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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-15 05:26:23 -0700 |
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Debeuf + + + + + + + + + +Histoires grises. + +By E. Edouard Tavernier. + + + + + +HISTOIRES GRISES + + + + +Plutarque. + + +_L'honneur est une île escarpée et sans bords, où l'on ne peut plus +rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._ + +(_Méditations sur Boileau_) + + +I. + + +Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait été donné un soir chez un +marchand de vins, à cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en +temps et qu'il avait ramassé à la porte d'un lycée. On connaissait +l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'était son nom +maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait à tout. + +La journée qui pour lui s'était annoncée normale, c'est-à-dire ni bonne +ni mauvaise, avait particulièrement bien fini. Il s'était mis à +pleuvoir des arrosoirs, et en dépit de l'opinion courante, la pluie +n'est pas une chose désagréable; grâce à l'eau d'en haut, les trottoirs +ne sont pas encombrés, les promeneurs et les sergents de ville ne +manifestent pas un intérêt particulier à ce que peuvent faire les +gueux; ceux-ci ont même le loisir de s'arrêter, dans leur promenade -- +ce qui est déjà bien -- sous une porte ou sous la tente d'un café -- +ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent +naît la possibilité de rendre quelques services; les obligés ne +s'attardent pas en général à compter leur billon. + +En passant place de la République, devant un petit hôtel, Plutarque eut +le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme +heureux, c'est-à-dire un ventre assez gros, barré d'une chaîne de +montre en or, juché sur deux jambes gainées dans un pantalon soigné +finissant en souliers à guêtres blanches, le tout surmonté d'une bonne +figure sous un chapeau melon nullement usé. Ne voulant sans doute pas +ternir la joie de son âme ou tacher ses guêtres, l'homme heureux avait +hélé Plutarque pour un taxi. Peu de temps après, Plutarque arrivait +dans un virage savant, à grande allure, debout sur le marchepied, les +mains cramponnées à la poignée. Avant de laisser refermer la portière, +l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que +Plutarque tendait poliment. + +Cet homme était évidemment disproportionné, aussi bien avec le service +rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demandé au +conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses +recherches avaient été laborieuses. Quant au client, il avait l'air à +son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas être un abonné de +l'Opéra. Seulement, quand on est content... + +Plutarque examina les pièces sous le réverbère, essaya de les rayer +l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les +deux épreuves ayant été satisfaisantes, il les glissa dans la poche +gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il +les retint dans sa main qu'il ne retira pas. + +Evidemment, le problème changeait. La solution du manger et du dormir, +quand on n'a pas le sou, est complètement différente de celle qu'on +peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail +inconscient de la journée tendant à la préparation de la nuit devenait +superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, +d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons +délavés qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les +patronages, mais des choses qu'on mâche et qui résistent juste ce qu'il +faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensée seule de ce mets +amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin +rouge et... bonheur suprême, coucherait seul. Cette dernière +perspective le ravissait délicieusement: une chambre à soi, avec une +place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien +voir, ne rien entendre, pouvoir être avec soi, comme dans la ballade, +mais couché. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est +bien à cela qu'on se fait le moins. + +Il marchait, chiquant ces idées dans sa tête, sans remarquer qu'il +s'éloignait terriblement du marchand de vins et de l'hôtel garni qu'il +s'était fixé. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait +définitivement collé ses vêtements sur sa peau. Ses souliers +beuglaient et giclaient si régulièrement dans sa marche, que leur +chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le +battement d'un moteur. D'une porte d'usine où elles attendaient, deux +filles haut retroussées l'apostrophèrent: + +- Il a de quoi barboter! dit l'une. + +L'autre commenta: + +- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais. + +Plutarque, dans un sourire, sans s'arrêter, salua; son geste dut être +un peu trop courtois puisque les femmes décontenancées ne trouvèrent +rien à ajouter. + +Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant +souvent marché sans but, dans la ville; sans savoir du tout où il +était, il prit à gauche une petite rue déserte et mal pavée. Le +trottoir défoncé brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. + Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide étaient +rangés sur les côtés; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la +lune. Plutarque parcourut de la même allure d'autres rues semblables; +il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne +trouvait pas qu'il eut encore assez faim. + + + + +II + + +Le souper fut quelconque. Arrivé tard, Plutarque, ne trouvant plus +rien de prêt, avait été obligé de se rabattre sur une _croûte garnier_ +que la tenancière composa sur le champ et réchauffa pour lui. La pâte +était détrempée et la sauce avait un goût auquel il fallait s'habituer. + Le débit était presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin +en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz +dont le manchon reniflait par intervalles réguliers comme un enrhumé, +pendant que montait et tombait la lumière. + +Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'était la +pensée de la chambre qui le hantait. L'hôtel vers lequel il marchait +n'avait pas de nom. C'était un immeuble long et bas, à un étage +seulement, une étrange vieille maison qu'on ne réparait plus, du temps +où le quartier Caulaincourt était de la périphérie, vieille bicoque, +que seule la spéculation tenait encore debout sur ce terrain cher. +Au-dessus de la porte étroite s'étendait un grand bras de fer où +s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassée on pouvait +deviner le mot _Hôtel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et +monta quelques marches d'escalier jusqu'à la loge puante où le ménage +patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, dévisagea son +client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant perçu la +taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua: + +- La quatrième à gauche en entrant. + +Plutarque éprouvait une sensation de bien-être en refermant la porte. +Des murs! plus d'espace commun à tous; pouvoir étendre son être, +renfermé d'habitude en lui-même, jusqu'à la limite d'une chambre si +petite qu'elle fût. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans +risquer aucun geste, aucune remarque, aucune réflexion. De joie, il +étira ses bras et cracha par terre, puis il s'étendit sur le vague +sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint éveillé +pour jouir de sa joie. + +Il se rappelait qu'il avait déjà passé deux nuits dans une chambre +semblable de cet hôtel, un an ou dix-huit mois avant, il n'était plus +absolument sûr. Ses appréhensions d'alors lui revenaient. C'était à +l'époque descendante de sa carrière: il avait trouvé, cette première +fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le +mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits +assourdis que l'on percevait à travers l'épaisse cloison. Aujourd'hui +il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient +beaucoup de chance d'être de même nature que ceux jadis entendus; une +autre génération de mêmes insectes s'apprêtait à le travailler; les +vieux relents tout au plus augmentés de puanteurs nouvelles flottaient +entre les murs, et cependant il était bien maintenant, n'avait nulle +crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativité. + +Sa mémoire n'avait rien oublié, et pourtant quel chemin il avait fait! +Ce soir, parce qu'il était heureux, le passé triste lui revenait. Il +le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les mêmes +dispositions où il avait reçu la pluie de tout à l'heure. Il se +revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite +maison d'Angers où il était né, et il se reconnaissait: ce n'était pas +un autre, c'était bien lui. Il suivait parfaitement la continuité, la +vie de famille ordonnée, où l'on économisait en vivant bien; le collège +où il était parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les +femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir dépensé dans une +fête l'argent d'un examen. Tout de même, quelle mentalité on peut +avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles +peccadilles avec des châtiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et +sans amertume pensa: Crétins! + +Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austère de son père, +conservateur des hypothèques. + +'Je te dispense désormais de rentrer à la maison" furent les derniers +mots de la dernière lettre qu'il avait reçue. + +Après, la dégringolade était venue rapidement. Quelques mois de vie à +crédit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce +qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un +Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, +c'est-à-dire très peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, +on use tellement. Après on a faim. Un beau jour on ouvre les +portières, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se +présente. Alors, c'est invraisemblable, ça ne change plus. A tout +prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie +comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes +les vies, il y a de bons et de mauvais moments. + +Pendant qu'il laissait passer ses réflexions, sa porte s'ouvrit +doucement et soudain la lumière de la chambre s'augmenta de la lueur +d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'âge moyen, assez bien +vêtu, qui s'excusa : + +- Pardon. + +Plutarque fut contrarié. Il avait payé, ce n'était pas pour qu'on +vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitué à ne pas gaspiller +l'heure bonne en récriminations, il ne se laissa point pourtant +absorber par ce petit inconvénient, et ne perdit pas une minute à se +demander ce que cet homme bien habillé pouvait venir faire dans cet +hôtel. Il lui intéressait peu de savoir si son visiteur commençait la +phrase descendante par laquelle lui-même avait passé, si c'était un +policier ou un détraqué vicieux à la recherche d'une combinaison +extraordinaire. Dans son monde à lui, comme on ne s'étonne plus, on ne +s'occupe guère des affaires des autres: les siennes suffisent. + +La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique +et sadique satisfaction de sentir qu'on est à l'abri soi-même pendant +que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un +moment des tranchées agaçantes lui tenaillaient le ventre, de plus en +plus lancinantes. Il pensa que c'était la _croûte garnier_ ou au moins +la sauce qui faisait des difficultés pour passer. Comme il n'y a rien +de tel pour digérer que le sommeil, il souffla sa chandelle et +s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il était accoutumé par les +nécessités de ses nuits non tranquilles. + +Sa pénible digestion le réveilla. Il faisait encore noire dans la +chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma +sa bougie; comme décidément ça n'allait pas dans cette atmosphère +étouffée, il éprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le +couloir obscur. Pressé, son pied buta dans quelque chose et il +s'allongea sur un corps couché là; sa figure toucha une figure et à la +lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui +avait ouvert sa porte. Le visage était congestionné, les yeux vicieux +gonflés; sur la bouche s'était figée une fraise de sang. Plutarque fit +un rétablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre +hésitation, feutrant son pas, à croire qu'il foulait de la mousse, il +marcha vers la porte, cria: + +- Cordon... + +et sortit. + +Dehors, il ne se hâta pas, tourna à tous les carrefours rencontrés, +décidé à aller loin, très loin dans le quartier qu'il se rappellerait +en route avoir le moins fréquenté. C'était à peine si son coeur +battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre. + +L'homme était-il mort ou vivant dans le couloir de l'hôtel? C'était +encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans +l'affaire, le cueillir lui-même? C'était bien le motif qui l'avait +fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'était oui ou non. Il fallait se +donner toutes les chances. Après tout, en dehors des formalités, des +discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant +les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des +inconvénients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de +plus on est nourri, somme toute... et logé. + + + + +III + +Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'était là qu'il +avait pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, à la +différence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une +rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait +de s'ouvrir, il avait presque pris cette décision, assis devant un vin +blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade à lui, du +temps où il était étudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'était +établi crémier dans ce quartier, après un mariage assez drôle avec +Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-là avait hérité +cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie, +avait exigé l'abandon des carrières libérales, en telle sorte que son +époux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas +idée de l'endroit où se trouvent la boutique, il avait appris seulement +que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux +jumelles. Cette possibilité de les rencontrer était encore trop pour +lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit +aussitôt de ce pas lent, cadencé et rasant le sol qu'ont tous les +chemineaux du monde. + +Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi +les bords de la Seine. Une vague buée flottait sur le fleuve qui +sentait la marée. Le froid du premier matin pinçait. Plutarque se +promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la +porte du marché. Les boutiques étaient déjà installées. Les carottes, +les choux, les salades et les petites bottes de radis étaient bien +rangés dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la +boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des +fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande +quantité, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses +et les marchands parlaient doucement, étaient sérieux; on sentait toute +la gravité de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de +travailleurs. + +Comme Plutarque était en train de considérer un chapelet de saucisses, +se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au détail, +il s'entendit appeler: + +"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..." + +C'était une grosse cuisinière déjà vieille, une large figure épaisse et +résignée. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres +vides dans une main. Plutarque la débarrassa du tout et la suivit à +travers les petites allées, pendant qu'elle tâtait, marchandait et +quelquefois achetait. Son marché dura bien une heure. Plutarque +s'étonnait qu'on pût avoir besoin de tant, même dans une grosse maison. + Il en avait bientôt plein sa charge et avait dû enlever sa ceinture +pour tenir deux fardeaux dans une main. + +- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi. + +Et elle le dirigea non loin de là vers le centre de la place d'où +partait le tramway. + +En marchant, elle se plaignait du prix des choses. + +- Et encore vous avez vu la première marchande, commentait-elle, +voulait me les faire vingt-cinq sous! + +Plutarque avait appris à se mettre dans la peau des rôles; il répondit: + +- Ne m'en parlez pas, c'est une misère, on ne sait plus, on ne sait +plus... et on a bien du mal. + +La femme aima cette humilité approbative; elle aima la prévenance de +son porteur parce que, de lui-même, il avait offert d'attendre le +tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-être elle +lui donna un franc. + +Quand le véhicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De +l'impériale la femme lui cria: + +- "Si vous êtes là, demain... + +La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-là, +Plutarque avait fait la comédie de circonstance: comme il jouait le +sans-travail assasin aux Champs-Elysées quand la nuit venait, ou le +pieux mendiant à la porte des églises et la gouape le matin à la sortie +des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les +derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, +quand, au bout de l'avenue, le tramway n'était plus qu'une miniature +semblable à un jouet d'enfant, il restait à arpenter le refuge. + +Tant de temps s'était passé qu'on ne lui avait pas dit "à demain". +Cette idée qu'on accrochait sa vie du jour à celle qui viendrait, +l'étonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'était pas rendu +compte de l'instabilité de ses occupations finit par l'amuser. Il en +sourit pendant qu'il marchait. + +La journée était belle, il poussa une pointe jusqu'à l'entrée du Bois; +derrière un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil +avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la +casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit. + +Dans l'après-midi, à la sortie des courses, il fit quatre francs. Le +soir il s'offrit un bon petit dîner et trouva non loin du marché une +chambre où pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit +avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait +décidément pas assez réussi. Il se leva le dernier au matin, proposa +au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut +acceptée; on lui rendit deux sous et de la considération. + +Au marché il pénétra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit à la +boutique de la boucherie par où la cuisinière lui avait dit débuter. +Il n'attendit pas. Elle le reconnut à peine, mais n'hésita pas à lui +confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des +étalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se +contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme +quand elle se plaignait qu'on l'écorchait. En route pour le tramway, +ils échangèrent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle +servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit +personnes à table, que les pensionnaires étaient de familles riches et +beaucoup d'autres détails lesquels, en dépit de tout l'intérêt qu'il +montrait, étaient complètement indifférents à Plutarque. Sur le +refuge, elle eut une remarque désagréable: + +- Je vous ai donné un franc hier; c'était la première fois, mais c'est +beaucoup. + +- Je sais bien, répondit-il, c'est beaucoup de bonté de votre part; +tout de même, si ça ne vous faisait pas défaut à vous, on a tant de +difficultés... + +La femme redonna vingt sous, ce qui créait la fixité du tarif. Il fit +encore passer les paniers sur la voiture après avoir reçu son prix, ce +qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il +enleva comme la veille sa casquette au moment du départ et entendit une +commère sur la plateforme qui soulignait son geste: + +- Eh bien, Madame, j'espère que vous avez un porteur poli, c'est si +rare aujourd'hui. + +Cette remarque étant un hommage indirect à la façon dont la +bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier +encore: + +- A demain. + +Cette fois Plutarque réprima une véritable envie de rire. Ah! mais +c'était un métier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut +bien qu'elles mangent les demoiselles -- il était embauché. Le soir, +il retourna souper dans la même maison, chez un marchand de bois dont +la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le même hôtel, et +commença une vie toute différente de celle qu'il traînait auparavant. + +Les jours qui suivirent améliorent encore sa situation. Il avait +bientôt acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivée le +tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquérait des prix. Les +marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisinière, en +arrivant, écoutait son rapport; même quelquefois lui laissait de +petites sommes pour profiter des premières occasions le lendemain. Il +s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne +majorant les prix que dans une proportion très modeste, très admise, +sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire. + +Il s'était débrouillé aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la +nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi +on lui donnait pour rien, à la fermeture de l'établissement, un repas, +c'est-à-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent +un verre de vin. A l'hôtel, il balayait et arrosait tout le second +étage réservé aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service +était rémunéré par le droit de coucher dans un lit véritable, dans la +chambre à deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart +du temps; sa compagne apportant une régularité surprenante dans +l'irrégularité d'une conduite agitée, découchait presque toutes les +nuits. Rapidement il était redevenu l'homme d'un certain ordre. Il +montait se coucher aussitôt son souper mangé et son travail fini. Sa +chambre était l'objet de soins minutieux, toujours balayée et arrosée, +même les affaires de sa compagne étaient mises en place par lui -- +c'était le seul moyen de n'en pas être encombré --. La cuvette de zinc +avait été garnie de bouts de corde déchiquetés, en telle sorte qu'elle +pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit, +avait reçu des charnières et un cadenas: c'étaient "ses affaires". +Pour le moment elle ne contenait guère que des aiguilles, du fil et un +bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et +emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis +sur son lit il dénouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui +renfermait sa fortune. Ses économies augmentaient, il s'était imposé +de ne dépenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins +son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas +de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas +grand chose -- son gain régulier s'amassait. + +La pensée lui venait d'acheter des vêtements. Plusieurs courses chez +les fripiers des environs lui donnaient une idée exacte du prix des +choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les +siens les pièces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, +en lambeaux et moisie par place, aurait gagné à avoir une rechange +permettant un lavage et une réparation; enfin, une casquette. Ce +troisième désir surtout l'obsédait. + +Il n'aurait osé l'avouer à personne, il ne s'agissait pas d'une +casquette ordinaire, celle qu'il avait étant assez bonne d'ailleurs, +mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue à la +devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une +calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, était brodé, en +lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffé de la sorte, il +lui semblait que sa situation serait définitivement assise, que les +pourboires seraient forcément plus gros, qu'on le reconnaîtrait dans la +rue et qu'il se constituerait une clientèle attirée. Le marchand en +demandait douze francs, c'était beaucoup. + +Le soir, après avoir fait ses comptes, sitôt qu'il était dans sa +couverture, il y pensait. Finalement, hésitant, il n'achetait rien; il +se contentait pendant le jour, après le déjeuner, de réparer les trous +nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait +péniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant à +ses premiers travaux d'écriture. + +Tout de même, quand il regardait en arrière, quels changements dans sa +vie d'avant. Maintenant ses jours passaient réguliers, tous pareils, +sans imprévu et sans inquiétude. A table, en s'asseyant, il lui +arrivait d'avoir bon appétit, mais il ne retrouvait plus jamais la +désagréable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui était +familière, de plus en plus tenace, avec cette crampe particulière +qu'elle déclanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer à +mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les +premières bouchées qu'on mange après avoir eu faim, bouchées qui sont +sans goût et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de +corps étrangers ne se désagrégeant pas. + +Tout cela était loin, très loin même; une remarque du marchand de vins +chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commerçant +avait dit à sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui +devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme +Plutarque"... + +Ces mots l'avaient frappé! Ils étaient comme la coupure entre sa vie +vagabonde et sa vie de maintenant. Désormais son changement était +sorti de ses considérations sur lui-même; les autres aussi le +constataient. Ce fait donnait à sa situation présente une consécration +et impliquait en même temps pour elle une durée, un établissement, +comme un vague but atteint qui l'étonnait. + +La destinée des êtres est une fantaisie, pensait-il, c'était pour en +arriver là qu'il avait fait ce chemin long, accidenté, fou surtout; +qu'il avait vécu toutes ses heures incertaines avec, si souvent, +l'attente de la catastrophe imminente et définitive. Il se rappelait +les conseils d'un vieil ami de son père: + +- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_ + +Ces gens établis sont à mourir de rire; ce à quoi on est appelé, est-ce +qu'on peut le savoir jamais, avant d'être arrivé? Comme si ce n'était +pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire +encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivières, on voit +flotter des petits débris de bois; il en est qui filent tout droit, +d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arrêtent sur les +bords, d'autres vont au fond après avoir ou n'avoir pas tourné sur +eux-mêmes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, +et voilà tout. Somme toute, son existence passée aboutissait à faire +de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier +ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait à peine traversé deux +fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner +autrement, sans même chercher plus loin que cette fameuse nuit où il +s'était payé une chambre pour lui tout seul, à l'hôtel de la rue +Caulaincourt, et où l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassiné +l'homme qui gisait dans le couloir. + + + + + +IV + + +Il était arrivé ce matin de bonne heure au marché. La veille, la +cuisinière lui avait remis vingt francs pour les achats de légumes +qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'était vraiment tôt, +les marchandises n'étant pas déballées et les prix pas encore fixés. +L'agent de police de service devant la porte avait été changé; sans +attacher à ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, +rebroussa chemin et flâna un moment sur le trottoir. + +Ce manège dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville +qui le dévisagea d'une façon inquiète et à laquelle le vagabond, +maintenant rangé, n'était plus habitué. + +La sirène d'une usine mugit, il était six heures. Un peu gêné, +Plutarque voulut entrer. + +- Qu'est-ce que tu vas chercher là, toi, fit l'agent. + +- Je viens acheter, M'sieur l'agent, répondit Plutarque. + +- C'est bon, c'est bon, on la connaît va; allez, allez, décanille. + +Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-même. + +Plutarque revint vers lui, très humble. + +- Monsieur, j'achète pour quelqu'un. + +- Ça suffit, dit le fonctionnaire, en élevant la voix. + +Plutarque n'insista pas, entrevoyant des désagréments et vint s'appuyer +sur un réverbère, décidé à attendre la cuisinière qui le ferait bien +entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugée provocante par +l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-là croient? Le représentant +de l'ordre vint à lui, le pinça cruellement au bras, en lui disant +presque à voix basse: + +- Il faut circuler. + +Peut-être par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, +deux larmes piquèrent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de +la place attendre la bonne à la descente; il avait de l'argent à elle, +il fallait qu'il la rencontrât. + +Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni +dans la rue, ni à l'arrivée. Il attendit des heures durant tous les +tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs +descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de +n'avoir pas regardé suffisamment bien la sortie des premières voitures. + Puis la certitude vint que la cuisinière était déjà au marché et qu'il +l'avait manquée. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit +poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquière qu'il +connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avança vers elle et +s'apprêtait à lui donner des explications. Dès qu'elle l'aperçut, elle +se répandit en invectives et en reproches: + +- Vous m'avez volé mon argent, on a bien tort d'avoir confiance... + +Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La +femme reprit avidement son bien, en lui disant: + +- Que je ne vous revoie plus. + +Doucement, il l'accompagna quand même jusqu'à la voiture, aida +l'enfant qui n'était pas assez grand pour passer les paquets, se +découvrit au moment du départ, mais ne reçut que ce seul merci: + +- Hypocrite! + +L'amertume vint en lui, mais trop près encore de son époque vagabonde, +elle venait sans révolte, sans haine. La température n'est pas +toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir à +quelqu'un? + +Assez tard dans la matinée, à force de raisonnement, il se reprit, se +remonta: + +- C'était trop bête. Il y avait une explication à donner. Les choses +n'en pouvaient pas rester là. Et puis, en somme, le franc de la +cuisinière comptait peu dans ses ressources. C'était sa situation chez +le marchand de vin et à l'hôtel qui l'asseyait. Il entrevoyait déjà la +possibilité de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il +pouvait prendre la place de la bonne dont on était médiocrement +satisfait. + +Il pensa à toutes ces solutions et alla dans l'après-midi, s'acheter la +casquette. + +Il eut un succès fou en entrant au débit, et la soirée fut très gaie +dans la petite salle de la buvette. + +Plutarque, à cause de son histoire avec l'agent et à cause de sa +casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la +patronne et quelques habitués le congratulaient et jugeaient sévèrement +l'autorité. + +- "Tout ça, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes. + +Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque à cause de son +idée de couvre-chef... + +- "Voilà un garçon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins +autrement pressants; et bien non, il n'a pensé qu'à son affaire. En +faisant ainsi, il connaît son monde". + +Et comme les histoires des autres ne vous intéressent que par ce +qu'elles ont de commun avec les nôtres, il concluait en s'adressant à +sa femme: + +- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte à faire +peindre la devanture qu'à acheter les banquettes et l'armoire". + +On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournée, +mais refusèrent celle que proposait Plutarque, en raison de ses +malheurs et de la dépense énorme de sa journée. De toute la chaleur +des alcools absorbés, on se serra les mains en se quittant. + +Cette réunion, cet entourage, ces amitiés auraient dû lui donner +confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'était qu'un pur +accident. Cependant, il n'était pas tranquille en se couchant; le +charme se rompit dès qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur +que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maîtresse qu'on sent +vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver à dormir. + +Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller +au marché. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire +une scène devant tout le monde? Il était perplexe, mais toute son +appréhension s'évanouit quand il eut regardé sa tête sous la +resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. +Il irait, c'était son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver à +redire? Il discutait avec lui-même. Il pactisa enfin: il attendrait +que le marché battit son plein; dans les allées et venues, on ne le +reconnaîtrait sûrement pas, surtout coiffé de la sorte. Et, pour se le +prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille +casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un +aperçu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulée +déformait les lignes en mouvement. + +Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pâtés de maisons +et finit enfin par se lancer de l'autre côté de la rue, à un moment où +l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude +qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui +donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez +sur lui: + +- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. +Tu as un batt'chapeau aujourd'hui. + +Plutarque essaya de sourire. L'autre continua: + +- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour +revenir quand je t'ai dit de f... le camp. + +Plusieurs personnes s'étaient arrêtées, à côté de la fille qui, le +poing à la hanche, écoutait; la galerie était constituée: Plutarque +était perdu. + +- Non, répondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille. + +- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit +l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ça. + +Il siffla un collègue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria +de le remplacer et partit. + +- Ça y est, pensa Plutarque, en marchant. + +Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans +espoir maintenant, il essaya des explications: + +- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander. + +L'agent ne répondit pas. + +- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marché... +plus jamais. + +- C'est fini la litanie, dit à haute voix le gardien. + +Alors brusquement, une idée folle vint à Plutarque, une de ces idées +stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent +tout: fuir. + +Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arrière, fit un saut +à droite et un à gauche pour dépister l'agent qui trébucha, et il +partit de toute sa vitesse à grandes enjambées, avec une agilité de +singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir, +comme un fou. L'agent suivait derrière. Les rares passants se +gardaient bien d'intervenir. + +Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et où +l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit +les pentes gazonnées du rempart près de Boulogne. Sa manoeuvre à +travers les rues avait été si savante, sa chance si particulière, qu'en +arrivant sur les talus, il n'était encore suivi que par son agent. Il +escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le +bord jusqu'à ce que brutalement une douleur à l'estomac l'averti qu'il +était à bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain +s'offrait, il le dégringola jusque dans le fossé. Là, il fit encore +quelques pas et s'arrêta, appuyé au mur. + +Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce +chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il +l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment précis où, dans +la dernière foulée, son chasseur l'atteignait, Plutarque, exténué, lui +enfonça la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, +abattu; sa rude main encore cramponnée au bras de Plutarque. Celui-ci, +pour se dégager, dut le traîner quelques pas. + +... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque était pris par des +policiers habillés en bourgeois. + + + + + +V + + +Après trois mois de prévention, Plutarque passait aux Assises. Son +procès n'était pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font +tant de bruit à Paris. Il n'y avait pas de grand témoin; l'agent de +police avait été guéri après dix jours d'hôpital, Plutarque avouait. +C'était une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public était +peu nombreux. En comparaison avec l'âpre froid du dehors, la chaleur +était sèche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives +dont personne ne paye le combustible. On sentait le pétrole et la +créosote. L'acte d'accusation était si long, et redisait des choses si +souvent entendues à tous les degrés d'instruction, que Plutarque se +sentit tout de suite loin de la comédie qui se jouait, comme s'il avait +été un simple badaud spectateur et qu'il se fût agi d'un autre; il +trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scène était +ridicule; ces messieurs, costumés pour une semblable cérémonie, un peu +grotesques en dépit de toutes les précautions, depuis le président qui +paraissait être seul à travailler, jusqu'à cet huissier qu'on avait +affublé d'une robe noire pour faire entrer les témoins. A part les +jurés qui avaient l'air heureux d'enfants autorisés à toucher un fusil, +tous les autres pensaient chacun à ses petites affaires, et c'était +très naturel. Leur air de chiens fouettés s'accordait mal avec la +solennité du décor et l'emphase des paroles, où revenaient à chaque +instant de grands mots à majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne +faisaient rien à l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le +reste dans ce cadre pompeux. + +Le défilé des témoins amena un peu l'air extérieur dans l'atmosphère de +cet atelier où se fabriquait la justice. L'expert médical ouvrit le +feu par une description minutieuse de la blessure incriminée. Pour +dire les choses les plus simples, afin d'établir sa compétence +technique, il se servait de mots destinés à n'être pas compris: + +- "Plaie pénétrante de la région cervicale, par instrument tranchant..." + +Il voulait avoir l'air d'une impartialité scientifique; en réalité, il +chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux +magistrats, seul élément permanent de la séance, que pour être du côté +sûrement gagnant, puisque l'accusé avouait: + +- "L'arme a pénétré à environ huit centimètres en arrière du paquet +vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertébrale. Une déviation de +quelques millimètres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que +l'agresseur n'avait pas une intention décisive, c'est lui prêter des +connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu égard +surtout à la violence du coup." + +Les jurés écoutaient bouche bée, impressionnés par les connaissances +qu'un tel langage supposait. + +Puis l'agent de police s'avança vers la demi-cage des témoins. Son +entrée produisit une légère impression. Plutarque l'examina levant la +main droite pour le serment, et fut frappé de sa mâle beauté: la tête +était régulière et énergique, les grands yeux noirs regardaient bien en +face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore - +une médaille d'argent. Il parla véritablement sans haine et sans +crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais français +les faits avec une simplicité qui ne manquait pas de grandeur. Le seul +point de vue égoïste qui perçait dans son témoignage était une joie +d'enfant d'avoir eu une affaire profitable à sa jeune carrière et de +s'en être tiré. + +- Vous êtes content d'avoir échappé et d'avoir noblement fait votre +devoir, lui dit le président. + +Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il répondit: + +- Je suis content de ne pas être mort. + +Cette réflexion déclancha l'hilarité de l'auditoire et permit à +l'huissier de placer le seul mot qui lui fût toléré: + +- Silence, messieurs. + +Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi +éloigné que possible de toute cette scène dans laquelle il se sentait +compter pour si peu, considérait attentivement celui qu'on appelait: +"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'était bien lui, +l'agent, qui était le plus sympathique; il avait été courageux et était +sincère maintenant. Leur petit différend sur l'entrée au marché était +déjà bien loin, et avait consisté en bien peu de choses en somme. Que +de fois aux courses ou devant les théâtres, les représentants de +l'autorité avaient été tout aussi injustes, mais infiniment plus +brutaux et méchants; on filait rapidement en "obtempérant", on +recommençait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marché, il +avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui, +gueux, vêtu comme un gueux, avait en réalité un métier; est-ce que +l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le +devait, dans cette grande ville, où la libre circulation des gens posés +et dont on n'avait rien à craindre, exige que les vagabonds glissent et +passent vite sans s'arrêter, sans causer d'encombrement. Plutarque +pensait qu'il aurait pu lui-même se laisser tranquillement amener au +poste et chercher à expliquer; en admettant même que le commissaire +n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait été quitte pour deux +jours d'internement administratif, après quoi, il serait retourné à +Auteuil dans son hôtel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marché +et même, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son +patron qui aurait parlé à l'agent... Oui, mais allez donc penser à +tout ça, quand on vous emmène au poste, comme un voleur, devant tout le +monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idée vous a +pris de filer, de courir de toutes vos forces pour échapper. Du reste, +à quoi bon épiloguer aujourd'hui; l'agent était vivant et avait reçu de +l'avancement, lui était pris, convaincu d'avoir donné "à un agent de la +force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et +blessures n'ayant pas entraîné la mort, mais avec intention de la +donner". Le fait était patent, établi; pourquoi de si longues +explications? Le marchand de vins, son patron, était venu déposer, +seul témoin à décharge; il avait juré solennellement sur son honneur +que Plutarque était un garçon sérieux, rangé et travailleur, qu'il +était doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un +mystère impossible à comprendre. Ce témoignage avait même +impressionné, jusqu'à un certain point, les jurés, quand, très +négligemment, l'avocat général demanda au témoin: + +- Vous avez été condamné l'an dernier pour contravention à la loi sur +les fraudes... + +L'homme eut beau répondre: "C'étaient des bouteilles que j'achetais +cachetées". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait +en tapotant l'air de sa droite: + +- C'est bien, c'est bien. + +Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, dès lors, il trouva cette +cérémonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc était dur +et son derrière était talé. Il se rappelait la caserne où il avait été +puni pour un jour assez sévèrement: le Lieutenant-Colonel, homme +élégant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait +simplement dit: "Vous avez fait ça, vous aurez quinze jours de prison". + Le tout n'avait pas duré cinq minutes. C'était mieux ainsi. Quand +les plus forts sont décidés, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat +général était particulièrement savoureux, n'en manquant pas une: "La +parfaite éducation", le malheureux père, "fonctionnaire distingué", +jusqu'à une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinée à +montrer sa haute culture; et, dans son désir fielleux d'obtenir le +maximum, il allait jusqu'à parler avec attendrissement des pauvres +criminels ordinaires, n'ayant pas été élevés de semblable façon, et +qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable +acharnement. Le jeune avocat fut très brillant, en plaidant la +sévérité excessive et stupide du "distingué fonctionnaire", mais son +discours portait à faux, parce que la plupart des jurés, étant pères de +famille, n'appréciaient pas, cette mise en cause de la paternelle +autorité, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur +la mère que "la mort avait empêchée de veiller au droit de l'enfant", +fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journée: +l'évocation avait été inattendue et avait produit en lui un +étourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout +enfant et à peine connue, elle devait être décidément sa dernière +tendresse. Deux larmes brûlèrent au coin de ses yeux qui n'étaient +point habitués à s'émouvoir, ce fut un instant seulement et personne +n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient +tourné ainsi... + +La délibération fut courte. + +- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier juré, la main +sur le côté... + +Le garde fit sortir Plutarque pour le prononcé de la sentence, puis le +fit rentrer de nouveau. + +- ... 10 ans de travaux forcés... + +- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque. + +Dans le couloir, où il dut attendre, au sortir de la salle, toute une +série de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la +fenêtre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, à travers ce +voile léger de buée qu'il avait remarqué si souvent. Les gens, +affairés ou flânants, circulaient entre les autobus et les voitures +comme à l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un +qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne +revoir jamais. + +Pendant qu'il attendait, le président et l'avocat général, dépouillés +de leurs robes, passèrent près de lui; un bout de leur conversation lui +vint: + +- Ma fille, fit l'un, a accouché ce matin d'un gros garçon..." + +... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque. + + + + + +La carrière D'Arsay-Lancourt. + + +_Après le dîner, un soir d'août, dans le salon de lecture du Jockey de +Rio, nous étions assis devant une fenêtre qui donne sur la baie; il +faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit était lumineuse et +lourde, une de ces nuits de l'Amérique du Sud, pendant lesquelles on +n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami +Turner, récemment débarqué de France, m'avait accompagné au Club. +Autour de nous s'étaient groupés quelques Français de la colonie, +désoeuvrés comme tout le monde à cette heure. On s'ennuyait un peu. + +Turner vint à notre secours, en nous racontant, de très bonne grâce, +une histoire étrange. Il nous la donnait pour véridique. J'ai un peu +de peine pourtant à la croire. Bien que j'aie quitté la France depuis +cinq ans maintenant, il ne me paraît pas possible que par des lettres +ou par des journaux, aucun écho de cette aventure et surtout de sa fin +tragique, ne m'en soit jamais arrivé; de plus, mon ami Turner, tout +ingénieur des Ponts qu'il soit, a écrit, au sortir de l'Ecole +polytechnique, une série de nouvelles abracadabrantes: je me demande si +celle-là n'est pas simplement le produit de sa féconde imagination. + +Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._ + + +- Je crois, commença-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses +pour modifier profondément une carrière politique, même et surtout +celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu +dans ma vie un exemple frappant: la carrière d'un ancien camarade de +lycée, Arsay-Lancourt. + +Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fût le plus intelligent, +ni le plus travailleur; il n'était pas le premier non plus, mais il +avait quelque chose de plus précieux que l'intelligence ou la méthode; +c'était une sorte d'équilibre général, aussi bien de ses forces +physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en +lui-même, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue +chez d'autres. Il était de nous tous celui qui, ne sachant pas une +leçon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur +parti de son incompétence. Avec une maestria incomparable, il savait +sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, dévier la +question pour se rabattre, avec élégance, sur les terrains connus. +Ajouté à ces avantages, son physique était agréable, il se présentait +bien. Il était "l'élève à effets" par excellence et, bien qu'il ne fût +pas le meilleur d'entre nous, c'était lui que nos différents maîtres +interrogeaient quand les inspecteurs académiques entraient dans les +classes. + +Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur. + +Comme il arrive, au sortir du lycée, je le perdis de vue et n'aurais +plus su ce qu'il devenait, quand un matin, à l'usine, on me fit passer +sa carte; il demandait à me voir. Tout de suite, je le fis entrer et +tout de suite aussi, je le reconnus. C'était maintenant un bel homme, +les traits de son visage étaient réguliers; il avait de grands yeux +gris, une moustache blonde un peu retroussée sur un sourire fait à la +fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il était grand et bien +découplé, et tous ses gestes dénotaient une force qu'il lui plaisait de +rendre inutile. Son élégance était sobre et non pas ridicule; sa voix +avait un ton prenant, autoritaire et chaud. + +- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui +dis-je en le voyant. + +Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il +entendait se présenter aux élections législatives dans le quartier. + +- Comme tu as raison, ne pus-je m'empêcher de remarquer. + +Il fit quelques réserves sur des points auxquels je n'aurais jamais +pensé... + +- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un +programme... + +Il allait me dire son programme, mais je l'arrêtai; c'était inutile car +je ne comprends rien à la politique et je pensais que ce brave garçon +aurait sans doute bien des occasions pour placer à d'autres son petit +discours. + +Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en +quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans détours. Il s'agissait de +parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maîtres. + +- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqué que je +ne m'entendais pas à ces sortes de propagandes. + +Il ne tenta pas de revenir à l'assaut et de me placer un court résumé +de ses projets que j'aurais dû moi-même développer à mes hommes. + +- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te +feraient plaisir en votant pour moi. + +J'étais gagné moi aussi par cette argumentation si franche et si bien +adaptée à moi; je lui répondis: + +- C'est entendu, je te le promets. + +Il me tendit la main avec une affection si spontanée que je +l'interrogeai: + +- Tu as vraiment envie d'être député? Cela t'amuserait? + +- Pas autrement, répondit-il, mais que veux-tu que je fasse? + +Décidément ce garçon, toute ma vie, devait me désarmer. Quand il +sortit de chez moi, j'étais décidé à l'aider et les quelques jours qui +suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui à quelques +collègues, à quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non +pas certainement comme Arsay leur aurait parlé, oh non, je leur disais +tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi: + +- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ça peut vous faire, vous, ça ne +vous changera pas et lui sera ravi. + +Comme ils savaient tous que j'étais sincère en leur tenant ce langage, +dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que +les travailleurs de la métallurgie sont les plus intelligents du monde +et partant les meilleurs garçons de la création; vous comprenez, ils +sont habitués à ajuster les pièces de métaux, c'est un travail qui se +fait au dixième de millimètre, il faut y aller prudemment. Allez donc +monter des boniments à des gaillards de leur espèce! + +Dans l'ensemble, les affaires électorales d'Arsay marchaient bien. Il +avait tenu plusieurs réunions dans le quartier, qui, à part une +opposition normale, avaient bien réussi. D'ailleurs toutes ses +affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jeté son dévolu +sur la représentation de la circonscription, mais il l'avait jeté aussi +sur la fille de notre administrateur-délégué, une ravissante petite +créature brune qui montait à cheval, menait des autos et devait avoir +une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale +réussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, député, +ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait +sûrement au conseil d'administration de notre société. Je ne pouvais +m'empêcher de penser à ceux de nos condisciples communs qui devinrent +vraiment des hommes supérieurs, particulièrement à l'un d'eux sorti +major de notre promotion à l'X, une si belle intelligence, un si grand +coeur et une folle gaieté: il était en train, à cette heure, de +respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingénieur à cinquante louis +par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay... +Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour +nous faire apprendre les mathématiques; la culture physique, la +politique, la danse et le maintien, voilà ce qui aurait dû nous être +enseigné. + +Mais un petit événement troubla profondément la carrière +d'Arsay-Lancourt. + +Un matin, vers onze heures, à l'heure du déjeuner, toutes les équipes +sortaient des usines et dévalaient dans le faubourg. C'est l'heure de +la joie dans le monde du travail: au commencement de la journée, les +ouvriers ont vécu trop loin les uns des autres, ils sont trop près des +soucis réels de la maison, le soir, ils sont fatigués et se dispersent +vite pour rentrer chez eux: au déjeuner, au contraire, ils ont déjà +abattu la moitié de la tâche, c'est comme une récréation qu'ils +prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et +si quelques-unes ne sont pas du meilleur goût, c'est entendu, ce sont +du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-là, dans tout +Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un +grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire à +la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers +étaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en +farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. +Détail aggravant: le soleil lui-même se mettait de la partie dardant +ses clairs rayons d'avril sur cette gaieté folle et la multipliant. + +La cause de toute cette joie tenait à bien peu de chose. Un peu avant +onze heures, au coin du boulevard de la Révolte et de la rue Victor +Hugo, on avait trouvé, derrière un tas de planches, bâillonné, assis +par terre le dos collé au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur +député avait les mains attachées, il était vêtu d'un habit de soirée +maculé de boue. Certainement, il était victime d'un attentat, mais on +ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'était pas évanoui et +pourtant, à aucun prix, il ne voulait après qu'on l'eut délié, qu'on +l'aidât à se relever ou qu'on le changeât de place. Un de mes +ingénieurs assistait à la scène. + +- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on? + +Arsay répondait: + +- Rien, rien, c'est un petit incident qui se réglera plus tard. + +- Il faut vous sortir de là, insistait-on. + +- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre +service; je vous remercie, ne vous inquiétez pas, je suis bien. + +Mais comme à ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient +de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant +un passage à travers le rassemblement; arrivés à lui, ils se penchèrent +charitablement et posèrent encore quelques questions ainsi qu'il est +prévu au réglement. + +- Laissez-moi, répétait Arsay, avec hauteur; faites seulement +circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai. + +L'un des représentants de la force essaya bien de se rendre à ce désir +de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour être élu. Il tenta de +disperser la foule, mais il y avait bien près de cinq cents personnes +et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collègue, +insista encore auprès d'Arsay en finissant par élever la voix. Mon +ingénieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine à +croire --, que Arsay retrouva devant ces dernières sommations, son +ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes +qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularité +était grande à ce moment précis, malheureusement on ne fait pas voter à +l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents +diagnostiquèrent "la loufoquerie" et, résolus à emmener Arsay de force, +ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se débattit. Un curieux +prêta main forte, tint les pieds. Une fois levé, Arsay refusa de faire +un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et +demanda à parler à la foule qui fit silence pour l'écouter. + +- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis +victime pour la deuxième fois d'un indigne abus de la force; ce matin, +c'était évidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose à ce +que vous choisissiez librement votre représentant... + +Cette partie du discours fit encore excellente impression. + +... Maintenant, continua Arsay, la force policière... + +Les agents ne le laissèrent pas dire un mot de plus: l'article de leur +règlement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police étant +l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un même mouvement, ils +posèrent chacun d'un côté leurs bras puissants sur les épaules de celui +qui était devenu soudain dans leur esprit un délinquant et d'une même +poussée le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux +hommes vêtus de façon identique, dans la même posture, ayant la même +volonté, et jusqu'à la même expression donnaient l'impression, comme +dans un ballet bien réglé, d'être un seul motif vivant d'ornementation. + +Alors aux yeux de cette foule très apitoyée apparut une singulière +vision et d'un seul coup tout le mystère fur révélé, Les basques, le +pantalon, le caleçon et la chemise d'Arsay avaient été soigneusement +découpés en un rond régulier qui mettait à nu l'anatomie du pauvre +candidat depuis le creux des reins jusqu'à une main environ au-dessus +de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire énorme, +formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arrêter +jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans +cet instant au moins, perdre ce bel équilibre dont il avait le secret. +Des témoins m'ont raconté par la suite que la boue du trottoir, sur +lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un +peu rose des marques bien nettes. C'était un peu comique, assurément. + +Derrière le groupe formé par Arsay et les deux agents qui filait +maintenant à toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en +courant. C'était un cortège en délire, impressionnant par le nombre et +dont la tête était un derrière, un malheureux derrière qui n'en pouvait +mais. + +Les hommes étaient réunis en une même pensée, ils étaient nombreux, il +fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour +répondre à ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa +rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix +monta claire et grêle dans le matin radieux: + + _Arsay j'ai vu + Arsay j'ai vu + Ton dos (1) + Arsay ton dos + Arsay ton dos + Je l'ai vu._ + + (1) Pour être très exact, je dois dire que le narrateur ne se +servit pas précisément de ce dernier mot; c'est par pudeur pour +nos lecteurs que je fais cette légère altération historique. Les +initiés n'auront pas de peine à rétablir le texte dans sa +pureté première. + +Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain +qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadencés. Des +automobiles et deux tramways arrêtés battaient la mesure avec leurs +trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient. +Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au +contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siège, les +gens aux fenêtres, les deux agents en tête, tous s'esclaffaient, et +même la face d'Arsay, où l'on voyait des larmes briller, se tordait en +un rictus étrange. + + _Arsay j'ai vu..._ + +Le chemin était long. Dans une auto découverte qui fut obligée de +s'arrêter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son +fiancé. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa +place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le +soir, devaient pouffer à l'unisson. + +La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arrivèrent au +terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement éprouver une +amère joie à voir de loin paraître la porte de cette singulière +boutique aux vitres grillagées, à l'enseigne salie que personne ne se +préoccupait de rendre engageante et où s'inscrivaient en lettres bleues: + + POSTE DE POLICE, CHAMPERRET. + +La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant +voir à la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derrière +lequel il allait se passer quelque chose. + +La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le +temps entonnait par moments son hymne: + + _Arsay j'ai vu..._ + +Et la chanson cruelle devait arriver à peine assourdie jusqu'au +malheureux, assis sur un bât-flanc, au milieu des agents qui riaient +encore de leur gorge bruyante. Peut-être comprit-il qu'il était arrivé +au bout de son rêve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annonçait si bien. + +Les sirènes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin +à ce supplice. Bientôt il n'y eut plus dans la rue que la voix de +quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans +l'après-midi, un fiacre fermé venait chercher Arsay devant le poste et +le ramener vers sa demeure. + +L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, était +bien, comme l'avait pensé Arsay, son contre-candidat, un certain +Maupied qui fut élu et qui devint ministre. Celui-ci effrayé des +premiers succès de mon ancien camarade, avait imaginé le petit +attentat: quatre hommes étaient venus cueillir Arsay comme il sortait +d'une soirée et l'avaient déposé, les yeux bandés et le fond de culotte +découpé, près de l'endroit où il fut trouvé. + +L'affaire avait été bien montée. Personne n'avait rien vu. + +La manoeuvre réussit pleinement; huit jours après, Arsay était battu à +plate couture: 24 voix contre 2724 à son concurrent le moins avantagé. +Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le +refrain de la journée fatale. On ne devait plus l'entendre de +longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots restèrent. +L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait +d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques +salons collet-monté où l'on disait toujours: _Arsay ton chose_, +appellation qui n'était guère moins désobligeante, au demeurant. + + (2) Même remarque que précédemment. + +C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus +tard, je rencontrai le paurvre garçon, un soir, sur le perron de la +gare d'Orléans. Il avait changé maintenant, ses habits me paraissaient +moins soignés et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette +assurance que si souvent je lui avais enviées. Nous allions dans la +même direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en +abordant un sujet quelconque, tâchai de lui faire parler de lui-même. +Il y vint rapidement: + +- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, +résigné, il n'y a rien à faire, c'est comme ça. + +- Comment, dis-je, rien à faire; ce qui t'est arrivé est une blague, +une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te +laisses abattre... + +- Cette histoire, dit-il, a flanqué ma vie par terre, tout simplement. +Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idées +commune à tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-même, quand tu m'as +rencontré ce soir, est-ce à nos années de collège passées ensemble que +tu as pensé? Jamais de la vie, tu as pensé à mon affaire. Pour toi +(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne +t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_. + +Comme je me récriais, étouffant en moi-même une invincible envie de +rire, il continua: + +- C'est naturel, et si cette histoire était arrivée à toi au lieu de +moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme +toi: on n'est maître ni de sa pensée, ni de son rire. Seulement si tu +avais été dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment été +qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour +tes produits. + +- Merci, fis-je. + +- Ah, répondit-il exalté, pour sûr tu peux dire merci, parce que ton +bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour +moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais être que député et +c'est vrai. + +Quand j'ai été blackboulé, quand j'ai vu se rompre mes espérances +matrimoniales, j'ai essayé de me ressaisir, de me reprendre. + +J'ai travaillé, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, +je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes étouffant des rires +de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les +côtés sur leurs chaises pour me regarder, comme une bête à voir; +ceux-là ne savaient pas, on les avait renseignés. Je suis entré dans +un journal; à la rédaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je +persistais, j'écrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le +début, je ne signais pas comme les commençants; seulement les articles +qu'on ne signe pas, ne profitent qu'à la direction, tu t'en rends +compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout +de ma copie. L'effet fut radical: le rédacteur en chef vint lui-même +dans ma salle pour me demander "si je n'étais pas fou". Je changeais +de maison, je recommençais avec patience, avec courage et quand vint +l'heure de la signature, c'était je m'en souviens, un article sur le +commerce extérieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_; +cela dura quelques jours; puis un confrère obligeant de mon ancienne +rédaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit écho; je le +sais par coeur. + +"Notre excellent confrère qui signe modestement Lancret des articles si +remarqués ne fut pas toujours -- c'était contre son gré, il est vrai -- +aussi modeste". C'était signé: _Tournedos_. + +Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent +inaperçues, toi? Eh bien, deux jours après, toute la ville m'appelait +Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage +augmenter à cause de moi, et pour cette raison me fichait +ostensiblement à la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon +vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai +reçu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de +jouer du hautbois sur la scène? Si je te disais encore, qu'il y a deux +mois, c'est-à-dire trois ans et demi après l'incident, une vieille dame +du Texas, que je ne connaissais pas, est montée chez moi, dans mon +appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais +je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est +naturel... + +Et il sanglota. + +Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique désagréable que +j'éprouvais en écoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la +racontait, j'avais à la fois des envies de rire et je sentais toute +l'inconvenance qu'il y avait à rire, je comprenais qu'Arsay s'en +rendait compte et que c'était toujours ainsi quand il parlait de lui. +J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur +particulière. Je pensais au Palais Royal où, pour un louis, les gens +ont le droit de rire et où ils en usent si peu. + +- Pauvre ami, fis-je la gorge serrée. + +J'essayais de détourner la conversation, c'était difficile, il y +revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon +voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la +main, en lui distant: + +- Bonne chance. + +Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent +frappés à mort. + +Quelques années passèrent encore, quand j'appris, un beau jour, +qu'Arsay était entré au Parlement. Je m'en réjouis pour lui, je le +croyais définitivement sorti d'affaires. Il représentait à la Chambre +la Guadeloupe. Comment s'était fait son élection? Très simplement. +Maupied, son contre-candidat de Levallois, était devenu Ministre des +Colonies. Quelqu'un lui avait raconté les suites tragiques de l'acte +auquel il devait la première et partant la plus difficile de ses +victoires politiques; il avait dû éprouver quelques remords de sa +mauvaise plaisanterie: l'homme n'étant jamais méchant que lorsqu'il a +faim. Alors le secrétaire d'Etat avait "conseillé" à ses services de +la Guadeloupe, l'élection d'Arsay. On est fixé sur la valeur de ces +conseils: Arsay fut élu contre deux candidats nègres à une massive +majorité. Son élection prit la valeur d'un symbole car elle démontrait +clairement la supériorité de la race blanche, à la lumière du jeu de +nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du +Cabinet, Arsay fut validé sans débats, fait qui aurait prouvé, s'il en +était besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos +représentants élus, est peu fondé. + +Bref, maintenant Arsay était député pour de bon. Peu importe de savoir +qui il représentait. En vertu de l'égalité souveraine, il était élu du +peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne +s'opposait à ce que sa carrière ne devint tout aussi brillante et tout +aussi féconde que si huit ans avant, il avait été élu, dans une Chambre +précédente, député de Levallois. + +Ah, pensais-je, voilà enfin ce pauvre garçon reparti sur sa voie. Je +le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, +arrivant à se faufiler à travers les groupes et les ronds avec ce don +spécial qu'il avait de nature; et se spécialisant petit à petit, dans +quelques questions non contestées; ainsi il devait fatalement parvenir +à dissocier par une autre association d'idées, son nom du souvenir de +son ancienne célébrité. + +Pendant un certain temps, les choses allèrent bien ainsi que je les +avais supposées. Comme il convient à un nouveau parlementaire. Arsay +ne prenait pas la parole aux séances, se contentant de temps en temps +de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui +était loisible ensuite de développer à son aise en corrigeant les +épreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien à redire et comme je +l'avais pensé, les indigènes de la Guadeloupe -- qui ne lisent +d'ailleurs pas l'Officiel -- étaient très satisfaits. Arsay s'était +fait inscrire à plusieurs commissions dont personne ne voulait, à celle +de la prophylaxie contre la rage, à celle de l'étude du régime des +pluies, notamment, pour lesquelles son égale incompétence le désignait +particulièrement. Bref, si Arsay n'avait été imprudent et s'il n'avait +pas voulu aborder la tribune avant que son inocuité ne fut dûment +établie, il aurait fait une très honorable carrière. + +Quelle idée saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'était dans +une discussion d'intérêt général intéressant tout spécialement sa +circonscription. La Chambre devait statuer sur le règlement des +compagnies maritimes. Arsay s'était fait inscrire; il avait mûrement +travaillé son discours et entendait démontrer à la Chambre la nécessité +vitale pour la Métropole, d'avoir des lignes de navigation régulières +pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette +question bien simple aurait dû se discuter dans un calme académique. +Singulière erreur! La Législation réglementant des compagnies +quelconques, et des compagnies de navigation particulièrement, ne va +jamais sans débats passionnés; en effet, il y a toujours dans les +Assemblées les représentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne +veulent pas voir s'imposer une obligation supplémentaire qui pourrait +dasn l'espèce, les forcer à desservir des ports immédiatements peu +rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la +socialisation de tous les services susceptibles d'être rendus par les +compagnies; ceux-là ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un +monopole même si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des +pertes, en telle sorte que socialistes et représentants des compagnies +sont toujours d'accord en pareille matière contre le reste de la +représentation nationale qui pourrait être tenté de penser aux intérêts +de la Nation. + +Ah! ce fut une séance mémorable. Après l'audition de divers orateurs, +vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager à fond, +Arsay monta à la tribune un gros dossier sous le bras. Il était très +calme en apparence, peut-être au fond de lui-même, était-il ému d'abord +parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et +ensuite à cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses +auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se +demander, en proie à un noir pressentiment, si quelque suppôt des +compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son exposé par +un fâcheux rappel. + +Une jeune femme amie assistait à la séance et me l'a racontée. Arsay +commença d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette +belle voix que nous lui avions connue au collège, quand de son brio, il +éblouissait nos maîtres. L'assemblée qui savait avoir affaire à un +novice convaincu, ignorant les tours de bâton et pouvant introduire un +peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, écoutait avec attention. +L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu à +peu la griffe de l'émotion qui le serrait au cou se relâchait: la voix +devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. +Quelques applaudissements partirent même du centre gauche. Après +l'exposé, Arsay entra alors carrément dans le vif de la discussion et +posa le problème sans ambages, dans son vrai jour. Immédiatement +l'opposition droite et gauche réunie donna, mais c'étaient des +interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et +assez imprécis pour ne pas appeler de répliques. Arsay trouva, dans +ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'était-ce pas ainsi +qu'étaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il +continua à dévider son argumentation qui était forte, plusieurs en ont +témoigné. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un véritable succès: il +s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment +l'intérêt des compagnies même se conciliait avec le règleent qu'il lui +semblait devoir être imposé; il disait que le pavillon créait le +débouché, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement +à partie. + +- C'est en raison de ces bénéfices futurs, disait l'interrupteur, qui +sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la nécessité de +faire un cadeau à des compagnies privées. Nous avons trop vu ces +agissements jusqu'ici. + +Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour répliquer à cette +interruption, posa lui-même une interrogation. + +- Qu'avez-vous vu? + +Des bancs de la droite modérée, une voix rogue partit, qui répondit: + +- Ton dos. (3) + +Oh, légèreté des corps législatifs! La Chambre se vengeait-elle de +l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposée? On +ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un +éclat de rire général et fou qui prit non seulement les opposants, mais +les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'à l'élégant président; ce +dernier, par principe, faisait semblant de se fâcher, mais sa sonnette +méchante, mollement agitée, vibrait de petites notes comiques et +complices, faisant penser à une vieille fille qui se retient devant une +inconvenance. Toute la salle trépignait et le rire durait, repartant +par saccade devant la mimique variée d'Arsay. Tantôt il montrait le +poing aux travées d'extrême gauche, en vociférant comme M. Jaurès, des +mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantôt il +restait calme, adossé au bureau du président dans cette pose qui était +familière à M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement +Arsay passait brusquement de l'une à l'autre de ces attitudes, comme +s'il n'eut pas eu le contrôle de ses actes, et ces transitions +amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence dû à des rates +trop dilatées, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le +président se penchant au-dessus de son pupitre disait: + +- Parlez, mais parlez donc. + + (3) Toujours même remarque que précédemment. + +Arsay ne parlait pas, mais restait à la tribune tout de même. Ce ne +fut qu'à une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serrée +ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des +syllabes huilées: + +- Ah gueu... que... sue... + +Le fou rire recommença. + +Alors on vit Arsay en proie à une fureur singulière, déchirer et jeter +en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la +direction du président du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine +de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop légers pour +l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tête des sténographes. + Arsay déchirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne +s'arrêtait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, +mais soudain, il se reprit et se mit à rire lui aussi, d'un rire +étrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblée +croyant qu'il allait sortir un document à scandale, fit silence: alors +avec une dextérité de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se +déculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que +les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux +représentants librement élus de la France, au gouvernement responsable +et compétent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du +monde, à ces braves généraux que l'ingénieuse abomination de nos +adversaires surprit mais n'ébranla pas, à cette grande presse intègre +qui fait l'honneur de notre pays, à cette élite du public international +si parisien et de toutes les élégances, Arsay montra ce qu'on l'avait +jadis forcé à faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baissé +la tête, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit +plus que ce qu'il voulait. C'était sur le plateau en son milieu, comme +un disque rouge qui faisait penser au crépuscule d'un petit soir ou +encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime +expiant les péchés que le Parlement n'avait jamais commis. + +La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq +Cents. Je sais bien que sur son grand côté qui fait face à la salle, +un bas-relief en marbre blanc, représente deux femmes dont l'une écrit +et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allégorie +symbolique est là certainement pour rappeler aux députés qui seraient +tentés d'écouter la fragilité de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou +sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que +malheureusement, les députés qui sont à la tribune, ne voyant pas +l'allégorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de même, +que de grandes paroles, que de discours féconds sont tombés du haut de +ces marches. Quand on pense que de cette relique vénérable, à juste +titre considérée comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout +cet appareil de justice et de droit, ces grandes réformes +bienfaisantes, ces conceptions géantes de notre politique étrangère, +ces plans sublimes et désintéressés de notre action coloniale, ce petit +arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en +un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste +scandalisé, à se dire qu'un instant, même un seul instant, la partie la +plus vile d'un individu la dominât. + +Arsay était devenu complètement fou. + +On l'a enfermé à Bicêtre où le caleçon de force lui fut passé, parce +que dans sa démence, le pauvre homme prend tout le monde pour des +parlementaires et veut à chaque instant recommencer. + +Quand le médecin-chef fait visiter à un personnage de marque, son +établissement, il ne manque jamais de s'arrêter devant le pauvre malade +et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas: + +- C'est un ancien député. + +_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_ + +- Dire tout de même que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay +aurait pu être ministre et même Président du Conseil. + + + + + +La Saisie. + + + + +Nous avons été étudiants ensemble. Après quinze ans ou plus, nous nous +étions rencontrés, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de +Lyon, attendant le même train et essayant de déchiffrer, sur une +ardoise plaquée au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante +consentait à nous prévenir: + + +RETARDS ANNONCÉS +TRAIN VENANT DE MARSEILLE +3.h.22 + + +- C'est gai, dis-je. + +- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir! + +Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec +un de ces émotions particulières qui sont l'apanage des gens ayant eu +des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer à +notre égoïsme, des inquiétudes, au moins légères. Je les ressentais, +en vérité: je me disais en moi-même: "Il aura 3 h.22 pour me raconter +ses déconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a +cessé de nous envier, cependant qu'à haute voix je remarquais: + +- Le hasard fait bien les choses. + +- Quelquefois, répondit-il, assez tristement. + +Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait +paru fameusement changé; je me rappelais sa folle gaieté d'autrefois, +son imagination ardente, jamais à court d'une farce inédite. C'était +un sujet brillant que ses camarades d'école croyaient appelé au plus +haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut +à peu près de mon âge: les environs de quarante. Son visage avait un +certain air résigné qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait +dit matériellement assez à son aise; il avait des vêtements +quelconques, des gants et une pelisse qui sans être opulente, était +parfaitement honorable. Le cadre était navrant: dix heures du soir, +une de ces nuits froides, mouillées et tristes, dont les gares ont le +secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumière crue +tombait des globes électriques qui se balançaient doucement en l'air; +on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en +attendant avaient des figures longues et ennuyées. + +Je proposai: + +- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au café. + +Il accepta. + +De l'autre côté de la rue, dans la brasserie, l'atmosphère était plus +sympathique. Il faisait chaud. Une buée enveloppait les consommateurs +autour des tables. A part quelques isolés, devant un bock -- qu'ils +durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes à boire --, dans +l'ensemble, c'était un public de petits employés et de petits +fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les +plaisanteries et les chiffres classiques à ces jeux, faisaient comme un +accompagnement en sourdine au solo des garçons qui clamaient les +commandes: + +- Deux menthes à l'eau... un café nature... quatre turins grenadine. + +Nous étions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin +tranquille. A côté de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne +savais pas trop quoi dire à cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en +sortir j'évoquais le passé: + +- Tu te rappelles le Vachette, le Panthéon... Comme c'est loin! + +- Loin de toi, peut-être, dit-il; certains jours, il me semble que +c'est hier. + +Je ne comprenais pas bien pourquoi ces détails étaient plus près de lui +que de moi; pourtant quelque chose m'empêchait de demander des +explications. Je sautais à une autre idée. + +- Qu'est-ce que tu fais? + +- Je suis médecin, répondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculté, +ce n'est pas comme vous après l'Ecole de Droit, qui devenez juges, +financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me +suis installé dans le troisième, rue Béranger. Ça ne te dit rien, +n'est-ce pas. + +- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet. + +- C'est près de la place de la République, reprit-il, derrière le +Théâtre Déjazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une +clientèle un peu spéciale, différente de celle qui habite au Bois de +Boulogne; celle-là est réservée aux patrons. Je me suis fait à la +mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition. + +-Mais je croyais, dis-je, qu'après ton internat, tu préparais justement +les hôpitaux. + +- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le +temps et les moyens de se préparer et d'attendre... Je me suis marié +très jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'étais marié? + +Je fis signe que non. + +- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au +train. Elle me ramène mon fils qui était à Dijon, auprès de mon +beau-père. Je leur ai acheté une petite bicoque, par là-bas, c'est +leur pays. + +Il parlait sur un ton posé et calme, cependant on aurait dit qu'il +avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empêchait encore +d'intervenir. + +Il reprit: + +- J'ai épousé Loute. + +Ce prénom ne me disait plus rien, mais après quelques précisions je +revis bientôt la figure brune et la tournure gracile d'une de nos +camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois +bien; et nous étions même un certain nombre qui l'avions connue tout à +fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guère +qu'aux bords de nos tables et qu'elle était petite, vive, gamine et +douce toujours. Ah certainement! il me semblait même que j'entendais +encore le pépiement de son rire. Elle avait l'air d'être si ingénument +ce qu'elle était. Si elle était arrivée à se faire épouser, celle-là, +il fallait tirer l'échelle! + +J'étais décidé à ne rien laisser voir de ma surprise; tout de même +quelque chose dût le frapper en mon expression même. Il enleva son +lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux. + +- C'était une bien bonne fille, dis-je peut-être un peu trop simplement. + +- Oui, mais tu penses que c'était tout de même une fille, répliqua-t-il. + +- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as épousée, tu sais +donc mieux que personne ce qu'elle vaut. + +Cette considération ne le consolait pas. Un petit silence pénible se +fit. Pour dire quelque chose, je remarque: + +- Elle était bien jolie! + +Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se lèvres tristes +un pauvre sourire, il me dit: + +- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne épouse et une bonne mère, +je te l'assure. + +- Et bien alors, fis-je. + +- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce +temps-là que je rencontre; je ne les ai plus recherchés, tu comprends. +Ce fut un tel changement. Les commencements ont été difficiles. Ma +famille s'est éloignée de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu +d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans +notre métier... les courses à pied dans la pluie, les étages, les +veillées, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que +de donner des leçons. Les professeurs ont, du moins, des engagements +réguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous +allons, en passant, obligés de représenter, bien que nous soyons +misérables nous-mêmes, et toujours auprès d'autres misères. Quand on a +une femme à la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous répète +sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils +étaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maîtres +surtout... Heureusement, petit à petit, les choses s'arrangent, +matériellement du moins: c'est une consolation énorme, surtout qu'on se +souvient des débuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espèce de +décalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu +m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marié? + +Je fis signe que oui. + +Il hocha la tête comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit: + +- Tu n'as pas idée comment s'est fait mon mariage. Une de ces +histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras à +combien peu tiennent nos destinées. + +J'étais venu à Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une +place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande +carrière médicale, c'est une étape nécessaire. J'avais quitté les +miens en pleines vacances de Noël. Toute la journée, je m'étais fait +ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils étaient +alors mes amis. Mes exposés n'avaient pas été trop mauvais. Dans +l'ensemble, j'étais assez satisfait. Après les efforts de la journée, +je me sentais un besoin terrible de me détendre. Note que j'étais en +possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les étrennes que +j'avais reçues. Ces circonstances réunies m'incitaient à faire la +fête. Comme il n'y avait pas, à cette époque de l'année, le moindre +camarade au quartier, je résolus de me chercher une compagne. + +Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panthéon et j'aperçus +Loute. Elle était seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa +serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchée sur un +tabouret, la tête appuyée sur son bras, suçait mélancoliquement la +paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes +intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous +fûmes dîner dans un restaurant voisin et je fis déboucher quelques +bouteilles de vins choisis. J'étais très en forme et elle aussi. Du +moins, je l'ai cru, ce jour-là: depuis, -- parce que j'ai souvent +ruminé cette scène -- il m'a bien semblé que Loute n'était pas tout à +fait comme à son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais +était-ce force de caractère ou insouciance ou bien habitude de sa part, +ou bien seulement défaut de compréhension de la mienne; je ne m'aperçus +de rien. Après le dîner, nous avions été à Bullier, presque désert ce +soir-là et nous avions fini la nuit à Montmartre. Je crois que c'est +la dernière nuit que je me sois amusé. Il y a des gens pour lesquels +les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est +brusquement modifiée à cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un +angle vif; comme un carrefour. + +Le lendemain matin, j'étais chez Loute. Nous aurions pu faire la +grasse matinée, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, +elle s'était levée. Je la vois encore, en jupon et en sandale, +trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat. + +Cet appartement -- nous le connaissions tous -- était au Boulevard +St-Michel, derrière le Luxembourg, un peu après l'Ecole des Mines, une +maison d'angle au deuxième. Le mobilier et la décoration étaient de +Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur +une marche de laque noire, la psyché empire. Tu vois? + +- Pas du tout, dis-je avec conviction. En réalité je voyais très bien. + +Mais il insista: + +- Tu as oublié le salon bleu au tapis à carreaux qui était séparé de la +salle à manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et +le jet d'eau sur la cheminée du salon?... Enfin, je me les rappelle +bien. Cet appartement était la joie et l'orgueil de Loute. Il lui +avait été offert par un Roumain qui, ses études terminées, était +reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer +pour elle l'ère des garnis. Elle le soignait méticuleusement, le +nettoyait et le paraît toute la journée. A tous venants, elle en +vantait l'originalité et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, à +lire ou à raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu +compte ce jour-là, cet appartement était sa seule joie. + +J'étais couché tranquillement en train de boire le chocolat brûlant +qu'elle m'avait préparé; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle +était assise, sa tasse sur les genoux, près de la fenêtre, regardant le +boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aperçus que des larmes +tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers +elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais: + +- "Qu'est-ce que tu as?" + +D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai +appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, +puis comme j'étais le plus fort et que j'insistais, elle me répondit +comme un gosse: + +- "Du chagrin". + +J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir +un petit secrétaire chinois qui était près d'elle et, pour toute +réponse, me tendit un papier. C'était un commandement d'huissier. Je +mis un bon moment à le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont +écrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de +jugement et je compris à travers tout ce fatras que Loute n'avait pas +payé son loyer depuis neuf mois et qu'à la requête de son propriétaire, +auquel s'étaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir +meubles et les faire vendre aux enchères. Le commandement était daté +de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais: + +- "Ils vont te saisir?" + +Mais Loute, tranquille devant cette éventualité, me répondit: + +- Tout de même pas jusque-là, j'ai écrit hier au propriétaire pour lui +demander encore un délai... seulement, c'est ennuyeux". + +J'étais moins rassuré qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait +une partie de mes inquiétudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de +te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme était beaucoup +pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-être pas grand chose +pour un propriétaire parisien. Cependant par précaution, à la pensée +de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord +l'idée de télégraphier à ma famille une invention quelconque. Mais je +réfléchis que la réponse en admettant même que la fable soit crue, +n'arriverait jamais à temps et la procédure suivait son cours. Je +pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et réunir +le magot, mais c'était les vacances et je ne voyais pas chez qui +frapper. Devant cette impossibilité d'agir, je finis par me persuader +que Loute avait raison; il n'y avait peut-être dans tout le pathos de +cette feuille qu'une manoeuvre destinée à effrayer une petite fille. +En fin de compte, si contrairement à nos prévisions, l'inévitable +arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais à la hâte +et comme tu penses, une fois prêt, je ne m'en allais pas. + +Naturellement le charme était rompu. J'essayais de la distraire en lui +racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'étant guère +divertissant pour elle. Mais je ne devais plus être en forme: cette +fois le vin n'opérait plus, mes histoires ne la déridaient pas. La +conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au +danger, revenait à la fenêtre, comme pour se donner une contenance. Je +tentais un moment de me moquer légèrement de son mobilier, de lui dire +que cette décoration était danubienne et bonne pour un certain temps, +mais qu'elle devait forcément lasser à la longue. L'expression de ce +jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce +sujet, n'aurait d'autres effets que de lui démontrer mon mauvais goût. + +Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un +cri de douleur, le cri d'une bête frappée à mort. + +C'était sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitié charrette, +moitié camion, s'avançait lentement. + +- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de déménagement ne peut plus +passer sous tes fenêtres..." + +Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur +le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrivés devant +notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture +vint docilement se ranger sous nos fenêtres mêmes. Quatre bonshommes +en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffé d'un +casque à mèche; je ne l'oublierai de ma vie. + +Et bien, vois-tu, je n'ai jamais été condamné à mort, mais j'imagine +que la vue du fourgon qui doit vous mener à la guillotine doit vous +faire ressentir quelque chose d'analogue à ce que je ressentais alors. +Quelques minutes d'angoisse se passèrent; le temps aux hommes de monter +l'escalier. Loute pâle ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement +nerveux agiter son maxillaire inférieur. Le timbre retentit. Le +premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme +je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible +l'inutilité de cette résistance, elle me demanda d'aller ouvrir +moi-même. Ils entrèrent. Il y avait la concierge, l'huissier, les +deux témoins et derrière eux le choeur des déménageurs qui avaient +l'air de figurants. L'huissier se présenta, il devait "parler à la +personne". + +- "Elle est très émue, dis-je, si vous voulez me faire votre +communication..." + +Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-même sa signification au +débiteur. + +- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la manière. + Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se +tirer." + +C'était un grand garçon, assez jeune et se sachant beau. Ses vêtements +étaient d'une élégance fripée, mais recherchée tout de même. L'eau +coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour +le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-être. Ce tabellion +m'agaçait. + +- "Vous vous souciez des gages des créanciers, me dit-il, avec une +suave ironie... c'est bien." + +Il était le plus fort, je n'avais rien à dire. Je le précédais chez +Loute. + +Elle le reçut debout, appuyée contre le mur et écouta sans broncher son +petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait +l'habitude; il récitait une leçon qu'il avait dû placer bien des fois, +dans des circonstances identiques et où alternaient savamment les mots +de la procédure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y +en avait d'une méchanceté cruelle et d'une cuisante impertinence. Il +disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou +de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos +meubles à l'hôtel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tête +comme un coupable, sans arriver à comprendre cependant la faute que +j'avais commise. J'aurais donné toute ma fortune pour pouvoir jeter à +la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait. + +- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous +prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est nécessaire, +c'est-à-dire votre lit, vos couvertures, draps, édredons, etc., les +habits dont vous êtes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre +sur vous tous les vêtements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire +que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale +que le souvenir, par vous y attaché, vous resteront". + +Loute n'avait pas répondu, comme il fallait donner des ordres pour +l'enlèvement, elle parla. Elle était blême et sa gorge était si +contractée que le son de sa voix en était changé et les mots qu'elle +disait semblaient être dits par une autre. Elle ne croyait pas encore +à ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier. + +- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, très calmement; je me suis +arrangée avec le propriétaire, auquel j'ai écrit hier." + +Et ce fut dit avec une telle autorité que l'huissier lui-même en fut +troublé; un instant il hésita. Mais son trouble ne dura pas, il la +pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit +soudain compte, d'un coup elle tomba à genoux aux pieds de l'homme, les +mains crispées au pan de sa jaquette. + +- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je +vous le promets, je vous le jure." + +Je m'étais trompé, l'huissier n'était peut-être pas méchant au fond; il +la releva gentiment en disant: + +"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne +fais qu'obéir. Soyez sage, on tâchera de vous laisser pas mal de +choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme +les autres, vous verrez." + +Il la fit s'asseoir, cependant que discrètement, du coin de l'oeil, il +disait à l'équipe des déménageurs: "Commencez". + +Ils s'attaquèrent à l'autre pièce d'abord. L'huissier me fit signe de +rester auprès d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire +de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-là la réflexion +que les hommes ne sont pas tout de même si méchants qu'ils le disent. +Chez tous, même les plus sots, et même chez ceux qui font la plus +vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur. + +Pendant ce temps, Loute s'était assise sur la marche basse qui +supportait son lit; la tête dans ses bras, le visage sur les +couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement à petits coups. +Elle poussait de petites plaintes régulières, monotones comme des cris +d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arrêter jamais. Je restais +debout près d'elle, désemparé, ne sachant que lui répéter sur tous les +tons: + +- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus." + +Mes paroles n'avaient aucun effet; malgré tous mes efforts, je sentais +qu'au milieu de l'hostilité qui l'accablait, j'étais pour elle un +étranger, un spectateur qui ne participait en rien à l'affaire. Cette +sensation m'était désagréable: la malheureuse souffrait tellement. + +Derrière la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se +heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des +étoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'à nous, et Loute avait toujours +son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit à peine une fois, en +entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en +retirer à la vente? + +Quand tout fut emballé et descendu de ce qui avait été l'appartement, +sauf la chambre où nous étions, l'huissier tapa à la porte et me dit à +voix basse d'emmener "la débitrice" pour qu'il puisse déménager cette +pièce aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon. + +En le voyant, elle tomba en arrière dans mes bras. La pièce était nue, +vidée; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de +l'ancienne décoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtés, +demeuraient, pour témoigner du passé; mais ils paraissaient sales, avec +leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit +l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas +d'objets hétéroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des +cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des +lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un +petit amour bouffi, en pâte tendre et un gros bocal à confiture vide +dans lequel l'huissier avait eu la délicate attention de mettre l'eau +et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait à Loute, comme +lui restèrent son lit et sa toilette et aussi, grâce à la bonté du +saisissant, presque tous ses vêtements: c'était tout ce que la loi, +dans sa mansuétude, permettait de laisser à une pauvre petite fille qui +n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles. +L'appartement était "à l'ordonnance" comme on dit dans ce métier, il +n'y avait plus rien à saisir. Quelle sale journée ce fut, mon pauvre +ami. + +Loute s'était pourtant calmée un peu. Dans un effort de volonté, elle +avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'était déjà plus +le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit: + +- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir." + +Cette injustice me frappa, parce qu'après tout si je n'avais +matériellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais +souffert avec elle; j'estimais mériter tout autre chose que ce +singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idée de prendre mon +chapeau et de partir, mais je pensais bientôt, qu'agir ainsi c'était +vraiment lui donner raison, c'était augmenter son chagrin, prendre +parti contre elle, la dépouiller davantage, si c'était possible, en lui +prenant mon amitié et en me mettant en quelque sorte à la suite sur la +liste des créanciers poursuivants. Je ne le voulus pas. + +- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je +ne te laisserai pas dans cette maison désolée; tu viendras habiter chez +moi." + +En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air +de ses mains comme pour écarter le voile d'un rêve; elle vint vers moi +pour me faire répéter. + +- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit? + +Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda: + +- "Jusqu'à quand?" + +Je lui répondis: + +-"Tant que tu voudras." + +Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tête sur mon épaule et +pleura de nouveau, mais ce n'était plus les mêmes larmes. Je sentis +que quelque chose d'immense s'était passé en elle; ces mots l'avaient +guérie de la plus grande douleur de l'humanité: l'isolement du coeur. + +Pendant cette scène, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux +étaient dilatés: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour +mieux comprendre l'impossible réalité. Inconsciemment, de temps en +temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon épaule pour +mieux se rendre compte de la solidité de son appui. + +Quant à moi, je puis te le dire, j'étais gêné un peu de l'immensité de +cette reconnaissance, j'étais effrayé et pourtant j'étais un peu fier, +au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais +j'étais fier tout de même. + +En réalité, c'est dans cette minute que je me suis marié avec elle. Je +ne m'en suis aperçu qu'après, mais je me suis bien rendu compte que +c'était à ce moment-là. Peut-être on me dira que ce ne fut pas de mon +plein consentement et que je me fixais, en moi-même, un temps limité, +que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de +nos actes n'est absolu. Je me suis marié ce jour-là parce qu'alors +elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusée et parce +que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet +équilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on +appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure +que, si invraisemblable que cela puisse te paraître, elle devint dans +un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien +appartement de son coeur. + +Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissâmes +où elles étaient au milieu de la pièce pour les reprendre le lendemain, +n'emmenant avec nous que le bocal où clapotaient les poissons rouges. +Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous +parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant +probablement chacun à des choses bien différentes, mais unis tout de +même. En entrant dans mon appartement, elle était avec moi comme si +elle venait de me connaître, grave, prévenante et effarouchée, +intimidée aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je +voyais qu'elle se préoccupait déjà de leur trouver une place qui ne me +gêna pas, mais qui soit cependant ordonnée et définitive. Le soir, +pour la distraire, je voulus l'emmener dîner dans une brasserie; elle +s'y refusa absolument, estimant qu'il était inutile de faire des +dépenses exagérées. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de +marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me répondit +lointaine: + +- "Le bonheur laisse toujours et n'importe où un bon souvenir." + +En effet, c'était peut-être son bonheur. + +Elle m'emmena, derrière Cluny, dans une petite crémerie, déserte à +cette heure; et nous mangeâmes simplement, en face l'un de l'autre, sur +une petite table à toile cirée. Pendant le dîner, elle me demanda si +je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient à y +habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passé, bien qu'elle me +donnât pour ce changement d'autres raisons; elle disait: + +- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait +à la maison, c'est meilleur marché. C'est plus sain d'ailleurs." + +Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de +jours après, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de +la République que je n'ai plus quitté depuis. + +Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retiré du milieu des +camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller à la Faculté et +j'en revenais sitôt après le cours ou l'hôpital. Je continuais mes +études au début comme par le passé, mais aux grandes vacances, la +question s'est posée. Je tentais d'abord de raconter des contes à ma +famille; je disais que je remplaçais mes maîtres. Mais à la longue, il +a bien fallu qu'on sache. Après plusieurs sommations, mon père m'a +écrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il +ne me donnerait plus d'argent, qu'il me déshériterait. Mon frère et ma +belle-soeur m'ont tourné le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps, +on m'a écrit qu'on consentait à me recevoir, mais sans elle, et entre +temps, j'avais connu avec Loute la misère, -- tu ne peux pas savoir +comme ça nous a unis. J'avais dû pour vivre abandonner les concours, +bâcler ma thèse et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'étais marié. +Il y a des histoires qu'on ne recommence pas. + +Certainement être un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que +tu ne le crois même, parce que si je suis coupé d'avec les miens, +d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des +habitudes de pensée, d'éducation et de vie analogues à celles que +j'avais moi-même et dans lesquelles j'avais été élevé -- on ne s'adapte +jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous +heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours été, on n'en sera +jamais tout à fait. Depuis la façon de mettre sa serviette à table, +jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'à ces idées toutes faites et +stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous +vivons, jusqu'aux sujets les plus sérieux: il y a tout un monde qu'on +ne franchit pas... à moins qu'on mette plus d'une vie à le traverser. + +(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.) + +- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, +l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La +carapace qui semble se solidifier entre les moitiés de monde qu'on a +quitté chacun de son côté, finit par être si épaisse qu'on s'en trouve +tous les deux isolés comme dans une cellule; les bruits de l'extérieur +n'arrivent même plus, alors on passe tout son temps à se regarder, à se +découvrir. On ne connaît plus personne, jamais je ne m'en suis rendu +aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir +évoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumières, +peut-être une réception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre +chose: nous sommes partis une après-midi -- il pleuvait -- à pied sous +le même parapluie, la marie n'était pas loin. Nous avons attendu notre +tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils +étaient tous du peuple de Paris, rien d'élégant, je t'assure, mais eux, +du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous +appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos témoins, fit-il". + +- "Je pensais, répondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me +rendre service, vous, par exemple?" + +Il m'expliqua qu'il était fonctionnaire et qu'à ce titre, les +règlements le lui interdisaient. Sur ma prière, il demanda aux témoins +du mariage suivant -- la fiancée avait un ulcère affreux au visage -- +de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais. + +- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents +n'ont pas pu venir..." + +Pauvre brave homme! Ce fut vite bâclé. L'adjoint nous lut le texte +indispensable, du même air qu'il nous aurait dressé une contravention; +nous avons dit "oui" sans émotion et cinq minutes après nous étions +dans la rue, à nous garer des tramways et des automobiles. Loute était +pressée de rentrer à cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te +dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulûment la vie au sein de sa +maman, je n'ai pas eu d'étranges et douloureuses pensées; mais je me +suis dit qu'il avait raison quand même le petit; la vie valait d'être +vécue puisque je voyais ce spectacle qui était du bonheur tout de même. + Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de +sciences, un chimiste de préférence, de façon qu'il ait le moins +possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqué et c'est trop +dur. J'espère qu'il m'écoutera. + +Nous avions quitté le café depuis un moment. Nous sommes de nouveau +dans le hall de la gare, quand enfin à l'autre bout du trottoir +brillent les feux de la locomotive, il me dit: + +- Pourquoi t'ai-je raconté tout cela? + + +Peu après, je vois à l'une des portières d'un wagon de seconde, une +tête de femme qu'il me semble avoir déjà vue. Elle aperçoit mon ami et +lui fait un geste câlin de la main. Comme je suis venu attendre mon +frère, je le cherche et finis par le rejoindre. + +En sortant, dans la lumière blafarde, je vois, pas très loin de moi, le +Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se +dirigent vers la barrière. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus +l'idée d'aller les saluer, mais je me dis: après tout, qu'est-ce que je +leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de même, s'ils me +demandaient d'aller les voir: je n'ai pas épousé une fille de +brasserie, moi! + + + + + +Boum. + + +I. + + +Boum avait huit ans. Sa vie s'annonçait des plus heureuses. Il avait +une maman toute jeune, très bonne et très gaie. Son papa, ancien +officier de cavalerie, était un peu sévère, mais sévissait peu au +demeurant; Boum étant toujours content, avait pris l'habitude d'être +sage, c'est un état qui comporte de grosses simplifications. Comblé de +toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hôtel de +la rue Pergolèse, non loin du Bois de Boulogne. Une débonnaire +"nursing governess" était préposée à ses soins minutieux dans lesquels +le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait +des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise +représentant une chasse à courre avec des cavaliers, des dames, des +chevaux et des chiens; deux fenêtres y donnaient toujours ce qu'il y +avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqués -- de +ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en +encombraient les tables et le parquet. Boum était robuste et grand +pour son âge. Mais tout ceci réuni ne comptait pas en comparaison de +deux dons qu'il avait reçus de la nature, et qui n'avaient pas de prix. + +D'abord Boum était beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la +bienveillance de tous et une grande popularité. Sur le chemin qui +menait de sa maison au Bois, il était connu; les concierges et les +boutiquières l'interpellaient à son passage: + +- Vous allez vous promener, Monsieur Boum. + +Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure +ronde et répondait à tous, dans un sourire qui augmentait encore les +sympathies: + +- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis. + +Parmi la gent enfantine, il trônait mais si incontestablement, qu'il +pouvait trôner modestement, avantage considérable si l'on songe +qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de trôner. + +Le deuxième de ses dons était une tante. Elle s'appelait: Tante Line. +Boum estimait qu'elle était ce qu'il y avait de plus joli au monde et +beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les +cils très longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit +nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui étaient +du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs à force d'être +blonds, un cou très long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait +beaucoup de sports et qui est toujours vêtu d'une ultra élégante +simplicité; le tout monté sur deux petits pieds qui paraissaient +ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi était Tante Line. + Comme son neveu, elle était vive, toujours décidée, douce et heureuse +de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les +sympathies; toujours son passage déclanchait immanquablement des +interruptions et un silence sur la nature duquel, il était impossible +de ne pas être fixé. + +Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait +comme avec elle. Elle seule savait écouter ses histoires sérieusement +et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui +est bien pénible à la longue et finit par isoler terriblement. Ils +prenaient leur premier déjeuner ensemble, se promenaient ensemble et +causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient +l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations +étaient inépuisables. L'histoire fantastique du père de Line les +alimentait surtout. + +Cet ancêtre avait été un caractère assez particulier de gentilhomme +français. Né aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse +pauvre et qui était revenue du Canada en France après les malheurs de +la guerre de Sept ans, il avait commencé, tout jeune, sa vie +d'indépendance et d'action; la tête près du bonnet et le coeur un peu +emballé par la guerre, vers sa douzième année, il avait abandonné sa +famille et le collège pour aller en Amérique; là-bas, après avoir +pratiqué toutes sortes de métiers -- qu'il racontait plus tard avec +délices, -- il avait fini par constituer une énorme affaire de soie et +réaliser par elle une très grosse fortune sur laquelle Line et la maman +de Boum vivaient à l'aise maintenant. Ebloui par le récit de ces +aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet +auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin +de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme +d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et +volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'à cette main nerveuse +et mince qui semblait commander en jouant avec l'échancrure du gilet. +Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux étaient semblables à +ceux de Line avec quelque chose de plus métallique et qui paraissait +chercher à vous voir "à l'intérieur". Boum était remué jusqu'au plus +profond de son être à la pensée qu'il y avait entre cet homme et lui +comme un lien mystérieux. Aussi ne s'arrêtait-il pas d'écouter son +histoire. Line qui avait adoré son père et vécu, avec lui, les +dernières années de sa vie en Amérique, recommençait tous les jours le +même récit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps +un détail nouveau. Le mort les rapprochait. + +Le matin, quand Line se réveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, +il se livrait toujours aux mêmes soins qui consistaient à passer sa +tête par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant +les gestes de ceux qui veulent agir en silence, écarquillait les yeux +pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait +semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses +paupières: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le +moindre mouvement, c'étaient des exclamations folles: + +- Tante Line, tu ne dors pas. + +Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui +mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur +l'édredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, +puis protestait: + +- Non, Tante Line, pas comme ça... Parle-moi de grand-père!... + +Elle commençait. + +Ils se racontaient aussi leurs rêves de la nuit; souvent ceux de Boum +ressemblaient tellement à ses propres désirs, qu'on devait admettre de +sa part de légères triches. + +- J'ai rêvé que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et +Jean, mais loin... loin... jusqu'à Saint-Cloud. + +Quand ils avaient épuisé les moindres épisodes de la vie difficile +qu'avait mené jadis celui dont ils procédaient, qu'ils s'étaient tout +raconté, qu'ils avaient minutieusement étudié tous leurs projets, Boum +la considérait avec ferveur, et quelquefois après un long silence, il +disait, profondément convaincu de toute son âme: + +- Tu es gentille de me dire tout ça... Je t'aime bien, moi, tante Line. + +Cette déclaration avait le don d'émouvoir profondément aussi la jeune +fille qui répondait pour le taquiner: + +- Moi, je ne te déteste pas... + +D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec +amour à ses vêtements épars, à tout ce qui était à elle, et +interrogeant sans cesse: + +- Pourquoi as-tu deux ciseaux à ongles? Et cette petite glace, +pourquoi c'est faire? + +Le soir, Line lui rendait fidèlement sa visite, quand il était couché. +Même lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de +venir l'embrasser; il demandait, ces fois là, qu'on fit la lumière +toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout +éblouissante dans sa robe de soir aux reflets pâles qui se fondaient +dans l'éclat nacré de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de +toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si +près l'objet du plus beau de ses rêves et quand on est encore pénétré +d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces réalités. + +Boum était heureux infiniment. Aussi était-il bon et indulgent pour +les hommes, pour les bêtes et même pour les choses -- car il ne voulait +pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne +battait même pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer +son fouet en l'air, pour les hâter dans quelque course imaginaire ou +pour les ralentir dans leur galop. + +Boum se portait à merveille. Il mangeait du meilleur appétit, +s'arrêtant quelques fois pour baiser la main de Line toujours à ses +côtés. Ce geste, à table, il le savait, lui valait régulièrement un +rappel à l'ordre de son père, aussi ne le répétait-il pas trop souvent. + +Dans le monde, quand on le produisait, il était, très au fond, +l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air: + +- On le gâte trop... disaient-ils. + +C'était parfaitement inexact. Boum était trop heureux pour être le +moins du monde gâté ou insupportable. Il était trop sensible pour +vouloir faire de la peine à quiconque, même en étant un peu sot, et +d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne +n'aurait songé à lui contester. + +Pour Line, il avait d'abord été le poupon inattendu, celui qui, le +premier, lui avait donné une gravité particulière en faisant d'elle une +tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce +poupon était devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A +force de se mettre à sa portée, ils étaient devenus des amis dans toute +la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins +d'importance; il avait tellement accaparé la vie de Line, qu'elle ne +pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus à +l'un sans penser à l'autre; ils étaient devenus Line-et-Boum et cela +faisait presque un seul nom propre d'une famille particulière. + +Pourtant un après-midi Boum apprit à table qu'il ferait seul se +promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'était une éventualité qui se +produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une +moue spéciale de Boum, qui commençait par refuser de manger; il ne +disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, +regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de +temps en temps, sur son père qui fronçait le sourcil. La scène +finissait habituellement à propos d'une observation sur la tenue qui ne +manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait +la sortie de table. Ce jour-là, ce triste programme ne manqua pas de +s'exécuter point par point. Miss Anny emmena le délinquant, car tante +Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit +sa promenade tout seul. + +C'était un mauvais jour décidément. Line et Boum s'étaient +mutuellement habitués aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas +l'amitié, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets +"vivants" c'est-à-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois +quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au +contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, +des choses trouvées dont l'attention faisait le plus grand prix, telles +que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de +ficelle ou bouts d'étoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs étaient +garnis de rubans par les soins de Line et serrés dans un coffret; on +les regardait de temps en temps. Cette fois-là, pendant que la nurse +causait avec des compatriotes, Boum avait été assez heureux pour +dénicher une boîte de sardines vide, sans doute laissée sur place et +sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche +précédent. Convenablement nettoyé et paré par tante Line qui était une +fée, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maîtresses +pièces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le départ, +Miss Anny s'étant aperçue du précieux fardeau qu'emportait Boum, +s'opposa formellement à son transport d'où scène magistrale de l'ami de +Line, qui était tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-là, pour +la réception d'une claque, et un retour orageux à la maison. + +Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu à tante +Line, s'attardant particulièrement à la description de la boîte de +conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais détail +extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui +dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas: + +- Mon pauvre Boum, ne te désole pas, on en retrouvera... + +Tante Line pensait à autre chose. + +Boum dormit mal, fut agité; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes +profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son +élève qu'elle regrettait avoir giflé. + +_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._ + + + + + +II. + + +Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement +extérieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le +programma de ses journées différer de celui des journées de sa tante. +Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, étaient devenues +peu à peu la règle. On ne les signifiait plus à table. Aucun lien +n'était plus établi, comme autrefois, entre cette suprême récompense et +la qualité du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord réaliser +des chefs-d'oeuvre de pages d'écriture, tendre tout son esprit pour +réciter ses fables afin d'éviter le moindre ânonnement. Rien n'y +faisait; tout au plus décrochait-il ainsi quelques tours dans la +voiture aux chèvres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre +quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que +Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il était +éternellement distrait; pendant les leçons, il restait la plupart du +temps, la tête appuyée sur son petit bras tout rond, répétant très +mécaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement +aux histoires de son grand-père que Line ne racontait plus. Les +punitions commencèrent avec une régularité constante; elles devenaient +comme une suite d'événements fâcheux contre lesquels il avait cessé de +réagir. + +D'ailleurs ces tracasseries extérieures lui causaient peu d'effet en +comparaison du mal profond que lui faisait éprouver le changement opéré +dans Line même. + +Qu'elle ait été soudain obligée par les siens à une vie mondaine +comportant, à chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour +les visites, pour les soirées et le théâtre, -- Boum renonçait à +comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorité supérieure -- +mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en résultaient +pour lui, n'étaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui +imposait sa leçon, pensait-il, on imposait à sa tante ces pratiques +étranges; c'était là une des conséquences logiques du besoin +d'oppression qu'ont les grands vis-à-vis des petits. C'était normal. +Peut-être même si Line en avait souffert un peu, aurait-il éprouvé à se +voir persécuter avec elle, un secret contentement. + +Malheureusement, il n'en était rien. Line n'en souffrait pas, et même +peut-être... en était-elle heureuse. Comme elle avait changé! En +apparence, elle continuait bien, comme autrefois, à monter dans sa +chambre le soir, à le recevoir le matin. Evidemment ils causaient +toujours, mais quelle différence! D'abord Line commençait, comme les +autres, à ne plus le prendre au sérieux, même quand il attirait +spécialement son attention avec ce geste spécial d'agiter son petit +index bien droit, en disant: + +- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire... + +Line riait quand même et d'un rire un peu trop prolongé qui l'irritait; +plusieurs fois même, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de +ses yeux, des larmes brûlantes que pour rien au monde, il n'eut voulu +laisser tomber. Elle ne s'en apercevait même plus. Il avait essayé de +la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des +trouvailles de câlinerie; puis, -- ô honte -- il avait pensé aux +cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient été un colimaçon vivant +qu'il avait rapporté du Bois, dans sa poche, sans rien dire à sa bonne, +à la coquille duquel il avait lui-même attaché un morceau de flanelle +rouge, et un calendrier à fleurs de mica, acheté par Jean le chauffeur, +qui persistait à souhaiter "la bonne année" malgré qu'on fut déjà en +avril. Rien n'y faisait; le calendrier était allé rejoindre les autres +présents dans la boîte aux souvenirs, bien que cet objet eut pu être +d'un usage journalier et le limaçon avait délaissé tout seul son lit de +feuilles sur la fenêtre, pour une destination inconnue: Boum seul avait +constaté son absence. + +Line pensait évidemment à autre chose. Et détail aggravant, elle y +pensait volontiers. Les changements de sa conduite se précisaient même +singulièrement. Elle, qui était autrefois si insouciante, si simple, +si jolie sans le faire exprès, devenait maintenant plus apprêtée, moins +naturelle. Elle s'étudiait davantage à la glace, le matin, quand elle +finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, après les avoir +brossés, elle tordait jadis ses cheveux d'or pâle, était remplacé par +une suite de mouvements compliqués, refaits plusieurs fois pour arriver +d'ailleurs à quelque chose de très voisin des premiers résultats. Le +choix de la robe à mettre était aussi beaucoup plus long qu'auparavant. + Quelquefois elle demandait conseil à Boum qui, régulièrement, revenait +au classique tailleur bleu marine, associé dans son idée égoïste +d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait: + +- Tu n'y connais rien... + +et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en +ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son +chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une dernière fois à +la psychée Empire posée obliquement à la fenêtre: + +- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent. + +Toujours Boum répondait: + +- Bien jolie, Tante Line. + +et il se détournait pour ne pas pleurer, sans savoir même la cause de +son émotion. + +C'est qu'il l'aimait dans ce temps-là, sans lui en vouloir le moins du +monde, autant qu'avant, plus même peut-être. Il lui faisait de tendres +reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi changé. Dans le +fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance +l'attachait plus encore à elle; il lui semblait qu'à cause de cette +injustice même, elle était plus à lui; parfois, il aurait voulu la +battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-même les +rares fois qu'il avait été sot, pour la corriger un peu, voilà tout; +après elle lui aurait demandé pardon, et il aurait pardonné; c'eut été +si bon, mais c'étaient des rêves... dans la réalité, il ne la battait +pas et n'avait pas hélas, à lui savoir gré du moindre repentir. + +A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait +sans cesse, observant, réfléchissant et examinant les unes après les +autres les plus invraisemblables hypothèses. Son pauvre petit cerveau +travaillait tellement à ce difficile problème que son caractère, sa +santé même en étaient touchés. Sa gaieté s'en allait de lui. On +n'entendait plus jamais à travers les portes de sa chambre ses bons +rires si semblables à des cris de petits oiseaux. Il était moins +affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux +brillaient moins vif. A sa vivacité première succédaient une torpeur +presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient à toute +heure du jour. Il mangeait de mauvais appétit. Le docteur, mandé par +sa maman, lui avait ordonné, après un examen approfondi: du +biphosphate! C'était peu comprendre son mal. + +Boum cherchait toujours. + +A la vérité, un nouveau personnage était entré dans la maison. Non pas +l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre +le thé et dire des choses aimables -- ceux-là étaient tous des +familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on +n'avait jamais vu et qui avait commencé par venir souvent. C'était un +homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle +dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vêtements très serrés à la +taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plié! Boum avait +entendu son nom, c'était un nom très long, l'un de ceux qu'il faudrait +apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui +en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur +Claude. Boum s'en était tenu là. + +Le nouveau venu était incontestablement très empressé auprès de Tante +Line. Les domestiques venaient immédiatement la chercher dès qu'il +arrivait. Que de fois même ces visites importunes étaient venues +troubler de délicieux moments où Boum croyait presque retrouver la +douce intimité d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle +rougissait jusqu'à la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait +à Line des corbeilles de fleurs très fréquemment. Ces présents +irritaient profondément Boum, qui à voir leur qualité et leur +dimension, avait compris l'impossibilité de lutter sur ce terrain. Une +fois, après le déjeuner, devant un monument de roses blanches que +Claude avait fait porter, l'enfant avait demandé tout bas à l'oreille +de sa maman, des sous. + +- Beaucoup de sous, avait-il dit. + +Et comme la réponse avait été une question sur l'usage qu'il entendait +faire de cette monnaie, il était resté gêné un moment sans répondre, +puis comme il n'abandonnait pas ses idées, il donna une explication, +mais cette fois si bas, si bas et si près de l'oreille maternelle que +malgré toute l'attention donnée, il ne fut pas possible de savoir sa +pensée, -- et l'heure de sa promenade était venue. + +Sur les gazons pelés du Bois, il passa consciencieusement son +après-midi à chercher des fleurs. Et ainsi, à l'heure de rentrer, +quelques pâquerettes et quelques pissenlits, coupés presque sans tiges +et un peu écrasés dans sa petite main chaude, vinrent mêler sur la robe +de Miss Anny chargée de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et +rosées. Même avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces +fleurs faisaient piètre figure, la comparaison n'était pas possible. +Le temps était passé où Line tenait compte des difficultés inhérentes à +sa condition de petit garçon. Aussi après l'avoir considéré d'un air +de dégoût, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui +aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent. + +Les choses allaient très vite d'ailleurs. Il semblait que toute la +maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitié de Line et de +Claude. Ils passaient maintenant des après-midi entières seuls dans le +petit salon, où tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus +la permission d'y pénétrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une +force intérieure le poussait à venir troubler cet agaçant tête-à-tête. +Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constaté +-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il +ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-là, Boum avait +refusé son ordinaire baiser à sa tante. Il s'était violemment retourné +la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il +entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui +répéter depuis quelque temps; + +- Il est jaloux. + +Il avait de la peine, tout simplement. + +Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir +là: + +- Demain je te dirai un gros secret. + +Mais Boum était trop fait à l'infortune pour se faire la moindre +illusion sur la part de bonheur que lui réservait cette révélation; +comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, +c'est-à-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain. + +En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire à personne", +était que Tante Line était fiancée à Monsieur Claude. + +- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line +Vauquer de Conflans. + +- Pourquoi? avait répondu Boum. + +- Mais parce que Claude s'appelle comme ça, fit Line. + +- Non, pourquoi tu te maries? précisa Boum. On était bien, tous les +deux. + +Cette évocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus +que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses étaient trop +avancées maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle +continuait à s'isoler des journées entières avec Claude, à le +rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le +monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les +parents félicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver +leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de présents. Ah, Boum la +regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les écrins +ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les éventails, les +porte-cartes, les services à liqueur, les manches d'ombrelles et tant +d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec +l'autre, comme un _décrochez-moi-ça_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux +évoquaient pour Boum, ses cadeaux à lui que Line rangeait jadis dans la +boîte. A voir toute la différence qu'il y avait entre les uns et les +autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour +lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant +ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui, +elle faisait semblant d'être contente; elle l'aimait pour rire; ente +son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui était toute la +distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai +cheval. En somme, -- c'était sa conclusion -- il y a deux mondes sur +la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au sérieux +et qui vont librement; à elles est réservé le droit d'être heureux, +d'aimer et d'être aimé; pour elles et à leurs tailles, toutes choses +sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux +voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde +des petits, ils ne servent qu'à amuser les grands qui ne tiennent pas +compte d'eux; prétextes à châtiments ou à récompenses, objets à +savonner, à promener, faire manger, travailler, dormir et surtout à +dresser à toutes ses manies; éternels étrangers dont personne, ne +comprenant exactement la langue, n'a jamais songé à écouter le +coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-père ait voulu +fuir ce monde-là. A sentir que des temps infinis le séparaient de +cette seconde vie et que de plus le jour où elle viendrait, il aurait +tout de même perdu Line, Boum eut une tristesse immense et désespéra. + + + + + +III. + + +... Des fleurs, des lumières, un prêtre tout d'or vêtu, au pied de +l'autel Line en robe blanche à côté de _Lui_ Claude, le voleur de sa +joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens. +C'était comme l'apothéose de sa douleur. Parce qu'il était trop +impressionnable et souffrant déjà, ses parents l'avaient dispensé de +figurer dans la scène cruelle. Miss Anny l'avait mené avant l'heure, +derrière un pilier de l'église. Quelques personnes le reconnaissaient +et lui faisaient dévotement un petit signe dans un sourire en remuant +la tête et en disant: + +- B'jour Boum. + +Il répondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. + Dans ses grands yeux noirs dilatés, aucune larme ne venait. Il était +très calme et pourtant la fièvre brûlait son petit corps; ses tempes +battaient vite. + +Un violon sanglotait la _Méditation de Thaïs_. De jeunes couples +passaient entre les chaises pour la quête. Boum attendait qu'on vint à +lui en chauffant au creux de sa main une petite pièce d'or remise par +sa maman à cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de +petites toux discrètes et pieusement étouffées. + +Pour l'amoureux de Line, la cérémonie n'était ni longue, ni courte; +comme lorsqu'est atteinte la plénitude de l'émotion, il n'y avait plus +pour lui ni de temps, ni espace... le mariage était. + +Dans l'après-midi, vers trois heures, après un mauvais sommeil, pendant +qu'il était encore couché, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle +avait quitté sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve +assurément, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de +l'oreiller sa tête lasse, comme il sentait que l'heure n'était plus où +l'on pouvait modifier les choses, il reçut sa tante aimée avec un +pauvre sourire indulgent et résigné. Line, sans doute, allait lui +faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases +pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes +les paroles durent lui paraître inutiles; elle tomba simplement à +genoux; très certainement, c'était uniquement pour rapprocher sa tête +de la sienne; mais, comme si elle eût compris un instant, le visage +tourné vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots. + +Des yeux de Boum, deux larmes tombèrent, sans que son sourire cessât. +Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, +de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensée, +c'était un geste d'amour, en réalité presque un geste de pardon. + +... Et pourtant peu après, Line s'en alla, avec Claude, pour un long +voyage. + + + + + +IV. + + +Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum était +malade, très sérieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure +allongée avait perdu cette rondeur de pomme fraîche qui poussait +autrefois les moins intimes à l'embrasser. Ses cheveux qui +s'échappaient alors du béret en boucles épaisses et folles, se +collaient ternes à son front et à ses tempes creuses, comme des mèches +de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient +dans sa figure pâle aux lèvres exsangues. Ses mains amaigries +s'amusaient très peu avec les jouets compliqués qui gisaient sans vie +sur la soie bleue de l'édredon. + +Boum avait d'abord eu des faiblesses étranges, puis des syncopes +fréquentes au moindre mouvement, l'un de ces évanouissements s'était +terminé en un délire qui avait duré cinq jours. Tout le monde avait +cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coïncidé avec une poussée de +croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le +temps de faire son lit, -- quand il était assis, il était si grand dans +sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un +frère aîné malade, tant il avait peu l'air d'être ce beau petit que +tous avaient connu. + +Cette fois-ci, du moins, son mal avait été compris. Trois médecins +venus en consultation avaient diagnostiqué son cas, très rare +d'ailleurs, d'"hyper-neurasthénie précoce à forme d'idée fixe et +survenue pendant l'époque critique de la formation compliquée +d'accidents méningés." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute +maintenant: c'était de Line que Boum souffrait. + +Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entières +auprès de son lit, cherchant à le distraire. Son père avait perdu la +moindre trace de sévérité; dès que ses affaires étaient terminées, il +venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait +des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait même des +histoires amusantes en épiant le moindre rire sur le visage de son +fils. Quant à Miss Anny, elle errait dans l'appartement, complètement +hébétée, son profil de chèvre plus chèvre que jamais, parlant en termes +émus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exaspérer la famille. + +Quand Boum était assoupi, ses parents s'éloignaient de son lit et +restaient à causer près de la cheminée. Boum entendait des bribes de +leurs conversations: + +- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages +l'intéressent davantage. + +- Il a mangé plus volontiers sa purée de lentilles... + +- Madame Unetelle est venue... C'est agaçant, à la fin, ces gens qui +vous félicitent tout le temps de sa taille... + +- J'ai reçu une lettre des Claude... + +Boum écoutait alors: les Claude, c'était Line. Ce nom seul irritait le +père, qui ne manquait pas de faire une réflexion désagréable; la mère +défendait noblement les absents. + +- Claude, disait le père, a bien cet air crétin et suffisant qui +caractérise les diplomates... + +Line n'était pas épargnée. + +- Avoir réalisé d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans, +c'est un comble. Ah! je retiens votre mère comme éducatrice... + +- Line n'était pas coquette, répliquait la mère, elle ne s'est pas +rendue compte... évidemment, elle aurait pu faire attention... + +Et Boum voyait quelquefois, à travers les barreaux de son lit, dans le +rayon de la faible lumière qui venait du petit abat-jour rouge, les +larmes perler aux yeux de sa mère, ces grands yeux qui ressemblaient +tant à ceux de Line, à peine d'un bleu un peu plus sombre. + +Line... Line, comme il pensait à elle, aux conversations, aux +promenades avec elle, à ses rires, à ses robes, à sa chambre, à sa +petite voiture, à tout elle: il ne pensait à rien autre. Qu'est-ce +qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? +Sûrement elle devait penser à lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublié. +Il en était sûr. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle +était bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les récriminations +paternelles, il avait envie de la défendre, d'expliquer. Mais il se +ravisait: est-ce que les petits garçons expliquent? Saurait-il même? +Il se sentait si faible, si déprimé et le seul résultat de ses efforts +pour parler, il en était sûr, ne serait que ce casque, ce mauvais +casque de douleur, qui lui broyait la tête, à l'intérieur et à +l'extérieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et +l'amère potion qu'on lui donnait en pareil cas. + +Non, à l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum +n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'éprouvait à se la +rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idée de l'absence seule +était douleur. Il savait que Line n'était pas responsable, que son +papa et sa maman étaient injustes et ne reprochaient rien autre à +l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis +donné. Sa peine était due, il en avait conscience, à d'autres causes, +à une masse de circonstances, d'événements insignifiants en eux-mêmes, +dont l'un enchaînait l'autre, qui pas plus les uns que les autres +n'étaient seuls capables d'amener le résultat dont il souffrait. +Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du +grand-père aux yeux bleus, lui disaient qu'il était dans la vie sans +cesse nécessaire de lutter. + +C'était Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne +qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus +commode pour se plaindre et pour s'excuser. En réalité elle est +quelque chose de bien différent. Sans le comprendre, l'enfant s'en +rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, +elle est indifférente simplement; dans elle, les actes et les +sentiments se succèdent sans ordre et sans autre raison que +l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme +découlent, pour ceux qui en sont touchés, la souffrance ou la joie, +personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde +fait de son mieux. + +C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des +enfants, Boum n'en voulut pas non plus à Claude. Le mari de Line ne +pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se +connaissaient même pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude +avait trouvé Line à son goût -- beaucoup auraient été de son avis, la +seule particularité surprenante était qu'il n'y eut personne avant lui, +-- il l'avait prise, tout simplement. + +Seulement Boum, qui méditait sans cesse sur ce sujet, constatait +qu'entre Line, c'est-à-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant +ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi +dans un esprit méchant, il n'en restait pas moins la cause, cause +inconsciente mais cause réelle tout de même, de tout le mal. S'il +n'était pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter, +lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait +encore là tendre, intéressée, heureuse et rayonnante, à Boum, toute à +Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour +faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'être +heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer +toujours. + +Toujours! On n'a pas idée comme c'est long pour les petits garçons, +cette idée là. Alors, une seule pensée envahit son pauvre coeur, +pensée très simple, très pure, à laquelle ne se mêlait aucune +appréhension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des +réalités dont découlait une résolution qui s'imposait, avec +l'inexorable nécessité d'une loi physique: il fallait séparer Claude de +Line, voilà tout. + +Comment opérer cette séparation, voilà où le problème devenait +singulièrement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea +d'abord l'idée de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait +bientôt parce que avec la possibilité catastrophale de voir Claude +emmener sa femme, le retour de l'indésiré restait toujours comme un +danger menaçant. Alors l'autre solution se présenta radicale et +définitive: celle de l'autre départ, du grand voyage dont on ne revient +jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait +plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui +avait envisagé tous les raisonnements et vidé toutes les hypothèses, le +savait: c'était ainsi. + +... Les crises revinrent plus fréquentes. Le terrible mal de tête ne +lâchait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement: + +- Maman, j'ai bien mal... + +La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait dû allonger +l'arrière du bonnet à glace. + +- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une +crinière... lui disait-on. + +Avec de grosses larmes, le petit disait: + +- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui +finissait à la tête... + +Le spécialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs +moments cherchant, sans rien comprendre à cette recrudescence du mal +étrange, ému malgré l'aridité du problème, de cette douleur qu'il ne +pouvait dominer. + +- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout. + +- Si Monsieur, je vous aime bien répondait Boum, mais ça me fait mal, +très mal, toujours mal. + +Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", +-- comme celle de ses confrères -- n'allant pas au delà; il avait relu +tout ce qu'il savait déjà, avait essayé toute une gamme d'agents +physiques, d'injections, d'hydrothérapie. Il avait pensé un instant au +retour de Line, puis rejeté cette proposition d'ailleurs difficilement +réalisable, craignant d'aggraver encore l'état de l'enfant. Cet homme +bon revenait toujours à la conclusion qu'il fallait une diversion à +l'idée fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le +résultat de tous les essais était que Boum semblait reconnaissant de +tant de peines. + +- Merci Monsieur, j'ai encore mal... + +Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre +grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la +douleur s'en aller. Assise près de la fenêtre, d'une voix très douce, +l'infirmière, ainsi que l'avait prescrit le docteur après les crises, +lisait. C'était une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le +petit malade écoutait et demandait des explications: + +-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle... + +La jeune fille se répandait en explications. Elle reprenait le récit: +l'un des deux héros fidèle au roi ne pouvait pardonner à l'autre son +abandon politique. + +- C'était un méchant, disait-elle, un traître; alors Murthos, le +fidèle, voulut se battre avec lui... + +-Se battre à coup de poing, interrogeait Boum. + +- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des épées et des +pistolets. + +- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. +Le méchant pouvait partir... loin, loin. + +- Parce qu'il était loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. +Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche à toucher +l'autre et à se défendre avec son arme. + +- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle. + +- Oui, Boum, c'est pourquoi il est très mal de se battre en duel... + +- Ah! c'est mal, fit simplement Boum. + +De la même voix, un peu monotone, l'infirmière poursuivit la lecture, +en jetant de temps à autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui +n'écoutait déjà plus. Le récit continuait, les péripéties les plus +dramatiques se succédaient, la mère du bon héros venait sur le pré, +pour essayer d'arrêter les bretteurs, et se mettait à genoux tout en +essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orné de dentelle"... + +Boum interrompit: + +- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que +d'assassiner quand même, puisqu'il était loyal, le monsieur... + +L'idée avait décidément frappé le malade, la jeune femme s'en aperçut. +Peut-être parce qu'elle était lasse de lire ou bien parce qu'elle ne +voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle répondit: + +- Oui, c'est moins mal. + +Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouvé +quelque détente dans quelque imaginaire vision. + +Le soir, après le dîner familial, le père et la mère étaient, comme à +l'habitude, assis chacun d'un côté du lit. Boum posa quelques +questions, toujours à propos de la lecture de l'après-midi. Il avait +oublié l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore +maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou +seulement un peu mal... + +Pour la première fois, depuis longtemps, le père riait un peu dans sa +moustache très brune; il donnait tous les développements désirés et +déclarait en principe: + +-... Que le duel c'était très bien, à condition de se battre pour des +motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la +galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, +loyalement... + +Boum n'y était pas encore; pauvre petit, il tenait encore à la vie. + +- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il? + +- Oh oui, disait le père, après une petite hésitation, si l'on est +d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ça n'est pas +l'usage... + +- Ah! faisait Boum, intéressé. + +Cette nuit là, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de +là, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et +pour les domestiques une bien grande joie. + + + + +V. + +Les jours, dès lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout +doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu à peu, avec +l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le médecin +lui-même était heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remède; +malheureusement le remède n'était pas de ceux qu'on achète dans les +pharmacies. + +- Il fallait "décrocher" l'idée fixe, disait-il; et pour cela +intéresser le malade à une autre idée... + +En vérité, Boum ne pensait plus seulement à son malheur, ou plutôt il +croyait avoir trouvé le moyen de pouvoir agir sur son malheur même: la +désespérance avait quitté son petit coeur. Il croyait maintenant +pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un +crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement, +loyalement". + +Sans doute, le malade n'avait confié à personne son secret, seulement +comme il ne parlait plus que de provocation, de pré, d'épée, d'honneur +et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le père, +prompt comme tous les hommes à trouver dans les événements la +satisfaction de ses désirs, trouvait cette idée follement amusante. +Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, même +son âme de cavalier et de militaire n'était pas fâchée de cette +tournure d'esprit que cette idée dénotait chez son fils. Peut-être +même, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret +contentement. La mère, plus prudente, après le premier moment de +bonheur, s'était un peu alarmée. Qui sait, pensait-elle, si Boum, +après avoir constaté l'impossibilité de sa combinaison, n'allait pas +retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa +raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les +assurances. + +- L'attention n'est plus fixée sur un seul point, disait-il, maintenant +l'imagination va d'une idée à l'autre; la dernière comporte une part +d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce +travail là; et pendant ce temps l'état général profite, l'assimilation +se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de réaction propre. +Nous passons la crise de croissance. + +Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'à demi le jeune femme parce +qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'à rebours +de son mari, elle n'avait aucun goût pour la solution de Boum si +fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lié dans sa pensée à +des surprises douloureuses. Le jugement sain et sérieux qu'elle tenait +de son père ne trouvait aucun goût à la conception cabotine des choses +saintes dont les modernes rencontres se réclament. Elle la trouvait un +peu dégradante; son coeur de femme et de maman aurait préféré toute +autre diversion au mal de son fils que celle-là. + +Cependant Boum allait toujours mieux. Ses névralgies avaient presque +disparu. Il mangeait de bon appétit et dans son corps amaigri, les +forces revenaient. + +Un jour pour la première fois depuis sa maladie, l'automobile +paternelle l'avait mené prendre l'air en compagnie de sa mère. Un +grand soleil d'été envahissait l'avenue du Bois, presque déserte. + +Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum évoqua +d'autres joies passées qui étaient, jadis, sur cette même allée dans +l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il +passait alors au milieu d'eux, triomphant aux côtés de Line, maintenant +il sentait l'isolement de son coeur désolé. Ces constatations pourtant +ne déprimaient pas son énergie et ne ralentissaient en rien sa +résolution arrêtée; à l'encontre, il semblait trouver, en elles, des +forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa +race réclamait et par là rejoindre ce qu'il croyait être la raison de +sa vie. Son père l'avait averti; il devait reprendre des forces +d'abord, après seulement il pourrait se mettre à étudier l'art de tuer +selon les règles des principes admis. A présent, il en était encore à +la première partie du programme; il laissait, comme on lui avait +expliqué, l'air et le soleil l'aider à le remettre. Sans parler, il +s'abandonnait à l'âpre bonheur de se ressouvenir. + +A l'extrême bout du lac, il demanda l'autorisation à sa mère de +cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait +méthodiquement, avec une maladresse appliquée. C'étaient toujours des +humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, à cause peut-être +de sa résolution et de toute l'évolution qui s'était faite en lui, il +estima pouvoir les faire parvenir à celle qu'il chérissait. + +- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line? + +Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, très très +fort. + +Pourquoi cette jeune mère qui avait eu à cause de ce fils de si grandes +angoisses et qui n'avait jamais versé que des larmes isolées, +était-elle émue aujourd'hui, tellement? + +Boum, très gentiment, devenant un homme parce qu'il était devant une +femme éplorée, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un +mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il répétait les mots +qu'on lui disait autrefois à lui-même: + +- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin... + +Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. +Peut-être, en voyant le geste naïf, la petite mère avait-elle pensé que +ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance +muette dont son coeur brisé avait tant besoin... + +- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum? + +De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'était vrai, il +répondit: + +- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la même chose... + + + + + +VI. + + +Boum était presque guéri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec +tout le monde, recommençait ses leçons et ses promenades comme par le +passé. Si ce n'eût été quelques drogues qu'il prenait avant les repas +et dont les flacons bizarres ornaient sa place à table, personne +n'aurait pu dire qu'il ait été malade, si gravement malade. Comme le +souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait +plus ni à Line, ni à l'idée fixe dont Boum avait été si près de mourir, +ni même à l'autre idée saugrenue qui avait remplacé la première et dans +l'espérance de laquelle l'enfant avait retrouvé les forces de vie. +L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs. + +Il était devenu un grand garçon, grand par la taille -- tout le monde +lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas même onze. Son +corps très fluet et qui faisait penser aux plantes poussées trop vite, +gardait encore un peu de sa grâce passée. On ne retrouvait dans sa +figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils +mordorés dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une +certaine gravité surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa +vivacité, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilité très +douce, une politesse marquée et très prévenante qui partant, le +distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif, +complaisant, souvent rieur même, on eut pu croire qu'il avait oublié: +en réalité, comme au premier jour, il pensait à Line, comme au jour de +la révélation, il était décidé à se battre avec Claude. Tout au plus +avait-il ajouté, à mesure que l'initiation de la méthode précisait les +premières données, l'idée d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait +cette offrande généreusement parce que sa nature était aventureuse, +parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et +aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui. + +- Ce sera Claude ou moi, pensait-il. + +Un jour, très timidement, mais résolument comme quelqu'un qui réclame +le paiement d'une dette, il vint trouver son père seul et lui posa la +question: + +- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il... + +- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ça te fera le plus grand +bien... + +Quelques jours après, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble +du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussée, à droite sous le porche, +Boum et son père firent leur entrée dans une quelconque salle d'armes +de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne +venaient pas encore. Un homme de blanc vêtu avec un coeur de flanelle +rouge à la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait +à l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_ +entrelacés. Dans la salle, à laquelle les épées faisaient des murs +d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les +"Patrie", le maître, du bout de sa barbiche et derrière un lorgnon, +lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait +son café au lait. Boum lui trouva en même temps l'air terrible et +l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir +ses phrases, toujours sur un ton de commandement: + +- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la +planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiène... voici les +prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chêne prendre +d'une pile, un prospectus dont le père en accepta les termes sans le +lire. + +Le Prévôt appelé prit les mesures du futur "membre" -- c'était sa femme +qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum +reviendrait: le masque, les sandales, les petites épées, tout serait là. + +En les accompagnant, fidèle au rite, le maître éprouva le besoin de +dire: + +- Nous allons le soumettre au ballottage. + +C'était une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle à +son entreprise. + +Dans la rue, Boum ayant demandé des explications sur ce dernier mot, +son père pensant autre chose répondit: + +- Ce sont des bêtises. + +Boum fut admis sans opposition. + +Au jour fixé, il venait costumé en petit bretteur, le visage dans sa +cage à mouche, debout mal à l'aise sur cette planche qui lui paraissait +haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maître prodiguait son +enseignement, donnant des exemples, répétant ses phrases comme s'il +récitait une leçon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux, +s'appliquant de toute son âme à bien faire, mais bientôt rompu dans +tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on +pouvait jamais arriver dans la réalité à se battre, à se toucher, à se +défendre et à faire quoique ce soit. Effrayé, il pensait que, +peut-être, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait +jamais, bien que le maître flatté de son attention y allait de temps en +temps d'un encouragement. + +- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des +dispositions, vous arriverez... + +Le soir, moulu par la courbature, il eut une défaillance en pensant que +cette solution aussi serait très longue. Pour arriver à savoir faire, +en somme, il faudrait être grand et c'était justement de ne l'être pas +qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant à la leçon, +parce qu'il n'était pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il +recommençait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et +tirez", etc. + +Très lentement, il sentit lui-même ses progrès. Il se fatiguait moins +maintenant sur cette planche où il se tenait mieux, assis sur les +jarrets, sans perdre ce que le prévôt facétieux ne se laissait pas +d'appeler: "les petits équilibres". + +Mettant à part l'escrime, la salle ne l'intéressait pas. De rares +clients venaient à son heure et cependant, il y avait dans ces murs +comme un air de susceptibilités factices et de points d'honneur idiots +se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui +l'écoeurait. Boum avait son idée, il était venu dans un but très +précis. Sa bonté profonde s'alarmait à la pensée de querelles +cherchées, que sa mentalité sérieuse lui faisait trouver inutiles. +Aussi à part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. +Pendant les poses, il s'asseyait à l'écart sur la banquette de velours +rouge, et continuait à s'instruire en regardant. + +Cependant, il s'était fait un ami. C'était un monsieur grisonnant, +légèrement bedonnant, avec des yeux rieurs et un très bon sourire. En +le montrant, le prévôt avait dit à Boum: + +- C'est Laferrière, vous savez celui qui fait des pièces, un rigolo. + +Avec plus de cérémonie, le maître avait, selon l'usage, présenté son +jeune élève: + +-... A Monsieur le Comte de Laferrière, de l'Académie Française. + +Boum avait tendu sa petite main. + +Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demandé: + +- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes? + +Boum avait répondu: + +- C'est difficile. + +- Comme tous les arts, répliqua le Monsieur; il n'y a que la critique +qui soit aisée. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espère, comme +M. Doumic? + +- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien +saisi. + +- Officier ou maître d'armes, interrogea encore le Monsieur. + +- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve +ces deux perspectives folles et extravagantes. + +- Que voulez-vous être alors? + +- Je veux être comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux +savoir faire des armes. + +Peut-être cette réponse aurait-elle laissé indifférent plus d'un +habitué de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, été frappé +par l'apparente incohérence de ces deux volontés. Chez Laferrière, +l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arrêter. + +- C'est étrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention +du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un +aussi grave sujet, et il ajouta: Nos goûts ne sont pas tout à fait +pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout +envie de me marier... parce que je suis marié, comprenez-vous. + +Boum sourit. De cette conversation commença leur sympathie. Par la +suite, Laferrière, rassasié, relativement jeune, de toutes les joies et +de tous les honneurs, trouvait une douceur particulière à retrouver, +chaque matin, le petit coeur honnête et frais dans lequel il sentait le +mystère. Boum avait retrouvé en lui une camaraderie qu'il n'avait +jamais connue chez Line: son nouvel ami l'écoutait sérieusement. Cela +ne les empêchait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; +l'académicien savait des histoires impayables que le prévôt, en +s'appuyant sur la courbe de son épée, écoutait la bouche ouverte. + +Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils étaient tous +deux curieux et adaptables, naïfs sans être bêtes et d'une générosité +spéciale qui voulait le bien de tous les êtres y compris pour chacun +d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils à +merveille. Boum sentait les jours où son ami n'était pas en train et +les jours où il était en veine d'expansion. Laferrière avait saisi une +fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas être traité en bébé; son +degré de développement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne +se développeraient plus. + +Et puis, pour les raisons différentes, les gens de la salle les +ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il était le seul enfant, se +sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de +mentalités toujours pareilles à cette collection d'oisifs croyant être +le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu +la moindre répercussion. Ils se lièrent rapidement. Quelquefois, ils +sortaient ensemble. Par les belles journées, Laferrière allait +volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long +du chemin, des sujets les plus divers. + +Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son +petit ami. + +- Mais c'est un fils donné par la nature, avait dit un Monsieur qui +marchait au côté d'une jolie blonde. + +- C'est idiot, avait répliqué Laferrière, puisque c'est un frère aîné. + +Cette façon de présenter Boum comme un petit sage auquel on demande des +avis n'était pas qu'une simple plaisanterie. En réalité l'auteur +parisien était un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient +conservé jeune; il était réservé. + +Laferrière s'était tellement mis à sa portée, qu'il finissait par le +prendre au sérieux, solliciter ses conseils, et lui faire même des +confidences que beaucoup auraient trouvé anachroniques et prématurées. + +Boum gardait à la maison un complet silence sur ces affaires de son ami +qu'il estimait être d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'être +saisis par ses parents. En particulier, il était souvent question dans +ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame +qui jouait ses pièces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. +Il l'appelait: Dora. + +Un jour, -- ils étaient déjà de vieux amis -- au sortir de la salle, +comme il pleuvait, Laferrière proposa d'emmener Boum dans son +automobile. En chemin, il lui dit: + +- Si nous allions chez Dora? + +Boum, sans savoir pourquoi, hésita le quart d'une seconde, puis accepta. + +L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arrêta familièrement devant un +grand immeuble de la rive gauche, près du pont de l'Alma. + +Au sortir de l'ascenseur, au troisième, Laferrière ouvrit la porte +d'entrée avec une petite clef qu'il sortit de sa poche. + +- Comment, c'est toi chéri, fit une voix très douce. + +- C'est nous, répondit l'ami de Boum. + +Cette réponse excita sans doute la curiosité de la maîtresse de céans, +elle sortit à leur rencontre précipitamment. Elle avait dû entendre +parler de Boum, parce que tout de suite, sans présentation, elle +l'accueillit gentiment dans un bon rire: + +- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir. + +Boum, en petit garçon bien élevé, s'inclina et baisa la main qu'elle +lui tendit, selon les formes les plus respectueuses. + +Quand ils se furent installés dans le petit salon où elle les avait +introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit +à moitié étendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur +un tapis sombre, une fourrure blanche très souple et deux gros coussins +vert-bleu. En vérité, elle était jolie, ses cheveux lui faisaient +comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents éblouissantes +riaient d'un rire perlé spécial qui paraissait toujours partir d'une +scène. Elle faisait une masse de frais à Boum, à la fois amusée, +flattée et un peu gênée par la présence insolite d'un enfant. + +Boum répondait poliment à toutes les questions. Toujours très sobre de +détails sur ses propres affaires, il écoutait tranquillement tant qu'il +était question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui +parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement +étonnés. + +Cette visite lui semblait toute naturelle, étant donné le sérieux de +son amitié avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait +été celui de toutes réunions de trois grandes personnes si ce n'eut été +quelques remarques décousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui +passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulté qu'on devait trouver à +apprendre par coeur tout un livre". + +Laferrière jouissait, amusé par l'étrange de la situation. Evidemment, +pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa +maîtresse aurait paru énorme, monstrueux; en réalité, sa conscience +honnête et dégagée des conventions se refusait à voir le moindre tort +dans ce rapprochement qui ne faisait de peine à personne. Ces deux +amis éprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain +plaisir à se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait +altérer la sérénité de Boum et être pour lui un changement de ce qu'il +entendait et voyait familièrement tous les jours... alors pourquoi pas, +surtout que lui-même l'auteur qui avait vécu tant de rêves trouvait +dans la présence de ces deux êtres je ne sais quelle impression de +consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant +voulu voir persister longtemps. + +Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrogé. + +- Comment la trouves-tu? demanda Laferrière. + +Très gentille et très jolie, apprécia Boum, vous devez bien vous amuser +avec elle. + +Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line négligea +de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler +quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de +convaincre, il savait ne devoir pas être pris au sérieux; alors il +écouta sans interrompre comme le lui avait enseigné Miss Anny. Cette +visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui +avait été comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il +lui disait la vérité, qu'il avait en lui une confiance sympathique. +Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son +grand-père peut-être ou bien parce que simplement il avait souffert des +hommes, il gardait toujours, vis-à-vis d'eux, une prudence et une +réserve discrète. En telle manière qu'à ce moment, quand son ami +l'avait mis au courant de sa principale préoccupation sentimentale, lui +n'avait pas encore articulé un seul mot de la grande affaire qui était +l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononcé le nom de +Line à Laferrière. Après la visite chez Dora, il prit la résolution de +tout lui raconter. L'occasion vint. + +Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure +dans l'auto découverte vers Saint-Germain. Laferrière ayant fait peu +de temps auparavant la connaissance du père de Boum, lui avait demandé +pour ce jour-là l'enfant à déjeuner. Maintenant ils allaient au +rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son côté. A la sortie du +Bois, après l'indispensable arrêt à la barrière, Boum retrouvait +l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent +regardé autrefois avec Line. Dans le fond de son âme, il +s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur +conversation, dès que la voiture repartit, Boum demanda: + +- Pourquoi, faites-vous des armes, vous? + +Laferrière répondit une phrase évasive, une de ces explications dont il +avait le secret et qui n'arrêtait rien: "on ne bouge pas assez... c'est +nécessaire... je ne veux pas grossir...". + +- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ça. Vous ne voulez pas vous +battre. + +- Oh, fit Laferrière, quand je peux éviter, j'aime autant. + +- Moi, répliqua gravement Boum, je veux me battre, mais sérieusement, +_à mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment. + +L'auteur, se retourna brusquement, visiblement intéressé: + +- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait? + +Très posément, regardant par terre, Boum répondit: + +- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-être le connaissez-vous, c'est +Monsieur Claude Vauquer de Conflans. + +- Conflans, le diplomate? fit Laferrière, c'est un imbécile! + +- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait à +cette appréciation, c'est lui. Je veux qu'il meure. + +- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum. + +- Voilà, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite +tante, la soeur de ma maman. Nous étions très, très bien ensemble, +tout le temps ensemble et je l'aimais... tant. + +Boum disait ce mot tout bas, très ému, baissant encore davantage sa +tête brune. Laferrière sentit le petit drame et n'interrompit pas. + +- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus +encore parce que vous, vous êtes grand, et moi je ne suis qu'un petit +garçon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'était +Tante Line... + +Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit: + +- Il me l'a prise... + +Ému aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, +puis demanda: + +- Comment te l'a-t-il prise? + +- Il l'a épousée, puis ils sont partis. + +- C'est sa femme, remarqua Laferrière, elle est bien jolie en effet, je +l'ai aperçue le jour de son mariage. + +- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est +qu'avant de partir, il l'avait changée, tellement. Vous ne l'auriez +pas reconnue. Avant elle était douce, elle écoutait comme vous, nous +sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon +grand-père qui était parti tout petit en Amérique, elle avait une +petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; après, quand +Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermés +dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- +et l'enfant précisait en remuant son index en l'air -- il faisait +exprès, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se +moquait de moi. + +Profondément touché, mais voulant savoir, Laferrière interrogea: + +- Mais tu n'as pas parlé à ta tante? Tu ne lui as pas demandé pourquoi +elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre. + +- Souvent, répliqua Boum, j'ai essayé; j'ai dit tout ce que j'ai pu, +mais quand on est petit, vous savez, on ne vous écoute pas, et puis, on +ne sait pas ce qu'il faut dire... + +- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas... + +Et sur cette réflexion, quelques instants passèrent sans qu'ils se +dirent un seul mot. De chaque côté de la voiture, le paysage défilait +rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir +la campagne véritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons +ne se touchaient plus et le fleuve, délivré de ses quais, coulait plus +librement dans la lumière crue entre ses berges de prairie. + +Laferrière était bouleversé par le récit de cette tragédie. Les faits, +en eux-mêmes, étaient très simples, en somme, si naturels: le petit +aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer à tous les âges, qui sait même +si à l'âge de Boum on n'aimait pas mieux, plus âprement, plus +exclusivement et plus sérieusement aussi? A travers le cortège fané de +ses propres amours, il cherchait à retrouver le souvenir de ses +premiers élans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose, +sa pensée et son coeur... Et pourtant il demeurait désemparé devant +cette détresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses +et qui gardait encore assez de foi pour aimer éperdument une petite +femme quelconque "qui jouait ses pièces". Il était confondu parce que +de cette histoire très simple résultait cette situation anormale, parce +que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation +sans dénouement, une maladie sans remède. Un seul instant, il fut sur +le point de dire à Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne +te désole pas, tu verras que la vie peut guérir aussi". Mais, ce même +homme qui n'avait pas hésité à mener l'enfant chez une femme un peu à +côté, se refusa à tenir la petite âme, même pour la consoler. Il dit +simplement: + +- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum? + +- Je sais bien, dit le petit très simplement, mais puisqu'il n'y a pas +d'autre moyen... + +C'était bien la logique que craignait Laferrière. Sans doute, il +savait que le projet de Boum ne se réaliserait pas, que quelque chose +viendrait sûrement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les +désillusions et toutes les déceptions que cette mise au point +comportait, firent mal à son égoïsme généreux; comme un grand enfant +qu'il était lui aussi, il laissa partir l'expression de son dépit: + +- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconté cette histoire? + +Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore très bien la +différence de l'amour et de l'amitié, répondit très naturellement aussi: + +- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup... + +- Tu as raison, répliqua Laferrière, assez touché de cette remarque, en +prenant sa petite main, tu peux compter sur moi. + +Ils avaient fait un petit tour par la forêt silencieuse et sombre +malgré le soleil; ils retournèrent vers le restaurant où Dora les +attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait +dû se lasser de regarder le décor magique de Paris engourdi à cette +heure dans une diaphane buée, elle jouait machinalement de sa longue +main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle +avait noué ses gants. + +- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferrière s'excusa: +ils avaient causé, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la +grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main: + +- Nous voulions te donner le temps d'être idéalement jolie; nous ne +sommes pas venus une minute trop tôt... + +Pas fâchée, elle le remercia des yeux. + +Ils mangèrent. Laferrière, préoccupé, parlait peu. Dora lui trouvait +cet air particulier des jours où il mijotait une idée de pièce. Bonne +fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait + +des frais à Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute à leurs +pieds, elle l'aidait à retrouver la maison de ses parents, lui +indiquant les grands repères de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du +Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferrière. Le +petit distrait, tour à tour regardait la ville, regardait la femme et +jouissait de leur semblable beauté. Il pensait sans aucun sentiment de +jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires +sentimentales, celles de ses commensaux s'étaient arrangées. Dora et +Laferrière s'entendaient bien, ils étaient ensemble, constatait Boum, +et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui +gâte notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et +qu'aucune chose ne venait jamais troubler la sérénité de leur bonheur. +Evidemment, Laferrière n'était plus un petit garçon, et c'est tellement +plus facile d'être heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra +peut-être où lui-même... en attendant, il était reconnaissant de tout +son coeur à ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimité +et de lui faire ainsi respirer l'air de leur félicité. + +Quand ils eurent terminé, en quittant la table où ils étaient restés +assez avant dans l'après-midi, Dora, debout, interrogea Laferrière, en +le regardant de très près: + +- Eh bien, ça se dessine ton idée? As-tu un rôle pour moi? + +En secouant les miettes de son gilet, il répondit pour n'être entendu +que par elle: + +- Je pense à mieux que le théâtre, petit, à la vie, personne ne s'en +doute, c'est bien plus émouvant... + + + + + +VII + + +A une petite fête intime de la salle, pour la première fois, Boum se +produisait en public. Les spectateurs étaient peu nombreux; il n'y +avait guère, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de +représentants notoires de la presse sportive, gens faméliques et +prétentieux. Le jardin avait reçu une décoration de petit _14 +juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, +quelques fauteuils et les banquettes rouges étaient sorties. Au fond, +entre les arbres, devant un maître d'hôtel à favoris, une table nappée +supportait des sandwichs, des gâteaux, des fleurs et une rangée de +coupes à moitié pleines de très mauvais Champagne. + +Une dizaine de tireurs étaient inscrits et devaient faire assaut "à la +première touche". + +Boum était considéré par la salle entière comme "une fine lame"; il +l'était vraiment. Le maître, qui avait l'intelligence de son art, +avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il +voulait faire; et alors, il l'avait poussé, sa jeunesse et sa débilité +étant un obstacle aux travaux brutaux de l'épée, vers le jeu délicat du +fleuret. Boum, qui en était alors à sa deuxième année de salle, se +servait maintenant d'une épée triangulaire et à coquille, comme celle +des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait +peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqûre +vers les mains, les genoux ou la tête; à l'encontre, elle tournait +follement tout le long de la lame adverse, très rapide dans tous les +sens, avec des arrêts brusques qui étaient des menaces, toujours en +mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement française, +s'épanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touché. + +Il fit, ce jour-là, d'assez jolis assauts, Laferrière qui n'aimait pas +d'ordinaire ce genre de réunions était venu pour voir son petit +camarade. Tout en applaudissant à ses jolis coups, il était inquiet +parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce résultat. Le +corps des chroniqueurs louaient sans réserve: découvrir un talent +inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum était +joli à voir. Son vêtement blanc moulait ses formes gracieuses et +proportionnées: l'exercice l'avait considérablement renforcé et +assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, à +l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se déployant dans une attaque +en un geste large, ou bien modeste après la victoire, son casque et son +épée dans la main gauche, la tête un peu basse venant remercier +l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chétif et mal +poussé qu'il avait été après sa maladie. Il était presque alors un de +ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un +secret désir: + +- Il est gentil. + +Après qu'il eut fait sept assauts, le maître le proclama quatrième avec +trois touches, ce qui constituait, eu égard surtout à la qualité des +autres tireurs, un assez joli succès. + +Laferrière et lui ne restèrent pas après la séance. Ils remontèrent un +instant à pied le boulevard. + +Comme à l'habitude, ils causèrent. Laferrière avait raconté à Boum, +quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pièce. Maintenant il +le mettait au courant des modifications projetées. Boum était partisan +des dénouements heureux. Il se passionnait en général pour les +péripéties de ces personnages de rêve qui lui étaient devenus +familiers; il les considérait comme des êtres vivants qu'il aimait. Ce +jour-là, il parlait peu. Laferrière, qui se rendait parfaitement +compte de l'état d'âme de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en +apercevoir. + +Quand ils furent arrivés devant l'hôtel de la rue Pergolèse, Boum +tendit sa main: + +- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de +vous. Nous allons à la campagne pour trois semaines... C'est là que +ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... +Après, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire. + +Dans un demi-sourire, Laferrière répondit: + +- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce +pas? + +- Je le sais, dit Boum en le regardant sérieusement. Au revoir. + + + + + +VIII + + +Dans son cabinet de travail, grande pièce encombrée, assombrie par les +tentures et les cuirs de Cordoue malgré la grande baie vitrée qui +donnait sur le parc de la Muette, Laferrière, assis à sa table, venait +de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres était, pour sa +nature heureuse, une heure bénie. Un grand nombre d'inconnus lui +écrivaient. Il goûtait une volupté particulière... à l'ouverture +brusque de cette porte sur l'intimité du monde extérieur. Des femmes +lui faisaient des déclarations passionnées, des amis sincères lui +donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la manière d'acheter +du vin, d'écrire des pièces, de placer sa fortune, de combattre +l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Après avoir mélangé +les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son +domestique qui, habitué à cette fantaisie, s'en acquittait maintenant +avec un grand sérieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre, +d'un bout à l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le +dérangeât. + +Ce matin, contrairement à l'usage, le domestique revint: + +- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite. + +- De si bon matin? fit Laferrière. Qu'il monte. + +Il pensa que ce devait être pour l'importante histoire du duel, et +cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, après tout, +mettre fin à cette plaisanterie. + +Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, +qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonné? + +Boum fit une entrée inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il +courut vers Laferrière, tomba assis par terre devant lui, et câlinement +mettant sa tête sur les genoux de son ami, il se mit à sangloter sans +pouvoir dire un seul mot. + +Laferrière, ému, ne savait que dire. + +- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... +dis-moi... explique. + +L'enfant pleurait toujours. L'homme, désolé par ce chagrin, finit par +grossir la voix et dire presque rudement: +- Assez, Boum, je te défends de pleurer ainsi. + +L'effet de ce changement de ton opéra. Boum n'était pas habitué à +s'entendre parler ainsi par celui qui était le confident de son coeur. +Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux. + +Laferrière en profita pour le relever. Il l'entraîna vers un divan un +peu surélevé auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air +de trône. Il força l'enfant à s'asseoir près de lui. + +Boum, parla longuement. + +Il était parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu +pendant dix longues journées qu'Elle revînt. Elle était revenue. + +-... Mais, fit-il, elle est toute changée... d'abord elle n'est plus du +tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle +rit tout le temps de moi, ne m'a même jamais parlé seul une fois. Elle +est aussi sévère pour moi que M. Claude et reproche à maman de ne pas +bien m'élever. Elle m'a dit, parce que j'ai regardé dans un paquet +qu'on apportait, que j'étais curieux comme une vieille chouette -- +c'était des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour +ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, +elle s'occupe toute la journée de petits bonnets, de petites robes, et +de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a +toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais à +la poupée, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ça, je me +suis aperçu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis +très malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien. + +Et il se remit à pleurer doucement. + +- C'est pour ça, fit Laferrière, que tu pleures! mais mon pauvre Boum, +ces choses-là arrivent tous les jours. + +- C'est cependant malheureux, répliqua Boum. + +- Voyons, voyons... fil Laferrière... tu étais séparé d'une femme que +tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours +séparé, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te réjouir. + +- Peut-être! fit le petit, plus navré de n'être pas compris. + +Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta: + +- Cependant je suis triste... très triste. + +- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lança Laferrière... tu n'es pas +raisonnable. + +- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus +du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ça m'est égal. Voyez, +à présent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec +moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux +plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis +bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... +comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer. + +Et pour rendre sa pensée, le petit agitait ses deux mains devant son +ami en le regardant de ses yeux mouillés. + +- Boum, fit Laferrière, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. + Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es +trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans +comprendre. Ne pense plus à Tante Line. Vis des joies de ton âge, je +t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie, +cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que +tu n'as pas trouvé. Sache attendre. Je t'assure, c'est bête de +souffrir. Regarde par la fenêtre, c'est le matin, peut-être +aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus +chaud, il y aurait plus de lumière dans les arbres, par terre les +ombres seraient plus noires... et pourtant notre désir commun ne change +rien, le matin reste le matin. C'est déjà beaucoup, crois-moi, de +savoir que midi viendra. + +Boum écoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais +trouvant quand même aux paroles qu'il entendait comme une sorte de +vertu bienfaisante. + +Encouragé, Laferrière continuait: + +- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal. + +Boum fit signe que non. + +- Si, reprit l'homme, quand tu es tombé sur te genoux, tu t'es écorché. + C'était un mauvais moment, tu as dû pleurer certainement. Cependant +le mal a passé, ton genou s'est guéri. Regarde, on ne voit plus rien +du tout. + +Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant. + +- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guérir +maintenant. + +- Tu crois, répondit Laferrière... En effet, on croit, et puis, un +jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je +ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends. + +Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore là un mystère. +Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tête entre ses deux mains, +essaya de comprendre. Laferrière le laissa méditer. Mais Boum renonça +vite à chercher: + +- Peut-être, fit-il brusquement d'un air détaché, vous avez raison. Je +ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici là, j'en veux à tous ceux +qui m'ont fait mal. (Et pour la première fois, sa figure d'enfant +devenait mauvaise.) Je m'appliquerai à vivre seul, sans regarder +personne. Je reconnais maintenant, que j'étais sot de vouloir me +battre en duel. Ce n'est décidément pas la manière. Plus tard, je ne +sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai... + +Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui +tendant une main froide et en disant à celui qui lui avait parlé avec +tout son coeur un "merci quand même", désabusé et rageur, dont +Laferrière resta médusé. Sa figure d'enfant avait eu soudain une +expression de cruauté méchante. A voir ce Boum, qui avait toujours été +si tendre, si bon, on eut dit à cet instant une petite bête féroce qui +aurait eu un sens humain de la cruauté. + + + + + +IX + + +Des années passèrent. Boum, suivant à la lettre les conseils de son +vieil ami, l'avait complètement délaissé. Cancre dans ses diverses +classes, il avait vécu des années de collège au milieu de ses +condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une +seule amitié. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les +maîtres le tenaient pour un mauvais élève. Assez intelligent, il avait +un dédain souverain pour l'effort et méprisait les résultats naïfs +auxquels aspiraient ceux de son âge. Il était d'un égoïsme parfait. +Il savait devoir être riche. Il affectait en toute circonstance, un +scepticisme déplacé et passablement agaçant. C'est ainsi qu'il +atteignit l'âge d'homme. + +Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. +Grand, bien découpé par l'entraînement à tous les sports, il est +élégant dans ses gestes, mais son visage complètement rasé a déjà dans +le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blasé +et de vieux. + +Boum s'est amusé. Malheureusement, à cause de son argent, il n'a pas +reçu de sa vie dissipée l'éducation dernière qu'en reçoivent les jeunes +hommes qui sont obligés de s'imposer par un quelconque mérite. Il +n'eut jamais besoin d'être fin, d'être délicat, d'être amusant même; +ses moindres gestes, même ceux du plus mauvais goût, recevaient +toujours les approbations louangeuses du monde intéressé dans lequel il +évoluait. Au contraire, il avait acquis la réputation d'un être +supérieurement habile, d'un malin à qui "on ne la fait pas". + + +Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une +croisière. Le voyage avait duré deux mois et, par suite de sa +situation de fortune et de ses qualités physiques, il avait été le +"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre côté de +l'Atlantique, "les belles de la cité". + +A bord, il avait rencontré une petite jeune fille très douce et très +blonde. Il s'en était amusé comme de toutes les femmes. Mais la +petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Méditerranée, +en rade des îles grecques, elle était venue le retrouver devant la +porte de sa cabine, à l'arrière du bateau. Tout le monde était couché. + Le décor était magique, c'était partout comme une symphonie magnifique +de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les îles bleu +sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur +laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La +jeune fille était belle, roulée dans sa cape blanche. Elle se tenait +presque droite sur un fauteuil de pont. Boum était vautré sur un +paquet de cordages. Ils parlèrent longtemps. A la fin, elle lui avait +dit: + +- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous êtes +méchant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps +et je vous aime. Sans vous, la vie me paraît inutile... Je n'ai pas +besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je +serai si tendre, si effacée, petit à petit vous verrez... Je vous +assure que je vous aime éperdument. + +En entendant ces paroles, Boum était parti d'un grand éclat de rire. +Et la jeune fille l'avait quitté en pleurant. + +Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir +exprimer sa tendresse, un après-midi, au polo, Boum fit la joie de son +entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui écrivait: + +... J'ai essayé, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maîtresse si +vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime. + +On avait beaucoup ri. + +Il y avait longtemps que Boum était devenu un mufle, parce que, depuis +longtemps, il ne croyait plus à l'amour. + + + + +Table des matières + +Plutarque. +La carrière d'Arsay-Lancourt. +La saisie. +Boum. + + + + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + +***** This file should be named 5892-8.txt or 5892-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/8/9/5892/ + +Produced by W. Debeuf + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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Edouard Tavernier + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoires grises + +Author: E. Edouard Tavernier + +Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892] +Release Date: June, 2004 +First Posted: September 18, 2002 +Last Updated: March 29, 2004 + +Language: English + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + + + + +Produced by W. Debeuf + + + + + +</pre> + + +<p>Histoires grises.</p> +<p>By E. Edouard Tavernier.</p> +<p> </p> +<h1 align="center"></h1> +<h1 align="center"></h1> +<h1 align="center">HISTOIRES GRISES</h1> +<p></p> +<h2 align="center"><br> + Plutarque.</h2> +<p><br> + <i>L'honneur est une île escarpée et sans bords, où l'on + ne peut plus rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent + sorti.</i></p> +<p>(<i>Méditations sur Boileau</i>)</p> +<p><br> + I.</p> +<p><br> + Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait été donné un + soir chez un marchand de vins, à cause d'un livre qu'on lui voyait lire + de temps en temps et qu'il avait ramassé à la porte d'un lycée. + On connaissait l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'était + son nom maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait à tout.</p> +<p>La journée qui pour lui s'était annoncée normale, c'est-à-dire + ni bonne ni mauvaise, avait particulièrement bien fini. Il s'était + mis à pleuvoir des arrosoirs, et en dépit de l'opinion courante, + la pluie n'est pas une chose désagréable; grâce à + l'eau d'en haut, les trottoirs ne sont pas encombrés, les promeneurs + et les sergents de ville ne manifestent pas un intérêt particulier + à ce que peuvent faire les gueux; ceux-ci ont même le loisir de + s'arrêter, dans leur promenade -- ce qui est déjà bien -- + sous une porte ou sous la tente d'un café -- ce qui est mieux encore + parce que, des conversations qui s'engagent naît la possibilité + de rendre quelques services; les obligés ne s'attardent pas en général + à compter leur billon.<br> +</p> +<p>En passant place de la République, devant un petit hôtel, Plutarque + eut le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme heureux, + c'est-à-dire un ventre assez gros, barré d'une chaîne de + montre en or, juché sur deux jambes gainées dans un pantalon soigné + finissant en souliers à guêtres blanches, le tout surmonté + d'une bonne figure sous un chapeau melon nullement usé. Ne voulant sans + doute pas ternir la joie de son âme ou tacher ses guêtres, l'homme + heureux avait hélé Plutarque pour un taxi. Peu de temps après, + Plutarque arrivait dans un virage savant, à grande allure, debout sur + le marchepied, les mains cramponnées à la poignée. Avant + de laisser refermer la portière, l'homme heureux avait mis quatre francs + dans la main creuse que Plutarque tendait poliment.</p> +<p>Cet homme était évidemment disproportionné, aussi bien + avec le service rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demandé + au conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses recherches + avaient été laborieuses. Quant au client, il avait l'air à + son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas être un abonné + de l'Opéra. Seulement, quand on est content...</p> +<p>Plutarque examina les pièces sous le réverbère, essaya + de les rayer l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. + Les deux épreuves ayant été satisfaisantes, il les glissa + dans la poche gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, + il les retint dans sa main qu'il ne retira pas.</p> +<p>Evidemment, le problème changeait. La solution du manger et du dormir, + quand on n'a pas le sou, est complètement différente de celle + qu'on peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail inconscient + de la journée tendant à la préparation de la nuit devenait + superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, d'abord il + mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons délavés + qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les patronages, mais des + choses qu'on mâche et qui résistent juste ce qu'il faut: un <i>navarin-carotte</i> + par exemple. Et la pensée seule de ce mets amenait du jus dans sa bouche. + Puis il mangerait assis, boirait du vin rouge et... bonheur suprême, coucherait + seul. Cette dernière perspective le ravissait délicieusement: + une chambre à soi, avec une place pour dormir, s'allonger sans qu'on + vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre, pouvoir être avec + soi, comme dans la ballade, mais couché. Il faut dire que le dortoir, + la grange ou l'asile, c'est bien à cela qu'on se fait le moins.</p> +<p>Il marchait, chiquant ces idées dans sa tête, sans remarquer qu'il + s'éloignait terriblement du marchand de vins et de l'hôtel garni + qu'il s'était fixé. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie + qui avait définitivement collé ses vêtements sur sa peau. + Ses souliers beuglaient et giclaient si régulièrement dans sa + marche, que leur chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source + ou le battement d'un moteur. D'une porte d'usine où elles attendaient, + deux filles haut retroussées l'apostrophèrent:</p> +<p>- Il a de quoi barboter! dit l'une.</p> +<p>L'autre commenta:</p> +<p>- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.</p> +<p>Plutarque, dans un sourire, sans s'arrêter, salua; son geste dut être + un peu trop courtois puisque les femmes décontenancées ne trouvèrent + rien à ajouter.</p> +<p>Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent marché + sans but, dans la ville; sans savoir du tout où il était, il prit + à gauche une petite rue déserte et mal pavée. Le trottoir + défoncé brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. + Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide étaient rangés + sur les côtés; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la + lune. Plutarque parcourut de la même allure d'autres rues semblables; + il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas + qu'il eut encore assez faim.</p> +<p></p> +<p><br> + II</p> +<p><br> + Le souper fut quelconque. Arrivé tard, Plutarque, ne trouvant plus rien + de prêt, avait été obligé de se rabattre sur une + <i>croûte garnier</i> que la tenancière composa sur le champ + et réchauffa pour lui. La pâte était détrempée + et la sauce avait un goût auquel il fallait s'habituer. Le débit + était presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant + la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon reniflait + par intervalles réguliers comme un enrhumé, pendant que montait + et tombait la lumière.</p> +<p>Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'était la + pensée de la chambre qui le hantait. L'hôtel vers lequel il marchait + n'avait pas de nom. C'était un immeuble long et bas, à un étage + seulement, une étrange vieille maison qu'on ne réparait plus, + du temps où le quartier Caulaincourt était de la périphérie, + vieille bicoque, que seule la spéculation tenait encore debout sur ce + terrain cher. Au-dessus de la porte étroite s'étendait un grand + bras de fer où s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassée + on pouvait deviner le mot <i>Hôtel</i>. Plutarque s'engouffra dans le + corridor et monta quelques marches d'escalier jusqu'à la loge puante + où le ménage patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, + dévisagea son client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; + puis, ayant perçu la taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:</p> +<p>- La quatrième à gauche en entrant.</p> +<p>Plutarque éprouvait une sensation de bien-être en refermant la + porte. Des murs! plus d'espace commun à tous; pouvoir étendre + son être, renfermé d'habitude en lui-même, jusqu'à + la limite d'une chambre si petite qu'elle fût. Pouvoir faire ce qu'on + veut, tranquillement, sans risquer aucun geste, aucune remarque, aucune réflexion. + De joie, il étira ses bras et cracha par terre, puis il s'étendit + sur le vague sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint éveillé + pour jouir de sa joie.</p> +<p>Il se rappelait qu'il avait déjà passé deux nuits dans + une chambre semblable de cet hôtel, un an ou dix-huit mois avant, il n'était + plus absolument sûr. Ses appréhensions d'alors lui revenaient. + C'était à l'époque descendante de sa carrière: il + avait trouvé, cette première fois, la chambre crasseuse; l'odeur + l'incommodait; les punaises le mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait + pas, des bruits assourdis que l'on percevait à travers l'épaisse + cloison. Aujourd'hui il entendait partir des chambres voisines des vagissements + qui avaient beaucoup de chance d'être de même nature que ceux jadis + entendus; une autre génération de mêmes insectes s'apprêtait + à le travailler; les vieux relents tout au plus augmentés de puanteurs + nouvelles flottaient entre les murs, et cependant il était bien maintenant, + n'avait nulle crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativité.</p> +<p>Sa mémoire n'avait rien oublié, et pourtant quel chemin il avait + fait! Ce soir, parce qu'il était heureux, le passé triste lui + revenait. Il le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les mêmes + dispositions où il avait reçu la pluie de tout à l'heure. + Il se revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite maison + d'Angers où il était né, et il se reconnaissait: ce n'était + pas un autre, c'était bien lui. Il suivait parfaitement la continuité, + la vie de famille ordonnée, où l'on économisait en vivant + bien; le collège où il était parmi les bons; puis Paris, + le Quartier, les tavernes, les femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: + avoir dépensé dans une fête l'argent d'un examen. Tout de + même, quelle mentalité on peut avoir encore dans la bourgeoisie + en province, pour punir de telles peccadilles avec des châtiments pareils. + Il s'esclaffa tout seul et sans amertume pensa: Crétins!</p> +<p>Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austère de son père, + conservateur des hypothèques.</p> +<p>'Je te dispense désormais de rentrer à la maison" furent + les derniers mots de la dernière lettre qu'il avait reçue.</p> +<p>Après, la dégringolade était venue rapidement. Quelques + mois de vie à crédit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne + trouve pas parce qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure + encore un Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, c'est-à-dire + très peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, on use tellement. + Après on a faim. Un beau jour on ouvre les portières, on vend + des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se présente. Alors, c'est invraisemblable, + ça ne change plus. A tout prendre, d'ailleurs, dans les circonstances + normales, c'est une vie comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; + comme dans toutes les vies, il y a de bons et de mauvais moments.</p> +<p>Pendant qu'il laissait passer ses réflexions, sa porte s'ouvrit doucement + et soudain la lumière de la chambre s'augmenta de la lueur d'une seconde + bougie. Plutarque vit un homme d'âge moyen, assez bien vêtu, qui + s'excusa :</p> +<p>- Pardon.</p> +<p>Plutarque fut contrarié. Il avait payé, ce n'était pas + pour qu'on vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitué + à ne pas gaspiller l'heure bonne en récriminations, il ne se laissa + point pourtant absorber par ce petit inconvénient, et ne perdit pas une + minute à se demander ce que cet homme bien habillé pouvait venir + faire dans cet hôtel. Il lui intéressait peu de savoir si son visiteur + commençait la phrase descendante par laquelle lui-même avait passé, + si c'était un policier ou un détraqué vicieux à + la recherche d'une combinaison extraordinaire. Dans son monde à lui, + comme on ne s'étonne plus, on ne s'occupe guère des affaires des + autres: les siennes suffisent.</p> +<p>La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique et + sadique satisfaction de sentir qu'on est à l'abri soi-même pendant + que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un moment des + tranchées agaçantes lui tenaillaient le ventre, de plus en plus + lancinantes. Il pensa que c'était la <i>croûte garnier</i> ou + au moins la sauce qui faisait des difficultés pour passer. Comme il n'y + a rien de tel pour digérer que le sommeil, il souffla sa chandelle et + s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il était accoutumé + par les nécessités de ses nuits non tranquilles.</p> +<p>Sa pénible digestion le réveilla. Il faisait encore noire dans + la chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma sa + bougie; comme décidément ça n'allait pas dans cette atmosphère + étouffée, il éprouva le besoin de respirer, se leva et + sortit dans le couloir obscur. Pressé, son pied buta dans quelque chose + et il s'allongea sur un corps couché là; sa figure toucha une + figure et à la lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut + l'homme qui avait ouvert sa porte. Le visage était congestionné, + les yeux vicieux gonflés; sur la bouche s'était figée une + fraise de sang. Plutarque fit un rétablissement sur ses mains, se redressa + et sans la moindre hésitation, feutrant son pas, à croire qu'il + foulait de la mousse, il marcha vers la porte, cria:</p> +<p>- Cordon...</p> +<p>et sortit.</p> +<p>Dehors, il ne se hâta pas, tourna à tous les carrefours rencontrés, + décidé à aller loin, très loin dans le quartier + qu'il se rappellerait en route avoir le moins fréquenté. C'était + à peine si son coeur battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au + ventre.</p> +<p>L'homme était-il mort ou vivant dans le couloir de l'hôtel? C'était + encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans l'affaire, + le cueillir lui-même? C'était bien le motif qui l'avait fait fuir, + mais qu'y pouvait-il? C'était oui ou non. Il fallait se donner toutes + les chances. Après tout, en dehors des formalités, des discussions, + de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant les choses. Il se + rappelait la caserne. Toujours des avantages et des inconvénients, comme + dans toutes les vies, comme dans la maraude, de plus on est nourri, somme toute... + et logé.</p> +<p></p> +<p><br> + III</p> +<p>Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'était là + qu'il avait pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, + à la différence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison + ou dans une rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait + de s'ouvrir, il avait presque pris cette décision, assis devant un vin + blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade à lui, du temps + où il était étudiant, le fils d'un notaire de Provence, + s'était établi crémier dans ce quartier, après un + mariage assez drôle avec Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. + Celui-là avait hérité cinq mille francs d'une tante; la + fille, qui avait le sens de la vie, avait exigé l'abandon des carrières + libérales, en telle sorte que son époux n'avait descendu que de + quelques crans. Plutarque n'avait pas idée de l'endroit où se + trouvent la boutique, il avait appris seulement que les affaires de son ami + marchaient et que Ginette avait eu deux jumelles. Cette possibilité de + les rencontrer était encore trop pour lui; il prit brusquement le parti + de s'installer ailleurs et repartit aussitôt de ce pas lent, cadencé + et rasant le sol qu'ont tous les chemineaux du monde.</p> +<p>Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi les bords + de la Seine. Une vague buée flottait sur le fleuve qui sentait la marée. + Le froid du premier matin pinçait. Plutarque se promena un moment, puis, + sous le regard d'un agent de police, passa la porte du marché. Les boutiques + étaient déjà installées. Les carottes, les choux, + les salades et les petites bottes de radis étaient bien rangés + dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la boucherie, de la charcuterie, + du gibier, du fromage, des fruits, des fleurs, des asperges en branche, de tout + ce qui se mange, et en grande quantité, de quoi faire crever des milliers + de bedaines. Les vendeuses et les marchands parlaient doucement, étaient + sérieux; on sentait toute la gravité de ces actes de vendre et + d'acheter pour ce petit peuple de travailleurs.</p> +<p>Comme Plutarque était en train de considérer un chapelet de saucisses, + se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au détail, + il s'entendit appeler:</p> +<p>"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..."</p> +<p>C'était une grosse cuisinière déjà vieille, une + large figure épaisse et résignée. Elle portait un panier + plein sous un bras et deux autres vides dans une main. Plutarque la débarrassa + du tout et la suivit à travers les petites allées, pendant qu'elle + tâtait, marchandait et quelquefois achetait. Son marché dura bien + une heure. Plutarque s'étonnait qu'on pût avoir besoin de tant, + même dans une grosse maison. Il en avait bientôt plein sa charge + et avait dû enlever sa ceinture pour tenir deux fardeaux dans une main.</p> +<p>- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.</p> +<p>Et elle le dirigea non loin de là vers le centre de la place d'où + partait le tramway.</p> +<p>En marchant, elle se plaignait du prix des choses.</p> +<p>- Et encore vous avez vu la première marchande, commentait-elle, voulait + me les faire vingt-cinq sous!</p> +<p>Plutarque avait appris à se mettre dans la peau des rôles; il + répondit:</p> +<p>- Ne m'en parlez pas, c'est une misère, on ne sait plus, on ne sait + plus... et on a bien du mal.</p> +<p>La femme aima cette humilité approbative; elle aima la prévenance + de son porteur parce que, de lui-même, il avait offert d'attendre le tramway + pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-être elle lui donna + un franc.</p> +<p>Quand le véhicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De + l'impériale la femme lui cria:</p> +<p>- "Si vous êtes là, demain...</p> +<p>La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-là, + Plutarque avait fait la comédie de circonstance: comme il jouait le sans-travail + assasin aux Champs-Elysées quand la nuit venait, ou le pieux mendiant + à la porte des églises et la gouape le matin à la sortie + des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les derniers grincements + et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, quand, au bout de l'avenue, + le tramway n'était plus qu'une miniature semblable à un jouet + d'enfant, il restait à arpenter le refuge.</p> +<p>Tant de temps s'était passé qu'on ne lui avait pas dit "à + demain". Cette idée qu'on accrochait sa vie du jour à celle + qui viendrait, l'étonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'était + pas rendu compte de l'instabilité de ses occupations finit par l'amuser. + Il en sourit pendant qu'il marchait.</p> +<p>La journée était belle, il poussa une pointe jusqu'à l'entrée + du Bois; derrière un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son + sommeil avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la casquette + sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.</p> +<p>Dans l'après-midi, à la sortie des courses, il fit quatre francs. + Le soir il s'offrit un bon petit dîner et trouva non loin du marché + une chambre où pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit + avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait décidément + pas assez réussi. Il se leva le dernier au matin, proposa au logeur de + balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut acceptée; on lui rendit + deux sous et de la considération.</p> +<p>Au marché il pénétra encore sous l'oeil de l'agent et + se rendit à la boutique de la boucherie par où la cuisinière + lui avait dit débuter. Il n'attendit pas. Elle le reconnut à peine, + mais n'hésita pas à lui confier ses paniers. Comme la veille, + ils firent ensemble le tour des étalages, lui attendant en silence pendant + les pourparlers, se contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de + la femme quand elle se plaignait qu'on l'écorchait. En route pour le + tramway, ils échangèrent encore quelques paroles. Elle lui apprit + qu'elle servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit + personnes à table, que les pensionnaires étaient de familles riches + et beaucoup d'autres détails lesquels, en dépit de tout l'intérêt + qu'il montrait, étaient complètement indifférents à + Plutarque. Sur le refuge, elle eut une remarque désagréable:</p> +<p>- Je vous ai donné un franc hier; c'était la première + fois, mais c'est beaucoup.</p> +<p>- Je sais bien, répondit-il, c'est beaucoup de bonté de votre + part; tout de même, si ça ne vous faisait pas défaut à + vous, on a tant de difficultés...</p> +<p>La femme redonna vingt sous, ce qui créait la fixité du tarif. + Il fit encore passer les paniers sur la voiture après avoir reçu + son prix, ce qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. + Il enleva comme la veille sa casquette au moment du départ et entendit + une commère sur la plateforme qui soulignait son geste:</p> +<p>- Eh bien, Madame, j'espère que vous avez un porteur poli, c'est si + rare aujourd'hui.</p> +<p>Cette remarque étant un hommage indirect à la façon dont + la bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier encore:</p> +<p>- A demain.</p> +<p>Cette fois Plutarque réprima une véritable envie de rire. Ah! + mais c'était un métier alors. A vrai dire, tous les jours -- car + il faut bien qu'elles mangent les demoiselles -- il était embauché. + Le soir, il retourna souper dans la même maison, chez un marchand de bois + dont la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le même hôtel, + et commença une vie toute différente de celle qu'il traînait + auparavant.</p> +<p>Les jours qui suivirent améliorent encore sa situation. Il avait bientôt + acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivée le tour + des boutiques, voyait la marchandise et s'enquérait des prix. Les marchands + ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisinière, en arrivant, écoutait + son rapport; même quelquefois lui laissait de petites sommes pour profiter + des premières occasions le lendemain. Il s'acquittait consciencieusement + de ces missions de confiance, ne majorant les prix que dans une proportion très + modeste, très admise, sous le nom d'escompte, par le personnel achetant + d'ordinaire.</p> +<p>Il s'était débrouillé aussi dans l'organisation de sa + vie. Pour la nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant + quoi on lui donnait pour rien, à la fermeture de l'établissement, + un repas, c'est-à-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche + et souvent un verre de vin. A l'hôtel, il balayait et arrosait tout le + second étage réservé aux gens de passage et l'escalier + en entier; ce service était rémunéré par le droit + de coucher dans un lit véritable, dans la chambre à deux lits + de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart du temps; sa compagne apportant + une régularité surprenante dans l'irrégularité d'une + conduite agitée, découchait presque toutes les nuits. Rapidement + il était redevenu l'homme d'un certain ordre. Il montait se coucher aussitôt + son souper mangé et son travail fini. Sa chambre était l'objet + de soins minutieux, toujours balayée et arrosée, même les + affaires de sa compagne étaient mises en place par lui -- c'était + le seul moyen de n'en pas être encombré --. La cuvette de zinc + avait été garnie de bouts de corde déchiquetés, + en telle sorte qu'elle pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied + de son lit, avait reçu des charnières et un cadenas: c'étaient + "ses affaires". Pour le moment elle ne contenait guère que + des aiguilles, du fil et un bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le + matin en sortant et emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. + Assis sur son lit il dénouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui + renfermait sa fortune. Ses économies augmentaient, il s'était + imposé de ne dépenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait + au moins son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas + de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas grand + chose -- son gain régulier s'amassait.</p> +<p>La pensée lui venait d'acheter des vêtements. Plusieurs courses + chez les fripiers des environs lui donnaient une idée exacte du prix + des choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les siens + les pièces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, en + lambeaux et moisie par place, aurait gagné à avoir une rechange + permettant un lavage et une réparation; enfin, une casquette. Ce troisième + désir surtout l'obsédait.</p> +<p>Il n'aurait osé l'avouer à personne, il ne s'agissait pas d'une + casquette ordinaire, celle qu'il avait étant assez bonne d'ailleurs, + mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue à la devanture + du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel + et, au turban de velours noir, était brodé, en lettres d'argent + le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffé de la sorte, il lui semblait + que sa situation serait définitivement assise, que les pourboires seraient + forcément plus gros, qu'on le reconnaîtrait dans la rue et qu'il + se constituerait une clientèle attirée. Le marchand en demandait + douze francs, c'était beaucoup.</p> +<p>Le soir, après avoir fait ses comptes, sitôt qu'il était + dans sa couverture, il y pensait. Finalement, hésitant, il n'achetait + rien; il se contentait pendant le jour, après le déjeuner, de + réparer les trous nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il + cousait péniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant + à ses premiers travaux d'écriture.</p> +<p>Tout de même, quand il regardait en arrière, quels changements + dans sa vie d'avant. Maintenant ses jours passaient réguliers, tous pareils, + sans imprévu et sans inquiétude. A table, en s'asseyant, il lui + arrivait d'avoir bon appétit, mais il ne retrouvait plus jamais la désagréable + sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui était familière, + de plus en plus tenace, avec cette crampe particulière qu'elle déclanche + en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer à mesure que les forces + physiques diminuent; il se rappelait les premières bouchées qu'on + mange après avoir eu faim, bouchées qui sont sans goût et + qui font au passage, quand on les avale, l'impression de corps étrangers + ne se désagrégeant pas.</p> +<p>Tout cela était loin, très loin même; une remarque du marchand + de vins chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commerçant + avait dit à sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui + devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme Plutarque"...</p> +<p>Ces mots l'avaient frappé! Ils étaient comme la coupure entre + sa vie vagabonde et sa vie de maintenant. Désormais son changement était + sorti de ses considérations sur lui-même; les autres aussi le constataient. + Ce fait donnait à sa situation présente une consécration + et impliquait en même temps pour elle une durée, un établissement, + comme un vague but atteint qui l'étonnait.</p> +<p>La destinée des êtres est une fantaisie, pensait-il, c'était + pour en arriver là qu'il avait fait ce chemin long, accidenté, + fou surtout; qu'il avait vécu toutes ses heures incertaines avec, si + souvent, l'attente de la catastrophe imminente et définitive. Il se rappelait + les conseils d'un vieil ami de son père:</p> +<p>- On fait sa vie... Choisis bien <i>ta vocation</i>!</p> +<p>Ces gens établis sont à mourir de rire; ce à quoi on est + appelé, est-ce qu'on peut le savoir jamais, avant d'être arrivé? + Comme si ce n'était pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, + et de vous faire encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivières, + on voit flotter des petits débris de bois; il en est qui filent tout + droit, d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arrêtent sur + les bords, d'autres vont au fond après avoir ou n'avoir pas tourné + sur eux-mêmes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, + et voilà tout. Somme toute, son existence passée aboutissait à + faire de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre, + dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait à peine traversé deux fois + auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement, + sans même chercher plus loin que cette fameuse nuit où il s'était + payé une chambre pour lui tout seul, à l'hôtel de la rue + Caulaincourt, et où l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassiné + l'homme qui gisait dans le couloir.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>IV</p> +<p><br> + Il était arrivé ce matin de bonne heure au marché. La veille, + la cuisinière lui avait remis vingt francs pour les achats de légumes + qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'était vraiment tôt, + les marchandises n'étant pas déballées et les prix pas + encore fixés. L'agent de police de service devant la porte avait été + changé; sans attacher à ce dernier fait la moindre importance, + Plutarque se ravisa, rebroussa chemin et flâna un moment sur le trottoir.</p> +<p>Ce manège dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville + qui le dévisagea d'une façon inquiète et à laquelle + le vagabond, maintenant rangé, n'était plus habitué.</p> +<p>La sirène d'une usine mugit, il était six heures. Un peu gêné, + Plutarque voulut entrer.</p> +<p>- Qu'est-ce que tu vas chercher là, toi, fit l'agent.</p> +<p>- Je viens acheter, M'sieur l'agent, répondit Plutarque.</p> +<p>- C'est bon, c'est bon, on la connaît va; allez, allez, décanille.</p> +<p>Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-même.</p> +<p>Plutarque revint vers lui, très humble.</p> +<p>- Monsieur, j'achète pour quelqu'un.</p> +<p>- Ça suffit, dit le fonctionnaire, en élevant la voix.</p> +<p>Plutarque n'insista pas, entrevoyant des désagréments et vint + s'appuyer sur un réverbère, décidé à attendre + la cuisinière qui le ferait bien entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle + jugée provocante par l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-là + croient? Le représentant de l'ordre vint à lui, le pinça + cruellement au bras, en lui disant presque à voix basse:</p> +<p>- Il faut circuler.</p> +<p>Peut-être par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, + deux larmes piquèrent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de + la place attendre la bonne à la descente; il avait de l'argent à + elle, il fallait qu'il la rencontrât.</p> +<p>Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni dans + la rue, ni à l'arrivée. Il attendit des heures durant tous les + tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs descendaient. + A mesure que le temps passait, il se reprochait de n'avoir pas regardé + suffisamment bien la sortie des premières voitures. Puis la certitude + vint que la cuisinière était déjà au marché + et qu'il l'avait manquée. Il attendit son retour; vers dix heures, il + la vit poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquière qu'il + connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avança vers elle et s'apprêtait + à lui donner des explications. Dès qu'elle l'aperçut, elle + se répandit en invectives et en reproches:</p> +<p>- Vous m'avez volé mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...</p> +<p>Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La femme + reprit avidement son bien, en lui disant:</p> +<p>- Que je ne vous revoie plus.</p> +<p>Doucement, il l'accompagna quand même jusqu'à la voiture, aida + l'enfant qui n'était pas assez grand pour passer les paquets, se découvrit + au moment du départ, mais ne reçut que ce seul merci:</p> +<p>- Hypocrite!</p> +<p>L'amertume vint en lui, mais trop près encore de son époque vagabonde, + elle venait sans révolte, sans haine. La température n'est pas + toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir à quelqu'un?</p> +<p>Assez tard dans la matinée, à force de raisonnement, il se reprit, + se remonta:</p> +<p>- C'était trop bête. Il y avait une explication à donner. + Les choses n'en pouvaient pas rester là. Et puis, en somme, le franc + de la cuisinière comptait peu dans ses ressources. C'était sa + situation chez le marchand de vin et à l'hôtel qui l'asseyait. + Il entrevoyait déjà la possibilité de s'engager davantage + chez ses deux employeurs. Il pouvait prendre la place de la bonne dont on était + médiocrement satisfait.</p> +<p>Il pensa à toutes ces solutions et alla dans l'après-midi, s'acheter + la casquette.</p> +<p>Il eut un succès fou en entrant au débit, et la soirée + fut très gaie dans la petite salle de la buvette.</p> +<p>Plutarque, à cause de son histoire avec l'agent et à cause de + sa casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la patronne + et quelques habitués le congratulaient et jugeaient sévèrement + l'autorité.</p> +<p>- "Tout ça, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les + femmes.</p> +<p>Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque à cause de son + idée de couvre-chef...</p> +<p>- "Voilà un garçon, faisait-il remarquer, qui avait des + besoins autrement pressants; et bien non, il n'a pensé qu'à son + affaire. En faisant ainsi, il connaît son monde".</p> +<p>Et comme les histoires des autres ne vous intéressent que par ce qu'elles + ont de commun avec les nôtres, il concluait en s'adressant à sa + femme:</p> +<p>- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte à faire + peindre la devanture qu'à acheter les banquettes et l'armoire".</p> +<p>On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournée, + mais refusèrent celle que proposait Plutarque, en raison de ses malheurs + et de la dépense énorme de sa journée. De toute la chaleur + des alcools absorbés, on se serra les mains en se quittant.</p> +<p>Cette réunion, cet entourage, ces amitiés auraient dû lui + donner confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'était qu'un + pur accident. Cependant, il n'était pas tranquille en se couchant; le + charme se rompit dès qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur + que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maîtresse qu'on sent + vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver à dormir.</p> +<p>Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller au marché. + Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire une scène devant + tout le monde? Il était perplexe, mais toute son appréhension + s'évanouit quand il eut regardé sa tête sous la resplendissante + casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. Il irait, c'était + son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver à redire? Il discutait + avec lui-même. Il pactisa enfin: il attendrait que le marché battit + son plein; dans les allées et venues, on ne le reconnaîtrait sûrement + pas, surtout coiffé de la sorte. Et, pour se le prouver, il mettait alternativement + sa casquette neuve et sa vieille casquette et essayait en tournant rapidement + la figure d'avoir un aperçu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont + la surface ondulée déformait les lignes en mouvement.</p> +<p>Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pâtés de + maisons et finit enfin par se lancer de l'autre côté de la rue, + à un moment où l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec + une fille courtaude qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son + coeur lui donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le + nez sur lui:</p> +<p>- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. Tu as + un batt'chapeau aujourd'hui.</p> +<p>Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:</p> +<p>- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour revenir + quand je t'ai dit de f... le camp.</p> +<p>Plusieurs personnes s'étaient arrêtées, à côté + de la fille qui, le poing à la hanche, écoutait; la galerie était + constituée: Plutarque était perdu.</p> +<p>- Non, répondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.</p> +<p>- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit l'agent. + Allez, allez, avec moi, on va voir ça.</p> +<p>Il siffla un collègue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria + de le remplacer et partit.</p> +<p>- Ça y est, pensa Plutarque, en marchant.</p> +<p>Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans espoir + maintenant, il essaya des explications:</p> +<p>- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.</p> +<p>L'agent ne répondit pas.</p> +<p>- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marché... + plus jamais.</p> +<p>- C'est fini la litanie, dit à haute voix le gardien.</p> +<p>Alors brusquement, une idée folle vint à Plutarque, une de ces + idées stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent + tout: fuir.</p> +<p>Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arrière, fit un saut + à droite et un à gauche pour dépister l'agent qui trébucha, + et il partit de toute sa vitesse à grandes enjambées, avec une + agilité de singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de + courir, comme un fou. L'agent suivait derrière. Les rares passants se + gardaient bien d'intervenir.</p> +<p>Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et où + l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit les pentes + gazonnées du rempart près de Boulogne. Sa manoeuvre à travers + les rues avait été si savante, sa chance si particulière, + qu'en arrivant sur les talus, il n'était encore suivi que par son agent. + Il escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le bord + jusqu'à ce que brutalement une douleur à l'estomac l'averti qu'il + était à bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain + s'offrait, il le dégringola jusque dans le fossé. Là, il + fit encore quelques pas et s'arrêta, appuyé au mur.</p> +<p>Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce chapitre + aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il l'ouvrit, le cachant entre + le mur et lui, et au moment précis où, dans la dernière + foulée, son chasseur l'atteignait, Plutarque, exténué, + lui enfonça la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, + abattu; sa rude main encore cramponnée au bras de Plutarque. Celui-ci, + pour se dégager, dut le traîner quelques pas.</p> +<p>... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque était pris par + des policiers habillés en bourgeois.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>V</p> +<p><br> + Après trois mois de prévention, Plutarque passait aux Assises. + Son procès n'était pas celui d'une de ces affaires sensationnelles + qui font tant de bruit à Paris. Il n'y avait pas de grand témoin; + l'agent de police avait été guéri après dix jours + d'hôpital, Plutarque avouait. C'était une petite affaire banale, + comme il en a tant. Le public était peu nombreux. En comparaison avec + l'âpre froid du dehors, la chaleur était sèche et congestionnante, + une de ces chaleurs administratives dont personne ne paye le combustible. On + sentait le pétrole et la créosote. L'acte d'accusation était + si long, et redisait des choses si souvent entendues à tous les degrés + d'instruction, que Plutarque se sentit tout de suite loin de la comédie + qui se jouait, comme s'il avait été un simple badaud spectateur + et qu'il se fût agi d'un autre; il trouvait ce spectacle terriblement + ennuyeux. La mise en scène était ridicule; ces messieurs, costumés + pour une semblable cérémonie, un peu grotesques en dépit + de toutes les précautions, depuis le président qui paraissait + être seul à travailler, jusqu'à cet huissier qu'on avait + affublé d'une robe noire pour faire entrer les témoins. A part + les jurés qui avaient l'air heureux d'enfants autorisés à + toucher un fusil, tous les autres pensaient chacun à ses petites affaires, + et c'était très naturel. Leur air de chiens fouettés s'accordait + mal avec la solennité du décor et l'emphase des paroles, où + revenaient à chaque instant de grands mots à majuscule: l'Honneur, + la Justice, qui ne faisaient rien à l'histoire et qui paraissaient faux, + comme tout le reste dans ce cadre pompeux.</p> +<p>Le défilé des témoins amena un peu l'air extérieur + dans l'atmosphère de cet atelier où se fabriquait la justice. + L'expert médical ouvrit le feu par une description minutieuse de la blessure + incriminée. Pour dire les choses les plus simples, afin d'établir + sa compétence technique, il se servait de mots destinés à + n'être pas compris:</p> +<p>- "Plaie pénétrante de la région cervicale, par instrument + tranchant..."</p> +<p>Il voulait avoir l'air d'une impartialité scientifique; en réalité, + il chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux magistrats, + seul élément permanent de la séance, que pour être + du côté sûrement gagnant, puisque l'accusé avouait:</p> +<p>- "L'arme a pénétré à environ huit centimètres + en arrière du paquet vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertébrale. + Une déviation de quelques millimètres aurait rendu la blessure + mortelle. Croire que l'agresseur n'avait pas une intention décisive, + c'est lui prêter des connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, + eu égard surtout à la violence du coup."</p> +<p>Les jurés écoutaient bouche bée, impressionnés + par les connaissances qu'un tel langage supposait.</p> +<p>Puis l'agent de police s'avança vers la demi-cage des témoins. + Son entrée produisit une légère impression. Plutarque l'examina + levant la main droite pour le serment, et fut frappé de sa mâle + beauté: la tête était régulière et énergique, + les grands yeux noirs regardaient bien en face, sur l'uniforme tout neuf tranchait + un bout de ruban tricolore - une médaille d'argent. Il parla véritablement + sans haine et sans crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais + français les faits avec une simplicité qui ne manquait pas de + grandeur. Le seul point de vue égoïste qui perçait dans son + témoignage était une joie d'enfant d'avoir eu une affaire profitable + à sa jeune carrière et de s'en être tiré.</p> +<p>- Vous êtes content d'avoir échappé et d'avoir noblement + fait votre devoir, lui dit le président.</p> +<p>Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il répondit:</p> +<p>- Je suis content de ne pas être mort.</p> +<p>Cette réflexion déclancha l'hilarité de l'auditoire et + permit à l'huissier de placer le seul mot qui lui fût toléré:</p> +<p>- Silence, messieurs.</p> +<p>Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi éloigné + que possible de toute cette scène dans laquelle il se sentait compter + pour si peu, considérait attentivement celui qu'on appelait: "sa + victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'était bien lui, l'agent, + qui était le plus sympathique; il avait été courageux et + était sincère maintenant. Leur petit différend sur l'entrée + au marché était déjà bien loin, et avait consisté + en bien peu de choses en somme. Que de fois aux courses ou devant les théâtres, + les représentants de l'autorité avaient été tout + aussi injustes, mais infiniment plus brutaux et méchants; on filait rapidement + en "obtempérant", on recommençait ailleurs, puis on + n'y pensait plus. Le jour du marché, il avait fallu toutes les circonstances, + ce fait particulier que lui, gueux, vêtu comme un gueux, avait en réalité + un métier; est-ce que l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent + avait agi comme il le devait, dans cette grande ville, où la libre circulation + des gens posés et dont on n'avait rien à craindre, exige que les + vagabonds glissent et passent vite sans s'arrêter, sans causer d'encombrement. + Plutarque pensait qu'il aurait pu lui-même se laisser tranquillement amener + au poste et chercher à expliquer; en admettant même que le commissaire + n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait été quitte + pour deux jours d'internement administratif, après quoi, il serait retourné + à Auteuil dans son hôtel-pension; il aurait si bien pu renoncer + au marché et même, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner + par son patron qui aurait parlé à l'agent... Oui, mais allez donc + penser à tout ça, quand on vous emmène au poste, comme + un voleur, devant tout le monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement + l'idée vous a pris de filer, de courir de toutes vos forces pour échapper. + Du reste, à quoi bon épiloguer aujourd'hui; l'agent était + vivant et avait reçu de l'avancement, lui était pris, convaincu + d'avoir donné "à un agent de la force publique, dans l'exercice + de ses fonctions, des coups et blessures n'ayant pas entraîné la + mort, mais avec intention de la donner". Le fait était patent, établi; + pourquoi de si longues explications? Le marchand de vins, son patron, était + venu déposer, seul témoin à décharge; il avait juré + solennellement sur son honneur que Plutarque était un garçon sérieux, + rangé et travailleur, qu'il était doux, que toute cette affaire + reposait sur un malentendu, sur un mystère impossible à comprendre. + Ce témoignage avait même impressionné, jusqu'à un + certain point, les jurés, quand, très négligemment, l'avocat + général demanda au témoin:</p> +<p>- Vous avez été condamné l'an dernier pour contravention + à la loi sur les fraudes...</p> +<p>L'homme eut beau répondre: "C'étaient des bouteilles que + j'achetais cachetées". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur + disait en tapotant l'air de sa droite:</p> +<p>- C'est bien, c'est bien.</p> +<p>Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, dès lors, il trouva cette + cérémonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc était + dur et son derrière était talé. Il se rappelait la caserne + où il avait été puni pour un jour assez sévèrement: + le Lieutenant-Colonel, homme élégant, qu'on ne voyait jamais, + l'avait fait appeler et lui avait simplement dit: "Vous avez fait ça, + vous aurez quinze jours de prison". Le tout n'avait pas duré cinq + minutes. C'était mieux ainsi. Quand les plus forts sont décidés, + n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat général était particulièrement + savoureux, n'en manquant pas une: "La parfaite éducation", + le malheureux père, "fonctionnaire distingué", jusqu'à + une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinée à montrer + sa haute culture; et, dans son désir fielleux d'obtenir le maximum, il + allait jusqu'à parler avec attendrissement des pauvres criminels ordinaires, + n'ayant pas été élevés de semblable façon, + et qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable acharnement. + Le jeune avocat fut très brillant, en plaidant la sévérité + excessive et stupide du "distingué fonctionnaire", mais son + discours portait à faux, parce que la plupart des jurés, étant + pères de famille, n'appréciaient pas, cette mise en cause de la + paternelle autorité, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit + couplet sur la mère que "la mort avait empêchée de + veiller au droit de l'enfant", fut, pour Plutarque, le seul incident de + cette interminable journée: l'évocation avait été + inattendue et avait produit en lui un étourdissement passager; pauvre + petite maman qu'il avait perdue tout enfant et à peine connue, elle devait + être décidément sa dernière tendresse. Deux larmes + brûlèrent au coin de ses yeux qui n'étaient point habitués + à s'émouvoir, ce fut un instant seulement et personne n'avait + pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient tourné ainsi...</p> +<p>La délibération fut courte.</p> +<p>- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier juré, la main + sur le côté...</p> +<p>Le garde fit sortir Plutarque pour le prononcé de la sentence, puis + le fit rentrer de nouveau.</p> +<p>- ... 10 ans de travaux forcés...</p> +<p>- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.</p> +<p>Dans le couloir, où il dut attendre, au sortir de la salle, toute une + série de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la fenêtre. + La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, à travers ce voile léger + de buée qu'il avait remarqué si souvent. Les gens, affairés + ou flânants, circulaient entre les autobus et les voitures comme à + l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un qui voudrait emporter + ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne revoir jamais.</p> +<p>Pendant qu'il attendait, le président et l'avocat général, + dépouillés de leurs robes, passèrent près de lui; + un bout de leur conversation lui vint:</p> +<p>- Ma fille, fit l'un, a accouché ce matin d'un gros garçon..."</p> +<p>... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.</p> +<p> </p> +<p> </p> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center">La carrière D'Arsay-Lancourt.</h2> +<p><br> + <i>Après le dîner, un soir d'août, dans le salon de lecture + du Jockey de Rio, nous étions assis devant une fenêtre qui donne + sur la baie; il faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit était lumineuse + et lourde, une de ces nuits de l'Amérique du Sud, pendant lesquelles + on n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami Turner, + récemment débarqué de France, m'avait accompagné + au Club. Autour de nous s'étaient groupés quelques Français + de la colonie, désoeuvrés comme tout le monde à cette heure. + On s'ennuyait un peu.</i></p> +<p><i>Turner vint à notre secours, en nous racontant, de très bonne + grâce, une histoire étrange. Il nous la donnait pour véridique. + J'ai un peu de peine pourtant à la croire. Bien que j'aie quitté + la France depuis cinq ans maintenant, il ne me paraît pas possible que + par des lettres ou par des journaux, aucun écho de cette aventure et + surtout de sa fin tragique, ne m'en soit jamais arrivé; de plus, mon + ami Turner, tout ingénieur des Ponts qu'il soit, a écrit, au sortir + de l'Ecole polytechnique, une série de nouvelles abracadabrantes: je + me demande si celle-là n'est pas simplement le produit de sa féconde + imagination.<br> + </i></p> +<p><i>Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta</i>.</p> +<p><br> + - Je crois, commença-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses + pour modifier profondément une carrière politique, même + et surtout celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai + eu dans ma vie un exemple frappant: la carrière d'un ancien camarade + de lycée, Arsay-Lancourt.</p> +<p>Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fût le plus intelligent, + ni le plus travailleur; il n'était pas le premier non plus, mais il avait + quelque chose de plus précieux que l'intelligence ou la méthode; + c'était une sorte d'équilibre général, aussi bien + de ses forces physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, + en lui-même, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais + vue chez d'autres. Il était de nous tous celui qui, ne sachant pas une + leçon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur + parti de son incompétence. Avec une maestria incomparable, il savait + sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, dévier la question + pour se rabattre, avec élégance, sur les terrains connus. Ajouté + à ces avantages, son physique était agréable, il se présentait + bien. Il était "l'élève à effets" par + excellence et, bien qu'il ne fût pas le meilleur d'entre nous, c'était + lui que nos différents maîtres interrogeaient quand les inspecteurs + académiques entraient dans les classes.</p> +<p>Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.</p> +<p>Comme il arrive, au sortir du lycée, je le perdis de vue et n'aurais + plus su ce qu'il devenait, quand un matin, à l'usine, on me fit passer + sa carte; il demandait à me voir. Tout de suite, je le fis entrer et + tout de suite aussi, je le reconnus. C'était maintenant un bel homme, + les traits de son visage étaient réguliers; il avait de grands + yeux gris, une moustache blonde un peu retroussée sur un sourire fait + à la fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il était + grand et bien découplé, et tous ses gestes dénotaient une + force qu'il lui plaisait de rendre inutile. Son élégance était + sobre et non pas ridicule; sa voix avait un ton prenant, autoritaire et chaud.</p> +<p>- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux <i>Forges des Batignolles</i>, lui + dis-je en le voyant.</p> +<p>Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il entendait + se présenter aux élections législatives dans le quartier.</p> +<p>- Comme tu as raison, ne pus-je m'empêcher de remarquer.</p> +<p>Il fit quelques réserves sur des points auxquels je n'aurais jamais + pensé...</p> +<p>- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un programme...</p> +<p>Il allait me dire son programme, mais je l'arrêtai; c'était inutile + car je ne comprends rien à la politique et je pensais que ce brave garçon + aurait sans doute bien des occasions pour placer à d'autres son petit + discours.</p> +<p>Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en quoi je + pouvais l'aider, il m'expliqua sans détours. Il s'agissait de parler + en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maîtres.</p> +<p>- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqué que je + ne m'entendais pas à ces sortes de propagandes.</p> +<p>Il ne tenta pas de revenir à l'assaut et de me placer un court résumé + de ses projets que j'aurais dû moi-même développer à + mes hommes.</p> +<p>- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te feraient + plaisir en votant pour moi.</p> +<p>J'étais gagné moi aussi par cette argumentation si franche et + si bien adaptée à moi; je lui répondis:</p> +<p>- C'est entendu, je te le promets.</p> +<p>Il me tendit la main avec une affection si spontanée que je l'interrogeai:</p> +<p>- Tu as vraiment envie d'être député? Cela t'amuserait?</p> +<p>- Pas autrement, répondit-il, mais que veux-tu que je fasse?</p> +<p>Décidément ce garçon, toute ma vie, devait me désarmer. + Quand il sortit de chez moi, j'étais décidé à l'aider + et les quelques jours qui suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de + lui à quelques collègues, à quelques ouvriers que je savais + avoir de l'influence, non pas certainement comme Arsay leur aurait parlé, + oh non, je leur disais tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux + te moi:</p> +<p>- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ça peut vous faire, vous, ça + ne vous changera pas et lui sera ravi.</p> +<p>Comme ils savaient tous que j'étais sincère en leur tenant ce + langage, dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que + les travailleurs de la métallurgie sont les plus intelligents du monde + et partant les meilleurs garçons de la création; vous comprenez, + ils sont habitués à ajuster les pièces de métaux, + c'est un travail qui se fait au dixième de millimètre, il faut + y aller prudemment. Allez donc monter des boniments à des gaillards de + leur espèce!</p> +<p>Dans l'ensemble, les affaires électorales d'Arsay marchaient bien. Il + avait tenu plusieurs réunions dans le quartier, qui, à part une + opposition normale, avaient bien réussi. D'ailleurs toutes ses affaires + marchaient bien, car non seulement, il avait jeté son dévolu sur + la représentation de la circonscription, mais il l'avait jeté + aussi sur la fille de notre administrateur-délégué, une + ravissante petite créature brune qui montait à cheval, menait + des autos et devait avoir une forte dot. Si les deux combinaisons politique + et sentimentale réussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une + puissance, député, ministre probablement, grosse fortune, jolie + femme. Il entrerait sûrement au conseil d'administration de notre société. + Je ne pouvais m'empêcher de penser à ceux de nos condisciples communs + qui devinrent vraiment des hommes supérieurs, particulièrement + à l'un d'eux sorti major de notre promotion à l'X, une si belle + intelligence, un si grand coeur et une folle gaieté: il était + en train, à cette heure, de respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, + ingénieur à cinquante louis par mois, quelque part dans la banlieue + de Lyon, cependant qu'Arsay... Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort + de nous fesser pour nous faire apprendre les mathématiques; la culture + physique, la politique, la danse et le maintien, voilà ce qui aurait + dû nous être enseigné.</p> +<p>Mais un petit événement troubla profondément la carrière + d'Arsay-Lancourt.</p> +<p>Un matin, vers onze heures, à l'heure du déjeuner, toutes les + équipes sortaient des usines et dévalaient dans le faubourg. C'est + l'heure de la joie dans le monde du travail: au commencement de la journée, + les ouvriers ont vécu trop loin les uns des autres, ils sont trop près + des soucis réels de la maison, le soir, ils sont fatigués et se + dispersent vite pour rentrer chez eux: au déjeuner, au contraire, ils + ont déjà abattu la moitié de la tâche, c'est comme + une récréation qu'ils prennent ensemble, les plaisanteries et + les farces vont bon train, et si quelques-unes ne sont pas du meilleur goût, + c'est entendu, ce sont du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-là, + dans tout Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme + un grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire à + la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers étaient + sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en farandoles, les + camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. Détail aggravant: + le soleil lui-même se mettait de la partie dardant ses clairs rayons d'avril + sur cette gaieté folle et la multipliant.</p> +<p>La cause de toute cette joie tenait à bien peu de chose. Un peu avant + onze heures, au coin du boulevard de la Révolte et de la rue Victor Hugo, + on avait trouvé, derrière un tas de planches, bâillonné, + assis par terre le dos collé au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur + député avait les mains attachées, il était vêtu + d'un habit de soirée maculé de boue. Certainement, il était + victime d'un attentat, mais on ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'était + pas évanoui et pourtant, à aucun prix, il ne voulait après + qu'on l'eut délié, qu'on l'aidât à se relever ou + qu'on le changeât de place. Un de mes ingénieurs assistait à + la scène.</p> +<p>- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?</p> +<p>Arsay répondait:</p> +<p>- Rien, rien, c'est un petit incident qui se réglera plus tard.</p> +<p>- Il faut vous sortir de là, insistait-on.</p> +<p>- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre service; + je vous remercie, ne vous inquiétez pas, je suis bien.</p> +<p>Mais comme à ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient + de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant un passage + à travers le rassemblement; arrivés à lui, ils se penchèrent + charitablement et posèrent encore quelques questions ainsi qu'il est + prévu au réglement.</p> +<p>- Laissez-moi, répétait Arsay, avec hauteur; faites seulement + circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.</p> +<p>L'un des représentants de la force essaya bien de se rendre à + ce désir de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour être + élu. Il tenta de disperser la foule, mais il y avait bien près + de cinq cents personnes et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers + son collègue, insista encore auprès d'Arsay en finissant par élever + la voix. Mon ingénieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune + peine à croire --, que Arsay retrouva devant ces dernières sommations, + son ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes qui + firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularité était + grande à ce moment précis, malheureusement on ne fait pas voter + à l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents diagnostiquèrent + "la loufoquerie" et, résolus à emmener Arsay de force, + ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se débattit. Un curieux prêta + main forte, tint les pieds. Une fois levé, Arsay refusa de faire un pas, + s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et demanda à + parler à la foule qui fit silence pour l'écouter.</p> +<p>- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis victime + pour la deuxième fois d'un indigne abus de la force; ce matin, c'était + évidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose à ce + que vous choisissiez librement votre représentant...</p> +<p>Cette partie du discours fit encore excellente impression.</p> +<p>... Maintenant, continua Arsay, la force policière...</p> +<p>Les agents ne le laissèrent pas dire un mot de plus: l'article de leur + règlement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police étant + l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un même mouvement, ils + posèrent chacun d'un côté leurs bras puissants sur les épaules + de celui qui était devenu soudain dans leur esprit un délinquant + et d'une même poussée le firent avancer dans la direction du poste. + Et ces deux hommes vêtus de façon identique, dans la même + posture, ayant la même volonté, et jusqu'à la même + expression donnaient l'impression, comme dans un ballet bien réglé, + d'être un seul motif vivant d'ornementation.</p> +<p>Alors aux yeux de cette foule très apitoyée apparut une singulière + vision et d'un seul coup tout le mystère fur révélé, + Les basques, le pantalon, le caleçon et la chemise d'Arsay avaient été + soigneusement découpés en un rond régulier qui mettait + à nu l'anatomie du pauvre candidat depuis le creux des reins jusqu'à + une main environ au-dessus de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague + de fou-rire énorme, formidable, qui partit des premiers rangs et courait + sans s'arrêter jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il + dut, dans cet instant au moins, perdre ce bel équilibre dont il avait + le secret. Des témoins m'ont raconté par la suite que la boue + du trottoir, sur lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre + et un peu rose des marques bien nettes. C'était un peu comique, assurément.</p> +<p>Derrière le groupe formé par Arsay et les deux agents qui filait + maintenant à toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en courant. + C'était un cortège en délire, impressionnant par le nombre + et dont la tête était un derrière, un malheureux derrière + qui n'en pouvait mais.</p> +<p>Les hommes étaient réunis en une même pensée, ils + étaient nombreux, il fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux + sont faits pour répondre à ce besoin. Sur l'air des <i>lampions</i> + un loustic improvisa rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul + d'abord, sa voix monta claire et grêle dans le matin radieux:<br> +</p> +<blockquote> + <p><br> + <i>Arsay j'ai vu<br> + Arsay j'ai vu<br> + Ton dos (1)<br> + Arsay ton dos<br> + Arsay ton dos<br> + Je l'ai vu.</i><br> + </p> +</blockquote> +<p> (1) Pour être très exact, je dois dire que le narrateur ne se + servit pas précisément de ce dernier mot; c'est par pudeur pour + nos lecteurs que je fais cette légère altération historique. + Les initiés n'auront pas de peine à rétablir le texte dans + sa pureté première.</p> +<p>Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain qu'elle scandait + du bruit formidable de ses pas cadencés. Des automobiles et deux tramways + arrêtés battaient la mesure avec leurs trompes et leurs avertisseurs. + Les vitres des maisons en tremblaient. Et, le rire, le rire formidable ne cessait + pas, mais grandissait au contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur + leur siège, les gens aux fenêtres, les deux agents en tête, + tous s'esclaffaient, et même la face d'Arsay, où l'on voyait des + larmes briller, se tordait en un rictus étrange.</p> +<blockquote> + <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..<br> + </p> +</blockquote> +<p>Le chemin était long. Dans une auto découverte qui fut obligée + de s'arrêter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, + son fiancé. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre + sa place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le soir, + devaient pouffer à l'unisson.</p> +<p>La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arrivèrent + au terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement éprouver une + amère joie à voir de loin paraître la porte de cette singulière + boutique aux vitres grillagées, à l'enseigne salie que personne + ne se préoccupait de rendre engageante et où s'inscrivaient en + lettres bleues:</p> +<blockquote> + <p> POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.</p> +</blockquote> +<p>La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant voir à + la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derrière lequel + il allait se passer quelque chose.<br> +</p> +<p>La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le temps + entonnait par moments son hymne:</p> +<blockquote> + <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..</p> +</blockquote> +<p>Et la chanson cruelle devait arriver à peine assourdie jusqu'au malheureux, + assis sur un bât-flanc, au milieu des agents qui riaient encore de leur + gorge bruyante. Peut-être comprit-il qu'il était arrivé + au bout de son rêve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annonçait si + bien.</p> +<p>Les sirènes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin + à ce supplice. Bientôt il n'y eut plus dans la rue que la voix + de quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans l'après-midi, + un fiacre fermé venait chercher Arsay devant le poste et le ramener vers + sa demeure.<br> +</p> +<p>L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, était + bien, comme l'avait pensé Arsay, son contre-candidat, un certain Maupied + qui fut élu et qui devint ministre. Celui-ci effrayé des premiers + succès de mon ancien camarade, avait imaginé le petit attentat: + quatre hommes étaient venus cueillir Arsay comme il sortait d'une soirée + et l'avaient déposé, les yeux bandés et le fond de culotte + découpé, près de l'endroit où il fut trouvé.</p> +<p>L'affaire avait été bien montée. Personne n'avait rien + vu.</p> +<p>La manoeuvre réussit pleinement; huit jours après, Arsay était + battu à plate couture: 24 voix contre 2724 à son concurrent le + moins avantagé. Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois + le refrain de la journée fatale. On ne devait plus l'entendre de longtemps + dans la suite, mais quelques-uns de ses mots restèrent. L'histoire avait + fait le tour de tout Paris et quand on parlait d'Arsay, on distait toujours: + <i>Arsay ton dos</i> (2), sauf dans quelques salons collet-monté où + l'on disait toujours: <i>Arsay ton chose</i>, appellation qui n'était + guère moins désobligeante, au demeurant.</p> +<blockquote> + <p> (2) Même remarque que précédemment.<br> + </p> +</blockquote> +<p>C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus tard, + je rencontrai le paurvre garçon, un soir, sur le perron de la gare d'Orléans. + Il avait changé maintenant, ses habits me paraissaient moins soignés + et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette assurance que si souvent + je lui avais enviées. Nous allions dans la même direction; je lui + demandai de monter dans mon compartiment et, en abordant un sujet quelconque, + tâchai de lui faire parler de lui-même. Il y vint rapidement:</p> +<p>- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, résigné, + il n'y a rien à faire, c'est comme ça.</p> +<p>- Comment, dis-je, rien à faire; ce qui t'est arrivé est une + blague, une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu + te laisses abattre...</p> +<p>- Cette histoire, dit-il, a flanqué ma vie par terre, tout simplement. + Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idées commune + à tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-même, quand tu m'as rencontré + ce soir, est-ce à nos années de collège passées + ensemble que tu as pensé? Jamais de la vie, tu as pensé à + mon affaire. Pour toi (il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, + -- oh! je ne t'en veux pas -- je suis <i>Arsay ton dos</i>.</p> +<p>Comme je me récriais, étouffant en moi-même une invincible + envie de rire, il continua:</p> +<p>- C'est naturel, et si cette histoire était arrivée à + toi au lieu de moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais + comme toi: on n'est maître ni de sa pensée, ni de son rire. Seulement + si tu avais été dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait + vraiment été qu'une blague, parce que tu es es un producteur, + toi: on te prend pour tes produits.</p> +<p>- Merci, fis-je.</p> +<p>- Ah, répondit-il exalté, pour sûr tu peux dire merci, + parce que ton bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que + pour moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais être que député + et c'est vrai.</p> +<p>Quand j'ai été blackboulé, quand j'ai vu se rompre mes + espérances matrimoniales, j'ai essayé de me ressaisir, de me reprendre.</p> +<p>J'ai travaillé, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, + je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes étouffant des rires + de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les côtés + sur leurs chaises pour me regarder, comme une bête à voir; ceux-là + ne savaient pas, on les avait renseignés. Je suis entré dans un + journal; à la rédaction, on simplifiait, on m'appelait <i>Ton + dos</i>; je persistais, j'écrivais des articles qui en valaient d'autres, + dans le début, je ne signais pas comme les commençants; seulement + les articles qu'on ne signe pas, ne profitent qu'à la direction, tu t'en + rends compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout + de ma copie. L'effet fut radical: le rédacteur en chef vint lui-même + dans ma salle pour me demander "si je n'étais pas fou". Je + changeais de maison, je recommençais avec patience, avec courage et quand + vint l'heure de la signature, c'était je m'en souviens, un article sur + le commerce extérieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: <i>Lancret</i>; + cela dura quelques jours; puis un confrère obligeant de mon ancienne + rédaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit écho; + je le sais par coeur.</p> +<p>"Notre excellent confrère qui signe modestement Lancret des articles + si remarqués ne fut pas toujours -- c'était contre son gré, + il est vrai -- aussi modeste". C'était signé: <i>Tournedos</i>.</p> +<p>Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent inaperçues, + toi? Eh bien, deux jours après, toute la ville m'appelait Lancret-Tournedos. + Dans la suite, mon directeur voyait son tirage augmenter à cause de moi, + et pour cette raison me fichait ostensiblement à la porte. Je ne peux + pas te les raconter toutes, mon vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, + croirais-tu que j'ai reçu des propositions du Directeur de l'Olympia + pour faire semblant de jouer du hautbois sur la scène? Si je te disais + encore, qu'il y a deux mois, c'est-à-dire trois ans et demi après + l'incident, une vieille dame du Texas, que je ne connaissais pas, est montée + chez moi, dans mon appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce + qu'il faudra, mais je veux <i>le</i> voir." Oh, tu peux t'esclaffer, + ne te retiens pas, c'est naturel...</p> +<p>Et il sanglota.</p> +<p>Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique désagréable + que j'éprouvais en écoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il + la racontait, j'avais à la fois des envies de rire et je sentais toute + l'inconvenance qu'il y avait à rire, je comprenais qu'Arsay s'en rendait + compte et que c'était toujours ainsi quand il parlait de lui. J'avais + une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur particulière. + Je pensais au Palais Royal où, pour un louis, les gens ont le droit de + rire et où ils en usent si peu.</p> +<p>- Pauvre ami, fis-je la gorge serrée.</p> +<p>J'essayais de détourner la conversation, c'était difficile, il + y revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon voyage; + il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la main, en lui distant:</p> +<p>- Bonne chance.</p> +<p>Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent frappés + à mort.</p> +<p>Quelques années passèrent encore, quand j'appris, un beau jour, + qu'Arsay était entré au Parlement. Je m'en réjouis pour + lui, je le croyais définitivement sorti d'affaires. Il représentait + à la Chambre la Guadeloupe. Comment s'était fait son élection? + Très simplement. Maupied, son contre-candidat de Levallois, était + devenu Ministre des Colonies. Quelqu'un lui avait raconté les suites + tragiques de l'acte auquel il devait la première et partant la plus difficile + de ses victoires politiques; il avait dû éprouver quelques remords + de sa mauvaise plaisanterie: l'homme n'étant jamais méchant que + lorsqu'il a faim. Alors le secrétaire d'Etat avait "conseillé" + à ses services de la Guadeloupe, l'élection d'Arsay. On est fixé + sur la valeur de ces conseils: Arsay fut élu contre deux candidats nègres + à une massive majorité. Son élection prit la valeur d'un + symbole car elle démontrait clairement la supériorité de + la race blanche, à la lumière du jeu de nos libres institutions. + Et toujours, sur les conseils du membre du Cabinet, Arsay fut validé + sans débats, fait qui aurait prouvé, s'il en était besoin, + combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos représentants + élus, est peu fondé.</p> +<p>Bref, maintenant Arsay était député pour de bon. Peu importe + de savoir qui il représentait. En vertu de l'égalité souveraine, + il était élu du peuple et en avait tous les droits. Aucune raison + profonde ne s'opposait à ce que sa carrière ne devint tout aussi + brillante et tout aussi féconde que si huit ans avant, il avait été + élu, dans une Chambre précédente, député + de Levallois.</p> +<p>Ah, pensais-je, voilà enfin ce pauvre garçon reparti sur sa voie. + Je le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, arrivant + à se faufiler à travers les groupes et les ronds avec ce don spécial + qu'il avait de nature; et se spécialisant petit à petit, dans + quelques questions non contestées; ainsi il devait fatalement parvenir + à dissocier par une autre association d'idées, son nom du souvenir + de son ancienne célébrité.</p> +<p>Pendant un certain temps, les choses allèrent bien ainsi que je les + avais supposées. Comme il convient à un nouveau parlementaire. + Arsay ne prenait pas la parole aux séances, se contentant de temps en + temps de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui était + loisible ensuite de développer à son aise en corrigeant les épreuves + de l'Officiel. Personne ne trouvait rien à redire et comme je l'avais + pensé, les indigènes de la Guadeloupe -- qui ne lisent d'ailleurs + pas l'Officiel -- étaient très satisfaits. Arsay s'était + fait inscrire à plusieurs commissions dont personne ne voulait, à + celle de la prophylaxie contre la rage, à celle de l'étude du + régime des pluies, notamment, pour lesquelles son égale incompétence + le désignait particulièrement. Bref, si Arsay n'avait été + imprudent et s'il n'avait pas voulu aborder la tribune avant que son inocuité + ne fut dûment établie, il aurait fait une très honorable + carrière.</p> +<p>Quelle idée saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'était + dans une discussion d'intérêt général intéressant + tout spécialement sa circonscription. La Chambre devait statuer sur le + règlement des compagnies maritimes. Arsay s'était fait inscrire; + il avait mûrement travaillé son discours et entendait démontrer + à la Chambre la nécessité vitale pour la Métropole, + d'avoir des lignes de navigation régulières pour desservir les + colonies. Les profanes peuvent penser que cette question bien simple aurait + dû se discuter dans un calme académique. Singulière erreur! + La Législation réglementant des compagnies quelconques, et des + compagnies de navigation particulièrement, ne va jamais sans débats + passionnés; en effet, il y a toujours dans les Assemblées les + représentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne veulent pas + voir s'imposer une obligation supplémentaire qui pourrait dasn l'espèce, + les forcer à desservir des ports immédiatements peu rentables; + et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la socialisation de tous + les services susceptibles d'être rendus par les compagnies; ceux-là + ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un monopole même si l'exercice + de ce monopole doit se traduire par des pertes, en telle sorte que socialistes + et représentants des compagnies sont toujours d'accord en pareille matière + contre le reste de la représentation nationale qui pourrait être + tenté de penser aux intérêts de la Nation.</p> +<p>Ah! ce fut une séance mémorable. Après l'audition de divers + orateurs, vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager à + fond, Arsay monta à la tribune un gros dossier sous le bras. Il était + très calme en apparence, peut-être au fond de lui-même, était-il + ému d'abord parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir + et ensuite à cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses auditeurs + connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se demander, en proie à + un noir pressentiment, si quelque suppôt des compagnies ou quelque communiste + n'allait pas troubler son exposé par un fâcheux rappel.</p> +<p>Une jeune femme amie assistait à la séance et me l'a racontée. + Arsay commença d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette + belle voix que nous lui avions connue au collège, quand de son brio, + il éblouissait nos maîtres. L'assemblée qui savait avoir + affaire à un novice convaincu, ignorant les tours de bâton et pouvant + introduire un peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, écoutait avec + attention. L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu + à peu la griffe de l'émotion qui le serrait au cou se relâchait: + la voix devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. Quelques + applaudissements partirent même du centre gauche. Après l'exposé, + Arsay entra alors carrément dans le vif de la discussion et posa le problème + sans ambages, dans son vrai jour. Immédiatement l'opposition droite et + gauche réunie donna, mais c'étaient des interjections, des hurlements + presque discrets assez inintelligibles et assez imprécis pour ne pas + appeler de répliques. Arsay trouva, dans ces apostrophes, un nouvel encouragement: + n'était-ce pas ainsi qu'étaient accueillis les plus grands orateurs + parlementaires. Et il continua à dévider son argumentation qui + était forte, plusieurs en ont témoigné. Un moment, on a + pu dire qu'il tenait un véritable succès: il s'en rendait compte + et en devenait meilleur. Il expliquait comment l'intérêt des compagnies + même se conciliait avec le règleent qu'il lui semblait devoir être + imposé; il disait que le pavillon créait le débouché, + lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement à partie.</p> +<p>- C'est en raison de ces bénéfices futurs, disait l'interrupteur, + qui sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la nécessité + de faire un cadeau à des compagnies privées. Nous avons trop vu + ces agissements jusqu'ici.</p> +<p>Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour répliquer à cette + interruption, posa lui-même une interrogation.</p> +<p>- Qu'avez-vous vu?</p> +<p>Des bancs de la droite modérée, une voix rogue partit, qui répondit:</p> +<p>- Ton dos. (3)</p> +<p>Oh, légèreté des corps législatifs! La Chambre + se vengeait-elle de l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait + imposée? On ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une + fois un éclat de rire général et fou qui prit non seulement + les opposants, mais les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'à l'élégant + président; ce dernier, par principe, faisait semblant de se fâcher, + mais sa sonnette méchante, mollement agitée, vibrait de petites + notes comiques et complices, faisant penser à une vieille fille qui se + retient devant une inconvenance. Toute la salle trépignait et le rire + durait, repartant par saccade devant la mimique variée d'Arsay. Tantôt + il montrait le poing aux travées d'extrême gauche, en vociférant + comme M. Jaurès, des mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, + et tantôt il restait calme, adossé au bureau du président + dans cette pose qui était familière à M. Jules Roche pendant + les discussions orageuses; seulement Arsay passait brusquement de l'une à + l'autre de ces attitudes, comme s'il n'eut pas eu le contrôle de ses actes, + et ces transitions amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence dû + à des rates trop dilatées, nullement engageant pour poursuivre + une discussion et le président se penchant au-dessus de son pupitre disait:</p> +<p>- Parlez, mais parlez donc.<br> +</p> +<blockquote> + <p>(3) Toujours même remarque que précédemment. </p> +</blockquote> +<p>Arsay ne parlait pas, mais restait à la tribune tout de même. + Ce ne fut qu'à une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge + serrée ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des + syllabes huilées:</p> +<p>- Ah gueu... que... sue...</p> +<p>Le fou rire recommença.<br> +</p> +<p>Le fou rire recommença.</p> +<p>Alors on vit Arsay en proie à une fureur singulière, déchirer + et jeter en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans + la direction du président du Conseil, vieillard caustique qui faisait + mine de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop légers + pour l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tête des sténographes. + Arsay déchirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne s'arrêtait + pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, mais soudain, il + se reprit et se mit à rire lui aussi, d'un rire étrange, pendant + que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblée croyant qu'il allait + sortir un document à scandale, fit silence: alors avec une dextérité + de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se déculotta. In instant, + le temps que la Chambre se ressaisisse et que les huissiers soient en haut des + marches de la tribune, aux représentants librement élus de la + France, au gouvernement responsable et compétent, aux diplomates actifs + et intelligents de tous les pays du monde, à ces braves généraux + que l'ingénieuse abomination de nos adversaires surprit mais n'ébranla + pas, à cette grande presse intègre qui fait l'honneur de notre + pays, à cette élite du public international si parisien et de + toutes les élégances, Arsay montra ce qu'on l'avait jadis forcé + à faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baissé la tête, + en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit plus que ce qu'il + voulait. C'était sur le plateau en son milieu, comme un disque rouge + qui faisait penser au crépuscule d'un petit soir ou encore au sacrifice + monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime expiant les péchés + que le Parlement n'avait jamais commis.</p> +<p>La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq Cents. + Je sais bien que sur son grand côté qui fait face à la salle, + un bas-relief en marbre blanc, représente deux femmes dont l'une écrit + et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allégorie symbolique + est là certainement pour rappeler aux députés qui seraient + tentés d'écouter la fragilité de la parole: "Ecris, + leur dit-elle ou sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais + que malheureusement, les députés qui sont à la tribune, + ne voyant pas l'allégorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, + tout de même, que de grandes paroles, que de discours féconds sont + tombés du haut de ces marches. Quand on pense que de cette relique vénérable, + à juste titre considérée comme le berceau de nos lois, + que d'elle partit tout cet appareil de justice et de droit, ces grandes réformes + bienfaisantes, ces conceptions géantes de notre politique étrangère, + ces plans sublimes et désintéressés de notre action coloniale, + ce petit arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, + en un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste scandalisé, + à se dire qu'un instant, même un seul instant, la partie la plus + vile d'un individu la dominât.</p> +<p>Arsay était devenu complètement fou.</p> +<p>On l'a enfermé à Bicêtre où le caleçon de + force lui fut passé, parce que dans sa démence, le pauvre homme + prend tout le monde pour des parlementaires et veut à chaque instant + recommencer.</p> +<p>Quand le médecin-chef fait visiter à un personnage de marque, + son établissement, il ne manque jamais de s'arrêter devant le pauvre + malade et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:</p> +<p>- C'est un ancien député.</p> +<p><i>En terminant son histoire, Turner avait conclu:</i></p> +<p>- Dire tout de même que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay + aurait pu être ministre et même Président du Conseil.</p> +<p> </p> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center">La Saisie.</h2> +<p></p> +<p><br> + Nous avons été étudiants ensemble. Après quinze + ans ou plus, nous nous étions rencontrés, ce soir de novembre, + dans le hall de la gare de Lyon, attendant le même train et essayant de + déchiffrer, sur une ardoise plaquée au mur, le retard dont la + Compagnie bienveillante consentait à nous prévenir:</p> +<p><br> + RETARDS ANNONCÉS<br> + TRAIN VENANT DE MARSEILLE<br> + 3.h.22</p> +<p><br> + - C'est gai, dis-je.</p> +<p>- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!</p> +<p>Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec un de + ces émotions particulières qui sont l'apanage des gens ayant eu + des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer à notre + égoïsme, des inquiétudes, au moins légères. + Je les ressentais, en vérité: je me disais en moi-même: + "Il aura 3 h.22 pour me raconter ses déconvenues", et je maudissais + cette administration que l'Europe a cessé de nous envier, cependant qu'à + haute voix je remarquais:</p> +<p>- Le hasard fait bien les choses.</p> +<p>- Quelquefois, répondit-il, assez tristement.</p> +<p>Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait paru + fameusement changé; je me rappelais sa folle gaieté d'autrefois, + son imagination ardente, jamais à court d'une farce inédite. C'était + un sujet brillant que ses camarades d'école croyaient appelé au + plus haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut + à peu près de mon âge: les environs de quarante. Son visage + avait un certain air résigné qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, + on l'aurait dit matériellement assez à son aise; il avait des + vêtements quelconques, des gants et une pelisse qui sans être opulente, + était parfaitement honorable. Le cadre était navrant: dix heures + du soir, une de ces nuits froides, mouillées et tristes, dont les gares + ont le secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumière + crue tombait des globes électriques qui se balançaient doucement + en l'air; on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou + en attendant avaient des figures longues et ennuyées.</p> +<p>Je proposai:</p> +<p>- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au café.</p> +<p>Il accepta.</p> +<p>De l'autre côté de la rue, dans la brasserie, l'atmosphère + était plus sympathique. Il faisait chaud. Une buée enveloppait + les consommateurs autour des tables. A part quelques isolés, devant un + bock -- qu'ils durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes à boire + --, dans l'ensemble, c'était un public de petits employés et de + petits fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les plaisanteries + et les chiffres classiques à ces jeux, faisaient comme un accompagnement + en sourdine au solo des garçons qui clamaient les commandes:</p> +<p>- Deux menthes à l'eau... un café nature... quatre turins grenadine.</p> +<p>Nous étions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin tranquille. + A côté de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne savais + pas trop quoi dire à cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en sortir + j'évoquais le passé:</p> +<p>- Tu te rappelles le Vachette, le Panthéon... Comme c'est loin!</p> +<p>- Loin de toi, peut-être, dit-il; certains jours, il me semble que c'est + hier.</p> +<p>Je ne comprenais pas bien pourquoi ces détails étaient plus près + de lui que de moi; pourtant quelque chose m'empêchait de demander des + explications. Je sautais à une autre idée.</p> +<p>- Qu'est-ce que tu fais?</p> +<p>- Je suis médecin, répondit-il. Nous autres, au sortir de la + Faculté, ce n'est pas comme vous après l'Ecole de Droit, qui devenez + juges, financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me + suis installé dans le troisième, rue Béranger. Ça + ne te dit rien, n'est-ce pas.</p> +<p>- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.</p> +<p>- C'est près de la place de la République, reprit-il, derrière + le Théâtre Déjazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, + c'est une clientèle un peu spéciale, différente de celle + qui habite au Bois de Boulogne; celle-là est réservée aux + patrons. Je me suis fait à la mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.</p> +<p>-Mais je croyais, dis-je, qu'après ton internat, tu préparais + justement les hôpitaux.</p> +<p>- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le temps + et les moyens de se préparer et d'attendre... Je me suis marié + très jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'étais marié?</p> +<p>Je fis signe que non.</p> +<p>- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au train. + Elle me ramène mon fils qui était à Dijon, auprès + de mon beau-père. Je leur ai acheté une petite bicoque, par là-bas, + c'est leur pays.</p> +<p>Il parlait sur un ton posé et calme, cependant on aurait dit qu'il avait + des larmes dans la gorge et cette impression m'empêchait encore d'intervenir.</p> +<p>Il reprit:</p> +<p>- J'ai épousé Loute.</p> +<p>Ce prénom ne me disait plus rien, mais après quelques précisions + je revis bientôt la figure brune et la tournure gracile d'une de nos camarades + des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois bien; et nous étions + même un certain nombre qui l'avions connue tout à fait. Nous l'appelions + "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guère qu'aux bords de + nos tables et qu'elle était petite, vive, gamine et douce toujours. Ah + certainement! il me semblait même que j'entendais encore le pépiement + de son rire. Elle avait l'air d'être si ingénument ce qu'elle était. + Si elle était arrivée à se faire épouser, celle-là, + il fallait tirer l'échelle!</p> +<p>J'étais décidé à ne rien laisser voir de ma surprise; + tout de même quelque chose dût le frapper en mon expression même. + Il enleva son lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.</p> +<p>- C'était une bien bonne fille, dis-je peut-être un peu trop simplement.</p> +<p>- Oui, mais tu penses que c'était tout de même une fille, répliqua-t-il.</p> +<p>- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as épousée, + tu sais donc mieux que personne ce qu'elle vaut.</p> +<p>Cette considération ne le consolait pas. Un petit silence pénible + se fit. Pour dire quelque chose, je remarque:</p> +<p>- Elle était bien jolie!</p> +<p>Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se lèvres tristes + un pauvre sourire, il me dit:</p> +<p>- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne épouse et une bonne mère, + je te l'assure.</p> +<p>- Et bien alors, fis-je.</p> +<p>- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce temps-là + que je rencontre; je ne les ai plus recherchés, tu comprends. Ce fut + un tel changement. Les commencements ont été difficiles. Ma famille + s'est éloignée de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu d'un + coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans notre métier... + les courses à pied dans la pluie, les étages, les veillées, + les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que de donner des leçons. + Les professeurs ont, du moins, des engagements réguliers; ils voient + des enfants bien portants. Tandis que nous, nous allons, en passant, obligés + de représenter, bien que nous soyons misérables nous-mêmes, + et toujours auprès d'autres misères. Quand on a une femme à + la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous répète sans cesse: + "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils étaient + loin les travaux de laboratoire, les concours, les maîtres surtout... + Heureusement, petit à petit, les choses s'arrangent, matériellement + du moins: c'est une consolation énorme, surtout qu'on se souvient des + débuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espèce de décalement + social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu m'excuses, ce soir, + c'est de te retrouver. Tu es marié?</p> +<p>Je fis signe que oui.</p> +<p>Il hocha la tête comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:</p> +<p>- Tu n'as pas idée comment s'est fait mon mariage. Une de ces histoires + qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras à combien peu + tiennent nos destinées.</p> +<p>J'étais venu à Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour + une place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande carrière + médicale, c'est une étape nécessaire. J'avais quitté + les miens en pleines vacances de Noël. Toute la journée, je m'étais + fait ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils étaient + alors mes amis. Mes exposés n'avaient pas été trop mauvais. + Dans l'ensemble, j'étais assez satisfait. Après les efforts de + la journée, je me sentais un besoin terrible de me détendre. Note + que j'étais en possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les + étrennes que j'avais reçues. Ces circonstances réunies + m'incitaient à faire la fête. Comme il n'y avait pas, à + cette époque de l'année, le moindre camarade au quartier, je résolus + de me chercher une compagne.</p> +<p>Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panthéon et j'aperçus + Loute. Elle était seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa serviette + dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchée sur un tabouret, + la tête appuyée sur son bras, suçait mélancoliquement + la paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes intentions. + Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous fûmes dîner + dans un restaurant voisin et je fis déboucher quelques bouteilles de + vins choisis. J'étais très en forme et elle aussi. Du moins, je + l'ai cru, ce jour-là: depuis, -- parce que j'ai souvent ruminé + cette scène -- il m'a bien semblé que Loute n'était pas + tout à fait comme à son ordinaire; son rire devait sonner un peu + faux; mais était-ce force de caractère ou insouciance ou bien + habitude de sa part, ou bien seulement défaut de compréhension + de la mienne; je ne m'aperçus de rien. Après le dîner, nous + avions été à Bullier, presque désert ce soir-là + et nous avions fini la nuit à Montmartre. Je crois que c'est la dernière + nuit que je me sois amusé. Il y a des gens pour lesquels les transformations + de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est brusquement modifiée + à cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un angle vif; comme un + carrefour.</p> +<p>Le lendemain matin, j'étais chez Loute. Nous aurions pu faire la grasse + matinée, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, elle s'était + levée. Je la vois encore, en jupon et en sandale, trottant dans son appartement + pour nous faire du chocolat.</p> +<p>Cet appartement -- nous le connaissions tous -- était au Boulevard St-Michel, + derrière le Luxembourg, un peu après l'Ecole des Mines, une maison + d'angle au deuxième. Le mobilier et la décoration étaient + de Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur une + marche de laque noire, la psyché empire. Tu vois?</p> +<p>- Pas du tout, dis-je avec conviction. En réalité je voyais très + bien.</p> +<p>Mais il insista:</p> +<p>- Tu as oublié le salon bleu au tapis à carreaux qui était + séparé de la salle à manger par un treillage de vigne verte? + Le petit aquarium et le jet d'eau sur la cheminée du salon?... Enfin, + je me les rappelle bien. Cet appartement était la joie et l'orgueil de + Loute. Il lui avait été offert par un Roumain qui, ses études + terminées, était reparti dans son pays. Loute en s'y installant + avait vu se terminer pour elle l'ère des garnis. Elle le soignait méticuleusement, + le nettoyait et le paraît toute la journée. A tous venants, elle + en vantait l'originalité et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, + à lire ou à raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en + suis rendu compte ce jour-là, cet appartement était sa seule joie.</p> +<p>J'étais couché tranquillement en train de boire le chocolat brûlant + qu'elle m'avait préparé; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. + Elle était assise, sa tasse sur les genoux, près de la fenêtre, + regardant le boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aperçus que + des larmes tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais + vers elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:</p> +<p>- "Qu'est-ce que tu as?"</p> +<p>D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai appris + depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, puis comme + j'étais le plus fort et que j'insistais, elle me répondit comme + un gosse:</p> +<p>- "Du chagrin".</p> +<p>J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir un petit + secrétaire chinois qui était près d'elle et, pour toute + réponse, me tendit un papier. C'était un commandement d'huissier. + Je mis un bon moment à le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont + écrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de jugement + et je compris à travers tout ce fatras que Loute n'avait pas payé + son loyer depuis neuf mois et qu'à la requête de son propriétaire, + auquel s'étaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir + meubles et les faire vendre aux enchères. Le commandement était + daté de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:</p> +<p>- "Ils vont te saisir?"</p> +<p>Mais Loute, tranquille devant cette éventualité, me répondit:</p> +<p>- Tout de même pas jusque-là, j'ai écrit hier au propriétaire + pour lui demander encore un délai... seulement, c'est ennuyeux".</p> +<p>J'étais moins rassuré qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait + une partie de mes inquiétudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de + te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme était beaucoup + pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-être pas grand chose + pour un propriétaire parisien. Cependant par précaution, à + la pensée de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus + d'abord l'idée de télégraphier à ma famille une + invention quelconque. Mais je réfléchis que la réponse + en admettant même que la fable soit crue, n'arriverait jamais à + temps et la procédure suivait son cours. Je pensais aussi filer chez + des camarades, leur expliquer le cas et réunir le magot, mais c'était + les vacances et je ne voyais pas chez qui frapper. Devant cette impossibilité + d'agir, je finis par me persuader que Loute avait raison; il n'y avait peut-être + dans tout le pathos de cette feuille qu'une manoeuvre destinée à + effrayer une petite fille. En fin de compte, si contrairement à nos prévisions, + l'inévitable arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais + à la hâte et comme tu penses, une fois prêt, je ne m'en allais + pas.</p> +<p>Naturellement le charme était rompu. J'essayais de la distraire en lui + racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'étant guère + divertissant pour elle. Mais je ne devais plus être en forme: cette fois + le vin n'opérait plus, mes histoires ne la déridaient pas. La + conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au danger, + revenait à la fenêtre, comme pour se donner une contenance. Je + tentais un moment de me moquer légèrement de son mobilier, de + lui dire que cette décoration était danubienne et bonne pour un + certain temps, mais qu'elle devait forcément lasser à la longue. + L'expression de ce jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, + sur ce sujet, n'aurait d'autres effets que de lui démontrer mon mauvais + goût.</p> +<p>Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un cri de + douleur, le cri d'une bête frappée à mort.</p> +<p>C'était sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitié charrette, + moitié camion, s'avançait lentement.</p> +<p>- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de déménagement ne + peut plus passer sous tes fenêtres..."</p> +<p>Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur le trottoir + par trois messieurs qui firent, une fois arrivés devant notre porte, + des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture vint docilement se ranger + sous nos fenêtres mêmes. Quatre bonshommes en descendirent, l'un + d'eux avait une grosse figure ronde, coiffé d'un casque à mèche; + je ne l'oublierai de ma vie.</p> +<p>Et bien, vois-tu, je n'ai jamais été condamné à + mort, mais j'imagine que la vue du fourgon qui doit vous mener à la guillotine + doit vous faire ressentir quelque chose d'analogue à ce que je ressentais + alors. Quelques minutes d'angoisse se passèrent; le temps aux hommes + de monter l'escalier. Loute pâle ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement + nerveux agiter son maxillaire inférieur. Le timbre retentit. Le premier + mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme je lui faisais + remarquer rapidement et aussi doucement que possible l'inutilité de cette + résistance, elle me demanda d'aller ouvrir moi-même. Ils entrèrent. + Il y avait la concierge, l'huissier, les deux témoins et derrière + eux le choeur des déménageurs qui avaient l'air de figurants. + L'huissier se présenta, il devait "parler à la personne".</p> +<p>- "Elle est très émue, dis-je, si vous voulez me faire votre + communication..."</p> +<p>Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-même sa signification au + débiteur.</p> +<p>- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la manière. + Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se tirer."</p> +<p>C'était un grand garçon, assez jeune et se sachant beau. Ses + vêtements étaient d'une élégance fripée, mais + recherchée tout de même. L'eau coulait de son parapluie sur le + tapis. Je le lui pris des mains, pour le mettre au porte-manteau, un peu brusquement + peut-être. Ce tabellion m'agaçait.</p> +<p>- "Vous vous souciez des gages des créanciers, me dit-il, avec + une suave ironie... c'est bien."</p> +<p>Il était le plus fort, je n'avais rien à dire. Je le précédais + chez Loute.</p> +<p>Elle le reçut debout, appuyée contre le mur et écouta + sans broncher son petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi + avait l'habitude; il récitait une leçon qu'il avait dû placer + bien des fois, dans des circonstances identiques et où alternaient savamment + les mots de la procédure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, + il y en avait d'une méchanceté cruelle et d'une cuisante impertinence. + Il disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou + de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos meubles + à l'hôtel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tête + comme un coupable, sans arriver à comprendre cependant la faute que j'avais + commise. J'aurais donné toute ma fortune pour pouvoir jeter à + la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.</p> +<p>- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous prescrit + de ne point saisir: le coucher qui vous est nécessaire, c'est-à-dire + votre lit, vos couvertures, draps, édredons, etc., les habits dont vous + êtes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre sur vous tous les + vêtements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire que tous les papiers + et menus objets n'ayant comme valeur principale que le souvenir, par vous y + attaché, vous resteront".</p> +<p>Loute n'avait pas répondu, comme il fallait donner des ordres pour l'enlèvement, + elle parla. Elle était blême et sa gorge était si contractée + que le son de sa voix en était changé et les mots qu'elle disait + semblaient être dits par une autre. Elle ne croyait pas encore à + ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.</p> +<p>- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, très calmement; je me + suis arrangée avec le propriétaire, auquel j'ai écrit hier."</p> +<p>Et ce fut dit avec une telle autorité que l'huissier lui-même + en fut troublé; un instant il hésita. Mais son trouble ne dura + pas, il la pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit + soudain compte, d'un coup elle tomba à genoux aux pieds de l'homme, les + mains crispées au pan de sa jaquette.</p> +<p>- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je + vous le promets, je vous le jure."</p> +<p>Je m'étais trompé, l'huissier n'était peut-être + pas méchant au fond; il la releva gentiment en disant:</p> +<p>"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne + fais qu'obéir. Soyez sage, on tâchera de vous laisser pas mal de + choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme les autres, + vous verrez."</p> +<p>Il la fit s'asseoir, cependant que discrètement, du coin de l'oeil, + il disait à l'équipe des déménageurs: "Commencez".