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+The Project Gutenberg EBook of Histoires grises, by E. Edouard Tavernier
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Histoires grises
+
+Author: E. Edouard Tavernier
+
+Posting Date: September 11, 2012 [EBook #5892]
+Release Date: June, 2004
+First Posted: September 18, 2002
+Last Updated: March 29, 2004
+
+Language: English
+
+Character set encoding: ASCII
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES GRISES ***
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+Produced by W. Debeuf
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+Histoires grises.
+
+By E. Edouard Tavernier.
+
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+HISTOIRES GRISES
+
+
+
+
+Plutarque.
+
+
+_L'honneur est une ile escarpee et sans bords, ou l'on ne peut plus
+rentrer... quand on en est, par le fait des autres, trop souvent sorti._
+
+(_Meditations sur Boileau_)
+
+
+I.
+
+
+Il s'appelait Plutarque. Ce nom lui avait ete donne un soir chez un
+marchand de vins, a cause d'un livre qu'on lui voyait lire de temps en
+temps et qu'il avait ramasse a la porte d'un lycee. On connaissait
+l'homme; pour l'interpeller, il fallait bien un nom. C'etait son nom
+maintenant pour de bon; il s'en accommodait: on se fait a tout.
+
+La journee qui pour lui s'etait annoncee normale, c'est-a-dire ni bonne
+ni mauvaise, avait particulierement bien fini. Il s'etait mis a
+pleuvoir des arrosoirs, et en depit de l'opinion courante, la pluie
+n'est pas une chose desagreable; grace a l'eau d'en haut, les trottoirs
+ne sont pas encombres, les promeneurs et les sergents de ville ne
+manifestent pas un interet particulier a ce que peuvent faire les
+gueux; ceux-ci ont meme le loisir de s'arreter, dans leur promenade --
+ce qui est deja bien -- sous une porte ou sous la tente d'un cafe --
+ce qui est mieux encore parce que, des conversations qui s'engagent
+nait la possibilite de rendre quelques services; les obliges ne
+s'attardent pas en general a compter leur billon.
+
+En passant place de la Republique, devant un petit hotel, Plutarque eut
+le bonheur de voir attendre, dans le cadre de la porte, un homme
+heureux, c'est-a-dire un ventre assez gros, barre d'une chaine de
+montre en or, juche sur deux jambes gainees dans un pantalon soigne
+finissant en souliers a guetres blanches, le tout surmonte d'une bonne
+figure sous un chapeau melon nullement use. Ne voulant sans doute pas
+ternir la joie de son ame ou tacher ses guetres, l'homme heureux avait
+hele Plutarque pour un taxi. Peu de temps apres, Plutarque arrivait
+dans un virage savant, a grande allure, debout sur le marchepied, les
+mains cramponnees a la poignee. Avant de laisser refermer la portiere,
+l'homme heureux avait mis quatre francs dans la main creuse que
+Plutarque tendait poliment.
+
+Cet homme etait evidemment disproportionne, aussi bien avec le service
+rendu qu'avec les allures du client. Plutarque n'avait pas demande au
+conducteur de faire le tour de la place pour laisser croire que ses
+recherches avaient ete laborieuses. Quant au client, il avait l'air a
+son aise, c'est vrai, mais ne devait pourtant pas etre un abonne de
+l'Opera. Seulement, quand on est content...
+
+Plutarque examina les pieces sous le reverbere, essaya de les rayer
+l'une contre l'autre d'abord, puis avec l'ongle noir de son pouce. Les
+deux epreuves ayant ete satisfaisantes, il les glissa dans la poche
+gauche de sa veste; mais comme la doublure ne tenait pas beaucoup, il
+les retint dans sa main qu'il ne retira pas.
+
+Evidemment, le probleme changeait. La solution du manger et du dormir,
+quand on n'a pas le sou, est completement differente de celle qu'on
+peut lui donner quand on a de l'argent. Du coup, le travail
+inconscient de la journee tendant a la preparation de la nuit devenait
+superflu; c'est sur d'autres bases qu'il partait. Naturellement,
+d'abord il mangerait, cela va de soi, et non un de ces bouillons
+delaves qu'on vous donne dans les soupes de quartier ou dans les
+patronages, mais des choses qu'on mache et qui resistent juste ce qu'il
+faut: un _navarin-carotte_ par exemple. Et la pensee seule de ce mets
+amenait du jus dans sa bouche. Puis il mangerait assis, boirait du vin
+rouge et... bonheur supreme, coucherait seul. Cette derniere
+perspective le ravissait delicieusement: une chambre a soi, avec une
+place pour dormir, s'allonger sans qu'on vous marche dessus, ne rien
+voir, ne rien entendre, pouvoir etre avec soi, comme dans la ballade,
+mais couche. Il faut dire que le dortoir, la grange ou l'asile, c'est
+bien a cela qu'on se fait le moins.
+
+Il marchait, chiquant ces idees dans sa tete, sans remarquer qu'il
+s'eloignait terriblement du marchand de vins et de l'hotel garni qu'il
+s'etait fixe. Il ne s'apercevait pas non plus de la pluie qui avait
+definitivement colle ses vetements sur sa peau. Ses souliers
+beuglaient et giclaient si regulierement dans sa marche, que leur
+chanson lui semblait naturelle comme le bruit d'une source ou le
+battement d'un moteur. D'une porte d'usine ou elles attendaient, deux
+filles haut retroussees l'apostropherent:
+
+- Il a de quoi barboter! dit l'une.
+
+L'autre commenta:
+
+- Mais non, Monsieur porte du tissu anglais.
+
+Plutarque, dans un sourire, sans s'arreter, salua; son geste dut etre
+un peu trop courtois puisque les femmes decontenancees ne trouverent
+rien a ajouter.
+
+Il retourna, avec le sens de l'orientation qu'ont les gens ayant
+souvent marche sans but, dans la ville; sans savoir du tout ou il
+etait, il prit a gauche une petite rue deserte et mal pavee. Le
+trottoir defonce brillait par places sous les becs de gaz tremblotants.
+ Des roues de voitures et des tonneaux qui sentaient l'acide etaient
+ranges sur les cotes; une balayeuse municipale tendait ses bras vers la
+lune. Plutarque parcourut de la meme allure d'autres rues semblables;
+il ne se pressait pas, car personne ne l'attendait et puis il ne
+trouvait pas qu'il eut encore assez faim.
+
+
+
+
+II
+
+
+Le souper fut quelconque. Arrive tard, Plutarque, ne trouvant plus
+rien de pret, avait ete oblige de se rabattre sur une _croute garnier_
+que la tenanciere composa sur le champ et rechauffa pour lui. La pate
+etait detrempee et la sauce avait un gout auquel il fallait s'habituer.
+ Le debit etait presque vide. Seul, un mendiant dormait dans un coin
+en attendant la sortie des concerts. On n'entendait que le bec de gaz
+dont le manchon reniflait par intervalles reguliers comme un enrhume,
+pendant que montait et tombait la lumiere.
+
+Plutarque ne s'attarda pas. Il paya et sortit. Maintenant c'etait la
+pensee de la chambre qui le hantait. L'hotel vers lequel il marchait
+n'avait pas de nom. C'etait un immeuble long et bas, a un etage
+seulement, une etrange vieille maison qu'on ne reparait plus, du temps
+ou le quartier Caulaincourt etait de la peripherie, vieille bicoque,
+que seule la speculation tenait encore debout sur ce terrain cher.
+Au-dessus de la porte etroite s'etendait un grand bras de fer ou
+s'accrochait une lanterne blanche; sur la vitre cassee on pouvait
+deviner le mot _Hotel_. Plutarque s'engouffra dans le corridor et
+monta quelques marches d'escalier jusqu'a la loge puante ou le menage
+patron couchait sur un lit bas. Le tenancier se leva, devisagea son
+client comme quelqu'un qui craint "les affaires"; puis, ayant percu la
+taxe pour la chambre et la chandelle, il indiqua:
+
+- La quatrieme a gauche en entrant.
+
+Plutarque eprouvait une sensation de bien-etre en refermant la porte.
+Des murs! plus d'espace commun a tous; pouvoir etendre son etre,
+renferme d'habitude en lui-meme, jusqu'a la limite d'une chambre si
+petite qu'elle fut. Pouvoir faire ce qu'on veut, tranquillement, sans
+risquer aucun geste, aucune remarque, aucune reflexion. De joie, il
+etira ses bras et cracha par terre, puis il s'etendit sur le vague
+sommier, dont quelques ressorts jouaient encore, et se tint eveille
+pour jouir de sa joie.
+
+Il se rappelait qu'il avait deja passe deux nuits dans une chambre
+semblable de cet hotel, un an ou dix-huit mois avant, il n'etait plus
+absolument sur. Ses apprehensions d'alors lui revenaient. C'etait a
+l'epoque descendante de sa carriere: il avait trouve, cette premiere
+fois, la chambre crasseuse; l'odeur l'incommodait; les punaises le
+mordaient; il avait peur de la porte qui ne fermait pas, des bruits
+assourdis que l'on percevait a travers l'epaisse cloison. Aujourd'hui
+il entendait partir des chambres voisines des vagissements qui avaient
+beaucoup de chance d'etre de meme nature que ceux jadis entendus; une
+autre generation de memes insectes s'appretait a le travailler; les
+vieux relents tout au plus augmentes de puanteurs nouvelles flottaient
+entre les murs, et cependant il etait bien maintenant, n'avait nulle
+crainte et restait confondu de l'accoutumance et de la relativite.
+
+Sa memoire n'avait rien oublie, et pourtant quel chemin il avait fait!
+Ce soir, parce qu'il etait heureux, le passe triste lui revenait. Il
+le retrouvait sans orgueil, sans acrimonie, presque dans les memes
+dispositions ou il avait recu la pluie de tout a l'heure. Il se
+revoyait tout enfant, propre, servi par des bonnes dans la petite
+maison d'Angers ou il etait ne, et il se reconnaissait: ce n'etait pas
+un autre, c'etait bien lui. Il suivait parfaitement la continuite, la
+vie de famille ordonnee, ou l'on economisait en vivant bien; le college
+ou il etait parmi les bons; puis Paris, le Quartier, les tavernes, les
+femmes et, un jour, la minuscule faute initiale: avoir depense dans une
+fete l'argent d'un examen. Tout de meme, quelle mentalite on peut
+avoir encore dans la bourgeoisie en province, pour punir de telles
+peccadilles avec des chatiments pareils. Il s'esclaffa tout seul et
+sans amertume pensa: Cretins!
+
+Il voyait, sans le moindre ressentiment, la figure austere de son pere,
+conservateur des hypotheques.
+
+'Je te dispense desormais de rentrer a la maison" furent les derniers
+mots de la derniere lettre qu'il avait recue.
+
+Apres, la degringolade etait venue rapidement. Quelques mois de vie a
+credit pendant la recherche d'un ouvrage qu'on ne trouve pas parce
+qu'on n'en avait pas avant; la saisie des malles. On demeure encore un
+Monsieur juste le temps que durent les habits qu'on a sur soi,
+c'est-a-dire tres peu. Quand on couche dehors et qu'on ne change pas,
+on use tellement. Apres on a faim. Un beau jour on ouvre les
+portieres, on vend des fleurs et n'importe quoi, tout ce qui se
+presente. Alors, c'est invraisemblable, ca ne change plus. A tout
+prendre, d'ailleurs, dans les circonstances normales, c'est une vie
+comme une autre, pas meilleure et pas pire non plus; comme dans toutes
+les vies, il y a de bons et de mauvais moments.
+
+Pendant qu'il laissait passer ses reflexions, sa porte s'ouvrit
+doucement et soudain la lumiere de la chambre s'augmenta de la lueur
+d'une seconde bougie. Plutarque vit un homme d'age moyen, assez bien
+vetu, qui s'excusa :
+
+- Pardon.
+
+Plutarque fut contrarie. Il avait paye, ce n'etait pas pour qu'on
+vienne le voir et lui dire "pardon". Trop habitue a ne pas gaspiller
+l'heure bonne en recriminations, il ne se laissa point pourtant
+absorber par ce petit inconvenient, et ne perdit pas une minute a se
+demander ce que cet homme bien habille pouvait venir faire dans cet
+hotel. Il lui interessait peu de savoir si son visiteur commencait la
+phrase descendante par laquelle lui-meme avait passe, si c'etait un
+policier ou un detraque vicieux a la recherche d'une combinaison
+extraordinaire. Dans son monde a lui, comme on ne s'etonne plus, on ne
+s'occupe guere des affaires des autres: les siennes suffisent.
+
+La pluie dehors battait une charge sur le toit de zinc, et la classique
+et sadique satisfaction de sentir qu'on est a l'abri soi-meme pendant
+que les autres pataugent, l'envahissait. Malheureusement, depuis un
+moment des tranchees agacantes lui tenaillaient le ventre, de plus en
+plus lancinantes. Il pensa que c'etait la _croute garnier_ ou au moins
+la sauce qui faisait des difficultes pour passer. Comme il n'y a rien
+de tel pour digerer que le sommeil, il souffla sa chandelle et
+s'endormit presqu'au commandement, ainsi qu'il etait accoutume par les
+necessites de ses nuits non tranquilles.
+
+Sa penible digestion le reveilla. Il faisait encore noire dans la
+chambre. Maintenant il avait chaud et ses tempes battaient. Il alluma
+sa bougie; comme decidement ca n'allait pas dans cette atmosphere
+etouffee, il eprouva le besoin de respirer, se leva et sortit dans le
+couloir obscur. Presse, son pied buta dans quelque chose et il
+s'allongea sur un corps couche la; sa figure toucha une figure et a la
+lueur de sa bougie qui coulait sur le plancher, il reconnut l'homme qui
+avait ouvert sa porte. Le visage etait congestionne, les yeux vicieux
+gonfles; sur la bouche s'etait figee une fraise de sang. Plutarque fit
+un retablissement sur ses mains, se redressa et sans la moindre
+hesitation, feutrant son pas, a croire qu'il foulait de la mousse, il
+marcha vers la porte, cria:
+
+- Cordon...
+
+et sortit.
+
+Dehors, il ne se hata pas, tourna a tous les carrefours rencontres,
+decide a aller loin, tres loin dans le quartier qu'il se rappellerait
+en route avoir le moins frequente. C'etait a peine si son coeur
+battait plus vite. Il n'avait plus du tout mal au ventre.
+
+L'homme etait-il mort ou vivant dans le couloir de l'hotel? C'etait
+encore "une affaire des autres". Mais allait-on l'impliquer dans
+l'affaire, le cueillir lui-meme? C'etait bien le motif qui l'avait
+fait fuir, mais qu'y pouvait-il? C'etait oui ou non. Il fallait se
+donner toutes les chances. Apres tout, en dehors des formalites, des
+discussions, de l'audience, bien au fond, la prison ne change pas tant
+les choses. Il se rappelait la caserne. Toujours des avantages et des
+inconvenients, comme dans toutes les vies, comme dans la maraude, de
+plus on est nourri, somme toute... et loge.
+
+
+
+
+III
+
+Il faisait noir encore quand il arriva aux Gobelins. C'etait la qu'il
+avait pense elire domicile, parce que quand on est gueux, a la
+difference des bourgeois, on ne demeure pas dans une maison ou dans une
+rue, mais dans un quartier tout entier. Dans le petit bar qui venait
+de s'ouvrir, il avait presque pris cette decision, assis devant un vin
+blanc, lorsqu'un souvenir lui revint. Un ancien camarade a lui, du
+temps ou il etait etudiant, le fils d'un notaire de Provence, s'etait
+etabli cremier dans ce quartier, apres un mariage assez drole avec
+Ginette, une grande brune qui allait au Bullier. Celui-la avait herite
+cinq mille francs d'une tante; la fille, qui avait le sens de la vie,
+avait exige l'abandon des carrieres liberales, en telle sorte que son
+epoux n'avait descendu que de quelques crans. Plutarque n'avait pas
+idee de l'endroit ou se trouvent la boutique, il avait appris seulement
+que les affaires de son ami marchaient et que Ginette avait eu deux
+jumelles. Cette possibilite de les rencontrer etait encore trop pour
+lui; il prit brusquement le parti de s'installer ailleurs et repartit
+aussitot de ce pas lent, cadence et rasant le sol qu'ont tous les
+chemineaux du monde.
+
+Le petit jour piquait quand il s'approchait d'Auteuil. Il avait suivi
+les bords de la Seine. Une vague buee flottait sur le fleuve qui
+sentait la maree. Le froid du premier matin pincait. Plutarque se
+promena un moment, puis, sous le regard d'un agent de police, passa la
+porte du marche. Les boutiques etaient deja installees. Les carottes,
+les choux, les salades et les petites bottes de radis etaient bien
+ranges dans les caisses de bois. Il y avait du poisson, de la
+boucherie, de la charcuterie, du gibier, du fromage, des fruits, des
+fleurs, des asperges en branche, de tout ce qui se mange, et en grande
+quantite, de quoi faire crever des milliers de bedaines. Les vendeuses
+et les marchands parlaient doucement, etaient serieux; on sentait toute
+la gravite de ces actes de vendre et d'acheter pour ce petit peuple de
+travailleurs.
+
+Comme Plutarque etait en train de considerer un chapelet de saucisses,
+se demandant si on les mangeait crues et si on les vendait au detail,
+il s'entendit appeler:
+
+"Dites, l'homme, vous voudriez pas m'aider?..."
+
+C'etait une grosse cuisiniere deja vieille, une large figure epaisse et
+resignee. Elle portait un panier plein sous un bras et deux autres
+vides dans une main. Plutarque la debarrassa du tout et la suivit a
+travers les petites allees, pendant qu'elle tatait, marchandait et
+quelquefois achetait. Son marche dura bien une heure. Plutarque
+s'etonnait qu'on put avoir besoin de tant, meme dans une grosse maison.
+ Il en avait bientot plein sa charge et avait du enlever sa ceinture
+pour tenir deux fardeaux dans une main.
+
+- Maintenant c'est fini, dit la femme, suivez-moi.
+
+Et elle le dirigea non loin de la vers le centre de la place d'ou
+partait le tramway.
+
+En marchant, elle se plaignait du prix des choses.
+
+- Et encore vous avez vu la premiere marchande, commentait-elle,
+voulait me les faire vingt-cinq sous!
+
+Plutarque avait appris a se mettre dans la peau des roles; il repondit:
+
+- Ne m'en parlez pas, c'est une misere, on ne sait plus, on ne sait
+plus... et on a bien du mal.
+
+La femme aima cette humilite approbative; elle aima la prevenance de
+son porteur parce que, de lui-meme, il avait offert d'attendre le
+tramway pour faire passer les paniers. C'est pourquoi peut-etre elle
+lui donna un franc.
+
+Quand le vehicule partit, Plutarque enleva poliment sa casquette. De
+l'imperiale la femme lui cria:
+
+- "Si vous etes la, demain...
+
+La magie des mots est telle que cette phrase le troubla. Jusque-la,
+Plutarque avait fait la comedie de circonstance: comme il jouait le
+sans-travail assasin aux Champs-Elysees quand la nuit venait, ou le
+pieux mendiant a la porte des eglises et la gouape le matin a la sortie
+des cabarets, il savait faire le malheureux. Maintenant dans les
+derniers grincements et les appels du timbre qu'on entendait affaiblis,
+quand, au bout de l'avenue, le tramway n'etait plus qu'une miniature
+semblable a un jouet d'enfant, il restait a arpenter le refuge.
+
+Tant de temps s'etait passe qu'on ne lui avait pas dit "a demain".
+Cette idee qu'on accrochait sa vie du jour a celle qui viendrait,
+l'etonnait d'abord; penser que la grosse femme ne s'etait pas rendu
+compte de l'instabilite de ses occupations finit par l'amuser. Il en
+sourit pendant qu'il marchait.
+
+La journee etait belle, il poussa une pointe jusqu'a l'entree du Bois;
+derriere un bouquet d'arbres, une petite pelouse le tenta; son sommeil
+avait du retard. Dans l'herbe encore humide, il s'allongea, la
+casquette sur la figure, la pointe des pieds en l'air; il s'endormit.
+
+Dans l'apres-midi, a la sortie des courses, il fit quatre francs. Le
+soir il s'offrit un bon petit diner et trouva non loin du marche une
+chambre ou pour vingt-cinq centimes on pouvait aller passer la nuit
+avec trois autres passagers: le luxe de dormir seul ne lui avait
+decidement pas assez reussi. Il se leva le dernier au matin, proposa
+au logeur de balayer la chambre et le couloir. Cette offre fut
+acceptee; on lui rendit deux sous et de la consideration.
+
+Au marche il penetra encore sous l'oeil de l'agent et se rendit a la
+boutique de la boucherie par ou la cuisiniere lui avait dit debuter.
+Il n'attendit pas. Elle le reconnut a peine, mais n'hesita pas a lui
+confier ses paniers. Comme la veille, ils firent ensemble le tour des
+etalages, lui attendant en silence pendant les pourparlers, se
+contentant d'approuver du coin de l'oeil les arguments de la femme
+quand elle se plaignait qu'on l'ecorchait. En route pour le tramway,
+ils echangerent encore quelques paroles. Elle lui apprit qu'elle
+servait dans un institut de demoiselles, qu'il y avait plus de dix-huit
+personnes a table, que les pensionnaires etaient de familles riches et
+beaucoup d'autres details lesquels, en depit de tout l'interet qu'il
+montrait, etaient completement indifferents a Plutarque. Sur le
+refuge, elle eut une remarque desagreable:
+
+- Je vous ai donne un franc hier; c'etait la premiere fois, mais c'est
+beaucoup.
+
+- Je sais bien, repondit-il, c'est beaucoup de bonte de votre part;
+tout de meme, si ca ne vous faisait pas defaut a vous, on a tant de
+difficultes...
+
+La femme redonna vingt sous, ce qui creait la fixite du tarif. Il fit
+encore passer les paniers sur la voiture apres avoir recu son prix, ce
+qui constituait une sorte de service gratuit et de remerciement. Il
+enleva comme la veille sa casquette au moment du depart et entendit une
+commere sur la plateforme qui soulignait son geste:
+
+- Eh bien, Madame, j'espere que vous avez un porteur poli, c'est si
+rare aujourd'hui.
+
+Cette remarque etant un hommage indirect a la facon dont la
+bienfaitrice traitait son homme, elle dit plus gentiment que hier
+encore:
+
+- A demain.
+
+Cette fois Plutarque reprima une veritable envie de rire. Ah! mais
+c'etait un metier alors. A vrai dire, tous les jours -- car il faut
+bien qu'elles mangent les demoiselles -- il etait embauche. Le soir,
+il retourna souper dans la meme maison, chez un marchand de bois dont
+la nourriture l'avait satisfait; il coucha dans le meme hotel, et
+commenca une vie toute differente de celle qu'il trainait auparavant.
+
+Les jours qui suivirent ameliorent encore sa situation. Il avait
+bientot acquis la confiance de la vieille, faisait avant son arrivee le
+tour des boutiques, voyait la marchandise et s'enquerait des prix. Les
+marchands ne l'aimaient pas, mais l'estimaient. La cuisiniere, en
+arrivant, ecoutait son rapport; meme quelquefois lui laissait de
+petites sommes pour profiter des premieres occasions le lendemain. Il
+s'acquittait consciencieusement de ces missions de confiance, ne
+majorant les prix que dans une proportion tres modeste, tres admise,
+sous le nom d'escompte, par le personnel achetant d'ordinaire.
+
+Il s'etait debrouille aussi dans l'organisation de sa vie. Pour la
+nourriture, il avait obtenu d'aider au service le soir, moyennant quoi
+on lui donnait pour rien, a la fermeture de l'etablissement, un repas,
+c'est-a-dire une soupe chaude, un peu de restes, une miche et souvent
+un verre de vin. A l'hotel, il balayait et arrosait tout le second
+etage reserve aux gens de passage et l'escalier en entier; ce service
+etait remunere par le droit de coucher dans un lit veritable, dans la
+chambre a deux lits de la bonne. Plutarque y dormait seul la plupart
+du temps; sa compagne apportant une regularite surprenante dans
+l'irregularite d'une conduite agitee, decouchait presque toutes les
+nuits. Rapidement il etait redevenu l'homme d'un certain ordre. Il
+montait se coucher aussitot son souper mange et son travail fini. Sa
+chambre etait l'objet de soins minutieux, toujours balayee et arrosee,
+meme les affaires de sa compagne etaient mises en place par lui --
+c'etait le seul moyen de n'en pas etre encombre --. La cuvette de zinc
+avait ete garnie de bouts de corde dechiquetes, en telle sorte qu'elle
+pouvait encore parfaitement servir. Une caisse, au pied de son lit,
+avait recu des charnieres et un cadenas: c'etaient "ses affaires".
+Pour le moment elle ne contenait guere que des aiguilles, du fil et un
+bout de savon, mais Plutarque fermait son bien le matin en sortant et
+emportait sa clef. Quand il rentrait, il comptait son avoir. Assis
+sur son lit il denouait, entre ses jambes, un bout de chiffon qui
+renfermait sa fortune. Ses economies augmentaient, il s'etait impose
+de ne depenser que la grappille; tous les soirs, il ajoutait au moins
+son franc, et les choses allaient assez bien, puisqu'en payant un repas
+de midi, un peu de tabac et quelques verres, -- en ne se refusant pas
+grand chose -- son gain regulier s'amassait.
+
+La pensee lui venait d'acheter des vetements. Plusieurs courses chez
+les fripiers des environs lui donnaient une idee exacte du prix des
+choses. Trois objets le sollicitaient; d'abord des souliers, sur les
+siens les pieces ne tenaient plus bien; ensuite une chemise, la sienne,
+en lambeaux et moisie par place, aurait gagne a avoir une rechange
+permettant un lavage et une reparation; enfin, une casquette. Ce
+troisieme desir surtout l'obsedait.
+
+Il n'aurait ose l'avouer a personne, il ne s'agissait pas d'une
+casquette ordinaire, celle qu'il avait etant assez bonne d'ailleurs,
+mais bien d'une casquette neuve, flambante, qu'il avait vue a la
+devanture du chapelier des chemins de fer. Le couvre-chef avait une
+calotte bleu-ciel et, au turban de velours noir, etait brode, en
+lettres d'argent le mot : "COMMISSIONNAIRE". Coiffe de la sorte, il
+lui semblait que sa situation serait definitivement assise, que les
+pourboires seraient forcement plus gros, qu'on le reconnaitrait dans la
+rue et qu'il se constituerait une clientele attiree. Le marchand en
+demandait douze francs, c'etait beaucoup.
+
+Le soir, apres avoir fait ses comptes, sitot qu'il etait dans sa
+couverture, il y pensait. Finalement, hesitant, il n'achetait rien; il
+se contentait pendant le jour, apres le dejeuner, de reparer les trous
+nouveaux de ses effets par des reprises savantes, qu'il cousait
+peniblement, en tirant la langue pour mieux faire, comme un enfant a
+ses premiers travaux d'ecriture.
+
+Tout de meme, quand il regardait en arriere, quels changements dans sa
+vie d'avant. Maintenant ses jours passaient reguliers, tous pareils,
+sans imprevu et sans inquietude. A table, en s'asseyant, il lui
+arrivait d'avoir bon appetit, mais il ne retrouvait plus jamais la
+desagreable sensation de la faim. Autrefois, cette douleur lui etait
+familiere, de plus en plus tenace, avec cette crampe particuliere
+qu'elle declanche en nous et qui fait marcher, chercher, se fatiguer a
+mesure que les forces physiques diminuent; il se rappelait les
+premieres bouchees qu'on mange apres avoir eu faim, bouchees qui sont
+sans gout et qui font au passage, quand on les avale, l'impression de
+corps etrangers ne se desagregeant pas.
+
+Tout cela etait loin, tres loin meme; une remarque du marchand de vins
+chez qui il mangeait, le lui prouvait plus que tout. Le commercant
+avait dit a sa femme, un soir, devant lui, d'un de ses clients qui lui
+devait de l'argent: "Ce n'est pas un travailleur comme moi ou comme
+Plutarque"...
