egrave;re, a bien cet air cr&eacute;tin et suffisant
+ qui caract&eacute;rise les diplomates...</p>
+<p>Line n'&eacute;tait pas &eacute;pargn&eacute;e.</p>
+<p>- Avoir r&eacute;alis&eacute; d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix
+ ans, c'est un comble. Ah! je retiens votre m&egrave;re comme &eacute;ducatrice...</p>
+<p>- Line n'&eacute;tait pas coquette, r&eacute;pliquait la m&egrave;re, elle
+ ne s'est pas rendue compte... &eacute;videmment, elle aurait pu faire attention...</p>
+<p>Et Boum voyait quelquefois, &agrave; travers les barreaux de son lit, dans
+ le rayon de la faible lumi&egrave;re qui venait du petit abat-jour rouge, les
+ larmes perler aux yeux de sa m&egrave;re, ces grands yeux qui ressemblaient
+ tant &agrave; ceux de Line, &agrave; peine d'un bleu un peu plus sombre.</p>
+<p>Line... Line, comme il pensait &agrave; elle, aux conversations, aux promenades
+ avec elle, &agrave; ses rires, &agrave; ses robes, &agrave; sa chambre, &agrave;
+ sa petite voiture, &agrave; tout elle: il ne pensait &agrave; rien autre. Qu'est-ce
+ qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? S&ucirc;rement
+ elle devait penser &agrave; lui, elle ne pouvait pas l'avoir oubli&eacute;.
+ Il en &eacute;tait s&ucirc;r. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle
+ &eacute;tait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les r&eacute;criminations
+ paternelles, il avait envie de la d&eacute;fendre, d'expliquer. Mais il se ravisait:
+ est-ce que les petits gar&ccedil;ons expliquent? Saurait-il m&ecirc;me? Il se
+ sentait si faible, si d&eacute;prim&eacute; et le seul r&eacute;sultat de ses
+ efforts pour parler, il en &eacute;tait s&ucirc;r, ne serait que ce casque,
+ ce mauvais casque de douleur, qui lui broyait la t&ecirc;te, &agrave; l'int&eacute;rieur
+ et &agrave; l'ext&eacute;rieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses
+ de glace et l'am&egrave;re potion qu'on lui donnait en pareil cas.</p>
+<p>Non, &agrave; l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum
+ n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'&eacute;prouvait &agrave;
+ se la rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'id&eacute;e de l'absence seule
+ &eacute;tait douleur. Il savait que Line n'&eacute;tait pas responsable, que
+ son papa et sa maman &eacute;taient injustes et ne reprochaient rien autre &agrave;
+ l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis donn&eacute;.
+ Sa peine &eacute;tait due, il en avait conscience, &agrave; d'autres causes,
+ &agrave; une masse de circonstances, d'&eacute;v&eacute;nements insignifiants
+ en eux-m&ecirc;mes, dont l'un encha&icirc;nait l'autre, qui pas plus les uns
+ que les autres n'&eacute;taient seuls capables d'amener le r&eacute;sultat dont
+ il souffrait. Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du
+ grand-p&egrave;re aux yeux bleus, lui disaient qu'il &eacute;tait dans la vie
+ sans cesse n&eacute;cessaire de lutter.</p>
+<p>C'&eacute;tait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne
+ qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus commode
+ pour se plaindre et pour s'excuser. En r&eacute;alit&eacute; elle est quelque
+ chose de bien diff&eacute;rent. Sans le comprendre, l'enfant s'en rendait compte.
+ La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, elle est indiff&eacute;rente
+ simplement; dans elle, les actes et les sentiments se succ&egrave;dent sans
+ ordre et sans autre raison que l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition
+ et de leur somme d&eacute;coulent, pour ceux qui en sont touch&eacute;s, la
+ souffrance ou la joie, personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir,
+ tout le monde fait de son mieux.</p>
+<p>C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des enfants,
+ Boum n'en voulut pas non plus &agrave; Claude. Le mari de Line ne pouvait pas
+ avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se connaissaient m&ecirc;me
+ pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude avait trouv&eacute; Line &agrave;
+ son go&ucirc;t -- beaucoup auraient &eacute;t&eacute; de son avis, la seule
+ particularit&eacute; surprenante &eacute;tait qu'il n'y eut personne avant lui,
+ -- il l'avait prise, tout simplement.</p>
+<p>Seulement Boum, qui m&eacute;ditait sans cesse sur ce sujet, constatait qu'entre
+ Line, c'est-&agrave;-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant ce Claude
+ et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi dans un esprit m&eacute;chant,
+ il n'en restait pas moins la cause, cause inconsciente mais cause r&eacute;elle
+ tout de m&ecirc;me, de tout le mal. S'il n'&eacute;tait pas venu chez eux s'occuper
+ de Line, lui parler, la flatter, lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever
+ enfin: Line serait encore l&agrave; tendre, int&eacute;ress&eacute;e, heureuse
+ et rayonnante, &agrave; Boum, toute &agrave; Boum comme autrefois. Sans compter
+ qu'aucune raison ne militait pour faire changer les choses: Claude n'avait aucun
+ motif pour cesser d'&ecirc;tre heureux avec et par Line: la souffrance de Boum
+ devrait donc durer toujours.</p>
+<p>Toujours! On n'a pas id&eacute;e comme c'est long pour les petits gar&ccedil;ons,
+ cette id&eacute;e l&agrave;. Alors, une seule pens&eacute;e envahit son pauvre
+ coeur, pens&eacute;e tr&egrave;s simple, tr&egrave;s pure, &agrave; laquelle
+ ne se m&ecirc;lait aucune appr&eacute;hension, aucune haine, rien qu'une conscience
+ parfaite des r&eacute;alit&eacute;s dont d&eacute;coulait une r&eacute;solution
+ qui s'imposait, avec l'inexorable n&eacute;cessit&eacute; d'une loi physique:
+ il fallait s&eacute;parer Claude de Line, voil&agrave; tout.</p>
+<p>Comment op&eacute;rer cette s&eacute;paration, voil&agrave; o&ugrave; le probl&egrave;me
+ devenait singuli&egrave;rement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea
+ d'abord l'id&eacute;e de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait
+ bient&ocirc;t parce que avec la possibilit&eacute; catastrophale de voir Claude
+ emmener sa femme, le retour de l'ind&eacute;sir&eacute; restait toujours comme
+ un danger mena&ccedil;ant. Alors l'autre solution se pr&eacute;senta radicale
+ et d&eacute;finitive: celle de l'autre d&eacute;part, du grand voyage dont on
+ ne revient jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait
+ plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui avait envisag&eacute;
+ tous les raisonnements et vid&eacute; toutes les hypoth&egrave;ses, le savait:
+ c'&eacute;tait ainsi.</p>
+<p>... Les crises revinrent plus fr&eacute;quentes. Le terrible mal de t&ecirc;te
+ ne l&acirc;chait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:</p>
+<p>- Maman, j'ai bien mal...</p>
+<p>La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait d&ucirc; allonger
+ l'arri&egrave;re du bonnet &agrave; glace.</p>
+<p>- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une crini&egrave;re...
+ lui disait-on.</p>
+<p>Avec de grosses larmes, le petit disait:</p>
+<p>- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui finissait &agrave;
+ la t&ecirc;te...</p>
+<p>Le sp&eacute;cialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs moments
+ cherchant, sans rien comprendre &agrave; cette recrudescence du mal &eacute;trange,
+ &eacute;mu malgr&eacute; l'aridit&eacute; du probl&egrave;me, de cette douleur
+ qu'il ne pouvait dominer.</p>
+<p>- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.</p>
+<p>- Si Monsieur, je vous aime bien r&eacute;pondait Boum, mais &ccedil;a me fait
+ mal, tr&egrave;s mal, toujours mal.</p>
+<p>Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa &quot;science&quot;,
+ -- comme celle de ses confr&egrave;res -- n'allant pas au del&agrave;; il avait
+ relu tout ce qu'il savait d&eacute;j&agrave;, avait essay&eacute; toute une
+ gamme d'agents physiques, d'injections, d'hydroth&eacute;rapie. Il avait pens&eacute;
+ un instant au retour de Line, puis rejet&eacute; cette proposition d'ailleurs
+ difficilement r&eacute;alisable, craignant d'aggraver encore l'&eacute;tat de
+ l'enfant. Cet homme bon revenait toujours &agrave; la conclusion qu'il fallait
+ une diversion &agrave; l'id&eacute;e fixe, mais comment la trouver? On avait
+ beau chercher; le r&eacute;sultat de tous les essais &eacute;tait que Boum semblait
+ reconnaissant de tant de peines.</p>
+<p>- Merci Monsieur, j'ai encore mal...</p>
+<p>Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre grise maintenant.
