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+The Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem
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+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
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+Title: Les Deux Rives
+
+Author: Fernand Vandérem
+
+Release Date: November 23, 2013 [EBook #44260]
+
+Language: French
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+Character set encoding: UTF-8
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+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES ***
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+Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by The Internet Archive/Canadian Libraries)
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+Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
+typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
+et n'a pas été harmonisée.
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+Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont
+marqués =ainsi=.
+
+
+
+
+LES
+
+DEUX RIVES
+
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+
+ =La Cendre=, roman 1 vol.
+
+ =Charlie=, roman 1 vol.
+
+ =Le Chemin de velours=, nouvelles 1 vol.
+
+ =La Patronne=, roman. (Collection OLLENDORFF
+ illustrée.) 1 vol.
+
+
+ Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les
+ pays, y compris la Suède et la Norvège.
+
+ S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, éditeur, rue de
+ Richelieu, _28 bis_, Paris.
+
+
+
+
+ FERNAND VANDÉREM
+
+ Les
+ Deux Rives
+
+ ROMAN
+
+ [Illustration]
+
+ PARIS
+ PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
+ _28 bis_, RUE DE RICHELIEU, _28 bis_
+
+ 1897
+
+ Tous droits réservés.
+
+
+
+
+ IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE
+
+ TRENTE EXEMPLAIRES DE LUXE
+
+ SAVOIR
+
+ 10 exemplaires sur papier du Japon numérotés à la presse (1 à 10)
+ 20 -- de Hollande -- (11 à 30)
+
+
+
+
+ A
+ LOUIS GANDERAX
+ A L'ÉCRIVAIN ET A L'AMI
+
+ _En témoignage d'affectueuse
+ et profonde gratitude._
+
+ F. V.
+
+
+
+
+LES DEUX RIVES
+
+
+
+
+I
+
+
+Comme la voiture s'arrêtait devant la grille du Collège de France, Mme
+Chambannes sauta vivement à terre; et sans prendre la peine de
+refermer la portière, elle s'achemina d'un pas hâtif, balançant du
+bras son manchon, à travers la cour solennelle où trois pigeons
+déambulaient dans une sécurité de désert et de silence.
+
+Par les carreaux de la porte vitrée du fond, M. Pageot, premier
+appariteur du Collège, la regardait s'avancer, sa grosse moustache
+retroussée un peu par un sourire de sympathie.
+
+«Encore une!» songeait-il en se remémorant toutes les dames élégantes
+que, depuis une heure, il voyait défiler. Et gentille qui plus est!
+Avec sa petite figure fine et hardie, son veston d'astrakan, son
+toquet de velours pourpre, à bordure d'astrakan pareil s'emmêlant à
+ses frisons bruns, et piqué sur le côté d'une petite aigrette de
+plumes blanches, elle lui rappelait, révérence parler, et moins les
+favoris, une vieille lithographie placée au-dessus de son lit:
+_Murat, futur roi de Naples, à la bataille d'Eylau_.
+
+Aussi, fut-ce d'une main empressée qu'il ouvrit devant elle la porte.
+
+--Vous désirez, madame?
+
+--Le cours d'Égyptologie, s'il vous plaît.
+
+--Le cours de M. Raindal? C'est ici, juste en face de nous.
+
+Elle s'élançait. D'un geste d'apaisement M. Pageot la retint.
+
+--Oh! inutile, madame, la salle est comble, archibondée... Du reste,
+vous ne perdez pas grand'chose... Dans cinq minutes ce sera fini!...
+
+--Je vous remercie! fit Mme Chambannes d'un ton de regret.
+
+Puis après une pause:
+
+--Vous n'auriez pas vu une grande dame en costume bleu... une grande
+dame blonde, avec une veste à brandebourgs?...
+
+Pageot se recueillait:
+
+--Vue? vue?... Sûrement que je l'ai vue; mais il y en a tellement,
+madame!... Ma parole, depuis quinze ans que je suis huissier au
+Collège, je ne me souviens pas d'avoir compté tant de monde à une
+leçon d'ouverture...
+
+Et, redressant négligemment sa légère chaîne de nickel, il ajouta d'un
+air compétent:
+
+--C'est rapport, je suppose, à son livre sur Cléopâtre qu'on vient...
+
+Mme Chambannes baissa la tête en signe d'assentiment. Mais en même
+temps une poussée de gens rabattait la porte du cours, et l'immense
+vestibule retentit du choc avec une sonorité d'église.
+
+--Tenez, la voilà peut-être, votre amie en bleu! fit Pageot, désignant
+une dame qui sortait parmi les premières.
+
+Mme Chambannes se précipita pour saisir Mme de Marquesse au passage.
+
+--Vous! se récriait l'autre... Par exemple, vous pouvez vous vanter
+d'être une fière lâcheuse! Moi qui n'étais venue que pour vous être
+agréable!
+
+La jeune femme s'excusa:
+
+--Une lettre de Gérald que j'attendais... Je vous raconterai cela...
+J'en ai assez ragé, je vous jure!... Enfin, était-ce bien là-dedans,
+au moins? Ça valait-il le dérangement?... A-t-il parlé de Cléopâtre?
+A-t-il dit des horreurs?
+
+Mme de Marquesse prit un accent gamin:
+
+--_I don't know..._ Vous m'en demandez trop... Je suis comme la petite
+fille de l'Ambigu... Je n'ai rien vu, rien entendu... Debout, des tas
+de bonshommes devant moi, et une odeur de respirations!... Oh! on ne
+m'y repincera pas de sitôt... ou j'enverrai mon valet de chambre
+retenir mes places d'avance...
+
+--C'est gai!...
+
+--Bah, ce n'est pas la catastrophe!... fit d'un air protecteur Mme de
+Marquesse... Grand Dieu! Êtes-vous enfant, ma petite Zozé!... Vous le
+reverrez ici ou autre part, votre M. Raindal... Il n'y a rien de
+perdu!... Et tout cela parce que M. de Meuze vous a monté la tête avec
+ses boniments!...
+
+--Il ne s'agit pas de M. de Meuze!...
+
+--Et de qui alors?... De Gérald, peut-être?... S'il ne s'agit du
+père, il s'agit du fils... Non, mais sincèrement, vous croyez que ça
+mord sur lui les notoriétés?... Ah! vous avez votre dose de
+candeur!...
+
+--Comment donc! approuva Mme Chambannes dune voix gouailleuse... Avec
+ces idées-là, en trois mois je finirais par avoir une maison comme
+celle des Pums ou des Silberschmidt... Merci!... Allez, mon système
+n'est pas tellement bête... Je sais ce que je fais!...
+
+Puis d'un ton plus cordial:
+
+--Nous regardons la sortie?...
+
+--Je veux bien! fit Mme de Marquesse.
+
+Elles se rangèrent auprès de l'étroite issue par où s'écoulait
+l'auditoire.
+
+C'était évidemment un public de parade, une délégation de cette
+brillante garde citoyenne que Paris entretient autour des gloires à
+succès, tout le monde des salons littéraires, des revues à fort
+tirage, des gazettes modérées, illustrations authentiques en tête,
+académiciens célèbres ou obscurs, penseurs, songeurs, réfléchisseurs,
+remueurs d'idées, souleveurs de questions et agitateurs de problèmes,
+maîtresses attitrées des grandes tables à parler,--plus leur
+sémillante cohorte, petites femmes, petits hommes, petits jeunes,
+petits vieux, la volée entière de celles et de ceux qui jasent,
+pépient, caquettent sur les cimes de l'art comme les moineaux sur les
+hautes branches; de gracieux minois mats de poudre dans le mol
+évasement des collets de zibeline, des silhouettes fureteuses aux
+moustaches quasi militaires, des voix disciplinées à la pratique du
+bien dire, des fronts rayés de plis par les années d'étude ou la
+recherche constante du mot spirituel, des sourires, des fourrures, des
+bouffées de bons parfums. Et l'on s'appelait, on se saluait, on se
+communiquait l'opinion qu'on avait ou que l'on allait avoir, sous les
+yeux ébahis de quelques profanes qui se citaient à voix basse des noms
+avec respect.
+
+Mme Chambannes, surtout, paraissait ravie du spectacle. Faire partie
+de ce clan d'élite ne l'avait jamais bien tentée. Par un hasard de
+destinée, elle visait ailleurs, vers un objet plus simple, plus
+humain, plus tendre, où malgré même l'apparence contraire,
+s'acheminaient toutes ses actions. Mais assister aux papotages, aux
+coquetteries, aux rassemblements amicaux de ces personnes connues dont
+si souvent parlaient les feuilles, cela lui constituait un naïf régal,
+une joie de l'œil et de la pensée qui rendait sa petite figure toute
+grave d'attention.
+
+Et soudain, dans un involontaire mouvement de surprise, elle poussa du
+coude Mme de Marquesse:
+
+--Oh! voyez donc celle-là!
+
+Elle indiquait du regard une jeune fille pauvrement nippée qui venait
+dans leur direction.
+
+Son paletot en drap vert à parements de vison semblait plus défraîchi
+encore que la capote de tulle poussiéreuse épinglée de travers dans sa
+chevelure. Et elle avait cette démarche hautaine, cette physionomie
+agressive et revêche que font souvent aux femmes de science la
+fatigue, l'orgueil ou des soucis d'homme. Elle passa auprès des deux
+dames en les dévisageant d'un coup d'œil presque hostile; puis,
+s'approchant de l'huissier:
+
+--Pageot! demanda-t-elle d'un ton d'autorité... Est-ce que mon père
+est sorti?
+
+L'appariteur, prestement, avait retiré sa calotte:
+
+--Non, mademoiselle... Faut-il le prévenir que mademoiselle...
+
+--Merci, Pageot... Vous lui direz que je l'attends là-bas, devant la
+grille...
+
+--Bien, mademoiselle!... fit l'huissier qui courait lui ouvrir la
+porte.
+
+Et, retournant aussitôt vers Mme Chambannes:
+
+--Vous ne savez pas qui c'est? questionna-t-il d'une voix
+mystérieuse... Non?... C'est mademoiselle Thérèse Raindal, la
+demoiselle de M. Raindal!...
+
+ * * * * *
+
+Dehors, devant la grille dévernie, Mlle Raindal s'était mise à marcher
+activement, allant, revenant, le cou blotti entre les épaules, le
+buste courbé en avant, comme une sentinelle qui lutte contre le froid.
+
+Parfois elle s'arrêtait et lançait un regard vers le perron du fond.
+On apercevait, contre une vitre, la figure méditative de Pageot: et
+l'air épais, comme peint en ocre, de cette obscure après-midi de
+novembre lui donnait, à distance, un teint jaune d'hôpital. Mais M.
+Raindal n'arrivait pas.
+
+Alors Thérèse reprenait sa faction, les coudes appuyés aux hanches,
+les mains croisées dans son manchon de peluche; et peu à peu la ligne
+de ses lèvres, minces à peine comme des lisières de soie rose,
+blanchissait, s'effaçait dans une expression de maussaderie.
+
+Elle songeait, tout en marchant, à la corvée du soir, à cette
+présentation forcée chez les Lemeunier de Saulvard, de la section des
+Sciences morales,--à cet inconnu qu'on lui présenterait dans un bal,
+afin d'en faire son mari, au besoin, l'être qui aurait droit à ses
+baisers, à son corps, et passerait ensuite toutes les nuits auprès
+d'elle. Un de plus à refuser! Le neuvième depuis dix ans! «Un jeune
+savant du plus réel mérite, avait écrit Saulvard, un des espoirs de
+l'assyriologie française, M. Pierre Bœrzell. Catholique, mais
+libre-penseur. Pas de fortune, mais honorabilité parfaite et brillant
+avenir...»
+
+M. Bœrzell! M. Bœrzell! Elle répétait à mi-voix ce nom rude et
+barbare. Allons, il devait être encore bien campé, bien avenant, cet
+espoir-là! A peu près comme le petit monsieur bedonnant à serviette
+d'avocat, qui remontait, en face, l'autre trottoir.
+
+Elle avait stoppé machinalement pour détailler de loin le passant, la
+bouche pincée de méchanceté, l'œil aguiché comme par une proie.
+
+Puis, faisant demi-tour, les lèvres relâchées d'un sourire de dédain:
+
+--Oui, un gaillard dans ce genre-là, probablement! murmura-t-elle avec
+un haussement d'épaules.
+
+Elle souffrait. Quelque chose de froid lui harponnait la chair du
+cœur, comme la bise qui mordait son visage.
+
+Elle se rappelait l'autre--celui qu'elle avait manqué naguère--le
+fiancé fuyard et félon, cet Albert Dastarac, dont après dix années,
+certaines nuits, dans ses rêves de vierge, elle croyait encore
+ressentir les affolantes étreintes ou les baisers à goût de fraise.
+
+Ah! qui aurait prévu qu'il serait aussi perfide, ce jeune agrégé
+d'histoire, ce Méridional enjôleur, ce séduisant _Albârt_,--ainsi
+qu'il prononçait de sa voix grave comme un bourdon? Lui si câlin, si
+passionné, et dont le directeur de l'Ecole normale avait tellement
+fait l'éloge! Non, à présent encore, devant la grille, dans le
+brouillard glacé, Mlle Raindal ne pouvait y croire, à cette antique
+trahison, se l'expliquer, y rien comprendre.
+
+Il lui semblait,--tant restaient familières, récentes, ces images
+chaque jour évoquées,--être auprès d'Albârt, dans le petit salon
+paternel, rue Notre-Dame-des-Champs. Elle revoyait son insolente
+silhouette de spadassin classique, sa stature élancée et ses jarrets
+pliants, ses prunelles brunes, énormes, sans nul blanc alentour,
+pareilles à des yeux de cheval, et la fine moustache noire qu'il
+épointait de ses doigts aigus, cuivrés par le tabac. Comme il l'avait
+aimée, durant ces huit jours de fiançailles!
+
+Elle avait la taille plate, la bouche exsangue, menue, rétrécie comme
+par un lacet, et le visage terni de ce hâle verdâtre qu'on gagne loin
+du soleil, dans la poussière des livres, la tiédeur des bibliothèques
+ou l'air fiévreux des salles de cours. Mais de tous ces défauts
+qu'elle connaissait mieux que personne et dont, plus d'une fois, en
+secret, elle s'était affligée, Albârt paraissait n'en remarquer aucun.
+Il n'était frappé que de ses charmes. Il s'extasiait, à tout moment,
+sur son nez pâle et droit, modelé à l'antique, sur ses terribles yeux
+gris surmontés de velours noir comme ceux de Minerve, disait-il, ou
+sur les enroulements massifs de sa chevelure brune qu'il eût voulu
+défaire pour s'y plonger la face. Et la tendresse de ses propos
+égalait son talent à flatter.
+
+Sans cesse, sans motif, ardemment, il appelait Thérèse d'un ton
+d'invocation, de prière: «O ma _Thérézoun_! O ma _chato_!» Il lui
+chantait de lentes romances provençales, plaintives comme des
+airs de chasse au loin, et que Mme Raindal,--du Midi, elle
+aussi,--accompagnait tant bien que mal au piano en chevrotant le
+refrain. Ou, s'il demeurait seul avec la jeune fille, il se postait à
+ses pieds, sur un tabouret de satin bleu, tandis qu'elle lui confiait
+des projets d'avenir, comment elle désirait régler le temps de son
+travail, l'aider dans sa carrière, le pousser aux plus hauts emplois.
+Et soudain, sauvagement, il vous sautait sur elle, vous l'empoignait
+entre ses bras en balbutiant: «Ma Thérézoun!» Elle sentait les fermes
+biceps rouler contre son buste comme des pierres rondes, une moustache
+fleurant l'œillet s'approcher de sa bouche, des lèvres savoureuses se
+poser à ses lèvres; et elle renversait la tête, les paupières closes,
+avec des envies de succomber, laissant couler en tout son être le
+baume bienfaisant des baisers.