+
+Ces mots l'avaient frappe! Ils etaient comme la coupure entre sa vie
+vagabonde et sa vie de maintenant. Desormais son changement etait
+sorti de ses considerations sur lui-meme; les autres aussi le
+constataient. Ce fait donnait a sa situation presente une consecration
+et impliquait en meme temps pour elle une duree, un etablissement,
+comme un vague but atteint qui l'etonnait.
+
+La destinee des etres est une fantaisie, pensait-il, c'etait pour en
+arriver la qu'il avait fait ce chemin long, accidente, fou surtout;
+qu'il avait vecu toutes ses heures incertaines avec, si souvent,
+l'attente de la catastrophe imminente et definitive. Il se rappelait
+les conseils d'un vieil ami de son pere:
+
+- On fait sa vie... Choisis bien _ta vocation!_
+
+Ces gens etablis sont a mourir de rire; ce a quoi on est appele, est-ce
+qu'on peut le savoir jamais, avant d'etre arrive? Comme si ce n'etait
+pas la vie toute seule qui se chargeait de vous faire, et de vous faire
+encore n'importe comment. Quelquefois, du bord des rivieres, on voit
+flotter des petits debris de bois; il en est qui filent tout droit,
+d'autres disparaissent pour un moment, d'autres s'arretent sur les
+bords, d'autres vont au fond apres avoir ou n'avoir pas tourne sur
+eux-memes et ne remontent plus. Sait-on pourquoi? Non, c'est ainsi,
+et voila tout. Somme toute, son existence passee aboutissait a faire
+de lui un vague commissionnaire, domestique d'une auberge de dernier
+ordre, dans ce quartier d'Auteuil qu'il avait a peine traverse deux
+fois auparavant. Les choses, d'ailleurs, auraient pu tellement tourner
+autrement, sans meme chercher plus loin que cette fameuse nuit ou il
+s'etait paye une chambre pour lui tout seul, a l'hotel de la rue
+Caulaincourt, et ou l'on aurait si bien pu l'accuser d'avoir assassine
+l'homme qui gisait dans le couloir.
+
+
+
+
+
+IV
+
+
+Il etait arrive ce matin de bonne heure au marche. La veille, la
+cuisiniere lui avait remis vingt francs pour les achats de legumes
+qu'on trouvait peu pendant cette saison. Mais c'etait vraiment tot,
+les marchandises n'etant pas deballees et les prix pas encore fixes.
+L'agent de police de service devant la porte avait ete change; sans
+attacher a ce dernier fait la moindre importance, Plutarque se ravisa,
+rebroussa chemin et flana un moment sur le trottoir.
+
+Ce manege dut impressionner certainement le nouveau sergent de ville
+qui le devisagea d'une facon inquiete et a laquelle le vagabond,
+maintenant range, n'etait plus habitue.
+
+La sirene d'une usine mugit, il etait six heures. Un peu gene,
+Plutarque voulut entrer.
+
+- Qu'est-ce que tu vas chercher la, toi, fit l'agent.
+
+- Je viens acheter, M'sieur l'agent, repondit Plutarque.
+
+- C'est bon, c'est bon, on la connait va; allez, allez, decanille.
+
+Et, l'empoignant par le bras, il le fit tourner sur lui-meme.
+
+Plutarque revint vers lui, tres humble.
+
+- Monsieur, j'achete pour quelqu'un.
+
+- Ca suffit, dit le fonctionnaire, en elevant la voix.
+
+Plutarque n'insista pas, entrevoyant des desagrements et vint s'appuyer
+sur un reverbere, decide a attendre la cuisiniere qui le ferait bien
+entrer, pensait-il. Son attitude fut-elle jugee provocante par
+l'agent? Peut-on savoir ce que ces gens-la croient? Le representant
+de l'ordre vint a lui, le pinca cruellement au bras, en lui disant
+presque a voix basse:
+
+- Il faut circuler.
+
+Peut-etre par simple douleur physique ou pour d'autres raisons encore,
+deux larmes piquerent aux yeux de Plutarque. Il alla vers le refuge de
+la place attendre la bonne a la descente; il avait de l'argent a elle,
+il fallait qu'il la rencontrat.
+
+Comme les hasards ne sont pas toujours heureux, il ne la rencontra ni
+dans la rue, ni a l'arrivee. Il attendit des heures durant tous les
+tramways, son coeur finissait par battre plus vite quand les voyageurs
+descendaient. A mesure que le temps passait, il se reprochait de
+n'avoir pas regarde suffisamment bien la sortie des premieres voitures.
+ Puis la certitude vint que la cuisiniere etait deja au marche et qu'il
+l'avait manquee. Il attendit son retour; vers dix heures, il la vit
+poindre au bout de la place, l'enfant d'une boutiquiere qu'il
+connaissait, lui portait ses paniers. Il s'avanca vers elle et
+s'appretait a lui donner des explications. Des qu'elle l'apercut, elle
+se repandit en invectives et en reproches:
+
+- Vous m'avez vole mon argent, on a bien tort d'avoir confiance...
+
+Ce fut en vain qu'il tenta de placer un mot en restituant l'argent. La
+femme reprit avidement son bien, en lui disant:
+
+- Que je ne vous revoie plus.
+
+Doucement, il l'accompagna quand meme jusqu'a la voiture, aida
+l'enfant qui n'etait pas assez grand pour passer les paquets, se
+decouvrit au moment du depart, mais ne recut que ce seul merci:
+
+- Hypocrite!
+
+L'amertume vint en lui, mais trop pres encore de son epoque vagabonde,
+elle venait sans revolte, sans haine. La temperature n'est pas
+toujours belle, il pleut bien quelquefois. Pourquoi en vouloir a
+quelqu'un?
+
+Assez tard dans la matinee, a force de raisonnement, il se reprit, se
+remonta:
+
+- C'etait trop bete. Il y avait une explication a donner. Les choses
+n'en pouvaient pas rester la. Et puis, en somme, le franc de la
+cuisiniere comptait peu dans ses ressources. C'etait sa situation chez
+le marchand de vin et a l'hotel qui l'asseyait. Il entrevoyait deja la
+possibilite de s'engager davantage chez ses deux employeurs. Il
+pouvait prendre la place de la bonne dont on etait mediocrement
+satisfait.
+
+Il pensa a toutes ces solutions et alla dans l'apres-midi, s'acheter la
+casquette.
+
+Il eut un succes fou en entrant au debit, et la soiree fut tres gaie
+dans la petite salle de la buvette.
+
+Plutarque, a cause de son histoire avec l'agent et a cause de sa
+casquette avait eu les honneurs de la conversation. Le patron, la
+patronne et quelques habitues le congratulaient et jugeaient severement
+l'autorite.
+
+- "Tout ca, c'est parce qu'on n'est pas riche", dirent les femmes.
+
+Le patron avait surtout de l'admiration pour Plutarque a cause de son
+idee de couvre-chef...
+
+- "Voila un garcon, faisait-il remarquer, qui avait des besoins
+autrement pressants; et bien non, il n'a pense qu'a son affaire. En
+faisant ainsi, il connait son monde".
+
+Et comme les histoires des autres ne vous interessent que par ce
+qu'elles ont de commun avec les notres, il concluait en s'adressant a
+sa femme:
+
+- "Je t'avais bien dit que nous aurions eu meilleur compte a faire
+peindre la devanture qu'a acheter les banquettes et l'armoire".
+
+On causa tard. Les clients et le patron offrirent chacun une tournee,
+mais refuserent celle que proposait Plutarque, en raison de ses
+malheurs et de la depense enorme de sa journee. De toute la chaleur
+des alcools absorbes, on se serra les mains en se quittant.
+
+Cette reunion, cet entourage, ces amities auraient du lui donner
+confiance, et lui montrer que son histoire du matin n'etait qu'un pur
+accident. Cependant, il n'etait pas tranquille en se couchant; le
+charme se rompit des qu'il fut seul. Son lit lui paraissait meilleur
+que d'habitude, un peu comme les attentions d'une maitresse qu'on sent
+vous quitter, et cependant il s'agitait et ne pouvait arriver a dormir.
+
+Au matin, son pressentiment n'avait pas disparu: il avait peur d'aller
+au marche. Si l'agent le reconnaissait, si la bonne allait lui faire
+une scene devant tout le monde? Il etait perplexe, mais toute son
+apprehension s'evanouit quand il eut regarde sa tete sous la
+resplendissante casquette, dans un miroir de poche qui pendait au mur.
+Il irait, c'etait son droit d'y aller; qui pourrait vraiment trouver a
+redire? Il discutait avec lui-meme. Il pactisa enfin: il attendrait
+que le marche battit son plein; dans les allees et venues, on ne le
+reconnaitrait surement pas, surtout coiffe de la sorte. Et, pour se le
+prouver, il mettait alternativement sa casquette neuve et sa vieille
+casquette et essayait en tournant rapidement la figure d'avoir un
+apercu d'ensemble dans le miroir trop petit et dont la surface ondulee
+deformait les lignes en mouvement.
+
+Il prit par le chemin le plus long, tourna autour des pates de maisons
+et finit enfin par se lancer de l'autre cote de la rue, a un moment ou
+l'agent -- celui de la veille -- plaisantait avec une fille courtaude
+qui sortait. A un pas de la porte, il allait passer, son coeur lui
+donnait des coups dans la poitrine, lorsque l'agent se retourna, le nez
+sur lui:
+
+- Mais je t'ai vu hier toi, le commissionnaire, lui dit le policier.
+Tu as un batt'chapeau aujourd'hui.
+
+Plutarque essaya de sourire. L'autre continua:
+
+- Tu as sans doute une autorisation, une plaque, quelque chose pour
+revenir quand je t'ai dit de f... le camp.
+
+Plusieurs personnes s'etaient arretees, a cote de la fille qui, le
+poing a la hanche, ecoutait; la galerie etait constituee: Plutarque
+etait perdu.
+
+- Non, repondit-il doucement, je n'ai rien, je travaille.
+
+- Et tu te maquilles en commissionnaire, pour voler, salaud, reprit
+l'agent. Allez, allez, avec moi, on va voir ca.
+
+Il siffla un collegue qui tournait sur le trottoir d'en face, le pria
+de le remplacer et partit.
+
+- Ca y est, pensa Plutarque, en marchant.
+
+Comme il aurait mieux fait de ne pas venir, d'attendre au moins. Sans
+espoir maintenant, il essaya des explications:
+
+- C'est vrai, M'sieur l'agent, je travaille, vous pouvez demander.
+
+L'agent ne repondit pas.
+
+- Et si je vous promets, Monsieur, de ne plus y aller, au marche...
+plus jamais.
+
+- C'est fini la litanie, dit a haute voix le gardien.
+
+Alors brusquement, une idee folle vint a Plutarque, une de ces idees
+stupides qui jaillissent soudainement en nous et qui compromettent
+tout: fuir.
+
+Au premier coin de rue, il fit un bond brusque en arriere, fit un saut
+a droite et un a gauche pour depister l'agent qui trebucha, et il
+partit de toute sa vitesse a grandes enjambees, avec une agilite de
+singe, courant comme il ne se serait jamais cru capable de courir,
+comme un fou. L'agent suivait derriere. Les rares passants se
+gardaient bien d'intervenir.
+
+Plutarque voulait gagner les fortifications qu'il connaissait et ou
+l'on peut se cacher et se perdre. Il menait son train. Il atteignit
+les pentes gazonnees du rempart pres de Boulogne. Sa manoeuvre a
+travers les rues avait ete si savante, sa chance si particuliere, qu'en
+arrivant sur les talus, il n'etait encore suivi que par son agent. Il
+escalada les escarpes, sauta dans les petits chemins et remonta sur le
+bord jusqu'a ce que brutalement une douleur a l'estomac l'averti qu'il
+etait a bout, qu'il ne pouvait plus; un effondrement de terrain
+s'offrait, il le degringola jusque dans le fosse. La, il fit encore
+quelques pas et s'arreta, appuye au mur.
+
+Il vit l'agent se rapprocher, tenir le coup, lui, plus fort sur ce
+chapitre aussi. Alors il sentit son couteau dans sa poche, il
+l'ouvrit, le cachant entre le mur et lui, et au moment precis ou, dans
+la derniere foulee, son chasseur l'atteignait, Plutarque, extenue, lui
+enfonca la lame dans le cou, sous l'oreille. L'agent roula par terre,
+abattu; sa rude main encore cramponnee au bras de Plutarque. Celui-ci,
+pour se degager, dut le trainer quelques pas.
+
+... Le lendemain, dans un bar de Suresnes, Plutarque etait pris par des
+policiers habilles en bourgeois.
+
+
+
+
+
+V
+
+
+Apres trois mois de prevention, Plutarque passait aux Assises. Son
+proces n'etait pas celui d'une de ces affaires sensationnelles qui font
+tant de bruit a Paris. Il n'y avait pas de grand temoin; l'agent de
+police avait ete gueri apres dix jours d'hopital, Plutarque avouait.
+C'etait une petite affaire banale, comme il en a tant. Le public etait
+peu nombreux. En comparaison avec l'apre froid du dehors, la chaleur
+etait seche et congestionnante, une de ces chaleurs administratives
+dont personne ne paye le combustible. On sentait le petrole et la
+creosote. L'acte d'accusation etait si long, et redisait des choses si
+souvent entendues a tous les degres d'instruction, que Plutarque se
+sentit tout de suite loin de la comedie qui se jouait, comme s'il avait
+ete un simple badaud spectateur et qu'il se fut agi d'un autre; il
+trouvait ce spectacle terriblement ennuyeux. La mise en scene etait
+ridicule; ces messieurs, costumes pour une semblable ceremonie, un peu
+grotesques en depit de toutes les precautions, depuis le president qui
+paraissait etre seul a travailler, jusqu'a cet huissier qu'on avait
+affuble d'une robe noire pour faire entrer les temoins. A part les
+jures qui avaient l'air heureux d'enfants autorises a toucher un fusil,
+tous les autres pensaient chacun a ses petites affaires, et c'etait
+tres naturel. Leur air de chiens fouettes s'accordait mal avec la
+solennite du decor et l'emphase des paroles, ou revenaient a chaque
+instant de grands mots a majuscule: l'Honneur, la Justice, qui ne
+faisaient rien a l'histoire et qui paraissaient faux, comme tout le
+reste dans ce cadre pompeux.
+
+Le defile des temoins amena un peu l'air exterieur dans l'atmosphere de
+cet atelier ou se fabriquait la justice. L'expert medical ouvrit le
+feu par une description minutieuse de la blessure incriminee. Pour
+dire les choses les plus simples, afin d'etablir sa competence
+technique, il se servait de mots destines a n'etre pas compris:
+
+- "Plaie penetrante de la region cervicale, par instrument tranchant..."
+
+Il voulait avoir l'air d'une impartialite scientifique; en realite, il
+chargeait Plutarque tant qu'il pouvait, aussi bien pour plaire aux
+magistrats, seul element permanent de la seance, que pour etre du cote
+surement gagnant, puisque l'accuse avouait:
+
+- "L'arme a penetre a environ huit centimetres en arriere du paquet
+vasculo-nerveux et en avant de la colonne vertebrale. Une deviation de
+quelques millimetres aurait rendu la blessure mortelle. Croire que
+l'agresseur n'avait pas une intention decisive, c'est lui preter des
+connaissances d'anatomie topographique peu vraisemblables, eu egard
+surtout a la violence du coup."
+
+Les jures ecoutaient bouche bee, impressionnes par les connaissances
+qu'un tel langage supposait.
+
+Puis l'agent de police s'avanca vers la demi-cage des temoins. Son
+entree produisit une legere impression. Plutarque l'examina levant la
+main droite pour le serment, et fut frappe de sa male beaute: la tete
+etait reguliere et energique, les grands yeux noirs regardaient bien en
+face, sur l'uniforme tout neuf tranchait un bout de ruban tricolore -
+une medaille d'argent. Il parla veritablement sans haine et sans
+crainte, ainsi qu'il est prescrit, et raconta dans un mauvais francais
+les faits avec une simplicite qui ne manquait pas de grandeur. Le seul
+point de vue egoiste qui percait dans son temoignage etait une joie
+d'enfant d'avoir eu une affaire profitable a sa jeune carriere et de
+s'en etre tire.
+
+- Vous etes content d'avoir echappe et d'avoir noblement fait votre
+devoir, lui dit le president.
+
+Dans un large rire qui disait assez son plaisir de vivre, il repondit:
+
+- Je suis content de ne pas etre mort.
+
+Cette reflexion declancha l'hilarite de l'auditoire et permit a
+l'huissier de placer le seul mot qui lui fut tolere:
+
+- Silence, messieurs.
+
+Plutarque, assis dans son box, le menton sur sa main, l'esprit aussi
+eloigne que possible de toute cette scene dans laquelle il se sentait
+compter pour si peu, considerait attentivement celui qu'on appelait:
+"sa victime". Il trouvait vraiment que de tous, c'etait bien lui,
+l'agent, qui etait le plus sympathique; il avait ete courageux et etait
+sincere maintenant. Leur petit differend sur l'entree au marche etait
+deja bien loin, et avait consiste en bien peu de choses en somme. Que
+de fois aux courses ou devant les theatres, les representants de
+l'autorite avaient ete tout aussi injustes, mais infiniment plus
+brutaux et mechants; on filait rapidement en "obtemperant", on
+recommencait ailleurs, puis on n'y pensait plus. Le jour du marche, il
+avait fallu toutes les circonstances, ce fait particulier que lui,
+gueux, vetu comme un gueux, avait en realite un metier; est-ce que
+l'agent pouvait savoir tout cela? Non, l'agent avait agi comme il le
+devait, dans cette grande ville, ou la libre circulation des gens poses
+et dont on n'avait rien a craindre, exige que les vagabonds glissent et
+passent vite sans s'arreter, sans causer d'encombrement. Plutarque
+pensait qu'il aurait pu lui-meme se laisser tranquillement amener au
+poste et chercher a expliquer; en admettant meme que le commissaire
+n'eut pas voulu entendre ses raisons, il en aurait ete quitte pour deux
+jours d'internement administratif, apres quoi, il serait retourne a
+Auteuil dans son hotel-pension; il aurait si bien pu renoncer au marche
+et meme, s'il voulait continuer, se faire un jour accompagner par son
+patron qui aurait parle a l'agent... Oui, mais allez donc penser a
+tout ca, quand on vous emmene au poste, comme un voleur, devant tout le
+monde, qu'on sait n'avoir aucun tort et que brusquement l'idee vous a
+pris de filer, de courir de toutes vos forces pour echapper. Du reste,
+a quoi bon epiloguer aujourd'hui; l'agent etait vivant et avait recu de
+l'avancement, lui etait pris, convaincu d'avoir donne "a un agent de la
+force publique, dans l'exercice de ses fonctions, des coups et
+blessures n'ayant pas entraine la mort, mais avec intention de la
+donner". Le fait etait patent, etabli; pourquoi de si longues
+explications? Le marchand de vins, son patron, etait venu deposer,
+seul temoin a decharge; il avait jure solennellement sur son honneur
+que Plutarque etait un garcon serieux, range et travailleur, qu'il
+etait doux, que toute cette affaire reposait sur un malentendu, sur un
+mystere impossible a comprendre. Ce temoignage avait meme
+impressionne, jusqu'a un certain point, les jures, quand, tres
+negligemment, l'avocat general demanda au temoin:
+
+- Vous avez ete condamne l'an dernier pour contravention a la loi sur
+les fraudes...
+
+L'homme eut beau repondre: "C'etaient des bouteilles que j'achetais
+cachetees". L'effet produit se dissipa pendant que l'accusateur disait
+en tapotant l'air de sa droite:
+
+- C'est bien, c'est bien.
+
+Plutarque n'eut plus la moindre illusion et, des lors, il trouva cette
+ceremonie encore plus longue, encore plus ennuyeuse. Le banc etait dur
+et son derriere etait tale. Il se rappelait la caserne ou il avait ete
+puni pour un jour assez severement: le Lieutenant-Colonel, homme
+elegant, qu'on ne voyait jamais, l'avait fait appeler et lui avait
+simplement dit: "Vous avez fait ca, vous aurez quinze jours de prison".
+ Le tout n'avait pas dure cinq minutes. C'etait mieux ainsi. Quand
+les plus forts sont decides, n'est-ce pas? Aujourd'hui l'avocat
+general etait particulierement savoureux, n'en manquant pas une: "La
+parfaite education", le malheureux pere, "fonctionnaire distingue",
+jusqu'a une citation quelconque de Plutarque l'Antique, destinee a
+montrer sa haute culture; et, dans son desir fielleux d'obtenir le
+maximum, il allait jusqu'a parler avec attendrissement des pauvres
+criminels ordinaires, n'ayant pas ete eleves de semblable facon, et
+qu'il devait charger, les autres jours, avec un tout semblable
+acharnement. Le jeune avocat fut tres brillant, en plaidant la
+severite excessive et stupide du "distingue fonctionnaire", mais son
+discours portait a faux, parce que la plupart des jures, etant peres de
+famille, n'appreciaient pas, cette mise en cause de la paternelle
+autorite, dans une affaire d'assassinat d'agent. Un petit couplet sur
+la mere que "la mort avait empechee de veiller au droit de l'enfant",
+fut, pour Plutarque, le seul incident de cette interminable journee:
+l'evocation avait ete inattendue et avait produit en lui un
+etourdissement passager; pauvre petite maman qu'il avait perdue tout
+enfant et a peine connue, elle devait etre decidement sa derniere
+tendresse. Deux larmes brulerent au coin de ses yeux qui n'etaient
+point habitues a s'emouvoir, ce fut un instant seulement et personne
+n'avait pu le remarquer. A quoi bon d'ailleurs? Les choses avaient
+tourne ainsi...
+
+La deliberation fut courte.
+
+- Sur mon honneur et ma conscience, avait dit le premier jure, la main
+sur le cote...
+
+Le garde fit sortir Plutarque pour le prononce de la sentence, puis le
+fit rentrer de nouveau.
+
+- ... 10 ans de travaux forces...
+
+- J'ai mon compte, se dit simplement Plutarque.
+
+Dans le couloir, ou il dut attendre, au sortir de la salle, toute une
+serie de papiers dont le municipal avait besoin, il regarda par la
+fenetre. La Seine coulait doucement sous le Pont Neuf, a travers ce
+voile leger de buee qu'il avait remarque si souvent. Les gens,
+affaires ou flanants, circulaient entre les autobus et les voitures
+comme a l'ordinaire. Plutarque regardait avidement, comme quelqu'un
+qui voudrait emporter ce qu'il voit, ce spectacle banal qu'il savait ne
+revoir jamais.
+
+Pendant qu'il attendait, le president et l'avocat general, depouilles
+de leurs robes, passerent pres de lui; un bout de leur conversation lui
+vint:
+
+- Ma fille, fit l'un, a accouche ce matin d'un gros garcon..."
+
+... Il y en a pour lui la vie tourne bien, pensa Plutarque.
+
+
+
+
+
+La carriere D'Arsay-Lancourt.
+
+
+_Apres le diner, un soir d'aout, dans le salon de lecture du Jockey de
+Rio, nous etions assis devant une fenetre qui donne sur la baie; il
+faisait une chaleur folle. Au dehors, la nuit etait lumineuse et
+lourde, une de ces nuits de l'Amerique du Sud, pendant lesquelles on
+n'a pas envie de bouger, de faire quoi que ce soit. Mon vieil ami
+Turner, recemment debarque de France, m'avait accompagne au Club.
+Autour de nous s'etaient groupes quelques Francais de la colonie,
+desoeuvres comme tout le monde a cette heure. On s'ennuyait un peu.
+
+Turner vint a notre secours, en nous racontant, de tres bonne grace,
+une histoire etrange. Il nous la donnait pour veridique. J'ai un peu
+de peine pourtant a la croire. Bien que j'aie quitte la France depuis
+cinq ans maintenant, il ne me parait pas possible que par des lettres
+ou par des journaux, aucun echo de cette aventure et surtout de sa fin
+tragique, ne m'en soit jamais arrive; de plus, mon ami Turner, tout
+ingenieur des Ponts qu'il soit, a ecrit, au sortir de l'Ecole
+polytechnique, une serie de nouvelles abracadabrantes: je me demande si
+celle-la n'est pas simplement le produit de sa feconde imagination.
+
+Quoi qu'il en soit, la voici telle qu'il la raconta._
+
+
+- Je crois, commenca-t-il de sa voix calme, qu'il faut peu de choses
+pour modifier profondement une carriere politique, meme et surtout
+celles qui s'annoncent parfois comme les plus brillantes. J'en ai eu
+dans ma vie un exemple frappant: la carriere d'un ancien camarade de
+lycee, Arsay-Lancourt.
+
+Mon Dieu, en classe, je ne puis pas dire qu'il fut le plus intelligent,
+ni le plus travailleur; il n'etait pas le premier non plus, mais il
+avait quelque chose de plus precieux que l'intelligence ou la methode;
+c'etait une sorte d'equilibre general, aussi bien de ses forces
+physiques, que de ses forces intellectuelles, qui lui donnait, en
+lui-meme, une confiance parfaite et une aisance que je n'ai jamais vue
+chez d'autres. Il etait de nous tous celui qui, ne sachant pas une
+lecon ou ne comprenant pas un devoir, avait le don de tirer le meilleur
+parti de son incompetence. Avec une maestria incomparable, il savait
+sous-entendre le passage difficile, escamoter la date, devier la
+question pour se rabattre, avec elegance, sur les terrains connus.
+Ajoute a ces avantages, son physique etait agreable, il se presentait
+bien. Il etait "l'eleve a effets" par excellence et, bien qu'il ne fut
+pas le meilleur d'entre nous, c'etait lui que nos differents maitres
+interrogeaient quand les inspecteurs academiques entraient dans les
+classes.
+
+Je l'enviais bien souvent, dans le secret de mon coeur.
+
+Comme il arrive, au sortir du lycee, je le perdis de vue et n'aurais
+plus su ce qu'il devenait, quand un matin, a l'usine, on me fit passer
+sa carte; il demandait a me voir. Tout de suite, je le fis entrer et
+tout de suite aussi, je le reconnus. C'etait maintenant un bel homme,
+les traits de son visage etaient reguliers; il avait de grands yeux
+gris, une moustache blonde un peu retroussee sur un sourire fait a la
+fois de bonhomie et d'un peu de condescendance. Il etait grand et bien
+decouple, et tous ses gestes denotaient une force qu'il lui plaisait de
+rendre inutile. Son elegance etait sobre et non pas ridicule; sa voix
+avait un ton prenant, autoritaire et chaud.
+
+- Qu'est-ce qui peut bien t'amener aux _Forges des Batignolles_, lui
+dis-je en le voyant.
+
+Il vint droit au fait et m'expliqua clairement en peu de mots, qu'il
+entendait se presenter aux elections legislatives dans le quartier.
+
+- Comme tu as raison, ne pus-je m'empecher de remarquer.
+
+Il fit quelques reserves sur des points auxquels je n'aurais jamais
+pense...
+
+- C'est un quartier ouvrier... la lutte sera chaude, mais j'ai un
+programme...
+
+Il allait me dire son programme, mais je l'arretai; c'etait inutile car
+je ne comprends rien a la politique et je pensais que ce brave garcon
+aurait sans doute bien des occasions pour placer a d'autres son petit
+discours.
+
+Avec une parfaite courtoisie, il n'insista pas. Je lui demandai en
+quoi je pouvais l'aider, il m'expliqua sans detours. Il s'agissait de
+parler en sa faveur aux chefs d'ateliers et aux contre-maitres.
+
+- Je ne sais pas bien quoi leur dire, fis-je, je t'ai explique que je
+ne m'entendais pas a ces sortes de propagandes.