+ Sous l'influence de la glace, Boum sentait la douleur s'en aller. Assise pr&egrave;s
+ de la fen&ecirc;tre, d'une voix tr&egrave;s douce, l'infirmi&egrave;re, ainsi
+ que l'avait prescrit le docteur apr&egrave;s les crises, lisait. C'&eacute;tait
+ une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le petit malade &eacute;coutait
+ et demandait des explications:</p>
+<p>-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...</p>
+<p>La jeune fille se r&eacute;pandait en explications. Elle reprenait le r&eacute;cit:
+ l'un des deux h&eacute;ros fid&egrave;le au roi ne pouvait pardonner &agrave;
+ l'autre son abandon politique.</p>
+<p>- C'&eacute;tait un m&eacute;chant, disait-elle, un tra&icirc;tre; alors Murthos,
+ le fid&egrave;le, voulut se battre avec lui...</p>
+<p>-Se battre &agrave; coup de poing, interrogeait Boum.</p>
+<p>- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des &eacute;p&eacute;es et
+ des pistolets.</p>
+<p>- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. Le m&eacute;chant
+ pouvait partir... loin, loin.</p>
+<p>- Parce qu'il &eacute;tait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner.
+ Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche &agrave; toucher
+ l'autre et &agrave; se d&eacute;fendre avec son arme.</p>
+<p>- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.</p>
+<p>- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tr&egrave;s mal de se battre en duel...</p>
+<p>- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.</p>
+<p>De la m&ecirc;me voix, un peu monotone, l'infirmi&egrave;re poursuivit la lecture,
+ en jetant de temps &agrave; autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui n'&eacute;coutait
+ d&eacute;j&agrave; plus. Le r&eacute;cit continuait, les p&eacute;rip&eacute;ties
+ les plus dramatiques se succ&eacute;daient, la m&egrave;re du bon h&eacute;ros
+ venait sur le pr&eacute;, pour essayer d'arr&ecirc;ter les bretteurs, et se
+ mettait &agrave; genoux tout en essuyant ses beaux yeux &quot;d'un mouchoir
+ de soie orn&eacute; de dentelle&quot;...</p>
+<p>Boum interrompit:</p>
+<p>- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que d'assassiner
+ quand m&ecirc;me, puisqu'il &eacute;tait loyal, le monsieur...</p>
+<p>L'id&eacute;e avait d&eacute;cid&eacute;ment frapp&eacute; le malade, la jeune
+ femme s'en aper&ccedil;ut. Peut-&ecirc;tre parce qu'elle &eacute;tait lasse
+ de lire ou bien parce qu'elle ne voulait pas distraire Boum de sa distraction,
+ elle r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Oui, c'est moins mal.</p>
+<p>Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouv&eacute; quelque
+ d&eacute;tente dans quelque imaginaire vision.</p>
+<p>Le soir, apr&egrave;s le d&icirc;ner familial, le p&egrave;re et la m&egrave;re
+ &eacute;taient, comme &agrave; l'habitude, assis chacun d'un c&ocirc;t&eacute;
+ du lit. Boum posa quelques questions, toujours &agrave; propos de la lecture
+ de l'apr&egrave;s-midi. Il avait oubli&eacute; l'histoire, mais il voulait savoir:
+ le duel, s'il y en a encore maintenant, comment on se bat, avec quelles armes,
+ si c'est mal, ou seulement un peu mal...</p>
+<p>Pour la premi&egrave;re fois, depuis longtemps, le p&egrave;re riait un peu
+ dans sa moustache tr&egrave;s brune; il donnait tous les d&eacute;veloppements
+ d&eacute;sir&eacute;s et d&eacute;clarait en principe:</p>
+<p>-... Que le duel c'&eacute;tait tr&egrave;s bien, &agrave; condition de se
+ battre pour des motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour
+ la galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, loyalement...</p>
+<p>Boum n'y &eacute;tait pas encore; pauvre petit, il tenait encore &agrave; la
+ vie.</p>
+<p>- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?</p>
+<p>- Oh oui, disait le p&egrave;re, apr&egrave;s une petite h&eacute;sitation,
+ si l'on est d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais &ccedil;a n'est
+ pas l'usage...</p>
+<p>- Ah! faisait Boum, int&eacute;ress&eacute;.</p>
+<p>Cette nuit l&agrave;, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de
+ l&agrave;, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents
+ et pour les domestiques une bien grande joie.</p>
+<p></p>
+<p><br>
+ V.</p>
+<p>Les jours, d&egrave;s lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout
+ doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu &agrave; peu, avec l'espoir,
+ le bonheur semblait revenir dans la maison. Le m&eacute;decin lui-m&ecirc;me
+ &eacute;tait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le rem&egrave;de; malheureusement
+ le rem&egrave;de n'&eacute;tait pas de ceux qu'on ach&egrave;te dans les pharmacie</p>
+- Il fallait &quot;d&eacute;crocher&quot; l'id&eacute;e fixe, disait-il; et pour
+cela int&eacute;resser le malade &agrave; une autre id&eacute;e...
+<p>En v&eacute;rit&eacute;, Boum ne pensait plus seulement &agrave; son malheur,
+ ou plut&ocirc;t il croyait avoir trouv&eacute; le moyen de pouvoir agir sur
+ son malheur m&ecirc;me: la d&eacute;sesp&eacute;rance avait quitt&eacute; son
+ petit coeur. Il croyait maintenant pouvoir supprimer Claude et le supprimer
+ non pas vilainement par un crime, mais selon la formule paternelle &quot;simplement,
+ courageusement, loyalement&quot;.</p>
+<p>Sans doute, le malade n'avait confi&eacute; &agrave; personne son secret, seulement
+ comme il ne parlait plus que de provocation, de pr&eacute;, d'&eacute;p&eacute;e,
+ d'honneur et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le p&egrave;re,
+ prompt comme tous les hommes &agrave; trouver dans les &eacute;v&eacute;nements
+ la satisfaction de ses d&eacute;sirs, trouvait cette id&eacute;e follement amusante.
+ Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, m&ecirc;me
+ son &acirc;me de cavalier et de militaire n'&eacute;tait pas f&acirc;ch&eacute;e
+ de cette tournure d'esprit que cette id&eacute;e d&eacute;notait chez son fils.
+ Peut-&ecirc;tre m&ecirc;me, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret
+ contentement. La m&egrave;re, plus prudente, apr&egrave;s le premier moment
+ de bonheur, s'&eacute;tait un peu alarm&eacute;e. Qui sait, pensait-elle, si
+ Boum, apr&egrave;s avoir constat&eacute; l'impossibilit&eacute; de sa combinaison,
+ n'allait pas retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait
+ sa raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les assurances.</p>
+<p>- L'attention n'est plus fix&eacute;e sur un seul point, disait-il, maintenant
+ l'imagination va d'une id&eacute;e &agrave; l'autre; la derni&egrave;re comporte
+ une part d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout
+ ce travail l&agrave;; et pendant ce temps l'&eacute;tat g&eacute;n&eacute;ral
+ profite, l'assimilation se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de
+ r&eacute;action propre. Nous passons la crise de croissance.</p>
+<p>Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'&agrave; demi le jeune femme parce
+ qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'&agrave; rebours
+ de son mari, elle n'avait aucun go&ucirc;t pour la solution de Boum si fantastique
+ qu'elle lui parut. Le duel restait li&eacute; dans sa pens&eacute;e &agrave;
+ des surprises douloureuses. Le jugement sain et s&eacute;rieux qu'elle tenait
+ de son p&egrave;re ne trouvait aucun go&ucirc;t &agrave; la conception cabotine
+ des choses saintes dont les modernes rencontres se r&eacute;clament. Elle la
+ trouvait un peu d&eacute;gradante; son coeur de femme et de maman aurait pr&eacute;f&eacute;r&eacute;
+ toute autre diversion au mal de son fils que celle-l&agrave;.</p>
+<p>Cependant Boum allait toujours mieux. Ses n&eacute;vralgies avaient presque
+ disparu. Il mangeait de bon app&eacute;tit et dans son corps amaigri, les forces
+ revenaient.</p>
+<p>Un jour pour la premi&egrave;re fois depuis sa maladie, l'automobile paternelle
+ l'avait men&eacute; prendre l'air en compagnie de sa m&egrave;re. Un grand soleil
+ d'&eacute;t&eacute; envahissait l'avenue du Bois, presque d&eacute;serte.</p>
+<p>Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum &eacute;voqua d'autres
+ joies pass&eacute;es qui &eacute;taient, jadis, sur cette m&ecirc;me all&eacute;e
+ dans l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. &quot;Ses petits amis&quot;,
+ il passait alors au milieu d'eux, triomphant aux c&ocirc;t&eacute;s de Line,
+ maintenant il sentait l'isolement de son coeur d&eacute;sol&eacute;. Ces constatations
+ pourtant ne d&eacute;primaient pas son &eacute;nergie et ne ralentissaient en
+ rien sa r&eacute;solution arr&ecirc;t&eacute;e; &agrave; l'encontre, il semblait
+ trouver, en elles, des forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin
+ d'action que sa race r&eacute;clamait et par l&agrave; rejoindre ce qu'il croyait
+ &ecirc;tre la raison de sa vie. Son p&egrave;re l'avait averti; il devait reprendre
+ des forces d'abord, apr&egrave;s seulement il pourrait se mettre &agrave; &eacute;tudier
+ l'art de tuer selon les r&egrave;gles des principes admis. A pr&eacute;sent,
+ il en &eacute;tait encore &agrave; la premi&egrave;re partie du programme; il
+ laissait, comme on lui avait expliqu&eacute;, l'air et le soleil l'aider &agrave;