+
+Puis, un matin, on avait reçu une lettre embarrassée d'Albârt. Des
+affaires de famille l'obligeaient à repartir immédiatement pour
+Saint-Gaudens, son pays natal, et à ajourner le mariage. Il
+s'excusait, l'honnête jeune homme, pleurnichait, protestait de son
+chagrin. Et trois semaines plus tard, au Luxembourg, où M. Raindal
+l'avait menée, comme une convalescente, prendre un peu de repos, dans
+l'air printanier du jardin, Thérèse rencontrait son fiancé, un
+Dastarac pimpant, guilleret, avec une jeune fille au bras, une petite
+créature malingre et osseuse: la troisième fille de M. Gaussine, le
+professeur de langue sumérienne à la Sorbonne. En arrière, le père les
+suivait.
+
+--Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal pour entraîner Thérèse.
+Eh oui, ils vont se marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître
+Gaussine a la réputation de bien placer ses gendres... C'est ce qui
+aura attiré notre mauvais drôle... Viens, je t'expliquerai...
+
+Elle n'avançait plus.
+
+Elle avait failli crier de douleur, tomber là, en public, dans une
+attaque de nerfs. Quel outrageant souvenir! Et après, les affreuses
+journées, dans sa chambre tout imprégnée encore des parfums du
+gredin--ces longues heures de songeries où elle avait, devant
+elle-même, prononcé ses vœux de renoncement, se vouant désormais à
+une vie d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent en religion!
+
+Mais, malgré l'éloignement--car on _le_ disait enfoui à des lieues de
+Paris, bloqué dans un obscur lycée de Provence, en dépit des
+intrigues de Gaussine,--malgré le labeur, malgré les années, malgré
+tout, elle n'avait pu chasser de son cerveau, si peuplé pourtant de
+savoir, l'image tenace du charmant Albârt.
+
+Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement, comme ces
+mortelles de jadis qu'un dieu avait aimées. Il demeurait son époux
+regretté, son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait la
+marier, la livrer à un autre, c'était lui qui s'interposait, la
+reprenait, ressuscitait en ce corps austère sa folle Thérézoun, sa
+Thérézoun captivée.
+
+Elle croyait le voir surgir, invisible à tous quoique présent, poing
+sur la hanche, jarret pliant, dans sa bravache posture de reître, et
+ses lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma _chato_, non, mais
+regarde, compare!... Est-ce que c'est possible après moi?» Oui,
+comment déroger? Comment le trahir? Et brusquement, en quelques mots,
+le prétendant était éconduit.
+
+--Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait d'un ton piteux M.
+Raindal.
+
+Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec, rageur, violent comme
+une bourrade, et dont il chancelait presque, étourdi, réduit au
+silence, incapable de discuter.
+
+ * * * * *
+
+--Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été retardé par un
+journaliste, un reporter, qui m'interviewait sur Cléopâtre, les
+Anglais en Egypte... est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop
+impatientée, dis-moi?
+
+Thérèse, à la voix joviale de son père, avait sursauté:
+
+--Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en marchant.
+
+--Bon! bon! tant mieux!...
+
+Puis la prenant sous le bras comme un ami, un collègue, il se dirigea
+d'une allure rapide vers le boulevard Saint-Michel.
+
+On se retournait à leur passage, intrigué par ce couple étrange, ce
+vieil officier de la Légion d'honneur, ce vieux monsieur à barbe
+blanche et cette jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras
+dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des conjectures, on
+souriait instinctivement à des idées vagues, sympathiques, et
+quelquefois des étudiants, qui connaissaient de vue le maître, le
+fixaient à dessein pour attirer son regard ou le saluaient même comme
+par élan de respect.
+
+Mais M. Raindal n'apercevait que confusément ces hommages. Maintenant
+il était tout entier à questionner Thérèse, à savoir sur la leçon
+d'ouverture son opinion exacte. Était-elle satisfaite? Cela avait-il
+bien été? Pas trop de longueurs, non? Et la péroraison, qu'en
+pensait-elle? Leur avait-il convenablement signifié leur congé aux
+badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir son cours, sa
+petite chapelle tranquille?
+
+--Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te reprocherais, c'est de
+t'être montré dans le ton un peu sévère, un peu mordant!...
+
+--Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne tous ces godelureaux,
+toutes ces belles dames... Chez nous, il ne faut que des
+travailleurs, de vrais apprentis...
+
+Puis il partit en des commentaires diffus sur les devoirs, la dignité,
+la destination du Collège de France. La Science! Le Collège de France!
+Sa foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres! Et Thérèse,
+qui savait par le menu la marche et les versets de ces fougueuses
+litanies, le laissait aller sans interrompre.
+
+--N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix essoufflée... Ils sont
+avertis... On ne les reverra plus, j'imagine... Du reste, cette
+affluence a ses raisons... C'est encore un miracle de notre
+_Cléopâtre_.
+
+--Oh! «notre»! protesta Thérèse.
+
+--Si, si, «notre»! Je maintiens le mot...
+
+Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à parler de soi, il se mit
+à retracer les phases de son déconcertant triomphe: la célébrité venue
+de la veille au lendemain, la presse entière, les revues, les salons,
+s'employant ensemble à le rendre illustre, cinq mille exemplaires
+écoulés en trois semaines, des articles chaque soir, chaque matin,
+partout,--les retardataires plus chauds que les premiers, cherchant
+dans la ferveur de l'adhésion une excuse à la honte du retard,--des
+lettres, des interviews, des demandes de copie, d'autographes, de
+portraits. Le succès, en un mot, l'investiture impériale que Paris
+donne parfois à certains de ses élus, avec les théories d'offrandes
+sans fin, les prétoriens en délire, et même cet enthousiasme
+intolérant qui force les envieux d'attendre.
+
+Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein? Qui donc, trois ans
+avant, lui avait suggéré le sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une
+_Vie de Cléopâtre_, rédigée au point de vue national, égyptien et
+s'inspirant des documents indigènes, des sentiments populaires de
+l'époque? Qui l'avait ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans
+cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux, recopié les
+papyrus, transcrit les inscriptions, lu et relu les épreuves une à
+une, sauf les notes en latin? Qui avait...
+
+--Ah çà! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il en quittant le ton
+de réquisitoire amical qu'il avait pris pour prononcer ce panégyrique.
+
+Thérèse eut un sourire attendri:
+
+--Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On oublie le reste, on
+ne se connaît plus... Je te conduis au _Bon Marché_, où je vais
+acheter des gants pour ce soir...
+
+--Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant, comme s'il venait déjà
+de recevoir l'estocade du refus coutumier.
+
+Puis il reprit:
+
+--Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je monte chez ton oncle
+Cyprien chercher des nouvelles de son rhumatisme et m'informer s'il
+dînera tantôt...
+
+Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés. Ils
+s'arrêtèrent au milieu de la foule mélancolique qui piétinait auprès
+du bureau des tramways,--et, se serrant la main vigoureusement, comme
+deux camarades:
+
+--Au revoir, ma fille... A tout à l'heure!
+
+--Au revoir, père!
+
+Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous son bras sa serviette
+de cuir qui glissait et, d'un pas flâneur, comme alourdi par les
+pensées, il s'engagea lentement dans la rue Bonaparte.
+
+
+
+
+II
+
+
+M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille maison formant le coin de
+la rue Vavin et de la rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un
+petit logement dont les deux pièces spacieuses dominaient, à perte de
+vue, les charmilles du Luxembourg.
+
+C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, trapu, sanguin, la
+moustache grisonnante et la tête rasée de près, comme un soldat
+d'Afrique.
+
+D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait eu grand'peine à se
+maintenir dans les bureaux du Ministère de l'Industrie, où, dès 1860,
+son aîné l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué pour
+insubordination ou propos factieux, sans l'intervention puissante de
+son frère Eusèbe. Il était né au temps de misère où M. Raindal, le
+père, chassé de l'Université comme complice de Barbès, courait les
+leçons à deux francs le cachet; et l'on eût dit qu'il avait hérité de
+lui le goût de l'opposition.
+
+L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme, il avait tour à
+tour détesté tous les gouvernements que ses fonctions l'obligeaient à
+servir. Et finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine du
+général Boulanger une carte à son nom, complétée par ces lignes
+d'exhortation cordiale: «Bravo, général! En avant! Tout le pays est
+avec vous.»
+
+Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef de bureau. Convoqué
+aussitôt dans le cabinet du ministre, il arrivait souriant, la bouche
+mâchonnant déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de sa
+révocation l'avait frappé en plein esprit de paix, comme l'insulte
+imprévue, la gifle sur la joue qui se tend au baiser.
+
+Il était rentré dans son bureau en vociférant des hurlements de rage
+et de menace. Puis, tout de suite, il avait couru se commander des
+cartes nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait: «_Ancien
+sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie_»,--et il avait même
+cloué l'une d'elles à la porte de son logement.
+
+Mais sa vengeance s'était arrêtée là. Le fonctionnaire qui subsistait
+en lui n'avait osé pousser plus loin cette quasi usurpation de titre.
+Il s'était décidé à brûler le restant des cartes fallacieuses. En
+outre son frère intriguait pour lui garder, quand même, le bénéfice de
+la retraite, trois mille francs sans lesquels il fût tombé dans la
+pire des gênes. Il attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et
+ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on eut
+officiellement liquidé sa pension.
+
+Seulement, alors, la fougue de ses opinions et la violence de son
+langage éclatèrent terriblement, comme des explosifs trop longtemps
+comprimés. Trente années d'exaspérations retenues, dans le besoin de
+vivre et la crainte des supérieurs, firent irruption par sa bouche en
+avalanches qu'on pouvait croire intarissables.
+
+Au début, il voulait donner une formule à ses animosités, étayer de
+certains principes son mécontentement; et il inclina vers le
+socialisme. Par malheur, il se perdait dans les questions de capital
+et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et l'économie politique
+le dérouta par ses systèmes instables ou que d'autres démentent.
+
+Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux comme son frère par
+éducation, rond-de-cuir par accoutumance, il lui fallait une doctrine
+plus humaine et moins subversive, des théories faciles à embrasser, de
+la morale plutôt que des chiffres, du sentiment plutôt que de la
+déduction.
+
+Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il se fabriqua un credo
+social où il se trouvait à l'aise, comme dans un habit sur mesure.
+Persuadé qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il
+désirait voir établir. Le châtiment des méchants, la mort ou l'exil
+des voleurs, le retour des mœurs probes, l'écrasement de l'iniquité,
+voilà, en premier lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après? Bah! on
+aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces purifications; puis on
+s'occuperait du reste pour le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de
+ces rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et de rebâtir la
+société comme s'il s'agissait de la hutte d'un cantonnier. Il savait
+la force de la tradition, la nécessité de la famille, le charme
+indispensable de la liberté. Avant de supprimer tout cela, qu'on
+songeât donc à nettoyer le pays de la vermine qui l'infectait. A
+l'occasion, l'oncle Cyprien ne refuserait pas son coup de main.
+
+Il se déclarait prêt à marcher le jour où les camarades iraient en
+masse appréhender, jusque dans leurs palais, les prévaricateurs, les
+juifs et les calotins dont la coalition clouait la France au sol comme
+une fourche à trois branches. La comparaison était de son cru et il la
+répétait volontiers, en parlant de se faire casser la tête ou de
+casser celle de beaucoup d'autres.
+
+La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs préparé à
+merveille pour figurer dans cette armée de justiciers sincères que la
+mort du général rebelle a laissée sans chef, mais non sans espoir.
+
+D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires qui dénoncent
+les ennemis des faibles ou soutiennent les victimes contre leurs
+oppresseurs. Et même, successivement, par une anomalie curieuse, il
+s'était découvert toutes les haines, souvent disparates, dont ces
+maîtres attisent la flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son
+cœur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou ses disciples, la
+haine du prêtre et des dévots; avec Drumont, la haine du juif et de
+l'exotique. Il relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en
+citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation s'en
+ressentait. Les fanfares des injures les plus diverses y croisaient
+leurs notes discordantes. Les mots de chéquard, de repu, de panamiste,
+les mots de calotin, de cafard, de ratichon, joints à ceux de youtre,
+youpin ou rasta, vibraient pêle-mêle comme la basse continue de ses
+indignations. Et il navrait les siens par sa virulence quand, devant
+des étrangers, il discutait sociologie.
+
+ * * * * *
+
+Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il s'élança du petit canapé
+de reps vert où il somnolait, et, la main appuyée aux reins, il alla
+ouvrir en boitant un peu.
+
+Un sourire de joie dilata sa physionomie à la vue de M. Raindal. Les
+deux frères s'embrassèrent selon leur coutume.
+
+Puis Cyprien s'écria:
+
+--Ah! je suis bien content de te voir! Viens par ici... J'avais
+justement des tas de choses à te lire...
+
+--Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous à dîner ce soir?
+questionnait M. Raindal tout en suivant son frère.
+
+--Mais oui, mais certainement!...
+
+Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait de salon:
+
+--Là, assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant affectueusement sur
+les épaules de M. Raindal.
+
+Après quoi, il se mit à fouiller d'une main hâtive parmi les journaux
+qui jonchaient le canapé, dépliés, froissés et s'amputant les uns aux
+autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une gâterie, une
+débauche de malade, tous ces journaux brouillés,--un luxe qu'il
+s'offrait quand des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais
+autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la brasserie, et
+en petit nombre,--deux ou trois gazettes de combat qui lui chauffaient
+délicieusement le cerveau après déjeuner comme le petit verre de fine
+dont il se brûlait la gorge. Enfin il eut achevé son triage, trouvé
+les trois journaux qu'il cherchait, et les brandissant dans un
+crépitement de papier chiffonné:
+
+--Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!... De quoi m'amuser
+et de quoi te faire claquer d'orgueil... _Primo_, bien entendu, ce qui
+m'amuse...
+
+Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture du premier journal.
+En termes discrets, quoique impitoyables, on y annonçait à bref délai
+l'arrestation d'un sénateur, ancien ministre, ancien député, bien
+connu pour ses tripotages, ses complaisances envers la haute banque,
+ses tendances cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce
+prochain acte d'énergie.
+
+--Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant... Je ne sais
+pas qui c'est... J'ai réfléchi pendant des heures sans trouver... Et
+pourtant, je te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une
+excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous balaie toutes ces
+fripouilles... Un de plus à Mazas! Je le marque!...
+
+Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux mains posées sur
+ses genoux:
+
+--Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se corse!... Ça crève, tous ces
+abcès!
+
+M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une controverse ou tout au
+moins l'ajourner en bloc jusqu'après la lecture imminente des deux
+autres journaux. Habitué par profession, par tournure d'esprit, à ne
+considérer les choses qu'à travers l'immensité du temps, l'infini des
+siècles passés et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que
+l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait à causer
+politique, il se sentait plus gêné que s'il eût fallu débattre en
+langue indigène sur une question de _tabou_ avec un chef sauvage de la
+Polynésie.
+
+Alors il procéda comme il faisait en pareil cas, et déchaînant
+hypocritement entre eux le flux tiède des généralités:
+
+--Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous vivons dans une époque
+fort troublée... Il y a eu beaucoup d'abus... Que veux-tu?... La
+concussion est la plaie des démocraties... Polybe l'a dit...
+
+--Laisse-moi donc tranquille avec ton Polybe! interrompit l'oncle
+Cyprien en secouant la tête comme pour se désengluer de ces
+aphorismes. Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés par des
+crapules... Ce sera plus juste et plus vite fait...