</p> +<p>Ils s'attaquèrent à l'autre pièce d'abord. L'huissier + me fit signe de rester auprès d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, + sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-là la + réflexion que les hommes ne sont pas tout de même si méchants + qu'ils le disent. Chez tous, même les plus sots, et même chez ceux + qui font la plus vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.</p> +<p>Pendant ce temps, Loute s'était assise sur la marche basse qui supportait + son lit; la tête dans ses bras, le visage sur les couvertures, je l'entendais + qui pleurait doucement à petits coups. Elle poussait de petites plaintes + régulières, monotones comme des cris d'enfant et qui semblaient + ne devoir s'arrêter jamais. Je restais debout près d'elle, désemparé, + ne sachant que lui répéter sur tous les tons:</p> +<p>- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus."</p> +<p>Mes paroles n'avaient aucun effet; malgré tous mes efforts, je sentais + qu'au milieu de l'hostilité qui l'accablait, j'étais pour elle + un étranger, un spectateur qui ne participait en rien à l'affaire. + Cette sensation m'était désagréable: la malheureuse souffrait + tellement.</p> +<p>Derrière la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se heurtant + aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des étoffes + qu'on pliait, parvenaient jusqu'à nous, et Loute avait toujours son petit + hoquet de douleur; elle l'interrompit à peine une fois, en entendant + arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en retirer à + la vente?</p> +<p>Quand tout fut emballé et descendu de ce qui avait été + l'appartement, sauf la chambre où nous étions, l'huissier tapa + à la porte et me dit à voix basse d'emmener "la débitrice" + pour qu'il puisse déménager cette pièce aussi. Je relevais + Loute et j'entrais avec elle au salon.</p> +<p>En le voyant, elle tomba en arrière dans mes bras. La pièce était + nue, vidée; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait + de l'ancienne décoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtés, + demeuraient, pour témoigner du passé; mais ils paraissaient sales, + avec leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit l'ancienne + place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas d'objets hétéroclites + s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des cadres de photographies, des menus, + des livres, des programmes, des lettres, et bien d'autres choses encore parmi + lesquelles vosinaient un petit amour bouffi, en pâte tendre et un gros + bocal à confiture vide dans lequel l'huissier avait eu la délicate + attention de mettre l'eau et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait + à Loute, comme lui restèrent son lit et sa toilette et aussi, + grâce à la bonté du saisissant, presque tous ses vêtements: + c'était tout ce que la loi, dans sa mansuétude, permettait de + laisser à une pauvre petite fille qui n'avait pas assez d'argent encore + pour garder ses meubles. L'appartement était "à l'ordonnance" + comme on dit dans ce métier, il n'y avait plus rien à saisir. + Quelle sale journée ce fut, mon pauvre ami.</p> +<p>Loute s'était pourtant calmée un peu. Dans un effort de volonté, + elle avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'était déjà + plus le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:</p> +<p>- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir."</p> +<p>Cette injustice me frappa, parce qu'après tout si je n'avais matériellement + rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais souffert avec elle; j'estimais + mériter tout autre chose que ce singulier remerciement. Un instant, j'eus + l'idée de prendre mon chapeau et de partir, mais je pensais bientôt, + qu'agir ainsi c'était vraiment lui donner raison, c'était augmenter + son chagrin, prendre parti contre elle, la dépouiller davantage, si c'était + possible, en lui prenant mon amitié et en me mettant en quelque sorte + à la suite sur la liste des créanciers poursuivants. Je ne le + voulus pas.</p> +<p>- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je + ne te laisserai pas dans cette maison désolée; tu viendras habiter + chez moi."</p> +<p>En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air de ses + mains comme pour écarter le voile d'un rêve; elle vint vers moi + pour me faire répéter.</p> +<p>- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?</p> +<p>Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:</p> +<p>- "Jusqu'à quand?"</p> +<p>Je lui répondis:</p> +<p>-"Tant que tu voudras."</p> +<p>Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tête sur mon épaule + et pleura de nouveau, mais ce n'était plus les mêmes larmes. Je + sentis que quelque chose d'immense s'était passé en elle; ces + mots l'avaient guérie de la plus grande douleur de l'humanité: + l'isolement du coeur.</p> +<p>Pendant cette scène, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux + étaient dilatés: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand + pour mieux comprendre l'impossible réalité. Inconsciemment, de + temps en temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon épaule + pour mieux se rendre compte de la solidité de son appui.</p> +<p>Quant à moi, je puis te le dire, j'étais gêné un + peu de l'immensité de cette reconnaissance, j'étais effrayé + et pourtant j'étais un peu fier, au fond. Je sais bien qu'il y avait + du malentendu dans tout cela, mais j'étais fier tout de même.</p> +<p>En réalité, c'est dans cette minute que je me suis marié + avec elle. Je ne m'en suis aperçu qu'après, mais je me suis bien + rendu compte que c'était à ce moment-là. Peut-être + on me dira que ce ne fut pas de mon plein consentement et que je me fixais, + en moi-même, un temps limité, que je me disais: nous verrons plus + tard. C'est vrai, mais aucun de nos actes n'est absolu. Je me suis marié + ce jour-là parce qu'alors elle m'a offert toute sa vie, parce que je + ne l'ai pas refusée et parce que depuis lors je n'aurais plus jamais + pu l'abandonner sans rompre cet équilibre moyen de l'ordre dans lequel + nous vivons, sans faire ce qu'on appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait + bien, et je t'assure que, si invraisemblable que cela puisse te paraître, + elle devint dans un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta + l'ancien appartement de son coeur.</p> +<p>Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissâmes + où elles étaient au milieu de la pièce pour les reprendre + le lendemain, n'emmenant avec nous que le bocal où clapotaient les poissons + rouges. Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous + parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant probablement + chacun à des choses bien différentes, mais unis tout de même. + En entrant dans mon appartement, elle était avec moi comme si elle venait + de me connaître, grave, prévenante et effarouchée, intimidée + aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je voyais qu'elle se préoccupait + déjà de leur trouver une place qui ne me gêna pas, mais + qui soit cependant ordonnée et définitive. Le soir, pour la distraire, + je voulus l'emmener dîner dans une brasserie; elle s'y refusa absolument, + estimant qu'il était inutile de faire des dépenses exagérées. + Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de marquer, au moins ce jour, + par un bon souvenir; elle me répondit lointaine:</p> +<p>- "Le bonheur laisse toujours et n'importe où un bon souvenir."</p> +<p>En effet, c'était peut-être son bonheur.</p> +<p>Elle m'emmena, derrière Cluny, dans une petite crémerie, déserte + à cette heure; et nous mangeâmes simplement, en face l'un de l'autre, + sur une petite table à toile cirée. Pendant le dîner, elle + me demanda si je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient + à y habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passé, bien qu'elle + me donnât pour ce changement d'autres raisons; elle disait:</p> +<p>- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait + à la maison, c'est meilleur marché. C'est plus sain d'ailleurs."</p> +<p>Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de jours + après, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de la République + que je n'ai plus quitté depuis.</p> +<p>Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retiré du milieu des + camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller à la Faculté + et j'en revenais sitôt après le cours ou l'hôpital. Je continuais + mes études au début comme par le passé, mais aux grandes + vacances, la question s'est posée. Je tentais d'abord de raconter des + contes à ma famille; je disais que je remplaçais mes maîtres. + Mais à la longue, il a bien fallu qu'on sache. Après plusieurs + sommations, mon père m'a écrit un beau jour qu'il ne voulait plus + entendre parler de moi, qu'il ne me donnerait plus d'argent, qu'il me déshériterait. + Mon frère et ma belle-soeur m'ont tourné le dos. Depuis, il n'y + a pas bien longtemps, on m'a écrit qu'on consentait à me recevoir, + mais sans elle, et entre temps, j'avais connu avec Loute la misère, -- + tu ne peux pas savoir comme ça nous a unis. J'avais dû pour vivre + abandonner les concours, bâcler ma thèse et pratiquer; j'avais + eu un enfant, je m'étais marié. Il y a des histoires qu'on ne + recommence pas.</p> +<p></p> +Certainement être un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que tu +ne le crois même, parce que si je suis coupé d'avec les miens, d'avec +mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des habitudes de pensée, +d'éducation et de vie analogues à celles que j'avais moi-même +et dans lesquelles j'avais été élevé -- on ne s'adapte +jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous heurte; on +a beau faire, on n'en a pas toujours été, on n'en sera jamais tout +à fait. Depuis la façon de mettre sa serviette à table, jusqu'aux +plaisanteries habituelles, jusqu'à ces idées toutes faites et stupides +parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous vivons, jusqu'aux sujets +les plus sérieux: il y a tout un monde qu'on ne franchit pas... à +moins qu'on mette plus d'une vie à le traverser. +<p>(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)</p> +<p>- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, l'affection + de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La carapace qui semble + se solidifier entre les moitiés de monde qu'on a quitté chacun + de son côté, finit par être si épaisse qu'on s'en + trouve tous les deux isolés comme dans une cellule; les bruits de l'extérieur + n'arrivent même plus, alors on passe tout son temps à se regarder, + à se découvrir. On ne connaît plus personne, jamais je ne + m'en suis rendu aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir + évoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumières, + peut-être une réception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre + chose: nous sommes partis une après-midi -- il pleuvait -- à pied + sous le même parapluie, la marie n'était pas loin. Nous avons attendu + notre tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils étaient + tous du peuple de Paris, rien d'élégant, je t'assure, mais eux, + du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous appelle, + un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos témoins, fit-il".</p> +<p>- "Je pensais, répondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait + bien me rendre service, vous, par exemple?"</p> +<p>Il m'expliqua qu'il était fonctionnaire et qu'à ce titre, les + règlements le lui interdisaient. Sur ma prière, il demanda aux + témoins du mariage suivant -- la fiancée avait un ulcère + affreux au visage -- de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu + savais.</p> +<p>- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents + n'ont pas pu venir..."</p> +<p>Pauvre brave homme! Ce fut vite bâclé. L'adjoint nous lut le texte + indispensable, du même air qu'il nous aurait dressé une contravention; + nous avons dit "oui" sans émotion et cinq minutes après + nous étions dans la rue, à nous garer des tramways et des automobiles. + Loute était pressée de rentrer à cause du petit. Je rentrais + avec elle. Je ne te dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulûment + la vie au sein de sa maman, je n'ai pas eu d'étranges et douloureuses + pensées; mais je me suis dit qu'il avait raison quand même le petit; + la vie valait d'être vécue puisque je voyais ce spectacle qui était + du bonheur tout de même. Je me suis promis de faire de mon fils, plus + tard, un homme de sciences, un chimiste de préférence, de façon + qu'il ait le moins possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqué + et c'est trop dur. J'espère qu'il m'écoutera.</p> +<p>Nous avions quitté le café depuis un moment. Nous sommes de nouveau + dans le hall de la gare, quand enfin à l'autre bout du trottoir brillent + les feux de la locomotive, il me dit:</p> +<p>- Pourquoi t'ai-je raconté tout cela?</p> +<p><br> + Peu après, je vois à l'une des portières d'un wagon de + seconde, une tête de femme qu'il me semble avoir déjà vue. + Elle aperçoit mon ami et lui fait un geste câlin de la main. Comme + je suis venu attendre mon frère, je le cherche et finis par le rejoindre.</p> +<p>En sortant, dans la lumière blafarde, je vois, pas très loin + de moi, le Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se + dirigent vers la barrière. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus l'idée + d'aller les saluer, mais je me dis: après tout, qu'est-ce que je leur + rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de même, s'ils me demandaient + d'aller les voir: je n'ai pas épousé une fille de brasserie, moi!</p> +<p> </p> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center">Boum.</h2> +<p><br> + I.</p> +<p><br> + Boum avait huit ans. Sa vie s'annonçait des plus heureuses. Il avait + une maman toute jeune, très bonne et très gaie. Son papa, ancien + officier de cavalerie, était un peu sévère, mais sévissait + peu au demeurant; Boum étant toujours content, avait pris l'habitude + d'être sage, c'est un état qui comporte de grosses simplifications. + Comblé de toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit + hôtel de la rue Pergolèse, non loin du Bois de Boulogne. Une débonnaire + "nursing governess" était préposée à ses + soins minutieux dans lesquels le bain et le savonnage tenaient une grande place. + Sa chambre avait des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise + représentant une chasse à courre avec des cavaliers, des dames, + des chevaux et des chiens; deux fenêtres y donnaient toujours ce qu'il + y avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqués -- de + ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en encombraient + les tables et le parquet. Boum était robuste et grand pour son âge. + Mais tout ceci réuni ne comptait pas en comparaison de deux dons qu'il + avait reçus de la nature, et qui n'avaient pas de prix.</p> +<p>D'abord Boum était beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la bienveillance + de tous et une grande popularité. Sur le chemin qui menait de sa maison + au Bois, il était connu; les concierges et les boutiquières l'interpellaient + à son passage:</p> +<p>- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.</p> +<p>Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure ronde + et répondait à tous, dans un sourire qui augmentait encore les + sympathies:</p> +<p>- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.</p> +<p>Parmi la gent enfantine, il trônait mais si incontestablement, qu'il + pouvait trôner modestement, avantage considérable si l'on songe + qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de trôner.</p> +<p>Le deuxième de ses dons était une tante. Elle s'appelait: Tante + Line. Boum estimait qu'elle était ce qu'il y avait de plus joli au monde + et beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les cils + très longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit nez qui + riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui étaient du rose + des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs à force d'être + blonds, un cou très long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait + beaucoup de sports et qui est toujours vêtu d'une ultra élégante + simplicité; le tout monté sur deux petits pieds qui paraissaient + ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi était Tante Line. + Comme son neveu, elle était vive, toujours décidée, douce + et heureuse de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les sympathies; + toujours son passage déclanchait immanquablement des interruptions et + un silence sur la nature duquel, il était impossible de ne pas être + fixé.</p> +<p>Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait comme + avec elle. Elle seule savait écouter ses histoires sérieusement + et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui est + bien pénible à la longue et finit par isoler terriblement. Ils + prenaient leur premier déjeuner ensemble, se promenaient ensemble et + causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient + l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations étaient + inépuisables. L'histoire fantastique du père de Line les alimentait + surtout.</p> +<p>Cet ancêtre avait été un caractère assez particulier + de gentilhomme français. Né aux environ de 1860, d'une famille + de petite noblesse pauvre et qui était revenue du Canada en France après + les malheurs de la guerre de Sept ans, il avait commencé, tout jeune, + sa vie d'indépendance et d'action; la tête près du bonnet + et le coeur un peu emballé par la guerre, vers sa douzième année, + il avait abandonné sa famille et le collège pour aller en Amérique; + là-bas, après avoir pratiqué toutes sortes de métiers + -- qu'il racontait plus tard avec délices, -- il avait fini par constituer + une énorme affaire de soie et réaliser par elle une très + grosse fortune sur laquelle Line et la maman de Boum vivaient à l'aise + maintenant. Ebloui par le récit de ces aventures extraordinaires, le + petit-fils n'avait jamais connu cet auteur que par le grand portrait de Bonnat + qui dressait, dans un coin de salon, une silhouette mince et droite de grand + seigneur-homme d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large + et volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'à cette main nerveuse + et mince qui semblait commander en jouant avec l'échancrure du gilet. + Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux étaient semblables à + ceux de Line avec quelque chose de plus métallique et qui paraissait + chercher à vous voir "à l'intérieur". Boum était + remué jusqu'au plus profond de son être à la pensée + qu'il y avait entre cet homme et lui comme un lien mystérieux. Aussi + ne s'arrêtait-il pas d'écouter son histoire. Line qui avait adoré + son père et vécu, avec lui, les dernières années + de sa vie en Amérique, recommençait tous les jours le même + récit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps un + détail nouveau. Le mort les rapprochait.</p> +<p>Le matin, quand Line se réveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, + il se livrait toujours aux mêmes soins qui consistaient à passer + sa tête par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant + les gestes de ceux qui veulent agir en silence, écarquillait les yeux + pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait semblant + de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses paupières: + alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le moindre mouvement, + c'étaient des exclamations folles:</p> +<p>- Tante Line, tu ne dors pas.</p> +<p>Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui mettant + ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur l'édredon jaune + comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, puis protestait:</p> +<p>- Non, Tante Line, pas comme ça... Parle-moi de grand-père!...</p> +<p>Elle commençait.</p> +<p>Ils se racontaient aussi leurs rêves de la nuit; souvent ceux de Boum + ressemblaient tellement à ses propres désirs, qu'on devait admettre + de sa part de légères triches.</p> +<p>- J'ai rêvé que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi + et Jean, mais loin... loin... jusqu'à Saint-Cloud.</p> +<p>Quand ils avaient épuisé les moindres épisodes de la vie + difficile qu'avait mené jadis celui dont ils procédaient, qu'ils + s'étaient tout raconté, qu'ils avaient minutieusement étudié + tous leurs projets, Boum la considérait avec ferveur, et quelquefois + après un long silence, il disait, profondément convaincu de toute + son âme:</p> +<p>- Tu es gentille de me dire tout ça... Je t'aime bien, moi, tante Line.</p> +<p>Cette déclaration avait le don d'émouvoir profondément + aussi la jeune fille qui répondait pour le taquiner:</p> +<p>- Moi, je ne te déteste pas...</p> +<p>D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec amour à + ses vêtements épars, à tout ce qui était à + elle, et interrogeant sans cesse:</p> +<p>- Pourquoi as-tu deux ciseaux à ongles? Et cette petite glace, pourquoi + c'est faire?</p> +<p>Le soir, Line lui rendait fidèlement sa visite, quand il était + couché. Même lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait + jamais de venir l'embrasser; il demandait, ces fois là, qu'on fit la + lumière toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors + tout éblouissante dans sa robe de soir aux reflets pâles qui se + fondaient dans l'éclat nacré de son cou. Comment ne pas s'endormir + heureux de toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de + si près l'objet du plus beau de ses rêves et quand on est encore + pénétré d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus + douces réalités.</p> +<p>Boum était heureux infiniment. Aussi était-il bon et indulgent + pour les hommes, pour les bêtes et même pour les choses -- car il + ne voulait pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il + ne battait même pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer + son fouet en l'air, pour les hâter dans quelque course imaginaire ou pour + les ralentir dans leur galop.</p> +<p>Boum se portait à merveille. Il mangeait du meilleur appétit, + s'arrêtant quelques fois pour baiser la main de Line toujours à + ses côtés. Ce geste, à table, il le savait, lui valait régulièrement + un rappel à l'ordre de son père, aussi ne le répétait-il + pas trop souvent.</p> +<p>Dans le monde, quand on le produisait, il était, très au fond, + l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:</p> +<p>- On le gâte trop... disaient-ils.</p> +<p>C'était parfaitement inexact. Boum était trop heureux pour être + le moins du monde gâté ou insupportable. Il était trop sensible + pour vouloir faire de la peine à quiconque, même en étant + un peu sot, et d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que + personne n'aurait songé à lui contester.</p> +<p>Pour Line, il avait d'abord été le poupon inattendu, celui qui, + le premier, lui avait donné une gravité particulière en + faisant d'elle une tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite + ce poupon était devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. + A force de se mettre à sa portée, ils étaient devenus des + amis dans toute la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins d'importance; + il avait tellement accaparé la vie de Line, qu'elle ne pouvait pas plus + se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus à l'un sans penser + à l'autre; ils étaient devenus Line-et-Boum et cela faisait presque + un seul nom propre d'une famille particulière.</p> +<p>Pourtant un après-midi Boum apprit à table qu'il ferait seul + se promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'était une éventualité + qui se produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une + moue spéciale de Boum, qui commençait par refuser de manger; il + ne disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, regardait + attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de temps en temps, sur + son père qui fronçait le sourcil. La scène finissait habituellement + à propos d'une observation sur la tenue qui ne manquait pas d'arriver, + par un torrent de sanglots, lequel occasionnait la sortie de table. Ce jour-là, + ce triste programme ne manqua pas de s'exécuter point par point. Miss + Anny emmena le délinquant, car tante Line avait interdiction d'intervenir + pendant les orages. Et Boum fit sa promenade tout seul.</p> +<p>C'était un mauvais jour décidément. Line et Boum s'étaient + mutuellement habitués aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas + l'amitié, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets "vivants" + c'est-à-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois quelconque peut + constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au contraire, + un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, des choses trouvées + dont l'attention faisait le plus grand prix, telles que pierres de couleur ou + de forme un peu inhabituelles, bouts de ficelle ou bouts d'étoffe, clous, + etc. Tous ces souvenirs étaient garnis de rubans par les soins de Line + et serrés dans un coffret; on les regardait de temps en temps. Cette + fois-là, pendant que la nurse causait avec des compatriotes, Boum avait + été assez heureux pour dénicher une boîte de sardines + vide, sans doute laissée sur place et sans esprit de reprise par quelques + pique-niqueurs d'un dimanche précédent. Convenablement nettoyé + et paré par tante Line qui était une fée, cet humble objet, + pensait-il, allait devenir une des maîtresses pièces de la collection. + Malheureusement, quand on fut sur le départ, Miss Anny s'étant + aperçue du précieux fardeau qu'emportait Boum, s'opposa formellement + à son transport d'où scène magistrale de l'ami de Line, + qui était tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-là, pour + la réception d'une claque, et un retour orageux à la maison.</p> +<p>Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu à tante + Line, s'attardant particulièrement à la description de la boîte + de conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais détail extraordinaire, + tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui dire, presque distraite, + ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:</p> +<p>- Mon pauvre Boum, ne te désole pas, on en retrouvera...</p> +<p>Tante Line pensait à autre chose.</p> +<p>Boum dormit mal, fut agité; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes + profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son élève + qu'elle regrettait avoir giflé.</p> +<p><i>On ne devrait faire aux enfants nulle peine...</i></p> +<p></p> +<p></p> +<p>II.</p> +<p><br> + Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement extérieur + de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le programma de ses + journées différer de celui des journées de sa tante. Les + promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, étaient devenues peu + à peu la règle. On ne les signifiait plus à table. Aucun + lien n'était plus établi, comme autrefois, entre cette suprême + récompense et la qualité du travail du matin. Boum avait eu beau + d'abord réaliser des chefs-d'oeuvre de pages d'écriture, tendre + tout son esprit pour réciter ses fables afin d'éviter le moindre + ânonnement. Rien n'y faisait; tout au plus décrochait-il ainsi + quelques tours dans la voiture aux chèvres du Jardin d'acclimatation, + plaisir bien pauvre quand on les compare aux promenades dans la petite auto + de Line que Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il était + éternellement distrait; pendant les leçons, il restait la plupart + du temps, la tête appuyée sur son petit bras tout rond, répétant + très mécaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant + seulement aux histoires de son grand-père que Line ne racontait plus. + Les punitions commencèrent avec une régularité constante; + elles devenaient comme une suite d'événements fâcheux contre + lesquels il avait cessé de réagir.</p> +<p>D'ailleurs ces tracasseries extérieures lui causaient peu d'effet en + comparaison du mal profond que lui faisait éprouver le changement opéré + dans Line même.</p> +<p>Qu'elle ait été soudain obligée par les siens à + une vie mondaine comportant, à chaque moment, des sorties en ville pour + les repas, pour les visites, pour les soirées et le théâtre, + -- Boum renonçait à comprendre quelle aberration guidait en cela + l'autorité supérieure -- mais il n'en souffrait pas tellement; + les abandons qui en résultaient pour lui, n'étaient pas le fait + de celle qu'il aimait; comme on lui imposait sa leçon, pensait-il, on + imposait à sa tante ces pratiques étranges; c'était là + une des conséquences logiques du besoin d'oppression qu'ont les grands + vis-à-vis des petits. C'était normal. Peut-être même + si Line en avait souffert un peu, aurait-il éprouvé à se + voir persécuter avec elle, un secret contentement.</p> +<p>Malheureusement, il n'en était rien. Line n'en souffrait pas, et même + peut-être... en était-elle heureuse. Comme elle avait changé! + En apparence, elle continuait bien, comme autrefois, à monter dans sa + chambre le soir, à le recevoir le matin. Evidemment ils causaient toujours, + mais quelle différence! D'abord Line commençait, comme les autres, + à ne plus le prendre au sérieux, même quand il attirait + spécialement son attention avec ce geste spécial d'agiter son + petit index bien droit, en disant:</p> +<p>- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...</p> +<p>Line riait quand même et d'un rire un peu trop prolongé qui l'irritait; + plusieurs fois même, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de + ses yeux, des larmes brûlantes que pour rien au monde, il n'eut voulu + laisser tomber. Elle ne s'en apercevait même plus. Il avait essayé + de la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des trouvailles + de câlinerie; puis, -- ô honte -- il avait pensé aux cadeaux. + Les plus beaux de ses dons avaient été un colimaçon vivant + qu'il avait rapporté du Bois, dans sa poche, sans rien dire à + sa bonne, à la coquille duquel il avait lui-même attaché + un morceau de flanelle rouge, et un calendrier à fleurs de mica, acheté + par Jean le chauffeur, qui persistait à souhaiter "la bonne année" + malgré qu'on fut déjà en avril. Rien n'y faisait; le calendrier + était allé rejoindre les autres présents dans la boîte + aux souvenirs, bien que cet objet eut pu être d'un usage journalier et + le limaçon avait délaissé tout seul son lit de feuilles + sur la fenêtre, pour une destination inconnue: Boum seul avait constaté + son absence.</p> +<p>Line pensait évidemment à autre chose. Et détail aggravant, + elle y pensait volontiers. Les changements de sa conduite se précisaient + même singulièrement. Elle, qui était autrefois si insouciante, + si simple, si jolie sans le faire exprès, devenait maintenant plus apprêtée, + moins naturelle. Elle s'étudiait davantage à la glace, le matin, + quand elle finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, après + les avoir brossés, elle tordait jadis ses cheveux d'or pâle, était + remplacé par une suite de mouvements compliqués, refaits plusieurs + fois pour arriver d'ailleurs à quelque chose de très voisin des + premiers résultats. Le choix de la robe à mettre était + aussi beaucoup plus long qu'auparavant. Quelquefois elle demandait conseil à + Boum qui, régulièrement, revenait au classique tailleur bleu marine, + associé dans son idée égoïste d'amoureux, aux promenades + faites en commun. Line lui disait:</p> +<p>- Tu n'y connais rien...</p> +<p>et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en ressentait + un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son chapeau, sa voilette, ses + gants, elle se regardait une dernière fois à la psychée + Empire posée obliquement à la fenêtre:</p> +<p>- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.</p> +<p>Toujours Boum répondait:</p> +<p>- Bien jolie, Tante Line.</p> +<p>et il se détournait pour ne pas pleurer, sans savoir même la cause + de son émotion.</p> +<p>C'est qu'il l'aimait dans ce temps-là, sans lui en vouloir le moins + du monde, autant qu'avant, plus même peut-être. Il lui faisait de + tendres reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi changé. + Dans le fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance l'attachait + plus encore à elle; il lui semblait qu'à cause de cette injustice + même, elle était plus à lui; parfois, il aurait voulu la + battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-même les + rares fois qu'il avait été sot, pour la corriger un peu, voilà + tout; après elle lui aurait demandé pardon, et il aurait pardonné; + c'eut été si bon, mais c'étaient des rêves... dans + la réalité, il ne la battait pas et n'avait pas hélas, + à lui savoir gré du moindre repentir.</p> +<p>A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait sans cesse, + observant, réfléchissant et examinant les unes après les + autres les plus invraisemblables hypothèses. Son pauvre petit cerveau + travaillait tellement à ce difficile problème que son caractère, + sa santé même en étaient touchés. Sa gaieté + s'en allait de lui. On n'entendait plus jamais à travers les portes de + sa chambre ses bons rires si semblables à des cris de petits oiseaux. + Il était moins affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. + Ses yeux brillaient moins vif. A sa vivacité première succédaient + une torpeur presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient à + toute heure du jour. Il mangeait de mauvais appétit. Le docteur, mandé + par sa maman, lui avait ordonné, après un examen approfondi: du + biphosphate! C'était peu comprendre son mal.</p> +<p>Boum cherchait toujours.</p> +<p>A la vérité, un nouveau personnage était entré + dans la maison. Non pas l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps + en temps prendre le thé et dire des choses aimables -- ceux-là + étaient tous des familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur + qu'on n'avait jamais vu et qui avait commencé par venir souvent. C'était + un homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle dans + l'oeil, des moustaches tombantes, des vêtements très serrés + à la taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plié! Boum + avait entendu son nom, c'était un nom très long, l'un de ceux + qu'il faudrait apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait + de lui en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur Claude. + Boum s'en était tenu là.</p> +<p>Le nouveau venu était incontestablement très empressé + auprès de Tante Line. Les domestiques venaient immédiatement la + chercher dès qu'il arrivait. Que de fois même ces visites importunes + étaient venues troubler de délicieux moments où Boum croyait + presque retrouver la douce intimité d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur + Claude, elle rougissait jusqu'à la racine de ses cheveux. Monsieur Claude + envoyait à Line des corbeilles de fleurs très fréquemment. + Ces présents irritaient profondément Boum, qui à voir leur + qualité et leur dimension, avait compris l'impossibilité de lutter + sur ce terrain. Une fois, après le déjeuner, devant un monument + de roses blanches que Claude avait fait porter, l'enfant avait demandé + tout bas à l'oreille de sa maman, des sous.</p> +<p>- Beaucoup de sous, avait-il dit.</p> +<p>Et comme la réponse avait été une question sur l'usage + qu'il entendait faire de cette monnaie, il était resté gêné + un moment sans répondre, puis comme il n'abandonnait pas ses idées, + il donna une explication, mais cette fois si bas, si bas et si près de + l'oreille maternelle que malgré toute l'attention donnée, il ne + fut pas possible de savoir sa pensée, -- et l'heure de sa promenade était + venue.</p> +<p>Sur les gazons pelés du Bois, il passa consciencieusement son après-midi + à chercher des fleurs. Et ainsi, à l'heure de rentrer, quelques + pâquerettes et quelques pissenlits, coupés presque sans tiges et + un peu écrasés dans sa petite main chaude, vinrent mêler + sur la robe de Miss Anny chargée de les assembler, leurs pauvres taches + jaunes et rosées. Même avec beaucoup de fils et quelques brins + d'herbe, ces fleurs faisaient piètre figure, la comparaison n'était + pas possible. Le temps était passé où Line tenait compte + des difficultés inhérentes à sa condition de petit garçon. + Aussi après l'avoir considéré d'un air de dégoût, + Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui aimait voir respecter + ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.</p> +<p>Les choses allaient très vite d'ailleurs. Il semblait que toute la maison + se fut mis de la partie pour favoriser l'amitié de Line et de Claude. + Ils passaient maintenant des après-midi entières seuls dans le + petit salon, où tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus + la permission d'y pénétrer. Il en avait bien envie pourtant; comme + une force intérieure le poussait à venir troubler cet agaçant + tête-à-tête. Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la + porte et avait constaté -- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait + Tante Line comme s'il ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-là, + Boum avait refusé son ordinaire baiser à sa tante. Il s'était + violemment retourné la face contre son oreiller, et comme il pleurait + abondamment, il entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume + de lui répéter depuis quelque temps;</p> +<p>- Il est jaloux.</p> +<p>Il avait de la peine, tout simplement.</p> +<p>Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir là:</p> +<p>- Demain je te dirai un gros secret.</p> +<p>Mais Boum était trop fait à l'infortune pour se faire la moindre + illusion sur la part de bonheur que lui réservait cette révélation; + comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, c'est-à-dire + sans confiance dans le bonheur du lendemain.</p> +<p>En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire à personne", + était que Tante Line était fiancée à Monsieur Claude.</p> +<p>- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line Vauquer de + Conflans.</p> +<p>- Pourquoi? avait répondu Boum.</p> +<p>- Mais parce que Claude s'appelle comme ça, fit Line.</p> +<p>- Non, pourquoi tu te maries? précisa Boum. On était bien, tous + les deux.</p> +<p>Cette évocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus + que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses étaient trop + avancées maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle + continuait à s'isoler des journées entières avec Claude, + à le rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si + le monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les parents + félicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver leur satisfaction + lui faisaient toutes sortes de présents. Ah, Boum la regardait la petite + exposition dans la chambre de Line: les écrins ouverts, les pendules, + les coupe-papiers, les éventails, les porte-cartes, les services à + liqueur, les manches d'ombrelles et tant d'autres objets utiles et inutiles, + sans rapport aucun l'un avec l'autre, comme un <i>décrochez-moi-ça</i> + d'objets neufs. Tous ces cadeaux évoquaient pour Boum, ses cadeaux à + lui que Line rangeait jadis dans la boîte. A voir toute la différence + qu'il y avait entre les uns et les autres, il sentait mieux ce qui distinguait + l'affection de Line pour lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. + En recevant ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec + lui, elle faisait semblant d'être contente; elle l'aimait pour rire; ente + son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui était toute la distance + qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai cheval. En somme, + -- c'était sa conclusion -- il y a deux mondes sur la terre: l'un est + celui des grandes personnes qu'on prend au sérieux et qui vont librement; + à elles est réservé le droit d'être heureux, d'aimer + et d'être aimé; pour elles et à leurs tailles, toutes choses + sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux voitures, + aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde des petits, ils ne + servent qu'à amuser les grands qui ne tiennent pas compte d'eux; prétextes + à châtiments ou à récompenses, objets à savonner, + à promener, faire manger, travailler, dormir et surtout à dresser + à toutes ses manies; éternels étrangers dont personne, + ne comprenant exactement la langue, n'a jamais songé à écouter + le coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-père ait voulu + fuir ce monde-là. A sentir que des temps infinis le séparaient + de cette seconde vie et que de plus le jour où elle viendrait, il aurait + tout de même perdu Line, Boum eut une tristesse immense et désespéra.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>III.</p> +<p><br> + ... Des fleurs, des lumières, un prêtre tout d'or vêtu, au + pied de l'autel Line en robe blanche à côté de <i>Lui</i> + Claude, le voleur de sa joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans + l'encens. C'était comme l'apothéose de sa douleur. Parce qu'il + était trop impressionnable et souffrant déjà, ses parents + l'avaient dispensé de figurer dans la scène cruelle. Miss Anny + l'avait mené avant l'heure, derrière un pilier de l'église. + Quelques personnes le reconnaissaient et lui faisaient dévotement un + petit signe dans un sourire en remuant la tête et en disant:</p> +<p>- B'jour Boum.</p> +<p>Il répondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. + Dans ses grands yeux noirs dilatés, aucune larme ne venait. Il était + très calme et pourtant la fièvre brûlait son petit corps; + ses tempes battaient vite.</p> +<p>Un violon sanglotait la <i>Méditation de Thaïs</i>. De jeunes + couples passaient entre les chaises pour la quête. Boum attendait qu'on + vint à lui en chauffant au creux de sa main une petite pièce d'or + remise par sa maman à cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait + de petites toux discrètes et pieusement étouffées.</p> +<p>Pour l'amoureux de Line, la cérémonie n'était ni longue, + ni courte; comme lorsqu'est atteinte la plénitude de l'émotion, + il n'y avait plus pour lui ni de temps, ni espace... le mariage était.</p> +<p>Dans l'après-midi, vers trois heures, après un mauvais sommeil, + pendant qu'il était encore couché, il vit Line entrer dans sa + chambre. Elle avait quitté sa robe blanche et portait une robe de voyage + brune, neuve assurément, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans + relever de l'oreiller sa tête lasse, comme il sentait que l'heure n'était + plus où l'on pouvait modifier les choses, il reçut sa tante aimée + avec un pauvre sourire indulgent et résigné. Line, sans doute, + allait lui faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases + pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes les paroles + durent lui paraître inutiles; elle tomba simplement à genoux; très + certainement, c'était uniquement pour rapprocher sa tête de la + sienne; mais, comme si elle eût compris un instant, le visage tourné + vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.</p> +<p>Des yeux de Boum, deux larmes tombèrent, sans que son sourire cessât. + Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, de poser + sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensée, c'était + un geste d'amour, en réalité presque un geste de pardon.</p> +<p>... Et pourtant peu après, Line s'en alla, avec Claude, pour un long + voyage.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>IV.</p> +<p><br> + Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum était malade, + très sérieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure + allongée avait perdu cette rondeur de pomme fraîche qui poussait + autrefois les moins intimes à l'embrasser. Ses cheveux qui s'échappaient + alors du béret en boucles épaisses et folles, se collaient ternes + à son front et à ses tempes creuses, comme des mèches de + coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient dans sa + figure pâle aux lèvres exsangues. Ses mains amaigries s'amusaient + très peu avec les jouets compliqués qui gisaient sans vie sur + la soie bleue de l'édredon.</p> +<p>Boum avait d'abord eu des faiblesses étranges, puis des syncopes fréquentes + au moindre mouvement, l'un de ces évanouissements s'était terminé + en un délire qui avait duré cinq jours. Tout le monde avait cru + qu'il devenait fou. Sa crise avait coïncidé avec une poussée + de croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le temps + de faire son lit, -- quand il était assis, il était si grand dans + sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un frère + aîné malade, tant il avait peu l'air d'être ce beau petit + que tous avaient connu.</p> +<p>Cette fois-ci, du moins, son mal avait été compris. Trois médecins + venus en consultation avaient diagnostiqué son cas, très rare + d'ailleurs, d'"hyper-neurasthénie précoce à forme + d'idée fixe et survenue pendant l'époque critique de la formation + compliquée d'accidents méningés." Pour tous les siens, + il n'y avait plus de doute maintenant: c'était de Line que Boum souffrait.</p> +<p>Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entières + auprès de son lit, cherchant à le distraire. Son père avait + perdu la moindre trace de sévérité; dès que ses + affaires étaient terminées, il venait s'asseoir dans la chambre. + Presque tous les jours, il apportait des jouets nouveaux et des livres d'images; + il lisait même des histoires amusantes en épiant le moindre rire + sur le visage de son fils. Quant à Miss Anny, elle errait dans l'appartement, + complètement hébétée, son profil de chèvre + plus chèvre que jamais, parlant en termes émus du petit "invalid", + terme qui avait le don d'exaspérer la famille.</p> +<p>Quand Boum était assoupi, ses parents s'éloignaient de son lit + et restaient à causer près de la cheminée. Boum entendait + des bribes de leurs conversations:</p> +<p>- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages l'intéressent + davantage.</p> +<p>- Il a mangé plus volontiers sa purée de lentilles...</p> +<p>- Madame Unetelle est venue... C'est agaçant, à la fin, ces gens + qui vous félicitent tout le temps de sa taille...</p> +<p>- J'ai reçu une lettre des Claude...</p> +<p>Boum écoutait alors: les Claude, c'était Line. Ce nom seul irritait + le père, qui ne manquait pas de faire une réflexion désagréable; + la mère défendait noblement les absents.</p> +<p>- Claude, disait le père, a bien cet air crétin et suffisant + qui caractérise les diplomates...</p> +<p>Line n'était pas épargnée.</p> +<p>- Avoir réalisé d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix + ans, c'est un comble. Ah! je retiens votre mère comme éducatrice...</p> +<p>- Line n'était pas coquette, répliquait la mère, elle + ne s'est pas rendue compte... évidemment, elle aurait pu faire attention...</p> +<p>Et Boum voyait quelquefois, à travers les barreaux de son lit, dans + le rayon de la faible lumière qui venait du petit abat-jour rouge, les + larmes perler aux yeux de sa mère, ces grands yeux qui ressemblaient + tant à ceux de Line, à peine d'un bleu un peu plus sombre.</p> +<p>Line... Line, comme il pensait à elle, aux conversations, aux promenades + avec elle, à ses rires, à ses robes, à sa chambre, à + sa petite voiture, à tout elle: il ne pensait à rien autre. Qu'est-ce + qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? Sûrement + elle devait penser à lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublié. + Il en était sûr. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle + était bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les récriminations + paternelles, il avait envie de la défendre, d'expliquer. Mais il se ravisait: + est-ce que les petits garçons expliquent? Saurait-il même? Il se + sentait si faible, si déprimé et le seul résultat de ses + efforts pour parler, il en était sûr, ne serait que ce casque, + ce mauvais casque de douleur, qui lui broyait la tête, à l'intérieur + et à l'extérieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses + de glace et l'amère potion qu'on lui donnait en pareil cas.</p> +<p>Non, à l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum + n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'éprouvait à + se la rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idée de l'absence seule + était douleur. Il savait que Line n'était pas responsable, que + son papa et sa maman étaient injustes et ne reprochaient rien autre à + l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis donné. + Sa peine était due, il en avait conscience, à d'autres causes, + à une masse de circonstances, d'événements insignifiants + en eux-mêmes, dont l'un enchaînait l'autre, qui pas plus les uns + que les autres n'étaient seuls capables d'amener le résultat dont + il souffrait. Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du + grand-père aux yeux bleus, lui disaient qu'il était dans la vie + sans cesse nécessaire de lutter.</p> +<p>C'était Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne + qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus commode + pour se plaindre et pour s'excuser. En réalité elle est quelque + chose de bien différent. Sans le comprendre, l'enfant s'en rendait compte. + La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, elle est indifférente + simplement; dans elle, les actes et les sentiments se succèdent sans + ordre et sans autre raison que l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition + et de leur somme découlent, pour ceux qui en sont touchés, la + souffrance ou la joie, personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, + tout le monde fait de son mieux.</p> +<p>C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des enfants, + Boum n'en voulut pas non plus à Claude. Le mari de Line ne pouvait pas + avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se connaissaient même + pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude avait trouvé Line à + son goût -- beaucoup auraient été de son avis, la seule + particularité surprenante était qu'il n'y eut personne avant lui, + -- il l'avait prise, tout simplement.</p> +<p>Seulement Boum, qui méditait sans cesse sur ce sujet, constatait qu'entre + Line, c'est-à-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant ce Claude + et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi dans un esprit méchant, + il n'en restait pas moins la cause, cause inconsciente mais cause réelle + tout de même, de tout le mal. S'il n'était pas venu chez eux s'occuper + de Line, lui parler, la flatter, lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever + enfin: Line serait encore là tendre, intéressée, heureuse + et rayonnante, à Boum, toute à Boum comme autrefois. Sans compter + qu'aucune raison ne militait pour faire changer les choses: Claude n'avait aucun + motif pour cesser d'être heureux avec et par Line: la souffrance de Boum + devrait donc durer toujours.</p> +<p>Toujours! On n'a pas idée comme c'est long pour les petits garçons, + cette idée là. Alors, une seule pensée envahit son pauvre + coeur, pensée très simple, très pure, à laquelle + ne se mêlait aucune appréhension, aucune haine, rien qu'une conscience + parfaite des réalités dont découlait une résolution + qui s'imposait, avec l'inexorable nécessité d'une loi physique: + il fallait séparer Claude de Line, voilà tout.</p> +<p>Comment opérer cette séparation, voilà où le problème + devenait singulièrement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea + d'abord l'idée de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait + bientôt parce que avec la possibilité catastrophale de voir Claude + emmener sa femme, le retour de l'indésiré restait toujours comme + un danger menaçant. Alors l'autre solution se présenta radicale + et définitive: celle de l'autre départ, du grand voyage dont on + ne revient jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait + plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui avait envisagé + tous les raisonnements et vidé toutes les hypothèses, le savait: + c'était ainsi.</p> +<p>... Les crises revinrent plus fréquentes. Le terrible mal de tête + ne lâchait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:</p> +<p>- Maman, j'ai bien mal...</p> +<p>La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait dû allonger + l'arrière du bonnet à glace.</p> +<p>- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une crinière... + lui disait-on.</p> +<p>Avec de grosses larmes, le petit disait:</p> +<p>- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui finissait à + la tête...</p> +<p>Le spécialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs moments + cherchant, sans rien comprendre à cette recrudescence du mal étrange, + ému malgré l'aridité du problème, de cette douleur + qu'il ne pouvait dominer.</p> +<p>- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.</p> +<p>- Si Monsieur, je vous aime bien répondait Boum, mais ça me fait + mal, très mal, toujours mal.</p> +<p>Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", + -- comme celle de ses confrères -- n'allant pas au delà; il avait + relu tout ce qu'il savait déjà, avait essayé toute une + gamme d'agents physiques, d'injections, d'hydrothérapie. Il avait pensé + un instant au retour de Line, puis rejeté cette proposition d'ailleurs + difficilement réalisable, craignant d'aggraver encore l'état de + l'enfant. Cet homme bon revenait toujours à la conclusion qu'il fallait + une diversion à l'idée fixe, mais comment la trouver? On avait + beau chercher; le résultat de tous les essais était que Boum semblait + reconnaissant de tant de peines.</p> +<p>- Merci Monsieur, j'ai encore mal...</p> +<p>Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre grise maintenant. + Sous l'influence de la glace, Boum sentait la douleur s'en aller. Assise près + de la fenêtre, d'une voix très douce, l'infirmière, ainsi + que l'avait prescrit le docteur après les crises, lisait. C'était + une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le petit malade écoutait + et demandait des explications:</p> +<p>-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...</p> +<p>La jeune fille se répandait en explications. Elle reprenait le récit: + l'un des deux héros fidèle au roi ne pouvait pardonner à + l'autre son abandon politique.</p> +<p>- C'était un méchant, disait-elle, un traître; alors Murthos, + le fidèle, voulut se battre avec lui...</p> +<p>-Se battre à coup de poing, interrogeait Boum.</p> +<p>- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des épées et + des pistolets.</p> +<p>- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. Le méchant + pouvait partir... loin, loin.</p> +<p>- Parce qu'il était loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. + Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche à toucher + l'autre et à se défendre avec son arme.</p> +<p>- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.</p> +<p>- Oui, Boum, c'est pourquoi il est très mal de se battre en duel...</p> +<p>- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.</p> +<p>De la même voix, un peu monotone, l'infirmière poursuivit la lecture, + en jetant de temps à autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui n'écoutait + déjà plus. Le récit continuait, les péripéties + les plus dramatiques se succédaient, la mère du bon héros + venait sur le pré, pour essayer d'arrêter les bretteurs, et se + mettait à genoux tout en essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir + de soie orné de dentelle"...</p> +<p>Boum interrompit:</p> +<p>- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que d'assassiner + quand même, puisqu'il était loyal, le monsieur...</p> +<p>L'idée avait décidément frappé le malade, la jeune + femme s'en aperçut. Peut-être parce qu'elle était lasse + de lire ou bien parce qu'elle ne voulait pas distraire Boum de sa distraction, + elle répondit:</p> +<p>- Oui, c'est moins mal.</p> +<p>Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouvé quelque + détente dans quelque imaginaire vision.</p> +<p>Le soir, après le dîner familial, le père et la mère + étaient, comme à l'habitude, assis chacun d'un côté + du lit. Boum posa quelques questions, toujours à propos de la lecture + de l'après-midi. Il avait oublié l'histoire, mais il voulait savoir: + le duel, s'il y en a encore maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, + si c'est mal, ou seulement un peu mal...</p> +<p>Pour la première fois, depuis longtemps, le père riait un peu + dans sa moustache très brune; il donnait tous les développements + désirés et déclarait en principe:</p> +<p>-... Que le duel c'était très bien, à condition de se + battre pour des motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour + la galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, loyalement...</p> +<p>Boum n'y était pas encore; pauvre petit, il tenait encore à la + vie.</p> +<p>- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?</p> +<p>- Oh oui, disait le père, après une petite hésitation, + si l'on est d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ça n'est + pas l'usage...</p> +<p>- Ah! faisait Boum, intéressé.</p> +<p>Cette nuit là, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de + là, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents + et pour les domestiques une bien grande joie.</p> +<p></p> +<p><br> + V.</p> +<p>Les jours, dès lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout + doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu à peu, avec l'espoir, + le bonheur semblait revenir dans la maison. Le médecin lui-même + était heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remède; malheureusement + le remède n'était pas de ceux qu'on achète dans les pharmacie</p> +- Il fallait "décrocher" l'idée fixe, disait-il; et pour +cela intéresser le malade à une autre idée... +<p>En vérité, Boum ne pensait plus seulement à son malheur, + ou plutôt il croyait avoir trouvé le moyen de pouvoir agir sur + son malheur même: la désespérance avait quitté son + petit coeur. Il croyait maintenant pouvoir supprimer Claude et le supprimer + non pas vilainement par un crime, mais selon la formule paternelle "simplement, + courageusement, loyalement".</p> +<p>Sans doute, le malade n'avait confié à personne son secret, seulement + comme il ne parlait plus que de provocation, de pré, d'épée, + d'honneur et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le père, + prompt comme tous les hommes à trouver dans les événements + la satisfaction de ses désirs, trouvait cette idée follement amusante. + Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, même + son âme de cavalier et de militaire n'était pas fâchée + de cette tournure d'esprit que cette idée dénotait chez son fils. + Peut-être même, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret + contentement. La mère, plus prudente, après le premier moment + de bonheur, s'était un peu alarmée. Qui sait, pensait-elle, si + Boum, après avoir constaté l'impossibilité de sa combinaison, + n'allait pas retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait + sa raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les assurances.</p> +<p>- L'attention n'est plus fixée sur un seul point, disait-il, maintenant + l'imagination va d'une idée à l'autre; la dernière comporte + une part d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout + ce travail là; et pendant ce temps l'état général + profite, l'assimilation se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de + réaction propre. Nous passons la crise de croissance.</p> +<p>Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'à demi le jeune femme parce + qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'à rebours + de son mari, elle n'avait aucun goût pour la solution de Boum si fantastique + qu'elle lui parut. Le duel restait lié dans sa pensée à + des surprises douloureuses. Le jugement sain et sérieux qu'elle tenait + de son père ne trouvait aucun goût à la conception cabotine + des choses saintes dont les modernes rencontres se réclament. Elle la + trouvait un peu dégradante; son coeur de femme et de maman aurait préféré + toute autre diversion au mal de son fils que celle-là.</p> +<p>Cependant Boum allait toujours mieux. Ses névralgies avaient presque + disparu. Il mangeait de bon appétit et dans son corps amaigri, les forces + revenaient.</p> +<p>Un jour pour la première fois depuis sa maladie, l'automobile paternelle + l'avait mené prendre l'air en compagnie de sa mère. Un grand soleil + d'été envahissait l'avenue du Bois, presque déserte.</p> +<p>Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum évoqua d'autres + joies passées qui étaient, jadis, sur cette même allée + dans l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", + il passait alors au milieu d'eux, triomphant aux côtés de Line, + maintenant il sentait l'isolement de son coeur désolé. Ces constatations + pourtant ne déprimaient pas son énergie et ne ralentissaient en + rien sa résolution arrêtée; à l'encontre, il semblait + trouver, en elles, des forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin + d'action que sa race réclamait et par là rejoindre ce qu'il croyait + être la raison de sa vie. Son père l'avait averti; il devait reprendre + des forces d'abord, après seulement il pourrait se mettre à étudier + l'art de tuer selon les règles des principes admis. A présent, + il en était encore à la première partie du programme; il + laissait, comme on lui avait expliqué, l'air et le soleil l'aider à + le remettre. Sans parler, il s'abandonnait à l'âpre bonheur de + se ressouvenir.</p> +<p>A l'extrême bout du lac, il demanda l'autorisation à sa mère + de cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait méthodiquement, + avec une maladresse appliquée. C'étaient toujours des humbles + fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, à cause peut-être de + sa résolution et de toute l'évolution qui s'était faite + en lui, il estima pouvoir les faire parvenir à celle qu'il chérissait.</p> +<p>- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?</p> +<p>Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, très très + fort.</p> +<p>Pourquoi cette jeune mère qui avait eu à cause de ce fils de + si grandes angoisses et qui n'avait jamais versé que des larmes isolées, + était-elle émue aujourd'hui, tellement?</p> +<p>Boum, très gentiment, devenant un homme parce qu'il était devant + une femme éplorée, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec + un mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il répétait + les mots qu'on lui disait autrefois à lui-même:</p> +<p>- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...</p> +<p>Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. Peut-être, + en voyant le geste naïf, la petite mère avait-elle pensé + que ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance muette + dont son coeur brisé avait tant besoin...</p> +<p>- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?</p> +<p>De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'était vrai, il répondit:</p> +<p>- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la même chose...</p> +<p></p> +<p></p> +<p>VI.</p> +<p><br> + Boum était presque guéri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait + avec tout le monde, recommençait ses leçons et ses promenades + comme par le passé. Si ce n'eût été quelques drogues + qu'il prenait avant les repas et dont les flacons bizarres ornaient sa place + à table, personne n'aurait pu dire qu'il ait été malade, + si gravement malade. Comme le souvenir des choses tristes passe rapidement, + l'entourage ne pensait plus ni à Line, ni à l'idée fixe + dont Boum avait été si près de mourir, ni même à + l'autre idée saugrenue qui avait remplacé la première et + dans l'espérance de laquelle l'enfant avait retrouvé les forces + de vie. L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.</p> +<p>Il était devenu un grand garçon, grand par la taille -- tout + le monde lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas même onze. + Son corps très fluet et qui faisait penser aux plantes poussées + trop vite, gardait encore un peu de sa grâce passée. On ne retrouvait + dans sa figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils mordorés + dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une certaine gravité + surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa vivacité, de son + charme particulier, ne restait qu'une affabilité très douce, une + politesse marquée et très prévenante qui partant, le distinguait + encore des autres enfants. A le voir, attentif, complaisant, souvent rieur même, + on eut pu croire qu'il avait oublié: en réalité, comme + au premier jour, il pensait à Line, comme au jour de la révélation, + il était décidé à se battre avec Claude. Tout au + plus avait-il ajouté, à mesure que l'initiation de la méthode + précisait les premières données, l'idée d'un sacrifice + de sa vie propre. Il faisait cette offrande généreusement parce + que sa nature était aventureuse, parce que les enfants et les jeunes + ne savent pas ce qu'est la mort et aussi parce que la vie sans Line avait perdu + tout sens pour lui.</p> +<p>- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.</p> +<p>Un jour, très timidement, mais résolument comme quelqu'un qui + réclame le paiement d'une dette, il vint trouver son père seul + et lui posa la question:</p> +<p>- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...</p> +<p>- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ça te fera le plus grand + bien...</p> +<p>Quelques jours après, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble + du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussée, à droite sous le + porche, Boum et son père firent leur entrée dans une quelconque + salle d'armes de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients + ne venaient pas encore. Un homme de blanc vêtu avec un coeur de flanelle + rouge à la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait + à l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des <i>8</i> + entrelacés. Dans la salle, à laquelle les épées + faisaient des murs d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", + les "Patrie", le maître, du bout de sa barbiche et derrière + un lorgnon, lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait + son café au lait. Boum lui trouva en même temps l'air terrible + et l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir ses + phrases, toujours sur un ton de commandement:</p> +<p>- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la planche... + avenir... on ne sait pas... honneur... hygiène... voici les prix et les + conditions, et il allait vers un bureau de chêne prendre d'une pile, un + prospectus dont le père en accepta les termes sans le lire.</p> +<p>Le Prévôt appelé prit les mesures du futur "membre" + -- c'était sa femme qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand + Boum reviendrait: le masque, les sandales, les petites épées, + tout serait là.</p> +<p>En les accompagnant, fidèle au rite, le maître éprouva + le besoin de dire:</p> +<p>- Nous allons le soumettre au ballottage.</p> +<p>C'était une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle + à son entreprise.</p> +<p>Dans la rue, Boum ayant demandé des explications sur ce dernier mot, + son père pensant autre chose répondit:</p> +<p>- Ce sont des bêtises.</p> +<p>Boum fut admis sans opposition.</p> +<p>Au jour fixé, il venait costumé en petit bretteur, le visage + dans sa cage à mouche, debout mal à l'aise sur cette planche qui + lui paraissait haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maître + prodiguait son enseignement, donnant des exemples, répétant ses + phrases comme s'il récitait une leçon. Boum, un peu ahuri, suivait + de son mieux, s'appliquant de toute son âme à bien faire, mais + bientôt rompu dans tous ses membres se demandant comment dans cette instable + position, on pouvait jamais arriver dans la réalité à se + battre, à se toucher, à se défendre et à faire quoique + ce soit. Effrayé, il pensait que, peut-être, il faisait exception + au reste des hommes, qu'il n'arriverait jamais, bien que le maître flatté + de son attention y allait de temps en temps d'un encouragement.</p> +<p>- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des dispositions, + vous arriverez...</p> +<p>Le soir, moulu par la courbature, il eut une défaillance en pensant + que cette solution aussi serait très longue. Pour arriver à savoir + faire, en somme, il faudrait être grand et c'était justement de + ne l'être pas qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant + à la leçon, parce qu'il n'était pas d'une nature qui renonce + et tous les jours, il recommençait les "quarte", les "quinte", + les "doublez", les "parez et tirez", etc.</p> +<p>Très lentement, il sentit lui-même ses progrès. Il se fatiguait + moins maintenant sur cette planche où il se tenait mieux, assis sur les + jarrets, sans perdre ce que le prévôt facétieux ne se laissait + pas d'appeler: "les petits équilibres".</p> +<p>Mettant à part l'escrime, la salle ne l'intéressait pas. De rares + clients venaient à son heure et cependant, il y avait dans ces murs comme + un air de susceptibilités factices et de points d'honneur idiots se fondant + dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui l'écoeurait. + Boum avait son idée, il était venu dans un but très précis. + Sa bonté profonde s'alarmait à la pensée de querelles cherchées, + que sa mentalité sérieuse lui faisait trouver inutiles. Aussi + à part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. Pendant + les poses, il s'asseyait à l'écart sur la banquette de velours + rouge, et continuait à s'instruire en regardant.</p> +<p>Cependant, il s'était fait un ami. C'était un monsieur grisonnant, + légèrement bedonnant, avec des yeux rieurs et un très bon + sourire. En le montrant, le prévôt avait dit à Boum:</p> +<p>- C'est Laferrière, vous savez celui qui fait des pièces, un + rigolo.</p> +<p>Avec plus de cérémonie, le maître avait, selon l'usage, + présenté son jeune élève:</p> +<p>-... A Monsieur le Comte de Laferrière, de l'Académie Française.</p> +<p>Boum avait tendu sa petite main.</p> +<p>Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demandé:</p> +<p>- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?</p> +<p>Boum avait répondu:</p> +<p>- C'est difficile.</p> +<p>- Comme tous les arts, répliqua le Monsieur; il n'y a que la critique + qui soit aisée. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espère, + comme M. Doumic?</p> +<p>- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien saisi.</p> +<p>- Officier ou maître d'armes, interrogea encore le Monsieur.</p> +<p>- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve ces + deux perspectives folles et extravagantes.</p> +<p>- Que voulez-vous être alors?</p> +<p>- Je veux être comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux + savoir faire des armes.</p> +<p>Peut-être cette réponse aurait-elle laissé indifférent + plus d'un habitué de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, été + frappé par l'apparente incohérence de ces deux volontés. + Chez Laferrière, l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arrêter.</p> +<p>- C'est étrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention + du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un aussi + grave sujet, et il ajouta: Nos goûts ne sont pas tout à fait pareils. + Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout envie de me marier... + parce que je suis marié, comprenez-vous.</p> +<p>Boum sourit. De cette conversation commença leur sympathie. Par la suite, + Laferrière, rassasié, relativement jeune, de toutes les joies + et de tous les honneurs, trouvait une douceur particulière à retrouver, + chaque matin, le petit coeur honnête et frais dans lequel il sentait le + mystère. Boum avait retrouvé en lui une camaraderie qu'il n'avait + jamais connue chez Line: son nouvel ami l'écoutait sérieusement. + Cela ne les empêchait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; + l'académicien savait des histoires impayables que le prévôt, + en s'appuyant sur la courbe de son épée, écoutait la bouche + ouverte.</p> +<p>Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils étaient tous + deux curieux et adaptables, naïfs sans être bêtes et d'une + générosité spéciale qui voulait le bien de tous + les êtres y compris pour chacun d'eux celui de sa petite personne. Aussi + se comprenaient-ils à merveille. Boum sentait les jours où son + ami n'était pas en train et les jours où il était en veine + d'expansion. Laferrière avait saisi une fois pour toutes que l'enfant + n'aimait pas être traité en bébé; son degré + de développement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne se développeraient + plus.</p> +<p>Et puis, pour les raisons différentes, les gens de la salle les ennuyaient + tous deux. Boum, parce qu'il était le seul enfant, se sentait un peu + perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de mentalités toujours + pareilles à cette collection d'oisifs croyant être le monde et + dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu la moindre répercussion. + Ils se lièrent rapidement. Quelquefois, ils sortaient ensemble. Par les + belles journées, Laferrière allait volontiers jusqu'au Bois accompagner + Boum; ils causaient tout le long du chemin, des sujets les plus divers.</p> +<p>Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son petit + ami.</p> +<p>- Mais c'est un fils donné par la nature, avait dit un Monsieur qui + marchait au côté d'une jolie blonde.</p> +<p>- C'est idiot, avait répliqué Laferrière, puisque c'est + un frère aîné.</p> +<p>Cette façon de présenter Boum comme un petit sage auquel on demande + des avis n'était pas qu'une simple plaisanterie. En réalité + l'auteur parisien était un grand enfant. Les bonheurs de l'existence + l'avaient conservé jeune; il était réservé.</p> +<p>Laferrière s'était tellement mis à sa portée, qu'il + finissait par le prendre au sérieux, solliciter ses conseils, et lui + faire même des confidences que beaucoup auraient trouvé anachroniques + et prématurées.</p> +<p>Boum gardait à la maison un complet silence sur ces affaires de son + ami qu'il estimait être d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'être + saisis par ses parents. En particulier, il était souvent question dans + ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame qui + jouait ses pièces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. Il + l'appelait: Dora.</p> +<p>Un jour, -- ils étaient déjà de vieux amis -- au sortir + de la salle, comme il pleuvait, Laferrière proposa d'emmener Boum dans + son automobile. En chemin, il lui dit:</p> +<p>- Si nous allions chez Dora?</p> +<p>Boum, sans savoir pourquoi, hésita le quart d'une seconde, puis accepta.</p> +<p>L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arrêta familièrement devant + un grand immeuble de la rive gauche, près du pont de l'Alma.</p> +<p>Au sortir de l'ascenseur, au troisième, Laferrière ouvrit la + porte d'entrée avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.</p> +<p>- Comment, c'est toi chéri, fit une voix très douce.</p> +<p>- C'est nous, répondit l'ami de Boum.</p> +<p>Cette réponse excita sans doute la curiosité de la maîtresse + de céans, elle sortit à leur rencontre précipitamment. + Elle avait dû entendre parler de Boum, parce que tout de suite, sans présentation, + elle l'accueillit gentiment dans un bon rire:</p> +<p>- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.</p> +<p>Boum, en petit garçon bien élevé, s'inclina et baisa la + main qu'elle lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.</p> +<p>Quand ils se furent installés dans le petit salon où elle les + avait introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit + à moitié étendue sur un sofa assez bas, que recouvrait + en partie, sur un tapis sombre, une fourrure blanche très souple et deux + gros coussins vert-bleu. En vérité, elle était jolie, ses + cheveux lui faisaient comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents + éblouissantes riaient d'un rire perlé spécial qui paraissait + toujours partir d'une scène. Elle faisait une masse de frais à + Boum, à la fois amusée, flattée et un peu gênée + par la présence insolite d'un enfant.</p> +<p>Boum répondait poliment à toutes les questions. Toujours très + sobre de détails sur ses propres affaires, il écoutait tranquillement + tant qu'il était question de lui, en posant simplement sur celui des + deux qui parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement + étonnés.</p> +<p>Cette visite lui semblait toute naturelle, étant donné le sérieux + de son amitié avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait + été celui de toutes réunions de trois grandes personnes + si ce n'eut été quelques remarques décousues d'enfant, + sur "le nombre de bateaux qui passaient sur le fleuve" ou sur "la + difficulté qu'on devait trouver à apprendre par coeur tout un + livre".</p> +<p>Laferrière jouissait, amusé par l'étrange de la situation. + Evidemment, pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant + chez sa maîtresse aurait paru énorme, monstrueux; en réalité, + sa conscience honnête et dégagée des conventions se refusait + à voir le moindre tort dans ce rapprochement qui ne faisait de peine + à personne. Ces deux amis éprouvaient, au contraire, pour des + raisons diverses, un certain plaisir à se trouver ensemble; aucun mot, + aucun geste ne pouvait altérer la sérénité de Boum + et être pour lui un changement de ce qu'il entendait et voyait familièrement + tous les jours... alors pourquoi pas, surtout que lui-même l'auteur qui + avait vécu tant de rêves trouvait dans la présence de ces + deux êtres je ne sais quelle impression de consolider un bonheur instable + et que son coeur aimant aurait tant voulu voir persister longtemps.</p> +<p>Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrogé.</p> +<p>- Comment la trouves-tu? demanda Laferrière.</p> +<p>Très gentille et très jolie, apprécia Boum, vous devez + bien vous amuser avec elle.</p> +<p>Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line négligea + de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler quoique + ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de convaincre, il savait + ne devoir pas être pris au sérieux; alors il écouta sans + interrompre comme le lui avait enseigné Miss Anny. Cette visite, pourtant, + avait fait sur lui une certaine impression; elle lui avait été + comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il lui disait la vérité, + qu'il avait en lui une confiance sympathique. Boum n'en doutait pas avant ce + jour, mais parce qu'il tenait de son grand-père peut-être ou bien + parce que simplement il avait souffert des hommes, il gardait toujours, vis-à-vis + d'eux, une prudence et une réserve discrète. En telle manière + qu'à ce moment, quand son ami l'avait mis au courant de sa principale + préoccupation sentimentale, lui n'avait pas encore articulé un + seul mot de la grande affaire qui était l'unique souci de sa petite vie, + et n'avait jamais prononcé le nom de Line à Laferrière. + Après la visite chez Dora, il prit la résolution de tout lui raconter. + L'occasion vint.</p> +<p>Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure dans l'auto + découverte vers Saint-Germain. Laferrière ayant fait peu de temps + auparavant la connaissance du père de Boum, lui avait demandé + pour ce jour-là l'enfant à déjeuner. Maintenant ils allaient + au rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son côté. A la sortie + du Bois, après l'indispensable arrêt à la barrière, + Boum retrouvait l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent + regardé autrefois avec Line. Dans le fond de son âme, il s'attendrissait. + Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur conversation, dès + que la voiture repartit, Boum demanda:</p> +<p>- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?</p> +<p>Laferrière répondit une phrase évasive, une de ces explications + dont il avait le secret et qui n'arrêtait rien: "on ne bouge pas + assez... c'est nécessaire... je ne veux pas grossir...".</p> +<p>- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ça. Vous ne voulez pas vous battre.</p> +<p>- Oh, fit Laferrière, quand je peux éviter, j'aime autant.</p> +<p>- Moi, répliqua gravement Boum, je veux me battre, mais sérieusement, + <i>à mort</i>, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en + ce moment.</p> +<p>L'auteur, se retourna brusquement, visiblement intéressé:</p> +<p>- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?</p> +<p>Très posément, regardant par terre, Boum répondit:</p> +<p>- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-être le connaissez-vous, c'est + Monsieur Claude Vauquer de Conflans.</p> +<p>- Conflans, le diplomate? fit Laferrière, c'est un imbécile!</p> +<p>- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait à cette + appréciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.</p> +<p>- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.</p> +<p>- Voilà, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite + tante, la soeur de ma maman. Nous étions très, très bien + ensemble, tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.</p> +<p>Boum disait ce mot tout bas, très ému, baissant encore davantage + sa tête brune. Laferrière sentit le petit drame et n'interrompit + pas.</p> +<p>- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus encore + parce que vous, vous êtes grand, et moi je ne suis qu'un petit garçon + et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'était Tante + Line...</p> +<p>Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:</p> +<p>- Il me l'a prise...</p> +<p>Ému aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, + puis demanda:</p> +<p>- Comment te l'a-t-il prise?</p> +<p>- Il l'a épousée, puis ils sont partis.</p> +<p>- C'est sa femme, remarqua Laferrière, elle est bien jolie en effet, + je l'ai aperçue le jour de son mariage.</p> +<p>- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est qu'avant + de partir, il l'avait changée, tellement. Vous ne l'auriez pas reconnue. + Avant elle était douce, elle écoutait comme vous, nous sortions + tous les deux, elle me racontait les histoires de mon grand-père qui + était parti tout petit en Amérique, elle avait une petite auto + qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; après, quand Monsieur Claude + est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermés dans le petit + salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- et l'enfant précisait + en remuant son index en l'air -- il faisait exprès, il lui donnait des + cadeaux et des fleurs, il la flattait et se moquait de moi.</p> +<p>Profondément touché, mais voulant savoir, Laferrière interrogea:</p> +<p>- Mais tu n'as pas parlé à ta tante? Tu ne lui as pas demandé + pourquoi elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.</p> +<p>- Souvent, répliqua Boum, j'ai essayé; j'ai dit tout ce que j'ai + pu, mais quand on est petit, vous savez, on ne vous écoute pas, et puis, + on ne sait pas ce qu'il faut dire...</p> +<p>- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...</p> +<p>Et sur cette réflexion, quelques instants passèrent sans qu'ils + se dirent un seul mot. De chaque côté de la voiture, le paysage + défilait rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour + devenir la campagne véritable: la route n'avait plus de trottoir, les + maisons ne se touchaient plus et le fleuve, délivré de ses quais, + coulait plus librement dans la lumière crue entre ses berges de prairie.</p> +<p>Laferrière était bouleversé par le récit de cette + tragédie. Les faits, en eux-mêmes, étaient très simples, + en somme, si naturels: le petit aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer à + tous les âges, qui sait même si à l'âge de Boum on + n'aimait pas mieux, plus âprement, plus exclusivement et plus sérieusement + aussi? A travers le cortège fané de ses propres amours, il cherchait + à retrouver le souvenir de ses premiers élans, alors que rien + ne venait distraire de la grande chose, sa pensée et son coeur... Et + pourtant il demeurait désemparé devant cette détresse d'enfant, + lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses et qui gardait encore assez de + foi pour aimer éperdument une petite femme quelconque "qui jouait + ses pièces". Il était confondu parce que de cette histoire + très simple résultait cette situation anormale, parce que ce cas + particulier constituait un accident grave, une situation sans dénouement, + une maladie sans remède. Un seul instant, il fut sur le point de dire + à Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne te désole + pas, tu verras que la vie peut guérir aussi". Mais, ce même + homme qui n'avait pas hésité à mener l'enfant chez une + femme un peu à côté, se refusa à tenir la petite + âme, même pour la consoler. Il dit simplement:</p> +<p>- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?</p> +<p>- Je sais bien, dit le petit très simplement, mais puisqu'il n'y a pas + d'autre moyen...</p> +<p>C'était bien la logique que craignait Laferrière. Sans doute, + il savait que le projet de Boum ne se réaliserait pas, que quelque chose + viendrait sûrement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les + désillusions et toutes les déceptions que cette mise au point + comportait, firent mal à son égoïsme généreux; + comme un grand enfant qu'il était lui aussi, il laissa partir l'expression + de son dépit:</p> +<p>- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconté cette histoire?</p> +<p>Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore très bien la différence + de l'amour et de l'amitié, répondit très naturellement + aussi:</p> +<p>- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...</p> +<p>- Tu as raison, répliqua Laferrière, assez touché de cette + remarque, en prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.</p> +<p>Ils avaient fait un petit tour par la forêt silencieuse et sombre malgré + le soleil; ils retournèrent vers le restaurant où Dora les attendait + sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait dû se lasser + de regarder le décor magique de Paris engourdi à cette heure dans + une diaphane buée, elle jouait machinalement de sa longue main avec un + sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle avait noué + ses gants.</p> +<p>- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferrière s'excusa: + ils avaient causé, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la grande + habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:</p> +<p>- Nous voulions te donner le temps d'être idéalement jolie; nous + ne sommes pas venus une minute trop tôt...</p> +<p>Pas fâchée, elle le remercia des yeux.</p> +<p>Ils mangèrent. Laferrière, préoccupé, parlait peu. + Dora lui trouvait cet air particulier des jours où il mijotait une idée + de pièce. Bonne fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. + Elle faisait</p> +<p>des frais à Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute à + leurs pieds, elle l'aidait à retrouver la maison de ses parents, lui + indiquant les grands repères de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du Bois; + elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferrière. Le petit + distrait, tour à tour regardait la ville, regardait la femme et jouissait + de leur semblable beauté. Il pensait sans aucun sentiment de jalousie + au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires sentimentales, celles + de ses commensaux s'étaient arrangées. Dora et Laferrière + s'entendaient bien, ils étaient ensemble, constatait Boum, et -- comme + on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui gâte notre joie, + -- il restait convaincu qu'aucune personne et qu'aucune chose ne venait jamais + troubler la sérénité de leur bonheur. Evidemment, Laferrière + n'était plus un petit garçon, et c'est tellement plus facile d'être + heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra peut-être où + lui-même... en attendant, il était reconnaissant de tout son coeur + à ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimité + et de lui faire ainsi respirer l'air de leur félicité.</p> +<p>Quand ils eurent terminé, en quittant la table où ils étaient + restés assez avant dans l'après-midi, Dora, debout, interrogea + Laferrière, en le regardant de très près:</p> +<p>- Eh bien, ça se dessine ton idée? As-tu un rôle pour moi?</p> +<p>En secouant les miettes de son gilet, il répondit pour n'être + entendu que par elle:</p> +<p>- Je pense à mieux que le théâtre, petit, à la vie, + personne ne s'en doute, c'est bien plus émouvant...</p> +<p></p> +<p></p> +<p>VII</p> +<p><br> + A une petite fête intime de la salle, pour la première fois, Boum + se produisait en public. Les spectateurs étaient peu nombreux; il n'y + avait guère, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre + de représentants notoires de la presse sportive, gens faméliques + et prétentieux. Le jardin avait reçu une décoration de + petit <i>14 juillet</i>, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, + quelques fauteuils et les banquettes rouges étaient sorties. Au fond, + entre les arbres, devant un maître d'hôtel à favoris, une + table nappée supportait des sandwichs, des gâteaux, des fleurs + et une rangée de coupes à moitié pleines de très + mauvais Champagne.</p> +<p>Une dizaine de tireurs étaient inscrits et devaient faire assaut "à + la première touche".</p> +<p>Boum était considéré par la salle entière comme + "une fine lame"; il l'était vraiment. Le maître, qui + avait l'intelligence de son art, avait compris les premiers jours que l'enfant + <i>ferait</i> parce qu'il voulait faire; et alors, il l'avait poussé, + sa jeunesse et sa débilité étant un obstacle aux travaux + brutaux de l'épée, vers le jeu délicat du fleuret. Boum, + qui en était alors à sa deuxième année de salle, + se servait maintenant d'une épée triangulaire et à coquille, + comme celle des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait + peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqûre + vers les mains, les genoux ou la tête; à l'encontre, elle tournait + follement tout le long de la lame adverse, très rapide dans tous les + sens, avec des arrêts brusques qui étaient des menaces, toujours + en mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement française, + s'épanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touché.</p> +<p>Il fit, ce jour-là, d'assez jolis assauts, Laferrière qui n'aimait + pas d'ordinaire ce genre de réunions était venu pour voir son + petit camarade. Tout en applaudissant à ses jolis coups, il était + inquiet parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce résultat. + Le corps des chroniqueurs louaient sans réserve: découvrir un + talent inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum était + joli à voir. Son vêtement blanc moulait ses formes gracieuses et + proportionnées: l'exercice l'avait considérablement renforcé + et assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, à + l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se déployant dans une attaque + en un geste large, ou bien modeste après la victoire, son casque et son + épée dans la main gauche, la tête un peu basse venant remercier + l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chétif et mal poussé + qu'il avait été après sa maladie. Il était presque + alors un de ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec + un secret désir:</p> +<p>- Il est gentil.</p> +<p>Après qu'il eut fait sept assauts, le maître le proclama quatrième + avec trois touches, ce qui constituait, eu égard surtout à la + qualité des autres tireurs, un assez joli succès.</p> +<p>Laferrière et lui ne restèrent pas après la séance. + Ils remontèrent un instant à pied le boulevard.</p> +<p>Comme à l'habitude, ils causèrent. Laferrière avait raconté + à Boum, quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pièce. + Maintenant il le mettait au courant des modifications projetées. Boum + était partisan des dénouements heureux. Il se passionnait en général + pour les péripéties de ces personnages de rêve qui lui étaient + devenus familiers; il les considérait comme des êtres vivants qu'il + aimait. Ce jour-là, il parlait peu. Laferrière, qui se rendait + parfaitement compte de l'état d'âme de l'enfant, se donnait l'air + de ne pas s'en apercevoir.</p> +<p>Quand ils furent arrivés devant l'hôtel de la rue Pergolèse, + Boum tendit sa main:</p> +<p>- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de vous. Nous + allons à la campagne pour trois semaines... C'est là que ma tante + et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... Après, j'aurai + besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.</p> +<p>Dans un demi-sourire, Laferrière répondit:</p> +<p>- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce pas?</p> +<p>- Je le sais, dit Boum en le regardant sérieusement. Au revoir.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>VIII</p> +<p><br> + Dans son cabinet de travail, grande pièce encombrée, assombrie + par les tentures et les cuirs de Cordoue malgré la grande baie vitrée + qui donnait sur le parc de la Muette, Laferrière, assis à sa table, + venait de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres était, + pour sa nature heureuse, une heure bénie. Un grand nombre d'inconnus + lui écrivaient. Il goûtait une volupté particulière... + à l'ouverture brusque de cette porte sur l'intimité du monde extérieur. + Des femmes lui faisaient des déclarations passionnées, des amis + sincères lui donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la manière + d'acheter du vin, d'écrire des pièces, de placer sa fortune, de + combattre l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Après avoir + mélangé les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper + par son domestique qui, habitué à cette fantaisie, s'en acquittait + maintenant avec un grand sérieux. L'homme de lettres lisait tout, dans + l'ordre, d'un bout à l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, + qu'on le dérangeât.</p> +<p>Ce matin, contrairement à l'usage, le domestique revint:</p> +<p>- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.</p> +<p>- De si bon matin? fit Laferrière. Qu'il monte.</p> +<p>Il pensa que ce devait être pour l'importante histoire du duel, et cette + perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, après tout, mettre fin + à cette plaisanterie.</p> +<p>Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, qu'est-ce qu'il + dirait s'il se voyait abandonné?</p> +<p>Boum fit une entrée inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il + courut vers Laferrière, tomba assis par terre devant lui, et câlinement + mettant sa tête sur les genoux de son ami, il se mit à sangloter + sans pouvoir dire un seul mot.</p> +<p>Laferrière, ému, ne savait que dire.</p> +<p>- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... dis-moi... + explique.</p> +<p>L'enfant pleurait toujours. L'homme, désolé par ce chagrin, finit + par grossir la voix et dire presque rudement:<br> + - Assez, Boum, je te défends de pleurer ainsi.</p> +<p>L'effet de ce changement de ton opéra. Boum n'était pas habitué + à s'entendre parler ainsi par celui qui était le confident de + son coeur. Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.</p> +<p>Laferrière en profita pour le relever. Il l'entraîna vers un divan + un peu surélevé auquel un baldaquin de vieilles soies donnait + un vague air de trône. Il força l'enfant à s'asseoir près + de lui.</p> +<p>Boum, parla longuement.</p> +<p>Il était parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu pendant + dix longues journées qu'Elle revînt. Elle était revenue.</p> +<p>-... Mais, fit-il, elle est toute changée... d'abord elle n'est plus + du tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle rit tout + le temps de moi, ne m'a même jamais parlé seul une fois. Elle est + aussi sévère pour moi que M. Claude et reproche à maman + de ne pas bien m'élever. Elle m'a dit, parce que j'ai regardé + dans un paquet qu'on apportait, que j'étais curieux comme une vieille + chouette -- c'était des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une + valise pour ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, + elle s'occupe toute la journée de petits bonnets, de petites robes, et + de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a toute une + armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais à la poupée, + mais tout le temps avec moi... A cause de tout ça, je me suis aperçu + que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis très malheureux, + je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.</p> +<p>Et il se remit à pleurer doucement.</p> +<p>- C'est pour ça, fit Laferrière, que tu pleures! mais mon pauvre + Boum, ces choses-là arrivent tous les jours.</p> +<p>- C'est cependant malheureux, répliqua Boum.</p> +<p>- Voyons, voyons... fil Laferrière... tu étais séparé + d'une femme que tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours + séparé, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te réjouir.</p> +<p>- Peut-être! fit le petit, plus navré de n'être pas compris.</p> +<p>Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:</p> +<p>- Cependant je suis triste... très triste.</p> +<p>- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lança Laferrière... tu + n'es pas raisonnable.</p> +<p>- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus du tout. + Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ça m'est égal. Voyez, à + présent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec + moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux plus rien. + Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis bien plus malheureux + qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... comprenez-vous?... Je ne peux pas + expliquer.</p> +<p>Et pour rendre sa pensée, le petit agitait ses deux mains devant son + ami en le regardant de ses yeux mouillés.</p> +<p>- Boum, fit Laferrière, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. + Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es trop jeune + pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans comprendre. Ne pense + plus à Tante Line. Vis des joies de ton âge, je t'assure qu'elles + sont douces, plus tard on les regrette; oublie, cours, amuse-toi, joue avec + tes petits camarades; ne cherche pas ce que tu n'as pas trouvé. Sache + attendre. Je t'assure, c'est bête de souffrir. Regarde par la fenêtre, + c'est le matin, peut-être aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit + midi, -- il ferait plus chaud, il y aurait plus de lumière dans les arbres, + par terre les ombres seraient plus noires... et pourtant notre désir + commun ne change rien, le matin reste le matin. C'est déjà beaucoup, + crois-moi, de savoir que midi viendra.</p> +<p>Boum écoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais trouvant + quand même aux paroles qu'il entendait comme une sorte de vertu bienfaisante.</p> +<p>Encouragé, Laferrière continuait:</p> +<p>- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.</p> +<p>Boum fit signe que non.</p> +<p>- Si, reprit l'homme, quand tu es tombé sur te genoux, tu t'es écorché. + C'était un mauvais moment, tu as dû pleurer certainement. Cependant + le mal a passé, ton genou s'est guéri. Regarde, on ne voit plus + rien du tout.</p> +<p>Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.</p> +<p>- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guérir maintenant.</p> +<p>- Tu crois, répondit Laferrière... En effet, on croit, et puis, + un jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je ne + veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.</p> +<p>Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore là un mystère. + Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tête entre ses deux mains, + essaya de comprendre. Laferrière le laissa méditer. Mais Boum + renonça vite à chercher:</p> +<p>- Peut-être, fit-il brusquement d'un air détaché, vous + avez raison. Je ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici là, j'en veux + à tous ceux qui m'ont fait mal. (Et pour la première fois, sa + figure d'enfant devenait mauvaise.) Je m'appliquerai à vivre seul, sans + regarder personne. Je reconnais maintenant, que j'étais sot de vouloir + me battre en duel. Ce n'est décidément pas la manière. + Plus tard, je ne sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...</p> +<p>Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui tendant + une main froide et en disant à celui qui lui avait parlé avec + tout son coeur un "merci quand même", désabusé + et rageur, dont Laferrière resta médusé. Sa figure d'enfant + avait eu soudain une expression de cruauté méchante. A voir ce + Boum, qui avait toujours été si tendre, si bon, on eut dit à + cet instant une petite bête féroce qui aurait eu un sens humain + de la cruauté.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>IX</p> +<p><br> + Des années passèrent. Boum, suivant à la lettre les conseils + de son vieil ami, l'avait complètement délaissé. Cancre + dans ses diverses classes, il avait vécu des années de collège + au milieu de ses condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se + faire une seule amitié. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, + les maîtres le tenaient pour un mauvais élève. Assez intelligent, + il avait un dédain souverain pour l'effort et méprisait les résultats + naïfs auxquels aspiraient ceux de son âge. Il était d'un égoïsme + parfait. Il savait devoir être riche. Il affectait en toute circonstance, + un scepticisme déplacé et passablement agaçant. C'est ainsi + qu'il atteignit l'âge d'homme.</p> +<p>Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. Grand, bien + découpé par l'entraînement à tous les sports, il + est élégant dans ses gestes, mais son visage complètement + rasé a déjà dans le regard et dans le pli de sa bouche + jolie, je ne sais quoi de blasé et de vieux.</p> +<p>Boum s'est amusé. Malheureusement, à cause de son argent, il + n'a pas reçu de sa vie dissipée l'éducation dernière + qu'en reçoivent les jeunes hommes qui sont obligés de s'imposer + par un quelconque mérite. Il n'eut jamais besoin d'être fin, d'être + délicat, d'être amusant même; ses moindres gestes, même + ceux du plus mauvais goût, recevaient toujours les approbations louangeuses + du monde intéressé dans lequel il évoluait. Au contraire, + il avait acquis la réputation d'un être supérieurement habile, + d'un malin à qui "on ne la fait pas".</p> +<p><br> + Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une croisière. + Le voyage avait duré deux mois et, par suite de sa situation de fortune + et de ses qualités physiques, il avait été le "beau" + du navire comme certaines femmes sont, de l'autre côté de l'Atlantique, + "les belles de la cité".</p> +<p>A bord, il avait rencontré une petite jeune fille très douce + et très blonde. Il s'en était amusé comme de toutes les + femmes. Mais la petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Méditerranée, + en rade des îles grecques, elle était venue le retrouver devant + la porte de sa cabine, à l'arrière du bateau. Tout le monde était + couché. Le décor était magique, c'était partout + comme une symphonie magnifique de tous les bleus que des yeux virent jamais. + Au fond, les îles bleu sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, + bleue aussi, sur laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. + La jeune fille était belle, roulée dans sa cape blanche. Elle + se tenait presque droite sur un fauteuil de pont. Boum était vautré + sur un paquet de cordages. Ils parlèrent longtemps. A la fin, elle lui + avait dit:</p> +<p>- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous êtes + méchant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps + et je vous aime. Sans vous, la vie me paraît inutile... Je n'ai pas besoin + de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je serai si tendre, + si effacée, petit à petit vous verrez... Je vous assure que je + vous aime éperdument.</p> +<p>En entendant ces paroles, Boum était parti d'un grand éclat de + rire. Et la jeune fille l'avait quitté en pleurant.</p> +<p>Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir exprimer + sa tendresse, un après-midi, au polo, Boum fit la joie de son entourage + en lisant une lettre dans laquelle elle lui écrivait:</p> +<p>... J'ai essayé, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maîtresse + si vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.</p> +<p>On avait beaucoup ri.</p> +<p>Il y avait longtemps que Boum était devenu un mufle, parce que, depuis + longtemps, il ne croyait plus à l'amour.</p> +<p></p> +<h3><br> + Table des matières</h3> +<p>Plutarque.<br> + La carrière d'Arsay-Lancourt.<br> + La saisie.<br> + Boum.</p> +<p> </p> + + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + +***** This file should be named 5892-h.htm or 5892-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/8/9/5892/ + +Produced by W. Debeuf + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. 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Edouard Tavernier + +Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892] +Release Date: June, 2004 +First Posted: September 18, 2002 +Last Updated: March 29, 2004 + +Language: English + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + + + + +Produced by W. Debeuf + + + + + + + + + +Histoires grises. + +By E. Edouard Tavernier. + + + + + +HISTOIRES GRISES + + + + +Plutarque. + + +_L'honneur est une ile escarpee et sans bords, ou l'on ne peut plus +rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._ + +(_Meditations sur Boileau_) + + +I. + + +Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait ete donne un soir chez un +marchand de vins, a cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en +temps et qu'il avait ramasse a la porte d'un lycee. On connaissait +l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'etait son nom +maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait a tout. + +La journee qui pour lui s'etait annoncee normale, c'est-a-dire ni bonne +ni mauvaise, avait particulierement bien fini. Il s'etait mis a +pleuvoir des arrosoirs, et en depit de l'opinion courante, la pluie +n'est pas une chose desagreable; grace a l'eau d'en haut, les trottoirs +ne sont pas encombres, les promeneurs et les sergents de ville ne +manifestent pas un interet particulier a ce que peuvent faire les +gueux; ceux-ci ont meme le loisir de s'arreter, dans leur promenade -- +ce qui est deja bien -- sous une porte ou sous la tente d'un cafe -- +ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent +nait la possibilite de rendre quelques services; les obliges ne +s'attardent pas en general a compter leur billon. + +En passant place de la Republique, devant un petit hotel, Plutarque eut +le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme +heureux, c'est-a-dire un ventre assez gros, barre d'une chaine de +montre en or, juche sur deux jambes gainees dans un pantalon soigne +finissant en souliers a guetres blanches, le tout surmonte d'une bonne +figure sous un chapeau melon nullement use. Ne voulant sans doute pas +ternir la joie de son ame ou tacher ses guetres, l'homme heureux avait +hele Plutarque pour un taxi. Peu de temps apres, Plutarque arrivait +dans un virage savant, a grande allure, debout sur le marchepied, les +mains cramponnees a la poignee. Avant de laisser refermer la portiere, +l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que +Plutarque tendait poliment. + +Cet homme etait evidemment disproportionne, aussi bien avec le service +rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demande au +conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses +recherches avaient ete laborieuses. Quant au client, il avait l'air a +son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas etre un abonne de +l'Opera. Seulement, quand on est content... + +Plutarque examina les pieces sous le reverbere, essaya de les rayer +l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les +deux epreuves ayant ete satisfaisantes, il les glissa dans la poche +gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il +les retint dans sa main qu'il ne retira pas. + +Evidemment, le probleme changeait. La solution du manger et du dormir, +quand on n'a pas le sou, est completement differente de celle qu'on +peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail +inconscient de la journee tendant a la preparation de la nuit devenait +superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, +d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons +delaves qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les +patronages, mais des choses qu'on mache et qui resistent juste ce qu'il +faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensee seule de ce mets +amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin +rouge et... bonheur supreme, coucherait seul. Cette derniere +perspective le ravissait delicieusement: une chambre a soi, avec une +place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien +voir, ne rien entendre, pouvoir etre avec soi, comme dans la ballade, +mais couche. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est +bien a cela qu'on se fait le moins. + +Il marchait, chiquant ces idees dans sa tete, sans remarquer qu'il +s'eloignait terriblement du marchand de vins et de l'hotel garni qu'il +s'etait fixe. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait +definitivement colle ses vetements sur sa peau. Ses souliers +beuglaient et giclaient si regulierement dans sa marche, que leur +chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le +battement d'un moteur. D'une porte d'usine ou elles attendaient, deux +filles haut retroussees l'apostropherent: + +- Il a de quoi barboter! dit l'une. + +L'autre commenta: + +- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais. + +Plutarque, dans un sourire, sans s'arreter, salua; son geste dut etre +un peu trop courtois puisque les femmes decontenancees ne trouverent +rien a ajouter. + +Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant +souvent marche sans but, dans la ville; sans savoir du tout ou il +etait, il prit a gauche une petite rue deserte et mal pavee. Le +trottoir defonce brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. + Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide etaient +ranges sur les cotes; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la +lune. Plutarque parcourut de la meme allure d'autres rues semblables; +il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne +trouvait pas qu'il eut encore assez faim. + + + + +II + + +Le souper fut quelconque. Arrive tard, Plutarque, ne trouvant plus +rien de pret, avait ete oblige de se rabattre sur une _croute garnier_ +que la tenanciere composa sur le champ et rechauffa pour lui. La pate +etait detrempee et la sauce avait un gout auquel il fallait s'habituer. + Le debit etait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin +en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz +dont le manchon reniflait par intervalles reguliers comme un enrhume, +pendant que montait et tombait la lumiere. + +Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'etait la +pensee de la chambre qui le hantait. L'hotel vers lequel il marchait +n'avait pas de nom. C'etait un immeuble long et bas, a un etage +seulement, une etrange vieille maison qu'on ne reparait plus, du temps +ou le quartier Caulaincourt etait de la peripherie, vieille bicoque, +que seule la speculation tenait encore debout sur ce terrain cher. +Au-dessus de la porte etroite s'etendait un grand bras de fer ou +s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassee on pouvait +deviner le mot _Hotel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et +monta quelques marches d'escalier jusqu'a la loge puante ou le menage +patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, devisagea son +client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant percu la +taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua: + +- La quatrieme a gauche en entrant. + +Plutarque eprouvait une sensation de bien-etre en refermant la porte. +Des murs! plus d'espace commun a tous; pouvoir etendre son etre, +renferme d'habitude en lui-meme, jusqu'a la limite d'une chambre si +petite qu'elle fut. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans +risquer aucun geste, aucune remarque, aucune reflexion. De joie, il +etira ses bras et cracha par terre, puis il s'etendit sur le vague +sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint eveille +pour jouir de sa joie. + +Il se rappelait qu'il avait deja passe deux nuits dans une chambre +semblable de cet hotel, un an ou dix-huit mois avant, il n'etait plus +absolument sur. Ses apprehensions d'alors lui revenaient. C'etait a +l'epoque descendante de sa carriere: il avait trouve, cette premiere +fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le +mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits +assourdis que l'on percevait a travers l'epaisse cloison. Aujourd'hui +il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient +beaucoup de chance d'etre de meme nature que ceux jadis entendus; une +autre generation de memes insectes s'appretait a le travailler; les +vieux relents tout au plus augmentes de puanteurs nouvelles flottaient +entre les murs, et cependant il etait bien maintenant, n'avait nulle +crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativite. + +Sa memoire n'avait rien oublie, et pourtant quel chemin il avait fait! +Ce soir, parce qu'il etait heureux, le passe triste lui revenait. Il +le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les memes +dispositions ou il avait recu la pluie de tout a l'heure. Il se +revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite +maison d'Angers ou il etait ne, et il se reconnaissait: ce n'etait pas +un autre, c'etait bien lui. Il suivait parfaitement la continuite, la +vie de famille ordonnee, ou l'on economisait en vivant bien; le college +ou il etait parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les +femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir depense dans une +fete l'argent d'un examen. Tout de meme, quelle mentalite on peut +avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles +peccadilles avec des chatiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et +sans amertume pensa: Cretins! + +Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austere de son pere, +conservateur des hypotheques. + +'Je te dispense desormais de rentrer a la maison" furent les derniers +mots de la derniere lettre qu'il avait recue. + +Apres, la degringolade etait venue rapidement. Quelques mois de vie a +credit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce +qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un +Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, +c'est-a-dire tres peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, +on use tellement. Apres on a faim. Un beau jour on ouvre les +portieres, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se +presente. Alors, c'est invraisemblable, ca ne change plus. A tout +prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie +comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes +les vies, il y a de bons et de mauvais moments. + +Pendant qu'il laissait passer ses reflexions, sa porte s'ouvrit +doucement et soudain la lumiere de la chambre s'augmenta de la lueur +d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'age moyen, assez bien +vetu, qui s'excusa : + +- Pardon. + +Plutarque fut contrarie. Il avait paye, ce n'etait pas pour qu'on +vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitue a ne pas gaspiller +l'heure bonne en recriminations, il ne se laissa point pourtant +absorber par ce petit inconvenient, et ne perdit pas une minute a se +demander ce que cet homme bien habille pouvait venir faire dans cet +hotel. Il lui interessait peu de savoir si son visiteur commencait la +phrase descendante par laquelle lui-meme avait passe, si c'etait un +policier ou un detraque vicieux a la recherche d'une combinaison +extraordinaire. Dans son monde a lui, comme on ne s'etonne plus, on ne +s'occupe guere des affaires des autres: les siennes suffisent. + +La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique +et sadique satisfaction de sentir qu'on est a l'abri soi-meme pendant +que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un +moment des tranchees agacantes lui tenaillaient le ventre, de plus en +plus lancinantes. Il pensa que c'etait la _croute garnier_ ou au moins +la sauce qui faisait des difficultes pour passer. Comme il n'y a rien +de tel pour digerer que le sommeil, il souffla sa chandelle et +s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il etait accoutume par les +necessites de ses nuits non tranquilles. + +Sa penible digestion le reveilla. Il faisait encore noire dans la +chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma +sa bougie; comme decidement ca n'allait pas dans cette atmosphere +etouffee, il eprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le +couloir obscur. Presse, son pied buta dans quelque chose et il +s'allongea sur un corps couche la; sa figure toucha une figure et a la +lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui +avait ouvert sa porte. Le visage etait congestionne, les yeux vicieux +gonfles; sur la bouche s'etait figee une fraise de sang. Plutarque fit +un retablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre +hesitation, feutrant son pas, a croire qu'il foulait de la mousse, il +marcha vers la porte, cria: + +- Cordon... + +et sortit. + +Dehors, il ne se hata pas, tourna a tous les carrefours rencontres, +decide a aller loin, tres loin dans le quartier qu'il se rappellerait +en route avoir le moins frequente. C'etait a peine si son coeur +battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre. + +L'homme etait-il mort ou vivant dans le couloir de l'hotel? C'etait +encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans +l'affaire, le cueillir lui-meme? C'etait bien le motif qui l'avait +fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'etait oui ou non. Il fallait se +donner toutes les chances. Apres tout, en dehors des formalites, des +discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant +les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des +inconvenients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de +plus on est nourri, somme toute... et loge. + + + + +III + +Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'etait la qu'il +avait pense elire domicile, parce que quand on est gueux, a la +difference des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une +rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait +de s'ouvrir, il avait presque pris cette decision, assis devant un vin +blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade a lui, du +temps ou il etait etudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'etait +etabli cremier dans ce quartier, apres un mariage assez drole avec +Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-la avait herite +cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie, +avait exige l'abandon des carrieres liberales, en telle sorte que son +epoux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas +idee de l'endroit ou se trouvent la boutique, il avait appris seulement +que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux +jumelles. Cette possibilite de les rencontrer etait encore trop pour +lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit +aussitot de ce pas lent, cadence et rasant le sol qu'ont tous les +chemineaux du monde. + +Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi +les bords de la Seine. Une vague buee flottait sur le fleuve qui +sentait la maree. Le froid du premier matin pincait. Plutarque se +promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la +porte du marche. Les boutiques etaient deja installees. Les carottes, +les choux, les salades et les petites bottes de radis etaient bien +ranges dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la +boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des +fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande +quantite, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses +et les marchands parlaient doucement, etaient serieux; on sentait toute +la gravite de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de +travailleurs. + +Comme Plutarque etait en train de considerer un chapelet de saucisses, +se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au detail, +il s'entendit appeler: + +"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..." + +C'etait une grosse cuisiniere deja vieille, une large figure epaisse et +resignee. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres +vides dans une main. Plutarque la debarrassa du tout et la suivit a +travers les petites allees, pendant qu'elle tatait, marchandait et +quelquefois achetait. Son marche dura bien une heure. Plutarque +s'etonnait qu'on put avoir besoin de tant, meme dans une grosse maison. + Il en avait bientot plein sa charge et avait du enlever sa ceinture +pour tenir deux fardeaux dans une main. + +- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi. + +Et elle le dirigea non loin de la vers le centre de la place d'ou +partait le tramway. + +En marchant, elle se plaignait du prix des choses. + +- Et encore vous avez vu la premiere marchande, commentait-elle, +voulait me les faire vingt-cinq sous! + +Plutarque avait appris a se mettre dans la peau des roles; il repondit: + +- Ne m'en parlez pas, c'est une misere, on ne sait plus, on ne sait +plus... et on a bien du mal. + +La femme aima cette humilite approbative; elle aima la prevenance de +son porteur parce que, de lui-meme, il avait offert d'attendre le +tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-etre elle +lui donna un franc. + +Quand le vehicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De +l'imperiale la femme lui cria: + +- "Si vous etes la, demain... + +La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-la, +Plutarque avait fait la comedie de circonstance: comme il jouait le +sans-travail assasin aux Champs-Elysees quand la nuit venait, ou le +pieux mendiant a la porte des eglises et la gouape le matin a la sortie +des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les +derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, +quand, au bout de l'avenue, le tramway n'etait plus qu'une miniature +semblable a un jouet d'enfant, il restait a arpenter le refuge. + +Tant de temps s'etait passe qu'on ne lui avait pas dit "a demain". +Cette idee qu'on accrochait sa vie du jour a celle qui viendrait, +l'etonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'etait pas rendu +compte de l'instabilite de ses occupations finit par l'amuser. Il en +sourit pendant qu'il marchait. + +La journee etait belle, il poussa une pointe jusqu'a l'entree du Bois; +derriere un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil +avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la +casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit. + +Dans l'apres-midi, a la sortie des courses, il fit quatre francs. Le +soir il s'offrit un bon petit diner et trouva non loin du marche une +chambre ou pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit +avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait +decidement pas assez reussi. Il se leva le dernier au matin, proposa +au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut +acceptee; on lui rendit deux sous et de la consideration. + +Au marche il penetra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit a la +boutique de la boucherie par ou la cuisiniere lui avait dit debuter. +Il n'attendit pas. Elle le reconnut a peine, mais n'hesita pas a lui +confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des +etalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se +contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme +quand elle se plaignait qu'on l'ecorchait. En route pour le tramway, +ils echangerent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle +servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit +personnes a table, que les pensionnaires etaient de familles riches et +beaucoup d'autres details lesquels, en depit de tout l'interet qu'il +montrait, etaient completement indifferents a Plutarque. Sur le +refuge, elle eut une remarque desagreable: + +- Je vous ai donne un franc hier; c'etait la premiere fois, mais c'est +beaucoup. + +- Je sais bien, repondit-il, c'est beaucoup de bonte de votre part; +tout de meme, si ca ne vous faisait pas defaut a vous, on a tant de +difficultes... + +La femme redonna vingt sous, ce qui creait la fixite du tarif. Il fit +encore passer les paniers sur la voiture apres avoir recu son prix, ce +qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il +enleva comme la veille sa casquette au moment du depart et entendit une +commere sur la plateforme qui soulignait son geste: + +- Eh bien, Madame, j'espere que vous avez un porteur poli, c'est si +rare aujourd'hui. + +Cette remarque etant un hommage indirect a la facon dont la +bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier +encore: + +- A demain. + +Cette fois Plutarque reprima une veritable envie de rire. Ah! mais +c'etait un metier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut +bien qu'elles mangent les demoiselles -- il etait embauche. Le soir, +il retourna souper dans la meme maison, chez un marchand de bois dont +la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le meme hotel, et +commenca une vie toute differente de celle qu'il trainait auparavant. + +Les jours qui suivirent ameliorent encore sa situation. Il avait +bientot acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivee le +tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquerait des prix. Les +marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisiniere, en +arrivant, ecoutait son rapport; meme quelquefois lui laissait de +petites sommes pour profiter des premieres occasions le lendemain. Il +s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne +majorant les prix que dans une proportion tres modeste, tres admise, +sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire. + +Il s'etait debrouille aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la +nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi +on lui donnait pour rien, a la fermeture de l'etablissement, un repas, +c'est-a-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent +un verre de vin. A l'hotel, il balayait et arrosait tout le second +etage reserve aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service +etait remunere par le droit de coucher dans un lit veritable, dans la +chambre a deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart +du temps; sa compagne apportant une regularite surprenante dans +l'irregularite d'une conduite agitee, decouchait presque toutes les +nuits. Rapidement il etait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il +montait se coucher aussitot son souper mange et son travail fini. Sa +chambre etait l'objet de soins minutieux, toujours balayee et arrosee, +meme les affaires de sa compagne etaient mises en place par lui -- +c'etait le seul moyen de n'en pas etre encombre --. La cuvette de zinc +avait ete garnie de bouts de corde dechiquetes, en telle sorte qu'elle +pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit, +avait recu des charnieres et un cadenas: c'etaient "ses affaires". +Pour le moment elle ne contenait guere que des aiguilles, du fil et un +bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et +emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis +sur son lit il denouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui +renfermait sa fortune. Ses economies augmentaient, il s'etait impose +de ne depenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins +son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas +de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas +grand chose -- son gain regulier s'amassait. + +La pensee lui venait d'acheter des vetements. Plusieurs courses chez +les fripiers des environs lui donnaient une idee exacte du prix des +choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les +siens les pieces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, +en lambeaux et moisie par place, aurait gagne a avoir une rechange +permettant un lavage et une reparation; enfin, une casquette. Ce +troisieme desir surtout l'obsedait. + +Il n'aurait ose l'avouer a personne, il ne s'agissait pas d'une +casquette ordinaire, celle qu'il avait etant assez bonne d'ailleurs, +mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue a la +devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une +calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, etait brode, en +lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffe de la sorte, il +lui semblait que sa situation serait definitivement assise, que les +pourboires seraient forcement plus gros, qu'on le reconnaitrait dans la +rue et qu'il se constituerait une clientele attiree. Le marchand en +demandait douze francs, c'etait beaucoup. + +Le soir, apres avoir fait ses comptes, sitot qu'il etait dans sa +couverture, il y pensait. Finalement, hesitant, il n'achetait rien; il +se contentait pendant le jour, apres le dejeuner, de reparer les trous +nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait +peniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant a +ses premiers travaux d'ecriture. + +Tout de meme, quand il regardait en arriere, quels changements dans sa +vie d'avant. Maintenant ses jours passaient reguliers, tous pareils, +sans imprevu et sans inquietude. A table, en s'asseyant, il lui +arrivait d'avoir bon appetit, mais il ne retrouvait plus jamais la +desagreable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui etait +familiere, de plus en plus tenace, avec cette crampe particuliere +qu'elle declanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer a +mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les +premieres bouchees qu'on mange apres avoir eu faim, bouchees qui sont +sans gout et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de +corps etrangers ne se desagregeant pas. + +Tout cela etait loin, tres loin meme; une remarque du marchand de vins +chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commercant +avait dit a sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui +devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme +Plutarque"... + +Ces mots l'avaient frappe! Ils etaient comme la coupure entre sa vie +vagabonde et sa vie de maintenant. Desormais son changement etait +sorti de ses considerations sur lui-meme; les autres aussi le +constataient. Ce fait donnait a sa situation presente une consecration +et impliquait en meme temps pour elle une duree, un etablissement, +comme un vague but atteint qui l'etonnait. + +La destinee des etres est une fantaisie, pensait-il, c'etait pour en +arriver la qu'il avait fait ce chemin long, accidente, fou surtout; +qu'il avait vecu toutes ses heures incertaines avec, si souvent, +l'attente de la catastrophe imminente et definitive. Il se rappelait +les conseils d'un vieil ami de son pere: + +- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_ + +Ces gens etablis sont a mourir de rire; ce a quoi on est appele, est-ce +qu'on peut le savoir jamais, avant d'etre arrive? Comme si ce n'etait +pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire +encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivieres, on voit +flotter des petits debris de bois; il en est qui filent tout droit, +d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arretent sur les +bords, d'autres vont au fond apres avoir ou n'avoir pas tourne sur +eux-memes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, +et voila tout. Somme toute, son existence passee aboutissait a faire +de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier +ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait a peine traverse deux +fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner +autrement, sans meme chercher plus loin que cette fameuse nuit ou il +s'etait paye une chambre pour lui tout seul, a l'hotel de la rue +Caulaincourt, et ou l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassine +l'homme qui gisait dans le couloir. + + + + + +IV + + +Il etait arrive ce matin de bonne heure au marche. La veille, la +cuisiniere lui avait remis vingt francs pour les achats de legumes +qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'etait vraiment tot, +les marchandises n'etant pas deballees et les prix pas encore fixes. +L'agent de police de service devant la porte avait ete change; sans +attacher a ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, +rebroussa chemin et flana un moment sur le trottoir. + +Ce manege dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville +qui le devisagea d'une facon inquiete et a laquelle le vagabond, +maintenant range, n'etait plus habitue. + +La sirene d'une usine mugit, il etait six heures. Un peu gene, +Plutarque voulut entrer. + +- Qu'est-ce que tu vas chercher la, toi, fit l'agent. + +- Je viens acheter, M'sieur l'agent, repondit Plutarque. + +- C'est bon, c'est bon, on la connait va; allez, allez, decanille. + +Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-meme. + +Plutarque revint vers lui, tres humble. + +- Monsieur, j'achete pour quelqu'un. + +- Ca suffit, dit le fonctionnaire, en elevant la voix. + +Plutarque n'insista pas, entrevoyant des desagrements et vint s'appuyer +sur un reverbere, decide a attendre la cuisiniere qui le ferait bien +entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugee provocante par +l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-la croient? Le representant +de l'ordre vint a lui, le pinca cruellement au bras, en lui disant +presque a voix basse: + +- Il faut circuler. + +Peut-etre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, +deux larmes piquerent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de +la place attendre la bonne a la descente; il avait de l'argent a elle, +il fallait qu'il la rencontrat. + +Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni +dans la rue, ni a l'arrivee. Il attendit des heures durant tous les +tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs +descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de +n'avoir pas regarde suffisamment bien la sortie des premieres voitures. + Puis la certitude vint que la cuisiniere etait deja au marche et qu'il +l'avait manquee. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit +poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquiere qu'il +connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avanca vers elle et +s'appretait a lui donner des explications. Des qu'elle l'apercut, elle +se repandit en invectives et en reproches: + +- Vous m'avez vole mon argent, on a bien tort d'avoir confiance... + +Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La +femme reprit avidement son bien, en lui disant: + +- Que je ne vous revoie plus. + +Doucement, il l'accompagna quand meme jusqu'a la voiture, aida +l'enfant qui n'etait pas assez grand pour passer les paquets, se +decouvrit au moment du depart, mais ne recut que ce seul merci: + +- Hypocrite! + +L'amertume vint en lui, mais trop pres encore de son epoque vagabonde, +elle venait sans revolte, sans haine. La temperature n'est pas +toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir a +quelqu'un? + +Assez tard dans la matinee, a force de raisonnement, il se reprit, se +remonta: + +- C'etait trop bete. Il y avait une explication a donner. Les choses +n'en pouvaient pas rester la. Et puis, en somme, le franc de la +cuisiniere comptait peu dans ses ressources. C'etait sa situation chez +le marchand de vin et a l'hotel qui l'asseyait. Il entrevoyait deja la +possibilite de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il +pouvait prendre la place de la bonne dont on etait mediocrement +satisfait. + +Il pensa a toutes ces solutions et alla dans l'apres-midi, s'acheter la +casquette. + +Il eut un succes fou en entrant au debit, et la soiree fut tres gaie +dans la petite salle de la buvette. + +Plutarque, a cause de son histoire avec l'agent et a cause de sa +casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la +patronne et quelques habitues le congratulaient et jugeaient severement +l'autorite. + +- "Tout ca, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes. + +Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque a cause de son +idee de couvre-chef... + +- "Voila un garcon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins +autrement pressants; et bien non, il n'a pense qu'a son affaire. En +faisant ainsi, il connait son monde". + +Et comme les histoires des autres ne vous interessent que par ce +qu'elles ont de commun avec les notres, il concluait en s'adressant a +sa femme: + +- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte a faire +peindre la devanture qu'a acheter les banquettes et l'armoire". + +On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournee, +mais refuserent celle que proposait Plutarque, en raison de ses +malheurs et de la depense enorme de sa journee. De toute la chaleur +des alcools absorbes, on se serra les mains en se quittant. + +Cette reunion, cet entourage, ces amities auraient du lui donner +confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'etait qu'un pur +accident. Cependant, il n'etait pas tranquille en se couchant; le +charme se rompit des qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur +que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maitresse qu'on sent +vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver a dormir. + +Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller +au marche. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire +une scene devant tout le monde? Il etait perplexe, mais toute son +apprehension s'evanouit quand il eut regarde sa tete sous la +resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. +Il irait, c'etait son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver a +redire? Il discutait avec lui-meme. Il pactisa enfin: il attendrait +que le marche battit son plein; dans les allees et venues, on ne le +reconnaitrait surement pas, surtout coiffe de la sorte. Et, pour se le +prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille +casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un +apercu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulee +deformait les lignes en mouvement. + +Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pates de maisons +et finit enfin par se lancer de l'autre cote de la rue, a un moment ou +l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude +qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui +donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez +sur lui: + +- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. +Tu as un batt'chapeau aujourd'hui. + +Plutarque essaya de sourire. L'autre continua: + +- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour +revenir quand je t'ai dit de f... le camp. + +Plusieurs personnes s'etaient arretees, a cote de la fille qui, le +poing a la hanche, ecoutait; la galerie etait constituee: Plutarque +etait perdu. + +- Non, repondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille. + +- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit +l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ca. + +Il siffla un collegue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria +de le remplacer et partit. + +- Ca y est, pensa Plutarque, en marchant. + +Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans +espoir maintenant, il essaya des explications: + +- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander. + +L'agent ne repondit pas. + +- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marche... +plus jamais. + +- C'est fini la litanie, dit a haute voix le gardien. + +Alors brusquement, une idee folle vint a Plutarque, une de ces idees +stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent +tout: fuir. + +Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arriere, fit un saut +a droite et un a gauche pour depister l'agent qui trebucha, et il +partit de toute sa vitesse a grandes enjambees, avec une agilite de +singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir, +comme un fou. L'agent suivait derriere. Les rares passants se +gardaient bien d'intervenir. + +Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et ou +l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit +les pentes gazonnees du rempart pres de Boulogne. Sa manoeuvre a +travers les rues avait ete si savante, sa chance si particuliere, qu'en +arrivant sur les talus, il n'etait encore suivi que par son agent. Il +escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le +bord jusqu'a ce que brutalement une douleur a l'estomac l'averti qu'il +etait a bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain +s'offrait, il le degringola jusque dans le fosse. La, il fit encore +quelques pas et s'arreta, appuye au mur. + +Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce +chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il +l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment precis ou, dans +la derniere foulee, son chasseur l'atteignait, Plutarque, extenue, lui +enfonca la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, +abattu; sa rude main encore cramponnee au bras de Plutarque. Celui-ci, +pour se degager, dut le trainer quelques pas. + +... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque etait pris par des +policiers habilles en bourgeois. + + + + + +V + + +Apres trois mois de prevention, Plutarque passait aux Assises. Son +proces n'etait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font +tant de bruit a Paris. Il n'y avait pas de grand temoin; l'agent de +police avait ete gueri apres dix jours d'hopital, Plutarque avouait. +C'etait une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public etait +peu nombreux. En comparaison avec l'apre froid du dehors, la chaleur +etait seche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives +dont personne ne paye le combustible. On sentait le petrole et la +creosote. L'acte d'accusation etait si long, et redisait des choses si +souvent entendues a tous les degres d'instruction, que Plutarque se +sentit tout de suite loin de la comedie qui se jouait, comme s'il avait +ete un simple badaud spectateur et qu'il se fut agi d'un autre; il +trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scene etait +ridicule; ces messieurs, costumes pour une semblable ceremonie, un peu +grotesques en depit de toutes les precautions, depuis le president qui +paraissait etre seul a travailler, jusqu'a cet huissier qu'on avait +affuble d'une robe noire pour faire entrer les temoins. A part les +jures qui avaient l'air heureux d'enfants autorises a toucher un fusil, +tous les autres pensaient chacun a ses petites affaires, et c'etait +tres naturel. Leur air de chiens fouettes s'accordait mal avec la +solennite du decor et l'emphase des paroles, ou revenaient a chaque +instant de grands mots a majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne +faisaient rien a l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le +reste dans ce cadre pompeux. + +Le defile des temoins amena un peu l'air exterieur dans l'atmosphere de +cet atelier ou se fabriquait la justice. L'expert medical ouvrit le +feu par une description minutieuse de la blessure incriminee. Pour +dire les choses les plus simples, afin d'etablir sa competence +technique, il se servait de mots destines a n'etre pas compris: + +- "Plaie penetrante de la region cervicale, par instrument tranchant..." + +Il voulait avoir l'air d'une impartialite scientifique; en realite, il +chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux +magistrats, seul element permanent de la seance, que pour etre du cote +surement gagnant, puisque l'accuse avouait: + +- "L'arme a penetre a environ huit centimetres en arriere du paquet +vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertebrale. Une deviation de +quelques millimetres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que +l'agresseur n'avait pas une intention decisive, c'est lui preter des +connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu egard +surtout a la violence du coup." + +Les jures ecoutaient bouche bee, impressionnes par les connaissances +qu'un tel langage supposait. + +Puis l'agent de police s'avanca vers la demi-cage des temoins. Son +entree produisit une legere impression. Plutarque l'examina levant la +main droite pour le serment, et fut frappe de sa male beaute: la tete +etait reguliere et energique, les grands yeux noirs regardaient bien en +face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore - +une medaille d'argent. Il parla veritablement sans haine et sans +crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais francais +les faits avec une simplicite qui ne manquait pas de grandeur. Le seul +point de vue egoiste qui percait dans son temoignage etait une joie +d'enfant d'avoir eu une affaire profitable a sa jeune carriere et de +s'en etre tire. + +- Vous etes content d'avoir echappe et d'avoir noblement fait votre +devoir, lui dit le president. + +Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il repondit: + +- Je suis content de ne pas etre mort. + +Cette reflexion declancha l'hilarite de l'auditoire et permit a +l'huissier de placer le seul mot qui lui fut tolere: + +- Silence, messieurs. + +Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi +eloigne que possible de toute cette scene dans laquelle il se sentait +compter pour si peu, considerait attentivement celui qu'on appelait: +"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'etait bien lui, +l'agent, qui etait le plus sympathique; il avait ete courageux et etait +sincere maintenant. Leur petit differend sur l'entree au marche etait +deja bien loin, et avait consiste en bien peu de choses en somme. Que +de fois aux courses ou devant les theatres, les representants de +l'autorite avaient ete tout aussi injustes, mais infiniment plus +brutaux et mechants; on filait rapidement en "obtemperant", on +recommencait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marche, il +avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui, +gueux, vetu comme un gueux, avait en realite un metier; est-ce que +l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le +devait, dans cette grande ville, ou la libre circulation des gens poses +et dont on n'avait rien a craindre, exige que les vagabonds glissent et +passent vite sans s'arreter, sans causer d'encombrement. Plutarque +pensait qu'il aurait pu lui-meme se laisser tranquillement amener au +poste et chercher a expliquer; en admettant meme que le commissaire +n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait ete quitte pour deux +jours d'internement administratif, apres quoi, il serait retourne a +Auteuil dans son hotel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marche +et meme, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son +patron qui aurait parle a l'agent... Oui, mais allez donc penser a +tout ca, quand on vous emmene au poste, comme un voleur, devant tout le +monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idee vous a +pris de filer, de courir de toutes vos forces pour echapper. Du reste, +a quoi bon epiloguer aujourd'hui; l'agent etait vivant et avait recu de +l'avancement, lui etait pris, convaincu d'avoir donne "a un agent de la +force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et +blessures n'ayant pas entraine la mort, mais avec intention de la +donner". Le fait etait patent, etabli; pourquoi de si longues +explications? Le marchand de vins, son patron, etait venu deposer, +seul temoin a decharge; il avait jure solennellement sur son honneur +que Plutarque etait un garcon serieux, range et travailleur, qu'il +etait doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un +mystere impossible a comprendre. Ce temoignage avait meme +impressionne, jusqu'a un certain point, les jures, quand, tres +negligemment, l'avocat general demanda au temoin: + +- Vous avez ete condamne l'an dernier pour contravention a la loi sur +les fraudes... + +L'homme eut beau repondre: "C'etaient des bouteilles que j'achetais +cachetees". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait +en tapotant l'air de sa droite: + +- C'est bien, c'est bien. + +Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, des lors, il trouva cette +ceremonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc etait dur +et son derriere etait tale. Il se rappelait la caserne ou il avait ete +puni pour un jour assez severement: le Lieutenant-Colonel, homme +elegant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait +simplement dit: "Vous avez fait ca, vous aurez quinze jours de prison". + Le tout n'avait pas dure cinq minutes. C'etait mieux ainsi. Quand +les plus forts sont decides, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat +general etait particulierement savoureux, n'en manquant pas une: "La +parfaite education", le malheureux pere, "fonctionnaire distingue", +jusqu'a une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinee a +montrer sa haute culture; et, dans son desir fielleux d'obtenir le +maximum, il allait jusqu'a parler avec attendrissement des pauvres +criminels ordinaires, n'ayant pas ete eleves de semblable facon, et +qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable +acharnement. Le jeune avocat fut tres brillant, en plaidant la +severite excessive et stupide du "distingue fonctionnaire", mais son +discours portait a faux, parce que la plupart des jures, etant peres de +famille, n'appreciaient pas, cette mise en cause de la paternelle +autorite, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur +la mere que "la mort avait empechee de veiller au droit de l'enfant", +fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journee: +l'evocation avait ete inattendue et avait produit en lui un +etourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout +enfant et a peine connue, elle devait etre decidement sa derniere +tendresse. Deux larmes brulerent au coin de ses yeux qui n'etaient +point habitues a s'emouvoir, ce fut un instant seulement et personne +n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient +tourne ainsi... + +La deliberation fut courte. + +- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jure, la main +sur le cote... + +Le garde fit sortir Plutarque pour le prononce de la sentence, puis le +fit rentrer de nouveau. + +- ... 10 ans de travaux forces... + +- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque. + +Dans le couloir, ou il dut attendre, au sortir de la salle, toute une +serie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la +fenetre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, a travers ce +voile leger de buee qu'il avait remarque si souvent. Les gens, +affaires ou flanants, circulaient entre les autobus et les voitures +comme a l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un +qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne +revoir jamais. + +Pendant qu'il attendait, le president et l'avocat general, depouilles +de leurs robes, passerent pres de lui; un bout de leur conversation lui +vint: + +- Ma fille, fit l'un, a accouche ce matin d'un gros garcon..." + +... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque. + + + + + +La carriere D'Arsay-Lancourt. + + +_Apres le diner, un soir d'aout, dans le salon de lecture du Jockey de +Rio, nous etions assis devant une fenetre qui donne sur la baie; il +faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit etait lumineuse et +lourde, une de ces nuits de l'Amerique du Sud, pendant lesquelles on +n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami +Turner, recemment debarque de France, m'avait accompagne au Club. +Autour de nous s'etaient groupes quelques Francais de la colonie, +desoeuvres comme tout le monde a cette heure. On s'ennuyait un peu. + +Turner vint a notre secours, en nous racontant, de tres bonne grace, +une histoire etrange. Il nous la donnait pour veridique. J'ai un peu +de peine pourtant a la croire. Bien que j'aie quitte la France depuis +cinq ans maintenant, il ne me parait pas possible que par des lettres +ou par des journaux, aucun echo de cette aventure et surtout de sa fin +tragique, ne m'en soit jamais arrive; de plus, mon ami Turner, tout +ingenieur des Ponts qu'il soit, a ecrit, au sortir de l'Ecole +polytechnique, une serie de nouvelles abracadabrantes: je me demande si +celle-la n'est pas simplement le produit de sa feconde imagination. + +Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._ + + +- Je crois, commenca-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses +pour modifier profondement une carriere politique, meme et surtout +celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu +dans ma vie un exemple frappant: la carriere d'un ancien camarade de +lycee, Arsay-Lancourt. + +Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fut le plus intelligent, +ni le plus travailleur; il n'etait pas le premier non plus, mais il +avait quelque chose de plus precieux que l'intelligence ou la methode; +c'etait une sorte d'equilibre general, aussi bien de ses forces +physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en +lui-meme, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue +chez d'autres. Il etait de nous tous celui qui, ne sachant pas une +lecon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur +parti de son incompetence. Avec une maestria incomparable, il savait +sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, devier la +question pour se rabattre, avec elegance, sur les terrains connus. +Ajoute a ces avantages, son physique etait agreable, il se presentait +bien. Il etait "l'eleve a effets" par excellence et, bien qu'il ne fut +pas le meilleur d'entre nous, c'etait lui que nos differents maitres +interrogeaient quand les inspecteurs academiques entraient dans les +classes. + +Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur. + +Comme il arrive, au sortir du lycee, je le perdis de vue et n'aurais +plus su ce qu'il devenait, quand un matin, a l'usine, on me fit passer +sa carte; il demandait a me voir. Tout de suite, je le fis entrer et +tout de suite aussi, je le reconnus. C'etait maintenant un bel homme, +les traits de son visage etaient reguliers; il avait de grands yeux +gris, une moustache blonde un peu retroussee sur un sourire fait a la +fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il etait grand et bien +decouple, et tous ses gestes denotaient une force qu'il lui plaisait de +rendre inutile. Son elegance etait sobre et non pas ridicule; sa voix +avait un ton prenant, autoritaire et chaud. + +- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui +dis-je en le voyant. + +Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il +entendait se presenter aux elections legislatives dans le quartier. + +- Comme tu as raison, ne pus-je m'empecher de remarquer. + +Il fit quelques reserves sur des points auxquels je n'aurais jamais +pense... + +- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un +programme... + +Il allait me dire son programme, mais je l'arretai; c'etait inutile car +je ne comprends rien a la politique et je pensais que ce brave garcon +aurait sans doute bien des occasions pour placer a d'autres son petit +discours. + +Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en +quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans detours. Il s'agissait de +parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maitres. + +- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai explique que je +ne m'entendais pas a ces sortes de propagandes. + +Il ne tenta pas de revenir a l'assaut et de me placer un court resume +de ses projets que j'aurais du moi-meme developper a mes hommes. + +- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te +feraient plaisir en votant pour moi. + +J'etais gagne moi aussi par cette argumentation si franche et si bien +adaptee a moi; je lui repondis: + +- C'est entendu, je te le promets. + +Il me tendit la main avec une affection si spontanee que je +l'interrogeai: + +- Tu as vraiment envie d'etre depute? Cela t'amuserait? + +- Pas autrement, repondit-il, mais que veux-tu que je fasse? + +Decidement ce garcon, toute ma vie, devait me desarmer. Quand il +sortit de chez moi, j'etais decide a l'aider et les quelques jours qui +suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui a quelques +collegues, a quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non +pas certainement comme Arsay leur aurait parle, oh non, je leur disais +tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi: + +- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ca peut vous faire, vous, ca ne +vous changera pas et lui sera ravi. + +Comme ils savaient tous que j'etais sincere en leur tenant ce langage, +dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que +les travailleurs de la metallurgie sont les plus intelligents du monde +et partant les meilleurs garcons de la creation; vous comprenez, ils +sont habitues a ajuster les pieces de metaux, c'est un travail qui se +fait au dixieme de millimetre, il faut y aller prudemment. Allez donc +monter des boniments a des gaillards de leur espece! + +Dans l'ensemble, les affaires electorales d'Arsay marchaient bien. Il +avait tenu plusieurs reunions dans le quartier, qui, a part une +opposition normale, avaient bien reussi. D'ailleurs toutes ses +affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jete son devolu +sur la representation de la circonscription, mais il l'avait jete aussi +sur la fille de notre administrateur-delegue, une ravissante petite +creature brune qui montait a cheval, menait des autos et devait avoir +une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale +reussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, depute, +ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait +surement au conseil d'administration de notre societe. Je ne pouvais +m'empecher de penser a ceux de nos condisciples communs qui devinrent +vraiment des hommes superieurs, particulierement a l'un d'eux sorti +major de notre promotion a l'X, une si belle intelligence, un si grand +coeur et une folle gaiete: il etait en train, a cette heure, de +respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingenieur a cinquante louis +par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay... +Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour +nous faire apprendre les mathematiques; la culture physique, la +politique, la danse et le maintien, voila ce qui aurait du nous etre +enseigne. + +Mais un petit evenement troubla profondement la carriere +d'Arsay-Lancourt. + +Un matin, vers onze heures, a l'heure du dejeuner, toutes les equipes +sortaient des usines et devalaient dans le faubourg. C'est l'heure de +la joie dans le monde du travail: au commencement de la journee, les +ouvriers ont vecu trop loin les uns des autres, ils sont trop pres des +soucis reels de la maison, le soir, ils sont fatigues et se dispersent +vite pour rentrer chez eux: au dejeuner, au contraire, ils ont deja +abattu la moitie de la tache, c'est comme une recreation qu'ils +prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et +si quelques-unes ne sont pas du meilleur gout, c'est entendu, ce sont +du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-la, dans tout +Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un +grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire a +la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers +etaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en +farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. +Detail aggravant: le soleil lui-meme se mettait de la partie dardant +ses clairs rayons d'avril sur cette gaiete folle et la multipliant. + +La cause de toute cette joie tenait a bien peu de chose. Un peu avant +onze heures, au coin du boulevard de la Revolte et de la rue Victor +Hugo, on avait trouve, derriere un tas de planches, baillonne, assis +par terre le dos colle au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur +depute avait les mains attachees, il etait vetu d'un habit de soiree +macule de boue. Certainement, il etait victime d'un attentat, mais on +ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'etait pas evanoui et +pourtant, a aucun prix, il ne voulait apres qu'on l'eut delie, qu'on +l'aidat a se relever ou qu'on le changeat de place. Un de mes +ingenieurs assistait a la scene. + +- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on? + +Arsay repondait: + +- Rien, rien, c'est un petit incident qui se reglera plus tard. + +- Il faut vous sortir de la, insistait-on. + +- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre +service; je vous remercie, ne vous inquietez pas, je suis bien. + +Mais comme a ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient +de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant +un passage a travers le rassemblement; arrives a lui, ils se pencherent +charitablement et poserent encore quelques questions ainsi qu'il est +prevu au reglement. + +- Laissez-moi, repetait Arsay, avec hauteur; faites seulement +circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai. + +L'un des representants de la force essaya bien de se rendre a ce desir +de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour etre elu. Il tenta de +disperser la foule, mais il y avait bien pres de cinq cents personnes +et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collegue, +insista encore aupres d'Arsay en finissant par elever la voix. Mon +ingenieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine a +croire --, que Arsay retrouva devant ces dernieres sommations, son +ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes +qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularite +etait grande a ce moment precis, malheureusement on ne fait pas voter a +l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents +diagnostiquerent "la loufoquerie" et, resolus a emmener Arsay de force, +ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se debattit. Un curieux +preta main forte, tint les pieds. Une fois leve, Arsay refusa de faire +un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et +demanda a parler a la foule qui fit silence pour l'ecouter. + +- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis +victime pour la deuxieme fois d'un indigne abus de la force; ce matin, +c'etait evidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose a ce +que vous choisissiez librement votre representant... + +Cette partie du discours fit encore excellente impression. + +... Maintenant, continua Arsay, la force policiere... + +Les agents ne le laisserent pas dire un mot de plus: l'article de leur +reglement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police etant +l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un meme mouvement, ils +poserent chacun d'un cote leurs bras puissants sur les epaules de celui +qui etait devenu soudain dans leur esprit un delinquant et d'une meme +poussee le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux +hommes vetus de facon identique, dans la meme posture, ayant la meme +volonte, et jusqu'a la meme expression donnaient l'impression, comme +dans un ballet bien regle, d'etre un seul motif vivant d'ornementation. + +Alors aux yeux de cette foule tres apitoyee apparut une singuliere +vision et d'un seul coup tout le mystere fur revele, Les basques, le +pantalon, le calecon et la chemise d'Arsay avaient ete soigneusement +decoupes en un rond regulier qui mettait a nu l'anatomie du pauvre +candidat depuis le creux des reins jusqu'a une main environ au-dessus +de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire enorme, +formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arreter +jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans +cet instant au moins, perdre ce bel equilibre dont il avait le secret. +Des temoins m'ont raconte par la suite que la boue du trottoir, sur +lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un +peu rose des marques bien nettes. C'etait un peu comique, assurement. + +Derriere le groupe forme par Arsay et les deux agents qui filait +maintenant a toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en +courant. C'etait un cortege en delire, impressionnant par le nombre et +dont la tete etait un derriere, un malheureux derriere qui n'en pouvait +mais. + +Les hommes etaient reunis en une meme pensee, ils etaient nombreux, il +fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour +repondre a ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa +rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix +monta claire et grele dans le matin radieux: + + _Arsay j'ai vu + Arsay j'ai vu + Ton dos (1) + Arsay ton dos + Arsay ton dos + Je l'ai vu._ + + (1) Pour etre tres exact, je dois dire que le narrateur ne se +servit pas precisement de ce dernier mot; c'est par pudeur pour +nos lecteurs que je fais cette legere alteration historique. Les +inities n'auront pas de peine a retablir le texte dans sa +purete premiere. + +Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain +qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadences. Des +automobiles et deux tramways arretes battaient la mesure avec leurs +trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient. +Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au +contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siege, les +gens aux fenetres, les deux agents en tete, tous s'esclaffaient, et +meme la face d'Arsay, ou l'on voyait des larmes briller, se tordait en +un rictus etrange. + + _Arsay j'ai vu..._ + +Le chemin etait long. Dans une auto decouverte qui fut obligee de +s'arreter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son +fiance. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa +place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le +soir, devaient pouffer a l'unisson. + +La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriverent au +terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement eprouver une +amere joie a voir de loin paraitre la porte de cette singuliere +boutique aux vitres grillagees, a l'enseigne salie que personne ne se +preoccupait de rendre engageante et ou s'inscrivaient en lettres bleues: + + POSTE DE POLICE, CHAMPERRET. + +La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant +voir a la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derriere +lequel il allait se passer quelque chose. + +La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le +temps entonnait par moments son hymne: + + _Arsay j'ai vu..._ + +Et la chanson cruelle devait arriver a peine assourdie jusqu'au +malheureux, assis sur un bat-flanc, au milieu des agents qui riaient +encore de leur gorge bruyante. Peut-etre comprit-il qu'il etait arrive +au bout de son reve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annoncait si bien. + +Les sirenes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin +a ce supplice. Bientot il n'y eut plus dans la rue que la voix de +quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans +l'apres-midi, un fiacre ferme venait chercher Arsay devant le poste et +le ramener vers sa demeure. + +L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, etait +bien, comme l'avait pense Arsay, son contre-candidat, un certain +Maupied qui fut elu et qui devint ministre. Celui-ci effraye des +premiers succes de mon ancien camarade, avait imagine le petit +attentat: quatre hommes etaient venus cueillir Arsay comme il sortait +d'une soiree et l'avaient depose, les yeux bandes et le fond de culotte +decoupe, pres de l'endroit ou il fut trouve. + +L'affaire avait ete bien montee. Personne n'avait rien vu. + +La manoeuvre reussit pleinement; huit jours apres, Arsay etait battu a +plate couture: 24 voix contre 2724 a son concurrent le moins avantage. +Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le +refrain de la journee fatale. On ne devait plus l'entendre de +longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots resterent. +L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait +d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques +salons collet-monte ou l'on disait toujours: _Arsay ton chose_, +appellation qui n'etait guere moins desobligeante, au demeurant. + + (2) Meme remarque que precedemment. + +C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus +tard, je rencontrai le paurvre garcon, un soir, sur le perron de la +gare d'Orleans. Il avait change maintenant, ses habits me paraissaient +moins soignes et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette +assurance que si souvent je lui avais enviees. Nous allions dans la +meme direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en +abordant un sujet quelconque, tachai de lui faire parler de lui-meme. +Il y vint rapidement: + +- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, +resigne, il n'y a rien a faire, c'est comme ca. + +- Comment, dis-je, rien a faire; ce qui t'est arrive est une blague, +une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te +laisses abattre... + +- Cette histoire, dit-il, a flanque ma vie par terre, tout simplement. +Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idees +commune a tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-meme, quand tu m'as +rencontre ce soir, est-ce a nos annees de college passees ensemble que +tu as pense? Jamais de la vie, tu as pense a mon affaire. Pour toi +(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne +t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_. + +Comme je me recriais, etouffant en moi-meme une invincible envie de +rire, il continua: + +- C'est naturel, et si cette histoire etait arrivee a toi au lieu de +moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme +toi: on n'est maitre ni de sa pensee, ni de son rire. Seulement si tu +avais ete dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment ete +qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour +tes produits. + +- Merci, fis-je. + +- Ah, repondit-il exalte, pour sur tu peux dire merci, parce que ton +bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour +moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais etre que depute et +c'est vrai. + +Quand j'ai ete blackboule, quand j'ai vu se rompre mes esperances +matrimoniales, j'ai essaye de me ressaisir, de me reprendre. + +J'ai travaille, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, +je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes etouffant des rires +de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les +cotes sur leurs chaises pour me regarder, comme une bete a voir; +ceux-la ne savaient pas, on les avait renseignes. Je suis entre dans +un journal; a la redaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je +persistais, j'ecrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le +debut, je ne signais pas comme les commencants; seulement les articles +qu'on ne signe pas, ne profitent qu'a la direction, tu t'en rends +compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout +de ma copie. L'effet fut radical: le redacteur en chef vint lui-meme +dans ma salle pour me demander "si je n'etais pas fou". Je changeais +de maison, je recommencais avec patience, avec courage et quand vint +l'heure de la signature, c'etait je m'en souviens, un article sur le +commerce exterieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_; +cela dura quelques jours; puis un confrere obligeant de mon ancienne +redaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit echo; je le +sais par coeur. + +"Notre excellent confrere qui signe modestement Lancret des articles si +remarques ne fut pas toujours -- c'etait contre son gre, il est vrai -- +aussi modeste". C'etait signe: _Tournedos_. + +Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent +inapercues, toi? Eh bien, deux jours apres, toute la ville m'appelait +Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage +augmenter a cause de moi, et pour cette raison me fichait +ostensiblement a la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon +vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai +recu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de +jouer du hautbois sur la scene? Si je te disais encore, qu'il y a deux +mois, c'est-a-dire trois ans et demi apres l'incident, une vieille dame +du Texas, que je ne connaissais pas, est montee chez moi, dans mon +appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais +je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est +naturel... + +Et il sanglota. + +Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique desagreable que +j'eprouvais en ecoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la +racontait, j'avais a la fois des envies de rire et je sentais toute +l'inconvenance qu'il y avait a rire, je comprenais qu'Arsay s'en +rendait compte et que c'etait toujours ainsi quand il parlait de lui. +J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur +particuliere. Je pensais au Palais Royal ou, pour un louis, les gens +ont le droit de rire et ou ils en usent si peu. + +- Pauvre ami, fis-je la gorge serree. + +J'essayais de detourner la conversation, c'etait difficile, il y +revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon +voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la +main, en lui distant: + +- Bonne chance. + +Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent +frappes a mort. + +Quelques annees passerent encore, quand j'appris, un beau jour, +qu'Arsay etait entre au Parlement. Je m'en rejouis pour lui, je le +croyais definitivement sorti d'affaires. Il representait a la Chambre +la Guadeloupe. Comment s'etait fait son election? Tres simplement. +Maupied, son contre-candidat de Levallois, etait devenu Ministre des +Colonies. Quelqu'un lui avait raconte les suites tragiques de l'acte +auquel il devait la premiere et partant la plus difficile de ses +victoires politiques; il avait du eprouver quelques remords de sa +mauvaise plaisanterie: l'homme n'etant jamais mechant que lorsqu'il a +faim. Alors le secretaire d'Etat avait "conseille" a ses services de +la Guadeloupe, l'election d'Arsay. On est fixe sur la valeur de ces +conseils: Arsay fut elu contre deux candidats negres a une massive +majorite. Son election prit la valeur d'un symbole car elle demontrait +clairement la superiorite de la race blanche, a la lumiere du jeu de +nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du +Cabinet, Arsay fut valide sans debats, fait qui aurait prouve, s'il en +etait besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos +representants elus, est peu fonde. + +Bref, maintenant Arsay etait depute pour de bon. Peu importe de savoir +qui il representait. En vertu de l'egalite souveraine, il etait elu du +peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne +s'opposait a ce que sa carriere ne devint tout aussi brillante et tout +aussi feconde que si huit ans avant, il avait ete elu, dans une Chambre +precedente, depute de Levallois. + +Ah, pensais-je, voila enfin ce pauvre garcon reparti sur sa voie. Je +le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, +arrivant a se faufiler a travers les groupes et les ronds avec ce don +special qu'il avait de nature; et se specialisant petit a petit, dans +quelques questions non contestees; ainsi il devait fatalement parvenir +a dissocier par une autre association d'idees, son nom du souvenir de +son ancienne celebrite. + +Pendant un certain temps, les choses allerent bien ainsi que je les +avais supposees. Comme il convient a un nouveau parlementaire. Arsay +ne prenait pas la parole aux seances, se contentant de temps en temps +de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui +etait loisible ensuite de developper a son aise en corrigeant les +epreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien a redire et comme je +l'avais pense, les indigenes de la Guadeloupe -- qui ne lisent +d'ailleurs pas l'Officiel -- etaient tres satisfaits. Arsay s'etait +fait inscrire a plusieurs commissions dont personne ne voulait, a celle +de la prophylaxie contre la rage, a celle de l'etude du regime des +pluies, notamment, pour lesquelles son egale incompetence le designait +particulierement. Bref, si Arsay n'avait ete imprudent et s'il n'avait +pas voulu aborder la tribune avant que son inocuite ne fut dument +etablie, il aurait fait une tres honorable carriere. + +Quelle idee saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'etait dans +une discussion d'interet general interessant tout specialement sa +circonscription. La Chambre devait statuer sur le reglement des +compagnies maritimes. Arsay s'etait fait inscrire; il avait murement +travaille son discours et entendait demontrer a la Chambre la necessite +vitale pour la Metropole, d'avoir des lignes de navigation regulieres +pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette +question bien simple aurait du se discuter dans un calme academique. +Singuliere erreur! La Legislation reglementant des compagnies +quelconques, et des compagnies de navigation particulierement, ne va +jamais sans debats passionnes; en effet, il y a toujours dans les +Assemblees les representants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne +veulent pas voir s'imposer une obligation supplementaire qui pourrait +dasn l'espece, les forcer a desservir des ports immediatements peu +rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la +socialisation de tous les services susceptibles d'etre rendus par les +compagnies; ceux-la ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un +monopole meme si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des +pertes, en telle sorte que socialistes et representants des compagnies +sont toujours d'accord en pareille matiere contre le reste de la +representation nationale qui pourrait etre tente de penser aux interets +de la Nation. + +Ah! ce fut une seance memorable. Apres l'audition de divers orateurs, +vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager a fond, +Arsay monta a la tribune un gros dossier sous le bras. Il etait tres +calme en apparence, peut-etre au fond de lui-meme, etait-il emu d'abord +parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et +ensuite a cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses +auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se +demander, en proie a un noir pressentiment, si quelque suppot des +compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son expose par +un facheux rappel. + +Une jeune femme amie assistait a la seance et me l'a racontee. Arsay +commenca d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette +belle voix que nous lui avions connue au college, quand de son brio, il +eblouissait nos maitres. L'assemblee qui savait avoir affaire a un +novice convaincu, ignorant les tours de baton et pouvant introduire un +peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, ecoutait avec attention. +L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu a +peu la griffe de l'emotion qui le serrait au cou se relachait: la voix +devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. +Quelques applaudissements partirent meme du centre gauche. Apres +l'expose, Arsay entra alors carrement dans le vif de la discussion et +posa le probleme sans ambages, dans son vrai jour. Immediatement +l'opposition droite et gauche reunie donna, mais c'etaient des +interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et +assez imprecis pour ne pas appeler de repliques. Arsay trouva, dans +ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'etait-ce pas ainsi +qu'etaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il +continua a devider son argumentation qui etait forte, plusieurs en ont +temoigne. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un veritable succes: il +s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment +l'interet des compagnies meme se conciliait avec le regleent qu'il lui +semblait devoir etre impose; il disait que le pavillon creait le +debouche, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement +a partie. + +- C'est en raison de ces benefices futurs, disait l'interrupteur, qui +sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la necessite de +faire un cadeau a des compagnies privees. Nous avons trop vu ces +agissements jusqu'ici. + +Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour repliquer a cette +interruption, posa lui-meme une interrogation. + +- Qu'avez-vous vu? + +Des bancs de la droite moderee, une voix rogue partit, qui repondit: + +- Ton dos. (3) + +Oh, legerete des corps legislatifs! La Chambre se vengeait-elle de +l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposee? On +ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un +eclat de rire general et fou qui prit non seulement les opposants, mais +les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'a l'elegant president; ce +dernier, par principe, faisait semblant de se facher, mais sa sonnette +mechante, mollement agitee, vibrait de petites notes comiques et +complices, faisant penser a une vieille fille qui se retient devant une +inconvenance. Toute la salle trepignait et le rire durait, repartant +par saccade devant la mimique variee d'Arsay. Tantot il montrait le +poing aux travees d'extreme gauche, en vociferant comme M. Jaures, des +mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantot il +restait calme, adosse au bureau du president dans cette pose qui etait +familiere a M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement +Arsay passait brusquement de l'une a l'autre de ces attitudes, comme +s'il n'eut pas eu le controle de ses actes, et ces transitions +amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence du a des rates +trop dilatees, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le +president se penchant au-dessus de son pupitre disait: + +- Parlez, mais parlez donc. + + (3) Toujours meme remarque que precedemment. + +Arsay ne parlait pas, mais restait a la tribune tout de meme. Ce ne +fut qu'a une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serree +ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des +syllabes huilees: + +- Ah gueu... que... sue... + +Le fou rire recommenca. + +Alors on vit Arsay en proie a une fureur singuliere, dechirer et jeter +en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la +direction du president du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine +de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop legers pour +l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tete des stenographes. + Arsay dechirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne +s'arretait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, +mais soudain, il se reprit et se mit a rire lui aussi, d'un rire +etrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblee +croyant qu'il allait sortir un document a scandale, fit silence: alors +avec une dexterite de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se +deculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que +les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux +representants librement elus de la France, au gouvernement responsable +et competent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du +monde, a ces braves generaux que l'ingenieuse abomination de nos +adversaires surprit mais n'ebranla pas, a cette grande presse integre +qui fait l'honneur de notre pays, a cette elite du public international +si parisien et de toutes les elegances, Arsay montra ce qu'on l'avait +jadis force a faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baisse +la tete, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit +plus que ce qu'il voulait. C'etait sur le plateau en son milieu, comme +un disque rouge qui faisait penser au crepuscule d'un petit soir ou +encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime +expiant les peches que le Parlement n'avait jamais commis. + +La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq +Cents. Je sais bien que sur son grand cote qui fait face a la salle, +un bas-relief en marbre blanc, represente deux femmes dont l'une ecrit +et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allegorie +symbolique est la certainement pour rappeler aux deputes qui seraient +tentes d'ecouter la fragilite de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou +sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que +malheureusement, les deputes qui sont a la tribune, ne voyant pas +l'allegorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de meme, +que de grandes paroles, que de discours feconds sont tombes du haut de +ces marches. Quand on pense que de cette relique venerable, a juste +titre consideree comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout +cet appareil de justice et de droit, ces grandes reformes +bienfaisantes, ces conceptions geantes de notre politique etrangere, +ces plans sublimes et desinteresses de notre action coloniale, ce petit +arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en +un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste +scandalise, a se dire qu'un instant, meme un seul instant, la partie la +plus vile d'un individu la dominat. + +Arsay etait devenu completement fou. + +On l'a enferme a Bicetre ou le calecon de force lui fut passe, parce +que dans sa demence, le pauvre homme prend tout le monde pour des +parlementaires et veut a chaque instant recommencer. + +Quand le medecin-chef fait visiter a un personnage de marque, son +etablissement, il ne manque jamais de s'arreter devant le pauvre malade +et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas: + +- C'est un ancien depute. + +_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_ + +- Dire tout de meme que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay +aurait pu etre ministre et meme President du Conseil. + + + + + +La Saisie. + + + + +Nous avons ete etudiants ensemble. Apres quinze ans ou plus, nous nous +etions rencontres, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de +Lyon, attendant le meme train et essayant de dechiffrer, sur une +ardoise plaquee au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante +consentait a nous prevenir: + + +RETARDS ANNONCES +TRAIN VENANT DE MARSEILLE +3.h.22 + + +- C'est gai, dis-je. + +- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir! + +Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec +un de ces emotions particulieres qui sont l'apanage des gens ayant eu +des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer a +notre egoisme, des inquietudes, au moins legeres. Je les ressentais, +en verite: je me disais en moi-meme: "Il aura 3 h.22 pour me raconter +ses deconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a +cesse de nous envier, cependant qu'a haute voix je remarquais: + +- Le hasard fait bien les choses. + +- Quelquefois, repondit-il, assez tristement. + +Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait +paru fameusement change; je me rappelais sa folle gaiete d'autrefois, +son imagination ardente, jamais a court d'une farce inedite. C'etait +un sujet brillant que ses camarades d'ecole croyaient appele au plus +haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut +a peu pres de mon age: les environs de quarante. Son visage avait un +certain air resigne qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait +dit materiellement assez a son aise; il avait des vetements +quelconques, des gants et une pelisse qui sans etre opulente, etait +parfaitement honorable. Le cadre etait navrant: dix heures du soir, +une de ces nuits froides, mouillees et tristes, dont les gares ont le +secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumiere crue +tombait des globes electriques qui se balancaient doucement en l'air; +on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en +attendant avaient des figures longues et ennuyees. + +Je proposai: + +- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au cafe. + +Il accepta. + +De l'autre cote de la rue, dans la brasserie, l'atmosphere etait plus +sympathique. Il faisait chaud. Une buee enveloppait les consommateurs +autour des tables. A part quelques isoles, devant un bock -- qu'ils +durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes a boire --, dans +l'ensemble, c'etait un public de petits employes et de petits +fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les +plaisanteries et les chiffres classiques a ces jeux, faisaient comme un +accompagnement en sourdine au solo des garcons qui clamaient les +commandes: + +- Deux menthes a l'eau... un cafe nature... quatre turins grenadine. + +Nous etions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin +tranquille. A cote de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne +savais pas trop quoi dire a cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en +sortir j'evoquais le passe: + +- Tu te rappelles le Vachette, le Pantheon... Comme c'est loin! + +- Loin de toi, peut-etre, dit-il; certains jours, il me semble que +c'est hier. + +Je ne comprenais pas bien pourquoi ces details etaient plus pres de lui +que de moi; pourtant quelque chose m'empechait de demander des +explications. Je sautais a une autre idee. + +- Qu'est-ce que tu fais? + +- Je suis medecin, repondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculte, +ce n'est pas comme vous apres l'Ecole de Droit, qui devenez juges, +financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me +suis installe dans le troisieme, rue Beranger. Ca ne te dit rien, +n'est-ce pas. + +- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet. + +- C'est pres de la place de la Republique, reprit-il, derriere le +Theatre Dejazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une +clientele un peu speciale, differente de celle qui habite au Bois de +Boulogne; celle-la est reservee aux patrons. Je me suis fait a la +mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition. + +-Mais je croyais, dis-je, qu'apres ton internat, tu preparais justement +les hopitaux. + +- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le +temps et les moyens de se preparer et d'attendre... Je me suis marie +tres jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'etais marie? + +Je fis signe que non. + +- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au +train. Elle me ramene mon fils qui etait a Dijon, aupres de mon +beau-pere. Je leur ai achete une petite bicoque, par la-bas, c'est +leur pays. + +Il parlait sur un ton pose et calme, cependant on aurait dit qu'il +avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empechait encore +d'intervenir. + +Il reprit: + +- J'ai epouse Loute. + +Ce prenom ne me disait plus rien, mais apres quelques precisions je +revis bientot la figure brune et la tournure gracile d'une de nos +camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois +bien; et nous etions meme un certain nombre qui l'avions connue tout a +fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guere +qu'aux bords de nos tables et qu'elle etait petite, vive, gamine et +douce toujours. Ah certainement! il me semblait meme que j'entendais +encore le pepiement de son rire. Elle avait l'air d'etre si ingenument +ce qu'elle etait. Si elle etait arrivee a se faire epouser, celle-la, +il fallait tirer l'echelle! + +J'etais decide a ne rien laisser voir de ma surprise; tout de meme +quelque chose dut le frapper en mon expression meme. Il enleva son +lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux. + +- C'etait une bien bonne fille, dis-je peut-etre un peu trop simplement. + +- Oui, mais tu penses que c'etait tout de meme une fille, repliqua-t-il. + +- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as epousee, tu sais +donc mieux que personne ce qu'elle vaut. + +Cette consideration ne le consolait pas. Un petit silence penible se +fit. Pour dire quelque chose, je remarque: + +- Elle etait bien jolie! + +Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se levres tristes +un pauvre sourire, il me dit: + +- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne epouse et une bonne mere, +je te l'assure. + +- Et bien alors, fis-je. + +- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce +temps-la que je rencontre; je ne les ai plus recherches, tu comprends. +Ce fut un tel changement. Les commencements ont ete difficiles. Ma +famille s'est eloignee de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu +d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans +notre metier... les courses a pied dans la pluie, les etages, les +veillees, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que +de donner des lecons. Les professeurs ont, du moins, des engagements +reguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous +allons, en passant, obliges de representer, bien que nous soyons +miserables nous-memes, et toujours aupres d'autres miseres. Quand on a +une femme a la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous repete +sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils +etaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maitres +surtout... Heureusement, petit a petit, les choses s'arrangent, +materiellement du moins: c'est une consolation enorme, surtout qu'on se +souvient des debuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espece de +decalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu +m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marie? + +Je fis signe que oui. + +Il hocha la tete comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit: + +- Tu n'as pas idee comment s'est fait mon mariage. Une de ces +histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras a +combien peu tiennent nos destinees. + +J'etais venu a Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une +place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande +carriere medicale, c'est une etape necessaire. J'avais quitte les +miens en pleines vacances de Noel. Toute la journee, je m'etais fait +ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils etaient +alors mes amis. Mes exposes n'avaient pas ete trop mauvais. Dans +l'ensemble, j'etais assez satisfait. Apres les efforts de la journee, +je me sentais un besoin terrible de me detendre. Note que j'etais en +possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les etrennes que +j'avais recues. Ces circonstances reunies m'incitaient a faire la +fete. Comme il n'y avait pas, a cette epoque de l'annee, le moindre +camarade au quartier, je resolus de me chercher une compagne. + +Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Pantheon et j'apercus +Loute. Elle etait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa +serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchee sur un +tabouret, la tete appuyee sur son bras, sucait melancoliquement la +paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes +intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous +fumes diner dans un restaurant voisin et je fis deboucher quelques +bouteilles de vins choisis. J'etais tres en forme et elle aussi. Du +moins, je l'ai cru, ce jour-la: depuis, -- parce que j'ai souvent +rumine cette scene -- il m'a bien semble que Loute n'etait pas tout a +fait comme a son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais +etait-ce force de caractere ou insouciance ou bien habitude de sa part, +ou bien seulement defaut de comprehension de la mienne; je ne m'apercus +de rien. Apres le diner, nous avions ete a Bullier, presque desert ce +soir-la et nous avions fini la nuit a Montmartre. Je crois que c'est +la derniere nuit que je me sois amuse. Il y a des gens pour lesquels +les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est +brusquement modifiee a cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un +angle vif; comme un carrefour. + +Le lendemain matin, j'etais chez Loute. Nous aurions pu faire la +grasse matinee, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, +elle s'etait levee. Je la vois encore, en jupon et en sandale, +trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat. + +Cet appartement -- nous le connaissions tous -- etait au Boulevard +St-Michel, derriere le Luxembourg, un peu apres l'Ecole des Mines, une +maison d'angle au deuxieme. Le mobilier et la decoration etaient de +Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur +une marche de laque noire, la psyche empire. Tu vois? + +- Pas du tout, dis-je avec conviction. En realite je voyais tres bien. + +Mais il insista: + +- Tu as oublie le salon bleu au tapis a carreaux qui etait separe de la +salle a manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et +le jet d'eau sur la cheminee du salon?... Enfin, je me les rappelle +bien. Cet appartement etait la joie et l'orgueil de Loute. Il lui +avait ete offert par un Roumain qui, ses etudes terminees, etait +reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer +pour elle l'ere des garnis. Elle le soignait meticuleusement, le +nettoyait et le parait toute la journee. A tous venants, elle en +vantait l'originalite et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, a +lire ou a raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu +compte ce jour-la, cet appartement etait sa seule joie. + +J'etais couche tranquillement en train de boire le chocolat brulant +qu'elle m'avait prepare; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle +etait assise, sa tasse sur les genoux, pres de la fenetre, regardant le +boulevard; je la voyais un peu de profil et m'apercus que des larmes +tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers +elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais: + +- "Qu'est-ce que tu as?" + +D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai +appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, +puis comme j'etais le plus fort et que j'insistais, elle me repondit +comme un gosse: + +- "Du chagrin". + +J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir +un petit secretaire chinois qui etait pres d'elle et, pour toute +reponse, me tendit un papier. C'etait un commandement d'huissier. Je +mis un bon moment a le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont +ecrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de +jugement et je compris a travers tout ce fatras que Loute n'avait pas +paye son loyer depuis neuf mois et qu'a la requete de son proprietaire, +auquel s'etaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir +meubles et les faire vendre aux encheres. Le commandement etait date +de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais: + +- "Ils vont te saisir?" + +Mais Loute, tranquille devant cette eventualite, me repondit: + +- Tout de meme pas jusque-la, j'ai ecrit hier au proprietaire pour lui +demander encore un delai... seulement, c'est ennuyeux". + +J'etais moins rassure qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait +une partie de mes inquietudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de +te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme etait beaucoup +pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-etre pas grand chose +pour un proprietaire parisien. Cependant par precaution, a la pensee +de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord +l'idee de telegraphier a ma famille une invention quelconque. Mais je +reflechis que la reponse en admettant meme que la fable soit crue, +n'arriverait jamais a temps et la procedure suivait son cours. Je +pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et reunir +le magot, mais c'etait les vacances et je ne voyais pas chez qui +frapper. Devant cette impossibilite d'agir, je finis par me persuader +que Loute avait raison; il n'y avait peut-etre dans tout le pathos de +cette feuille qu'une manoeuvre destinee a effrayer une petite fille. +En fin de compte, si contrairement a nos previsions, l'inevitable +arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais a la hate +et comme tu penses, une fois pret, je ne m'en allais pas. + +Naturellement le charme etait rompu. J'essayais de la distraire en lui +racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'etant guere +divertissant pour elle. Mais je ne devais plus etre en forme: cette +fois le vin n'operait plus, mes histoires ne la deridaient pas. La +conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au +danger, revenait a la fenetre, comme pour se donner une contenance. Je +tentais un moment de me moquer legerement de son mobilier, de lui dire +que cette decoration etait danubienne et bonne pour un certain temps, +mais qu'elle devait forcement lasser a la longue. L'expression de ce +jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce +sujet, n'aurait d'autres effets que de lui demontrer mon mauvais gout. + +Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un +cri de douleur, le cri d'une bete frappee a mort. + +C'etait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitie charrette, +moitie camion, s'avancait lentement. + +- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de demenagement ne peut plus +passer sous tes fenetres..." + +Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur +le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrives devant +notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture +vint docilement se ranger sous nos fenetres memes. Quatre bonshommes +en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffe d'un +casque a meche; je ne l'oublierai de ma vie. + +Et bien, vois-tu, je n'ai jamais ete condamne a mort, mais j'imagine +que la vue du fourgon qui doit vous mener a la guillotine doit vous +faire ressentir quelque chose d'analogue a ce que je ressentais alors. +Quelques minutes d'angoisse se passerent; le temps aux hommes de monter +l'escalier. Loute pale ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement +nerveux agiter son maxillaire inferieur. Le timbre retentit. Le +premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme +je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible +l'inutilite de cette resistance, elle me demanda d'aller ouvrir +moi-meme. Ils entrerent. Il y avait la concierge, l'huissier, les +deux temoins et derriere eux le choeur des demenageurs qui avaient +l'air de figurants. L'huissier se presenta, il devait "parler a la +personne". + +- "Elle est tres emue, dis-je, si vous voulez me faire votre +communication..." + +Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-meme sa signification au +debiteur. + +- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la maniere. + Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se +tirer." + +C'etait un grand garcon, assez jeune et se sachant beau. Ses vetements +etaient d'une elegance fripee, mais recherchee tout de meme. L'eau +coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour +le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-etre. Ce tabellion +m'agacait. + +- "Vous vous souciez des gages des creanciers, me dit-il, avec une +suave ironie... c'est bien." + +Il etait le plus fort, je n'avais rien a dire. Je le precedais chez +Loute. + +Elle le recut debout, appuyee contre le mur et ecouta sans broncher son +petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait +l'habitude; il recitait une lecon qu'il avait du placer bien des fois, +dans des circonstances identiques et ou alternaient savamment les mots +de la procedure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y +en avait d'une mechancete cruelle et d'une cuisante impertinence. Il +disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou +de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos +meubles a l'hotel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tete +comme un coupable, sans arriver a comprendre cependant la faute que +j'avais commise. J'aurais donne toute ma fortune pour pouvoir jeter a +la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait. + +- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous +prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est necessaire, +c'est-a-dire votre lit, vos couvertures, draps, edredons, etc., les +habits dont vous etes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre +sur vous tous les vetements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire +que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale +que le souvenir, par vous y attache, vous resteront". + +Loute n'avait pas repondu, comme il fallait donner des ordres pour +l'enlevement, elle parla. Elle etait bleme et sa gorge etait si +contractee que le son de sa voix en etait change et les mots qu'elle +disait semblaient etre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore +a ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier. + +- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tres calmement; je me suis +arrangee avec le proprietaire, auquel j'ai ecrit hier." + +Et ce fut dit avec une telle autorite que l'huissier lui-meme en fut +trouble; un instant il hesita. Mais son trouble ne dura pas, il la +pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit +soudain compte, d'un coup elle tomba a genoux aux pieds de l'homme, les +mains crispees au pan de sa jaquette. + +- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je +vous le promets, je vous le jure." + +Je m'etais trompe, l'huissier n'etait peut-etre pas mechant au fond; il +la releva gentiment en disant: + +"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne +fais qu'obeir. Soyez sage, on tachera de vous laisser pas mal de +choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme +les autres, vous verrez." + +Il la fit s'asseoir, cependant que discretement, du coin de l'oeil, il +disait a l'equipe des demenageurs: "Commencez". + +Ils s'attaquerent a l'autre piece d'abord. L'huissier me fit signe de +rester aupres d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire +de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-la la reflexion +que les hommes ne sont pas tout de meme si mechants qu'ils le disent. +Chez tous, meme les plus sots, et meme chez ceux qui font la plus +vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur. + +Pendant ce temps, Loute s'etait assise sur la marche basse qui +supportait son lit; la tete dans ses bras, le visage sur les +couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement a petits coups. +Elle poussait de petites plaintes regulieres, monotones comme des cris +d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arreter jamais. Je restais +debout pres d'elle, desempare, ne sachant que lui repeter sur tous les +tons: + +- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus." + +Mes paroles n'avaient aucun effet; malgre tous mes efforts, je sentais +qu'au milieu de l'hostilite qui l'accablait, j'etais pour elle un +etranger, un spectateur qui ne participait en rien a l'affaire. Cette +sensation m'etait desagreable: la malheureuse souffrait tellement. + +Derriere la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se +heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des +etoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'a nous, et Loute avait toujours +son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit a peine une fois, en +entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en +retirer a la vente? + +Quand tout fut emballe et descendu de ce qui avait ete l'appartement, +sauf la chambre ou nous etions, l'huissier tapa a la porte et me dit a +voix basse d'emmener "la debitrice" pour qu'il puisse demenager cette +piece aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon. + +En le voyant, elle tomba en arriere dans mes bras. La piece etait nue, +videe; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de +l'ancienne decoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtes, +demeuraient, pour temoigner du passe; mais ils paraissaient sales, avec +leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit +l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas +d'objets heteroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des +cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des +lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un +petit amour bouffi, en pate tendre et un gros bocal a confiture vide +dans lequel l'huissier avait eu la delicate attention de mettre l'eau +et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait a Loute, comme +lui resterent son lit et sa toilette et aussi, grace a la bonte du +saisissant, presque tous ses vetements: c'etait tout ce que la loi, +dans sa mansuetude, permettait de laisser a une pauvre petite fille qui +n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles. +L'appartement etait "a l'ordonnance" comme on dit dans ce metier, il +n'y avait plus rien a saisir. Quelle sale journee ce fut, mon pauvre +ami. + +Loute s'etait pourtant calmee un peu. Dans un effort de volonte, elle +avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'etait deja plus +le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit: + +- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir." + +Cette injustice me frappa, parce qu'apres tout si je n'avais +materiellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais +souffert avec elle; j'estimais meriter tout autre chose que ce +singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idee de prendre mon +chapeau et de partir, mais je pensais bientot, qu'agir ainsi c'etait +vraiment lui donner raison, c'etait augmenter son chagrin, prendre +parti contre elle, la depouiller davantage, si c'etait possible, en lui +prenant mon amitie et en me mettant en quelque sorte a la suite sur la +liste des creanciers poursuivants. Je ne le voulus pas. + +- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je +ne te laisserai pas dans cette maison desolee; tu viendras habiter chez +moi." + +En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air +de ses mains comme pour ecarter le voile d'un reve; elle vint vers moi +pour me faire repeter. + +- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit? + +Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda: + +- "Jusqu'a quand?" + +Je lui repondis: + +-"Tant que tu voudras." + +Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tete sur mon epaule et +pleura de nouveau, mais ce n'etait plus les memes larmes. Je sentis +que quelque chose d'immense s'etait passe en elle; ces mots l'avaient +guerie de la plus grande douleur de l'humanite: l'isolement du coeur. + +Pendant cette scene, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux +etaient dilates: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour +mieux comprendre l'impossible realite. Inconsciemment, de temps en +temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon epaule pour +mieux se rendre compte de la solidite de son appui. + +Quant a moi, je puis te le dire, j'etais gene un peu de l'immensite de +cette reconnaissance, j'etais effraye et pourtant j'etais un peu fier, +au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais +j'etais fier tout de meme. + +En realite, c'est dans cette minute que je me suis marie avec elle. Je +ne m'en suis apercu qu'apres, mais je me suis bien rendu compte que +c'etait a ce moment-la. Peut-etre on me dira que ce ne fut pas de mon +plein consentement et que je me fixais, en moi-meme, un temps limite, +que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de +nos actes n'est absolu. Je me suis marie ce jour-la parce qu'alors +elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusee et parce +que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet +equilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on +appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure +que, si invraisemblable que cela puisse te paraitre, elle devint dans +un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien +appartement de son coeur. + +Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissames +ou elles etaient au milieu de la piece pour les reprendre le lendemain, +n'emmenant avec nous que le bocal ou clapotaient les poissons rouges. +Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous +parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant +probablement chacun a des choses bien differentes, mais unis tout de +meme. En entrant dans mon appartement, elle etait avec moi comme si +elle venait de me connaitre, grave, prevenante et effarouchee, +intimidee aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je +voyais qu'elle se preoccupait deja de leur trouver une place qui ne me +gena pas, mais qui soit cependant ordonnee et definitive. Le soir, +pour la distraire, je voulus l'emmener diner dans une brasserie; elle +s'y refusa absolument, estimant qu'il etait inutile de faire des +depenses exagerees. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de +marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me repondit +lointaine: + +- "Le bonheur laisse toujours et n'importe ou un bon souvenir." + +En effet, c'etait peut-etre son bonheur. + +Elle m'emmena, derriere Cluny, dans une petite cremerie, deserte a +cette heure; et nous mangeames simplement, en face l'un de l'autre, sur +une petite table a toile ciree. Pendant le diner, elle me demanda si +je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient a y +habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passe, bien qu'elle me +donnat pour ce changement d'autres raisons; elle disait: + +- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait +a la maison, c'est meilleur marche. C'est plus sain d'ailleurs." + +Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de +jours apres, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de +la Republique que je n'ai plus quitte depuis. + +Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retire du milieu des +camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller a la Faculte et +j'en revenais sitot apres le cours ou l'hopital. Je continuais mes +etudes au debut comme par le passe, mais aux grandes vacances, la +question s'est posee. Je tentais d'abord de raconter des contes a ma +famille; je disais que je remplacais mes maitres. Mais a la longue, il +a bien fallu qu'on sache. Apres plusieurs sommations, mon pere m'a +ecrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il +ne me donnerait plus d'argent, qu'il me desheriterait. Mon frere et ma +belle-soeur m'ont tourne le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps, +on m'a ecrit qu'on consentait a me recevoir, mais sans elle, et entre +temps, j'avais connu avec Loute la misere, -- tu ne peux pas savoir +comme ca nous a unis. J'avais du pour vivre abandonner les concours, +bacler ma these et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'etais marie. +Il y a des histoires qu'on ne recommence pas. + +Certainement etre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que +tu ne le crois meme, parce que si je suis coupe d'avec les miens, +d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des +habitudes de pensee, d'education et de vie analogues a celles que +j'avais moi-meme et dans lesquelles j'avais ete eleve -- on ne s'adapte +jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous +heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours ete, on n'en sera +jamais tout a fait. Depuis la facon de mettre sa serviette a table, +jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'a ces idees toutes faites et +stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous +vivons, jusqu'aux sujets les plus serieux: il y a tout un monde qu'on +ne franchit pas... a moins qu'on mette plus d'une vie a le traverser. + +(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.) + +- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, +l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La +carapace qui semble se solidifier entre les moities de monde qu'on a +quitte chacun de son cote, finit par etre si epaisse qu'on s'en trouve +tous les deux isoles comme dans une cellule; les bruits de l'exterieur +n'arrivent meme plus, alors on passe tout son temps a se regarder, a se +decouvrir. On ne connait plus personne, jamais je ne m'en suis rendu +aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir +evoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumieres, +peut-etre une reception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre +chose: nous sommes partis une apres-midi -- il pleuvait -- a pied sous +le meme parapluie, la marie n'etait pas loin. Nous avons attendu notre +tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils +etaient tous du peuple de Paris, rien d'elegant, je t'assure, mais eux, +du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous +appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos temoins, fit-il". + +- "Je pensais, repondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me +rendre service, vous, par exemple?" + +Il m'expliqua qu'il etait fonctionnaire et qu'a ce titre, les +reglements le lui interdisaient. Sur ma priere, il demanda aux temoins +du mariage suivant -- la fiancee avait un ulcere affreux au visage -- +de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais. + +- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents +n'ont pas pu venir..." + +Pauvre brave homme! Ce fut vite bacle. L'adjoint nous lut le texte +indispensable, du meme air qu'il nous aurait dresse une contravention; +nous avons dit "oui" sans emotion et cinq minutes apres nous etions +dans la rue, a nous garer des tramways et des automobiles. Loute etait +pressee de rentrer a cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te +dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulument la vie au sein de sa +maman, je n'ai pas eu d'etranges et douloureuses pensees; mais je me +suis dit qu'il avait raison quand meme le petit; la vie valait d'etre +vecue puisque je voyais ce spectacle qui etait du bonheur tout de meme. + Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de +sciences, un chimiste de preference, de facon qu'il ait le moins +possible affaire avec les hommes. C'est trop complique et c'est trop +dur. J'espere qu'il m'ecoutera. + +Nous avions quitte le cafe depuis un moment. Nous sommes de nouveau +dans le hall de la gare, quand enfin a l'autre bout du trottoir +brillent les feux de la locomotive, il me dit: + +- Pourquoi t'ai-je raconte tout cela? + + +Peu apres, je vois a l'une des portieres d'un wagon de seconde, une +tete de femme qu'il me semble avoir deja vue. Elle apercoit mon ami et +lui fait un geste calin de la main. Comme je suis venu attendre mon +frere, je le cherche et finis par le rejoindre. + +En sortant, dans la lumiere blafarde, je vois, pas tres loin de moi, le +Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se +dirigent vers la barriere. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus +l'idee d'aller les saluer, mais je me dis: apres tout, qu'est-ce que je +leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de meme, s'ils me +demandaient d'aller les voir: je n'ai pas epouse une fille de +brasserie, moi! + + + + + +Boum. + + +I. + + +Boum avait huit ans. Sa vie s'annoncait des plus heureuses. Il avait +une maman toute jeune, tres bonne et tres gaie. Son papa, ancien +officier de cavalerie, etait un peu severe, mais sevissait peu au +demeurant; Boum etant toujours content, avait pris l'habitude d'etre +sage, c'est un etat qui comporte de grosses simplifications. Comble de +toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hotel de +la rue Pergolese, non loin du Bois de Boulogne. Une debonnaire +"nursing governess" etait preposee a ses soins minutieux dans lesquels +le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait +des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise +representant une chasse a courre avec des cavaliers, des dames, des +chevaux et des chiens; deux fenetres y donnaient toujours ce qu'il y +avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliques -- de +ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en +encombraient les tables et le parquet. Boum etait robuste et grand +pour son age. Mais tout ceci reuni ne comptait pas en comparaison de +deux dons qu'il avait recus de la nature, et qui n'avaient pas de prix. + +D'abord Boum etait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la +bienveillance de tous et une grande popularite. Sur le chemin qui +menait de sa maison au Bois, il etait connu; les concierges et les +boutiquieres l'interpellaient a son passage: + +- Vous allez vous promener, Monsieur Boum. + +Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure +ronde et repondait a tous, dans un sourire qui augmentait encore les +sympathies: + +- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis. + +Parmi la gent enfantine, il tronait mais si incontestablement, qu'il +pouvait troner modestement, avantage considerable si l'on songe +qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de troner. + +Le deuxieme de ses dons etait une tante. Elle s'appelait: Tante Line. +Boum estimait qu'elle etait ce qu'il y avait de plus joli au monde et +beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les +cils tres longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit +nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui etaient +du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs a force d'etre +blonds, un cou tres long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait +beaucoup de sports et qui est toujours vetu d'une ultra elegante +simplicite; le tout monte sur deux petits pieds qui paraissaient +ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi etait Tante Line. + Comme son neveu, elle etait vive, toujours decidee, douce et heureuse +de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les +sympathies; toujours son passage declanchait immanquablement des +interruptions et un silence sur la nature duquel, il etait impossible +de ne pas etre fixe. + +Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait +comme avec elle. Elle seule savait ecouter ses histoires serieusement +et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui +est bien penible a la longue et finit par isoler terriblement. Ils +prenaient leur premier dejeuner ensemble, se promenaient ensemble et +causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient +l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations +etaient inepuisables. L'histoire fantastique du pere de Line les +alimentait surtout. + +Cet ancetre avait ete un caractere assez particulier de gentilhomme +francais. Ne aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse +pauvre et qui etait revenue du Canada en France apres les malheurs de +la guerre de Sept ans, il avait commence, tout jeune, sa vie +d'independance et d'action; la tete pres du bonnet et le coeur un peu +emballe par la guerre, vers sa douzieme annee, il avait abandonne sa +famille et le college pour aller en Amerique; la-bas, apres avoir +pratique toutes sortes de metiers -- qu'il racontait plus tard avec +delices, -- il avait fini par constituer une enorme affaire de soie et +realiser par elle une tres grosse fortune sur laquelle Line et la maman +de Boum vivaient a l'aise maintenant. Ebloui par le recit de ces +aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet +auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin +de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme +d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et +volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'a cette main nerveuse +et mince qui semblait commander en jouant avec l'echancrure du gilet. +Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux etaient semblables a +ceux de Line avec quelque chose de plus metallique et qui paraissait +chercher a vous voir "a l'interieur". Boum etait remue jusqu'au plus +profond de son etre a la pensee qu'il y avait entre cet homme et lui +comme un lien mysterieux. Aussi ne s'arretait-il pas d'ecouter son +histoire. Line qui avait adore son pere et vecu, avec lui, les +dernieres annees de sa vie en Amerique, recommencait tous les jours le +meme recit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps +un detail nouveau. Le mort les rapprochait. + +Le matin, quand Line se reveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, +il se livrait toujours aux memes soins qui consistaient a passer sa +tete par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant +les gestes de ceux qui veulent agir en silence, ecarquillait les yeux +pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait +semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses +paupieres: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le +moindre mouvement, c'etaient des exclamations folles: + +- Tante Line, tu ne dors pas. + +Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui +mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur +l'edredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, +puis protestait: + +- Non, Tante Line, pas comme ca... Parle-moi de grand-pere!... + +Elle commencait. + +Ils se racontaient aussi leurs reves de la nuit; souvent ceux de Boum +ressemblaient tellement a ses propres desirs, qu'on devait admettre de +sa part de legeres triches. + +- J'ai reve que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et +Jean, mais loin... loin... jusqu'a Saint-Cloud. + +Quand ils avaient epuise les moindres episodes de la vie difficile +qu'avait mene jadis celui dont ils procedaient, qu'ils s'etaient tout +raconte, qu'ils avaient minutieusement etudie tous leurs projets, Boum +la considerait avec ferveur, et quelquefois apres un long silence, il +disait, profondement convaincu de toute son ame: + +- Tu es gentille de me dire tout ca... Je t'aime bien, moi, tante Line. + +Cette declaration avait le don d'emouvoir profondement aussi la jeune +fille qui repondait pour le taquiner: + +- Moi, je ne te deteste pas... + +D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec +amour a ses vetements epars, a tout ce qui etait a elle, et +interrogeant sans cesse: + +- Pourquoi as-tu deux ciseaux a ongles? Et cette petite glace, +pourquoi c'est faire? + +Le soir, Line lui rendait fidelement sa visite, quand il etait couche. +Meme lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de +venir l'embrasser; il demandait, ces fois la, qu'on fit la lumiere +toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout +eblouissante dans sa robe de soir aux reflets pales qui se fondaient +dans l'eclat nacre de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de +toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si +pres l'objet du plus beau de ses reves et quand on est encore penetre +d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces realites. + +Boum etait heureux infiniment. Aussi etait-il bon et indulgent pour +les hommes, pour les betes et meme pour les choses -- car il ne voulait +pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne +battait meme pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer +son fouet en l'air, pour les hater dans quelque course imaginaire ou +pour les ralentir dans leur galop. + +Boum se portait a merveille. Il mangeait du meilleur appetit, +s'arretant quelques fois pour baiser la main de Line toujours a ses +cotes. Ce geste, a table, il le savait, lui valait regulierement un +rappel a l'ordre de son pere, aussi ne le repetait-il pas trop souvent. + +Dans le monde, quand on le produisait, il etait, tres au fond, +l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air: + +- On le gate trop... disaient-ils. + +C'etait parfaitement inexact. Boum etait trop heureux pour etre le +moins du monde gate ou insupportable. Il etait trop sensible pour +vouloir faire de la peine a quiconque, meme en etant un peu sot, et +d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne +n'aurait songe a lui contester. + +Pour Line, il avait d'abord ete le poupon inattendu, celui qui, le +premier, lui avait donne une gravite particuliere en faisant d'elle une +tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce +poupon etait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A +force de se mettre a sa portee, ils etaient devenus des amis dans toute +la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins +d'importance; il avait tellement accapare la vie de Line, qu'elle ne +pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus a +l'un sans penser a l'autre; ils etaient devenus Line-et-Boum et cela +faisait presque un seul nom propre d'une famille particuliere. + +Pourtant un apres-midi Boum apprit a table qu'il ferait seul se +promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'etait une eventualite qui se +produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une +moue speciale de Boum, qui commencait par refuser de manger; il ne +disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, +regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de +temps en temps, sur son pere qui froncait le sourcil. La scene +finissait habituellement a propos d'une observation sur la tenue qui ne +manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait +la sortie de table. Ce jour-la, ce triste programme ne manqua pas de +s'executer point par point. Miss Anny emmena le delinquant, car tante +Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit +sa promenade tout seul. + +C'etait un mauvais jour decidement. Line et Boum s'etaient +mutuellement habitues aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas +l'amitie, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets +"vivants" c'est-a-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois +quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au +contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, +des choses trouvees dont l'attention faisait le plus grand prix, telles +que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de +ficelle ou bouts d'etoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs etaient +garnis de rubans par les soins de Line et serres dans un coffret; on +les regardait de temps en temps. Cette fois-la, pendant que la nurse +causait avec des compatriotes, Boum avait ete assez heureux pour +denicher une boite de sardines vide, sans doute laissee sur place et +sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche +precedent. Convenablement nettoye et pare par tante Line qui etait une +fee, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maitresses +pieces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le depart, +Miss Anny s'etant apercue du precieux fardeau qu'emportait Boum, +s'opposa formellement a son transport d'ou scene magistrale de l'ami de +Line, qui etait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-la, pour +la reception d'une claque, et un retour orageux a la maison. + +Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu a tante +Line, s'attardant particulierement a la description de la boite de +conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais detail +extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui +dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas: + +- Mon pauvre Boum, ne te desole pas, on en retrouvera... + +Tante Line pensait a autre chose. + +Boum dormit mal, fut agite; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes +profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son +eleve qu'elle regrettait avoir gifle. + +_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._ + + + + + +II. + + +Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement +exterieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le +programma de ses journees differer de celui des journees de sa tante. +Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, etaient devenues +peu a peu la regle. On ne les signifiait plus a table. Aucun lien +n'etait plus etabli, comme autrefois, entre cette supreme recompense et +la qualite du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord realiser +des chefs-d'oeuvre de pages d'ecriture, tendre tout son esprit pour +reciter ses fables afin d'eviter le moindre anonnement. Rien n'y +faisait; tout au plus decrochait-il ainsi quelques tours dans la +voiture aux chevres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre +quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que +Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il etait +eternellement distrait; pendant les lecons, il restait la plupart du +temps, la tete appuyee sur son petit bras tout rond, repetant tres +mecaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement +aux histoires de son grand-pere que Line ne racontait plus. Les +punitions commencerent avec une regularite constante; elles devenaient +comme une suite d'evenements facheux contre lesquels il avait cesse de +reagir. + +D'ailleurs ces tracasseries exterieures lui causaient peu d'effet en +comparaison du mal profond que lui faisait eprouver le changement opere +dans Line meme. + +Qu'elle ait ete soudain obligee par les siens a une vie mondaine +comportant, a chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour +les visites, pour les soirees et le theatre, -- Boum renoncait a +comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorite superieure -- +mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en resultaient +pour lui, n'etaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui +imposait sa lecon, pensait-il, on imposait a sa tante ces pratiques +etranges; c'etait la une des consequences logiques du besoin +d'oppression qu'ont les grands vis-a-vis des petits. C'etait normal. +Peut-etre meme si Line en avait souffert un peu, aurait-il eprouve a se +voir persecuter avec elle, un secret contentement. + +Malheureusement, il n'en etait rien. Line n'en souffrait pas, et meme +peut-etre... en etait-elle heureuse. Comme elle avait change! En +apparence, elle continuait bien, comme autrefois, a monter dans sa +chambre le soir, a le recevoir le matin. Evidemment ils causaient +toujours, mais quelle difference! D'abord Line commencait, comme les +autres, a ne plus le prendre au serieux, meme quand il attirait +specialement son attention avec ce geste special d'agiter son petit +index bien droit, en disant: + +- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire... + +Line riait quand meme et d'un rire un peu trop prolonge qui l'irritait; +plusieurs fois meme, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de +ses yeux, des larmes brulantes que pour rien au monde, il n'eut voulu +laisser tomber. Elle ne s'en apercevait meme plus. Il avait essaye de +la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des +trouvailles de calinerie; puis, -- o honte -- il avait pense aux +cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient ete un colimacon vivant +qu'il avait rapporte du Bois, dans sa poche, sans rien dire a sa bonne, +a la coquille duquel il avait lui-meme attache un morceau de flanelle +rouge, et un calendrier a fleurs de mica, achete par Jean le chauffeur, +qui persistait a souhaiter "la bonne annee" malgre qu'on fut deja en +avril. Rien n'y faisait; le calendrier etait alle rejoindre les autres +presents dans la boite aux souvenirs, bien que cet objet eut pu etre +d'un usage journalier et le limacon avait delaisse tout seul son lit de +feuilles sur la fenetre, pour une destination inconnue: Boum seul avait +constate son absence. + +Line pensait evidemment a autre chose. Et detail aggravant, elle y +pensait volontiers. Les changements de sa conduite se precisaient meme +singulierement. Elle, qui etait autrefois si insouciante, si simple, +si jolie sans le faire expres, devenait maintenant plus appretee, moins +naturelle. Elle s'etudiait davantage a la glace, le matin, quand elle +finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apres les avoir +brosses, elle tordait jadis ses cheveux d'or pale, etait remplace par +une suite de mouvements compliques, refaits plusieurs fois pour arriver +d'ailleurs a quelque chose de tres voisin des premiers resultats. Le +choix de la robe a mettre etait aussi beaucoup plus long qu'auparavant. + Quelquefois elle demandait conseil a Boum qui, regulierement, revenait +au classique tailleur bleu marine, associe dans son idee egoiste +d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait: + +- Tu n'y connais rien... + +et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en +ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son +chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une derniere fois a +la psychee Empire posee obliquement a la fenetre: + +- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent. + +Toujours Boum repondait: + +- Bien jolie, Tante Line. + +et il se detournait pour ne pas pleurer, sans savoir meme la cause de +son emotion. + +C'est qu'il l'aimait dans ce temps-la, sans lui en vouloir le moins du +monde, autant qu'avant, plus meme peut-etre. Il lui faisait de tendres +reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi change. Dans le +fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance +l'attachait plus encore a elle; il lui semblait qu'a cause de cette +injustice meme, elle etait plus a lui; parfois, il aurait voulu la +battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-meme les +rares fois qu'il avait ete sot, pour la corriger un peu, voila tout; +apres elle lui aurait demande pardon, et il aurait pardonne; c'eut ete +si bon, mais c'etaient des reves... dans la realite, il ne la battait +pas et n'avait pas helas, a lui savoir gre du moindre repentir. + +A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait +sans cesse, observant, reflechissant et examinant les unes apres les +autres les plus invraisemblables hypotheses. Son pauvre petit cerveau +travaillait tellement a ce difficile probleme que son caractere, sa +sante meme en etaient touches. Sa gaiete s'en allait de lui. On +n'entendait plus jamais a travers les portes de sa chambre ses bons +rires si semblables a des cris de petits oiseaux. Il etait moins +affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux +brillaient moins vif. A sa vivacite premiere succedaient une torpeur +presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient a toute +heure du jour. Il mangeait de mauvais appetit. Le docteur, mande par +sa maman, lui avait ordonne, apres un examen approfondi: du +biphosphate! C'etait peu comprendre son mal. + +Boum cherchait toujours. + +A la verite, un nouveau personnage etait entre dans la maison. Non pas +l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre +le the et dire des choses aimables -- ceux-la etaient tous des +familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on +n'avait jamais vu et qui avait commence par venir souvent. C'etait un +homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle +dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vetements tres serres a la +taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plie! Boum avait +entendu son nom, c'etait un nom tres long, l'un de ceux qu'il faudrait +apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui +en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur +Claude. Boum s'en etait tenu la. + +Le nouveau venu etait incontestablement tres empresse aupres de Tante +Line. Les domestiques venaient immediatement la chercher des qu'il +arrivait. Que de fois meme ces visites importunes etaient venues +troubler de delicieux moments ou Boum croyait presque retrouver la +douce intimite d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle +rougissait jusqu'a la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait +a Line des corbeilles de fleurs tres frequemment. Ces presents +irritaient profondement Boum, qui a voir leur qualite et leur +dimension, avait compris l'impossibilite de lutter sur ce terrain. Une +fois, apres le dejeuner, devant un monument de roses blanches que +Claude avait fait porter, l'enfant avait demande tout bas a l'oreille +de sa maman, des sous. + +- Beaucoup de sous, avait-il dit. + +Et comme la reponse avait ete une question sur l'usage qu'il entendait +faire de cette monnaie, il etait reste gene un moment sans repondre, +puis comme il n'abandonnait pas ses idees, il donna une explication, +mais cette fois si bas, si bas et si pres de l'oreille maternelle que +malgre toute l'attention donnee, il ne fut pas possible de savoir sa +pensee, -- et l'heure de sa promenade etait venue. + +Sur les gazons peles du Bois, il passa consciencieusement son +apres-midi a chercher des fleurs. Et ainsi, a l'heure de rentrer, +quelques paquerettes et quelques pissenlits, coupes presque sans tiges +et un peu ecrases dans sa petite main chaude, vinrent meler sur la robe +de Miss Anny chargee de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et +rosees. Meme avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces +fleurs faisaient pietre figure, la comparaison n'etait pas possible. +Le temps etait passe ou Line tenait compte des difficultes inherentes a +sa condition de petit garcon. Aussi apres l'avoir considere d'un air +de degout, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui +aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent. + +Les choses allaient tres vite d'ailleurs. Il semblait que toute la +maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitie de Line et de +Claude. Ils passaient maintenant des apres-midi entieres seuls dans le +petit salon, ou tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus +la permission d'y penetrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une +force interieure le poussait a venir troubler cet agacant tete-a-tete. +Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constate +-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il +ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-la, Boum avait +refuse son ordinaire baiser a sa tante. Il s'etait violemment retourne +la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il +entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui +repeter depuis quelque temps; + +- Il est jaloux. + +Il avait de la peine, tout simplement. + +Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir +la: + +- Demain je te dirai un gros secret. + +Mais Boum etait trop fait a l'infortune pour se faire la moindre +illusion sur la part de bonheur que lui reservait cette revelation; +comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, +c'est-a-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain. + +En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire a personne", +etait que Tante Line etait fiancee a Monsieur Claude. + +- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line +Vauquer de Conflans. + +- Pourquoi? avait repondu Boum. + +- Mais parce que Claude s'appelle comme ca, fit Line. + +- Non, pourquoi tu te maries? precisa Boum. On etait bien, tous les +deux. + +Cette evocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus +que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses etaient trop +avancees maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle +continuait a s'isoler des journees entieres avec Claude, a le +rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le +monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les +parents felicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver +leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de presents. Ah, Boum la +regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les ecrins +ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les eventails, les +porte-cartes, les services a liqueur, les manches d'ombrelles et tant +d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec +l'autre, comme un _decrochez-moi-ca_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux +evoquaient pour Boum, ses cadeaux a lui que Line rangeait jadis dans la +boite. A voir toute la difference qu'il y avait entre les uns et les +autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour +lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant +ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui, +elle faisait semblant d'etre contente; elle l'aimait pour rire; ente +son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui etait toute la +distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai +cheval. En somme, -- c'etait sa conclusion -- il y a deux mondes sur +la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au serieux +et qui vont librement; a elles est reserve le droit d'etre heureux, +d'aimer et d'etre aime; pour elles et a leurs tailles, toutes choses +sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux +voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde +des petits, ils ne servent qu'a amuser les grands qui ne tiennent pas +compte d'eux; pretextes a chatiments ou a recompenses, objets a +savonner, a promener, faire manger, travailler, dormir et surtout a +dresser a toutes ses manies; eternels etrangers dont personne, ne +comprenant exactement la langue, n'a jamais songe a ecouter le +coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-pere ait voulu +fuir ce monde-la. A sentir que des temps infinis le separaient de +cette seconde vie et que de plus le jour ou elle viendrait, il aurait +tout de meme perdu Line, Boum eut une tristesse immense et desespera. + + + + + +III. + + +... Des fleurs, des lumieres, un pretre tout d'or vetu, au pied de +l'autel Line en robe blanche a cote de _Lui_ Claude, le voleur de sa +joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens. +C'etait comme l'apotheose de sa douleur. Parce qu'il etait trop +impressionnable et souffrant deja, ses parents l'avaient dispense de +figurer dans la scene cruelle. Miss Anny l'avait mene avant l'heure, +derriere un pilier de l'eglise. Quelques personnes le reconnaissaient +et lui faisaient devotement un petit signe dans un sourire en remuant +la tete et en disant: + +- B'jour Boum. + +Il repondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. + Dans ses grands yeux noirs dilates, aucune larme ne venait. Il etait +tres calme et pourtant la fievre brulait son petit corps; ses tempes +battaient vite. + +Un violon sanglotait la _Meditation de Thais_. De jeunes couples +passaient entre les chaises pour la quete. Boum attendait qu'on vint a +lui en chauffant au creux de sa main une petite piece d'or remise par +sa maman a cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de +petites toux discretes et pieusement etouffees. + +Pour l'amoureux de Line, la ceremonie n'etait ni longue, ni courte; +comme lorsqu'est atteinte la plenitude de l'emotion, il n'y avait plus +pour lui ni de temps, ni espace... le mariage etait. + +Dans l'apres-midi, vers trois heures, apres un mauvais sommeil, pendant +qu'il etait encore couche, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle +avait quitte sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve +assurement, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de +l'oreiller sa tete lasse, comme il sentait que l'heure n'etait plus ou +l'on pouvait modifier les choses, il recut sa tante aimee avec un +pauvre sourire indulgent et resigne. Line, sans doute, allait lui +faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases +pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes +les paroles durent lui paraitre inutiles; elle tomba simplement a +genoux; tres certainement, c'etait uniquement pour rapprocher sa tete +de la sienne; mais, comme si elle eut compris un instant, le visage +tourne vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots. + +Des yeux de Boum, deux larmes tomberent, sans que son sourire cessat. +Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, +de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensee, +c'etait un geste d'amour, en realite presque un geste de pardon. + +... Et pourtant peu apres, Line s'en alla, avec Claude, pour un long +voyage. + + + + + +IV. + + +Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum etait +malade, tres serieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure +allongee avait perdu cette rondeur de pomme fraiche qui poussait +autrefois les moins intimes a l'embrasser. Ses cheveux qui +s'echappaient alors du beret en boucles epaisses et folles, se +collaient ternes a son front et a ses tempes creuses, comme des meches +de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient +dans sa figure pale aux levres exsangues. Ses mains amaigries +s'amusaient tres peu avec les jouets compliques qui gisaient sans vie +sur la soie bleue de l'edredon. + +Boum avait d'abord eu des faiblesses etranges, puis des syncopes +frequentes au moindre mouvement, l'un de ces evanouissements s'etait +termine en un delire qui avait dure cinq jours. Tout le monde avait +cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coincide avec une poussee de +croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le +temps de faire son lit, -- quand il etait assis, il etait si grand dans +sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un +frere aine malade, tant il avait peu l'air d'etre ce beau petit que +tous avaient connu. + +Cette fois-ci, du moins, son mal avait ete compris. Trois medecins +venus en consultation avaient diagnostique son cas, tres rare +d'ailleurs, d'"hyper-neurasthenie precoce a forme d'idee fixe et +survenue pendant l'epoque critique de la formation compliquee +d'accidents meninges." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute +maintenant: c'etait de Line que Boum souffrait. + +Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entieres +aupres de son lit, cherchant a le distraire. Son pere avait perdu la +moindre trace de severite; des que ses affaires etaient terminees, il +venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait +des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait meme des +histoires amusantes en epiant le moindre rire sur le visage de son +fils. Quant a Miss Anny, elle errait dans l'appartement, completement +hebetee, son profil de chevre plus chevre que jamais, parlant en termes +emus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exasperer la famille. + +Quand Boum etait assoupi, ses parents s'eloignaient de son lit et +restaient a causer pres de la cheminee. Boum entendait des bribes de +leurs conversations: + +- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages +l'interessent davantage. + +- Il a mange plus volontiers sa puree de lentilles... + +- Madame Unetelle est venue... C'est agacant, a la fin, ces gens qui +vous felicitent tout le temps de sa taille... + +- J'ai recu une lettre des Claude... + +Boum ecoutait alors: les Claude, c'etait Line. Ce nom seul irritait le +pere, qui ne manquait pas de faire une reflexion desagreable; la mere +defendait noblement les absents. + +- Claude, disait le pere, a bien cet air cretin et suffisant qui +caracterise les diplomates... + +Line n'etait pas epargnee. + +- Avoir realise d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans, +c'est un comble. Ah! je retiens votre mere comme educatrice... + +- Line n'etait pas coquette, repliquait la mere, elle ne s'est pas +rendue compte... evidemment, elle aurait pu faire attention... + +Et Boum voyait quelquefois, a travers les barreaux de son lit, dans le +rayon de la faible lumiere qui venait du petit abat-jour rouge, les +larmes perler aux yeux de sa mere, ces grands yeux qui ressemblaient +tant a ceux de Line, a peine d'un bleu un peu plus sombre. + +Line... Line, comme il pensait a elle, aux conversations, aux +promenades avec elle, a ses rires, a ses robes, a sa chambre, a sa +petite voiture, a tout elle: il ne pensait a rien autre. Qu'est-ce +qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? +Surement elle devait penser a lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublie. +Il en etait sur. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle +etait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les recriminations +paternelles, il avait envie de la defendre, d'expliquer. Mais il se +ravisait: est-ce que les petits garcons expliquent? Saurait-il meme? +Il se sentait si faible, si deprime et le seul resultat de ses efforts +pour parler, il en etait sur, ne serait que ce casque, ce mauvais +casque de douleur, qui lui broyait la tete, a l'interieur et a +l'exterieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et +l'amere potion qu'on lui donnait en pareil cas. + +Non, a l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum +n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'eprouvait a se la +rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idee de l'absence seule +etait douleur. Il savait que Line n'etait pas responsable, que son +papa et sa maman etaient injustes et ne reprochaient rien autre a +l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis +donne. Sa peine etait due, il en avait conscience, a d'autres causes, +a une masse de circonstances, d'evenements insignifiants en eux-memes, +dont l'un enchainait l'autre, qui pas plus les uns que les autres +n'etaient seuls capables d'amener le resultat dont il souffrait. +Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du +grand-pere aux yeux bleus, lui disaient qu'il etait dans la vie sans +cesse necessaire de lutter. + +C'etait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne +qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus +commode pour se plaindre et pour s'excuser. En realite elle est +quelque chose de bien different. Sans le comprendre, l'enfant s'en +rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, +elle est indifferente simplement; dans elle, les actes et les +sentiments se succedent sans ordre et sans autre raison que +l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme +decoulent, pour ceux qui en sont touches, la souffrance ou la joie, +personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde +fait de son mieux. + +C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des +enfants, Boum n'en voulut pas non plus a Claude. Le mari de Line ne +pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se +connaissaient meme pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude +avait trouve Line a son gout -- beaucoup auraient ete de son avis, la +seule particularite surprenante etait qu'il n'y eut personne avant lui, +-- il l'avait prise, tout simplement. + +Seulement Boum, qui meditait sans cesse sur ce sujet, constatait +qu'entre Line, c'est-a-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant +ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi +dans un esprit mechant, il n'en restait pas moins la cause, cause +inconsciente mais cause reelle tout de meme, de tout le mal. S'il +n'etait pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter, +lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait +encore la tendre, interessee, heureuse et rayonnante, a Boum, toute a +Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour +faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'etre +heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer +toujours. + +Toujours! On n'a pas idee comme c'est long pour les petits garcons, +cette idee la. Alors, une seule pensee envahit son pauvre coeur, +pensee tres simple, tres pure, a laquelle ne se melait aucune +apprehension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des +realites dont decoulait une resolution qui s'imposait, avec +l'inexorable necessite d'une loi physique: il fallait separer Claude de +Line, voila tout. + +Comment operer cette separation, voila ou le probleme devenait +singulierement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea +d'abord l'idee de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait +bientot parce que avec la possibilite catastrophale de voir Claude +emmener sa femme, le retour de l'indesire restait toujours comme un +danger menacant. Alors l'autre solution se presenta radicale et +definitive: celle de l'autre depart, du grand voyage dont on ne revient +jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait +plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui +avait envisage tous les raisonnements et vide toutes les hypotheses, le +savait: c'etait ainsi. + +... Les crises revinrent plus frequentes. Le terrible mal de tete ne +lachait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement: + +- Maman, j'ai bien mal... + +La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait du allonger +l'arriere du bonnet a glace. + +- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une +criniere... lui disait-on. + +Avec de grosses larmes, le petit disait: + +- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui +finissait a la tete... + +Le specialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs +moments cherchant, sans rien comprendre a cette recrudescence du mal +etrange, emu malgre l'aridite du probleme, de cette douleur qu'il ne +pouvait dominer. + +- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout. + +- Si Monsieur, je vous aime bien repondait Boum, mais ca me fait mal, +tres mal, toujours mal. + +Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", +-- comme celle de ses confreres -- n'allant pas au dela; il avait relu +tout ce qu'il savait deja, avait essaye toute une gamme d'agents +physiques, d'injections, d'hydrotherapie. Il avait pense un instant au +retour de Line, puis rejete cette proposition d'ailleurs difficilement +realisable, craignant d'aggraver encore l'etat de l'enfant. Cet homme +bon revenait toujours a la conclusion qu'il fallait une diversion a +l'idee fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le +resultat de tous les essais etait que Boum semblait reconnaissant de +tant de peines. + +- Merci Monsieur, j'ai encore mal... + +Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre +grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la +douleur s'en aller. Assise pres de la fenetre, d'une voix tres douce, +l'infirmiere, ainsi que l'avait prescrit le docteur apres les crises, +lisait. C'etait une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le +petit malade ecoutait et demandait des explications: + +-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle... + +La jeune fille se repandait en explications. Elle reprenait le recit: +l'un des deux heros fidele au roi ne pouvait pardonner a l'autre son +abandon politique. + +- C'etait un mechant, disait-elle, un traitre; alors Murthos, le +fidele, voulut se battre avec lui... + +-Se battre a coup de poing, interrogeait Boum. + +- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des epees et des +pistolets. + +- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. +Le mechant pouvait partir... loin, loin. + +- Parce qu'il etait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. +Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche a toucher +l'autre et a se defendre avec son arme. + +- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle. + +- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tres mal de se battre en duel... + +- Ah! c'est mal, fit simplement Boum. + +De la meme voix, un peu monotone, l'infirmiere poursuivit la lecture, +en jetant de temps a autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui +n'ecoutait deja plus. Le recit continuait, les peripeties les plus +dramatiques se succedaient, la mere du bon heros venait sur le pre, +pour essayer d'arreter les bretteurs, et se mettait a genoux tout en +essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orne de dentelle"... + +Boum interrompit: + +- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que +d'assassiner quand meme, puisqu'il etait loyal, le monsieur... + +L'idee avait decidement frappe le malade, la jeune femme s'en apercut. +Peut-etre parce qu'elle etait lasse de lire ou bien parce qu'elle ne +voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle repondit: + +- Oui, c'est moins mal. + +Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouve +quelque detente dans quelque imaginaire vision. + +Le soir, apres le diner familial, le pere et la mere etaient, comme a +l'habitude, assis chacun d'un cote du lit. Boum posa quelques +questions, toujours a propos de la lecture de l'apres-midi. Il avait +oublie l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore +maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou +seulement un peu mal... + +Pour la premiere fois, depuis longtemps, le pere riait un peu dans sa +moustache tres brune; il donnait tous les developpements desires et +declarait en principe: + +-... Que le duel c'etait tres bien, a condition de se battre pour des +motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la +galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, +loyalement... + +Boum n'y etait pas encore; pauvre petit, il tenait encore a la vie. + +- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il? + +- Oh oui, disait le pere, apres une petite hesitation, si l'on est +d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ca n'est pas +l'usage... + +- Ah! faisait Boum, interesse. + +Cette nuit la, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de +la, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et +pour les domestiques une bien grande joie. + + + + +V. + +Les jours, des lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout +doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu a peu, avec +l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le medecin +lui-meme etait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remede; +malheureusement le remede n'etait pas de ceux qu'on achete dans les +pharmacies. + +- Il fallait "decrocher" l'idee fixe, disait-il; et pour cela +interesser le malade a une autre idee... + +En verite, Boum ne pensait plus seulement a son malheur, ou plutot il +croyait avoir trouve le moyen de pouvoir agir sur son malheur meme: la +desesperance avait quitte son petit coeur. Il croyait maintenant +pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un +crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement, +loyalement". + +Sans doute, le malade n'avait confie a personne son secret, seulement +comme il ne parlait plus que de provocation, de pre, d'epee, d'honneur +et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le pere, +prompt comme tous les hommes a trouver dans les evenements la +satisfaction de ses desirs, trouvait cette idee follement amusante. +Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, meme +son ame de cavalier et de militaire n'etait pas fachee de cette +tournure d'esprit que cette idee denotait chez son fils. Peut-etre +meme, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret +contentement. La mere, plus prudente, apres le premier moment de +bonheur, s'etait un peu alarmee. Qui sait, pensait-elle, si Boum, +apres avoir constate l'impossibilite de sa combinaison, n'allait pas +retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa +raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les +assurances. + +- L'attention n'est plus fixee sur un seul point, disait-il, maintenant +l'imagination va d'une idee a l'autre; la derniere comporte une part +d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce +travail la; et pendant ce temps l'etat general profite, l'assimilation +se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de reaction propre. +Nous passons la crise de croissance. + +Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'a demi le jeune femme parce +qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'a rebours +de son mari, elle n'avait aucun gout pour la solution de Boum si +fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lie dans sa pensee a +des surprises douloureuses. Le jugement sain et serieux qu'elle tenait +de son pere ne trouvait aucun gout a la conception cabotine des choses +saintes dont les modernes rencontres se reclament. Elle la trouvait un +peu degradante; son coeur de femme et de maman aurait prefere toute +autre diversion au mal de son fils que celle-la. + +Cependant Boum allait toujours mieux. Ses nevralgies avaient presque +disparu. Il mangeait de bon appetit et dans son corps amaigri, les +forces revenaient. + +Un jour pour la premiere fois depuis sa maladie, l'automobile +paternelle l'avait mene prendre l'air en compagnie de sa mere. Un +grand soleil d'ete envahissait l'avenue du Bois, presque deserte. + +Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum evoqua +d'autres joies passees qui etaient, jadis, sur cette meme allee dans +l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il +passait alors au milieu d'eux, triomphant aux cotes de Line, maintenant +il sentait l'isolement de son coeur desole. Ces constatations pourtant +ne deprimaient pas son energie et ne ralentissaient en rien sa +resolution arretee; a l'encontre, il semblait trouver, en elles, des +forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa +race reclamait et par la rejoindre ce qu'il croyait etre la raison de +sa vie. Son pere l'avait averti; il devait reprendre des forces +d'abord, apres seulement il pourrait se mettre a etudier l'art de tuer +selon les regles des principes admis. A present, il en etait encore a +la premiere partie du programme; il laissait, comme on lui avait +explique, l'air et le soleil l'aider a le remettre. Sans parler, il +s'abandonnait a l'apre bonheur de se ressouvenir. + +A l'extreme bout du lac, il demanda l'autorisation a sa mere de +cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait +methodiquement, avec une maladresse appliquee. C'etaient toujours des +humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, a cause peut-etre +de sa resolution et de toute l'evolution qui s'etait faite en lui, il +estima pouvoir les faire parvenir a celle qu'il cherissait. + +- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line? + +Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tres tres +fort. + +Pourquoi cette jeune mere qui avait eu a cause de ce fils de si grandes +angoisses et qui n'avait jamais verse que des larmes isolees, +etait-elle emue aujourd'hui, tellement? + +Boum, tres gentiment, devenant un homme parce qu'il etait devant une +femme eploree, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un +mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il repetait les mots +qu'on lui disait autrefois a lui-meme: + +- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin... + +Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. +Peut-etre, en voyant le geste naif, la petite mere avait-elle pense que +ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance +muette dont son coeur brise avait tant besoin... + +- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum? + +De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'etait vrai, il +repondit: + +- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la meme chose... + + + + + +VI. + + +Boum etait presque gueri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec +tout le monde, recommencait ses lecons et ses promenades comme par le +passe. Si ce n'eut ete quelques drogues qu'il prenait avant les repas +et dont les flacons bizarres ornaient sa place a table, personne +n'aurait pu dire qu'il ait ete malade, si gravement malade. Comme le +souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait +plus ni a Line, ni a l'idee fixe dont Boum avait ete si pres de mourir, +ni meme a l'autre idee saugrenue qui avait remplace la premiere et dans +l'esperance de laquelle l'enfant avait retrouve les forces de vie. +L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs. + +Il etait devenu un grand garcon, grand par la taille -- tout le monde +lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas meme onze. Son +corps tres fluet et qui faisait penser aux plantes poussees trop vite, +gardait encore un peu de sa grace passee. On ne retrouvait dans sa +figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils +mordores dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une +certaine gravite surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa +vivacite, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilite tres +douce, une politesse marquee et tres prevenante qui partant, le +distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif, +complaisant, souvent rieur meme, on eut pu croire qu'il avait oublie: +en realite, comme au premier jour, il pensait a Line, comme au jour de +la revelation, il etait decide a se battre avec Claude. Tout au plus +avait-il ajoute, a mesure que l'initiation de la methode precisait les +premieres donnees, l'idee d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait +cette offrande genereusement parce que sa nature etait aventureuse, +parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et +aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui. + +- Ce sera Claude ou moi, pensait-il. + +Un jour, tres timidement, mais resolument comme quelqu'un qui reclame +le paiement d'une dette, il vint trouver son pere seul et lui posa la +question: + +- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il... + +- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ca te fera le plus grand +bien... + +Quelques jours apres, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble +du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussee, a droite sous le porche, +Boum et son pere firent leur entree dans une quelconque salle d'armes +de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne +venaient pas encore. Un homme de blanc vetu avec un coeur de flanelle +rouge a la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait +a l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_ +entrelaces. Dans la salle, a laquelle les epees faisaient des murs +d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les +"Patrie", le maitre, du bout de sa barbiche et derriere un lorgnon, +lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait +son cafe au lait. Boum lui trouva en meme temps l'air terrible et +l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir +ses phrases, toujours sur un ton de commandement: + +- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la +planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiene... voici les +prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chene prendre +d'une pile, un prospectus dont le pere en accepta les termes sans le +lire. + +Le Prevot appele prit les mesures du futur "membre" -- c'etait sa femme +qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum +reviendrait: le masque, les sandales, les petites epees, tout serait la. + +En les accompagnant, fidele au rite, le maitre eprouva le besoin de +dire: + +- Nous allons le soumettre au ballottage. + +C'etait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle a +son entreprise. + +Dans la rue, Boum ayant demande des explications sur ce dernier mot, +son pere pensant autre chose repondit: + +- Ce sont des betises. + +Boum fut admis sans opposition. + +Au jour fixe, il venait costume en petit bretteur, le visage dans sa +cage a mouche, debout mal a l'aise sur cette planche qui lui paraissait +haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maitre prodiguait son +enseignement, donnant des exemples, repetant ses phrases comme s'il +recitait une lecon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux, +s'appliquant de toute son ame a bien faire, mais bientot rompu dans +tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on +pouvait jamais arriver dans la realite a se battre, a se toucher, a se +defendre et a faire quoique ce soit. Effraye, il pensait que, +peut-etre, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait +jamais, bien que le maitre flatte de son attention y allait de temps en +temps d'un encouragement. + +- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des +dispositions, vous arriverez... + +Le soir, moulu par la courbature, il eut une defaillance en pensant que +cette solution aussi serait tres longue. Pour arriver a savoir faire, +en somme, il faudrait etre grand et c'etait justement de ne l'etre pas +qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant a la lecon, +parce qu'il n'etait pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il +recommencait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et +tirez", etc. + +Tres lentement, il sentit lui-meme ses progres. Il se fatiguait moins +maintenant sur cette planche ou il se tenait mieux, assis sur les +jarrets, sans perdre ce que le prevot facetieux ne se laissait pas +d'appeler: "les petits equilibres". + +Mettant a part l'escrime, la salle ne l'interessait pas. De rares +clients venaient a son heure et cependant, il y avait dans ces murs +comme un air de susceptibilites factices et de points d'honneur idiots +se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui +l'ecoeurait. Boum avait son idee, il etait venu dans un but tres +precis. Sa bonte profonde s'alarmait a la pensee de querelles +cherchees, que sa mentalite serieuse lui faisait trouver inutiles. +Aussi a part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. +Pendant les poses, il s'asseyait a l'ecart sur la banquette de velours +rouge, et continuait a s'instruire en regardant. + +Cependant, il s'etait fait un ami. C'etait un monsieur grisonnant, +legerement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tres bon sourire. En +le montrant, le prevot avait dit a Boum: + +- C'est Laferriere, vous savez celui qui fait des pieces, un rigolo. + +Avec plus de ceremonie, le maitre avait, selon l'usage, presente son +jeune eleve: + +-... A Monsieur le Comte de Laferriere, de l'Academie Francaise. + +Boum avait tendu sa petite main. + +Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demande: + +- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes? + +Boum avait repondu: + +- C'est difficile. + +- Comme tous les arts, repliqua le Monsieur; il n'y a que la critique +qui soit aisee. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espere, comme +M. Doumic? + +- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien +saisi. + +- Officier ou maitre d'armes, interrogea encore le Monsieur. + +- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve +ces deux perspectives folles et extravagantes. + +- Que voulez-vous etre alors? + +- Je veux etre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux +savoir faire des armes. + +Peut-etre cette reponse aurait-elle laisse indifferent plus d'un +habitue de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, ete frappe +par l'apparente incoherence de ces deux volontes. Chez Laferriere, +l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arreter. + +- C'est etrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention +du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un +aussi grave sujet, et il ajouta: Nos gouts ne sont pas tout a fait +pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout +envie de me marier... parce que je suis marie, comprenez-vous. + +Boum sourit. De cette conversation commenca leur sympathie. Par la +suite, Laferriere, rassasie, relativement jeune, de toutes les joies et +de tous les honneurs, trouvait une douceur particuliere a retrouver, +chaque matin, le petit coeur honnete et frais dans lequel il sentait le +mystere. Boum avait retrouve en lui une camaraderie qu'il n'avait +jamais connue chez Line: son nouvel ami l'ecoutait serieusement. Cela +ne les empechait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; +l'academicien savait des histoires impayables que le prevot, en +s'appuyant sur la courbe de son epee, ecoutait la bouche ouverte. + +Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils etaient tous +deux curieux et adaptables, naifs sans etre betes et d'une generosite +speciale qui voulait le bien de tous les etres y compris pour chacun +d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils a +merveille. Boum sentait les jours ou son ami n'etait pas en train et +les jours ou il etait en veine d'expansion. Laferriere avait saisi une +fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas etre traite en bebe; son +degre de developpement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne +se developperaient plus. + +Et puis, pour les raisons differentes, les gens de la salle les +ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il etait le seul enfant, se +sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de +mentalites toujours pareilles a cette collection d'oisifs croyant etre +le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu +la moindre repercussion. Ils se lierent rapidement. Quelquefois, ils +sortaient ensemble. Par les belles journees, Laferriere allait +volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long +du chemin, des sujets les plus divers. + +Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son +petit ami. + +- Mais c'est un fils donne par la nature, avait dit un Monsieur qui +marchait au cote d'une jolie blonde. + +- C'est idiot, avait replique Laferriere, puisque c'est un frere aine. + +Cette facon de presenter Boum comme un petit sage auquel on demande des +avis n'etait pas qu'une simple plaisanterie. En realite l'auteur +parisien etait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient +conserve jeune; il etait reserve. + +Laferriere s'etait tellement mis a sa portee, qu'il finissait par le +prendre au serieux, solliciter ses conseils, et lui faire meme des +confidences que beaucoup auraient trouve anachroniques et prematurees. + +Boum gardait a la maison un complet silence sur ces affaires de son ami +qu'il estimait etre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'etre +saisis par ses parents. En particulier, il etait souvent question dans +ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame +qui jouait ses pieces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. +Il l'appelait: Dora. + +Un jour, -- ils etaient deja de vieux amis -- au sortir de la salle, +comme il pleuvait, Laferriere proposa d'emmener Boum dans son +automobile. En chemin, il lui dit: + +- Si nous allions chez Dora? + +Boum, sans savoir pourquoi, hesita le quart d'une seconde, puis accepta. + +L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arreta familierement devant un +grand immeuble de la rive gauche, pres du pont de l'Alma. + +Au sortir de l'ascenseur, au troisieme, Laferriere ouvrit la porte +d'entree avec une petite clef qu'il sortit de sa poche. + +- Comment, c'est toi cheri, fit une voix tres douce. + +- C'est nous, repondit l'ami de Boum. + +Cette reponse excita sans doute la curiosite de la maitresse de ceans, +elle sortit a leur rencontre precipitamment. Elle avait du entendre +parler de Boum, parce que tout de suite, sans presentation, elle +l'accueillit gentiment dans un bon rire: + +- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir. + +Boum, en petit garcon bien eleve, s'inclina et baisa la main qu'elle +lui tendit, selon les formes les plus respectueuses. + +Quand ils se furent installes dans le petit salon ou elle les avait +introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit +a moitie etendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur +un tapis sombre, une fourrure blanche tres souple et deux gros coussins +vert-bleu. En verite, elle etait jolie, ses cheveux lui faisaient +comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents eblouissantes +riaient d'un rire perle special qui paraissait toujours partir d'une +scene. Elle faisait une masse de frais a Boum, a la fois amusee, +flattee et un peu genee par la presence insolite d'un enfant. + +Boum repondait poliment a toutes les questions. Toujours tres sobre de +details sur ses propres affaires, il ecoutait tranquillement tant qu'il +etait question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui +parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement +etonnes. + +Cette visite lui semblait toute naturelle, etant donne le serieux de +son amitie avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait +ete celui de toutes reunions de trois grandes personnes si ce n'eut ete +quelques remarques decousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui +passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulte qu'on devait trouver a +apprendre par coeur tout un livre". + +Laferriere jouissait, amuse par l'etrange de la situation. Evidemment, +pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa +maitresse aurait paru enorme, monstrueux; en realite, sa conscience +honnete et degagee des conventions se refusait a voir le moindre tort +dans ce rapprochement qui ne faisait de peine a personne. Ces deux +amis eprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain +plaisir a se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait +alterer la serenite de Boum et etre pour lui un changement de ce qu'il +entendait et voyait familierement tous les jours... alors pourquoi pas, +surtout que lui-meme l'auteur qui avait vecu tant de reves trouvait +dans la presence de ces deux etres je ne sais quelle impression de +consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant +voulu voir persister longtemps. + +Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interroge. + +- Comment la trouves-tu? demanda Laferriere. + +Tres gentille et tres jolie, apprecia Boum, vous devez bien vous amuser +avec elle. + +Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line negligea +de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler +quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de +convaincre, il savait ne devoir pas etre pris au serieux; alors il +ecouta sans interrompre comme le lui avait enseigne Miss Anny. Cette +visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui +avait ete comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il +lui disait la verite, qu'il avait en lui une confiance sympathique. +Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son +grand-pere peut-etre ou bien parce que simplement il avait souffert des +hommes, il gardait toujours, vis-a-vis d'eux, une prudence et une +reserve discrete. En telle maniere qu'a ce moment, quand son ami +l'avait mis au courant de sa principale preoccupation sentimentale, lui +n'avait pas encore articule un seul mot de la grande affaire qui etait +l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononce le nom de +Line a Laferriere. Apres la visite chez Dora, il prit la resolution de +tout lui raconter. L'occasion vint. + +Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure +dans l'auto decouverte vers Saint-Germain. Laferriere ayant fait peu +de temps auparavant la connaissance du pere de Boum, lui avait demande +pour ce jour-la l'enfant a dejeuner. Maintenant ils allaient au +rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son cote. A la sortie du +Bois, apres l'indispensable arret a la barriere, Boum retrouvait +l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent +regarde autrefois avec Line. Dans le fond de son ame, il +s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur +conversation, des que la voiture repartit, Boum demanda: + +- Pourquoi, faites-vous des armes, vous? + +Laferriere repondit une phrase evasive, une de ces explications dont il +avait le secret et qui n'arretait rien: "on ne bouge pas assez... c'est +necessaire... je ne veux pas grossir...". + +- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ca. Vous ne voulez pas vous +battre. + +- Oh, fit Laferriere, quand je peux eviter, j'aime autant. + +- Moi, repliqua gravement Boum, je veux me battre, mais serieusement, +_a mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment. + +L'auteur, se retourna brusquement, visiblement interesse: + +- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait? + +Tres posement, regardant par terre, Boum repondit: + +- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-etre le connaissez-vous, c'est +Monsieur Claude Vauquer de Conflans. + +- Conflans, le diplomate? fit Laferriere, c'est un imbecile! + +- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait a +cette appreciation, c'est lui. Je veux qu'il meure. + +- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum. + +- Voila, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite +tante, la soeur de ma maman. Nous etions tres, tres bien ensemble, +tout le temps ensemble et je l'aimais... tant. + +Boum disait ce mot tout bas, tres emu, baissant encore davantage sa +tete brune. Laferriere sentit le petit drame et n'interrompit pas. + +- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus +encore parce que vous, vous etes grand, et moi je ne suis qu'un petit +garcon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'etait +Tante Line... + +Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit: + +- Il me l'a prise... + +Emu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, +puis demanda: + +- Comment te l'a-t-il prise? + +- Il l'a epousee, puis ils sont partis. + +- C'est sa femme, remarqua Laferriere, elle est bien jolie en effet, je +l'ai apercue le jour de son mariage. + +- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est +qu'avant de partir, il l'avait changee, tellement. Vous ne l'auriez +pas reconnue. Avant elle etait douce, elle ecoutait comme vous, nous +sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon +grand-pere qui etait parti tout petit en Amerique, elle avait une +petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apres, quand +Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermes +dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- +et l'enfant precisait en remuant son index en l'air -- il faisait +expres, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se +moquait de moi. + +Profondement touche, mais voulant savoir, Laferriere interrogea: + +- Mais tu n'as pas parle a ta tante? Tu ne lui as pas demande pourquoi +elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre. + +- Souvent, repliqua Boum, j'ai essaye; j'ai dit tout ce que j'ai pu, +mais quand on est petit, vous savez, on ne vous ecoute pas, et puis, on +ne sait pas ce qu'il faut dire... + +- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas... + +Et sur cette reflexion, quelques instants passerent sans qu'ils se +dirent un seul mot. De chaque cote de la voiture, le paysage defilait +rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir +la campagne veritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons +ne se touchaient plus et le fleuve, delivre de ses quais, coulait plus +librement dans la lumiere crue entre ses berges de prairie. + +Laferriere etait bouleverse par le recit de cette tragedie. Les faits, +en eux-memes, etaient tres simples, en somme, si naturels: le petit +aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer a tous les ages, qui sait meme +si a l'age de Boum on n'aimait pas mieux, plus aprement, plus +exclusivement et plus serieusement aussi? A travers le cortege fane de +ses propres amours, il cherchait a retrouver le souvenir de ses +premiers elans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose, +sa pensee et son coeur... Et pourtant il demeurait desempare devant +cette detresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses +et qui gardait encore assez de foi pour aimer eperdument une petite +femme quelconque "qui jouait ses pieces". Il etait confondu parce que +de cette histoire tres simple resultait cette situation anormale, parce +que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation +sans denouement, une maladie sans remede. Un seul instant, il fut sur +le point de dire a Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne +te desole pas, tu verras que la vie peut guerir aussi". Mais, ce meme +homme qui n'avait pas hesite a mener l'enfant chez une femme un peu a +cote, se refusa a tenir la petite ame, meme pour la consoler. Il dit +simplement: + +- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum? + +- Je sais bien, dit le petit tres simplement, mais puisqu'il n'y a pas +d'autre moyen... + +C'etait bien la logique que craignait Laferriere. Sans doute, il +savait que le projet de Boum ne se realiserait pas, que quelque chose +viendrait surement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les +desillusions et toutes les deceptions que cette mise au point +comportait, firent mal a son egoisme genereux; comme un grand enfant +qu'il etait lui aussi, il laissa partir l'expression de son depit: + +- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconte cette histoire? + +Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tres bien la +difference de l'amour et de l'amitie, repondit tres naturellement aussi: + +- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup... + +- Tu as raison, repliqua Laferriere, assez touche de cette remarque, en +prenant sa petite main, tu peux compter sur moi. + +Ils avaient fait un petit tour par la foret silencieuse et sombre +malgre le soleil; ils retournerent vers le restaurant ou Dora les +attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait +du se lasser de regarder le decor magique de Paris engourdi a cette +heure dans une diaphane buee, elle jouait machinalement de sa longue +main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle +avait noue ses gants. + +- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferriere s'excusa: +ils avaient cause, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la +grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main: + +- Nous voulions te donner le temps d'etre idealement jolie; nous ne +sommes pas venus une minute trop tot... + +Pas fachee, elle le remercia des yeux. + +Ils mangerent. Laferriere, preoccupe, parlait peu. Dora lui trouvait +cet air particulier des jours ou il mijotait une idee de piece. Bonne +fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait + +des frais a Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute a leurs +pieds, elle l'aidait a retrouver la maison de ses parents, lui +indiquant les grands reperes de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du +Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferriere. Le +petit distrait, tour a tour regardait la ville, regardait la femme et +jouissait de leur semblable beaute. Il pensait sans aucun sentiment de +jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires +sentimentales, celles de ses commensaux s'etaient arrangees. Dora et +Laferriere s'entendaient bien, ils etaient ensemble, constatait Boum, +et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui +gate notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et +qu'aucune chose ne venait jamais troubler la serenite de leur bonheur. +Evidemment, Laferriere n'etait plus un petit garcon, et c'est tellement +plus facile d'etre heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra +peut-etre ou lui-meme... en attendant, il etait reconnaissant de tout +son coeur a ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimite +et de lui faire ainsi respirer l'air de leur felicite. + +Quand ils eurent termine, en quittant la table ou ils etaient restes +assez avant dans l'apres-midi, Dora, debout, interrogea Laferriere, en +le regardant de tres pres: + +- Eh bien, ca se dessine ton idee? As-tu un role pour moi? + +En secouant les miettes de son gilet, il repondit pour n'etre entendu +que par elle: + +- Je pense a mieux que le theatre, petit, a la vie, personne ne s'en +doute, c'est bien plus emouvant... + + + + + +VII + + +A une petite fete intime de la salle, pour la premiere fois, Boum se +produisait en public. Les spectateurs etaient peu nombreux; il n'y +avait guere, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de +representants notoires de la presse sportive, gens fameliques et +pretentieux. Le jardin avait recu une decoration de petit _14 +juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, +quelques fauteuils et les banquettes rouges etaient sorties. Au fond, +entre les arbres, devant un maitre d'hotel a favoris, une table nappee +supportait des sandwichs, des gateaux, des fleurs et une rangee de +coupes a moitie pleines de tres mauvais Champagne. + +Une dizaine de tireurs etaient inscrits et devaient faire assaut "a la +premiere touche". + +Boum etait considere par la salle entiere comme "une fine lame"; il +l'etait vraiment. Le maitre, qui avait l'intelligence de son art, +avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il +voulait faire; et alors, il l'avait pousse, sa jeunesse et sa debilite +etant un obstacle aux travaux brutaux de l'epee, vers le jeu delicat du +fleuret. Boum, qui en etait alors a sa deuxieme annee de salle, se +servait maintenant d'une epee triangulaire et a coquille, comme celle +des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait +peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqure +vers les mains, les genoux ou la tete; a l'encontre, elle tournait +follement tout le long de la lame adverse, tres rapide dans tous les +sens, avec des arrets brusques qui etaient des menaces, toujours en +mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement francaise, +s'epanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touche. + +Il fit, ce jour-la, d'assez jolis assauts, Laferriere qui n'aimait pas +d'ordinaire ce genre de reunions etait venu pour voir son petit +camarade. Tout en applaudissant a ses jolis coups, il etait inquiet +parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce resultat. Le +corps des chroniqueurs louaient sans reserve: decouvrir un talent +inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum etait +joli a voir. Son vetement blanc moulait ses formes gracieuses et +proportionnees: l'exercice l'avait considerablement renforce et +assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, a +l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se deployant dans une attaque +en un geste large, ou bien modeste apres la victoire, son casque et son +epee dans la main gauche, la tete un peu basse venant remercier +l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chetif et mal +pousse qu'il avait ete apres sa maladie. Il etait presque alors un de +ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un +secret desir: + +- Il est gentil. + +Apres qu'il eut fait sept assauts, le maitre le proclama quatrieme avec +trois touches, ce qui constituait, eu egard surtout a la qualite des +autres tireurs, un assez joli succes. + +Laferriere et lui ne resterent pas apres la seance. Ils remonterent un +instant a pied le boulevard. + +Comme a l'habitude, ils causerent. Laferriere avait raconte a Boum, +quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine piece. Maintenant il +le mettait au courant des modifications projetees. Boum etait partisan +des denouements heureux. Il se passionnait en general pour les +peripeties de ces personnages de reve qui lui etaient devenus +familiers; il les considerait comme des etres vivants qu'il aimait. Ce +jour-la, il parlait peu. Laferriere, qui se rendait parfaitement +compte de l'etat d'ame de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en +apercevoir. + +Quand ils furent arrives devant l'hotel de la rue Pergolese, Boum +tendit sa main: + +- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de +vous. Nous allons a la campagne pour trois semaines... C'est la que +ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... +Apres, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire. + +Dans un demi-sourire, Laferriere repondit: + +- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce +pas? + +- Je le sais, dit Boum en le regardant serieusement. Au revoir. + + + + + +VIII + + +Dans son cabinet de travail, grande piece encombree, assombrie par les +tentures et les cuirs de Cordoue malgre la grande baie vitree qui +donnait sur le parc de la Muette, Laferriere, assis a sa table, venait +de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres etait, pour sa +nature heureuse, une heure benie. Un grand nombre d'inconnus lui +ecrivaient. Il goutait une volupte particuliere... a l'ouverture +brusque de cette porte sur l'intimite du monde exterieur. Des femmes +lui faisaient des declarations passionnees, des amis sinceres lui +donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la maniere d'acheter +du vin, d'ecrire des pieces, de placer sa fortune, de combattre +l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apres avoir melange +les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son +domestique qui, habitue a cette fantaisie, s'en acquittait maintenant +avec un grand serieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre, +d'un bout a l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le +derangeat. + +Ce matin, contrairement a l'usage, le domestique revint: + +- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite. + +- De si bon matin? fit Laferriere. Qu'il monte. + +Il pensa que ce devait etre pour l'importante histoire du duel, et +cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apres tout, +mettre fin a cette plaisanterie. + +Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, +qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonne? + +Boum fit une entree inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il +courut vers Laferriere, tomba assis par terre devant lui, et calinement +mettant sa tete sur les genoux de son ami, il se mit a sangloter sans +pouvoir dire un seul mot. + +Laferriere, emu, ne savait que dire. + +- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... +dis-moi... explique. + +L'enfant pleurait toujours. L'homme, desole par ce chagrin, finit par +grossir la voix et dire presque rudement: +- Assez, Boum, je te defends de pleurer ainsi. + +L'effet de ce changement de ton opera. Boum n'etait pas habitue a +s'entendre parler ainsi par celui qui etait le confident de son coeur. +Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux. + +Laferriere en profita pour le relever. Il l'entraina vers un divan un +peu sureleve auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air +de trone. Il forca l'enfant a s'asseoir pres de lui. + +Boum, parla longuement. + +Il etait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu +pendant dix longues journees qu'Elle revint. Elle etait revenue. + +-... Mais, fit-il, elle est toute changee... d'abord elle n'est plus du +tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle +rit tout le temps de moi, ne m'a meme jamais parle seul une fois. Elle +est aussi severe pour moi que M. Claude et reproche a maman de ne pas +bien m'elever. Elle m'a dit, parce que j'ai regarde dans un paquet +qu'on apportait, que j'etais curieux comme une vieille chouette -- +c'etait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour +ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, +elle s'occupe toute la journee de petits bonnets, de petites robes, et +de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a +toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais a +la poupee, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ca, je me +suis apercu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis +tres malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien. + +Et il se remit a pleurer doucement. + +- C'est pour ca, fit Laferriere, que tu pleures! mais mon pauvre Boum, +ces choses-la arrivent tous les jours. + +- C'est cependant malheureux, repliqua Boum. + +- Voyons, voyons... fil Laferriere... tu etais separe d'une femme que +tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours +separe, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te rejouir. + +- Peut-etre! fit le petit, plus navre de n'etre pas compris. + +Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta: + +- Cependant je suis triste... tres triste. + +- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lanca Laferriere... tu n'es pas +raisonnable. + +- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus +du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ca m'est egal. Voyez, +a present si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec +moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux +plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis +bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... +comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer. + +Et pour rendre sa pensee, le petit agitait ses deux mains devant son +ami en le regardant de ses yeux mouilles. + +- Boum, fit Laferriere, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. + Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es +trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans +comprendre. Ne pense plus a Tante Line. Vis des joies de ton age, je +t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie, +cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que +tu n'as pas trouve. Sache attendre. Je t'assure, c'est bete de +souffrir. Regarde par la fenetre, c'est le matin, peut-etre +aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus +chaud, il y aurait plus de lumiere dans les arbres, par terre les +ombres seraient plus noires... et pourtant notre desir commun ne change +rien, le matin reste le matin. C'est deja beaucoup, crois-moi, de +savoir que midi viendra. + +Boum ecoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais +trouvant quand meme aux paroles qu'il entendait comme une sorte de +vertu bienfaisante. + +Encourage, Laferriere continuait: + +- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal. + +Boum fit signe que non. + +- Si, reprit l'homme, quand tu es tombe sur te genoux, tu t'es ecorche. + C'etait un mauvais moment, tu as du pleurer certainement. Cependant +le mal a passe, ton genou s'est gueri. Regarde, on ne voit plus rien +du tout. + +Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant. + +- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guerir +maintenant. + +- Tu crois, repondit Laferriere... En effet, on croit, et puis, un +jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je +ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends. + +Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore la un mystere. +Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tete entre ses deux mains, +essaya de comprendre. Laferriere le laissa mediter. Mais Boum renonca +vite a chercher: + +- Peut-etre, fit-il brusquement d'un air detache, vous avez raison. Je +ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici la, j'en veux a tous ceux +qui m'ont fait mal. (Et pour la premiere fois, sa figure d'enfant +devenait mauvaise.) Je m'appliquerai a vivre seul, sans regarder +personne. Je reconnais maintenant, que j'etais sot de vouloir me +battre en duel. Ce n'est decidement pas la maniere. Plus tard, je ne +sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai... + +Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui +tendant une main froide et en disant a celui qui lui avait parle avec +tout son coeur un "merci quand meme", desabuse et rageur, dont +Laferriere resta meduse. Sa figure d'enfant avait eu soudain une +expression de cruaute mechante. A voir ce Boum, qui avait toujours ete +si tendre, si bon, on eut dit a cet instant une petite bete feroce qui +aurait eu un sens humain de la cruaute. + + + + + +IX + + +Des annees passerent. Boum, suivant a la lettre les conseils de son +vieil ami, l'avait completement delaisse. Cancre dans ses diverses +classes, il avait vecu des annees de college au milieu de ses +condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une +seule amitie. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les +maitres le tenaient pour un mauvais eleve. Assez intelligent, il avait +un dedain souverain pour l'effort et meprisait les resultats naifs +auxquels aspiraient ceux de son age. Il etait d'un egoisme parfait. +Il savait devoir etre riche. Il affectait en toute circonstance, un +scepticisme deplace et passablement agacant. C'est ainsi qu'il +atteignit l'age d'homme. + +Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. +Grand, bien decoupe par l'entrainement a tous les sports, il est +elegant dans ses gestes, mais son visage completement rase a deja dans +le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blase +et de vieux. + +Boum s'est amuse. Malheureusement, a cause de son argent, il n'a pas +recu de sa vie dissipee l'education derniere qu'en recoivent les jeunes +hommes qui sont obliges de s'imposer par un quelconque merite. Il +n'eut jamais besoin d'etre fin, d'etre delicat, d'etre amusant meme; +ses moindres gestes, meme ceux du plus mauvais gout, recevaient +toujours les approbations louangeuses du monde interesse dans lequel il +evoluait. Au contraire, il avait acquis la reputation d'un etre +superieurement habile, d'un malin a qui "on ne la fait pas". + + +Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une +croisiere. Le voyage avait dure deux mois et, par suite de sa +situation de fortune et de ses qualites physiques, il avait ete le +"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre cote de +l'Atlantique, "les belles de la cite". + +A bord, il avait rencontre une petite jeune fille tres douce et tres +blonde. Il s'en etait amuse comme de toutes les femmes. Mais la +petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Mediterranee, +en rade des iles grecques, elle etait venue le retrouver devant la +porte de sa cabine, a l'arriere du bateau. Tout le monde etait couche. + Le decor etait magique, c'etait partout comme une symphonie magnifique +de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les iles bleu +sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur +laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La +jeune fille etait belle, roulee dans sa cape blanche. Elle se tenait +presque droite sur un fauteuil de pont. Boum etait vautre sur un +paquet de cordages. Ils parlerent longtemps. A la fin, elle lui avait +dit: + +- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous etes +mechant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps +et je vous aime. Sans vous, la vie me parait inutile... Je n'ai pas +besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je +serai si tendre, si effacee, petit a petit vous verrez... Je vous +assure que je vous aime eperdument. + +En entendant ces paroles, Boum etait parti d'un grand eclat de rire. +Et la jeune fille l'avait quitte en pleurant. + +Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir +exprimer sa tendresse, un apres-midi, au polo, Boum fit la joie de son +entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui ecrivait: + +... J'ai essaye, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maitresse si +vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime. + +On avait beaucoup ri. + +Il y avait longtemps que Boum etait devenu un mufle, parce que, depuis +longtemps, il ne croyait plus a l'amour. + + + + +Table des matieres + +Plutarque. +La carriere d'Arsay-Lancourt. +La saisie. +Boum. + + + + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + +***** This file should be named 5892.txt or 5892.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/8/9/5892/ + +Produced by W. Debeuf + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. 