+ le remettre. Sans parler, il s'abandonnait &agrave; l'&acirc;pre bonheur de
+ se ressouvenir.</p>
+<p>A l'extr&ecirc;me bout du lac, il demanda l'autorisation &agrave; sa m&egrave;re
+ de cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait m&eacute;thodiquement,
+ avec une maladresse appliqu&eacute;e. C'&eacute;taient toujours des humbles
+ fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, &agrave; cause peut-&ecirc;tre de
+ sa r&eacute;solution et de toute l'&eacute;volution qui s'&eacute;tait faite
+ en lui, il estima pouvoir les faire parvenir &agrave; celle qu'il ch&eacute;rissait.</p>
+<p>- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?</p>
+<p>Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tr&egrave;s tr&egrave;s
+ fort.</p>
+<p>Pourquoi cette jeune m&egrave;re qui avait eu &agrave; cause de ce fils de
+ si grandes angoisses et qui n'avait jamais vers&eacute; que des larmes isol&eacute;es,
+ &eacute;tait-elle &eacute;mue aujourd'hui, tellement?</p>
+<p>Boum, tr&egrave;s gentiment, devenant un homme parce qu'il &eacute;tait devant
+ une femme &eacute;plor&eacute;e, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec
+ un mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il r&eacute;p&eacute;tait
+ les mots qu'on lui disait autrefois &agrave; lui-m&ecirc;me:</p>
+<p>- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...</p>
+<p>Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. Peut-&ecirc;tre,
+ en voyant le geste na&iuml;f, la petite m&egrave;re avait-elle pens&eacute;
+ que ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance muette
+ dont son coeur bris&eacute; avait tant besoin...</p>
+<p>- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?</p>
+<p>De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'&eacute;tait vrai, il r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la m&ecirc;me chose...</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VI.</p>
+<p><br>
+ Boum &eacute;tait presque gu&eacute;ri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait
+ avec tout le monde, recommen&ccedil;ait ses le&ccedil;ons et ses promenades
+ comme par le pass&eacute;. Si ce n'e&ucirc;t &eacute;t&eacute; quelques drogues
+ qu'il prenait avant les repas et dont les flacons bizarres ornaient sa place
+ &agrave; table, personne n'aurait pu dire qu'il ait &eacute;t&eacute; malade,
+ si gravement malade. Comme le souvenir des choses tristes passe rapidement,
+ l'entourage ne pensait plus ni &agrave; Line, ni &agrave; l'id&eacute;e fixe
+ dont Boum avait &eacute;t&eacute; si pr&egrave;s de mourir, ni m&ecirc;me &agrave;
+ l'autre id&eacute;e saugrenue qui avait remplac&eacute; la premi&egrave;re et
+ dans l'esp&eacute;rance de laquelle l'enfant avait retrouv&eacute; les forces
+ de vie. L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.</p>
+<p>Il &eacute;tait devenu un grand gar&ccedil;on, grand par la taille -- tout
+ le monde lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas m&ecirc;me onze.
+ Son corps tr&egrave;s fluet et qui faisait penser aux plantes pouss&eacute;es
+ trop vite, gardait encore un peu de sa gr&acirc;ce pass&eacute;e. On ne retrouvait
+ dans sa figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils mordor&eacute;s
+ dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une certaine gravit&eacute;
+ surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa vivacit&eacute;, de son
+ charme particulier, ne restait qu'une affabilit&eacute; tr&egrave;s douce, une
+ politesse marqu&eacute;e et tr&egrave;s pr&eacute;venante qui partant, le distinguait
+ encore des autres enfants. A le voir, attentif, complaisant, souvent rieur m&ecirc;me,
+ on eut pu croire qu'il avait oubli&eacute;: en r&eacute;alit&eacute;, comme
+ au premier jour, il pensait &agrave; Line, comme au jour de la r&eacute;v&eacute;lation,
+ il &eacute;tait d&eacute;cid&eacute; &agrave; se battre avec Claude. Tout au
+ plus avait-il ajout&eacute;, &agrave; mesure que l'initiation de la m&eacute;thode
+ pr&eacute;cisait les premi&egrave;res donn&eacute;es, l'id&eacute;e d'un sacrifice
+ de sa vie propre. Il faisait cette offrande g&eacute;n&eacute;reusement parce
+ que sa nature &eacute;tait aventureuse, parce que les enfants et les jeunes
+ ne savent pas ce qu'est la mort et aussi parce que la vie sans Line avait perdu
+ tout sens pour lui.</p>
+<p>- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.</p>
+<p>Un jour, tr&egrave;s timidement, mais r&eacute;solument comme quelqu'un qui
+ r&eacute;clame le paiement d'une dette, il vint trouver son p&egrave;re seul
+ et lui posa la question:</p>
+<p>- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...</p>
+<p>- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis &ccedil;a te fera le plus grand
+ bien...</p>
+<p>Quelques jours apr&egrave;s, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble
+ du boulevard Malesherbes, au rez-de-chauss&eacute;e, &agrave; droite sous le
+ porche, Boum et son p&egrave;re firent leur entr&eacute;e dans une quelconque
+ salle d'armes de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients
+ ne venaient pas encore. Un homme de blanc v&ecirc;tu avec un coeur de flanelle
+ rouge &agrave; la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait
+ &agrave; l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des <i>8</i>
+ entrelac&eacute;s. Dans la salle, &agrave; laquelle les &eacute;p&eacute;es
+ faisaient des murs d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les &quot;Honneur&quot;,
+ les &quot;Patrie&quot;, le ma&icirc;tre, du bout de sa barbiche et derri&egrave;re
+ un lorgnon, lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait
+ son caf&eacute; au lait. Boum lui trouva en m&ecirc;me temps l'air terrible
+ et l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir ses
+ phrases, toujours sur un ton de commandement:</p>
+<p>- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la planche...
+ avenir... on ne sait pas... honneur... hygi&egrave;ne... voici les prix et les
+ conditions, et il allait vers un bureau de ch&ecirc;ne prendre d'une pile, un
+ prospectus dont le p&egrave;re en accepta les termes sans le lire.</p>
+<p>Le Pr&eacute;v&ocirc;t appel&eacute; prit les mesures du futur &quot;membre&quot;
+ -- c'&eacute;tait sa femme qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand
+ Boum reviendrait: le masque, les sandales, les petites &eacute;p&eacute;es,
+ tout serait l&agrave;.</p>
+<p>En les accompagnant, fid&egrave;le au rite, le ma&icirc;tre &eacute;prouva
+ le besoin de dire:</p>
+<p>- Nous allons le soumettre au ballottage.</p>
+<p>C'&eacute;tait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle
+ &agrave; son entreprise.</p>
+<p>Dans la rue, Boum ayant demand&eacute; des explications sur ce dernier mot,
+ son p&egrave;re pensant autre chose r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Ce sont des b&ecirc;tises.</p>
+<p>Boum fut admis sans opposition.</p>
+<p>Au jour fix&eacute;, il venait costum&eacute; en petit bretteur, le visage
+ dans sa cage &agrave; mouche, debout mal &agrave; l'aise sur cette planche qui
+ lui paraissait haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le ma&icirc;tre
+ prodiguait son enseignement, donnant des exemples, r&eacute;p&eacute;tant ses
+ phrases comme s'il r&eacute;citait une le&ccedil;on. Boum, un peu ahuri, suivait
+ de son mieux, s'appliquant de toute son &acirc;me &agrave; bien faire, mais
+ bient&ocirc;t rompu dans tous ses membres se demandant comment dans cette instable
+ position, on pouvait jamais arriver dans la r&eacute;alit&eacute; &agrave; se
+ battre, &agrave; se toucher, &agrave; se d&eacute;fendre et &agrave; faire quoique
+ ce soit. Effray&eacute;, il pensait que, peut-&ecirc;tre, il faisait exception
+ au reste des hommes, qu'il n'arriverait jamais, bien que le ma&icirc;tre flatt&eacute;
+ de son attention y allait de temps en temps d'un encouragement.</p>
+<p>- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des dispositions,
+ vous arriverez...</p>
+<p>Le soir, moulu par la courbature, il eut une d&eacute;faillance en pensant
+ que cette solution aussi serait tr&egrave;s longue. Pour arriver &agrave; savoir
+ faire, en somme, il faudrait &ecirc;tre grand et c'&eacute;tait justement de
+ ne l'&ecirc;tre pas qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant
+ &agrave; la le&ccedil;on, parce qu'il n'&eacute;tait pas d'une nature qui renonce
+ et tous les jours, il recommen&ccedil;ait les &quot;quarte&quot;, les &quot;quinte&quot;,
+ les &quot;doublez&quot;, les &quot;parez et tirez&quot;, etc.</p>
+<p>Tr&egrave;s lentement, il sentit lui-m&ecirc;me ses progr&egrave;s. Il se fatiguait
+ moins maintenant sur cette planche o&ugrave; il se tenait mieux, assis sur les
+ jarrets, sans perdre ce que le pr&eacute;v&ocirc;t fac&eacute;tieux ne se laissait
+ pas d'appeler: &quot;les petits &eacute;quilibres&quot;.</p>
+<p>Mettant &agrave; part l'escrime, la salle ne l'int&eacute;ressait pas. De rares
+ clients venaient &agrave; son heure et cependant, il y avait dans ces murs comme
+ un air de susceptibilit&eacute;s factices et de points d'honneur idiots se fondant
+ dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui l'&eacute;coeurait.