+
+Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé cet illustre aîné, qu'il
+vénérait au fond de son âme tumultueuse:
+
+--Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute... Tu m'agaces avec
+tes grandes phrases vagues... Tiens, voici pour gagner mon pardon...
+Demandez le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du jour, le drapeau
+de la famille, la gloire de l'égyptologie française, avec l'histoire
+de sa vie depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!... Tara
+ta ta ta ta ta ta!...
+
+Il avait tendu le second journal à son frère et il fit le tour de la
+pièce en sonnant, dans sa main roulée en cornet, une marche
+triomphale, comme jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un
+collègue.
+
+M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le journal qu'il tenait à
+bouts de bras, éloigné du buste, en raison de sa presbytie.
+
+Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses, c'était bien
+lui, son nez charnu, sa barbe blanche, sa paterne figure,--une vraie
+figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien.
+
+Et au-dessous s'étageait sa biographie,--des dates, des dates encore
+ou les titres de ses livres, à la suite, qui n'en disaient pas plus
+sur son existence, ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme, que
+les bornes de la route ou les poteaux des carrefours sur les pays que
+l'on traverse. Mais pour lui ces chiffres et ces mots secs vivaient
+comme de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres. Des rafales de
+vanité montaient de son cœur à sa bouche,--et une honte le faisait
+rougir comme s'il eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule
+qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se maîtrisa pourtant,
+par pudeur, puis avec calme:
+
+--C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai cela à la
+maison...
+
+Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle Cyprien lui commanda de
+se rasseoir.
+
+--Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà le déplaisir,
+maintenant! On t'injurie dans le _Fléau_ un sale journal rédigé par
+des calotins et lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le
+morceau... C'est du propre!
+
+Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse où tremblait un peu
+de colère:
+
+INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES
+
+«C'est prochainement que se réunit à l'Académie française la
+commission chargée de décerner le prix Vital-Gerbert (15 000 francs)
+au meilleur livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en croyons les
+on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs candidats étant en présence.
+L'un d'eux serait M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette
+_Vie de Cléopâtre_ autour de laquelle une certaine presse a mené
+quelque bruit depuis un mois. Mais la candidature de M. Raindal compte
+dans les milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs
+estiment que le succès de son livre est dû en grande partie aux
+détails pornographiques qui y fourmillent et qui ont captivé une
+clientèle spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans ce délicat
+débat, force pourtant nous est de convenir que ce livre est un des
+plus immoraux qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole. Les
+notes principalement, quoique rédigées en latin, y sont d'une
+révoltante obscénité. L'auteur aura beau alléguer, pour sa défense,
+qu'il n'a fait que traduire des pamphlets égyptiens de l'époque, et
+même qu'il a eu soin de les traduire en latin, il n'en demeure pas
+moins acquis que, volontairement ou non, il a publié là un recueil
+d'authentiques ordures. Nous savons que l'histoire a ses droits et que
+l'historien a ses devoirs. Mais M. Raindal nous prouvera difficilement
+qu'il était du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre râlant
+des mots de portefaix dans les plus abjects abandons de l'amour ou
+raffinant en termes immondes sur la débauche comme une Néron femelle.
+C'est à d'autres œuvres, traitant de plus vastes questions et à un
+point de vue social et élevé qu'à notre avis sont réservées les
+récompenses académiques. A MM. les Immortels de décider si nous avons
+tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient cette année, que
+l'embarras du choix.»
+
+--Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à terre le papier qu'il
+avait pétri en boule... Comme éreintement, c'est coquet!... Cela n'a
+aucune importance, étant donné, je te l'ai dit, que cette feuille
+n'est lue que par des youpins... Mais, tout de même, si tu m'y
+autorisais, j'irais de bon cœur tirer les oreilles au cafard dont la
+plume s'est permis...
+
+M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à mesure qu'avançait la
+lecture, dressa la main en un geste philosophique et, d'une voix
+encore mal assurée:
+
+--Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits revenants-bons de la
+célébrité... Et puis, je sais de qui c'est!...
+
+--De qui donc?
+
+--Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par mon collègue et
+concurrent Saulvard, Le meunier de Saulvard, des Sciences morales...
+Je reconnais sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son
+_Histoire des affranchis sous l'Empire romain_... Je le gêne... Il me
+fait diffamer... Le coup est classique... Il n'y a qu'à plaindre ce
+malheureux et à sourire.
+
+M. Raindal effectivement grimaça un sourire avec peine. Mais cette
+rage qu'on ressent devant l'injustice lui obstruait la gorge comme un
+caillot amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra:
+
+--Pornographe!
+
+Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix soulagée, il répéta:
+
+--Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit de plus fort dans le
+métier, où j'en ai vu cependant, des jalousies, et des petitesses, et
+des calomnies... Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous de
+ce qu'on appelle les pures régions de la science!... et les saletés
+qui s'y dégorgent! Pornographe!... Après une carrière comme la
+mienne!... Les misérables!
+
+Il exhala un petit rire méprisant:
+
+--Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme qui s'est marié presque
+vierge!... Un homme qui depuis quarante ans travaille douze heures par
+jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en ris!... C'est
+trop drôle! C'est plus comique qu'autre chose.
+
+L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan à cette crise de
+révolte dont la véhémence ravissait ses instincts.
+
+--Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant serrer la main de son
+frère... Allons, tu as encore du sang de Raindal dans les veines... Tu
+n'aimes pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne heure! Et
+j'espère bien que quand tu reverras ce monsieur...
+
+--Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant soudain son ardeur.
+
+--Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire. Comment?...
+Où cela?...
+
+--Chez lui... A un bal qu'il donne...
+
+--Et tu iras?
+
+--Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On doit nous y présenter un
+jeune homme, un jeune savant...
+
+L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la sphère lisse de son
+crâne, et, le regard songeur:
+
+--Ah! ah! un mariage pour mon neveu!--il appelait ainsi Thérèse, en
+raison de ses allures masculines--Bon! bon! C'est un motif cela...
+Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en voudra pas, de ce jeune
+savant... Enfin, tu fais bien, il faut voir... Mais de la prudence!
+Ton Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais guère
+confiance en ce qui me viendrait de lui...
+
+M. Raindal se leva:
+
+--Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs, tu te trompes... En
+dehors de ses ambitions, Saulvard n'est pas un méchant homme...
+
+L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité:
+
+--Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt, sept heures!...
+
+Et il accompagna son frère jusque sur le palier.
+
+ * * * * *
+
+On allumait dehors les réverbères, quand M. Raindal arriva chez lui,
+rue Notre-Dame-des-Champs.
+
+Vivement, il avait passé un coin-de-feu en molleton marron, des
+pantoufles à semelles de feutre, et, dans le noir, à pas veloutés, il
+se dirigea vers son cabinet de travail.
+
+Deux bureaux de chêne accolés, face à face, comme dans une salle de
+banque, emplissaient presque la pièce de leurs lourdes masses
+rectangulaires. Assise à l'un d'eux, Thérèse écrivait auprès d'une
+lampe à pétrole, et l'abat-jour de carton vert rabattait durement sur
+elle la lumière que son front incliné reflétait par endroits.
+
+--Déjà à l'œuvre! s'écria M. Raindal.
+
+Il lui avait saisi la tête entre ses deux mains, comme à une fillette,
+et il l'embrassait avec ce redoublement de tendresse égoïste, ce
+besoin de rapprochement que vous inspirent les êtres chers, après
+qu'on a subi la méchanceté d'autrui.
+
+Elle se dégagea en souriant, et doucement:
+
+--Laisse-moi, père!... Je corrige les épreuves de ton article pour la
+_Revue_. On vient les chercher à cinq heures et demie. Tu vois que
+c'est pressé.
+
+--Parfait! J'obéis, fit M. Raindal.
+
+Et, s'asseyant à l'autre table, en face d'elle, il amena des papiers
+qu'il se mit à annoter. Alentour, la pièce était sombre, sauf quelques
+fils d'or qui luisaient dans l'algérienne des rideaux fermés, et un
+mince rond jaunâtre que la lampe faisait frémir au plafond. On
+n'entendait que la respiration un peu embarrassée de M. Raindal, le
+craquement du coke dans la grille ou parfois une cloche qui, dans le
+voisinage, lançait, à longs intervalles, quelques sons isolés et
+tristes.
+
+--Dis donc! s'écria tout à coup le maître... Et ta mère?... Elle n'est
+pas rentrée?
+
+--Non, mais elle ne tardera pas, fit Thérèse, elle ne peut pas
+tarder...
+
+Puis, sans cesser d'écrire, elle ajouta, d'une voix plutôt goguenarde:
+
+--Il me semble bien... Non je ne devrais pas te le dire... Enfin, j'ai
+commencé, tant pis!... Oui, il me semble bien avoir vu tout à l'heure
+maman qui entrait à Saint-Germain-des-Prés!...
+
+--Encore! murmura M. Raindal, avec un hochement de pitié... Cela fait
+au moins deux fois depuis ce matin... C'est déplorable!..
+
+Thérèse fixait son père en souriant:
+
+--Qu'est-ce que tu veux?... Puisque c'est son bonheur, sa
+tranquillité!
+
+M. Raindal eut une grimace de mélancolie.
+
+Lui, qui dans son athéisme philosophique et rogue, ne croyait à rien
+qu'à la science; lui que, même chez ses amis, la foi religieuse
+irritait comme une marque d'incompréhension, n'avait-il pas tout fait
+jadis pour les procurer à sa femme, ce bonheur, cette tranquillité, ou
+du moins ce qu'il jugeait tel? Et avec quelle patience, quelle
+abnégation, madame Raindal, mieux que quiconque, pouvait en
+témoigner, si encore elle se rappelait!...
+
+La surprise, pourtant, avait été cruelle. A voir mademoiselle
+Desjannières, si gaie, si rieuse, si enfant malgré ses vingt ans, ou
+bien à voir son père, un avocat de Marseille venu par aventure tenter
+la fortune en Égypte, beau parleur, bon garçon, chanteur de
+chansonnettes, personne n'aurait soupçonné les secrètes ferveurs qui
+travaillaient la jeune fille. Bah! qu'importait à M. Raindal,
+puisqu'il aimait sa fiancée! Il la soignerait, la guérirait! Et dès le
+lendemain des noces à Alexandrie, puis à Paris où le ménage rentrait,
+la cure commençait, se poursuivait méthodiquement. Chaque jour, des
+heures durant, il discutait avec sa femme, la sermonnait, la
+raisonnait. Et elle, de son côté, se prêtait au régime, essayait par
+tendresse de vaincre ses terreurs. Mais, au bout de trois mois, un
+matin, elle se jetait aux genoux de son mari, en pleurant, en
+demandant grâce. Elle le suppliait d'interrompre le martyre, de la
+laisser retourner au confessionnal; et, devant tant d'affliction, il
+avait dû y consentir.
+
+C'était une force surhumaine qui la poussait, une peur invincible, la
+crainte des châtiments que le péché entraîne. Une vieille bonne
+provençale, sorte de Dante domestique, lui avait, toute petite, infusé
+le germe du mal. Le soir elle lui décrivait, comme si elle en
+revenait, les sites rouges, les brûlantes horreurs, les affres
+éternelles où se débattent les pécheurs dans le pays d'enfer, la peine
+du dam, la peine du sens, les hurlements, les plaintes, les
+contorsions diaboliques. Et, à mesure que l'enfant devenait jeune
+fille, à la flamme de ces récits, son âme graduellement se faisait
+plus étroite, plus sensible, plus douillette au péché. Le moins grave
+d'entre eux lui pesait comme une faute irrémissible. Sous cet épineux
+fardeau, elle sentait son cœur étouffer. Il lui fallait alors courir
+auprès d'un prêtre, se décharger dans son indulgence de ce poids
+d'angoisse plus dur qu'un poids de fer. Souvent même, à la porte du
+sanctuaire, un scrupule l'arrêtait, un semblant d'oubli, qui la
+ramenait en hâte sur ses pas, pour implorer encore l'assistance de
+celui qui quittait la clôture sacrée. Et, depuis son mariage, depuis
+trente-deux ans, elle continuait ainsi, chassée sans cesse vers les
+églises par des tourments de conscience nouveaux, cachant chez elle
+ses épouvantes, incapable dehors de les dominer, craignant les
+railleries des siens et pleurant sur leur damnation.
+
+--Son bonheur! Sa tranquillité! grommelait M. Raindal en écrivant...
+Ah! si seulement elle avait eu l'énergie de m'en charger!...
+
+ * * * * *
+
+Mais deux coups vifs retentissaient au timbre de l'entrée.
+
+--Attention! fit le maître, voici ta mère... Je suis curieux de ce
+qu'elle va nous dire...
+
+Mme Raindal apparut sur le seuil, enserrée dans une longue douillette
+noire doublée de petit-gris et dont le drap usé brillait un peu aux
+épaules. Elle susurra d'une voix essoufflée:
+
+--Attendez!...
+
+Sous le manteau elle avait porté la main à son cœur pour en écraser
+les battements, et elle expliqua:
+
+--Je suis montée trop vite...
+
+--Assieds-toi, repose-toi, fit avec flegme M. Raindal.
+
+--Mais non, c'est fini, cela va mieux!
+
+Elle décrocha l'agrafe de la pèlerine, et alla embrasser son mari,
+puis sa fille. Elle avait les joues glacées par le vent du soir,
+froides comme une vitre, et sa poitrine haletait encore en se penchant
+sur eux.
+
+--D'où arrives-tu donc si tard? demanda M. Raindal sans relever la
+tête de dessus son papier.
+
+Elle se récria:
+
+--Si tard!... Mais il n'est pas si tard... Il est cinq heures un quart
+tout au plus... Je viens de chez Guerbois commander un vol-au-vent
+pour dîner... Cyprien dîne, n'est-ce pas?
+
+--Cyprien dîne!
+
+Elle n'insista pas. Un commencement de frayeur l'étranglait, car elle
+venait de commettre quasiment le péché de mensonge. Alors elle tisonna
+le coke rougeoyant de la cheminée, abaissa la mèche de la lampe qui
+filait, et n'y tenant plus sous ce silence imprégné d'ironie, et de
+soupçons peut-être, elle sortit, les joues en feu maintenant, la
+poitrine gonflée de soupirs.
+
+Thérèse et M. Raindal avaient simultanément redressé le front et
+échangeaient un sourire d'entente.
+
+--Hein! as-tu vu... son vol-au-vent?...
+
+Il haussait les épaules d'un air découragé. La jeune fille murmura
+avec compassion:
+
+--Cette pauvre maman!... Elle est si bonne!...
+
+
+
+
+III
+
+
+Vers six heures moins le quart, l'oncle Cyprien passa dans son étroite
+cuisine obscure où il avait coutume de se cirer les bottes avant de
+sortir.
+
+Il formait le projet d'aller rejoindre à la petite brasserie
+Klapproth, rue Vavin, son vieil ami, Johann Schleifmann, et de causer
+une bonne heure avec lui en sirotant l'apéritif.
+
+Les personnes qui connaissaient l'antisémitisme de M. Raindal cadet
+s'étonnaient de son intimité avec ce juif de Galicie.
+
+Mais lorsqu'on le questionnait à ce sujet, l'oncle Cyprien ne
+manifestait aucun embarras. Loin de là, il toisait dédaigneusement
+l'interrogateur, haussait les épaules, puis il vous apprenait--si vous
+teniez à le savoir--que ce Schleifmann était la plus brave pâte
+d'homme qui fût. Depuis huit ans qu'il le fréquentait, pas une seule
+fois il n'avait eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui
+semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann, quoique juif,
+était «aussi antisémite que vous et moi.»
+
+En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien exagérait, ou du moins
+il se méprenait sur les sentiments de son ami.