+
+Il ne tenta pas de revenir a l'assaut et de me placer un court resume
+de ses projets que j'aurais du moi-meme developper a mes hommes.
+
+- Dis leur que je suis ton ami, me dit-il simplement, et qu'ils te
+feraient plaisir en votant pour moi.
+
+J'etais gagne moi aussi par cette argumentation si franche et si bien
+adaptee a moi; je lui repondis:
+
+- C'est entendu, je te le promets.
+
+Il me tendit la main avec une affection si spontanee que je
+l'interrogeai:
+
+- Tu as vraiment envie d'etre depute? Cela t'amuserait?
+
+- Pas autrement, repondit-il, mais que veux-tu que je fasse?
+
+Decidement ce garcon, toute ma vie, devait me desarmer. Quand il
+sortit de chez moi, j'etais decide a l'aider et les quelques jours qui
+suivirent, je l'aidai effectivement. Je parlai de lui a quelques
+collegues, a quelques ouvriers que je savais avoir de l'influence, non
+pas certainement comme Arsay leur aurait parle, oh non, je leur disais
+tout bonnement, dans la langue que nous parlions eux te moi:
+
+- Votez donc pour lui, qu'est-ce que ca peut vous faire, vous, ca ne
+vous changera pas et lui sera ravi.
+
+Comme ils savaient tous que j'etais sincere en leur tenant ce langage,
+dans un bon rire, ils abondaient dans mon sens. Il faut vous dire que
+les travailleurs de la metallurgie sont les plus intelligents du monde
+et partant les meilleurs garcons de la creation; vous comprenez, ils
+sont habitues a ajuster les pieces de metaux, c'est un travail qui se
+fait au dixieme de millimetre, il faut y aller prudemment. Allez donc
+monter des boniments a des gaillards de leur espece!
+
+Dans l'ensemble, les affaires electorales d'Arsay marchaient bien. Il
+avait tenu plusieurs reunions dans le quartier, qui, a part une
+opposition normale, avaient bien reussi. D'ailleurs toutes ses
+affaires marchaient bien, car non seulement, il avait jete son devolu
+sur la representation de la circonscription, mais il l'avait jete aussi
+sur la fille de notre administrateur-delegue, une ravissante petite
+creature brune qui montait a cheval, menait des autos et devait avoir
+une forte dot. Si les deux combinaisons politique et sentimentale
+reussissaient, mon camarade deviendrait vraiment une puissance, depute,
+ministre probablement, grosse fortune, jolie femme. Il entrerait
+surement au conseil d'administration de notre societe. Je ne pouvais
+m'empecher de penser a ceux de nos condisciples communs qui devinrent
+vraiment des hommes superieurs, particulierement a l'un d'eux sorti
+major de notre promotion a l'X, une si belle intelligence, un si grand
+coeur et une folle gaiete: il etait en train, a cette heure, de
+respirer des vapeurs d'anhydride sulfureux, ingenieur a cinquante louis
+par mois, quelque part dans la banlieue de Lyon, cependant qu'Arsay...
+Ah! nos parents, me disais-je, ont eu bien tort de nous fesser pour
+nous faire apprendre les mathematiques; la culture physique, la
+politique, la danse et le maintien, voila ce qui aurait du nous etre
+enseigne.
+
+Mais un petit evenement troubla profondement la carriere
+d'Arsay-Lancourt.
+
+Un matin, vers onze heures, a l'heure du dejeuner, toutes les equipes
+sortaient des usines et devalaient dans le faubourg. C'est l'heure de
+la joie dans le monde du travail: au commencement de la journee, les
+ouvriers ont vecu trop loin les uns des autres, ils sont trop pres des
+soucis reels de la maison, le soir, ils sont fatigues et se dispersent
+vite pour rentrer chez eux: au dejeuner, au contraire, ils ont deja
+abattu la moitie de la tache, c'est comme une recreation qu'ils
+prennent ensemble, les plaisanteries et les farces vont bon train, et
+si quelques-unes ne sont pas du meilleur gout, c'est entendu, ce sont
+du moins des plaisanteries de grands enfants. Ce jour-la, dans tout
+Levallois, ce fut un rire immense qui partit tout d'un coup comme un
+grand incendie. C'est inexplicable, tout le monde savait l'histoire a
+la fois. Les gens s'abordaient en s'esclaffant, les boutiquiers
+etaient sur leur porte se tapant les cuisses, les petits couraient en
+farandoles, les camelots faisaient pouffer les gens dans les groupes.
+Detail aggravant: le soleil lui-meme se mettait de la partie dardant
+ses clairs rayons d'avril sur cette gaiete folle et la multipliant.
+
+La cause de toute cette joie tenait a bien peu de chose. Un peu avant
+onze heures, au coin du boulevard de la Revolte et de la rue Victor
+Hugo, on avait trouve, derriere un tas de planches, baillonne, assis
+par terre le dos colle au mur, le candidat Arsay-Lancourt. Le futur
+depute avait les mains attachees, il etait vetu d'un habit de soiree
+macule de boue. Certainement, il etait victime d'un attentat, mais on
+ne lui voyait aucune trace de blessure; il n'etait pas evanoui et
+pourtant, a aucun prix, il ne voulait apres qu'on l'eut delie, qu'on
+l'aidat a se relever ou qu'on le changeat de place. Un de mes
+ingenieurs assistait a la scene.
+
+- Qu'est-ce qu'on vous a fait, lui demandait-on?
+
+Arsay repondait:
+
+- Rien, rien, c'est un petit incident qui se reglera plus tard.
+
+- Il faut vous sortir de la, insistait-on.
+
+- Non, non, disait-il, passez votre chemin si vous voulez me rendre
+service; je vous remercie, ne vous inquietez pas, je suis bien.
+
+Mais comme a ce moment d'intense circulation, les badauds se pressaient
+de plus en plus autour de lui, deux agents intervinrent en se frayant
+un passage a travers le rassemblement; arrives a lui, ils se pencherent
+charitablement et poserent encore quelques questions ainsi qu'il est
+prevu au reglement.
+
+- Laissez-moi, repetait Arsay, avec hauteur; faites seulement
+circuler. Je veux rester seul avec vous, je vous expliquerai.
+
+L'un des representants de la force essaya bien de se rendre a ce desir
+de l'homme malade et qui de plus pouvait un jour etre elu. Il tenta de
+disperser la foule, mais il y avait bien pres de cinq cents personnes
+et qui voulaient savoir. L'agent revint impuissant vers son collegue,
+insista encore aupres d'Arsay en finissant par elever la voix. Mon
+ingenieur me raconta dans la suite -- ce que je n'ai aucune peine a
+croire --, que Arsay retrouva devant ces dernieres sommations, son
+ordinaire aplomb. Il eut pour les sergents quelques phrases cinglantes
+qui firent dans la foule le meilleur effet. Certainement sa popularite
+etait grande a ce moment precis, malheureusement on ne fait pas voter a
+l'instant que l'on veut. Devant cette obstination, les agents
+diagnostiquerent "la loufoquerie" et, resolus a emmener Arsay de force,
+ils le saisirent chacun par un bras. Arsay se debattit. Un curieux
+preta main forte, tint les pieds. Une fois leve, Arsay refusa de faire
+un pas, s'appuyant sur le mur, comme s'il eut voulu s'y enfoncer et
+demanda a parler a la foule qui fit silence pour l'ecouter.
+
+- Camarades, criait-il le plus fort qu'il put, vous voyez que je suis
+victime pour la deuxieme fois d'un indigne abus de la force; ce matin,
+c'etait evidemment de la part de mon contre-candidat qui s'oppose a ce
+que vous choisissiez librement votre representant...
+
+Cette partie du discours fit encore excellente impression.
+
+... Maintenant, continua Arsay, la force policiere...
+
+Les agents ne le laisserent pas dire un mot de plus: l'article de leur
+reglement qui leur prescrit de ne pas laisser insulter la police etant
+l'un de ceux qui leur tient le plus au coeur. D'un meme mouvement, ils
+poserent chacun d'un cote leurs bras puissants sur les epaules de celui
+qui etait devenu soudain dans leur esprit un delinquant et d'une meme
+poussee le firent avancer dans la direction du poste. Et ces deux
+hommes vetus de facon identique, dans la meme posture, ayant la meme
+volonte, et jusqu'a la meme expression donnaient l'impression, comme
+dans un ballet bien regle, d'etre un seul motif vivant d'ornementation.
+
+Alors aux yeux de cette foule tres apitoyee apparut une singuliere
+vision et d'un seul coup tout le mystere fur revele, Les basques, le
+pantalon, le calecon et la chemise d'Arsay avaient ete soigneusement
+decoupes en un rond regulier qui mettait a nu l'anatomie du pauvre
+candidat depuis le creux des reins jusqu'a une main environ au-dessus
+de la jointure des genoux. Ce fut comme une vague de fou-rire enorme,
+formidable, qui partit des premiers rangs et courait sans s'arreter
+jusqu'au bout du boulevard. Pauvre Arsay, j'imagine qu'il dut, dans
+cet instant au moins, perdre ce bel equilibre dont il avait le secret.
+Des temoins m'ont raconte par la suite que la boue du trottoir, sur
+lequel on avait assis le malheureux, faisait sur sa chair propre et un
+peu rose des marques bien nettes. C'etait un peu comique, assurement.
+
+Derriere le groupe forme par Arsay et les deux agents qui filait
+maintenant a toute allure, la foule, glapissant de joie, suivait en
+courant. C'etait un cortege en delire, impressionnant par le nombre et
+dont la tete etait un derriere, un malheureux derriere qui n'en pouvait
+mais.
+
+Les hommes etaient reunis en une meme pensee, ils etaient nombreux, il
+fallait qu'ils chantassent, - les chants nationaux sont faits pour
+repondre a ce besoin. Sur l'air des _lampions_ un loustic improvisa
+rapidement des paroles de circonstance; il chanta seul d'abord, sa voix
+monta claire et grele dans le matin radieux:
+
+ _Arsay j'ai vu
+ Arsay j'ai vu
+ Ton dos (1)
+ Arsay ton dos
+ Arsay ton dos
+ Je l'ai vu._
+
+ (1) Pour etre tres exact, je dois dire que le narrateur ne se
+servit pas precisement de ce dernier mot; c'est par pudeur pour
+nos lecteurs que je fais cette legere alteration historique. Les
+inities n'auront pas de peine a retablir le texte dans sa
+purete premiere.
+
+Toute la foule en un choeur monstrueux reprit cet ignoble refrain
+qu'elle scandait du bruit formidable de ses pas cadences. Des
+automobiles et deux tramways arretes battaient la mesure avec leurs
+trompes et leurs avertisseurs. Les vitres des maisons en tremblaient.
+Et, le rire, le rire formidable ne cessait pas, mais grandissait au
+contraire et gagnait tout le monde; les cochers, sur leur siege, les
+gens aux fenetres, les deux agents en tete, tous s'esclaffaient, et
+meme la face d'Arsay, ou l'on voyait des larmes briller, se tordait en
+un rictus etrange.
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Le chemin etait long. Dans une auto decouverte qui fut obligee de
+s'arreter, la fille de notre administrateur reconnut, m'a-t-on dit, son
+fiance. Cette jeune fille, sa gouvernante qui risquait de perdre sa
+place par le mariage et le chauffeur qu'Arsay gardait trop tard le
+soir, devaient pouffer a l'unisson.
+
+La foule chantait toujours quand Arsay et ses conducteurs arriverent au
+terme de leur calvaire. Le malheureux dut certainement eprouver une
+amere joie a voir de loin paraitre la porte de cette singuliere
+boutique aux vitres grillagees, a l'enseigne salie que personne ne se
+preoccupait de rendre engageante et ou s'inscrivaient en lettres bleues:
+
+ POSTE DE POLICE, CHAMPERRET.
+
+La porte s'ouvrit et se referma sur le groupe principal, ne laissant
+voir a la foule curieuse que la surface plate de son grillage, derriere
+lequel il allait se passer quelque chose.
+
+La foule attendit pourtant, curieuse, en vain, et, pour faire passer le
+temps entonnait par moments son hymne:
+
+ _Arsay j'ai vu..._
+
+Et la chanson cruelle devait arriver a peine assourdie jusqu'au
+malheureux, assis sur un bat-flanc, au milieu des agents qui riaient
+encore de leur gorge bruyante. Peut-etre comprit-il qu'il etait arrive
+au bout de son reve. Pauvre Arsay dont l'avenir s'annoncait si bien.
+
+Les sirenes des usines qui beuglaient la reprise du travail mirent fin
+a ce supplice. Bientot il n'y eut plus dans la rue que la voix de
+quelques petits enfants pour glapir le couplet stupide. Et dans
+l'apres-midi, un fiacre ferme venait chercher Arsay devant le poste et
+le ramener vers sa demeure.
+
+L'auteur de cette sinistre plaisanterie, on le sut plus tard, etait
+bien, comme l'avait pense Arsay, son contre-candidat, un certain
+Maupied qui fut elu et qui devint ministre. Celui-ci effraye des
+premiers succes de mon ancien camarade, avait imagine le petit
+attentat: quatre hommes etaient venus cueillir Arsay comme il sortait
+d'une soiree et l'avaient depose, les yeux bandes et le fond de culotte
+decoupe, pres de l'endroit ou il fut trouve.
+
+L'affaire avait ete bien montee. Personne n'avait rien vu.
+
+La manoeuvre reussit pleinement; huit jours apres, Arsay etait battu a
+plate couture: 24 voix contre 2724 a son concurrent le moins avantage.
+Devant les bureaux de vote, on avait entendu encore quelquefois le
+refrain de la journee fatale. On ne devait plus l'entendre de
+longtemps dans la suite, mais quelques-uns de ses mots resterent.
+L'histoire avait fait le tour de tout Paris et quand on parlait
+d'Arsay, on distait toujours: _Arsay ton dos_ (2), sauf dans quelques
+salons collet-monte ou l'on disait toujours: _Arsay ton chose_,
+appellation qui n'etait guere moins desobligeante, au demeurant.
+
+ (2) Meme remarque que precedemment.
+
+C'est effrayant comme certains ridicules sont tenaces. Trois ans plus
+tard, je rencontrai le paurvre garcon, un soir, sur le perron de la
+gare d'Orleans. Il avait change maintenant, ses habits me paraissaient
+moins soignes et son regard surtout n'avait plus cette aisance et cette
+assurance que si souvent je lui avais enviees. Nous allions dans la
+meme direction; je lui demandai de monter dans mon compartiment et, en
+abordant un sujet quelconque, tachai de lui faire parler de lui-meme.
+Il y vint rapidement:
+
+- Que veux-tu, ce sont les hasards de l'existence, soupire-t-il,
+resigne, il n'y a rien a faire, c'est comme ca.
+
+- Comment, dis-je, rien a faire; ce qui t'est arrive est une blague,
+une sale blague, j'en conviens, mais je ne peux pas admettre que tu te
+laisses abattre...
+
+- Cette histoire, dit-il, a flanque ma vie par terre, tout simplement.
+Une blague, ce n'est pas une blague; c'est une association d'idees
+commune a tout le monde, comprends-tu? Tiens, toi-meme, quand tu m'as
+rencontre ce soir, est-ce a nos annees de college passees ensemble que
+tu as pense? Jamais de la vie, tu as pense a mon affaire. Pour toi
+(il avait un mauvais rire) comme pour le reste des hommes, -- oh! je ne
+t'en veux pas -- je suis _Arsay ton dos_.
+
+Comme je me recriais, etouffant en moi-meme une invincible envie de
+rire, il continua:
+
+- C'est naturel, et si cette histoire etait arrivee a toi au lieu de
+moi, je penserais probablement ce que tu penses, et je rirais comme
+toi: on n'est maitre ni de sa pensee, ni de son rire. Seulement si tu
+avais ete dans mon cas, pour toi cette aventure n'aurait vraiment ete
+qu'une blague, parce que tu es es un producteur, toi: on te prend pour
+tes produits.
+
+- Merci, fis-je.
+
+- Ah, repondit-il exalte, pour sur tu peux dire merci, parce que ton
+bonheur est immense; tandis que moi, on ne peut me prendre que pour
+moi. Je te l'avais dit autrefois, je ne pouvais etre que depute et
+c'est vrai.
+
+Quand j'ai ete blackboule, quand j'ai vu se rompre mes esperances
+matrimoniales, j'ai essaye de me ressaisir, de me reprendre.
+
+J'ai travaille, je suis sorti d'abord. Quand j'allais au restaurant,
+je voyais les nez qui piquaient dans les assiettes etouffant des rires
+de bon ton et, au bout d'un moment, des gens qui pivotaient de tous les
+cotes sur leurs chaises pour me regarder, comme une bete a voir;
+ceux-la ne savaient pas, on les avait renseignes. Je suis entre dans
+un journal; a la redaction, on simplifiait, on m'appelait _Ton dos_; je
+persistais, j'ecrivais des articles qui en valaient d'autres, dans le
+debut, je ne signais pas comme les commencants; seulement les articles
+qu'on ne signe pas, ne profitent qu'a la direction, tu t'en rends
+compte, un jour, et comme tout le monde, je hasardais mon nom au bout
+de ma copie. L'effet fut radical: le redacteur en chef vint lui-meme
+dans ma salle pour me demander "si je n'etais pas fou". Je changeais
+de maison, je recommencais avec patience, avec courage et quand vint
+l'heure de la signature, c'etait je m'en souviens, un article sur le
+commerce exterieur, je mis au bas de ma prose un pseudonyme: _Lancret_;
+cela dura quelques jours; puis un confrere obligeant de mon ancienne
+redaction fit passer dans un obscur canard ce tout petit echo; je le
+sais par coeur.
+
+"Notre excellent confrere qui signe modestement Lancret des articles si
+remarques ne fut pas toujours -- c'etait contre son gre, il est vrai --
+aussi modeste". C'etait signe: _Tournedos_.
+
+Qu'en dis-tu mon vieux; tu croirais que des lignes semblables passent
+inapercues, toi? Eh bien, deux jours apres, toute la ville m'appelait
+Lancret-Tournedos. Dans la suite, mon directeur voyait son tirage
+augmenter a cause de moi, et pour cette raison me fichait
+ostensiblement a la porte. Je ne peux pas te les raconter toutes, mon
+vieux, mes histoires, mais enfin, entre autres, croirais-tu que j'ai
+recu des propositions du Directeur de l'Olympia pour faire semblant de
+jouer du hautbois sur la scene? Si je te disais encore, qu'il y a deux
+mois, c'est-a-dire trois ans et demi apres l'incident, une vieille dame
+du Texas, que je ne connaissais pas, est montee chez moi, dans mon
+appartement, en me disant: "Monsieur, je paierai ce qu'il faudra, mais
+je veux _le_ voir." Oh, tu peux t'esclaffer, ne te retiens pas, c'est
+naturel...
+
+Et il sanglota.
+
+Jamais je ne pourrai exprimer la sensation physique desagreable que
+j'eprouvais en ecoutant cette histoire navrante. Pendant qu'il la
+racontait, j'avais a la fois des envies de rire et je sentais toute
+l'inconvenance qu'il y avait a rire, je comprenais qu'Arsay s'en
+rendait compte et que c'etait toujours ainsi quand il parlait de lui.
+J'avais une sueur froide et au creux de l'estomac, une douleur
+particuliere. Je pensais au Palais Royal ou, pour un louis, les gens
+ont le droit de rire et ou ils en usent si peu.
+
+- Pauvre ami, fis-je la gorge serree.
+
+J'essayais de detourner la conversation, c'etait difficile, il y
+revenait tout le temps. Je le quittais heureusement au terme de mon
+voyage; il continuait le sien. Sur le pas du wagon, je lui serrai la
+main, en lui distant:
+
+- Bonne chance.
+
+Et je vis dans les yeux l'expression de doute des gens qui se savent
+frappes a mort.
+
+Quelques annees passerent encore, quand j'appris, un beau jour,
+qu'Arsay etait entre au Parlement. Je m'en rejouis pour lui, je le
+croyais definitivement sorti d'affaires. Il representait a la Chambre
+la Guadeloupe. Comment s'etait fait son election? Tres simplement.
+Maupied, son contre-candidat de Levallois, etait devenu Ministre des
+Colonies. Quelqu'un lui avait raconte les suites tragiques de l'acte
+auquel il devait la premiere et partant la plus difficile de ses
+victoires politiques; il avait du eprouver quelques remords de sa
+mauvaise plaisanterie: l'homme n'etant jamais mechant que lorsqu'il a
+faim. Alors le secretaire d'Etat avait "conseille" a ses services de
+la Guadeloupe, l'election d'Arsay. On est fixe sur la valeur de ces
+conseils: Arsay fut elu contre deux candidats negres a une massive
+majorite. Son election prit la valeur d'un symbole car elle demontrait
+clairement la superiorite de la race blanche, a la lumiere du jeu de
+nos libres institutions. Et toujours, sur les conseils du membre du
+Cabinet, Arsay fut valide sans debats, fait qui aurait prouve, s'il en
+etait besoin, combien le reproche d'indiscipline dans les actes de nos
+representants elus, est peu fonde.
+
+Bref, maintenant Arsay etait depute pour de bon. Peu importe de savoir
+qui il representait. En vertu de l'egalite souveraine, il etait elu du
+peuple et en avait tous les droits. Aucune raison profonde ne
+s'opposait a ce que sa carriere ne devint tout aussi brillante et tout
+aussi feconde que si huit ans avant, il avait ete elu, dans une Chambre
+precedente, depute de Levallois.
+
+Ah, pensais-je, voila enfin ce pauvre garcon reparti sur sa voie. Je
+le voyais se mettant rapidement au courant des habitudes du Parlement,
+arrivant a se faufiler a travers les groupes et les ronds avec ce don
+special qu'il avait de nature; et se specialisant petit a petit, dans
+quelques questions non contestees; ainsi il devait fatalement parvenir
+a dissocier par une autre association d'idees, son nom du souvenir de
+son ancienne celebrite.
+
+Pendant un certain temps, les choses allerent bien ainsi que je les
+avais supposees. Comme il convient a un nouveau parlementaire. Arsay
+ne prenait pas la parole aux seances, se contentant de temps en temps
+de pousser de sa place quelques bruyantes interjections, qu'il lui
+etait loisible ensuite de developper a son aise en corrigeant les
+epreuves de l'Officiel. Personne ne trouvait rien a redire et comme je
+l'avais pense, les indigenes de la Guadeloupe -- qui ne lisent
+d'ailleurs pas l'Officiel -- etaient tres satisfaits. Arsay s'etait
+fait inscrire a plusieurs commissions dont personne ne voulait, a celle
+de la prophylaxie contre la rage, a celle de l'etude du regime des
+pluies, notamment, pour lesquelles son egale incompetence le designait
+particulierement. Bref, si Arsay n'avait ete imprudent et s'il n'avait
+pas voulu aborder la tribune avant que son inocuite ne fut dument
+etablie, il aurait fait une tres honorable carriere.
+
+Quelle idee saugrenue avait pu s'emparer de son esprit? C'etait dans
+une discussion d'interet general interessant tout specialement sa
+circonscription. La Chambre devait statuer sur le reglement des
+compagnies maritimes. Arsay s'etait fait inscrire; il avait murement
+travaille son discours et entendait demontrer a la Chambre la necessite
+vitale pour la Metropole, d'avoir des lignes de navigation regulieres
+pour desservir les colonies. Les profanes peuvent penser que cette
+question bien simple aurait du se discuter dans un calme academique.
+Singuliere erreur! La Legislation reglementant des compagnies
+quelconques, et des compagnies de navigation particulierement, ne va
+jamais sans debats passionnes; en effet, il y a toujours dans les
+Assemblees les representants des compagnies d'une part -- et ceux-ci ne
+veulent pas voir s'imposer une obligation supplementaire qui pourrait
+dasn l'espece, les forcer a desservir des ports immediatements peu
+rentables; et puis, il y a les socialistes qui sont partisans de la
+socialisation de tous les services susceptibles d'etre rendus par les
+compagnies; ceux-la ne veulent pas qu'une compagnie profite d'un
+monopole meme si l'exercice de ce monopole doit se traduire par des
+pertes, en telle sorte que socialistes et representants des compagnies
+sont toujours d'accord en pareille matiere contre le reste de la
+representation nationale qui pourrait etre tente de penser aux interets
+de la Nation.
+
+Ah! ce fut une seance memorable. Apres l'audition de divers orateurs,
+vieux routiers du Parlement, bien trop malins pour s'engager a fond,
+Arsay monta a la tribune un gros dossier sous le bras. Il etait tres
+calme en apparence, peut-etre au fond de lui-meme, etait-il emu d'abord
+parce que un premier discours engage toujours un peu l'avenir et
+ensuite a cause de son histoire ancienne que bon nombre de ses
+auditeurs connaissait. Qui sait, ne devait-il pas manquer de se
+demander, en proie a un noir pressentiment, si quelque suppot des
+compagnies ou quelque communiste n'allait pas troubler son expose par
+un facheux rappel.
+
+Une jeune femme amie assistait a la seance et me l'a racontee. Arsay
+commenca d'une voix un peu sourde, mais bien pose cependant; cette
+belle voix que nous lui avions connue au college, quand de son brio, il
+eblouissait nos maitres. L'assemblee qui savait avoir affaire a un
+novice convaincu, ignorant les tours de baton et pouvant introduire un
+peu de nouveau dans cet ordinaire rebattu, ecoutait avec attention.
+L'orateur dut trouver un encouragement dans cette attitude, et peu a
+peu la griffe de l'emotion qui le serrait au cou se relachait: la voix
+devenait plus claire, le ton se faisait plus net, plus affirmatif.
+Quelques applaudissements partirent meme du centre gauche. Apres
+l'expose, Arsay entra alors carrement dans le vif de la discussion et
+posa le probleme sans ambages, dans son vrai jour. Immediatement
+l'opposition droite et gauche reunie donna, mais c'etaient des
+interjections, des hurlements presque discrets assez inintelligibles et
+assez imprecis pour ne pas appeler de repliques. Arsay trouva, dans
+ces apostrophes, un nouvel encouragement: n'etait-ce pas ainsi
+qu'etaient accueillis les plus grands orateurs parlementaires. Et il
+continua a devider son argumentation qui etait forte, plusieurs en ont
+temoigne. Un moment, on a pu dire qu'il tenait un veritable succes: il
+s'en rendait compte et en devenait meilleur. Il expliquait comment
+l'interet des compagnies meme se conciliait avec le regleent qu'il lui
+semblait devoir etre impose; il disait que le pavillon creait le
+debouche, lorsqu'un membre de la gauche socialiste le prit furieusement
+a partie.
+
+- C'est en raison de ces benefices futurs, disait l'interrupteur, qui
+sont certains que nous ne voyons pas, nous autres, la necessite de
+faire un cadeau a des compagnies privees. Nous avons trop vu ces
+agissements jusqu'ici.
+
+Par le sort le plus malencontreux, Arsay pour repliquer a cette
+interruption, posa lui-meme une interrogation.
+
+- Qu'avez-vous vu?
+
+Des bancs de la droite moderee, une voix rogue partit, qui repondit:
+
+- Ton dos. (3)
+
+Oh, legerete des corps legislatifs! La Chambre se vengeait-elle de
+l'attention que l'argumentation soutenue d'Arsay lui avait imposee? On
+ne peut pas savoir. Toujours est-il que ce fut encore une fois un
+eclat de rire general et fou qui prit non seulement les opposants, mais
+les amis, les huissiers, les tribunes, jusqu'a l'elegant president; ce
+dernier, par principe, faisait semblant de se facher, mais sa sonnette
+mechante, mollement agitee, vibrait de petites notes comiques et
+complices, faisant penser a une vieille fille qui se retient devant une
+inconvenance. Toute la salle trepignait et le rire durait, repartant
+par saccade devant la mimique variee d'Arsay. Tantot il montrait le
+poing aux travees d'extreme gauche, en vociferant comme M. Jaures, des
+mots qu'en raison du tumulte, personne n'entendait, et tantot il
+restait calme, adosse au bureau du president dans cette pose qui etait
+familiere a M. Jules Roche pendant les discussions orageuses; seulement
+Arsay passait brusquement de l'une a l'autre de ces attitudes, comme
+s'il n'eut pas eu le controle de ses actes, et ces transitions
+amusaient beaucoup. Enfin le silence se fit, silence du a des rates
+trop dilatees, nullement engageant pour poursuivre une discussion et le
+president se penchant au-dessus de son pupitre disait:
+
+- Parlez, mais parlez donc.
