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diff --git a/5892.txt b/5892.txt new file mode 100644 index 0000000..9b80c3a --- /dev/null +++ b/5892.txt @@ -0,0 +1,4460 @@ +The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Histoires grises + +Author: E. Edouard Tavernier + +Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892] +Release Date: June, 2004 +First Posted: September 18, 2002 +Last Updated: March 29, 2004 + +Language: English + +Character set encoding: ASCII + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + + + + +Produced by W. Debeuf + + + + + + + + + +Histoires grises. + +By E. Edouard Tavernier. + + + + + +HISTOIRES GRISES + + + + +Plutarque. + + +_L'honneur est une ile escarpee et sans bords, ou l'on ne peut plus +rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._ + +(_Meditations sur Boileau_) + + +I. + + +Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait ete donne un soir chez un +marchand de vins, a cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en +temps et qu'il avait ramasse a la porte d'un lycee. On connaissait +l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'etait son nom +maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait a tout. + +La journee qui pour lui s'etait annoncee normale, c'est-a-dire ni bonne +ni mauvaise, avait particulierement bien fini. Il s'etait mis a +pleuvoir des arrosoirs, et en depit de l'opinion courante, la pluie +n'est pas une chose desagreable; grace a l'eau d'en haut, les trottoirs +ne sont pas encombres, les promeneurs et les sergents de ville ne +manifestent pas un interet particulier a ce que peuvent faire les +gueux; ceux-ci ont meme le loisir de s'arreter, dans leur promenade -- +ce qui est deja bien -- sous une porte ou sous la tente d'un cafe -- +ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent +nait la possibilite de rendre quelques services; les obliges ne +s'attardent pas en general a compter leur billon. + +En passant place de la Republique, devant un petit hotel, Plutarque eut +le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme +heureux, c'est-a-dire un ventre assez gros, barre d'une chaine de +montre en or, juche sur deux jambes gainees dans un pantalon soigne +finissant en souliers a guetres blanches, le tout surmonte d'une bonne +figure sous un chapeau melon nullement use. Ne voulant sans doute pas +ternir la joie de son ame ou tacher ses guetres, l'homme heureux avait +hele Plutarque pour un taxi. Peu de temps apres, Plutarque arrivait +dans un virage savant, a grande allure, debout sur le marchepied, les +mains cramponnees a la poignee. Avant de laisser refermer la portiere, +l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que +Plutarque tendait poliment. + +Cet homme etait evidemment disproportionne, aussi bien avec le service +rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demande au +conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses +recherches avaient ete laborieuses. Quant au client, il avait l'air a +son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas etre un abonne de +l'Opera. Seulement, quand on est content... + +Plutarque examina les pieces sous le reverbere, essaya de les rayer +l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les +deux epreuves ayant ete satisfaisantes, il les glissa dans la poche +gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il +les retint dans sa main qu'il ne retira pas. + +Evidemment, le probleme changeait. La solution du manger et du dormir, +quand on n'a pas le sou, est completement differente de celle qu'on +peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail +inconscient de la journee tendant a la preparation de la nuit devenait +superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement, +d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons +delaves qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les +patronages, mais des choses qu'on mache et qui resistent juste ce qu'il +faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensee seule de ce mets +amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin +rouge et... bonheur supreme, coucherait seul. Cette derniere +perspective le ravissait delicieusement: une chambre a soi, avec une +place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien +voir, ne rien entendre, pouvoir etre avec soi, comme dans la ballade, +mais couche. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est +bien a cela qu'on se fait le moins. + +Il marchait, chiquant ces idees dans sa tete, sans remarquer qu'il +s'eloignait terriblement du marchand de vins et de l'hotel garni qu'il +s'etait fixe. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait +definitivement colle ses vetements sur sa peau. Ses souliers +beuglaient et giclaient si regulierement dans sa marche, que leur +chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le +battement d'un moteur. D'une porte d'usine ou elles attendaient, deux +filles haut retroussees l'apostropherent: + +- Il a de quoi barboter! dit l'une. + +L'autre commenta: + +- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais. + +Plutarque, dans un sourire, sans s'arreter, salua; son geste dut etre +un peu trop courtois puisque les femmes decontenancees ne trouverent +rien a ajouter. + +Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant +souvent marche sans but, dans la ville; sans savoir du tout ou il +etait, il prit a gauche une petite rue deserte et mal pavee. Le +trottoir defonce brillait par places sous les becs de gaz tremblotants. + Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide etaient +ranges sur les cotes; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la +lune. Plutarque parcourut de la meme allure d'autres rues semblables; +il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne +trouvait pas qu'il eut encore assez faim. + + + + +II + + +Le souper fut quelconque. Arrive tard, Plutarque, ne trouvant plus +rien de pret, avait ete oblige de se rabattre sur une _croute garnier_ +que la tenanciere composa sur le champ et rechauffa pour lui. La pate +etait detrempee et la sauce avait un gout auquel il fallait s'habituer. + Le debit etait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin +en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz +dont le manchon reniflait par intervalles reguliers comme un enrhume, +pendant que montait et tombait la lumiere. + +Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'etait la +pensee de la chambre qui le hantait. L'hotel vers lequel il marchait +n'avait pas de nom. C'etait un immeuble long et bas, a un etage +seulement, une etrange vieille maison qu'on ne reparait plus, du temps +ou le quartier Caulaincourt etait de la peripherie, vieille bicoque, +que seule la speculation tenait encore debout sur ce terrain cher. +Au-dessus de la porte etroite s'etendait un grand bras de fer ou +s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassee on pouvait +deviner le mot _Hotel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et +monta quelques marches d'escalier jusqu'a la loge puante ou le menage +patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, devisagea son +client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant percu la +taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua: + +- La quatrieme a gauche en entrant. + +Plutarque eprouvait une sensation de bien-etre en refermant la porte. +Des murs! plus d'espace commun a tous; pouvoir etendre son etre, +renferme d'habitude en lui-meme, jusqu'a la limite d'une chambre si +petite qu'elle fut. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans +risquer aucun geste, aucune remarque, aucune reflexion. De joie, il +etira ses bras et cracha par terre, puis il s'etendit sur le vague +sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint eveille +pour jouir de sa joie. + +Il se rappelait qu'il avait deja passe deux nuits dans une chambre +semblable de cet hotel, un an ou dix-huit mois avant, il n'etait plus +absolument sur. Ses apprehensions d'alors lui revenaient. C'etait a +l'epoque descendante de sa carriere: il avait trouve, cette premiere +fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le +mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits +assourdis que l'on percevait a travers l'epaisse cloison. Aujourd'hui +il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient +beaucoup de chance d'etre de meme nature que ceux jadis entendus; une +autre generation de memes insectes s'appretait a le travailler; les +vieux relents tout au plus augmentes de puanteurs nouvelles flottaient +entre les murs, et cependant il etait bien maintenant, n'avait nulle +crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativite. + +Sa memoire n'avait rien oublie, et pourtant quel chemin il avait fait! +Ce soir, parce qu'il etait heureux, le passe triste lui revenait. Il +le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les memes +dispositions ou il avait recu la pluie de tout a l'heure. Il se +revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite +maison d'Angers ou il etait ne, et il se reconnaissait: ce n'etait pas +un autre, c'etait bien lui. Il suivait parfaitement la continuite, la +vie de famille ordonnee, ou l'on economisait en vivant bien; le college +ou il etait parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les +femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir depense dans une +fete l'argent d'un examen. Tout de meme, quelle mentalite on peut +avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles +peccadilles avec des chatiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et +sans amertume pensa: Cretins! + +Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austere de son pere, +conservateur des hypotheques. + +'Je te dispense desormais de rentrer a la maison" furent les derniers +mots de la derniere lettre qu'il avait recue. + +Apres, la degringolade etait venue rapidement. Quelques mois de vie a +credit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce +qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un +Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi, +c'est-a-dire tres peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas, +on use tellement. Apres on a faim. Un beau jour on ouvre les +portieres, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se +presente. Alors, c'est invraisemblable, ca ne change plus. A tout +prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie +comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes +les vies, il y a de bons et de mauvais moments. + +Pendant qu'il laissait passer ses reflexions, sa porte s'ouvrit +doucement et soudain la lumiere de la chambre s'augmenta de la lueur +d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'age moyen, assez bien +vetu, qui s'excusa : + +- Pardon. + +Plutarque fut contrarie. Il avait paye, ce n'etait pas pour qu'on +vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitue a ne pas gaspiller +l'heure bonne en recriminations, il ne se laissa point pourtant +absorber par ce petit inconvenient, et ne perdit pas une minute a se +demander ce que cet homme bien habille pouvait venir faire dans cet +hotel. Il lui interessait peu de savoir si son visiteur commencait la +phrase descendante par laquelle lui-meme avait passe, si c'etait un +policier ou un detraque vicieux a la recherche d'une combinaison +extraordinaire. Dans son monde a lui, comme on ne s'etonne plus, on ne +s'occupe guere des affaires des autres: les siennes suffisent. + +La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique +et sadique satisfaction de sentir qu'on est a l'abri soi-meme pendant +que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un +moment des tranchees agacantes lui tenaillaient le ventre, de plus en +plus lancinantes. Il pensa que c'etait la _croute garnier_ ou au moins +la sauce qui faisait des difficultes pour passer. Comme il n'y a rien +de tel pour digerer que le sommeil, il souffla sa chandelle et +s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il etait accoutume par les +necessites de ses nuits non tranquilles. + +Sa penible digestion le reveilla. Il faisait encore noire dans la +chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma +sa bougie; comme decidement ca n'allait pas dans cette atmosphere +etouffee, il eprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le +couloir obscur. Presse, son pied buta dans quelque chose et il +s'allongea sur un corps couche la; sa figure toucha une figure et a la +lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui +avait ouvert sa porte. Le visage etait congestionne, les yeux vicieux +gonfles; sur la bouche s'etait figee une fraise de sang. Plutarque fit +un retablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre +hesitation, feutrant son pas, a croire qu'il foulait de la mousse, il +marcha vers la porte, cria: + +- Cordon... + +et sortit. + +Dehors, il ne se hata pas, tourna a tous les carrefours rencontres, +decide a aller loin, tres loin dans le quartier qu'il se rappellerait +en route avoir le moins frequente. C'etait a peine si son coeur +battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre. + +L'homme etait-il mort ou vivant dans le couloir de l'hotel? C'etait +encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans +l'affaire, le cueillir lui-meme? C'etait bien le motif qui l'avait +fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'etait oui ou non. Il fallait se +donner toutes les chances. Apres tout, en dehors des formalites, des +discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant +les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des +inconvenients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de +plus on est nourri, somme toute... et loge. + + + + +III + +Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'etait la qu'il +avait pense elire domicile, parce que quand on est gueux, a la +difference des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une +rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait +de s'ouvrir, il avait presque pris cette decision, assis devant un vin +blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade a lui, du +temps ou il etait etudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'etait +etabli cremier dans ce quartier, apres un mariage assez drole avec +Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-la avait herite +cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie, +avait exige l'abandon des carrieres liberales, en telle sorte que son +epoux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas +idee de l'endroit ou se trouvent la boutique, il avait appris seulement +que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux +jumelles. Cette possibilite de les rencontrer etait encore trop pour +lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit +aussitot de ce pas lent, cadence et rasant le sol qu'ont tous les +chemineaux du monde. + +Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi +les bords de la Seine. Une vague buee flottait sur le fleuve qui +sentait la maree. Le froid du premier matin pincait. Plutarque se +promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la +porte du marche. Les boutiques etaient deja installees. Les carottes, +les choux, les salades et les petites bottes de radis etaient bien +ranges dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la +boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des +fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande +quantite, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses +et les marchands parlaient doucement, etaient serieux; on sentait toute +la gravite de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de +travailleurs. + +Comme Plutarque etait en train de considerer un chapelet de saucisses, +se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au detail, +il s'entendit appeler: + +"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..." + +C'etait une grosse cuisiniere deja vieille, une large figure epaisse et +resignee. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres +vides dans une main. Plutarque la debarrassa du tout et la suivit a +travers les petites allees, pendant qu'elle tatait, marchandait et +quelquefois achetait. Son marche dura bien une heure. Plutarque +s'etonnait qu'on put avoir besoin de tant, meme dans une grosse maison. + Il en avait bientot plein sa charge et avait du enlever sa ceinture +pour tenir deux fardeaux dans une main. + +- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi. + +Et elle le dirigea non loin de la vers le centre de la place d'ou +partait le tramway. + +En marchant, elle se plaignait du prix des choses. + +- Et encore vous avez vu la premiere marchande, commentait-elle, +voulait me les faire vingt-cinq sous! + +Plutarque avait appris a se mettre dans la peau des roles; il repondit: + +- Ne m'en parlez pas, c'est une misere, on ne sait plus, on ne sait +plus... et on a bien du mal. + +La femme aima cette humilite approbative; elle aima la prevenance de +son porteur parce que, de lui-meme, il avait offert d'attendre le +tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-etre elle +lui donna un franc. + +Quand le vehicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De +l'imperiale la femme lui cria: + +- "Si vous etes la, demain... + +La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-la, +Plutarque avait fait la comedie de circonstance: comme il jouait le +sans-travail assasin aux Champs-Elysees quand la nuit venait, ou le +pieux mendiant a la porte des eglises et la gouape le matin a la sortie +des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les +derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis, +quand, au bout de l'avenue, le tramway n'etait plus qu'une miniature +semblable a un jouet d'enfant, il restait a arpenter le refuge. + +Tant de temps s'etait passe qu'on ne lui avait pas dit "a demain". +Cette idee qu'on accrochait sa vie du jour a celle qui viendrait, +l'etonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'etait pas rendu +compte de l'instabilite de ses occupations finit par l'amuser. Il en +sourit pendant qu'il marchait. + +La journee etait belle, il poussa une pointe jusqu'a l'entree du Bois; +derriere un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil +avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la +casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit. + +Dans l'apres-midi, a la sortie des courses, il fit quatre francs. Le +soir il s'offrit un bon petit diner et trouva non loin du marche une +chambre ou pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit +avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait +decidement pas assez reussi. Il se leva le dernier au matin, proposa +au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut +acceptee; on lui rendit deux sous et de la consideration. + +Au marche il penetra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit a la +boutique de la boucherie par ou la cuisiniere lui avait dit debuter. +Il n'attendit pas. Elle le reconnut a peine, mais n'hesita pas a lui +confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des +etalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se +contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme +quand elle se plaignait qu'on l'ecorchait. En route pour le tramway, +ils echangerent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle +servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit +personnes a table, que les pensionnaires etaient de familles riches et +beaucoup d'autres details lesquels, en depit de tout l'interet qu'il +montrait, etaient completement indifferents a Plutarque. Sur le +refuge, elle eut une remarque desagreable: + +- Je vous ai donne un franc hier; c'etait la premiere fois, mais c'est +beaucoup. + +- Je sais bien, repondit-il, c'est beaucoup de bonte de votre part; +tout de meme, si ca ne vous faisait pas defaut a vous, on a tant de +difficultes... + +La femme redonna vingt sous, ce qui creait la fixite du tarif. Il fit +encore passer les paniers sur la voiture apres avoir recu son prix, ce +qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il +enleva comme la veille sa casquette au moment du depart et entendit une +commere sur la plateforme qui soulignait son geste: + +- Eh bien, Madame, j'espere que vous avez un porteur poli, c'est si +rare aujourd'hui. + +Cette remarque etant un hommage indirect a la facon dont la +bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier +encore: + +- A demain. + +Cette fois Plutarque reprima une veritable envie de rire. Ah! mais +c'etait un metier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut +bien qu'elles mangent les demoiselles -- il etait embauche. Le soir, +il retourna souper dans la meme maison, chez un marchand de bois dont +la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le meme hotel, et +commenca une vie toute differente de celle qu'il trainait auparavant. + +Les jours qui suivirent ameliorent encore sa situation. Il avait +bientot acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivee le +tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquerait des prix. Les +marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisiniere, en +arrivant, ecoutait son rapport; meme quelquefois lui laissait de +petites sommes pour profiter des premieres occasions le lendemain. Il +s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne +majorant les prix que dans une proportion tres modeste, tres admise, +sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire. + +Il s'etait debrouille aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la +nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi +on lui donnait pour rien, a la fermeture de l'etablissement, un repas, +c'est-a-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent +un verre de vin. A l'hotel, il balayait et arrosait tout le second +etage reserve aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service +etait remunere par le droit de coucher dans un lit veritable, dans la +chambre a deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart +du temps; sa compagne apportant une regularite surprenante dans +l'irregularite d'une conduite agitee, decouchait presque toutes les +nuits. Rapidement il etait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il +montait se coucher aussitot son souper mange et son travail fini. Sa +chambre etait l'objet de soins minutieux, toujours balayee et arrosee, +meme les affaires de sa compagne etaient mises en place par lui -- +c'etait le seul moyen de n'en pas etre encombre --. La cuvette de zinc +avait ete garnie de bouts de corde dechiquetes, en telle sorte qu'elle +pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit, +avait recu des charnieres et un cadenas: c'etaient "ses affaires". +Pour le moment elle ne contenait guere que des aiguilles, du fil et un +bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et +emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis +sur son lit il denouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui +renfermait sa fortune. Ses economies augmentaient, il s'etait impose +de ne depenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins +son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas +de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas +grand chose -- son gain regulier s'amassait. + +La pensee lui venait d'acheter des vetements. Plusieurs courses chez +les fripiers des environs lui donnaient une idee exacte du prix des +choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les +siens les pieces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne, +en lambeaux et moisie par place, aurait gagne a avoir une rechange +permettant un lavage et une reparation; enfin, une casquette. Ce +troisieme desir surtout l'obsedait. + +Il n'aurait ose l'avouer a personne, il ne s'agissait pas d'une +casquette ordinaire, celle qu'il avait etant assez bonne d'ailleurs, +mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue a la +devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une +calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, etait brode, en +lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffe de la sorte, il +lui semblait que sa situation serait definitivement assise, que les +pourboires seraient forcement plus gros, qu'on le reconnaitrait dans la +rue et qu'il se constituerait une clientele attiree. Le marchand en +demandait douze francs, c'etait beaucoup. + +Le soir, apres avoir fait ses comptes, sitot qu'il etait dans sa +couverture, il y pensait. Finalement, hesitant, il n'achetait rien; il +se contentait pendant le jour, apres le dejeuner, de reparer les trous +nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait +peniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant a +ses premiers travaux d'ecriture. + +Tout de meme, quand il regardait en arriere, quels changements dans sa +vie d'avant. Maintenant ses jours passaient reguliers, tous pareils, +sans imprevu et sans inquietude. A table, en s'asseyant, il lui +arrivait d'avoir bon appetit, mais il ne retrouvait plus jamais la +desagreable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui etait +familiere, de plus en plus tenace, avec cette crampe particuliere +qu'elle declanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer a +mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les +premieres bouchees qu'on mange apres avoir eu faim, bouchees qui sont +sans gout et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de +corps etrangers ne se desagregeant pas. + +Tout cela etait loin, tres loin meme; une remarque du marchand de vins +chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commercant +avait dit a sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui +devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme +Plutarque"... + +Ces mots l'avaient frappe! Ils etaient comme la coupure entre sa vie +vagabonde et sa vie de maintenant. Desormais son changement etait +sorti de ses considerations sur lui-meme; les autres aussi le +constataient. Ce fait donnait a sa situation presente une consecration +et impliquait en meme temps pour elle une duree, un etablissement, +comme un vague but atteint qui l'etonnait. + +La destinee des etres est une fantaisie, pensait-il, c'etait pour en +arriver la qu'il avait fait ce chemin long, accidente, fou surtout; +qu'il avait vecu toutes ses heures incertaines avec, si souvent, +l'attente de la catastrophe imminente et definitive. Il se rappelait +les conseils d'un vieil ami de son pere: + +- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_ + +Ces gens etablis sont a mourir de rire; ce a quoi on est appele, est-ce +qu'on peut le savoir jamais, avant d'etre arrive? Comme si ce n'etait +pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire +encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivieres, on voit +flotter des petits debris de bois; il en est qui filent tout droit, +d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arretent sur les +bords, d'autres vont au fond apres avoir ou n'avoir pas tourne sur +eux-memes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi, +et voila tout. Somme toute, son existence passee aboutissait a faire +de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier +ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait a peine traverse deux +fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner +autrement, sans meme chercher plus loin que cette fameuse nuit ou il +s'etait paye une chambre pour lui tout seul, a l'hotel de la rue +Caulaincourt, et ou l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassine +l'homme qui gisait dans le couloir. + + + + + +IV + + +Il etait arrive ce matin de bonne heure au marche. La veille, la +cuisiniere lui avait remis vingt francs pour les achats de legumes +qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'etait vraiment tot, +les marchandises n'etant pas deballees et les prix pas encore fixes. +L'agent de police de service devant la porte avait ete change; sans +attacher a ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa, +rebroussa chemin et flana un moment sur le trottoir. + +Ce manege dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville +qui le devisagea d'une facon inquiete et a laquelle le vagabond, +maintenant range, n'etait plus habitue. + +La sirene d'une usine mugit, il etait six heures. Un peu gene, +Plutarque voulut entrer. + +- Qu'est-ce que tu vas chercher la, toi, fit l'agent. + +- Je viens acheter, M'sieur l'agent, repondit Plutarque. + +- C'est bon, c'est bon, on la connait va; allez, allez, decanille. + +Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-meme. + +Plutarque revint vers lui, tres humble. + +- Monsieur, j'achete pour quelqu'un. + +- Ca suffit, dit le fonctionnaire, en elevant la voix. + +Plutarque n'insista pas, entrevoyant des desagrements et vint s'appuyer +sur un reverbere, decide a attendre la cuisiniere qui le ferait bien +entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugee provocante par +l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-la croient? Le representant +de l'ordre vint a lui, le pinca cruellement au bras, en lui disant +presque a voix basse: + +- Il faut circuler. + +Peut-etre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore, +deux larmes piquerent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de +la place attendre la bonne a la descente; il avait de l'argent a elle, +il fallait qu'il la rencontrat. + +Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni +dans la rue, ni a l'arrivee. Il attendit des heures durant tous les +tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs +descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de +n'avoir pas regarde suffisamment bien la sortie des premieres voitures. + Puis la certitude vint que la cuisiniere etait deja au marche et qu'il +l'avait manquee. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit +poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquiere qu'il +connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avanca vers elle et +s'appretait a lui donner des explications. Des qu'elle l'apercut, elle +se repandit en invectives et en reproches: + +- Vous m'avez vole mon argent, on a bien tort d'avoir confiance... + +Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La +femme reprit avidement son bien, en lui disant: + +- Que je ne vous revoie plus. + +Doucement, il l'accompagna quand meme jusqu'a la voiture, aida +l'enfant qui n'etait pas assez grand pour passer les paquets, se +decouvrit au moment du depart, mais ne recut que ce seul merci: + +- Hypocrite! + +L'amertume vint en lui, mais trop pres encore de son epoque vagabonde, +elle venait sans revolte, sans haine. La temperature n'est pas +toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir a +quelqu'un? + +Assez tard dans la matinee, a force de raisonnement, il se reprit, se +remonta: + +- C'etait trop bete. Il y avait une explication a donner. Les choses +n'en pouvaient pas rester la. Et puis, en somme, le franc de la +cuisiniere comptait peu dans ses ressources. C'etait sa situation chez +le marchand de vin et a l'hotel qui l'asseyait. Il entrevoyait deja la +possibilite de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il +pouvait prendre la place de la bonne dont on etait mediocrement +satisfait. + +Il pensa a toutes ces solutions et alla dans l'apres-midi, s'acheter la +casquette. + +Il eut un succes fou en entrant au debit, et la soiree fut tres gaie +dans la petite salle de la buvette. + +Plutarque, a cause de son histoire avec l'agent et a cause de sa +casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la +patronne et quelques habitues le congratulaient et jugeaient severement +l'autorite. + +- "Tout ca, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes. + +Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque a cause de son +idee de couvre-chef... + +- "Voila un garcon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins +autrement pressants; et bien non, il n'a pense qu'a son affaire. En +faisant ainsi, il connait son monde". + +Et comme les histoires des autres ne vous interessent que par ce +qu'elles ont de commun avec les notres, il concluait en s'adressant a +sa femme: + +- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte a faire +peindre la devanture qu'a acheter les banquettes et l'armoire". + +On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournee, +mais refuserent celle que proposait Plutarque, en raison de ses +malheurs et de la depense enorme de sa journee. De toute la chaleur +des alcools absorbes, on se serra les mains en se quittant. + +Cette reunion, cet entourage, ces amities auraient du lui donner +confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'etait qu'un pur +accident. Cependant, il n'etait pas tranquille en se couchant; le +charme se rompit des qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur +que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maitresse qu'on sent +vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver a dormir. + +Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller +au marche. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire +une scene devant tout le monde? Il etait perplexe, mais toute son +apprehension s'evanouit quand il eut regarde sa tete sous la +resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur. +Il irait, c'etait son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver a +redire? Il discutait avec lui-meme. Il pactisa enfin: il attendrait +que le marche battit son plein; dans les allees et venues, on ne le +reconnaitrait surement pas, surtout coiffe de la sorte. Et, pour se le +prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille +casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un +apercu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulee +deformait les lignes en mouvement. + +Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pates de maisons +et finit enfin par se lancer de l'autre cote de la rue, a un moment ou +l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude +qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui +donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez +sur lui: + +- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier. +Tu as un batt'chapeau aujourd'hui. + +Plutarque essaya de sourire. L'autre continua: + +- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour +revenir quand je t'ai dit de f... le camp. + +Plusieurs personnes s'etaient arretees, a cote de la fille qui, le +poing a la hanche, ecoutait; la galerie etait constituee: Plutarque +etait perdu. + +- Non, repondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille. + +- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit +l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ca. + +Il siffla un collegue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria +de le remplacer et partit. + +- Ca y est, pensa Plutarque, en marchant. + +Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans +espoir maintenant, il essaya des explications: + +- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander. + +L'agent ne repondit pas. + +- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marche... +plus jamais. + +- C'est fini la litanie, dit a haute voix le gardien. + +Alors brusquement, une idee folle vint a Plutarque, une de ces idees +stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent +tout: fuir. + +Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arriere, fit un saut +a droite et un a gauche pour depister l'agent qui trebucha, et il +partit de toute sa vitesse a grandes enjambees, avec une agilite de +singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir, +comme un fou. L'agent suivait derriere. Les rares passants se +gardaient bien d'intervenir. + +Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et ou +l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit +les pentes gazonnees du rempart pres de Boulogne. Sa manoeuvre a +travers les rues avait ete si savante, sa chance si particuliere, qu'en +arrivant sur les talus, il n'etait encore suivi que par son agent. Il +escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le +bord jusqu'a ce que brutalement une douleur a l'estomac l'averti qu'il +etait a bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain +s'offrait, il le degringola jusque dans le fosse. La, il fit encore +quelques pas et s'arreta, appuye au mur. + +Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce +chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il +l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment precis ou, dans +la derniere foulee, son chasseur l'atteignait, Plutarque, extenue, lui +enfonca la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre, +abattu; sa rude main encore cramponnee au bras de Plutarque. Celui-ci, +pour se degager, dut le trainer quelques pas. + +... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque etait pris par des +policiers habilles en bourgeois. + + + + + +V + + +Apres trois mois de prevention, Plutarque passait aux Assises. Son +proces n'etait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font +tant de bruit a Paris. Il n'y avait pas de grand temoin; l'agent de +police avait ete gueri apres dix jours d'hopital, Plutarque avouait. +C'etait une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public etait +peu nombreux. En comparaison avec l'apre froid du dehors, la chaleur +etait seche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives +dont personne ne paye le combustible. On sentait le petrole et la +creosote. L'acte d'accusation etait si long, et redisait des choses si +souvent entendues a tous les degres d'instruction, que Plutarque se +sentit tout de suite loin de la comedie qui se jouait, comme s'il avait +ete un simple badaud spectateur et qu'il se fut agi d'un autre; il +trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scene etait +ridicule; ces messieurs, costumes pour une semblable ceremonie, un peu +grotesques en depit de toutes les precautions, depuis le president qui +paraissait etre seul a travailler, jusqu'a cet huissier qu'on avait +affuble d'une robe noire pour faire entrer les temoins. A part les +jures qui avaient l'air heureux d'enfants autorises a toucher un fusil, +tous les autres pensaient chacun a ses petites affaires, et c'etait +tres naturel. Leur air de chiens fouettes s'accordait mal avec la +solennite du decor et l'emphase des paroles, ou revenaient a chaque +instant de grands mots a majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne +faisaient rien a l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le +reste dans ce cadre pompeux. + +Le defile des temoins amena un peu l'air exterieur dans l'atmosphere de +cet atelier ou se fabriquait la justice. L'expert medical ouvrit le +feu par une description minutieuse de la blessure incriminee. Pour +dire les choses les plus simples, afin d'etablir sa competence +technique, il se servait de mots destines a n'etre pas compris: + +- "Plaie penetrante de la region cervicale, par instrument tranchant..." + +Il voulait avoir l'air d'une impartialite scientifique; en realite, il +chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux +magistrats, seul element permanent de la seance, que pour etre du cote +surement gagnant, puisque l'accuse avouait: + +- "L'arme a penetre a environ huit centimetres en arriere du paquet +vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertebrale. Une deviation de +quelques millimetres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que +l'agresseur n'avait pas une intention decisive, c'est lui preter des +connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu egard +surtout a la violence du coup." + +Les jures ecoutaient bouche bee, impressionnes par les connaissances +qu'un tel langage supposait. + +Puis l'agent de police s'avanca vers la demi-cage des temoins. Son +entree produisit une legere impression. Plutarque l'examina levant la +main droite pour le serment, et fut frappe de sa male beaute: la tete +etait reguliere et energique, les grands yeux noirs regardaient bien en +face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore - +une medaille d'argent. Il parla veritablement sans haine et sans +crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais francais +les faits avec une simplicite qui ne manquait pas de grandeur. Le seul +point de vue egoiste qui percait dans son temoignage etait une joie +d'enfant d'avoir eu une affaire profitable a sa jeune carriere et de +s'en etre tire. + +- Vous etes content d'avoir echappe et d'avoir noblement fait votre +devoir, lui dit le president. + +Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il repondit: + +- Je suis content de ne pas etre mort. + +Cette reflexion declancha l'hilarite de l'auditoire et permit a +l'huissier de placer le seul mot qui lui fut tolere: + +- Silence, messieurs. + +Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi +eloigne que possible de toute cette scene dans laquelle il se sentait +compter pour si peu, considerait attentivement celui qu'on appelait: +"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'etait bien lui, +l'agent, qui etait le plus sympathique; il avait ete courageux et etait +sincere maintenant. Leur petit differend sur l'entree au marche etait +deja bien loin, et avait consiste en bien peu de choses en somme. Que +de fois aux courses ou devant les theatres, les representants de +l'autorite avaient ete tout aussi injustes, mais infiniment plus +brutaux et mechants; on filait rapidement en "obtemperant", on +recommencait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marche, il +avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui, +gueux, vetu comme un gueux, avait en realite un metier; est-ce que +l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le +devait, dans cette grande ville, ou la libre circulation des gens poses +et dont on n'avait rien a craindre, exige que les vagabonds glissent et +passent vite sans s'arreter, sans causer d'encombrement. Plutarque +pensait qu'il aurait pu lui-meme se laisser tranquillement amener au +poste et chercher a expliquer; en admettant meme que le commissaire +n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait ete quitte pour deux +jours d'internement administratif, apres quoi, il serait retourne a +Auteuil dans son hotel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marche +et meme, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son +patron qui aurait parle a l'agent... Oui, mais allez donc penser a +tout ca, quand on vous emmene au poste, comme un voleur, devant tout le +monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idee vous a +pris de filer, de courir de toutes vos forces pour echapper. Du reste, +a quoi bon epiloguer aujourd'hui; l'agent etait vivant et avait recu de +l'avancement, lui etait pris, convaincu d'avoir donne "a un agent de la +force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et +blessures n'ayant pas entraine la mort, mais avec intention de la +donner". Le fait etait patent, etabli; pourquoi de si longues +explications? Le marchand de vins, son patron, etait venu deposer, +seul temoin a decharge; il avait jure solennellement sur son honneur +que Plutarque etait un garcon serieux, range et travailleur, qu'il +etait doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un +mystere impossible a comprendre. Ce temoignage avait meme +impressionne, jusqu'a un certain point, les jures, quand, tres +negligemment, l'avocat general demanda au temoin: + +- Vous avez ete condamne l'an dernier pour contravention a la loi sur +les fraudes... + +L'homme eut beau repondre: "C'etaient des bouteilles que j'achetais +cachetees". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait +en tapotant l'air de sa droite: + +- C'est bien, c'est bien. + +Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, des lors, il trouva cette +ceremonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc etait dur +et son derriere etait tale. Il se rappelait la caserne ou il avait ete +puni pour un jour assez severement: le Lieutenant-Colonel, homme +elegant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait +simplement dit: "Vous avez fait ca, vous aurez quinze jours de prison". + Le tout n'avait pas dure cinq minutes. C'etait mieux ainsi. Quand +les plus forts sont decides, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat +general etait particulierement savoureux, n'en manquant pas une: "La +parfaite education", le malheureux pere, "fonctionnaire distingue", +jusqu'a une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinee a +montrer sa haute culture; et, dans son desir fielleux d'obtenir le +maximum, il allait jusqu'a parler avec attendrissement des pauvres +criminels ordinaires, n'ayant pas ete eleves de semblable facon, et +qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable +acharnement. Le jeune avocat fut tres brillant, en plaidant la +severite excessive et stupide du "distingue fonctionnaire", mais son +discours portait a faux, parce que la plupart des jures, etant peres de +famille, n'appreciaient pas, cette mise en cause de la paternelle +autorite, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur +la mere que "la mort avait empechee de veiller au droit de l'enfant", +fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journee: +l'evocation avait ete inattendue et avait produit en lui un +etourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout +enfant et a peine connue, elle devait etre decidement sa derniere +tendresse. Deux larmes brulerent au coin de ses yeux qui n'etaient +point habitues a s'emouvoir, ce fut un instant seulement et personne +n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient +tourne ainsi... + +La deliberation fut courte. + +- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jure, la main +sur le cote... + +Le garde fit sortir Plutarque pour le prononce de la sentence, puis le +fit rentrer de nouveau. + +- ... 10 ans de travaux forces... + +- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque. + +Dans le couloir, ou il dut attendre, au sortir de la salle, toute une +serie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la +fenetre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, a travers ce +voile leger de buee qu'il avait remarque si souvent. Les gens, +affaires ou flanants, circulaient entre les autobus et les voitures +comme a l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un +qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne +revoir jamais. + +Pendant qu'il attendait, le president et l'avocat general, depouilles +de leurs robes, passerent pres de lui; un bout de leur conversation lui +vint: + +- Ma fille, fit l'un, a accouche ce matin d'un gros garcon..." + +... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque. + + + + + +La carriere D'Arsay-Lancourt. + + +_Apres le diner, un soir d'aout, dans le salon de lecture du Jockey de +Rio, nous etions assis devant une fenetre qui donne sur la baie; il +faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit etait lumineuse et +lourde, une de ces nuits de l'Amerique du Sud, pendant lesquelles on +n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami +Turner, recemment debarque de France, m'avait accompagne au Club. +Autour de nous s'etaient groupes quelques Francais de la colonie, +desoeuvres comme tout le monde a cette heure. On s'ennuyait un peu. + +Turner vint a notre secours, en nous racontant, de tres bonne grace, +une histoire etrange. Il nous la donnait pour veridique. J'ai un peu +de peine pourtant a la croire. Bien que j'aie quitte la France depuis +cinq ans maintenant, il ne me parait pas possible que par des lettres +ou par des journaux, aucun echo de cette aventure et surtout de sa fin +tragique, ne m'en soit jamais arrive; de plus, mon ami Turner, tout +ingenieur des Ponts qu'il soit, a ecrit, au sortir de l'Ecole +polytechnique, une serie de nouvelles abracadabrantes: je me demande si +celle-la n'est pas simplement le produit de sa feconde imagination. + +Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._ + + +- Je crois, commenca-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses +pour modifier profondement une carriere politique, meme et surtout +celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu +dans ma vie un exemple frappant: la carriere d'un ancien camarade de +lycee, Arsay-Lancourt. + +Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fut le plus intelligent, +ni le plus travailleur; il n'etait pas le premier non plus, mais il +avait quelque chose de plus precieux que l'intelligence ou la methode; +c'etait une sorte d'equilibre general, aussi bien de ses forces +physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en +lui-meme, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue +chez d'autres. Il etait de nous tous celui qui, ne sachant pas une +lecon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur +parti de son incompetence. Avec une maestria incomparable, il savait +sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, devier la +question pour se rabattre, avec elegance, sur les terrains connus. +Ajoute a ces avantages, son physique etait agreable, il se presentait +bien. Il etait "l'eleve a effets" par excellence et, bien qu'il ne fut +pas le meilleur d'entre nous, c'etait lui que nos differents maitres +interrogeaient quand les inspecteurs academiques entraient dans les +classes. + +Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur. + +Comme il arrive, au sortir du lycee, je le perdis de vue et n'aurais +plus su ce qu'il devenait, quand un matin, a l'usine, on me fit passer +sa carte; il demandait a me voir. Tout de suite, je le fis entrer et +tout de suite aussi, je le reconnus. C'etait maintenant un bel homme, +les traits de son visage etaient reguliers; il avait de grands yeux +gris, une moustache blonde un peu retroussee sur un sourire fait a la +fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il etait grand et bien +decouple, et tous ses gestes denotaient une force qu'il lui plaisait de +rendre inutile. Son elegance etait sobre et non pas ridicule; sa voix +avait un ton prenant, autoritaire et chaud. + +- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui +dis-je en le voyant. + +Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il +entendait se presenter aux elections legislatives dans le quartier. + +- Comme tu as raison, ne pus-je m'empecher de remarquer. + +Il fit quelques reserves sur des points auxquels je n'aurais jamais +pense... + +- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un +programme... + +Il allait me dire son programme, mais je l'arretai; c'etait inutile