+
+Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces juifs prudents qui renient
+leur juiverie par crainte des préjugés, platitude devant la majorité,
+intérêt professionnel ou mondain.
+
+Son antisémitisme n'était fait au contraire que d'amour pour sa race
+et d'orgueil atavique. S'il paraissait antisémite, ce devait être à la
+façon d'un Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité, l'âpre esprit
+des vieux prophètes soufflait dans son cœur; et il ne maudissait ceux
+de sa religion que parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël
+et se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu de régir le monde
+par l'influence de la pensée.
+
+Cet orgueil sémitique avait même causé toutes les difficultés de sa
+vie aventureuse.
+
+Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université de Lemberg, il
+n'avait pas tardé à négliger l'ancienne loi mosaïque pour adopter la
+foi récente qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De cette
+loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs comme de
+l'autre. Karl Marx et Lassalle lui apparaissaient les modernes
+délégués de Iaveh sur la terre pour apporter l'évangile nouveau et la
+religion économique de l'avenir. Il considérait leurs ouvrages comme
+des livres presque saints, et se réjouissait de voir une fois de plus
+la divine prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il s'était
+affilié aux principaux groupes socialistes de la ville et faisait,
+dans les faubourgs, une propagande active. Trois mois de forteresse,
+dix ans d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans son zèle
+sinon dans ses croyances.
+
+En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit où il se
+réfugierait après sa libération. En Autriche, en Allemagne, surveillé
+par la police et exposé aux attaques des antisémites, l'existence,
+pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement de se
+retirer quelque temps en France et vint s'y installer vers la fin de
+1882.
+
+Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand, de philosophie
+ou d'histoire naturelle. Il arrivait muni de chaleureuses
+recommandations que lui avaient fournies des israélites de Vienne pour
+leurs parents et coreligionnaires établis à Paris. Et rapidement
+ainsi, il eut une petite clientèle d'élèves qui le mit hors du besoin,
+voire dans une certaine aisance.
+
+Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce bien-être par
+ambition idéaliste, manie de réaliser ses théories tout en ramenant
+les juifs aux devoirs héréditaires.
+
+Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les contagieux progrès de
+l'antisémitisme, et il était imbu de cette conviction que le microbe
+antisémitique continuerait sa marche inflexible vers l'Occident,
+gagnant successivement la France, l'Angleterre, puis le nouveau monde,
+toute la chrétienté enfin.
+
+Comment y résister, le combattre, lutter contre? Schleifmann avait
+là-dessus une doctrine fort nette qu'il déclarait puisée aux sources
+du plus pur judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites
+riches, revenir aux traditions de leur race dont la mission
+providentielle est de fournir aux peuples des exemples moraux, aux
+cerveaux des idées, aux cœurs une religion.
+
+Dans ce sens, rompre avec les errements passés, quitter la société
+mondaine et cléricale où ils s'amollissaient au détriment de leur
+dignité, rentrer dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer
+leurs rares facultés à la défense des humbles, à la victoire du
+droit, aux conquêtes sur l'injustice, et, finalement, sauf une
+rente individuelle qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de
+dix mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises dont
+l'ensemble servirait à des fondations nationales, populaires ou
+colonisatrices,--tels se formulaient en bref les principaux moyens
+pratiques par lesquels Schleifmann prétendait assurer le salut et la
+gloire du peuple élu de Dieu.
+
+Puis, au bout de quelques mois de séjour à Paris, il crut le moment
+propice pour soumettre aux parents de ses élèves, au clergé et aux
+notabilités de la juiverie, son audacieux plan de régénération. Mais
+il ne garda pas longtemps d'illusions sur le succès de l'entreprise.
+
+Les juifs de finance venaient de se heurter contre la catholicité dans
+la première grande bataille. Une version disait: avec l'appui du
+ministère. Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement
+gagné, de longue date, à la cause juive. Une troisième, plus modérée:
+avec la sympathie officieuse de l'Administration qu'inquiétait la
+révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus ou seuls, ils
+avaient triomphé; et l'enthousiasme de la victoire les aveuglait.
+Jamais leur arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance dans
+la loi plus obtuse.
+
+Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins, effarés à la pensée des
+ennuis qu'il pourrait leur susciter avec la haute finance,
+toute-puissante dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner
+suite à ses dangereuses utopies. Les riches et les demi-riches le
+congédièrent par des paroles sèches, ou des plaisanteries méprisantes.
+
+Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un air paternel sur
+l'épaule du têtu Galicien et lui demandaient si c'était sérieusement,
+voyons, que lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé, parlait de
+toutes ces sornettes. L'antisémitisme? Bon pour les pays germaniques,
+les pays slaves où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs
+étaient ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le pays de toutes
+les libertés, sur la belle terre de France, mère de la Révolution et
+de la sublime Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais, au
+grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne fleurirait. Et on
+éclatait de rire en lui offrant un cigare.
+
+A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la mésaventure du coupable
+Schleifmann. Beaucoup de parents, effrayés par ses théories, lui
+retirèrent leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre ou de ne
+pas mourir de faim, avec le tiers à peine de sa jeune clientèle.
+
+La catastrophe était complète. Il la supporta vaillamment.
+
+Afin de parer aux éventualités, aux maladies possibles, il vendit
+tous ses meubles, tous ses livres sauf une centaine de volumes
+indispensables,--la Bible, l'Imitation, Gœthe, Spinosa, Shakespeare,
+Mendelssohn, Renan, Taine, les poésies de Victor Hugo et les écrivains
+socialistes.
+
+Puis il loua, au sixième étage d'une maison de la rue de Fleurus, une
+vaste chambre bien éclairée, où il attendit en lisant que la fortune
+et l'humanité lui devinssent moins mauvaises.
+
+Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la fin, de sa
+perspicacité prophétique, quand les faits brusquement lui rendirent la
+foi.
+
+Tout de même, sous le fumier de l'envie et des ressentiments, sous
+l'engrais des maladresses et des exactions, l'antisémitisme commençait
+à germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et chaque jour, en
+dépit des grillages et des règlements, des lois écrites et des droits
+de l'homme promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait davantage.
+
+Johann Schleifmann en eut d'abord une joie vaniteuse, puis un vif
+chagrin. Et il suivit l'affaire, partagé toujours entre ces
+impressions adverses.
+
+Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales, qu'on prodiguait à
+ses coreligionnaires, mais il ne pouvait se défendre d'un certain
+orgueil, en songeant qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait
+injustement, plus sa fureur croissait contre eux. Ah! les imbéciles,
+les pauvres êtres! S'ils avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les
+journaux mondains racontaient les magnificences de leurs
+garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses à courre, il
+avait des ricanements méchants et navrés, il répétait tout haut d'un
+ton sardonique comme des mots de malédiction: «Garden-parties, raout,
+chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient qu'à «gardener», à
+danser, à chevaucher. Ils jouissaient de leur reste, les gaillards! Et
+l'indignation l'emportait, au calcul de tant d'argent gaspillé par
+sottise, dont une part seulement donnée de bon cœur au peuple, eût
+tout refait, tout arrangé, en servant une cause généreuse.
+
+C'était vers cette époque qu'il avait lié connaissance avec M. Cyprien
+Raindal, à la brasserie Klapproth où ils prenaient tous deux pension.
+
+Dès les premiers mots, ils s'étaient plu, ils s'étaient sentis
+mutuellement attirés. De nationalités différentes, de religions
+antagonistes, de tempéraments divergents, ils se trouvaient, sans
+avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes castes. La curiosité, de
+plus, les avait associés, l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann
+pour ses haines une mine de documents exceptionnels, et Schleifmann
+dans l'oncle Cyprien un spécimen inappréciable des ennemis de sa race.
+Puis, ils mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur l'autre. Le
+Galicien voulait convertir son ami aux doctrines de Karl Marx, tandis
+que M. Raindal cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions
+internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté les unissait,
+la Pauvreté qui de ses mains rugueuses malaxe tous les humbles en une
+pâte identique, les coagule en une famille pareille, les transforme en
+frères et alliés, malgré l'âge, l'origine et tout ce qui s'y oppose.
+De sorte que, depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un jour
+sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter dans leurs mansardes
+respectives.
+
+ * * * * *
+
+L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait la porte pour
+sortir. Il recula de stupeur en apercevant, sur le seuil, la main au
+cordon de la sonnette, Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même.
+
+--Comment, c'est vous?
+
+--Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix que la pratique de
+l'hébreu avait rendue un peu nasillarde et traînante... Je ne vous ai
+pas vu hier et je venais savoir si vous étiez malade...
+
+--Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré rhumatisme... Mais,
+entrez donc, mon cher,--fit M. Raindal cadet qui enlevait son
+chapeau.--Il me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons
+causé!...
+
+Il referma la porte, en tirant par la manche son vieil ami Johann.
+
+--Soit! Causons... Je vous apporte, du reste, une surprise, que je
+vous avais annoncée l'autre jour! répliqua Schleifmann avec un
+sourire... Tenez, savourez!...
+
+Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire à couverture de
+toile rousse au dos duquel se lisait en lettres noires: _Annuaire de
+la Finance française_.
+
+Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait le volume, Schleifmann
+s'était à moitié étendu sur le petit canapé de reps et semblait suivre
+des pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques, une
+figure de kalmouk au teint cireux, le nez camard, retroussé du bout,
+largement ouvert, des yeux jaunâtres, petits et scintillants de
+malice. Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues, floconneuses
+comme une toison de mouton, et, pour atténuer sa myopie, il portait de
+larges lunettes d'or, suprême élégance des universitaires teutons.
+
+--Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de sa voix traînarde... Il
+y en a là-dedans, des noms!... Et des juifs, et des musulmans, et des
+chrétiens, des _goys_ aussi... Des noms de tous les pays et de toutes
+les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là qu'appartient la
+richesse du pays... C'est tous ces noms-là qui signent ce qui nous
+tond et nous gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un de ces
+noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une cartouche de dynamite au
+bas d'une maison... Ça vous fait sauter, danser les millions comme des
+oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur soit loué, cela
+ne durera pas toujours, mon ami!...
+
+--Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann! murmura M. Raindal cadet en
+décochant au Galicien un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il
+tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous voulez de nouveau
+m'allumer sur votre socialisme... Eh bien, non! bernique! Cela ne
+prendra pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi, et pour la
+propriété, et pour tout le tremblement de notre sale société, à
+condition qu'on soit honnête, par exemple... Ah! mais oui... Sans ça,
+pan, pan! Au mur, messieurs les chéquards!...
+
+Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement de ses
+remarques; puis, approchant de l'oncle Cyprien qui s'était attablé
+pour mieux consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se mit à
+le guider dans ses fouilles parmi le réseau terrible des banques,
+conseils d'administration, comités, sous-comités et autres mystérieux
+groupements de combat.
+
+M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait à cette lecture.
+Quand un même nom se répétait en deux, trois, quatre conseils, il
+poussait des cris de détresse comme un homme qu'on égorge ou qu'on
+pille. Mais surtout les noms à désinences hébraïques l'exaltaient
+d'une joviale colère.
+
+--Encore un! lançait-il à Schleifmann.
+
+--Il me semble! ripostait mélancoliquement le Galicien... Est-ce de ma
+faute?
+
+Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos, ainsi penchés sur
+le gros volume, les têtes proches, les coudes entreserrés, on eût dit
+deux sages petits garçons parcourant avidement ensemble quelque livre
+d'images ou un passionnant recueil d'aventures.
+
+Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste et frappant son front
+bombé aux angles:
+
+--A propos, Schleifmann, vous qui connaissez tout Paris,
+connaissez-vous un nommé Lemeunier de Saulvard?...
+
+--De l'Institut?
+
+--Oui, parfaitement.
+
+Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne connaissait que cela.
+Justement, Saulvard déposait ses fonds à la banque Stummerwitz; et,
+plus d'une fois, le Galicien en avait entendu parler chez les
+Stummerwitz, car il enseignait l'allemand aux petits de la maison, ou
+plutôt il les affermissait dans la science de cette langue, dont, dès
+le berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur grand-père
+maternel, né à Stuttgart, ainsi que de leur aïeul paternel, originaire
+de Cologne. Et, vivement, en une centaine de mots acerbes, le compte
+de Saulvard fut réglé.
+
+Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique, ce Saulvard!...
+Savant de troisième ordre, esprit des plus médiocres, écrivain
+anémique, flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était servi
+de ses relations avec la haute finance pour parvenir à l'Institut,
+puis de son titre d'académicien pour pénétrer dans les conseils
+d'administration. On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la table
+de l'_Annuaire_. (L'oncle Cyprien, fébrilement s'y reporta.) Il y
+figurait trois fois, comme membre de trois conseils lucratifs, quoique
+discrédités. Quant à sa femme...
+
+--Une cafarde, probablement? interrogea M. Raindal cadet.
+
+Non, pas une cafarde:--une dévergondée. Schleifmann, mieux informé
+d'habitude, ignorait le nom de ses amants divers: mais il en citait
+deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire, affirmant qu'elle
+avait forniqué avec Dieu et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part,
+menée par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux reins, médisante,
+aigrie par une maladie d'estom...
+
+M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il étouffait, débordait.
+
+--Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant amicalement sa main
+sur l'épaule du Galicien... J'oublie l'heure... Je dîne avec mon
+frère, qui, précisément, va ce soir au bal chez ce coquin... Je suis
+bien aise d'être si complètement renseigné; non, je vous jure... bien
+satisfait... Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le
+temps! Je file... Vous venez!...
+
+Et au bas de l'escalier il précipita les adieux, tant la hâte le
+talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs et de déverser là,
+sur l'indolence fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement
+Schleifmann l'avait empli.
+
+ * * * * *
+
+M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une certaine appréhension.
+
+Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse et pressentait
+pour la soirée une reprise d'hostilités, de controverses, qui d'avance
+l'indisposait. Il l'accueillit donc d'un air froid, comme afin de
+prévenir toute nouvelle tentative d'attaque; et, lui tendant
+distraitement la main:
+
+--Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si tu veux m'attendre
+au salon, ces dames y sont...
+
+Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son énergie. De tout temps,
+au demeurant, sur quelque sujet que ce fût, il avait horreur de
+discuter avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan interdit aux
+vilains, il lui fallait comme antagonistes des pairs, des preux de sa
+caste, du même rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la
+noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour décliner la lutte,
+se défilait par des acquiescements courtois, ou feignait, au besoin,
+une surdité subite.
+
+Mais à table, son contentement redoubla. Jamais l'oncle Cyprien ne
+s'était montré aussi gai, aussi affable et peu enclin aux querelles.
+Il plaisantait Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à tout
+propos «Madame mon neveu», ou annonçait à Brigitte, la servante, une
+jeune Bretonne rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son
+tour.
+
+Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un peu vulgaires. Elle
+permettait beaucoup à son oncle, ayant deviné tout ce qui se
+dissimulait de tendresse réelle dans ce cœur intolérant et sous ces
+imprécations furibondes.
+
+Quant à Mme Raindal, secrètement elle admirait son beau-frère. Elle
+lui était reconnaissante de détester les juifs, en qui elle exécrait
+les bourreaux du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes concernant
+les ecclésiastiques, en faveur de son aversion contre la race déicide.
+
+Sa petite figure ronde, aux joues molles et blêmes, s'empourpra d'un
+afflux de vanité, quand il la complimenta sur l'excellence du
+vol-au-vent; et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer à
+toutes ses saillies, bien que le comique véritable souvent lui en
+échappât.