+
+ (3) Toujours meme remarque que precedemment.
+
+Arsay ne parlait pas, mais restait a la tribune tout de meme. Ce ne
+fut qu'a une nouvelle interjection qu'il essaya, mais sa gorge serree
+ne put pas articuler aucun mot; on n'entendit simplement que des
+syllabes huilees:
+
+- Ah gueu... que... sue...
+
+Le fou rire recommenca.
+
+Alors on vit Arsay en proie a une fureur singuliere, dechirer et jeter
+en petits morceaux les feuilles de son dossier. Il les jetait dans la
+direction du president du Conseil, vieillard caustique qui faisait mine
+de les recevoir avec sa serviette entr'ouverte; mais trop legers pour
+l'atteindre, les bouts de papier volaient sur la tete des stenographes.
+ Arsay dechirait toujours; quand il eut fini et comme le rire ne
+s'arretait pas, il fit mine un instant de vouloir foncer dans la salle,
+mais soudain, il se reprit et se mit a rire lui aussi, d'un rire
+etrange, pendant que sa main ouvrait lentement sa veste. L'assemblee
+croyant qu'il allait sortir un document a scandale, fit silence: alors
+avec une dexterite de maniaque, d'un seul coup, en cinq secondes, il se
+deculotta. In instant, le temps que la Chambre se ressaisisse et que
+les huissiers soient en haut des marches de la tribune, aux
+representants librement elus de la France, au gouvernement responsable
+et competent, aux diplomates actifs et intelligents de tous les pays du
+monde, a ces braves generaux que l'ingenieuse abomination de nos
+adversaires surprit mais n'ebranla pas, a cette grande presse integre
+qui fait l'honneur de notre pays, a cette elite du public international
+si parisien et de toutes les elegances, Arsay montra ce qu'on l'avait
+jadis force a faire voir. Dans son geste outrageant, il avait baisse
+la tete, en sorte que sur la table de la tribune, la Chambre ne vit
+plus que ce qu'il voulait. C'etait sur le plateau en son milieu, comme
+un disque rouge qui faisait penser au crepuscule d'un petit soir ou
+encore au sacrifice monstrueux sur l'autel du Parlement, d'une victime
+expiant les peches que le Parlement n'avait jamais commis.
+
+La tribune de la Chambre pourtant est une relique; elle servit aux Cinq
+Cents. Je sais bien que sur son grand cote qui fait face a la salle,
+un bas-relief en marbre blanc, represente deux femmes dont l'une ecrit
+et l'autre souffle dans une trompe de mail-coach; cette allegorie
+symbolique est la certainement pour rappeler aux deputes qui seraient
+tentes d'ecouter la fragilite de la parole: "Ecris, leur dit-elle ou
+sinon, c'est comme si tu jouais de la trompette". Je sais que
+malheureusement, les deputes qui sont a la tribune, ne voyant pas
+l'allegorie, oublient quelquefois son sens; mais enfin, tout de meme,
+que de grandes paroles, que de discours feconds sont tombes du haut de
+ces marches. Quand on pense que de cette relique venerable, a juste
+titre consideree comme le berceau de nos lois, que d'elle partit tout
+cet appareil de justice et de droit, ces grandes reformes
+bienfaisantes, ces conceptions geantes de notre politique etrangere,
+ces plans sublimes et desinteresses de notre action coloniale, ce petit
+arsenal de nos lois sociales que toutes les monarchies nous envient, en
+un mot tout ce qui nous honore et nous distingue des barbares: on reste
+scandalise, a se dire qu'un instant, meme un seul instant, la partie la
+plus vile d'un individu la dominat.
+
+Arsay etait devenu completement fou.
+
+On l'a enferme a Bicetre ou le calecon de force lui fut passe, parce
+que dans sa demence, le pauvre homme prend tout le monde pour des
+parlementaires et veut a chaque instant recommencer.
+
+Quand le medecin-chef fait visiter a un personnage de marque, son
+etablissement, il ne manque jamais de s'arreter devant le pauvre malade
+et de le montrer avec orgueil, en disant tout bas:
+
+- C'est un ancien depute.
+
+_En terminant son histoire, Turner avait conclu:_
+
+- Dire tout de meme que sans cette mauvaise farce de Levallois, Arsay
+aurait pu etre ministre et meme President du Conseil.
+
+
+
+
+
+La Saisie.
+
+
+
+
+Nous avons ete etudiants ensemble. Apres quinze ans ou plus, nous nous
+etions rencontres, ce soir de novembre, dans le hall de la gare de
+Lyon, attendant le meme train et essayant de dechiffrer, sur une
+ardoise plaquee au mur, le retard dont la Compagnie bienveillante
+consentait a nous prevenir:
+
+
+RETARDS ANNONCES
+TRAIN VENANT DE MARSEILLE
+3.h.22
+
+
+- C'est gai, dis-je.
+
+- N'est-ce pas, fit quelqu'un; je suis pourtant si heureux de te revoir!
+
+Et celui qui m'interpellait me serrait la main, je m'en souviens, avec
+un de ces emotions particulieres qui sont l'apanage des gens ayant eu
+des malheurs. La rencontre de tels gens n'est jamais sans causer a
+notre egoisme, des inquietudes, au moins legeres. Je les ressentais,
+en verite: je me disais en moi-meme: "Il aura 3 h.22 pour me raconter
+ses deconvenues", et je maudissais cette administration que l'Europe a
+cesse de nous envier, cependant qu'a haute voix je remarquais:
+
+- Le hasard fait bien les choses.
+
+- Quelquefois, repondit-il, assez tristement.
+
+Je ne sais pas l'effet que j'ai bien pu lui produire, mais il m'avait
+paru fameusement change; je me rappelais sa folle gaiete d'autrefois,
+son imagination ardente, jamais a court d'une farce inedite. C'etait
+un sujet brillant que ses camarades d'ecole croyaient appele au plus
+haut avenir. Maintenant, il avait passablement blanchi, bien qu'il fut
+a peu pres de mon age: les environs de quarante. Son visage avait un
+certain air resigne qu'il n'avait pas jadis; et pourtant, on l'aurait
+dit materiellement assez a son aise; il avait des vetements
+quelconques, des gants et une pelisse qui sans etre opulente, etait
+parfaitement honorable. Le cadre etait navrant: dix heures du soir,
+une de ces nuits froides, mouillees et tristes, dont les gares ont le
+secret. Le trottoir, qui brillait, collait aux pieds. La lumiere crue
+tombait des globes electriques qui se balancaient doucement en l'air;
+on ne voyait pas d'ombre par terre et tous les gens en s'agitant ou en
+attendant avaient des figures longues et ennuyees.
+
+Je proposai:
+
+- Sortons d'ici, veux-tu? Allons au cafe.
+
+Il accepta.
+
+De l'autre cote de la rue, dans la brasserie, l'atmosphere etait plus
+sympathique. Il faisait chaud. Une buee enveloppait les consommateurs
+autour des tables. A part quelques isoles, devant un bock -- qu'ils
+durent mettre vraisemblablement 3 h. 22 minutes a boire --, dans
+l'ensemble, c'etait un public de petits employes et de petits
+fonctionnaires. Le piquet et la manille allaient leur train. Les
+plaisanteries et les chiffres classiques a ces jeux, faisaient comme un
+accompagnement en sourdine au solo des garcons qui clamaient les
+commandes:
+
+- Deux menthes a l'eau... un cafe nature... quatre turins grenadine.
+
+Nous etions bien sur la banquette de cuir, au fond, dans ce coin
+tranquille. A cote de nous il y avait deux amoureux. Seulement je ne
+savais pas trop quoi dire a cet ami si longtemps perdu de vue. Pour en
+sortir j'evoquais le passe:
+
+- Tu te rappelles le Vachette, le Pantheon... Comme c'est loin!
+
+- Loin de toi, peut-etre, dit-il; certains jours, il me semble que
+c'est hier.
+
+Je ne comprenais pas bien pourquoi ces details etaient plus pres de lui
+que de moi; pourtant quelque chose m'empechait de demander des
+explications. Je sautais a une autre idee.
+
+- Qu'est-ce que tu fais?
+
+- Je suis medecin, repondit-il. Nous autres, au sortir de la Faculte,
+ce n'est pas comme vous apres l'Ecole de Droit, qui devenez juges,
+financiers, huissiers ou ministres. Nous n'avons pas le choix. Je me
+suis installe dans le troisieme, rue Beranger. Ca ne te dit rien,
+n'est-ce pas.
+
+- Non, fis-je, je ne vois pas bien, en effet.
+
+- C'est pres de la place de la Republique, reprit-il, derriere le
+Theatre Dejazet. Mes affaires ne vont pas mal. Mon Dieu, c'est une
+clientele un peu speciale, differente de celle qui habite au Bois de
+Boulogne; celle-la est reservee aux patrons. Je me suis fait a la
+mienne, que veux-tu, je n'ai plus d'ambition.
+
+-Mais je croyais, dis-je, qu'apres ton internat, tu preparais justement
+les hopitaux.
+
+- Moi aussi, fit-il, je l'ai cru longtemps. Seulement il faut avoir le
+temps et les moyens de se preparer et d'attendre... Je me suis marie
+tres jeune, et cela change. Tu ne savais pas que j'etais marie?
+
+Je fis signe que non.
+
+- Tu as connu ma femme autrefois... c'est elle que je viens chercher au
+train. Elle me ramene mon fils qui etait a Dijon, aupres de mon
+beau-pere. Je leur ai achete une petite bicoque, par la-bas, c'est
+leur pays.
+
+Il parlait sur un ton pose et calme, cependant on aurait dit qu'il
+avait des larmes dans la gorge et cette impression m'empechait encore
+d'intervenir.
+
+Il reprit:
+
+- J'ai epouse Loute.
+
+Ce prenom ne me disait plus rien, mais apres quelques precisions je
+revis bientot la figure brune et la tournure gracile d'une de nos
+camarades des brasseries du quartier. Si je l'avais connue, je crois
+bien; et nous etions meme un certain nombre qui l'avions connue tout a
+fait. Nous l'appelions "Moinotte" parce qu'elle ne mangeait guere
+qu'aux bords de nos tables et qu'elle etait petite, vive, gamine et
+douce toujours. Ah certainement! il me semblait meme que j'entendais
+encore le pepiement de son rire. Elle avait l'air d'etre si ingenument
+ce qu'elle etait. Si elle etait arrivee a se faire epouser, celle-la,
+il fallait tirer l'echelle!
+
+J'etais decide a ne rien laisser voir de ma surprise; tout de meme
+quelque chose dut le frapper en mon expression meme. Il enleva son
+lorgnon pour passer ses mains sur ses yeux.
+
+- C'etait une bien bonne fille, dis-je peut-etre un peu trop simplement.
+
+- Oui, mais tu penses que c'etait tout de meme une fille, repliqua-t-il.
+
+- Mais non, mon vieux, pas le moins du monde; tu l'as epousee, tu sais
+donc mieux que personne ce qu'elle vaut.
+
+Cette consideration ne le consolait pas. Un petit silence penible se
+fit. Pour dire quelque chose, je remarque:
+
+- Elle etait bien jolie!
+
+Cette phrase lui causa un peu de joie; elle amena sur se levres tristes
+un pauvre sourire, il me dit:
+
+- N'est-ce pas?... Elle est aussi une bonne epouse et une bonne mere,
+je te l'assure.
+
+- Et bien alors, fis-je.
+
+- Oui, et alors, reprend-il. Tiens, tu es le premier camarade de ce
+temps-la que je rencontre; je ne les ai plus recherches, tu comprends.
+Ce fut un tel changement. Les commencements ont ete difficiles. Ma
+famille s'est eloignee de moi du jour au lendemain. Et il m'a fallu
+d'un coup gagner notre vie. Tu ne sais pas ce que c'est, toi, dans
+notre metier... les courses a pied dans la pluie, les etages, les
+veillees, les dispensaires, les accidents du travail. C'est pire que
+de donner des lecons. Les professeurs ont, du moins, des engagements
+reguliers; ils voient des enfants bien portants. Tandis que nous, nous
+allons, en passant, obliges de representer, bien que nous soyons
+miserables nous-memes, et toujours aupres d'autres miseres. Quand on a
+une femme a la maison qu'il faut consoler parce qu'elle vous repete
+sans cesse: "C'est moi qui ai fait ton malheur" c'est dur! Ah! ils
+etaient loin les travaux de laboratoire, les concours, les maitres
+surtout... Heureusement, petit a petit, les choses s'arrangent,
+materiellement du moins: c'est une consolation enorme, surtout qu'on se
+souvient des debuts et aussi parce qu'il se fait, en nous, un espece de
+decalement social... Je ne me plains plus d'habitude. Seulement, tu
+m'excuses, ce soir, c'est de te retrouver. Tu es marie?
+
+Je fis signe que oui.
+
+Il hocha la tete comme quelqu'un qui n'insiste pas, et reprit:
+
+- Tu n'as pas idee comment s'est fait mon mariage. Une de ces
+histoires qui n'arrivent jamais. Je vais te la raconter, tu verras a
+combien peu tiennent nos destinees.
+
+J'etais venu a Paris, le 3 janvier 1912, passer un concours pour une
+place de prosecteur. Ce mot ne te dit rien: dans le filon de la grande
+carriere medicale, c'est une etape necessaire. J'avais quitte les
+miens en pleines vacances de Noel. Toute la journee, je m'etais fait
+ausculter et sonder par les grands pontifes de chez nous, ils etaient
+alors mes amis. Mes exposes n'avaient pas ete trop mauvais. Dans
+l'ensemble, j'etais assez satisfait. Apres les efforts de la journee,
+je me sentais un besoin terrible de me detendre. Note que j'etais en
+possession de l'argent de mon mois, grossi de toutes les etrennes que
+j'avais recues. Ces circonstances reunies m'incitaient a faire la
+fete. Comme il n'y avait pas, a cette epoque de l'annee, le moindre
+camarade au quartier, je resolus de me chercher une compagne.
+
+Vers huit heures du soir, je descendis au bar du Pantheon et j'apercus
+Loute. Elle etait seule, dans le sous-sol, avec le barman qui, sa
+serviette dans la bouche, dormait dans un coin. Loute perchee sur un
+tabouret, la tete appuyee sur son bras, sucait melancoliquement la
+paille d'un verre vide. Je la mis rapidement au courant de mes
+intentions. Elle accepta mon invitation avec reconnaissance. Nous
+fumes diner dans un restaurant voisin et je fis deboucher quelques
+bouteilles de vins choisis. J'etais tres en forme et elle aussi. Du
+moins, je l'ai cru, ce jour-la: depuis, -- parce que j'ai souvent
+rumine cette scene -- il m'a bien semble que Loute n'etait pas tout a
+fait comme a son ordinaire; son rire devait sonner un peu faux; mais
+etait-ce force de caractere ou insouciance ou bien habitude de sa part,
+ou bien seulement defaut de comprehension de la mienne; je ne m'apercus
+de rien. Apres le diner, nous avions ete a Bullier, presque desert ce
+soir-la et nous avions fini la nuit a Montmartre. Je crois que c'est
+la derniere nuit que je me sois amuse. Il y a des gens pour lesquels
+les transformations de la vie sont lentes; pour moi, la mienne s'est
+brusquement modifiee a cette date. Ce ne fut pas un tournant, mais un
+angle vif; comme un carrefour.
+
+Le lendemain matin, j'etais chez Loute. Nous aurions pu faire la
+grasse matinee, rien ne nous pressait, pourtant, d'assez bonne heure,
+elle s'etait levee. Je la vois encore, en jupon et en sandale,
+trottant dans son appartement pour nous faire du chocolat.
+
+Cet appartement -- nous le connaissions tous -- etait au Boulevard
+St-Michel, derriere le Luxembourg, un peu apres l'Ecole des Mines, une
+maison d'angle au deuxieme. Le mobilier et la decoration etaient de
+Martine. Tu sais bien, la chambre rouge et violette, le lit-sofa sur
+une marche de laque noire, la psyche empire. Tu vois?
+
+- Pas du tout, dis-je avec conviction. En realite je voyais tres bien.
+
+Mais il insista:
+
+- Tu as oublie le salon bleu au tapis a carreaux qui etait separe de la
+salle a manger par un treillage de vigne verte? Le petit aquarium et
+le jet d'eau sur la cheminee du salon?... Enfin, je me les rappelle
+bien. Cet appartement etait la joie et l'orgueil de Loute. Il lui
+avait ete offert par un Roumain qui, ses etudes terminees, etait
+reparti dans son pays. Loute en s'y installant avait vu se terminer
+pour elle l'ere des garnis. Elle le soignait meticuleusement, le
+nettoyait et le parait toute la journee. A tous venants, elle en
+vantait l'originalite et le confort; c'est en lui, qu'elle passait, a
+lire ou a raccommoder, les bonnes heures de sa vie. Je m'en suis rendu
+compte ce jour-la, cet appartement etait sa seule joie.
+
+J'etais couche tranquillement en train de boire le chocolat brulant
+qu'elle m'avait prepare; je remarquais qu'elle ne mangeait pas. Elle
+etait assise, sa tasse sur les genoux, pres de la fenetre, regardant le
+boulevard; je la voyais un peu de profil et m'apercus que des larmes
+tremblaient au bout de ses cils; du coup, je me levais, j'allais vers
+elle et la prenant dans mes bras, je lui demandais:
+
+- "Qu'est-ce que tu as?"
+
+D'abord, dans un faux sourire, elle essaya de nier ses larmes. J'ai
+appris depuis tout l'empire que cette petite femme peut avoir sur elle,
+puis comme j'etais le plus fort et que j'insistais, elle me repondit
+comme un gosse:
+
+- "Du chagrin".
+
+J'insistais encore, la pressais de questions; elle finit par m'ouvrir
+un petit secretaire chinois qui etait pres d'elle et, pour toute
+reponse, me tendit un papier. C'etait un commandement d'huissier. Je
+mis un bon moment a le lire. Tu sais, ces sortes de documents sont
+ecrits dans une langue impossible. Mais l'acte citait un extrait de
+jugement et je compris a travers tout ce fatras que Loute n'avait pas
+paye son loyer depuis neuf mois et qu'a la requete de son proprietaire,
+auquel s'etaient joints quelques fournisseurs, l'huissier devait saisir
+meubles et les faire vendre aux encheres. Le commandement etait date
+de l'avant veille. Je pressentis le drame et lui demandais:
+
+- "Ils vont te saisir?"
+
+Mais Loute, tranquille devant cette eventualite, me repondit:
+
+- Tout de meme pas jusque-la, j'ai ecrit hier au proprietaire pour lui
+demander encore un delai... seulement, c'est ennuyeux".
+
+J'etais moins rassure qu'elle, mais son attitude cependant m'enlevait
+une partie de mes inquietudes. Il s'agissait de 3.800 frs. Inutile de
+te dire que je ne les avais pas. Evidemment cette somme etait beaucoup
+pour moi, mais je pensais qu'elle ne serait peut-etre pas grand chose
+pour un proprietaire parisien. Cependant par precaution, a la pensee
+de l'effondrement que cette saisie produirait en Loute, j'eus d'abord
+l'idee de telegraphier a ma famille une invention quelconque. Mais je
+reflechis que la reponse en admettant meme que la fable soit crue,
+n'arriverait jamais a temps et la procedure suivait son cours. Je
+pensais aussi filer chez des camarades, leur expliquer le cas et reunir
+le magot, mais c'etait les vacances et je ne voyais pas chez qui
+frapper. Devant cette impossibilite d'agir, je finis par me persuader
+que Loute avait raison; il n'y avait peut-etre dans tout le pathos de
+cette feuille qu'une manoeuvre destinee a effrayer une petite fille.
+En fin de compte, si contrairement a nos previsions, l'inevitable
+arrivait, il serait toujours temps d'aviser. Je m'habillais a la hate
+et comme tu penses, une fois pret, je ne m'en allais pas.
+
+Naturellement le charme etait rompu. J'essayais de la distraire en lui
+racontant des histoires de l'autre monde; celui-ci n'etant guere
+divertissant pour elle. Mais je ne devais plus etre en forme: cette
+fois le vin n'operait plus, mes histoires ne la deridaient pas. La
+conversation tombait et toujours, Loute, bien qu'elle ne crut pas au
+danger, revenait a la fenetre, comme pour se donner une contenance. Je
+tentais un moment de me moquer legerement de son mobilier, de lui dire
+que cette decoration etait danubienne et bonne pour un certain temps,
+mais qu'elle devait forcement lasser a la longue. L'expression de ce
+jugement la fit sourire et je compris vite que mon insistance, sur ce
+sujet, n'aurait d'autres effets que de lui demontrer mon mauvais gout.
+
+Et le temps passait, quand j'entendis Loute tout d'un coup pousser un
+cri de douleur, le cri d'une bete frappee a mort.
+
+C'etait sur le boulevard; une lourde voiture vide, moitie charrette,
+moitie camion, s'avancait lentement.
+
+- "Tu es sotte, fis-je, si une voiture de demenagement ne peut plus
+passer sous tes fenetres..."
+
+Celle-ci ne passait pas. Elle venait bel et bien vers nous, suivie sur
+le trottoir par trois messieurs qui firent, une fois arrives devant
+notre porte, des signes au conducteur. Sur leur gestes, la voiture
+vint docilement se ranger sous nos fenetres memes. Quatre bonshommes
+en descendirent, l'un d'eux avait une grosse figure ronde, coiffe d'un
+casque a meche; je ne l'oublierai de ma vie.
+
+Et bien, vois-tu, je n'ai jamais ete condamne a mort, mais j'imagine
+que la vue du fourgon qui doit vous mener a la guillotine doit vous
+faire ressentir quelque chose d'analogue a ce que je ressentais alors.
+Quelques minutes d'angoisse se passerent; le temps aux hommes de monter
+l'escalier. Loute pale ne pleurait plus, mais je voyais un tremblement
+nerveux agiter son maxillaire inferieur. Le timbre retentit. Le
+premier mouvement de la pauvre petite fut de ne pas ouvrir, mais comme
+je lui faisais remarquer rapidement et aussi doucement que possible
+l'inutilite de cette resistance, elle me demanda d'aller ouvrir
+moi-meme. Ils entrerent. Il y avait la concierge, l'huissier, les
+deux temoins et derriere eux le choeur des demenageurs qui avaient
+l'air de figurants. L'huissier se presenta, il devait "parler a la
+personne".
+
+- "Elle est tres emue, dis-je, si vous voulez me faire votre
+communication..."
+
+Il insista, la loi ordonnant qu'il fasse lui-meme sa signification au
+debiteur.
+
+- "Au surplus, ajouta-t-il en souriant, je saurais y mettre la maniere.
+ Entre gens du monde, il n'y a pas de situation dont on ne puisse se
+tirer."
+
+C'etait un grand garcon, assez jeune et se sachant beau. Ses vetements
+etaient d'une elegance fripee, mais recherchee tout de meme. L'eau
+coulait de son parapluie sur le tapis. Je le lui pris des mains, pour
+le mettre au porte-manteau, un peu brusquement peut-etre. Ce tabellion
+m'agacait.
+
+- "Vous vous souciez des gages des creanciers, me dit-il, avec une
+suave ironie... c'est bien."
+
+Il etait le plus fort, je n'avais rien a dire. Je le precedais chez
+Loute.
+
+Elle le recut debout, appuyee contre le mur et ecouta sans broncher son
+petit discours. Ah! certes, on voyait que cet homme de loi avait
+l'habitude; il recitait une lecon qu'il avait du placer bien des fois,
+dans des circonstances identiques et ou alternaient savamment les mots
+de la procedure et ceux de l'encouragement. Parmi ces derniers, il y
+en avait d'une mechancete cruelle et d'une cuisante impertinence. Il
+disait, par exemple: "Il vous est loisible d'ailleurs de racheter, ou
+de faire racheter (et il se tournait en disant ces mots vers moi) vos
+meubles a l'hotel des ventes". Je t'avoue, que je baissais la tete
+comme un coupable, sans arriver a comprendre cependant la faute que
+j'avais commise. J'aurais donne toute ma fortune pour pouvoir jeter a
+la figure de cet individu les 3,800 francs qu'il poursuivait.
+
+- "Vous pouvez prendre tout votre temps, continuait-il; la loi nous
+prescrit de ne point saisir: le coucher qui vous est necessaire,
+c'est-a-dire votre lit, vos couvertures, draps, edredons, etc., les
+habits dont vous etes couverte. Je suis seul juge, vous pourrez mettre
+sur vous tous les vetements auxquels vous tenez. Enfin il va sans dire
+que tous les papiers et menus objets n'ayant comme valeur principale
+que le souvenir, par vous y attache, vous resteront".
+
+Loute n'avait pas repondu, comme il fallait donner des ordres pour
+l'enlevement, elle parla. Elle etait bleme et sa gorge etait si
+contractee que le son de sa voix en etait change et les mots qu'elle
+disait semblaient etre dits par une autre. Elle ne croyait pas encore
+a ce moment que ces hommes allaient prendre son mobilier.
+
+- "Vous vous trompez, Monsieur, fit-elle, tres calmement; je me suis
+arrangee avec le proprietaire, auquel j'ai ecrit hier."
+
+Et ce fut dit avec une telle autorite que l'huissier lui-meme en fut
+trouble; un instant il hesita. Mais son trouble ne dura pas, il la
+pressa de questions, elle s'embrouilla et comme elle s'en rendit
+soudain compte, d'un coup elle tomba a genoux aux pieds de l'homme, les
+mains crispees au pan de sa jaquette.
+
+- "Monsieur, Monsieur, criait-elle, je vous en supplie, je paierai, je
+vous le promets, je vous le jure."
+
+Je m'etais trompe, l'huissier n'etait peut-etre pas mechant au fond; il
+la releva gentiment en disant:
+
+"Ma pauvre petite dame, je n'y peux rien, ce n'est pas ma faute, je ne
+fais qu'obeir. Soyez sage, on tachera de vous laisser pas mal de
+choses, le plus possible... c'est un mauvais moment, il passera comme
+les autres, vous verrez."
+
+Il la fit s'asseoir, cependant que discretement, du coin de l'oeil, il
+disait a l'equipe des demenageurs: "Commencez".
+
+Ils s'attaquerent a l'autre piece d'abord. L'huissier me fit signe de
+rester aupres d'elle, cependant qu'il sortait de la chambre, sans faire
+de bruit, sur la pointe des pieds. J'ai fait ce jour-la la reflexion
+que les hommes ne sont pas tout de meme si mechants qu'ils le disent.
+Chez tous, meme les plus sots, et meme chez ceux qui font la plus
+vilaine besogne, quand on cherche, on retrouve du coeur.
+
+Pendant ce temps, Loute s'etait assise sur la marche basse qui
+supportait son lit; la tete dans ses bras, le visage sur les
+couvertures, je l'entendais qui pleurait doucement a petits coups.
+Elle poussait de petites plaintes regulieres, monotones comme des cris
+d'enfant et qui semblaient ne devoir s'arreter jamais. Je restais
+debout pres d'elle, desempare, ne sachant que lui repeter sur tous les
+tons:
+
+- "Loute, ma petite Loute, ne pleure plus."
+
+Mes paroles n'avaient aucun effet; malgre tous mes efforts, je sentais
+qu'au milieu de l'hostilite qui l'accablait, j'etais pour elle un
+etranger, un spectateur qui ne participait en rien a l'affaire. Cette
+sensation m'etait desagreable: la malheureuse souffrait tellement.