car +je ne comprends rien a la politique et je pensais que ce brave garcon +aurait sans doute bien des occasions pour placer a d'autres son petit +discours. + +Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en +quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans detours. Il s'agissait de +parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maitres. + +- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai explique que je +ne m'entendais pas a ces sortes de propagandes. + +Il ne tenta pas de revenir a l'assaut et de me placer un court resume +de ses projets que j'aurais du moi-meme developper a mes hommes. + +- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te +feraient plaisir en votant pour moi. + +J'etais gagne moi aussi par cette argumentation si franche et si bien +adaptee a moi; je lui repondis: + +- C'est entendu, je te le promets. + +Il me tendit la main avec une affection si spontanee que je +l'interrogeai: + +- Tu as vraiment envie d'etre depute? Cela t'amuserait? + +- Pas autrement, repondit-il, mais que veux-tu que je fasse? + +Decidement ce garcon, toute ma vie, devait me desarmer. Quand il +sortit de chez moi, j'etais decide a l'aider et les quelques jours qui +suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui a quelques +collegues, a quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non +pas certainement comme Arsay leur aurait parle, oh non, je leur disais +tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi: + +- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ca peut vous faire, vous, ca ne +vous changera pas et lui sera ravi. + +Comme ils savaient tous que j'etais sincere en leur tenant ce langage, +dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que +les travailleurs de la metallurgie sont les plus intelligents du monde +et partant les meilleurs garcons de la creation; vous comprenez, ils +sont habitues a ajuster les pieces de metaux, c'est un travail qui se +fait au dixieme de millimetre, il faut y aller prudemment. Allez donc +monter des boniments a des gaillards de leur espece! + +Dans l'ensemble, les affaires electorales d'Arsay marchaient bien. Il +avait tenu plusieurs reunions dans le quartier, qui, a part une +opposition normale, avaient bien reussi. D'ailleurs toutes ses +affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jete son devolu +sur la representation de la circonscription, mais il l'avait jete aussi +sur la fille de notre administrateur-delegue, une ravissante petite +creature brune qui montait a cheval, menait des autos et devait avoir +une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale +reussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, depute, +ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait +surement au conseil d'administration de notre societe. Je ne pouvais +m'empecher de penser a ceux de nos condisciples communs qui devinrent +vraiment des hommes superieurs, particulierement a l'un d'eux sorti +major de notre promotion a l'X, une si belle intelligence, un si grand +coeur et une folle gaiete: il etait en train, a cette heure, de +respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingenieur a cinquante louis +par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay... +Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour +nous faire apprendre les mathematiques; la culture physique, la +politique, la danse et le maintien, voila ce qui aurait du nous etre +enseigne. + +Mais un petit evenement troubla profondement la carriere +d'Arsay-Lancourt. + +Un matin, vers onze heures, a l'heure du dejeuner, toutes les equipes +sortaient des usines et devalaient dans le faubourg. C'est l'heure de +la joie dans le monde du travail: au commencement de la journee, les +ouvriers ont vecu trop loin les uns des autres, ils sont trop pres des +soucis reels de la maison, le soir, ils sont fatigues et se dispersent +vite pour rentrer chez eux: au dejeuner, au contraire, ils ont deja +abattu la moitie de la tache, c'est comme une recreation qu'ils +prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et +si quelques-unes ne sont pas du meilleur gout, c'est entendu, ce sont +du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-la, dans tout +Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un +grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire a +la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers +etaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en +farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes. +Detail aggravant: le soleil lui-meme se mettait de la partie dardant +ses clairs rayons d'avril sur cette gaiete folle et la multipliant. + +La cause de toute cette joie tenait a bien peu de chose. Un peu avant +onze heures, au coin du boulevard de la Revolte et de la rue Victor +Hugo, on avait trouve, derriere un tas de planches, baillonne, assis +par terre le dos colle au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur +depute avait les mains attachees, il etait vetu d'un habit de soiree +macule de boue. Certainement, il etait victime d'un attentat, mais on +ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'etait pas evanoui et +pourtant, a aucun prix, il ne voulait apres qu'on l'eut delie, qu'on +l'aidat a se relever ou qu'on le changeat de place. Un de mes +ingenieurs assistait a la scene. + +- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on? + +Arsay repondait: + +- Rien, rien, c'est un petit incident qui se reglera plus tard. + +- Il faut vous sortir de la, insistait-on. + +- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre +service; je vous remercie, ne vous inquietez pas, je suis bien. + +Mais comme a ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient +de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant +un passage a travers le rassemblement; arrives a lui, ils se pencherent +charitablement et poserent encore quelques questions ainsi qu'il est +prevu au reglement. + +- Laissez-moi, repetait Arsay, avec hauteur; faites seulement +circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai. + +L'un des representants de la force essaya bien de se rendre a ce desir +de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour etre elu. Il tenta de +disperser la foule, mais il y avait bien pres de cinq cents personnes +et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collegue, +insista encore aupres d'Arsay en finissant par elever la voix. Mon +ingenieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine a +croire --, que Arsay retrouva devant ces dernieres sommations, son +ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes +qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularite +etait grande a ce moment precis, malheureusement on ne fait pas voter a +l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents +diagnostiquerent "la loufoquerie" et, resolus a emmener Arsay de force, +ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se debattit. Un curieux +preta main forte, tint les pieds. Une fois leve, Arsay refusa de faire +un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et +demanda a parler a la foule qui fit silence pour l'ecouter. + +- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis +victime pour la deuxieme fois d'un indigne abus de la force; ce matin, +c'etait evidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose a ce +que vous choisissiez librement votre representant... + +Cette partie du discours fit encore excellente impression. + +... Maintenant, continua Arsay, la force policiere... + +Les agents ne le laisserent pas dire un mot de plus: l'article de leur +reglement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police etant +l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un meme mouvement, ils +poserent chacun d'un cote leurs bras puissants sur les epaules de celui +qui etait devenu soudain dans leur esprit un delinquant et d'une meme +poussee le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux +hommes vetus de facon identique, dans la meme posture, ayant la meme +volonte, et jusqu'a la meme expression donnaient l'impression, comme +dans un ballet bien regle, d'etre un seul motif vivant d'ornementation. + +Alors aux yeux de cette foule tres apitoyee apparut une singuliere +vision et d'un seul coup tout le mystere fur revele, Les basques, le +pantalon, le calecon et la chemise d'Arsay avaient ete soigneusement +decoupes en un rond regulier qui mettait a nu l'anatomie du pauvre +candidat depuis le creux des reins jusqu'a une main environ au-dessus +de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire enorme, +formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arreter +jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans +cet instant au moins, perdre ce bel equilibre dont il avait le secret. +Des temoins m'ont raconte par la suite que la boue du trottoir, sur +lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un +peu rose des marques bien nettes. C'etait un peu comique, assurement. + +Derriere le groupe forme par Arsay et les deux agents qui filait +maintenant a toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en +courant. C'etait un cortege en delire, impressionnant par le nombre et +dont la tete etait un derriere, un malheureux derriere qui n'en pouvait +mais. + +Les hommes etaient reunis en une meme pensee, ils etaient nombreux, il +fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour +repondre a ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa +rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix +monta claire et grele dans le matin radieux: + + _Arsay j'ai vu + Arsay j'ai vu + Ton dos (1) + Arsay ton dos + Arsay ton dos + Je l'ai vu._ + + (1) Pour etre tres exact, je dois dire que le narrateur ne se +servit pas precisement de ce dernier mot; c'est par pudeur pour +nos lecteurs que je fais cette legere alteration historique. Les +inities n'auront pas de peine a retablir le texte dans sa +purete premiere. + +Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain +qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadences. Des +automobiles et deux tramways arretes battaient la mesure avec leurs +trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient. +Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au +contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siege, les +gens aux fenetres, les deux agents en tete, tous s'esclaffaient, et +meme la face d'Arsay, ou l'on voyait des larmes briller, se tordait en +un rictus etrange. + + _Arsay j'ai vu..._ + +Le chemin etait long. Dans une auto decouverte qui fut obligee de +s'arreter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son +fiance. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa +place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le +soir, devaient pouffer a l'unisson. + +La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriverent au +terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement eprouver une +amere joie a voir de loin paraitre la porte de cette singuliere +boutique aux vitres grillagees, a l'enseigne salie que personne ne se +preoccupait de rendre engageante et ou s'inscrivaient en lettres bleues: + + POSTE DE POLICE, CHAMPERRET. + +La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant +voir a la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derriere +lequel il allait se passer quelque chose. + +La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le +temps entonnait par moments son hymne: + + _Arsay j'ai vu..._ + +Et la chanson cruelle devait arriver a peine assourdie jusqu'au +malheureux, assis sur un bat-flanc, au milieu des agents qui riaient +encore de leur gorge bruyante. Peut-etre comprit-il qu'il etait arrive +au bout de son reve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annoncait si bien. + +Les sirenes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin +a ce supplice. Bientot il n'y eut plus dans la rue que la voix de +quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans +l'apres-midi, un fiacre ferme venait chercher Arsay devant le poste et +le ramener vers sa demeure. + +L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, etait +bien, comme l'avait pense Arsay, son contre-candidat, un certain +Maupied qui fut elu et qui devint ministre. Celui-ci effraye des +premiers succes de mon ancien camarade, avait imagine le petit +attentat: quatre hommes etaient venus cueillir Arsay comme il sortait +d'une soiree et l'avaient depose, les yeux bandes et le fond de culotte +decoupe, pres de l'endroit ou il fut trouve. + +L'affaire avait ete bien montee. Personne n'avait rien vu. + +La manoeuvre reussit pleinement; huit jours apres, Arsay etait battu a +plate couture: 24 voix contre 2724 a son concurrent le moins avantage. +Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le +refrain de la journee fatale. On ne devait plus l'entendre de +longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots resterent. +L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait +d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques +salons collet-monte ou l'on disait toujours: _Arsay ton chose_, +appellation qui n'etait guere moins desobligeante, au demeurant. + + (2) Meme remarque que precedemment. + +C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus +tard, je rencontrai le paurvre garcon, un soir, sur le perron de la +gare d'Orleans. Il avait change maintenant, ses habits me paraissaient +moins soignes et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette +assurance que si souvent je lui avais enviees. Nous allions dans la +meme direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en +abordant un sujet quelconque, tachai de lui faire parler de lui-meme. +Il y vint rapidement: + +- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il, +resigne, il n'y a rien a faire, c'est comme ca. + +- Comment, dis-je, rien a faire; ce qui t'est arrive est une blague, +une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te +laisses abattre... + +- Cette histoire, dit-il, a flanque ma vie par terre, tout simplement. +Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idees +commune a tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-meme, quand tu m'as +rencontre ce soir, est-ce a nos annees de college passees ensemble que +tu as pense? Jamais de la vie, tu as pense a mon affaire. Pour toi +(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne +t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_. + +Comme je me recriais, etouffant en moi-meme une invincible envie de +rire, il continua: + +- C'est naturel, et si cette histoire etait arrivee a toi au lieu de +moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme +toi: on n'est maitre ni de sa pensee, ni de son rire. Seulement si tu +avais ete dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment ete +qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour +tes produits. + +- Merci, fis-je. + +- Ah, repondit-il exalte, pour sur tu peux dire merci, parce que ton +bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour +moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais etre que depute et +c'est vrai. + +Quand j'ai ete blackboule, quand j'ai vu se rompre mes esperances +matrimoniales, j'ai essaye de me ressaisir, de me reprendre. + +J'ai travaille, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant, +je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes etouffant des rires +de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les +cotes sur leurs chaises pour me regarder, comme une bete a voir; +ceux-la ne savaient pas, on les avait renseignes. Je suis entre dans +un journal; a la redaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je +persistais, j'ecrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le +debut, je ne signais pas comme les commencants; seulement les articles +qu'on ne signe pas, ne profitent qu'a la direction, tu t'en rends +compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout +de ma copie. L'effet fut radical: le redacteur en chef vint lui-meme +dans ma salle pour me demander "si je n'etais pas fou". Je changeais +de maison, je recommencais avec patience, avec courage et quand vint +l'heure de la signature, c'etait je m'en souviens, un article sur le +commerce exterieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_; +cela dura quelques jours; puis un confrere obligeant de mon ancienne +redaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit echo; je le +sais par coeur. + +"Notre excellent confrere qui signe modestement Lancret des articles si +remarques ne fut pas toujours -- c'etait contre son gre, il est vrai -- +aussi modeste". C'etait signe: _Tournedos_. + +Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent +inapercues, toi? Eh bien, deux jours apres, toute la ville m'appelait +Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage +augmenter a cause de moi, et pour cette raison me fichait +ostensiblement a la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon +vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai +recu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de +jouer du hautbois sur la scene? Si je te disais encore, qu'il y a deux +mois, c'est-a-dire trois ans et demi apres l'incident, une vieille dame +du Texas, que je ne connaissais pas, est montee chez moi, dans mon +appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais +je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est +naturel... + +Et il sanglota. + +Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique desagreable que +j'eprouvais en ecoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la +racontait, j'avais a la fois des envies de rire et je sentais toute +l'inconvenance qu'il y avait a rire, je comprenais qu'Arsay s'en +rendait compte et que c'etait toujours ainsi quand il parlait de lui. +J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur +particuliere. Je pensais au Palais Royal ou, pour un louis, les gens +ont le droit de rire et ou ils en usent si peu. + +- Pauvre ami, fis-je la gorge serree. + +J'essayais de detourner la conversation, c'etait difficile, il y +revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon +voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la +main, en lui distant: + +- Bonne chance. + +Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent +frappes a mort. + +Quelques annees passerent encore, quand j'appris, un beau jour, +qu'Arsay etait entre au Parlement. Je m'en rejouis pour lui, je le +croyais definitivement sorti d'affaires. Il representait a la Chambre +la Guadeloupe. Comment s'etait fait son election? Tres simplement. +Maupied, son contre-candidat de Levallois, etait devenu Ministre des +Colonies. Quelqu'un lui avait raconte les suites tragiques de l'acte +auquel il devait la premiere et partant la plus difficile de ses +victoires politiques; il avait du eprouver quelques remords de sa +mauvaise plaisanterie: l'homme n'etant jamais mechant que lorsqu'il a +faim. Alors le secretaire d'Etat avait "conseille" a ses services de +la Guadeloupe, l'election d'Arsay. On est fixe sur la valeur de ces +conseils: Arsay fut elu contre deux candidats negres a une massive +majorite. Son election prit la valeur d'un symbole car elle demontrait +clairement la superiorite de la race blanche, a la lumiere du jeu de +nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du +Cabinet, Arsay fut valide sans debats, fait qui aurait prouve, s'il en +etait besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos +representants elus, est peu fonde. + +Bref, maintenant Arsay etait depute pour de bon. Peu importe de savoir +qui il representait. En vertu de l'egalite souveraine, il etait elu du +peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne +s'opposait a ce que sa carriere ne devint tout aussi brillante et tout +aussi feconde que si huit ans avant, il avait ete elu, dans une Chambre +precedente, depute de Levallois. + +Ah, pensais-je, voila enfin ce pauvre garcon reparti sur sa voie. Je +le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement, +arrivant a se faufiler a travers les groupes et les ronds avec ce don +special qu'il avait de nature; et se specialisant petit a petit, dans +quelques questions non contestees; ainsi il devait fatalement parvenir +a dissocier par une autre association d'idees, son nom du souvenir de +son ancienne celebrite. + +Pendant un certain temps, les choses allerent bien ainsi que je les +avais supposees. Comme il convient a un nouveau parlementaire. Arsay +ne prenait pas la parole aux seances, se contentant de temps en temps +de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui +etait loisible ensuite de developper a son aise en corrigeant les +epreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien a redire et comme je +l'avais pense, les indigenes de la Guadeloupe -- qui ne lisent +d'ailleurs pas l'Officiel -- etaient tres satisfaits. Arsay s'etait +fait inscrire a plusieurs commissions dont personne ne voulait, a celle +de la prophylaxie contre la rage, a celle de l'etude du regime des +pluies, notamment, pour lesquelles son egale incompetence le designait +particulierement. Bref, si Arsay n'avait ete imprudent et s'il n'avait +pas voulu aborder la tribune avant que son inocuite ne fut dument +etablie, il aurait fait une tres honorable carriere. + +Quelle idee saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'etait dans +une discussion d'interet general interessant tout specialement sa +circonscription. La Chambre devait statuer sur le reglement des +compagnies maritimes. Arsay s'etait fait inscrire; il avait murement +travaille son discours et entendait demontrer a la Chambre la necessite +vitale pour la Metropole, d'avoir des lignes de navigation regulieres +pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette +question bien simple aurait du se discuter dans un calme academique. +Singuliere erreur! La Legislation reglementant des compagnies +quelconques, et des compagnies de navigation particulierement, ne va +jamais sans debats passionnes; en effet, il y a toujours dans les +Assemblees les representants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne +veulent pas voir s'imposer une obligation supplementaire qui pourrait +dasn l'espece, les forcer a desservir des ports immediatements peu +rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la +socialisation de tous les services susceptibles d'etre rendus par les +compagnies; ceux-la ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un +monopole meme si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des +pertes, en telle sorte que socialistes et representants des compagnies +sont toujours d'accord en pareille matiere contre le reste de la +representation nationale qui pourrait etre tente de penser aux interets +de la Nation. + +Ah! ce fut une seance memorable. Apres l'audition de divers orateurs, +vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager a fond, +Arsay monta a la tribune un gros dossier sous le bras. Il etait tres +calme en apparence, peut-etre au fond de lui-meme, etait-il emu d'abord +parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et +ensuite a cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses +auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se +demander, en proie a un noir pressentiment, si quelque suppot des +compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son expose par +un facheux rappel. + +Une jeune femme amie assistait a la seance et me l'a racontee. Arsay +commenca d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette +belle voix que nous lui avions connue au college, quand de son brio, il +eblouissait nos maitres. L'assemblee qui savait avoir affaire a un +novice convaincu, ignorant les tours de baton et pouvant introduire un +peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, ecoutait avec attention. +L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu a +peu la griffe de l'emotion qui le serrait au cou se relachait: la voix +devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif. +Quelques applaudissements partirent meme du centre gauche. Apres +l'expose, Arsay entra alors carrement dans le vif de la discussion et +posa le probleme sans ambages, dans son vrai jour. Immediatement +l'opposition droite et gauche reunie donna, mais c'etaient des +interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et +assez imprecis pour ne pas appeler de repliques. Arsay trouva, dans +ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'etait-ce pas ainsi +qu'etaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il +continua a devider son argumentation qui etait forte, plusieurs en ont +temoigne. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un veritable succes: il +s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment +l'interet des compagnies meme se conciliait avec le regleent qu'il lui +semblait devoir etre impose; il disait que le pavillon creait le +debouche, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement +a partie. + +- C'est en raison de ces benefices futurs, disait l'interrupteur, qui +sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la necessite de +faire un cadeau a des compagnies privees. Nous avons trop vu ces +agissements jusqu'ici. + +Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour repliquer a cette +interruption, posa lui-meme une interrogation. + +- Qu'avez-vous vu? + +Des bancs de la droite moderee, une voix rogue partit, qui repondit: + +- Ton dos. (3) + +Oh, legerete des corps legislatifs! La Chambre se vengeait-elle de +l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposee? On +ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un +eclat de rire general et fou qui prit non seulement les opposants, mais +les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'a l'elegant president; ce +dernier, par principe, faisait semblant de se facher, mais sa sonnette +mechante, mollement agitee, vibrait de petites notes comiques et +complices, faisant penser a une vieille fille qui se retient devant une +inconvenance. Toute la salle trepignait et le rire durait, repartant +par saccade devant la mimique variee d'Arsay. Tantot il montrait le +poing aux travees d'extreme gauche, en vociferant comme M. Jaures, des +mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantot il +restait calme, adosse au bureau du president dans cette pose qui etait +familiere a M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement +Arsay passait brusquement de l'une a l'autre de ces attitudes, comme +s'il n'eut pas eu le controle de ses actes, et ces transitions +amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence du a des rates +trop dilatees, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le +president se penchant au-dessus de son pupitre disait: + +- Parlez, mais parlez donc. + + (3) Toujours meme remarque que precedemment. + +Arsay ne parlait pas, mais restait a la tribune tout de meme. Ce ne +fut qu'a une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serree +ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des +syllabes huilees: + +- Ah gueu... que... sue... + +Le fou rire recommenca. + +Alors on vit Arsay en proie a une fureur singuliere, dechirer et jeter +en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la +direction du president du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine +de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop legers pour +l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tete des stenographes. + Arsay dechirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne +s'arretait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle, +mais soudain, il se reprit et se mit a rire lui aussi, d'un rire +etrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblee +croyant qu'il allait sortir un document a scandale, fit silence: alors +avec une dexterite de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se +deculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que +les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux +representants librement elus de la France, au gouvernement responsable +et competent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du +monde, a ces braves generaux que l'ingenieuse abomination de nos +adversaires surprit mais n'ebranla pas, a cette grande presse integre +qui fait l'honneur de notre pays, a cette elite du public international +si parisien et de toutes les elegances, Arsay montra ce qu'on l'avait +jadis force a faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baisse +la tete, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit +plus que ce qu'il voulait. C'etait sur le plateau en son milieu, comme +un disque rouge qui faisait penser au crepuscule d'un petit soir ou +encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime +expiant les peches que le Parlement n'avait jamais commis. + +La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq +Cents. Je sais bien que sur son grand cote qui fait face a la salle, +un bas-relief en marbre blanc, represente deux femmes dont l'une ecrit +et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allegorie +symbolique est la certainement pour rappeler aux deputes qui seraient +tentes d'ecouter la fragilite de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou +sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que +malheureusement, les deputes qui sont a la tribune, ne voyant pas +l'allegorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de meme, +que de grandes paroles, que de discours feconds sont tombes du haut de +ces marches. Quand on pense que de cette relique venerable, a juste +titre consideree comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout +cet appareil de justice et de droit, ces grandes reformes +bienfaisantes, ces conceptions geantes de notre politique etrangere, +ces plans sublimes et desinteresses de notre action coloniale, ce petit +arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en +un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste +scandalise, a se dire qu'un instant, meme un seul instant, la partie la +plus vile d'un individu la dominat. + +Arsay etait devenu completement fou. + +On l'a enferme a Bicetre ou le calecon de force lui fut passe, parce +que dans sa demence, le pauvre homme prend tout le monde pour des +parlementaires et veut a chaque instant recommencer. + +Quand le medecin-chef fait visiter a un personnage de marque, son +etablissement, il ne manque jamais de s'arreter devant le pauvre malade +et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas: + +- C'est un ancien depute. + +_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_ + +- Dire tout de meme que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay +aurait pu etre ministre et meme President du Conseil. + + + + + +La Saisie. + + + + +Nous avons ete etudiants ensemble. Apres quinze ans ou plus, nous nous +etions rencontres, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de +Lyon, attendant le meme train et essayant de dechiffrer, sur une +ardoise plaquee au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante +consentait a nous prevenir: + + +RETARDS ANNONCES +TRAIN VENANT DE MARSEILLE +3.h.22 + + +- C'est gai, dis-je. + +- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir! + +Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec +un de ces emotions particulieres qui sont l'apanage des gens ayant eu +des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer a +notre egoisme, des inquietudes, au moins legeres. Je les ressentais, +en verite: je me disais en moi-meme: "Il aura 3 h.22 pour me raconter +ses deconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a +cesse de nous envier, cependant qu'a haute voix je remarquais: + +- Le hasard fait bien les choses. + +- Quelquefois, repondit-il, assez tristement. + +Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait +paru fameusement change; je me rappelais sa folle gaiete d'autrefois, +son imagination ardente, jamais a court d'une farce inedite. C'etait +un sujet brillant que ses camarades d'ecole croyaient appele au plus +haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut +a peu pres de mon age: les environs de quarante. Son visage avait un +certain air resigne qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait +dit materiellement assez a son aise; il avait des vetements +quelconques, des gants et une pelisse qui sans etre opulente, etait +parfaitement honorable. Le cadre etait navrant: dix heures du soir, +une de ces nuits froides, mouillees et tristes, dont les gares ont le +secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumiere crue +tombait des globes electriques qui se balancaient doucement en l'air; +on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en +attendant avaient des figures longues et ennuyees. + +Je proposai: + +- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au cafe. + +Il accepta. + +De l'autre cote de la rue, dans la brasserie, l'atmosphere etait plus +sympathique. Il faisait chaud. Une buee enveloppait les consommateurs +autour des tables. A part quelques isoles, devant un bock -- qu'ils +durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes a boire --, dans +l'ensemble, c'etait un public de petits employes et de petits +fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les +plaisanteries et les chiffres classiques a ces jeux, faisaient comme un +accompagnement en sourdine au solo des garcons qui clamaient les +commandes: + +- Deux menthes a l'eau... un cafe nature... quatre turins grenadine. + +Nous etions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin +tranquille. A cote de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne +savais pas trop quoi dire a cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en +sortir j'evoquais le passe: + +- Tu te rappelles le Vachette, le Pantheon... Comme c'est loin! + +- Loin de toi, peut-etre, dit-il; certains jours, il me semble que +c'est hier. + +Je ne comprenais pas bien pourquoi ces details etaient plus pres de lui +que de moi; pourtant quelque chose m'empechait de demander des +explications. Je sautais a une autre idee. + +- Qu'est-ce que tu fais? + +- Je suis medecin, repondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculte, +ce n'est pas comme vous apres l'Ecole de Droit, qui devenez juges, +financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me +suis installe dans le troisieme, rue Beranger. Ca ne te dit rien, +n'est-ce pas. + +- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet. + +- C'est pres de la place de la Republique, reprit-il, derriere le +Theatre Dejazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une +clientele un peu speciale, differente de celle qui habite au Bois de +Boulogne; celle-la est reservee aux patrons. Je me suis fait a la +mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition. + +-Mais je croyais, dis-je, qu'apres ton internat, tu preparais justement +les hopitaux. + +- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le +temps et les moyens de se preparer et d'attendre... Je me suis marie +tres jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'etais marie? + +Je fis signe que non. + +- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au +train. Elle me ramene mon fils qui etait a Dijon, aupres de mon +beau-pere. Je leur ai achete une petite bicoque, par la-bas, c'est +leur pays. + +Il parlait sur un ton pose et calme, cependant on aurait dit qu'il +avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empechait encore +d'intervenir. + +Il reprit: + +- J'ai epouse Loute. + +Ce prenom ne me disait plus rien, mais apres quelques precisions je +revis bientot la figure brune et la tournure gracile d'une de nos +camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois +bien; et nous etions meme un certain nombre qui l'avions connue tout a +fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guere +qu'aux bords de nos tables et qu'elle etait petite, vive, gamine et +douce toujours. Ah certainement! il me semblait meme que j'entendais +encore le pepiement de son rire. Elle avait l'air d'etre si ingenument +ce qu'elle etait. Si elle etait arrivee a se faire epouser, celle-la, +il fallait tirer l'echelle! + +J'etais decide a ne rien laisser voir de ma surprise; tout de meme +quelque chose dut le frapper en mon expression meme. Il enleva son +lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux. + +- C'etait une bien bonne fille, dis-je peut-etre un peu trop simplement. + +- Oui, mais tu penses que c'etait tout de meme une fille, repliqua-t-il. + +- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as epousee, tu sais +donc mieux que personne ce qu'elle vaut. + +Cette consideration ne le consolait pas. Un petit silence penible se +fit. Pour dire quelque chose, je remarque: + +- Elle etait bien jolie! + +Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se levres tristes +un pauvre sourire, il me dit: + +- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne epouse et une bonne mere, +je te l'assure. + +- Et bien alors, fis-je. + +- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce +temps-la que je rencontre; je ne les ai plus recherches, tu comprends. +Ce fut un tel changement. Les commencements ont ete difficiles. Ma +famille s'est eloignee de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu +d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans +notre metier... les courses a pied dans la pluie, les etages, les +veillees, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que +de donner des lecons. Les professeurs ont, du moins, des engagements +reguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous +allons, en passant, obliges de representer, bien que nous soyons +miserables nous-memes, et toujours aupres d'autres miseres. Quand on a +une femme a la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous repete +sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils +etaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maitres +surtout... Heureusement, petit a petit, les choses s'arrangent, +materiellement du moins: c'est une consolation enorme, surtout qu'on se +souvient des debuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espece de +decalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu +m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marie? + +Je fis signe que oui. + +Il hocha la tete comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit: + +- Tu n'as pas idee comment s'est fait mon mariage. Une de ces +histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras a +combien peu tiennent nos destinees. + +J'etais venu a Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une +place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande +carriere medicale, c'est une etape necessaire. J'avais quitte les +miens en pleines vacances de Noel. Toute la journee, je m'etais fait +ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils etaient +alors mes amis. Mes exposes n'avaient pas ete trop mauvais. Dans +l'ensemble, j'etais assez satisfait. Apres les efforts de la journee, +je me sentais un besoin terrible de me detendre. Note que j'etais en +possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les etrennes que +j'avais recues. Ces circonstances reunies m'incitaient a faire la +fete. Comme il n'y avait pas, a cette epoque de l'annee, le moindre +camarade au quartier, je resolus de me chercher une compagne. + +Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Pantheon et j'apercus +Loute. Elle etait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa +serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchee sur un +tabouret, la tete appuyee sur son bras, sucait melancoliquement la +paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes +intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous +fumes diner dans un restaurant voisin et je fis deboucher quelques +bouteilles de vins choisis. J'etais tres en forme et elle aussi. Du +moins, je l'ai cru, ce jour-la: depuis, -- parce que j'ai souvent +rumine cette scene -- il m'a bien semble que Loute n'etait pas tout a +fait comme a son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais +etait-ce force de caractere ou insouciance ou bien habitude de sa part, +ou bien seulement defaut de comprehension de la mienne; je ne m'apercus +de rien. Apres le diner, nous avions ete a Bullier, presque desert ce +soir-la et nous avions fini la nuit a Montmartre. Je crois que c'est +la derniere nuit que je me sois amuse. Il y a des gens pour lesquels +les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est +brusquement modifiee a cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un +angle vif; comme un carrefour. + +Le lendemain matin, j'etais chez Loute. Nous aurions pu faire la +grasse matinee, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure, +elle s'etait levee. Je la vois encore, en jupon et en sandale, +trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat. + +Cet appartement -- nous le connaissions tous -- etait au Boulevard +St-Michel, derriere le Luxembourg, un peu apres l'Ecole des Mines, une +maison d'angle au deuxieme. Le mobilier et la decoration etaient de +Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur +une marche de laque noire, la psyche empire. Tu vois? + +- Pas du tout, dis-je avec conviction. En realite je voyais tres bien. + +Mais il insista: + +- Tu as oublie le salon bleu au tapis a carreaux qui etait separe de la +salle a manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et +le jet d'eau sur la cheminee du salon?... Enfin, je me les rappelle +bien. Cet appartement etait la joie et l'orgueil de Loute. Il lui +avait ete offert par un Roumain qui, ses etudes terminees, etait +reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer +pour elle l'ere des garnis. Elle le soignait meticuleusement, le +nettoyait et le parait toute la journee. A tous venants, elle en +vantait l'originalite et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, a +lire ou a raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu +compte ce jour-la, cet appartement etait sa seule joie. + +J'etais couche tranquillement en train de boire le chocolat brulant +qu'elle m'avait prepare; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle +etait assise, sa tasse sur les genoux, pres de la fenetre, regardant le +boulevard; je la voyais un peu de profil et m'apercus que des larmes +tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers +elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais: + +- "Qu'est-ce que tu as?" + +D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai +appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle, +puis comme j'etais le plus fort et que j'insistais, elle me repondit +comme un gosse: + +- "Du chagrin". + +J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir +un petit secretaire chinois qui etait pres d'elle et, pour toute +reponse, me tendit un papier. C'etait un commandement d'huissier. Je +mis un bon moment a le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont +ecrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de +jugement et je compris a travers tout ce fatras que Loute n'avait pas +paye son loyer depuis neuf mois et qu'a la requete de son proprietaire, +auquel s'etaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir +meubles et les faire vendre aux encheres. Le commandement etait date +de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais: + +- "Ils vont te saisir?" + +Mais Loute, tranquille devant cette eventualite, me repondit: + +- Tout de meme pas jusque-la, j'ai ecrit hier au proprietaire pour lui +demander encore un delai... seulement, c'est ennuyeux". + +J'etais moins rassure qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait +une partie de mes inquietudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de +te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme etait beaucoup +pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-etre pas grand chose +pour un proprietaire parisien. Cependant par precaution, a la pensee +de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord +l'idee de telegraphier a ma famille une invention quelconque. Mais je +reflechis que la reponse en admettant meme que la fable soit crue, +n'arriverait jamais a temps et la procedure suivait son cours. Je +pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et reunir +le magot, mais c'etait les vacances et je ne voyais pas chez qui +frapper. Devant cette impossibilite d'agir, je finis par me persuader +que Loute avait raison; il n'y avait peut-etre dans tout le pathos de +cette feuille qu'une manoeuvre destinee a effrayer une petite fille. +En fin de compte, si contrairement a nos previsions, l'inevitable +arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais a la hate +et comme tu penses, une fois pret, je ne m'en allais pas. + +Naturellement le charme etait rompu. J'essayais de la distraire en lui +racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'etant guere +divertissant pour elle. Mais je ne devais plus etre en forme: cette +fois le vin n'operait plus, mes histoires ne la deridaient pas. La +conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au +danger, revenait a la fenetre, comme pour se donner une contenance. Je +tentais un moment de me moquer legerement de son mobilier, de lui dire +que cette decoration etait danubienne et bonne pour un certain temps, +mais qu'elle devait forcement lasser a la longue. L'expression de ce +jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce +sujet, n'aurait d'autres effets que de lui demontrer mon mauvais gout. + +Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un +cri de douleur, le cri d'une bete frappee a mort. + +C'etait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitie charrette, +moitie camion, s'avancait lentement. + +- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de demenagement ne peut plus +passer sous tes fenetres..." + +Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur +le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrives devant +notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture +vint docilement se ranger sous nos fenetres memes. Quatre bonshommes +en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffe d'un +casque a meche; je ne l'oublierai de ma vie. + +Et bien, vois-tu, je n'ai jamais ete condamne a mort, mais j'imagine +que la vue du fourgon qui doit vous mener a la guillotine doit vous +faire ressentir quelque chose d'analogue a ce que je ressentais alors. +Quelques minutes d'angoisse se passerent; le temps aux hommes de monter +l'escalier. Loute pale ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement +nerveux agiter son maxillaire inferieur. Le timbre retentit. Le +premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme +je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible +l'inutilite de cette resistance, elle me demanda d'aller ouvrir +moi-meme. Ils entrerent. Il y avait la concierge, l'huissier, les +deux temoins et derriere eux le choeur des demenageurs qui avaient +l'air de figurants. L'huissier se presenta, il devait "parler a la +personne". + +- "Elle est tres emue, dis-je, si vous voulez me faire votre +communication..." + +Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-meme sa signification au +debiteur. + +- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la maniere. + Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se +tirer." + +C'etait un grand garcon, assez jeune et se sachant beau. Ses vetements +etaient d'une elegance fripee, mais recherchee tout de meme. L'eau +coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour +le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-etre. Ce tabellion +m'agacait. + +- "Vous vous souciez des gages des creanciers, me dit-il, avec une +suave ironie... c'est bien." + +Il etait le plus fort, je n'avais rien a dire. Je le precedais chez +Loute. + +Elle le recut debout, appuyee contre le mur et ecouta sans broncher son +petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait +l'habitude; il recitait une lecon qu'il avait du placer bien des fois, +dans des circonstances identiques et ou alternaient savamment les mots +de la procedure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y +en avait d'une mechancete cruelle et d'une cuisante impertinence. Il +disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou +de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos +meubles a l'hotel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tete +comme un coupable, sans arriver a comprendre cependant la faute que +j'avais commise. J'aurais donne toute ma fortune pour pouvoir jeter a +la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait. + +- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous +prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est necessaire, +c'est-a-dire votre lit, vos couvertures, draps, edredons, etc., les +habits dont vous etes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre +sur vous tous les vetements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire +que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale +que le souvenir, par vous y attache, vous resteront". + +Loute n'avait pas repondu, comme il fallait donner des ordres pour +l'enlevement, elle parla. Elle etait bleme et sa gorge etait si +contractee que le son de sa voix en etait change et les mots qu'elle +disait semblaient etre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore +a ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier. + +- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tres calmement; je me suis +arrangee avec le proprietaire, auquel j'ai ecrit hier." + +Et ce fut dit avec une telle autorite que l'huissier lui-meme en fut +trouble; un instant il hesita. Mais son trouble ne dura pas, il la +pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit +soudain compte, d'un coup elle tomba a genoux aux pieds de l'homme, les +mains crispees au pan de sa jaquette. + +- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je +vous le promets, je vous le jure." + +Je m'etais trompe, l'huissier n'etait peut-etre pas mechant au fond; il +la releva gentiment en disant: + +"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne +fais qu'obeir. Soyez sage, on tachera de vous laisser pas mal de +choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme +les autres, vous verrez." + +Il la fit s'asseoir, cependant que discretement, du coin de l'oeil, il +disait a l'equipe des demenageurs: "Commencez". + +Ils s'attaquerent a l'autre piece d'abord. L'huissier me fit signe de +rester aupres d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire +de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-la