+
+M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire; et le café pris, il
+regagna, avec son frère, le cabinet de travail, tandis que ces dames
+se rendaient à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer
+isolément, sans rien dire. Le maître somnolait, les yeux mi-clos, les
+pieds vers la grille rutilante de la cheminée, dans cette parfaite
+quiétude qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle Cyprien, lui, avait
+allumé sa lourde pipe de merisier des Vosges et marchait par la pièce
+en poussant de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer sa
+mitraille exterminatrice, toutes ces révélations meurtrières, que
+depuis deux heures il retenait par raffinement de plaisir intime.
+
+Et, brutalement, il lâcha la première bordée:
+
+--Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de ce soir!
+
+Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le soldat endormi au
+bivouac. M. Raindal tressaillit d'émoi, et, avec humeur:
+
+--Quoi? fit-il. Quel bonhomme?
+
+--Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de gentils
+renseignements... Il peut s'en féliciter, le monsieur!
+
+Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées par Schleifmann y
+passèrent.
+
+--Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal... Je connais peu
+Saulvard, j'en conviens... Je n'ai guère eu avec lui que des relations
+professionnelles.. Cependant jamais je n'avais entendu dire... Ton ami
+Schleifmann doit exagérer...
+
+A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous, sans répondre,
+tout au soin de vider dans un cendrier le culot éteint de sa pipe.
+
+--Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de silence... Où
+habite-t-il, ce Saulvard?...
+
+M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la gravité de la
+réponse à faire, et, essayant d'équivoquer:
+
+--Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première fois que nous y
+allons... Thérèse a la carte d'invitation et te le dira...
+
+--Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif l'oncle
+Cyprien... Allons donc!... J'admets que tu ne saches pas le numéro...
+Mais la rue, le quartier, tu le sais bien?
+
+--Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant son malaise et simulant
+des recherches lointaines... Il me semble qu'il habite avenue
+Kléber... oui, c'est cela, avenue Kléber...
+
+--Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur l'oncle Cyprien... Je
+l'aurais parié...
+
+Et alors, dans un tumulte de vociférations et de phrases comminatoires
+éclata sur le maître la tempête redoutée.
+
+L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une occasion pour replacer
+sa théorie des _Deux Rives_, et il la retonitruait avec fracas.
+
+A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur. Schleifmann et lui
+devaient s'en partager la gloire. Le Galicien avait fourni l'idée,
+l'oncle Cyprien les développements d'éloquence et la vigueur de son
+organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement, de la ciseler
+ensemble et de l'accroître en commun, ils avaient fini par n'y plus
+discerner leur lot personnel de collaboration, et par s'en attribuer
+chacun la paternité, quand l'autre était absent.
+
+Selon eux, Paris se composait de deux villes absolument distinctes par
+la population, les mœurs, les coutumes. La Seine séparait ces deux
+cités ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable s'étendait en
+face de Gomorrhe.
+
+Sion, la rive gauche, figurait la contrée de vertu, de science et de
+foi. Son peuple, chaste, modeste et laborieux, avait conservé, dans la
+pauvreté et le labeur, les traditions nationales, honnêtes et
+décentes. Les hommes y étaient purs, les femmes irréprochables. Tout
+l'héritage des ancêtres, loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y
+transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions de l'argent et
+des honteux exemples de l'étranger. C'était en réalité la ville
+sainte.
+
+Gomorrhe, la rive droite, représentait la région du vice, de la
+licence et de l'improbité. Elle servait de repaire à toute cette
+racaille cosmopolite, à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui,
+peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement glissées,
+agglomérées en France. Multitude nomade, scélérate et pillarde sans
+principes, sans patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif de
+l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli ses coffres et les
+manœuvres criminelles payé ses fastueuses demeures. Les femmes y
+valaient les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de
+l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus beaux, étaient
+devenus son domaine. Chaillot, Monceau, Malesherbes, le Roule
+courbaient devant ses ordres et devant son argent. On voyait là de
+longues rangées d'hôtels tous peuplés de rastaquouères, et des maisons
+que du haut en bas, à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le
+Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier du Nouveau-Monde,
+l'Américain suspect avec l'Oriental douteux. Et tout le pays
+s'épuisait à servir cette tourbe impudente, qui commandait en
+baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite.
+
+De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle Cyprien tirait
+toujours de gros effets, d'interminables discours et comme une marque
+locale pour apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche, tout
+de suite on acquérait ses sympathies. Qu'on logeât sur la rive droite,
+en un quartier riche, du coup il vous décernait sa méfiance, quitte à
+vous rendre justice, après, si vous méritiez son estime.
+
+Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à combattre tout ce que
+cette théorie pouvait avoir d'incertain psychologiquement ou
+topographiquement d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce
+qu'elle était simple, violente et corroborait ses passions.
+
+Mais ce soir surtout, reposé par le silence des deux journées d'avant
+et fouetté par la visite de Schleifmann, il chevauchait sa doctrine
+autour de M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice et
+caracoleuse.
+
+--Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans la pièce... Tu ne
+sais rien... Tu ne connais rien... Tu vis dans ton coin, enfoui au
+milieu de tes momies, dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as jamais
+été plus loin que le pont des Saints-Pères... Tu es une dupe, un
+exploité, un enfant... un _goy_, comme dit Schleifmann. Mais va donc
+te promener un jour où je t'indique... Cause, informe-toi,
+questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce monde-là, dans ces
+maisons-là, des saletés de premier choix, des choses abominables!...
+
+M. Raindal, à bout de patience muette, risqua une des parades usitées
+par lui dans cette polémique où les ripostes à la longue étaient
+devenues régulières, machinales, comme dans un duel de théâtre.
+
+--Pourtant tu ne prétendras pas que toute la vertu de Paris s'est
+réfugiée dans notre quartier!... Et je te le répéterai sans me lasser:
+il y a de l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la bonne
+société, de l'aristocratie même, qui ont quitté le Faubourg pour
+s'installer dans les quartiers neufs, aux Champs-Elysées, par
+exemple... Eh bien! ceux-là, tu ne me diras pas que ceux-là...
+
+L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement apitoyé:
+
+--Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon ami, je te dirai!...
+
+Et il se mit à dire, bondissant de digressions en digressions, sabrant
+à gauche, à droite, en avant, en arrière, faisant le moulinet des
+idées et abattant partout des têtes, dans une furie de charge
+universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, la juiverie, la
+chéquardise et la prêtraille subissaient le choc de ses coups, et il
+les renforçait par des citations de ses maîtres favoris, qui
+l'excitaient comme des cris de guerre.
+
+M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant que le silence exaspérait
+peut-être plus l'adversaire que des répliques anodines, il rouvrit le
+robinet aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses lèvres par
+phrases amorphes, inachevées, par petits jets intermittents, comme la
+bave incolore et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, ou
+cela séchait soudain au vent des invectives:
+
+«... La plaie des démocraties... mal nécessaire... Ce M. Rochefort a
+bien de l'esprit... L'expérience nous enseigne... Ce M. Drumont ne
+manque pas de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... Ça
+n'est pas d'aujourd'hui que les traitants ou les financiers... Je ne
+nie pas que M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... Nous
+atteignons à un tournant de l'histoire...»
+
+Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. En la voyant, l'oncle
+Cyprien avait instinctivement baissé la voix. Car, autant les détours
+timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, autant il craignait
+les gouailleries ou les nettes reparties de mademoiselle son neveu.
+
+--Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna doucereusement Thérèse...
+Je gagerais, mon oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre père?
+
+--Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint l'oncle Cyprien... Pas du
+tout, nous causions... Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe...
+
+Thérèse le considéra, avec une moue railleuse:
+
+--Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu t'échauffes... Je l'ai bien
+entendu de ma chambre...
+
+Et, se tournant vers M. Raindal:
+
+--Allons, père, il est onze heures... Maman est prête... Va passer ton
+habit...
+
+Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha de la cheminée, pour
+rétablir, devant la glace, sa coiffure que les fleurs avaient écrasée
+par endroits. C'étaient des œillets blancs, qu'elle portait en
+mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue égayait sa physionomie; et
+dans l'encadrement de mousseline rose que lui faisait le corsage, sa
+poitrine, par reflet, semblait d'un grain moins jaune, plus délicat.
+
+Elle se sourit ingénument. Elle était surprise de se trouver ainsi,
+gracieuse, séduisante, presque jolie. Et de fait, elle avait cet
+immatériel chatoiement de beauté que projette d'abord sur les femmes
+la splendeur insolite des toilettes de gala. Charme éphémère, léger
+comme une teinte de pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et
+les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les plus laides. Un
+instant, dans la solitude du chez soi, devant son miroir, on se trouve
+belle, assez belle, trop belle--et l'on ose partir, on part.
+
+--Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien qui observait d'un
+regard amical ces petits manèges de coquetterie... Alors, comme cela,
+nous allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?...
+
+--Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse avec un soupir. Et il faut
+s'amuser ici-bas... Il y aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y
+aura toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne s'amusaient
+pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient par ici, voilà tout...
+C'est la loi. Tu n'y peux rien...
+
+L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de sa tête rase, qui
+crépitaient un à un sous ses doigts.
+
+--Philosophie! Philosophie! murmurait-il dédaigneusement... Et puis,
+tu sais, mon neveu, nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop
+forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me gênes!...
+
+M. Raindal rentrait suivi de Mme Raindal, emmitouflée dans sa longue
+pèlerine, les cheveux piqués d'une vieille aigrette mauve, aux poils
+épars et fléchissants comme un pinceau usé.
+
+--Eh bien! nous descendons tous? demanda le maître à son frère.
+
+--Mais oui, en route, mauvaise troupe!
+
+Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte remit le numéro à
+M. Raindal.
+
+La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien referma la
+portière; et, comme la voiture s'ébranlait:
+
+--Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon neveu!
+
+Après quoi, il pinça cordialement le menton de Brigitte, qui souriait
+d'un air nigaud.
+
+--Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis!
+
+Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue Vavin: et, tout enfiévré
+de son triomphe, il faisait tournoyer à chaque pas, comme une
+sanguinaire masse d'armes, sa grosse canne en bois de cornouiller.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Le bal qu'offraient M. et Mme Lemeunier de Saulvard (de l'institut)
+«en leur appartement» de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles
+de Mlle Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec M. Brisset de Saffry
+de Lamorneraie, lieutenant au 21e hussards, avait attiré une grande
+affluence.
+
+Armée, beaux-arts, littérature, science, haute bourgeoisie, gens de
+savoir, gens de club, gens de banque et gens de salon, le contingent
+complet de leurs relations emplissait dès onze heures ledit
+appartement; et tout le monde, à défaut d'autre sujet d'entente,
+s'accordait pour déclarer la fête très réussie.
+
+Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, n'ayant pas ménagé les
+frais. Le buffet était somptueux, surchargé d'argenteries, de viandes,
+de sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, et les
+assiettes de fruits frappés y étalaient de loin en loin leurs larges
+rondelles roses ou vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout
+on avait prodigué les fleurs, en massifs, en corbeilles, en
+guirlandes. Des digues de chrysanthèmes blancs masquaient de leurs
+enchevêtrements crochus les croisées jusqu'à la moitié; et des
+chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le long des lustres, où,
+par les facettes du cristal, fulgurait avec calme l'intense lumière
+des lampes électriques.
+
+L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes rouges soutachées
+d'or. Ils formaient devant le piano une sorte de garde d'honneur
+barbare; et, dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les voir
+fourbir leurs instruments étranges, comme des sauvages au camp.
+
+Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. Un couple, deux
+couples, trois couples se levaient; et aussitôt les lueurs du parquet
+vide qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la foule emmêlée
+des danseurs. Des mères souriaient. De vieux savants, rêveusement,
+rythmaient du pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se
+penchaient en arrière avec des regards enamourés. Sous la béatitude de
+cette musique énervante, tous frémissaient un instant, malgré eux,
+d'une jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait se croire
+alors à une de ces réunions où des gens du même monde fusionnent dans
+une intimité joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi.
+
+Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était comme ces liquides,
+réfractaires au mélange, qui, dès qu'on cesse de les agiter, se
+séparent et mécaniquement reprennent leur couleur et leur place. Le
+tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements se
+dégrafaient, les regards affiliés rompaient leurs attaches. Chacun,
+d'instinct, retournait à son rang, vers les siens. Et de nouveau,
+dans l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de la salle, le
+parquet étendait sa steppe intimidante qui luisait sous les lustres.
+
+Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que quelques hardis jeunes
+gens des grands clubs: Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de
+Vernaise, Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, qui s'étaient
+commis là sur les suppliantes instances de Mme de Saulvard; et aussi
+des camarades du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon garance à
+bande claire, titrés pour la plupart ou portant de ces noms bourgeois
+qui, à défaut de la noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille
+dûment établie.
+
+Ils se promenaient autour des salons, seuls ou bien deux par deux,
+l'air méditatif, soutenant d'une main leur coude replié et frisant de
+l'autre leur moustache. Ils examinaient les femmes une à une,
+studieusement, comme des bêtes à la foire; et ils avaient tous la
+paupière si lourde, si dégoûtée, qu'on ne savait au juste s'ils
+rapetissaient exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit monde, ou
+s'ils n'étaient point tourmentés peut-être par une permanente et
+rebelle envie d'éternuer.
+
+Quant aux autres éléments de l'assemblée, Saulvard avait vainement
+tenté de les fondre ensemble, au début du bal, puis, devant les
+résistances, il avait renoncé.
+
+La haute banque avec la grande industrie et leurs tenants à toutes
+deux formaient ainsi un clan compact dans l'angle de droite du
+premier salon. Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même,
+ce groupe s'assombrissait si un intrus osait y quémander une chaise,
+un peu de terrain, le moindre accès. Il ne se montrait accueillant que
+pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, massés à coté,
+en une petite élite, se serraient étroitement après les saluts de
+rigueur; et affectant, dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils
+se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. Sauf
+quelques gentilshommes que le goût de la chair fraîche ou le besoin de
+conseils financiers aguichait vers l'autre clan, le groupe de la
+noblesse demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme et à ses
+virtuosités de morgue.
+
+Les Académies également conservaient leurs distances. Les cinq
+sections de l'institut siégeaient à la ronde sans fraterniser. A peine
+y échangeait-on de brèves aménités ou se passait-on des chaises pour
+éviter la promiscuité avec l'Académie de Médecine, cette intruse, que
+signalait à tous une odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée
+dans l'étoffe des habits.
+
+Les ménages de littérateurs s'étaient constitués en cercle fermé avec
+les ménages des peintres et des musiciens. Mais la gêne y régnait ou
+l'animosité réciproque.
+
+Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à la porte, prenait
+l'aspect d'un surveillant de bal public, d'un contrôleur de casino qui
+marque l'entrée des abonnés, en cajolant de même ses clientèles
+diverses.
+
+Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune bandée de courts
+favoris blancs--une tête de Japonais devenu maître d'hôtel--il
+souriait sans cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses
+hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le remerciement d'un
+pourboire. A chaque invité, dès le seuil, il murmurait, pendant quatre
+ou cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards roulaient
+alentour, discrets, confidentiels, et, de loin, on eût dit qu'il
+désignait aux arrivants le chemin du vestiaire ou de quelque autre
+endroit.
+
+Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade il s'élança à leur
+rencontre.
+
+--Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je commençais à
+désespérer...
+
+Il avait happé entre ses deux mains la main de M. Raindal, et il
+continua:
+
+--Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... Quel triomphe!...
+Quel beau livre!... Madame... Mademoiselle...
+
+Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de M. Raindal, il
+chuchota:
+
+--Vous savez, notre jeune homme est là... Un charmant garçon... Il
+plaira tout à fait à mademoiselle votre fille... C'est forcé.. _Fata
+volunt!..._ Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je vous amène
+le phénix...