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Edouard Tavernier + +Release Date: June, 2004 [EBook #5892] +[This file was first posted on September 18, 2002] +[Most recently updated December 29, 2002] + +Edition: 10 + +Language: French + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + + + +This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net, Project Gutenberg +volunteer. + + + + + +Histoires grises. + +By E. Edouard Tavernier. + + + + + +HISTOIRES GRISES + + + + +Plutarque. + + +_L'honneur est une ile escarpee et sans bords, ou l'on ne peut plus +rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._ + +(_Meditations sur Boileau_) + + +I. + + +Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait ete donne un soir chez un +marchand de vins, a cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en +temps et qu'il avait ramasse a la porte d'un lycee. On connaissait +l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'etait son nom +maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait a tout. + +La journee qui pour lui s'etait annoncee normale, c'est-a-dire ni bonne +ni mauvaise, avait particulierement bien fini. Il s'etait mis a +pleuvoir des arrosoirs, et en depit de l'opinion courante, la pluie +n'est pas une chose desagreable; grace a l'eau d'en haut, les trottoirs +ne sont pas encombres, les promeneurs et les sergents de ville ne +manifestent pas un interet particulier a ce que peuvent faire les +gueux; ceux-ci ont meme le loisir de s'arreter, dans leur promenade -- +ce qui est deja bien -- sous une porte ou sous la tente d'un cafe -- +ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent +nait la possibilite de rendre quelques services; les obliges ne +s'attardent pas en general a compter leur billon. + +En passant place de la Republique, devant un petit hotel, Plutarque eut +le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme +heureux, c'est-a-dire un ventre assez gros, barre d'une chaine de +montre en or, juche sur deux jambes gainees dans un pantalon soigne +finissant en souliers a guetres blanches, le tout surmonte d'une bonne +figure sous un chapeau melon nullement use. Ne voulant sans doute pas +ternir la joie de son ame ou tacher ses guetres, l'homme heureux avait +hele Plutarque pour un taxi. Peu de temps apres, Plutarque arrivait +dans un virage savant, a grande allure, debout sur le marchepied, les +mains cramponnees a la poignee. Avant de laisser refermer la portiere, +l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que +Plutarque tendait poliment. + +Cet homme etait evidemment disproportionne, aussi bien avec le service +rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demande au +conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses +recherches avaient ete laborieuses. Quant au client, il avait l'air a +son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas etre un abonne de +l'Opera. Seulement, quand on est content... + +Plutarque examina les pieces sous le reverbere, essaya de les rayer +l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les +deux epreuves ayant ete satisfaisantes, il les glissa dans la poche +gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il +les retint dans sa main qu'il ne retira pas. + +Evidemment, le probleme changeait. La solution du manger et du dormir, +quand on n'a pas le sou, est completement differente de celle qu'on +peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail +inconscient de la journee tendant a la preparation de la nuit devenait +superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, +d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons +delaves qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les +patronages, mais des choses qu'on mache et qui resistent juste ce qu'il +faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensee seule de ce mets +amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin +rouge et... bonheur supreme, coucherait seul. Cette derniere +perspective le ravissait delicieusement: une chambre a soi, avec une +place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien +voir, ne rien entendre, pouvoir etre avec soi, comme dans la ballade, +mais couche. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est +bien a cela qu'on se fait le moins. + +Il marchait, chiquant ces idees dans sa tete, sans remarquer qu'il +s'eloignait terriblement du marchand de vins et de l'hotel garni qu'il +s'etait fixe. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait +definitivement colle ses vetements sur sa peau. Ses souliers +beuglaient et giclaient si regulierement dans sa marche, que leur +chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le +battement d'un moteur. D'une porte d'usine ou elles attendaient, deux +filles haut retroussees l'apostropherent: + +- Il a de quoi barboter! dit l'une. + +L'autre commenta: + +- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais. + +Plutarque, dans un sourire, sans s'arreter, salua; son geste dut etre +un peu trop courtois puisque les femmes decontenancees ne trouverent +rien a ajouter. + +Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant +souvent marche sans but, dans la ville; sans savoir du tout ou il +etait, il prit a gauche une petite rue deserte et mal pavee. Le +trottoir defonce brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. + Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide etaient +ranges sur les cotes; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la +lune. Plutarque parcourut de la meme allure d'autres rues semblables; +il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne +trouvait pas qu'il eut encore assez faim. + + + + +II + + +Le souper fut quelconque. Arrive tard, Plutarque, ne trouvant plus +rien de pret, avait ete oblige de se rabattre sur une _croute garnier_ +que la tenanciere composa sur le champ et rechauffa pour lui. La pate +etait detrempee et la sauce avait un gout auquel il fallait s'habituer. + Le debit etait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin +en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz +dont le manchon reniflait par intervalles reguliers comme un enrhume, +pendant que montait et tombait la lumiere. + +Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'etait la +pensee de la chambre qui le hantait. L'hotel vers lequel il marchait +n'avait pas de nom. C'etait un immeuble long et bas, a un etage +seulement, une etrange vieille maison qu'on ne reparait plus, du temps +ou le quartier Caulaincourt etait de la peripherie, vieille bicoque, +que seule la speculation tenait encore debout sur ce terrain cher. +Au-dessus de la porte etroite s'etendait un grand bras de fer ou +s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassee on pouvait +deviner le mot _Hotel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et +monta quelques marches d'escalier jusqu'a la loge puante ou le menage +patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, devisagea son +client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant percu la +taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua: + +- La quatrieme a gauche en entrant. + +Plutarque eprouvait une sensation de bien-etre en refermant la porte. +Des murs! plus d'espace commun a tous; pouvoir etendre son etre, +renferme d'habitude en lui-meme, jusqu'a la limite d'une chambre si +petite qu'elle fut. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans +risquer aucun geste, aucune remarque, aucune reflexion. De joie, il +etira ses bras et cracha par terre, puis il s'etendit sur le vague +sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint eveille +pour jouir de sa joie. + +Il se rappelait qu'il avait deja passe deux nuits dans une chambre +semblable de cet hotel, un an ou dix-huit mois avant, il n'etait plus +absolument sur. Ses apprehensions d'alors lui revenaient. C'etait a +l'epoque descendante de sa carriere: il avait trouve, cette premiere +fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le +mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits +assourdis que l'on percevait a travers l'epaisse cloison. Aujourd'hui +il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient +beaucoup de chance d'etre de meme nature que ceux jadis entendus; une +autre generation de memes insectes s'appretait a le travailler; les +vieux relents tout au plus augmentes de puanteurs nouvelles flottaient +entre les murs, et cependant il etait bien maintenant, n'avait nulle +crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativite. + +Sa memoire n'avait rien oublie, et pourtant quel chemin il avait fait! +Ce soir, parce qu'il etait heureux, le passe triste lui revenait. Il +le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les memes +dispositions ou il avait recu la pluie de tout a l'heure. Il se +revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite +maison d'Angers ou il etait ne, et il se reconnaissait: ce n'etait pas +un autre, c'etait bien lui. Il suivait parfaitement la continuite, la +vie de famille ordonnee, ou l'on economisait en vivant bien; le college +ou il etait parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les +femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir depense dans une +fete l'argent d'un examen. Tout de meme, quelle mentalite on peut +avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles +peccadilles avec des chatiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et +sans amertume pensa: Cretins! + +Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austere de son pere, +conservateur des hypotheques. + +'Je te dispense desormais de rentrer a la maison" furent les derniers +mots de la derniere lettre qu'il avait recue. + +Apres, la degringolade etait venue rapidement. Quelques mois de vie a +credit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce +qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un +Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, +c'est-a-dire tres peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, +on use tellement. Apres on a faim. Un beau jour on ouvre les +portieres, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se +presente. Alors, c'est invraisemblable, ca ne change plus. A tout +prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie +comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes +les vies, il y a de bons et de mauvais moments. + +Pendant qu'il laissait passer ses reflexions, sa porte s'ouvrit +doucement et soudain la lumiere de la chambre s'augmenta de la lueur +d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'age moyen, assez bien +vetu, qui s'excusa : + +- Pardon. + +Plutarque fut contrarie. Il avait paye, ce n'etait pas pour qu'on +vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitue a ne pas gaspiller +l'heure bonne en recriminations, il ne se laissa point pourtant +absorber par ce petit inconvenient, et ne perdit pas une minute a se +demander ce que cet homme bien habille pouvait venir faire dans cet +hotel. Il lui interessait peu de savoir si son visiteur commencait la +phrase descendante par laquelle lui-meme avait passe, si c'etait un +policier ou un detraque vicieux a la recherche d'une combinaison +extraordinaire. Dans son monde a lui, comme on ne s'etonne plus, on ne +s'occupe guere des affaires des autres: les siennes suffisent. + +La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique +et sadique satisfaction de sentir qu'on est a l'abri soi-meme pendant +que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un +moment des tranchees agacantes lui tenaillaient le ventre, de plus en +plus lancinantes. Il pensa que c'etait la _croute garnier_ ou au moins +la sauce qui faisait des difficultes pour passer. Comme il n'y a rien +de tel pour digerer que le sommeil, il souffla sa chandelle et +s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il etait accoutume par les +necessites de ses nuits non tranquilles. + +Sa penible digestion le reveilla. Il faisait encore noire dans la +chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma +sa bougie; comme decidement ca n'allait pas dans cette atmosphere +etouffee, il eprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le +couloir obscur. Presse, son pied buta dans quelque chose et il +s'allongea sur un corps couche la; sa figure toucha une figure et a la +lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui +avait ouvert sa porte. Le visage etait congestionne, les yeux vicieux +gonfles; sur la bouche s'etait figee une fraise de sang. Plutarque fit +un retablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre +hesitation, feutrant son pas, a croire qu'il foulait de la mousse, il +marcha vers la porte, cria: + +- Cordon... + +et sortit. + +Dehors, il ne se hata pas, tourna a tous les carrefours rencontres, +decide a aller loin, tres loin dans le quartier qu'il se rappellerait +en route avoir le moins frequente. C'etait a peine si son coeur +battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre. + +L'homme etait-il mort ou vivant dans le couloir de l'hotel? C'etait +encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans +l'affaire, le cueillir lui-meme? C'etait bien le motif qui l'avait +fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'etait oui ou non. Il fallait se +donner toutes les chances. Apres tout, en dehors des formalites, des +discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant +les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des +inconvenients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de +plus on est nourri, somme toute... et loge. + + + + +III + +Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'etait la qu'il +avait pense elire domicile, parce que quand on est gueux, a la +difference des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une +rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait +de s'ouvrir, il avait presque pris cette decision, assis devant un vin +blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade a lui, du +temps ou il etait etudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'etait +etabli cremier dans ce quartier, apres un mariage assez drole avec +Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-la avait herite +cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie, +avait exige l'abandon des carrieres liberales, en telle sorte que son +epoux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas +idee de l'endroit ou se trouvent la boutique, il avait appris seulement +que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux +jumelles. Cette possibilite de les rencontrer etait encore trop pour +lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit +aussitot de ce pas lent, cadence et rasant le sol qu'ont tous les +chemineaux du monde. + +Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi +les bords de la Seine. Une vague buee flottait sur le fleuve qui +sentait la maree. Le froid du premier matin pincait. Plutarque se +promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la +porte du marche. Les boutiques etaient deja installees. Les carottes, +les choux, les salades et les petites bottes de radis etaient bien +ranges dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la +boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des +fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande +quantite, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses +et les marchands parlaient doucement, etaient serieux; on sentait toute +la gravite de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de +travailleurs. + +Comme Plutarque etait en train de considerer un chapelet de saucisses, +se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au detail, +il s'entendit appeler: + +"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..." + +C'etait une grosse cuisiniere deja vieille, une large figure epaisse et +resignee. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres +vides dans une main. Plutarque la debarrassa du tout et la suivit a +travers les petites allees, pendant qu'elle tatait, marchandait et +quelquefois achetait. Son marche dura bien une heure. Plutarque +s'etonnait qu'on put avoir besoin de tant, meme dans une grosse maison. + Il en avait bientot plein sa charge et avait du enlever sa ceinture +pour tenir deux fardeaux dans une main. + +- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi. + +Et elle le dirigea non loin de la vers le centre de la place d'ou +partait le tramway. + +En marchant, elle se plaignait du prix des choses. + +- Et encore vous avez vu la premiere marchande, commentait-elle, +voulait me les faire vingt-cinq sous! + +Plutarque avait appris a se mettre dans la peau des roles; il repondit: + +- Ne m'en parlez pas, c'est une misere, on ne sait plus, on ne sait +plus... et on a bien du mal. + +La femme aima cette humilite approbative; elle aima la prevenance de +son porteur parce que, de lui-meme, il avait offert d'attendre le +tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-etre elle +lui donna un franc. + +Quand le vehicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De +l'imperiale la femme lui cria: + +- "Si vous etes la, demain... + +La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-la, +Plutarque avait fait la comedie de circonstance: comme il jouait le +sans-travail assasin aux Champs-Elysees quand la nuit venait, ou le +pieux mendiant a la porte des eglises et la gouape le matin a la sortie +des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les +derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, +quand, au bout de l'avenue, le tramway n'etait plus qu'une miniature +semblable a un jouet d'enfant, il restait a arpenter le refuge. + +Tant de temps s'etait passe qu'on ne lui avait pas dit "a demain". +Cette idee qu'on accrochait sa vie du jour a celle qui viendrait, +l'etonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'etait pas rendu +compte de l'instabilite de ses occupations finit par l'amuser. Il en +sourit pendant qu'il marchait. + +La journee etait belle, il poussa une pointe jusqu'a l'entree du Bois; +derriere un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil +avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la +casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit. + +Dans l'apres-midi, a la sortie des courses, il fit quatre francs. Le +soir il s'offrit un bon petit diner et trouva non loin du marche une +chambre ou pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit +avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait +decidement pas assez reussi. Il se leva le dernier au matin, proposa +au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut +acceptee; on lui rendit deux sous et de la consideration. + +Au marche il penetra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit a la +boutique de la boucherie par ou la cuisiniere lui avait dit debuter. +Il n'attendit pas. Elle le reconnut a peine, mais n'hesita pas a lui +confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des +etalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se +contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme +quand elle se plaignait qu'on l'ecorchait. En route pour le tramway, +ils echangerent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle +servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit +personnes a table, que les pensionnaires etaient de familles riches et +beaucoup d'autres details lesquels, en depit de tout l'interet qu'il +montrait, etaient completement indifferents a Plutarque. Sur le +refuge, elle eut une remarque desagreable: + +- Je vous ai donne un franc hier; c'etait la premiere fois, mais c'est +beaucoup. + +- Je sais bien, repondit-il, c'est beaucoup de bonte de votre part; +tout de meme, si ca ne vous faisait pas defaut a vous, on a tant de +difficultes... + +La femme redonna vingt sous, ce qui creait la fixite du tarif. Il fit +encore passer les paniers sur la voiture apres avoir recu son prix, ce +qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il +enleva comme la veille sa casquette au moment du depart et entendit une +commere sur la plateforme qui soulignait son geste: + +- Eh bien, Madame, j'espere que vous avez un porteur poli, c'est si +rare aujourd'hui. + +Cette remarque etant un hommage indirect a la facon dont la +bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier +encore: + +- A demain. + +Cette fois Plutarque reprima une veritable envie de rire. Ah! mais +c'etait un metier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut +bien qu'elles mangent les demoiselles -- il etait embauche. Le soir, +il retourna souper dans la meme maison, chez un marchand de bois dont +la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le meme hotel, et +commenca une vie toute differente de celle qu'il trainait auparavant. + +Les jours qui suivirent ameliorent encore sa situation. Il avait +bientot acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivee le +tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquerait des prix. Les +marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisiniere, en +arrivant, ecoutait son rapport; meme quelquefois lui laissait de +petites sommes pour profiter des premieres occasions le lendemain. Il +s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne +majorant les prix que dans une proportion tres modeste, tres admise, +sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire. + +Il s'etait debrouille aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la +nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi +on lui donnait pour rien, a la fermeture de l'etablissement, un repas, +c'est-a-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent +un verre de vin. A l'hotel, il balayait et arrosait tout le second +etage reserve aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service +etait remunere par le droit de coucher dans un lit veritable, dans la +chambre a deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart +du temps; sa compagne apportant une regularite surprenante dans +l'irregularite d'une conduite agitee, decouchait presque toutes les +nuits. Rapidement il etait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il +montait se coucher aussitot son souper mange et son travail fini. Sa +chambre etait l'objet de soins minutieux, toujours balayee et arrosee, +meme les affaires de sa compagne etaient mises en place par lui -- +c'etait le seul moyen de n'en pas etre encombre --. La cuvette de zinc +avait ete garnie de bouts de corde dechiquetes, en telle sorte qu'elle +pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit, +avait recu des charnieres et un cadenas: c'etaient "ses affaires". +Pour le moment elle ne contenait guere que des aiguilles, du fil et un +bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et +emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis +sur son lit il denouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui +renfermait sa fortune. Ses economies augmentaient, il s'etait impose +de ne depenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins +son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas +de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas +grand chose -- son gain regulier s'amassait. + +La pensee lui venait d'acheter des vetements. Plusieurs courses chez +les fripiers des environs lui donnaient une idee exacte du prix des +choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les +siens les pieces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, +en lambeaux et moisie par place, aurait gagne a avoir une rechange +permettant un lavage et une reparation; enfin, une casquette. Ce +troisieme desir surtout l'obsedait. + +Il n'aurait ose l'avouer a personne, il ne s'agissait pas d'une +casquette ordinaire, celle qu'il avait etant assez bonne d'ailleurs, +mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue a la +devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une +calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, etait brode, en +lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffe de la sorte, il +lui semblait que sa situation serait definitivement assise, que les +pourboires seraient forcement plus gros, qu'on le reconnaitrait dans la +rue et qu'il se constituerait une clientele attiree. Le marchand en +demandait douze francs, c'etait beaucoup. + +Le soir, apres avoir fait ses comptes, sitot qu'il etait dans sa +couverture, il y pensait. Finalement, hesitant, il n'achetait rien; il +se contentait pendant le jour, apres le dejeuner, de reparer les trous +nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait +peniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant a +ses premiers travaux d'ecriture. + +Tout de meme, quand il regardait en arriere, quels changements dans sa +vie d'avant. Maintenant ses jours passaient reguliers, tous pareils, +sans imprevu et sans inquietude. A table, en s'asseyant, il lui +arrivait d'avoir bon appetit, mais il ne retrouvait plus jamais la +desagreable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui etait +familiere, de plus en plus tenace, avec cette crampe particuliere +qu'elle declanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer a +mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les +premieres bouchees qu'on mange apres avoir eu faim, bouchees qui sont +sans gout et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de +corps etrangers ne se desagregeant pas. + +Tout cela etait loin, tres loin meme; une remarque du marchand de vins +chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commercant +avait dit a sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui +devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme +Plutarque"... + +Ces mots l'avaient frappe! Ils etaient comme la coupure entre sa vie +vagabonde et sa vie de maintenant. Desormais son changement etait +sorti de ses considerations sur lui-meme; les autres aussi le +constataient. Ce fait donnait a sa situation presente une consecration +et impliquait en meme temps pour elle une duree, un etablissement, +comme un vague but atteint qui l'etonnait. + +La destinee des etres est une fantaisie, pensait-il, c'etait pour en +arriver la qu'il avait fait ce chemin long, accidente, fou surtout; +qu'il avait vecu toutes ses heures incertaines avec, si souvent, +l'attente de la catastrophe imminente et definitive. Il se rappelait +les conseils d'un vieil ami de son pere: + +- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_ + +Ces gens etablis sont a mourir de rire; ce a quoi on est appele, est-ce +qu'on peut le savoir jamais, avant d'etre arrive? Comme si ce n'etait +pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire +encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivieres, on voit +flotter des petits debris de bois; il en est qui filent tout droit, +d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arretent sur les +bords, d'autres vont au fond apres avoir ou n'avoir pas tourne sur +eux-memes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, +et voila tout. Somme toute, son existence passee aboutissait a faire +de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier +ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait a peine traverse deux +fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner +autrement, sans meme chercher plus loin que cette fameuse nuit ou il +s'etait paye une chambre pour lui tout seul, a l'hotel de la rue +Caulaincourt, et ou l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassine +l'homme qui gisait dans le couloir. + + + + + +IV + + +Il etait arrive ce matin de bonne heure au marche. La veille, la +cuisiniere lui avait remis vingt francs pour les achats de legumes +qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'etait vraiment tot, +les marchandises n'etant pas deballees et les prix pas encore fixes. +L'agent de police de service devant la porte avait ete change; sans +attacher a ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, +rebroussa chemin et flana un moment sur le trottoir. + +Ce manege dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville +qui le devisagea d'une facon inquiete et a laquelle le vagabond, +maintenant range, n'etait plus habitue. + +La sirene d'une usine mugit, il etait six heures. Un peu gene, +Plutarque voulut entrer. + +- Qu'est-ce que tu vas chercher la, toi, fit l'agent. + +- Je viens acheter, M'sieur l'agent, repondit Plutarque. + +- C'est bon, c'est bon, on la connait va; allez, allez, decanille. + +Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-meme. + +Plutarque revint vers lui, tres humble. + +- Monsieur, j'achete pour quelqu'un. + +- Ca suffit, dit le fonctionnaire, en elevant la voix. + +Plutarque n'insista pas, entrevoyant des desagrements et vint s'appuyer +sur un reverbere, decide a attendre la cuisiniere qui le ferait bien +entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugee provocante par +l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-la croient? Le representant +de l'ordre vint a lui, le pinca cruellement au bras, en lui disant +presque a voix basse: + +- Il faut circuler. + +Peut-etre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, +deux larmes piquerent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de +la place attendre la bonne a la descente; il avait de l'argent a elle, +il fallait qu'il la rencontrat. + +Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni +dans la rue, ni a l'arrivee. Il attendit des heures durant tous les +tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs +descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de +n'avoir pas regarde suffisamment bien la sortie des premieres voitures. + Puis la certitude vint que la cuisiniere etait deja au marche et qu'il +l'avait manquee. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit +poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquiere qu'il +connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avanca vers elle et +s'appretait a lui donner des explications. Des qu'elle l'apercut, elle +se repandit en invectives et en reproches: + +- Vous m'avez vole mon argent, on a bien tort d'avoir confiance... + +Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La +femme reprit avidement son bien, en lui disant: + +- Que je ne vous revoie plus. + +Doucement, il l'accompagna quand meme jusqu'a la voiture, aida +l'enfant qui n'etait pas assez grand pour passer les paquets, se +decouvrit au moment du depart, mais ne recut que ce seul merci: + +- Hypocrite! + +L'amertume vint en lui, mais trop pres encore de son epoque vagabonde, +elle venait sans revolte, sans haine. La temperature n'est pas +toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir a +quelqu'un? + +Assez tard dans la matinee, a force de raisonnement, il se reprit, se +remonta: + +- C'etait trop bete. Il y avait une explication a donner. Les choses +n'en pouvaient pas rester la. Et puis, en somme, le franc de la +cuisiniere comptait peu dans ses ressources. C'etait sa situation chez +le marchand de vin et a l'hotel qui l'asseyait. Il entrevoyait deja la +possibilite de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il +pouvait prendre la place de la bonne dont on etait mediocrement +satisfait. + +Il pensa a toutes ces solutions et alla dans l'apres-midi, s'acheter la +casquette. + +Il eut un succes fou en entrant au debit, et la soiree fut tres gaie +dans la petite salle de la buvette. + +Plutarque, a cause de son histoire avec l'agent et a cause de sa +casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la +patronne et quelques habitues le congratulaient et jugeaient severement +l'autorite. + +- "Tout ca, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes. + +Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque a cause de son +idee de couvre-chef... + +- "Voila un garcon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins +autrement pressants; et bien non, il n'a pense qu'a son affaire. En +faisant ainsi, il connait son monde". + +Et comme les histoires des autres ne vous interessent que par ce +qu'elles ont de commun avec les notres, il concluait en s'adressant a +sa femme: + +- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte a faire +peindre la devanture qu'a acheter les banquettes et l'armoire". + +On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournee, +mais refuserent celle que proposait Plutarque, en raison de ses +malheurs et de la depense enorme de sa journee. De toute la chaleur +des alcools absorbes, on se serra les mains en se quittant. + +Cette reunion, cet entourage, ces amities auraient du lui donner +confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'etait qu'un pur +accident. Cependant, il n'etait pas tranquille en se couchant; le +charme se rompit des qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur +que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maitresse qu'on sent +vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver a dormir. + +Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller +au marche. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire +une scene devant tout le monde? Il etait perplexe, mais toute son +apprehension s'evanouit quand il eut regarde sa tete sous la +resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. +Il irait, c'etait son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver a +redire? Il discutait avec lui-meme. Il pactisa enfin: il attendrait +que le marche battit son plein; dans les allees et venues, on ne le +reconnaitrait surement pas, surtout coiffe de la sorte. Et, pour se le +prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille +casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un +apercu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulee +deformait les lignes en mouvement. + +Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pates de maisons +et finit enfin par se lancer de l'autre cote de la rue, a un moment ou +l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude +qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui +donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez +sur lui: + +- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. +Tu as un batt'chapeau aujourd'hui. + +Plutarque essaya de sourire. L'autre continua: + +- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour +revenir quand je t'ai dit de f... le camp. + +Plusieurs personnes s'etaient arretees, a cote de la fille qui, le +poing a la hanche, ecoutait; la galerie etait constituee: Plutarque +etait perdu. + +- Non, repondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille. + +- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit +l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ca. + +Il siffla un collegue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria +de le remplacer et partit. + +- Ca y est, pensa Plutarque, en marchant. + +Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans +espoir maintenant, il essaya des explications: + +- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander. + +L'agent ne repondit pas. + +- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marche... +plus jamais. + +- C'est fini la litanie, dit a haute voix le gardien. + +Alors brusquement, une idee folle vint a Plutarque, une de ces idees +stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent +tout: fuir. + +Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arriere, fit un saut +a droite et un a gauche pour depister l'agent qui trebucha, et il +partit de toute sa vitesse a grandes enjambees, avec une agilite de +singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir, +comme un fou. L'agent suivait derriere. Les rares passants se +gardaient bien d'intervenir. + +Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et ou +l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit +les pentes gazonnees du rempart pres de Boulogne. Sa manoeuvre a +travers les rues avait ete si savante, sa chance si particuliere, qu'en +arrivant sur les talus, il n'etait encore suivi que par son agent. Il +escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le +bord jusqu'a ce que brutalement une douleur a l'estomac l'averti qu'il +etait a bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain +s'offrait, il le degringola jusque dans le fosse. La, il fit encore +quelques pas et s'arreta, appuye au mur. + +Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce +chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il +l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment precis ou, dans +la derniere foulee, son chasseur l'atteignait, Plutarque, extenue, lui +enfonca la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, +abattu; sa rude main encore cramponnee au bras de Plutarque. Celui-ci, +pour se degager, dut le trainer quelques pas. + +... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque etait pris par des +policiers habilles en bourgeois. + + + + + +V + + +Apres trois mois de prevention, Plutarque passait aux Assises. Son +proces n'etait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font +tant de bruit a Paris. Il n'y avait pas de grand temoin; l'agent de +police avait ete gueri apres dix jours d'hopital, Plutarque avouait. +C'etait une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public etait +peu nombreux. En comparaison avec l'apre froid du dehors, la chaleur +etait seche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives +dont personne ne paye le combustible. On sentait le petrole et la +creosote. L'acte d'accusation etait si long, et redisait des choses si +souvent entendues a tous les degres d'instruction, que Plutarque se +sentit tout de suite loin de la comedie qui se jouait, comme s'il avait +ete un simple badaud spectateur et qu'il se fut agi d'un autre; il +trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scene etait +ridicule; ces messieurs, costumes pour une semblable ceremonie, un peu +grotesques en depit de toutes les precautions, depuis le president qui +paraissait etre seul a travailler, jusqu'a cet huissier qu'on avait +affuble d'une robe noire pour faire entrer les temoins. A part les +jures qui avaient l'air heureux d'enfants autorises a toucher un fusil, +tous les autres pensaient chacun a ses petites affaires, et c'etait +tres naturel. Leur air de chiens fouettes s'accordait mal avec la +solennite du decor et l'emphase des paroles, ou revenaient a chaque +instant de grands mots a majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne +faisaient rien a l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le +reste dans ce cadre pompeux. + +Le defile des temoins amena un peu l'air exterieur dans l'atmosphere de +cet atelier ou se fabriquait la justice. L'expert medical ouvrit le +feu par une description minutieuse de la blessure incriminee. Pour +dire les choses les plus simples, afin d'etablir sa competence +technique, il se servait de mots destines a n'etre pas compris: + +- "Plaie penetrante de la region cervicale, par instrument tranchant..." + +Il voulait avoir l'air d'une impartialite scientifique; en realite, il +chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux +magistrats, seul element permanent de la seance, que pour etre du cote +surement gagnant, puisque l'accuse avouait: + +- "L'arme a penetre a environ huit centimetres en arriere du paquet +vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertebrale. Une deviation de +quelques millimetres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que +l'agresseur n'avait pas une intention decisive, c'est lui preter des +connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu egard +surtout a la violence du coup." + +Les jures ecoutaient bouche bee, impressionnes par les connaissances +qu'un tel langage supposait. + +Puis l'agent de police s'avanca vers la demi-cage des temoins. Son +entree produisit une legere impression. Plutarque l'examina levant la +main droite pour le serment, et fut frappe de sa male beaute: la tete +etait reguliere et energique, les grands yeux noirs regardaient bien en +face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore - +une medaille d'argent. Il parla veritablement sans haine et sans +crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais francais +les faits avec une simplicite qui ne manquait pas de grandeur. Le seul +point de vue egoiste qui percait dans son temoignage etait une joie +d'enfant d'avoir eu une affaire profitable a sa jeune carriere et de +s'en etre tire. + +- Vous etes content d'avoir echappe et d'avoir noblement fait votre +devoir, lui dit le president. + +Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il repondit: + +- Je suis content de ne pas etre mort. + +Cette reflexion declancha l'hilarite de l'auditoire et permit a +l'huissier de placer le seul mot qui lui fut tolere: + +- Silence, messieurs. + +Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi +eloigne que possible de toute cette scene dans laquelle il se sentait +compter pour si peu, considerait attentivement celui qu'on appelait: +"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'etait bien lui, +l'agent, qui etait le plus sympathique; il avait ete courageux et etait +sincere maintenant. Leur petit differend sur l'entree au marche etait +deja bien loin, et avait consiste en bien peu de choses en somme. Que +de fois aux courses ou devant les theatres, les representants de +l'autorite avaient ete tout aussi injustes, mais infiniment plus +brutaux et mechants; on filait rapidement en "obtemperant", on +recommencait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marche, il +avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui, +gueux, vetu comme un gueux, avait en realite un metier; est-ce que +l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le +devait, dans cette grande ville, ou la libre circulation des gens poses +et dont on n'avait rien a craindre, exige que les vagabonds glissent et +passent vite sans s'arreter, sans causer d'encombrement. Plutarque +pensait qu'il aurait pu lui-meme se laisser tranquillement amener au +poste et chercher a expliquer; en admettant meme que le commissaire +n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait ete quitte pour deux +jours d'internement administratif, apres quoi, il serait retourne a +Auteuil dans son hotel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marche +et meme, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son +patron qui aurait parle a l'agent... Oui, mais allez donc penser a +tout ca, quand on vous emmene au poste, comme un voleur, devant tout le +monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idee vous a +pris de filer, de courir de toutes vos forces pour echapper. Du reste, +a quoi bon epiloguer aujourd'hui; l'agent etait vivant et avait recu de +l'avancement, lui etait pris, convaincu d'avoir donne "a un agent de la +force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et +blessures n'ayant pas entraine la mort, mais avec intention de la +donner". Le fait etait patent, etabli; pourquoi de si longues +explications? Le marchand de vins, son patron, etait venu deposer, +seul temoin a decharge; il avait jure solennellement sur son honneur +que Plutarque etait un garcon serieux, range et travailleur, qu'il +etait doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un +mystere impossible a comprendre. Ce temoignage avait meme +impressionne, jusqu'a un certain point, les jures, quand, tres +negligemment, l'avocat general demanda au temoin: + +- Vous avez ete condamne l'an dernier pour contravention a la loi sur +les fraudes... + +L'homme eut beau repondre: "C'etaient des bouteilles que j'achetais +cachetees". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait +en tapotant l'air de sa droite: + +- C'est bien, c'est bien. + +Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, des lors, il trouva cette +ceremonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc etait dur +et son derriere etait tale. Il se rappelait la caserne ou il avait ete +puni pour un jour assez severement: le Lieutenant-Colonel, homme +elegant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait +simplement dit: "Vous avez fait ca, vous aurez quinze jours de prison". + Le tout n'avait pas dure cinq minutes. C'etait mieux ainsi. Quand +les plus forts sont decides, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat +general etait particulierement savoureux, n'en manquant pas une: "La +parfaite education", le malheureux pere, "fonctionnaire distingue", +jusqu'a une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinee a +montrer sa haute culture; et, dans son desir fielleux d'obtenir le +maximum, il allait jusqu'a parler avec attendrissement des pauvres +criminels ordinaires, n'ayant pas ete eleves de semblable facon, et +qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable +acharnement. Le jeune avocat fut tres brillant, en plaidant la +severite excessive et stupide du "distingue fonctionnaire", mais son +discours portait a faux, parce que la plupart des jures, etant peres de +famille, n'appreciaient pas, cette mise en cause de la paternelle +autorite, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur +la mere que "la mort avait empechee de veiller au droit de l'enfant", +fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journee: +l'evocation avait ete inattendue et avait produit en lui un +etourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout +enfant et a peine connue, elle devait etre decidement sa derniere +tendresse. Deux larmes brulerent au coin de ses yeux qui n'etaient +point habitues a s'emouvoir, ce fut un instant seulement et personne +n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient +tourne ainsi... + +La deliberation fut courte. + +- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jure, la main +sur le cote... + +Le garde fit sortir Plutarque pour le prononce de la sentence, puis le +fit rentrer de nouveau. + +- ... 10 ans de travaux forces... + +- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque. + +Dans le couloir, ou il dut attendre, au sortir de la salle, toute une +serie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la +fenetre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, a travers ce +voile leger de buee qu'il avait remarque si souvent. Les gens, +affaires ou flanants, circulaient entre les autobus et les voitures +comme a l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un +qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne +revoir jamais. + +Pendant qu'il attendait, le president et l'avocat general, depouilles +de leurs robes, passerent pres de lui; un bout de leur conversation lui +vint: + +- Ma fille, fit l'un, a accouche ce matin d'un gros garcon..." + +... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque. + + + + + +La carriere D'Arsay-Lancourt. + + +_Apres le diner, un soir d'aout, dans le salon de lecture du Jockey de +Rio, nous etions assis devant une fenetre qui donne sur la baie; il +faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit etait lumineuse et +lourde, une de ces nuits de l'Amerique du Sud, pendant lesquelles on +n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami +Turner, recemment debarque de France, m'avait accompagne au Club. +Autour de nous s'etaient groupes quelques Francais de la colonie, +desoeuvres comme tout le monde a cette heure. On s'ennuyait un peu. + +Turner vint a notre secours, en nous racontant, de tres bonne grace, +une histoire etrange. Il nous la donnait pour veridique. J'ai un peu +de peine pourtant a la croire. Bien que j'aie quitte la France depuis +cinq ans maintenant, il ne me parait pas possible que par des lettres +ou par des journaux, aucun echo de cette aventure et surtout de sa fin +tragique, ne m'en soit jamais arrive; de plus, mon ami Turner, tout +ingenieur des Ponts qu'il soit, a ecrit, au sortir de l'Ecole +polytechnique, une serie de nouvelles abracadabrantes: je me demande si +celle-la n'est pas simplement le produit de sa feconde imagination. + +Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._ + + +- Je crois, commenca-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses +pour modifier profondement une carriere politique, meme et surtout +celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu +dans ma vie un exemple frappant: la carriere d'un ancien camarade de +lycee, Arsay-Lancourt. + +Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fut le plus intelligent, +ni le plus travailleur; il n'etait pas le premier non plus, mais il +avait quelque chose de plus precieux que l'intelligence ou la methode; +c'etait une sorte d'equilibre general, aussi bien de ses forces +physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en +lui-meme, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue +chez d'autres. Il etait de nous tous celui qui, ne sachant pas une +lecon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur +parti de son incompetence. Avec une maestria incomparable, il savait +sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, devier la +question pour se rabattre, avec elegance, sur les terrains connus. +Ajoute a ces avantages, son physique etait agreable, il se presentait +bien. Il etait "l'eleve a effets" par excellence et, bien qu'il ne fut +pas le meilleur d'entre nous, c'etait lui que nos differents maitres +interrogeaient quand les inspecteurs academiques entraient dans les +classes. + +Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur. + +Comme il arrive, au sortir du lycee, je le perdis de vue et n'aurais +plus su ce qu'il devenait, quand un matin, a l'usine, on me fit passer +sa carte; il demandait a me voir. Tout de suite, je le fis entrer et +tout de suite aussi, je le reconnus. C'etait maintenant un bel homme, +les traits de son visage etaient reguliers; il avait de grands yeux +gris, une moustache blonde un peu retroussee sur un sourire fait a la +fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il etait grand et bien +decouple, et tous ses gestes denotaient une force qu'il lui plaisait de +rendre inutile. Son elegance etait sobre et non pas ridicule; sa voix +avait un ton prenant, autoritaire et chaud. + +- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui +dis-je en le voyant. + +Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il +entendait se presenter aux elections legislatives dans le quartier. + +- Comme tu as raison, ne pus-je m'empecher de remarquer. + +Il fit quelques reserves sur des points auxquels je n'aurais jamais +pense... + +- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un +programme... + +Il allait me dire son programme, mais je l'arretai; c'etait inutile car +je ne comprends rien a la politique et je pensais que ce brave garcon +aurait sans doute bien des occasions pour placer a d'autres son petit +discours. + +Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en +quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans detours. Il s'agissait de +parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maitres. + +- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai explique que je +ne m'entendais pas a ces sortes de propagandes. + +Il ne tenta pas de revenir a l'assaut et de me placer un court resume +de ses projets que j'aurais du moi-meme developper a mes hommes. + +- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te +feraient plaisir en votant pour moi. + +J'etais gagne moi aussi par cette argumentation si franche et si bien +adaptee a moi; je lui repondis: + +- C'est entendu, je te le promets. + +Il me tendit la main avec une affection si spontanee que je +l'interrogeai: + +- Tu as vraiment envie d'etre depute? Cela t'amuserait? + +- Pas autrement, repondit-il, mais que veux-tu que je fasse? + +Decidement ce garcon, toute ma vie, devait me desarmer. Quand il +sortit de chez moi, j'etais decide a l'aider et les quelques jours qui +suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui a quelques +collegues, a quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non +pas certainement comme Arsay leur aurait parle, oh non, je leur disais +tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi: + +- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ca peut vous faire, vous, ca ne +vous changera pas et lui sera ravi. + +Comme ils savaient tous que j'etais sincere en leur tenant ce langage, +dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que +les travailleurs de la metallurgie sont les plus intelligents du monde +et partant les meilleurs garcons de la creation; vous comprenez, ils +sont habitues a ajuster les pieces de metaux, c'est un travail qui se +fait au dixieme de millimetre, il faut y aller prudemment. Allez donc +monter des boniments a des gaillards de leur espece! + +Dans l'ensemble, les affaires electorales d'Arsay marchaient bien. Il +avait tenu plusieurs reunions dans le quartier, qui, a part une +opposition normale, avaient bien reussi. D'ailleurs toutes ses +affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jete son devolu +sur la representation de la circonscription, mais il l'avait jete aussi +sur la fille de notre administrateur-delegue, une ravissante petite +creature brune qui montait a cheval, menait des autos et devait avoir +une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale +reussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, depute, +ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait +surement au conseil d'administration de notre societe. Je ne pouvais +m'empecher de penser a ceux de nos condisciples communs qui devinrent +vraiment des hommes superieurs, particulierement a l'un d'eux sorti +major de notre promotion a l'X, une si belle intelligence, un si grand +coeur et une folle gaiete: il etait en train, a cette heure, de +respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingenieur a cinquante louis +par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay... +Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour +nous faire apprendre les mathematiques; la culture physique, la +politique, la danse et le maintien, voila ce qui aurait du nous etre +enseigne. + +Mais un petit evenement troubla profondement la carriere +d'Arsay-Lancourt. + +Un matin, vers onze heures, a l'heure du dejeuner, toutes les equipes +sortaient des usines et devalaient dans le faubourg. C'est l'heure de +la joie dans le monde du travail: au commencement de la journee, les +ouvriers ont vecu trop loin les uns des autres, ils sont trop pres des +soucis reels de la maison, le soir, ils sont fatigues et se dispersent +vite pour rentrer chez eux: au dejeuner, au contraire, ils ont deja +abattu la moitie de la tache, c'est comme une recreation qu'ils +prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et +si quelques-unes ne sont pas du meilleur gout, c'est entendu, ce sont +du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-la, dans tout +Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un +grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire a +la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers +etaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en +farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. +Detail aggravant: le soleil lui-meme se mettait de la partie dardant +ses clairs rayons d'avril sur cette gaiete folle et la multipliant. + +La cause de toute cette joie tenait a bien peu de chose. Un peu avant +onze heures, au coin du boulevard de la Revolte et de la rue Victor +Hugo, on avait trouve, derriere un tas de planches, baillonne, assis +par terre le dos colle au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur +depute avait les mains attachees, il etait vetu d'un habit de soiree +macule de boue. Certainement, il etait victime d'un attentat, mais on +ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'etait pas evanoui et +pourtant, a aucun prix, il ne voulait apres qu'on l'eut delie, qu'on +l'aidat a se relever ou qu'on le changeat de place. Un de mes +ingenieurs assistait a la scene. + +- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on? + +Arsay repondait: + +- Rien, rien, c'est un petit incident qui se reglera plus tard. + +- Il faut vous sortir de la, insistait-on. + +- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre +service; je vous remercie, ne vous inquietez pas, je suis bien. + +Mais comme a ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient +de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant +un passage a travers le rassemblement; arrives a lui, ils se pencherent +charitablement et poserent encore quelques questions ainsi qu'il est +prevu au reglement. + +- Laissez-moi, repetait Arsay, avec hauteur; faites seulement +circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai. + +L'un des representants de la force essaya bien de se rendre a ce desir +de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour etre elu. Il tenta de +disperser la foule, mais il y avait bien pres de cinq cents personnes +et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collegue, +insista encore aupres d'Arsay en finissant par elever la voix. Mon +ingenieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine a +croire --, que Arsay retrouva devant ces dernieres sommations, son +ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes +qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularite +etait grande a ce moment precis, malheureusement on ne fait pas voter a +l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents +diagnostiquerent "la loufoquerie" et, resolus a emmener Arsay de force, +ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se debattit. Un curieux +preta main forte, tint les pieds. Une fois leve, Arsay refusa de faire +un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et +demanda a parler a la foule qui fit silence pour l'ecouter. + +- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis +victime pour la deuxieme fois d'un indigne abus de la force; ce matin, +c'etait evidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose a ce +que vous choisissiez librement votre representant... + +Cette partie du discours fit encore excellente impression. + +... Maintenant, continua Arsay, la force policiere... + +Les agents ne le laisserent pas dire un mot de plus: l'article de leur +reglement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police etant +l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un meme mouvement, ils +poserent chacun d'un cote leurs bras puissants sur les epaules de celui +qui etait devenu soudain dans leur esprit un delinquant et d'une meme +poussee le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux +hommes vetus de facon identique, dans la meme posture, ayant la meme +volonte, et jusqu'a la meme expression donnaient l'impression, comme +dans un ballet bien regle, d'etre un seul motif vivant d'ornementation. + +Alors aux yeux de cette foule tres apitoyee apparut une singuliere +vision et d'un seul coup tout le mystere fur revele, Les basques, le +pantalon, le calecon et la chemise d'Arsay avaient ete soigneusement +decoupes en un rond regulier qui mettait a nu l'anatomie du pauvre +candidat depuis le creux des reins jusqu'a une main environ au-dessus +de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire enorme, +formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arreter +jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans +cet instant au moins, perdre ce bel equilibre dont il avait le secret. +Des temoins m'ont raconte par la suite que la boue du trottoir, sur +lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un +peu rose des marques bien nettes. C'etait un peu comique, assurement. + +Derriere le groupe forme par Arsay et les deux agents qui filait +maintenant a toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en +courant. C'etait un cortege en delire, impressionnant par le nombre et +dont la tete etait un derriere, un malheureux derriere qui n'en pouvait +mais. + +Les hommes etaient reunis en une meme pensee, ils etaient nombreux, il +fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour +repondre a ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa +rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix +monta claire et grele dans le matin radieux: + + _Arsay j'ai vu + Arsay j'ai vu + Ton dos (1) + Arsay ton dos + Arsay ton dos + Je l'ai vu._ + + (1) Pour etre tres exact, je dois dire que le narrateur ne se +servit pas precisement de ce dernier mot; c'est par pudeur pour +nos lecteurs que je fais cette legere alteration historique. Les +inities n'auront pas de peine a retablir le texte dans sa +purete premiere. + +Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain +qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadences. Des +automobiles et deux tramways arretes battaient la mesure avec leurs +trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient. +Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au +contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siege, les +gens aux fenetres, les deux agents en tete, tous s'esclaffaient, et +meme la face d'Arsay, ou l'on voyait des larmes briller, se tordait en +un rictus etrange. + + _Arsay j'ai vu..._ + +Le chemin etait long. Dans une auto decouverte qui fut obligee de +s'arreter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son +fiance. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa +place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le +soir, devaient pouffer a l'unisson. + +La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriverent au +terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement eprouver une +amere joie a voir de loin paraitre la porte de cette singuliere +boutique aux vitres grillagees, a l'enseigne salie que personne ne se +preoccupait de rendre engageante et ou s'inscrivaient en lettres bleues: + + POSTE DE POLICE, CHAMPERRET. + +La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant +voir a la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derriere +lequel il allait se passer quelque chose. + +La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le +temps entonnait par moments son hymne: + + _Arsay j'ai vu..._ + +Et la chanson cruelle devait arriver a peine assourdie jusqu'au +malheureux, assis sur un bat-flanc, au milieu des agents qui riaient +encore de leur gorge bruyante. Peut-etre comprit-il qu'il etait arrive +au bout de son reve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annoncait si bien. + +Les sirenes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin +a ce supplice. Bientot il n'y eut plus dans la rue que la voix de +quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans +l'apres-midi, un fiacre ferme venait chercher Arsay devant le poste et +le ramener vers sa demeure. + +L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, etait +bien, comme l'avait pense Arsay, son contre-candidat, un certain +Maupied qui fut elu et qui devint ministre. Celui-ci effraye des +premiers succes de mon ancien camarade, avait imagine le petit +attentat: quatre hommes etaient venus cueillir Arsay comme il sortait +d'une soiree et l'avaient depose, les yeux bandes et le fond de culotte +decoupe, pres de l'endroit ou il fut trouve. + +L'affaire avait ete bien montee. Personne n'avait rien vu. + +La manoeuvre reussit pleinement; huit jours apres, Arsay etait battu a +plate couture: 24 voix contre 2724 a son concurrent le moins avantage. +Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le +refrain de la journee fatale. On ne devait plus l'entendre de +longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots resterent. +L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait +d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques +salons collet-monte ou l'on disait toujours: _Arsay ton chose_, +appellation qui n'etait guere moins desobligeante, au demeurant. + + (2) Meme remarque que precedemment. + +C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus +tard, je rencontrai le paurvre garcon, un soir, sur le perron de la +gare d'Orleans. Il avait change maintenant, ses habits me paraissaient +moins soignes et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette +assurance que si souvent je lui avais enviees. Nous allions dans la +meme direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en +abordant un sujet quelconque, tachai de lui faire parler de lui-meme. +Il y vint rapidement: + +- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, +resigne, il n'y a rien a faire, c'est comme ca. + +- Comment, dis-je, rien a faire; ce qui t'est arrive est une blague, +une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te +laisses abattre... + +- Cette histoire, dit-il, a flanque ma vie par terre, tout simplement. +Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idees +commune a tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-meme, quand tu m'as +rencontre ce soir, est-ce a nos annees de college passees ensemble que +tu as pense? Jamais de la vie, tu as pense a mon affaire. Pour toi +(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne +t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_. + +Comme je me recriais, etouffant en moi-meme une invincible envie de +rire, il continua: + +- C'est naturel, et si cette histoire etait arrivee a toi au lieu de +moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme +toi: on n'est maitre ni de sa pensee, ni de son rire. Seulement si tu +avais ete dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment ete +qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour +tes produits. + +- Merci, fis-je. + +- Ah, repondit-il exalte, pour sur tu peux dire merci, parce que ton +bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour +moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais etre que depute et +c'est vrai. + +Quand j'ai ete blackboule, quand j'ai vu se rompre mes esperances +matrimoniales, j'ai essaye de me ressaisir, de me reprendre. + +J'ai travaille, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, +je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes etouffant des rires +de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les +cotes sur leurs chaises pour me regarder, comme une bete a voir; +ceux-la ne savaient pas, on les avait renseignes. Je suis entre dans +un journal; a la redaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je +persistais, j'ecrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le +debut, je ne signais pas comme les commencants; seulement les articles +qu'on ne signe pas, ne profitent qu'a la direction, tu t'en rends +compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout +de ma copie. L'effet fut radical: le redacteur en chef vint lui-meme +dans ma salle pour me demander "si je n'etais pas fou". Je changeais +de maison, je recommencais avec patience, avec courage et quand vint +l'heure de la signature, c'etait je m'en souviens, un article sur le +commerce exterieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_; +cela dura quelques jours; puis un confrere obligeant de mon ancienne +redaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit echo; je le +sais par coeur. + +"Notre excellent confrere qui signe modestement Lancret des articles si +remarques ne fut pas toujours -- c'etait contre son gre, il est vrai -- +aussi modeste". C'etait signe: _Tournedos_. + +Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent +inapercues, toi? Eh bien, deux jours apres, toute la ville m'appelait +Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage +augmenter a cause de moi, et pour cette raison me fichait +ostensiblement a la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon +vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai +recu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de +jouer du hautbois sur la scene? Si je te disais encore, qu'il y a deux +mois, c'est-a-dire trois ans et demi apres l'incident, une vieille dame +du Texas, que je ne connaissais pas, est montee chez moi, dans mon +appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais +je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est +naturel... + +Et il sanglota. + +Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique desagreable que +j'eprouvais en ecoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la +racontait, j'avais a la fois des envies de rire et je sentais toute +l'inconvenance qu'il y avait a rire, je comprenais qu'Arsay s'en +rendait compte et que c'etait toujours ainsi quand il parlait de lui. +J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur +particuliere. Je pensais au Palais Royal ou, pour un louis, les gens +ont le droit de rire et ou ils en usent si peu. + +- Pauvre ami, fis-je la gorge serree. + +J'essayais de detourner la conversation, c'etait difficile, il y +revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon +voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la +main, en lui distant: + +- Bonne chance. + +Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent +frappes a mort. + +Quelques annees passerent encore, quand j'appris, un beau jour, +qu'Arsay etait entre au Parlement. Je m'en rejouis pour lui, je le +croyais definitivement sorti d'affaires. Il representait a la Chambre +la Guadeloupe. Comment s'etait fait son election? Tres simplement. +Maupied, son contre-candidat de Levallois, etait devenu Ministre des +Colonies. Quelqu'un lui avait raconte les suites tragiques de l'acte +auquel il devait la premiere et partant la plus difficile de ses +victoires politiques; il avait du eprouver quelques remords de sa +mauvaise plaisanterie: l'homme n'etant jamais mechant que lorsqu'il a +faim. Alors le secretaire d'Etat avait "conseille" a ses services de +la Guadeloupe, l'election d'Arsay. On est fixe sur la valeur de ces +conseils: Arsay fut elu contre deux candidats negres a une massive +majorite. Son election prit la valeur d'un symbole car elle demontrait +clairement la superiorite de la race blanche, a la lumiere du jeu de +nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du +Cabinet, Arsay fut valide sans debats, fait qui aurait prouve, s'il en +etait besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos +representants elus, est peu fonde. + +Bref, maintenant Arsay etait depute pour de bon. Peu importe de savoir +qui il representait. En vertu de l'egalite souveraine, il etait elu du +peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne +s'opposait a ce que sa carriere ne devint tout aussi brillante et tout +aussi feconde que si huit ans avant, il avait ete elu, dans une Chambre +precedente, depute de Levallois. + +Ah, pensais-je, voila enfin ce pauvre garcon reparti sur sa voie. Je +le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, +arrivant a se faufiler a travers les groupes et les ronds avec ce don +special qu'il avait de nature; et se specialisant petit a petit, dans +quelques questions non contestees; ainsi il devait fatalement parvenir +a dissocier par une autre association d'idees, son nom du souvenir de +son ancienne celebrite. + +Pendant un certain temps, les choses allerent bien ainsi que je les +avais supposees. Comme il convient a un nouveau parlementaire. Arsay +ne prenait pas la parole aux seances, se contentant de temps en temps +de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui +etait loisible ensuite de developper a son aise en corrigeant les +epreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien a redire et comme je +l'avais pense, les indigenes de la Guadeloupe -- qui ne lisent +d'ailleurs pas l'Officiel -- etaient tres satisfaits. Arsay s'etait +fait inscrire a plusieurs commissions dont personne ne voulait, a celle +de la prophylaxie contre la rage, a celle de l'etude du regime des +pluies, notamment, pour lesquelles son egale incompetence le designait +particulierement. Bref, si Arsay n'avait ete imprudent et s'il n'avait +pas voulu aborder la tribune avant que son inocuite ne fut dument +etablie, il aurait fait une tres honorable carriere. + +Quelle idee saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'etait dans +une discussion d'interet general interessant tout specialement sa +circonscription. La Chambre devait statuer sur le reglement des +compagnies maritimes. Arsay s'etait fait inscrire; il avait murement +travaille son discours et entendait demontrer a la Chambre la necessite +vitale pour la Metropole, d'avoir des lignes de navigation regulieres +pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette +question bien simple aurait du se discuter dans un calme academique. +Singuliere erreur! La Legislation reglementant des compagnies +quelconques, et des compagnies de navigation particulierement, ne va +jamais sans debats passionnes; en effet, il y a toujours dans les +Assemblees les representants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne +veulent pas voir s'imposer une obligation supplementaire qui pourrait +dasn l'espece, les forcer a desservir des ports immediatements peu +rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la +socialisation de tous les services susceptibles d'etre rendus par les +compagnies; ceux-la ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un +monopole meme si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des +pertes, en telle sorte que socialistes et representants des compagnies +sont toujours d'accord en pareille matiere contre le reste de la +representation nationale qui pourrait etre tente de penser aux interets +de la Nation. + +Ah! ce fut une seance memorable. Apres l'audition de divers orateurs, +vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager a fond, +Arsay monta a la tribune un gros dossier sous le bras. Il etait tres +calme en apparence, peut-etre au fond de lui-meme, etait-il emu d'abord +parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et +ensuite a cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses +auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se +demander, en proie a un noir pressentiment, si quelque suppot des +compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son expose par +un facheux rappel. + +Une jeune femme amie assistait a la seance et me l'a racontee. Arsay +commenca d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette +belle voix que nous lui avions connue au college, quand de son brio, il +eblouissait nos maitres. L'assemblee qui savait avoir affaire a un +novice convaincu, ignorant les tours de baton et pouvant introduire un +peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, ecoutait avec attention. +L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu a +peu la griffe de l'emotion qui le serrait au cou se relachait: la voix +devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. +Quelques applaudissements partirent meme du centre gauche. Apres +l'expose, Arsay entra alors carrement dans le vif de la discussion et +posa le probleme sans ambages, dans son vrai jour. Immediatement +l'opposition droite et gauche reunie donna, mais c'etaient des +interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et +assez imprecis pour ne pas appeler de repliques. Arsay trouva, dans +ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'etait-ce pas ainsi +qu'etaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il +continua a devider son argumentation qui etait forte, plusieurs en ont +temoigne. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un veritable succes: il +s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment +l'interet des compagnies meme se conciliait avec le regleent qu'il lui +semblait devoir etre impose; il disait que le pavillon creait le +debouche, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement +a partie. + +- C'est en raison de ces benefices futurs, disait l'interrupteur, qui +sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la necessite de +faire un cadeau a des compagnies privees. Nous avons trop vu ces +agissements jusqu'ici. + +Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour repliquer a cette +interruption, posa lui-meme une interrogation. + +- Qu'avez-vous vu? + +Des bancs de la droite moderee, une voix rogue partit, qui repondit: + +- Ton dos. (3) + +Oh, legerete des corps legislatifs! La Chambre se vengeait-elle de +l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposee? On +ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un +eclat de rire general et fou qui prit non seulement les opposants, mais +les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'a l'elegant president; ce +dernier, par principe, faisait semblant de se facher, mais sa sonnette +mechante, mollement agitee, vibrait de petites notes comiques et +complices, faisant penser a une vieille fille qui se retient devant une +inconvenance. Toute la salle trepignait et le rire durait, repartant +par saccade devant la mimique variee d'Arsay. Tantot il montrait le +poing aux travees d'extreme gauche, en vociferant comme M. Jaures, des +mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantot il +restait calme, adosse au bureau du president dans cette pose qui etait +familiere a M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement +Arsay passait brusquement de l'une a l'autre de ces attitudes, comme +s'il n'eut pas eu le controle de ses actes, et ces transitions +amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence du a des rates +trop dilatees, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le +president se penchant au-dessus de son pupitre disait: + +- Parlez, mais parlez donc. + + (3) Toujours meme remarque que precedemment. + +Arsay ne parlait pas, mais restait a la tribune tout de meme. Ce ne +fut qu'a une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serree +ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des +syllabes huilees: + +- Ah gueu... que... sue... + +Le fou rire recommenca. + +Alors on vit Arsay en proie a une fureur singuliere, dechirer et jeter +en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la +direction du president du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine +de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop legers pour +l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tete des stenographes. + Arsay dechirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne +s'arretait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, +mais soudain, il se reprit et se mit a rire lui aussi, d'un rire +etrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblee +croyant qu'il allait sortir un document a scandale, fit silence: alors +avec une dexterite de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se +deculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que +les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux +representants librement elus de la France, au gouvernement responsable +et competent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du +monde, a ces braves generaux que l'ingenieuse abomination de nos +adversaires surprit mais n'ebranla pas, a cette grande presse integre +qui fait l'honneur de notre pays, a cette elite du public international +si parisien et de toutes les elegances, Arsay montra ce qu'on l'avait +jadis force a faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baisse +la tete, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit +plus que ce qu'il voulait. C'etait sur le plateau en son milieu, comme +un disque rouge qui faisait penser au crepuscule d'un petit soir ou +encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime +expiant les peches que le Parlement n'avait jamais commis. + +La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq +Cents. Je sais bien que sur son grand cote qui fait face a la salle, +un bas-relief en marbre blanc, represente deux femmes dont l'une ecrit +et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allegorie +symbolique est la certainement pour rappeler aux deputes qui seraient +tentes d'ecouter la fragilite de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou +sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que +malheureusement, les deputes qui sont a la tribune, ne voyant pas +l'allegorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de meme, +que de grandes paroles, que de discours feconds sont tombes du haut de +ces marches. Quand on pense que de cette relique venerable, a juste +titre consideree comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout +cet appareil de justice et de droit, ces grandes reformes +bienfaisantes, ces conceptions geantes de notre politique etrangere, +ces plans sublimes et desinteresses de notre action coloniale, ce petit +arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en +un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste +scandalise, a se dire qu'un instant, meme un seul instant, la partie la +plus vile d'un individu la dominat. + +Arsay etait devenu completement fou. + +On l'a enferme a Bicetre ou le calecon de force lui fut passe, parce +que dans sa demence, le pauvre homme prend tout le monde pour des +parlementaires et veut a chaque instant recommencer. + +Quand le medecin-chef fait visiter a un personnage de marque, son +etablissement, il ne manque jamais de s'arreter devant le pauvre malade +et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas: + +- C'est un ancien depute. + +_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_ + +- Dire tout de meme que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay +aurait pu etre ministre et meme President du Conseil. + + + + + +La Saisie. + + + + +Nous avons ete etudiants ensemble. Apres quinze ans ou plus, nous nous +etions rencontres, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de +Lyon, attendant le meme train et essayant de dechiffrer, sur une +ardoise plaquee au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante +consentait a nous prevenir: + + +RETARDS ANNONCES +TRAIN VENANT DE MARSEILLE +3.h.22 + + +- C'est gai, dis-je. + +- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir! + +Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec +un de ces emotions particulieres qui sont l'apanage des gens ayant eu +des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer a +notre egoisme, des inquietudes, au moins legeres. Je les ressentais, +en verite: je me disais en moi-meme: "Il aura 3 h.22 pour me raconter +ses deconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a +cesse de nous envier, cependant qu'a haute voix je remarquais: + +- Le hasard fait bien les choses. + +- Quelquefois, repondit-il, assez tristement. + +Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait +paru fameusement change; je me rappelais sa folle gaiete d'autrefois, +son imagination ardente, jamais a court d'une farce inedite. C'etait +un sujet brillant que ses camarades d'ecole croyaient appele au plus +haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut +a peu pres de mon age: les environs de quarante. Son visage avait un +certain air resigne qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait +dit materiellement assez a son aise; il avait des vetements +quelconques, des gants et une pelisse qui sans etre opulente, etait +parfaitement honorable. Le cadre etait navrant: dix heures du soir, +une de ces nuits froides, mouillees et tristes, dont les gares ont le +secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumiere crue +tombait des globes electriques qui se balancaient doucement en l'air; +on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en +attendant avaient des figures longues et ennuyees. + +Je proposai: + +- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au cafe. + +Il accepta. + +De l'autre cote de la rue, dans la brasserie, l'atmosphere etait plus +sympathique. Il faisait chaud. Une buee enveloppait les consommateurs +autour des tables. A part quelques isoles, devant un bock -- qu'ils +durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes a boire --, dans +l'ensemble, c'etait un public de petits employes et de petits +fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les +plaisanteries et les chiffres classiques a ces jeux, faisaient comme un +accompagnement en sourdine au solo des garcons qui clamaient les +commandes: + +- Deux menthes a l'eau... un cafe nature... quatre turins grenadine. + +Nous etions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin +tranquille. A cote de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne +savais pas trop quoi dire a cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en +sortir j'evoquais le passe: + +- Tu te rappelles le Vachette, le Pantheon... Comme c'est loin! + +- Loin de toi, peut-etre, dit-il; certains jours, il me semble que +c'est hier. + +Je ne comprenais pas bien pourquoi ces details etaient plus pres de lui +que de moi; pourtant quelque chose m'empechait de demander des +explications. Je sautais a une autre idee. + +- Qu'est-ce que tu fais? + +- Je suis medecin, repondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculte, +ce n'est pas comme vous apres l'Ecole de Droit, qui devenez juges, +financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me +suis installe dans le troisieme, rue Beranger. Ca ne te dit rien, +n'est-ce pas. + +- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet. + +- C'est pres de la place de la Republique, reprit-il, derriere le +Theatre Dejazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une +clientele un peu speciale, differente de celle qui habite au Bois de +Boulogne; celle-la est reservee aux patrons. Je me suis fait a la +mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition. + +-Mais je croyais, dis-je, qu'apres ton internat, tu preparais justement +les hopitaux. + +- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le +temps et les moyens de se preparer et d'attendre... Je me suis marie +tres jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'etais marie? + +Je fis signe que non. + +- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au +train. Elle me ramene mon fils qui etait a Dijon, aupres de mon +beau-pere. Je leur ai achete une petite bicoque, par la-bas, c'est +leur pays. + +Il parlait sur un ton pose et calme, cependant on aurait dit qu'il +avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empechait encore +d'intervenir. + +Il reprit: + +- J'ai epouse Loute. + +Ce prenom ne me disait plus rien, mais apres quelques precisions je +revis bientot la figure brune et la tournure gracile d'une de nos +camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois +bien; et nous etions meme un certain nombre qui l'avions connue tout a +fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guere +qu'aux bords de nos tables et qu'elle etait petite, vive, gamine et +douce toujours. Ah certainement! il me semblait meme que j'entendais +encore le pepiement de son rire. Elle avait l'air d'etre si ingenument +ce qu'elle etait. Si elle etait arrivee a se faire epouser, celle-la, +il fallait tirer l'echelle! + +J'etais decide a ne rien laisser voir de ma surprise; tout de meme +quelque chose dut le frapper en mon expression meme. Il enleva son +lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux. + +- C'etait une bien bonne fille, dis-je peut-etre un peu trop simplement. + +- Oui, mais tu penses que c'etait tout de meme une fille, repliqua-t-il. + +- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as epousee, tu sais +donc mieux que personne ce qu'elle vaut. + +Cette consideration ne le consolait pas. Un petit silence penible se +fit. Pour dire quelque chose, je remarque: + +- Elle etait bien jolie! + +Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se levres tristes +un pauvre sourire, il me dit: + +- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne epouse et une bonne mere, +je te l'assure. + +- Et bien alors, fis-je. + +- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce +temps-la que je rencontre; je ne les ai plus recherches, tu comprends. +Ce fut un tel changement. Les commencements ont ete difficiles. Ma +famille s'est eloignee de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu +d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans +notre metier... les courses a pied dans la pluie, les etages, les +veillees, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que +de donner des lecons. Les professeurs ont, du moins, des engagements +reguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous +allons, en passant, obliges de representer, bien que nous soyons +miserables nous-memes, et toujours aupres d'autres miseres. Quand on a +une femme a la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous repete +sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils +etaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maitres +surtout... Heureusement, petit a petit, les choses s'arrangent, +materiellement du moins: c'est une consolation enorme, surtout qu'on se +souvient des debuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espece de +decalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu +m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marie? + +Je fis signe que oui. + +Il hocha la tete comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit: + +- Tu n'as pas idee comment s'est fait mon mariage. Une de ces +histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras a +combien peu tiennent nos destinees. + +J'etais venu a Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une +place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande +carriere medicale, c'est une etape necessaire. J'avais quitte les +miens en pleines vacances de Noel. Toute la journee, je m'etais fait +ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils etaient +alors mes amis. Mes exposes n'avaient pas ete trop mauvais. Dans +l'ensemble, j'etais assez satisfait. Apres les efforts de la journee, +je me sentais un besoin terrible de me detendre. Note que j'etais en +possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les etrennes que +j'avais recues. Ces circonstances reunies m'incitaient a faire la +fete. Comme il n'y avait pas, a cette epoque de l'annee, le moindre +camarade au quartier, je resolus de me chercher une compagne. + +Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Pantheon et j'apercus +Loute. Elle etait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa +serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchee sur un +tabouret, la tete appuyee sur son bras, sucait melancoliquement la +paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes +intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous +fumes diner dans un restaurant voisin et je fis deboucher quelques +bouteilles de vins choisis. J'etais tres en forme et elle aussi. Du +moins, je l'ai cru, ce jour-la: depuis, -- parce que j'ai souvent +rumine cette scene -- il m'a bien semble que Loute n'etait pas tout a +fait comme a son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais +etait-ce force de caractere ou insouciance ou bien habitude de sa part, +ou bien seulement defaut de comprehension de la mienne; je ne m'apercus +de rien. Apres le diner, nous avions ete a Bullier, presque desert ce +soir-la et nous avions fini la nuit a Montmartre. Je crois que c'est +la derniere nuit que je me sois amuse. Il y a des gens pour lesquels +les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est +brusquement modifiee a cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un +angle vif; comme un carrefour. + +Le lendemain matin, j'etais chez Loute. Nous aurions pu faire la +grasse matinee, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, +elle s'etait levee. Je la vois encore, en jupon et en sandale, +trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat. + +Cet appartement -- nous le connaissions tous -- etait au Boulevard +St-Michel, derriere le Luxembourg, un peu apres l'Ecole des Mines, une +maison d'angle au deuxieme. Le mobilier et la decoration etaient de +Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur +une marche de laque noire, la psyche empire. Tu vois? + +- Pas du tout, dis-je avec conviction. En realite je voyais tres bien. + +Mais il insista: + +- Tu as oublie le salon bleu au tapis a carreaux qui etait separe de la +salle a manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et +le jet d'eau sur la cheminee du salon?... Enfin, je me les rappelle +bien. Cet appartement etait la joie et l'orgueil de Loute. Il lui +avait ete offert par un Roumain qui, ses etudes terminees, etait +reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer +pour elle l'ere des garnis. Elle le soignait meticuleusement, le +nettoyait et le parait toute la journee. A tous venants, elle en +vantait l'originalite et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, a +lire ou a raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu +compte ce jour-la, cet appartement etait sa seule joie. + +J'etais couche tranquillement en train de boire le chocolat brulant +qu'elle m'avait prepare; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle +etait assise, sa tasse sur les genoux, pres de la fenetre, regardant le +boulevard; je la voyais un peu de profil et m'apercus que des larmes +tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers +elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais: + +- "Qu'est-ce que tu as?" + +D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai +appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, +puis comme j'etais le plus fort et que j'insistais, elle me repondit +comme un gosse: + +- "Du chagrin". + +J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir +un petit secretaire chinois qui etait pres d'elle et, pour toute +reponse, me tendit un papier. C'etait un commandement d'huissier. Je +mis un bon moment a le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont +ecrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de +jugement et je compris a travers tout ce fatras que Loute n'avait pas +paye son loyer depuis neuf mois et qu'a la requete de son proprietaire, +auquel s'etaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir +meubles et les faire vendre aux encheres. Le commandement etait date +de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais: + +- "Ils vont te saisir?" + +Mais Loute, tranquille devant cette eventualite, me repondit: + +- Tout de meme pas jusque-la, j'ai ecrit hier au proprietaire pour lui +demander encore un delai... seulement, c'est ennuyeux". + +J'etais moins rassure qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait +une partie de mes inquietudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de +te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme etait beaucoup +pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-etre pas grand chose +pour un proprietaire parisien. Cependant par precaution, a la pensee +de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord +l'idee de telegraphier a ma famille une invention quelconque. Mais je +reflechis que la reponse en admettant meme que la fable soit crue, +n'arriverait jamais a temps et la procedure suivait son cours. Je +pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et reunir +le magot, mais c'etait les vacances et je ne voyais pas chez qui +frapper. Devant cette impossibilite d'agir, je finis par me persuader +que Loute avait raison; il n'y avait peut-etre dans tout le pathos de +cette feuille qu'une manoeuvre destinee a effrayer une petite fille. +En fin de compte, si contrairement a nos previsions, l'inevitable +arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais a la hate +et comme tu penses, une fois pret, je ne m'en allais pas. + +Naturellement le charme etait rompu. J'essayais de la distraire en lui +racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'etant guere +divertissant pour elle. Mais je ne devais plus etre en forme: cette +fois le vin n'operait plus, mes histoires ne la deridaient pas. La +conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au +danger, revenait a la fenetre, comme pour se donner une contenance. Je +tentais un moment de me moquer legerement de son mobilier, de lui dire +que cette decoration etait danubienne et bonne pour un certain temps, +mais qu'elle devait forcement lasser a la longue. L'expression de ce +jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce +sujet, n'aurait d'autres effets que de lui demontrer mon mauvais gout. + +Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un +cri de douleur, le cri d'une bete frappee a mort. + +C'etait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitie charrette, +moitie camion, s'avancait lentement. + +- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de demenagement ne peut plus +passer sous tes fenetres..." + +Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur +le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrives devant +notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture +vint docilement se ranger sous nos fenetres memes. Quatre bonshommes +en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffe d'un +casque a meche; je ne l'oublierai de ma vie. + +Et bien, vois-tu, je n'ai jamais ete condamne a mort, mais j'imagine +que la vue du fourgon qui doit vous mener a la guillotine doit vous +faire ressentir quelque chose d'analogue a ce que je ressentais alors. +Quelques minutes d'angoisse se passerent; le temps aux hommes de monter +l'escalier. Loute pale ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement +nerveux agiter son maxillaire inferieur. Le timbre retentit. Le +premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme +je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible +l'inutilite de cette resistance, elle me demanda d'aller ouvrir +moi-meme. Ils entrerent. Il y avait la concierge, l'huissier, les +deux temoins et derriere eux le choeur des demenageurs qui avaient +l'air de figurants. L'huissier se presenta, il devait "parler a la +personne". + +- "Elle est tres emue, dis-je, si vous voulez me faire votre +communication..." + +Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-meme sa signification au +debiteur. + +- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la maniere. + Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se +tirer." + +C'etait un grand garcon, assez jeune et se sachant beau. Ses vetements +etaient d'une elegance fripee, mais recherchee tout de meme. L'eau +coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour +le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-etre. Ce tabellion +m'agacait. + +- "Vous vous souciez des gages des creanciers, me dit-il, avec une +suave ironie... c'est bien." + +Il etait le plus fort, je n'avais rien a dire. Je le precedais chez +Loute. + +Elle le recut debout, appuyee contre le mur et ecouta sans broncher son +petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait +l'habitude; il recitait une lecon qu'il avait du placer bien des fois, +dans des circonstances identiques et ou alternaient savamment les mots +de la procedure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y +en avait d'une mechancete cruelle et d'une cuisante impertinence. Il +disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou +de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos +meubles a l'hotel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tete +comme un coupable, sans arriver a comprendre cependant la faute que +j'avais commise. J'aurais donne toute ma fortune pour pouvoir jeter a +la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait. + +- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous +prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est necessaire, +c'est-a-dire votre lit, vos couvertures, draps, edredons, etc., les +habits dont vous etes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre +sur vous tous les vetements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire +que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale +que le souvenir, par vous y attache, vous resteront". + +Loute n'avait pas repondu, comme il fallait donner des ordres pour +l'enlevement, elle parla. Elle etait bleme et sa gorge etait si +contractee que le son de sa voix en etait change et les mots qu'elle +disait semblaient etre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore +a ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier. + +- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tres calmement; je me suis +arrangee avec le proprietaire, auquel j'ai ecrit hier." + +Et ce fut dit avec une telle autorite que l'huissier lui-meme en fut +trouble; un instant il hesita. Mais son trouble ne dura pas, il la +pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit +soudain compte, d'un coup elle tomba a genoux aux pieds de l'homme, les +mains crispees au pan de sa jaquette. + +- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je +vous le promets, je vous le jure." + +Je m'etais trompe, l'huissier n'etait peut-etre pas mechant au fond; il +la releva gentiment en disant: + +"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne +fais qu'obeir. Soyez sage, on tachera de vous laisser pas mal de +choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme +les autres, vous verrez." + +Il la fit s'asseoir, cependant que discretement, du coin de l'oeil, il +disait a l'equipe des demenageurs: "Commencez". + +Ils s'attaquerent a l'autre piece d'abord. L'huissier me fit signe de +rester aupres d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire +de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-la la reflexion +que les hommes ne sont pas tout de meme si mechants qu'ils le disent. +Chez tous, meme les plus sots, et meme chez ceux qui font la plus +vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur. + +Pendant ce temps, Loute s'etait assise sur la marche basse qui +supportait son lit; la tete dans ses bras, le visage sur les +couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement a petits coups. +Elle poussait de petites plaintes regulieres, monotones comme des cris +d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arreter jamais. Je restais +debout pres d'elle, desempare, ne sachant que lui repeter sur tous les +tons: + +- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus." + +Mes paroles n'avaient aucun effet; malgre tous mes efforts, je sentais +qu'au milieu de l'hostilite qui l'accablait, j'etais pour elle un +etranger, un spectateur qui ne participait en rien a l'affaire. Cette +sensation m'etait desagreable: la malheureuse souffrait tellement. + +Derriere la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se +heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des +etoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'a nous, et Loute avait toujours +son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit a peine une fois, en +entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en +retirer a la vente? + +Quand tout fut emballe et descendu de ce qui avait ete l'appartement, +sauf la chambre ou nous etions, l'huissier tapa a la porte et me dit a +voix basse d'emmener "la debitrice" pour qu'il puisse demenager cette +piece aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon. + +En le voyant, elle tomba en arriere dans mes bras. La piece etait nue, +videe; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de +l'ancienne decoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtes, +demeuraient, pour temoigner du passe; mais ils paraissaient sales, avec +leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit +l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas +d'objets heteroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des +cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des +lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un +petit amour bouffi, en pate tendre et un gros bocal a confiture vide +dans lequel l'huissier avait eu la delicate attention de mettre l'eau +et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait a Loute, comme +lui resterent son lit et sa toilette et aussi, grace a la bonte du +saisissant, presque tous ses vetements: c'etait tout ce que la loi, +dans sa mansuetude, permettait de laisser a une pauvre petite fille qui +n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles. +L'appartement etait "a l'ordonnance" comme on dit dans ce metier, il +n'y avait plus rien a saisir. Quelle sale journee ce fut, mon pauvre +ami. + +Loute s'etait pourtant calmee un peu. Dans un effort de volonte, elle +avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'etait deja plus +le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit: + +- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir." + +Cette injustice me frappa, parce qu'apres tout si je n'avais +materiellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais +souffert avec elle; j'estimais meriter tout autre chose que ce +singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idee de prendre mon +chapeau et de partir, mais je pensais bientot, qu'agir ainsi c'etait +vraiment lui donner raison, c'etait augmenter son chagrin, prendre +parti contre elle, la depouiller davantage, si c'etait possible, en lui +prenant mon amitie et en me mettant en quelque sorte a la suite sur la +liste des creanciers poursuivants. Je ne le voulus pas. + +- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je +ne te laisserai pas dans cette maison desolee; tu viendras habiter chez +moi." + +En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air +de ses mains comme pour ecarter le voile d'un reve; elle vint vers moi +pour me faire repeter. + +- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit? + +Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda: + +- "Jusqu'a quand?" + +Je lui repondis: + +-"Tant que tu voudras." + +Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tete sur mon epaule et +pleura de nouveau, mais ce n'etait plus les memes larmes. Je sentis +que quelque chose d'immense s'etait passe en elle; ces mots l'avaient +guerie de la plus grande douleur de l'humanite: l'isolement du coeur. + +Pendant cette scene, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux +etaient dilates: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour +mieux comprendre l'impossible realite. Inconsciemment, de temps en +temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon epaule pour +mieux se rendre compte de la solidite de son appui. + +Quant a moi, je puis te le dire, j'etais gene un peu de l'immensite de +cette reconnaissance, j'etais effraye et pourtant j'etais un peu fier, +au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais +j'etais fier tout de meme. + +En realite, c'est dans cette minute que je me suis marie avec elle. Je +ne m'en suis apercu qu'apres, mais je me suis bien rendu compte que +c'etait a ce moment-la. Peut-etre on me dira que ce ne fut pas de mon +plein consentement et que je me fixais, en moi-meme, un temps limite, +que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de +nos actes n'est absolu. Je me suis marie ce jour-la parce qu'alors +elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusee et parce +que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet +equilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on +appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure +que, si invraisemblable que cela puisse te paraitre, elle devint dans +un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien +appartement de son coeur. + +Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissames +ou elles etaient au milieu de la piece pour les reprendre le lendemain, +n'emmenant avec nous que le bocal ou clapotaient les poissons rouges. +Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous +parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant +probablement chacun a des choses bien differentes, mais unis tout de +meme. En entrant dans mon appartement, elle etait avec moi comme si +elle venait de me connaitre, grave, prevenante et effarouchee, +intimidee aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je +voyais qu'elle se preoccupait deja de leur trouver une place qui ne me +gena pas, mais qui soit cependant ordonnee et definitive. Le soir, +pour la distraire, je voulus l'emmener diner dans une brasserie; elle +s'y refusa absolument, estimant qu'il etait inutile de faire des +depenses exagerees. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de +marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me repondit +lointaine: + +- "Le bonheur laisse toujours et n'importe ou un bon souvenir." + +En effet, c'etait peut-etre son bonheur. + +Elle m'emmena, derriere Cluny, dans une petite cremerie, deserte a +cette heure; et nous mangeames simplement, en face l'un de l'autre, sur +une petite table a toile ciree. Pendant le diner, elle me demanda si +je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient a y +habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passe, bien qu'elle me +donnat pour ce changement d'autres raisons; elle disait: + +- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait +a la maison, c'est meilleur marche. C'est plus sain d'ailleurs." + +Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de +jours apres, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de +la Republique que je n'ai plus quitte depuis. + +Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retire du milieu des +camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller a la Faculte et +j'en revenais sitot apres le cours ou l'hopital. Je continuais mes +etudes au debut comme par le passe, mais aux grandes vacances, la +question s'est posee. Je tentais d'abord de raconter des contes a ma +famille; je disais que je remplacais mes maitres. Mais a la longue, il +a bien fallu qu'on sache. Apres plusieurs sommations, mon pere m'a +ecrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il +ne me donnerait plus d'argent, qu'il me desheriterait. Mon frere et ma +belle-soeur m'ont tourne le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps, +on m'a ecrit qu'on consentait a me recevoir, mais sans elle, et entre +temps, j'avais connu avec Loute la misere, -- tu ne peux pas savoir +comme ca nous a unis. J'avais du pour vivre abandonner les concours, +bacler ma these et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'etais marie. +Il y a des histoires qu'on ne recommence pas. + +Certainement etre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que +tu ne le crois meme, parce que si je suis coupe d'avec les miens, +d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des +habitudes de pensee, d'education et de vie analogues a celles que +j'avais moi-meme et dans lesquelles j'avais ete eleve -- on ne s'adapte +jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous +heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours ete, on n'en sera +jamais tout a fait. Depuis la facon de mettre sa serviette a table, +jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'a ces idees toutes faites et +stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous +vivons, jusqu'aux sujets les plus serieux: il y a tout un monde qu'on +ne franchit pas... a moins qu'on mette plus d'une vie a le traverser. + +(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.) + +- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, +l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La +carapace qui semble se solidifier entre les moities de monde qu'on a +quitte chacun de son cote, finit par etre si epaisse qu'on s'en trouve +tous les deux isoles comme dans une cellule; les bruits de l'exterieur +n'arrivent meme plus, alors on passe tout son temps a se regarder, a se +decouvrir. On ne connait plus personne, jamais je ne m'en suis rendu +aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir +evoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumieres, +peut-etre une reception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre +chose: nous sommes partis une apres-midi -- il pleuvait -- a pied sous +le meme parapluie, la marie n'etait pas loin. Nous avons attendu notre +tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils +etaient tous du peuple de Paris, rien d'elegant, je t'assure, mais eux, +du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous +appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos temoins, fit-il". + +- "Je pensais, repondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me +rendre service, vous, par exemple?" + +Il m'expliqua qu'il etait fonctionnaire et qu'a ce titre, les +reglements le lui interdisaient. Sur ma priere, il demanda aux temoins +du mariage suivant -- la fiancee avait un ulcere affreux au visage -- +de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais. + +- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents +n'ont pas pu venir..." + +Pauvre brave homme! Ce fut vite bacle. L'adjoint nous lut le texte +indispensable, du meme air qu'il nous aurait dresse une contravention; +nous avons dit "oui" sans emotion et cinq minutes apres nous etions +dans la rue, a nous garer des tramways et des automobiles. Loute etait +pressee de rentrer a cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te +dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulument la vie au sein de sa +maman, je n'ai pas eu d'etranges et douloureuses pensees; mais je me +suis dit qu'il avait raison quand meme le petit; la vie valait d'etre +vecue puisque je voyais ce spectacle qui etait du bonheur tout de meme. + Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de +sciences, un chimiste de preference, de facon qu'il ait le moins +possible affaire avec les hommes. C'est trop complique et c'est trop +dur. J'espere qu'il m'ecoutera. + +Nous avions quitte le cafe depuis un moment. Nous sommes de nouveau +dans le hall de la gare, quand enfin a l'autre bout du trottoir +brillent les feux de la locomotive, il me dit: + +- Pourquoi t'ai-je raconte tout cela? + + +Peu apres, je vois a l'une des portieres d'un wagon de seconde, une +tete de femme qu'il me semble avoir deja vue. Elle apercoit mon ami et +lui fait un geste calin de la main. Comme je suis venu attendre mon +frere, je le cherche et finis par le rejoindre. + +En sortant, dans la lumiere blafarde, je vois, pas tres loin de moi, le +Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se +dirigent vers la barriere. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus +l'idee d'aller les saluer, mais je me dis: apres tout, qu'est-ce que je +leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de meme, s'ils me +demandaient d'aller les voir: je n'ai pas epouse une fille de +brasserie, moi! + + + + + +Boum. + + +I. + + +Boum avait huit ans. Sa vie s'annoncait des plus heureuses. Il avait +une maman toute jeune, tres bonne et tres gaie. Son papa, ancien +officier de cavalerie, etait un peu severe, mais sevissait peu au +demeurant; Boum etant toujours content, avait pris l'habitude d'etre +sage, c'est un etat qui comporte de grosses simplifications. Comble de +toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hotel de +la rue Pergolese, non loin du Bois de Boulogne. Une debonnaire +"nursing governess" etait preposee a ses soins minutieux dans lesquels +le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait +des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise +representant une chasse a courre avec des cavaliers, des dames, des +chevaux et des chiens; deux fenetres y donnaient toujours ce qu'il y +avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliques -- de +ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en +encombraient les tables et le parquet. Boum etait robuste et grand +pour son age. Mais tout ceci reuni ne comptait pas en comparaison de +deux dons qu'il avait recus de la nature, et qui n'avaient pas de prix. + +D'abord Boum etait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la +bienveillance de tous et une grande popularite. Sur le chemin qui +menait de sa maison au Bois, il etait connu; les concierges et les +boutiquieres l'interpellaient a son passage: + +- Vous allez vous promener, Monsieur Boum. + +Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure +ronde et repondait a tous, dans un sourire qui augmentait encore les +sympathies: + +- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis. + +Parmi la gent enfantine, il tronait mais si incontestablement, qu'il +pouvait troner modestement, avantage considerable si l'on songe +qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de troner. + +Le deuxieme de ses dons etait une tante. Elle s'appelait: Tante Line. +Boum estimait qu'elle etait ce qu'il y avait de plus joli au monde et +beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les +cils tres longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit +nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui etaient +du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs a force d'etre +blonds, un cou tres long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait +beaucoup de sports et qui est toujours vetu d'une ultra elegante +simplicite; le tout monte sur deux petits pieds qui paraissaient +ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi etait Tante Line. + Comme son neveu, elle etait vive, toujours decidee, douce et heureuse +de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les +sympathies; toujours son passage declanchait immanquablement des +interruptions et un silence sur la nature duquel, il etait impossible +de ne pas etre fixe. + +Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait +comme avec elle. Elle seule savait ecouter ses histoires serieusement +et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui +est bien penible a la longue et finit par isoler terriblement. Ils +prenaient leur premier dejeuner ensemble, se promenaient ensemble et +causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient +l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations +etaient inepuisables. L'histoire fantastique du pere de Line les +alimentait surtout. + +Cet ancetre avait ete un caractere assez particulier de gentilhomme +francais. Ne aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse +pauvre et qui etait revenue du Canada en France apres les malheurs de +la guerre de Sept ans, il avait commence, tout jeune, sa vie +d'independance et d'action; la tete pres du bonnet et le coeur un peu +emballe par la guerre, vers sa douzieme annee, il avait abandonne sa +famille et le college pour aller en Amerique; la-bas, apres avoir +pratique toutes sortes de metiers -- qu'il racontait plus tard avec +delices, -- il avait fini par constituer une enorme affaire de soie et +realiser par elle une tres grosse fortune sur laquelle Line et la maman +de Boum vivaient a l'aise maintenant. Ebloui par le recit de ces +aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet +auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin +de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme +d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et +volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'a cette main nerveuse +et mince qui semblait commander en jouant avec l'echancrure du gilet. +Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux etaient semblables a +ceux de Line avec quelque chose de plus metallique et qui paraissait +chercher a vous voir "a l'interieur". Boum etait remue jusqu'au plus +profond de son etre a la pensee qu'il y avait entre cet homme et lui +comme un lien mysterieux. Aussi ne s'arretait-il pas d'ecouter son +histoire. Line qui avait adore son pere et vecu, avec lui, les +dernieres annees de sa vie en Amerique, recommencait tous les jours le +meme recit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps +un detail nouveau. Le mort les rapprochait. + +Le matin, quand Line se reveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, +il se livrait toujours aux memes soins qui consistaient a passer sa +tete par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant +les gestes de ceux qui veulent agir en silence, ecarquillait les yeux +pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait +semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses +paupieres: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le +moindre mouvement, c'etaient des exclamations folles: + +- Tante Line, tu ne dors pas. + +Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui +mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur +l'edredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, +puis protestait: + +- Non, Tante Line, pas comme ca... Parle-moi de grand-pere!... + +Elle commencait. + +Ils se racontaient aussi leurs reves de la nuit; souvent ceux de Boum +ressemblaient tellement a ses propres desirs, qu'on devait admettre de +sa part de legeres triches. + +- J'ai reve que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et +Jean, mais loin... loin... jusqu'a Saint-Cloud. + +Quand ils avaient epuise les moindres episodes de la vie difficile +qu'avait mene jadis celui dont ils procedaient, qu'ils s'etaient tout +raconte, qu'ils avaient minutieusement etudie tous leurs projets, Boum +la considerait avec ferveur, et quelquefois apres un long silence, il +disait, profondement convaincu de toute son ame: + +- Tu es gentille de me dire tout ca... Je t'aime bien, moi, tante Line. + +Cette declaration avait le don d'emouvoir profondement aussi la jeune +fille qui repondait pour le taquiner: + +- Moi, je ne te deteste pas... + +D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec +amour a ses vetements epars, a tout ce qui etait a elle, et +interrogeant sans cesse: + +- Pourquoi as-tu deux ciseaux a ongles? Et cette petite glace, +pourquoi c'est faire? + +Le soir, Line lui rendait fidelement sa visite, quand il etait couche. +Meme lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de +venir l'embrasser; il demandait, ces fois la, qu'on fit la lumiere +toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout +eblouissante dans sa robe de soir aux reflets pales qui se fondaient +dans l'eclat nacre de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de +toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si +pres l'objet du plus beau de ses reves et quand on est encore penetre +d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces realites. + +Boum etait heureux infiniment. Aussi etait-il bon et indulgent pour +les hommes, pour les betes et meme pour les choses -- car il ne voulait +pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne +battait meme pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer +son fouet en l'air, pour les hater dans quelque course imaginaire ou +pour les ralentir dans leur galop. + +Boum se portait a merveille. Il mangeait du meilleur appetit, +s'arretant quelques fois pour baiser la main de Line toujours a ses +cotes. Ce geste, a table, il le savait, lui valait regulierement un +rappel a l'ordre de son pere, aussi ne le repetait-il pas trop souvent. + +Dans le monde, quand on le produisait, il etait, tres au fond, +l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air: + +- On le gate trop... disaient-ils. + +C'etait parfaitement inexact. Boum etait trop heureux pour etre le +moins du monde gate ou insupportable. Il etait trop sensible pour +vouloir faire de la peine a quiconque, meme en etant un peu sot, et +d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne +n'aurait songe a lui contester. + +Pour Line, il avait d'abord ete le poupon inattendu, celui qui, le +premier, lui avait donne une gravite particuliere en faisant d'elle une +tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce +poupon etait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A +force de se mettre a sa portee, ils etaient devenus des amis dans toute +la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins +d'importance; il avait tellement accapare la vie de Line, qu'elle ne +pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus a +l'un sans penser a l'autre; ils etaient devenus Line-et-Boum et cela +faisait presque un seul nom propre d'une famille particuliere. + +Pourtant un apres-midi Boum apprit a table qu'il ferait seul se +promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'etait une eventualite qui se +produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une +moue speciale de Boum, qui commencait par refuser de manger; il ne +disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, +regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de +temps en temps, sur son pere qui froncait le sourcil. La scene +finissait habituellement a propos d'une observation sur la tenue qui ne +manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait +la sortie de table. Ce jour-la, ce triste programme ne manqua pas de +s'executer point par point. Miss Anny emmena le delinquant, car tante +Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit +sa promenade tout seul. + +C'etait un mauvais jour decidement. Line et Boum s'etaient +mutuellement habitues aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas +l'amitie, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets +"vivants" c'est-a-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois +quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au +contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, +des choses trouvees dont l'attention faisait le plus grand prix, telles +que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de +ficelle ou bouts d'etoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs etaient +garnis de rubans par les soins de Line et serres dans un coffret; on +les regardait de temps en temps. Cette fois-la, pendant que la nurse +causait avec des compatriotes, Boum avait ete assez heureux pour +denicher une boite de sardines vide, sans doute laissee sur place et +sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche +precedent. Convenablement nettoye et pare par tante Line qui etait une +fee, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maitresses +pieces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le depart, +Miss Anny s'etant apercue du precieux fardeau qu'emportait Boum, +s'opposa formellement a son transport d'ou scene magistrale de l'ami de +Line, qui etait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-la, pour +la reception d'une claque, et un retour orageux a la maison. + +Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu a tante +Line, s'attardant particulierement a la description de la boite de +conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais detail +extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui +dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas: + +- Mon pauvre Boum, ne te desole pas, on en retrouvera... + +Tante Line pensait a autre chose. + +Boum dormit mal, fut agite; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes +profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son +eleve qu'elle regrettait avoir gifle. + +_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._ + + + + + +II. + + +Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement +exterieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le +programma de ses journees differer de celui des journees de sa tante. +Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, etaient devenues +peu a peu la regle. On ne les signifiait plus a table. Aucun lien +n'etait plus etabli, comme autrefois, entre cette supreme recompense et +la qualite du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord realiser +des chefs-d'oeuvre de pages d'ecriture, tendre tout son esprit pour +reciter ses fables afin d'eviter le moindre anonnement. Rien n'y +faisait; tout au plus decrochait-il ainsi quelques tours dans la +voiture aux chevres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre +quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que +Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il etait +eternellement distrait; pendant les lecons, il restait la plupart du +temps, la tete appuyee sur son petit bras tout rond, repetant tres +mecaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement +aux histoires de son grand-pere que Line ne racontait plus. Les +punitions commencerent avec une regularite constante; elles devenaient +comme une suite d'evenements facheux contre lesquels il avait cesse de +reagir. + +D'ailleurs ces tracasseries exterieures lui causaient peu d'effet en +comparaison du mal profond que lui faisait eprouver le changement opere +dans Line meme. + +Qu'elle ait ete soudain obligee par les siens a une vie mondaine +comportant, a chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour +les visites, pour les soirees et le theatre, -- Boum renoncait a +comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorite superieure -- +mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en resultaient +pour lui, n'etaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui +imposait sa lecon, pensait-il, on imposait a sa tante ces pratiques +etranges; c'etait la une des consequences logiques du besoin +d'oppression qu'ont les grands vis-a-vis des petits. C'etait normal. +Peut-etre meme si Line en avait souffert un peu, aurait-il eprouve a se +voir persecuter avec elle, un secret contentement. + +Malheureusement, il n'en etait rien. Line n'en souffrait pas, et meme +peut-etre... en etait-elle heureuse. Comme elle avait change! En +apparence, elle continuait bien, comme autrefois, a monter dans sa +chambre le soir, a le recevoir le matin. Evidemment ils causaient +toujours, mais quelle difference! D'abord Line commencait, comme les +autres, a ne plus le prendre au serieux, meme quand il attirait +specialement son attention avec ce geste special d'agiter son petit +index bien droit, en disant: + +- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire... + +Line riait quand meme et d'un rire un peu trop prolonge qui l'irritait; +plusieurs fois meme, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de +ses yeux, des larmes brulantes que pour rien au monde, il n'eut voulu +laisser tomber. Elle ne s'en apercevait meme plus. Il avait essaye de +la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des +trouvailles de calinerie; puis, -- o honte -- il avait pense aux +cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient ete un colimacon vivant +qu'il avait rapporte du Bois, dans sa poche, sans rien dire a sa bonne, +a la coquille duquel il avait lui-meme attache un morceau de flanelle +rouge, et un calendrier a fleurs de mica, achete par Jean le chauffeur, +qui persistait a souhaiter "la bonne annee" malgre qu'on fut deja en +avril. Rien n'y faisait; le calendrier etait alle rejoindre les autres +presents dans la boite aux souvenirs, bien que cet objet eut pu etre +d'un usage journalier et le limacon avait delaisse tout seul son lit de +feuilles sur la fenetre, pour une destination inconnue: Boum seul avait +constate son absence. + +Line pensait evidemment a autre chose. Et detail aggravant, elle y +pensait volontiers. Les changements de sa conduite se precisaient meme +singulierement. Elle, qui etait autrefois si insouciante, si simple, +si jolie sans le faire expres, devenait maintenant plus appretee, moins +naturelle. Elle s'etudiait davantage a la glace, le matin, quand elle +finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apres les avoir +brosses, elle tordait jadis ses cheveux d'or pale, etait remplace par +une suite de mouvements compliques, refaits plusieurs fois pour arriver +d'ailleurs a quelque chose de tres voisin des premiers resultats. Le +choix de la robe a mettre etait aussi beaucoup plus long qu'auparavant. + Quelquefois elle demandait conseil a Boum qui, regulierement, revenait +au classique tailleur bleu marine, associe dans son idee egoiste +d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait: + +- Tu n'y connais rien... + +et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en +ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son +chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une derniere fois a +la psychee Empire posee obliquement a la fenetre: + +- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent. + +Toujours Boum repondait: + +- Bien jolie, Tante Line. + +et il se detournait pour ne pas pleurer, sans savoir meme la cause de +son emotion. + +C'est qu'il l'aimait dans ce temps-la, sans lui en vouloir le moins du +monde, autant qu'avant, plus meme peut-etre. Il lui faisait de tendres +reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi change. Dans le +fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance +l'attachait plus encore a elle; il lui semblait qu'a cause de cette +injustice meme, elle etait plus a lui; parfois, il aurait voulu la +battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-meme les +rares fois qu'il avait ete sot, pour la corriger un peu, voila tout; +apres elle lui aurait demande pardon, et il aurait pardonne; c'eut ete +si bon, mais c'etaient des reves... dans la realite, il ne la battait +pas et n'avait pas helas, a lui savoir gre du moindre repentir. + +A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait +sans cesse, observant, reflechissant et examinant les unes apres les +autres les plus invraisemblables hypotheses. Son pauvre petit cerveau +travaillait tellement a ce difficile probleme que son caractere, sa +sante meme en etaient touches. Sa gaiete s'en allait de lui. On +n'entendait plus jamais a travers les portes de sa chambre ses bons +rires si semblables a des cris de petits oiseaux. Il etait moins +affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux +brillaient moins vif. A sa vivacite premiere succedaient une torpeur +presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient a toute +heure du jour. Il mangeait de mauvais appetit. Le docteur, mande par +sa maman, lui avait ordonne, apres un examen approfondi: du +biphosphate! C'etait peu comprendre son mal. + +Boum cherchait toujours. + +A la verite, un nouveau personnage etait entre dans la maison. Non pas +l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre +le the et dire des choses aimables -- ceux-la etaient tous des +familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on +n'avait jamais vu et qui avait commence par venir souvent. C'etait un +homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle +dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vetements tres serres a la +taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plie! Boum avait +entendu son nom, c'etait un nom tres long, l'un de ceux qu'il faudrait +apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui +en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur +Claude. Boum s'en etait tenu la. + +Le nouveau venu etait incontestablement tres empresse aupres de Tante +Line. Les domestiques venaient immediatement la chercher des qu'il +arrivait. Que de fois meme ces visites importunes etaient venues +troubler de delicieux moments ou Boum croyait presque retrouver la +douce intimite d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle +rougissait jusqu'a la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait +a Line des corbeilles de fleurs tres frequemment. Ces presents +irritaient profondement Boum, qui a voir leur qualite et leur +dimension, avait compris l'impossibilite de lutter sur ce terrain. Une +fois, apres le dejeuner, devant un monument de roses blanches que +Claude avait fait porter, l'enfant avait demande tout bas a l'oreille +de sa maman, des sous. + +- Beaucoup de sous, avait-il dit. + +Et comme la reponse avait ete une question sur l'usage qu'il entendait +faire de cette monnaie, il etait reste gene un moment sans repondre, +puis comme il n'abandonnait pas ses idees, il donna une explication, +mais cette fois si bas, si bas et si pres de l'oreille maternelle que +malgre toute l'attention donnee, il ne fut pas possible de savoir sa +pensee, -- et l'heure de sa promenade etait venue. + +Sur les gazons peles du Bois, il passa consciencieusement son +apres-midi a chercher des fleurs. Et ainsi, a l'heure de rentrer, +quelques paquerettes et quelques pissenlits, coupes presque sans tiges +et un peu ecrases dans sa petite main chaude, vinrent meler sur la robe +de Miss Anny chargee de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et +rosees. Meme avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces +fleurs faisaient pietre figure, la comparaison n'etait pas possible. +Le temps etait passe ou Line tenait compte des difficultes inherentes a +sa condition de petit garcon. Aussi apres l'avoir considere d'un air +de degout, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui +aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent. + +Les choses allaient tres vite d'ailleurs. Il semblait que toute la +maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitie de Line et de +Claude. Ils passaient maintenant des apres-midi entieres seuls dans le +petit salon, ou tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus +la permission d'y penetrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une +force interieure le poussait a venir troubler cet agacant tete-a-tete. +Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constate +-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il +ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-la, Boum avait +refuse son ordinaire baiser a sa tante. Il s'etait violemment retourne +la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il +entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui +repeter depuis quelque temps; + +- Il est jaloux. + +Il avait de la peine, tout simplement. + +Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir +la: + +- Demain je te dirai un gros secret. + +Mais Boum etait trop fait a l'infortune pour se faire la moindre +illusion sur la part de bonheur que lui reservait cette revelation; +comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, +c'est-a-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain. + +En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire a personne", +etait que Tante Line etait fiancee a Monsieur Claude. + +- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line +Vauquer de Conflans. + +- Pourquoi? avait repondu Boum. + +- Mais parce que Claude s'appelle comme ca, fit Line. + +- Non, pourquoi tu te maries? precisa Boum. On etait bien, tous les +deux. + +Cette evocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus +que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses etaient trop +avancees maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle +continuait a s'isoler des journees entieres avec Claude, a le +rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le +monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les +parents felicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver +leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de presents. Ah, Boum la +regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les ecrins +ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les eventails, les +porte-cartes, les services a liqueur, les manches d'ombrelles et tant +d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec +l'autre, comme un _decrochez-moi-ca_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux +evoquaient pour Boum, ses cadeaux a lui que Line rangeait jadis dans la +boite. A voir toute la difference qu'il y avait entre les uns et les +autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour +lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant +ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui, +elle faisait semblant d'etre contente; elle l'aimait pour rire; ente +son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui etait toute la +distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai +cheval. En somme, -- c'etait sa conclusion -- il y a deux mondes sur +la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au serieux +et qui vont librement; a elles est reserve le droit d'etre heureux, +d'aimer et d'etre aime; pour elles et a leurs tailles, toutes choses +sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux +voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde +des petits, ils ne servent qu'a amuser les grands qui ne tiennent pas +compte d'eux; pretextes a chatiments ou a recompenses, objets a +savonner, a promener, faire manger, travailler, dormir et surtout a +dresser a toutes ses manies; eternels etrangers dont personne, ne +comprenant exactement la langue, n'a jamais songe a ecouter le +coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-pere ait voulu +fuir ce monde-la. A sentir que des temps infinis le separaient de +cette seconde vie et que de plus le jour ou elle viendrait, il aurait +tout de meme perdu Line, Boum eut une tristesse immense et desespera. + + + + + +III. + + +... Des fleurs, des lumieres, un pretre tout d'or vetu, au pied de +l'autel Line en robe blanche a cote de _Lui_ Claude, le voleur de sa +joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens. +C'etait comme l'apotheose de sa douleur. Parce qu'il etait trop +impressionnable et souffrant deja, ses parents l'avaient dispense de +figurer dans la scene cruelle. Miss Anny l'avait mene avant l'heure, +derriere un pilier de l'eglise. Quelques personnes le reconnaissaient +et lui faisaient devotement un petit signe dans un sourire en remuant +la tete et en disant: + +- B'jour Boum. + +Il repondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. + Dans ses grands yeux noirs dilates, aucune larme ne venait. Il etait +tres calme et pourtant la fievre brulait son petit corps; ses tempes +battaient vite. + +Un violon sanglotait la _Meditation de Thais_. De jeunes couples +passaient entre les chaises pour la quete. Boum attendait qu'on vint a +lui en chauffant au creux de sa main une petite piece d'or remise par +sa maman a cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de +petites toux discretes et pieusement etouffees. + +Pour l'amoureux de Line, la ceremonie n'etait ni longue, ni courte; +comme lorsqu'est atteinte la plenitude de l'emotion, il n'y avait plus +pour lui ni de temps, ni espace... le mariage etait. + +Dans l'apres-midi, vers trois heures, apres un mauvais sommeil, pendant +qu'il etait encore couche, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle +avait quitte sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve +assurement, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de +l'oreiller sa tete lasse, comme il sentait que l'heure n'etait plus ou +l'on pouvait modifier les choses, il recut sa tante aimee avec un +pauvre sourire indulgent et resigne. Line, sans doute, allait lui +faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases +pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes +les paroles durent lui paraitre inutiles; elle tomba simplement a +genoux; tres certainement, c'etait uniquement pour rapprocher sa tete +de la sienne; mais, comme si elle eut compris un instant, le visage +tourne vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots. + +Des yeux de Boum, deux larmes tomberent, sans que son sourire cessat. +Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, +de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensee, +c'etait un geste d'amour, en realite presque un geste de pardon. + +... Et pourtant peu apres, Line s'en alla, avec Claude, pour un long +voyage. + + + + + +IV. + + +Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum etait +malade, tres serieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure +allongee avait perdu cette rondeur de pomme fraiche qui poussait +autrefois les moins intimes a l'embrasser. Ses cheveux qui +s'echappaient alors du beret en boucles epaisses et folles, se +collaient ternes a son front et a ses tempes creuses, comme des meches +de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient +dans sa figure pale aux levres exsangues. Ses mains amaigries +s'amusaient tres peu avec les jouets compliques qui gisaient sans vie +sur la soie bleue de l'edredon. + +Boum avait d'abord eu des faiblesses etranges, puis des syncopes +frequentes au moindre mouvement, l'un de ces evanouissements s'etait +termine en un delire qui avait dure cinq jours. Tout le monde avait +cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coincide avec une poussee de +croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le +temps de faire son lit, -- quand il etait assis, il etait si grand dans +sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un +frere aine malade, tant il avait peu l'air d'etre ce beau petit que +tous avaient connu. + +Cette fois-ci, du moins, son mal avait ete compris. Trois medecins +venus en consultation avaient diagnostique son cas, tres rare +d'ailleurs, d'"hyper-neurasthenie precoce a forme d'idee fixe et +survenue pendant l'epoque critique de la formation compliquee +d'accidents meninges." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute +maintenant: c'etait de Line que Boum souffrait. + +Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entieres +aupres de son lit, cherchant a le distraire. Son pere avait perdu la +moindre trace de severite; des que ses affaires etaient terminees, il +venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait +des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait meme des +histoires amusantes en epiant le moindre rire sur le visage de son +fils. Quant a Miss Anny, elle errait dans l'appartement, completement +hebetee, son profil de chevre plus chevre que jamais, parlant en termes +emus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exasperer la famille. + +Quand Boum etait assoupi, ses parents s'eloignaient de son lit et +restaient a causer pres de la cheminee. Boum entendait des bribes de +leurs conversations: + +- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages +l'interessent davantage. + +- Il a mange plus volontiers sa puree de lentilles... + +- Madame Unetelle est venue... C'est agacant, a la fin, ces gens qui +vous felicitent tout le temps de sa taille... + +- J'ai recu une lettre des Claude... + +Boum ecoutait alors: les Claude, c'etait Line. Ce nom seul irritait le +pere, qui ne manquait pas de faire une reflexion desagreable; la mere +defendait noblement les absents. + +- Claude, disait le pere, a bien cet air cretin et suffisant qui +caracterise les diplomates... + +Line n'etait pas epargnee. + +- Avoir realise d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans, +c'est un comble. Ah! je retiens votre mere comme educatrice... + +- Line n'etait pas coquette, repliquait la mere, elle ne s'est pas +rendue compte... evidemment, elle aurait pu faire attention... + +Et Boum voyait quelquefois, a travers les barreaux de son lit, dans le +rayon de la faible lumiere qui venait du petit abat-jour rouge, les +larmes perler aux yeux de sa mere, ces grands yeux qui ressemblaient +tant a ceux de Line, a peine d'un bleu un peu plus sombre. + +Line... Line, comme il pensait a elle, aux conversations, aux +promenades avec elle, a ses rires, a ses robes, a sa chambre, a sa +petite voiture, a tout elle: il ne pensait a rien autre. Qu'est-ce +qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? +Surement elle devait penser a lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublie. +Il en etait sur. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle +etait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les recriminations +paternelles, il avait envie de la defendre, d'expliquer. Mais il se +ravisait: est-ce que les petits garcons expliquent? Saurait-il meme? +Il se sentait si faible, si deprime et le seul resultat de ses efforts +pour parler, il en etait sur, ne serait que ce casque, ce mauvais +casque de douleur, qui lui broyait la tete, a l'interieur et a +l'exterieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et +l'amere potion qu'on lui donnait en pareil cas. + +Non, a l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum +n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'eprouvait a se la +rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idee de l'absence seule +etait douleur. Il savait que Line n'etait pas responsable, que son +papa et sa maman etaient injustes et ne reprochaient rien autre a +l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis +donne. Sa peine etait due, il en avait conscience, a d'autres causes, +a une masse de circonstances, d'evenements insignifiants en eux-memes, +dont l'un enchainait l'autre, qui pas plus les uns que les autres +n'etaient seuls capables d'amener le resultat dont il souffrait. +Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du +grand-pere aux yeux bleus, lui disaient qu'il etait dans la vie sans +cesse necessaire de lutter. + +C'etait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne +qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus +commode pour se plaindre et pour s'excuser. En realite elle est +quelque chose de bien different. Sans le comprendre, l'enfant s'en +rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, +elle est indifferente simplement; dans elle, les actes et les +sentiments se succedent sans ordre et sans autre raison que +l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme +decoulent, pour ceux qui en sont touches, la souffrance ou la joie, +personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde +fait de son mieux. + +C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des +enfants, Boum n'en voulut pas non plus a Claude. Le mari de Line ne +pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se +connaissaient meme pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude +avait trouve Line a son gout -- beaucoup auraient ete de son avis, la +seule particularite surprenante etait qu'il n'y eut personne avant lui, +-- il l'avait prise, tout simplement. + +Seulement Boum, qui meditait sans cesse sur ce sujet, constatait +qu'entre Line, c'est-a-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant +ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi +dans un esprit mechant, il n'en restait pas moins la cause, cause +inconsciente mais cause reelle tout de meme, de tout le mal. S'il +n'etait pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter, +lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait +encore la tendre, interessee, heureuse et rayonnante, a Boum, toute a +Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour +faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'etre +heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer +toujours. + +Toujours! On n'a pas idee comme c'est long pour les petits garcons, +cette idee la. Alors, une seule pensee envahit son pauvre coeur, +pensee tres simple, tres pure, a laquelle ne se melait aucune +apprehension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des +realites dont decoulait une resolution qui s'imposait, avec +l'inexorable necessite d'une loi physique: il fallait separer Claude de +Line, voila tout. + +Comment operer cette separation, voila ou le probleme devenait +singulierement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea +d'abord l'idee de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait +bientot parce que avec la possibilite catastrophale de voir Claude +emmener sa femme, le retour de l'indesire restait toujours comme un +danger menacant. Alors l'autre solution se presenta radicale et +definitive: celle de l'autre depart, du grand voyage dont on ne revient +jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait +plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui +avait envisage tous les raisonnements et vide toutes les hypotheses, le +savait: c'etait ainsi. + +... Les crises revinrent plus frequentes. Le terrible mal de tete ne +lachait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement: + +- Maman, j'ai bien mal... + +La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait du allonger +l'arriere du bonnet a glace. + +- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une +criniere... lui disait-on. + +Avec de grosses larmes, le petit disait: + +- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui +finissait a la tete... + +Le specialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs +moments cherchant, sans rien comprendre a cette recrudescence du mal +etrange, emu malgre l'aridite du probleme, de cette douleur qu'il ne +pouvait dominer. + +- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout. + +- Si Monsieur, je vous aime bien repondait Boum, mais ca me fait mal, +tres mal, toujours mal. + +Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", +-- comme celle de ses confreres -- n'allant pas au dela; il avait relu +tout ce qu'il savait deja, avait essaye toute une gamme d'agents +physiques, d'injections, d'hydrotherapie. Il avait pense un instant au +retour de Line, puis rejete cette proposition d'ailleurs difficilement +realisable, craignant d'aggraver encore l'etat de l'enfant. Cet homme +bon revenait toujours a la conclusion qu'il fallait une diversion a +l'idee fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le +resultat de tous les essais etait que Boum semblait reconnaissant de +tant de peines. + +- Merci Monsieur, j'ai encore mal... + +Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre +grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la +douleur s'en aller. Assise pres de la fenetre, d'une voix tres douce, +l'infirmiere, ainsi que l'avait prescrit le docteur apres les crises, +lisait. C'etait une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le +petit malade ecoutait et demandait des explications: + +-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle... + +La jeune fille se repandait en explications. Elle reprenait le recit: +l'un des deux heros fidele au roi ne pouvait pardonner a l'autre son +abandon politique. + +- C'etait un mechant, disait-elle, un traitre; alors Murthos, le +fidele, voulut se battre avec lui... + +-Se battre a coup de poing, interrogeait Boum. + +- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des epees et des +pistolets. + +- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. +Le mechant pouvait partir... loin, loin. + +- Parce qu'il etait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. +Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche a toucher +l'autre et a se defendre avec son arme. + +- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle. + +- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tres mal de se battre en duel... + +- Ah! c'est mal, fit simplement Boum. + +De la meme voix, un peu monotone, l'infirmiere poursuivit la lecture, +en jetant de temps a autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui +n'ecoutait deja plus. Le recit continuait, les peripeties les plus +dramatiques se succedaient, la mere du bon heros venait sur le pre, +pour essayer d'arreter les bretteurs, et se mettait a genoux tout en +essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orne de dentelle"... + +Boum interrompit: + +- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que +d'assassiner quand meme, puisqu'il etait loyal, le monsieur... + +L'idee avait decidement frappe le malade, la jeune femme s'en apercut. +Peut-etre parce qu'elle etait lasse de lire ou bien parce qu'elle ne +voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle repondit: + +- Oui, c'est moins mal. + +Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouve +quelque detente dans quelque imaginaire vision. + +Le soir, apres le diner familial, le pere et la mere etaient, comme a +l'habitude, assis chacun d'un cote du lit. Boum posa quelques +questions, toujours a propos de la lecture de l'apres-midi. Il avait +oublie l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore +maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou +seulement un peu mal... + +Pour la premiere fois, depuis longtemps, le pere riait un peu dans sa +moustache tres brune; il donnait tous les developpements desires et +declarait en principe: + +-... Que le duel c'etait tres bien, a condition de se battre pour des +motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la +galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, +loyalement... + +Boum n'y etait pas encore; pauvre petit, il tenait encore a la vie. + +- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il? + +- Oh oui, disait le pere, apres une petite hesitation, si l'on est +d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ca n'est pas +l'usage... + +- Ah! faisait Boum, interesse. + +Cette nuit la, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de +la, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et +pour les domestiques une bien grande joie. + + + + +V. + +Les jours, des lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout +doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu a peu, avec +l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le medecin +lui-meme etait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remede; +malheureusement le remede n'etait pas de ceux qu'on achete dans les +pharmacies. + +- Il fallait "decrocher" l'idee fixe, disait-il; et pour cela +interesser le malade a une autre idee... + +En verite, Boum ne pensait plus seulement a son malheur, ou plutot il +croyait avoir trouve le moyen de pouvoir agir sur son malheur meme: la +desesperance avait quitte son petit coeur. Il croyait maintenant +pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un +crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement, +loyalement". + +Sans doute, le malade n'avait confie a personne son secret, seulement +comme il ne parlait plus que de provocation, de pre, d'epee, d'honneur +et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le pere, +prompt comme tous les hommes a trouver dans les evenements la +satisfaction de ses desirs, trouvait cette idee follement amusante. +Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, meme +son ame de cavalier et de militaire n'etait pas fachee de cette +tournure d'esprit que cette idee denotait chez son fils. Peut-etre +meme, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret +contentement. La mere, plus prudente, apres le premier moment de +bonheur, s'etait un peu alarmee. Qui sait, pensait-elle, si Boum, +apres avoir constate l'impossibilite de sa combinaison, n'allait pas +retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa +raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les +assurances. + +- L'attention n'est plus fixee sur un seul point, disait-il, maintenant +l'imagination va d'une idee a l'autre; la derniere comporte une part +d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce +travail la; et pendant ce temps l'etat general profite, l'assimilation +se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de reaction propre. +Nous passons la crise de croissance. + +Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'a demi le jeune femme parce +qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'a rebours +de son mari, elle n'avait aucun gout pour la solution de Boum si +fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lie dans sa pensee a +des surprises douloureuses. Le jugement sain et serieux qu'elle tenait +de son pere ne trouvait aucun gout a la conception cabotine des choses +saintes dont les modernes rencontres se reclament. Elle la trouvait un +peu degradante; son coeur de femme et de maman aurait prefere toute +autre diversion au mal de son fils que celle-la. + +Cependant Boum allait toujours mieux. Ses nevralgies avaient presque +disparu. Il mangeait de bon appetit et dans son corps amaigri, les +forces revenaient. + +Un jour pour la premiere fois depuis sa maladie, l'automobile +paternelle l'avait mene prendre l'air en compagnie de sa mere. Un +grand soleil d'ete envahissait l'avenue du Bois, presque deserte. + +Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum evoqua +d'autres joies passees qui etaient, jadis, sur cette meme allee dans +l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il +passait alors au milieu d'eux, triomphant aux cotes de Line, maintenant +il sentait l'isolement de son coeur desole. Ces constatations pourtant +ne deprimaient pas son energie et ne ralentissaient en rien sa +resolution arretee; a l'encontre, il semblait trouver, en elles, des +forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa +race reclamait et par la rejoindre ce qu'il croyait etre la raison de +sa vie. Son pere l'avait averti; il devait reprendre des forces +d'abord, apres seulement il pourrait se mettre a etudier l'art de tuer +selon les regles des principes admis. A present, il en etait encore a +la premiere partie du programme; il laissait, comme on lui avait +explique, l'air et le soleil l'aider a le remettre. Sans parler, il +s'abandonnait a l'apre bonheur de se ressouvenir. + +A l'extreme bout du lac, il demanda l'autorisation a sa mere de +cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait +methodiquement, avec une maladresse appliquee. C'etaient toujours des +humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, a cause peut-etre +de sa resolution et de toute l'evolution qui s'etait faite en lui, il +estima pouvoir les faire parvenir a celle qu'il cherissait. + +- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line? + +Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tres tres +fort. + +Pourquoi cette jeune mere qui avait eu a cause de ce fils de si grandes +angoisses et qui n'avait jamais verse que des larmes isolees, +etait-elle emue aujourd'hui, tellement? + +Boum, tres gentiment, devenant un homme parce qu'il etait devant une +femme eploree, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un +mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il repetait les mots +qu'on lui disait autrefois a lui-meme: + +- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin... + +Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. +Peut-etre, en voyant le geste naif, la petite mere avait-elle pense que +ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance +muette dont son coeur brise avait tant besoin... + +- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum? + +De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'etait vrai, il +repondit: + +- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la meme chose... + + + + + +VI. + + +Boum etait presque gueri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec +tout le monde, recommencait ses lecons et ses promenades comme par le +passe. Si ce n'eut ete quelques drogues qu'il prenait avant les repas +et dont les flacons bizarres ornaient sa place a table, personne +n'aurait pu dire qu'il ait ete malade, si gravement malade. Comme le +souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait +plus ni a Line, ni a l'idee fixe dont Boum avait ete si pres de mourir, +ni meme a l'autre idee saugrenue qui avait remplace la premiere et dans +l'esperance de laquelle l'enfant avait retrouve les forces de vie. +L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs. + +Il etait devenu un grand garcon, grand par la taille -- tout le monde +lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas meme onze. Son +corps tres fluet et qui faisait penser aux plantes poussees trop vite, +gardait encore un peu de sa grace passee. On ne retrouvait dans sa +figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils +mordores dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une +certaine gravite surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa +vivacite, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilite tres +douce, une politesse marquee et tres prevenante qui partant, le +distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif, +complaisant, souvent rieur meme, on eut pu croire qu'il avait oublie: +en realite, comme au premier jour, il pensait a Line, comme au jour de +la revelation, il etait decide a se battre avec Claude. Tout au plus +avait-il ajoute, a mesure que l'initiation de la methode precisait les +premieres donnees, l'idee d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait +cette offrande genereusement parce que sa nature etait aventureuse, +parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et +aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui. + +- Ce sera Claude ou moi, pensait-il. + +Un jour, tres timidement, mais resolument comme quelqu'un qui reclame +le paiement d'une dette, il vint trouver son pere seul et lui posa la +question: + +- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il... + +- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ca te fera le plus grand +bien... + +Quelques jours apres, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble +du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussee, a droite sous le porche, +Boum et son pere firent leur entree dans une quelconque salle d'armes +de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne +venaient pas encore. Un homme de blanc vetu avec un coeur de flanelle +rouge a la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait +a l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_ +entrelaces. Dans la salle, a laquelle les epees faisaient des murs +d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les +"Patrie", le maitre, du bout de sa barbiche et derriere un lorgnon, +lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait +son cafe au lait. Boum lui trouva en meme temps l'air terrible et +l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir +ses phrases, toujours sur un ton de commandement: + +- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la +planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiene... voici les +prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chene prendre +d'une pile, un prospectus dont le pere en accepta les termes sans le +lire. + +Le Prevot appele prit les mesures du futur "membre" -- c'etait sa femme +qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum +reviendrait: le masque, les sandales, les petites epees, tout serait la. + +En les accompagnant, fidele au rite, le maitre eprouva le besoin de +dire: + +- Nous allons le soumettre au ballottage. + +C'etait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle a +son entreprise. + +Dans la rue, Boum ayant demande des explications sur ce dernier mot, +son pere pensant autre chose repondit: + +- Ce sont des betises. + +Boum fut admis sans opposition. + +Au jour fixe, il venait costume en petit bretteur, le visage dans sa +cage a mouche, debout mal a l'aise sur cette planche qui lui paraissait +haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maitre prodiguait son +enseignement, donnant des exemples, repetant ses phrases comme s'il +recitait une lecon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux, +s'appliquant de toute son ame a bien faire, mais bientot rompu dans +tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on +pouvait jamais arriver dans la realite a se battre, a se toucher, a se +defendre et a faire quoique ce soit. Effraye, il pensait que, +peut-etre, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait +jamais, bien que le maitre flatte de son attention y allait de temps en +temps d'un encouragement. + +- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des +dispositions, vous arriverez... + +Le soir, moulu par la courbature, il eut une defaillance en pensant que +cette solution aussi serait tres longue. Pour arriver a savoir faire, +en somme, il faudrait etre grand et c'etait justement de ne l'etre pas +qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant a la lecon, +parce qu'il n'etait pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il +recommencait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et +tirez", etc. + +Tres lentement, il sentit lui-meme ses progres. Il se fatiguait moins +maintenant sur cette planche ou il se tenait mieux, assis sur les +jarrets, sans perdre ce que le prevot facetieux ne se laissait pas +d'appeler: "les petits equilibres". + +Mettant a part l'escrime, la salle ne l'interessait pas. De rares +clients venaient a son heure et cependant, il y avait dans ces murs +comme un air de susceptibilites factices et de points d'honneur idiots +se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui +l'ecoeurait. Boum avait son idee, il etait venu dans un but tres +precis. Sa bonte profonde s'alarmait a la pensee de querelles +cherchees, que sa mentalite serieuse lui faisait trouver inutiles. +Aussi a part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. +Pendant les poses, il s'asseyait a l'ecart sur la banquette de velours +rouge, et continuait a s'instruire en regardant. + +Cependant, il s'etait fait un ami. C'etait un monsieur grisonnant, +legerement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tres bon sourire. En +le montrant, le prevot avait dit a Boum: + +- C'est Laferriere, vous savez celui qui fait des pieces, un rigolo. + +Avec plus de ceremonie, le maitre avait, selon l'usage, presente son +jeune eleve: + +-... A Monsieur le Comte de Laferriere, de l'Academie Francaise. + +Boum avait tendu sa petite main. + +Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demande: + +- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes? + +Boum avait repondu: + +- C'est difficile. + +- Comme tous les arts, repliqua le Monsieur; il n'y a que la critique +qui soit aisee. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espere, comme +M. Doumic? + +- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien +saisi. + +- Officier ou maitre d'armes, interrogea encore le Monsieur. + +- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve +ces deux perspectives folles et extravagantes. + +- Que voulez-vous etre alors? + +- Je veux etre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux +savoir faire des armes. + +Peut-etre cette reponse aurait-elle laisse indifferent plus d'un +habitue de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, ete frappe +par l'apparente incoherence de ces deux volontes. Chez Laferriere, +l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arreter. + +- C'est etrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention +du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un +aussi grave sujet, et il ajouta: Nos gouts ne sont pas tout a fait +pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout +envie de me marier... parce que je suis marie, comprenez-vous. + +Boum sourit. De cette conversation commenca leur sympathie. Par la +suite, Laferriere, rassasie, relativement jeune, de toutes les joies et +de tous les honneurs, trouvait une douceur particuliere a retrouver, +chaque matin, le petit coeur honnete et frais dans lequel il sentait le +mystere. Boum avait retrouve en lui une camaraderie qu'il n'avait +jamais connue chez Line: son nouvel ami l'ecoutait serieusement. Cela +ne les empechait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; +l'academicien savait des histoires impayables que le prevot, en +s'appuyant sur la courbe de son epee, ecoutait la bouche ouverte. + +Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils etaient tous +deux curieux et adaptables, naifs sans etre betes et d'une generosite +speciale qui voulait le bien de tous les etres y compris pour chacun +d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils a +merveille. Boum sentait les jours ou son ami n'etait pas en train et +les jours ou il etait en veine d'expansion. Laferriere avait saisi une +fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas etre traite en bebe; son +degre de developpement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne +se developperaient plus. + +Et puis, pour les raisons differentes, les gens de la salle les +ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il etait le seul enfant, se +sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de +mentalites toujours pareilles a cette collection d'oisifs croyant etre +le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu +la moindre repercussion. Ils se lierent rapidement. Quelquefois, ils +sortaient ensemble. Par les belles journees, Laferriere allait +volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long +du chemin, des sujets les plus divers. + +Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son +petit ami. + +- Mais c'est un fils donne par la nature, avait dit un Monsieur qui +marchait au cote d'une jolie blonde. + +- C'est idiot, avait replique Laferriere, puisque c'est un frere aine. + +Cette facon de presenter Boum comme un petit sage auquel on demande des +avis n'etait pas qu'une simple plaisanterie. En realite l'auteur +parisien etait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient +conserve jeune; il etait reserve. + +Laferriere s'etait tellement mis a sa portee, qu'il finissait par le +prendre au serieux, solliciter ses conseils, et lui faire meme des +confidences que beaucoup auraient trouve anachroniques et prematurees. + +Boum gardait a la maison un complet silence sur ces affaires de son ami +qu'il estimait etre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'etre +saisis par ses parents. En particulier, il etait souvent question dans +ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame +qui jouait ses pieces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. +Il l'appelait: Dora. + +Un jour, -- ils etaient deja de vieux amis -- au sortir de la salle, +comme il pleuvait, Laferriere proposa d'emmener Boum dans son +automobile. En chemin, il lui dit: + +- Si nous allions chez Dora? + +Boum, sans savoir pourquoi, hesita le quart d'une seconde, puis accepta. + +L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arreta familierement devant un +grand immeuble de la rive gauche, pres du pont de l'Alma. + +Au sortir de l'ascenseur, au troisieme, Laferriere ouvrit la porte +d'entree avec une petite clef qu'il sortit de sa poche. + +- Comment, c'est toi cheri, fit une voix tres douce. + +- C'est nous, repondit l'ami de Boum. + +Cette reponse excita sans doute la curiosite de la maitresse de ceans, +elle sortit a leur rencontre precipitamment. Elle avait du entendre +parler de Boum, parce que tout de suite, sans presentation, elle +l'accueillit gentiment dans un bon rire: + +- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir. + +Boum, en petit garcon bien eleve, s'inclina et baisa la main qu'elle +lui tendit, selon les formes les plus respectueuses. + +Quand ils se furent installes dans le petit salon ou elle les avait +introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit +a moitie etendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur +un tapis sombre, une fourrure blanche tres souple et deux gros coussins +vert-bleu. En verite, elle etait jolie, ses cheveux lui faisaient +comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents eblouissantes +riaient d'un rire perle special qui paraissait toujours partir d'une +scene. Elle faisait une masse de frais a Boum, a la fois amusee, +flattee et un peu genee par la presence insolite d'un enfant. + +Boum repondait poliment a toutes les questions. Toujours tres sobre de +details sur ses propres affaires, il ecoutait tranquillement tant qu'il +etait question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui +parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement +etonnes. + +Cette visite lui semblait toute naturelle, etant donne le serieux de +son amitie avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait +ete celui de toutes reunions de trois grandes personnes si ce n'eut ete +quelques remarques decousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui +passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulte qu'on devait trouver a +apprendre par coeur tout un livre". + +Laferriere jouissait, amuse par l'etrange de la situation. Evidemment, +pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa +maitresse aurait paru enorme, monstrueux; en realite, sa conscience +honnete et degagee des conventions se refusait a voir le moindre tort +dans ce rapprochement qui ne faisait de peine a personne. Ces deux +amis eprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain +plaisir a se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait +alterer la serenite de Boum et etre pour lui un changement de ce qu'il +entendait et voyait familierement tous les jours... alors pourquoi pas, +surtout que lui-meme l'auteur qui avait vecu tant de reves trouvait +dans la presence de ces deux etres je ne sais quelle impression de +consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant +voulu voir persister longtemps. + +Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interroge. + +- Comment la trouves-tu? demanda Laferriere. + +Tres gentille et tres jolie, apprecia Boum, vous devez bien vous amuser +avec elle. + +Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line negligea +de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler +quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de +convaincre, il savait ne devoir pas etre pris au serieux; alors il +ecouta sans interrompre comme le lui avait enseigne Miss Anny. Cette +visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui +avait ete comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il +lui disait la verite, qu'il avait en lui une confiance sympathique. +Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son +grand-pere peut-etre ou bien parce que simplement il avait souffert des +hommes, il gardait toujours, vis-a-vis d'eux, une prudence et une +reserve discrete. En telle maniere qu'a ce moment, quand son ami +l'avait mis au courant de sa principale preoccupation sentimentale, lui +n'avait pas encore articule un seul mot de la grande affaire qui etait +l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononce le nom de +Line a Laferriere. Apres la visite chez Dora, il prit la resolution de +tout lui raconter. L'occasion vint. + +Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure +dans l'auto decouverte vers Saint-Germain. Laferriere ayant fait peu +de temps auparavant la connaissance du pere de Boum, lui avait demande +pour ce jour-la l'enfant a dejeuner. Maintenant ils allaient au +rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son cote. A la sortie du +Bois, apres l'indispensable arret a la barriere, Boum retrouvait +l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent +regarde autrefois avec Line. Dans le fond de son ame, il +s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur +conversation, des que la voiture repartit, Boum demanda: + +- Pourquoi, faites-vous des armes, vous? + +Laferriere repondit une phrase evasive, une de ces explications dont il +avait le secret et qui n'arretait rien: "on ne bouge pas assez... c'est +necessaire... je ne veux pas grossir...". + +- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ca. Vous ne voulez pas vous +battre. + +- Oh, fit Laferriere, quand je peux eviter, j'aime autant. + +- Moi, repliqua gravement Boum, je veux me battre, mais serieusement, +_a mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment. + +L'auteur, se retourna brusquement, visiblement interesse: + +- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait? + +Tres posement, regardant par terre, Boum repondit: + +- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-etre le connaissez-vous, c'est +Monsieur Claude Vauquer de Conflans. + +- Conflans, le diplomate? fit Laferriere, c'est un imbecile! + +- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait a +cette appreciation, c'est lui. Je veux qu'il meure. + +- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum. + +- Voila, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite +tante, la soeur de ma maman. Nous etions tres, tres bien ensemble, +tout le temps ensemble et je l'aimais... tant. + +Boum disait ce mot tout bas, tres emu, baissant encore davantage sa +tete brune. Laferriere sentit le petit drame et n'interrompit pas. + +- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus +encore parce que vous, vous etes grand, et moi je ne suis qu'un petit +garcon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'etait +Tante Line... + +Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit: + +- Il me l'a prise... + +Emu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, +puis demanda: + +- Comment te l'a-t-il prise? + +- Il l'a epousee, puis ils sont partis. + +- C'est sa femme, remarqua Laferriere, elle est bien jolie en effet, je +l'ai apercue le jour de son mariage. + +- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est +qu'avant de partir, il l'avait changee, tellement. Vous ne l'auriez +pas reconnue. Avant elle etait douce, elle ecoutait comme vous, nous +sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon +grand-pere qui etait parti tout petit en Amerique, elle avait une +petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apres, quand +Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermes +dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- +et l'enfant precisait en remuant son index en l'air -- il faisait +expres, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se +moquait de moi. + +Profondement touche, mais voulant savoir, Laferriere interrogea: + +- Mais tu n'as pas parle a ta tante? Tu ne lui as pas demande pourquoi +elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre. + +- Souvent, repliqua Boum, j'ai essaye; j'ai dit tout ce que j'ai pu, +mais quand on est petit, vous savez, on ne vous ecoute pas, et puis, on +ne sait pas ce qu'il faut dire... + +- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas... + +Et sur cette reflexion, quelques instants passerent sans qu'ils se +dirent un seul mot. De chaque cote de la voiture, le paysage defilait +rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir +la campagne veritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons +ne se touchaient plus et le fleuve, delivre de ses quais, coulait plus +librement dans la lumiere crue entre ses berges de prairie. + +Laferriere etait bouleverse par le recit de cette tragedie. Les faits, +en eux-memes, etaient tres simples, en somme, si naturels: le petit +aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer a tous les ages, qui sait meme +si a l'age de Boum on n'aimait pas mieux, plus aprement, plus +exclusivement et plus serieusement aussi? A travers le cortege fane de +ses propres amours, il cherchait a retrouver le souvenir de ses +premiers elans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose, +sa pensee et son coeur... Et pourtant il demeurait desempare devant +cette detresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses +et qui gardait encore assez de foi pour aimer eperdument une petite +femme quelconque "qui jouait ses pieces". Il etait confondu parce que +de cette histoire tres simple resultait cette situation anormale, parce +que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation +sans denouement, une maladie sans remede. Un seul instant, il fut sur +le point de dire a Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne +te desole pas, tu verras que la vie peut guerir aussi". Mais, ce meme +homme qui n'avait pas hesite a mener l'enfant chez une femme un peu a +cote, se refusa a tenir la petite ame, meme pour la consoler. Il dit +simplement: + +- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum? + +- Je sais bien, dit le petit tres simplement, mais puisqu'il n'y a pas +d'autre moyen... + +C'etait bien la logique que craignait Laferriere. Sans doute, il +savait que le projet de Boum ne se realiserait pas, que quelque chose +viendrait surement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les +desillusions et toutes les deceptions que cette mise au point +comportait, firent mal a son egoisme genereux; comme un grand enfant +qu'il etait lui aussi, il laissa partir l'expression de son depit: + +- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconte cette histoire? + +Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tres bien la +difference de l'amour et de l'amitie, repondit tres naturellement aussi: + +- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup... + +- Tu as raison, repliqua Laferriere, assez touche de cette remarque, en +prenant sa petite main, tu peux compter sur moi. + +Ils avaient fait un petit tour par la foret silencieuse et sombre +malgre le soleil; ils retournerent vers le restaurant ou Dora les +attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait +du se lasser de regarder le decor magique de Paris engourdi a cette +heure dans une diaphane buee, elle jouait machinalement de sa longue +main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle +avait noue ses gants. + +- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferriere s'excusa: +ils avaient cause, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la +grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main: + +- Nous voulions te donner le temps d'etre idealement jolie; nous ne +sommes pas venus une minute trop tot... + +Pas fachee, elle le remercia des yeux. + +Ils mangerent. Laferriere, preoccupe, parlait peu. Dora lui trouvait +cet air particulier des jours ou il mijotait une idee de piece. Bonne +fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait + +des frais a Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute a leurs +pieds, elle l'aidait a retrouver la maison de ses parents, lui +indiquant les grands reperes de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du +Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferriere. Le +petit distrait, tour a tour regardait la ville, regardait la femme et +jouissait de leur semblable beaute. Il pensait sans aucun sentiment de +jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires +sentimentales, celles de ses commensaux s'etaient arrangees. Dora et +Laferriere s'entendaient bien, ils etaient ensemble, constatait Boum, +et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui +gate notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et +qu'aucune chose ne venait jamais troubler la serenite de leur bonheur. +Evidemment, Laferriere n'etait plus un petit garcon, et c'est tellement +plus facile d'etre heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra +peut-etre ou lui-meme... en attendant, il etait reconnaissant de tout +son coeur a ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimite +et de lui faire ainsi respirer l'air de leur felicite. + +Quand ils eurent termine, en quittant la table ou ils etaient restes +assez avant dans l'apres-midi, Dora, debout, interrogea Laferriere, en +le regardant de tres pres: + +- Eh bien, ca se dessine ton idee? As-tu un role pour moi? + +En secouant les miettes de son gilet, il repondit pour n'etre entendu +que par elle: + +- Je pense a mieux que le theatre, petit, a la vie, personne ne s'en +doute, c'est bien plus emouvant... + + + + + +VII + + +A une petite fete intime de la salle, pour la premiere fois, Boum se +produisait en public. Les spectateurs etaient peu nombreux; il n'y +avait guere, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de +representants notoires de la presse sportive, gens fameliques et +pretentieux. Le jardin avait recu une decoration de petit _14 +juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, +quelques fauteuils et les banquettes rouges etaient sorties. Au fond, +entre les arbres, devant un maitre d'hotel a favoris, une table nappee +supportait des sandwichs, des gateaux, des fleurs et une rangee de +coupes a moitie pleines de tres mauvais Champagne. + +Une dizaine de tireurs etaient inscrits et devaient faire assaut "a la +premiere touche". + +Boum etait considere par la salle entiere comme "une fine lame"; il +l'etait vraiment. Le maitre, qui avait l'intelligence de son art, +avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il +voulait faire; et alors, il l'avait pousse, sa jeunesse et sa debilite +etant un obstacle aux travaux brutaux de l'epee, vers le jeu delicat du +fleuret. Boum, qui en etait alors a sa deuxieme annee de salle, se +servait maintenant d'une epee triangulaire et a coquille, comme celle +des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait +peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqure +vers les mains, les genoux ou la tete; a l'encontre, elle tournait +follement tout le long de la lame adverse, tres rapide dans tous les +sens, avec des arrets brusques qui etaient des menaces, toujours en +mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement francaise, +s'epanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touche. + +Il fit, ce jour-la, d'assez jolis assauts, Laferriere qui n'aimait pas +d'ordinaire ce genre de reunions etait venu pour voir son petit +camarade. Tout en applaudissant a ses jolis coups, il etait inquiet +parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce resultat. Le +corps des chroniqueurs louaient sans reserve: decouvrir un talent +inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum etait +joli a voir. Son vetement blanc moulait ses formes gracieuses et +proportionnees: l'exercice l'avait considerablement renforce et +assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, a +l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se deployant dans une attaque +en un geste large, ou bien modeste apres la victoire, son casque et son +epee dans la main gauche, la tete un peu basse venant remercier +l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chetif et mal +pousse qu'il avait ete apres sa maladie. Il etait presque alors un de +ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un +secret desir: + +- Il est gentil. + +Apres qu'il eut fait sept assauts, le maitre le proclama quatrieme avec +trois touches, ce qui constituait, eu egard surtout a la qualite des +autres tireurs, un assez joli succes. + +Laferriere et lui ne resterent pas apres la seance. Ils remonterent un +instant a pied le boulevard. + +Comme a l'habitude, ils causerent. Laferriere avait raconte a Boum, +quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine piece. Maintenant il +le mettait au courant des modifications projetees. Boum etait partisan +des denouements heureux. Il se passionnait en general pour les +peripeties de ces personnages de reve qui lui etaient devenus +familiers; il les considerait comme des etres vivants qu'il aimait. Ce +jour-la, il parlait peu. Laferriere, qui se rendait parfaitement +compte de l'etat d'ame de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en +apercevoir. + +Quand ils furent arrives devant l'hotel de la rue Pergolese, Boum +tendit sa main: + +- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de +vous. Nous allons a la campagne pour trois semaines... C'est la que +ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... +Apres, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire. + +Dans un demi-sourire, Laferriere repondit: + +- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce +pas? + +- Je le sais, dit Boum en le regardant serieusement. Au revoir. + + + + + +VIII + + +Dans son cabinet de travail, grande piece encombree, assombrie par les +tentures et les cuirs de Cordoue malgre la grande baie vitree qui +donnait sur le parc de la Muette, Laferriere, assis a sa table, venait +de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres etait, pour sa +nature heureuse, une heure benie. Un grand nombre d'inconnus lui +ecrivaient. Il goutait une volupte particuliere... a l'ouverture +brusque de cette porte sur l'intimite du monde exterieur. Des femmes +lui faisaient des declarations passionnees, des amis sinceres lui +donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la maniere d'acheter +du vin, d'ecrire des pieces, de placer sa fortune, de combattre +l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apres avoir melange +les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son +domestique qui, habitue a cette fantaisie, s'en acquittait maintenant +avec un grand serieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre, +d'un bout a l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le +derangeat. + +Ce matin, contrairement a l'usage, le domestique revint: + +- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite. + +- De si bon matin? fit Laferriere. Qu'il monte. + +Il pensa que ce devait etre pour l'importante histoire du duel, et +cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apres tout, +mettre fin a cette plaisanterie. + +Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, +qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonne? + +Boum fit une entree inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il +courut vers Laferriere, tomba assis par terre devant lui, et calinement +mettant sa tete sur les genoux de son ami, il se mit a sangloter sans +pouvoir dire un seul mot. + +Laferriere, emu, ne savait que dire. + +- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... +dis-moi... explique. + +L'enfant pleurait toujours. L'homme, desole par ce chagrin, finit par +grossir la voix et dire presque rudement: +- Assez, Boum, je te defends de pleurer ainsi. + +L'effet de ce changement de ton opera. Boum n'etait pas habitue a +s'entendre parler ainsi par celui qui etait le confident de son coeur. +Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux. + +Laferriere en profita pour le relever. Il l'entraina vers un divan un +peu sureleve auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air +de trone. Il forca l'enfant a s'asseoir pres de lui. + +Boum, parla longuement. + +Il etait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu +pendant dix longues journees qu'Elle revint. Elle etait revenue. + +-... Mais, fit-il, elle est toute changee... d'abord elle n'est plus du +tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle +rit tout le temps de moi, ne m'a meme jamais parle seul une fois. Elle +est aussi severe pour moi que M. Claude et reproche a maman de ne pas +bien m'elever. Elle m'a dit, parce que j'ai regarde dans un paquet +qu'on apportait, que j'etais curieux comme une vieille chouette -- +c'etait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour +ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, +elle s'occupe toute la journee de petits bonnets, de petites robes, et +de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a +toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais a +la poupee, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ca, je me +suis apercu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis +tres malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien. + +Et il se remit a pleurer doucement. + +- C'est pour ca, fit Laferriere, que tu pleures! mais mon pauvre Boum, +ces choses-la arrivent tous les jours. + +- C'est cependant malheureux, repliqua Boum. + +- Voyons, voyons... fil Laferriere... tu etais separe d'une femme que +tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours +separe, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te rejouir. + +- Peut-etre! fit le petit, plus navre de n'etre pas compris. + +Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta: + +- Cependant je suis triste... tres triste. + +- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lanca Laferriere... tu n'es pas +raisonnable. + +- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus +du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ca m'est egal. Voyez, +a present si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec +moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux +plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis +bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... +comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer. + +Et pour rendre sa pensee, le petit agitait ses deux mains devant son +ami en le regardant de ses yeux mouilles. + +- Boum, fit Laferriere, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. + Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es +trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans +comprendre. Ne pense plus a Tante Line. Vis des joies de ton age, je +t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie, +cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que +tu n'as pas trouve. Sache attendre. Je t'assure, c'est bete de +souffrir. Regarde par la fenetre, c'est le matin, peut-etre +aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus +chaud, il y aurait plus de lumiere dans les arbres, par terre les +ombres seraient plus noires... et pourtant notre desir commun ne change +rien, le matin reste le matin. C'est deja beaucoup, crois-moi, de +savoir que midi viendra. + +Boum ecoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais +trouvant quand meme aux paroles qu'il entendait comme une sorte de +vertu bienfaisante. + +Encourage, Laferriere continuait: + +- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal. + +Boum fit signe que non. + +- Si, reprit l'homme, quand tu es tombe sur te genoux, tu t'es ecorche. + C'etait un mauvais moment, tu as du pleurer certainement. Cependant +le mal a passe, ton genou s'est gueri. Regarde, on ne voit plus rien +du tout. + +Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant. + +- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guerir +maintenant. + +- Tu crois, repondit Laferriere... En effet, on croit, et puis, un +jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je +ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends. + +Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore la un mystere. +Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tete entre ses deux mains, +essaya de comprendre. Laferriere le laissa mediter. Mais Boum renonca +vite a chercher: + +- Peut-etre, fit-il brusquement d'un air detache, vous avez raison. Je +ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici la, j'en veux a tous ceux +qui m'ont fait mal. (Et pour la premiere fois, sa figure d'enfant +devenait mauvaise.) Je m'appliquerai a vivre seul, sans regarder +personne. Je reconnais maintenant, que j'etais sot de vouloir me +battre en duel. Ce n'est decidement pas la maniere. Plus tard, je ne +sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai... + +Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui +tendant une main froide et en disant a celui qui lui avait parle avec +tout son coeur un "merci quand meme", desabuse et rageur, dont +Laferriere resta meduse. Sa figure d'enfant avait eu soudain une +expression de cruaute mechante. A voir ce Boum, qui avait toujours ete +si tendre, si bon, on eut dit a cet instant une petite bete feroce qui +aurait eu un sens humain de la cruaute. + + + + + +IX + + +Des annees passerent. Boum, suivant a la lettre les conseils de son +vieil ami, l'avait completement delaisse. Cancre dans ses diverses +classes, il avait vecu des annees de college au milieu de ses +condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une +seule amitie. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les +maitres le tenaient pour un mauvais eleve. Assez intelligent, il avait +un dedain souverain pour l'effort et meprisait les resultats naifs +auxquels aspiraient ceux de son age. Il etait d'un egoisme parfait. +Il savait devoir etre riche. Il affectait en toute circonstance, un +scepticisme deplace et passablement agacant. C'est ainsi qu'il +atteignit l'age d'homme. + +Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. +Grand, bien decoupe par l'entrainement a tous les sports, il est +elegant dans ses gestes, mais son visage completement rase a deja dans +le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blase +et de vieux. + +Boum s'est amuse. Malheureusement, a cause de son argent, il n'a pas +recu de sa vie dissipee l'education derniere qu'en recoivent les jeunes +hommes qui sont obliges de s'imposer par un quelconque merite. Il +n'eut jamais besoin d'etre fin, d'etre delicat, d'etre amusant meme; +ses moindres gestes, meme ceux du plus mauvais gout, recevaient +toujours les approbations louangeuses du monde interesse dans lequel il +evoluait. Au contraire, il avait acquis la reputation d'un etre +superieurement habile, d'un malin a qui "on ne la fait pas". + + +Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une +croisiere. Le voyage avait dure deux mois et, par suite de sa +situation de fortune et de ses qualites physiques, il avait ete le +"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre cote de +l'Atlantique, "les belles de la cite". + +A bord, il avait rencontre une petite jeune fille tres douce et tres +blonde. Il s'en etait amuse comme de toutes les femmes. Mais la +petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Mediterranee, +en rade des iles grecques, elle etait venue le retrouver devant la +porte de sa cabine, a l'arriere du bateau. Tout le monde etait couche. + Le decor etait magique, c'etait partout comme une symphonie magnifique +de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les iles bleu +sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur +laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La +jeune fille etait belle, roulee dans sa cape blanche. Elle se tenait +presque droite sur un fauteuil de pont. Boum etait vautre sur un +paquet de cordages. Ils parlerent longtemps. A la fin, elle lui avait +dit: + +- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous etes +mechant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps +et je vous aime. Sans vous, la vie me parait inutile... Je n'ai pas +besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je +serai si tendre, si effacee, petit a petit vous verrez... Je vous +assure que je vous aime eperdument. + +En entendant ces paroles, Boum etait parti d'un grand eclat de rire. +Et la jeune fille l'avait quitte en pleurant. + +Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir +exprimer sa tendresse, un apres-midi, au polo, Boum fit la joie de son +entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui ecrivait: + +... J'ai essaye, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maitresse si +vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime. + +On avait beaucoup ri. + +Il y avait longtemps que Boum etait devenu un mufle, parce que, depuis +longtemps, il ne croyait plus a l'amour. + + + + +Table des matieres + +Plutarque. +La carriere d'Arsay-Lancourt. +La saisie. +Boum. + + + + + +End of this Project Gutenberg Etext of Histoires Grises by E. Edouard +Tavernier. + + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + +This file should be named 7hsgr10.txt or 7hsgr10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 7hsgr11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 7hsgr10a.txt + +This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net. + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. 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Edouard Tavernier + +Release Date: June, 2004 [EBook #5892] +[This file was first posted on September 18, 2002] +[Most recently updated March 29, 2004] + +Edition: 10 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + + + +This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net, Project Gutenberg +volunteer. + + + + + +Histoires grises. + +By E. Edouard Tavernier. + + + + + +HISTOIRES GRISES + + + + +Plutarque. + + +_L'honneur est une île escarpée et sans bords, où l'on ne peut plus +rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._ + +(_Méditations sur Boileau_) + + +I. + + +Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait été donné un soir chez un +marchand de vins, à cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en +temps et qu'il avait ramassé à la porte d'un lycée. On connaissait +l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'était son nom +maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait à tout. + +La journée qui pour lui s'était annoncée normale, c'est-à-dire ni bonne +ni mauvaise, avait particulièrement bien fini. Il s'était mis à +pleuvoir des arrosoirs, et en dépit de l'opinion courante, la pluie +n'est pas une chose désagréable; grâce à l'eau d'en haut, les trottoirs +ne sont pas encombrés, les promeneurs et les sergents de ville ne +manifestent pas un intérêt particulier à ce que peuvent faire les +gueux; ceux-ci ont même le loisir de s'arrêter, dans leur promenade -- +ce qui est déjà bien -- sous une porte ou sous la tente d'un café -- +ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent +naît la possibilité de rendre quelques services; les obligés ne +s'attardent pas en général à compter leur billon. + +En passant place de la République, devant un petit hôtel, Plutarque eut +le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme +heureux, c'est-à-dire un ventre assez gros, barré d'une chaîne de +montre en or, juché sur deux jambes gainées dans un pantalon soigné +finissant en souliers à guêtres blanches, le tout surmonté d'une bonne +figure sous un chapeau melon nullement usé. Ne voulant sans doute pas +ternir la joie de son âme ou tacher ses guêtres, l'homme heureux avait +hélé Plutarque pour un taxi. Peu de temps après, Plutarque arrivait +dans un virage savant, à grande allure, debout sur le marchepied, les +mains cramponnées à la poignée. Avant de laisser refermer la portière, +l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que +Plutarque tendait poliment. + +Cet homme était évidemment disproportionné, aussi bien avec le service +rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demandé au +conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses +recherches avaient été laborieuses. Quant au client, il avait l'air à +son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas être un abonné de +l'Opéra. Seulement, quand on est content... + +Plutarque examina les pièces sous le réverbère, essaya de les rayer +l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les +deux épreuves ayant été satisfaisantes, il les glissa dans la poche +gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il +les retint dans sa main qu'il ne retira pas. + +Evidemment, le problème changeait. La solution du manger et du dormir, +quand on n'a pas le sou, est complètement différente de celle qu'on +peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail +inconscient de la journée tendant à la préparation de la nuit devenait +superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, +d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons +délavés qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les +patronages, mais des choses qu'on mâche et qui résistent juste ce qu'il +faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensée seule de ce mets +amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin +rouge et... bonheur suprême, coucherait seul. Cette dernière +perspective le ravissait délicieusement: une chambre à soi, avec une +place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien +voir, ne rien entendre, pouvoir être avec soi, comme dans la ballade, +mais couché. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est +bien à cela qu'on se fait le moins. + +Il marchait, chiquant ces idées dans sa tête, sans remarquer qu'il +s'éloignait terriblement du marchand de vins et de l'hôtel garni qu'il +s'était fixé. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait +définitivement collé ses vêtements sur sa peau. Ses souliers +beuglaient et giclaient si régulièrement dans sa marche, que leur +chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le +battement d'un moteur. D'une porte d'usine où elles attendaient, deux +filles haut retroussées l'apostrophèrent: + +- Il a de quoi barboter! dit l'une. + +L'autre commenta: + +- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais. + +Plutarque, dans un sourire, sans s'arrêter, salua; son geste dut être +un peu trop courtois puisque les femmes décontenancées ne trouvèrent +rien à ajouter. + +Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant +souvent marché sans but, dans la ville; sans savoir du tout où il +était, il prit à gauche une petite rue déserte et mal pavée. Le +trottoir défoncé brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. + Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide étaient +rangés sur les côtés; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la +lune. Plutarque parcourut de la même allure d'autres rues semblables; +il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne +trouvait pas qu'il eut encore assez faim. + + + + +II + + +Le souper fut quelconque. Arrivé tard, Plutarque, ne trouvant plus +rien de prêt, avait été obligé de se rabattre sur une _croûte garnier_ +que la tenancière composa sur le champ et réchauffa pour lui. La pâte +était détrempée et la sauce avait un goût auquel il fallait s'habituer. + Le débit était presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin +en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz +dont le manchon reniflait par intervalles réguliers comme un enrhumé, +pendant que montait et tombait la lumière. + +Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'était la +pensée de la chambre qui le hantait. L'hôtel vers lequel il marchait +n'avait pas de nom. C'était un immeuble long et bas, à un étage +seulement, une étrange vieille maison qu'on ne réparait plus, du temps +où le quartier Caulaincourt était de la périphérie, vieille bicoque, +que seule la spéculation tenait encore debout sur ce terrain cher. +Au-dessus de la porte étroite s'étendait un grand bras de fer où +s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassée on pouvait +deviner le mot _Hôtel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et +monta quelques marches d'escalier jusqu'à la loge puante où le ménage +patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, dévisagea son +client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant perçu la +taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua: + +- La quatrième à gauche en entrant. + +Plutarque éprouvait une sensation de bien-être en refermant la porte. +Des murs! plus d'espace commun à tous; pouvoir étendre son être, +renfermé d'habitude en lui-même, jusqu'à la limite d'une chambre si +petite qu'elle fût. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans +risquer aucun geste, aucune remarque, aucune réflexion. De joie, il +étira ses bras et cracha par terre, puis il s'étendit sur le vague +sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint éveillé +pour jouir de sa joie. + +Il se rappelait qu'il avait déjà passé deux nuits dans une chambre +semblable de cet hôtel, un an ou dix-huit mois avant, il n'était plus +absolument sûr. Ses appréhensions d'alors lui revenaient. C'était à +l'époque descendante de sa carrière: il avait trouvé, cette première +fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le +mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits +assourdis que l'on percevait à travers l'épaisse cloison. Aujourd'hui +il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient +beaucoup de chance d'être de même nature que ceux jadis entendus; une +autre génération de mêmes insectes s'apprêtait à le travailler; les +vieux relents tout au plus augmentés de puanteurs nouvelles flottaient +entre les murs, et cependant il était bien maintenant, n'avait nulle +crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativité. + +Sa mémoire n'avait rien oublié, et pourtant quel chemin il avait fait! +Ce soir, parce qu'il était heureux, le passé triste lui revenait. Il +le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les mêmes +dispositions où il avait reçu la pluie de tout à l'heure. Il se +revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite +maison d'Angers où il était né, et il se reconnaissait: ce n'était pas +un autre, c'était bien lui. Il suivait parfaitement la continuité, la +vie de famille ordonnée, où l'on économisait en vivant bien; le collège +où il était parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les +femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir dépensé dans une +fête l'argent d'un examen. Tout de même, quelle mentalité on peut +avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles +peccadilles avec des châtiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et +sans amertume pensa: Crétins! + +Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austère de son père, +conservateur des hypothèques. + +'Je te dispense désormais de rentrer à la maison" furent les derniers +mots de la dernière lettre qu'il avait reçue. + +Après, la dégringolade était venue rapidement. Quelques mois de vie à +crédit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce +qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un +Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, +c'est-à-dire très peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, +on use tellement. Après on a faim. Un beau jour on ouvre les +portières, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se +présente. Alors, c'est invraisemblable, ça ne change plus. A tout +prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie +comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes +les vies, il y a de bons et de mauvais moments. + +Pendant qu'il laissait passer ses réflexions, sa porte s'ouvrit +doucement et soudain la lumière de la chambre s'augmenta de la lueur +d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'âge moyen, assez bien +vêtu, qui s'excusa : + +- Pardon. + +Plutarque fut contrarié. Il avait payé, ce n'était pas pour qu'on +vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitué à ne pas gaspiller +l'heure bonne en récriminations, il ne se laissa point pourtant +absorber par ce petit inconvénient, et ne perdit pas une minute à se +demander ce que cet homme bien habillé pouvait venir faire dans cet +hôtel. Il lui intéressait peu de savoir si son visiteur commençait la +phrase descendante par laquelle lui-même avait passé, si c'était un +policier ou un détraqué vicieux à la recherche d'une combinaison +extraordinaire. Dans son monde à lui, comme on ne s'étonne plus, on ne +s'occupe guère des affaires des autres: les siennes suffisent. + +La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique +et sadique satisfaction de sentir qu'on est à l'abri soi-même pendant +que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un +moment des tranchées agaçantes lui tenaillaient le ventre, de plus en +plus lancinantes. Il pensa que c'était la _croûte garnier_ ou au moins +la sauce qui faisait des difficultés pour passer. Comme il n'y a rien +de tel pour digérer que le sommeil, il souffla sa chandelle et +s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il était accoutumé par les +nécessités de ses nuits non tranquilles. + +Sa pénible digestion le réveilla. Il faisait encore noire dans la +chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma +sa bougie; comme décidément ça n'allait pas dans cette atmosphère +étouffée, il éprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le +couloir obscur. Pressé, son pied buta dans quelque chose et il +s'allongea sur un corps couché là; sa figure toucha une figure et à la +lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui +avait ouvert sa porte. Le visage était congestionné, les yeux vicieux +gonflés; sur la bouche s'était figée une fraise de sang. Plutarque fit +un rétablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre +hésitation, feutrant son pas, à croire qu'il foulait de la mousse, il +marcha vers la porte, cria: + +- Cordon... + +et sortit. + +Dehors, il ne se hâta pas, tourna à tous les carrefours rencontrés, +décidé à aller loin, très loin dans le quartier qu'il se rappellerait +en route avoir le moins fréquenté. C'était à peine si son coeur +battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre. + +L'homme était-il mort ou vivant dans le couloir de l'hôtel? C'était +encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans +l'affaire, le cueillir lui-même? C'était bien le motif qui l'avait +fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'était oui ou non. Il fallait se +donner toutes les chances. Après tout, en dehors des formalités, des +discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant +les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des +inconvénients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de +plus on est nourri, somme toute... et logé. + + + + +III + +Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'était là qu'il +avait pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, à la +différence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une +rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait +de s'ouvrir, il avait presque pris cette décision, assis devant un vin +blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade à lui, du +temps où il était étudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'était +établi crémier dans ce quartier, après un mariage assez drôle avec +Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-là avait hérité +cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie, +avait exigé l'abandon des carrières libérales, en telle sorte que son +époux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas +idée de l'endroit où se trouvent la boutique, il avait appris seulement +que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux +jumelles. Cette possibilité de les rencontrer était encore trop pour +lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit +aussitôt de ce pas lent, cadencé et rasant le sol qu'ont tous les +chemineaux du monde. + +Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi +les bords de la Seine. Une vague buée flottait sur le fleuve qui +sentait la marée. Le froid du premier matin pinçait. Plutarque se +promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la +porte du marché. Les boutiques étaient déjà installées. Les carottes, +les choux, les salades et les petites bottes de radis étaient bien +rangés dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la +boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des +fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande +quantité, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses +et les marchands parlaient doucement, étaient sérieux; on sentait toute +la gravité de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de +travailleurs. + +Comme Plutarque était en train de considérer un chapelet de saucisses, +se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au détail, +il s'entendit appeler: + +"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..." + +C'était une grosse cuisinière déjà vieille, une large figure épaisse et +résignée. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres +vides dans une main. Plutarque la débarrassa du tout et la suivit à +travers les petites allées, pendant qu'elle tâtait, marchandait et +quelquefois achetait. Son marché dura bien une heure. Plutarque +s'étonnait qu'on pût avoir besoin de tant, même dans une grosse maison. + Il en avait bientôt plein sa charge et avait dû enlever sa ceinture +pour tenir deux fardeaux dans une main. + +- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi. + +Et elle le dirigea non loin de là vers le centre de la place d'où +partait le tramway. + +En marchant, elle se plaignait du prix des choses. + +- Et encore vous avez vu la première marchande, commentait-elle, +voulait me les faire vingt-cinq sous! + +Plutarque avait appris à se mettre dans la peau des rôles; il répondit: + +- Ne m'en parlez pas, c'est une misère, on ne sait plus, on ne sait +plus... et on a bien du mal. + +La femme aima cette humilité approbative; elle aima la prévenance de +son porteur parce que, de lui-même, il avait offert d'attendre le +tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-être elle +lui donna un franc. + +Quand le véhicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De +l'impériale la femme lui cria: + +- "Si vous êtes là, demain... + +La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-là, +Plutarque avait fait la comédie de circonstance: comme il jouait le +sans-travail assasin aux Champs-Elysées quand la nuit venait, ou le +pieux mendiant à la porte des églises et la gouape le matin à la sortie +des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les +derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, +quand, au bout de l'avenue, le tramway n'était plus qu'une miniature +semblable à un jouet d'enfant, il restait à arpenter le refuge. + +Tant de temps s'était passé qu'on ne lui avait pas dit "à demain". +Cette idée qu'on accrochait sa vie du jour à celle qui viendrait, +l'étonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'était pas rendu +compte de l'instabilité de ses occupations finit par l'amuser. Il en +sourit pendant qu'il marchait. + +La journée était belle, il poussa une pointe jusqu'à l'entrée du Bois; +derrière un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil +avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la +casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit. + +Dans l'après-midi, à la sortie des courses, il fit quatre francs. Le +soir il s'offrit un bon petit dîner et trouva non loin du marché une +chambre où pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit +avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait +décidément pas assez réussi. Il se leva le dernier au matin, proposa +au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut +acceptée; on lui rendit deux sous et de la considération. + +Au marché il pénétra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit à la +boutique de la boucherie par où la cuisinière lui avait dit débuter. +Il n'attendit pas. Elle le reconnut à peine, mais n'hésita pas à lui +confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des +étalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se +contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme +quand elle se plaignait qu'on l'écorchait. En route pour le tramway, +ils échangèrent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle +servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit +personnes à table, que les pensionnaires étaient de familles riches et +beaucoup d'autres détails lesquels, en dépit de tout l'intérêt qu'il +montrait, étaient complètement indifférents à Plutarque. Sur le +refuge, elle eut une remarque désagréable: + +- Je vous ai donné un franc hier; c'était la première fois, mais c'est +beaucoup. + +- Je sais bien, répondit-il, c'est beaucoup de bonté de votre part; +tout de même, si ça ne vous faisait pas défaut à vous, on a tant de +difficultés... + +La femme redonna vingt sous, ce qui créait la fixité du tarif. Il fit +encore passer les paniers sur la voiture après avoir reçu son prix, ce +qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il +enleva comme la veille sa casquette au moment du départ et entendit une +commère sur la plateforme qui soulignait son geste: + +- Eh bien, Madame, j'espère que vous avez un porteur poli, c'est si +rare aujourd'hui. + +Cette remarque étant un hommage indirect à la façon dont la +bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier +encore: + +- A demain. + +Cette fois Plutarque réprima une véritable envie de rire. Ah! mais +c'était un métier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut +bien qu'elles mangent les demoiselles -- il était embauché. Le soir, +il retourna souper dans la même maison, chez un marchand de bois dont +la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le même hôtel, et +commença une vie toute différente de celle qu'il traînait auparavant. + +Les jours qui suivirent améliorent encore sa situation. Il avait +bientôt acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivée le +tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquérait des prix. Les +marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisinière, en +arrivant, écoutait son rapport; même quelquefois lui laissait de +petites sommes pour profiter des premières occasions le lendemain. Il +s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne +majorant les prix que dans une proportion très modeste, très admise, +sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire. + +Il s'était débrouillé aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la +nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi +on lui donnait pour rien, à la fermeture de l'établissement, un repas, +c'est-à-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent +un verre de vin. A l'hôtel, il balayait et arrosait tout le second +étage réservé aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service +était rémunéré par le droit de coucher dans un lit véritable, dans la +chambre à deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart +du temps; sa compagne apportant une régularité surprenante dans +l'irrégularité d'une conduite agitée, découchait presque toutes les +nuits. Rapidement il était redevenu l'homme d'un certain ordre. Il +montait se coucher aussitôt son souper mangé et son travail fini. Sa +chambre était l'objet de soins minutieux, toujours balayée et arrosée, +même les affaires de sa compagne étaient mises en place par lui -- +c'était le seul moyen de n'en pas être encombré --. La cuvette de zinc +avait été garnie de bouts de corde déchiquetés, en telle sorte qu'elle +pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit, +avait reçu des charnières et un cadenas: c'étaient "ses affaires". +Pour le moment elle ne contenait guère que des aiguilles, du fil et un +bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et +emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis +sur son lit il dénouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui +renfermait sa fortune. Ses économies augmentaient, il s'était imposé +de ne dépenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins +son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas +de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas +grand chose -- son gain régulier s'amassait. + +La pensée lui venait d'acheter des vêtements. Plusieurs courses chez +les fripiers des environs lui donnaient une idée exacte du prix des +choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les +siens les pièces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, +en lambeaux et moisie par place, aurait gagné à avoir une rechange +permettant un lavage et une réparation; enfin, une casquette. Ce +troisième désir surtout l'obsédait. + +Il n'aurait osé l'avouer à personne, il ne s'agissait pas d'une +casquette ordinaire, celle qu'il avait étant assez bonne d'ailleurs, +mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue à la +devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une +calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, était brodé, en +lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffé de la sorte, il +lui semblait que sa situation serait définitivement assise, que les +pourboires seraient forcément plus gros, qu'on le reconnaîtrait dans la +rue et qu'il se constituerait une clientèle attirée. Le marchand en +demandait douze francs, c'était beaucoup. + +Le soir, après avoir fait ses comptes, sitôt qu'il était dans sa +couverture, il y pensait. Finalement, hésitant, il n'achetait rien; il +se contentait pendant le jour, après le déjeuner, de réparer les trous +nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait +péniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant à +ses premiers travaux d'écriture. + +Tout de même, quand il regardait en arrière, quels changements dans sa +vie d'avant. Maintenant ses jours passaient réguliers, tous pareils, +sans imprévu et sans inquiétude. A table, en s'asseyant, il lui +arrivait d'avoir bon appétit, mais il ne retrouvait plus jamais la +désagréable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui était +familière, de plus en plus tenace, avec cette crampe particulière +qu'elle déclanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer à +mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les +premières bouchées qu'on mange après avoir eu faim, bouchées qui sont +sans goût et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de +corps étrangers ne se désagrégeant pas. + +Tout cela était loin, très loin même; une remarque du marchand de vins +chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commerçant +avait dit à sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui +devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme +Plutarque"... + +Ces mots l'avaient frappé! Ils étaient comme la coupure entre sa vie +vagabonde et sa vie de maintenant. Désormais son changement était +sorti de ses considérations sur lui-même; les autres aussi le +constataient. Ce fait donnait à sa situation présente une consécration +et impliquait en même temps pour elle une durée, un établissement, +comme un vague but atteint qui l'étonnait. + +La destinée des êtres est une fantaisie, pensait-il, c'était pour en +arriver là qu'il avait fait ce chemin long, accidenté, fou surtout; +qu'il avait vécu toutes ses heures incertaines avec, si souvent, +l'attente de la catastrophe imminente et définitive. Il se rappelait +les conseils d'un vieil ami de son père: + +- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_ + +Ces gens établis sont à mourir de rire; ce à quoi on est appelé, est-ce +qu'on peut le savoir jamais, avant d'être arrivé? Comme si ce n'était +pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire +encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivières, on voit +flotter des petits débris de bois; il en est qui filent tout droit, +d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arrêtent sur les +bords, d'autres vont au fond après avoir ou n'avoir pas tourné sur +eux-mêmes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, +et voilà tout. Somme toute, son existence passée aboutissait à faire +de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier +ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait à peine traversé deux +fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner +autrement, sans même chercher plus loin que cette fameuse nuit où il +s'était payé une chambre pour lui tout seul, à l'hôtel de la rue +Caulaincourt, et où l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassiné +l'homme qui gisait dans le couloir. + + + + + +IV + + +Il était arrivé ce matin de bonne heure au marché. La veille, la +cuisinière lui avait remis vingt francs pour les achats de légumes +qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'était vraiment tôt, +les marchandises n'étant pas déballées et les prix pas encore fixés. +L'agent de police de service devant la porte avait été changé; sans +attacher à ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, +rebroussa chemin et flâna un moment sur le trottoir. + +Ce manège dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville +qui le dévisagea d'une façon inquiète et à laquelle le vagabond, +maintenant rangé, n'était plus habitué. + +La sirène d'une usine mugit, il était six heures. Un peu gêné, +Plutarque voulut entrer. + +- Qu'est-ce que tu vas chercher là, toi, fit l'agent. + +- Je viens acheter, M'sieur l'agent, répondit Plutarque. + +- C'est bon, c'est bon, on la connaît va; allez, allez, décanille. + +Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-même. + +Plutarque revint vers lui, très humble. + +- Monsieur, j'achète pour quelqu'un. + +- Ça suffit, dit le fonctionnaire, en élevant la voix. + +Plutarque n'insista pas, entrevoyant des désagréments et vint s'appuyer +sur un réverbère, décidé à attendre la cuisinière qui le ferait bien +entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugée provocante par +l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-là croient? Le représentant +de l'ordre vint à lui, le pinça cruellement au bras, en lui disant +presque à voix basse: + +- Il faut circuler. + +Peut-être par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, +deux larmes piquèrent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de +la place attendre la bonne à la descente; il avait de l'argent à elle, +il fallait qu'il la rencontrât. + +Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni +dans la rue, ni à l'arrivée. Il attendit des heures durant tous les +tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs +descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de +n'avoir pas regardé suffisamment bien la sortie des premières voitures. + Puis la certitude vint que la cuisinière était déjà au marché et qu'il +l'avait manquée. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit +poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquière qu'il +connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avança vers elle et +s'apprêtait à lui donner des explications. Dès qu'elle l'aperçut, elle +se répandit en invectives et en reproches: + +- Vous m'avez volé mon argent, on a bien tort d'avoir confiance... + +Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La +femme reprit avidement son bien, en lui disant: + +- Que je ne vous revoie plus. + +Doucement, il l'accompagna quand même jusqu'à la voiture, aida +l'enfant qui n'était pas assez grand pour passer les paquets, se +découvrit au moment du départ, mais ne reçut que ce seul merci: + +- Hypocrite! + +L'amertume vint en lui, mais trop près encore de son époque vagabonde, +elle venait sans révolte, sans haine. La température n'est pas +toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir à +quelqu'un? + +Assez tard dans la matinée, à force de raisonnement, il se reprit, se +remonta: + +- C'était trop bête. Il y avait une explication à donner. Les choses +n'en pouvaient pas rester là. Et puis, en somme, le franc de la +cuisinière comptait peu dans ses ressources. C'était sa situation chez +le marchand de vin et à l'hôtel qui l'asseyait. Il entrevoyait déjà la +possibilité de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il +pouvait prendre la place de la bonne dont on était médiocrement +satisfait. + +Il pensa à toutes ces solutions et alla dans l'après-midi, s'acheter la +casquette. + +Il eut un succès fou en entrant au débit, et la soirée fut très gaie +dans la petite salle de la buvette. + +Plutarque, à cause de son histoire avec l'agent et à cause de sa +casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la +patronne et quelques habitués le congratulaient et jugeaient sévèrement +l'autorité. + +- "Tout ça, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes. + +Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque à cause de son +idée de couvre-chef... + +- "Voilà un garçon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins +autrement pressants; et bien non, il n'a pensé qu'à son affaire. En +faisant ainsi, il connaît son monde". + +Et comme les histoires des autres ne vous intéressent que par ce +qu'elles ont de commun avec les nôtres, il concluait en s'adressant à +sa femme: + +- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte à faire +peindre la devanture qu'à acheter les banquettes et l'armoire". + +On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournée, +mais refusèrent celle que proposait Plutarque, en raison de ses +malheurs et de la dépense énorme de sa journée. De toute la chaleur +des alcools absorbés, on se serra les mains en se quittant. + +Cette réunion, cet entourage, ces amitiés auraient dû lui donner +confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'était qu'un pur +accident. Cependant, il n'était pas tranquille en se couchant; le +charme se rompit dès qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur +que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maîtresse qu'on sent +vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver à dormir. + +Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller +au marché. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire +une scène devant tout le monde? Il était perplexe, mais toute son +appréhension s'évanouit quand il eut regardé sa tête sous la +resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. +Il irait, c'était son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver à +redire? Il discutait avec lui-même. Il pactisa enfin: il attendrait +que le marché battit son plein; dans les allées et venues, on ne le +reconnaîtrait sûrement pas, surtout coiffé de la sorte. Et, pour se le +prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille +casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un +aperçu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulée +déformait les lignes en mouvement. + +Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pâtés de maisons +et finit enfin par se lancer de l'autre côté de la rue, à un moment où +l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude +qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui +donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez +sur lui: + +- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. +Tu as un batt'chapeau aujourd'hui. + +Plutarque essaya de sourire. L'autre continua: + +- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour +revenir quand je t'ai dit de f... le camp. + +Plusieurs personnes s'étaient arrêtées, à côté de la fille qui, le +poing à la hanche, écoutait; la galerie était constituée: Plutarque +était perdu. + +- Non, répondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille. + +- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit +l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ça. + +Il siffla un collègue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria +de le remplacer et partit. + +- Ça y est, pensa Plutarque, en marchant. + +Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans +espoir maintenant, il essaya des explications: + +- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander. + +L'agent ne répondit pas. + +- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marché... +plus jamais. + +- C'est fini la litanie, dit à haute voix le gardien. + +Alors brusquement, une idée folle vint à Plutarque, une de ces idées +stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent +tout: fuir. + +Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arrière, fit un saut +à droite et un à gauche pour dépister l'agent qui trébucha, et il +partit de toute sa vitesse à grandes enjambées, avec une agilité de +singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir, +comme un fou. L'agent suivait derrière. Les rares passants se +gardaient bien d'intervenir. + +Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et où +l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit +les pentes gazonnées du rempart près de Boulogne. Sa manoeuvre à +travers les rues avait été si savante, sa chance si particulière, qu'en +arrivant sur les talus, il n'était encore suivi que par son agent. Il +escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le +bord jusqu'à ce que brutalement une douleur à l'estomac l'averti qu'il +était à bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain +s'offrait, il le dégringola jusque dans le fossé. Là, il fit encore +quelques pas et s'arrêta, appuyé au mur. + +Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce +chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il +l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment précis où, dans +la dernière foulée, son chasseur l'atteignait, Plutarque, exténué, lui +enfonça la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, +abattu; sa rude main encore cramponnée au bras de Plutarque. Celui-ci, +pour se dégager, dut le traîner quelques pas. + +... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque était pris par des +policiers habillés en bourgeois. + + + + + +V + + +Après trois mois de prévention, Plutarque passait aux Assises. Son +procès n'était pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font +tant de bruit à Paris. Il n'y avait pas de grand témoin; l'agent de +police avait été guéri après dix jours d'hôpital, Plutarque avouait. +C'était une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public était +peu nombreux. En comparaison avec l'âpre froid du dehors, la chaleur +était sèche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives +dont personne ne paye le combustible. On sentait le pétrole et la +créosote. L'acte d'accusation était si long, et redisait des choses si +souvent entendues à tous les degrés d'instruction, que Plutarque se +sentit tout de suite loin de la comédie qui se jouait, comme s'il avait +été un simple badaud spectateur et qu'il se fût agi d'un autre; il +trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scène était +ridicule; ces messieurs, costumés pour une semblable cérémonie, un peu +grotesques en dépit de toutes les précautions, depuis le président qui +paraissait être seul à travailler, jusqu'à cet huissier qu'on avait +affublé d'une robe noire pour faire entrer les témoins. A part les +jurés qui avaient l'air heureux d'enfants autorisés à toucher un fusil, +tous les autres pensaient chacun à ses petites affaires, et c'était +très naturel. Leur air de chiens fouettés s'accordait mal avec la +solennité du décor et l'emphase des paroles, où revenaient à chaque +instant de grands mots à majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne +faisaient rien à l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le +reste dans ce cadre pompeux. + +Le défilé des témoins amena un peu l'air extérieur dans l'atmosphère de +cet atelier où se fabriquait la justice. L'expert médical ouvrit le +feu par une description minutieuse de la blessure incriminée. Pour +dire les choses les plus simples, afin d'établir sa compétence +technique, il se servait de mots destinés à n'être pas compris: + +- "Plaie pénétrante de la région cervicale, par instrument tranchant..." + +Il voulait avoir l'air d'une impartialité scientifique; en réalité, il +chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux +magistrats, seul élément permanent de la séance, que pour être du côté +sûrement gagnant, puisque l'accusé avouait: + +- "L'arme a pénétré à environ huit centimètres en arrière du paquet +vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertébrale. Une déviation de +quelques millimètres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que +l'agresseur n'avait pas une intention décisive, c'est lui prêter des +connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu égard +surtout à la violence du coup." + +Les jurés écoutaient bouche bée, impressionnés par les connaissances +qu'un tel langage supposait. + +Puis l'agent de police s'avança vers la demi-cage des témoins. Son +entrée produisit une légère impression. Plutarque l'examina levant la +main droite pour le serment, et fut frappé de sa mâle beauté: la tête +était régulière et énergique, les grands yeux noirs regardaient bien en +face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore - +une médaille d'argent. Il parla véritablement sans haine et sans +crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais français +les faits avec une simplicité qui ne manquait pas de grandeur. Le seul +point de vue égoïste qui perçait dans son témoignage était une joie +d'enfant d'avoir eu une affaire profitable à sa jeune carrière et de +s'en être tiré. + +- Vous êtes content d'avoir échappé et d'avoir noblement fait votre +devoir, lui dit le président. + +Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il répondit: + +- Je suis content de ne pas être mort. + +Cette réflexion déclancha l'hilarité de l'auditoire et permit à +l'huissier de placer le seul mot qui lui fût toléré: + +- Silence, messieurs. + +Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi +éloigné que possible de toute cette scène dans laquelle il se sentait +compter pour si peu, considérait attentivement celui qu'on appelait: +"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'était bien lui, +l'agent, qui était le plus sympathique; il avait été courageux et était +sincère maintenant. Leur petit différend sur l'entrée au marché était +déjà bien loin, et avait consisté en bien peu de choses en somme. Que +de fois aux courses ou devant les théâtres, les représentants de +l'autorité avaient été tout aussi injustes, mais infiniment plus +brutaux et méchants; on filait rapidement en "obtempérant", on +recommençait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marché, il +avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui, +gueux, vêtu comme un gueux, avait en réalité un métier; est-ce que +l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le +devait, dans cette grande ville, où la libre circulation des gens posés +et dont on n'avait rien à craindre, exige que les vagabonds glissent et +passent vite sans s'arrêter, sans causer d'encombrement. Plutarque +pensait qu'il aurait pu lui-même se laisser tranquillement amener au +poste et chercher à expliquer; en admettant même que le commissaire +n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait été quitte pour deux +jours d'internement administratif, après quoi, il serait retourné à +Auteuil dans son hôtel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marché +et même, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son +patron qui aurait parlé à l'agent... Oui, mais allez donc penser à +tout ça, quand on vous emmène au poste, comme un voleur, devant tout le +monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idée vous a +pris de filer, de courir de toutes vos forces pour échapper. Du reste, +à quoi bon épiloguer aujourd'hui; l'agent était vivant et avait reçu de +l'avancement, lui était pris, convaincu d'avoir donné "à un agent de la +force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et +blessures n'ayant pas entraîné la mort, mais avec intention de la +donner". Le fait était patent, établi; pourquoi de si longues +explications? Le marchand de vins, son patron, était venu déposer, +seul témoin à décharge; il avait juré solennellement sur son honneur +que Plutarque était un garçon sérieux, rangé et travailleur, qu'il +était doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un +mystère impossible à comprendre. Ce témoignage avait même +impressionné, jusqu'à un certain point, les jurés, quand, très +négligemment, l'avocat général demanda au témoin: + +- Vous avez été condamné l'an dernier pour contravention à la loi sur +les fraudes... + +L'homme eut beau répondre: "C'étaient des bouteilles que j'achetais +cachetées". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait +en tapotant l'air de sa droite: + +- C'est bien, c'est bien. + +Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, dès lors, il trouva cette +cérémonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc était dur +et son derrière était talé. Il se rappelait la caserne où il avait été +puni pour un jour assez sévèrement: le Lieutenant-Colonel, homme +élégant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait +simplement dit: "Vous avez fait ça, vous aurez quinze jours de prison". + Le tout n'avait pas duré cinq minutes. C'était mieux ainsi. Quand +les plus forts sont décidés, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat +général était particulièrement savoureux, n'en manquant pas une: "La +parfaite éducation", le malheureux père, "fonctionnaire distingué", +jusqu'à une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinée à +montrer sa haute culture; et, dans son désir fielleux d'obtenir le +maximum, il allait jusqu'à parler avec attendrissement des pauvres +criminels ordinaires, n'ayant pas été élevés de semblable façon, et +qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable +acharnement. Le jeune avocat fut très brillant, en plaidant la +sévérité excessive et stupide du "distingué fonctionnaire", mais son +discours portait à faux, parce que la plupart des jurés, étant pères de +famille, n'appréciaient pas, cette mise en cause de la paternelle +autorité, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur +la mère que "la mort avait empêchée de veiller au droit de l'enfant", +fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journée: +l'évocation avait été inattendue et avait produit en lui un +étourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout +enfant et à peine connue, elle devait être décidément sa dernière +tendresse. Deux larmes brûlèrent au coin de ses yeux qui n'étaient +point habitués à s'émouvoir, ce fut un instant seulement et personne +n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient +tourné ainsi... + +La délibération fut courte. + +- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier juré, la main +sur le côté... + +Le garde fit sortir Plutarque pour le prononcé de la sentence, puis le +fit rentrer de nouveau. + +- ... 10 ans de travaux forcés... + +- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque. + +Dans le couloir, où il dut attendre, au sortir de la salle, toute une +série de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la +fenêtre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, à travers ce +voile léger de buée qu'il avait remarqué si souvent. Les gens, +affairés ou flânants, circulaient entre les autobus et les voitures +comme à l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un +qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne +revoir jamais. + +Pendant qu'il attendait, le président et l'avocat général, dépouillés +de leurs robes, passèrent près de lui; un bout de leur conversation lui +vint: + +- Ma fille, fit l'un, a accouché ce matin d'un gros garçon..." + +... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque. + + + + + +La carrière D'Arsay-Lancourt. + + +_Après le dîner, un soir d'août, dans le salon de lecture du Jockey de +Rio, nous étions assis devant une fenêtre qui donne sur la baie; il +faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit était lumineuse et +lourde, une de ces nuits de l'Amérique du Sud, pendant lesquelles on +n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami +Turner, récemment débarqué de France, m'avait accompagné au Club. +Autour de nous s'étaient groupés quelques Français de la colonie, +désoeuvrés comme tout le monde à cette heure. On s'ennuyait un peu. + +Turner vint à notre secours, en nous racontant, de très bonne grâce, +une histoire étrange. Il nous la donnait pour véridique. J'ai un peu +de peine pourtant à la croire. Bien que j'aie quitté la France depuis +cinq ans maintenant, il ne me paraît pas possible que par des lettres +ou par des journaux, aucun écho de cette aventure et surtout de sa fin +tragique, ne m'en soit jamais arrivé; de plus, mon ami Turner, tout +ingénieur des Ponts qu'il soit, a écrit, au sortir de l'Ecole +polytechnique, une série de nouvelles abracadabrantes: je me demande si +celle-là n'est pas simplement le produit de sa féconde imagination. + +Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._ + + +- Je crois, commença-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses +pour modifier profondément une carrière politique, même et surtout +celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu +dans ma vie un exemple frappant: la carrière d'un ancien camarade de +lycée, Arsay-Lancourt. + +Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fût le plus intelligent, +ni le plus travailleur; il n'était pas le premier non plus, mais il +avait quelque chose de plus précieux que l'intelligence ou la méthode; +c'était une sorte d'équilibre général, aussi bien de ses forces +physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en +lui-même, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue +chez d'autres. Il était de nous tous celui qui, ne sachant pas une +leçon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur +parti de son incompétence. Avec une maestria incomparable, il savait +sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, dévier la +question pour se rabattre, avec élégance, sur les terrains connus. +Ajouté à ces avantages, son physique était agréable, il se présentait +bien. Il était "l'élève à effets" par excellence et, bien qu'il ne fût +pas le meilleur d'entre nous, c'était lui que nos différents maîtres +interrogeaient quand les inspecteurs académiques entraient dans les +classes. + +Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur. + +Comme il arrive, au sortir du lycée, je le perdis de vue et n'aurais +plus su ce qu'il devenait, quand un matin, à l'usine, on me fit passer +sa carte; il demandait à me voir. Tout de suite, je le fis entrer et +tout de suite aussi, je le reconnus. C'était maintenant un bel homme, +les traits de son visage étaient réguliers; il avait de grands yeux +gris, une moustache blonde un peu retroussée sur un sourire fait à la +fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il était grand et bien +découplé, et tous ses gestes dénotaient une force qu'il lui plaisait de +rendre inutile. Son élégance était sobre et non pas ridicule; sa voix +avait un ton prenant, autoritaire et chaud. + +- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui +dis-je en le voyant. + +Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il +entendait se présenter aux élections législatives dans le quartier. + +- Comme tu as raison, ne pus-je m'empêcher de remarquer. + +Il fit quelques réserves sur des points auxquels je n'aurais jamais +pensé... + +- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un +programme... + +Il allait me dire son programme, mais je l'arrêtai; c'était inutile car +je ne comprends rien à la politique et je pensais que ce brave garçon +aurait sans doute bien des occasions pour placer à d'autres son petit +discours. + +Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en +quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans détours. Il s'agissait de +parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maîtres. + +- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqué que je +ne m'entendais pas à ces sortes de propagandes. + +Il ne tenta pas de revenir à l'assaut et de me placer un court résumé +de ses projets que j'aurais dû moi-même développer à mes hommes. + +- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te +feraient plaisir en votant pour moi. + +J'étais gagné moi aussi par cette argumentation si franche et si bien +adaptée à moi; je lui répondis: + +- C'est entendu, je te le promets. + +Il me tendit la main avec une affection si spontanée que je +l'interrogeai: + +- Tu as vraiment envie d'être député? Cela t'amuserait? + +- Pas autrement, répondit-il, mais que veux-tu que je fasse? + +Décidément ce garçon, toute ma vie, devait me désarmer. Quand il +sortit de chez moi, j'étais décidé à l'aider et les quelques jours qui +suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui à quelques +collègues, à quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non +pas certainement comme Arsay leur aurait parlé, oh non, je leur disais +tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi: + +- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ça peut vous faire, vous, ça ne +vous changera pas et lui sera ravi. + +Comme ils savaient tous que j'étais sincère en leur tenant ce langage, +dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que +les travailleurs de la métallurgie sont les plus intelligents du monde +et partant les meilleurs garçons de la création; vous comprenez, ils +sont habitués à ajuster les pièces de métaux, c'est un travail qui se +fait au dixième de millimètre, il faut y aller prudemment. Allez donc +monter des boniments à des gaillards de leur espèce! + +Dans l'ensemble, les affaires électorales d'Arsay marchaient bien. Il +avait tenu plusieurs réunions dans le quartier, qui, à part une +opposition normale, avaient bien réussi. D'ailleurs toutes ses +affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jeté son dévolu +sur la représentation de la circonscription, mais il l'avait jeté aussi +sur la fille de notre administrateur-délégué, une ravissante petite +créature brune qui montait à cheval, menait des autos et devait avoir +une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale +réussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, député, +ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait +sûrement au conseil d'administration de notre société. Je ne pouvais +m'empêcher de penser à ceux de nos condisciples communs qui devinrent +vraiment des hommes supérieurs, particulièrement à l'un d'eux sorti +major de notre promotion à l'X, une si belle intelligence, un si grand +coeur et une folle gaieté: il était en train, à cette heure, de +respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingénieur à cinquante louis +par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay... +Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour +nous faire apprendre les mathématiques; la culture physique, la +politique, la danse et le maintien, voilà ce qui aurait dû nous être +enseigné. + +Mais un petit événement troubla profondément la carrière +d'Arsay-Lancourt. + +Un matin, vers onze heures, à l'heure du déjeuner, toutes les équipes +sortaient des usines et dévalaient dans le faubourg. C'est l'heure de +la joie dans le monde du travail: au commencement de la journée, les +ouvriers ont vécu trop loin les uns des autres, ils sont trop près des +soucis réels de la maison, le soir, ils sont fatigués et se dispersent +vite pour rentrer chez eux: au déjeuner, au contraire, ils ont déjà +abattu la moitié de la tâche, c'est comme une récréation qu'ils +prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et +si quelques-unes ne sont pas du meilleur goût, c'est entendu, ce sont +du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-là, dans tout +Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un +grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire à +la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers +étaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en +farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. +Détail aggravant: le soleil lui-même se mettait de la partie dardant +ses clairs rayons d'avril sur cette gaieté folle et la multipliant. + +La cause de toute cette joie tenait à bien peu de chose. Un peu avant +onze heures, au coin du boulevard de la Révolte et de la rue Victor +Hugo, on avait trouvé, derrière un tas de planches, bâillonné, assis +par terre le dos collé au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur +député avait les mains attachées, il était vêtu d'un habit de soirée +maculé de boue. Certainement, il était victime d'un attentat, mais on +ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'était pas évanoui et +pourtant, à aucun prix, il ne voulait après qu'on l'eut délié, qu'on +l'aidât à se relever ou qu'on le changeât de place. Un de mes +ingénieurs assistait à la scène. + +- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on? + +Arsay répondait: + +- Rien, rien, c'est un petit incident qui se réglera plus tard. + +- Il faut vous sortir de là, insistait-on. + +- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre +service; je vous remercie, ne vous inquiétez pas, je suis bien. + +Mais comme à ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient +de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant +un passage à travers le rassemblement; arrivés à lui, ils se penchèrent +charitablement et posèrent encore quelques questions ainsi qu'il est +prévu au réglement. + +- Laissez-moi, répétait Arsay, avec hauteur; faites seulement +circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai. + +L'un des représentants de la force essaya bien de se rendre à ce désir +de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour être élu. Il tenta de +disperser la foule, mais il y avait bien près de cinq cents personnes +et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collègue, +insista encore auprès d'Arsay en finissant par élever la voix. Mon +ingénieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine à +croire --, que Arsay retrouva devant ces dernières sommations, son +ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes +qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularité +était grande à ce moment précis, malheureusement on ne fait pas voter à +l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents +diagnostiquèrent "la loufoquerie" et, résolus à emmener Arsay de force, +ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se débattit. Un curieux +prêta main forte, tint les pieds. Une fois levé, Arsay refusa de faire +un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et +demanda à parler à la foule qui fit silence pour l'écouter. + +- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis +victime pour la deuxième fois d'un indigne abus de la force; ce matin, +c'était évidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose à ce +que vous choisissiez librement votre représentant... + +Cette partie du discours fit encore excellente impression. + +... Maintenant, continua Arsay, la force policière... + +Les agents ne le laissèrent pas dire un mot de plus: l'article de leur +règlement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police étant +l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un même mouvement, ils +posèrent chacun d'un côté leurs bras puissants sur les épaules de celui +qui était devenu soudain dans leur esprit un délinquant et d'une même +poussée le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux +hommes vêtus de façon identique, dans la même posture, ayant la même +volonté, et jusqu'à la même expression donnaient l'impression, comme +dans un ballet bien réglé, d'être un seul motif vivant d'ornementation. + +Alors aux yeux de cette foule très apitoyée apparut une singulière +vision et d'un seul coup tout le mystère fur révélé, Les basques, le +pantalon, le caleçon et la chemise d'Arsay avaient été soigneusement +découpés en un rond régulier qui mettait à nu l'anatomie du pauvre +candidat depuis le creux des reins jusqu'à une main environ au-dessus +de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire énorme, +formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arrêter +jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans +cet instant au moins, perdre ce bel équilibre dont il avait le secret. +Des témoins m'ont raconté par la suite que la boue du trottoir, sur +lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un +peu rose des marques bien nettes. C'était un peu comique, assurément. + +Derrière le groupe formé par Arsay et les deux agents qui filait +maintenant à toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en +courant. C'était un cortège en délire, impressionnant par le nombre et +dont la tête était un derrière, un malheureux derrière qui n'en pouvait +mais. + +Les hommes étaient réunis en une même pensée, ils étaient nombreux, il +fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour +répondre à ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa +rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix +monta claire et grêle dans le matin radieux: + + _Arsay j'ai vu + Arsay j'ai vu + Ton dos (1) + Arsay ton dos + Arsay ton dos + Je l'ai vu._ + + (1) Pour être très exact, je dois dire que le narrateur ne se +servit pas précisément de ce dernier mot; c'est par pudeur pour +nos lecteurs que je fais cette légère altération historique. Les +initiés n'auront pas de peine à rétablir le texte dans sa +pureté première. + +Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain +qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadencés. Des +automobiles et deux tramways arrêtés battaient la mesure avec leurs +trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient. +Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au +contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siège, les +gens aux fenêtres, les deux agents en tête, tous s'esclaffaient, et +même la face d'Arsay, où l'on voyait des larmes briller, se tordait en +un rictus étrange. + + _Arsay j'ai vu..._ + +Le chemin était long. Dans une auto découverte qui fut obligée de +s'arrêter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son +fiancé. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa +place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le +soir, devaient pouffer à l'unisson. + +La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arrivèrent au +terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement éprouver une +amère joie à voir de loin paraître la porte de cette singulière +boutique aux vitres grillagées, à l'enseigne salie que personne ne se +préoccupait de rendre engageante et où s'inscrivaient en lettres bleues: + + POSTE DE POLICE, CHAMPERRET. + +La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant +voir à la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derrière +lequel il allait se passer quelque chose. + +La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le +temps entonnait par moments son hymne: + + _Arsay j'ai vu..._ + +Et la chanson cruelle devait arriver à peine assourdie jusqu'au +malheureux, assis sur un bât-flanc, au milieu des agents qui riaient +encore de leur gorge bruyante. Peut-être comprit-il qu'il était arrivé +au bout de son rêve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annonçait si bien. + +Les sirènes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin +à ce supplice. Bientôt il n'y eut plus dans la rue que la voix de +quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans +l'après-midi, un fiacre fermé venait chercher Arsay devant le poste et +le ramener vers sa demeure. + +L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, était +bien, comme l'avait pensé Arsay, son contre-candidat, un certain +Maupied qui fut élu et qui devint ministre. Celui-ci effrayé des +premiers succès de mon ancien camarade, avait imaginé le petit +attentat: quatre hommes étaient venus cueillir Arsay comme il sortait +d'une soirée et l'avaient déposé, les yeux bandés et le fond de culotte +découpé, près de l'endroit où il fut trouvé. + +L'affaire avait été bien montée. Personne n'avait rien vu. + +La manoeuvre réussit pleinement; huit jours après, Arsay était battu à +plate couture: 24 voix contre 2724 à son concurrent le moins avantagé. +Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le +refrain de la journée fatale. On ne devait plus l'entendre de +longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots restèrent. +L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait +d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques +salons collet-monté où l'on disait toujours: _Arsay ton chose_, +appellation qui n'était guère moins désobligeante, au demeurant. + + (2) Même remarque que précédemment. + +C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus +tard, je rencontrai le paurvre garçon, un soir, sur le perron de la +gare d'Orléans. Il avait changé maintenant, ses habits me paraissaient +moins soignés et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette +assurance que si souvent je lui avais enviées. Nous allions dans la +même direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en +abordant un sujet quelconque, tâchai de lui faire parler de lui-même. +Il y vint rapidement: + +- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, +résigné, il n'y a rien à faire, c'est comme ça. + +- Comment, dis-je, rien à faire; ce qui t'est arrivé est une blague, +une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te +laisses abattre... + +- Cette histoire, dit-il, a flanqué ma vie par terre, tout simplement. +Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idées +commune à tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-même, quand tu m'as +rencontré ce soir, est-ce à nos années de collège passées ensemble que +tu as pensé? Jamais de la vie, tu as pensé à mon affaire. Pour toi +(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne +t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_. + +Comme je me récriais, étouffant en moi-même une invincible envie de +rire, il continua: + +- C'est naturel, et si cette histoire était arrivée à toi au lieu de +moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme +toi: on n'est maître ni de sa pensée, ni de son rire. Seulement si tu +avais été dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment été +qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour +tes produits. + +- Merci, fis-je. + +- Ah, répondit-il exalté, pour sûr tu peux dire merci, parce que ton +bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour +moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais être que député et +c'est vrai. + +Quand j'ai été blackboulé, quand j'ai vu se rompre mes espérances +matrimoniales, j'ai essayé de me ressaisir, de me reprendre. + +J'ai travaillé, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, +je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes étouffant des rires +de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les +côtés sur leurs chaises pour me regarder, comme une bête à voir; +ceux-là ne savaient pas, on les avait renseignés. Je suis entré dans +un journal; à la rédaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je +persistais, j'écrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le +début, je ne signais pas comme les commençants; seulement les articles +qu'on ne signe pas, ne profitent qu'à la direction, tu t'en rends +compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout +de ma copie. L'effet fut radical: le rédacteur en chef vint lui-même +dans ma salle pour me demander "si je n'étais pas fou". Je changeais +de maison, je recommençais avec patience, avec courage et quand vint +l'heure de la signature, c'était je m'en souviens, un article sur le +commerce extérieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_; +cela dura quelques jours; puis un confrère obligeant de mon ancienne +rédaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit écho; je le +sais par coeur. + +"Notre excellent confrère qui signe modestement Lancret des articles si +remarqués ne fut pas toujours -- c'était contre son gré, il est vrai -- +aussi modeste". C'était signé: _Tournedos_. + +Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent +inaperçues, toi? Eh bien, deux jours après, toute la ville m'appelait +Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage +augmenter à cause de moi, et pour cette raison me fichait +ostensiblement à la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon +vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai +reçu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de +jouer du hautbois sur la scène? Si je te disais encore, qu'il y a deux +mois, c'est-à-dire trois ans et demi après l'incident, une vieille dame +du Texas, que je ne connaissais pas, est montée chez moi, dans mon +appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais +je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est +naturel... + +Et il sanglota. + +Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique désagréable que +j'éprouvais en écoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la +racontait, j'avais à la fois des envies de rire et je sentais toute +l'inconvenance qu'il y avait à rire, je comprenais qu'Arsay s'en +rendait compte et que c'était toujours ainsi quand il parlait de lui. +J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur +particulière. Je pensais au Palais Royal où, pour un louis, les gens +ont le droit de rire et où ils en usent si peu. + +- Pauvre ami, fis-je la gorge serrée. + +J'essayais de détourner la conversation, c'était difficile, il y +revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon +voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la +main, en lui distant: + +- Bonne chance. + +Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent +frappés à mort. + +Quelques années passèrent encore, quand j'appris, un beau jour, +qu'Arsay était entré au Parlement. Je m'en réjouis pour lui, je le +croyais définitivement sorti d'affaires. Il représentait à la Chambre +la Guadeloupe. Comment s'était fait son élection? Très simplement. +Maupied, son contre-candidat de Levallois, était devenu Ministre des +Colonies. Quelqu'un lui avait raconté les suites tragiques de l'acte +auquel il devait la première et partant la plus difficile de ses +victoires politiques; il avait dû éprouver quelques remords de sa +mauvaise plaisanterie: l'homme n'étant jamais méchant que lorsqu'il a +faim. Alors le secrétaire d'Etat avait "conseillé" à ses services de +la Guadeloupe, l'élection d'Arsay. On est fixé sur la valeur de ces +conseils: Arsay fut élu contre deux candidats nègres à une massive +majorité. Son élection prit la valeur d'un symbole car elle démontrait +clairement la supériorité de la race blanche, à la lumière du jeu de +nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du +Cabinet, Arsay fut validé sans débats, fait qui aurait prouvé, s'il en +était besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos +représentants élus, est peu fondé. + +Bref, maintenant Arsay était député pour de bon. Peu importe de savoir +qui il représentait. En vertu de l'égalité souveraine, il était élu du +peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne +s'opposait à ce que sa carrière ne devint tout aussi brillante et tout +aussi féconde que si huit ans avant, il avait été élu, dans une Chambre +précédente, député de Levallois. + +Ah, pensais-je, voilà enfin ce pauvre garçon reparti sur sa voie. Je +le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, +arrivant à se faufiler à travers les groupes et les ronds avec ce don +spécial qu'il avait de nature; et se spécialisant petit à petit, dans +quelques questions non contestées; ainsi il devait fatalement parvenir +à dissocier par une autre association d'idées, son nom du souvenir de +son ancienne célébrité. + +Pendant un certain temps, les choses allèrent bien ainsi que je les +avais supposées. Comme il convient à un nouveau parlementaire. Arsay +ne prenait pas la parole aux séances, se contentant de temps en temps +de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui +était loisible ensuite de développer à son aise en corrigeant les +épreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien à redire et comme je +l'avais pensé, les indigènes de la Guadeloupe -- qui ne lisent +d'ailleurs pas l'Officiel -- étaient très satisfaits. Arsay s'était +fait inscrire à plusieurs commissions dont personne ne voulait, à celle +de la prophylaxie contre la rage, à celle de l'étude du régime des +pluies, notamment, pour lesquelles son égale incompétence le désignait +particulièrement. Bref, si Arsay n'avait été imprudent et s'il n'avait +pas voulu aborder la tribune avant que son inocuité ne fut dûment +établie, il aurait fait une très honorable carrière. + +Quelle idée saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'était dans +une discussion d'intérêt général intéressant tout spécialement sa +circonscription. La Chambre devait statuer sur le règlement des +compagnies maritimes. Arsay s'était fait inscrire; il avait mûrement +travaillé son discours et entendait démontrer à la Chambre la nécessité +vitale pour la Métropole, d'avoir des lignes de navigation régulières +pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette +question bien simple aurait dû se discuter dans un calme académique. +Singulière erreur! La Législation réglementant des compagnies +quelconques, et des compagnies de navigation particulièrement, ne va +jamais sans débats passionnés; en effet, il y a toujours dans les +Assemblées les représentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne +veulent pas voir s'imposer une obligation supplémentaire qui pourrait +dasn l'espèce, les forcer à desservir des ports immédiatements peu +rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la +socialisation de tous les services susceptibles d'être rendus par les +compagnies; ceux-là ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un +monopole même si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des +pertes, en telle sorte que socialistes et représentants des compagnies +sont toujours d'accord en pareille matière contre le reste de la +représentation nationale qui pourrait être tenté de penser aux intérêts +de la Nation. + +Ah! ce fut une séance mémorable. Après l'audition de divers orateurs, +vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager à fond, +Arsay monta à la tribune un gros dossier sous le bras. Il était très +calme en apparence, peut-être au fond de lui-même, était-il ému d'abord +parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et +ensuite à cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses +auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se +demander, en proie à un noir pressentiment, si quelque suppôt des +compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son exposé par +un fâcheux rappel. + +Une jeune femme amie assistait à la séance et me l'a racontée. Arsay +commença d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette +belle voix que nous lui avions connue au collège, quand de son brio, il +éblouissait nos maîtres. L'assemblée qui savait avoir affaire à un +novice convaincu, ignorant les tours de bâton et pouvant introduire un +peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, écoutait avec attention. +L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu à +peu la griffe de l'émotion qui le serrait au cou se relâchait: la voix +devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. +Quelques applaudissements partirent même du centre gauche. Après +l'exposé, Arsay entra alors carrément dans le vif de la discussion et +posa le problème sans ambages, dans son vrai jour. Immédiatement +l'opposition droite et gauche réunie donna, mais c'étaient des +interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et +assez imprécis pour ne pas appeler de répliques. Arsay trouva, dans +ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'était-ce pas ainsi +qu'étaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il +continua à dévider son argumentation qui était forte, plusieurs en ont +témoigné. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un véritable succès: il +s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment +l'intérêt des compagnies même se conciliait avec le règleent qu'il lui +semblait devoir être imposé; il disait que le pavillon créait le +débouché, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement +à partie. + +- C'est en raison de ces bénéfices futurs, disait l'interrupteur, qui +sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la nécessité de +faire un cadeau à des compagnies privées. Nous avons trop vu ces +agissements jusqu'ici. + +Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour répliquer à cette +interruption, posa lui-même une interrogation. + +- Qu'avez-vous vu? + +Des bancs de la droite modérée, une voix rogue partit, qui répondit: + +- Ton dos. (3) + +Oh, légèreté des corps législatifs! La Chambre se vengeait-elle de +l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposée? On +ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un +éclat de rire général et fou qui prit non seulement les opposants, mais +les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'à l'élégant président; ce +dernier, par principe, faisait semblant de se fâcher, mais sa sonnette +méchante, mollement agitée, vibrait de petites notes comiques et +complices, faisant penser à une vieille fille qui se retient devant une +inconvenance. Toute la salle trépignait et le rire durait, repartant +par saccade devant la mimique variée d'Arsay. Tantôt il montrait le +poing aux travées d'extrême gauche, en vociférant comme M. Jaurès, des +mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantôt il +restait calme, adossé au bureau du président dans cette pose qui était +familière à M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement +Arsay passait brusquement de l'une à l'autre de ces attitudes, comme +s'il n'eut pas eu le contrôle de ses actes, et ces transitions +amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence dû à des rates +trop dilatées, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le +président se penchant au-dessus de son pupitre disait: + +- Parlez, mais parlez donc. + + (3) Toujours même remarque que précédemment. + +Arsay ne parlait pas, mais restait à la tribune tout de même. Ce ne +fut qu'à une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serrée +ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des +syllabes huilées: + +- Ah gueu... que... sue... + +Le fou rire recommença. + +Alors on vit Arsay en proie à une fureur singulière, déchirer et jeter +en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la +direction du président du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine +de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop légers pour +l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tête des sténographes. + Arsay déchirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne +s'arrêtait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, +mais soudain, il se reprit et se mit à rire lui aussi, d'un rire +étrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblée +croyant qu'il allait sortir un document à scandale, fit silence: alors +avec une dextérité de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se +déculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que +les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux +représentants librement élus de la France, au gouvernement responsable +et compétent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du +monde, à ces braves généraux que l'ingénieuse abomination de nos +adversaires surprit mais n'ébranla pas, à cette grande presse intègre +qui fait l'honneur de notre pays, à cette élite du public international +si parisien et de toutes les élégances, Arsay montra ce qu'on l'avait +jadis forcé à faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baissé +la tête, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit +plus que ce qu'il voulait. C'était sur le plateau en son milieu, comme +un disque rouge qui faisait penser au crépuscule d'un petit soir ou +encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime +expiant les péchés que le Parlement n'avait jamais commis. + +La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq +Cents. Je sais bien que sur son grand côté qui fait face à la salle, +un bas-relief en marbre blanc, représente deux femmes dont l'une écrit +et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allégorie +symbolique est là certainement pour rappeler aux députés qui seraient +tentés d'écouter la fragilité de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou +sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que +malheureusement, les députés qui sont à la tribune, ne voyant pas +l'allégorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de même, +que de grandes paroles, que de discours féconds sont tombés du haut de +ces marches. Quand on pense que de cette relique vénérable, à juste +titre considérée comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout +cet appareil de justice et de droit, ces grandes réformes +bienfaisantes, ces conceptions géantes de notre politique étrangère, +ces plans sublimes et désintéressés de notre action coloniale, ce petit +arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en +un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste +scandalisé, à se dire qu'un instant, même un seul instant, la partie la +plus vile d'un individu la dominât. + +Arsay était devenu complètement fou. + +On l'a enfermé à Bicêtre où le caleçon de force lui fut passé, parce +que dans sa démence, le pauvre homme prend tout le monde pour des +parlementaires et veut à chaque instant recommencer. + +Quand le médecin-chef fait visiter à un personnage de marque, son +établissement, il ne manque jamais de s'arrêter devant le pauvre malade +et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas: + +- C'est un ancien député. + +_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_ + +- Dire tout de même que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay +aurait pu être ministre et même Président du Conseil. + + + + + +La Saisie. + + + + +Nous avons été étudiants ensemble. Après quinze ans ou plus, nous nous +étions rencontrés, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de +Lyon, attendant le même train et essayant de déchiffrer, sur une +ardoise plaquée au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante +consentait à nous prévenir: + + +RETARDS ANNONCÉS +TRAIN VENANT DE MARSEILLE +3.h.22 + + +- C'est gai, dis-je. + +- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir! + +Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec +un de ces émotions particulières qui sont l'apanage des gens ayant eu +des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer à +notre égoïsme, des inquiétudes, au moins légères. Je les ressentais, +en vérité: je me disais en moi-même: "Il aura 3 h.22 pour me raconter +ses déconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a +cessé de nous envier, cependant qu'à haute voix je remarquais: + +- Le hasard fait bien les choses. + +- Quelquefois, répondit-il, assez tristement. + +Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait +paru fameusement changé; je me rappelais sa folle gaieté d'autrefois, +son imagination ardente, jamais à court d'une farce inédite. C'était +un sujet brillant que ses camarades d'école croyaient appelé au plus +haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut +à peu près de mon âge: les environs de quarante. Son visage avait un +certain air résigné qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait +dit matériellement assez à son aise; il avait des vêtements +quelconques, des gants et une pelisse qui sans être opulente, était +parfaitement honorable. Le cadre était navrant: dix heures du soir, +une de ces nuits froides, mouillées et tristes, dont les gares ont le +secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumière crue +tombait des globes électriques qui se balançaient doucement en l'air; +on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en +attendant avaient des figures longues et ennuyées. + +Je proposai: + +- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au café. + +Il accepta. + +De l'autre côté de la rue, dans la brasserie, l'atmosphère était plus +sympathique. Il faisait chaud. Une buée enveloppait les consommateurs +autour des tables. A part quelques isolés, devant un bock -- qu'ils +durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes à boire --, dans +l'ensemble, c'était un public de petits employés et de petits +fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les +plaisanteries et les chiffres classiques à ces jeux, faisaient comme un +accompagnement en sourdine au solo des garçons qui clamaient les +commandes: + +- Deux menthes à l'eau... un café nature... quatre turins grenadine. + +Nous étions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin +tranquille. A côté de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne +savais pas trop quoi dire à cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en +sortir j'évoquais le passé: + +- Tu te rappelles le Vachette, le Panthéon... Comme c'est loin! + +- Loin de toi, peut-être, dit-il; certains jours, il me semble que +c'est hier. + +Je ne comprenais pas bien pourquoi ces détails étaient plus près de lui +que de moi; pourtant quelque chose m'empêchait de demander des +explications. Je sautais à une autre idée. + +- Qu'est-ce que tu fais? + +- Je suis médecin, répondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculté, +ce n'est pas comme vous après l'Ecole de Droit, qui devenez juges, +financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me +suis installé dans le troisième, rue Béranger. Ça ne te dit rien, +n'est-ce pas. + +- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet. + +- C'est près de la place de la République, reprit-il, derrière le +Théâtre Déjazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une +clientèle un peu spéciale, différente de celle qui habite au Bois de +Boulogne; celle-là est réservée aux patrons. Je me suis fait à la +mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition. + +-Mais je croyais, dis-je, qu'après ton internat, tu préparais justement +les hôpitaux. + +- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le +temps et les moyens de se préparer et d'attendre... Je me suis marié +très jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'étais marié? + +Je fis signe que non. + +- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au +train. Elle me ramène mon fils qui était à Dijon, auprès de mon +beau-père. Je leur ai acheté une petite bicoque, par là-bas, c'est +leur pays. + +Il parlait sur un ton posé et calme, cependant on aurait dit qu'il +avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empêchait encore +d'intervenir. + +Il reprit: + +- J'ai épousé Loute. + +Ce prénom ne me disait plus rien, mais après quelques précisions je +revis bientôt la figure brune et la tournure gracile d'une de nos +camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois +bien; et nous étions même un certain nombre qui l'avions connue tout à +fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guère +qu'aux bords de nos tables et qu'elle était petite, vive, gamine et +douce toujours. Ah certainement! il me semblait même que j'entendais +encore le pépiement de son rire. Elle avait l'air d'être si ingénument +ce qu'elle était. Si elle était arrivée à se faire épouser, celle-là, +il fallait tirer l'échelle! + +J'étais décidé à ne rien laisser voir de ma surprise; tout de même +quelque chose dût le frapper en mon expression même. Il enleva son +lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux. + +- C'était une bien bonne fille, dis-je peut-être un peu trop simplement. + +- Oui, mais tu penses que c'était tout de même une fille, répliqua-t-il. + +- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as épousée, tu sais +donc mieux que personne ce qu'elle vaut. + +Cette considération ne le consolait pas. Un petit silence pénible se +fit. Pour dire quelque chose, je remarque: + +- Elle était bien jolie! + +Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se lèvres tristes +un pauvre sourire, il me dit: + +- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne épouse et une bonne mère, +je te l'assure. + +- Et bien alors, fis-je. + +- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce +temps-là que je rencontre; je ne les ai plus recherchés, tu comprends. +Ce fut un tel changement. Les commencements ont été difficiles. Ma +famille s'est éloignée de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu +d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans +notre métier... les courses à pied dans la pluie, les étages, les +veillées, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que +de donner des leçons. Les professeurs ont, du moins, des engagements +réguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous +allons, en passant, obligés de représenter, bien que nous soyons +misérables nous-mêmes, et toujours auprès d'autres misères. Quand on a +une femme à la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous répète +sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils +étaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maîtres +surtout... Heureusement, petit à petit, les choses s'arrangent, +matériellement du moins: c'est une consolation énorme, surtout qu'on se +souvient des débuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espèce de +décalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu +m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marié? + +Je fis signe que oui. + +Il hocha la tête comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit: + +- Tu n'as pas idée comment s'est fait mon mariage. Une de ces +histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras à +combien peu tiennent nos destinées. + +J'étais venu à Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une +place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande +carrière médicale, c'est une étape nécessaire. J'avais quitté les +miens en pleines vacances de Noël. Toute la journée, je m'étais fait +ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils étaient +alors mes amis. Mes exposés n'avaient pas été trop mauvais. Dans +l'ensemble, j'étais assez satisfait. Après les efforts de la journée, +je me sentais un besoin terrible de me détendre. Note que j'étais en +possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les étrennes que +j'avais reçues. Ces circonstances réunies m'incitaient à faire la +fête. Comme il n'y avait pas, à cette époque de l'année, le moindre +camarade au quartier, je résolus de me chercher une compagne. + +Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panthéon et j'aperçus +Loute. Elle était seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa +serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchée sur un +tabouret, la tête appuyée sur son bras, suçait mélancoliquement la +paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes +intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous +fûmes dîner dans un restaurant voisin et je fis déboucher quelques +bouteilles de vins choisis. J'étais très en forme et elle aussi. Du +moins, je l'ai cru, ce jour-là: depuis, -- parce que j'ai souvent +ruminé cette scène -- il m'a bien semblé que Loute n'était pas tout à +fait comme à son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais +était-ce force de caractère ou insouciance ou bien habitude de sa part, +ou bien seulement défaut de compréhension de la mienne; je ne m'aperçus +de rien. Après le dîner, nous avions été à Bullier, presque désert ce +soir-là et nous avions fini la nuit à Montmartre. Je crois que c'est +la dernière nuit que je me sois amusé. Il y a des gens pour lesquels +les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est +brusquement modifiée à cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un +angle vif; comme un carrefour. + +Le lendemain matin, j'étais chez Loute. Nous aurions pu faire la +grasse matinée, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, +elle s'était levée. Je la vois encore, en jupon et en sandale, +trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat. + +Cet appartement -- nous le connaissions tous -- était au Boulevard +St-Michel, derrière le Luxembourg, un peu après l'Ecole des Mines, une +maison d'angle au deuxième. Le mobilier et la décoration étaient de +Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur +une marche de laque noire, la psyché empire. Tu vois? + +- Pas du tout, dis-je avec conviction. En réalité je voyais très bien. + +Mais il insista: + +- Tu as oublié le salon bleu au tapis à carreaux qui était séparé de la +salle à manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et +le jet d'eau sur la cheminée du salon?... Enfin, je me les rappelle +bien. Cet appartement était la joie et l'orgueil de Loute. Il lui +avait été offert par un Roumain qui, ses études terminées, était +reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer +pour elle l'ère des garnis. Elle le soignait méticuleusement, le +nettoyait et le paraît toute la journée. A tous venants, elle en +vantait l'originalité et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, à +lire ou à raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu +compte ce jour-là, cet appartement était sa seule joie. + +J'étais couché tranquillement en train de boire le chocolat brûlant +qu'elle m'avait préparé; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle +était assise, sa tasse sur les genoux, près de la fenêtre, regardant le +boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aperçus que des larmes +tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers +elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais: + +- "Qu'est-ce que tu as?" + +D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai +appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, +puis comme j'étais le plus fort et que j'insistais, elle me répondit +comme un gosse: + +- "Du chagrin". + +J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir +un petit secrétaire chinois qui était près d'elle et, pour toute +réponse, me tendit un papier. C'était un commandement d'huissier. Je +mis un bon moment à le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont +écrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de +jugement et je compris à travers tout ce fatras que Loute n'avait pas +payé son loyer depuis neuf mois et qu'à la requête de son propriétaire, +auquel s'étaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir +meubles et les faire vendre aux enchères. Le commandement était daté +de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais: + +- "Ils vont te saisir?" + +Mais Loute, tranquille devant cette éventualité, me répondit: + +- Tout de même pas jusque-là, j'ai écrit hier au propriétaire pour lui +demander encore un délai... seulement, c'est ennuyeux". + +J'étais moins rassuré qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait +une partie de mes inquiétudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de +te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme était beaucoup +pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-être pas grand chose +pour un propriétaire parisien. Cependant par précaution, à la pensée +de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord +l'idée de télégraphier à ma famille une invention quelconque. Mais je +réfléchis que la réponse en admettant même que la fable soit crue, +n'arriverait jamais à temps et la procédure suivait son cours. Je +pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et réunir +le magot, mais c'était les vacances et je ne voyais pas chez qui +frapper. Devant cette impossibilité d'agir, je finis par me persuader +que Loute avait raison; il n'y avait peut-être dans tout le pathos de +cette feuille qu'une manoeuvre destinée à effrayer une petite fille. +En fin de compte, si contrairement à nos prévisions, l'inévitable +arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais à la hâte +et comme tu penses, une fois prêt, je ne m'en allais pas. + +Naturellement le charme était rompu. J'essayais de la distraire en lui +racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'étant guère +divertissant pour elle. Mais je ne devais plus être en forme: cette +fois le vin n'opérait plus, mes histoires ne la déridaient pas. La +conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au +danger, revenait à la fenêtre, comme pour se donner une contenance. Je +tentais un moment de me moquer légèrement de son mobilier, de lui dire +que cette décoration était danubienne et bonne pour un certain temps, +mais qu'elle devait forcément lasser à la longue. L'expression de ce +jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce +sujet, n'aurait d'autres effets que de lui démontrer mon mauvais goût. + +Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un +cri de douleur, le cri d'une bête frappée à mort. + +C'était sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitié charrette, +moitié camion, s'avançait lentement. + +- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de déménagement ne peut plus +passer sous tes fenêtres..." + +Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur +le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrivés devant +notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture +vint docilement se ranger sous nos fenêtres mêmes. Quatre bonshommes +en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffé d'un +casque à mèche; je ne l'oublierai de ma vie. + +Et bien, vois-tu, je n'ai jamais été condamné à mort, mais j'imagine +que la vue du fourgon qui doit vous mener à la guillotine doit vous +faire ressentir quelque chose d'analogue à ce que je ressentais alors. +Quelques minutes d'angoisse se passèrent; le temps aux hommes de monter +l'escalier. Loute pâle ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement +nerveux agiter son maxillaire inférieur. Le timbre retentit. Le +premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme +je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible +l'inutilité de cette résistance, elle me demanda d'aller ouvrir +moi-même. Ils entrèrent. Il y avait la concierge, l'huissier, les +deux témoins et derrière eux le choeur des déménageurs qui avaient +l'air de figurants. L'huissier se présenta, il devait "parler à la +personne". + +- "Elle est très émue, dis-je, si vous voulez me faire votre +communication..." + +Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-même sa signification au +débiteur. + +- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la manière. + Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se +tirer." + +C'était un grand garçon, assez jeune et se sachant beau. Ses vêtements +étaient d'une élégance fripée, mais recherchée tout de même. L'eau +coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour +le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-être. Ce tabellion +m'agaçait. + +- "Vous vous souciez des gages des créanciers, me dit-il, avec une +suave ironie... c'est bien." + +Il était le plus fort, je n'avais rien à dire. Je le précédais chez +Loute. + +Elle le reçut debout, appuyée contre le mur et écouta sans broncher son +petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait +l'habitude; il récitait une leçon qu'il avait dû placer bien des fois, +dans des circonstances identiques et où alternaient savamment les mots +de la procédure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y +en avait d'une méchanceté cruelle et d'une cuisante impertinence. Il +disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou +de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos +meubles à l'hôtel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tête +comme un coupable, sans arriver à comprendre cependant la faute que +j'avais commise. J'aurais donné toute ma fortune pour pouvoir jeter à +la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait. + +- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous +prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est nécessaire, +c'est-à-dire votre lit, vos couvertures, draps, édredons, etc., les +habits dont vous êtes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre +sur vous tous les vêtements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire +que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale +que le souvenir, par vous y attaché, vous resteront". + +Loute n'avait pas répondu, comme il fallait donner des ordres pour +l'enlèvement, elle parla. Elle était blême et sa gorge était si +contractée que le son de sa voix en était changé et les mots qu'elle +disait semblaient être dits par une autre. Elle ne croyait pas encore +à ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier. + +- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, très calmement; je me suis +arrangée avec le propriétaire, auquel j'ai écrit hier." + +Et ce fut dit avec une telle autorité que l'huissier lui-même en fut +troublé; un instant il hésita. Mais son trouble ne dura pas, il la +pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit +soudain compte, d'un coup elle tomba à genoux aux pieds de l'homme, les +mains crispées au pan de sa jaquette. + +- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je +vous le promets, je vous le jure." + +Je m'étais trompé, l'huissier n'était peut-être pas méchant au fond; il +la releva gentiment en disant: + +"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne +fais qu'obéir. Soyez sage, on tâchera de vous laisser pas mal de +choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme +les autres, vous verrez." + +Il la fit s'asseoir, cependant que discrètement, du coin de l'oeil, il +disait à l'équipe des déménageurs: "Commencez". + +Ils s'attaquèrent à l'autre pièce d'abord. L'huissier me fit signe de +rester auprès d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire +de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-là la réflexion +que les hommes ne sont pas tout de même si méchants qu'ils le disent. +Chez tous, même les plus sots, et même chez ceux qui font la plus +vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur. + +Pendant ce temps, Loute s'était assise sur la marche basse qui +supportait son lit; la tête dans ses bras, le visage sur les +couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement à petits coups. +Elle poussait de petites plaintes régulières, monotones comme des cris +d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arrêter jamais. Je restais +debout près d'elle, désemparé, ne sachant que lui répéter sur tous les +tons: + +- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus." + +Mes paroles n'avaient aucun effet; malgré tous mes efforts, je sentais +qu'au milieu de l'hostilité qui l'accablait, j'étais pour elle un +étranger, un spectateur qui ne participait en rien à l'affaire. Cette +sensation m'était désagréable: la malheureuse souffrait tellement. + +Derrière la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se +heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des +étoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'à nous, et Loute avait toujours +son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit à peine une fois, en +entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en +retirer à la vente? + +Quand tout fut emballé et descendu de ce qui avait été l'appartement, +sauf la chambre où nous étions, l'huissier tapa à la porte et me dit à +voix basse d'emmener "la débitrice" pour qu'il puisse déménager cette +pièce aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon. + +En le voyant, elle tomba en arrière dans mes bras. La pièce était nue, +vidée; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de +l'ancienne décoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtés, +demeuraient, pour témoigner du passé; mais ils paraissaient sales, avec +leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit +l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas +d'objets hétéroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des +cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des +lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un +petit amour bouffi, en pâte tendre et un gros bocal à confiture vide +dans lequel l'huissier avait eu la délicate attention de mettre l'eau +et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait à Loute, comme +lui restèrent son lit et sa toilette et aussi, grâce à la bonté du +saisissant, presque tous ses vêtements: c'était tout ce que la loi, +dans sa mansuétude, permettait de laisser à une pauvre petite fille qui +n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles. +L'appartement était "à l'ordonnance" comme on dit dans ce métier, il +n'y avait plus rien à saisir. Quelle sale journée ce fut, mon pauvre +ami. + +Loute s'était pourtant calmée un peu. Dans un effort de volonté, elle +avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'était déjà plus +le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit: + +- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir." + +Cette injustice me frappa, parce qu'après tout si je n'avais +matériellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais +souffert avec elle; j'estimais mériter tout autre chose que ce +singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idée de prendre mon +chapeau et de partir, mais je pensais bientôt, qu'agir ainsi c'était +vraiment lui donner raison, c'était augmenter son chagrin, prendre +parti contre elle, la dépouiller davantage, si c'était possible, en lui +prenant mon amitié et en me mettant en quelque sorte à la suite sur la +liste des créanciers poursuivants. Je ne le voulus pas. + +- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je +ne te laisserai pas dans cette maison désolée; tu viendras habiter chez +moi." + +En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air +de ses mains comme pour écarter le voile d'un rêve; elle vint vers moi +pour me faire répéter. + +- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit? + +Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda: + +- "Jusqu'à quand?" + +Je lui répondis: + +-"Tant que tu voudras." + +Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tête sur mon épaule et +pleura de nouveau, mais ce n'était plus les mêmes larmes. Je sentis +que quelque chose d'immense s'était passé en elle; ces mots l'avaient +guérie de la plus grande douleur de l'humanité: l'isolement du coeur. + +Pendant cette scène, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux +étaient dilatés: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour +mieux comprendre l'impossible réalité. Inconsciemment, de temps en +temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon épaule pour +mieux se rendre compte de la solidité de son appui. + +Quant à moi, je puis te le dire, j'étais gêné un peu de l'immensité de +cette reconnaissance, j'étais effrayé et pourtant j'étais un peu fier, +au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais +j'étais fier tout de même. + +En réalité, c'est dans cette minute que je me suis marié avec elle. Je +ne m'en suis aperçu qu'après, mais je me suis bien rendu compte que +c'était à ce moment-là. Peut-être on me dira que ce ne fut pas de mon +plein consentement et que je me fixais, en moi-même, un temps limité, +que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de +nos actes n'est absolu. Je me suis marié ce jour-là parce qu'alors +elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusée et parce +que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet +équilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on +appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure +que, si invraisemblable que cela puisse te paraître, elle devint dans +un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien +appartement de son coeur. + +Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissâmes +où elles étaient au milieu de la pièce pour les reprendre le lendemain, +n'emmenant avec nous que le bocal où clapotaient les poissons rouges. +Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous +parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant +probablement chacun à des choses bien différentes, mais unis tout de +même. En entrant dans mon appartement, elle était avec moi comme si +elle venait de me connaître, grave, prévenante et effarouchée, +intimidée aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je +voyais qu'elle se préoccupait déjà de leur trouver une place qui ne me +gêna pas, mais qui soit cependant ordonnée et définitive. Le soir, +pour la distraire, je voulus l'emmener dîner dans une brasserie; elle +s'y refusa absolument, estimant qu'il était inutile de faire des +dépenses exagérées. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de +marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me répondit +lointaine: + +- "Le bonheur laisse toujours et n'importe où un bon souvenir." + +En effet, c'était peut-être son bonheur. + +Elle m'emmena, derrière Cluny, dans une petite crémerie, déserte à +cette heure; et nous mangeâmes simplement, en face l'un de l'autre, sur +une petite table à toile cirée. Pendant le dîner, elle me demanda si +je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient à y +habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passé, bien qu'elle me +donnât pour ce changement d'autres raisons; elle disait: + +- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait +à la maison, c'est meilleur marché. C'est plus sain d'ailleurs." + +Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de +jours après, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de +la République que je n'ai plus quitté depuis. + +Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retiré du milieu des +camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller à la Faculté et +j'en revenais sitôt après le cours ou l'hôpital. Je continuais mes +études au début comme par le passé, mais aux grandes vacances, la +question s'est posée. Je tentais d'abord de raconter des contes à ma +famille; je disais que je remplaçais mes maîtres. Mais à la longue, il +a bien fallu qu'on sache. Après plusieurs sommations, mon père m'a +écrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il +ne me donnerait plus d'argent, qu'il me déshériterait. Mon frère et ma +belle-soeur m'ont tourné le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps, +on m'a écrit qu'on consentait à me recevoir, mais sans elle, et entre +temps, j'avais connu avec Loute la misère, -- tu ne peux pas savoir +comme ça nous a unis. J'avais dû pour vivre abandonner les concours, +bâcler ma thèse et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'étais marié. +Il y a des histoires qu'on ne recommence pas. + +Certainement être un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que +tu ne le crois même, parce que si je suis coupé d'avec les miens, +d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des +habitudes de pensée, d'éducation et de vie analogues à celles que +j'avais moi-même et dans lesquelles j'avais été élevé -- on ne s'adapte +jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous +heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours été, on n'en sera +jamais tout à fait. Depuis la façon de mettre sa serviette à table, +jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'à ces idées toutes faites et +stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous +vivons, jusqu'aux sujets les plus sérieux: il y a tout un monde qu'on +ne franchit pas... à moins qu'on mette plus d'une vie à le traverser. + +(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.) + +- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, +l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La +carapace qui semble se solidifier entre les moitiés de monde qu'on a +quitté chacun de son côté, finit par être si épaisse qu'on s'en trouve +tous les deux isolés comme dans une cellule; les bruits de l'extérieur +n'arrivent même plus, alors on passe tout son temps à se regarder, à se +découvrir. On ne connaît plus personne, jamais je ne m'en suis rendu +aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir +évoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumières, +peut-être une réception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre +chose: nous sommes partis une après-midi -- il pleuvait -- à pied sous +le même parapluie, la marie n'était pas loin. Nous avons attendu notre +tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils +étaient tous du peuple de Paris, rien d'élégant, je t'assure, mais eux, +du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous +appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos témoins, fit-il". + +- "Je pensais, répondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me +rendre service, vous, par exemple?" + +Il m'expliqua qu'il était fonctionnaire et qu'à ce titre, les +règlements le lui interdisaient. Sur ma prière, il demanda aux témoins +du mariage suivant -- la fiancée avait un ulcère affreux au visage -- +de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais. + +- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents +n'ont pas pu venir..." + +Pauvre brave homme! Ce fut vite bâclé. L'adjoint nous lut le texte +indispensable, du même air qu'il nous aurait dressé une contravention; +nous avons dit "oui" sans émotion et cinq minutes après nous étions +dans la rue, à nous garer des tramways et des automobiles. Loute était +pressée de rentrer à cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te +dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulûment la vie au sein de sa +maman, je n'ai pas eu d'étranges et douloureuses pensées; mais je me +suis dit qu'il avait raison quand même le petit; la vie valait d'être +vécue puisque je voyais ce spectacle qui était du bonheur tout de même. + Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de +sciences, un chimiste de préférence, de façon qu'il ait le moins +possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqué et c'est trop +dur. J'espère qu'il m'écoutera. + +Nous avions quitté le café depuis un moment. Nous sommes de nouveau +dans le hall de la gare, quand enfin à l'autre bout du trottoir +brillent les feux de la locomotive, il me dit: + +- Pourquoi t'ai-je raconté tout cela? + + +Peu après, je vois à l'une des portières d'un wagon de seconde, une +tête de femme qu'il me semble avoir déjà vue. Elle aperçoit mon ami et +lui fait un geste câlin de la main. Comme je suis venu attendre mon +frère, je le cherche et finis par le rejoindre. + +En sortant, dans la lumière blafarde, je vois, pas très loin de moi, le +Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se +dirigent vers la barrière. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus +l'idée d'aller les saluer, mais je me dis: après tout, qu'est-ce que je +leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de même, s'ils me +demandaient d'aller les voir: je n'ai pas épousé une fille de +brasserie, moi! + + + + + +Boum. + + +I. + + +Boum avait huit ans. Sa vie s'annonçait des plus heureuses. Il avait +une maman toute jeune, très bonne et très gaie. Son papa, ancien +officier de cavalerie, était un peu sévère, mais sévissait peu au +demeurant; Boum étant toujours content, avait pris l'habitude d'être +sage, c'est un état qui comporte de grosses simplifications. Comblé de +toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hôtel de +la rue Pergolèse, non loin du Bois de Boulogne. Une débonnaire +"nursing governess" était préposée à ses soins minutieux dans lesquels +le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait +des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise +représentant une chasse à courre avec des cavaliers, des dames, des +chevaux et des chiens; deux fenêtres y donnaient toujours ce qu'il y +avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqués -- de +ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en +encombraient les tables et le parquet. Boum était robuste et grand +pour son âge. Mais tout ceci réuni ne comptait pas en comparaison de +deux dons qu'il avait reçus de la nature, et qui n'avaient pas de prix. + +D'abord Boum était beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la +bienveillance de tous et une grande popularité. Sur le chemin qui +menait de sa maison au Bois, il était connu; les concierges et les +boutiquières l'interpellaient à son passage: + +- Vous allez vous promener, Monsieur Boum. + +Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure +ronde et répondait à tous, dans un sourire qui augmentait encore les +sympathies: + +- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis. + +Parmi la gent enfantine, il trônait mais si incontestablement, qu'il +pouvait trôner modestement, avantage considérable si l'on songe +qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de trôner. + +Le deuxième de ses dons était une tante. Elle s'appelait: Tante Line. +Boum estimait qu'elle était ce qu'il y avait de plus joli au monde et +beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les +cils très longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit +nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui étaient +du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs à force d'être +blonds, un cou très long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait +beaucoup de sports et qui est toujours vêtu d'une ultra élégante +simplicité; le tout monté sur deux petits pieds qui paraissaient +ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi était Tante Line. + Comme son neveu, elle était vive, toujours décidée, douce et heureuse +de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les +sympathies; toujours son passage déclanchait immanquablement des +interruptions et un silence sur la nature duquel, il était impossible +de ne pas être fixé. + +Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait +comme avec elle. Elle seule savait écouter ses histoires sérieusement +et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui +est bien pénible à la longue et finit par isoler terriblement. Ils +prenaient leur premier déjeuner ensemble, se promenaient ensemble et +causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient +l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations +étaient inépuisables. L'histoire fantastique du père de Line les +alimentait surtout. + +Cet ancêtre avait été un caractère assez particulier de gentilhomme +français. Né aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse +pauvre et qui était revenue du Canada en France après les malheurs de +la guerre de Sept ans, il avait commencé, tout jeune, sa vie +d'indépendance et d'action; la tête près du bonnet et le coeur un peu +emballé par la guerre, vers sa douzième année, il avait abandonné sa +famille et le collège pour aller en Amérique; là-bas, après avoir +pratiqué toutes sortes de métiers -- qu'il racontait plus tard avec +délices, -- il avait fini par constituer une énorme affaire de soie et +réaliser par elle une très grosse fortune sur laquelle Line et la maman +de Boum vivaient à l'aise maintenant. Ebloui par le récit de ces +aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet +auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin +de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme +d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et +volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'à cette main nerveuse +et mince qui semblait commander en jouant avec l'échancrure du gilet. +Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux étaient semblables à +ceux de Line avec quelque chose de plus métallique et qui paraissait +chercher à vous voir "à l'intérieur". Boum était remué jusqu'au plus +profond de son être à la pensée qu'il y avait entre cet homme et lui +comme un lien mystérieux. Aussi ne s'arrêtait-il pas d'écouter son +histoire. Line qui avait adoré son père et vécu, avec lui, les +dernières années de sa vie en Amérique, recommençait tous les jours le +même récit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps +un détail nouveau. Le mort les rapprochait. + +Le matin, quand Line se réveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, +il se livrait toujours aux mêmes soins qui consistaient à passer sa +tête par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant +les gestes de ceux qui veulent agir en silence, écarquillait les yeux +pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait +semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses +paupières: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le +moindre mouvement, c'étaient des exclamations folles: + +- Tante Line, tu ne dors pas. + +Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui +mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur +l'édredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, +puis protestait: + +- Non, Tante Line, pas comme ça... Parle-moi de grand-père!... + +Elle commençait. + +Ils se racontaient aussi leurs rêves de la nuit; souvent ceux de Boum +ressemblaient tellement à ses propres désirs, qu'on devait admettre de +sa part de légères triches. + +- J'ai rêvé que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et +Jean, mais loin... loin... jusqu'à Saint-Cloud. + +Quand ils avaient épuisé les moindres épisodes de la vie difficile +qu'avait mené jadis celui dont ils procédaient, qu'ils s'étaient tout +raconté, qu'ils avaient minutieusement étudié tous leurs projets, Boum +la considérait avec ferveur, et quelquefois après un long silence, il +disait, profondément convaincu de toute son âme: + +- Tu es gentille de me dire tout ça... Je t'aime bien, moi, tante Line. + +Cette déclaration avait le don d'émouvoir profondément aussi la jeune +fille qui répondait pour le taquiner: + +- Moi, je ne te déteste pas... + +D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec +amour à ses vêtements épars, à tout ce qui était à elle, et +interrogeant sans cesse: + +- Pourquoi as-tu deux ciseaux à ongles? Et cette petite glace, +pourquoi c'est faire? + +Le soir, Line lui rendait fidèlement sa visite, quand il était couché. +Même lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de +venir l'embrasser; il demandait, ces fois là, qu'on fit la lumière +toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout +éblouissante dans sa robe de soir aux reflets pâles qui se fondaient +dans l'éclat nacré de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de +toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si +près l'objet du plus beau de ses rêves et quand on est encore pénétré +d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces réalités. + +Boum était heureux infiniment. Aussi était-il bon et indulgent pour +les hommes, pour les bêtes et même pour les choses -- car il ne voulait +pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne +battait même pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer +son fouet en l'air, pour les hâter dans quelque course imaginaire ou +pour les ralentir dans leur galop. + +Boum se portait à merveille. Il mangeait du meilleur appétit, +s'arrêtant quelques fois pour baiser la main de Line toujours à ses +côtés. Ce geste, à table, il le savait, lui valait régulièrement un +rappel à l'ordre de son père, aussi ne le répétait-il pas trop souvent. + +Dans le monde, quand on le produisait, il était, très au fond, +l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air: + +- On le gâte trop... disaient-ils. + +C'était parfaitement inexact. Boum était trop heureux pour être le +moins du monde gâté ou insupportable. Il était trop sensible pour +vouloir faire de la peine à quiconque, même en étant un peu sot, et +d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne +n'aurait songé à lui contester. + +Pour Line, il avait d'abord été le poupon inattendu, celui qui, le +premier, lui avait donné une gravité particulière en faisant d'elle une +tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce +poupon était devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A +force de se mettre à sa portée, ils étaient devenus des amis dans toute +la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins +d'importance; il avait tellement accaparé la vie de Line, qu'elle ne +pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus à +l'un sans penser à l'autre; ils étaient devenus Line-et-Boum et cela +faisait presque un seul nom propre d'une famille particulière. + +Pourtant un après-midi Boum apprit à table qu'il ferait seul se +promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'était une éventualité qui se +produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une +moue spéciale de Boum, qui commençait par refuser de manger; il ne +disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, +regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de +temps en temps, sur son père qui fronçait le sourcil. La scène +finissait habituellement à propos d'une observation sur la tenue qui ne +manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait +la sortie de table. Ce jour-là, ce triste programme ne manqua pas de +s'exécuter point par point. Miss Anny emmena le délinquant, car tante +Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit +sa promenade tout seul. + +C'était un mauvais jour décidément. Line et Boum s'étaient +mutuellement habitués aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas +l'amitié, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets +"vivants" c'est-à-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois +quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au +contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, +des choses trouvées dont l'attention faisait le plus grand prix, telles +que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de +ficelle ou bouts d'étoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs étaient +garnis de rubans par les soins de Line et serrés dans un coffret; on +les regardait de temps en temps. Cette fois-là, pendant que la nurse +causait avec des compatriotes, Boum avait été assez heureux pour +dénicher une boîte de sardines vide, sans doute laissée sur place et +sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche +précédent. Convenablement nettoyé et paré par tante Line qui était une +fée, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maîtresses +pièces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le départ, +Miss Anny s'étant aperçue du précieux fardeau qu'emportait Boum, +s'opposa formellement à son transport d'où scène magistrale de l'ami de +Line, qui était tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-là, pour +la réception d'une claque, et un retour orageux à la maison. + +Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu à tante +Line, s'attardant particulièrement à la description de la boîte de +conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais détail +extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui +dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas: + +- Mon pauvre Boum, ne te désole pas, on en retrouvera... + +Tante Line pensait à autre chose. + +Boum dormit mal, fut agité; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes +profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son +élève qu'elle regrettait avoir giflé. + +_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._ + + + + + +II. + + +Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement +extérieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le +programma de ses journées différer de celui des journées de sa tante. +Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, étaient devenues +peu à peu la règle. On ne les signifiait plus à table. Aucun lien +n'était plus établi, comme autrefois, entre cette suprême récompense et +la qualité du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord réaliser +des chefs-d'oeuvre de pages d'écriture, tendre tout son esprit pour +réciter ses fables afin d'éviter le moindre ânonnement. Rien n'y +faisait; tout au plus décrochait-il ainsi quelques tours dans la +voiture aux chèvres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre +quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que +Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il était +éternellement distrait; pendant les leçons, il restait la plupart du +temps, la tête appuyée sur son petit bras tout rond, répétant très +mécaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement +aux histoires de son grand-père que Line ne racontait plus. Les +punitions commencèrent avec une régularité constante; elles devenaient +comme une suite d'événements fâcheux contre lesquels il avait cessé de +réagir. + +D'ailleurs ces tracasseries extérieures lui causaient peu d'effet en +comparaison du mal profond que lui faisait éprouver le changement opéré +dans Line même. + +Qu'elle ait été soudain obligée par les siens à une vie mondaine +comportant, à chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour +les visites, pour les soirées et le théâtre, -- Boum renonçait à +comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorité supérieure -- +mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en résultaient +pour lui, n'étaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui +imposait sa leçon, pensait-il, on imposait à sa tante ces pratiques +étranges; c'était là une des conséquences logiques du besoin +d'oppression qu'ont les grands vis-à-vis des petits. C'était normal. +Peut-être même si Line en avait souffert un peu, aurait-il éprouvé à se +voir persécuter avec elle, un secret contentement. + +Malheureusement, il n'en était rien. Line n'en souffrait pas, et même +peut-être... en était-elle heureuse. Comme elle avait changé! En +apparence, elle continuait bien, comme autrefois, à monter dans sa +chambre le soir, à le recevoir le matin. Evidemment ils causaient +toujours, mais quelle différence! D'abord Line commençait, comme les +autres, à ne plus le prendre au sérieux, même quand il attirait +spécialement son attention avec ce geste spécial d'agiter son petit +index bien droit, en disant: + +- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire... + +Line riait quand même et d'un rire un peu trop prolongé qui l'irritait; +plusieurs fois même, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de +ses yeux, des larmes brûlantes que pour rien au monde, il n'eut voulu +laisser tomber. Elle ne s'en apercevait même plus. Il avait essayé de +la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des +trouvailles de câlinerie; puis, -- ô honte -- il avait pensé aux +cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient été un colimaçon vivant +qu'il avait rapporté du Bois, dans sa poche, sans rien dire à sa bonne, +à la coquille duquel il avait lui-même attaché un morceau de flanelle +rouge, et un calendrier à fleurs de mica, acheté par Jean le chauffeur, +qui persistait à souhaiter "la bonne année" malgré qu'on fut déjà en +avril. Rien n'y faisait; le calendrier était allé rejoindre les autres +présents dans la boîte aux souvenirs, bien que cet objet eut pu être +d'un usage journalier et le limaçon avait délaissé tout seul son lit de +feuilles sur la fenêtre, pour une destination inconnue: Boum seul avait +constaté son absence. + +Line pensait évidemment à autre chose. Et détail aggravant, elle y +pensait volontiers. Les changements de sa conduite se précisaient même +singulièrement. Elle, qui était autrefois si insouciante, si simple, +si jolie sans le faire exprès, devenait maintenant plus apprêtée, moins +naturelle. Elle s'étudiait davantage à la glace, le matin, quand elle +finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, après les avoir +brossés, elle tordait jadis ses cheveux d'or pâle, était remplacé par +une suite de mouvements compliqués, refaits plusieurs fois pour arriver +d'ailleurs à quelque chose de très voisin des premiers résultats. Le +choix de la robe à mettre était aussi beaucoup plus long qu'auparavant. + Quelquefois elle demandait conseil à Boum qui, régulièrement, revenait +au classique tailleur bleu marine, associé dans son idée égoïste +d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait: + +- Tu n'y connais rien... + +et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en +ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son +chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une dernière fois à +la psychée Empire posée obliquement à la fenêtre: + +- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent. + +Toujours Boum répondait: + +- Bien jolie, Tante Line. + +et il se détournait pour ne pas pleurer, sans savoir même la cause de +son émotion. + +C'est qu'il l'aimait dans ce temps-là, sans lui en vouloir le moins du +monde, autant qu'avant, plus même peut-être. Il lui faisait de tendres +reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi changé. Dans le +fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance +l'attachait plus encore à elle; il lui semblait qu'à cause de cette +injustice même, elle était plus à lui; parfois, il aurait voulu la +battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-même les +rares fois qu'il avait été sot, pour la corriger un peu, voilà tout; +après elle lui aurait demandé pardon, et il aurait pardonné; c'eut été +si bon, mais c'étaient des rêves... dans la réalité, il ne la battait +pas et n'avait pas hélas, à lui savoir gré du moindre repentir. + +A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait +sans cesse, observant, réfléchissant et examinant les unes après les +autres les plus invraisemblables hypothèses. Son pauvre petit cerveau +travaillait tellement à ce difficile problème que son caractère, sa +santé même en étaient touchés. Sa gaieté s'en allait de lui. On +n'entendait plus jamais à travers les portes de sa chambre ses bons +rires si semblables à des cris de petits oiseaux. Il était moins +affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux +brillaient moins vif. A sa vivacité première succédaient une torpeur +presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient à toute +heure du jour. Il mangeait de mauvais appétit. Le docteur, mandé par +sa maman, lui avait ordonné, après un examen approfondi: du +biphosphate! C'était peu comprendre son mal. + +Boum cherchait toujours. + +A la vérité, un nouveau personnage était entré dans la maison. Non pas +l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre +le thé et dire des choses aimables -- ceux-là étaient tous des +familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on +n'avait jamais vu et qui avait commencé par venir souvent. C'était un +homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle +dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vêtements très serrés à la +taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plié! Boum avait +entendu son nom, c'était un nom très long, l'un de ceux qu'il faudrait +apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui +en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur +Claude. Boum s'en était tenu là. + +Le nouveau venu était incontestablement très empressé auprès de Tante +Line. Les domestiques venaient immédiatement la chercher dès qu'il +arrivait. Que de fois même ces visites importunes étaient venues +troubler de délicieux moments où Boum croyait presque retrouver la +douce intimité d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle +rougissait jusqu'à la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait +à Line des corbeilles de fleurs très fréquemment. Ces présents +irritaient profondément Boum, qui à voir leur qualité et leur +dimension, avait compris l'impossibilité de lutter sur ce terrain. Une +fois, après le déjeuner, devant un monument de roses blanches que +Claude avait fait porter, l'enfant avait demandé tout bas à l'oreille +de sa maman, des sous. + +- Beaucoup de sous, avait-il dit. + +Et comme la réponse avait été une question sur l'usage qu'il entendait +faire de cette monnaie, il était resté gêné un moment sans répondre, +puis comme il n'abandonnait pas ses idées, il donna une explication, +mais cette fois si bas, si bas et si près de l'oreille maternelle que +malgré toute l'attention donnée, il ne fut pas possible de savoir sa +pensée, -- et l'heure de sa promenade était venue. + +Sur les gazons pelés du Bois, il passa consciencieusement son +après-midi à chercher des fleurs. Et ainsi, à l'heure de rentrer, +quelques pâquerettes et quelques pissenlits, coupés presque sans tiges +et un peu écrasés dans sa petite main chaude, vinrent mêler sur la robe +de Miss Anny chargée de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et +rosées. Même avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces +fleurs faisaient piètre figure, la comparaison n'était pas possible. +Le temps était passé où Line tenait compte des difficultés inhérentes à +sa condition de petit garçon. Aussi après l'avoir considéré d'un air +de dégoût, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui +aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent. + +Les choses allaient très vite d'ailleurs. Il semblait que toute la +maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitié de Line et de +Claude. Ils passaient maintenant des après-midi entières seuls dans le +petit salon, où tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus +la permission d'y pénétrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une +force intérieure le poussait à venir troubler cet agaçant tête-à-tête. +Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constaté +-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il +ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-là, Boum avait +refusé son ordinaire baiser à sa tante. Il s'était violemment retourné +la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il +entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui +répéter depuis quelque temps; + +- Il est jaloux. + +Il avait de la peine, tout simplement. + +Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir +là: + +- Demain je te dirai un gros secret. + +Mais Boum était trop fait à l'infortune pour se faire la moindre +illusion sur la part de bonheur que lui réservait cette révélation; +comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, +c'est-à-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain. + +En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire à personne", +était que Tante Line était fiancée à Monsieur Claude. + +- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line +Vauquer de Conflans. + +- Pourquoi? avait répondu Boum. + +- Mais parce que Claude s'appelle comme ça, fit Line. + +- Non, pourquoi tu te maries? précisa Boum. On était bien, tous les +deux. + +Cette évocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus +que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses étaient trop +avancées maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle +continuait à s'isoler des journées entières avec Claude, à le +rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le +monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les +parents félicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver +leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de présents. Ah, Boum la +regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les écrins +ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les éventails, les +porte-cartes, les services à liqueur, les manches d'ombrelles et tant +d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec +l'autre, comme un _décrochez-moi-ça_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux +évoquaient pour Boum, ses cadeaux à lui que Line rangeait jadis dans la +boîte. A voir toute la différence qu'il y avait entre les uns et les +autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour +lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant +ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui, +elle faisait semblant d'être contente; elle l'aimait pour rire; ente +son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui était toute la +distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai +cheval. En somme, -- c'était sa conclusion -- il y a deux mondes sur +la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au sérieux +et qui vont librement; à elles est réservé le droit d'être heureux, +d'aimer et d'être aimé; pour elles et à leurs tailles, toutes choses +sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux +voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde +des petits, ils ne servent qu'à amuser les grands qui ne tiennent pas +compte d'eux; prétextes à châtiments ou à récompenses, objets à +savonner, à promener, faire manger, travailler, dormir et surtout à +dresser à toutes ses manies; éternels étrangers dont personne, ne +comprenant exactement la langue, n'a jamais songé à écouter le +coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-père ait voulu +fuir ce monde-là. A sentir que des temps infinis le séparaient de +cette seconde vie et que de plus le jour où elle viendrait, il aurait +tout de même perdu Line, Boum eut une tristesse immense et désespéra. + + + + + +III. + + +... Des fleurs, des lumières, un prêtre tout d'or vêtu, au pied de +l'autel Line en robe blanche à côté de _Lui_ Claude, le voleur de sa +joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens. +C'était comme l'apothéose de sa douleur. Parce qu'il était trop +impressionnable et souffrant déjà, ses parents l'avaient dispensé de +figurer dans la scène cruelle. Miss Anny l'avait mené avant l'heure, +derrière un pilier de l'église. Quelques personnes le reconnaissaient +et lui faisaient dévotement un petit signe dans un sourire en remuant +la tête et en disant: + +- B'jour Boum. + +Il répondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. + Dans ses grands yeux noirs dilatés, aucune larme ne venait. Il était +très calme et pourtant la fièvre brûlait son petit corps; ses tempes +battaient vite. + +Un violon sanglotait la _Méditation de Thaïs_. De jeunes couples +passaient entre les chaises pour la quête. Boum attendait qu'on vint à +lui en chauffant au creux de sa main une petite pièce d'or remise par +sa maman à cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de +petites toux discrètes et pieusement étouffées. + +Pour l'amoureux de Line, la cérémonie n'était ni longue, ni courte; +comme lorsqu'est atteinte la plénitude de l'émotion, il n'y avait plus +pour lui ni de temps, ni espace... le mariage était. + +Dans l'après-midi, vers trois heures, après un mauvais sommeil, pendant +qu'il était encore couché, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle +avait quitté sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve +assurément, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de +l'oreiller sa tête lasse, comme il sentait que l'heure n'était plus où +l'on pouvait modifier les choses, il reçut sa tante aimée avec un +pauvre sourire indulgent et résigné. Line, sans doute, allait lui +faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases +pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes +les paroles durent lui paraître inutiles; elle tomba simplement à +genoux; très certainement, c'était uniquement pour rapprocher sa tête +de la sienne; mais, comme si elle eût compris un instant, le visage +tourné vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots. + +Des yeux de Boum, deux larmes tombèrent, sans que son sourire cessât. +Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, +de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensée, +c'était un geste d'amour, en réalité presque un geste de pardon. + +... Et pourtant peu après, Line s'en alla, avec Claude, pour un long +voyage. + + + + + +IV. + + +Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum était +malade, très sérieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure +allongée avait perdu cette rondeur de pomme fraîche qui poussait +autrefois les moins intimes à l'embrasser. Ses cheveux qui +s'échappaient alors du béret en boucles épaisses et folles, se +collaient ternes à son front et à ses tempes creuses, comme des mèches +de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient +dans sa figure pâle aux lèvres exsangues. Ses mains amaigries +s'amusaient très peu avec les jouets compliqués qui gisaient sans vie +sur la soie bleue de l'édredon. + +Boum avait d'abord eu des faiblesses étranges, puis des syncopes +fréquentes au moindre mouvement, l'un de ces évanouissements s'était +terminé en un délire qui avait duré cinq jours. Tout le monde avait +cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coïncidé avec une poussée de +croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le +temps de faire son lit, -- quand il était assis, il était si grand dans +sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un +frère aîné malade, tant il avait peu l'air d'être ce beau petit que +tous avaient connu. + +Cette fois-ci, du moins, son mal avait été compris. Trois médecins +venus en consultation avaient diagnostiqué son cas, très rare +d'ailleurs, d'"hyper-neurasthénie précoce à forme d'idée fixe et +survenue pendant l'époque critique de la formation compliquée +d'accidents méningés." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute +maintenant: c'était de Line que Boum souffrait. + +Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entières +auprès de son lit, cherchant à le distraire. Son père avait perdu la +moindre trace de sévérité; dès que ses affaires étaient terminées, il +venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait +des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait même des +histoires amusantes en épiant le moindre rire sur le visage de son +fils. Quant à Miss Anny, elle errait dans l'appartement, complètement +hébétée, son profil de chèvre plus chèvre que jamais, parlant en termes +émus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exaspérer la famille. + +Quand Boum était assoupi, ses parents s'éloignaient de son lit et +restaient à causer près de la cheminée. Boum entendait des bribes de +leurs conversations: + +- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages +l'intéressent davantage. + +- Il a mangé plus volontiers sa purée de lentilles... + +- Madame Unetelle est venue... C'est agaçant, à la fin, ces gens qui +vous félicitent tout le temps de sa taille... + +- J'ai reçu une lettre des Claude... + +Boum écoutait alors: les Claude, c'était Line. Ce nom seul irritait le +père, qui ne manquait pas de faire une réflexion désagréable; la mère +défendait noblement les absents. + +- Claude, disait le père, a bien cet air crétin et suffisant qui +caractérise les diplomates... + +Line n'était pas épargnée. + +- Avoir réalisé d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans, +c'est un comble. Ah! je retiens votre mère comme éducatrice... + +- Line n'était pas coquette, répliquait la mère, elle ne s'est pas +rendue compte... évidemment, elle aurait pu faire attention... + +Et Boum voyait quelquefois, à travers les barreaux de son lit, dans le +rayon de la faible lumière qui venait du petit abat-jour rouge, les +larmes perler aux yeux de sa mère, ces grands yeux qui ressemblaient +tant à ceux de Line, à peine d'un bleu un peu plus sombre. + +Line... Line, comme il pensait à elle, aux conversations, aux +promenades avec elle, à ses rires, à ses robes, à sa chambre, à sa +petite voiture, à tout elle: il ne pensait à rien autre. Qu'est-ce +qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? +Sûrement elle devait penser à lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublié. +Il en était sûr. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle +était bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les récriminations +paternelles, il avait envie de la défendre, d'expliquer. Mais il se +ravisait: est-ce que les petits garçons expliquent? Saurait-il même? +Il se sentait si faible, si déprimé et le seul résultat de ses efforts +pour parler, il en était sûr, ne serait que ce casque, ce mauvais +casque de douleur, qui lui broyait la tête, à l'intérieur et à +l'extérieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et +l'amère potion qu'on lui donnait en pareil cas. + +Non, à l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum +n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'éprouvait à se la +rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idée de l'absence seule +était douleur. Il savait que Line n'était pas responsable, que son +papa et sa maman étaient injustes et ne reprochaient rien autre à +l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis +donné. Sa peine était due, il en avait conscience, à d'autres causes, +à une masse de circonstances, d'événements insignifiants en eux-mêmes, +dont l'un enchaînait l'autre, qui pas plus les uns que les autres +n'étaient seuls capables d'amener le résultat dont il souffrait. +Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du +grand-père aux yeux bleus, lui disaient qu'il était dans la vie sans +cesse nécessaire de lutter. + +C'était Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne +qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus +commode pour se plaindre et pour s'excuser. En réalité elle est +quelque chose de bien différent. Sans le comprendre, l'enfant s'en +rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, +elle est indifférente simplement; dans elle, les actes et les +sentiments se succèdent sans ordre et sans autre raison que +l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme +découlent, pour ceux qui en sont touchés, la souffrance ou la joie, +personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde +fait de son mieux. + +C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des +enfants, Boum n'en voulut pas non plus à Claude. Le mari de Line ne +pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se +connaissaient même pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude +avait trouvé Line à son goût -- beaucoup auraient été de son avis, la +seule particularité surprenante était qu'il n'y eut personne avant lui, +-- il l'avait prise, tout simplement. + +Seulement Boum, qui méditait sans cesse sur ce sujet, constatait +qu'entre Line, c'est-à-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant +ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi +dans un esprit méchant, il n'en restait pas moins la cause, cause +inconsciente mais cause réelle tout de même, de tout le mal. S'il +n'était pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter, +lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait +encore là tendre, intéressée, heureuse et rayonnante, à Boum, toute à +Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour +faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'être +heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer +toujours. + +Toujours! On n'a pas idée comme c'est long pour les petits garçons, +cette idée là. Alors, une seule pensée envahit son pauvre coeur, +pensée très simple, très pure, à laquelle ne se mêlait aucune +appréhension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des +réalités dont découlait une résolution qui s'imposait, avec +l'inexorable nécessité d'une loi physique: il fallait séparer Claude de +Line, voilà tout. + +Comment opérer cette séparation, voilà où le problème devenait +singulièrement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea +d'abord l'idée de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait +bientôt parce que avec la possibilité catastrophale de voir Claude +emmener sa femme, le retour de l'indésiré restait toujours comme un +danger menaçant. Alors l'autre solution se présenta radicale et +définitive: celle de l'autre départ, du grand voyage dont on ne revient +jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait +plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui +avait envisagé tous les raisonnements et vidé toutes les hypothèses, le +savait: c'était ainsi. + +... Les crises revinrent plus fréquentes. Le terrible mal de tête ne +lâchait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement: + +- Maman, j'ai bien mal... + +La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait dû allonger +l'arrière du bonnet à glace. + +- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une +crinière... lui disait-on. + +Avec de grosses larmes, le petit disait: + +- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui +finissait à la tête... + +Le spécialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs +moments cherchant, sans rien comprendre à cette recrudescence du mal +étrange, ému malgré l'aridité du problème, de cette douleur qu'il ne +pouvait dominer. + +- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout. + +- Si Monsieur, je vous aime bien répondait Boum, mais ça me fait mal, +très mal, toujours mal. + +Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", +-- comme celle de ses confrères -- n'allant pas au delà; il avait relu +tout ce qu'il savait déjà, avait essayé toute une gamme d'agents +physiques, d'injections, d'hydrothérapie. Il avait pensé un instant au +retour de Line, puis rejeté cette proposition d'ailleurs difficilement +réalisable, craignant d'aggraver encore l'état de l'enfant. Cet homme +bon revenait toujours à la conclusion qu'il fallait une diversion à +l'idée fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le +résultat de tous les essais était que Boum semblait reconnaissant de +tant de peines. + +- Merci Monsieur, j'ai encore mal... + +Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre +grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la +douleur s'en aller. Assise près de la fenêtre, d'une voix très douce, +l'infirmière, ainsi que l'avait prescrit le docteur après les crises, +lisait. C'était une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le +petit malade écoutait et demandait des explications: + +-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle... + +La jeune fille se répandait en explications. Elle reprenait le récit: +l'un des deux héros fidèle au roi ne pouvait pardonner à l'autre son +abandon politique. + +- C'était un méchant, disait-elle, un traître; alors Murthos, le +fidèle, voulut se battre avec lui... + +-Se battre à coup de poing, interrogeait Boum. + +- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des épées et des +pistolets. + +- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. +Le méchant pouvait partir... loin, loin. + +- Parce qu'il était loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. +Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche à toucher +l'autre et à se défendre avec son arme. + +- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle. + +- Oui, Boum, c'est pourquoi il est très mal de se battre en duel... + +- Ah! c'est mal, fit simplement Boum. + +De la même voix, un peu monotone, l'infirmière poursuivit la lecture, +en jetant de temps à autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui +n'écoutait déjà plus. Le récit continuait, les péripéties les plus +dramatiques se succédaient, la mère du bon héros venait sur le pré, +pour essayer d'arrêter les bretteurs, et se mettait à genoux tout en +essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orné de dentelle"... + +Boum interrompit: + +- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que +d'assassiner quand même, puisqu'il était loyal, le monsieur... + +L'idée avait décidément frappé le malade, la jeune femme s'en aperçut. +Peut-être parce qu'elle était lasse de lire ou bien parce qu'elle ne +voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle répondit: + +- Oui, c'est moins mal. + +Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouvé +quelque détente dans quelque imaginaire vision. + +Le soir, après le dîner familial, le père et la mère étaient, comme à +l'habitude, assis chacun d'un côté du lit. Boum posa quelques +questions, toujours à propos de la lecture de l'après-midi. Il avait +oublié l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore +maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou +seulement un peu mal... + +Pour la première fois, depuis longtemps, le père riait un peu dans sa +moustache très brune; il donnait tous les développements désirés et +déclarait en principe: + +-... Que le duel c'était très bien, à condition de se battre pour des +motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la +galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, +loyalement... + +Boum n'y était pas encore; pauvre petit, il tenait encore à la vie. + +- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il? + +- Oh oui, disait le père, après une petite hésitation, si l'on est +d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ça n'est pas +l'usage... + +- Ah! faisait Boum, intéressé. + +Cette nuit là, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de +là, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et +pour les domestiques une bien grande joie. + + + + +V. + +Les jours, dès lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout +doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu à peu, avec +l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le médecin +lui-même était heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remède; +malheureusement le remède n'était pas de ceux qu'on achète dans les +pharmacies. + +- Il fallait "décrocher" l'idée fixe, disait-il; et pour cela +intéresser le malade à une autre idée... + +En vérité, Boum ne pensait plus seulement à son malheur, ou plutôt il +croyait avoir trouvé le moyen de pouvoir agir sur son malheur même: la +désespérance avait quitté son petit coeur. Il croyait maintenant +pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un +crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement, +loyalement". + +Sans doute, le malade n'avait confié à personne son secret, seulement +comme il ne parlait plus que de provocation, de pré, d'épée, d'honneur +et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le père, +prompt comme tous les hommes à trouver dans les événements la +satisfaction de ses désirs, trouvait cette idée follement amusante. +Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, même +son âme de cavalier et de militaire n'était pas fâchée de cette +tournure d'esprit que cette idée dénotait chez son fils. Peut-être +même, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret +contentement. La mère, plus prudente, après le premier moment de +bonheur, s'était un peu alarmée. Qui sait, pensait-elle, si Boum, +après avoir constaté l'impossibilité de sa combinaison, n'allait pas +retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa +raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les +assurances. + +- L'attention n'est plus fixée sur un seul point, disait-il, maintenant +l'imagination va d'une idée à l'autre; la dernière comporte une part +d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce +travail là; et pendant ce temps l'état général profite, l'assimilation +se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de réaction propre. +Nous passons la crise de croissance. + +Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'à demi le jeune femme parce +qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'à rebours +de son mari, elle n'avait aucun goût pour la solution de Boum si +fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lié dans sa pensée à +des surprises douloureuses. Le jugement sain et sérieux qu'elle tenait +de son père ne trouvait aucun goût à la conception cabotine des choses +saintes dont les modernes rencontres se réclament. Elle la trouvait un +peu dégradante; son coeur de femme et de maman aurait préféré toute +autre diversion au mal de son fils que celle-là. + +Cependant Boum allait toujours mieux. Ses névralgies avaient presque +disparu. Il mangeait de bon appétit et dans son corps amaigri, les +forces revenaient. + +Un jour pour la première fois depuis sa maladie, l'automobile +paternelle l'avait mené prendre l'air en compagnie de sa mère. Un +grand soleil d'été envahissait l'avenue du Bois, presque déserte. + +Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum évoqua +d'autres joies passées qui étaient, jadis, sur cette même allée dans +l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il +passait alors au milieu d'eux, triomphant aux côtés de Line, maintenant +il sentait l'isolement de son coeur désolé. Ces constatations pourtant +ne déprimaient pas son énergie et ne ralentissaient en rien sa +résolution arrêtée; à l'encontre, il semblait trouver, en elles, des +forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa +race réclamait et par là rejoindre ce qu'il croyait être la raison de +sa vie. Son père l'avait averti; il devait reprendre des forces +d'abord, après seulement il pourrait se mettre à étudier l'art de tuer +selon les règles des principes admis. A présent, il en était encore à +la première partie du programme; il laissait, comme on lui avait +expliqué, l'air et le soleil l'aider à le remettre. Sans parler, il +s'abandonnait à l'âpre bonheur de se ressouvenir. + +A l'extrême bout du lac, il demanda l'autorisation à sa mère de +cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait +méthodiquement, avec une maladresse appliquée. C'étaient toujours des +humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, à cause peut-être +de sa résolution et de toute l'évolution qui s'était faite en lui, il +estima pouvoir les faire parvenir à celle qu'il chérissait. + +- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line? + +Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, très très +fort. + +Pourquoi cette jeune mère qui avait eu à cause de ce fils de si grandes +angoisses et qui n'avait jamais versé que des larmes isolées, +était-elle émue aujourd'hui, tellement? + +Boum, très gentiment, devenant un homme parce qu'il était devant une +femme éplorée, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un +mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il répétait les mots +qu'on lui disait autrefois à lui-même: + +- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin... + +Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. +Peut-être, en voyant le geste naïf, la petite mère avait-elle pensé que +ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance +muette dont son coeur brisé avait tant besoin... + +- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum? + +De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'était vrai, il +répondit: + +- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la même chose... + + + + + +VI. + + +Boum était presque guéri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec +tout le monde, recommençait ses leçons et ses promenades comme par le +passé. Si ce n'eût été quelques drogues qu'il prenait avant les repas +et dont les flacons bizarres ornaient sa place à table, personne +n'aurait pu dire qu'il ait été malade, si gravement malade. Comme le +souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait +plus ni à Line, ni à l'idée fixe dont Boum avait été si près de mourir, +ni même à l'autre idée saugrenue qui avait remplacé la première et dans +l'espérance de laquelle l'enfant avait retrouvé les forces de vie. +L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs. + +Il était devenu un grand garçon, grand par la taille -- tout le monde +lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas même onze. Son +corps très fluet et qui faisait penser aux plantes poussées trop vite, +gardait encore un peu de sa grâce passée. On ne retrouvait dans sa +figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils +mordorés dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une +certaine gravité surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa +vivacité, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilité très +douce, une politesse marquée et très prévenante qui partant, le +distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif, +complaisant, souvent rieur même, on eut pu croire qu'il avait oublié: +en réalité, comme au premier jour, il pensait à Line, comme au jour de +la révélation, il était décidé à se battre avec Claude. Tout au plus +avait-il ajouté, à mesure que l'initiation de la méthode précisait les +premières données, l'idée d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait +cette offrande généreusement parce que sa nature était aventureuse, +parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et +aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui. + +- Ce sera Claude ou moi, pensait-il. + +Un jour, très timidement, mais résolument comme quelqu'un qui réclame +le paiement d'une dette, il vint trouver son père seul et lui posa la +question: + +- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il... + +- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ça te fera le plus grand +bien... + +Quelques jours après, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble +du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussée, à droite sous le porche, +Boum et son père firent leur entrée dans une quelconque salle d'armes +de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne +venaient pas encore. Un homme de blanc vêtu avec un coeur de flanelle +rouge à la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait +à l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_ +entrelacés. Dans la salle, à laquelle les épées faisaient des murs +d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les +"Patrie", le maître, du bout de sa barbiche et derrière un lorgnon, +lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait +son café au lait. Boum lui trouva en même temps l'air terrible et +l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir +ses phrases, toujours sur un ton de commandement: + +- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la +planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiène... voici les +prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chêne prendre +d'une pile, un prospectus dont le père en accepta les termes sans le +lire. + +Le Prévôt appelé prit les mesures du futur "membre" -- c'était sa femme +qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum +reviendrait: le masque, les sandales, les petites épées, tout serait là. + +En les accompagnant, fidèle au rite, le maître éprouva le besoin de +dire: + +- Nous allons le soumettre au ballottage. + +C'était une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle à +son entreprise. + +Dans la rue, Boum ayant demandé des explications sur ce dernier mot, +son père pensant autre chose répondit: + +- Ce sont des bêtises. + +Boum fut admis sans opposition. + +Au jour fixé, il venait costumé en petit bretteur, le visage dans sa +cage à mouche, debout mal à l'aise sur cette planche qui lui paraissait +haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maître prodiguait son +enseignement, donnant des exemples, répétant ses phrases comme s'il +récitait une leçon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux, +s'appliquant de toute son âme à bien faire, mais bientôt rompu dans +tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on +pouvait jamais arriver dans la réalité à se battre, à se toucher, à se +défendre et à faire quoique ce soit. Effrayé, il pensait que, +peut-être, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait +jamais, bien que le maître flatté de son attention y allait de temps en +temps d'un encouragement. + +- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des +dispositions, vous arriverez... + +Le soir, moulu par la courbature, il eut une défaillance en pensant que +cette solution aussi serait très longue. Pour arriver à savoir faire, +en somme, il faudrait être grand et c'était justement de ne l'être pas +qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant à la leçon, +parce qu'il n'était pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il +recommençait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et +tirez", etc. + +Très lentement, il sentit lui-même ses progrès. Il se fatiguait moins +maintenant sur cette planche où il se tenait mieux, assis sur les +jarrets, sans perdre ce que le prévôt facétieux ne se laissait pas +d'appeler: "les petits équilibres". + +Mettant à part l'escrime, la salle ne l'intéressait pas. De rares +clients venaient à son heure et cependant, il y avait dans ces murs +comme un air de susceptibilités factices et de points d'honneur idiots +se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui +l'écoeurait. Boum avait son idée, il était venu dans un but très +précis. Sa bonté profonde s'alarmait à la pensée de querelles +cherchées, que sa mentalité sérieuse lui faisait trouver inutiles. +Aussi à part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. +Pendant les poses, il s'asseyait à l'écart sur la banquette de velours +rouge, et continuait à s'instruire en regardant. + +Cependant, il s'était fait un ami. C'était un monsieur grisonnant, +légèrement bedonnant, avec des yeux rieurs et un très bon sourire. En +le montrant, le prévôt avait dit à Boum: + +- C'est Laferrière, vous savez celui qui fait des pièces, un rigolo. + +Avec plus de cérémonie, le maître avait, selon l'usage, présenté son +jeune élève: + +-... A Monsieur le Comte de Laferrière, de l'Académie Française. + +Boum avait tendu sa petite main. + +Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demandé: + +- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes? + +Boum avait répondu: + +- C'est difficile. + +- Comme tous les arts, répliqua le Monsieur; il n'y a que la critique +qui soit aisée. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espère, comme +M. Doumic? + +- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien +saisi. + +- Officier ou maître d'armes, interrogea encore le Monsieur. + +- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve +ces deux perspectives folles et extravagantes. + +- Que voulez-vous être alors? + +- Je veux être comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux +savoir faire des armes. + +Peut-être cette réponse aurait-elle laissé indifférent plus d'un +habitué de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, été frappé +par l'apparente incohérence de ces deux volontés. Chez Laferrière, +l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arrêter. + +- C'est étrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention +du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un +aussi grave sujet, et il ajouta: Nos goûts ne sont pas tout à fait +pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout +envie de me marier... parce que je suis marié, comprenez-vous. + +Boum sourit. De cette conversation commença leur sympathie. Par la +suite, Laferrière, rassasié, relativement jeune, de toutes les joies et +de tous les honneurs, trouvait une douceur particulière à retrouver, +chaque matin, le petit coeur honnête et frais dans lequel il sentait le +mystère. Boum avait retrouvé en lui une camaraderie qu'il n'avait +jamais connue chez Line: son nouvel ami l'écoutait sérieusement. Cela +ne les empêchait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; +l'académicien savait des histoires impayables que le prévôt, en +s'appuyant sur la courbe de son épée, écoutait la bouche ouverte. + +Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils étaient tous +deux curieux et adaptables, naïfs sans être bêtes et d'une générosité +spéciale qui voulait le bien de tous les êtres y compris pour chacun +d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils à +merveille. Boum sentait les jours où son ami n'était pas en train et +les jours où il était en veine d'expansion. Laferrière avait saisi une +fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas être traité en bébé; son +degré de développement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne +se développeraient plus. + +Et puis, pour les raisons différentes, les gens de la salle les +ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il était le seul enfant, se +sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de +mentalités toujours pareilles à cette collection d'oisifs croyant être +le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu +la moindre répercussion. Ils se lièrent rapidement. Quelquefois, ils +sortaient ensemble. Par les belles journées, Laferrière allait +volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long +du chemin, des sujets les plus divers. + +Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son +petit ami. + +- Mais c'est un fils donné par la nature, avait dit un Monsieur qui +marchait au côté d'une jolie blonde. + +- C'est idiot, avait répliqué Laferrière, puisque c'est un frère aîné. + +Cette façon de présenter Boum comme un petit sage auquel on demande des +avis n'était pas qu'une simple plaisanterie. En réalité l'auteur +parisien était un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient +conservé jeune; il était réservé. + +Laferrière s'était tellement mis à sa portée, qu'il finissait par le +prendre au sérieux, solliciter ses conseils, et lui faire même des +confidences que beaucoup auraient trouvé anachroniques et prématurées. + +Boum gardait à la maison un complet silence sur ces affaires de son ami +qu'il estimait être d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'être +saisis par ses parents. En particulier, il était souvent question dans +ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame +qui jouait ses pièces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. +Il l'appelait: Dora. + +Un jour, -- ils étaient déjà de vieux amis -- au sortir de la salle, +comme il pleuvait, Laferrière proposa d'emmener Boum dans son +automobile. En chemin, il lui dit: + +- Si nous allions chez Dora? + +Boum, sans savoir pourquoi, hésita le quart d'une seconde, puis accepta. + +L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arrêta familièrement devant un +grand immeuble de la rive gauche, près du pont de l'Alma. + +Au sortir de l'ascenseur, au troisième, Laferrière ouvrit la porte +d'entrée avec une petite clef qu'il sortit de sa poche. + +- Comment, c'est toi chéri, fit une voix très douce. + +- C'est nous, répondit l'ami de Boum. + +Cette réponse excita sans doute la curiosité de la maîtresse de céans, +elle sortit à leur rencontre précipitamment. Elle avait dû entendre +parler de Boum, parce que tout de suite, sans présentation, elle +l'accueillit gentiment dans un bon rire: + +- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir. + +Boum, en petit garçon bien élevé, s'inclina et baisa la main qu'elle +lui tendit, selon les formes les plus respectueuses. + +Quand ils se furent installés dans le petit salon où elle les avait +introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit +à moitié étendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur +un tapis sombre, une fourrure blanche très souple et deux gros coussins +vert-bleu. En vérité, elle était jolie, ses cheveux lui faisaient +comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents éblouissantes +riaient d'un rire perlé spécial qui paraissait toujours partir d'une +scène. Elle faisait une masse de frais à Boum, à la fois amusée, +flattée et un peu gênée par la présence insolite d'un enfant. + +Boum répondait poliment à toutes les questions. Toujours très sobre de +détails sur ses propres affaires, il écoutait tranquillement tant qu'il +était question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui +parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement +étonnés. + +Cette visite lui semblait toute naturelle, étant donné le sérieux de +son amitié avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait +été celui de toutes réunions de trois grandes personnes si ce n'eut été +quelques remarques décousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui +passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulté qu'on devait trouver à +apprendre par coeur tout un livre". + +Laferrière jouissait, amusé par l'étrange de la situation. Evidemment, +pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa +maîtresse aurait paru énorme, monstrueux; en réalité, sa conscience +honnête et dégagée des conventions se refusait à voir le moindre tort +dans ce rapprochement qui ne faisait de peine à personne. Ces deux +amis éprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain +plaisir à se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait +altérer la sérénité de Boum et être pour lui un changement de ce qu'il +entendait et voyait familièrement tous les jours... alors pourquoi pas, +surtout que lui-même l'auteur qui avait vécu tant de rêves trouvait +dans la présence de ces deux êtres je ne sais quelle impression de +consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant +voulu voir persister longtemps. + +Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrogé. + +- Comment la trouves-tu? demanda Laferrière. + +Très gentille et très jolie, apprécia Boum, vous devez bien vous amuser +avec elle. + +Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line négligea +de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler +quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de +convaincre, il savait ne devoir pas être pris au sérieux; alors il +écouta sans interrompre comme le lui avait enseigné Miss Anny. Cette +visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui +avait été comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il +lui disait la vérité, qu'il avait en lui une confiance sympathique. +Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son +grand-père peut-être ou bien parce que simplement il avait souffert des +hommes, il gardait toujours, vis-à-vis d'eux, une prudence et une +réserve discrète. En telle manière qu'à ce moment, quand son ami +l'avait mis au courant de sa principale préoccupation sentimentale, lui +n'avait pas encore articulé un seul mot de la grande affaire qui était +l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononcé le nom de +Line à Laferrière. Après la visite chez Dora, il prit la résolution de +tout lui raconter. L'occasion vint. + +Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure +dans l'auto découverte vers Saint-Germain. Laferrière ayant fait peu +de temps auparavant la connaissance du père de Boum, lui avait demandé +pour ce jour-là l'enfant à déjeuner. Maintenant ils allaient au +rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son côté. A la sortie du +Bois, après l'indispensable arrêt à la barrière, Boum retrouvait +l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent +regardé autrefois avec Line. Dans le fond de son âme, il +s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur +conversation, dès que la voiture repartit, Boum demanda: + +- Pourquoi, faites-vous des armes, vous? + +Laferrière répondit une phrase évasive, une de ces explications dont il +avait le secret et qui n'arrêtait rien: "on ne bouge pas assez... c'est +nécessaire... je ne veux pas grossir...". + +- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ça. Vous ne voulez pas vous +battre. + +- Oh, fit Laferrière, quand je peux éviter, j'aime autant. + +- Moi, répliqua gravement Boum, je veux me battre, mais sérieusement, +_à mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment. + +L'auteur, se retourna brusquement, visiblement intéressé: + +- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait? + +Très posément, regardant par terre, Boum répondit: + +- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-être le connaissez-vous, c'est +Monsieur Claude Vauquer de Conflans. + +- Conflans, le diplomate? fit Laferrière, c'est un imbécile! + +- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait à +cette appréciation, c'est lui. Je veux qu'il meure. + +- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum. + +- Voilà, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite +tante, la soeur de ma maman. Nous étions très, très bien ensemble, +tout le temps ensemble et je l'aimais... tant. + +Boum disait ce mot tout bas, très ému, baissant encore davantage sa +tête brune. Laferrière sentit le petit drame et n'interrompit pas. + +- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus +encore parce que vous, vous êtes grand, et moi je ne suis qu'un petit +garçon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'était +Tante Line... + +Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit: + +- Il me l'a prise... + +Ému aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, +puis demanda: + +- Comment te l'a-t-il prise? + +- Il l'a épousée, puis ils sont partis. + +- C'est sa femme, remarqua Laferrière, elle est bien jolie en effet, je +l'ai aperçue le jour de son mariage. + +- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est +qu'avant de partir, il l'avait changée, tellement. Vous ne l'auriez +pas reconnue. Avant elle était douce, elle écoutait comme vous, nous +sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon +grand-père qui était parti tout petit en Amérique, elle avait une +petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; après, quand +Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermés +dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- +et l'enfant précisait en remuant son index en l'air -- il faisait +exprès, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se +moquait de moi. + +Profondément touché, mais voulant savoir, Laferrière interrogea: + +- Mais tu n'as pas parlé à ta tante? Tu ne lui as pas demandé pourquoi +elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre. + +- Souvent, répliqua Boum, j'ai essayé; j'ai dit tout ce que j'ai pu, +mais quand on est petit, vous savez, on ne vous écoute pas, et puis, on +ne sait pas ce qu'il faut dire... + +- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas... + +Et sur cette réflexion, quelques instants passèrent sans qu'ils se +dirent un seul mot. De chaque côté de la voiture, le paysage défilait +rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir +la campagne véritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons +ne se touchaient plus et le fleuve, délivré de ses quais, coulait plus +librement dans la lumière crue entre ses berges de prairie. + +Laferrière était bouleversé par le récit de cette tragédie. Les faits, +en eux-mêmes, étaient très simples, en somme, si naturels: le petit +aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer à tous les âges, qui sait même +si à l'âge de Boum on n'aimait pas mieux, plus âprement, plus +exclusivement et plus sérieusement aussi? A travers le cortège fané de +ses propres amours, il cherchait à retrouver le souvenir de ses +premiers élans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose, +sa pensée et son coeur... Et pourtant il demeurait désemparé devant +cette détresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses +et qui gardait encore assez de foi pour aimer éperdument une petite +femme quelconque "qui jouait ses pièces". Il était confondu parce que +de cette histoire très simple résultait cette situation anormale, parce +que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation +sans dénouement, une maladie sans remède. Un seul instant, il fut sur +le point de dire à Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne +te désole pas, tu verras que la vie peut guérir aussi". Mais, ce même +homme qui n'avait pas hésité à mener l'enfant chez une femme un peu à +côté, se refusa à tenir la petite âme, même pour la consoler. Il dit +simplement: + +- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum? + +- Je sais bien, dit le petit très simplement, mais puisqu'il n'y a pas +d'autre moyen... + +C'était bien la logique que craignait Laferrière. Sans doute, il +savait que le projet de Boum ne se réaliserait pas, que quelque chose +viendrait sûrement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les +désillusions et toutes les déceptions que cette mise au point +comportait, firent mal à son égoïsme généreux; comme un grand enfant +qu'il était lui aussi, il laissa partir l'expression de son dépit: + +- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconté cette histoire? + +Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore très bien la +différence de l'amour et de l'amitié, répondit très naturellement aussi: + +- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup... + +- Tu as raison, répliqua Laferrière, assez touché de cette remarque, en +prenant sa petite main, tu peux compter sur moi. + +Ils avaient fait un petit tour par la forêt silencieuse et sombre +malgré le soleil; ils retournèrent vers le restaurant où Dora les +attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait +dû se lasser de regarder le décor magique de Paris engourdi à cette +heure dans une diaphane buée, elle jouait machinalement de sa longue +main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle +avait noué ses gants. + +- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferrière s'excusa: +ils avaient causé, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la +grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main: + +- Nous voulions te donner le temps d'être idéalement jolie; nous ne +sommes pas venus une minute trop tôt... + +Pas fâchée, elle le remercia des yeux. + +Ils mangèrent. Laferrière, préoccupé, parlait peu. Dora lui trouvait +cet air particulier des jours où il mijotait une idée de pièce. Bonne +fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait + +des frais à Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute à leurs +pieds, elle l'aidait à retrouver la maison de ses parents, lui +indiquant les grands repères de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du +Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferrière. Le +petit distrait, tour à tour regardait la ville, regardait la femme et +jouissait de leur semblable beauté. Il pensait sans aucun sentiment de +jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires +sentimentales, celles de ses commensaux s'étaient arrangées. Dora et +Laferrière s'entendaient bien, ils étaient ensemble, constatait Boum, +et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui +gâte notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et +qu'aucune chose ne venait jamais troubler la sérénité de leur bonheur. +Evidemment, Laferrière n'était plus un petit garçon, et c'est tellement +plus facile d'être heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra +peut-être où lui-même... en attendant, il était reconnaissant de tout +son coeur à ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimité +et de lui faire ainsi respirer l'air de leur félicité. + +Quand ils eurent terminé, en quittant la table où ils étaient restés +assez avant dans l'après-midi, Dora, debout, interrogea Laferrière, en +le regardant de très près: + +- Eh bien, ça se dessine ton idée? As-tu un rôle pour moi? + +En secouant les miettes de son gilet, il répondit pour n'être entendu +que par elle: + +- Je pense à mieux que le théâtre, petit, à la vie, personne ne s'en +doute, c'est bien plus émouvant... + + + + + +VII + + +A une petite fête intime de la salle, pour la première fois, Boum se +produisait en public. Les spectateurs étaient peu nombreux; il n'y +avait guère, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de +représentants notoires de la presse sportive, gens faméliques et +prétentieux. Le jardin avait reçu une décoration de petit _14 +juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, +quelques fauteuils et les banquettes rouges étaient sorties. Au fond, +entre les arbres, devant un maître d'hôtel à favoris, une table nappée +supportait des sandwichs, des gâteaux, des fleurs et une rangée de +coupes à moitié pleines de très mauvais Champagne. + +Une dizaine de tireurs étaient inscrits et devaient faire assaut "à la +première touche". + +Boum était considéré par la salle entière comme "une fine lame"; il +l'était vraiment. Le maître, qui avait l'intelligence de son art, +avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il +voulait faire; et alors, il l'avait poussé, sa jeunesse et sa débilité +étant un obstacle aux travaux brutaux de l'épée, vers le jeu délicat du +fleuret. Boum, qui en était alors à sa deuxième année de salle, se +servait maintenant d'une épée triangulaire et à coquille, comme celle +des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait +peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqûre +vers les mains, les genoux ou la tête; à l'encontre, elle tournait +follement tout le long de la lame adverse, très rapide dans tous les +sens, avec des arrêts brusques qui étaient des menaces, toujours en +mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement française, +s'épanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touché. + +Il fit, ce jour-là, d'assez jolis assauts, Laferrière qui n'aimait pas +d'ordinaire ce genre de réunions était venu pour voir son petit +camarade. Tout en applaudissant à ses jolis coups, il était inquiet +parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce résultat. Le +corps des chroniqueurs louaient sans réserve: découvrir un talent +inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum était +joli à voir. Son vêtement blanc moulait ses formes gracieuses et +proportionnées: l'exercice l'avait considérablement renforcé et +assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, à +l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se déployant dans une attaque +en un geste large, ou bien modeste après la victoire, son casque et son +épée dans la main gauche, la tête un peu basse venant remercier +l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chétif et mal +poussé qu'il avait été après sa maladie. Il était presque alors un de +ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un +secret désir: + +- Il est gentil. + +Après qu'il eut fait sept assauts, le maître le proclama quatrième avec +trois touches, ce qui constituait, eu égard surtout à la qualité des +autres tireurs, un assez joli succès. + +Laferrière et lui ne restèrent pas après la séance. Ils remontèrent un +instant à pied le boulevard. + +Comme à l'habitude, ils causèrent. Laferrière avait raconté à Boum, +quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pièce. Maintenant il +le mettait au courant des modifications projetées. Boum était partisan +des dénouements heureux. Il se passionnait en général pour les +péripéties de ces personnages de rêve qui lui étaient devenus +familiers; il les considérait comme des êtres vivants qu'il aimait. Ce +jour-là, il parlait peu. Laferrière, qui se rendait parfaitement +compte de l'état d'âme de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en +apercevoir. + +Quand ils furent arrivés devant l'hôtel de la rue Pergolèse, Boum +tendit sa main: + +- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de +vous. Nous allons à la campagne pour trois semaines... C'est là que +ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... +Après, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire. + +Dans un demi-sourire, Laferrière répondit: + +- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce +pas? + +- Je le sais, dit Boum en le regardant sérieusement. Au revoir. + + + + + +VIII + + +Dans son cabinet de travail, grande pièce encombrée, assombrie par les +tentures et les cuirs de Cordoue malgré la grande baie vitrée qui +donnait sur le parc de la Muette, Laferrière, assis à sa table, venait +de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres était, pour sa +nature heureuse, une heure bénie. Un grand nombre d'inconnus lui +écrivaient. Il goûtait une volupté particulière... à l'ouverture +brusque de cette porte sur l'intimité du monde extérieur. Des femmes +lui faisaient des déclarations passionnées, des amis sincères lui +donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la manière d'acheter +du vin, d'écrire des pièces, de placer sa fortune, de combattre +l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Après avoir mélangé +les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son +domestique qui, habitué à cette fantaisie, s'en acquittait maintenant +avec un grand sérieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre, +d'un bout à l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le +dérangeât. + +Ce matin, contrairement à l'usage, le domestique revint: + +- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite. + +- De si bon matin? fit Laferrière. Qu'il monte. + +Il pensa que ce devait être pour l'importante histoire du duel, et +cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, après tout, +mettre fin à cette plaisanterie. + +Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, +qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonné? + +Boum fit une entrée inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il +courut vers Laferrière, tomba assis par terre devant lui, et câlinement +mettant sa tête sur les genoux de son ami, il se mit à sangloter sans +pouvoir dire un seul mot. + +Laferrière, ému, ne savait que dire. + +- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... +dis-moi... explique. + +L'enfant pleurait toujours. L'homme, désolé par ce chagrin, finit par +grossir la voix et dire presque rudement: +- Assez, Boum, je te défends de pleurer ainsi. + +L'effet de ce changement de ton opéra. Boum n'était pas habitué à +s'entendre parler ainsi par celui qui était le confident de son coeur. +Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux. + +Laferrière en profita pour le relever. Il l'entraîna vers un divan un +peu surélevé auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air +de trône. Il força l'enfant à s'asseoir près de lui. + +Boum, parla longuement. + +Il était parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu +pendant dix longues journées qu'Elle revînt. Elle était revenue. + +-... Mais, fit-il, elle est toute changée... d'abord elle n'est plus du +tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle +rit tout le temps de moi, ne m'a même jamais parlé seul une fois. Elle +est aussi sévère pour moi que M. Claude et reproche à maman de ne pas +bien m'élever. Elle m'a dit, parce que j'ai regardé dans un paquet +qu'on apportait, que j'étais curieux comme une vieille chouette -- +c'était des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour +ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, +elle s'occupe toute la journée de petits bonnets, de petites robes, et +de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a +toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais à +la poupée, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ça, je me +suis aperçu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis +très malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien. + +Et il se remit à pleurer doucement. + +- C'est pour ça, fit Laferrière, que tu pleures! mais mon pauvre Boum, +ces choses-là arrivent tous les jours. + +- C'est cependant malheureux, répliqua Boum. + +- Voyons, voyons... fil Laferrière... tu étais séparé d'une femme que +tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours +séparé, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te réjouir. + +- Peut-être! fit le petit, plus navré de n'être pas compris. + +Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta: + +- Cependant je suis triste... très triste. + +- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lança Laferrière... tu n'es pas +raisonnable. + +- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus +du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ça m'est égal. Voyez, +à présent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec +moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux +plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis +bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... +comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer. + +Et pour rendre sa pensée, le petit agitait ses deux mains devant son +ami en le regardant de ses yeux mouillés. + +- Boum, fit Laferrière, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. + Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es +trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans +comprendre. Ne pense plus à Tante Line. Vis des joies de ton âge, je +t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie, +cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que +tu n'as pas trouvé. Sache attendre. Je t'assure, c'est bête de +souffrir. Regarde par la fenêtre, c'est le matin, peut-être +aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus +chaud, il y aurait plus de lumière dans les arbres, par terre les +ombres seraient plus noires... et pourtant notre désir commun ne change +rien, le matin reste le matin. C'est déjà beaucoup, crois-moi, de +savoir que midi viendra. + +Boum écoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais +trouvant quand même aux paroles qu'il entendait comme une sorte de +vertu bienfaisante. + +Encouragé, Laferrière continuait: + +- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal. + +Boum fit signe que non. + +- Si, reprit l'homme, quand tu es tombé sur te genoux, tu t'es écorché. + C'était un mauvais moment, tu as dû pleurer certainement. Cependant +le mal a passé, ton genou s'est guéri. Regarde, on ne voit plus rien +du tout. + +Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant. + +- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guérir +maintenant. + +- Tu crois, répondit Laferrière... En effet, on croit, et puis, un +jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je +ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends. + +Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore là un mystère. +Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tête entre ses deux mains, +essaya de comprendre. Laferrière le laissa méditer. Mais Boum renonça +vite à chercher: + +- Peut-être, fit-il brusquement d'un air détaché, vous avez raison. Je +ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici là, j'en veux à tous ceux +qui m'ont fait mal. (Et pour la première fois, sa figure d'enfant +devenait mauvaise.) Je m'appliquerai à vivre seul, sans regarder +personne. Je reconnais maintenant, que j'étais sot de vouloir me +battre en duel. Ce n'est décidément pas la manière. Plus tard, je ne +sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai... + +Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui +tendant une main froide et en disant à celui qui lui avait parlé avec +tout son coeur un "merci quand même", désabusé et rageur, dont +Laferrière resta médusé. Sa figure d'enfant avait eu soudain une +expression de cruauté méchante. A voir ce Boum, qui avait toujours été +si tendre, si bon, on eut dit à cet instant une petite bête féroce qui +aurait eu un sens humain de la cruauté. + + + + + +IX + + +Des années passèrent. Boum, suivant à la lettre les conseils de son +vieil ami, l'avait complètement délaissé. Cancre dans ses diverses +classes, il avait vécu des années de collège au milieu de ses +condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une +seule amitié. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les +maîtres le tenaient pour un mauvais élève. Assez intelligent, il avait +un dédain souverain pour l'effort et méprisait les résultats naïfs +auxquels aspiraient ceux de son âge. Il était d'un égoïsme parfait. +Il savait devoir être riche. Il affectait en toute circonstance, un +scepticisme déplacé et passablement agaçant. C'est ainsi qu'il +atteignit l'âge d'homme. + +Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. +Grand, bien découpé par l'entraînement à tous les sports, il est +élégant dans ses gestes, mais son visage complètement rasé a déjà dans +le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blasé +et de vieux. + +Boum s'est amusé. Malheureusement, à cause de son argent, il n'a pas +reçu de sa vie dissipée l'éducation dernière qu'en reçoivent les jeunes +hommes qui sont obligés de s'imposer par un quelconque mérite. Il +n'eut jamais besoin d'être fin, d'être délicat, d'être amusant même; +ses moindres gestes, même ceux du plus mauvais goût, recevaient +toujours les approbations louangeuses du monde intéressé dans lequel il +évoluait. Au contraire, il avait acquis la réputation d'un être +supérieurement habile, d'un malin à qui "on ne la fait pas". + + +Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une +croisière. Le voyage avait duré deux mois et, par suite de sa +situation de fortune et de ses qualités physiques, il avait été le +"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre côté de +l'Atlantique, "les belles de la cité". + +A bord, il avait rencontré une petite jeune fille très douce et très +blonde. Il s'en était amusé comme de toutes les femmes. Mais la +petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Méditerranée, +en rade des îles grecques, elle était venue le retrouver devant la +porte de sa cabine, à l'arrière du bateau. Tout le monde était couché. + Le décor était magique, c'était partout comme une symphonie magnifique +de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les îles bleu +sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur +laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La +jeune fille était belle, roulée dans sa cape blanche. Elle se tenait +presque droite sur un fauteuil de pont. Boum était vautré sur un +paquet de cordages. Ils parlèrent longtemps. A la fin, elle lui avait +dit: + +- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous êtes +méchant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps +et je vous aime. Sans vous, la vie me paraît inutile... Je n'ai pas +besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je +serai si tendre, si effacée, petit à petit vous verrez... Je vous +assure que je vous aime éperdument. + +En entendant ces paroles, Boum était parti d'un grand éclat de rire. +Et la jeune fille l'avait quitté en pleurant. + +Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir +exprimer sa tendresse, un après-midi, au polo, Boum fit la joie de son +entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui écrivait: + +... J'ai essayé, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maîtresse si +vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime. + +On avait beaucoup ri. + +Il y avait longtemps que Boum était devenu un mufle, parce que, depuis +longtemps, il ne croyait plus à l'amour. + + + + +Table des matières + +Plutarque. +La carrière d'Arsay-Lancourt. +La saisie. +Boum. + + + + + + + + + +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + +This file should be named 8hsgr10.txt or 8hsgr10.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8hsgr11.txt +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8hsgr10a.txt + +This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net. + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. 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Be sure to check the +copyright laws for your country before downloading or redistributing +this or any other Project Gutenberg eBook. + +This header should be the first thing seen when viewing this Project +Gutenberg file. Please do not remove it. Do not change or edit the +header without written permission. + +Please read the "legal small print," and other information about the +eBook and Project Gutenberg at the bottom of this file. Included is +important information about your specific rights and restrictions in +how the file may be used. You can also find out about how to make a +donation to Project Gutenberg, and how to get involved. + + +**Welcome To The World of Free Plain Vanilla Electronic Texts** + +**eBooks Readable By Both Humans and By Computers, Since 1971** + +*****These eBooks Were Prepared By Thousands of Volunteers!***** + + +Title: Histoires grises + +Author: E. Edouard Tavernier + +Release Date: June, 2004 [EBook #5892] +[This file was first posted on September 18, 2002] +[Most recently updated March 29, 2004] + +Edition: 10 + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + + + + +This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net. + + +</pre> +<p>Histoires grises.</p> +<p>By E. Edouard Tavernier.</p> +<p> </p> +<h1 align="center"></h1> +<h1 align="center"></h1> +<h1 align="center">HISTOIRES GRISES</h1> +<p></p> +<h2 align="center"><br> + Plutarque.</h2> +<p><br> + <i>L'honneur est une île escarpée et sans bords, où l'on + ne peut plus rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent + sorti.</i></p> +<p>(<i>Méditations sur Boileau</i>)</p> +<p><br> + I.</p> +<p><br> + Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait été donné un + soir chez un marchand de vins, à cause d'un livre qu'on lui voyait lire + de temps en temps et qu'il avait ramassé à la porte d'un lycée. + On connaissait l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'était + son nom maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait à tout.</p> +<p>La journée qui pour lui s'était annoncée normale, c'est-à-dire + ni bonne ni mauvaise, avait particulièrement bien fini. Il s'était + mis à pleuvoir des arrosoirs, et en dépit de l'opinion courante, + la pluie n'est pas une chose désagréable; grâce à + l'eau d'en haut, les trottoirs ne sont pas encombrés, les promeneurs + et les sergents de ville ne manifestent pas un intérêt particulier + à ce que peuvent faire les gueux; ceux-ci ont même le loisir de + s'arrêter, dans leur promenade -- ce qui est déjà bien -- + sous une porte ou sous la tente d'un café -- ce qui est mieux encore + parce que, des conversations qui s'engagent naît la possibilité + de rendre quelques services; les obligés ne s'attardent pas en général + à compter leur billon.<br> +</p> +<p>En passant place de la République, devant un petit hôtel, Plutarque + eut le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme heureux, + c'est-à-dire un ventre assez gros, barré d'une chaîne de + montre en or, juché sur deux jambes gainées dans un pantalon soigné + finissant en souliers à guêtres blanches, le tout surmonté + d'une bonne figure sous un chapeau melon nullement usé. Ne voulant sans + doute pas ternir la joie de son âme ou tacher ses guêtres, l'homme + heureux avait hélé Plutarque pour un taxi. Peu de temps après, + Plutarque arrivait dans un virage savant, à grande allure, debout sur + le marchepied, les mains cramponnées à la poignée. Avant + de laisser refermer la portière, l'homme heureux avait mis quatre francs + dans la main creuse que Plutarque tendait poliment.</p> +<p>Cet homme était évidemment disproportionné, aussi bien + avec le service rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demandé + au conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses recherches + avaient été laborieuses. Quant au client, il avait l'air à + son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas être un abonné + de l'Opéra. Seulement, quand on est content...</p> +<p>Plutarque examina les pièces sous le réverbère, essaya + de les rayer l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. + Les deux épreuves ayant été satisfaisantes, il les glissa + dans la poche gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, + il les retint dans sa main qu'il ne retira pas.</p> +<p>Evidemment, le problème changeait. La solution du manger et du dormir, + quand on n'a pas le sou, est complètement différente de celle + qu'on peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail inconscient + de la journée tendant à la préparation de la nuit devenait + superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, d'abord il + mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons délavés + qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les patronages, mais des + choses qu'on mâche et qui résistent juste ce qu'il faut: un <i>navarin-carotte</i> + par exemple. Et la pensée seule de ce mets amenait du jus dans sa bouche. + Puis il mangerait assis, boirait du vin rouge et... bonheur suprême, coucherait + seul. Cette dernière perspective le ravissait délicieusement: + une chambre à soi, avec une place pour dormir, s'allonger sans qu'on + vous marche dessus, ne rien voir, ne rien entendre, pouvoir être avec + soi, comme dans la ballade, mais couché. Il faut dire que le dortoir, + la grange ou l'asile, c'est bien à cela qu'on se fait le moins.</p> +<p>Il marchait, chiquant ces idées dans sa tête, sans remarquer qu'il + s'éloignait terriblement du marchand de vins et de l'hôtel garni + qu'il s'était fixé. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie + qui avait définitivement collé ses vêtements sur sa peau. + Ses souliers beuglaient et giclaient si régulièrement dans sa + marche, que leur chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source + ou le battement d'un moteur. D'une porte d'usine où elles attendaient, + deux filles haut retroussées l'apostrophèrent:</p> +<p>- Il a de quoi barboter! dit l'une.</p> +<p>L'autre commenta:</p> +<p>- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.</p> +<p>Plutarque, dans un sourire, sans s'arrêter, salua; son geste dut être + un peu trop courtois puisque les femmes décontenancées ne trouvèrent + rien à ajouter.</p> +<p>Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant souvent marché + sans but, dans la ville; sans savoir du tout où il était, il prit + à gauche une petite rue déserte et mal pavée. Le trottoir + défoncé brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. + Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide étaient rangés + sur les côtés; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la + lune. Plutarque parcourut de la même allure d'autres rues semblables; + il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne trouvait pas + qu'il eut encore assez faim.</p> +<p></p> +<p><br> + II</p> +<p><br> + Le souper fut quelconque. Arrivé tard, Plutarque, ne trouvant plus rien + de prêt, avait été obligé de se rabattre sur une + <i>croûte garnier</i> que la tenancière composa sur le champ + et réchauffa pour lui. La pâte était détrempée + et la sauce avait un goût auquel il fallait s'habituer. Le débit + était presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin en attendant + la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz dont le manchon reniflait + par intervalles réguliers comme un enrhumé, pendant que montait + et tombait la lumière.</p> +<p>Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'était la + pensée de la chambre qui le hantait. L'hôtel vers lequel il marchait + n'avait pas de nom. C'était un immeuble long et bas, à un étage + seulement, une étrange vieille maison qu'on ne réparait plus, + du temps où le quartier Caulaincourt était de la périphérie, + vieille bicoque, que seule la spéculation tenait encore debout sur ce + terrain cher. Au-dessus de la porte étroite s'étendait un grand + bras de fer où s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassée + on pouvait deviner le mot <i>Hôtel</i>. Plutarque s'engouffra dans le + corridor et monta quelques marches d'escalier jusqu'à la loge puante + où le ménage patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, + dévisagea son client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; + puis, ayant perçu la taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:</p> +<p>- La quatrième à gauche en entrant.</p> +<p>Plutarque éprouvait une sensation de bien-être en refermant la + porte. Des murs! plus d'espace commun à tous; pouvoir étendre + son être, renfermé d'habitude en lui-même, jusqu'à + la limite d'une chambre si petite qu'elle fût. Pouvoir faire ce qu'on + veut, tranquillement, sans risquer aucun geste, aucune remarque, aucune réflexion. + De joie, il étira ses bras et cracha par terre, puis il s'étendit + sur le vague sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint éveillé + pour jouir de sa joie.</p> +<p>Il se rappelait qu'il avait déjà passé deux nuits dans + une chambre semblable de cet hôtel, un an ou dix-huit mois avant, il n'était + plus absolument sûr. Ses appréhensions d'alors lui revenaient. + C'était à l'époque descendante de sa carrière: il + avait trouvé, cette première fois, la chambre crasseuse; l'odeur + l'incommodait; les punaises le mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait + pas, des bruits assourdis que l'on percevait à travers l'épaisse + cloison. Aujourd'hui il entendait partir des chambres voisines des vagissements + qui avaient beaucoup de chance d'être de même nature que ceux jadis + entendus; une autre génération de mêmes insectes s'apprêtait + à le travailler; les vieux relents tout au plus augmentés de puanteurs + nouvelles flottaient entre les murs, et cependant il était bien maintenant, + n'avait nulle crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativité.</p> +<p>Sa mémoire n'avait rien oublié, et pourtant quel chemin il avait + fait! Ce soir, parce qu'il était heureux, le passé triste lui + revenait. Il le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les mêmes + dispositions où il avait reçu la pluie de tout à l'heure. + Il se revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite maison + d'Angers où il était né, et il se reconnaissait: ce n'était + pas un autre, c'était bien lui. Il suivait parfaitement la continuité, + la vie de famille ordonnée, où l'on économisait en vivant + bien; le collège où il était parmi les bons; puis Paris, + le Quartier, les tavernes, les femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: + avoir dépensé dans une fête l'argent d'un examen. Tout de + même, quelle mentalité on peut avoir encore dans la bourgeoisie + en province, pour punir de telles peccadilles avec des châtiments pareils. + Il s'esclaffa tout seul et sans amertume pensa: Crétins!</p> +<p>Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austère de son père, + conservateur des hypothèques.</p> +<p>'Je te dispense désormais de rentrer à la maison" furent + les derniers mots de la dernière lettre qu'il avait reçue.</p> +<p>Après, la dégringolade était venue rapidement. Quelques + mois de vie à crédit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne + trouve pas parce qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure + encore un Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, c'est-à-dire + très peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, on use tellement. + Après on a faim. Un beau jour on ouvre les portières, on vend + des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se présente. Alors, c'est invraisemblable, + ça ne change plus. A tout prendre, d'ailleurs, dans les circonstances + normales, c'est une vie comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; + comme dans toutes les vies, il y a de bons et de mauvais moments.</p> +<p>Pendant qu'il laissait passer ses réflexions, sa porte s'ouvrit doucement + et soudain la lumière de la chambre s'augmenta de la lueur d'une seconde + bougie. Plutarque vit un homme d'âge moyen, assez bien vêtu, qui + s'excusa :</p> +<p>- Pardon.</p> +<p>Plutarque fut contrarié. Il avait payé, ce n'était pas + pour qu'on vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitué + à ne pas gaspiller l'heure bonne en récriminations, il ne se laissa + point pourtant absorber par ce petit inconvénient, et ne perdit pas une + minute à se demander ce que cet homme bien habillé pouvait venir + faire dans cet hôtel. Il lui intéressait peu de savoir si son visiteur + commençait la phrase descendante par laquelle lui-même avait passé, + si c'était un policier ou un détraqué vicieux à + la recherche d'une combinaison extraordinaire. Dans son monde à lui, + comme on ne s'étonne plus, on ne s'occupe guère des affaires des + autres: les siennes suffisent.</p> +<p>La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique et + sadique satisfaction de sentir qu'on est à l'abri soi-même pendant + que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un moment des + tranchées agaçantes lui tenaillaient le ventre, de plus en plus + lancinantes. Il pensa que c'était la <i>croûte garnier</i> ou + au moins la sauce qui faisait des difficultés pour passer. Comme il n'y + a rien de tel pour digérer que le sommeil, il souffla sa chandelle et + s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il était accoutumé + par les nécessités de ses nuits non tranquilles.</p> +<p>Sa pénible digestion le réveilla. Il faisait encore noire dans + la chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma sa + bougie; comme décidément ça n'allait pas dans cette atmosphère + étouffée, il éprouva le besoin de respirer, se leva et + sortit dans le couloir obscur. Pressé, son pied buta dans quelque chose + et il s'allongea sur un corps couché là; sa figure toucha une + figure et à la lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut + l'homme qui avait ouvert sa porte. Le visage était congestionné, + les yeux vicieux gonflés; sur la bouche s'était figée une + fraise de sang. Plutarque fit un rétablissement sur ses mains, se redressa + et sans la moindre hésitation, feutrant son pas, à croire qu'il + foulait de la mousse, il marcha vers la porte, cria:</p> +<p>- Cordon...</p> +<p>et sortit.</p> +<p>Dehors, il ne se hâta pas, tourna à tous les carrefours rencontrés, + décidé à aller loin, très loin dans le quartier + qu'il se rappellerait en route avoir le moins fréquenté. C'était + à peine si son coeur battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au + ventre.</p> +<p>L'homme était-il mort ou vivant dans le couloir de l'hôtel? C'était + encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans l'affaire, + le cueillir lui-même? C'était bien le motif qui l'avait fait fuir, + mais qu'y pouvait-il? C'était oui ou non. Il fallait se donner toutes + les chances. Après tout, en dehors des formalités, des discussions, + de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant les choses. Il se + rappelait la caserne. Toujours des avantages et des inconvénients, comme + dans toutes les vies, comme dans la maraude, de plus on est nourri, somme toute... + et logé.</p> +<p></p> +<p><br> + III</p> +<p>Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'était là + qu'il avait pensé élire domicile, parce que quand on est gueux, + à la différence des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison + ou dans une rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait + de s'ouvrir, il avait presque pris cette décision, assis devant un vin + blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade à lui, du temps + où il était étudiant, le fils d'un notaire de Provence, + s'était établi crémier dans ce quartier, après un + mariage assez drôle avec Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. + Celui-là avait hérité cinq mille francs d'une tante; la + fille, qui avait le sens de la vie, avait exigé l'abandon des carrières + libérales, en telle sorte que son époux n'avait descendu que de + quelques crans. Plutarque n'avait pas idée de l'endroit où se + trouvent la boutique, il avait appris seulement que les affaires de son ami + marchaient et que Ginette avait eu deux jumelles. Cette possibilité de + les rencontrer était encore trop pour lui; il prit brusquement le parti + de s'installer ailleurs et repartit aussitôt de ce pas lent, cadencé + et rasant le sol qu'ont tous les chemineaux du monde.</p> +<p>Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi les bords + de la Seine. Une vague buée flottait sur le fleuve qui sentait la marée. + Le froid du premier matin pinçait. Plutarque se promena un moment, puis, + sous le regard d'un agent de police, passa la porte du marché. Les boutiques + étaient déjà installées. Les carottes, les choux, + les salades et les petites bottes de radis étaient bien rangés + dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la boucherie, de la charcuterie, + du gibier, du fromage, des fruits, des fleurs, des asperges en branche, de tout + ce qui se mange, et en grande quantité, de quoi faire crever des milliers + de bedaines. Les vendeuses et les marchands parlaient doucement, étaient + sérieux; on sentait toute la gravité de ces actes de vendre et + d'acheter pour ce petit peuple de travailleurs.</p> +<p>Comme Plutarque était en train de considérer un chapelet de saucisses, + se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au détail, + il s'entendit appeler:</p> +<p>"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..."</p> +<p>C'était une grosse cuisinière déjà vieille, une + large figure épaisse et résignée. Elle portait un panier + plein sous un bras et deux autres vides dans une main. Plutarque la débarrassa + du tout et la suivit à travers les petites allées, pendant qu'elle + tâtait, marchandait et quelquefois achetait. Son marché dura bien + une heure. Plutarque s'étonnait qu'on pût avoir besoin de tant, + même dans une grosse maison. Il en avait bientôt plein sa charge + et avait dû enlever sa ceinture pour tenir deux fardeaux dans une main.</p> +<p>- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.</p> +<p>Et elle le dirigea non loin de là vers le centre de la place d'où + partait le tramway.</p> +<p>En marchant, elle se plaignait du prix des choses.</p> +<p>- Et encore vous avez vu la première marchande, commentait-elle, voulait + me les faire vingt-cinq sous!</p> +<p>Plutarque avait appris à se mettre dans la peau des rôles; il + répondit:</p> +<p>- Ne m'en parlez pas, c'est une misère, on ne sait plus, on ne sait + plus... et on a bien du mal.</p> +<p>La femme aima cette humilité approbative; elle aima la prévenance + de son porteur parce que, de lui-même, il avait offert d'attendre le tramway + pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-être elle lui donna + un franc.</p> +<p>Quand le véhicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De + l'impériale la femme lui cria:</p> +<p>- "Si vous êtes là, demain...</p> +<p>La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-là, + Plutarque avait fait la comédie de circonstance: comme il jouait le sans-travail + assasin aux Champs-Elysées quand la nuit venait, ou le pieux mendiant + à la porte des églises et la gouape le matin à la sortie + des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les derniers grincements + et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, quand, au bout de l'avenue, + le tramway n'était plus qu'une miniature semblable à un jouet + d'enfant, il restait à arpenter le refuge.</p> +<p>Tant de temps s'était passé qu'on ne lui avait pas dit "à + demain". Cette idée qu'on accrochait sa vie du jour à celle + qui viendrait, l'étonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'était + pas rendu compte de l'instabilité de ses occupations finit par l'amuser. + Il en sourit pendant qu'il marchait.</p> +<p>La journée était belle, il poussa une pointe jusqu'à l'entrée + du Bois; derrière un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son + sommeil avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la casquette + sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.</p> +<p>Dans l'après-midi, à la sortie des courses, il fit quatre francs. + Le soir il s'offrit un bon petit dîner et trouva non loin du marché + une chambre où pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit + avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait décidément + pas assez réussi. Il se leva le dernier au matin, proposa au logeur de + balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut acceptée; on lui rendit + deux sous et de la considération.</p> +<p>Au marché il pénétra encore sous l'oeil de l'agent et + se rendit à la boutique de la boucherie par où la cuisinière + lui avait dit débuter. Il n'attendit pas. Elle le reconnut à peine, + mais n'hésita pas à lui confier ses paniers. Comme la veille, + ils firent ensemble le tour des étalages, lui attendant en silence pendant + les pourparlers, se contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de + la femme quand elle se plaignait qu'on l'écorchait. En route pour le + tramway, ils échangèrent encore quelques paroles. Elle lui apprit + qu'elle servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit + personnes à table, que les pensionnaires étaient de familles riches + et beaucoup d'autres détails lesquels, en dépit de tout l'intérêt + qu'il montrait, étaient complètement indifférents à + Plutarque. Sur le refuge, elle eut une remarque désagréable:</p> +<p>- Je vous ai donné un franc hier; c'était la première + fois, mais c'est beaucoup.</p> +<p>- Je sais bien, répondit-il, c'est beaucoup de bonté de votre + part; tout de même, si ça ne vous faisait pas défaut à + vous, on a tant de difficultés...</p> +<p>La femme redonna vingt sous, ce qui créait la fixité du tarif. + Il fit encore passer les paniers sur la voiture après avoir reçu + son prix, ce qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. + Il enleva comme la veille sa casquette au moment du départ et entendit + une commère sur la plateforme qui soulignait son geste:</p> +<p>- Eh bien, Madame, j'espère que vous avez un porteur poli, c'est si + rare aujourd'hui.</p> +<p>Cette remarque étant un hommage indirect à la façon dont + la bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier encore:</p> +<p>- A demain.</p> +<p>Cette fois Plutarque réprima une véritable envie de rire. Ah! + mais c'était un métier alors. A vrai dire, tous les jours -- car + il faut bien qu'elles mangent les demoiselles -- il était embauché. + Le soir, il retourna souper dans la même maison, chez un marchand de bois + dont la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le même hôtel, + et commença une vie toute différente de celle qu'il traînait + auparavant.</p> +<p>Les jours qui suivirent améliorent encore sa situation. Il avait bientôt + acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivée le tour + des boutiques, voyait la marchandise et s'enquérait des prix. Les marchands + ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisinière, en arrivant, écoutait + son rapport; même quelquefois lui laissait de petites sommes pour profiter + des premières occasions le lendemain. Il s'acquittait consciencieusement + de ces missions de confiance, ne majorant les prix que dans une proportion très + modeste, très admise, sous le nom d'escompte, par le personnel achetant + d'ordinaire.</p> +<p>Il s'était débrouillé aussi dans l'organisation de sa + vie. Pour la nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant + quoi on lui donnait pour rien, à la fermeture de l'établissement, + un repas, c'est-à-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche + et souvent un verre de vin. A l'hôtel, il balayait et arrosait tout le + second étage réservé aux gens de passage et l'escalier + en entier; ce service était rémunéré par le droit + de coucher dans un lit véritable, dans la chambre à deux lits + de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart du temps; sa compagne apportant + une régularité surprenante dans l'irrégularité d'une + conduite agitée, découchait presque toutes les nuits. Rapidement + il était redevenu l'homme d'un certain ordre. Il montait se coucher aussitôt + son souper mangé et son travail fini. Sa chambre était l'objet + de soins minutieux, toujours balayée et arrosée, même les + affaires de sa compagne étaient mises en place par lui -- c'était + le seul moyen de n'en pas être encombré --. La cuvette de zinc + avait été garnie de bouts de corde déchiquetés, + en telle sorte qu'elle pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied + de son lit, avait reçu des charnières et un cadenas: c'étaient + "ses affaires". Pour le moment elle ne contenait guère que + des aiguilles, du fil et un bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le + matin en sortant et emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. + Assis sur son lit il dénouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui + renfermait sa fortune. Ses économies augmentaient, il s'était + imposé de ne dépenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait + au moins son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas + de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas grand + chose -- son gain régulier s'amassait.</p> +<p>La pensée lui venait d'acheter des vêtements. Plusieurs courses + chez les fripiers des environs lui donnaient une idée exacte du prix + des choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les siens + les pièces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, en + lambeaux et moisie par place, aurait gagné à avoir une rechange + permettant un lavage et une réparation; enfin, une casquette. Ce troisième + désir surtout l'obsédait.</p> +<p>Il n'aurait osé l'avouer à personne, il ne s'agissait pas d'une + casquette ordinaire, celle qu'il avait étant assez bonne d'ailleurs, + mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue à la devanture + du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une calotte bleu-ciel + et, au turban de velours noir, était brodé, en lettres d'argent + le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffé de la sorte, il lui semblait + que sa situation serait définitivement assise, que les pourboires seraient + forcément plus gros, qu'on le reconnaîtrait dans la rue et qu'il + se constituerait une clientèle attirée. Le marchand en demandait + douze francs, c'était beaucoup.</p> +<p>Le soir, après avoir fait ses comptes, sitôt qu'il était + dans sa couverture, il y pensait. Finalement, hésitant, il n'achetait + rien; il se contentait pendant le jour, après le déjeuner, de + réparer les trous nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il + cousait péniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant + à ses premiers travaux d'écriture.</p> +<p>Tout de même, quand il regardait en arrière, quels changements + dans sa vie d'avant. Maintenant ses jours passaient réguliers, tous pareils, + sans imprévu et sans inquiétude. A table, en s'asseyant, il lui + arrivait d'avoir bon appétit, mais il ne retrouvait plus jamais la désagréable + sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui était familière, + de plus en plus tenace, avec cette crampe particulière qu'elle déclanche + en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer à mesure que les forces + physiques diminuent; il se rappelait les premières bouchées qu'on + mange après avoir eu faim, bouchées qui sont sans goût et + qui font au passage, quand on les avale, l'impression de corps étrangers + ne se désagrégeant pas.</p> +<p>Tout cela était loin, très loin même; une remarque du marchand + de vins chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commerçant + avait dit à sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui + devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme Plutarque"...</p> +<p>Ces mots l'avaient frappé! Ils étaient comme la coupure entre + sa vie vagabonde et sa vie de maintenant. Désormais son changement était + sorti de ses considérations sur lui-même; les autres aussi le constataient. + Ce fait donnait à sa situation présente une consécration + et impliquait en même temps pour elle une durée, un établissement, + comme un vague but atteint qui l'étonnait.</p> +<p>La destinée des êtres est une fantaisie, pensait-il, c'était + pour en arriver là qu'il avait fait ce chemin long, accidenté, + fou surtout; qu'il avait vécu toutes ses heures incertaines avec, si + souvent, l'attente de la catastrophe imminente et définitive. Il se rappelait + les conseils d'un vieil ami de son père:</p> +<p>- On fait sa vie... Choisis bien <i>ta vocation</i>!</p> +<p>Ces gens établis sont à mourir de rire; ce à quoi on est + appelé, est-ce qu'on peut le savoir jamais, avant d'être arrivé? + Comme si ce n'était pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, + et de vous faire encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivières, + on voit flotter des petits débris de bois; il en est qui filent tout + droit, d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arrêtent sur + les bords, d'autres vont au fond après avoir ou n'avoir pas tourné + sur eux-mêmes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, + et voilà tout. Somme toute, son existence passée aboutissait à + faire de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier ordre, + dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait à peine traversé deux fois + auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner autrement, + sans même chercher plus loin que cette fameuse nuit où il s'était + payé une chambre pour lui tout seul, à l'hôtel de la rue + Caulaincourt, et où l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassiné + l'homme qui gisait dans le couloir.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>IV</p> +<p><br> + Il était arrivé ce matin de bonne heure au marché. La veille, + la cuisinière lui avait remis vingt francs pour les achats de légumes + qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'était vraiment tôt, + les marchandises n'étant pas déballées et les prix pas + encore fixés. L'agent de police de service devant la porte avait été + changé; sans attacher à ce dernier fait la moindre importance, + Plutarque se ravisa, rebroussa chemin et flâna un moment sur le trottoir.</p> +<p>Ce manège dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville + qui le dévisagea d'une façon inquiète et à laquelle + le vagabond, maintenant rangé, n'était plus habitué.</p> +<p>La sirène d'une usine mugit, il était six heures. Un peu gêné, + Plutarque voulut entrer.</p> +<p>- Qu'est-ce que tu vas chercher là, toi, fit l'agent.</p> +<p>- Je viens acheter, M'sieur l'agent, répondit Plutarque.</p> +<p>- C'est bon, c'est bon, on la connaît va; allez, allez, décanille.</p> +<p>Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-même.</p> +<p>Plutarque revint vers lui, très humble.</p> +<p>- Monsieur, j'achète pour quelqu'un.</p> +<p>- Ça suffit, dit le fonctionnaire, en élevant la voix.</p> +<p>Plutarque n'insista pas, entrevoyant des désagréments et vint + s'appuyer sur un réverbère, décidé à attendre + la cuisinière qui le ferait bien entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle + jugée provocante par l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-là + croient? Le représentant de l'ordre vint à lui, le pinça + cruellement au bras, en lui disant presque à voix basse:</p> +<p>- Il faut circuler.</p> +<p>Peut-être par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, + deux larmes piquèrent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de + la place attendre la bonne à la descente; il avait de l'argent à + elle, il fallait qu'il la rencontrât.</p> +<p>Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni dans + la rue, ni à l'arrivée. Il attendit des heures durant tous les + tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs descendaient. + A mesure que le temps passait, il se reprochait de n'avoir pas regardé + suffisamment bien la sortie des premières voitures. Puis la certitude + vint que la cuisinière était déjà au marché + et qu'il l'avait manquée. Il attendit son retour; vers dix heures, il + la vit poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquière qu'il + connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avança vers elle et s'apprêtait + à lui donner des explications. Dès qu'elle l'aperçut, elle + se répandit en invectives et en reproches:</p> +<p>- Vous m'avez volé mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...</p> +<p>Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La femme + reprit avidement son bien, en lui disant:</p> +<p>- Que je ne vous revoie plus.</p> +<p>Doucement, il l'accompagna quand même jusqu'à la voiture, aida + l'enfant qui n'était pas assez grand pour passer les paquets, se découvrit + au moment du départ, mais ne reçut que ce seul merci:</p> +<p>- Hypocrite!</p> +<p>L'amertume vint en lui, mais trop près encore de son époque vagabonde, + elle venait sans révolte, sans haine. La température n'est pas + toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir à quelqu'un?</p> +<p>Assez tard dans la matinée, à force de raisonnement, il se reprit, + se remonta:</p> +<p>- C'était trop bête. Il y avait une explication à donner. + Les choses n'en pouvaient pas rester là. Et puis, en somme, le franc + de la cuisinière comptait peu dans ses ressources. C'était sa + situation chez le marchand de vin et à l'hôtel qui l'asseyait. + Il entrevoyait déjà la possibilité de s'engager davantage + chez ses deux employeurs. Il pouvait prendre la place de la bonne dont on était + médiocrement satisfait.</p> +<p>Il pensa à toutes ces solutions et alla dans l'après-midi, s'acheter + la casquette.</p> +<p>Il eut un succès fou en entrant au débit, et la soirée + fut très gaie dans la petite salle de la buvette.</p> +<p>Plutarque, à cause de son histoire avec l'agent et à cause de + sa casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la patronne + et quelques habitués le congratulaient et jugeaient sévèrement + l'autorité.</p> +<p>- "Tout ça, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les + femmes.</p> +<p>Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque à cause de son + idée de couvre-chef...</p> +<p>- "Voilà un garçon, faisait-il remarquer, qui avait des + besoins autrement pressants; et bien non, il n'a pensé qu'à son + affaire. En faisant ainsi, il connaît son monde".</p> +<p>Et comme les histoires des autres ne vous intéressent que par ce qu'elles + ont de commun avec les nôtres, il concluait en s'adressant à sa + femme:</p> +<p>- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte à faire + peindre la devanture qu'à acheter les banquettes et l'armoire".</p> +<p>On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournée, + mais refusèrent celle que proposait Plutarque, en raison de ses malheurs + et de la dépense énorme de sa journée. De toute la chaleur + des alcools absorbés, on se serra les mains en se quittant.</p> +<p>Cette réunion, cet entourage, ces amitiés auraient dû lui + donner confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'était qu'un + pur accident. Cependant, il n'était pas tranquille en se couchant; le + charme se rompit dès qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur + que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maîtresse qu'on sent + vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver à dormir.</p> +<p>Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller au marché. + Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire une scène devant + tout le monde? Il était perplexe, mais toute son appréhension + s'évanouit quand il eut regardé sa tête sous la resplendissante + casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. Il irait, c'était + son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver à redire? Il discutait + avec lui-même. Il pactisa enfin: il attendrait que le marché battit + son plein; dans les allées et venues, on ne le reconnaîtrait sûrement + pas, surtout coiffé de la sorte. Et, pour se le prouver, il mettait alternativement + sa casquette neuve et sa vieille casquette et essayait en tournant rapidement + la figure d'avoir un aperçu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont + la surface ondulée déformait les lignes en mouvement.</p> +<p>Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pâtés de + maisons et finit enfin par se lancer de l'autre côté de la rue, + à un moment où l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec + une fille courtaude qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son + coeur lui donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le + nez sur lui:</p> +<p>- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. Tu as + un batt'chapeau aujourd'hui.</p> +<p>Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:</p> +<p>- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour revenir + quand je t'ai dit de f... le camp.</p> +<p>Plusieurs personnes s'étaient arrêtées, à côté + de la fille qui, le poing à la hanche, écoutait; la galerie était + constituée: Plutarque était perdu.</p> +<p>- Non, répondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.</p> +<p>- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit l'agent. + Allez, allez, avec moi, on va voir ça.</p> +<p>Il siffla un collègue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria + de le remplacer et partit.</p> +<p>- Ça y est, pensa Plutarque, en marchant.</p> +<p>Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans espoir + maintenant, il essaya des explications:</p> +<p>- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.</p> +<p>L'agent ne répondit pas.</p> +<p>- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marché... + plus jamais.</p> +<p>- C'est fini la litanie, dit à haute voix le gardien.</p> +<p>Alors brusquement, une idée folle vint à Plutarque, une de ces + idées stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent + tout: fuir.</p> +<p>Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arrière, fit un saut + à droite et un à gauche pour dépister l'agent qui trébucha, + et il partit de toute sa vitesse à grandes enjambées, avec une + agilité de singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de + courir, comme un fou. L'agent suivait derrière. Les rares passants se + gardaient bien d'intervenir.</p> +<p>Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et où + l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit les pentes + gazonnées du rempart près de Boulogne. Sa manoeuvre à travers + les rues avait été si savante, sa chance si particulière, + qu'en arrivant sur les talus, il n'était encore suivi que par son agent. + Il escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le bord + jusqu'à ce que brutalement une douleur à l'estomac l'averti qu'il + était à bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain + s'offrait, il le dégringola jusque dans le fossé. Là, il + fit encore quelques pas et s'arrêta, appuyé au mur.</p> +<p>Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce chapitre + aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il l'ouvrit, le cachant entre + le mur et lui, et au moment précis où, dans la dernière + foulée, son chasseur l'atteignait, Plutarque, exténué, + lui enfonça la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, + abattu; sa rude main encore cramponnée au bras de Plutarque. Celui-ci, + pour se dégager, dut le traîner quelques pas.</p> +<p>... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque était pris par + des policiers habillés en bourgeois.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>V</p> +<p><br> + Après trois mois de prévention, Plutarque passait aux Assises. + Son procès n'était pas celui d'une de ces affaires sensationnelles + qui font tant de bruit à Paris. Il n'y avait pas de grand témoin; + l'agent de police avait été guéri après dix jours + d'hôpital, Plutarque avouait. C'était une petite affaire banale, + comme il en a tant. Le public était peu nombreux. En comparaison avec + l'âpre froid du dehors, la chaleur était sèche et congestionnante, + une de ces chaleurs administratives dont personne ne paye le combustible. On + sentait le pétrole et la créosote. L'acte d'accusation était + si long, et redisait des choses si souvent entendues à tous les degrés + d'instruction, que Plutarque se sentit tout de suite loin de la comédie + qui se jouait, comme s'il avait été un simple badaud spectateur + et qu'il se fût agi d'un autre; il trouvait ce spectacle terriblement + ennuyeux. La mise en scène était ridicule; ces messieurs, costumés + pour une semblable cérémonie, un peu grotesques en dépit + de toutes les précautions, depuis le président qui paraissait + être seul à travailler, jusqu'à cet huissier qu'on avait + affublé d'une robe noire pour faire entrer les témoins. A part + les jurés qui avaient l'air heureux d'enfants autorisés à + toucher un fusil, tous les autres pensaient chacun à ses petites affaires, + et c'était très naturel. Leur air de chiens fouettés s'accordait + mal avec la solennité du décor et l'emphase des paroles, où + revenaient à chaque instant de grands mots à majuscule: l'Honneur, + la Justice, qui ne faisaient rien à l'histoire et qui paraissaient faux, + comme tout le reste dans ce cadre pompeux.</p> +<p>Le défilé des témoins amena un peu l'air extérieur + dans l'atmosphère de cet atelier où se fabriquait la justice. + L'expert médical ouvrit le feu par une description minutieuse de la blessure + incriminée. Pour dire les choses les plus simples, afin d'établir + sa compétence technique, il se servait de mots destinés à + n'être pas compris:</p> +<p>- "Plaie pénétrante de la région cervicale, par instrument + tranchant..."</p> +<p>Il voulait avoir l'air d'une impartialité scientifique; en réalité, + il chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux magistrats, + seul élément permanent de la séance, que pour être + du côté sûrement gagnant, puisque l'accusé avouait:</p> +<p>- "L'arme a pénétré à environ huit centimètres + en arrière du paquet vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertébrale. + Une déviation de quelques millimètres aurait rendu la blessure + mortelle. Croire que l'agresseur n'avait pas une intention décisive, + c'est lui prêter des connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, + eu égard surtout à la violence du coup."</p> +<p>Les jurés écoutaient bouche bée, impressionnés + par les connaissances qu'un tel langage supposait.</p> +<p>Puis l'agent de police s'avança vers la demi-cage des témoins. + Son entrée produisit une légère impression. Plutarque l'examina + levant la main droite pour le serment, et fut frappé de sa mâle + beauté: la tête était régulière et énergique, + les grands yeux noirs regardaient bien en face, sur l'uniforme tout neuf tranchait + un bout de ruban tricolore - une médaille d'argent. Il parla véritablement + sans haine et sans crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais + français les faits avec une simplicité qui ne manquait pas de + grandeur. Le seul point de vue égoïste qui perçait dans son + témoignage était une joie d'enfant d'avoir eu une affaire profitable + à sa jeune carrière et de s'en être tiré.</p> +<p>- Vous êtes content d'avoir échappé et d'avoir noblement + fait votre devoir, lui dit le président.</p> +<p>Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il répondit:</p> +<p>- Je suis content de ne pas être mort.</p> +<p>Cette réflexion déclancha l'hilarité de l'auditoire et + permit à l'huissier de placer le seul mot qui lui fût toléré:</p> +<p>- Silence, messieurs.</p> +<p>Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi éloigné + que possible de toute cette scène dans laquelle il se sentait compter + pour si peu, considérait attentivement celui qu'on appelait: "sa + victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'était bien lui, l'agent, + qui était le plus sympathique; il avait été courageux et + était sincère maintenant. Leur petit différend sur l'entrée + au marché était déjà bien loin, et avait consisté + en bien peu de choses en somme. Que de fois aux courses ou devant les théâtres, + les représentants de l'autorité avaient été tout + aussi injustes, mais infiniment plus brutaux et méchants; on filait rapidement + en "obtempérant", on recommençait ailleurs, puis on + n'y pensait plus. Le jour du marché, il avait fallu toutes les circonstances, + ce fait particulier que lui, gueux, vêtu comme un gueux, avait en réalité + un métier; est-ce que l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent + avait agi comme il le devait, dans cette grande ville, où la libre circulation + des gens posés et dont on n'avait rien à craindre, exige que les + vagabonds glissent et passent vite sans s'arrêter, sans causer d'encombrement. + Plutarque pensait qu'il aurait pu lui-même se laisser tranquillement amener + au poste et chercher à expliquer; en admettant même que le commissaire + n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait été quitte + pour deux jours d'internement administratif, après quoi, il serait retourné + à Auteuil dans son hôtel-pension; il aurait si bien pu renoncer + au marché et même, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner + par son patron qui aurait parlé à l'agent... Oui, mais allez donc + penser à tout ça, quand on vous emmène au poste, comme + un voleur, devant tout le monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement + l'idée vous a pris de filer, de courir de toutes vos forces pour échapper. + Du reste, à quoi bon épiloguer aujourd'hui; l'agent était + vivant et avait reçu de l'avancement, lui était pris, convaincu + d'avoir donné "à un agent de la force publique, dans l'exercice + de ses fonctions, des coups et blessures n'ayant pas entraîné la + mort, mais avec intention de la donner". Le fait était patent, établi; + pourquoi de si longues explications? Le marchand de vins, son patron, était + venu déposer, seul témoin à décharge; il avait juré + solennellement sur son honneur que Plutarque était un garçon sérieux, + rangé et travailleur, qu'il était doux, que toute cette affaire + reposait sur un malentendu, sur un mystère impossible à comprendre. + Ce témoignage avait même impressionné, jusqu'à un + certain point, les jurés, quand, très négligemment, l'avocat + général demanda au témoin:</p> +<p>- Vous avez été condamné l'an dernier pour contravention + à la loi sur les fraudes...</p> +<p>L'homme eut beau répondre: "C'étaient des bouteilles que + j'achetais cachetées". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur + disait en tapotant l'air de sa droite:</p> +<p>- C'est bien, c'est bien.</p> +<p>Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, dès lors, il trouva cette + cérémonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc était + dur et son derrière était talé. Il se rappelait la caserne + où il avait été puni pour un jour assez sévèrement: + le Lieutenant-Colonel, homme élégant, qu'on ne voyait jamais, + l'avait fait appeler et lui avait simplement dit: "Vous avez fait ça, + vous aurez quinze jours de prison". Le tout n'avait pas duré cinq + minutes. C'était mieux ainsi. Quand les plus forts sont décidés, + n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat général était particulièrement + savoureux, n'en manquant pas une: "La parfaite éducation", + le malheureux père, "fonctionnaire distingué", jusqu'à + une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinée à montrer + sa haute culture; et, dans son désir fielleux d'obtenir le maximum, il + allait jusqu'à parler avec attendrissement des pauvres criminels ordinaires, + n'ayant pas été élevés de semblable façon, + et qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable acharnement. + Le jeune avocat fut très brillant, en plaidant la sévérité + excessive et stupide du "distingué fonctionnaire", mais son + discours portait à faux, parce que la plupart des jurés, étant + pères de famille, n'appréciaient pas, cette mise en cause de la + paternelle autorité, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit + couplet sur la mère que "la mort avait empêchée de + veiller au droit de l'enfant", fut, pour Plutarque, le seul incident de + cette interminable journée: l'évocation avait été + inattendue et avait produit en lui un étourdissement passager; pauvre + petite maman qu'il avait perdue tout enfant et à peine connue, elle devait + être décidément sa dernière tendresse. Deux larmes + brûlèrent au coin de ses yeux qui n'étaient point habitués + à s'émouvoir, ce fut un instant seulement et personne n'avait + pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient tourné ainsi...</p> +<p>La délibération fut courte.</p> +<p>- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier juré, la main + sur le côté...</p> +<p>Le garde fit sortir Plutarque pour le prononcé de la sentence, puis + le fit rentrer de nouveau.</p> +<p>- ... 10 ans de travaux forcés...</p> +<p>- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.</p> +<p>Dans le couloir, où il dut attendre, au sortir de la salle, toute une + série de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la fenêtre. + La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, à travers ce voile léger + de buée qu'il avait remarqué si souvent. Les gens, affairés + ou flânants, circulaient entre les autobus et les voitures comme à + l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un qui voudrait emporter + ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne revoir jamais.</p> +<p>Pendant qu'il attendait, le président et l'avocat général, + dépouillés de leurs robes, passèrent près de lui; + un bout de leur conversation lui vint:</p> +<p>- Ma fille, fit l'un, a accouché ce matin d'un gros garçon..."</p> +<p>... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.</p> +<p> </p> +<p> </p> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center">La carrière D'Arsay-Lancourt.</h2> +<p><br> + <i>Après le dîner, un soir d'août, dans le salon de lecture + du Jockey de Rio, nous étions assis devant une fenêtre qui donne + sur la baie; il faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit était lumineuse + et lourde, une de ces nuits de l'Amérique du Sud, pendant lesquelles + on n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami Turner, + récemment débarqué de France, m'avait accompagné + au Club. Autour de nous s'étaient groupés quelques Français + de la colonie, désoeuvrés comme tout le monde à cette heure. + On s'ennuyait un peu.</i></p> +<p><i>Turner vint à notre secours, en nous racontant, de très bonne + grâce, une histoire étrange. Il nous la donnait pour véridique. + J'ai un peu de peine pourtant à la croire. Bien que j'aie quitté + la France depuis cinq ans maintenant, il ne me paraît pas possible que + par des lettres ou par des journaux, aucun écho de cette aventure et + surtout de sa fin tragique, ne m'en soit jamais arrivé; de plus, mon + ami Turner, tout ingénieur des Ponts qu'il soit, a écrit, au sortir + de l'Ecole polytechnique, une série de nouvelles abracadabrantes: je + me demande si celle-là n'est pas simplement le produit de sa féconde + imagination.<br> + </i></p> +<p><i>Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta</i>.</p> +<p><br> + - Je crois, commença-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses + pour modifier profondément une carrière politique, même + et surtout celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai + eu dans ma vie un exemple frappant: la carrière d'un ancien camarade + de lycée, Arsay-Lancourt.</p> +<p>Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fût le plus intelligent, + ni le plus travailleur; il n'était pas le premier non plus, mais il avait + quelque chose de plus précieux que l'intelligence ou la méthode; + c'était une sorte d'équilibre général, aussi bien + de ses forces physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, + en lui-même, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais + vue chez d'autres. Il était de nous tous celui qui, ne sachant pas une + leçon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur + parti de son incompétence. Avec une maestria incomparable, il savait + sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, dévier la question + pour se rabattre, avec élégance, sur les terrains connus. Ajouté + à ces avantages, son physique était agréable, il se présentait + bien. Il était "l'élève à effets" par + excellence et, bien qu'il ne fût pas le meilleur d'entre nous, c'était + lui que nos différents maîtres interrogeaient quand les inspecteurs + académiques entraient dans les classes.</p> +<p>Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.</p> +<p>Comme il arrive, au sortir du lycée, je le perdis de vue et n'aurais + plus su ce qu'il devenait, quand un matin, à l'usine, on me fit passer + sa carte; il demandait à me voir. Tout de suite, je le fis entrer et + tout de suite aussi, je le reconnus. C'était maintenant un bel homme, + les traits de son visage étaient réguliers; il avait de grands + yeux gris, une moustache blonde un peu retroussée sur un sourire fait + à la fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il était + grand et bien découplé, et tous ses gestes dénotaient une + force qu'il lui plaisait de rendre inutile. Son élégance était + sobre et non pas ridicule; sa voix avait un ton prenant, autoritaire et chaud.</p> +<p>- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux <i>Forges des Batignolles</i>, lui + dis-je en le voyant.</p> +<p>Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il entendait + se présenter aux élections législatives dans le quartier.</p> +<p>- Comme tu as raison, ne pus-je m'empêcher de remarquer.</p> +<p>Il fit quelques réserves sur des points auxquels je n'aurais jamais + pensé...</p> +<p>- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un programme...</p> +<p>Il allait me dire son programme, mais je l'arrêtai; c'était inutile + car je ne comprends rien à la politique et je pensais que ce brave garçon + aurait sans doute bien des occasions pour placer à d'autres son petit + discours.</p> +<p>Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en quoi je + pouvais l'aider, il m'expliqua sans détours. Il s'agissait de parler + en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maîtres.</p> +<p>- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai expliqué que je + ne m'entendais pas à ces sortes de propagandes.</p> +<p>Il ne tenta pas de revenir à l'assaut et de me placer un court résumé + de ses projets que j'aurais dû moi-même développer à + mes hommes.</p> +<p>- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te feraient + plaisir en votant pour moi.</p> +<p>J'étais gagné moi aussi par cette argumentation si franche et + si bien adaptée à moi; je lui répondis:</p> +<p>- C'est entendu, je te le promets.</p> +<p>Il me tendit la main avec une affection si spontanée que je l'interrogeai:</p> +<p>- Tu as vraiment envie d'être député? Cela t'amuserait?</p> +<p>- Pas autrement, répondit-il, mais que veux-tu que je fasse?</p> +<p>Décidément ce garçon, toute ma vie, devait me désarmer. + Quand il sortit de chez moi, j'étais décidé à l'aider + et les quelques jours qui suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de + lui à quelques collègues, à quelques ouvriers que je savais + avoir de l'influence, non pas certainement comme Arsay leur aurait parlé, + oh non, je leur disais tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux + te moi:</p> +<p>- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ça peut vous faire, vous, ça + ne vous changera pas et lui sera ravi.</p> +<p>Comme ils savaient tous que j'étais sincère en leur tenant ce + langage, dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que + les travailleurs de la métallurgie sont les plus intelligents du monde + et partant les meilleurs garçons de la création; vous comprenez, + ils sont habitués à ajuster les pièces de métaux, + c'est un travail qui se fait au dixième de millimètre, il faut + y aller prudemment. Allez donc monter des boniments à des gaillards de + leur espèce!</p> +<p>Dans l'ensemble, les affaires électorales d'Arsay marchaient bien. Il + avait tenu plusieurs réunions dans le quartier, qui, à part une + opposition normale, avaient bien réussi. D'ailleurs toutes ses affaires + marchaient bien, car non seulement, il avait jeté son dévolu sur + la représentation de la circonscription, mais il l'avait jeté + aussi sur la fille de notre administrateur-délégué, une + ravissante petite créature brune qui montait à cheval, menait + des autos et devait avoir une forte dot. Si les deux combinaisons politique + et sentimentale réussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une + puissance, député, ministre probablement, grosse fortune, jolie + femme. Il entrerait sûrement au conseil d'administration de notre société. + Je ne pouvais m'empêcher de penser à ceux de nos condisciples communs + qui devinrent vraiment des hommes supérieurs, particulièrement + à l'un d'eux sorti major de notre promotion à l'X, une si belle + intelligence, un si grand coeur et une folle gaieté: il était + en train, à cette heure, de respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, + ingénieur à cinquante louis par mois, quelque part dans la banlieue + de Lyon, cependant qu'Arsay... Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort + de nous fesser pour nous faire apprendre les mathématiques; la culture + physique, la politique, la danse et le maintien, voilà ce qui aurait + dû nous être enseigné.</p> +<p>Mais un petit événement troubla profondément la carrière + d'Arsay-Lancourt.</p> +<p>Un matin, vers onze heures, à l'heure du déjeuner, toutes les + équipes sortaient des usines et dévalaient dans le faubourg. C'est + l'heure de la joie dans le monde du travail: au commencement de la journée, + les ouvriers ont vécu trop loin les uns des autres, ils sont trop près + des soucis réels de la maison, le soir, ils sont fatigués et se + dispersent vite pour rentrer chez eux: au déjeuner, au contraire, ils + ont déjà abattu la moitié de la tâche, c'est comme + une récréation qu'ils prennent ensemble, les plaisanteries et + les farces vont bon train, et si quelques-unes ne sont pas du meilleur goût, + c'est entendu, ce sont du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-là, + dans tout Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme + un grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire à + la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers étaient + sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en farandoles, les + camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. Détail aggravant: + le soleil lui-même se mettait de la partie dardant ses clairs rayons d'avril + sur cette gaieté folle et la multipliant.