la reflexion +que les hommes ne sont pas tout de meme si mechants qu'ils le disent. +Chez tous, meme les plus sots, et meme chez ceux qui font la plus +vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur. + +Pendant ce temps, Loute s'etait assise sur la marche basse qui +supportait son lit; la tete dans ses bras, le visage sur les +couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement a petits coups. +Elle poussait de petites plaintes regulieres, monotones comme des cris +d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arreter jamais. Je restais +debout pres d'elle, desempare, ne sachant que lui repeter sur tous les +tons: + +- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus." + +Mes paroles n'avaient aucun effet; malgre tous mes efforts, je sentais +qu'au milieu de l'hostilite qui l'accablait, j'etais pour elle un +etranger, un spectateur qui ne participait en rien a l'affaire. Cette +sensation m'etait desagreable: la malheureuse souffrait tellement. + +Derriere la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se +heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des +etoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'a nous, et Loute avait toujours +son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit a peine une fois, en +entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en +retirer a la vente? + +Quand tout fut emballe et descendu de ce qui avait ete l'appartement, +sauf la chambre ou nous etions, l'huissier tapa a la porte et me dit a +voix basse d'emmener "la debitrice" pour qu'il puisse demenager cette +piece aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon. + +En le voyant, elle tomba en arriere dans mes bras. La piece etait nue, +videe; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de +l'ancienne decoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtes, +demeuraient, pour temoigner du passe; mais ils paraissaient sales, avec +leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit +l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas +d'objets heteroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des +cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des +lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un +petit amour bouffi, en pate tendre et un gros bocal a confiture vide +dans lequel l'huissier avait eu la delicate attention de mettre l'eau +et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait a Loute, comme +lui resterent son lit et sa toilette et aussi, grace a la bonte du +saisissant, presque tous ses vetements: c'etait tout ce que la loi, +dans sa mansuetude, permettait de laisser a une pauvre petite fille qui +n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles. +L'appartement etait "a l'ordonnance" comme on dit dans ce metier, il +n'y avait plus rien a saisir. Quelle sale journee ce fut, mon pauvre +ami. + +Loute s'etait pourtant calmee un peu. Dans un effort de volonte, elle +avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'etait deja plus +le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit: + +- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir." + +Cette injustice me frappa, parce qu'apres tout si je n'avais +materiellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais +souffert avec elle; j'estimais meriter tout autre chose que ce +singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idee de prendre mon +chapeau et de partir, mais je pensais bientot, qu'agir ainsi c'etait +vraiment lui donner raison, c'etait augmenter son chagrin, prendre +parti contre elle, la depouiller davantage, si c'etait possible, en lui +prenant mon amitie et en me mettant en quelque sorte a la suite sur la +liste des creanciers poursuivants. Je ne le voulus pas. + +- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je +ne te laisserai pas dans cette maison desolee; tu viendras habiter chez +moi." + +En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air +de ses mains comme pour ecarter le voile d'un reve; elle vint vers moi +pour me faire repeter. + +- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit? + +Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda: + +- "Jusqu'a quand?" + +Je lui repondis: + +-"Tant que tu voudras." + +Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tete sur mon epaule et +pleura de nouveau, mais ce n'etait plus les memes larmes. Je sentis +que quelque chose d'immense s'etait passe en elle; ces mots l'avaient +guerie de la plus grande douleur de l'humanite: l'isolement du coeur. + +Pendant cette scene, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux +etaient dilates: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour +mieux comprendre l'impossible realite. Inconsciemment, de temps en +temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon epaule pour +mieux se rendre compte de la solidite de son appui. + +Quant a moi, je puis te le dire, j'etais gene un peu de l'immensite de +cette reconnaissance, j'etais effraye et pourtant j'etais un peu fier, +au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais +j'etais fier tout de meme. + +En realite, c'est dans cette minute que je me suis marie avec elle. Je +ne m'en suis apercu qu'apres, mais je me suis bien rendu compte que +c'etait a ce moment-la. Peut-etre on me dira que ce ne fut pas de mon +plein consentement et que je me fixais, en moi-meme, un temps limite, +que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de +nos actes n'est absolu. Je me suis marie ce jour-la parce qu'alors +elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusee et parce +que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet +equilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on +appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure +que, si invraisemblable que cela puisse te paraitre, elle devint dans +un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien +appartement de son coeur. + +Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissames +ou elles etaient au milieu de la piece pour les reprendre le lendemain, +n'emmenant avec nous que le bocal ou clapotaient les poissons rouges. +Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous +parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant +probablement chacun a des choses bien differentes, mais unis tout de +meme. En entrant dans mon appartement, elle etait avec moi comme si +elle venait de me connaitre, grave, prevenante et effarouchee, +intimidee aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je +voyais qu'elle se preoccupait deja de leur trouver une place qui ne me +gena pas, mais qui soit cependant ordonnee et definitive. Le soir, +pour la distraire, je voulus l'emmener diner dans une brasserie; elle +s'y refusa absolument, estimant qu'il etait inutile de faire des +depenses exagerees. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de +marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me repondit +lointaine: + +- "Le bonheur laisse toujours et n'importe ou un bon souvenir." + +En effet, c'etait peut-etre son bonheur. + +Elle m'emmena, derriere Cluny, dans une petite cremerie, deserte a +cette heure; et nous mangeames simplement, en face l'un de l'autre, sur +une petite table a toile ciree. Pendant le diner, elle me demanda si +je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient a y +habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passe, bien qu'elle me +donnat pour ce changement d'autres raisons; elle disait: + +- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait +a la maison, c'est meilleur marche. C'est plus sain d'ailleurs." + +Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de +jours apres, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de +la Republique que je n'ai plus quitte depuis. + +Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retire du milieu des +camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller a la Faculte et +j'en revenais sitot apres le cours ou l'hopital. Je continuais mes +etudes au debut comme par le passe, mais aux grandes vacances, la +question s'est posee. Je tentais d'abord de raconter des contes a ma +famille; je disais que je remplacais mes maitres. Mais a la longue, il +a bien fallu qu'on sache. Apres plusieurs sommations, mon pere m'a +ecrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il +ne me donnerait plus d'argent, qu'il me desheriterait. Mon frere et ma +belle-soeur m'ont tourne le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps, +on m'a ecrit qu'on consentait a me recevoir, mais sans elle, et entre +temps, j'avais connu avec Loute la misere, -- tu ne peux pas savoir +comme ca nous a unis. J'avais du pour vivre abandonner les concours, +bacler ma these et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'etais marie. +Il y a des histoires qu'on ne recommence pas. + +Certainement etre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que +tu ne le crois meme, parce que si je suis coupe d'avec les miens, +d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des +habitudes de pensee, d'education et de vie analogues a celles que +j'avais moi-meme et dans lesquelles j'avais ete eleve -- on ne s'adapte +jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous +heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours ete, on n'en sera +jamais tout a fait. Depuis la facon de mettre sa serviette a table, +jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'a ces idees toutes faites et +stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous +vivons, jusqu'aux sujets les plus serieux: il y a tout un monde qu'on +ne franchit pas... a moins qu'on mette plus d'une vie a le traverser. + +(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.) + +- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose, +l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La +carapace qui semble se solidifier entre les moities de monde qu'on a +quitte chacun de son cote, finit par etre si epaisse qu'on s'en trouve +tous les deux isoles comme dans une cellule; les bruits de l'exterieur +n'arrivent meme plus, alors on passe tout son temps a se regarder, a se +decouvrir. On ne connait plus personne, jamais je ne m'en suis rendu +aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir +evoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumieres, +peut-etre une reception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre +chose: nous sommes partis une apres-midi -- il pleuvait -- a pied sous +le meme parapluie, la marie n'etait pas loin. Nous avons attendu notre +tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils +etaient tous du peuple de Paris, rien d'elegant, je t'assure, mais eux, +du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous +appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos temoins, fit-il". + +- "Je pensais, repondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me +rendre service, vous, par exemple?" + +Il m'expliqua qu'il etait fonctionnaire et qu'a ce titre, les +reglements le lui interdisaient. Sur ma priere, il demanda aux temoins +du mariage suivant -- la fiancee avait un ulcere affreux au visage -- +de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais. + +- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents +n'ont pas pu venir..." + +Pauvre brave homme! Ce fut vite bacle. L'adjoint nous lut le texte +indispensable, du meme air qu'il nous aurait dresse une contravention; +nous avons dit "oui" sans emotion et cinq minutes apres nous etions +dans la rue, a nous garer des tramways et des automobiles. Loute etait +pressee de rentrer a cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te +dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulument la vie au sein de sa +maman, je n'ai pas eu d'etranges et douloureuses pensees; mais je me +suis dit qu'il avait raison quand meme le petit; la vie valait d'etre +vecue puisque je voyais ce spectacle qui etait du bonheur tout de meme. + Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de +sciences, un chimiste de preference, de facon qu'il ait le moins +possible affaire avec les hommes. C'est trop complique et c'est trop +dur. J'espere qu'il m'ecoutera. + +Nous avions quitte le cafe depuis un moment. Nous sommes de nouveau +dans le hall de la gare, quand enfin a l'autre bout du trottoir +brillent les feux de la locomotive, il me dit: + +- Pourquoi t'ai-je raconte tout cela? + + +Peu apres, je vois a l'une des portieres d'un wagon de seconde, une +tete de femme qu'il me semble avoir deja vue. Elle apercoit mon ami et +lui fait un geste calin de la main. Comme je suis venu attendre mon +frere, je le cherche et finis par le rejoindre. + +En sortant, dans la lumiere blafarde, je vois, pas tres loin de moi, le +Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se +dirigent vers la barriere. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus +l'idee d'aller les saluer, mais je me dis: apres tout, qu'est-ce que je +leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de meme, s'ils me +demandaient d'aller les voir: je n'ai pas epouse une fille de +brasserie, moi! + + + + + +Boum. + + +I. + + +Boum avait huit ans. Sa vie s'annoncait des plus heureuses. Il avait +une maman toute jeune, tres bonne et tres gaie. Son papa, ancien +officier de cavalerie, etait un peu severe, mais sevissait peu au +demeurant; Boum etant toujours content, avait pris l'habitude d'etre +sage, c'est un etat qui comporte de grosses simplifications. Comble de +toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hotel de +la rue Pergolese, non loin du Bois de Boulogne. Une debonnaire +"nursing governess" etait preposee a ses soins minutieux dans lesquels +le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait +des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise +representant une chasse a courre avec des cavaliers, des dames, des +chevaux et des chiens; deux fenetres y donnaient toujours ce qu'il y +avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliques -- de +ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en +encombraient les tables et le parquet. Boum etait robuste et grand +pour son age. Mais tout ceci reuni ne comptait pas en comparaison de +deux dons qu'il avait recus de la nature, et qui n'avaient pas de prix. + +D'abord Boum etait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la +bienveillance de tous et une grande popularite. Sur le chemin qui +menait de sa maison au Bois, il etait connu; les concierges et les +boutiquieres l'interpellaient a son passage: + +- Vous allez vous promener, Monsieur Boum. + +Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure +ronde et repondait a tous, dans un sourire qui augmentait encore les +sympathies: + +- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis. + +Parmi la gent enfantine, il tronait mais si incontestablement, qu'il +pouvait troner modestement, avantage considerable si l'on songe +qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de troner. + +Le deuxieme de ses dons etait une tante. Elle s'appelait: Tante Line. +Boum estimait qu'elle etait ce qu'il y avait de plus joli au monde et +beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les +cils tres longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit +nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui etaient +du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs a force d'etre +blonds, un cou tres long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait +beaucoup de sports et qui est toujours vetu d'une ultra elegante +simplicite; le tout monte sur deux petits pieds qui paraissaient +ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi etait Tante Line. + Comme son neveu, elle etait vive, toujours decidee, douce et heureuse +de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les +sympathies; toujours son passage declanchait immanquablement des +interruptions et un silence sur la nature duquel, il etait impossible +de ne pas etre fixe. + +Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait +comme avec elle. Elle seule savait ecouter ses histoires serieusement +et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui +est bien penible a la longue et finit par isoler terriblement. Ils +prenaient leur premier dejeuner ensemble, se promenaient ensemble et +causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient +l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations +etaient inepuisables. L'histoire fantastique du pere de Line les +alimentait surtout. + +Cet ancetre avait ete un caractere assez particulier de gentilhomme +francais. Ne aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse +pauvre et qui etait revenue du Canada en France apres les malheurs de +la guerre de Sept ans, il avait commence, tout jeune, sa vie +d'independance et d'action; la tete pres du bonnet et le coeur un peu +emballe par la guerre, vers sa douzieme annee, il avait abandonne sa +famille et le college pour aller en Amerique; la-bas, apres avoir +pratique toutes sortes de metiers -- qu'il racontait plus tard avec +delices, -- il avait fini par constituer une enorme affaire de soie et +realiser par elle une tres grosse fortune sur laquelle Line et la maman +de Boum vivaient a l'aise maintenant. Ebloui par le recit de ces +aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet +auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin +de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme +d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et +volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'a cette main nerveuse +et mince qui semblait commander en jouant avec l'echancrure du gilet. +Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux etaient semblables a +ceux de Line avec quelque chose de plus metallique et qui paraissait +chercher a vous voir "a l'interieur". Boum etait remue jusqu'au plus +profond de son etre a la pensee qu'il y avait entre cet homme et lui +comme un lien mysterieux. Aussi ne s'arretait-il pas d'ecouter son +histoire. Line qui avait adore son pere et vecu, avec lui, les +dernieres annees de sa vie en Amerique, recommencait tous les jours le +meme recit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps +un detail nouveau. Le mort les rapprochait. + +Le matin, quand Line se reveillait Boum allait la voir; avant d'entrer, +il se livrait toujours aux memes soins qui consistaient a passer sa +tete par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant +les gestes de ceux qui veulent agir en silence, ecarquillait les yeux +pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait +semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses +paupieres: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le +moindre mouvement, c'etaient des exclamations folles: + +- Tante Line, tu ne dors pas. + +Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui +mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur +l'edredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord, +puis protestait: + +- Non, Tante Line, pas comme ca... Parle-moi de grand-pere!... + +Elle commencait. + +Ils se racontaient aussi leurs reves de la nuit; souvent ceux de Boum +ressemblaient tellement a ses propres desirs, qu'on devait admettre de +sa part de legeres triches. + +- J'ai reve que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et +Jean, mais loin... loin... jusqu'a Saint-Cloud. + +Quand ils avaient epuise les moindres episodes de la vie difficile +qu'avait mene jadis celui dont ils procedaient, qu'ils s'etaient tout +raconte, qu'ils avaient minutieusement etudie tous leurs projets, Boum +la considerait avec ferveur, et quelquefois apres un long silence, il +disait, profondement convaincu de toute son ame: + +- Tu es gentille de me dire tout ca... Je t'aime bien, moi, tante Line. + +Cette declaration avait le don d'emouvoir profondement aussi la jeune +fille qui repondait pour le taquiner: + +- Moi, je ne te deteste pas... + +D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec +amour a ses vetements epars, a tout ce qui etait a elle, et +interrogeant sans cesse: + +- Pourquoi as-tu deux ciseaux a ongles? Et cette petite glace, +pourquoi c'est faire? + +Le soir, Line lui rendait fidelement sa visite, quand il etait couche. +Meme lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de +venir l'embrasser; il demandait, ces fois la, qu'on fit la lumiere +toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout +eblouissante dans sa robe de soir aux reflets pales qui se fondaient +dans l'eclat nacre de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de +toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si +pres l'objet du plus beau de ses reves et quand on est encore penetre +d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces realites. + +Boum etait heureux infiniment. Aussi etait-il bon et indulgent pour +les hommes, pour les betes et meme pour les choses -- car il ne voulait +pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne +battait meme pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer +son fouet en l'air, pour les hater dans quelque course imaginaire ou +pour les ralentir dans leur galop. + +Boum se portait a merveille. Il mangeait du meilleur appetit, +s'arretant quelques fois pour baiser la main de Line toujours a ses +cotes. Ce geste, a table, il le savait, lui valait regulierement un +rappel a l'ordre de son pere, aussi ne le repetait-il pas trop souvent. + +Dans le monde, quand on le produisait, il etait, tres au fond, +l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air: + +- On le gate trop... disaient-ils. + +C'etait parfaitement inexact. Boum etait trop heureux pour etre le +moins du monde gate ou insupportable. Il etait trop sensible pour +vouloir faire de la peine a quiconque, meme en etant un peu sot, et +d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne +n'aurait songe a lui contester. + +Pour Line, il avait d'abord ete le poupon inattendu, celui qui, le +premier, lui avait donne une gravite particuliere en faisant d'elle une +tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce +poupon etait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A +force de se mettre a sa portee, ils etaient devenus des amis dans toute +la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins +d'importance; il avait tellement accapare la vie de Line, qu'elle ne +pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus a +l'un sans penser a l'autre; ils etaient devenus Line-et-Boum et cela +faisait presque un seul nom propre d'une famille particuliere. + +Pourtant un apres-midi Boum apprit a table qu'il ferait seul se +promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'etait une eventualite qui se +produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une +moue speciale de Boum, qui commencait par refuser de manger; il ne +disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs, +regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de +temps en temps, sur son pere qui froncait le sourcil. La scene +finissait habituellement a propos d'une observation sur la tenue qui ne +manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait +la sortie de table. Ce jour-la, ce triste programme ne manqua pas de +s'executer point par point. Miss Anny emmena le delinquant, car tante +Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit +sa promenade tout seul. + +C'etait un mauvais jour decidement. Line et Boum s'etaient +mutuellement habitues aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas +l'amitie, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets +"vivants" c'est-a-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois +quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au +contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps, +des choses trouvees dont l'attention faisait le plus grand prix, telles +que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de +ficelle ou bouts d'etoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs etaient +garnis de rubans par les soins de Line et serres dans un coffret; on +les regardait de temps en temps. Cette fois-la, pendant que la nurse +causait avec des compatriotes, Boum avait ete assez heureux pour +denicher une boite de sardines vide, sans doute laissee sur place et +sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche +precedent. Convenablement nettoye et pare par tante Line qui etait une +fee, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maitresses +pieces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le depart, +Miss Anny s'etant apercue du precieux fardeau qu'emportait Boum, +s'opposa formellement a son transport d'ou scene magistrale de l'ami de +Line, qui etait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-la, pour +la reception d'une claque, et un retour orageux a la maison. + +Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu a tante +Line, s'attardant particulierement a la description de la boite de +conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais detail +extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui +dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas: + +- Mon pauvre Boum, ne te desole pas, on en retrouvera... + +Tante Line pensait a autre chose. + +Boum dormit mal, fut agite; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes +profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son +eleve qu'elle regrettait avoir