+
+Derriere la cloison, le bruit mat que faisaient les meubles en se
+heurtant aux portes, les interjections des hommes, le bruissement des
+etoffes qu'on pliait, parvenaient jusqu'a nous, et Loute avait toujours
+son petit hoquet de douleur; elle l'interrompit a peine une fois, en
+entendant arracher le treillage de vigne. Qu'est-ce qu'on a bien pu en
+retirer a la vente?
+
+Quand tout fut emballe et descendu de ce qui avait ete l'appartement,
+sauf la chambre ou nous etions, l'huissier tapa a la porte et me dit a
+voix basse d'emmener "la debitrice" pour qu'il puisse demenager cette
+piece aussi. Je relevais Loute et j'entrais avec elle au salon.
+
+En le voyant, elle tomba en arriere dans mes bras. La piece etait nue,
+videe; plus un tabouret, plus une chaise, plus un tableau ne restait de
+l'ancienne decoration; seuls les papiers des murs aux tons heurtes,
+demeuraient, pour temoigner du passe; mais ils paraissaient sales, avec
+leurs panneaux de teintes plus vives qui marquaient par endroit
+l'ancienne place des meubles. Sur le parquet, au milieu, un tas
+d'objets heteroclites s'amoncelait; il y avait des mouchoirs, des
+cadres de photographies, des menus, des livres, des programmes, des
+lettres, et bien d'autres choses encore parmi lesquelles vosinaient un
+petit amour bouffi, en pate tendre et un gros bocal a confiture vide
+dans lequel l'huissier avait eu la delicate attention de mettre l'eau
+et les poissons rouges de l'aquarium. Ce tas restait a Loute, comme
+lui resterent son lit et sa toilette et aussi, grace a la bonte du
+saisissant, presque tous ses vetements: c'etait tout ce que la loi,
+dans sa mansuetude, permettait de laisser a une pauvre petite fille qui
+n'avait pas assez d'argent encore pour garder ses meubles.
+L'appartement etait "a l'ordonnance" comme on dit dans ce metier, il
+n'y avait plus rien a saisir. Quelle sale journee ce fut, mon pauvre
+ami.
+
+Loute s'etait pourtant calmee un peu. Dans un effort de volonte, elle
+avait fait toute seule le tour de l'appartement. Ce n'etait deja plus
+le sien. En revenant au salon, elle eut un sourire amer et me dit:
+
+- "Tu vois, c'est fini maintenant, tu peux partir."
+
+Cette injustice me frappa, parce qu'apres tout si je n'avais
+materiellement rien pu faire pour elle, de tout mon coeur j'avais
+souffert avec elle; j'estimais meriter tout autre chose que ce
+singulier remerciement. Un instant, j'eus l'idee de prendre mon
+chapeau et de partir, mais je pensais bientot, qu'agir ainsi c'etait
+vraiment lui donner raison, c'etait augmenter son chagrin, prendre
+parti contre elle, la depouiller davantage, si c'etait possible, en lui
+prenant mon amitie et en me mettant en quelque sorte a la suite sur la
+liste des creanciers poursuivants. Je ne le voulus pas.
+
+- "Oui, Loute, fis-je, je vais partir, mais je ne partirai pas seul, je
+ne te laisserai pas dans cette maison desolee; tu viendras habiter chez
+moi."
+
+En entendant mes paroles, elle se redressa vivement; elle battit l'air
+de ses mains comme pour ecarter le voile d'un reve; elle vint vers moi
+pour me faire repeter.
+
+- "Quoi, dit-elle, qu'est-ce que tu as dit?
+
+Je lui confirmais mon invitation. Elle me demanda:
+
+- "Jusqu'a quand?"
+
+Je lui repondis:
+
+-"Tant que tu voudras."
+
+Alors elle se blottit dans mes bras; elle mit sa tete sur mon epaule et
+pleura de nouveau, mais ce n'etait plus les memes larmes. Je sentis
+que quelque chose d'immense s'etait passe en elle; ces mots l'avaient
+guerie de la plus grande douleur de l'humanite: l'isolement du coeur.
+
+Pendant cette scene, je me souviens, quand elle me regardait ses yeux
+etaient dilates: on aurait dit qu'elle les ouvrait tout grand pour
+mieux comprendre l'impossible realite. Inconsciemment, de temps en
+temps, elle venait s'appuyer de tout son poids sur mon epaule pour
+mieux se rendre compte de la solidite de son appui.
+
+Quant a moi, je puis te le dire, j'etais gene un peu de l'immensite de
+cette reconnaissance, j'etais effraye et pourtant j'etais un peu fier,
+au fond. Je sais bien qu'il y avait du malentendu dans tout cela, mais
+j'etais fier tout de meme.
+
+En realite, c'est dans cette minute que je me suis marie avec elle. Je
+ne m'en suis apercu qu'apres, mais je me suis bien rendu compte que
+c'etait a ce moment-la. Peut-etre on me dira que ce ne fut pas de mon
+plein consentement et que je me fixais, en moi-meme, un temps limite,
+que je me disais: nous verrons plus tard. C'est vrai, mais aucun de
+nos actes n'est absolu. Je me suis marie ce jour-la parce qu'alors
+elle m'a offert toute sa vie, parce que je ne l'ai pas refusee et parce
+que depuis lors je n'aurais plus jamais pu l'abandonner sans rompre cet
+equilibre moyen de l'ordre dans lequel nous vivons, sans faire ce qu'on
+appelle un crime, tu comprends. Loute le sentait bien, et je t'assure
+que, si invraisemblable que cela puisse te paraitre, elle devint dans
+un moment une autre femme: c'est sans un regret qu'elle quitta l'ancien
+appartement de son coeur.
+
+Elle n'avait pas de malle pour emporter ses nippes: nous les laissames
+ou elles etaient au milieu de la piece pour les reprendre le lendemain,
+n'emmenant avec nous que le bocal ou clapotaient les poissons rouges.
+Je le portais entre nous deux, elle avait pris mon bras. Nous ne nous
+parlions pas, nous marchions religieusement vers ma demeure, pensant
+probablement chacun a des choses bien differentes, mais unis tout de
+meme. En entrant dans mon appartement, elle etait avec moi comme si
+elle venait de me connaitre, grave, prevenante et effarouchee,
+intimidee aussi. Quand elle enleva son chapeau et son manteau, je
+voyais qu'elle se preoccupait deja de leur trouver une place qui ne me
+gena pas, mais qui soit cependant ordonnee et definitive. Le soir,
+pour la distraire, je voulus l'emmener diner dans une brasserie; elle
+s'y refusa absolument, estimant qu'il etait inutile de faire des
+depenses exagerees. Comme j'essayais de lui montrer qu'il convenait de
+marquer, au moins ce jour, par un bon souvenir; elle me repondit
+lointaine:
+
+- "Le bonheur laisse toujours et n'importe ou un bon souvenir."
+
+En effet, c'etait peut-etre son bonheur.
+
+Elle m'emmena, derriere Cluny, dans une petite cremerie, deserte a
+cette heure; et nous mangeames simplement, en face l'un de l'autre, sur
+une petite table a toile ciree. Pendant le diner, elle me demanda si
+je tenais beaucoup au Quartier latin, si mes travaux m'obligeaient a y
+habiter. Je compris qu'elle voulait fuir le passe, bien qu'elle me
+donnat pour ce changement d'autres raisons; elle disait:
+
+- "On pourrait prendre un petit appartement avec cuisine. On mangerait
+a la maison, c'est meilleur marche. C'est plus sain d'ailleurs."
+
+Je savais bien ce que je faisais. Pouvais-je faire autrement? Peu de
+jours apres, je m'installais avec elle dans ce quartier de la place de
+la Republique que je n'ai plus quitte depuis.
+
+Tu peux deviner ce que fut notre vie. Je me suis retire du milieu des
+camarades. Je ne passais plus l'eau que pour aller a la Faculte et
+j'en revenais sitot apres le cours ou l'hopital. Je continuais mes
+etudes au debut comme par le passe, mais aux grandes vacances, la
+question s'est posee. Je tentais d'abord de raconter des contes a ma
+famille; je disais que je remplacais mes maitres. Mais a la longue, il
+a bien fallu qu'on sache. Apres plusieurs sommations, mon pere m'a
+ecrit un beau jour qu'il ne voulait plus entendre parler de moi, qu'il
+ne me donnerait plus d'argent, qu'il me desheriterait. Mon frere et ma
+belle-soeur m'ont tourne le dos. Depuis, il n'y a pas bien longtemps,
+on m'a ecrit qu'on consentait a me recevoir, mais sans elle, et entre
+temps, j'avais connu avec Loute la misere, -- tu ne peux pas savoir
+comme ca nous a unis. J'avais du pour vivre abandonner les concours,
+bacler ma these et pratiquer; j'avais eu un enfant, je m'etais marie.
+Il y a des histoires qu'on ne recommence pas.
+
+Certainement etre un paria est dur. Je sais que j'en suis un, plus que
+tu ne le crois meme, parce que si je suis coupe d'avec les miens,
+d'avec mes amis, d'avec tous ceux connus ou inconnus qui avaient des
+habitudes de pensee, d'education et de vie analogues a celles que
+j'avais moi-meme et dans lesquelles j'avais ete eleve -- on ne s'adapte
+jamais au nouveau milieu. Sans le vouloir, on le heurte et il vous
+heurte; on a beau faire, on n'en a pas toujours ete, on n'en sera
+jamais tout a fait. Depuis la facon de mettre sa serviette a table,
+jusqu'aux plaisanteries habituelles, jusqu'a ces idees toutes faites et
+stupides parfois qu'on ne raisonne plus mais dans lesquelles nous
+vivons, jusqu'aux sujets les plus serieux: il y a tout un monde qu'on
+ne franchit pas... a moins qu'on mette plus d'une vie a le traverser.
+
+(Je crois qu'en disant ces derniers mots, il eut une larme.)
+
+- Seulement, reprit-il, il y a des compensations; c'est quelque chose,
+l'affection de quelqu'un qui vous doit tout, pour qui on est tout. La
+carapace qui semble se solidifier entre les moities de monde qu'on a
+quitte chacun de son cote, finit par etre si epaisse qu'on s'en trouve
+tous les deux isoles comme dans une cellule; les bruits de l'exterieur
+n'arrivent meme plus, alors on passe tout son temps a se regarder, a se
+decouvrir. On ne connait plus personne, jamais je ne m'en suis rendu
+aussi bien compte que le jour de mon mariage. Pour toi, ce souvenir
+evoque, sans doute, des amis, des voitures, des orgues, des lumieres,
+peut-etre une reception, puis une fuite. Pour nous, ce fut autre
+chose: nous sommes partis une apres-midi -- il pleuvait -- a pied sous
+le meme parapluie, la marie n'etait pas loin. Nous avons attendu notre
+tour dans une grande salle, en compagnie de nombreux couples. Ils
+etaient tous du peuple de Paris, rien d'elegant, je t'assure, mais eux,
+du moins, leurs parents les accompagnaient. Un peu avant qu'on nous
+appelle, un huissier me demanda mes papiers -- "Et vos temoins, fit-il".
+
+- "Je pensais, repondis-je, humblement, que quelqu'un voudrait bien me
+rendre service, vous, par exemple?"
+
+Il m'expliqua qu'il etait fonctionnaire et qu'a ce titre, les
+reglements le lui interdisaient. Sur ma priere, il demanda aux temoins
+du mariage suivant -- la fiancee avait un ulcere affreux au visage --
+de bien vouloir m'aider; avec quel tact il le fit, si tu savais.
+
+- "Monsieur et Madame sont loin de chez eux, leur dit-il, leurs parents
+n'ont pas pu venir..."
+
+Pauvre brave homme! Ce fut vite bacle. L'adjoint nous lut le texte
+indispensable, du meme air qu'il nous aurait dresse une contravention;
+nous avons dit "oui" sans emotion et cinq minutes apres nous etions
+dans la rue, a nous garer des tramways et des automobiles. Loute etait
+pressee de rentrer a cause du petit. Je rentrais avec elle. Je ne te
+dirais pas qu'en voyant le bambin sucer goulument la vie au sein de sa
+maman, je n'ai pas eu d'etranges et douloureuses pensees; mais je me
+suis dit qu'il avait raison quand meme le petit; la vie valait d'etre
+vecue puisque je voyais ce spectacle qui etait du bonheur tout de meme.
+ Je me suis promis de faire de mon fils, plus tard, un homme de
+sciences, un chimiste de preference, de facon qu'il ait le moins
+possible affaire avec les hommes. C'est trop complique et c'est trop
+dur. J'espere qu'il m'ecoutera.
+
+Nous avions quitte le cafe depuis un moment. Nous sommes de nouveau
+dans le hall de la gare, quand enfin a l'autre bout du trottoir
+brillent les feux de la locomotive, il me dit:
+
+- Pourquoi t'ai-je raconte tout cela?
+
+
+Peu apres, je vois a l'une des portieres d'un wagon de seconde, une
+tete de femme qu'il me semble avoir deja vue. Elle apercoit mon ami et
+lui fait un geste calin de la main. Comme je suis venu attendre mon
+frere, je le cherche et finis par le rejoindre.
+
+En sortant, dans la lumiere blafarde, je vois, pas tres loin de moi, le
+Docteur, sa femme et son fils, un beau petit de cinq ans, qui se
+dirigent vers la barriere. Une seconde, rien qu'une seconde, j'eus
+l'idee d'aller les saluer, mais je me dis: apres tout, qu'est-ce que je
+leur rapellerais? De mauvais souvenirs! et tout de meme, s'ils me
+demandaient d'aller les voir: je n'ai pas epouse une fille de
+brasserie, moi!
+
+
+
+
+
+Boum.
+
+
+I.
+
+
+Boum avait huit ans. Sa vie s'annoncait des plus heureuses. Il avait
+une maman toute jeune, tres bonne et tres gaie. Son papa, ancien
+officier de cavalerie, etait un peu severe, mais sevissait peu au
+demeurant; Boum etant toujours content, avait pris l'habitude d'etre
+sage, c'est un etat qui comporte de grosses simplifications. Comble de
+toutes sortes de biens, il habitait avec ses parents, un petit hotel de
+la rue Pergolese, non loin du Bois de Boulogne. Une debonnaire
+"nursing governess" etait preposee a ses soins minutieux dans lesquels
+le bain et le savonnage tenaient une grande place. Sa chambre avait
+des murs tout blancs que rehaussait, dans le haut, une frise
+representant une chasse a courre avec des cavaliers, des dames, des
+chevaux et des chiens; deux fenetres y donnaient toujours ce qu'il y
+avait de soleil dans l'air; et des jouets divers et compliques -- de
+ceux que les marchands savent amuser aussi les grandes personnes -- en
+encombraient les tables et le parquet. Boum etait robuste et grand
+pour son age. Mais tout ceci reuni ne comptait pas en comparaison de
+deux dons qu'il avait recus de la nature, et qui n'avaient pas de prix.
+
+D'abord Boum etait beau et attrayant. Cet avantage lui assurait la
+bienveillance de tous et une grande popularite. Sur le chemin qui
+menait de sa maison au Bois, il etait connu; les concierges et les
+boutiquieres l'interpellaient a son passage:
+
+- Vous allez vous promener, Monsieur Boum.
+
+Boum tirant un peu sur le bras de sa nurse, tournait sa bonne figure
+ronde et repondait a tous, dans un sourire qui augmentait encore les
+sympathies:
+
+- Oui, merci, je vais retrouver mes petits amis.
+
+Parmi la gent enfantine, il tronait mais si incontestablement, qu'il
+pouvait troner modestement, avantage considerable si l'on songe
+qu'ainsi ne diminue en rien le charme et partant le pouvoir de troner.
+
+Le deuxieme de ses dons etait une tante. Elle s'appelait: Tante Line.
+Boum estimait qu'elle etait ce qu'il y avait de plus joli au monde et
+beaucoup de gens pensaient comme lui. De grands yeux violets sous les
+cils tres longs qui faisaient, en battant, une ombre noire, un petit
+nez qui riait toujours sur une bouche minuscule, des joues qui etaient
+du rose des roses, sous d'inarrangeables cheveux blancs a force d'etre
+blonds, un cou tres long, un corps svelte de dix-huit ans qui a fait
+beaucoup de sports et qui est toujours vetu d'une ultra elegante
+simplicite; le tout monte sur deux petits pieds qui paraissaient
+ridiculement petits dans leurs hautes bottines: ainsi etait Tante Line.
+ Comme son neveu, elle etait vive, toujours decidee, douce et heureuse
+de vivre. Comme lui et plus que lui encore, elle attirait les
+sympathies; toujours son passage declanchait immanquablement des
+interruptions et un silence sur la nature duquel, il etait impossible
+de ne pas etre fixe.
+
+Boum adorait Line et Line adorait Boum. Avec personne il ne s'amusait
+comme avec elle. Elle seule savait ecouter ses histoires serieusement
+et sans rire toujours comme toutes les autres grandes personnes, ce qui
+est bien penible a la longue et finit par isoler terriblement. Ils
+prenaient leur premier dejeuner ensemble, se promenaient ensemble et
+causaient pendant que leurs deux gouvernantes anglaises "s'apprenaient
+l'anglais" comme disait Line. Les sujets de leurs conversations
+etaient inepuisables. L'histoire fantastique du pere de Line les
+alimentait surtout.
+
+Cet ancetre avait ete un caractere assez particulier de gentilhomme
+francais. Ne aux environ de 1860, d'une famille de petite noblesse
+pauvre et qui etait revenue du Canada en France apres les malheurs de
+la guerre de Sept ans, il avait commence, tout jeune, sa vie
+d'independance et d'action; la tete pres du bonnet et le coeur un peu
+emballe par la guerre, vers sa douzieme annee, il avait abandonne sa
+famille et le college pour aller en Amerique; la-bas, apres avoir
+pratique toutes sortes de metiers -- qu'il racontait plus tard avec
+delices, -- il avait fini par constituer une enorme affaire de soie et
+realiser par elle une tres grosse fortune sur laquelle Line et la maman
+de Boum vivaient a l'aise maintenant. Ebloui par le recit de ces
+aventures extraordinaires, le petit-fils n'avait jamais connu cet
+auteur que par le grand portrait de Bonnat qui dressait, dans un coin
+de salon, une silhouette mince et droite de grand seigneur-homme
+d'action. Boum contemplait souvent la figure fine au front large et
+volontaire, la bouche ironique et bonne et jusqu'a cette main nerveuse
+et mince qui semblait commander en jouant avec l'echancrure du gilet.
+Le regard surtout fascinait l'enfant; les yeux etaient semblables a
+ceux de Line avec quelque chose de plus metallique et qui paraissait
+chercher a vous voir "a l'interieur". Boum etait remue jusqu'au plus
+profond de son etre a la pensee qu'il y avait entre cet homme et lui
+comme un lien mysterieux. Aussi ne s'arretait-il pas d'ecouter son
+histoire. Line qui avait adore son pere et vecu, avec lui, les
+dernieres annees de sa vie en Amerique, recommencait tous les jours le
+meme recit avec une inlassable patience, en ajoutant de temps en temps
+un detail nouveau. Le mort les rapprochait.
+
+Le matin, quand Line se reveillait Boum allait la voir; avant d'entrer,
+il se livrait toujours aux memes soins qui consistaient a passer sa
+tete par la porte entr'ouverte; il faisait beaucoup de bruit en imitant
+les gestes de ceux qui veulent agir en silence, ecarquillait les yeux
+pour voir si sa tante avait ouvert les siens. Quelquefois Line faisait
+semblant de dormir et le regardait en abaissant au trois quarts ses
+paupieres: alors, il attendait sans rien dire, mais si elle faisait le
+moindre mouvement, c'etaient des exclamations folles:
+
+- Tante Line, tu ne dors pas.
+
+Il grimpait sur son lit, l'embrassait de toute sa tendresse en lui
+mettant ses deux petits bras autour du cou. Line le boulait sur
+l'edredon jaune comme on fait avec de jeunes chiens; il riait d'abord,
+puis protestait:
+
+- Non, Tante Line, pas comme ca... Parle-moi de grand-pere!...
+
+Elle commencait.
+
+Ils se racontaient aussi leurs reves de la nuit; souvent ceux de Boum
+ressemblaient tellement a ses propres desirs, qu'on devait admettre de
+sa part de legeres triches.
+
+- J'ai reve que je me promenais dans ton auto tout seul avec toi et
+Jean, mais loin... loin... jusqu'a Saint-Cloud.
+
+Quand ils avaient epuise les moindres episodes de la vie difficile
+qu'avait mene jadis celui dont ils procedaient, qu'ils s'etaient tout
+raconte, qu'ils avaient minutieusement etudie tous leurs projets, Boum
+la considerait avec ferveur, et quelquefois apres un long silence, il
+disait, profondement convaincu de toute son ame:
+
+- Tu es gentille de me dire tout ca... Je t'aime bien, moi, tante Line.
+
+Cette declaration avait le don d'emouvoir profondement aussi la jeune
+fille qui repondait pour le taquiner:
+
+- Moi, je ne te deteste pas...
+
+D'autrefois il gambadait dans la chambre de sa tante, touchant avec
+amour a ses vetements epars, a tout ce qui etait a elle, et
+interrogeant sans cesse:
+
+- Pourquoi as-tu deux ciseaux a ongles? Et cette petite glace,
+pourquoi c'est faire?
+
+Le soir, Line lui rendait fidelement sa visite, quand il etait couche.
+Meme lorsqu'elle sortait dans le monde, elle ne manquait jamais de
+venir l'embrasser; il demandait, ces fois la, qu'on fit la lumiere
+toute grande pour mieux la voir. Elle lui apparaissait alors tout
+eblouissante dans sa robe de soir aux reflets pales qui se fondaient
+dans l'eclat nacre de son cou. Comment ne pas s'endormir heureux de
+toutes les joies du monde, quand on est tout petit, qu'on a vu de si
+pres l'objet du plus beau de ses reves et quand on est encore penetre
+d'un parfum si troublant qu'il prolonge les plus douces realites.
+
+Boum etait heureux infiniment. Aussi etait-il bon et indulgent pour
+les hommes, pour les betes et meme pour les choses -- car il ne voulait
+pas admettre que les choses fussent insensibles. De la sorte, il ne
+battait meme pas ses chevaux de bois, tout au plus faisait-il claquer
+son fouet en l'air, pour les hater dans quelque course imaginaire ou
+pour les ralentir dans leur galop.
+
+Boum se portait a merveille. Il mangeait du meilleur appetit,
+s'arretant quelques fois pour baiser la main de Line toujours a ses
+cotes. Ce geste, a table, il le savait, lui valait regulierement un
+rappel a l'ordre de son pere, aussi ne le repetait-il pas trop souvent.
+
+Dans le monde, quand on le produisait, il etait, tres au fond,
+l'orgueil de ses parents qui ne voulaient pas en avoir l'air:
+
+- On le gate trop... disaient-ils.
+
+C'etait parfaitement inexact. Boum etait trop heureux pour etre le
+moins du monde gate ou insupportable. Il etait trop sensible pour
+vouloir faire de la peine a quiconque, meme en etant un peu sot, et
+d'ailleurs n'avait il pas toute sa joie dans une tendresse que personne
+n'aurait songe a lui contester.
+
+Pour Line, il avait d'abord ete le poupon inattendu, celui qui, le
+premier, lui avait donne une gravite particuliere en faisant d'elle une
+tante. Elle avait douze ans et demi de plus que lui. Ensuite ce
+poupon etait devenu une chose pensante, parlante et aimante surtout. A
+force de se mettre a sa portee, ils etaient devenus des amis dans toute
+la force de ce mot; le reste du monde avait pour eux moins
+d'importance; il avait tellement accapare la vie de Line, qu'elle ne
+pouvait pas plus se passer de lui, que lui d'elle; on ne pensait plus a
+l'un sans penser a l'autre; ils etaient devenus Line-et-Boum et cela
+faisait presque un seul nom propre d'une famille particuliere.
+
+Pourtant un apres-midi Boum apprit a table qu'il ferait seul se
+promenade avec Miss Anny, sa nurse. C'etait une eventualite qui se
+produisait assez rarement; elle se traduisait immanquablement par une
+moue speciale de Boum, qui commencait par refuser de manger; il ne
+disait plus une parole, faisait quelques reniflements significatifs,
+regardait attentivement son assiette, avec quelques coups d'oeil, de
+temps en temps, sur son pere qui froncait le sourcil. La scene
+finissait habituellement a propos d'une observation sur la tenue qui ne
+manquait pas d'arriver, par un torrent de sanglots, lequel occasionnait
+la sortie de table. Ce jour-la, ce triste programme ne manqua pas de
+s'executer point par point. Miss Anny emmena le delinquant, car tante
+Line avait interdiction d'intervenir pendant les orages. Et Boum fit
+sa promenade tout seul.
+
+C'etait un mauvais jour decidement. Line et Boum s'etaient
+mutuellement habitues aux petits cadeaux qui, s'ils n'entretiennent pas
+l'amitie, la prouvent bien en tous cas. Line donnait des objets
+"vivants" c'est-a-dire de vrais cadeaux, -- un morceau de bois
+quelconque peut constituer un couteau, un couteau "vivant" comporte, au
+contraire, un manche et une lame. Boum donnait, la plupart du temps,
+des choses trouvees dont l'attention faisait le plus grand prix, telles
+que pierres de couleur ou de forme un peu inhabituelles, bouts de
+ficelle ou bouts d'etoffe, clous, etc. Tous ces souvenirs etaient
+garnis de rubans par les soins de Line et serres dans un coffret; on
+les regardait de temps en temps. Cette fois-la, pendant que la nurse
+causait avec des compatriotes, Boum avait ete assez heureux pour
+denicher une boite de sardines vide, sans doute laissee sur place et
+sans esprit de reprise par quelques pique-niqueurs d'un dimanche
+precedent. Convenablement nettoye et pare par tante Line qui etait une
+fee, cet humble objet, pensait-il, allait devenir une des maitresses
+pieces de la collection. Malheureusement, quand on fut sur le depart,
+Miss Anny s'etant apercue du precieux fardeau qu'emportait Boum,
+s'opposa formellement a son transport d'ou scene magistrale de l'ami de
+Line, qui etait tenace par atavisme, mais qui en fut, ce jour-la, pour
+la reception d'une claque, et un retour orageux a la maison.
+
+Le soir, Boum, dans son lit, raconta cette histoire par le menu a tante
+Line, s'attardant particulierement a la description de la boite de
+conserve qui devenait mirobolante dans son regret. Mais detail
+extraordinaire, tante Line ne le suivait pas; elle se contentait de lui
+dire, presque distraite, ce que n'importe qui aurait dit, en pareil cas:
+
+- Mon pauvre Boum, ne te desole pas, on en retrouvera...
+
+Tante Line pensait a autre chose.
+
+Boum dormit mal, fut agite; Miss Anny, ne comprenant rien aux causes
+profondes, dut se lever deux fois pour reborder les couvertures de son
+eleve qu'elle regrettait avoir gifle.
+
+_On ne devrait faire aux enfants nulle peine..._
+
+
+
+
+
+II.
+
+
+Quelque chose changeait, en effet, dans la maison. Dans l'arrangement
+exterieur de sa vie, Boum voyait maintenant de plus en plus souvent le
+programma de ses journees differer de celui des journees de sa tante.