+ Boum avait son id&eacute;e, il &eacute;tait venu dans un but tr&egrave;s pr&eacute;cis.
+ Sa bont&eacute; profonde s'alarmait &agrave; la pens&eacute;e de querelles cherch&eacute;es,
+ que sa mentalit&eacute; s&eacute;rieuse lui faisait trouver inutiles. Aussi
+ &agrave; part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. Pendant
+ les poses, il s'asseyait &agrave; l'&eacute;cart sur la banquette de velours
+ rouge, et continuait &agrave; s'instruire en regardant.</p>
+<p>Cependant, il s'&eacute;tait fait un ami. C'&eacute;tait un monsieur grisonnant,
+ l&eacute;g&egrave;rement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tr&egrave;s bon
+ sourire. En le montrant, le pr&eacute;v&ocirc;t avait dit &agrave; Boum:</p>
+<p>- C'est Laferri&egrave;re, vous savez celui qui fait des pi&egrave;ces, un
+ rigolo.</p>
+<p>Avec plus de c&eacute;r&eacute;monie, le ma&icirc;tre avait, selon l'usage,
+ pr&eacute;sent&eacute; son jeune &eacute;l&egrave;ve:</p>
+<p>-... A Monsieur le Comte de Laferri&egrave;re, de l'Acad&eacute;mie Fran&ccedil;aise.</p>
+<p>Boum avait tendu sa petite main.</p>
+<p>Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demand&eacute;:</p>
+<p>- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?</p>
+<p>Boum avait r&eacute;pondu:</p>
+<p>- C'est difficile.</p>
+<p>- Comme tous les arts, r&eacute;pliqua le Monsieur; il n'y a que la critique
+ qui soit ais&eacute;e. Vous ne voulez pas devenir critique, j'esp&egrave;re,
+ comme M. Doumic?</p>
+<p>- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien saisi.</p>
+<p>- Officier ou ma&icirc;tre d'armes, interrogea encore le Monsieur.</p>
+<p>- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve ces
+ deux perspectives folles et extravagantes.</p>
+<p>- Que voulez-vous &ecirc;tre alors?</p>
+<p>- Je veux &ecirc;tre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux
+ savoir faire des armes.</p>
+<p>Peut-&ecirc;tre cette r&eacute;ponse aurait-elle laiss&eacute; indiff&eacute;rent
+ plus d'un habitu&eacute; de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, &eacute;t&eacute;
+ frapp&eacute; par l'apparente incoh&eacute;rence de ces deux volont&eacute;s.
+ Chez Laferri&egrave;re, l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arr&ecirc;ter.</p>
+<p>- C'est &eacute;trange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention
+ du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un aussi
+ grave sujet, et il ajouta: Nos go&ucirc;ts ne sont pas tout &agrave; fait pareils.
+ Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout envie de me marier...
+ parce que je suis mari&eacute;, comprenez-vous.</p>
+<p>Boum sourit. De cette conversation commen&ccedil;a leur sympathie. Par la suite,
+ Laferri&egrave;re, rassasi&eacute;, relativement jeune, de toutes les joies
+ et de tous les honneurs, trouvait une douceur particuli&egrave;re &agrave; retrouver,
+ chaque matin, le petit coeur honn&ecirc;te et frais dans lequel il sentait le
+ myst&egrave;re. Boum avait retrouv&eacute; en lui une camaraderie qu'il n'avait
+ jamais connue chez Line: son nouvel ami l'&eacute;coutait s&eacute;rieusement.
+ Cela ne les emp&ecirc;chait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire;
+ l'acad&eacute;micien savait des histoires impayables que le pr&eacute;v&ocirc;t,
+ en s'appuyant sur la courbe de son &eacute;p&eacute;e, &eacute;coutait la bouche
+ ouverte.</p>
+<p>Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils &eacute;taient tous
+ deux curieux et adaptables, na&iuml;fs sans &ecirc;tre b&ecirc;tes et d'une
+ g&eacute;n&eacute;rosit&eacute; sp&eacute;ciale qui voulait le bien de tous
+ les &ecirc;tres y compris pour chacun d'eux celui de sa petite personne. Aussi
+ se comprenaient-ils &agrave; merveille. Boum sentait les jours o&ugrave; son
+ ami n'&eacute;tait pas en train et les jours o&ugrave; il &eacute;tait en veine
+ d'expansion. Laferri&egrave;re avait saisi une fois pour toutes que l'enfant
+ n'aimait pas &ecirc;tre trait&eacute; en b&eacute;b&eacute;; son degr&eacute;
+ de d&eacute;veloppement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne se d&eacute;velopperaient
+ plus.</p>
+<p>Et puis, pour les raisons diff&eacute;rentes, les gens de la salle les ennuyaient
+ tous deux. Boum, parce qu'il &eacute;tait le seul enfant, se sentait un peu
+ perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de mentalit&eacute;s toujours
+ pareilles &agrave; cette collection d'oisifs croyant &ecirc;tre le monde et
+ dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu la moindre r&eacute;percussion.
+ Ils se li&egrave;rent rapidement. Quelquefois, ils sortaient ensemble. Par les
+ belles journ&eacute;es, Laferri&egrave;re allait volontiers jusqu'au Bois accompagner
+ Boum; ils causaient tout le long du chemin, des sujets les plus divers.</p>
+<p>Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son petit
+ ami.</p>
+<p>- Mais c'est un fils donn&eacute; par la nature, avait dit un Monsieur qui
+ marchait au c&ocirc;t&eacute; d'une jolie blonde.</p>
+<p>- C'est idiot, avait r&eacute;pliqu&eacute; Laferri&egrave;re, puisque c'est
+ un fr&egrave;re a&icirc;n&eacute;.</p>
+<p>Cette fa&ccedil;on de pr&eacute;senter Boum comme un petit sage auquel on demande
+ des avis n'&eacute;tait pas qu'une simple plaisanterie. En r&eacute;alit&eacute;
+ l'auteur parisien &eacute;tait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence
+ l'avaient conserv&eacute; jeune; il &eacute;tait r&eacute;serv&eacute;.</p>
+<p>Laferri&egrave;re s'&eacute;tait tellement mis &agrave; sa port&eacute;e, qu'il
+ finissait par le prendre au s&eacute;rieux, solliciter ses conseils, et lui
+ faire m&ecirc;me des confidences que beaucoup auraient trouv&eacute; anachroniques
+ et pr&eacute;matur&eacute;es.</p>
+<p>Boum gardait &agrave; la maison un complet silence sur ces affaires de son
+ ami qu'il estimait &ecirc;tre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'&ecirc;tre
+ saisis par ses parents. En particulier, il &eacute;tait souvent question dans
+ ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame qui
+ jouait ses pi&egrave;ces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. Il
+ l'appelait: Dora.</p>
+<p>Un jour, -- ils &eacute;taient d&eacute;j&agrave; de vieux amis -- au sortir
+ de la salle, comme il pleuvait, Laferri&egrave;re proposa d'emmener Boum dans
+ son automobile. En chemin, il lui dit:</p>
+<p>- Si nous allions chez Dora?</p>
+<p>Boum, sans savoir pourquoi, h&eacute;sita le quart d'une seconde, puis accepta.</p>
+<p>L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arr&ecirc;ta famili&egrave;rement devant
+ un grand immeuble de la rive gauche, pr&egrave;s du pont de l'Alma.</p>
+<p>Au sortir de l'ascenseur, au troisi&egrave;me, Laferri&egrave;re ouvrit la
+ porte d'entr&eacute;e avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.</p>
+<p>- Comment, c'est toi ch&eacute;ri, fit une voix tr&egrave;s douce.</p>
+<p>- C'est nous, r&eacute;pondit l'ami de Boum.</p>
+<p>Cette r&eacute;ponse excita sans doute la curiosit&eacute; de la ma&icirc;tresse
+ de c&eacute;ans, elle sortit &agrave; leur rencontre pr&eacute;cipitamment.