gifle. + +_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._ + + + + + +II. + + +Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement +exterieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le +programma de ses journees differer de celui des journees de sa tante. +Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, etaient devenues +peu a peu la regle. On ne les signifiait plus a table. Aucun lien +n'etait plus etabli, comme autrefois, entre cette supreme recompense et +la qualite du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord realiser +des chefs-d'oeuvre de pages d'ecriture, tendre tout son esprit pour +reciter ses fables afin d'eviter le moindre anonnement. Rien n'y +faisait; tout au plus decrochait-il ainsi quelques tours dans la +voiture aux chevres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre +quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que +Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il etait +eternellement distrait; pendant les lecons, il restait la plupart du +temps, la tete appuyee sur son petit bras tout rond, repetant tres +mecaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement +aux histoires de son grand-pere que Line ne racontait plus. Les +punitions commencerent avec une regularite constante; elles devenaient +comme une suite d'evenements facheux contre lesquels il avait cesse de +reagir. + +D'ailleurs ces tracasseries exterieures lui causaient peu d'effet en +comparaison du mal profond que lui faisait eprouver le changement opere +dans Line meme. + +Qu'elle ait ete soudain obligee par les siens a une vie mondaine +comportant, a chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour +les visites, pour les soirees et le theatre, -- Boum renoncait a +comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorite superieure -- +mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en resultaient +pour lui, n'etaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui +imposait sa lecon, pensait-il, on imposait a sa tante ces pratiques +etranges; c'etait la une des consequences logiques du besoin +d'oppression qu'ont les grands vis-a-vis des petits. C'etait normal. +Peut-etre meme si Line en avait souffert un peu, aurait-il eprouve a se +voir persecuter avec elle, un secret contentement. + +Malheureusement, il n'en etait rien. Line n'en souffrait pas, et meme +peut-etre... en etait-elle heureuse. Comme elle avait change! En +apparence, elle continuait bien, comme autrefois, a monter dans sa +chambre le soir, a le recevoir le matin. Evidemment ils causaient +toujours, mais quelle difference! D'abord Line commencait, comme les +autres, a ne plus le prendre au serieux, meme quand il attirait +specialement son attention avec ce geste special d'agiter son petit +index bien droit, en disant: + +- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire... + +Line riait quand meme et d'un rire un peu trop prolonge qui l'irritait; +plusieurs fois meme, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de +ses yeux, des larmes brulantes que pour rien au monde, il n'eut voulu +laisser tomber. Elle ne s'en apercevait meme plus. Il avait essaye de +la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des +trouvailles de calinerie; puis, -- o honte -- il avait pense aux +cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient ete un colimacon vivant +qu'il avait rapporte du Bois, dans sa poche, sans rien dire a sa bonne, +a la coquille duquel il avait lui-meme attache un morceau de flanelle +rouge, et un calendrier a fleurs de mica, achete par Jean le chauffeur, +qui persistait a souhaiter "la bonne annee" malgre qu'on fut deja en +avril. Rien n'y faisait; le calendrier etait alle rejoindre les autres +presents dans la boite aux souvenirs, bien que cet objet eut pu etre +d'un usage journalier et le limacon avait delaisse tout seul son lit de +feuilles sur la fenetre, pour une destination inconnue: Boum seul avait +constate son absence. + +Line pensait evidemment a autre chose. Et detail aggravant, elle y +pensait volontiers. Les changements de sa conduite se precisaient meme +singulierement. Elle, qui etait autrefois si insouciante, si simple, +si jolie sans le faire expres, devenait maintenant plus appretee, moins +naturelle. Elle s'etudiait davantage a la glace, le matin, quand elle +finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apres les avoir +brosses, elle tordait jadis ses cheveux d'or pale, etait remplace par +une suite de mouvements compliques, refaits plusieurs fois pour arriver +d'ailleurs a quelque chose de tres voisin des premiers resultats. Le +choix de la robe a mettre etait aussi beaucoup plus long qu'auparavant. + Quelquefois elle demandait conseil a Boum qui, regulierement, revenait +au classique tailleur bleu marine, associe dans son idee egoiste +d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait: + +- Tu n'y connais rien... + +et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en +ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son +chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une derniere fois a +la psychee Empire posee obliquement a la fenetre: + +- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent. + +Toujours Boum repondait: + +- Bien jolie, Tante Line. + +et il se detournait pour ne pas pleurer, sans savoir meme la cause de +son emotion. + +C'est qu'il l'aimait dans ce temps-la, sans lui en vouloir le moins du +monde, autant qu'avant, plus meme peut-etre. Il lui faisait de tendres +reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi change. Dans le +fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance +l'attachait plus encore a elle; il lui semblait qu'a cause de cette +injustice meme, elle etait plus a lui; parfois, il aurait voulu la +battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-meme les +rares fois qu'il avait ete sot, pour la corriger un peu, voila tout; +apres elle lui aurait demande pardon, et il aurait pardonne; c'eut ete +si bon, mais c'etaient des reves... dans la realite, il ne la battait +pas et n'avait pas helas, a lui savoir gre du moindre repentir. + +A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait +sans cesse, observant, reflechissant et examinant les unes apres les +autres les plus invraisemblables hypotheses. Son pauvre petit cerveau +travaillait tellement a ce difficile probleme que son caractere, sa +sante meme en etaient touches. Sa gaiete s'en allait de lui. On +n'entendait plus jamais a travers les portes de sa chambre ses bons +rires si semblables a des cris de petits oiseaux. Il etait moins +affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux +brillaient moins vif. A sa vivacite premiere succedaient une torpeur +presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient a toute +heure du jour. Il mangeait de mauvais appetit. Le docteur, mande par +sa maman, lui avait ordonne, apres un examen approfondi: du +biphosphate! C'etait peu comprendre son mal. + +Boum cherchait toujours. + +A la verite, un nouveau personnage etait entre dans la maison. Non pas +l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre +le the et dire des choses aimables -- ceux-la etaient tous des +familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on +n'avait jamais vu et qui avait commence par venir souvent. C'etait un +homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle +dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vetements tres serres a la +taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plie! Boum avait +entendu son nom, c'etait un nom tres long, l'un de ceux qu'il faudrait +apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui +en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur +Claude. Boum s'en etait tenu la. + +Le nouveau venu etait incontestablement tres empresse aupres de Tante +Line. Les domestiques venaient immediatement la chercher des qu'il +arrivait. Que de fois meme ces visites importunes etaient venues +troubler de delicieux moments ou Boum croyait presque retrouver la +douce intimite d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle +rougissait jusqu'a la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait +a Line des corbeilles de fleurs tres frequemment. Ces presents +irritaient profondement Boum, qui a voir leur qualite et leur +dimension, avait compris l'impossibilite de lutter sur ce terrain. Une +fois, apres le dejeuner, devant un monument de roses blanches que +Claude avait fait porter, l'enfant avait demande tout bas a l'oreille +de sa maman, des sous. + +- Beaucoup de sous, avait-il dit. + +Et comme la reponse avait ete une question sur l'usage qu'il entendait +faire de cette monnaie, il etait reste gene un moment sans repondre, +puis comme il n'abandonnait pas ses idees, il donna une explication, +mais cette fois si bas, si bas et si pres de l'oreille maternelle que +malgre toute l'attention donnee, il ne fut pas possible de savoir sa +pensee, -- et l'heure de sa promenade etait venue. + +Sur les gazons peles du Bois, il passa consciencieusement son +apres-midi a chercher des fleurs. Et ainsi, a l'heure de rentrer, +quelques paquerettes et quelques pissenlits, coupes presque sans tiges +et un peu ecrases dans sa petite main chaude, vinrent meler sur la robe +de Miss Anny chargee de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et +rosees. Meme avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces +fleurs faisaient pietre figure, la comparaison n'etait pas possible. +Le temps etait passe ou Line tenait compte des difficultes inherentes a +sa condition de petit garcon. Aussi apres l'avoir considere d'un air +de degout, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui +aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent. + +Les choses allaient tres vite d'ailleurs. Il semblait que toute la +maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitie de Line et de +Claude. Ils passaient maintenant des apres-midi entieres seuls dans le +petit salon, ou tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus +la permission d'y penetrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une +force interieure le poussait a venir troubler cet agacant tete-a-tete. +Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constate +-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il +ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-la, Boum avait +refuse son ordinaire baiser a sa tante. Il s'etait violemment retourne +la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il +entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui +repeter depuis quelque temps; + +- Il est jaloux. + +Il avait de la peine, tout simplement. + +Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir +la: + +- Demain je te dirai un gros secret. + +Mais Boum etait trop fait a l'infortune pour se faire la moindre +illusion sur la part de bonheur que lui reservait cette revelation; +comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie, +c'est-a-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain. + +En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire a personne", +etait que Tante Line etait fiancee a Monsieur Claude. + +- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line +Vauquer de Conflans. + +- Pourquoi? avait repondu Boum. + +- Mais parce que Claude s'appelle comme ca, fit Line. + +- Non, pourquoi tu te maries? precisa Boum. On etait bien, tous les +deux. + +Cette evocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus +que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses etaient trop +avancees maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle +continuait a s'isoler des journees entieres avec Claude, a le +rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le +monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les +parents felicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver +leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de presents. Ah, Boum la +regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les ecrins +ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les eventails, les +porte-cartes, les services a liqueur, les manches d'ombrelles et tant +d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec +l'autre, comme un _decrochez-moi-ca_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux +evoquaient pour Boum, ses cadeaux a lui que Line rangeait jadis dans la +boite. A voir toute la difference qu'il y avait entre les uns et les +autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour +lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant +ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui, +elle faisait semblant d'etre contente; elle l'aimait pour rire; ente +son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui etait toute la +distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai +cheval. En somme, -- c'etait sa conclusion -- il y a deux mondes sur +la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au serieux +et qui vont librement; a elles est reserve le droit d'etre heureux, +d'aimer et d'etre aime; pour elles et a leurs tailles, toutes choses +sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux +voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde +des petits, ils ne servent qu'a amuser les grands qui ne tiennent pas +compte d'eux; pretextes a chatiments ou a recompenses, objets a +savonner, a promener, faire manger, travailler, dormir et surtout a +dresser a toutes ses manies; eternels etrangers dont personne, ne +comprenant exactement la langue, n'a jamais songe a ecouter le +coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-pere ait voulu +fuir ce monde-la. A sentir que des temps infinis le separaient de +cette seconde vie et que de plus le jour ou elle viendrait, il aurait +tout de meme perdu Line, Boum eut une tristesse immense et desespera. + + + + + +III. + + +... Des fleurs, des lumieres, un pretre tout d'or vetu, au pied de +l'autel Line en robe blanche a cote de _Lui_ Claude, le voleur de sa +joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens. +C'etait comme l'apotheose de sa douleur. Parce qu'il etait trop +impressionnable et souffrant deja, ses parents l'avaient dispense de +figurer dans la scene cruelle. Miss Anny l'avait mene avant l'heure, +derriere un pilier de l'eglise. Quelques personnes le reconnaissaient +et lui faisaient devotement un petit signe dans un sourire en remuant +la tete et en disant: + +- B'jour Boum. + +Il repondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs. + Dans ses grands yeux noirs dilates, aucune larme ne venait. Il etait +tres calme et pourtant la fievre brulait son petit corps; ses tempes +battaient vite. + +Un violon sanglotait la _Meditation de Thais_. De jeunes couples +passaient entre les chaises pour la quete. Boum attendait qu'on vint a +lui en chauffant au creux de sa main une petite piece d'or remise par +sa maman a cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de +petites toux discretes et pieusement etouffees. + +Pour l'amoureux de Line, la ceremonie n'etait ni longue, ni courte; +comme lorsqu'est atteinte la plenitude de l'emotion, il n'y avait plus +pour lui ni de temps, ni espace... le mariage etait. + +Dans l'apres-midi, vers trois heures, apres un mauvais sommeil, pendant +qu'il etait encore couche, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle +avait quitte sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve +assurement, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de +l'oreiller sa tete lasse, comme il sentait que l'heure n'etait plus ou +l'on pouvait modifier les choses, il recut sa tante aimee avec un +pauvre sourire indulgent et resigne. Line, sans doute, allait lui +faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases +pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes +les paroles durent lui paraitre inutiles; elle tomba simplement a +genoux; tres certainement, c'etait uniquement pour rapprocher sa tete +de la sienne; mais, comme si elle eut compris un instant, le visage +tourne vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots. + +Des yeux de Boum, deux larmes tomberent, sans que son sourire cessat. +Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait, +de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensee, +c'etait un geste d'amour, en realite presque un geste de pardon. + +... Et pourtant peu apres, Line s'en alla, avec Claude, pour un long +voyage. + + + + + +IV. + + +Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum etait +malade, tres serieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure +allongee avait perdu cette rondeur de pomme fraiche qui poussait +autrefois les moins intimes a l'embrasser. Ses cheveux qui +s'echappaient alors du beret en boucles epaisses et folles, se +collaient ternes a son front et a ses tempes creuses, comme des meches +de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient +dans sa figure pale aux levres exsangues. Ses mains amaigries +s'amusaient tres peu avec les jouets compliques qui gisaient sans vie +sur la soie bleue de l'edredon. + +Boum avait d'abord eu des faiblesses etranges, puis des syncopes +frequentes au moindre mouvement, l'un de ces evanouissements s'etait +termine en un delire qui avait dure cinq jours. Tout le monde avait +cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coincide avec une poussee de +croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le +temps de faire son lit, -- quand il etait assis, il etait si grand dans +sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un +frere aine malade, tant il avait peu l'air d'etre ce beau petit que +tous avaient connu. + +Cette fois-ci, du moins, son mal avait ete compris. Trois medecins +venus en consultation avaient diagnostique son cas, tres rare +d'ailleurs, d'"hyper-neurasthenie precoce a forme d'idee fixe et +survenue pendant l'epoque critique de la formation compliquee +d'accidents meninges." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute +maintenant: c'etait de Line que Boum souffrait. + +Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entieres +aupres de son lit, cherchant a le distraire. Son pere avait perdu la +moindre trace de severite; des que ses affaires etaient terminees, il +venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait +des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait meme des +histoires amusantes en epiant le moindre rire sur le visage de son +fils. Quant a Miss Anny, elle errait dans l'appartement, completement +hebetee, son profil de chevre plus chevre que jamais, parlant en termes +emus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exasperer la famille. + +Quand Boum etait assoupi, ses parents s'eloignaient de son lit et +restaient a causer pres de la cheminee. Boum entendait des bribes de +leurs conversations: + +- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages +l'interessent davantage. + +- Il a mange plus volontiers sa puree de lentilles... + +- Madame Unetelle est venue... C'est agacant, a la fin, ces gens qui +vous felicitent tout le temps de sa taille... + +- J'ai recu une lettre des Claude... + +Boum ecoutait alors: les Claude, c'etait Line. Ce nom seul irritait le +pere, qui ne manquait pas de faire une reflexion desagreable; la mere +defendait noblement les absents. + +- Claude, disait le pere, a bien cet air cretin et suffisant qui +caracterise les diplomates... + +Line n'etait pas epargnee. + +- Avoir realise d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans, +c'est un comble. Ah! je retiens votre mere comme educatrice... + +- Line n'etait pas coquette, repliquait la mere, elle ne s'est pas +rendue compte... evidemment, elle aurait pu faire attention... + +Et Boum voyait quelquefois, a travers les barreaux de son lit, dans le +rayon de la faible lumiere qui venait du petit abat-jour rouge, les +larmes perler aux yeux de sa mere, ces grands yeux qui ressemblaient +tant a ceux de Line, a peine d'un bleu un peu plus sombre. + +Line... Line, comme il pensait a elle, aux conversations, aux +promenades avec elle, a ses rires, a ses robes, a sa chambre, a sa +petite voiture, a tout elle: il ne pensait a rien autre. Qu'est-ce +qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir? +Surement elle devait penser a lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublie. +Il en etait sur. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle +etait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les recriminations +paternelles, il avait envie de la defendre, d'expliquer. Mais il se +ravisait: est-ce que les petits garcons expliquent? Saurait-il meme? +Il se sentait si faible, si deprime et le seul resultat de ses efforts +pour parler, il en etait sur, ne serait que ce casque, ce mauvais +casque de douleur, qui lui broyait la tete, a l'interieur et a +l'exterieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et +l'amere potion qu'on lui donnait en pareil cas. + +Non, a l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum +n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'eprouvait a se la +rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idee de l'absence seule +etait douleur. Il savait que Line n'etait pas responsable, que son +papa et sa maman etaient injustes et ne reprochaient rien autre a +l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis +donne. Sa peine etait due, il en avait conscience, a d'autres causes, +a une masse de circonstances, d'evenements insignifiants en eux-memes, +dont l'un enchainait l'autre, qui pas plus les uns que les autres +n'etaient seuls capables d'amener le resultat dont il souffrait. +Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du +grand-pere aux yeux bleus, lui disaient qu'il etait dans la vie sans +cesse necessaire de lutter. + +C'etait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne +qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus +commode pour se plaindre et pour s'excuser. En realite elle est +quelque chose de bien different. Sans le comprendre, l'enfant s'en +rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante, +elle est indifferente simplement; dans elle, les actes et les +sentiments se succedent sans ordre et sans autre raison que +l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme +decoulent, pour ceux qui en sont touches, la souffrance ou la joie, +personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde +fait de son mieux. + +C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des +enfants, Boum n'en voulut pas non plus a Claude. Le mari de Line ne +pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se +connaissaient meme pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude +avait trouve Line a son gout -- beaucoup auraient ete de son avis, la +seule particularite surprenante etait qu'il n'y eut personne avant lui, +-- il l'avait prise, tout simplement. + +Seulement Boum, qui meditait sans cesse sur ce sujet, constatait +qu'entre Line, c'est-a-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant +ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi +dans un esprit mechant, il n'en restait pas moins la cause, cause +inconsciente mais cause reelle tout de meme, de tout le mal. S'il +n'etait pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter, +lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait +encore la tendre, interessee, heureuse et rayonnante, a Boum, toute a +Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour +faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'etre +heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer +toujours. + +Toujours! On n'a pas idee comme c'est long pour les petits garcons, +cette idee la. Alors, une seule pensee envahit son pauvre coeur, +pensee tres simple, tres pure, a laquelle ne se melait aucune +apprehension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des +realites dont decoulait une resolution qui s'imposait, avec +l'inexorable necessite d'une loi physique: il fallait separer Claude de +Line, voila tout. + +Comment operer cette separation, voila ou le probleme devenait +singulierement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea +d'abord l'idee de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait +bientot parce que avec la possibilite catastrophale de voir Claude +emmener sa femme, le retour de l'indesire restait toujours comme un +danger menacant. Alors l'autre solution se presenta radicale et +definitive: celle de l'autre depart, du grand voyage dont on ne revient +jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait +plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui +avait envisage tous les raisonnements et vide toutes les hypotheses, le +savait: c'etait ainsi. + +... Les crises revinrent plus frequentes. Le terrible mal de tete ne +lachait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement: + +- Maman, j'ai bien mal... + +La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait du allonger +l'arriere du bonnet a glace. + +- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une +criniere... lui disait-on. + +Avec de grosses larmes, le petit disait: + +- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui +finissait a la tete... + +Le specialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs +moments cherchant, sans rien comprendre a cette recrudescence du mal +etrange, emu malgre l'aridite du probleme, de cette douleur qu'il ne +pouvait