+
+D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait M. Raindal vers
+le coin du salon où la section des Inscriptions avait disposé ses
+retranchements. Quelques chaises y demeuraient libres au premier et au
+second rang. M. et Mme Raindal s'installèrent en arrière, Thérèse
+devant, entre les deux filles d'un collègue de son père. Elles étaient
+maigres, menues, comme un attelage étique de fiacre à galerie, et, en
+causant, à la dérobée, elles inspectaient sa toilette. A la voix de
+Saulvard qui reparaissait suivi d'un jeune homme de petite taille,
+Thérèse dressa la tête.
+
+--Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus les demoiselles,
+permettez-moi de vous présenter un de nos jeunes confrères que vous
+connaissez assurément de nom: M. Pierre Bœrzell...
+
+Les deux savants balbutiaient des paroles de courtoisie que ni l'un ni
+l'autre n'entendit. Saulvard ajouta:
+
+--M. Pierre Bœrzell... Mlle Raindal...
+
+Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, comme le prélude d'une
+valse déroulait ses lentes harmonies, il murmura:
+
+--Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette valse?
+
+Thérèse refusa d'un ton de sympathie:
+
+--Non, monsieur, je vous remercie... Je ne danse pas... Mais, si vous
+le désirez, nous pouvons la causer, comme on dit, je crois...
+
+Bœrzell bredouilla une acceptation reconnaissante. Justement les
+petits chevaux de fiacre venaient de partir en course pour la valse.
+Il s'empara d'une des chaises restées vides à côté de Thérèse; et,
+tout de suite, la conversation, habilement engagée par elle sur le
+terrain scientifique, devint cordiale, presque familière.
+
+Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le nez un peu court,
+des joues boursouflées, qui débordaient comme des cloques hors d'une
+barbe enfantine, et les paupières rougies par le travail du soir. Mais
+ses yeux, derrière les verres épais du pince-nez, brillaient d'un
+éclat tendre et bon. Il avait dans la causerie ces inflexions
+caressantes, minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à faire
+tinter leurs mots comme des pièces de solide aloi; et, tandis qu'il
+parlait, ses gestes se démenaient plus allègres, plus vivaces, ses
+bras se déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace de malaise.
+
+Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa chaise et se mêla au
+marivaudage des deux jeunes gens. Ils flirtaient sur le sens d'une
+inscription trilingue récemment découverte en Mésopotamie, et Thérèse
+défendait son interprétation, avec cette assurance de professionnelle,
+cette voix d'homme qu'elle prenait toujours dans les discussions de
+science.
+
+--Ah! monsieur! s'écria Bœrzell, découragé... Mademoiselle est très
+forte, beaucoup plus forte que moi!... Elle m'a battu...
+
+M. Raindal acquiesça d'un sourire:
+
+--Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... Tenez, moi-même,
+souvent...
+
+Mais la valse finissait, et les petites haridelles, rentrant à la
+station, délogeaient le jeune savant. Il proposa à Thérèse:
+
+--Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous conduise au buffet, ainsi
+que madame votre mère?...
+
+--Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman?
+
+Et, tous trois, Mme Raindal au bras de Bœrzell, Thérèse les suivant,
+ils se dirigèrent vers le buffet, parmi la presse des danseurs qui
+regagnaient leurs chaises.
+
+M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans sa posture favorite:
+les coudes serrés au buste, les avant-bras relevés, les mains pendant
+au bout du poignet, toutes molles, comme les pattes d'un chien qui
+fait le beau. De sa place, par la baie de la porte ouverte à deux
+battants, il pouvait apercevoir, sans se pencher, la salle du buffet.
+Il voyait le dos de sa femme courbée sur la table d'apparat, où elle
+picorait hâtivement. Puis, contre la haute cheminée, bourrée jusqu'au
+marbre de floraisons blanches, Thérèse avec Bœrzell, dégustant à
+petits coups de cuiller des glaces roses qui semblaient des fruits, ou
+s'arrêtant par moments pour rire en se regardant, se parlant de près
+comme des amis de vieille date.
+
+Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune homme! Non, ce
+serait trop beau!... Et qui sait, pourtant!... Tour à tour, aux remous
+des réflexions contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en
+sourires attendris ou se plissaient d'une grimace d'amertume.
+
+Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient de son livre.
+D'autres accoururent. Un petit rassemblement d'ovation s'amassa autour
+de M. Raindal, lui cachant sa fille. Les derniers survenants
+inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour saisir les
+réponses du maître. On percevait des «Vous êtes infiniment bon...»,
+des «Je suis confus, en vérité...», des «Croyez bien que, de mon
+côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un l'autre à renchérir,
+protestaient de leur sincérité par un redoublement d'éloges.
+
+Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait afin d'écouter M.
+Raindal qui retraçait ses souvenirs de jeunesse, la misère des débuts.
+
+Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir les rangs
+de l'auditoire.
+
+--Pardon, messieurs!... Pardon..
+
+La main en proue de navire, il frayait le chemin devant une jeune
+femme brune qu'il avait à son bras, et, stoppant près de M. Raindal:
+
+--Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer les vœux d'une de vos
+admiratrices qui brûle de vous connaître?... M. Eusèbe Raindal... Mme
+Georges Chambannes...
+
+M. Raindal s'était levé et saluait, la main au dossier d'une chaise.
+
+--Madame, trop heureux...
+
+Mme Chambannes se récria:
+
+--Mais c'est moi, monsieur...
+
+Puis ils restèrent un instant en détresse, comme ne sachant plus que
+se dire, malgré leur bon vouloir mutuel.
+
+M. Raindal examina timidement la jeune femme. Sa petite figure
+d'aiglonne était adoucie par des yeux marrons à reflets langoureux; et
+les ondulations de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à l'antique,
+avaient en leurs riches replis quelque chose de sauvage et de
+volontaire. Enfin, elle poursuivit par phrases hésitantes où les mots
+déviaient souvent de la précision qu'elle leur eût souhaitée:
+
+--Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre livre... C'est un livre
+charmant, une très grande œuvre... Je ne peux pas vous dire combien
+elle m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce doit être si
+intéressant d'écrire des ouvrages comme cela... Et le style est si
+joli, si agréable à lire!
+
+--Je vous abandonne! interrompit Saulvard en clignant ses yeux
+obliques... Mes invités... Vous m'excusez!...
+
+Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, par discrétion,
+les gens de l'attroupement s'étaient écartés.
+
+D'un coup d'œil d'entente, M. Raindal et la jeune femme convinrent de
+s'asseoir pour continuer la causerie. Mais il vit si près du drap noir
+de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de Mme Chambannes que,
+machinalement, il se retira un peu. Elle accumulait en souriant les
+éloges, les offrant un à un, la poitrine tendue vers M. Raindal,
+comme si elle les eût détachés de son corsage. Alors l'embarras
+qu'éprouvait d'habitude le maître à causer avec les personnes de
+culture inférieure--telles que les ignorants, les femmes ou les
+mondains--s'accrut encore d'un trouble pudique devant le décolletage
+de son admiratrice. Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, en
+suivaient les courbes pleines et tranquilles. Il lui semblait qu'une
+invisible force les attirât vers cette peau mate et diaphane comme
+une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, dans la quiétude de
+leur jeune fermeté, haletaient contre le ruché de l'échancrure sans
+daigner même y prendre appui. Il répondait incomplètement, de travers,
+avec des fuites soudaines de pensée, aux exclamations, aux questions
+multiples de Mme Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter,
+intérieurement il la comparait à une suivante de Cléopâtre, oui, à une
+de ces gentilles esclaves grecques dont les beautés espiègles
+sertissaient la Reine des Égyptes, comme des nymphes autour d'une
+déesse.
+
+Cependant la verve louangeuse de la jeune femme se ralentissait.
+Maintenant son petit front uni se fronçait d'un pli de recherche dans
+l'encadrement des deux boucles plates qui le limitaient. Elle ne
+trouvait plus de chapitres, de passages, où piquer ses «si joli» et
+ses «si charmant», comme des bons points égaux de couleur alternante.
+Mais tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines
+retroussées palpitèrent de malice; et elle donna en mille à M. Raindal
+une autre raison, une dernière raison, pour laquelle elle aimait tant
+son livre.
+
+Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara avec modestie:
+
+--Je ne sais pas!
+
+--Eh! cherchez donc! ordonna familièrement Mme Chambannes en roulant
+les «r».
+
+M. Raindal, sans chercher, songeait:
+
+«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!»
+
+Et il répéta du même ton:
+
+--Non, décidément, je ne sais pas!
+
+Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise finale et, en
+réalité, son prétexte à relations, son amorce suprême... Eh bien!
+précisément l'hiver suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari
+un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre de M. Raindal était
+donc venu à propos, au moment où elle commençait à étudier les
+antiquités égyptiennes en vue de ce voyage; et naturellement...
+
+--Chère madame, interrompit une voix à l'accent guttural.
+Pardonnez-moi... Voudriez-vous me faire le plaisir de me présenter à
+monsieur...
+
+--Mais certainement!
+
+Et elle présenta:
+
+--M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs amis... et qui adore
+votre livre.
+
+C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux et à la prestance
+aristocratique. Avec ses favoris blancs et sa blanche moustache en
+croc il avait un type de général autrichien, une de ces têtes que
+volontiers on s'imagine coiffées d'un bicorne doré, à flottant panache
+de plumes vertes. Dans une attaque de paralysie faciale, causée par le
+krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière gauche qui
+retombait inerte, grisâtre, voilant l'œil aux trois quarts--et cette
+infirmité complétait, comme une glorieuse blessure, son air de vieux
+combattant de Custozza.
+
+Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, selon l'immuable
+règle qui veut que la plupart des gens achèvent leurs compliments par
+une apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui l'amenait vers
+le maître. Autrefois, il avait possédé une collection de camées, une
+collection tout à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité
+des objets qui la composaient, M. Raindal pouvait consulter plusieurs
+de ses collègues: le comte de Lastreins, de l'Académie des
+Inscriptions; le baron Grollet, membre libre de l'Académie des
+Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de l'Académie française, tous bons
+amis ou vieux camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette
+collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! M. de Meuze avait dû
+s'en défaire, à la suite de revers financiers. Mais il en connaissait
+l'acquéreur, un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si M. Raindal
+désirait, le marquis se targuait d'obtenir communication de la pierre.
+
+Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien se
+circonscrivit à l'art des camées, plus quelques commentaires adjacents
+sur la numismatique, dont le marquis avait des notions. Mme
+Chambannes, déroutée, pépiait de temps à autre, en sourdine, ses «si
+joli» et ses «charmant». M. Chambannes, un long garçon blond, au teint
+fripé, à l'œil veule, au cheveu fin et rare, l'avait rejointe. Sa
+grosse moustache cylindrique semblait un couvercle à charnière, tant
+elle recouvrait hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble de sa
+personne lasse paraissait aussi bien celui d'une fripouille avachie
+que celui d'un brave jeune homme épuisé par la fête.
+
+Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait à leurs babillages
+par des sourires approbatifs et fatigués. Il se fût reproché la plus
+légère rebuffade envers des étrangers si courtois malgré leur
+niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, cela l'impatientait,
+ces civilités forcées dont il n'apercevait pas le terme; et il ne
+l'ennuyait pas moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos de
+brocanteur, ses histoires de camées, de ventes d'occasions, ou ses
+nomenclatures de catalogue.
+
+Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. Mme Raindal revenait,
+accompagnée de Thérèse et de Bœrzell. Ce furent de nouvelles
+présentations. Mme Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses louanges.
+Mme Raindal bégayait, toute rougissante, comme des paroles d'excuse.
+Thérèse observait en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, Mme
+Chambannes demanda le jour de ces dames, l'autorisation de leur rendre
+visite. Il y eut une accalmie. On parlait pour parler, du bal, des
+tziganes, des danseurs. Et, soudain, Mme Chambannes interpella le
+marquis:
+
+--Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous dire... Vous permettez,
+mesdames?...
+
+--Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste infléchi, les sourcils
+arqués d'attention.
+
+Mme Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix:
+
+--Si vous disiez à Gérald d'inviter Mlle Raindal... Ce serait poli!
+
+--Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais courir la chance!
+
+Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, portant haut sa
+fière tête de feld-maréchal, et fouillant l'assistance de son unique
+petit œil vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua promptement,
+la main brandie comme un crochet pour happer quelqu'un qui fuyait.
+
+Du grand jeune homme que le marquis avait empoigné, Thérèse ne
+distinguait que les épaules carrées et la nuque brune au-dessus d'un
+reluisant col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger des choses
+absurdes, impraticables, car la nuque brune se secouait en dénis
+indignés, semblant affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du
+monde... Et brusquement, la nuque obéit, le grand monsieur fit
+volte-face en haussant les épaules. Thérèse sentit son cœur se tordre
+comme un serpent blessé.
+
+C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué par l'âge, plus affiné,
+plus à la mode, d'une classe supérieure. Mais c'était lui: les mêmes
+yeux aux larges prunelles couleur d'agate foncée, la même moustache
+noire aux pointes impertinentes, le même dandinement sur des jarrets
+pliants. Et il marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard
+en éveil comme pour reconnaître à distance contre quel ennemi on le
+menait.
+
+Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, dans un
+ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus ni ses parents, ni les
+Chambannes, ni Bœrzell, ni les couples qui commençaient à valser, ni
+les gens auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues bottines
+vernies, les pieds étroits et souples du jeune homme, qui se
+rapprochaient, se rapprochaient toujours.
+
+Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, et, saluant:
+
+--Mademoiselle, je vous présente mon fils, M. Gérald de Meuze.
+
+Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets:
+
+--Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin de cette valse?...
+
+Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de petite fille:
+
+--Mais, monsieur, je ne sais pas danser...
+
+--Qu'importe? Tout dépend du danseur...
+
+Il décochait à Mme Chambannes une preste œillade d'amitié ou
+d'ironie, et, comme tenant une gageure:
+
+--Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis la valse...
+
+Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien le voir, de s'abreuver
+à fond de ses traits. Elle ne put résister. Une raie de sueur lui
+mouillait le dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis dans
+d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, puis d'une voix brève,
+presque bourrue malgré le sourire dont elle tentait de la corriger:
+
+--Soit, monsieur... Essayons!...
+
+Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. Aux premiers pas elle
+trébuchait, par ignorance, crainte de manquer de rythme. Alors, la
+soulevant comme une enfant, il l'emporta délicatement parmi les
+danseurs. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Les couples la
+frôlaient sans heurts. Elle avait l'impression de glisser avec un
+amant robuste sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. Des
+sanglots lui barraient la gorge. Il la crut essoufflée, et,
+s'arrêtant:
+
+--Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je vous disais?... Cela va à
+merveille...
+
+Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses minces lèvres pâlies
+de plaisir.
+
+--La danse, c'est comme la nage! poursuivait le comte d'un ton
+paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... La musique vous pousse
+comme les vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller...
+
+Et il continua sa théorie, ses comparaisons, pour éviter un silence
+impoli. Thérèse répondait à demi, par monosyllabes indistincts. Elle
+se reprenait maintenant, comme au réveil de ces songes coupables où
+Albârt, la nuit, parfois la pressait si doucement. Quoi! elle, Thérèse
+Raindal, faiblir ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, sous
+l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait à l'autre! Un
+dégoût d'elle-même l'envahit. Pour dissimuler sa tristesse, elle
+s'appliquait à regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre
+qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet arrachaient du
+violon les mélodies pantelantes comme de longues lanières d'épiderme,
+et il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à veste
+cramoisie, l'œil écouteur, les paupières battantes. Elle enviait sa
+bestialité, la joie irréfléchie dont frissonnait son sombre visage.
+Ah! que n'était-elle comme lui, une brute sans pensée, sans subtilité
+et ne vivant que par les sens qui le soutenaient jusqu'en son art!...