+ Elle avait d&ucirc; entendre parler de Boum, parce que tout de suite, sans pr&eacute;sentation,
+ elle l'accueillit gentiment dans un bon rire:</p>
+<p>- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.</p>
+<p>Boum, en petit gar&ccedil;on bien &eacute;lev&eacute;, s'inclina et baisa la
+ main qu'elle lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.</p>
+<p>Quand ils se furent install&eacute;s dans le petit salon o&ugrave; elle les
+ avait introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit
+ &agrave; moiti&eacute; &eacute;tendue sur un sofa assez bas, que recouvrait
+ en partie, sur un tapis sombre, une fourrure blanche tr&egrave;s souple et deux
+ gros coussins vert-bleu. En v&eacute;rit&eacute;, elle &eacute;tait jolie, ses
+ cheveux lui faisaient comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents
+ &eacute;blouissantes riaient d'un rire perl&eacute; sp&eacute;cial qui paraissait
+ toujours partir d'une sc&egrave;ne. Elle faisait une masse de frais &agrave;
+ Boum, &agrave; la fois amus&eacute;e, flatt&eacute;e et un peu g&ecirc;n&eacute;e
+ par la pr&eacute;sence insolite d'un enfant.</p>
+<p>Boum r&eacute;pondait poliment &agrave; toutes les questions. Toujours tr&egrave;s
+ sobre de d&eacute;tails sur ses propres affaires, il &eacute;coutait tranquillement
+ tant qu'il &eacute;tait question de lui, en posant simplement sur celui des
+ deux qui parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement
+ &eacute;tonn&eacute;s.</p>
+<p>Cette visite lui semblait toute naturelle, &eacute;tant donn&eacute; le s&eacute;rieux
+ de son amiti&eacute; avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait
+ &eacute;t&eacute; celui de toutes r&eacute;unions de trois grandes personnes
+ si ce n'eut &eacute;t&eacute; quelques remarques d&eacute;cousues d'enfant,
+ sur &quot;le nombre de bateaux qui passaient sur le fleuve&quot; ou sur &quot;la
+ difficult&eacute; qu'on devait trouver &agrave; apprendre par coeur tout un
+ livre&quot;.</p>
+<p>Laferri&egrave;re jouissait, amus&eacute; par l'&eacute;trange de la situation.
+ Evidemment, pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant
+ chez sa ma&icirc;tresse aurait paru &eacute;norme, monstrueux; en r&eacute;alit&eacute;,
+ sa conscience honn&ecirc;te et d&eacute;gag&eacute;e des conventions se refusait
+ &agrave; voir le moindre tort dans ce rapprochement qui ne faisait de peine
+ &agrave; personne. Ces deux amis &eacute;prouvaient, au contraire, pour des
+ raisons diverses, un certain plaisir &agrave; se trouver ensemble; aucun mot,
+ aucun geste ne pouvait alt&eacute;rer la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de Boum
+ et &ecirc;tre pour lui un changement de ce qu'il entendait et voyait famili&egrave;rement
+ tous les jours... alors pourquoi pas, surtout que lui-m&ecirc;me l'auteur qui
+ avait v&eacute;cu tant de r&ecirc;ves trouvait dans la pr&eacute;sence de ces
+ deux &ecirc;tres je ne sais quelle impression de consolider un bonheur instable
+ et que son coeur aimant aurait tant voulu voir persister longtemps.</p>
+<p>Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrog&eacute;.</p>
+<p>- Comment la trouves-tu? demanda Laferri&egrave;re.</p>
+<p>Tr&egrave;s gentille et tr&egrave;s jolie, appr&eacute;cia Boum, vous devez
+ bien vous amuser avec elle.</p>
+<p>Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line n&eacute;gligea
+ de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler quoique
+ ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de convaincre, il savait
+ ne devoir pas &ecirc;tre pris au s&eacute;rieux; alors il &eacute;couta sans
+ interrompre comme le lui avait enseign&eacute; Miss Anny. Cette visite, pourtant,
+ avait fait sur lui une certaine impression; elle lui avait &eacute;t&eacute;
+ comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il lui disait la v&eacute;rit&eacute;,
+ qu'il avait en lui une confiance sympathique. Boum n'en doutait pas avant ce
+ jour, mais parce qu'il tenait de son grand-p&egrave;re peut-&ecirc;tre ou bien
+ parce que simplement il avait souffert des hommes, il gardait toujours, vis-&agrave;-vis
+ d'eux, une prudence et une r&eacute;serve discr&egrave;te. En telle mani&egrave;re
+ qu'&agrave; ce moment, quand son ami l'avait mis au courant de sa principale
+ pr&eacute;occupation sentimentale, lui n'avait pas encore articul&eacute; un
+ seul mot de la grande affaire qui &eacute;tait l'unique souci de sa petite vie,
+ et n'avait jamais prononc&eacute; le nom de Line &agrave; Laferri&egrave;re.
+ Apr&egrave;s la visite chez Dora, il prit la r&eacute;solution de tout lui raconter.
+ L'occasion vint.</p>
+<p>Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure dans l'auto
+ d&eacute;couverte vers Saint-Germain. Laferri&egrave;re ayant fait peu de temps
+ auparavant la connaissance du p&egrave;re de Boum, lui avait demand&eacute;
+ pour ce jour-l&agrave; l'enfant &agrave; d&eacute;jeuner. Maintenant ils allaient
+ au rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son c&ocirc;t&eacute;. A la sortie
+ du Bois, apr&egrave;s l'indispensable arr&ecirc;t &agrave; la barri&egrave;re,
+ Boum retrouvait l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent
+ regard&eacute; autrefois avec Line. Dans le fond de son &acirc;me, il s'attendrissait.
+ Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur conversation, d&egrave;s
+ que la voiture repartit, Boum demanda:</p>
+<p>- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?</p>
+<p>Laferri&egrave;re r&eacute;pondit une phrase &eacute;vasive, une de ces explications
+ dont il avait le secret et qui n'arr&ecirc;tait rien: &quot;on ne bouge pas
+ assez... c'est n&eacute;cessaire... je ne veux pas grossir...&quot;.</p>
+<p>- Ah, fit Boum, c'est simplement pour &ccedil;a. Vous ne voulez pas vous battre.</p>
+<p>- Oh, fit Laferri&egrave;re, quand je peux &eacute;viter, j'aime autant.</p>
+<p>- Moi, r&eacute;pliqua gravement Boum, je veux me battre, mais s&eacute;rieusement,
+ <i>&agrave; mort</i>, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en
+ ce moment.</p>
+<p>L'auteur, se retourna brusquement, visiblement int&eacute;ress&eacute;:</p>
+<p>- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?</p>
+<p>Tr&egrave;s pos&eacute;ment, regardant par terre, Boum r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-&ecirc;tre le connaissez-vous, c'est
+ Monsieur Claude Vauquer de Conflans.</p>
+<p>- Conflans, le diplomate? fit Laferri&egrave;re, c'est un imb&eacute;cile!</p>
+<p>- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait &agrave; cette
+ appr&eacute;ciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.</p>
+<p>- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.</p>
+<p>- Voil&agrave;, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite
+ tante, la soeur de ma maman. Nous &eacute;tions tr&egrave;s, tr&egrave;s bien
+ ensemble, tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.</p>
+<p>Boum disait ce mot tout bas, tr&egrave;s &eacute;mu, baissant encore davantage
+ sa t&ecirc;te brune. Laferri&egrave;re sentit le petit drame et n'interrompit
+ pas.</p>
+<p>- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus encore
+ parce que vous, vous &ecirc;tes grand, et moi je ne suis qu'un petit gar&ccedil;on
+ et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'&eacute;tait Tante
+ Line...</p>
+<p>Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:</p>
+<p>- Il me l'a prise...</p>
+<p>&Eacute;mu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps,
+ puis demanda:</p>
+<p>- Comment te l'a-t-il prise?</p>
+<p>- Il l'a &eacute;pous&eacute;e, puis ils sont partis.</p>
+<p>- C'est sa femme, remarqua Laferri&egrave;re, elle est bien jolie en effet,
+ je l'ai aper&ccedil;ue le jour de son mariage.</p>
+<p>- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est qu'avant
+ de partir, il l'avait chang&eacute;e, tellement. Vous ne l'auriez pas reconnue.