dominer. + +- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout. + +- Si Monsieur, je vous aime bien repondait Boum, mais ca me fait mal, +tres mal, toujours mal. + +Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science", +-- comme celle de ses confreres -- n'allant pas au dela; il avait relu +tout ce qu'il savait deja, avait essaye toute une gamme d'agents +physiques, d'injections, d'hydrotherapie. Il avait pense un instant au +retour de Line, puis rejete cette proposition d'ailleurs difficilement +realisable, craignant d'aggraver encore l'etat de l'enfant. Cet homme +bon revenait toujours a la conclusion qu'il fallait une diversion a +l'idee fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le +resultat de tous les essais etait que Boum semblait reconnaissant de +tant de peines. + +- Merci Monsieur, j'ai encore mal... + +Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre +grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la +douleur s'en aller. Assise pres de la fenetre, d'une voix tres douce, +l'infirmiere, ainsi que l'avait prescrit le docteur apres les crises, +lisait. C'etait une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le +petit malade ecoutait et demandait des explications: + +-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle... + +La jeune fille se repandait en explications. Elle reprenait le recit: +l'un des deux heros fidele au roi ne pouvait pardonner a l'autre son +abandon politique. + +- C'etait un mechant, disait-elle, un traitre; alors Murthos, le +fidele, voulut se battre avec lui... + +-Se battre a coup de poing, interrogeait Boum. + +- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des epees et des +pistolets. + +- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre. +Le mechant pouvait partir... loin, loin. + +- Parce qu'il etait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner. +Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche a toucher +l'autre et a se defendre avec son arme. + +- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle. + +- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tres mal de se battre en duel... + +- Ah! c'est mal, fit simplement Boum. + +De la meme voix, un peu monotone, l'infirmiere poursuivit la lecture, +en jetant de temps a autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui +n'ecoutait deja plus. Le recit continuait, les peripeties les plus +dramatiques se succedaient, la mere du bon heros venait sur le pre, +pour essayer d'arreter les bretteurs, et se mettait a genoux tout en +essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orne de dentelle"... + +Boum interrompit: + +- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que +d'assassiner quand meme, puisqu'il etait loyal, le monsieur... + +L'idee avait decidement frappe le malade, la jeune femme s'en apercut. +Peut-etre parce qu'elle etait lasse de lire ou bien parce qu'elle ne +voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle repondit: + +- Oui, c'est moins mal. + +Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouve +quelque detente dans quelque imaginaire vision. + +Le soir, apres le diner familial, le pere et la mere etaient, comme a +l'habitude, assis chacun d'un cote du lit. Boum posa quelques +questions, toujours a propos de la lecture de l'apres-midi. Il avait +oublie l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore +maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou +seulement un peu mal... + +Pour la premiere fois, depuis longtemps, le pere riait un peu dans sa +moustache tres brune; il donnait tous les developpements desires et +declarait en principe: + +-... Que le duel c'etait tres bien, a condition de se battre pour des +motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la +galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement, +loyalement... + +Boum n'y etait pas encore; pauvre petit, il tenait encore a la vie. + +- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il? + +- Oh oui, disait le pere, apres une petite hesitation, si l'on est +d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ca n'est pas +l'usage... + +- Ah! faisait Boum, interesse. + +Cette nuit la, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de +la, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et +pour les domestiques une bien grande joie. + + + + +V. + +Les jours, des lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout +doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu a peu, avec +l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le medecin +lui-meme etait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remede; +malheureusement le remede n'etait pas de ceux qu'on achete dans les +pharmacies. + +- Il fallait "decrocher" l'idee fixe, disait-il; et pour cela +interesser le malade a une autre idee... + +En verite, Boum ne pensait plus seulement a son malheur, ou plutot il +croyait avoir trouve le moyen de pouvoir agir sur son malheur meme: la +desesperance avait quitte son petit coeur. Il croyait maintenant +pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un +crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement, +loyalement". + +Sans doute, le malade n'avait confie a personne son secret, seulement +comme il ne parlait plus que de provocation, de pre, d'epee, d'honneur +et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le pere, +prompt comme tous les hommes a trouver dans les evenements la +satisfaction de ses desirs, trouvait cette idee follement amusante. +Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, meme +son ame de cavalier et de militaire n'etait pas fachee de cette +tournure d'esprit que cette idee denotait chez son fils. Peut-etre +meme, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret +contentement. La mere, plus prudente, apres le premier moment de +bonheur, s'etait un peu alarmee. Qui sait, pensait-elle, si Boum, +apres avoir constate l'impossibilite de sa combinaison, n'allait pas +retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa +raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les +assurances. + +- L'attention n'est plus fixee sur un seul point, disait-il, maintenant +l'imagination va d'une idee a l'autre; la derniere comporte une part +d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce +travail la; et pendant ce temps l'etat general profite, l'assimilation +se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de reaction propre. +Nous passons la crise de croissance. + +Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'a demi le jeune femme parce +qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'a rebours +de son mari, elle n'avait aucun gout pour la solution de Boum si +fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lie dans sa pensee a +des surprises douloureuses. Le jugement sain et serieux qu'elle tenait +de son pere ne trouvait aucun gout a la conception cabotine des choses +saintes dont les modernes rencontres se reclament. Elle la trouvait un +peu degradante; son coeur de femme et de maman aurait prefere toute +autre diversion au mal de son fils que celle-la. + +Cependant Boum allait toujours mieux. Ses nevralgies avaient presque +disparu. Il mangeait de bon appetit et dans son corps amaigri, les +forces revenaient. + +Un jour pour la premiere fois depuis sa maladie, l'automobile +paternelle l'avait mene prendre l'air en compagnie de sa mere. Un +grand soleil d'ete envahissait l'avenue du Bois, presque deserte. + +Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum evoqua +d'autres joies passees qui etaient, jadis, sur cette meme allee dans +l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il +passait alors au milieu d'eux, triomphant aux cotes de Line, maintenant +il sentait l'isolement de son coeur desole. Ces constatations pourtant +ne deprimaient pas son energie et ne ralentissaient en rien sa +resolution arretee; a l'encontre, il semblait trouver, en elles, des +forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa +race reclamait et par la rejoindre ce qu'il croyait etre la raison de +sa vie. Son pere l'avait averti; il devait reprendre des forces +d'abord, apres seulement il pourrait se mettre a etudier l'art de tuer +selon les regles des principes admis. A present, il en etait encore a +la premiere partie du programme; il laissait, comme on lui avait +explique, l'air et le soleil l'aider a le remettre. Sans parler, il +s'abandonnait a l'apre bonheur de se ressouvenir. + +A l'extreme bout du lac, il demanda l'autorisation a sa mere de +cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait +methodiquement, avec une maladresse appliquee. C'etaient toujours des +humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, a cause peut-etre +de sa resolution et de toute l'evolution qui s'etait faite en lui, il +estima pouvoir les faire parvenir a celle qu'il cherissait. + +- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line? + +Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tres tres +fort. + +Pourquoi cette jeune mere qui avait eu a cause de ce fils de si grandes +angoisses et qui n'avait jamais verse que des larmes isolees, +etait-elle emue aujourd'hui, tellement? + +Boum, tres gentiment, devenant un homme parce qu'il etait devant une +femme eploree, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un +mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il repetait les mots +qu'on lui disait autrefois a lui-meme: + +- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin... + +Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine. +Peut-etre, en voyant le geste naif, la petite mere avait-elle pense que +ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance +muette dont son coeur brise avait tant besoin... + +- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum? + +De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'etait vrai, il +repondit: + +- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la meme chose... + + + + + +VI. + + +Boum etait presque gueri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec +tout le monde, recommencait ses lecons et ses promenades comme par le +passe. Si ce n'eut ete quelques drogues qu'il prenait avant les repas +et dont les flacons bizarres ornaient sa place a table, personne +n'aurait pu dire qu'il ait ete malade, si gravement malade. Comme le +souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait +plus ni a Line, ni a l'idee fixe dont Boum avait ete si pres de mourir, +ni meme a l'autre idee saugrenue qui avait remplace la premiere et dans +l'esperance de laquelle l'enfant avait retrouve les forces de vie. +L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs. + +Il etait devenu un grand garcon, grand par la taille -- tout le monde +lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas meme onze. Son +corps tres fluet et qui faisait penser aux plantes poussees trop vite, +gardait encore un peu de sa grace passee. On ne retrouvait dans sa +figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils +mordores dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une +certaine gravite surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa +vivacite, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilite tres +douce, une politesse marquee et tres prevenante qui partant, le +distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif, +complaisant, souvent rieur meme, on eut pu croire qu'il avait oublie: +en realite, comme au premier jour, il pensait a Line, comme au jour de +la revelation, il etait decide a se battre avec Claude. Tout au plus +avait-il ajoute, a mesure que l'initiation de la methode precisait les +premieres donnees, l'idee d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait +cette offrande genereusement parce que sa nature etait aventureuse, +parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et +aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui. + +- Ce sera Claude ou moi, pensait-il. + +Un jour, tres timidement, mais resolument comme quelqu'un qui reclame +le paiement d'une dette, il vint trouver son pere seul et lui posa la +question: + +- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il... + +- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ca te fera le plus grand +bien... + +Quelques jours apres, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble +du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussee, a droite sous le porche, +Boum et son pere firent leur entree dans une quelconque salle d'armes +de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne +venaient pas encore. Un homme de blanc vetu avec un coeur de flanelle +rouge a la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait +a l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_ +entrelaces. Dans la salle, a laquelle les epees faisaient des murs +d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les +"Patrie", le maitre, du bout de sa barbiche et derriere un lorgnon, +lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait +son cafe au lait. Boum lui trouva en meme temps l'air terrible et +l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir +ses phrases, toujours sur un ton de commandement: + +- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la +planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiene... voici les +prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chene prendre +d'une pile, un prospectus dont le pere en accepta les termes sans le +lire. + +Le Prevot appele prit les mesures du futur "membre" -- c'etait sa femme +qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum +reviendrait: le masque, les sandales, les petites epees, tout serait la. + +En les accompagnant, fidele au rite, le maitre eprouva le besoin de +dire: + +- Nous allons le soumettre au ballottage. + +C'etait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle a +son entreprise. + +Dans la rue, Boum ayant demande des explications sur ce dernier mot, +son pere pensant autre chose repondit: + +- Ce sont des betises. + +Boum fut admis sans opposition. + +Au jour fixe, il venait costume en petit bretteur, le visage dans sa +cage a mouche, debout mal a l'aise sur cette planche qui lui paraissait +haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maitre prodiguait son +enseignement, donnant des exemples, repetant ses phrases comme s'il +recitait une lecon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux, +s'appliquant de toute son ame a bien faire, mais bientot rompu dans +tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on +pouvait jamais arriver dans la realite a se battre, a se toucher, a se +defendre et a faire quoique ce soit. Effraye, il pensait que, +peut-etre, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait +jamais, bien que le maitre flatte de son attention y allait de temps en +temps d'un encouragement. + +- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des +dispositions, vous arriverez... + +Le soir, moulu par la courbature, il eut une defaillance en pensant que +cette solution aussi serait tres longue. Pour arriver a savoir faire, +en somme, il faudrait etre grand et c'etait justement de ne l'etre pas +qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant a la lecon, +parce qu'il n'etait pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il +recommencait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et +tirez", etc. + +Tres lentement, il sentit lui-meme ses progres. Il se fatiguait moins +maintenant sur cette planche ou il se tenait mieux, assis sur les +jarrets, sans perdre ce que le prevot facetieux ne se laissait pas +d'appeler: "les petits equilibres". + +Mettant a part l'escrime, la salle ne l'interessait pas. De rares +clients venaient a son heure et cependant, il y avait dans ces murs +comme un air de susceptibilites factices et de points d'honneur idiots +se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui +l'ecoeurait. Boum avait son idee, il etait venu dans un but tres +precis. Sa bonte profonde s'alarmait a la pensee de querelles +cherchees, que sa mentalite serieuse lui faisait trouver inutiles. +Aussi a part les indispensables formules de politesse, il parlait peu. +Pendant les poses, il s'asseyait a l'ecart sur la banquette de velours +rouge, et continuait a s'instruire en regardant. + +Cependant, il s'etait fait un ami. C'etait un monsieur grisonnant, +legerement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tres bon sourire. En +le montrant, le prevot avait dit a Boum: + +- C'est Laferriere, vous savez celui qui fait des pieces, un rigolo. + +Avec plus de ceremonie, le maitre avait, selon l'usage, presente son +jeune eleve: + +-... A Monsieur le Comte de Laferriere, de l'Academie Francaise. + +Boum avait tendu sa petite main. + +Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demande: + +- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes? + +Boum avait repondu: + +- C'est difficile. + +- Comme tous les arts, repliqua le Monsieur; il n'y a que la critique +qui soit aisee. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espere, comme +M. Doumic? + +- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien +saisi. + +- Officier ou maitre d'armes, interrogea encore le Monsieur. + +- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve +ces deux perspectives folles et extravagantes. + +- Que voulez-vous etre alors? + +- Je veux etre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux +savoir faire des armes. + +Peut-etre cette reponse aurait-elle laisse indifferent plus d'un +habitue de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, ete frappe +par l'apparente incoherence de ces deux volontes. Chez Laferriere, +l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arreter. + +- C'est etrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention +du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un +aussi grave sujet, et il ajouta: Nos gouts ne sont pas tout a fait +pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout +envie de me marier... parce que je suis marie, comprenez-vous. + +Boum sourit. De cette conversation commenca leur sympathie. Par la +suite, Laferriere, rassasie, relativement jeune, de toutes les joies et +de tous les honneurs, trouvait une douceur particuliere a retrouver, +chaque matin, le petit coeur honnete et frais dans lequel il sentait le +mystere. Boum avait retrouve en lui une camaraderie qu'il n'avait +jamais connue chez Line: son nouvel ami l'ecoutait serieusement. Cela +ne les empechait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire; +l'academicien savait des histoires impayables que le prevot, en +s'appuyant sur la courbe de son epee, ecoutait la bouche ouverte. + +Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils etaient tous +deux curieux et adaptables, naifs sans etre betes et d'une generosite +speciale qui voulait le bien de tous les etres y compris pour chacun +d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils a +merveille. Boum sentait les jours ou son ami n'etait pas en train et +les jours ou il etait en veine d'expansion. Laferriere avait saisi une +fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas etre traite en bebe; son +degre de developpement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne +se developperaient plus. + +Et puis, pour les raisons differentes, les gens de la salle les +ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il etait le seul enfant, se +sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de +mentalites toujours pareilles a cette collection d'oisifs croyant etre +le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu +la moindre repercussion. Ils se lierent rapidement. Quelquefois, ils +sortaient ensemble. Par les belles journees, Laferriere allait +volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long +du chemin, des sujets les plus divers. + +Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son +petit ami. + +- Mais c'est un fils donne par la nature, avait dit un Monsieur qui +marchait au cote d'une jolie blonde. + +- C'est idiot, avait replique Laferriere, puisque c'est un frere aine. + +Cette facon de presenter Boum comme un petit sage auquel on demande des +avis n'etait pas qu'une simple plaisanterie. En realite l'auteur +parisien etait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient +conserve jeune; il etait reserve. + +Laferriere s'etait tellement mis a sa portee, qu'il finissait par le +prendre au serieux, solliciter ses conseils, et lui faire meme des +confidences que beaucoup auraient trouve anachroniques et prematurees. + +Boum gardait a la maison un complet silence sur ces affaires de son ami +qu'il estimait etre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'etre +saisis par ses parents. En particulier, il etait souvent question dans +ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame +qui jouait ses pieces et dont il vantait, sans cesse, les perfections. +Il l'appelait: Dora. + +Un jour, -- ils etaient deja de vieux amis -- au sortir de la salle, +comme il pleuvait, Laferriere proposa d'emmener Boum dans son +automobile. En chemin, il lui dit: + +- Si nous allions chez Dora? + +Boum, sans savoir pourquoi, hesita le quart d'une seconde, puis accepta. + +L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arreta familierement devant un +grand immeuble de la rive gauche, pres du pont de l'Alma. + +Au sortir de l'ascenseur, au troisieme, Laferriere ouvrit la porte +d'entree avec une petite clef qu'il sortit de sa poche. + +- Comment, c'est toi cheri, fit une voix tres douce. + +- C'est nous, repondit l'ami de Boum. + +Cette reponse excita sans doute la curiosite de la maitresse de ceans, +elle sortit a leur rencontre precipitamment. Elle avait du entendre +parler de Boum, parce que tout de suite, sans presentation, elle +l'accueillit gentiment dans un bon rire: + +- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir. + +Boum, en petit garcon bien eleve, s'inclina et baisa la main qu'elle +lui tendit, selon les formes les plus respectueuses. + +Quand ils se furent installes dans le petit salon ou elle les avait +introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit +a moitie etendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur +un tapis sombre, une fourrure blanche tres souple et deux gros coussins +vert-bleu. En verite, elle etait jolie, ses cheveux lui faisaient +comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents eblouissantes +riaient d'un rire perle special qui paraissait toujours partir d'une +scene. Elle faisait une masse de frais a Boum, a la fois amusee, +flattee et un peu genee par la presence insolite d'un enfant. + +Boum repondait poliment a toutes les questions. Toujours tres sobre de +details sur ses propres affaires, il ecoutait tranquillement tant qu'il +etait question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui +parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement +etonnes. + +Cette visite lui semblait toute naturelle, etant donne le serieux de +son amitie avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait +ete celui de toutes reunions de trois grandes personnes si ce n'eut ete +quelques remarques decousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui +passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulte qu'on devait trouver a +apprendre par coeur tout un livre". + +Laferriere jouissait, amuse par l'etrange de la situation. Evidemment, +pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa +maitresse aurait paru enorme, monstrueux; en realite, sa conscience +honnete et degagee des conventions se refusait a voir le moindre tort +dans ce rapprochement qui ne faisait de peine a personne. Ces deux +amis eprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain +plaisir a se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait +alterer la serenite de Boum et etre pour lui un changement de ce qu'il +entendait et voyait familierement tous les jours... alors pourquoi pas, +surtout que lui-meme l'auteur qui avait vecu tant de reves trouvait +dans la presence de ces deux etres je ne sais quelle impression de +consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant +voulu voir persister longtemps. + +Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interroge. + +- Comment la trouves-tu? demanda Laferriere. + +Tres gentille et tres jolie, apprecia Boum, vous devez bien vous amuser +avec elle. + +Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line negligea +de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler +quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de +convaincre, il savait ne devoir pas etre pris au serieux; alors il +ecouta sans interrompre comme le lui avait enseigne Miss Anny. Cette +visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui +avait ete comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il +lui disait la verite, qu'il avait en lui une confiance sympathique. +Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son +grand-pere peut-etre ou bien parce que simplement il avait souffert des +hommes, il gardait toujours, vis-a-vis d'eux, une prudence et une +reserve discrete. En telle maniere qu'a ce moment, quand son ami +l'avait mis au courant de sa principale preoccupation sentimentale, lui +n'avait pas encore articule un seul mot de la grande affaire qui etait +l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononce le nom de +Line a Laferriere. Apres la visite chez