+Les promenades sans Line, autrefois exceptionnelles, etaient devenues
+peu a peu la regle. On ne les signifiait plus a table. Aucun lien
+n'etait plus etabli, comme autrefois, entre cette supreme recompense et
+la qualite du travail du matin. Boum avait eu beau d'abord realiser
+des chefs-d'oeuvre de pages d'ecriture, tendre tout son esprit pour
+reciter ses fables afin d'eviter le moindre anonnement. Rien n'y
+faisait; tout au plus decrochait-il ainsi quelques tours dans la
+voiture aux chevres du Jardin d'acclimatation, plaisir bien pauvre
+quand on les compare aux promenades dans la petite auto de Line que
+Line conduisait. Aussi Boum ne s'appliquait-il plus. Il etait
+eternellement distrait; pendant les lecons, il restait la plupart du
+temps, la tete appuyee sur son petit bras tout rond, repetant tres
+mecaniquement ce qu'on lui disait sans comprendre et pensant seulement
+aux histoires de son grand-pere que Line ne racontait plus. Les
+punitions commencerent avec une regularite constante; elles devenaient
+comme une suite d'evenements facheux contre lesquels il avait cesse de
+reagir.
+
+D'ailleurs ces tracasseries exterieures lui causaient peu d'effet en
+comparaison du mal profond que lui faisait eprouver le changement opere
+dans Line meme.
+
+Qu'elle ait ete soudain obligee par les siens a une vie mondaine
+comportant, a chaque moment, des sorties en ville pour les repas, pour
+les visites, pour les soirees et le theatre, -- Boum renoncait a
+comprendre quelle aberration guidait en cela l'autorite superieure --
+mais il n'en souffrait pas tellement; les abandons qui en resultaient
+pour lui, n'etaient pas le fait de celle qu'il aimait; comme on lui
+imposait sa lecon, pensait-il, on imposait a sa tante ces pratiques
+etranges; c'etait la une des consequences logiques du besoin
+d'oppression qu'ont les grands vis-a-vis des petits. C'etait normal.
+Peut-etre meme si Line en avait souffert un peu, aurait-il eprouve a se
+voir persecuter avec elle, un secret contentement.
+
+Malheureusement, il n'en etait rien. Line n'en souffrait pas, et meme
+peut-etre... en etait-elle heureuse. Comme elle avait change! En
+apparence, elle continuait bien, comme autrefois, a monter dans sa
+chambre le soir, a le recevoir le matin. Evidemment ils causaient
+toujours, mais quelle difference! D'abord Line commencait, comme les
+autres, a ne plus le prendre au serieux, meme quand il attirait
+specialement son attention avec ce geste special d'agiter son petit
+index bien droit, en disant:
+
+- Tu sais, Tante Line, ce n'est pas pour rire...
+
+Line riait quand meme et d'un rire un peu trop prolonge qui l'irritait;
+plusieurs fois meme, il avait senti, dans ces moments, cuire au coin de
+ses yeux, des larmes brulantes que pour rien au monde, il n'eut voulu
+laisser tomber. Elle ne s'en apercevait meme plus. Il avait essaye de
+la prendre par les sentiments d'abord, il imaginait la nuit des
+trouvailles de calinerie; puis, -- o honte -- il avait pense aux
+cadeaux. Les plus beaux de ses dons avaient ete un colimacon vivant
+qu'il avait rapporte du Bois, dans sa poche, sans rien dire a sa bonne,
+a la coquille duquel il avait lui-meme attache un morceau de flanelle
+rouge, et un calendrier a fleurs de mica, achete par Jean le chauffeur,
+qui persistait a souhaiter "la bonne annee" malgre qu'on fut deja en
+avril. Rien n'y faisait; le calendrier etait alle rejoindre les autres
+presents dans la boite aux souvenirs, bien que cet objet eut pu etre
+d'un usage journalier et le limacon avait delaisse tout seul son lit de
+feuilles sur la fenetre, pour une destination inconnue: Boum seul avait
+constate son absence.
+
+Line pensait evidemment a autre chose. Et detail aggravant, elle y
+pensait volontiers. Les changements de sa conduite se precisaient meme
+singulierement. Elle, qui etait autrefois si insouciante, si simple,
+si jolie sans le faire expres, devenait maintenant plus appretee, moins
+naturelle. Elle s'etudiait davantage a la glace, le matin, quand elle
+finissait sa toilette. Le geste brusque avec lequel, apres les avoir
+brosses, elle tordait jadis ses cheveux d'or pale, etait remplace par
+une suite de mouvements compliques, refaits plusieurs fois pour arriver
+d'ailleurs a quelque chose de tres voisin des premiers resultats. Le
+choix de la robe a mettre etait aussi beaucoup plus long qu'auparavant.
+ Quelquefois elle demandait conseil a Boum qui, regulierement, revenait
+au classique tailleur bleu marine, associe dans son idee egoiste
+d'amoureux, aux promenades faites en commun. Line lui disait:
+
+- Tu n'y connais rien...
+
+et elle en prenait une autre. Boum ne soufflait pas un mot, mais en
+ressentait un gros chagrin. Quand elle avait fini de mettre son
+chapeau, sa voilette, ses gants, elle se regardait une derniere fois a
+la psychee Empire posee obliquement a la fenetre:
+
+- Boum, comment me trouves-tu? demandait-elle souvent.
+
+Toujours Boum repondait:
+
+- Bien jolie, Tante Line.
+
+et il se detournait pour ne pas pleurer, sans savoir meme la cause de
+son emotion.
+
+C'est qu'il l'aimait dans ce temps-la, sans lui en vouloir le moins du
+monde, autant qu'avant, plus meme peut-etre. Il lui faisait de tendres
+reproches; et ne trouvait pas juste qu'elle eut ainsi change. Dans le
+fond de son coeur, il souffrait beaucoup, mais sa souffrance
+l'attachait plus encore a elle; il lui semblait qu'a cause de cette
+injustice meme, elle etait plus a lui; parfois, il aurait voulu la
+battre, pas pour lui faire mal, mais comme on le battait lui-meme les
+rares fois qu'il avait ete sot, pour la corriger un peu, voila tout;
+apres elle lui aurait demande pardon, et il aurait pardonne; c'eut ete
+si bon, mais c'etaient des reves... dans la realite, il ne la battait
+pas et n'avait pas helas, a lui savoir gre du moindre repentir.
+
+A quoi tout ce changement pouvait bien tenir? Boum se le demandait
+sans cesse, observant, reflechissant et examinant les unes apres les
+autres les plus invraisemblables hypotheses. Son pauvre petit cerveau
+travaillait tellement a ce difficile probleme que son caractere, sa
+sante meme en etaient touches. Sa gaiete s'en allait de lui. On
+n'entendait plus jamais a travers les portes de sa chambre ses bons
+rires si semblables a des cris de petits oiseaux. Il etait moins
+affable positivement. Le rose de sa peau mate passait. Ses yeux
+brillaient moins vif. A sa vivacite premiere succedaient une torpeur
+presque continuelle et des envies de dormir qui le prenaient a toute
+heure du jour. Il mangeait de mauvais appetit. Le docteur, mande par
+sa maman, lui avait ordonne, apres un examen approfondi: du
+biphosphate! C'etait peu comprendre son mal.
+
+Boum cherchait toujours.
+
+A la verite, un nouveau personnage etait entre dans la maison. Non pas
+l'un de ces visiteurs nombreux qui venaient de temps en temps prendre
+le the et dire des choses aimables -- ceux-la etaient tous des
+familiers de Boum -- au contraire, un inconnu, un monsieur qu'on
+n'avait jamais vu et qui avait commence par venir souvent. C'etait un
+homme grand, un peu plus jeune que le papa de Boum, avec un monocle
+dans l'oeil, des moustaches tombantes, des vetements tres serres a la
+taille, et un pantalon qu'on eut dit en carton plie! Boum avait
+entendu son nom, c'etait un nom tres long, l'un de ceux qu'il faudrait
+apprendre par coeur pour ne pas les oublier. Quand on parlait de lui
+en son absence, la famille l'appelait simplement Claude ou Monsieur
+Claude. Boum s'en etait tenu la.
+
+Le nouveau venu etait incontestablement tres empresse aupres de Tante
+Line. Les domestiques venaient immediatement la chercher des qu'il
+arrivait. Que de fois meme ces visites importunes etaient venues
+troubler de delicieux moments ou Boum croyait presque retrouver la
+douce intimite d'autrefois. Quand Line voyait Monsieur Claude, elle
+rougissait jusqu'a la racine de ses cheveux. Monsieur Claude envoyait
+a Line des corbeilles de fleurs tres frequemment. Ces presents
+irritaient profondement Boum, qui a voir leur qualite et leur
+dimension, avait compris l'impossibilite de lutter sur ce terrain. Une
+fois, apres le dejeuner, devant un monument de roses blanches que
+Claude avait fait porter, l'enfant avait demande tout bas a l'oreille
+de sa maman, des sous.
+
+- Beaucoup de sous, avait-il dit.
+
+Et comme la reponse avait ete une question sur l'usage qu'il entendait
+faire de cette monnaie, il etait reste gene un moment sans repondre,
+puis comme il n'abandonnait pas ses idees, il donna une explication,
+mais cette fois si bas, si bas et si pres de l'oreille maternelle que
+malgre toute l'attention donnee, il ne fut pas possible de savoir sa
+pensee, -- et l'heure de sa promenade etait venue.
+
+Sur les gazons peles du Bois, il passa consciencieusement son
+apres-midi a chercher des fleurs. Et ainsi, a l'heure de rentrer,
+quelques paquerettes et quelques pissenlits, coupes presque sans tiges
+et un peu ecrases dans sa petite main chaude, vinrent meler sur la robe
+de Miss Anny chargee de les assembler, leurs pauvres taches jaunes et
+rosees. Meme avec beaucoup de fils et quelques brins d'herbe, ces
+fleurs faisaient pietre figure, la comparaison n'etait pas possible.
+Le temps etait passe ou Line tenait compte des difficultes inherentes a
+sa condition de petit garcon. Aussi apres l'avoir considere d'un air
+de degout, Boum jeta le bouquet, au grand scandale de l'Anglaise qui
+aimait voir respecter ses oeuvres propres, si modestes qu'elles fussent.
+
+Les choses allaient tres vite d'ailleurs. Il semblait que toute la
+maison se fut mis de la partie pour favoriser l'amitie de Line et de
+Claude. Ils passaient maintenant des apres-midi entieres seuls dans le
+petit salon, ou tout le monde se tenait autrefois et Boum n'avait plus
+la permission d'y penetrer. Il en avait bien envie pourtant; comme une
+force interieure le poussait a venir troubler cet agacant tete-a-tete.
+Une fois, n'y tenant plus, il avait ouvert la porte et avait constate
+-- o douleur! -- que Monsieur Claude embrassait Tante Line comme s'il
+ne l'avait pas vue depuis six mois. Le soir de ce jour-la, Boum avait
+refuse son ordinaire baiser a sa tante. Il s'etait violemment retourne
+la face contre son oreiller, et comme il pleurait abondamment, il
+entendit redire cette phrase que tout le monde avait coutume de lui
+repeter depuis quelque temps;
+
+- Il est jaloux.
+
+Il avait de la peine, tout simplement.
+
+Constatant son chagrin, Tante Line lui avait dit en le quittant ce soir
+la:
+
+- Demain je te dirai un gros secret.
+
+Mais Boum etait trop fait a l'infortune pour se faire la moindre
+illusion sur la part de bonheur que lui reservait cette revelation;
+comme la veille, quand sa tante fut partie il s'endormit sans joie,
+c'est-a-dire sans confiance dans le bonheur du lendemain.
+
+En fait, cette grosse confidence "qu'il ne fallait dire a personne",
+etait que Tante Line etait fiancee a Monsieur Claude.
+
+- Je vais me marier, avait dit Tante Line; je m'appellerai Line
+Vauquer de Conflans.
+
+- Pourquoi? avait repondu Boum.
+
+- Mais parce que Claude s'appelle comme ca, fit Line.
+
+- Non, pourquoi tu te maries? precisa Boum. On etait bien, tous les
+deux.
+
+Cette evocation du bonheur disparu pas plus que des cadeaux, pas plus
+que les plus doux reproches ne changea rien. Les choses etaient trop
+avancees maintenant pour que Line fut pour Boum comme autrefois. Elle
+continuait a s'isoler des journees entieres avec Claude, a le
+rencontrer en promenade, dans les visites et partout. Et comme si le
+monde entier eut pris parti contre Boum, tous les amis, tous les
+parents felicitaient Line de sa nouvelle condition et pour lui prouver
+leur satisfaction lui faisaient toutes sortes de presents. Ah, Boum la
+regardait la petite exposition dans la chambre de Line: les ecrins
+ouverts, les pendules, les coupe-papiers, les eventails, les
+porte-cartes, les services a liqueur, les manches d'ombrelles et tant
+d'autres objets utiles et inutiles, sans rapport aucun l'un avec
+l'autre, comme un _decrochez-moi-ca_ d'objets neufs. Tous ces cadeaux
+evoquaient pour Boum, ses cadeaux a lui que Line rangeait jadis dans la
+boite. A voir toute la difference qu'il y avait entre les uns et les
+autres, il sentait mieux ce qui distinguait l'affection de Line pour
+lui et l'affection qu'elle avait maintenant pour l'autre. En recevant
+ses cadeaux, Line -- il le comprenait maintenant -- jouait avec lui,
+elle faisait semblant d'etre contente; elle l'aimait pour rire; ente
+son sentiment d'alors et son sentiment d'aujourd'hui etait toute la
+distance qu'il y a, par exemple, entre un cheval de bois et un vrai
+cheval. En somme, -- c'etait sa conclusion -- il y a deux mondes sur
+la terre: l'un est celui des grandes personnes qu'on prend au serieux
+et qui vont librement; a elles est reserve le droit d'etre heureux,
+d'aimer et d'etre aime; pour elles et a leurs tailles, toutes choses
+sont faites depuis les tables, les fauteuils et les maisons jusqu'aux
+voitures, aux chevaux, aux fleurs des magasins. L'autre est le monde
+des petits, ils ne servent qu'a amuser les grands qui ne tiennent pas
+compte d'eux; pretextes a chatiments ou a recompenses, objets a
+savonner, a promener, faire manger, travailler, dormir et surtout a
+dresser a toutes ses manies; eternels etrangers dont personne, ne
+comprenant exactement la langue, n'a jamais songe a ecouter le
+coeur... Boum comprenait admirablement que son grand-pere ait voulu
+fuir ce monde-la. A sentir que des temps infinis le separaient de
+cette seconde vie et que de plus le jour ou elle viendrait, il aurait
+tout de meme perdu Line, Boum eut une tristesse immense et desespera.
+
+
+
+
+
+III.
+
+
+... Des fleurs, des lumieres, un pretre tout d'or vetu, au pied de
+l'autel Line en robe blanche a cote de _Lui_ Claude, le voleur de sa
+joie: Boum percevait tout cela dans la musique et dans l'encens.
+C'etait comme l'apotheose de sa douleur. Parce qu'il etait trop
+impressionnable et souffrant deja, ses parents l'avaient dispense de
+figurer dans la scene cruelle. Miss Anny l'avait mene avant l'heure,
+derriere un pilier de l'eglise. Quelques personnes le reconnaissaient
+et lui faisaient devotement un petit signe dans un sourire en remuant
+la tete et en disant:
+
+- B'jour Boum.
+
+Il repondait en s'inclinant un peu, automatiquement, l'esprit ailleurs.
+ Dans ses grands yeux noirs dilates, aucune larme ne venait. Il etait
+tres calme et pourtant la fievre brulait son petit corps; ses tempes
+battaient vite.
+
+Un violon sanglotait la _Meditation de Thais_. De jeunes couples
+passaient entre les chaises pour la quete. Boum attendait qu'on vint a
+lui en chauffant au creux de sa main une petite piece d'or remise par
+sa maman a cet effet. Dans les frou-frous de soie, on entendait de
+petites toux discretes et pieusement etouffees.
+
+Pour l'amoureux de Line, la ceremonie n'etait ni longue, ni courte;
+comme lorsqu'est atteinte la plenitude de l'emotion, il n'y avait plus
+pour lui ni de temps, ni espace... le mariage etait.
+
+Dans l'apres-midi, vers trois heures, apres un mauvais sommeil, pendant
+qu'il etait encore couche, il vit Line entrer dans sa chambre. Elle
+avait quitte sa robe blanche et portait une robe de voyage brune, neuve
+assurement, puisqu'il ne l'avait encore jamais vue. Sans relever de
+l'oreiller sa tete lasse, comme il sentait que l'heure n'etait plus ou
+l'on pouvait modifier les choses, il recut sa tante aimee avec un
+pauvre sourire indulgent et resigne. Line, sans doute, allait lui
+faire longuement ses adieux, lui dire des phrases gaies, des phrases
+pour enfant. Devant le petit masque douloureux qui souriait, toutes
+les paroles durent lui paraitre inutiles; elle tomba simplement a
+genoux; tres certainement, c'etait uniquement pour rapprocher sa tete
+de la sienne; mais, comme si elle eut compris un instant, le visage
+tourne vers les couvertures, elle pleura de gros sanglots.
+
+Des yeux de Boum, deux larmes tomberent, sans que son sourire cessat.
+Sans dire un mot, il se contenta, pour lui faire sentir qu'il l'aimait,
+de poser sa petite main sur la nuque blonde de Line. Dans sa pensee,
+c'etait un geste d'amour, en realite presque un geste de pardon.
+
+... Et pourtant peu apres, Line s'en alla, avec Claude, pour un long
+voyage.
+
+
+
+
+
+IV.
+
+
+Dans son lit de cuivre, bien peu l'auraient reconnu. Boum etait
+malade, tres serieusement malade depuis de longues semaines. Sa figure
+allongee avait perdu cette rondeur de pomme fraiche qui poussait
+autrefois les moins intimes a l'embrasser. Ses cheveux qui
+s'echappaient alors du beret en boucles epaisses et folles, se
+collaient ternes a son front et a ses tempes creuses, comme des meches
+de coton noir. Seuls ses yeux qui paraissaient plus grands, brillaient
+dans sa figure pale aux levres exsangues. Ses mains amaigries
+s'amusaient tres peu avec les jouets compliques qui gisaient sans vie
+sur la soie bleue de l'edredon.
+
+Boum avait d'abord eu des faiblesses etranges, puis des syncopes
+frequentes au moindre mouvement, l'un de ces evanouissements s'etait
+termine en un delire qui avait dure cinq jours. Tout le monde avait
+cru qu'il devenait fou. Sa crise avait coincide avec une poussee de
+croissance. Maintenant, quand on le portait sur un fauteuil, -- le
+temps de faire son lit, -- quand il etait assis, il etait si grand dans
+sa robe de chambre rouge, que les visiteurs l'auraient pris pour un
+frere aine malade, tant il avait peu l'air d'etre ce beau petit que
+tous avaient connu.
+
+Cette fois-ci, du moins, son mal avait ete compris. Trois medecins
+venus en consultation avaient diagnostique son cas, tres rare
+d'ailleurs, d'"hyper-neurasthenie precoce a forme d'idee fixe et
+survenue pendant l'epoque critique de la formation compliquee
+d'accidents meninges." Pour tous les siens, il n'y avait plus de doute
+maintenant: c'etait de Line que Boum souffrait.
+
+Sa maman ne le quittait presque plus et restait des heures entieres
+aupres de son lit, cherchant a le distraire. Son pere avait perdu la
+moindre trace de severite; des que ses affaires etaient terminees, il
+venait s'asseoir dans la chambre. Presque tous les jours, il apportait
+des jouets nouveaux et des livres d'images; il lisait meme des
+histoires amusantes en epiant le moindre rire sur le visage de son
+fils. Quant a Miss Anny, elle errait dans l'appartement, completement
+hebetee, son profil de chevre plus chevre que jamais, parlant en termes
+emus du petit "invalid", terme qui avait le don d'exasperer la famille.
+
+Quand Boum etait assoupi, ses parents s'eloignaient de son lit et
+restaient a causer pres de la cheminee. Boum entendait des bribes de
+leurs conversations:
+
+- Ces histoires de chevaux ne l'amusent pas... Je crois que les voyages
+l'interessent davantage.
+
+- Il a mange plus volontiers sa puree de lentilles...
+
+- Madame Unetelle est venue... C'est agacant, a la fin, ces gens qui
+vous felicitent tout le temps de sa taille...
+
+- J'ai recu une lettre des Claude...
+
+Boum ecoutait alors: les Claude, c'etait Line. Ce nom seul irritait le
+pere, qui ne manquait pas de faire une reflexion desagreable; la mere
+defendait noblement les absents.
+
+- Claude, disait le pere, a bien cet air cretin et suffisant qui
+caracterise les diplomates...
+
+Line n'etait pas epargnee.
+
+- Avoir realise d'affoler, par sa coquetterie, un enfant de dix ans,
+c'est un comble. Ah! je retiens votre mere comme educatrice...
+
+- Line n'etait pas coquette, repliquait la mere, elle ne s'est pas
+rendue compte... evidemment, elle aurait pu faire attention...
+
+Et Boum voyait quelquefois, a travers les barreaux de son lit, dans le
+rayon de la faible lumiere qui venait du petit abat-jour rouge, les
+larmes perler aux yeux de sa mere, ces grands yeux qui ressemblaient
+tant a ceux de Line, a peine d'un bleu un peu plus sombre.
+
+Line... Line, comme il pensait a elle, aux conversations, aux
+promenades avec elle, a ses rires, a ses robes, a sa chambre, a sa
+petite voiture, a tout elle: il ne pensait a rien autre. Qu'est-ce
+qu'elle devenait? qu'est-ce qu'elle devait faire? voir? sentir?
+Surement elle devait penser a lui, elle ne pouvait pas l'avoir oublie.
+Il en etait sur. Il ne lui en voulait pas d'ailleurs, parce qu'elle
+etait bonne, il le savait bien. Quelquefois, devant les recriminations
+paternelles, il avait envie de la defendre, d'expliquer. Mais il se
+ravisait: est-ce que les petits garcons expliquent? Saurait-il meme?
+Il se sentait si faible, si deprime et le seul resultat de ses efforts
+pour parler, il en etait sur, ne serait que ce casque, ce mauvais
+casque de douleur, qui lui broyait la tete, a l'interieur et a
+l'exterieur, et qui ne s'en allait plus sans les compresses de glace et
+l'amere potion qu'on lui donnait en pareil cas.
+
+Non, a l'encontre de ses parents, dans le fond de son petit coeur, Boum
+n'avait aucune haine contre Line; au contraire, il n'eprouvait a se la
+rappeler qu'une joie sourde dans laquelle l'idee de l'absence seule
+etait douleur. Il savait que Line n'etait pas responsable, que son
+papa et sa maman etaient injustes et ne reprochaient rien autre a
+l'ancienne compagne de sa vie que le bonheur qu'elle lui avait jadis
+donne. Sa peine etait due, il en avait conscience, a d'autres causes,
+a une masse de circonstances, d'evenements insignifiants en eux-memes,
+dont l'un enchainait l'autre, qui pas plus les uns que les autres
+n'etaient seuls capables d'amener le resultat dont il souffrait.
+Contre ces circonstances ses forces ataviques, par l'image du
+grand-pere aux yeux bleus, lui disaient qu'il etait dans la vie sans
+cesse necessaire de lutter.
+
+C'etait Boum qui avait raison. La douleur n'est pas plus une personne
+qu'une chose: ce sont les parents qui pensent cela parce que c'est plus
+commode pour se plaindre et pour s'excuser. En realite elle est
+quelque chose de bien different. Sans le comprendre, l'enfant s'en
+rendait compte. La nature n'est ni bienveillante, ni malveillante,
+elle est indifferente simplement; dans elle, les actes et les
+sentiments se succedent sans ordre et sans autre raison que
+l'accomplissement de la vie; de leur juxtaposition et de leur somme
+decoulent, pour ceux qui en sont touches, la souffrance ou la joie,
+personne n'est responsable; en faisant beaucoup souffrir, tout le monde
+fait de son mieux.
+
+C'est pourquoi dans ce grand esprit de justice qui est l'apanage des
+enfants, Boum n'en voulut pas non plus a Claude. Le mari de Line ne
+pouvait pas avoir agi pour lui faire de la peine puisqu'ils ne se
+connaissaient meme pas l'un l'autre auparavant. Etant venu, Claude
+avait trouve Line a son gout -- beaucoup auraient ete de son avis, la
+seule particularite surprenante etait qu'il n'y eut personne avant lui,
+-- il l'avait prise, tout simplement.
+
+Seulement Boum, qui meditait sans cesse sur ce sujet, constatait
+qu'entre Line, c'est-a-dire sa joie et lui, il y avait bien cependant
+ce Claude et qu'il n'y avait que Claude. Que cet intrus n'eut pas agi
+dans un esprit mechant, il n'en restait pas moins la cause, cause
+inconsciente mais cause reelle tout de meme, de tout le mal. S'il
+n'etait pas venu chez eux s'occuper de Line, lui parler, la flatter,
+lui faire des cadeaux de grande personne, l'enlever enfin: Line serait
+encore la tendre, interessee, heureuse et rayonnante, a Boum, toute a
+Boum comme autrefois. Sans compter qu'aucune raison ne militait pour
+faire changer les choses: Claude n'avait aucun motif pour cesser d'etre
+heureux avec et par Line: la souffrance de Boum devrait donc durer
+toujours.
+
+Toujours! On n'a pas idee comme c'est long pour les petits garcons,
+cette idee la. Alors, une seule pensee envahit son pauvre coeur,
+pensee tres simple, tres pure, a laquelle ne se melait aucune
+apprehension, aucune haine, rien qu'une conscience parfaite des
+realites dont decoulait une resolution qui s'imposait, avec
+l'inexorable necessite d'une loi physique: il fallait separer Claude de
+Line, voila tout.
+
+Comment operer cette separation, voila ou le probleme devenait
+singulierement difficile. Pendant de longs jours, Boum envisagea
+d'abord l'idee de provoquer un voyage de Claude. Mais il l'abandonnait
+bientot parce que avec la possibilite catastrophale de voir Claude
+emmener sa femme, le retour de l'indesire restait toujours comme un
+danger menacant. Alors l'autre solution se presenta radicale et
+definitive: celle de l'autre depart, du grand voyage dont on ne revient
+jamais, jamais: il fallait que Claude mourut, sans cela Boum ne voulait
+plus vivre. Les autres pouvaient ne pas comprendre, mais Boum qui
+avait envisage tous les raisonnements et vide toutes les hypotheses, le
+savait: c'etait ainsi.
+
+... Les crises revinrent plus frequentes. Le terrible mal de tete ne
+lachait presque plus le pauvre petit patient qui se plaignait doucement:
+
+- Maman, j'ai bien mal...
+
+La douleur descendait jusqu'au milieu de son dos. On avait du allonger
+l'arriere du bonnet a glace.
+
+- Maintenant c'est un casque, comme le vieux de papa, qui avait une
+criniere... lui disait-on.
+
+Avec de grosses larmes, le petit disait:
+
+- J'aimais mieux le nouveau petit qu'on me mettait avant et qui
+finissait a la tete...
+
+Le specialiste qui venait le voir tous les jours restait de longs
+moments cherchant, sans rien comprendre a cette recrudescence du mal
+etrange, emu malgre l'aridite du probleme, de cette douleur qu'il ne
+pouvait dominer.
+
+- Tu ne m'aimes pas, disait le docteur; tu ne me dis pas tout.
+
+- Si Monsieur, je vous aime bien repondait Boum, mais ca me fait mal,
+tres mal, toujours mal.
+
+Le praticien appliquait consciencieusement ses formules, sa "science",
+-- comme celle de ses confreres -- n'allant pas au dela; il avait relu
+tout ce qu'il savait deja, avait essaye toute une gamme d'agents
+physiques, d'injections, d'hydrotherapie. Il avait pense un instant au
+retour de Line, puis rejete cette proposition d'ailleurs difficilement
+realisable, craignant d'aggraver encore l'etat de l'enfant. Cet homme
+bon revenait toujours a la conclusion qu'il fallait une diversion a
+l'idee fixe, mais comment la trouver? On avait beau chercher; le
+resultat de tous les essais etait que Boum semblait reconnaissant de
+tant de peines.
+
+- Merci Monsieur, j'ai encore mal...