</p> +<p>La cause de toute cette joie tenait à bien peu de chose. Un peu avant + onze heures, au coin du boulevard de la Révolte et de la rue Victor Hugo, + on avait trouvé, derrière un tas de planches, bâillonné, + assis par terre le dos collé au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur + député avait les mains attachées, il était vêtu + d'un habit de soirée maculé de boue. Certainement, il était + victime d'un attentat, mais on ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'était + pas évanoui et pourtant, à aucun prix, il ne voulait après + qu'on l'eut délié, qu'on l'aidât à se relever ou + qu'on le changeât de place. Un de mes ingénieurs assistait à + la scène.</p> +<p>- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?</p> +<p>Arsay répondait:</p> +<p>- Rien, rien, c'est un petit incident qui se réglera plus tard.</p> +<p>- Il faut vous sortir de là, insistait-on.</p> +<p>- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre service; + je vous remercie, ne vous inquiétez pas, je suis bien.</p> +<p>Mais comme à ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient + de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant un passage + à travers le rassemblement; arrivés à lui, ils se penchèrent + charitablement et posèrent encore quelques questions ainsi qu'il est + prévu au réglement.</p> +<p>- Laissez-moi, répétait Arsay, avec hauteur; faites seulement + circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.</p> +<p>L'un des représentants de la force essaya bien de se rendre à + ce désir de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour être + élu. Il tenta de disperser la foule, mais il y avait bien près + de cinq cents personnes et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers + son collègue, insista encore auprès d'Arsay en finissant par élever + la voix. Mon ingénieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune + peine à croire --, que Arsay retrouva devant ces dernières sommations, + son ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes qui + firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularité était + grande à ce moment précis, malheureusement on ne fait pas voter + à l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents diagnostiquèrent + "la loufoquerie" et, résolus à emmener Arsay de force, + ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se débattit. Un curieux prêta + main forte, tint les pieds. Une fois levé, Arsay refusa de faire un pas, + s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et demanda à + parler à la foule qui fit silence pour l'écouter.</p> +<p>- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis victime + pour la deuxième fois d'un indigne abus de la force; ce matin, c'était + évidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose à ce + que vous choisissiez librement votre représentant...</p> +<p>Cette partie du discours fit encore excellente impression.</p> +<p>... Maintenant, continua Arsay, la force policière...</p> +<p>Les agents ne le laissèrent pas dire un mot de plus: l'article de leur + règlement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police étant + l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un même mouvement, ils + posèrent chacun d'un côté leurs bras puissants sur les épaules + de celui qui était devenu soudain dans leur esprit un délinquant + et d'une même poussée le firent avancer dans la direction du poste. + Et ces deux hommes vêtus de façon identique, dans la même + posture, ayant la même volonté, et jusqu'à la même + expression donnaient l'impression, comme dans un ballet bien réglé, + d'être un seul motif vivant d'ornementation.</p> +<p>Alors aux yeux de cette foule très apitoyée apparut une singulière + vision et d'un seul coup tout le mystère fur révélé, + Les basques, le pantalon, le caleçon et la chemise d'Arsay avaient été + soigneusement découpés en un rond régulier qui mettait + à nu l'anatomie du pauvre candidat depuis le creux des reins jusqu'à + une main environ au-dessus de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague + de fou-rire énorme, formidable, qui partit des premiers rangs et courait + sans s'arrêter jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il + dut, dans cet instant au moins, perdre ce bel équilibre dont il avait + le secret. Des témoins m'ont raconté par la suite que la boue + du trottoir, sur lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre + et un peu rose des marques bien nettes. C'était un peu comique, assurément.</p> +<p>Derrière le groupe formé par Arsay et les deux agents qui filait + maintenant à toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en courant. + C'était un cortège en délire, impressionnant par le nombre + et dont la tête était un derrière, un malheureux derrière + qui n'en pouvait mais.</p> +<p>Les hommes étaient réunis en une même pensée, ils + étaient nombreux, il fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux + sont faits pour répondre à ce besoin. Sur l'air des <i>lampions</i> + un loustic improvisa rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul + d'abord, sa voix monta claire et grêle dans le matin radieux:<br> +</p> +<blockquote> + <p><br> + <i>Arsay j'ai vu<br> + Arsay j'ai vu<br> + Ton dos (1)<br> + Arsay ton dos<br> + Arsay ton dos<br> + Je l'ai vu.</i><br> + </p> +</blockquote> +<p> (1) Pour être très exact, je dois dire que le narrateur ne se + servit pas précisément de ce dernier mot; c'est par pudeur pour + nos lecteurs que je fais cette légère altération historique. + Les initiés n'auront pas de peine à rétablir le texte dans + sa pureté première.</p> +<p>Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain qu'elle scandait + du bruit formidable de ses pas cadencés. Des automobiles et deux tramways + arrêtés battaient la mesure avec leurs trompes et leurs avertisseurs. + Les vitres des maisons en tremblaient. Et, le rire, le rire formidable ne cessait + pas, mais grandissait au contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur + leur siège, les gens aux fenêtres, les deux agents en tête, + tous s'esclaffaient, et même la face d'Arsay, où l'on voyait des + larmes briller, se tordait en un rictus étrange.</p> +<blockquote> + <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..<br> + </p> +</blockquote> +<p>Le chemin était long. Dans une auto découverte qui fut obligée + de s'arrêter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, + son fiancé. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre + sa place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le soir, + devaient pouffer à l'unisson.</p> +<p>La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arrivèrent + au terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement éprouver une + amère joie à voir de loin paraître la porte de cette singulière + boutique aux vitres grillagées, à l'enseigne salie que personne + ne se préoccupait de rendre engageante et où s'inscrivaient en + lettres bleues:</p> +<blockquote> + <p> POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.</p> +</blockquote> +<p>La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant voir à + la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derrière lequel + il allait se passer quelque chose.<br> +</p> +<p>La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le temps + entonnait par moments son hymne:</p> +<blockquote> + <p> <i>Arsay j'ai vu.</i>..</p> +</blockquote> +<p>Et la chanson cruelle devait arriver à peine assourdie jusqu'au malheureux, + assis sur un bât-flanc, au milieu des agents qui riaient encore de leur + gorge bruyante. Peut-être comprit-il qu'il était arrivé + au bout de son rêve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annonçait si + bien.</p> +<p>Les sirènes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin + à ce supplice. Bientôt il n'y eut plus dans la rue que la voix + de quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans l'après-midi, + un fiacre fermé venait chercher Arsay devant le poste et le ramener vers + sa demeure.<br> +</p> +<p>L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, était + bien, comme l'avait pensé Arsay, son contre-candidat, un certain Maupied + qui fut élu et qui devint ministre. Celui-ci effrayé des premiers + succès de mon ancien camarade, avait imaginé le petit attentat: + quatre hommes étaient venus cueillir Arsay comme il sortait d'une soirée + et l'avaient déposé, les yeux bandés et le fond de culotte + découpé, près de l'endroit où il fut trouvé.</p> +<p>L'affaire avait été bien montée. Personne n'avait rien + vu.</p> +<p>La manoeuvre réussit pleinement; huit jours après, Arsay était + battu à plate couture: 24 voix contre 2724 à son concurrent le + moins avantagé. Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois + le refrain de la journée fatale. On ne devait plus l'entendre de longtemps + dans la suite, mais quelques-uns de ses mots restèrent. L'histoire avait + fait le tour de tout Paris et quand on parlait d'Arsay, on distait toujours: + <i>Arsay ton dos</i> (2), sauf dans quelques salons collet-monté où + l'on disait toujours: <i>Arsay ton chose</i>, appellation qui n'était + guère moins désobligeante, au demeurant.</p> +<blockquote> + <p> (2) Même remarque que précédemment.<br> + </p> +</blockquote> +<p>C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus tard, + je rencontrai le paurvre garçon, un soir, sur le perron de la gare d'Orléans. + Il avait changé maintenant, ses habits me paraissaient moins soignés + et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette assurance que si souvent + je lui avais enviées. Nous allions dans la même direction; je lui + demandai de monter dans mon compartiment et, en abordant un sujet quelconque, + tâchai de lui faire parler de lui-même. Il y vint rapidement:</p> +<p>- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, résigné, + il n'y a rien à faire, c'est comme ça.</p> +<p>- Comment, dis-je, rien à faire; ce qui t'est arrivé est une + blague, une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu + te laisses abattre...</p> +<p>- Cette histoire, dit-il, a flanqué ma vie par terre, tout simplement. + Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idées commune + à tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-même, quand tu m'as rencontré + ce soir, est-ce à nos années de collège passées + ensemble que tu as pensé? Jamais de la vie, tu as pensé à + mon affaire. Pour toi (il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, + -- oh! je ne t'en veux pas -- je suis <i>Arsay ton dos</i>.</p> +<p>Comme je me récriais, étouffant en moi-même une invincible + envie de rire, il continua:</p> +<p>- C'est naturel, et si cette histoire était arrivée à + toi au lieu de moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais + comme toi: on n'est maître ni de sa pensée, ni de son rire. Seulement + si tu avais été dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait + vraiment été qu'une blague, parce que tu es es un producteur, + toi: on te prend pour tes produits.</p> +<p>- Merci, fis-je.</p> +<p>- Ah, répondit-il exalté, pour sûr tu peux dire merci, + parce que ton bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que + pour moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais être que député + et c'est vrai.</p> +<p>Quand j'ai été blackboulé, quand j'ai vu se rompre mes + espérances matrimoniales, j'ai essayé de me ressaisir, de me reprendre.</p> +<p>J'ai travaillé, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, + je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes étouffant des rires + de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les côtés + sur leurs chaises pour me regarder, comme une bête à voir; ceux-là + ne savaient pas, on les avait renseignés. Je suis entré dans un + journal; à la rédaction, on simplifiait, on m'appelait <i>Ton + dos</i>; je persistais, j'écrivais des articles qui en valaient d'autres, + dans le début, je ne signais pas comme les commençants; seulement + les articles qu'on ne signe pas, ne profitent qu'à la direction, tu t'en + rends compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout + de ma copie. L'effet fut radical: le rédacteur en chef vint lui-même + dans ma salle pour me demander "si je n'étais pas fou". Je + changeais de maison, je recommençais avec patience, avec courage et quand + vint l'heure de la signature, c'était je m'en souviens, un article sur + le commerce extérieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: <i>Lancret</i>; + cela dura quelques jours; puis un confrère obligeant de mon ancienne + rédaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit écho; + je le sais par coeur.</p> +<p>"Notre excellent confrère qui signe modestement Lancret des articles + si remarqués ne fut pas toujours -- c'était contre son gré, + il est vrai -- aussi modeste". C'était signé: <i>Tournedos</i>.</p> +<p>Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent inaperçues, + toi? Eh bien, deux jours après, toute la ville m'appelait Lancret-Tournedos. + Dans la suite, mon directeur voyait son tirage augmenter à cause de moi, + et pour cette raison me fichait ostensiblement à la porte. Je ne peux + pas te les raconter toutes, mon vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, + croirais-tu que j'ai reçu des propositions du Directeur de l'Olympia + pour faire semblant de jouer du hautbois sur la scène? Si je te disais + encore, qu'il y a deux mois, c'est-à-dire trois ans et demi après + l'incident, une vieille dame du Texas, que je ne connaissais pas, est montée + chez moi, dans mon appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce + qu'il faudra, mais je veux <i>le</i> voir." Oh, tu peux t'esclaffer, + ne te retiens pas, c'est naturel...</p> +<p>Et il sanglota.</p> +<p>Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique désagréable + que j'éprouvais en écoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il + la racontait, j'avais à la fois des envies de rire et je sentais toute + l'inconvenance qu'il y avait à rire, je comprenais qu'Arsay s'en rendait + compte et que c'était toujours ainsi quand il parlait de lui. J'avais + une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur particulière. + Je pensais au Palais Royal où, pour un louis, les gens ont le droit de + rire et où ils en usent si peu.</p> +<p>- Pauvre ami, fis-je la gorge serrée.</p> +<p>J'essayais de détourner la conversation, c'était difficile, il + y revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon voyage; + il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la main, en lui distant:</p> +<p>- Bonne chance.</p> +<p>Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent frappés + à mort.</p> +<p>Quelques années passèrent encore, quand j'appris, un beau jour, + qu'Arsay était entré au Parlement. Je m'en réjouis pour + lui, je le croyais définitivement sorti d'affaires. Il représentait + à la Chambre la Guadeloupe. Comment s'était fait son élection? + Très simplement. Maupied, son contre-candidat de Levallois, était + devenu Ministre des Colonies. Quelqu'un lui avait raconté les suites + tragiques de l'acte auquel il devait la première et partant la plus difficile + de ses victoires politiques; il avait dû éprouver quelques remords + de sa mauvaise plaisanterie: l'homme n'étant jamais méchant que + lorsqu'il a faim. Alors le secrétaire d'Etat avait "conseillé" + à ses services de la Guadeloupe, l'élection d'Arsay. On est fixé + sur la valeur de ces conseils: Arsay fut élu contre deux candidats nègres + à une massive majorité. Son élection prit la valeur d'un + symbole car elle démontrait clairement la supériorité de + la race blanche, à la lumière du jeu de nos libres institutions. + Et toujours, sur les conseils du membre du Cabinet, Arsay fut validé + sans débats, fait qui aurait prouvé, s'il en était besoin, + combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos représentants + élus, est peu fondé.</p> +<p>Bref, maintenant Arsay était député pour de bon. Peu importe + de savoir qui il représentait. En vertu de l'égalité souveraine, + il était élu du peuple et en avait tous les droits. Aucune raison + profonde ne s'opposait à ce que sa carrière ne devint tout aussi + brillante et tout aussi féconde que si huit ans avant, il avait été + élu, dans une Chambre précédente, député + de Levallois.</p> +<p>Ah, pensais-je, voilà enfin ce pauvre garçon reparti sur sa voie. + Je le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, arrivant + à se faufiler à travers les groupes et les ronds avec ce don spécial + qu'il avait de nature; et se spécialisant petit à petit, dans + quelques questions non contestées; ainsi il devait fatalement parvenir + à dissocier par une autre association d'idées, son nom du souvenir + de son ancienne célébrité.</p> +<p>Pendant un certain temps, les choses allèrent bien ainsi que je les + avais supposées. Comme il convient à un nouveau parlementaire. + Arsay ne prenait pas la parole aux séances, se contentant de temps en + temps de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui était + loisible ensuite de développer à son aise en corrigeant les épreuves + de l'Officiel. Personne ne trouvait rien à redire et comme je l'avais + pensé, les indigènes de la Guadeloupe -- qui ne lisent d'ailleurs + pas l'Officiel -- étaient très satisfaits. Arsay s'était + fait inscrire à plusieurs commissions dont personne ne voulait, à + celle de la prophylaxie contre la rage, à celle de l'étude du + régime des pluies, notamment, pour lesquelles son égale incompétence + le désignait particulièrement. Bref, si Arsay n'avait été + imprudent et s'il n'avait pas voulu aborder la tribune avant que son inocuité + ne fut dûment établie, il aurait fait une très honorable + carrière.</p> +<p>Quelle idée saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'était + dans une discussion d'intérêt général intéressant + tout spécialement sa circonscription. La Chambre devait statuer sur le + règlement des compagnies maritimes. Arsay s'était fait inscrire; + il avait mûrement travaillé son discours et entendait démontrer + à la Chambre la nécessité vitale pour la Métropole, + d'avoir des lignes de navigation régulières pour desservir les + colonies. Les profanes peuvent penser que cette question bien simple aurait + dû se discuter dans un calme académique. Singulière erreur! + La Législation réglementant des compagnies quelconques, et des + compagnies de navigation particulièrement, ne va jamais sans débats + passionnés; en effet, il y a toujours dans les Assemblées les + représentants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne veulent pas + voir s'imposer une obligation supplémentaire qui pourrait dasn l'espèce, + les forcer à desservir des ports immédiatements peu rentables; + et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la socialisation de tous + les services susceptibles d'être rendus par les compagnies; ceux-là + ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un monopole même si l'exercice + de ce monopole doit se traduire par des pertes, en telle sorte que socialistes + et représentants des compagnies sont toujours d'accord en pareille matière + contre le reste de la représentation nationale qui pourrait être + tenté de penser aux intérêts de la Nation.</p> +<p>Ah! ce fut une séance mémorable. Après l'audition de divers + orateurs, vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager à + fond, Arsay monta à la tribune un gros dossier sous le bras. Il était + très calme en apparence, peut-être au fond de lui-même, était-il + ému d'abord parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir + et ensuite à cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses auditeurs + connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se demander, en proie à + un noir pressentiment, si quelque suppôt des compagnies ou quelque communiste + n'allait pas troubler son exposé par un fâcheux rappel.</p> +<p>Une jeune femme amie assistait à la séance et me l'a racontée. + Arsay commença d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette + belle voix que nous lui avions connue au collège, quand de son brio, + il éblouissait nos maîtres. L'assemblée qui savait avoir + affaire à un novice convaincu, ignorant les tours de bâton et pouvant + introduire un peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, écoutait avec + attention. L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu + à peu la griffe de l'émotion qui le serrait au cou se relâchait: + la voix devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. Quelques + applaudissements partirent même du centre gauche. Après l'exposé, + Arsay entra alors carrément dans le vif de la discussion et posa le problème + sans ambages, dans son vrai jour. Immédiatement l'opposition droite et + gauche réunie donna, mais c'étaient des interjections, des hurlements + presque discrets assez inintelligibles et assez imprécis pour ne pas + appeler de répliques. Arsay trouva, dans ces apostrophes, un nouvel encouragement: + n'était-ce pas ainsi qu'étaient accueillis les plus grands orateurs + parlementaires. Et il continua à dévider son argumentation qui + était forte, plusieurs en ont témoigné. Un moment, on a + pu dire qu'il tenait un véritable succès: il s'en rendait compte + et en devenait meilleur. Il expliquait comment l'intérêt des compagnies + même se conciliait avec le règleent qu'il lui semblait devoir être + imposé; il disait que le pavillon créait le débouché, + lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement à partie.</p> +<p>- C'est en raison de ces bénéfices futurs, disait l'interrupteur, + qui sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la nécessité + de faire un cadeau à des compagnies privées. Nous avons trop vu + ces agissements jusqu'ici.</p> +<p>Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour répliquer à cette + interruption, posa lui-même une interrogation.</p> +<p>- Qu'avez-vous vu?</p> +<p>Des bancs de la droite modérée, une voix rogue partit, qui répondit:</p> +<p>- Ton dos. (3)</p> +<p>Oh, légèreté des corps législatifs! La Chambre + se vengeait-elle de l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait + imposée? On ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une + fois un éclat de rire général et fou qui prit non seulement + les opposants, mais les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'à l'élégant + président; ce dernier, par principe, faisait semblant de se fâcher, + mais sa sonnette méchante, mollement agitée, vibrait de petites + notes comiques et complices, faisant penser à une vieille fille qui se + retient devant une inconvenance. Toute la salle trépignait et le rire + durait, repartant par saccade devant la mimique variée d'Arsay. Tantôt + il montrait le poing aux travées d'extrême gauche, en vociférant + comme M. Jaurès, des mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, + et tantôt il restait calme, adossé au bureau du président + dans cette pose qui était familière à M. Jules Roche pendant + les discussions orageuses; seulement Arsay passait brusquement de l'une à + l'autre de ces attitudes, comme s'il n'eut pas eu le contrôle de ses actes, + et ces transitions amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence dû + à des rates trop dilatées, nullement engageant pour poursuivre + une discussion et le président se penchant au-dessus de son pupitre disait:</p> +<p>- Parlez, mais parlez donc.<br> +</p> +<blockquote> + <p>(3) Toujours même remarque que précédemment. </p> +</blockquote> +<p>Arsay ne parlait pas, mais restait à la tribune tout de même. + Ce ne fut qu'à une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge + serrée ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des + syllabes huilées:</p> +<p>- Ah gueu... que... sue...</p> +<p>Le fou rire recommença.<br> +</p> +<p>Le fou rire recommença.</p> +<p>Alors on vit Arsay en proie à une fureur singulière, déchirer + et jeter en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans + la direction du président du Conseil, vieillard caustique qui faisait + mine de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop légers + pour l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tête des sténographes. + Arsay déchirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne s'arrêtait + pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, mais soudain, il + se reprit et se mit à rire lui aussi, d'un rire étrange, pendant + que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblée croyant qu'il allait + sortir un document à scandale, fit silence: alors avec une dextérité + de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se déculotta. In instant, + le temps que la Chambre se ressaisisse et que les huissiers soient en haut des + marches de la tribune, aux représentants librement élus de la + France, au gouvernement responsable et compétent, aux diplomates actifs + et intelligents de tous les pays du monde, à ces braves généraux + que l'ingénieuse abomination de nos adversaires surprit mais n'ébranla + pas, à cette grande presse intègre qui fait l'honneur de notre + pays, à cette élite du public international si parisien et de + toutes les élégances, Arsay montra ce qu'on l'avait jadis forcé + à faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baissé la tête, + en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit plus que ce qu'il + voulait. C'était sur le plateau en son milieu, comme un disque rouge + qui faisait penser au crépuscule d'un petit soir ou encore au sacrifice + monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime expiant les péchés + que le Parlement n'avait jamais commis.</p> +<p>La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq Cents. + Je sais bien que sur son grand côté qui fait face à la salle, + un bas-relief en marbre blanc, représente deux femmes dont l'une écrit + et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allégorie symbolique + est là certainement pour rappeler aux députés qui seraient + tentés d'écouter la fragilité de la parole: "Ecris, + leur dit-elle ou sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais + que malheureusement, les députés qui sont à la tribune, + ne voyant pas l'allégorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, + tout de même, que de grandes paroles, que de discours féconds sont + tombés du haut de ces marches. Quand on pense que de cette relique vénérable, + à juste titre considérée comme le berceau de nos lois, + que d'elle partit tout cet appareil de justice et de droit, ces grandes réformes + bienfaisantes, ces conceptions géantes de notre politique étrangère, + ces plans sublimes et désintéressés de notre action coloniale, + ce petit arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, + en un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste scandalisé, + à se dire qu'un instant, même un seul instant, la partie la plus + vile d'un individu la dominât.</p> +<p>Arsay était devenu complètement fou.</p> +<p>On l'a enfermé à Bicêtre où le caleçon de + force lui fut passé, parce que dans sa démence, le pauvre homme + prend tout le monde pour des parlementaires et veut à chaque instant + recommencer.</p> +<p>Quand le médecin-chef fait visiter à un personnage de marque, + son établissement, il ne manque jamais de s'arrêter devant le pauvre + malade et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:</p> +<p>- C'est un ancien député.</p> +<p><i>En terminant son histoire, Turner avait conclu:</i></p> +<p>- Dire tout de même que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay + aurait pu être ministre et même Président du Conseil.</p> +<p> </p> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center">La Saisie.</h2> +<p></p> +<p><br> + Nous avons été étudiants ensemble. Après quinze + ans ou plus, nous nous étions rencontrés, ce soir de novembre, + dans le hall de la gare de Lyon, attendant le même train et essayant de + déchiffrer, sur une ardoise plaquée au mur, le retard dont la + Compagnie bienveillante consentait à nous prévenir:</p> +<p><br> + RETARDS ANNONCÉS<br> + TRAIN VENANT DE MARSEILLE<br> + 3.h.22</p> +<p><br> + - C'est gai, dis-je.</p> +<p>- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!</p> +<p>Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec un de + ces émotions particulières qui sont l'apanage des gens ayant eu + des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer à notre + égoïsme, des inquiétudes, au moins légères. + Je les ressentais, en vérité: je me disais en moi-même: + "Il aura 3 h.22 pour me raconter ses déconvenues", et je maudissais + cette administration que l'Europe a cessé de nous envier, cependant qu'à + haute voix je remarquais:</p> +<p>- Le hasard fait bien les choses.</p> +<p>- Quelquefois, répondit-il, assez tristement.</p> +<p>Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait paru + fameusement changé; je me rappelais sa folle gaieté d'autrefois, + son imagination ardente, jamais à court d'une farce inédite. C'était + un sujet brillant que ses camarades d'école croyaient appelé au + plus haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut + à peu près de mon âge: les environs de quarante. Son visage + avait un certain air résigné qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, + on l'aurait dit matériellement assez à son aise; il avait des + vêtements quelconques, des gants et une pelisse qui sans être opulente, + était parfaitement honorable. Le cadre était navrant: dix heures + du soir, une de ces nuits froides, mouillées et tristes, dont les gares + ont le secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumière + crue tombait des globes électriques qui se balançaient doucement + en l'air; on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou + en attendant avaient des figures longues et ennuyées.</p> +<p>Je proposai:</p> +<p>- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au café.</p> +<p>Il accepta.</p> +<p>De l'autre côté de la rue, dans la brasserie, l'atmosphère + était plus sympathique. Il faisait chaud. Une buée enveloppait + les consommateurs autour des tables. A part quelques isolés, devant un + bock -- qu'ils durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes à boire + --, dans l'ensemble, c'était un public de petits employés et de + petits fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les plaisanteries + et les chiffres classiques à ces jeux, faisaient comme un accompagnement + en sourdine au solo des garçons qui clamaient les commandes:</p> +<p>- Deux menthes à l'eau... un café nature... quatre turins grenadine.</p> +<p>Nous étions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin tranquille. + A côté de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne savais + pas trop quoi dire à cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en sortir + j'évoquais le passé:</p> +<p>- Tu te rappelles le Vachette, le Panthéon... Comme c'est loin!</p> +<p>- Loin de toi, peut-être, dit-il; certains jours, il me semble que c'est + hier.</p> +<p>Je ne comprenais pas bien pourquoi ces détails étaient plus près + de lui que de moi; pourtant quelque chose m'empêchait de demander des + explications. Je sautais à une autre idée.</p> +<p>- Qu'est-ce que tu fais?</p> +<p>- Je suis médecin, répondit-il. Nous autres, au sortir de la + Faculté, ce n'est pas comme vous après l'Ecole de Droit, qui devenez + juges, financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me + suis installé dans le troisième, rue Béranger. Ça + ne te dit rien, n'est-ce pas.</p> +<p>- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.</p> +<p>- C'est près de la place de la République, reprit-il, derrière + le Théâtre Déjazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, + c'est une clientèle un peu spéciale, différente de celle + qui habite au Bois de Boulogne; celle-là est réservée aux + patrons. Je me suis fait à la mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.</p> +<p>-Mais je croyais, dis-je, qu'après ton internat, tu préparais + justement les hôpitaux.</p> +<p>- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le temps + et les moyens de se préparer et d'attendre... Je me suis marié + très jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'étais marié?</p> +<p>Je fis signe que non.</p> +<p>- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au train. + Elle me ramène mon fils qui était à Dijon, auprès + de mon beau-père. Je leur ai acheté une petite bicoque, par là-bas, + c'est leur pays.</p> +<p>Il parlait sur un ton posé et calme, cependant on aurait dit qu'il avait + des larmes dans la gorge et cette impression m'empêchait encore d'intervenir.</p> +<p>Il reprit:</p> +<p>- J'ai épousé Loute.</p> +<p>Ce prénom ne me disait plus rien, mais après quelques précisions + je revis bientôt la figure brune et la tournure gracile d'une de nos camarades + des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois bien; et nous étions + même un certain nombre qui l'avions connue tout à fait. Nous l'appelions + "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guère qu'aux bords de + nos tables et qu'elle était petite, vive, gamine et douce toujours. Ah + certainement! il me semblait même que j'entendais encore le pépiement + de son rire. Elle avait l'air d'être si ingénument ce qu'elle était. + Si elle était arrivée à se faire épouser, celle-là, + il fallait tirer l'échelle!</p> +<p>J'étais décidé à ne rien laisser voir de ma surprise; + tout de même quelque chose dût le frapper en mon expression même. + Il enleva son lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.</p> +<p>- C'était une bien bonne fille, dis-je peut-être un peu trop simplement.</p> +<p>- Oui, mais tu penses que c'était tout de même une fille, répliqua-t-il.</p> +<p>- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as épousée, + tu sais donc mieux que personne ce qu'elle vaut.</p> +<p>Cette considération ne le consolait pas. Un petit silence pénible + se fit. Pour dire quelque chose, je remarque:</p> +<p>- Elle était bien jolie!</p> +<p>Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se lèvres tristes + un pauvre sourire, il me dit:</p> +<p>- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne épouse et une bonne mère, + je te l'assure.</p> +<p>- Et bien alors, fis-je.</p> +<p>- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce temps-là + que je rencontre; je ne les ai plus recherchés, tu comprends. Ce fut + un tel changement. Les commencements ont été difficiles. Ma famille + s'est éloignée de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu d'un + coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans notre métier... + les courses à pied dans la pluie, les étages, les veillées, + les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que de donner des leçons. + Les professeurs ont, du moins, des engagements réguliers; ils voient + des enfants bien portants. Tandis que nous, nous allons, en passant, obligés + de représenter, bien que nous soyons misérables nous-mêmes, + et toujours auprès d'autres misères. Quand on a une femme à + la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous répète sans cesse: + "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils étaient + loin les travaux de laboratoire, les concours, les maîtres surtout... + Heureusement, petit à petit, les choses s'arrangent, matériellement + du moins: c'est une consolation énorme, surtout qu'on se souvient des + débuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espèce de décalement + social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu m'excuses, ce soir, + c'est de te retrouver. Tu es marié?</p> +<p>Je fis signe que oui.</p> +<p>Il hocha la tête comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:</p> +<p>- Tu n'as pas idée comment s'est fait mon mariage. Une de ces histoires + qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras à combien peu + tiennent nos destinées.</p> +<p>J'étais venu à Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour + une place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande carrière + médicale, c'est une étape nécessaire. J'avais quitté + les miens en pleines vacances de Noël. Toute la journée, je m'étais + fait ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils étaient + alors mes amis. Mes exposés n'avaient pas été trop mauvais. + Dans l'ensemble, j'étais assez satisfait. Après les efforts de + la journée, je me sentais un besoin terrible de me détendre. Note + que j'étais en possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les + étrennes que j'avais reçues. Ces circonstances réunies + m'incitaient à faire la fête. Comme il n'y avait pas, à + cette époque de l'année, le moindre camarade au quartier, je résolus + de me chercher une compagne.</p> +<p>Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Panthéon et j'aperçus + Loute. Elle était seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa serviette + dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchée sur un tabouret, + la tête appuyée sur son bras, suçait mélancoliquement + la paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes intentions. + Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous fûmes dîner + dans un restaurant voisin et je fis déboucher quelques bouteilles de + vins choisis. J'étais très en forme et elle aussi. Du moins, je + l'ai cru, ce jour-là: depuis, -- parce que j'ai souvent ruminé + cette scène -- il m'a bien semblé que Loute n'était pas + tout à fait comme à son ordinaire; son rire devait sonner un peu + faux; mais était-ce force de caractère ou insouciance ou bien + habitude de sa part, ou bien seulement défaut de compréhension + de la mienne; je ne m'aperçus de rien. Après le dîner, nous + avions été à Bullier, presque désert ce soir-là + et nous avions fini la nuit à Montmartre. Je crois que c'est la dernière + nuit que je me sois amusé. Il y a des gens pour lesquels les transformations + de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est brusquement modifiée + à cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un angle vif; comme un + carrefour.</p> +<p>Le lendemain matin, j'étais chez Loute. Nous aurions pu faire la grasse + matinée, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, elle s'était + levée. Je la vois encore, en jupon et en sandale, trottant dans son appartement + pour nous faire du chocolat.</p> +<p>Cet appartement -- nous le connaissions tous -- était au Boulevard St-Michel, + derrière le Luxembourg, un peu après l'Ecole des Mines, une maison + d'angle au deuxième. Le mobilier et la décoration étaient + de Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur une + marche de laque noire, la psyché empire. Tu vois?</p> +<p>- Pas du tout, dis-je avec conviction. En réalité je voyais très + bien.</p> +<p>Mais il insista:</p> +<p>- Tu as oublié le salon bleu au tapis à carreaux qui était + séparé de la salle à manger par un treillage de vigne verte? + Le petit aquarium et le jet d'eau sur la cheminée du salon?... Enfin, + je me les rappelle bien. Cet appartement était la joie et l'orgueil de + Loute. Il lui avait été offert par un Roumain qui, ses études + terminées, était reparti dans son pays. Loute en s'y installant + avait vu se terminer pour elle l'ère des garnis. Elle le soignait méticuleusement, + le nettoyait et le paraît toute la journée. A tous venants, elle + en vantait l'originalité et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, + à lire ou à raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en + suis rendu compte ce jour-là, cet appartement était sa seule joie.</p> +<p>J'étais couché tranquillement en train de boire le chocolat brûlant + qu'elle m'avait préparé; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. + Elle était assise, sa tasse sur les genoux, près de la fenêtre, + regardant le boulevard; je la voyais un peu de profil et m'aperçus que + des larmes tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais + vers elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:</p> +<p>- "Qu'est-ce que tu as?"</p> +<p>D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai appris + depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, puis comme + j'étais le plus fort et que j'insistais, elle me répondit comme + un gosse:</p> +<p>- "Du chagrin".</p> +<p>J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir un petit + secrétaire chinois qui était près d'elle et, pour toute + réponse, me tendit un papier. C'était un commandement d'huissier. + Je mis un bon moment à le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont + écrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de jugement + et je compris à travers tout ce fatras que Loute n'avait pas payé + son loyer depuis neuf mois et qu'à la requête de son propriétaire, + auquel s'étaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir + meubles et les faire vendre aux enchères. Le commandement était + daté de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:</p> +<p>- "Ils vont te saisir?"</p> +<p>Mais Loute, tranquille devant cette éventualité, me répondit:</p> +<p>- Tout de même pas jusque-là, j'ai écrit hier au propriétaire + pour lui demander encore un délai... seulement, c'est ennuyeux".</p> +<p>J'étais moins rassuré qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait + une partie de mes inquiétudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de + te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme était beaucoup + pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-être pas grand chose + pour un propriétaire parisien. Cependant par précaution, à + la pensée de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus + d'abord l'idée de télégraphier à ma famille une + invention quelconque. Mais je réfléchis que la réponse + en admettant même que la fable soit crue, n'arriverait jamais à + temps et la procédure suivait son cours. Je pensais aussi filer chez + des camarades, leur expliquer le cas et réunir le magot, mais c'était + les vacances et je ne voyais pas chez qui frapper. Devant cette impossibilité + d'agir, je finis par me persuader que Loute avait raison; il n'y avait peut-être + dans tout le pathos de cette feuille qu'une manoeuvre destinée à + effrayer une petite fille. En fin de compte, si contrairement à nos prévisions, + l'inévitable arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais + à la hâte et comme tu penses, une fois prêt, je ne m'en allais + pas.</p> +<p>Naturellement le charme était rompu. J'essayais de la distraire en lui + racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'étant guère + divertissant pour elle. Mais je ne devais plus être en forme: cette fois + le vin n'opérait plus, mes histoires ne la déridaient pas. La + conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au danger, + revenait à la fenêtre, comme pour se donner une contenance. Je + tentais un moment de me moquer légèrement de son mobilier, de + lui dire que cette décoration était danubienne et bonne pour un + certain temps, mais qu'elle devait forcément lasser à la longue. + L'expression de ce jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, + sur ce sujet, n'aurait d'autres effets que de lui démontrer mon mauvais + goût.</p> +<p>Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un cri de + douleur, le cri d'une bête frappée à mort.</p> +<p>C'était sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitié charrette, + moitié camion, s'avançait lentement.</p> +<p>- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de déménagement ne + peut plus passer sous tes fenêtres..."</p> +<p>Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur le trottoir + par trois messieurs qui firent, une fois arrivés devant notre porte, + des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture vint docilement se ranger + sous nos fenêtres mêmes. Quatre bonshommes en descendirent, l'un + d'eux avait une grosse figure ronde, coiffé d'un casque à mèche; + je ne l'oublierai de ma vie.</p> +<p>Et bien, vois-tu, je n'ai jamais été condamné à + mort, mais j'imagine que la vue du fourgon qui doit vous mener à la guillotine + doit vous faire ressentir quelque chose d'analogue à ce que je ressentais + alors. Quelques minutes d'angoisse se passèrent; le temps aux hommes + de monter l'escalier. Loute pâle ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement + nerveux agiter son maxillaire inférieur. Le timbre retentit. Le premier + mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme je lui faisais + remarquer rapidement et aussi doucement que possible l'inutilité de cette + résistance, elle me demanda d'aller ouvrir moi-même. Ils entrèrent. + Il y avait la concierge, l'huissier, les deux témoins et derrière + eux le choeur des déménageurs qui avaient l'air de figurants. + L'huissier se présenta, il devait "parler à la personne".</p> +<p>- "Elle est très émue, dis-je, si vous voulez me faire votre + communication..."</p> +<p>Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-même sa signification au + débiteur.</p> +<p>- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la manière. + Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se tirer."</p> +<p>C'était un grand garçon, assez jeune et se sachant beau. Ses + vêtements étaient d'une élégance fripée, mais + recherchée tout de même. L'eau coulait de son parapluie sur le + tapis. Je le lui pris des mains, pour le mettre au porte-manteau, un peu brusquement + peut-être. Ce tabellion m'agaçait.</p> +<p>- "Vous vous souciez des gages des créanciers, me dit-il, avec + une suave ironie... c'est bien."</p> +<p>Il était le plus fort, je n'avais rien à dire. Je le précédais + chez Loute.</p> +<p>Elle le reçut debout, appuyée contre le mur et écouta + sans broncher son petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi + avait l'habitude; il récitait une leçon qu'il avait dû placer + bien des fois, dans des circonstances identiques et où alternaient savamment + les mots de la procédure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, + il y en avait d'une méchanceté cruelle et d'une cuisante impertinence. + Il disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou + de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos meubles + à l'hôtel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tête + comme un coupable, sans arriver à comprendre cependant la faute que j'avais + commise. J'aurais donné toute ma fortune pour pouvoir jeter à + la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.</p> +<p>- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous prescrit + de ne point saisir: le coucher qui vous est nécessaire, c'est-à-dire + votre lit, vos couvertures, draps, édredons, etc., les habits dont vous + êtes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre sur vous tous les + vêtements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire que tous les papiers + et menus objets n'ayant comme valeur principale que le souvenir, par vous y + attaché, vous resteront".</p> +<p>Loute n'avait pas répondu, comme il fallait donner des ordres pour l'enlèvement, + elle parla. Elle était blême et sa gorge était si contractée + que le son de sa voix en était changé et les mots qu'elle disait + semblaient être dits par une autre. Elle ne croyait pas encore à + ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.</p> +<p>- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, très calmement; je me + suis arrangée avec le propriétaire, auquel j'ai écrit hier."</p> +<p>Et ce fut dit avec une telle autorité que l'huissier lui-même + en fut troublé; un instant il hésita. Mais son trouble ne dura + pas, il la pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit + soudain compte, d'un coup elle tomba à genoux aux pieds de l'homme, les + mains crispées au pan de sa jaquette.</p> +<p>- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je + vous le promets, je vous le jure."</p> +<p>Je m'étais trompé, l'huissier n'était peut-être + pas méchant au fond; il la releva gentiment en disant:</p> +<p>"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne + fais qu'obéir. Soyez sage, on tâchera de vous laisser pas mal de + choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme les autres, + vous verrez."</p> +<p>Il la fit s'asseoir, cependant que discrètement, du coin de l'oeil, + il disait à l'équipe des déménageurs: "Commencez".</p> +<p>Ils s'attaquèrent à l'autre pièce d'abord. L'huissier + me fit signe de rester auprès d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, + sans faire de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-là la + réflexion que les hommes ne sont pas tout de même si méchants + qu'ils le disent. Chez tous, même les plus sots, et même chez ceux + qui font la plus vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.</p> +<p>Pendant ce temps, Loute s'était assise sur la marche basse qui supportait + son lit; la tête dans ses bras, le visage sur les couvertures, je l'entendais + qui pleurait doucement à petits coups. Elle poussait de petites plaintes + régulières, monotones comme des cris d'enfant et qui semblaient + ne devoir s'arrêter jamais. Je restais debout près d'elle, désemparé, + ne sachant que lui répéter sur tous les tons:</p> +<p>- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus."</p> +<p>Mes paroles n'avaient aucun effet; malgré tous mes efforts, je sentais + qu'au milieu de l'hostilité qui l'accablait, j'étais pour elle + un étranger, un spectateur qui ne participait en rien à l'affaire. + Cette sensation m'était désagréable: la malheureuse souffrait + tellement.</p> +<p>Derrière la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se heurtant + aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des étoffes + qu'on pliait, parvenaient jusqu'à nous, et Loute avait toujours son petit + hoquet de douleur; elle l'interrompit à peine une fois, en entendant + arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en retirer à + la vente?</p> +<p>Quand tout fut emballé et descendu de ce qui avait été + l'appartement, sauf la chambre où nous étions, l'huissier tapa + à la porte et me dit à voix basse d'emmener "la débitrice" + pour qu'il puisse déménager cette pièce aussi. Je relevais + Loute et j'entrais avec elle au salon.</p> +<p>En le voyant, elle tomba en arrière dans mes bras. La pièce était + nue, vidée; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait + de l'ancienne décoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtés, + demeuraient, pour témoigner du passé; mais ils paraissaient sales, + avec leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit l'ancienne + place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas d'objets hétéroclites + s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des cadres de photographies, des menus, + des livres, des programmes, des lettres, et bien d'autres choses encore parmi + lesquelles vosinaient un petit amour bouffi, en pâte tendre et un gros + bocal à confiture vide dans lequel l'huissier avait eu la délicate + attention de mettre l'eau et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait + à Loute, comme lui restèrent son lit et sa toilette et aussi, + grâce à la bonté du saisissant, presque tous ses vêtements: + c'était tout ce que la loi, dans sa mansuétude, permettait de + laisser à une pauvre petite fille qui n'avait pas assez d'argent encore + pour garder ses meubles. L'appartement était "à l'ordonnance" + comme on dit dans ce métier, il n'y avait plus rien à saisir. + Quelle sale journée ce fut, mon pauvre ami.</p> +<p>Loute s'était pourtant calmée un peu. Dans un effort de volonté, + elle avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'était déjà + plus le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:</p> +<p>- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir."</p> +<p>Cette injustice me frappa, parce qu'après tout si je n'avais matériellement + rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais souffert avec elle; j'estimais + mériter tout autre chose que ce singulier remerciement. Un instant, j'eus + l'idée de prendre mon chapeau et de partir, mais je pensais bientôt, + qu'agir ainsi c'était vraiment lui donner raison, c'était augmenter + son chagrin, prendre parti contre elle, la dépouiller davantage, si c'était + possible, en lui prenant mon amitié et en me mettant en quelque sorte + à la suite sur la liste des créanciers poursuivants. Je ne le + voulus pas.</p> +<p>- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je + ne te laisserai pas dans cette maison désolée; tu viendras habiter + chez moi."</p> +<p>En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air de ses + mains comme pour écarter le voile d'un rêve; elle vint vers moi + pour me faire répéter.</p> +<p>- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?</p> +<p>Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:</p> +<p>- "Jusqu'à quand?"</p> +<p>Je lui répondis:</p> +<p>-"Tant que tu voudras."</p> +<p>Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tête sur mon épaule + et pleura de nouveau, mais ce n'était plus les mêmes larmes. Je + sentis que quelque chose d'immense s'était passé en elle; ces + mots l'avaient guérie de la plus grande douleur de l'humanité: + l'isolement du coeur.</p> +<p>Pendant cette scène, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux + étaient dilatés: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand + pour mieux comprendre l'impossible réalité. Inconsciemment, de + temps en temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon épaule + pour mieux se rendre compte de la solidité de son appui.</p> +<p>Quant à moi, je puis te le dire, j'étais gêné un + peu de l'immensité de cette reconnaissance, j'étais effrayé + et pourtant j'étais un peu fier, au fond. Je sais bien qu'il y avait + du malentendu dans tout cela, mais j'étais fier tout de même.</p> +<p>En réalité, c'est dans cette minute que je me suis marié + avec elle. Je ne m'en suis aperçu qu'après, mais je me suis bien + rendu compte que c'était à ce moment-là. Peut-être + on me dira que ce ne fut pas de mon plein consentement et que je me fixais, + en moi-même, un temps limité, que je me disais: nous verrons plus + tard. C'est vrai, mais aucun de nos actes n'est absolu. Je me suis marié + ce jour-là parce qu'alors elle m'a offert toute sa vie, parce que je + ne l'ai pas refusée et parce que depuis lors je n'aurais plus jamais + pu l'abandonner sans rompre cet équilibre moyen de l'ordre dans lequel + nous vivons, sans faire ce qu'on appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait + bien, et je t'assure que, si invraisemblable que cela puisse te paraître, + elle devint dans un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta + l'ancien appartement de son coeur.</p> +<p>Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissâmes + où elles étaient au milieu de la pièce pour les reprendre + le lendemain, n'emmenant avec nous que le bocal où clapotaient les poissons + rouges. Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous + parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant probablement + chacun à des choses bien différentes, mais unis tout de même. + En entrant dans mon appartement, elle était avec moi comme si elle venait + de me connaître, grave, prévenante et effarouchée, intimidée + aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je voyais qu'elle se préoccupait + déjà de leur trouver une place qui ne me gêna pas, mais + qui soit cependant ordonnée et définitive. Le soir, pour la distraire, + je voulus l'emmener dîner dans une brasserie; elle s'y refusa absolument, + estimant qu'il était inutile de faire des dépenses exagérées. + Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de marquer, au moins ce jour, + par un bon souvenir; elle me répondit lointaine:</p> +<p>- "Le bonheur laisse toujours et n'importe où un bon souvenir."</p> +<p>En effet, c'était peut-être son bonheur.</p> +<p>Elle m'emmena, derrière Cluny, dans une petite crémerie, déserte + à cette heure; et nous mangeâmes simplement, en face l'un de l'autre, + sur une petite table à toile cirée. Pendant le dîner, elle + me demanda si je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient + à y habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passé, bien qu'elle + me donnât pour ce changement d'autres raisons; elle disait:</p> +<p>- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait + à la maison, c'est meilleur marché. C'est plus sain d'ailleurs."</p> +<p>Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de jours + après, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de la République + que je n'ai plus quitté depuis.</p> +<p>Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retiré du milieu des + camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller à la Faculté + et j'en revenais sitôt après le cours ou l'hôpital. Je continuais + mes études au début comme par le passé, mais aux grandes + vacances, la question s'est posée. Je tentais d'abord de raconter des + contes à ma famille; je disais que je remplaçais mes maîtres. + Mais à la longue, il a bien fallu qu'on sache. Après plusieurs + sommations, mon père m'a écrit un beau jour qu'il ne voulait plus + entendre parler de moi, qu'il ne me donnerait plus d'argent, qu'il me déshériterait. + Mon frère et ma belle-soeur m'ont tourné le dos. Depuis, il n'y + a pas bien longtemps, on m'a écrit qu'on consentait à me recevoir, + mais sans elle, et entre temps, j'avais connu avec Loute la misère, -- + tu ne peux pas savoir comme ça nous a unis. J'avais dû pour vivre + abandonner les concours, bâcler ma thèse et pratiquer; j'avais + eu un enfant, je m'étais marié. Il y a des histoires qu'on ne + recommence pas.</p> +<p></p> +Certainement être un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que tu +ne le crois même, parce que si je suis coupé d'avec les miens, d'avec +mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des habitudes de pensée, +d'éducation et de vie analogues à celles que j'avais moi-même +et dans lesquelles j'avais été élevé -- on ne s'adapte +jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous heurte; on +a beau faire, on n'en a pas toujours été, on n'en sera jamais tout +à fait. Depuis la façon de mettre sa serviette à table, jusqu'aux +plaisanteries habituelles, jusqu'à ces idées toutes faites et stupides +parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous vivons, jusqu'aux sujets +les plus sérieux: il y a tout un monde qu'on ne franchit pas... à +moins qu'on mette plus d'une vie à le traverser. +<p>(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)</p> +<p>- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, l'affection + de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La carapace qui semble + se solidifier entre les moitiés de monde qu'on a quitté chacun + de son côté, finit par être si épaisse qu'on s'en + trouve tous les deux isolés comme dans une cellule; les bruits de l'extérieur + n'arrivent même plus, alors on passe tout son temps à se regarder, + à se découvrir. On ne connaît plus personne, jamais je ne + m'en suis rendu aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir + évoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumières, + peut-être une réception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre + chose: nous sommes partis une après-midi -- il pleuvait -- à pied + sous le même parapluie, la marie n'était pas loin. Nous avons attendu + notre tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils étaient + tous du peuple de Paris, rien d'élégant, je t'assure, mais eux, + du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous appelle, + un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos témoins, fit-il".</p> +<p>- "Je pensais, répondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait + bien me rendre service, vous, par exemple?"</p> +<p>Il m'expliqua qu'il était fonctionnaire et qu'à ce titre, les + règlements le lui interdisaient. Sur ma prière, il demanda aux + témoins du mariage suivant -- la fiancée avait un ulcère + affreux au visage -- de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu + savais.</p> +<p>- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents + n'ont pas pu venir..."</p> +<p>Pauvre brave homme! Ce fut vite bâclé. L'adjoint nous lut le texte + indispensable, du même air qu'il nous aurait dressé une contravention; + nous avons dit "oui" sans émotion et cinq minutes après + nous étions dans la rue, à nous garer des tramways et des automobiles. + Loute était pressée de rentrer à cause du petit. Je rentrais + avec elle. Je ne te dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulûment + la vie au sein de sa maman, je n'ai pas eu d'étranges et douloureuses + pensées; mais je me suis dit qu'il avait raison quand même le petit; + la vie valait d'être vécue puisque je voyais ce spectacle qui était + du bonheur tout de même. Je me suis promis de faire de mon fils, plus + tard, un homme de sciences, un chimiste de préférence, de façon + qu'il ait le moins possible affaire avec les hommes. C'est trop compliqué + et c'est trop dur. J'espère qu'il m'écoutera.</p> +<p>Nous avions quitté le café depuis un moment. Nous sommes de nouveau + dans le hall de la gare, quand enfin à l'autre bout du trottoir brillent + les feux de la locomotive, il me dit:</p> +<p>- Pourquoi t'ai-je raconté tout cela?</p> +<p><br> + Peu après, je vois à l'une des portières d'un wagon de + seconde, une tête de femme qu'il me semble avoir déjà vue. + Elle aperçoit mon ami et lui fait un geste câlin de la main. Comme + je suis venu attendre mon frère, je le cherche et finis par le rejoindre.</p> +<p>En sortant, dans la lumière blafarde, je vois, pas très loin + de moi, le Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se + dirigent vers la barrière. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus l'idée + d'aller les saluer, mais je me dis: après tout, qu'est-ce que je leur + rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de même, s'ils me demandaient + d'aller les voir: je n'ai pas épousé une fille de brasserie, moi!</p> +<p> </p> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center"></h2> +<h2 align="center">Boum.</h2> +<p><br> + I.</p> +<p><br> + Boum avait huit ans. Sa vie s'annonçait des plus heureuses. Il avait + une maman toute jeune, très bonne et très gaie. Son papa, ancien + officier de cavalerie, était un peu sévère, mais sévissait + peu au demeurant; Boum étant toujours content, avait pris l'habitude + d'être sage, c'est un état qui comporte de grosses simplifications. + Comblé de toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit + hôtel de la rue Pergolèse, non loin du Bois de Boulogne. Une débonnaire + "nursing governess" était préposée à ses + soins minutieux dans lesquels le bain et le savonnage tenaient une grande place. + Sa chambre avait des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise + représentant une chasse à courre avec des cavaliers, des dames, + des chevaux et des chiens; deux fenêtres y donnaient toujours ce qu'il + y avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliqués -- de + ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en encombraient + les tables et le parquet. Boum était robuste et grand pour son âge. + Mais tout ceci réuni ne comptait pas en comparaison de deux dons qu'il + avait reçus de la nature, et qui n'avaient pas de prix.</p> +<p>D'abord Boum était beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la bienveillance + de tous et une grande popularité. Sur le chemin qui menait de sa maison + au Bois, il était connu; les concierges et les boutiquières l'interpellaient + à son passage:</p> +<p>- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.</p> +<p>Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure ronde + et répondait à tous, dans un sourire qui augmentait encore les + sympathies:</p> +<p>- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.</p> +<p>Parmi la gent enfantine, il trônait mais si incontestablement, qu'il + pouvait trôner modestement, avantage considérable si l'on songe + qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de trôner.</p> +<p>Le deuxième de ses dons était une tante. Elle s'appelait: Tante + Line. Boum estimait qu'elle était ce qu'il y avait de plus joli au monde + et beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les cils + très longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit nez qui + riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui étaient du rose + des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs à force d'être + blonds, un cou très long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait + beaucoup de sports et qui est toujours vêtu d'une ultra élégante + simplicité; le tout monté sur deux petits pieds qui paraissaient + ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi était Tante Line. + Comme son neveu, elle était vive, toujours décidée, douce + et heureuse de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les sympathies; + toujours son passage déclanchait immanquablement des interruptions et + un silence sur la nature duquel, il était impossible de ne pas être + fixé.</p> +<p>Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait comme + avec elle. Elle seule savait écouter ses histoires sérieusement + et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui est + bien pénible à la longue et finit par isoler terriblement. Ils + prenaient leur premier déjeuner ensemble, se promenaient ensemble et + causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient + l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations étaient + inépuisables. L'histoire fantastique du père de Line les alimentait + surtout.</p> +<p>Cet ancêtre avait été un caractère assez particulier + de gentilhomme français. Né aux environ de 1860, d'une famille + de petite noblesse pauvre et qui était revenue du Canada en France après + les malheurs de la guerre de Sept ans, il avait commencé, tout jeune, + sa vie d'indépendance et d'action; la tête près du bonnet + et le coeur un peu emballé par la guerre, vers sa douzième année, + il avait abandonné sa famille et le collège pour aller en Amérique; + là-bas, après avoir pratiqué toutes sortes de métiers + -- qu'il racontait plus tard avec délices, -- il avait fini par constituer + une énorme affaire de soie et réaliser par elle une très + grosse fortune sur laquelle Line et la maman de Boum vivaient à l'aise + maintenant. Ebloui par le récit de ces aventures extraordinaires, le + petit-fils n'avait jamais connu cet auteur que par le grand portrait de Bonnat + qui dressait, dans un coin de salon, une silhouette mince et droite de grand + seigneur-homme d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large + et volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'à cette main nerveuse + et mince qui semblait commander en jouant avec l'échancrure du gilet. + Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux étaient semblables à + ceux de Line avec quelque chose de plus métallique et qui paraissait + chercher à vous voir "à l'intérieur". Boum était + remué jusqu'au plus profond de son être à la pensée + qu'il y avait entre cet homme et lui comme un lien mystérieux. Aussi + ne s'arrêtait-il pas d'écouter son histoire. Line qui avait adoré + son père et vécu, avec lui, les dernières années + de sa vie en Amérique, recommençait tous les jours le même + récit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps un + détail nouveau. Le mort les rapprochait.</p> +<p>Le matin, quand Line se réveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, + il se livrait toujours aux mêmes soins qui consistaient à passer + sa tête par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant + les gestes de ceux qui veulent agir en silence, écarquillait les yeux + pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait semblant + de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses paupières: + alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le moindre mouvement, + c'étaient des exclamations folles:</p> +<p>- Tante Line, tu ne dors pas.</p> +<p>Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui mettant + ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur l'édredon jaune + comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, puis protestait:</p> +<p>- Non, Tante Line, pas comme ça... Parle-moi de grand-père!...</p> +<p>Elle commençait.</p> +<p>Ils se racontaient aussi leurs rêves de la nuit; souvent ceux de Boum + ressemblaient tellement à ses propres désirs, qu'on devait admettre + de sa part de légères triches.</p> +<p>- J'ai rêvé que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi + et Jean, mais loin... loin... jusqu'à Saint-Cloud.</p> +<p>Quand ils avaient épuisé les moindres épisodes de la vie + difficile qu'avait mené jadis celui dont ils procédaient, qu'ils + s'étaient tout raconté, qu'ils avaient minutieusement étudié + tous leurs projets, Boum la considérait avec ferveur, et quelquefois + après un long silence, il disait, profondément convaincu de toute + son âme:</p> +<p>- Tu es gentille de me dire tout ça... Je t'aime bien, moi, tante Line.</p> +<p>Cette déclaration avait le don d'émouvoir profondément + aussi la jeune fille qui répondait pour le taquiner:</p> +<p>- Moi, je ne te déteste pas...</p> +<p>D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec amour à + ses vêtements épars, à tout ce qui était à + elle, et interrogeant sans cesse:</p> +<p>- Pourquoi as-tu deux ciseaux à ongles? Et cette petite glace, pourquoi + c'est faire?</p> +<p>Le soir, Line lui rendait fidèlement sa visite, quand il était + couché. Même lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait + jamais de venir l'embrasser; il demandait, ces fois là, qu'on fit la + lumière toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors + tout éblouissante dans sa robe de soir aux reflets pâles qui se + fondaient dans l'éclat nacré de son cou. Comment ne pas s'endormir + heureux de toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de + si près l'objet du plus beau de ses rêves et quand on est encore + pénétré d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus + douces réalités.</p> +<p>Boum était heureux infiniment. Aussi était-il bon et indulgent + pour les hommes, pour les bêtes et même pour les choses -- car il + ne voulait pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il + ne battait même pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer + son fouet en l'air, pour les hâter dans quelque course imaginaire ou pour + les ralentir dans leur galop.</p> +<p>Boum se portait à merveille. Il mangeait du meilleur appétit, + s'arrêtant quelques fois pour baiser la main de Line toujours à + ses côtés. Ce geste, à table, il le savait, lui valait régulièrement + un rappel à l'ordre de son père, aussi ne le répétait-il + pas trop souvent.</p> +<p>Dans le monde, quand on le produisait, il était, très au fond, + l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:</p> +<p>- On le gâte trop... disaient-ils.</p> +<p>C'était parfaitement inexact. Boum était trop heureux pour être + le moins du monde gâté ou insupportable. Il était trop sensible + pour vouloir faire de la peine à quiconque, même en étant + un peu sot, et d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que + personne n'aurait songé à lui contester.</p> +<p>Pour Line, il avait d'abord été le poupon inattendu, celui qui, + le premier, lui avait donné une gravité particulière en + faisant d'elle une tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite + ce poupon était devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. + A force de se mettre à sa portée, ils étaient devenus des + amis dans toute la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins d'importance; + il avait tellement accaparé la vie de Line, qu'elle ne pouvait pas plus + se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus à l'un sans penser + à l'autre; ils étaient devenus Line-et-Boum et cela faisait presque + un seul nom propre d'une famille particulière.</p> +<p>Pourtant un après-midi Boum apprit à table qu'il ferait seul + se promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'était une éventualité + qui se produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une + moue spéciale de Boum, qui commençait par refuser de manger; il + ne disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, regardait + attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de temps en temps, sur + son père qui fronçait le sourcil. La scène finissait habituellement + à propos d'une observation sur la tenue qui ne manquait pas d'arriver, + par un torrent de sanglots, lequel occasionnait la sortie de table. Ce jour-là, + ce triste programme ne manqua pas de s'exécuter point par point. Miss + Anny emmena le délinquant, car tante Line avait interdiction d'intervenir + pendant les orages. Et Boum fit sa promenade tout seul.</p> +<p>C'était un mauvais jour décidément. Line et Boum s'étaient + mutuellement habitués aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas + l'amitié, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets "vivants" + c'est-à-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois quelconque peut + constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au contraire, + un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, des choses trouvées + dont l'attention faisait le plus grand prix, telles que pierres de couleur ou + de forme un peu inhabituelles, bouts de ficelle ou bouts d'étoffe, clous, + etc. Tous ces souvenirs étaient garnis de rubans par les soins de Line + et serrés dans un coffret; on les regardait de temps en temps. Cette + fois-là, pendant que la nurse causait avec des compatriotes, Boum avait + été assez heureux pour dénicher une boîte de sardines + vide, sans doute laissée sur place et sans esprit de reprise par quelques + pique-niqueurs d'un dimanche précédent. Convenablement nettoyé + et paré par tante Line qui était une fée, cet humble objet, + pensait-il, allait devenir une des maîtresses pièces de la collection. + Malheureusement, quand on fut sur le départ, Miss Anny s'étant + aperçue du précieux fardeau qu'emportait Boum, s'opposa formellement + à son transport d'où scène magistrale de l'ami de Line, + qui était tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-là, pour + la réception d'une claque, et un retour orageux à la maison.</p> +<p>Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu à tante + Line, s'attardant particulièrement à la description de la boîte + de conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais détail extraordinaire, + tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui dire, presque distraite, + ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:</p> +<p>- Mon pauvre Boum, ne te désole pas, on en retrouvera...</p> +<p>Tante Line pensait à autre chose.</p> +<p>Boum dormit mal, fut agité; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes + profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son élève + qu'elle regrettait avoir giflé.</p> +<p><i>On ne devrait faire aux enfants nulle peine...</i></p> +<p></p> +<p></p> +<p>II.</p> +<p><br> + Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement extérieur + de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le programma de ses + journées différer de celui des journées de sa tante. Les + promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, étaient devenues peu + à peu la règle. On ne les signifiait plus à table. Aucun + lien n'était plus établi, comme autrefois, entre cette suprême + récompense et la qualité du travail du matin. Boum avait eu beau + d'abord réaliser des chefs-d'oeuvre de pages d'écriture, tendre + tout son esprit pour réciter ses fables afin d'éviter le moindre + ânonnement. Rien n'y faisait; tout au plus décrochait-il ainsi + quelques tours dans la voiture aux chèvres du Jardin d'acclimatation, + plaisir bien pauvre quand on les compare aux promenades dans la petite auto + de Line que Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il était + éternellement distrait; pendant les leçons, il restait la plupart + du temps, la tête appuyée sur son petit bras tout rond, répétant + très mécaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant + seulement aux histoires de son grand-père que Line ne racontait plus. + Les punitions commencèrent avec une régularité constante; + elles devenaient comme une suite d'événements fâcheux contre + lesquels il avait cessé de réagir.</p> +<p>D'ailleurs ces tracasseries extérieures lui causaient peu d'effet en + comparaison du mal profond que lui faisait éprouver le changement opéré + dans Line même.</p> +<p>Qu'elle ait été soudain obligée par les siens à + une vie mondaine comportant, à chaque moment, des sorties en ville pour + les repas, pour les visites, pour les soirées et le théâtre, + -- Boum renonçait à comprendre quelle aberration guidait en cela + l'autorité supérieure -- mais il n'en souffrait pas tellement; + les abandons qui en résultaient pour lui, n'étaient pas le fait + de celle qu'il aimait; comme on lui imposait sa leçon, pensait-il, on + imposait à sa tante ces pratiques étranges; c'était là + une des conséquences logiques du besoin d'oppression qu'ont les grands + vis-à-vis des petits. C'était normal. Peut-être même + si Line en avait souffert un peu, aurait-il éprouvé à se + voir persécuter avec elle, un secret contentement.</p> +<p>Malheureusement, il n'en était rien. Line n'en souffrait pas, et même + peut-être... en était-elle heureuse. Comme elle avait changé! + En apparence, elle continuait bien, comme autrefois, à monter dans sa + chambre le soir, à le recevoir le matin. Evidemment ils causaient toujours, + mais quelle différence! D'abord Line commençait, comme les autres, + à ne plus le prendre au sérieux, même quand il attirait + spécialement son attention avec ce geste spécial d'agiter son + petit index bien droit, en disant:</p> +<p>- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...</p> +<p>Line riait quand même et d'un rire un peu trop prolongé qui l'irritait; + plusieurs fois même, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de + ses yeux, des larmes brûlantes que pour rien au monde, il n'eut voulu + laisser tomber. Elle ne s'en apercevait même plus. Il avait essayé + de la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des trouvailles + de câlinerie; puis, -- ô honte -- il avait pensé aux cadeaux. + Les plus beaux de ses dons avaient été un colimaçon vivant + qu'il avait rapporté du Bois, dans sa poche, sans rien dire à + sa bonne, à la coquille duquel il avait lui-même attaché + un morceau de flanelle rouge, et un calendrier à fleurs de mica, acheté + par Jean le chauffeur, qui persistait à souhaiter "la bonne année" + malgré qu'on fut déjà en avril. Rien n'y faisait; le calendrier + était allé rejoindre les autres présents dans la boîte + aux souvenirs, bien que cet objet eut pu être d'un usage journalier et + le limaçon avait délaissé tout seul son lit de feuilles + sur la fenêtre, pour une destination inconnue: Boum seul avait constaté + son absence.</p> +<p>Line pensait évidemment à autre chose. Et détail aggravant, + elle y pensait volontiers. Les changements de sa conduite se précisaient + même singulièrement. Elle, qui était autrefois si insouciante, + si simple, si jolie sans le faire exprès, devenait maintenant plus apprêtée, + moins naturelle. Elle s'étudiait davantage à la glace, le matin, + quand elle finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, après + les avoir brossés, elle tordait jadis ses cheveux d'or pâle, était + remplacé par une suite de mouvements compliqués, refaits plusieurs + fois pour arriver d'ailleurs à quelque chose de très voisin des + premiers résultats. Le choix de la robe à mettre était + aussi beaucoup plus long qu'auparavant. Quelquefois elle demandait conseil à + Boum qui, régulièrement, revenait au classique tailleur bleu marine, + associé dans son idée égoïste d'amoureux, aux promenades + faites en commun. Line lui disait:</p> +<p>- Tu n'y connais rien...</p> +<p>et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en ressentait + un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son chapeau, sa voilette, ses + gants, elle se regardait une dernière fois à la psychée + Empire posée obliquement à la fenêtre:</p> +<p>- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.</p> +<p>Toujours Boum répondait:</p> +<p>- Bien jolie, Tante Line.</p> +<p>et il se détournait pour ne pas pleurer, sans savoir même la cause + de son émotion.</p> +<p>C'est qu'il l'aimait dans ce temps-là, sans lui en vouloir le moins + du monde, autant qu'avant, plus même peut-être. Il lui faisait de + tendres reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi changé. + Dans le fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance l'attachait + plus encore à elle; il lui semblait qu'à cause de cette injustice + même, elle était plus à lui; parfois, il aurait voulu la + battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-même les + rares fois qu'il avait été sot, pour la corriger un peu, voilà + tout; après elle lui aurait demandé pardon, et il aurait pardonné; + c'eut été si bon, mais c'étaient des rêves... dans + la réalité, il ne la battait pas et n'avait pas hélas, + à lui savoir gré du moindre repentir.</p> +<p>A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait sans cesse, + observant, réfléchissant et examinant les unes après les + autres les plus invraisemblables hypothèses. Son pauvre petit cerveau + travaillait tellement à ce difficile problème que son caractère, + sa santé même en étaient touchés. Sa gaieté + s'en allait de lui. On n'entendait plus jamais à travers les portes de + sa chambre ses bons rires si semblables à des cris de petits oiseaux. + Il était moins affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. + Ses yeux brillaient moins vif. A sa vivacité première succédaient + une torpeur presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient à + toute heure du jour. Il mangeait de mauvais appétit. Le docteur, mandé + par sa maman, lui avait ordonné, après un examen approfondi: du + biphosphate! C'était peu comprendre son mal.</p> +<p>Boum cherchait toujours.</p> +<p>A la vérité, un nouveau personnage était entré + dans la maison. Non pas l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps + en temps prendre le thé et dire des choses aimables -- ceux-là + étaient tous des familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur + qu'on n'avait jamais vu et qui avait commencé par venir souvent. C'était + un homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle dans + l'oeil, des moustaches tombantes, des vêtements très serrés + à la taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plié! Boum + avait entendu son nom, c'était un nom très long, l'un de ceux + qu'il faudrait apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait + de lui en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur Claude. + Boum s'en était tenu là.</p> +<p>Le nouveau venu était incontestablement très empressé + auprès de Tante Line. Les domestiques venaient immédiatement la + chercher dès qu'il arrivait. Que de fois même ces visites importunes + étaient venues troubler de délicieux moments où Boum croyait + presque retrouver la douce intimité d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur + Claude, elle rougissait jusqu'à la racine de ses cheveux. Monsieur Claude + envoyait à Line des corbeilles de fleurs très fréquemment. + Ces présents irritaient profondément Boum, qui à voir leur + qualité et leur dimension, avait compris l'impossibilité de lutter + sur ce terrain. Une fois, après le déjeuner, devant un monument + de roses blanches que Claude avait fait porter, l'enfant avait demandé + tout bas à l'oreille de sa maman, des sous.</p> +<p>- Beaucoup de sous, avait-il dit.</p> +<p>Et comme la réponse avait été une question sur l'usage + qu'il entendait faire de cette monnaie, il était resté gêné + un moment sans répondre, puis comme il n'abandonnait pas ses idées, + il donna une explication, mais cette fois si bas, si bas et si près de + l'oreille maternelle que malgré toute l'attention donnée, il ne + fut pas possible de savoir sa pensée, -- et l'heure de sa promenade était + venue.</p> +<p>Sur les gazons pelés du Bois, il passa consciencieusement son après-midi + à chercher des fleurs. Et ainsi, à l'heure de rentrer, quelques + pâquerettes et quelques pissenlits, coupés presque sans tiges et + un peu écrasés dans sa petite main chaude, vinrent mêler + sur la robe de Miss Anny chargée de les assembler, leurs pauvres taches + jaunes et rosées. Même avec beaucoup de fils et quelques brins + d'herbe, ces fleurs faisaient piètre figure, la comparaison n'était + pas possible. Le temps était passé où Line tenait compte + des difficultés inhérentes à sa condition de petit garçon. + Aussi après l'avoir considéré d'un air de dégoût, + Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui aimait voir respecter + ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.</p> +<p>Les choses allaient très vite d'ailleurs. Il semblait que toute la maison + se fut mis de la partie pour favoriser l'amitié de Line et de Claude. + Ils passaient maintenant des après-midi entières seuls dans le + petit salon, où tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus + la permission d'y pénétrer. Il en avait bien envie pourtant; comme + une force intérieure le poussait à venir troubler cet agaçant + tête-à-tête. Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la + porte et avait constaté -- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait + Tante Line comme s'il ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-là, + Boum avait refusé son ordinaire baiser à sa tante. Il s'était + violemment retourné la face contre son oreiller, et comme il pleurait + abondamment, il entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume + de lui répéter depuis quelque temps;</p> +<p>- Il est jaloux.</p> +<p>Il avait de la peine, tout simplement.</p> +<p>Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir là:</p> +<p>- Demain je te dirai un gros secret.</p> +<p>Mais Boum était trop fait à l'infortune pour se faire la moindre + illusion sur la part de bonheur que lui réservait cette révélation; + comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, c'est-à-dire + sans confiance dans le bonheur du lendemain.</p> +<p>En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire à personne", + était que Tante Line était fiancée à Monsieur Claude.</p> +<p>- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line Vauquer de + Conflans.</p> +<p>- Pourquoi? avait répondu Boum.</p> +<p>- Mais parce que Claude s'appelle comme ça, fit Line.</p> +<p>- Non, pourquoi tu te maries? précisa Boum. On était bien, tous + les deux.</p> +<p>Cette évocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus + que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses étaient trop + avancées maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle + continuait à s'isoler des journées entières avec Claude, + à le rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si + le monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les parents + félicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver leur satisfaction + lui faisaient toutes sortes de présents. Ah, Boum la regardait la petite + exposition dans la chambre de Line: les écrins ouverts, les pendules, + les coupe-papiers, les éventails, les porte-cartes, les services à + liqueur, les manches d'ombrelles et tant d'autres objets utiles et inutiles, + sans rapport aucun l'un avec l'autre, comme un <i>décrochez-moi-ça</i> + d'objets neufs. Tous ces cadeaux évoquaient pour Boum, ses cadeaux à + lui que Line rangeait jadis dans la boîte. A voir toute la différence + qu'il y avait entre les uns et les autres, il sentait mieux ce qui distinguait + l'affection de Line pour lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. + En recevant ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec + lui, elle faisait semblant d'être contente; elle l'aimait pour rire; ente + son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui était toute la distance + qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai cheval. En somme, + -- c'était sa conclusion -- il y a deux mondes sur la terre: l'un est + celui des grandes personnes qu'on prend au sérieux et qui vont librement; + à elles est réservé le droit d'être heureux, d'aimer + et d'être aimé; pour elles et à leurs tailles, toutes choses + sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux voitures, + aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde des petits, ils ne + servent qu'à amuser les grands qui ne tiennent pas compte d'eux; prétextes + à châtiments ou à récompenses, objets à savonner, + à promener, faire manger, travailler, dormir et surtout à dresser + à toutes ses manies; éternels étrangers dont personne, + ne comprenant exactement la langue, n'a jamais songé à écouter + le coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-père ait voulu + fuir ce monde-là. A sentir que des temps infinis le séparaient + de cette seconde vie et que de plus le jour où elle viendrait, il aurait + tout de même perdu Line, Boum eut une tristesse immense et désespéra.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>III.</p> +<p><br> + ... Des fleurs, des lumières, un prêtre tout d'or vêtu, au + pied de l'autel Line en robe blanche à côté de <i>Lui</i> + Claude, le voleur de sa joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans + l'encens. C'était comme l'apothéose de sa douleur. Parce qu'il + était trop impressionnable et souffrant déjà, ses parents + l'avaient dispensé de figurer dans la scène cruelle. Miss Anny + l'avait mené avant l'heure, derrière un pilier de l'église. + Quelques personnes le reconnaissaient et lui faisaient dévotement un + petit signe dans un sourire en remuant la tête et en disant:</p> +<p>- B'jour Boum.</p> +<p>Il répondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. + Dans ses grands yeux noirs dilatés, aucune larme ne venait. Il était + très calme et pourtant la fièvre brûlait son petit corps; + ses tempes battaient vite.</p> +<p>Un violon sanglotait la <i>Méditation de Thaïs</i>. De jeunes + couples passaient entre les chaises pour la quête. Boum attendait qu'on + vint à lui en chauffant au creux de sa main une petite pièce d'or + remise par sa maman à cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait + de petites toux discrètes et pieusement étouffées.</p> +<p>Pour l'amoureux de Line, la cérémonie n'était ni longue, + ni courte; comme lorsqu'est atteinte la plénitude de l'émotion, + il n'y avait plus pour lui ni de temps, ni espace... le mariage était.</p> +<p>Dans l'après-midi, vers trois heures, après un mauvais sommeil, + pendant qu'il était encore couché, il vit Line entrer dans sa + chambre. Elle avait quitté sa robe blanche et portait une robe de voyage + brune, neuve assurément, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans + relever de l'oreiller sa tête lasse, comme il sentait que l'heure n'était + plus où l'on pouvait modifier les choses, il reçut sa tante aimée + avec un pauvre sourire indulgent et résigné. Line, sans doute, + allait lui faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases + pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes les paroles + durent lui paraître inutiles; elle tomba simplement à genoux; très + certainement, c'était uniquement pour rapprocher sa tête de la + sienne; mais, comme si elle eût compris un instant, le visage tourné + vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.</p> +<p>Des yeux de Boum, deux larmes tombèrent, sans que son sourire cessât. + Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, de poser + sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensée, c'était + un geste d'amour, en réalité presque un geste de pardon.</p> +<p>... Et pourtant peu après, Line s'en alla, avec Claude, pour un long + voyage.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>IV.</p> +<p><br> + Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum était malade, + très sérieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure + allongée avait perdu cette rondeur de pomme fraîche qui poussait + autrefois les moins intimes à l'embrasser. Ses cheveux qui s'échappaient + alors du béret en boucles épaisses et folles, se collaient ternes + à son front et à ses tempes creuses, comme des mèches de + coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient dans sa + figure pâle aux lèvres exsangues. Ses mains amaigries s'amusaient + très peu avec les jouets compliqués qui gisaient sans vie sur + la soie bleue de l'édredon.</p> +<p>Boum avait d'abord eu des faiblesses étranges, puis des syncopes fréquentes + au moindre mouvement, l'un de ces évanouissements s'était terminé + en un délire qui avait duré cinq jours. Tout le monde avait cru + qu'il devenait fou. Sa crise avait coïncidé avec une poussée + de croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le temps + de faire son lit, -- quand il était assis, il était si grand dans + sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un frère + aîné malade, tant il avait peu l'air d'être ce beau petit + que tous avaient connu.</p> +<p>Cette fois-ci, du moins, son mal avait été compris. Trois médecins + venus en consultation avaient diagnostiqué son cas, très rare + d'ailleurs, d'"hyper-neurasthénie précoce à forme + d'idée fixe et survenue pendant l'époque critique de la formation + compliquée d'accidents méningés." Pour tous les siens, + il n'y avait plus de doute maintenant: c'était de Line que Boum souffrait.</p> +<p>Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entières + auprès de son lit, cherchant à le distraire. Son père avait + perdu la moindre trace de sévérité; dès que ses + affaires étaient terminées, il venait s'asseoir dans la chambre. + Presque tous les jours, il apportait des jouets nouveaux et des livres d'images; + il lisait même des histoires amusantes en épiant le moindre rire + sur le visage de son fils. Quant à Miss Anny, elle errait dans l'appartement, + complètement hébétée, son profil de chèvre + plus chèvre que jamais, parlant en termes émus du petit "invalid", + terme qui avait le don d'exaspérer la famille.</p> +<p>Quand Boum était assoupi, ses parents s'éloignaient de son lit + et restaient à causer près de la cheminée. Boum entendait + des bribes de leurs conversations:</p> +<p>- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages l'intéressent + davantage.</p> +<p>- Il a mangé plus volontiers sa purée de lentilles...</p> +<p>- Madame Unetelle est venue... C'est agaçant, à la fin, ces gens + qui vous félicitent tout le temps de sa taille...</p> +<p>- J'ai reçu une lettre des Claude...</p> +<p>Boum écoutait alors: les Claude, c'était Line. Ce nom seul irritait + le père, qui ne manquait pas de faire une réflexion désagréable; + la mère défendait noblement les absents.</p> +<p>- Claude, disait le père, a bien cet air crétin et suffisant + qui caractérise les diplomates...</p> +<p>Line n'était pas épargnée.</p> +<p>- Avoir réalisé d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix + ans, c'est un comble. Ah! je retiens votre mère comme éducatrice...</p> +<p>- Line n'était pas coquette, répliquait la mère, elle + ne s'est pas rendue compte... évidemment, elle aurait pu faire attention...</p> +<p>Et Boum voyait quelquefois, à travers les barreaux de son lit, dans + le rayon de la faible lumière qui venait du petit abat-jour rouge, les + larmes perler aux yeux de sa mère, ces grands yeux qui ressemblaient + tant à ceux de Line, à peine d'un bleu un peu plus sombre.</p> +<p>Line... Line, comme il pensait à elle, aux conversations, aux promenades + avec elle, à ses rires, à ses robes, à sa chambre, à + sa petite voiture, à tout elle: il ne pensait à rien autre. Qu'est-ce + qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? Sûrement + elle devait penser à lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublié. + Il en était sûr. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle + était bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les récriminations + paternelles, il avait envie de la défendre, d'expliquer. Mais il se ravisait: + est-ce que les petits garçons expliquent? Saurait-il même? Il se + sentait si faible, si déprimé et le seul résultat de ses + efforts pour parler, il en était sûr, ne serait que ce casque, + ce mauvais casque de douleur, qui lui broyait la tête, à l'intérieur + et à l'extérieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses + de glace et l'amère potion qu'on lui donnait en pareil cas.</p> +<p>Non, à l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum + n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'éprouvait à + se la rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idée de l'absence seule + était douleur. Il savait que Line n'était pas responsable, que + son papa et sa maman étaient injustes et ne reprochaient rien autre à + l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis donné. + Sa peine était due, il en avait conscience, à d'autres causes, + à une masse de circonstances, d'événements insignifiants + en eux-mêmes, dont l'un enchaînait l'autre, qui pas plus les uns + que les autres n'étaient seuls capables d'amener le résultat dont + il souffrait. Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du + grand-père aux yeux bleus, lui disaient qu'il était dans la vie + sans cesse nécessaire de lutter.</p> +<p>C'était Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne + qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus commode + pour se plaindre et pour s'excuser. En réalité elle est quelque + chose de bien différent. Sans le comprendre, l'enfant s'en rendait compte. + La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, elle est indifférente + simplement; dans elle, les actes et les sentiments se succèdent sans + ordre et sans autre raison que l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition + et de leur somme découlent, pour ceux qui en sont touchés, la + souffrance ou la joie, personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, + tout le monde fait de son mieux.</p> +<p>C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des enfants, + Boum n'en voulut pas non plus à Claude. Le mari de Line ne pouvait pas + avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se connaissaient même + pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude avait trouvé Line à + son goût -- beaucoup auraient été de son avis, la seule + particularité surprenante était qu'il n'y eut personne avant lui, + -- il l'avait prise, tout simplement.</p> +<p>Seulement Boum, qui méditait sans cesse sur ce sujet, constatait qu'entre + Line, c'est-à-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant ce Claude + et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi dans un esprit méchant, + il n'en restait pas moins la cause, cause inconsciente mais cause réelle + tout de même, de tout le mal. S'il n'était pas venu chez eux s'occuper + de Line, lui parler, la flatter, lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever + enfin: Line serait encore là tendre, intéressée, heureuse + et rayonnante, à Boum, toute à Boum comme autrefois. Sans compter + qu'aucune raison ne militait pour faire changer les choses: Claude n'avait aucun + motif pour cesser d'être heureux avec et par Line: la souffrance de Boum + devrait donc durer toujours.</p> +<p>Toujours! On n'a pas idée comme c'est long pour les petits garçons, + cette idée là. Alors, une seule pensée envahit son pauvre + coeur, pensée très simple, très pure, à laquelle + ne se mêlait aucune appréhension, aucune haine, rien qu'une conscience + parfaite des réalités dont découlait une résolution + qui s'imposait, avec l'inexorable nécessité d'une loi physique: + il fallait séparer Claude de Line, voilà tout.</p> +<p>Comment opérer cette séparation, voilà où le problème + devenait singulièrement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea + d'abord l'idée de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait + bientôt parce que avec la possibilité catastrophale de voir Claude + emmener sa femme, le retour de l'indésiré restait toujours comme + un danger menaçant. Alors l'autre solution se présenta radicale + et définitive: celle de l'autre départ, du grand voyage dont on + ne revient jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait + plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui avait envisagé + tous les raisonnements et vidé toutes les hypothèses, le savait: + c'était ainsi.</p> +<p>... Les crises revinrent plus fréquentes. Le terrible mal de tête + ne lâchait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:</p> +<p>- Maman, j'ai bien mal...</p> +<p>La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait dû allonger + l'arrière du bonnet à glace.</p> +<p>- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une crinière... + lui disait-on.</p> +<p>Avec de grosses larmes, le petit disait:</p> +<p>- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui finissait à + la tête...</p> +<p>Le spécialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs moments + cherchant, sans rien comprendre à cette recrudescence du mal étrange, + ému malgré l'aridité du problème, de cette douleur + qu'il ne pouvait dominer.</p> +<p>- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.</p> +<p>- Si Monsieur, je vous aime bien répondait Boum, mais ça me fait + mal, très mal, toujours mal.</p> +<p>Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", + -- comme celle de ses confrères -- n'allant pas au delà; il avait + relu tout ce qu'il savait déjà, avait essayé toute une + gamme d'agents physiques, d'injections, d'hydrothérapie. Il avait pensé + un instant au retour de Line, puis rejeté cette proposition d'ailleurs + difficilement réalisable, craignant d'aggraver encore l'état de + l'enfant. Cet homme bon revenait toujours à la conclusion qu'il fallait + une diversion à l'idée fixe, mais comment la trouver? On avait + beau chercher; le résultat de tous les essais était que Boum semblait + reconnaissant de tant de peines.</p> +<p>- Merci Monsieur, j'ai encore mal...</p> +<p>Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre grise maintenant. + Sous l'influence de la glace, Boum sentait la douleur s'en aller. Assise près + de la fenêtre, d'une voix très douce, l'infirmière, ainsi + que l'avait prescrit le docteur après les crises, lisait. C'était + une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le petit malade écoutait + et demandait des explications:</p> +<p>-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...</p> +<p>La jeune fille se répandait en explications. Elle reprenait le récit: + l'un des deux héros fidèle au roi ne pouvait pardonner à + l'autre son abandon politique.</p> +<p>- C'était un méchant, disait-elle, un traître; alors Murthos, + le fidèle, voulut se battre avec lui...</p> +<p>-Se battre à coup de poing, interrogeait Boum.</p> +<p>- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des épées et + des pistolets.</p> +<p>- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. Le méchant + pouvait partir... loin, loin.</p> +<p>- Parce qu'il était loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. + Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche à toucher + l'autre et à se défendre avec son arme.</p> +<p>- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.</p> +<p>- Oui, Boum, c'est pourquoi il est très mal de se battre en duel...</p> +<p>- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.</p> +<p>De la même voix, un peu monotone, l'infirmière poursuivit la lecture, + en jetant de temps à autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui n'écoutait + déjà plus. Le récit continuait, les péripéties + les plus dramatiques se succédaient, la mère du bon héros + venait sur le pré, pour essayer d'arrêter les bretteurs, et se + mettait à genoux tout en essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir + de soie orné de dentelle"...</p> +<p>Boum interrompit:</p> +<p>- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que d'assassiner + quand même, puisqu'il était loyal, le monsieur...</p> +<p>L'idée avait décidément frappé le malade, la jeune + femme s'en aperçut. Peut-être parce qu'elle était lasse + de lire ou bien parce qu'elle ne voulait pas distraire Boum de sa distraction, + elle répondit:</p> +<p>- Oui, c'est moins mal.</p> +<p>Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouvé quelque + détente dans quelque imaginaire vision.</p> +<p>Le soir, après le dîner familial, le père et la mère + étaient, comme à l'habitude, assis chacun d'un côté + du lit. Boum posa quelques questions, toujours à propos de la lecture + de l'après-midi. Il avait oublié l'histoire, mais il voulait savoir: + le duel, s'il y en a encore maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, + si c'est mal, ou seulement un peu mal...</p> +<p>Pour la première fois, depuis longtemps, le père riait un peu + dans sa moustache très brune; il donnait tous les développements + désirés et déclarait en principe:</p> +<p>-... Que le duel c'était très bien, à condition de se + battre pour des motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour + la galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, loyalement...</p> +<p>Boum n'y était pas encore; pauvre petit, il tenait encore à la + vie.</p> +<p>- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?</p> +<p>- Oh oui, disait le père, après une petite hésitation, + si l'on est d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ça n'est + pas l'usage...</p> +<p>- Ah! faisait Boum, intéressé.</p> +<p>Cette nuit là, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de + là, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents + et pour les domestiques une bien grande joie.</p> +<p></p> +<p><br> + V.</p> +<p>Les jours, dès lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout + doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu à peu, avec l'espoir, + le bonheur semblait revenir dans la maison. Le médecin lui-même + était heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remède; malheureusement + le remède n'était pas de ceux qu'on achète dans les pharmacie</p> +- Il fallait "décrocher" l'idée fixe, disait-il; et pour +cela intéresser le malade à une autre idée... +<p>En vérité, Boum ne pensait plus seulement à son malheur, + ou plutôt il croyait avoir trouvé le moyen de pouvoir agir sur + son malheur même: la désespérance avait quitté son + petit coeur. Il croyait maintenant pouvoir supprimer Claude et le supprimer + non pas vilainement par un crime, mais selon la formule paternelle "simplement, + courageusement, loyalement".</p> +<p>Sans doute, le malade n'avait confié à personne son secret, seulement + comme il ne parlait plus que de provocation, de pré, d'épée, + d'honneur et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le père, + prompt comme tous les hommes à trouver dans les événements + la satisfaction de ses désirs, trouvait cette idée follement amusante. + Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, même + son âme de cavalier et de militaire n'était pas fâchée + de cette tournure d'esprit que cette idée dénotait chez son fils. + Peut-être même, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret + contentement. La mère, plus prudente, après le premier moment + de bonheur, s'était un peu alarmée. Qui sait, pensait-elle, si + Boum, après avoir constaté l'impossibilité de sa combinaison, + n'allait pas retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait + sa raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les assurances.</p> +<p>- L'attention n'est plus fixée sur un seul point, disait-il, maintenant + l'imagination va d'une idée à l'autre; la dernière comporte + une part d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout + ce travail là; et pendant ce temps l'état général + profite, l'assimilation se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de + réaction propre. Nous passons la crise de croissance.</p> +<p>Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'à demi le jeune femme parce + qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'à rebours + de son mari, elle n'avait aucun goût pour la solution de Boum si fantastique + qu'elle lui parut. Le duel restait lié dans sa pensée à + des surprises douloureuses. Le jugement sain et sérieux qu'elle tenait + de son père ne trouvait aucun goût à la conception cabotine + des choses saintes dont les modernes rencontres se réclament. Elle la + trouvait un peu dégradante; son coeur de femme et de maman aurait préféré + toute autre diversion au mal de son fils que celle-là.</p> +<p>Cependant Boum allait toujours mieux. Ses névralgies avaient presque + disparu. Il mangeait de bon appétit et dans son corps amaigri, les forces + revenaient.</p> +<p>Un jour pour la première fois depuis sa maladie, l'automobile paternelle + l'avait mené prendre l'air en compagnie de sa mère. Un grand soleil + d'été envahissait l'avenue du Bois, presque déserte.</p> +<p>Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum évoqua d'autres + joies passées qui étaient, jadis, sur cette même allée + dans l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", + il passait alors au milieu d'eux, triomphant aux côtés de Line, + maintenant il sentait l'isolement de son coeur désolé. Ces constatations + pourtant ne déprimaient pas son énergie et ne ralentissaient en + rien sa résolution arrêtée; à l'encontre, il semblait + trouver, en elles, des forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin + d'action que sa race réclamait et par là rejoindre ce qu'il croyait + être la raison de sa vie. Son père l'avait averti; il devait reprendre + des forces d'abord, après seulement il pourrait se mettre à étudier + l'art de tuer selon les règles des principes admis. A présent, + il en était encore à la première partie du programme; il + laissait, comme on lui avait expliqué, l'air et le soleil l'aider à + le remettre. Sans parler, il s'abandonnait à l'âpre bonheur de + se ressouvenir.</p> +<p>A l'extrême bout du lac, il demanda l'autorisation à sa mère + de cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait méthodiquement, + avec une maladresse appliquée. C'étaient toujours des humbles + fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, à cause peut-être de + sa résolution et de toute l'évolution qui s'était faite + en lui, il estima pouvoir les faire parvenir à celle qu'il chérissait.</p> +<p>- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?</p> +<p>Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, très très + fort.</p> +<p>Pourquoi cette jeune mère qui avait eu à cause de ce fils de + si grandes angoisses et qui n'avait jamais versé que des larmes isolées, + était-elle émue aujourd'hui, tellement?</p> +<p>Boum, très gentiment, devenant un homme parce qu'il était devant + une femme éplorée, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec + un mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il répétait + les mots qu'on lui disait autrefois à lui-même:</p> +<p>- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...</p> +<p>Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. Peut-être, + en voyant le geste naïf, la petite mère avait-elle pensé + que ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance muette + dont son coeur brisé avait tant besoin...</p> +<p>- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?</p> +<p>De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'était vrai, il répondit:</p> +<p>- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la même chose...</p> +<p></p> +<p></p> +<p>VI.</p> +<p><br> + Boum était presque guéri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait + avec tout le monde, recommençait ses leçons et ses promenades + comme par le passé. Si ce n'eût été quelques drogues + qu'il prenait avant les repas et dont les flacons bizarres ornaient sa place + à table, personne n'aurait pu dire qu'il ait été malade, + si gravement malade. Comme le souvenir des choses tristes passe rapidement, + l'entourage ne pensait plus ni à Line, ni à l'idée fixe + dont Boum avait été si près de mourir, ni même à + l'autre idée saugrenue qui avait remplacé la première et + dans l'espérance de laquelle l'enfant avait retrouvé les forces + de vie. L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.</p> +<p>Il était devenu un grand garçon, grand par la taille -- tout + le monde lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas même onze. + Son corps très fluet et qui faisait penser aux plantes poussées + trop vite, gardait encore un peu de sa grâce passée. On ne retrouvait + dans sa figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils mordorés + dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une certaine gravité + surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa vivacité, de son + charme particulier, ne restait qu'une affabilité très douce, une + politesse marquée et très prévenante qui partant, le distinguait + encore des autres enfants. A le voir, attentif, complaisant, souvent rieur même, + on eut pu croire qu'il avait oublié: en réalité, comme + au premier jour, il pensait à Line, comme au jour de la révélation, + il était décidé à se battre avec Claude. Tout au + plus avait-il ajouté, à mesure que l'initiation de la méthode + précisait les premières données, l'idée d'un sacrifice + de sa vie propre. Il faisait cette offrande généreusement parce + que sa nature était aventureuse, parce que les enfants et les jeunes + ne savent pas ce qu'est la mort et aussi parce que la vie sans Line avait perdu + tout sens pour lui.</p> +<p>- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.</p> +<p>Un jour, très timidement, mais résolument comme quelqu'un qui + réclame le paiement d'une dette, il vint trouver son père seul + et lui posa la question:</p> +<p>- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...</p> +<p>- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ça te fera le plus grand + bien...</p> +<p>Quelques jours après, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble + du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussée, à droite sous le + porche, Boum et son père firent leur entrée dans une quelconque + salle d'armes de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients + ne venaient pas encore. Un homme de blanc vêtu avec un coeur de flanelle + rouge à la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait + à l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des <i>8</i> + entrelacés. Dans la salle, à laquelle les épées + faisaient des murs d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", + les "Patrie", le maître, du bout de sa barbiche et derrière + un lorgnon, lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait + son café au lait. Boum lui trouva en même temps l'air terrible + et l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir ses + phrases, toujours sur un ton de commandement:</p> +<p>- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la planche... + avenir... on ne sait pas... honneur... hygiène... voici les prix et les + conditions, et il allait vers un bureau de chêne prendre d'une pile, un + prospectus dont le père en accepta les termes sans le lire.</p> +<p>Le Prévôt appelé prit les mesures du futur "membre" + -- c'était sa femme qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand + Boum reviendrait: le masque, les sandales, les petites épées, + tout serait là.</p> +<p>En les accompagnant, fidèle au rite, le maître éprouva + le besoin de dire:</p> +<p>- Nous allons le soumettre au ballottage.</p> +<p>C'était une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle + à son entreprise.</p> +<p>Dans la rue, Boum ayant demandé des explications sur ce dernier mot, + son père pensant autre chose répondit:</p> +<p>- Ce sont des bêtises.</p> +<p>Boum fut admis sans opposition.</p> +<p>Au jour fixé, il venait costumé en petit bretteur, le visage + dans sa cage à mouche, debout mal à l'aise sur cette planche qui + lui paraissait haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maître + prodiguait son enseignement, donnant des exemples, répétant ses + phrases comme s'il récitait une leçon. Boum, un peu ahuri, suivait + de son mieux, s'appliquant de toute son âme à bien faire, mais + bientôt rompu dans tous ses membres se demandant comment dans cette instable + position, on pouvait jamais arriver dans la réalité à se + battre, à se toucher, à se défendre et à faire quoique + ce soit. Effrayé, il pensait que, peut-être, il faisait exception + au reste des hommes, qu'il n'arriverait jamais, bien que le maître flatté + de son attention y allait de temps en temps d'un encouragement.</p> +<p>- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des dispositions, + vous arriverez...</p> +<p>Le soir, moulu par la courbature, il eut une défaillance en pensant + que cette solution aussi serait très longue. Pour arriver à savoir + faire, en somme, il faudrait être grand et c'était justement de + ne l'être pas qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant + à la leçon, parce qu'il n'était pas d'une nature qui renonce + et tous les jours, il recommençait les "quarte", les "quinte", + les "doublez", les "parez et tirez", etc.</p> +<p>Très lentement, il sentit lui-même ses progrès. Il se fatiguait + moins maintenant sur cette planche où il se tenait mieux, assis sur les + jarrets, sans perdre ce que le prévôt facétieux ne se laissait + pas d'appeler: "les petits équilibres".</p> +<p>Mettant à part l'escrime, la salle ne l'intéressait pas. De rares + clients venaient à son heure et cependant, il y avait dans ces murs comme + un air de susceptibilités factices et de points d'honneur idiots se fondant + dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui l'écoeurait. + Boum avait son idée, il était venu dans un but très précis. + Sa bonté profonde s'alarmait à la pensée de querelles cherchées, + que sa mentalité sérieuse lui faisait trouver inutiles. Aussi + à part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. Pendant + les poses, il s'asseyait à l'écart sur la banquette de velours + rouge, et continuait à s'instruire en regardant.</p> +<p>Cependant, il s'était fait un ami. C'était un monsieur grisonnant, + légèrement bedonnant, avec des yeux rieurs et un très bon + sourire. En le montrant, le prévôt avait dit à Boum:</p> +<p>- C'est Laferrière, vous savez celui qui fait des pièces, un + rigolo.</p> +<p>Avec plus de cérémonie, le maître avait, selon l'usage, + présenté son jeune élève:</p> +<p>-... A Monsieur le Comte de Laferrière, de l'Académie Française.</p> +<p>Boum avait tendu sa petite main.</p> +<p>Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demandé:</p> +<p>- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?</p> +<p>Boum avait répondu:</p> +<p>- C'est difficile.</p> +<p>- Comme tous les arts, répliqua le Monsieur; il n'y a que la critique + qui soit aisée. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espère, + comme M. Doumic?</p> +<p>- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien saisi.</p> +<p>- Officier ou maître d'armes, interrogea encore le Monsieur.</p> +<p>- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve ces + deux perspectives folles et extravagantes.</p> +<p>- Que voulez-vous être alors?</p> +<p>- Je veux être comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux + savoir faire des armes.</p> +<p>Peut-être cette réponse aurait-elle laissé indifférent + plus d'un habitué de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, été + frappé par l'apparente incohérence de ces deux volontés. + Chez Laferrière, l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arrêter.</p> +<p>- C'est étrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention + du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un aussi + grave sujet, et il ajouta: Nos goûts ne sont pas tout à fait pareils. + Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout envie de me marier... + parce que je suis marié, comprenez-vous.</p> +<p>Boum sourit. De cette conversation commença leur sympathie. Par la suite, + Laferrière, rassasié, relativement jeune, de toutes les joies + et de tous les honneurs, trouvait une douceur particulière à retrouver, + chaque matin, le petit coeur honnête et frais dans lequel il sentait le + mystère. Boum avait retrouvé en lui une camaraderie qu'il n'avait + jamais connue chez Line: son nouvel ami l'écoutait sérieusement. + Cela ne les empêchait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; + l'académicien savait des histoires impayables que le prévôt, + en s'appuyant sur la courbe de son épée, écoutait la bouche + ouverte.</p> +<p>Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils étaient tous + deux curieux et adaptables, naïfs sans être bêtes et d'une + générosité spéciale qui voulait le bien de tous + les êtres y compris pour chacun d'eux celui de sa petite personne. Aussi + se comprenaient-ils à merveille. Boum sentait les jours où son + ami n'était pas en train et les jours où il était en veine + d'expansion. Laferrière avait saisi une fois pour toutes que l'enfant + n'aimait pas être traité en bébé; son degré + de développement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne se développeraient + plus.</p> +<p>Et puis, pour les raisons différentes, les gens de la salle les ennuyaient + tous deux. Boum, parce qu'il était le seul enfant, se sentait un peu + perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de mentalités toujours + pareilles à cette collection d'oisifs croyant être le monde et + dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu la moindre répercussion. + Ils se lièrent rapidement. Quelquefois, ils sortaient ensemble. Par les + belles journées, Laferrière allait volontiers jusqu'au Bois accompagner + Boum; ils causaient tout le long du chemin, des sujets les plus divers.</p> +<p>Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son petit + ami.</p> +<p>- Mais c'est un fils donné par la nature, avait dit un Monsieur qui + marchait au côté d'une jolie blonde.</p> +<p>- C'est idiot, avait répliqué Laferrière, puisque c'est + un frère aîné.</p> +<p>Cette façon de présenter Boum comme un petit sage auquel on demande + des avis n'était pas qu'une simple plaisanterie. En réalité + l'auteur parisien était un grand enfant. Les bonheurs de l'existence + l'avaient conservé jeune; il était réservé.</p> +<p>Laferrière s'était tellement mis à sa portée, qu'il + finissait par le prendre au sérieux, solliciter ses conseils, et lui + faire même des confidences que beaucoup auraient trouvé anachroniques + et prématurées.</p> +<p>Boum gardait à la maison un complet silence sur ces affaires de son + ami qu'il estimait être d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'être + saisis par ses parents. En particulier, il était souvent question dans + ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame qui + jouait ses pièces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. Il + l'appelait: Dora.</p> +<p>Un jour, -- ils étaient déjà de vieux amis -- au sortir + de la salle, comme il pleuvait, Laferrière proposa d'emmener Boum dans + son automobile. En chemin, il lui dit:</p> +<p>- Si nous allions chez Dora?</p> +<p>Boum, sans savoir pourquoi, hésita le quart d'une seconde, puis accepta.</p> +<p>L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arrêta familièrement devant + un grand immeuble de la rive gauche, près du pont de l'Alma.</p> +<p>Au sortir de l'ascenseur, au troisième, Laferrière ouvrit la + porte d'entrée avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.</p> +<p>- Comment, c'est toi chéri, fit une voix très douce.</p> +<p>- C'est nous, répondit l'ami de Boum.</p> +<p>Cette réponse excita sans doute la curiosité de la maîtresse + de céans, elle sortit à leur rencontre précipitamment. + Elle avait dû entendre parler de Boum, parce que tout de suite, sans présentation, + elle l'accueillit gentiment dans un bon rire:</p> +<p>- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.</p> +<p>Boum, en petit garçon bien élevé, s'inclina et baisa la + main qu'elle lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.</p> +<p>Quand ils se furent installés dans le petit salon où elle les + avait introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit + à moitié étendue sur un sofa assez bas, que recouvrait + en partie, sur un tapis sombre, une fourrure blanche très souple et deux + gros coussins vert-bleu. En vérité, elle était jolie, ses + cheveux lui faisaient comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents + éblouissantes riaient d'un rire perlé spécial qui paraissait + toujours partir d'une scène. Elle faisait une masse de frais à + Boum, à la fois amusée, flattée et un peu gênée + par la présence insolite d'un enfant.</p> +<p>Boum répondait poliment à toutes les questions. Toujours très + sobre de détails sur ses propres affaires, il écoutait tranquillement + tant qu'il était question de lui, en posant simplement sur celui des + deux qui parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement + étonnés.</p> +<p>Cette visite lui semblait toute naturelle, étant donné le sérieux + de son amitié avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait + été celui de toutes réunions de trois grandes personnes + si ce n'eut été quelques remarques décousues d'enfant, + sur "le nombre de bateaux qui passaient sur le fleuve" ou sur "la + difficulté qu'on devait trouver à apprendre par coeur tout un + livre".</p> +<p>Laferrière jouissait, amusé par l'étrange de la situation. + Evidemment, pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant + chez sa maîtresse aurait paru énorme, monstrueux; en réalité, + sa conscience honnête et dégagée des conventions se refusait + à voir le moindre tort dans ce rapprochement qui ne faisait de peine + à personne. Ces deux amis éprouvaient, au contraire, pour des + raisons diverses, un certain plaisir à se trouver ensemble; aucun mot, + aucun geste ne pouvait altérer la sérénité de Boum + et être pour lui un changement de ce qu'il entendait et voyait familièrement + tous les jours... alors pourquoi pas, surtout que lui-même l'auteur qui + avait vécu tant de rêves trouvait dans la présence de ces + deux êtres je ne sais quelle impression de consolider un bonheur instable + et que son coeur aimant aurait tant voulu voir persister longtemps.</p> +<p>Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interrogé.</p> +<p>- Comment la trouves-tu? demanda Laferrière.</p> +<p>Très gentille et très jolie, apprécia Boum, vous devez + bien vous amuser avec elle.</p> +<p>Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line négligea + de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler quoique + ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de convaincre, il savait + ne devoir pas être pris au sérieux; alors il écouta sans + interrompre comme le lui avait enseigné Miss Anny. Cette visite, pourtant, + avait fait sur lui une certaine impression; elle lui avait été + comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il lui disait la vérité, + qu'il avait en lui une confiance sympathique. Boum n'en doutait pas avant ce + jour, mais parce qu'il tenait de son grand-père peut-être ou bien + parce que simplement il avait souffert des hommes, il gardait toujours, vis-à-vis + d'eux, une prudence et une réserve discrète. En telle manière + qu'à ce moment, quand son ami l'avait mis au courant de sa principale + préoccupation sentimentale, lui n'avait pas encore articulé un + seul mot de la grande affaire qui était l'unique souci de sa petite vie, + et n'avait jamais prononcé le nom de Line à Laferrière. + Après la visite chez Dora, il prit la résolution de tout lui raconter. + L'occasion vint.</p> +<p>Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure dans l'auto + découverte vers Saint-Germain. Laferrière ayant fait peu de temps + auparavant la connaissance du père de Boum, lui avait demandé + pour ce jour-là l'enfant à déjeuner. Maintenant ils allaient + au rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son côté. A la sortie + du Bois, après l'indispensable arrêt à la barrière, + Boum retrouvait l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent + regardé autrefois avec Line. Dans le fond de son âme, il s'attendrissait. + Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur conversation, dès + que la voiture repartit, Boum demanda:</p> +<p>- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?</p> +<p>Laferrière répondit une phrase évasive, une de ces explications + dont il avait le secret et qui n'arrêtait rien: "on ne bouge pas + assez... c'est nécessaire... je ne veux pas grossir...".</p> +<p>- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ça. Vous ne voulez pas vous battre.</p> +<p>- Oh, fit Laferrière, quand je peux éviter, j'aime autant.</p> +<p>- Moi, répliqua gravement Boum, je veux me battre, mais sérieusement, + <i>à mort</i>, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en + ce moment.</p> +<p>L'auteur, se retourna brusquement, visiblement intéressé:</p> +<p>- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?</p> +<p>Très posément, regardant par terre, Boum répondit:</p> +<p>- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-être le connaissez-vous, c'est + Monsieur Claude Vauquer de Conflans.</p> +<p>- Conflans, le diplomate? fit Laferrière, c'est un imbécile!</p> +<p>- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait à cette + appréciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.</p> +<p>- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.</p> +<p>- Voilà, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite + tante, la soeur de ma maman. Nous étions très, très bien + ensemble, tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.</p> +<p>Boum disait ce mot tout bas, très ému, baissant encore davantage + sa tête brune. Laferrière sentit le petit drame et n'interrompit + pas.</p> +<p>- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus encore + parce que vous, vous êtes grand, et moi je ne suis qu'un petit garçon + et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'était Tante + Line...</p> +<p>Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:</p> +<p>- Il me l'a prise...</p> +<p>Ému aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, + puis demanda:</p> +<p>- Comment te l'a-t-il prise?</p> +<p>- Il l'a épousée, puis ils sont partis.</p> +<p>- C'est sa femme, remarqua Laferrière, elle est bien jolie en effet, + je l'ai aperçue le jour de son mariage.</p> +<p>- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est qu'avant + de partir, il l'avait changée, tellement. Vous ne l'auriez pas reconnue. + Avant elle était douce, elle écoutait comme vous, nous sortions + tous les deux, elle me racontait les histoires de mon grand-père qui + était parti tout petit en Amérique, elle avait une petite auto + qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; après, quand Monsieur Claude + est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermés dans le petit + salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- et l'enfant précisait + en remuant son index en l'air -- il faisait exprès, il lui donnait des + cadeaux et des fleurs, il la flattait et se moquait de moi.</p> +<p>Profondément touché, mais voulant savoir, Laferrière interrogea:</p> +<p>- Mais tu n'as pas parlé à ta tante? Tu ne lui as pas demandé + pourquoi elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.</p> +<p>- Souvent, répliqua Boum, j'ai essayé; j'ai dit tout ce que j'ai + pu, mais quand on est petit, vous savez, on ne vous écoute pas, et puis, + on ne sait pas ce qu'il faut dire...</p> +<p>- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...</p> +<p>Et sur cette réflexion, quelques instants passèrent sans qu'ils + se dirent un seul mot. De chaque côté de la voiture, le paysage + défilait rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour + devenir la campagne véritable: la route n'avait plus de trottoir, les + maisons ne se touchaient plus et le fleuve, délivré de ses quais, + coulait plus librement dans la lumière crue entre ses berges de prairie.</p> +<p>Laferrière était bouleversé par le récit de cette + tragédie. Les faits, en eux-mêmes, étaient très simples, + en somme, si naturels: le petit aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer à + tous les âges, qui sait même si à l'âge de Boum on + n'aimait pas mieux, plus âprement, plus exclusivement et plus sérieusement + aussi? A travers le cortège fané de ses propres amours, il cherchait + à retrouver le souvenir de ses premiers élans, alors que rien + ne venait distraire de la grande chose, sa pensée et son coeur... Et + pourtant il demeurait désemparé devant cette détresse d'enfant, + lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses et qui gardait encore assez de + foi pour aimer éperdument une petite femme quelconque "qui jouait + ses pièces". Il était confondu parce que de cette histoire + très simple résultait cette situation anormale, parce que ce cas + particulier constituait un accident grave, une situation sans dénouement, + une maladie sans remède. Un seul instant, il fut sur le point de dire + à Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne te désole + pas, tu verras que la vie peut guérir aussi". Mais, ce même + homme qui n'avait pas hésité à mener l'enfant chez une + femme un peu à côté, se refusa à tenir la petite + âme, même pour la consoler. Il dit simplement:</p> +<p>- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?</p> +<p>- Je sais bien, dit le petit très simplement, mais puisqu'il n'y a pas + d'autre moyen...</p> +<p>C'était bien la logique que craignait Laferrière. Sans doute, + il savait que le projet de Boum ne se réaliserait pas, que quelque chose + viendrait sûrement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les + désillusions et toutes les déceptions que cette mise au point + comportait, firent mal à son égoïsme généreux; + comme un grand enfant qu'il était lui aussi, il laissa partir l'expression + de son dépit:</p> +<p>- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconté cette histoire?</p> +<p>Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore très bien la différence + de l'amour et de l'amitié, répondit très naturellement + aussi:</p> +<p>- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...</p> +<p>- Tu as raison, répliqua Laferrière, assez touché de cette + remarque, en prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.</p> +<p>Ils avaient fait un petit tour par la forêt silencieuse et sombre malgré + le soleil; ils retournèrent vers le restaurant où Dora les attendait + sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait dû se lasser + de regarder le décor magique de Paris engourdi à cette heure dans + une diaphane buée, elle jouait machinalement de sa longue main avec un + sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle avait noué + ses gants.</p> +<p>- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferrière s'excusa: + ils avaient causé, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la grande + habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:</p> +<p>- Nous voulions te donner le temps d'être idéalement jolie; nous + ne sommes pas venus une minute trop tôt...</p> +<p>Pas fâchée, elle le remercia des yeux.</p> +<p>Ils mangèrent. Laferrière, préoccupé, parlait peu. + Dora lui trouvait cet air particulier des jours où il mijotait une idée + de pièce. Bonne fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. + Elle faisait</p> +<p>des frais à Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute à + leurs pieds, elle l'aidait à retrouver la maison de ses parents, lui + indiquant les grands repères de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du Bois; + elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferrière. Le petit + distrait, tour à tour regardait la ville, regardait la femme et jouissait + de leur semblable beauté. Il pensait sans aucun sentiment de jalousie + au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires sentimentales, celles + de ses commensaux s'étaient arrangées. Dora et Laferrière + s'entendaient bien, ils étaient ensemble, constatait Boum, et -- comme + on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui gâte notre joie, + -- il restait convaincu qu'aucune personne et qu'aucune chose ne venait jamais + troubler la sérénité de leur bonheur. Evidemment, Laferrière + n'était plus un petit garçon, et c'est tellement plus facile d'être + heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra peut-être où + lui-même... en attendant, il était reconnaissant de tout son coeur + à ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimité + et de lui faire ainsi respirer l'air de leur félicité.</p> +<p>Quand ils eurent terminé, en quittant la table où ils étaient + restés assez avant dans l'après-midi, Dora, debout, interrogea + Laferrière, en le regardant de très près:</p> +<p>- Eh bien, ça se dessine ton idée? As-tu un rôle pour moi?</p> +<p>En secouant les miettes de son gilet, il répondit pour n'être + entendu que par elle:</p> +<p>- Je pense à mieux que le théâtre, petit, à la vie, + personne ne s'en doute, c'est bien plus émouvant...</p> +<p></p> +<p></p> +<p>VII</p> +<p><br> + A une petite fête intime de la salle, pour la première fois, Boum + se produisait en public. Les spectateurs étaient peu nombreux; il n'y + avait guère, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre + de représentants notoires de la presse sportive, gens faméliques + et prétentieux. Le jardin avait reçu une décoration de + petit <i>14 juillet</i>, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, + quelques fauteuils et les banquettes rouges étaient sorties. Au fond, + entre les arbres, devant un maître d'hôtel à favoris, une + table nappée supportait des sandwichs, des gâteaux, des fleurs + et une rangée de coupes à moitié pleines de très + mauvais Champagne.</p> +<p>Une dizaine de tireurs étaient inscrits et devaient faire assaut "à + la première touche".</p> +<p>Boum était considéré par la salle entière comme + "une fine lame"; il l'était vraiment. Le maître, qui + avait l'intelligence de son art, avait compris les premiers jours que l'enfant + <i>ferait</i> parce qu'il voulait faire; et alors, il l'avait poussé, + sa jeunesse et sa débilité étant un obstacle aux travaux + brutaux de l'épée, vers le jeu délicat du fleuret. Boum, + qui en était alors à sa deuxième année de salle, + se servait maintenant d'une épée triangulaire et à coquille, + comme celle des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait + peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqûre + vers les mains, les genoux ou la tête; à l'encontre, elle tournait + follement tout le long de la lame adverse, très rapide dans tous les + sens, avec des arrêts brusques qui étaient des menaces, toujours + en mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement française, + s'épanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touché.</p> +<p>Il fit, ce jour-là, d'assez jolis assauts, Laferrière qui n'aimait + pas d'ordinaire ce genre de réunions était venu pour voir son + petit camarade. Tout en applaudissant à ses jolis coups, il était + inquiet parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce résultat. + Le corps des chroniqueurs louaient sans réserve: découvrir un + talent inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum était + joli à voir. Son vêtement blanc moulait ses formes gracieuses et + proportionnées: l'exercice l'avait considérablement renforcé + et assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, à + l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se déployant dans une attaque + en un geste large, ou bien modeste après la victoire, son casque et son + épée dans la main gauche, la tête un peu basse venant remercier + l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chétif et mal poussé + qu'il avait été après sa maladie. Il était presque + alors un de ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec + un secret désir:</p> +<p>- Il est gentil.</p> +<p>Après qu'il eut fait sept assauts, le maître le proclama quatrième + avec trois touches, ce qui constituait, eu égard surtout à la + qualité des autres tireurs, un assez joli succès.</p> +<p>Laferrière et lui ne restèrent pas après la séance. + Ils remontèrent un instant à pied le boulevard.</p> +<p>Comme à l'habitude, ils causèrent. Laferrière avait raconté + à Boum, quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine pièce. + Maintenant il le mettait au courant des modifications projetées. Boum + était partisan des dénouements heureux. Il se passionnait en général + pour les péripéties de ces personnages de rêve qui lui étaient + devenus familiers; il les considérait comme des êtres vivants qu'il + aimait. Ce jour-là, il parlait peu. Laferrière, qui se rendait + parfaitement compte de l'état d'âme de l'enfant, se donnait l'air + de ne pas s'en apercevoir.</p> +<p>Quand ils furent arrivés devant l'hôtel de la rue Pergolèse, + Boum tendit sa main:</p> +<p>- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de vous. Nous + allons à la campagne pour trois semaines... C'est là que ma tante + et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... Après, j'aurai + besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.</p> +<p>Dans un demi-sourire, Laferrière répondit:</p> +<p>- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce pas?</p> +<p>- Je le sais, dit Boum en le regardant sérieusement. Au revoir.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>VIII</p> +<p><br> + Dans son cabinet de travail, grande pièce encombrée, assombrie + par les tentures et les cuirs de Cordoue malgré la grande baie vitrée + qui donnait sur le parc de la Muette, Laferrière, assis à sa table, + venait de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres était, + pour sa nature heureuse, une heure bénie. Un grand nombre d'inconnus + lui écrivaient. Il goûtait une volupté particulière... + à l'ouverture brusque de cette porte sur l'intimité du monde extérieur. + Des femmes lui faisaient des déclarations passionnées, des amis + sincères lui donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la manière + d'acheter du vin, d'écrire des pièces, de placer sa fortune, de + combattre l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Après avoir + mélangé les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper + par son domestique qui, habitué à cette fantaisie, s'en acquittait + maintenant avec un grand sérieux. L'homme de lettres lisait tout, dans + l'ordre, d'un bout à l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, + qu'on le dérangeât.</p> +<p>Ce matin, contrairement à l'usage, le domestique revint:</p> +<p>- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.</p> +<p>- De si bon matin? fit Laferrière. Qu'il monte.</p> +<p>Il pensa que ce devait être pour l'importante histoire du duel, et cette + perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, après tout, mettre fin + à cette plaisanterie.</p> +<p>Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, qu'est-ce qu'il + dirait s'il se voyait abandonné?</p> +<p>Boum fit une entrée inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il + courut vers Laferrière, tomba assis par terre devant lui, et câlinement + mettant sa tête sur les genoux de son ami, il se mit à sangloter + sans pouvoir dire un seul mot.</p> +<p>Laferrière, ému, ne savait que dire.</p> +<p>- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... dis-moi... + explique.</p> +<p>L'enfant pleurait toujours. L'homme, désolé par ce chagrin, finit + par grossir la voix et dire presque rudement:<br> + - Assez, Boum, je te défends de pleurer ainsi.</p> +<p>L'effet de ce changement de ton opéra. Boum n'était pas habitué + à s'entendre parler ainsi par celui qui était le confident de + son coeur. Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.</p> +<p>Laferrière en profita pour le relever. Il l'entraîna vers un divan + un peu surélevé auquel un baldaquin de vieilles soies donnait + un vague air de trône. Il força l'enfant à s'asseoir près + de lui.</p> +<p>Boum, parla longuement.</p> +<p>Il était parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu pendant + dix longues journées qu'Elle revînt. Elle était revenue.</p> +<p>-... Mais, fit-il, elle est toute changée... d'abord elle n'est plus + du tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle rit tout + le temps de moi, ne m'a même jamais parlé seul une fois. Elle est + aussi sévère pour moi que M. Claude et reproche à maman + de ne pas bien m'élever. Elle m'a dit, parce que j'ai regardé + dans un paquet qu'on apportait, que j'étais curieux comme une vieille + chouette -- c'était des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une + valise pour ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, + elle s'occupe toute la journée de petits bonnets, de petites robes, et + de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a toute une + armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais à la poupée, + mais tout le temps avec moi... A cause de tout ça, je me suis aperçu + que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis très malheureux, + je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.</p> +<p>Et il se remit à pleurer doucement.</p> +<p>- C'est pour ça, fit Laferrière, que tu pleures! mais mon pauvre + Boum, ces choses-là arrivent tous les jours.</p> +<p>- C'est cependant malheureux, répliqua Boum.</p> +<p>- Voyons, voyons... fil Laferrière... tu étais séparé + d'une femme que tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours + séparé, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te réjouir.</p> +<p>- Peut-être! fit le petit, plus navré de n'être pas compris.</p> +<p>Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:</p> +<p>- Cependant je suis triste... très triste.</p> +<p>- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lança Laferrière... tu + n'es pas raisonnable.</p> +<p>- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus du tout. + Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ça m'est égal. Voyez, à + présent si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec + moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux plus rien. + Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis bien plus malheureux + qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... comprenez-vous?... Je ne peux pas + expliquer.</p> +<p>Et pour rendre sa pensée, le petit agitait ses deux mains devant son + ami en le regardant de ses yeux mouillés.</p> +<p>- Boum, fit Laferrière, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. + Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es trop jeune + pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans comprendre. Ne pense + plus à Tante Line. Vis des joies de ton âge, je t'assure qu'elles + sont douces, plus tard on les regrette; oublie, cours, amuse-toi, joue avec + tes petits camarades; ne cherche pas ce que tu n'as pas trouvé. Sache + attendre. Je t'assure, c'est bête de souffrir. Regarde par la fenêtre, + c'est le matin, peut-être aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit + midi, -- il ferait plus chaud, il y aurait plus de lumière dans les arbres, + par terre les ombres seraient plus noires... et pourtant notre désir + commun ne change rien, le matin reste le matin. C'est déjà beaucoup, + crois-moi, de savoir que midi viendra.</p> +<p>Boum écoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais trouvant + quand même aux paroles qu'il entendait comme une sorte de vertu bienfaisante.</p> +<p>Encouragé, Laferrière continuait:</p> +<p>- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.</p> +<p>Boum fit signe que non.</p> +<p>- Si, reprit l'homme, quand tu es tombé sur te genoux, tu t'es écorché. + C'était un mauvais moment, tu as dû pleurer certainement. Cependant + le mal a passé, ton genou s'est guéri. Regarde, on ne voit plus + rien du tout.</p> +<p>Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.</p> +<p>- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guérir maintenant.</p> +<p>- Tu crois, répondit Laferrière... En effet, on croit, et puis, + un jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je ne + veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.</p> +<p>Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore là un mystère. + Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tête entre ses deux mains, + essaya de comprendre. Laferrière le laissa méditer. Mais Boum + renonça vite à chercher:</p> +<p>- Peut-être, fit-il brusquement d'un air détaché, vous + avez raison. Je ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici là, j'en veux + à tous ceux qui m'ont fait mal. (Et pour la première fois, sa + figure d'enfant devenait mauvaise.) Je m'appliquerai à vivre seul, sans + regarder personne. Je reconnais maintenant, que j'étais sot de vouloir + me battre en duel. Ce n'est décidément pas la manière. + Plus tard, je ne sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...</p> +<p>Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui tendant + une main froide et en disant à celui qui lui avait parlé avec + tout son coeur un "merci quand même", désabusé + et rageur, dont Laferrière resta médusé. Sa figure d'enfant + avait eu soudain une expression de cruauté méchante. A voir ce + Boum, qui avait toujours été si tendre, si bon, on eut dit à + cet instant une petite bête féroce qui aurait eu un sens humain + de la cruauté.</p> +<p></p> +<p></p> +<p>IX</p> +<p><br> + Des années passèrent. Boum, suivant à la lettre les conseils + de son vieil ami, l'avait complètement délaissé. Cancre + dans ses diverses classes, il avait vécu des années de collège + au milieu de ses condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se + faire une seule amitié. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, + les maîtres le tenaient pour un mauvais élève. Assez intelligent, + il avait un dédain souverain pour l'effort et méprisait les résultats + naïfs auxquels aspiraient ceux de son âge. Il était d'un égoïsme + parfait. Il savait devoir être riche. Il affectait en toute circonstance, + un scepticisme déplacé et passablement agaçant. C'est ainsi + qu'il atteignit l'âge d'homme.</p> +<p>Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. Grand, bien + découpé par l'entraînement à tous les sports, il + est élégant dans ses gestes, mais son visage complètement + rasé a déjà dans le regard et dans le pli de sa bouche + jolie, je ne sais quoi de blasé et de vieux.</p> +<p>Boum s'est amusé. Malheureusement, à cause de son argent, il + n'a pas reçu de sa vie dissipée l'éducation dernière + qu'en reçoivent les jeunes hommes qui sont obligés de s'imposer + par un quelconque mérite. Il n'eut jamais besoin d'être fin, d'être + délicat, d'être amusant même; ses moindres gestes, même + ceux du plus mauvais goût, recevaient toujours les approbations louangeuses + du monde intéressé dans lequel il évoluait. Au contraire, + il avait acquis la réputation d'un être supérieurement habile, + d'un malin à qui "on ne la fait pas".</p> +<p><br> + Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une croisière. + Le voyage avait duré deux mois et, par suite de sa situation de fortune + et de ses qualités physiques, il avait été le "beau" + du navire comme certaines femmes sont, de l'autre côté de l'Atlantique, + "les belles de la cité".</p> +<p>A bord, il avait rencontré une petite jeune fille très douce + et très blonde. Il s'en était amusé comme de toutes les + femmes. Mais la petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Méditerranée, + en rade des îles grecques, elle était venue le retrouver devant + la porte de sa cabine, à l'arrière du bateau. Tout le monde était + couché. Le décor était magique, c'était partout + comme une symphonie magnifique de tous les bleus que des yeux virent jamais. + Au fond, les îles bleu sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, + bleue aussi, sur laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. + La jeune fille était belle, roulée dans sa cape blanche. Elle + se tenait presque droite sur un fauteuil de pont. Boum était vautré + sur un paquet de cordages. Ils parlèrent longtemps. A la fin, elle lui + avait dit:</p> +<p>- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous êtes + méchant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps + et je vous aime. Sans vous, la vie me paraît inutile... Je n'ai pas besoin + de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je serai si tendre, + si effacée, petit à petit vous verrez... Je vous assure que je + vous aime éperdument.</p> +<p>En entendant ces paroles, Boum était parti d'un grand éclat de + rire. Et la jeune fille l'avait quitté en pleurant.</p> +<p>Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir exprimer + sa tendresse, un après-midi, au polo, Boum fit la joie de son entourage + en lisant une lettre dans laquelle elle lui écrivait:</p> +<p>... J'ai essayé, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maîtresse + si vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.</p> +<p>On avait beaucoup ri.</p> +<p>Il y avait longtemps que Boum était devenu un mufle, parce que, depuis + longtemps, il ne croyait plus à l'amour.</p> +<p></p> +<h3><br> + Table des matières</h3> +<p>Plutarque.<br> + La carrière d'Arsay-Lancourt.<br> + La saisie.<br> + Boum.</p> +<p> </p> + + +<pre> +*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + +This file should be named 8hsgr10h.htm or 8hsgr10h.zip +Corrected EDITIONS of our eBooks get a new NUMBER, 8hsgr11h.htm +VERSIONS based on separate sources get new LETTER, 8hsgr10ha.htm + +This Etext was prepared by w.debeuf@belgacom.net. + +Project Gutenberg eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the US +unless a copyright notice is included. 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