+Un mouvement de Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant
+elle, le bras prêt à l'enlacer.
+
+--Nous repartons, mademoiselle?...
+
+Elle espérait encore refuser et, se contraignant, elle murmura:
+
+--Mais, monsieur, la valse va finir!
+
+--Profitons-en... Un dernier tour!
+
+Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux viraient vers la
+place où il allait la reconduire. Elle eut peur. Elle se vit
+remerciée, rassise, sevrée pour la soirée de ces délices retrouvées;
+et, dans un élan de concupiscence plus forte, résolument elle
+prononça:
+
+--Eh bien! oui, un dernier tour.
+
+Il rentra avec elle dans la cohue des couples. D'un imperceptible
+palpitement son bras étendu scandait la mesure, et, à chacune de leurs
+moelleuses passes, il semblait à Thérèse que le parquet ployait sous
+eux. Involontairement elle se colla à Gérald, s'incrusta à son
+enlacement. Tout le passé rejaillissait en elle au prestige de ce
+contact, par saccades brutales qui l'affolaient.
+
+Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier appel à sa puissance
+d'esprit, à sa dignité, à cette Mlle Raindal qu'elle était.
+
+--Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières de nouveau closes.
+
+--Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le jeune comte.
+
+Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. Sans rien deviner de
+son angoisse, il souriait aux camarades, et d'un coup d'œil
+goguenard, il les prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet,
+du coffre à bois qu'il lui fallait manœuvrer. Encore une heureuse
+idée qu'ils avaient eue là, son père et Zozé!... Sans compter qu'elle
+lui dépiautait l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, dont
+elle se cramponnait afin de ne pas tomber. Ah! par exemple, cela,
+c'était trop violent! Un pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et,
+comme il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, ne
+perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des deux bras, car elle
+pâmait, toute blême et raide comme une morte.
+
+--Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... Voilà bien ma
+guigne!...
+
+Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, bousculant un peu les
+gens qui encombraient le chemin, et, l'ayant accotée sur une
+banquette, contre le mur, il courut prévenir la famille.
+
+En un moment, les Raindal, les Chambannes, Bœrzell, le marquis,
+furent debout, se précipitèrent avec Gérald auprès de Thérèse.
+
+Mme Chambannes avait tiré de sa poche un flacon de sels en or où
+luisait un rubis cabochon, et, s'agenouillant presque, elle le fit
+respirer à la jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible
+gémissement de chagrin fusait seulement de ses lèvres disjointes qui
+découvraient ses dents inégales. On lui bassina les tempes d'eau
+fraîche, sans plus de résultat. Saulvard, comme on va réquisitionner
+les pompiers à leur poste, avait pointé droit vers le campement de
+l'Académie de médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien
+appuya son oreille à la poitrine moite de Thérèse et diagnostiqua:
+
+--Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite!
+
+Enfin, dans la chambre de Mme Saulvard, où sa mère et Mme Chambannes
+l'avaient conduite, elle rouvrit les yeux.
+
+Tout de suite, ses regards étaient allés avec stupeur à son corsage
+défait. Puis elle reconnut Mme Chambannes penchée sur elle, dans une
+pose d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme au chevet
+d'une agonisante.
+
+Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails de l'accident,
+l'ivresse inavouable qui l'avait étourdie et cette chute ridicule en
+plein bal. Quel double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu
+replonger au néant, détruire avec son corps le souvenir. Elle
+suffoquait de révolte, et subitement elle fondit en sanglots.
+
+--C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs! exhortait Mme
+Chambannes.
+
+Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse. D'un coup, se
+maîtrisant, elle s'était redressée, et, devant l'armoire à glace, elle
+commença rageusement à refaire sa toilette.
+
+Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa mère, de Mme Chambannes,
+et une colère croissante lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait
+la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une femme qui vient
+de défaillir! Un homme l'eût ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se
+fût pas relevée plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles étaient
+agrandies d'éclat, ses paupières meurtries d'une ombre brune comme
+après une nuit d'insomnie. La sueur avait posé des teintes huileuses
+sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses à travers la
+poudre de ses joues. La touffe d'œillets était tombée, formant dans
+ses cheveux, au-dessus du front, une alvéole profonde, une sorte de
+blessure aux bords noirs. Et les agrafes du corsage mal ajustées, dans
+sa hâte, faisaient bâiller la gaze autour de ses seins comme une corde
+transparente et lâche.
+
+--Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer Mme Chambannes... Vous
+sentez-vous mieux?
+
+Thérèse riposta froidement.
+
+--Beaucoup mieux, madame, je vous remercie.
+
+Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une voix qui commandait:
+
+--Nous partons, maman?
+
+--Comme tu voudras, ma fille! répliqua Mme Raindal.
+
+Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs les attendaient.
+
+A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner et Bœrzell
+l'imitait. Mais, comme par mégarde, Thérèse s'échappa dans la
+direction du vestiaire. Ils n'étaient plus là quand elle revint au
+bras de son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à demi replié,
+la soutenait, en traînant la jambe. Mme Raindal fermait la marche, le
+dos voûté dans sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard leur fit
+escorte jusqu'au palier.
+
+--C'est la chaleur, cette damnée chaleur! répétait-il d'un ton
+compétent.
+
+Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène de la rampe, il cria:
+
+--J'enverrai chercher des nouvelles demain... Ce ne sera rien,
+j'espère, mon cher collègue!
+
+ * * * * *
+
+Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur le strapontin, avait
+laissé le fond aux dames. Tous trois restèrent longtemps silencieux.
+Ils contemplaient songeusement, à travers les carreaux dépolis par la
+buée, les rues noires et les becs de gaz dont les flammes jaunes dans
+la brume s'aplatissaient en éventail. Le maître, assis de côté, à
+chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper à la courroie
+de la vitre dont le cuir dur lui tranchait les mains, et le bois de la
+portière macérait sans répit ses rotules. A un choc plus rude qui
+l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée s'écria:
+
+--Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici entre nous deux.
+
+--Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne bougez pas... Et toi,
+fillette, cela va-t-il?
+
+--Très bien, père, merci...
+
+La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée derechef. Dans la
+pénombre, M. Raindal contemplait son profil maussade en arrêt vers des
+pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute son énergie et, avec
+bonhomie:
+
+--Eh bien, fillette? demanda-t-il.
+
+--Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse.
+
+Il y eut un temps, puis M. Raindal articula:
+
+--Eh bien, ce jeune homme du bal!...
+
+Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches, elle repartit
+d'un ton de bravade:
+
+--Quel jeune homme?
+
+--Ce M. Bœrzell!
+
+Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il ne s'agissait que de
+celui-là!... Elle l'avait tellement oublié, le pauvre garçon! Et, en
+souriant, d'une voix ferme, elle prononça:
+
+--Non, jamais, père!
+
+M. Raindal insista:
+
+--Pourquoi? Il avait l'air de te plaire...
+
+--Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est tout...
+
+--Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?... Que je sache, au
+moins...
+
+--Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas.
+
+Elle avait saisi la main de son père et lui offrait tendrement sa joue
+à baiser. M. Raindal l'embrassa en grommelant:
+
+--Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te forcer...
+
+Et par matoiserie, besoin de se rendre compte, il ajouta, sans quitter
+la main de la jeune fille:
+
+--Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que l'autre.
+
+Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse qui se rétractait.
+
+--Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?... ce M. de
+Meuze...
+
+Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec dépit:
+
+--Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie... M. Bœrzell ne me plaît
+pas... je le refuse... cela suffit... Je crois que j'ai l'âge,
+n'est-ce pas?
+
+Le maître ne répliqua point. Plus de doute, maintenant. C'était ce
+grand monsieur, cette espèce de Dastarac mondain, qui avait gâté tout,
+écrasé le petit Bœrzell par son avantageuse stature. Une partie
+perdue, quoi!
+
+Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations intérieures.
+
+On n'entendait plus que le ferraillement des roues contre le pavé ou
+les stridentes vibrations des vitres dans leur cadre.
+
+Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie, et Mme Raindal, en son
+coin, paraissait aussi sommeiller. Mais elle ne dormait pas. Une
+torture de remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait sous les
+paupières ses regards éveillés. Elle supputait avec angoisse combien
+d'heures s'étendaient jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni
+où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser ses récents
+péchés. Car, poussée par la soif ou cédant à la tentation, elle avait
+repris par trois fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise
+au champagne, sans compter nombre de petits fours et autres menues
+friandises.
+
+
+
+
+V
+
+
+Comme, vers onze heures un quart, Mme Chambannes achevait sa toilette,
+on frappa à la porte, et, par l'huis entrouvert, un bras à manche de
+lustrine tendit un petit bleu.
+
+--Une dépêche pour madame! annonçait une voix.
+
+--Donnez vite! fit Mme Chambannes.
+
+La femme de chambre, quittant la jupe de sa maîtresse, qu'elle était
+en train d'agrafer, courut prendre la dépêche.
+
+Mme Chambannes avait déchiré le pointillé d'une main déjà tremblante,
+et elle lut avidement, les regards galopant le long des lignes:
+
+ «Mardi matin, 10 heures.
+
+ «Ma bonne petite Zozé, je ne sais où j'avais la tête en te disant
+ hier soir à ce bal que nous déjeunerions aujourd'hui ensemble chez
+ nous. Je suis engagé depuis huit jours chez les Mathay.
+ Heureusement que je m'en suis souvenu à temps. Nous rattraperons
+ cela. Pardonne-moi mon étourderie, et à tantôt quatre heures. En
+ hâte tous les baisers de ton _old_.
+
+ «G.»
+
+Elle déposa avec flegme, sur le lavabo, la dépêche repliée. Puis dans
+une pelote de velours carmin, elle choisit deux petites épingles de
+perle dont elle piqua soigneusement sa cravate à larges pans de
+dentelles. Mais elle ne se contenait plus, et, d'une voix un peu
+rauque:
+
+--Lâchez tout cela, Anna, murmura-t-elle... Cherchez-moi ma robe de
+chambre rose...
+
+--Mais, madame ne sort donc plus? se récria la camériste en simulant
+la surprise.
+
+Mme Chambannes avait jeté son corsage sur une chaise et dégrafait
+fiévreusement sa jupe.
+
+--Non, je ne sors plus...
+
+--Madame déjeunera ici? Dois-je appeler la cuisinière?...
+
+--Oui... non..., balbutia Zozé. Dites-lui de me faire à déjeuner... ce
+qu'elle voudra...
+
+--Bien, madame!
+
+Elle rentrait, portant sur le bras un long peignoir soyeux, enrubanné
+de satin rose. Mme Chambannes l'endossa, et, tout en nouant les
+rubans, sèchement, elle commanda:
+
+--Maintenant, allez-vous-en!...
+
+Anna disparut. Mme Chambannes s'affala dans un fauteuil de cretonne.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi, ils ne déjeuneraient pas ensemble, c'était sûr, définitif,
+irrévocable. Gérald n'avait pas hésité entre elle et cette Mathay! Il
+prévoyait bien pourtant quelle poignante déception il lui causerait en
+rompant, au dernier moment, sa promesse.
+
+Le misérable! Elle se l'imaginait d'avance chez les Mathay, à table,
+assis à côté de la comtesse, une petite blonde au nez retroussé, à la
+figure puérile, impudique et gouailleuse. Il faisait l'aimable, le
+joli parleur, appuyant ses regards à ceux de la dame, se livrant de
+ses grands yeux en gentils abandons. Et le déjeuner finissait. On se
+rendait dans le hall. On buvait le café. Qui sait? Mathay sortait
+peut-être, les laissait seuls en vrai nigaud de mari qu'il était.
+Alors que se passerait-il? Car on la connaissait la jeune gaillarde de
+comtesse. Elle ne passait pas pour une citadelle, pour le Capitole!...
+Oh! l'infamie et l'abjection!
+
+Mme Chambannes aurait voulu saisir son cœur à deux mains et le lancer
+loin d'elle, dehors, par la fenêtre. Ses ongles griffèrent la place où
+il palpitait, à travers la soie du peignoir, la cuirasse du corset, et
+elle songea à des représailles, comme chaque fois que la trahison de
+Gérald lui semblait un fait accompli.
+
+C'est cela, elle se vengerait, elle le tromperait, elle irait se
+donner à un autre, à n'importe lequel de tous ceux qui la
+courtisaient. Des noms d'hommes, avec des décors, surgissaient dans
+son esprit: l'atelier de Mazuccio, le petit sculpteur, les
+garçonnières de Burzig ou de Pums, le mari de son amie Flora. Partout
+on l'attendait, partout on l'accueillerait comme une souveraine qui
+daigne s'offrir. Elle leur crierait dès le seuil: «Me voici,
+prenez-moi!» Et ils choiraient à genoux, en bégayant: «Merci!» avec
+des sanglots de bonheur.
+
+Ces visions flatteuses la calmèrent. Elle marchait dans le cabinet de
+toilette, essayant de fixer son choix. Auquel s'adresserait-elle? Ils
+lui répugnaient pareillement. En se figurant aux bras de chacun d'eux,
+un frisson de répulsion lui faisait secouer la tête. Pouah! Quel
+courage de rancune il lui faudrait pour s'abaisser là! De plus, aucun
+peut-être ne se trouvait libre. Elle risquait des refus polis, un
+camouflet. Non, tout s'y opposait. Puis elle s'avoua mélancoliquement:
+«D'ailleurs, jamais je ne pourrai!»
+
+Elle était retombée dans le fauteuil, les muscles mous et meurtris de
+tiraillements, comme si elle eût marché des journées durant.
+
+Elle ramassa sur le marbre le petit bleu pour le relire. Chaque mot
+lui paraissait insulte ou mensonge. Des larmes lui montèrent aux yeux.
+A la rage le chagrin succédait. Comme il était méchant, glacial,
+impitoyable parfois, ce Gérald! Elle eût aimé avoir auprès d'elle une
+amie maternelle, capable de comprendre et de plaindre, à qui elle se
+fût confiée en pleurant. Mais qui? Hélas! pour recevoir de telles
+confidences, ni Flora Pums, ni Rose Silberschmidt, ni Germaine de
+Marquesse, ses anciennes compagnes du cours Levannier, ni la bonne
+tante Panhias n'avaient l'âme assez haute et assez charitable! Rien
+qu'à la pensée de leur joie dissimulée ou de leurs consolations
+grossières, l'orgueil de Zozé s'insurgeait.
+
+Elle recommença à sangloter.
+
+Elle avait l'impression d'être échouée sur une île déserte, et
+volontiers elle eût appelé la mort. Elle se sentait à ces instants de
+drame, si délaissée de tous, si petite Mouzarkhi, si seule et si
+étrangère, l'infortunée Mme Chambannes, malgré son nom français et son
+éducation de Parisienne! Pauvre fleur exotique plantée à ras de terre
+sur un sol ennemi où ses brèves racines craquaient comme des fils aux
+plus faibles bourrasques! Nulle aide ne la soutenait dans la détresse.
+Elle ne possédait pas même le recours d'invoquer le ciel, de se
+réfugier en Dieu, puisqu'on l'avait élevée hors de toute foi
+religieuse. Et quand elle voulait prier, il ne lui revenait qu'une
+courte et bizarre oraison, celle que chaque soir, à l'époque de son
+enfance, la bonne tante Panhias lui faisait réciter en chemise, avant
+de se mettre au lit. Inconsciemment elle la répéta:
+
+«Mon Dieu, soyez béni!
+
+«Faites que je sois sage, faites que je travaille bien, faites que je
+contente papa, ma tante, mon oncle, et faites que papa ne saute pas
+demain à la Bourse. _Amen!_»
+
+Elle sourit à cette dernière phrase. Elle se remémorait son père, mort
+depuis bientôt sept ans, son brave homme de père, si étrangement
+tendre et improbe à la fois.