+
+Le jour mourrait en grosses barres rouges aux vitres de la chambre
+grise maintenant. Sous l'influence de la glace, Boum sentait la
+douleur s'en aller. Assise pres de la fenetre, d'une voix tres douce,
+l'infirmiere, ainsi que l'avait prescrit le docteur apres les crises,
+lisait. C'etait une histoire de mousquetaires; par extraordinaire, le
+petit malade ecoutait et demandait des explications:
+
+-Qu'est-ce que c'est que: provoquer? Mademoiselle...
+
+La jeune fille se repandait en explications. Elle reprenait le recit:
+l'un des deux heros fidele au roi ne pouvait pardonner a l'autre son
+abandon politique.
+
+- C'etait un mechant, disait-elle, un traitre; alors Murthos, le
+fidele, voulut se battre avec lui...
+
+-Se battre a coup de poing, interrogeait Boum.
+
+- Non, se battre pour tuer, reprenait-elle, avec des epees et des
+pistolets.
+
+- Mais pourquoi qu'il le lui disait d'avance, qu'il voulait le battre.
+Le mechant pouvait partir... loin, loin.
+
+- Parce qu'il etait loyal, il voulait se battre et non l'assassiner.
+Ces rencontres s'appellent un duel, chaque adversaire cherche a toucher
+l'autre et a se defendre avec son arme.
+
+- Mais alors, le bon aussi peut mourir, Mademoiselle.
+
+- Oui, Boum, c'est pourquoi il est tres mal de se battre en duel...
+
+- Ah! c'est mal, fit simplement Boum.
+
+De la meme voix, un peu monotone, l'infirmiere poursuivit la lecture,
+en jetant de temps a autre, un coup d'oeil sur son petit malade qui
+n'ecoutait deja plus. Le recit continuait, les peripeties les plus
+dramatiques se succedaient, la mere du bon heros venait sur le pre,
+pour essayer d'arreter les bretteurs, et se mettait a genoux tout en
+essuyant ses beaux yeux "d'un mouchoir de soie orne de dentelle"...
+
+Boum interrompit:
+
+- Mademoiselle, se battre en avertissant, c'est moins mal que
+d'assassiner quand meme, puisqu'il etait loyal, le monsieur...
+
+L'idee avait decidement frappe le malade, la jeune femme s'en apercut.
+Peut-etre parce qu'elle etait lasse de lire ou bien parce qu'elle ne
+voulait pas distraire Boum de sa distraction, elle repondit:
+
+- Oui, c'est moins mal.
+
+Il semblait, en effet, que le petit masque douloureux avait trouve
+quelque detente dans quelque imaginaire vision.
+
+Le soir, apres le diner familial, le pere et la mere etaient, comme a
+l'habitude, assis chacun d'un cote du lit. Boum posa quelques
+questions, toujours a propos de la lecture de l'apres-midi. Il avait
+oublie l'histoire, mais il voulait savoir: le duel, s'il y en a encore
+maintenant, comment on se bat, avec quelles armes, si c'est mal, ou
+seulement un peu mal...
+
+Pour la premiere fois, depuis longtemps, le pere riait un peu dans sa
+moustache tres brune; il donnait tous les developpements desires et
+declarait en principe:
+
+-... Que le duel c'etait tres bien, a condition de se battre pour des
+motifs graves, des choses qui en valent la peine,... pas pour la
+galerie ou pour faire parler de soi, mais simplement, courageusement,
+loyalement...
+
+Boum n'y etait pas encore; pauvre petit, il tenait encore a la vie.
+
+- Est-ce que on peut mettre une cuirasse, demandait-il?
+
+- Oh oui, disait le pere, apres une petite hesitation, si l'on est
+d'accord et que votre adversaire en porte une. Mais ca n'est pas
+l'usage...
+
+- Ah! faisait Boum, interesse.
+
+Cette nuit la, il dormit mieux, plus calmement. A quelques jours de
+la, il terminait son bol de phospho-cacao et ce fut pour les parents et
+pour les domestiques une bien grande joie.
+
+
+
+
+V.
+
+Les jours, des lors, virent meilleurs. A voir le petit reprendre tout
+doucement, on pouvait croire remonter une pente et peu a peu, avec
+l'espoir, le bonheur semblait revenir dans la maison. Le medecin
+lui-meme etait heureux. Depuis longtemps, il connaissait le remede;
+malheureusement le remede n'etait pas de ceux qu'on achete dans les
+pharmacies.
+
+- Il fallait "decrocher" l'idee fixe, disait-il; et pour cela
+interesser le malade a une autre idee...
+
+En verite, Boum ne pensait plus seulement a son malheur, ou plutot il
+croyait avoir trouve le moyen de pouvoir agir sur son malheur meme: la
+desesperance avait quitte son petit coeur. Il croyait maintenant
+pouvoir supprimer Claude et le supprimer non pas vilainement par un
+crime, mais selon la formule paternelle "simplement, courageusement,
+loyalement".
+
+Sans doute, le malade n'avait confie a personne son secret, seulement
+comme il ne parlait plus que de provocation, de pre, d'epee, d'honneur
+et d'escrime, tout le monde avait compris autour de lui. Le pere,
+prompt comme tous les hommes a trouver dans les evenements la
+satisfaction de ses desirs, trouvait cette idee follement amusante.
+Son fils allait mieux, il ne demandait pas autre chose; de plus, meme
+son ame de cavalier et de militaire n'etait pas fachee de cette
+tournure d'esprit que cette idee denotait chez son fils. Peut-etre
+meme, dans le fond de son coeur, en ressentait-il un secret
+contentement. La mere, plus prudente, apres le premier moment de
+bonheur, s'etait un peu alarmee. Qui sait, pensait-elle, si Boum,
+apres avoir constate l'impossibilite de sa combinaison, n'allait pas
+retomber dans une autre crise, plus grave encore qui menacerait sa
+raison et sa vie. Le docteur avait eu beau donner toutes les
+assurances.
+
+- L'attention n'est plus fixee sur un seul point, disait-il, maintenant
+l'imagination va d'une idee a l'autre; la derniere comporte une part
+d'inconnu et d'initiation. Il y a du jeu, comprenez-vous, dans tout ce
+travail la; et pendant ce temps l'etat general profite, l'assimilation
+se fait, les forces reviennent avec leur pouvoir de reaction propre.
+Nous passons la crise de croissance.
+
+Tous ses raisonnements ne convainquaient qu'a demi le jeune femme parce
+qu'elle redoutait tellement l'atroce mal et aussi, parce qu'a rebours
+de son mari, elle n'avait aucun gout pour la solution de Boum si
+fantastique qu'elle lui parut. Le duel restait lie dans sa pensee a
+des surprises douloureuses. Le jugement sain et serieux qu'elle tenait
+de son pere ne trouvait aucun gout a la conception cabotine des choses
+saintes dont les modernes rencontres se reclament. Elle la trouvait un
+peu degradante; son coeur de femme et de maman aurait prefere toute
+autre diversion au mal de son fils que celle-la.
+
+Cependant Boum allait toujours mieux. Ses nevralgies avaient presque
+disparu. Il mangeait de bon appetit et dans son corps amaigri, les
+forces revenaient.
+
+Un jour pour la premiere fois depuis sa maladie, l'automobile
+paternelle l'avait mene prendre l'air en compagnie de sa mere. Un
+grand soleil d'ete envahissait l'avenue du Bois, presque deserte.
+
+Devant toute cette solitude dans la joie de la nature, Boum evoqua
+d'autres joies passees qui etaient, jadis, sur cette meme allee dans
+l'agitation du peuple enfant parti aujourd'hui. "Ses petits amis", il
+passait alors au milieu d'eux, triomphant aux cotes de Line, maintenant
+il sentait l'isolement de son coeur desole. Ces constatations pourtant
+ne deprimaient pas son energie et ne ralentissaient en rien sa
+resolution arretee; a l'encontre, il semblait trouver, en elles, des
+forces nouvelles pour vivre, pour satisfaire ce besoin d'action que sa
+race reclamait et par la rejoindre ce qu'il croyait etre la raison de
+sa vie. Son pere l'avait averti; il devait reprendre des forces
+d'abord, apres seulement il pourrait se mettre a etudier l'art de tuer
+selon les regles des principes admis. A present, il en etait encore a
+la premiere partie du programme; il laissait, comme on lui avait
+explique, l'air et le soleil l'aider a le remettre. Sans parler, il
+s'abandonnait a l'apre bonheur de se ressouvenir.
+
+A l'extreme bout du lac, il demanda l'autorisation a sa mere de
+cueillir quelques fleurs. Comme autrefois, il les ramassait
+methodiquement, avec une maladresse appliquee. C'etaient toujours des
+humbles fleurs des prairies publiques. Aujourd'hui, a cause peut-etre
+de sa resolution et de toute l'evolution qui s'etait faite en lui, il
+estima pouvoir les faire parvenir a celle qu'il cherissait.
+
+- Voulez-vous Maman, les mettre dans une lettre pour Tante Line?
+
+Et rien que pour ce mot, tout d'un coup, sa maman sanglota, tres tres
+fort.
+
+Pourquoi cette jeune mere qui avait eu a cause de ce fils de si grandes
+angoisses et qui n'avait jamais verse que des larmes isolees,
+etait-elle emue aujourd'hui, tellement?
+
+Boum, tres gentiment, devenant un homme parce qu'il etait devant une
+femme eploree, la regardait essayant d'essuyer ses yeux avec un
+mouchoir gros comme une noix; instinctivement, il repetait les mots
+qu'on lui disait autrefois a lui-meme:
+
+- Ne pleurez pas, petite Maman... il ne faut pas avoir de chagrin...
+
+Mais toutes les paroles ne pouvaient pas consoler cette peine.
+Peut-etre, en voyant le geste naif, la petite mere avait-elle pense que
+ces fleurs seraient pour elle, expression timide d'une reconnaissance
+muette dont son coeur brise avait tant besoin...
+
+- Et moi, disait-elle, tu ne m'aimes pas, Boum?
+
+De toute sa tendresse, mais cruellement parce que c'etait vrai, il
+repondit:
+
+- Si, je vous aime, mais ce n'est pas la meme chose...
+
+
+
+
+
+VI.
+
+
+Boum etait presque gueri. Il vivait de la vie ordinaire, mangeait avec
+tout le monde, recommencait ses lecons et ses promenades comme par le
+passe. Si ce n'eut ete quelques drogues qu'il prenait avant les repas
+et dont les flacons bizarres ornaient sa place a table, personne
+n'aurait pu dire qu'il ait ete malade, si gravement malade. Comme le
+souvenir des choses tristes passe rapidement, l'entourage ne pensait
+plus ni a Line, ni a l'idee fixe dont Boum avait ete si pres de mourir,
+ni meme a l'autre idee saugrenue qui avait remplace la premiere et dans
+l'esperance de laquelle l'enfant avait retrouve les forces de vie.
+L'ami de Line n'en parlait jamais d'ailleurs.
+
+Il etait devenu un grand garcon, grand par la taille -- tout le monde
+lui donnait treize ou quatorze ans, il n'en avait pas meme onze. Son
+corps tres fluet et qui faisait penser aux plantes poussees trop vite,
+gardait encore un peu de sa grace passee. On ne retrouvait dans sa
+figure amincie que ses yeux, ses grands yeux noirs aux longs cils
+mordores dont le regard limpide et profond attirait. En lui, une
+certaine gravite surprenante frappait surtout. De l'ancien Boum, de sa
+vivacite, de son charme particulier, ne restait qu'une affabilite tres
+douce, une politesse marquee et tres prevenante qui partant, le
+distinguait encore des autres enfants. A le voir, attentif,
+complaisant, souvent rieur meme, on eut pu croire qu'il avait oublie:
+en realite, comme au premier jour, il pensait a Line, comme au jour de
+la revelation, il etait decide a se battre avec Claude. Tout au plus
+avait-il ajoute, a mesure que l'initiation de la methode precisait les
+premieres donnees, l'idee d'un sacrifice de sa vie propre. Il faisait
+cette offrande genereusement parce que sa nature etait aventureuse,
+parce que les enfants et les jeunes ne savent pas ce qu'est la mort et
+aussi parce que la vie sans Line avait perdu tout sens pour lui.
+
+- Ce sera Claude ou moi, pensait-il.
+
+Un jour, tres timidement, mais resolument comme quelqu'un qui reclame
+le paiement d'une dette, il vint trouver son pere seul et lui posa la
+question:
+
+- Je pourrai commencer l'escrime, dit-il...
+
+- Ah, c'est vrai, tu veux toujours... Puis ca te fera le plus grand
+bien...
+
+Quelques jours apres, vers dix heures du matin, dans un grand immeuble
+du boulevard Malesherbes, au rez-de-chaussee, a droite sous le porche,
+Boum et son pere firent leur entree dans une quelconque salle d'armes
+de Paris. A cette heure matinale pour le quartier, les clients ne
+venaient pas encore. Un homme de blanc vetu avec un coeur de flanelle
+rouge a la place du coeur, finissait un balayage minutieux et arrosait
+a l'aide d'un entonnoir dont le bec dessinait parterre des _8_
+entrelaces. Dans la salle, a laquelle les epees faisaient des murs
+d'aciers, sous les panoplies, les drapeaux, les "Honneur", les
+"Patrie", le maitre, du bout de sa barbiche et derriere un lorgnon,
+lisait, de loin, dans un journal, les chroniques du jour, et prenait
+son cafe au lait. Boum lui trouva en meme temps l'air terrible et
+l'air d'un marchand de jouets. Il l'entendait parler sec, sans finir
+ses phrases, toujours sur un ton de commandement:
+
+- Les petites graines, disait le professionnel, poussent mieux sur la
+planche... avenir... on ne sait pas... honneur... hygiene... voici les
+prix et les conditions, et il allait vers un bureau de chene prendre
+d'une pile, un prospectus dont le pere en accepta les termes sans le
+lire.
+
+Le Prevot appele prit les mesures du futur "membre" -- c'etait sa femme
+qui confectionnait les tenues. Dans cinq jours, quand Boum
+reviendrait: le masque, les sandales, les petites epees, tout serait la.
+
+En les accompagnant, fidele au rite, le maitre eprouva le besoin de
+dire:
+
+- Nous allons le soumettre au ballottage.
+
+C'etait une de ses manies de vouloir donner les allures d'un cercle a
+son entreprise.
+
+Dans la rue, Boum ayant demande des explications sur ce dernier mot,
+son pere pensant autre chose repondit:
+
+- Ce sont des betises.
+
+Boum fut admis sans opposition.
+
+Au jour fixe, il venait costume en petit bretteur, le visage dans sa
+cage a mouche, debout mal a l'aise sur cette planche qui lui paraissait
+haute et de laquelle il avait peur de tomber. Le maitre prodiguait son
+enseignement, donnant des exemples, repetant ses phrases comme s'il
+recitait une lecon. Boum, un peu ahuri, suivait de son mieux,
+s'appliquant de toute son ame a bien faire, mais bientot rompu dans
+tous ses membres se demandant comment dans cette instable position, on
+pouvait jamais arriver dans la realite a se battre, a se toucher, a se
+defendre et a faire quoique ce soit. Effraye, il pensait que,
+peut-etre, il faisait exception au reste des hommes, qu'il n'arriverait
+jamais, bien que le maitre flatte de son attention y allait de temps en
+temps d'un encouragement.
+
+- C'est mieux, petit... vous faites attention... vous avez des
+dispositions, vous arriverez...
+
+Le soir, moulu par la courbature, il eut une defaillance en pensant que
+cette solution aussi serait tres longue. Pour arriver a savoir faire,
+en somme, il faudrait etre grand et c'etait justement de ne l'etre pas
+qu'il souffrait... Le jour suivant, il retourna pourtant a la lecon,
+parce qu'il n'etait pas d'une nature qui renonce et tous les jours, il
+recommencait les "quarte", les "quinte", les "doublez", les "parez et
+tirez", etc.
+
+Tres lentement, il sentit lui-meme ses progres. Il se fatiguait moins
+maintenant sur cette planche ou il se tenait mieux, assis sur les
+jarrets, sans perdre ce que le prevot facetieux ne se laissait pas
+d'appeler: "les petits equilibres".
+
+Mettant a part l'escrime, la salle ne l'interessait pas. De rares
+clients venaient a son heure et cependant, il y avait dans ces murs
+comme un air de susceptibilites factices et de points d'honneur idiots
+se fondant dans l'acre odeur de la sciure et des transpirations, qui
+l'ecoeurait. Boum avait son idee, il etait venu dans un but tres
+precis. Sa bonte profonde s'alarmait a la pensee de querelles
+cherchees, que sa mentalite serieuse lui faisait trouver inutiles.
+Aussi a part les indispensables formules de politesse, il parlait peu.
+Pendant les poses, il s'asseyait a l'ecart sur la banquette de velours
+rouge, et continuait a s'instruire en regardant.
+
+Cependant, il s'etait fait un ami. C'etait un monsieur grisonnant,
+legerement bedonnant, avec des yeux rieurs et un tres bon sourire. En
+le montrant, le prevot avait dit a Boum:
+
+- C'est Laferriere, vous savez celui qui fait des pieces, un rigolo.
+
+Avec plus de ceremonie, le maitre avait, selon l'usage, presente son
+jeune eleve:
+
+-... A Monsieur le Comte de Laferriere, de l'Academie Francaise.
+
+Boum avait tendu sa petite main.
+
+Un jour, entre deux reprises, le Monsieur lui avait demande:
+
+- Eh bien, que pensez-vous de l'art noble des armes?
+
+Boum avait repondu:
+
+- C'est difficile.
+
+- Comme tous les arts, repliqua le Monsieur; il n'y a que la critique
+qui soit aisee. Vous ne voulez pas devenir critique, j'espere, comme
+M. Doumic?
+
+- Je voudrais savoir faire des armes, fit Boum, qui n'avait pas bien
+saisi.
+
+- Officier ou maitre d'armes, interrogea encore le Monsieur.
+
+- Ni l'un ni l'autre, fit Boum dans un rire, comme quelqu'un qui trouve
+ces deux perspectives folles et extravagantes.
+
+- Que voulez-vous etre alors?
+
+- Je veux etre comme mon papa; je veux me marier, mais avant je veux
+savoir faire des armes.
+
+Peut-etre cette reponse aurait-elle laisse indifferent plus d'un
+habitue de la salle; la plupart n'aurait pas, sans doute, ete frappe
+par l'apparente incoherence de ces deux volontes. Chez Laferriere,
+l'habitude tenace de regarder les hommes le fit s'arreter.
+
+- C'est etrange, dit-il, comme ailleurs pour ne pas attirer l'attention
+du petit qu'il savait fort bien ne pas devoir parler cette fois sur un
+aussi grave sujet, et il ajouta: Nos gouts ne sont pas tout a fait
+pareils. Comme vous, je veux faire des armes, mais je n'ai pas du tout
+envie de me marier... parce que je suis marie, comprenez-vous.
+
+Boum sourit. De cette conversation commenca leur sympathie. Par la
+suite, Laferriere, rassasie, relativement jeune, de toutes les joies et
+de tous les honneurs, trouvait une douceur particuliere a retrouver,
+chaque matin, le petit coeur honnete et frais dans lequel il sentait le
+mystere. Boum avait retrouve en lui une camaraderie qu'il n'avait
+jamais connue chez Line: son nouvel ami l'ecoutait serieusement. Cela
+ne les empechait pas d'ailleurs de rire souvent ensemble, au contraire;
+l'academicien savait des histoires impayables que le prevot, en
+s'appuyant sur la courbe de son epee, ecoutait la bouche ouverte.
+
+Leurs natures se ressemblaient par plus d'un point; ils etaient tous
+deux curieux et adaptables, naifs sans etre betes et d'une generosite
+speciale qui voulait le bien de tous les etres y compris pour chacun
+d'eux celui de sa petite personne. Aussi se comprenaient-ils a
+merveille. Boum sentait les jours ou son ami n'etait pas en train et
+les jours ou il etait en veine d'expansion. Laferriere avait saisi une
+fois pour toutes que l'enfant n'aimait pas etre traite en bebe; son
+degre de developpement, pensait-il, valait bien celui d'adultes qui ne
+se developperaient plus.
+
+Et puis, pour les raisons differentes, les gens de la salle les
+ennuyaient tous deux. Boum, parce qu'il etait le seul enfant, se
+sentait un peu perdu; son ami, au contraire, connaissait trop de
+mentalites toujours pareilles a cette collection d'oisifs croyant etre
+le monde et dont la suppression radicale, en un jour, n'aurait pas eu
+la moindre repercussion. Ils se lierent rapidement. Quelquefois, ils
+sortaient ensemble. Par les belles journees, Laferriere allait
+volontiers jusqu'au Bois accompagner Boum; ils causaient tout le long
+du chemin, des sujets les plus divers.
+
+Ils saluaient une masse de gens. On plaisantait le grand homme sur son
+petit ami.
+
+- Mais c'est un fils donne par la nature, avait dit un Monsieur qui
+marchait au cote d'une jolie blonde.
+
+- C'est idiot, avait replique Laferriere, puisque c'est un frere aine.
+
+Cette facon de presenter Boum comme un petit sage auquel on demande des
+avis n'etait pas qu'une simple plaisanterie. En realite l'auteur
+parisien etait un grand enfant. Les bonheurs de l'existence l'avaient
+conserve jeune; il etait reserve.
+
+Laferriere s'etait tellement mis a sa portee, qu'il finissait par le
+prendre au serieux, solliciter ses conseils, et lui faire meme des
+confidences que beaucoup auraient trouve anachroniques et prematurees.
+
+Boum gardait a la maison un complet silence sur ces affaires de son ami
+qu'il estimait etre d'un ordre et d'une nature non susceptibles d'etre
+saisis par ses parents. En particulier, il etait souvent question dans
+ces confidences d'une grande passion de l'auteur pour une certaine dame
+qui jouait ses pieces et dont il vantait, sans cesse, les perfections.
+Il l'appelait: Dora.
+
+Un jour, -- ils etaient deja de vieux amis -- au sortir de la salle,
+comme il pleuvait, Laferriere proposa d'emmener Boum dans son
+automobile. En chemin, il lui dit:
+
+- Si nous allions chez Dora?
+
+Boum, sans savoir pourquoi, hesita le quart d'une seconde, puis accepta.
+
+L'auto obliqua, gagna les quais, et s'arreta familierement devant un
+grand immeuble de la rive gauche, pres du pont de l'Alma.
+
+Au sortir de l'ascenseur, au troisieme, Laferriere ouvrit la porte
+d'entree avec une petite clef qu'il sortit de sa poche.
+
+- Comment, c'est toi cheri, fit une voix tres douce.
+
+- C'est nous, repondit l'ami de Boum.
+
+Cette reponse excita sans doute la curiosite de la maitresse de ceans,
+elle sortit a leur rencontre precipitamment. Elle avait du entendre
+parler de Boum, parce que tout de suite, sans presentation, elle
+l'accueillit gentiment dans un bon rire:
+
+- C'est gentil, Monsieur Boum de venir me voir.
+
+Boum, en petit garcon bien eleve, s'inclina et baisa la main qu'elle
+lui tendit, selon les formes les plus respectueuses.
+
+Quand ils se furent installes dans le petit salon ou elle les avait
+introduits et dont l'unique large baie donnait sur le fleuve, il la vit
+a moitie etendue sur un sofa assez bas, que recouvrait en partie, sur
+un tapis sombre, une fourrure blanche tres souple et deux gros coussins
+vert-bleu. En verite, elle etait jolie, ses cheveux lui faisaient
+comme un bonnet de moire brune et tout le temps ses dents eblouissantes
+riaient d'un rire perle special qui paraissait toujours partir d'une
+scene. Elle faisait une masse de frais a Boum, a la fois amusee,
+flattee et un peu genee par la presence insolite d'un enfant.
+
+Boum repondait poliment a toutes les questions. Toujours tres sobre de
+details sur ses propres affaires, il ecoutait tranquillement tant qu'il
+etait question de lui, en posant simplement sur celui des deux qui
+parlait le regard franc de ses grands yeux intelligents et nullement
+etonnes.
+
+Cette visite lui semblait toute naturelle, etant donne le serieux de
+son amitie avec celui qui l'amenait. Le ton de la conversation aurait
+ete celui de toutes reunions de trois grandes personnes si ce n'eut ete
+quelques remarques decousues d'enfant, sur "le nombre de bateaux qui
+passaient sur le fleuve" ou sur "la difficulte qu'on devait trouver a
+apprendre par coeur tout un livre".
+
+Laferriere jouissait, amuse par l'etrange de la situation. Evidemment,
+pensait-il, pour une masse de gens, le fait d'emmener un enfant chez sa
+maitresse aurait paru enorme, monstrueux; en realite, sa conscience
+honnete et degagee des conventions se refusait a voir le moindre tort
+dans ce rapprochement qui ne faisait de peine a personne. Ces deux
+amis eprouvaient, au contraire, pour des raisons diverses, un certain
+plaisir a se trouver ensemble; aucun mot, aucun geste ne pouvait
+alterer la serenite de Boum et etre pour lui un changement de ce qu'il
+entendait et voyait familierement tous les jours... alors pourquoi pas,
+surtout que lui-meme l'auteur qui avait vecu tant de reves trouvait
+dans la presence de ces deux etres je ne sais quelle impression de
+consolider un bonheur instable et que son coeur aimant aurait tant
+voulu voir persister longtemps.
+
+Dans la voiture qui le ramenait chez lui, Boum fut interroge.
+
+- Comment la trouves-tu? demanda Laferriere.
+
+Tres gentille et tres jolie, apprecia Boum, vous devez bien vous amuser
+avec elle.
+
+Naturellement, comme toujours, dans sa famille, l'ami de Line negligea
+de raconter cette petite aventure; non pas qu'il voulait dissimuler
+quoique ce fut, mais sentant son impuissance d'expliquer et de
+convaincre, il savait ne devoir pas etre pris au serieux; alors il
+ecouta sans interrompre comme le lui avait enseigne Miss Anny. Cette
+visite, pourtant, avait fait sur lui une certaine impression; elle lui
+avait ete comme une preuve que son ami ne jouait pas avec lui, qu'il
+lui disait la verite, qu'il avait en lui une confiance sympathique.
+Boum n'en doutait pas avant ce jour, mais parce qu'il tenait de son
+grand-pere peut-etre ou bien parce que simplement il avait souffert des
+hommes, il gardait toujours, vis-a-vis d'eux, une prudence et une
+reserve discrete. En telle maniere qu'a ce moment, quand son ami
+l'avait mis au courant de sa principale preoccupation sentimentale, lui
+n'avait pas encore articule un seul mot de la grande affaire qui etait
+l'unique souci de sa petite vie, et n'avait jamais prononce le nom de
+Line a Laferriere. Apres la visite chez Dora, il prit la resolution de
+tout lui raconter. L'occasion vint.
+
+Au sortir de la salle d'armes, ils filaient tous deux grande allure
+dans l'auto decouverte vers Saint-Germain. Laferriere ayant fait peu
+de temps auparavant la connaissance du pere de Boum, lui avait demande
+pour ce jour-la l'enfant a dejeuner. Maintenant ils allaient au
+rendez-vous; Dora devait les rejoindre de son cote. A la sortie du
+Bois, apres l'indispensable arret a la barriere, Boum retrouvait
+l'aspect familier du paysage net et propret qu'il avait si souvent
+regarde autrefois avec Line. Dans le fond de son ame, il
+s'attendrissait. Les constatations de l'octroi ayant interrompu leur
+conversation, des que la voiture repartit, Boum demanda:
+
+- Pourquoi, faites-vous des armes, vous?
+
+Laferriere repondit une phrase evasive, une de ces explications dont il
+avait le secret et qui n'arretait rien: "on ne bouge pas assez... c'est
+necessaire... je ne veux pas grossir...".
+
+- Ah, fit Boum, c'est simplement pour ca. Vous ne voulez pas vous
+battre.
+
+- Oh, fit Laferriere, quand je peux eviter, j'aime autant.