Dora, il prit la resolution de +tout lui raconter. L'occasion vint. + +Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure +dans l'auto decouverte vers Saint-Germain. Laferriere ayant fait peu +de temps auparavant la connaissance du pere de Boum, lui avait demande +pour ce jour-la l'enfant a dejeuner. Maintenant ils allaient au +rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son cote. A la sortie du +Bois, apres l'indispensable arret a la barriere, Boum retrouvait +l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent +regarde autrefois avec Line. Dans le fond de son ame, il +s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur +conversation, des que la voiture repartit, Boum demanda: + +- Pourquoi, faites-vous des armes, vous? + +Laferriere repondit une phrase evasive, une de ces explications dont il +avait le secret et qui n'arretait rien: "on ne bouge pas assez... c'est +necessaire... je ne veux pas grossir...". + +- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ca. Vous ne voulez pas vous +battre. + +- Oh, fit Laferriere, quand je peux eviter, j'aime autant. + +- Moi, repliqua gravement Boum, je veux me battre, mais serieusement, +_a mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment. + +L'auteur, se retourna brusquement, visiblement interesse: + +- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait? + +Tres posement, regardant par terre, Boum repondit: + +- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-etre le connaissez-vous, c'est +Monsieur Claude Vauquer de Conflans. + +- Conflans, le diplomate? fit Laferriere, c'est un imbecile! + +- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait a +cette appreciation, c'est lui. Je veux qu'il meure. + +- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum. + +- Voila, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite +tante, la soeur de ma maman. Nous etions tres, tres bien ensemble, +tout le temps ensemble et je l'aimais... tant. + +Boum disait ce mot tout bas, tres emu, baissant encore davantage sa +tete brune. Laferriere sentit le petit drame et n'interrompit pas. + +- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus +encore parce que vous, vous etes grand, et moi je ne suis qu'un petit +garcon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'etait +Tante Line... + +Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit: + +- Il me l'a prise... + +Emu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps, +puis demanda: + +- Comment te l'a-t-il prise? + +- Il l'a epousee, puis ils sont partis. + +- C'est sa femme, remarqua Laferriere, elle est bien jolie en effet, je +l'ai apercue le jour de son mariage. + +- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est +qu'avant de partir, il l'avait changee, tellement. Vous ne l'auriez +pas reconnue. Avant elle etait douce, elle ecoutait comme vous, nous +sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon +grand-pere qui etait parti tout petit en Amerique, elle avait une +petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apres, quand +Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermes +dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui -- +et l'enfant precisait en remuant son index en l'air -- il faisait +expres, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se +moquait de moi. + +Profondement touche, mais voulant savoir, Laferriere interrogea: + +- Mais tu n'as pas parle a ta tante? Tu ne lui as pas demande pourquoi +elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre. + +- Souvent, repliqua Boum, j'ai essaye; j'ai dit tout ce que j'ai pu, +mais quand on est petit, vous savez, on ne vous ecoute pas, et puis, on +ne sait pas ce qu'il faut dire... + +- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas... + +Et sur cette reflexion, quelques instants passerent sans qu'ils se +dirent un seul mot. De chaque cote de la voiture, le paysage defilait +rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir +la campagne veritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons +ne se touchaient plus et le fleuve, delivre de ses quais, coulait plus +librement dans la lumiere crue entre ses berges de prairie. + +Laferriere etait bouleverse par le recit de cette tragedie. Les faits, +en eux-memes, etaient tres simples, en somme, si naturels: le petit +aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer a tous les ages, qui sait meme +si a l'age de Boum on n'aimait pas mieux, plus aprement, plus +exclusivement et plus serieusement aussi? A travers le cortege fane de +ses propres amours, il cherchait a retrouver le souvenir de ses +premiers elans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose, +sa pensee et son coeur... Et pourtant il demeurait desempare devant +cette detresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses +et qui gardait encore assez de foi pour aimer eperdument une petite +femme quelconque "qui jouait ses pieces". Il etait confondu parce que +de cette histoire tres simple resultait cette situation anormale, parce +que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation +sans denouement, une maladie sans remede. Un seul instant, il fut sur +le point de dire a Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne +te desole pas, tu verras que la vie peut guerir aussi". Mais, ce meme +homme qui n'avait pas hesite a mener l'enfant chez une femme un peu a +cote, se refusa a tenir la petite ame, meme pour la consoler. Il dit +simplement: + +- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum? + +- Je sais bien, dit le petit tres simplement, mais puisqu'il n'y a pas +d'autre moyen... + +C'etait bien la logique que craignait Laferriere. Sans doute, il +savait que le projet de Boum ne se realiserait pas, que quelque chose +viendrait surement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les +desillusions et toutes les deceptions que cette mise au point +comportait, firent mal a son egoisme genereux; comme un grand enfant +qu'il etait lui aussi, il laissa partir l'expression de son depit: + +- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconte cette histoire? + +Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tres bien la +difference de l'amour et de l'amitie, repondit tres naturellement aussi: + +- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup... + +- Tu as raison, repliqua Laferriere, assez touche de cette remarque, en +prenant sa petite main, tu peux compter sur moi. + +Ils avaient fait un petit tour par la foret silencieuse et sombre +malgre le soleil; ils retournerent vers le restaurant ou Dora les +attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait +du se lasser de regarder le decor magique de Paris engourdi a cette +heure dans une diaphane buee, elle jouait machinalement de sa longue +main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle +avait noue ses gants. + +- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferriere s'excusa: +ils avaient cause, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la +grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main: + +- Nous voulions te donner le temps d'etre idealement jolie; nous ne +sommes pas venus une minute trop tot... + +Pas fachee, elle le remercia des yeux. + +Ils mangerent. Laferriere, preoccupe, parlait peu. Dora lui trouvait +cet air particulier des jours ou il mijotait une idee de piece. Bonne +fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait + +des frais a Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute a leurs +pieds, elle l'aidait a retrouver la maison de ses parents, lui +indiquant les grands reperes de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du +Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferriere. Le +petit distrait, tour a tour regardait la ville, regardait la femme et +jouissait de leur semblable beaute. Il pensait sans aucun sentiment de +jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires +sentimentales, celles de ses commensaux s'etaient arrangees. Dora et +Laferriere s'entendaient bien, ils etaient ensemble, constatait Boum, +et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui +gate notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et +qu'aucune chose ne venait jamais troubler la serenite de leur bonheur. +Evidemment, Laferriere n'etait plus un petit garcon, et c'est tellement +plus facile d'etre heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra +peut-etre ou lui-meme... en attendant, il etait reconnaissant de tout +son coeur a ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimite +et de lui faire ainsi respirer l'air de leur felicite. + +Quand ils eurent termine, en quittant la table ou ils etaient restes +assez avant dans l'apres-midi, Dora, debout, interrogea Laferriere, en +le regardant de tres pres: + +- Eh bien, ca se dessine ton idee? As-tu un role pour moi? + +En secouant les miettes de son gilet, il repondit pour n'etre entendu +que par elle: + +- Je pense a mieux que le theatre, petit, a la vie, personne ne s'en +doute, c'est bien plus emouvant... + + + + + +VII + + +A une petite fete intime de la salle, pour la premiere fois, Boum se +produisait en public. Les spectateurs etaient peu nombreux; il n'y +avait guere, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de +representants notoires de la presse sportive, gens fameliques et +pretentieux. Le jardin avait recu une decoration de petit _14 +juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat, +quelques fauteuils et les banquettes rouges etaient sorties. Au fond, +entre les arbres, devant un maitre d'hotel a favoris, une table nappee +supportait des sandwichs, des gateaux, des fleurs et une rangee de +coupes a moitie pleines de tres mauvais Champagne. + +Une dizaine de tireurs etaient inscrits et devaient faire assaut "a la +premiere touche". + +Boum etait considere par la salle entiere comme "une fine lame"; il +l'etait vraiment. Le maitre, qui avait l'intelligence de son art, +avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il +voulait faire; et alors, il l'avait pousse, sa jeunesse et sa debilite +etant un obstacle aux travaux brutaux de l'epee, vers le jeu delicat du +fleuret. Boum, qui en etait alors a sa deuxieme annee de salle, se +servait maintenant d'une epee triangulaire et a coquille, comme celle +des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait +peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqure +vers les mains, les genoux ou la tete; a l'encontre, elle tournait +follement tout le long de la lame adverse, tres rapide dans tous les +sens, avec des arrets brusques qui etaient des menaces, toujours en +mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement francaise, +s'epanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touche. + +Il fit, ce jour-la, d'assez jolis assauts, Laferriere qui n'aimait pas +d'ordinaire ce genre de reunions etait venu pour voir son petit +camarade. Tout en applaudissant a ses jolis coups, il etait inquiet +parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce resultat. Le +corps des chroniqueurs louaient sans reserve: decouvrir un talent +inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum etait +joli a voir. Son vetement blanc moulait ses formes gracieuses et +proportionnees: l'exercice l'avait considerablement renforce et +assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, a +l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se deployant dans une attaque +en un geste large, ou bien modeste apres la victoire, son casque et son +epee dans la main gauche, la tete un peu basse venant remercier +l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chetif et mal +pousse qu'il avait ete apres sa maladie. Il etait presque alors un de +ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un +secret desir: + +- Il est gentil. + +Apres qu'il eut fait sept assauts, le maitre le proclama quatrieme avec +trois touches, ce qui constituait, eu egard surtout a la qualite des +autres tireurs, un assez joli succes. + +Laferriere et lui ne resterent pas apres la seance. Ils remonterent un +instant a pied le boulevard. + +Comme a l'habitude, ils causerent. Laferriere avait raconte a Boum, +quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine piece. Maintenant il +le mettait au courant des modifications projetees. Boum etait partisan +des denouements heureux. Il se passionnait en general pour les +peripeties de ces personnages de reve qui lui etaient devenus +familiers; il les considerait comme des etres vivants qu'il aimait. Ce +jour-la, il parlait peu. Laferriere, qui se rendait parfaitement +compte de l'etat d'ame de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en +apercevoir. + +Quand ils furent arrives devant l'hotel de la rue Pergolese, Boum +tendit sa main: + +- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de +vous. Nous allons a la campagne pour trois semaines... C'est la que +ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai... +Apres, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire. + +Dans un demi-sourire, Laferriere repondit: + +- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce +pas? + +- Je le sais, dit Boum en le regardant serieusement. Au revoir. + + + + + +VIII + + +Dans son cabinet de travail, grande piece encombree, assombrie par les +tentures et les cuirs de Cordoue malgre la grande baie vitree qui +donnait sur le parc de la Muette, Laferriere, assis a sa table, venait +de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres etait, pour sa +nature heureuse, une heure benie. Un grand nombre d'inconnus lui +ecrivaient. Il goutait une volupte particuliere... a l'ouverture +brusque de cette porte sur l'intimite du monde exterieur. Des femmes +lui faisaient des declarations passionnees, des amis sinceres lui +donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la maniere d'acheter +du vin, d'ecrire des pieces, de placer sa fortune, de combattre +l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apres avoir melange +les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son +domestique qui, habitue a cette fantaisie, s'en acquittait maintenant +avec un grand serieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre, +d'un bout a l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le +derangeat. + +Ce matin, contrairement a l'usage, le domestique revint: + +- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite. + +- De si bon matin? fit Laferriere. Qu'il monte. + +Il pensa que ce devait etre pour l'importante histoire du duel, et +cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apres tout, +mettre fin a cette plaisanterie. + +Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit, +qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonne? + +Boum fit une entree inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il +courut vers Laferriere, tomba assis par terre devant lui, et calinement +mettant sa tete sur les genoux de son ami, il se mit a sangloter sans +pouvoir dire un seul mot. + +Laferriere, emu, ne savait que dire. + +- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as... +dis-moi... explique. + +L'enfant pleurait toujours. L'homme, desole par ce chagrin, finit par +grossir la voix et dire presque rudement: +- Assez, Boum, je te defends de pleurer ainsi. + +L'effet de ce changement de ton opera. Boum n'etait pas habitue a +s'entendre parler ainsi par celui qui etait le confident de son coeur. +Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux. + +Laferriere en profita pour le relever. Il l'entraina vers un divan un +peu sureleve auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air +de trone. Il forca l'enfant a s'asseoir pres de lui. + +Boum, parla longuement. + +Il etait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu +pendant dix longues journees qu'Elle revint. Elle etait revenue. + +-... Mais, fit-il, elle est toute changee... d'abord elle n'est plus du +tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle +rit tout le temps de moi, ne m'a meme jamais parle seul une fois. Elle +est aussi severe pour moi que M. Claude et reproche a maman de ne pas +bien m'elever. Elle m'a dit, parce que j'ai regarde dans un paquet +qu'on apportait, que j'etais curieux comme une vieille chouette -- +c'etait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour +ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande, +elle s'occupe toute la journee de petits bonnets, de petites robes, et +de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a +toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais a +la poupee, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ca, je me +suis apercu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis +tres malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien. + +Et il se remit a pleurer doucement. + +- C'est pour ca, fit Laferriere, que tu pleures! mais mon pauvre Boum, +ces choses-la arrivent tous les jours. + +- C'est cependant malheureux, repliqua Boum. + +- Voyons, voyons... fil Laferriere... tu etais separe d'une femme que +tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours +separe, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te rejouir. + +- Peut-etre! fit le petit, plus navre de n'etre pas compris. + +Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta: + +- Cependant je suis triste... tres triste. + +- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lanca Laferriere... tu n'es pas +raisonnable. + +- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus +du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ca m'est egal. Voyez, +a present si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec +moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux +plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis +bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais... +comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer. + +Et pour rendre sa pensee, le petit agitait ses deux mains devant son +ami en le regardant de ses yeux mouilles. + +- Boum, fit Laferriere, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse. + Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es +trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans +comprendre. Ne pense plus a Tante Line. Vis des joies de ton age, je +t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie, +cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que +tu n'as pas trouve. Sache attendre. Je t'assure, c'est bete de +souffrir. Regarde par la fenetre, c'est le matin, peut-etre +aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus +chaud, il y aurait plus de lumiere dans les arbres, par terre les +ombres seraient plus noires... et pourtant notre desir commun ne change +rien, le matin reste le matin. C'est deja beaucoup, crois-moi, de +savoir que midi viendra. + +Boum ecoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais +trouvant quand meme aux paroles qu'il entendait comme une sorte de +vertu bienfaisante. + +Encourage, Laferriere continuait: + +- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal. + +Boum fit signe que non. + +- Si, reprit l'homme, quand tu es tombe sur te genoux, tu t'es ecorche. + C'etait un mauvais moment, tu as du pleurer certainement. Cependant +le mal a passe, ton genou s'est gueri. Regarde, on ne voit plus rien +du tout. + +Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant. + +- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guerir +maintenant. + +- Tu crois, repondit Laferriere... En effet, on croit, et puis, un +jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je +ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends. + +Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore la un mystere. +Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tete entre ses deux mains, +essaya de comprendre. Laferriere le laissa mediter. Mais Boum renonca +vite a chercher: + +- Peut-etre, fit-il brusquement d'un air detache, vous avez raison. Je +ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici la, j'en veux a tous ceux +qui m'ont fait mal. (Et pour la premiere fois, sa figure d'enfant +devenait mauvaise.) Je m'appliquerai a vivre seul, sans regarder +personne. Je reconnais maintenant, que j'etais sot de vouloir me +battre en duel. Ce n'est decidement pas la maniere. Plus tard, je ne +sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai... + +Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui +tendant une main froide et en disant a celui qui lui avait parle avec +tout son coeur un "merci quand meme", desabuse et rageur, dont +Laferriere resta meduse. Sa figure d'enfant avait eu soudain une +expression de cruaute mechante. A voir ce Boum, qui avait toujours ete +si tendre, si bon, on eut dit a cet instant une petite bete feroce qui +aurait eu un sens humain de la cruaute. + + + + + +IX + + +Des annees passerent. Boum, suivant a la lettre les conseils de son +vieil ami, l'avait completement delaisse. Cancre dans ses diverses +classes, il avait vecu des annees de college au milieu de ses +condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une +seule amitie. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les +maitres le tenaient pour un mauvais eleve. Assez intelligent, il avait +un dedain souverain pour l'effort et meprisait les resultats naifs +auxquels aspiraient ceux de son age. Il etait d'un egoisme parfait. +Il savait devoir etre riche. Il affectait en toute circonstance, un +scepticisme deplace et passablement agacant. C'est ainsi qu'il +atteignit l'age d'homme. + +Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars. +Grand, bien decoupe par l'entrainement a tous les sports, il est +elegant dans ses gestes, mais son visage completement rase a deja dans +le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blase +et de vieux. + +Boum s'est amuse. Malheureusement, a cause de son argent, il n'a pas +recu de sa vie dissipee l'education derniere qu'en recoivent les jeunes +hommes qui sont obliges de s'imposer par un quelconque merite. Il +n'eut jamais besoin d'etre fin, d'etre delicat, d'etre amusant meme; +ses moindres gestes, meme ceux du plus mauvais gout, recevaient +toujours les approbations louangeuses du monde interesse dans lequel il +evoluait. Au contraire, il avait acquis la reputation d'un etre +superieurement habile, d'un malin a qui "on ne la fait pas". + + +Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une +croisiere. Le voyage avait dure deux mois et, par suite de sa +situation de fortune et de ses qualites physiques, il avait ete le +"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre cote de +l'Atlantique, "les belles de la cite". + +A bord, il avait rencontre une petite jeune fille tres douce et tres +blonde. Il s'en etait amuse comme de toutes les femmes. Mais la +petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Mediterranee, +en rade des iles grecques, elle etait venue le retrouver devant la +porte de sa cabine, a l'arriere du bateau. Tout le monde etait couche. + Le decor etait magique, c'etait partout comme une symphonie magnifique +de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les iles bleu +sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur +laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La +jeune fille etait belle, roulee dans sa cape blanche. Elle se tenait +presque droite sur un fauteuil de pont. Boum etait vautre sur un +paquet de cordages. Ils parlerent longtemps. A la fin, elle lui avait +dit: + +- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous etes +mechant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps +et je vous aime. Sans vous, la vie me parait inutile... Je n'ai pas +besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je +serai si tendre, si effacee, petit a petit vous verrez... Je vous +assure que je vous aime eperdument. + +En entendant ces paroles, Boum etait parti d'un grand eclat de rire. +Et la jeune fille l'avait quitte en pleurant. + +Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir +exprimer sa tendresse, un apres-midi, au polo, Boum fit la joie de son +entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui ecrivait: + +... J'ai essaye, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maitresse si +vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime. + +On avait beaucoup ri. + +Il y avait longtemps que Boum etait devenu un mufle, parce que, depuis +longtemps, il ne croyait plus a l'amour. + + + + +Table des matieres + +Plutarque. +La carriere d'Arsay-Lancourt. +La saisie. +Boum. + + + + + + + + + + + +End of Project Gutenberg's Histoires grises, by E. Edouard Tavernier + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES *** + +***** This file should be named 5892.txt or 5892.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/5/8/9/5892/ + +Produced by W. Debeuf + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. Special rules, +set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to +copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to +protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project +Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you +charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you +do not charge anything for copies of this eBook, complying with the +rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose +such as creation of derivative works, reports, performances and +research. 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