+ Avant elle &eacute;tait douce, elle &eacute;coutait comme vous, nous sortions
+ tous les deux, elle me racontait les histoires de mon grand-p&egrave;re qui
+ &eacute;tait parti tout petit en Am&eacute;rique, elle avait une petite auto
+ qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apr&egrave;s, quand Monsieur Claude
+ est venu, elle restait tout le temps avec lui, enferm&eacute;s dans le petit
+ salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- et l'enfant pr&eacute;cisait
+ en remuant son index en l'air -- il faisait expr&egrave;s, il lui donnait des
+ cadeaux et des fleurs, il la flattait et se moquait de moi.</p>
+<p>Profond&eacute;ment touch&eacute;, mais voulant savoir, Laferri&egrave;re interrogea:</p>
+<p>- Mais tu n'as pas parl&eacute; &agrave; ta tante? Tu ne lui as pas demand&eacute;
+ pourquoi elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.</p>
+<p>- Souvent, r&eacute;pliqua Boum, j'ai essay&eacute;; j'ai dit tout ce que j'ai
+ pu, mais quand on est petit, vous savez, on ne vous &eacute;coute pas, et puis,
+ on ne sait pas ce qu'il faut dire...</p>
+<p>- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...</p>
+<p>Et sur cette r&eacute;flexion, quelques instants pass&egrave;rent sans qu'ils
+ se dirent un seul mot. De chaque c&ocirc;t&eacute; de la voiture, le paysage
+ d&eacute;filait rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour
+ devenir la campagne v&eacute;ritable: la route n'avait plus de trottoir, les
+ maisons ne se touchaient plus et le fleuve, d&eacute;livr&eacute; de ses quais,
+ coulait plus librement dans la lumi&egrave;re crue entre ses berges de prairie.</p>
+<p>Laferri&egrave;re &eacute;tait boulevers&eacute; par le r&eacute;cit de cette
+ trag&eacute;die. Les faits, en eux-m&ecirc;mes, &eacute;taient tr&egrave;s simples,
+ en somme, si naturels: le petit aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer &agrave;
+ tous les &acirc;ges, qui sait m&ecirc;me si &agrave; l'&acirc;ge de Boum on
+ n'aimait pas mieux, plus &acirc;prement, plus exclusivement et plus s&eacute;rieusement
+ aussi? A travers le cort&egrave;ge fan&eacute; de ses propres amours, il cherchait
+ &agrave; retrouver le souvenir de ses premiers &eacute;lans, alors que rien
+ ne venait distraire de la grande chose, sa pens&eacute;e et son coeur... Et
+ pourtant il demeurait d&eacute;sempar&eacute; devant cette d&eacute;tresse d'enfant,
+ lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses et qui gardait encore assez de
+ foi pour aimer &eacute;perdument une petite femme quelconque &quot;qui jouait
+ ses pi&egrave;ces&quot;. Il &eacute;tait confondu parce que de cette histoire
+ tr&egrave;s simple r&eacute;sultait cette situation anormale, parce que ce cas
+ particulier constituait un accident grave, une situation sans d&eacute;nouement,
+ une maladie sans rem&egrave;de. Un seul instant, il fut sur le point de dire
+ &agrave; Boum: &quot;Il y a d'autres femmes de par le monde, ne te d&eacute;sole
+ pas, tu verras que la vie peut gu&eacute;rir aussi&quot;. Mais, ce m&ecirc;me
+ homme qui n'avait pas h&eacute;sit&eacute; &agrave; mener l'enfant chez une
+ femme un peu &agrave; c&ocirc;t&eacute;, se refusa &agrave; tenir la petite
+ &acirc;me, m&ecirc;me pour la consoler. Il dit simplement:</p>
+<p>- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?</p>
+<p>- Je sais bien, dit le petit tr&egrave;s simplement, mais puisqu'il n'y a pas
+ d'autre moyen...</p>
+<p>C'&eacute;tait bien la logique que craignait Laferri&egrave;re. Sans doute,
+ il savait que le projet de Boum ne se r&eacute;aliserait pas, que quelque chose
+ viendrait s&ucirc;rement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les
+ d&eacute;sillusions et toutes les d&eacute;ceptions que cette mise au point
+ comportait, firent mal &agrave; son &eacute;go&iuml;sme g&eacute;n&eacute;reux;
+ comme un grand enfant qu'il &eacute;tait lui aussi, il laissa partir l'expression
+ de son d&eacute;pit:</p>
+<p>- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu racont&eacute; cette histoire?</p>
+<p>Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tr&egrave;s bien la diff&eacute;rence
+ de l'amour et de l'amiti&eacute;, r&eacute;pondit tr&egrave;s naturellement
+ aussi:</p>
+<p>- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...</p>
+<p>- Tu as raison, r&eacute;pliqua Laferri&egrave;re, assez touch&eacute; de cette
+ remarque, en prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.</p>
+<p>Ils avaient fait un petit tour par la for&ecirc;t silencieuse et sombre malgr&eacute;
+ le soleil; ils retourn&egrave;rent vers le restaurant o&ugrave; Dora les attendait
+ sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait d&ucirc; se lasser
+ de regarder le d&eacute;cor magique de Paris engourdi &agrave; cette heure dans
+ une diaphane bu&eacute;e, elle jouait machinalement de sa longue main avec un
+ sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle avait nou&eacute;
+ ses gants.</p>
+<p>- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferri&egrave;re s'excusa:
+ ils avaient caus&eacute;, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la grande
+ habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:</p>
+<p>- Nous voulions te donner le temps d'&ecirc;tre id&eacute;alement jolie; nous
+ ne sommes pas venus une minute trop t&ocirc;t...</p>
+<p>Pas f&acirc;ch&eacute;e, elle le remercia des yeux.</p>
+<p>Ils mang&egrave;rent. Laferri&egrave;re, pr&eacute;occup&eacute;, parlait peu.
+ Dora lui trouvait cet air particulier des jours o&ugrave; il mijotait une id&eacute;e
+ de pi&egrave;ce. Bonne fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait.
+ Elle faisait</p>
+<p>des frais &agrave; Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute &agrave;
+ leurs pieds, elle l'aidait &agrave; retrouver la maison de ses parents, lui
+ indiquant les grands rep&egrave;res de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du Bois;
+ elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferri&egrave;re. Le petit
+ distrait, tour &agrave; tour regardait la ville, regardait la femme et jouissait
+ de leur semblable beaut&eacute;. Il pensait sans aucun sentiment de jalousie
+ au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires sentimentales, celles
+ de ses commensaux s'&eacute;taient arrang&eacute;es. Dora et Laferri&egrave;re
+ s'entendaient bien, ils &eacute;taient ensemble, constatait Boum, et -- comme
+ on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui g&acirc;te notre joie,
+ -- il restait convaincu qu'aucune personne et qu'aucune chose ne venait jamais
+ troubler la s&eacute;r&eacute;nit&eacute; de leur bonheur. Evidemment, Laferri&egrave;re
+ n'&eacute;tait plus un petit gar&ccedil;on, et c'est tellement plus facile d'&ecirc;tre
+ heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra peut-&ecirc;tre o&ugrave;
+ lui-m&ecirc;me... en attendant, il &eacute;tait reconnaissant de tout son coeur
+ &agrave; ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimit&eacute;
+ et de lui faire ainsi respirer l'air de leur f&eacute;licit&eacute;.</p>
+<p>Quand ils eurent termin&eacute;, en quittant la table o&ugrave; ils &eacute;taient
+ rest&eacute;s assez avant dans l'apr&egrave;s-midi, Dora, debout, interrogea
+ Laferri&egrave;re, en le regardant de tr&egrave;s pr&egrave;s:</p>
+<p>- Eh bien, &ccedil;a se dessine ton id&eacute;e? As-tu un r&ocirc;le pour moi?</p>
+<p>En secouant les miettes de son gilet, il r&eacute;pondit pour n'&ecirc;tre
+ entendu que par elle:</p>
+<p>- Je pense &agrave; mieux que le th&eacute;&acirc;tre, petit, &agrave; la vie,
+ personne ne s'en doute, c'est bien plus &eacute;mouvant...</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VII</p>
+<p><br>
+ A une petite f&ecirc;te intime de la salle, pour la premi&egrave;re fois, Boum
+ se produisait en public. Les spectateurs &eacute;taient peu nombreux; il n'y
+ avait gu&egrave;re, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre
+ de repr&eacute;sentants notoires de la presse sportive, gens fam&eacute;liques
+ et pr&eacute;tentieux. Le jardin avait re&ccedil;u une d&eacute;coration de
+ petit <i>14 juillet</i>, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
+ quelques fauteuils et les banquettes rouges &eacute;taient sorties. Au fond,
+ entre les arbres, devant un ma&icirc;tre d'h&ocirc;tel &agrave; favoris, une
+ table napp&eacute;e supportait des sandwichs, des g&acirc;teaux, des fleurs
+ et une rang&eacute;e de coupes &agrave; moiti&eacute; pleines de tr&egrave;s
+ mauvais Champagne.</p>
+<p>Une dizaine de tireurs &eacute;taient inscrits et devaient faire assaut &quot;&agrave;
+ la premi&egrave;re touche&quot;.</p>
+<p>Boum &eacute;tait consid&eacute;r&eacute; par la salle enti&egrave;re comme
+ &quot;une fine lame&quot;; il l'&eacute;tait vraiment. Le ma&icirc;tre, qui
+ avait l'intelligence de son art, avait compris les premiers jours que l'enfant
+ <i>ferait</i> parce qu'il voulait faire; et alors, il l'avait pouss&eacute;,
+ sa jeunesse et sa d&eacute;bilit&eacute; &eacute;tant un obstacle aux travaux
+ brutaux de l'&eacute;p&eacute;e, vers le jeu d&eacute;licat du fleuret. Boum,
+ qui en &eacute;tait alors &agrave; sa deuxi&egrave;me ann&eacute;e de salle,
+ se servait maintenant d'une &eacute;p&eacute;e triangulaire et &agrave; coquille,
+ comme celle des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait
+ peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piq&ucirc;re
+ vers les mains, les genoux ou la t&ecirc;te; &agrave; l'encontre, elle tournait
+ follement tout le long de la lame adverse, tr&egrave;s rapide dans tous les
+ sens, avec des arr&ecirc;ts brusques qui &eacute;taient des menaces, toujours
+ en mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement fran&ccedil;aise,
+ s'&eacute;panouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touch&eacute;.</p>
+<p>Il fit, ce jour-l&agrave;, d'assez jolis assauts, Laferri&egrave;re qui n'aimait
+ pas d'ordinaire ce genre de r&eacute;unions &eacute;tait venu pour voir son
+ petit camarade. Tout en applaudissant &agrave; ses jolis coups, il &eacute;tait
+ inquiet parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce r&eacute;sultat.