+
+- Moi, repliqua gravement Boum, je veux me battre, mais serieusement,
+_a mort_, avec quelqu'un que je sais, et qui n'est pas ici en ce moment.
+
+L'auteur, se retourna brusquement, visiblement interesse:
+
+- Non, dit-il, c'est vrai? Toi? Qu'est-ce? Qu'est-ce qu'on t'a fait?
+
+Tres posement, regardant par terre, Boum repondit:
+
+- Il m'a fait un immense chagrin. Peut-etre le connaissez-vous, c'est
+Monsieur Claude Vauquer de Conflans.
+
+- Conflans, le diplomate? fit Laferriere, c'est un imbecile!
+
+- Oui, dit Boum, sans se douter de la confirmation qu'il donnait a
+cette appreciation, c'est lui. Je veux qu'il meure.
+
+- Qu'est-ce qu'il t'a fait, mon pauvre Boum.
+
+- Voila, expliqua l'enfant. J'avais une tante, mais une toute petite
+tante, la soeur de ma maman. Nous etions tres, tres bien ensemble,
+tout le temps ensemble et je l'aimais... tant.
+
+Boum disait ce mot tout bas, tres emu, baissant encore davantage sa
+tete brune. Laferriere sentit le petit drame et n'interrompit pas.
+
+- Je l'aimais, reprit-il, comme vous vous aimez Madame Dora, bien plus
+encore parce que vous, vous etes grand, et moi je ne suis qu'un petit
+garcon et je n'avais qu'elle, rien qu'elle, vous comprenez... C'etait
+Tante Line...
+
+Plus bas encore, mais cette fois, avec un gros sanglot, il poursuivit:
+
+- Il me l'a prise...
+
+Emu aussi par cette jeune douleur, le Parisien laissa passer un temps,
+puis demanda:
+
+- Comment te l'a-t-il prise?
+
+- Il l'a epousee, puis ils sont partis.
+
+- C'est sa femme, remarqua Laferriere, elle est bien jolie en effet, je
+l'ai apercue le jour de son mariage.
+
+- N'est-ce pas qu'elle est jolie? reprit Boum; mais le pire c'est
+qu'avant de partir, il l'avait changee, tellement. Vous ne l'auriez
+pas reconnue. Avant elle etait douce, elle ecoutait comme vous, nous
+sortions tous les deux, elle me racontait les histoires de mon
+grand-pere qui etait parti tout petit en Amerique, elle avait une
+petite auto qu'elle conduisait, nous nous amusions bien; apres, quand
+Monsieur Claude est venu, elle restait tout le temps avec lui, enfermes
+dans le petit salon de Maman, ils allaient dehors ensemble, et lui --
+et l'enfant precisait en remuant son index en l'air -- il faisait
+expres, il lui donnait des cadeaux et des fleurs, il la flattait et se
+moquait de moi.
+
+Profondement touche, mais voulant savoir, Laferriere interrogea:
+
+- Mais tu n'as pas parle a ta tante? Tu ne lui as pas demande pourquoi
+elle changeait, pourquoi elle allait avec l'autre.
+
+- Souvent, repliqua Boum, j'ai essaye; j'ai dit tout ce que j'ai pu,
+mais quand on est petit, vous savez, on ne vous ecoute pas, et puis, on
+ne sait pas ce qu'il faut dire...
+
+- C'est vrai, fit l'autre, on ne sait pas...
+
+Et sur cette reflexion, quelques instants passerent sans qu'ils se
+dirent un seul mot. De chaque cote de la voiture, le paysage defilait
+rapidement, perdant de plus en plus son aspect de banlieue pour devenir
+la campagne veritable: la route n'avait plus de trottoir, les maisons
+ne se touchaient plus et le fleuve, delivre de ses quais, coulait plus
+librement dans la lumiere crue entre ses berges de prairie.
+
+Laferriere etait bouleverse par le recit de cette tragedie. Les faits,
+en eux-memes, etaient tres simples, en somme, si naturels: le petit
+aimait, est-ce qu'on ne peut pas aimer a tous les ages, qui sait meme
+si a l'age de Boum on n'aimait pas mieux, plus aprement, plus
+exclusivement et plus serieusement aussi? A travers le cortege fane de
+ses propres amours, il cherchait a retrouver le souvenir de ses
+premiers elans, alors que rien ne venait distraire de la grande chose,
+sa pensee et son coeur... Et pourtant il demeurait desempare devant
+cette detresse d'enfant, lui le vieux Parisien aux histoires nombreuses
+et qui gardait encore assez de foi pour aimer eperdument une petite
+femme quelconque "qui jouait ses pieces". Il etait confondu parce que
+de cette histoire tres simple resultait cette situation anormale, parce
+que ce cas particulier constituait un accident grave, une situation
+sans denouement, une maladie sans remede. Un seul instant, il fut sur
+le point de dire a Boum: "Il y a d'autres femmes de par le monde, ne
+te desole pas, tu verras que la vie peut guerir aussi". Mais, ce meme
+homme qui n'avait pas hesite a mener l'enfant chez une femme un peu a
+cote, se refusa a tenir la petite ame, meme pour la consoler. Il dit
+simplement:
+
+- Mais dans un duel, tu t'exposes toi aussi; s'il te tue, Boum?
+
+- Je sais bien, dit le petit tres simplement, mais puisqu'il n'y a pas
+d'autre moyen...
+
+C'etait bien la logique que craignait Laferriere. Sans doute, il
+savait que le projet de Boum ne se realiserait pas, que quelque chose
+viendrait surement se mettre en travers, qu'on rirait. Mais toutes les
+desillusions et toutes les deceptions que cette mise au point
+comportait, firent mal a son egoisme genereux; comme un grand enfant
+qu'il etait lui aussi, il laissa partir l'expression de son depit:
+
+- Oh, Boum, fit-il, pourquoi m'as-tu raconte cette histoire?
+
+Le petit, logique jusqu'au bout, ne voyant pas encore tres bien la
+difference de l'amour et de l'amitie, repondit tres naturellement aussi:
+
+- Parce que vous aussi, Monsieur, je vous aime beaucoup...
+
+- Tu as raison, repliqua Laferriere, assez touche de cette remarque, en
+prenant sa petite main, tu peux compter sur moi.
+
+Ils avaient fait un petit tour par la foret silencieuse et sombre
+malgre le soleil; ils retournerent vers le restaurant ou Dora les
+attendait sur la terrasse, assise devant une table servie. Elle avait
+du se lasser de regarder le decor magique de Paris engourdi a cette
+heure dans une diaphane buee, elle jouait machinalement de sa longue
+main avec un sac et une masse d'autres objets d'or autour desquels elle
+avait noue ses gants.
+
+- Je n'ai pas failli, fit-elle en les voyant... Laferriere s'excusa:
+ils avaient cause, puis instinctivement, comme quelqu'un qui a la
+grande habitude, il ajouta, en lui baisant tendrement la main:
+
+- Nous voulions te donner le temps d'etre idealement jolie; nous ne
+sommes pas venus une minute trop tot...
+
+Pas fachee, elle le remercia des yeux.
+
+Ils mangerent. Laferriere, preoccupe, parlait peu. Dora lui trouvait
+cet air particulier des jours ou il mijotait une idee de piece. Bonne
+fille, elle n'insistait pas, sachant bien qu'elle saurait. Elle faisait
+
+des frais a Boum pour l'amuser. Dans la ville qui tenait toute a leurs
+pieds, elle l'aidait a retrouver la maison de ses parents, lui
+indiquant les grands reperes de l'Arc de Triomphe et de l'Avenue du
+Bois; elle lui montrait sa propre demeure et celle de Laferriere. Le
+petit distrait, tour a tour regardait la ville, regardait la femme et
+jouissait de leur semblable beaute. Il pensait sans aucun sentiment de
+jalousie au bonheur de son grand ami. A l'encontre de ses affaires
+sentimentales, celles de ses commensaux s'etaient arrangees. Dora et
+Laferriere s'entendaient bien, ils etaient ensemble, constatait Boum,
+et -- comme on simplifie toujours la joie des autres de tout ce qui
+gate notre joie, -- il restait convaincu qu'aucune personne et
+qu'aucune chose ne venait jamais troubler la serenite de leur bonheur.
+Evidemment, Laferriere n'etait plus un petit garcon, et c'est tellement
+plus facile d'etre heureux quand on est grand. Enfin, un jour viendra
+peut-etre ou lui-meme... en attendant, il etait reconnaissant de tout
+son coeur a ces amis libres et tendres de l'admettre dans leur intimite
+et de lui faire ainsi respirer l'air de leur felicite.
+
+Quand ils eurent termine, en quittant la table ou ils etaient restes
+assez avant dans l'apres-midi, Dora, debout, interrogea Laferriere, en
+le regardant de tres pres:
+
+- Eh bien, ca se dessine ton idee? As-tu un role pour moi?
+
+En secouant les miettes de son gilet, il repondit pour n'etre entendu
+que par elle:
+
+- Je pense a mieux que le theatre, petit, a la vie, personne ne s'en
+doute, c'est bien plus emouvant...
+
+
+
+
+
+VII
+
+
+A une petite fete intime de la salle, pour la premiere fois, Boum se
+produisait en public. Les spectateurs etaient peu nombreux; il n'y
+avait guere, en dehors des membres de la salle, qu'un certain nombre de
+representants notoires de la presse sportive, gens fameliques et
+pretentieux. Le jardin avait recu une decoration de petit _14
+juillet_, avec drapeaux et lampions. Devant la piste de combat,
+quelques fauteuils et les banquettes rouges etaient sorties. Au fond,
+entre les arbres, devant un maitre d'hotel a favoris, une table nappee
+supportait des sandwichs, des gateaux, des fleurs et une rangee de
+coupes a moitie pleines de tres mauvais Champagne.
+
+Une dizaine de tireurs etaient inscrits et devaient faire assaut "a la
+premiere touche".
+
+Boum etait considere par la salle entiere comme "une fine lame"; il
+l'etait vraiment. Le maitre, qui avait l'intelligence de son art,
+avait compris les premiers jours que l'enfant _ferait_ parce qu'il
+voulait faire; et alors, il l'avait pousse, sa jeunesse et sa debilite
+etant un obstacle aux travaux brutaux de l'epee, vers le jeu delicat du
+fleuret. Boum, qui en etait alors a sa deuxieme annee de salle, se
+servait maintenant d'une epee triangulaire et a coquille, comme celle
+des autres tireurs, mais dans sa petite main nerveuse, la lame battait
+peu et surtout ne cherchait pas les petits coups inattendus en piqure
+vers les mains, les genoux ou la tete; a l'encontre, elle tournait
+follement tout le long de la lame adverse, tres rapide dans tous les
+sens, avec des arrets brusques qui etaient des menaces, toujours en
+mouvement, toujours insaisissable pour venir, furieusement francaise,
+s'epanouir triomphante en une courbe svelte sur la poitrine du touche.
+
+Il fit, ce jour-la, d'assez jolis assauts, Laferriere qui n'aimait pas
+d'ordinaire ce genre de reunions etait venu pour voir son petit
+camarade. Tout en applaudissant a ses jolis coups, il etait inquiet
+parce qu'il savait ce vers quoi tendait cet effort et ce resultat. Le
+corps des chroniqueurs louaient sans reserve: decouvrir un talent
+inconnu est toujours si tentant et il faut le dire aussi, Boum etait
+joli a voir. Son vetement blanc moulait ses formes gracieuses et
+proportionnees: l'exercice l'avait considerablement renforce et
+assoupli; quand on le voyait dans la position classique, bien assis, a
+l'aise sur ses jambes, son bras nerveux se deployant dans une attaque
+en un geste large, ou bien modeste apres la victoire, son casque et son
+epee dans la main gauche, la tete un peu basse venant remercier
+l'adversaire; il n'avait plus rien alors de l'enfant chetif et mal
+pousse qu'il avait ete apres sa maladie. Il etait presque alors un de
+ces beaux adolescents qui font invariablement dire aux femmes avec un
+secret desir:
+
+- Il est gentil.
+
+Apres qu'il eut fait sept assauts, le maitre le proclama quatrieme avec
+trois touches, ce qui constituait, eu egard surtout a la qualite des
+autres tireurs, un assez joli succes.
+
+Laferriere et lui ne resterent pas apres la seance. Ils remonterent un
+instant a pied le boulevard.
+
+Comme a l'habitude, ils causerent. Laferriere avait raconte a Boum,
+quelques semaines avant, le sujet d'une prochaine piece. Maintenant il
+le mettait au courant des modifications projetees. Boum etait partisan
+des denouements heureux. Il se passionnait en general pour les
+peripeties de ces personnages de reve qui lui etaient devenus
+familiers; il les considerait comme des etres vivants qu'il aimait. Ce
+jour-la, il parlait peu. Laferriere, qui se rendait parfaitement
+compte de l'etat d'ame de l'enfant, se donnait l'air de ne pas s'en
+apercevoir.
+
+Quand ils furent arrives devant l'hotel de la rue Pergolese, Boum
+tendit sa main:
+
+- Au revoir, Monsieur, fit-il. Je vais rester quelque temps loin de
+vous. Nous allons a la campagne pour trois semaines... C'est la que
+ma tante et son mari viendront nous retrouver. Je la reverrai...
+Apres, j'aurai besoin de vous. Je n'ai que vous dans cette affaire.
+
+Dans un demi-sourire, Laferriere repondit:
+
+- Tu sais bien, Boum, que tu peux toujours compter sur moi, n'est-ce
+pas?
+
+- Je le sais, dit Boum en le regardant serieusement. Au revoir.
+
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Dans son cabinet de travail, grande piece encombree, assombrie par les
+tentures et les cuirs de Cordoue malgre la grande baie vitree qui
+donnait sur le parc de la Muette, Laferriere, assis a sa table, venait
+de recevoir son courrier du matin. L'heure des lettres etait, pour sa
+nature heureuse, une heure benie. Un grand nombre d'inconnus lui
+ecrivaient. Il goutait une volupte particuliere... a l'ouverture
+brusque de cette porte sur l'intimite du monde exterieur. Des femmes
+lui faisaient des declarations passionnees, des amis sinceres lui
+donnaient des conseils pour la conduite de sa vie, la maniere d'acheter
+du vin, d'ecrire des pieces, de placer sa fortune, de combattre
+l'alcoolisme et combien d'autres choses encore. Apres avoir melange
+les enveloppes comme un jeu de cartes il les faisait couper par son
+domestique qui, habitue a cette fantaisie, s'en acquittait maintenant
+avec un grand serieux. L'homme de lettres lisait tout, dans l'ordre,
+d'un bout a l'autre, et n'aimait pas, pendant cette lecture, qu'on le
+derangeat.
+
+Ce matin, contrairement a l'usage, le domestique revint:
+
+- C'est Monsieur Boum qui insiste pour voir M. le Comte tout de suite.
+
+- De si bon matin? fit Laferriere. Qu'il monte.
+
+Il pensa que ce devait etre pour l'importante histoire du duel, et
+cette perspective l'ennuya. Un jour il faudrait bien, apres tout,
+mettre fin a cette plaisanterie.
+
+Un regret le prenait de l'avoir tant fait durer. Pauvre petit,
+qu'est-ce qu'il dirait s'il se voyait abandonne?
+
+Boum fit une entree inattendue. A peine eut-il ouvert la porte qu'il
+courut vers Laferriere, tomba assis par terre devant lui, et calinement
+mettant sa tete sur les genoux de son ami, il se mit a sangloter sans
+pouvoir dire un seul mot.
+
+Laferriere, emu, ne savait que dire.
+
+- Allons, allons, faisait-il... ne pleure pas... qu'est-ce que tu as...
+dis-moi... explique.
+
+L'enfant pleurait toujours. L'homme, desole par ce chagrin, finit par
+grossir la voix et dire presque rudement:
+- Assez, Boum, je te defends de pleurer ainsi.
+
+L'effet de ce changement de ton opera. Boum n'etait pas habitue a
+s'entendre parler ainsi par celui qui etait le confident de son coeur.
+Avec son petit mouchoir il tamponna ses yeux.
+
+Laferriere en profita pour le relever. Il l'entraina vers un divan un
+peu sureleve auquel un baldaquin de vieilles soies donnait un vague air
+de trone. Il forca l'enfant a s'asseoir pres de lui.
+
+Boum, parla longuement.
+
+Il etait parti avec ses parents pour la campagne et avait attendu
+pendant dix longues journees qu'Elle revint. Elle etait revenue.
+
+-... Mais, fit-il, elle est toute changee... d'abord elle n'est plus du
+tout jolie. Elle a un gros ventre. Elle n'est plus gentille. Elle
+rit tout le temps de moi, ne m'a meme jamais parle seul une fois. Elle
+est aussi severe pour moi que M. Claude et reproche a maman de ne pas
+bien m'elever. Elle m'a dit, parce que j'ai regarde dans un paquet
+qu'on apportait, que j'etais curieux comme une vieille chouette --
+c'etait des cigares pour lui qu'il se fait envoyer dans une valise pour
+ne pas payer l'octroi --. Et puis, quoique Tante Line soit grande,
+elle s'occupe toute la journee de petits bonnets, de petites robes, et
+de petits bas que les marchands ne cessent de lui envoyer; elle en a
+toute une armoire, alors qu'avant son mariage elle ne jouait jamais a
+la poupee, mais tout le temps avec moi... A cause de tout ca, je me
+suis apercu que c'est moi maintenant qui ne l'aime plus. Alors je suis
+tres malheureux, je n'ai plus rien, je ne veux plus rien.
+
+Et il se remit a pleurer doucement.
+
+- C'est pour ca, fit Laferriere, que tu pleures! mais mon pauvre Boum,
+ces choses-la arrivent tous les jours.
+
+- C'est cependant malheureux, repliqua Boum.
+
+- Voyons, voyons... fil Laferriere... tu etais separe d'une femme que
+tu croyais aimer, je te plaignais. Maintenant, tu en es toujours
+separe, mais tu ne l'aimes plus... tu devrais te rejouir.
+
+- Peut-etre! fit le petit, plus navre de n'etre pas compris.
+
+Les larmes coulaient lentement de ses yeux. Il ajouta:
+
+- Cependant je suis triste... tres triste.
+
+- Alors, c'est que tu l'aimes encore, lanca Laferriere... tu n'es pas
+raisonnable.
+
+- Mais non, dit Boum. Je vous assure que je ne l'aime plus, mais plus
+du tout. Qu'elle soit heureuse ou malheureuse, ca m'est egal. Voyez,
+a present si elle voulait quitter M. Claude, pour venir avec moi, avec
+moi seul: et bien je ne voudrais plus. Je vous l'ai dit: je ne veux
+plus rien. Mais c'est justement cela qui me fait du chagrin. Je suis
+bien plus malheureux qu'avant qu'elle vienne, avant je croyais...
+comprenez-vous?... Je ne peux pas expliquer.
+
+Et pour rendre sa pensee, le petit agitait ses deux mains devant son
+ami en le regardant de ses yeux mouilles.
+
+- Boum, fit Laferriere, tu es un gosse que j'aime, mais tu es un gosse.
+ Je veux te consoler, mais je ne veux pas te dire des choses que tu es
+trop jeune pour saisir. Tiens, tu as confiance en moi, crois-moi sans
+comprendre. Ne pense plus a Tante Line. Vis des joies de ton age, je
+t'assure qu'elles sont douces, plus tard on les regrette; oublie,
+cours, amuse-toi, joue avec tes petits camarades; ne cherche pas ce que
+tu n'as pas trouve. Sache attendre. Je t'assure, c'est bete de
+souffrir. Regarde par la fenetre, c'est le matin, peut-etre
+aimerions-nous mieux tous les deux que ce soit midi, -- il ferait plus
+chaud, il y aurait plus de lumiere dans les arbres, par terre les
+ombres seraient plus noires... et pourtant notre desir commun ne change
+rien, le matin reste le matin. C'est deja beaucoup, crois-moi, de
+savoir que midi viendra.
+
+Boum ecoutait maintenant sans mot dire, sans tout comprendre, mais
+trouvant quand meme aux paroles qu'il entendait comme une sorte de
+vertu bienfaisante.
+
+Encourage, Laferriere continuait:
+
+- Voyons, tu t'es bien fait quelquefois mal.
+
+Boum fit signe que non.
+
+- Si, reprit l'homme, quand tu es tombe sur te genoux, tu t'es ecorche.
+ C'etait un mauvais moment, tu as du pleurer certainement. Cependant
+le mal a passe, ton genou s'est gueri. Regarde, on ne voit plus rien
+du tout.
+
+Et, du doigt, il montrait les jambes brunes de l'enfant.
+
+- Mais, fit Boum, qui ne pleurait plus, je ne veux plus guerir
+maintenant.
+
+- Tu crois, repondit Laferriere... En effet, on croit, et puis, un
+jour... enfin assez, ne me fais pas dire, Boum ami, justement ce que je
+ne veux pas te dire. Mais crois-moi, attends.
+
+Evidemment, pour le petit cerveau, il y avait encore la un mystere.
+Pendant un instant, un silence, l'enfant, la tete entre ses deux mains,
+essaya de comprendre. Laferriere le laissa mediter. Mais Boum renonca
+vite a chercher:
+
+- Peut-etre, fit-il brusquement d'un air detache, vous avez raison. Je
+ne sais pas tout. Un jour je saurai. D'ici la, j'en veux a tous ceux
+qui m'ont fait mal. (Et pour la premiere fois, sa figure d'enfant
+devenait mauvaise.) Je m'appliquerai a vivre seul, sans regarder
+personne. Je reconnais maintenant, que j'etais sot de vouloir me
+battre en duel. Ce n'est decidement pas la maniere. Plus tard, je ne
+sais pas encore comment, mais je vous le jure, je me vengerai...
+
+Et Boum quitta son vieil ami sans le moindre attendrissement, en lui
+tendant une main froide et en disant a celui qui lui avait parle avec
+tout son coeur un "merci quand meme", desabuse et rageur, dont
+Laferriere resta meduse. Sa figure d'enfant avait eu soudain une
+expression de cruaute mechante. A voir ce Boum, qui avait toujours ete
+si tendre, si bon, on eut dit a cet instant une petite bete feroce qui
+aurait eu un sens humain de la cruaute.
+
+
+
+
+
+IX
+
+
+Des annees passerent. Boum, suivant a la lettre les conseils de son
+vieil ami, l'avait completement delaisse. Cancre dans ses diverses
+classes, il avait vecu des annees de college au milieu de ses
+condisciples sans jamais leur faire de confidence et sans se faire une
+seule amitie. Ceux-ci le tenaient pour un mauvais camarade, les
+maitres le tenaient pour un mauvais eleve. Assez intelligent, il avait
+un dedain souverain pour l'effort et meprisait les resultats naifs
+auxquels aspiraient ceux de son age. Il etait d'un egoisme parfait.
+Il savait devoir etre riche. Il affectait en toute circonstance, un
+scepticisme deplace et passablement agacant. C'est ainsi qu'il
+atteignit l'age d'homme.
+
+Maintenant il a vingt-quatre ans. Physiquement c'est un beau gars.
+Grand, bien decoupe par l'entrainement a tous les sports, il est
+elegant dans ses gestes, mais son visage completement rase a deja dans
+le regard et dans le pli de sa bouche jolie, je ne sais quoi de blase
+et de vieux.
+
+Boum s'est amuse. Malheureusement, a cause de son argent, il n'a pas
+recu de sa vie dissipee l'education derniere qu'en recoivent les jeunes
+hommes qui sont obliges de s'imposer par un quelconque merite. Il
+n'eut jamais besoin d'etre fin, d'etre delicat, d'etre amusant meme;
+ses moindres gestes, meme ceux du plus mauvais gout, recevaient
+toujours les approbations louangeuses du monde interesse dans lequel il
+evoluait. Au contraire, il avait acquis la reputation d'un etre
+superieurement habile, d'un malin a qui "on ne la fait pas".
+
+
+Un certain printemps, il avait fait, sur le yacht d'un de ses amis, une
+croisiere. Le voyage avait dure deux mois et, par suite de sa
+situation de fortune et de ses qualites physiques, il avait ete le
+"beau" du navire comme certaines femmes sont, de l'autre cote de
+l'Atlantique, "les belles de la cite".
+
+A bord, il avait rencontre une petite jeune fille tres douce et tres
+blonde. Il s'en etait amuse comme de toutes les femmes. Mais la
+petite n'avait pas su jouer tout le temps. Une nuit, en Mediterranee,
+en rade des iles grecques, elle etait venue le retrouver devant la
+porte de sa cabine, a l'arriere du bateau. Tout le monde etait couche.
+ Le decor etait magique, c'etait partout comme une symphonie magnifique
+de tous les bleus que des yeux virent jamais. Au fond, les iles bleu
+sombre coupaient la ligne monotone de la mer plate, bleue aussi, sur
+laquelle la lune faisait comme un immense chemin bleu d'acier. La
+jeune fille etait belle, roulee dans sa cape blanche. Elle se tenait
+presque droite sur un fauteuil de pont. Boum etait vautre sur un
+paquet de cordages. Ils parlerent longtemps. A la fin, elle lui avait
+dit:
+
+- Boum, je sais qu'on dit que vous n'avez pas de coeur, que vous etes
+mechant, mais je sais que ce n'est point vrai. Je vous ai vu longtemps
+et je vous aime. Sans vous, la vie me parait inutile... Je n'ai pas
+besoin de ce pour quoi l'on vous admire... Je vous laisserai libre, je
+serai si tendre, si effacee, petit a petit vous verrez... Je vous
+assure que je vous aime eperdument.
+
+En entendant ces paroles, Boum etait parti d'un grand eclat de rire.
+Et la jeune fille l'avait quitte en pleurant.
+
+Quelques mois plus tard, comme la pauvre enfant avait encore cru devoir
+exprimer sa tendresse, un apres-midi, au polo, Boum fit la joie de son
+entourage en lisant une lettre dans laquelle elle lui ecrivait:
+
+... J'ai essaye, je ne peux pas sans vous. Je serai votre maitresse si
+vous voulez, ce que vous voudrez... mais je vous aime.
+
+On avait beaucoup ri.
+
+Il y avait longtemps que Boum etait devenu un mufle, parce que, depuis
+longtemps, il ne croyait plus a l'amour.
+
+
+
+
+Table des matieres
+
+Plutarque.
+La carriere d'Arsay-Lancourt.
+La saisie.
+Boum.
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
+
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+agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
+things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
+even without complying with the full terms of this agreement. See
+paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
+Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
+and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
+works. See paragraph 1.E below.
+
+1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
+or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
+Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
+collection are in the public domain in the United States. If an
+individual work is in the public domain in the United States and you are
+located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
+copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
+works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
+are removed. Of course, we hope that you will support the Project
+Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
+freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
+this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
+the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
+keeping this work in the same format with its attached full Project
+Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
+
+1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
+what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
+a constant state of change. If you are outside the United States, check
+the laws of your country in addition to the terms of this agreement
+before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
+creating derivative works based on this work or any other Project
+Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
+the copyright status of any work in any country outside the United
+States.
+
+1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
+
+1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
+access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
+whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
+phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
+Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
+copied or distributed:
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
+from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
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+with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
+work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
+through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
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+
+1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
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+must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
+terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
+to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
+permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
+
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+1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
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+compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
+word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
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+1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
+performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
+unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
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+1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
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+that
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+ has agreed to donate royalties under this paragraph to the
+ Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
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+ address specified in Section 4, "Information about donations to
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+
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+ destroy all copies of the works possessed in a physical medium
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+ money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
+ electronic work is discovered and reported to you within 90 days
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+1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
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+forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
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+Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
+Foundation as set forth in Section 3 below.
+
+1.F.
+
+1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
+effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
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+works, and the medium on which they may be stored, may contain
+"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
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+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
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+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
+law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
+interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
+the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
+provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
+
+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
+providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
+
+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
+
+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
+
+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
+
+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
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+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
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