+ Le corps des chroniqueurs louaient sans r&eacute;serve: d&eacute;couvrir un
+ talent inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum &eacute;tait
+ joli &agrave; voir. Son v&ecirc;tement blanc moulait ses formes gracieuses et
+ proportionn&eacute;es: l'exercice l'avait consid&eacute;rablement renforc&eacute;
+ et assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, &agrave;
+ l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se d&eacute;ployant dans une attaque
+ en un geste large, ou bien modeste apr&egrave;s la victoire, son casque et son
+ &eacute;p&eacute;e dans la main gauche, la t&ecirc;te un peu basse venant remercier
+ l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant ch&eacute;tif et mal pouss&eacute;
+ qu'il avait &eacute;t&eacute; apr&egrave;s sa maladie. Il &eacute;tait presque
+ alors un de ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec
+ un secret d&eacute;sir:</p>
+<p>- Il est gentil.</p>
+<p>Apr&egrave;s qu'il eut fait sept assauts, le ma&icirc;tre le proclama quatri&egrave;me
+ avec trois touches, ce qui constituait, eu &eacute;gard surtout &agrave; la
+ qualit&eacute; des autres tireurs, un assez joli succ&egrave;s.</p>
+<p>Laferri&egrave;re et lui ne rest&egrave;rent pas apr&egrave;s la s&eacute;ance.
+ Ils remont&egrave;rent un instant &agrave; pied le boulevard.</p>
+<p>Comme &agrave; l'habitude, ils caus&egrave;rent. Laferri&egrave;re avait racont&eacute;
+ &agrave; Boum, quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pi&egrave;ce.
+ Maintenant il le mettait au courant des modifications projet&eacute;es. Boum
+ &eacute;tait partisan des d&eacute;nouements heureux. Il se passionnait en g&eacute;n&eacute;ral
+ pour les p&eacute;rip&eacute;ties de ces personnages de r&ecirc;ve qui lui &eacute;taient
+ devenus familiers; il les consid&eacute;rait comme des &ecirc;tres vivants qu'il
+ aimait. Ce jour-l&agrave;, il parlait peu. Laferri&egrave;re, qui se rendait
+ parfaitement compte de l'&eacute;tat d'&acirc;me de l'enfant, se donnait l'air
+ de ne pas s'en apercevoir.</p>
+<p>Quand ils furent arriv&eacute;s devant l'h&ocirc;tel de la rue Pergol&egrave;se,
+ Boum tendit sa main:</p>
+<p>- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de vous. Nous
+ allons &agrave; la campagne pour trois semaines... C'est l&agrave; que ma tante
+ et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... Apr&egrave;s, j'aurai
+ besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.</p>
+<p>Dans un demi-sourire, Laferri&egrave;re r&eacute;pondit:</p>
+<p>- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce pas?</p>
+<p>- Je le sais, dit Boum en le regardant s&eacute;rieusement. Au revoir.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>VIII</p>
+<p><br>
+ Dans son cabinet de travail, grande pi&egrave;ce encombr&eacute;e, assombrie
+ par les tentures et les cuirs de Cordoue malgr&eacute; la grande baie vitr&eacute;e
+ qui donnait sur le parc de la Muette, Laferri&egrave;re, assis &agrave; sa table,
+ venait de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres &eacute;tait,
+ pour sa nature heureuse, une heure b&eacute;nie. Un grand nombre d'inconnus
+ lui &eacute;crivaient. Il go&ucirc;tait une volupt&eacute; particuli&egrave;re...
+ &agrave; l'ouverture brusque de cette porte sur l'intimit&eacute; du monde ext&eacute;rieur.
+ Des femmes lui faisaient des d&eacute;clarations passionn&eacute;es, des amis
+ sinc&egrave;res lui donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la mani&egrave;re
+ d'acheter du vin, d'&eacute;crire des pi&egrave;ces, de placer sa fortune, de
+ combattre l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apr&egrave;s avoir
+ m&eacute;lang&eacute; les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper
+ par son domestique qui, habitu&eacute; &agrave; cette fantaisie, s'en acquittait
+ maintenant avec un grand s&eacute;rieux. L'homme de lettres lisait tout, dans
+ l'ordre, d'un bout &agrave; l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture,
+ qu'on le d&eacute;range&acirc;t.</p>
+<p>Ce matin, contrairement &agrave; l'usage, le domestique revint:</p>
+<p>- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.</p>
+<p>- De si bon matin? fit Laferri&egrave;re. Qu'il monte.</p>
+<p>Il pensa que ce devait &ecirc;tre pour l'importante histoire du duel, et cette
+ perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apr&egrave;s tout, mettre fin
+ &agrave; cette plaisanterie.</p>
+<p>Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, qu'est-ce qu'il
+ dirait s'il se voyait abandonn&eacute;?</p>
+<p>Boum fit une entr&eacute;e inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il
+ courut vers Laferri&egrave;re, tomba assis par terre devant lui, et c&acirc;linement
+ mettant sa t&ecirc;te sur les genoux de son ami, il se mit &agrave; sangloter
+ sans pouvoir dire un seul mot.</p>
+<p>Laferri&egrave;re, &eacute;mu, ne savait que dire.</p>
+<p>- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... dis-moi...
+ explique.</p>
+<p>L'enfant pleurait toujours. L'homme, d&eacute;sol&eacute; par ce chagrin, finit
+ par grossir la voix et dire presque rudement:<br>
+ - Assez, Boum, je te d&eacute;fends de pleurer ainsi.</p>
+<p>L'effet de ce changement de ton op&eacute;ra. Boum n'&eacute;tait pas habitu&eacute;
+ &agrave; s'entendre parler ainsi par celui qui &eacute;tait le confident de
+ son coeur. Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.</p>
+<p>Laferri&egrave;re en profita pour le relever. Il l'entra&icirc;na vers un divan
+ un peu sur&eacute;lev&eacute; auquel un baldaquin de vieilles soies donnait
+ un vague air de tr&ocirc;ne. Il for&ccedil;a l'enfant &agrave; s'asseoir pr&egrave;s
+ de lui.</p>
+<p>Boum, parla longuement.</p>
+<p>Il &eacute;tait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu pendant
+ dix longues journ&eacute;es qu'Elle rev&icirc;nt. Elle &eacute;tait revenue.</p>
+<p>-... Mais, fit-il, elle est toute chang&eacute;e... d'abord elle n'est plus
+ du tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle rit tout
+ le temps de moi, ne m'a m&ecirc;me jamais parl&eacute; seul une fois. Elle est
+ aussi s&eacute;v&egrave;re pour moi que M. Claude et reproche &agrave; maman
+ de ne pas bien m'&eacute;lever. Elle m'a dit, parce que j'ai regard&eacute;
+ dans un paquet qu'on apportait, que j'&eacute;tais curieux comme une vieille
+ chouette -- c'&eacute;tait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une
+ valise pour ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande,
+ elle s'occupe toute la journ&eacute;e de petits bonnets, de petites robes, et
+ de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a toute une
+ armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais &agrave; la poup&eacute;e,
+ mais tout le temps avec moi... A cause de tout &ccedil;a, je me suis aper&ccedil;u
+ que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis tr&egrave;s malheureux,
+ je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.</p>
+<p>Et il se remit &agrave; pleurer doucement.</p>
+<p>- C'est pour &ccedil;a, fit Laferri&egrave;re, que tu pleures! mais mon pauvre
+ Boum, ces choses-l&agrave; arrivent tous les jours.</p>
+<p>- C'est cependant malheureux, r&eacute;pliqua Boum.</p>
+<p>- Voyons, voyons... fil Laferri&egrave;re... tu &eacute;tais s&eacute;par&eacute;
+ d'une femme que tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours
+ s&eacute;par&eacute;, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te r&eacute;jouir.</p>
+<p>- Peut-&ecirc;tre! fit le petit, plus navr&eacute; de n'&ecirc;tre pas compris.</p>
+<p>Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:</p>
+<p>- Cependant je suis triste... tr&egrave;s triste.</p>
+<p>- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lan&ccedil;a Laferri&egrave;re... tu
+ n'es pas raisonnable.</p>
+<p>- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus du tout.
+ Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, &ccedil;a m'est &eacute;gal. Voyez, &agrave;
+ pr&eacute;sent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec
+ moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux plus rien.
+ Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis bien plus malheureux
+ qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... comprenez-vous?... Je ne peux pas
+ expliquer.</p>
+<p>Et pour rendre sa pens&eacute;e, le petit agitait ses deux mains devant son
+ ami en le regardant de ses yeux mouill&eacute;s.</p>
+<p>- Boum, fit Laferri&egrave;re, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse.
+ Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es trop jeune
+ pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans comprendre. Ne pense
+ plus &agrave; Tante Line. Vis des joies de ton &acirc;ge, je t'assure qu'elles
+ sont douces, plus tard on les regrette; oublie, cours, amuse-toi, joue avec
+ tes petits camarades; ne cherche pas ce que tu n'as pas trouv&eacute;. Sache
+ attendre. Je t'assure, c'est b&ecirc;te de souffrir. Regarde par la fen&ecirc;tre,
+ c'est le matin, peut-&ecirc;tre aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit
+ midi, -- il ferait plus chaud, il y aurait plus de lumi&egrave;re dans les arbres,
+ par terre les ombres seraient plus noires... et pourtant notre d&eacute;sir
+ commun ne change rien, le matin reste le matin. C'est d&eacute;j&agrave; beaucoup,
+ crois-moi, de savoir que midi viendra.</p>
+<p>Boum &eacute;coutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais trouvant
+ quand m&ecirc;me aux paroles qu'il entendait comme une sorte de vertu bienfaisante.</p>
+<p>Encourag&eacute;, Laferri&egrave;re continuait:</p>
+<p>- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.</p>
+<p>Boum fit signe que non.</p>
+<p>- Si, reprit l'homme, quand tu es tomb&eacute; sur te genoux, tu t'es &eacute;corch&eacute;.
+ C'&eacute;tait un mauvais moment, tu as d&ucirc; pleurer certainement. Cependant
+ le mal a pass&eacute;, ton genou s'est gu&eacute;ri. Regarde, on ne voit plus
+ rien du tout.</p>
+<p>Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.</p>
+<p>- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus gu&eacute;rir maintenant.</p>
+<p>- Tu crois, r&eacute;pondit Laferri&egrave;re... En effet, on croit, et puis,
+ un jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je ne
+ veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.</p>
+<p>Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore l&agrave; un myst&egrave;re.
+ Pendant un instant, un silence, l'enfant, la t&ecirc;te entre ses deux mains,
+ essaya de comprendre. Laferri&egrave;re le laissa m&eacute;diter. Mais Boum
+ renon&ccedil;a vite &agrave; chercher:</p>
+<p>- Peut-&ecirc;tre, fit-il brusquement d'un air d&eacute;tach&eacute;, vous
+ avez raison. Je ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici l&agrave;, j'en veux
+ &agrave; tous ceux qui m'ont fait mal. (Et pour la premi&egrave;re fois, sa
+ figure d'enfant devenait mauvaise.) Je m'appliquerai &agrave; vivre seul, sans
+ regarder personne. Je reconnais maintenant, que j'&eacute;tais sot de vouloir
+ me battre en duel. Ce n'est d&eacute;cid&eacute;ment pas la mani&egrave;re.
+ Plus tard, je ne sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...</p>
+<p>Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui tendant
+ une main froide et en disant &agrave; celui qui lui avait parl&eacute; avec
+ tout son coeur un &quot;merci quand m&ecirc;me&quot;, d&eacute;sabus&eacute;
+ et rageur, dont Laferri&egrave;re resta m&eacute;dus&eacute;. Sa figure d'enfant
+ avait eu soudain une expression de cruaut&eacute; m&eacute;chante. A voir ce
+ Boum, qui avait toujours &eacute;t&eacute; si tendre, si bon, on eut dit &agrave;
+ cet instant une petite b&ecirc;te f&eacute;roce qui aurait eu un sens humain
+ de la cruaut&eacute;.</p>
+<p></p>
+<p></p>
+<p>IX</p>
+<p><br>
+ Des ann&eacute;es pass&egrave;rent. Boum, suivant &agrave; la lettre les conseils
+ de son vieil ami, l'avait compl&egrave;tement d&eacute;laiss&eacute;. Cancre
+ dans ses diverses classes, il avait v&eacute;cu des ann&eacute;es de coll&egrave;ge
+ au milieu de ses condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se
+ faire une seule amiti&eacute;. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade,
+ les ma&icirc;tres le tenaient pour un mauvais &eacute;l&egrave;ve. Assez intelligent,
+ il avait un d&eacute;dain souverain pour l'effort et m&eacute;prisait les r&eacute;sultats
+ na&iuml;fs auxquels aspiraient ceux de son &acirc;ge. Il &eacute;tait d'un &eacute;go&iuml;sme
+ parfait. Il savait devoir &ecirc;tre riche. Il affectait en toute circonstance,
+ un scepticisme d&eacute;plac&eacute; et passablement aga&ccedil;ant. C'est ainsi
+ qu'il atteignit l'&acirc;ge d'homme.</p>
+<p>Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. Grand, bien
+ d&eacute;coup&eacute; par l'entra&icirc;nement &agrave; tous les sports, il
+ est &eacute;l&eacute;gant dans ses gestes, mais son visage compl&egrave;tement
+ ras&eacute; a d&eacute;j&agrave; dans le regard et dans le pli de sa bouche
+ jolie, je ne sais quoi de blas&eacute; et de vieux.</p>
+<p>Boum s'est amus&eacute;. Malheureusement, &agrave; cause de son argent, il
+ n'a pas re&ccedil;u de sa vie dissip&eacute;e l'&eacute;ducation derni&egrave;re
+ qu'en re&ccedil;oivent les jeunes hommes qui sont oblig&eacute;s de s'imposer
+ par un quelconque m&eacute;rite. Il n'eut jamais besoin d'&ecirc;tre fin, d'&ecirc;tre
+ d&eacute;licat, d'&ecirc;tre amusant m&ecirc;me; ses moindres gestes, m&ecirc;me
+ ceux du plus mauvais go&ucirc;t, recevaient toujours les approbations louangeuses
+ du monde int&eacute;ress&eacute; dans lequel il &eacute;voluait. Au contraire,
+ il avait acquis la r&eacute;putation d'un &ecirc;tre sup&eacute;rieurement habile,
+ d'un malin &agrave; qui &quot;on ne la fait pas&quot;.</p>
+<p><br>
+ Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une croisi&egrave;re.
+ Le voyage avait dur&eacute; deux mois et, par suite de sa situation de fortune
+ et de ses qualit&eacute;s physiques, il avait &eacute;t&eacute; le &quot;beau&quot;
+ du navire comme certaines femmes sont, de l'autre c&ocirc;t&eacute; de l'Atlantique,
+ &quot;les belles de la cit&eacute;&quot;.</p>
+<p>A bord, il avait rencontr&eacute; une petite jeune fille tr&egrave;s douce
+ et tr&egrave;s blonde. Il s'en &eacute;tait amus&eacute; comme de toutes les
+ femmes. Mais la petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en M&eacute;diterran&eacute;e,
+ en rade des &icirc;les grecques, elle &eacute;tait venue le retrouver devant
+ la porte de sa cabine, &agrave; l'arri&egrave;re du bateau. Tout le monde &eacute;tait
+ couch&eacute;. Le d&eacute;cor &eacute;tait magique, c'&eacute;tait partout
+ comme une symphonie magnifique de tous les bleus que des yeux virent jamais.
+ Au fond, les &icirc;les bleu sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate,
+ bleue aussi, sur laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier.
+ La jeune fille &eacute;tait belle, roul&eacute;e dans sa cape blanche. Elle
+ se tenait presque droite sur un fauteuil de pont. Boum &eacute;tait vautr&eacute;
+ sur un paquet de cordages. Ils parl&egrave;rent longtemps. A la fin, elle lui
+ avait dit:</p>
+<p>- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous &ecirc;tes
+ m&eacute;chant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps
+ et je vous aime. Sans vous, la vie me para&icirc;t inutile... Je n'ai pas besoin
+ de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je serai si tendre,
+ si effac&eacute;e, petit &agrave; petit vous verrez... Je vous assure que je
+ vous aime &eacute;perdument.</p>
+<p>En entendant ces paroles, Boum &eacute;tait parti d'un grand &eacute;clat de
+ rire. Et la jeune fille l'avait quitt&eacute; en pleurant.</p>
+<p>Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir exprimer
+ sa tendresse, un apr&egrave;s-midi, au polo, Boum fit la joie de son entourage
+ en lisant une lettre dans laquelle elle lui &eacute;crivait:</p>
+<p>... J'ai essay&eacute;, je ne peux pas sans vous. Je serai votre ma&icirc;tresse
+ si vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.</p>
+<p>On avait beaucoup ri.</p>
+<p>Il y avait longtemps que Boum &eacute;tait devenu un mufle, parce que, depuis
+ longtemps, il ne croyait plus &agrave; l'amour.</p>
+<p></p>
+<h3><br>
+ Table des mati&egrave;res</h3>
+<p>Plutarque.<br>
+ La carri&egrave;re d'Arsay-Lancourt.<br>
+ La saisie.<br>
+ Boum.</p>
+<p>&nbsp;</p>
+
+
+<pre>
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
+
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