+
+Un type, ce Mouzarkhi dont les origines, pour les intimes, les
+compatriotes, comme pour les autres, étaient demeurées obscures,
+inexplicables.
+
+Débarqué un jour d'Alep à Paris, sans relations, sans truchements,
+sans patrons d'aucune sorte, au bout de six mois il acquérait à la
+Bourse une des plus puissantes situations de remisier qui fussent sur
+la place. On disait bien qu'il jouait, gagnait plus par l'agio que
+par les courtages. Mais il bénéficiait de l'indulgence mêlée de
+respect qu'on accorde aisément dans ce monde-là aux joueurs heureux.
+Il ne se cachait pas, par contre, de ses spéculations. Il avait juré
+de s'arrêter, de cesser tout labeur, sitôt qu'il aurait le million. Il
+allait y atteindre quand, pour la première fois, il sauta. Son passif
+était du double. Pendant quelques semaines, discrètement, il se
+retira. Puis il revint. Actif, cordial, ingénieux, il se refit
+rapidement des clients, du crédit. Son négoce maintenant avait un but
+plus noble; acquitter les créances. Durant deux ans, il solda
+régulièrement des arrérages. Il ne lui manquait que trois cent mille
+francs pour épuiser le reliquat de ses dettes. Il ne sut pas
+patienter, rejoua afin de les gagner plus vite, et pour la seconde
+fois, il sauta. La malchance ne l'abattait point. Il reprit son
+trafic, menant l'existence large et gaie, travaillant, payant,
+spéculant, resautant, rebondissant comme un ballon léger et solide. A
+son sixième saut, il ne survécut pas. Il était tombé de trop haut,
+d'une fortune fictive de deux millions au néant et moins. Il mourut
+d'apoplexie en pleine Bourse, insolvable, mais laissant la réputation
+d'un camarade fort sympathique et d'un financier merveilleusement
+doué.
+
+Pourtant, auparavant, il avait assuré le sort des siens en bon père de
+famille.
+
+D'abord, à la mort de Mme Mouzarkhi, décédée peu d'années après
+l'arrivée à Paris, il avait appelé en France son beau-frère, M.
+Panhias, avec sa femme, pour les charger de l'éducation de la petite
+Zozé. D'où venaient-ils, ceux-là? D'Alep, de Ghazir ou de Stamboul?
+Étaient-ils Grecs, Juifs, Turcs ou Maronites? Personne n'avait pu
+l'apprendre, les Panhias se montrant aussi réservés que M. Mouzarkhi
+sur le problème de leur extraction. Ils avaient tous deux un accent
+indéfinissable qui tenait simultanément de l'espagnol, du hongrois et
+du moldo-valaque. Panhias, un homme modeste et taciturne, faisait
+fonctions de fondé de pouvoirs dans la maison de son beau-frère. Mme
+Panhias veillait fidèlement à l'instruction de la petite,
+l'accompagnant le jour au cours Levannier, demeurant avec elle le
+soir, quand le père allait au théâtre ou ailleurs. Elle était
+corpulente, enjouée, et, par accès, communicative. Grâce à elle, on
+savait que les Panhias n'avaient point gravement pâti dans les
+déconfitures de leur parent, et conservaient, malgré les déboires, une
+quinzaine de bonnes mille livres de rente. Mais sur le reste elle
+gardait le silence, vertu traditionnelle de la famille.
+
+Puis M. Mouzarkhi, un an avant le saut suprême, avait prudemment muni
+sa fille d'un mari. L'affaire, proposée par un collègue de la Bourse,
+ne s'était pas amorcée sans mal. Des deux côtés on se méfiait. Les
+agences consultées avaient fourni des renseignements à faire peur.
+Elles représentaient M. Mouzarkhi comme un homme très choyé parmi les
+gens de son métier, mais d'un crédit suspect et souvent entamé.
+Georges Chambannes, fils d'un petit médecin du Berri, ex-élève de
+l'École centrale, était, selon elles, un ingénieur d'avenir,
+industrieux, hardi, mais ayant jusqu'ici végété, cherché vainement sa
+voie dans des entreprises louches. Enfin, après réflexion, on sentit
+de part et d'autre que trop d'exigences seraient messéantes. On
+transigea sur le terrain de l'espoir, de la confiance respective en
+des époques meilleures. Et les pourparlers aboutirent.
+
+Zozé qui ne souhaitait que mariage, délivrance de la tutelle Panhias,
+liberté, agréa, dès la première entrevue le jeune Chambannes. Il
+était, au surplus, joli homme, élégant et d'allures caressantes. Il
+n'insista pas pour la cérémonie religieuse que M. Mouzarkhi, désireux
+d'observer la neutralité ou l'incognito en matière de foi, déclarait
+contraire à ses principes de vieux républicain et de positiviste. Au
+vrai, on eût réclamé à Zozé un acte de baptême dont M. Mouzarkhi
+s'était abstenu de la pourvoir et l'obtention de ce diplôme eût encore
+retardé l'union. Le mariage fut donc célébré civilement. La moyenne
+Bourse tout entière y assista, voire même quelques personnalités de la
+Haute Banque, où M. Mouzarkhi comptait des admirateurs, sinon des
+amis. Et, le soir de la célébration, le jeune ménage s'installait dans
+un coquet hôtel de la rue de Prony, cadeau de noces du financier. Il
+joignait à l'immeuble un capital de cent mille francs pour aider
+l'ingénieur à trouver cette voie qu'il cherchait.
+
+En deux ans, sans rien découvrir, Georges Chambannes eut mangé toute
+la somme et lourdement hypothéqué l'hôtel.
+
+Il ne restreignait pas son budget. Au contraire. Il le soutint et
+l'étendit par le jeu, des expédients cachés, de sombres tripotages. On
+affirmait aussi qu'il touchait des secours chez de vieilles dames
+généreuses dont on citait les noms; et ces bruits ne rencontraient que
+peu d'incrédules, car il était beau garçon, dépensier, sans profession
+ni ressources avérées, et puis le discrédit, comme la gloire, a ses
+légendes auxquelles tout le monde veut ajouter foi par malice ou
+niaiserie.
+
+Mais qu'il passât la nuit au tripot, découchât ou parût maussade, Zozé
+ne s'alarmait pas. Même aux périodes de malheur, ayant toujours ignoré
+la gêne, empocher des sommes d'argent et, celles-là gaspillées, en
+redemander et recevoir d'autres, lui semblait la fonction naturelle de
+la femme. Un refus, une remontrance, une diminution de son luxe seuls
+auraient pu l'inquiéter, et Georges jamais ne lésinait.
+
+Elle ne modifia donc son existence que du jour où, par une amie, elle
+apprit que Georges courait les filles. Le changement fut
+imperceptible, se fit sans scènes et sans fracas. Elle prit un amant.
+
+C'était un de ses parents qu'elle avait lieu de tenir pour son cousin,
+Démètre Vassipoulo. Établi à Paris depuis dix-huit mois à peine, tout
+jeune,--il avait vingt-trois ans,--une mince moustache brune comme
+tracée au charbon, Démètre courait déjà sur les traces de l'oncle
+Mouzarkhi. A la Bourse on escomptait son avenir comme une valeur
+d'État, sûr qu'il ferait une colossale fortune ou une banqueroute
+retentissante.
+
+Il sillonnait tout le jour Paris, à demi affalé en sa voiture au mois,
+le bras languissamment posé le long de la capote, ainsi qu'un riche
+capitaliste qui s'étire, et le cuivre de ses harnais ou le grelot
+signalant son approche scintillaient au soleil comme des insignes
+triomphaux.
+
+Zozé l'aima pendant trois mois. Il avait des ardeurs de bête et des
+ingénuités de sauvage. Elle s'en amusait, puis elle les contait à deux
+ou trois de ses amies intimes qui comparaient avec leurs amants. Ou
+bien elle lui révélait l'attrait du savoir-vivre, enroulant sa candeur
+dans la trame des usages, comme son tailleur lui faisait des vêtements
+à la mode.
+
+Mais au bout de trois mois, Démètre la fatiguait. Elle le garda deux
+mois encore, par charité, pensait-elle, quoique ce fût par prudence
+et, à son insu peut-être, en attendant mieux.
+
+Sitôt qu'elle crut avoir trouvé l'amant irréprochable, elle quitta
+bien vite le jeune boursier. Comme prétexte, elle alléguait des
+dénonciations, sa sécurité, son honneur à sauver. Démètre pleura
+beaucoup et rugit sa douleur en un dialecte si rauque que l'on eût
+dit les cris d'un lionceau malade. Elle eut des remords pendant
+huit jours. La nuit, elle s'imaginait entendre ses clameurs
+inintelligibles. Elle rêvait de fauves qui la menaçaient. Et son
+nouvel amant lui reprochait d'être morose, de soupirer sans raison
+valable.
+
+Elle ne se consola vraiment qu'un soir au Nouveau-Cirque. Elle y avait
+vu Démètre en frac, cravate blanche, bouquet d'œillet au revers,
+occupant le bord d'une loge avec une grosse fille blonde, et pouffant
+aux farces des clowns.
+
+Dès lors, ses regrets finirent, et son nouvel amant, Lastours, n'eut
+plus qu'à se louer d'elle.
+
+Il tenait commerce de peinture dans un petit hôtel de la rue
+d'Offémont. Brun, chauve, une barbe de mignon, une bouche brutale, des
+mains de portefaix, il figurait avec avantage parmi ce syndicat de
+certains peintres négociants dont le Paris parvenu assure
+fraternellement le vivre en même temps que la notoriété. Familier
+assidu des hauts salons mondains, frayant avec l'élite des clubs et de
+l'art, vêtu comme un sportsman, drôle comme un cabotin, un suave
+parfum d'au delà, une vapeur aristocratique semblait flotter autour de
+ses épaules carrées. Zozé, en l'écoutant, se sentait plus près du
+monde. Il était pour elle l'échelon supérieur où l'on se croit déjà
+rien qu'à l'apercevoir, et elle s'y cramponnait avec ferveur. Elle
+admirait comme de l'esprit le plus fin son bagout d'atelier, ses
+gamines scies d'école, l'obscénité de ses propos. Il n'avait qu'à
+parler pour qu'elle pâmât de rire, à formuler un souhait pour qu'elle
+se précipitât; et en quatre mois, Chambannes lui acheta trois toiles.
+Néanmoins bientôt Lastours abusa. Il traitait en servante celle qui ne
+rêvait que de le servir, la malmenait au gré de sa mauvaise humeur et
+parfois, après l'entrevue, enjoignait à la douce Zozé de lui
+reboutonner ses bottines.
+
+Ces insolences, chaque jour renouvelées, exaspéraient la malheureuse,
+tombaient sur son amour comme des crachats sur une flamme.
+
+Fraîche, jolie, aimante et d'humeur gaie, pourquoi n'obtenait-elle pas
+ces béatitudes du cœur qui sont le lot de tant d'autres moins belles?
+Et dans une intuition fugace, mélancoliquement Zozé se répondait: Oui,
+moins belles souvent, mais Parisiennes, mais informées et résolues,
+mais opérant sur le sol natal, au lieu d'être comme elle une petite
+Mouzarkhi, vaguant aveuglément au souffle de ses instincts, plus
+hésitante et malhabile qu'une fillette égarée en pays inconnu!...
+Puis, le lendemain, dans un regain d'espoir, elle retournait chez
+Lastours!
+
+Quand elle cessa de l'aimer, elle voulut se venger des outrages
+endurés; et, par une tactique instinctive et banale, elle se donna à
+un de ses amis, un peintre aussi,--un concurrent,--du nom de Moutiers,
+qui logeait deux portes plus loin.
+
+Celui-là, un petit monsieur ventru et roux, déguisa encore moins que
+l'autre. Plus ambitieux et plus âpre au gain que Lastours, Moutiers
+n'entendait nullement perdre son temps avec les dames. Les affaires
+avant tout, et, pour une vente projetée, un rendez-vous d'acheteur,
+une visite de cliente, il renvoyait Zozé ou la décommandait sans
+ambages. Une fois, elle dut ainsi rester une heure enfermée dans
+l'arrière-soupente où se dévêtaient les modèles, affolée et transie,
+parce qu'un riche Américain était venu, pendant la séance, faire
+emplette chez le peintre.
+
+Moutiers, après le départ de son Yankee, tout à l'allégresse du marché
+conclu, se promenait dans l'atelier, oubliait de délivrer la captive;
+et à ses cris seulement, il lui avait ouvert, souriant, la trouvant
+bien bonne, quoique Zozé pleurât de dépit.
+
+Six semaines de ce régime la dégoûtèrent d'abord de Moutiers, puis à
+jamais des peintres mondains et, croyait-elle, des aventures.
+
+Qui eût pensé que ces hommes, si galants au dehors, fêtés et cajolés
+par les plus belles, fussent dans l'intimité à ce point malotrus? Et
+pourquoi même s'astreindre à ces liaisons fortuites, s'exposer aux
+insultes sans l'excuse de la tendresse, chercher le bonheur d'amour au
+lieu d'attendre qu'il vînt?
+
+Que lui manquait-il, d'ailleurs, pour être la plus enviée des jeunes
+femmes?
+
+Georges sortait moins la nuit, se montrait plus affable, la menait
+plus souvent au bal et au théâtre. Il lui avait, pour le jour de sa
+naissance, fait présent d'une voiture au mois. Ses affaires enfin
+prospéraient. Il payait une à une les vieilles notes de fournisseurs,
+les dettes criardes, les intérêts de l'hypothèque en retard; et Zozé,
+vaguement, savait qu'il dirigeait de loin, comme ingénieur-conseil,
+une vaste exploitation de mines en Bosnie.
+
+Un renouveau d'affection la rapprocha alors soudain de son mari. Elle
+s'en vantait à ses amies, déclarait l'époque des folies passée! Et
+pour remplacer ses amants, elle se jeta avec fougue dans les plaisirs
+de l'intelligence.
+
+Elle se mit à lire sans merci, sans choix et sans trêve tous les
+ouvrages du jour que son libraire lui désignait. Mémoires, romans,
+poèmes, voyages, rien ne lassait son appétit. «Je dévore!»
+disait-elle. Et, de fait, elle avalait, elle engouffrait sans digérer
+ni retenir.
+
+Elle s'abonna aux conférences, savoura l'ancienne chanson et
+s'enthousiasma de la nouvelle. Le dimanche, elle fréquentait les
+concerts et rêvait en musique à ses liaisons d'antan. Elle ne
+négligeait que les Salons, par rancune contre les peintres. Mais nulle
+lueur de raison ne perçait ce tumulte d'études contraires. Mme
+Chambannes s'étonnait, qu'ayant tant appris, elle n'acquît pas plus
+d'assurance. Ses opinions fuyaient à l'appel comme des mouches. Elle
+balbutiait chaque fois qu'il s'agissait d'exprimer son avis. Et
+finalement les joies d'intellect l'ennuyèrent...
+
+A partir de ce moment, pour le laps de deux ans, ses souvenirs
+s'embrumaient...
+
+Qu'avait-elle fait ensuite, durant ces deux années? Elle se rappelait
+bien qu'au 14 juillet, Georges avait obtenu la croix. Mais le reste,
+cette chasse forcenée à l'amant parfait que, malgré elle, invoquaient
+son cœur et ses sens,--que demeurait-il de tout cela, séché, tassé au
+fond de son cerveau par des amours brûlantes et plus lourdes? Deux
+ombres anémiées dans une lumière grisâtre reparaissaient devant ses
+yeux: toujours elle et auprès un homme, celui-ci, celui-là, noms et
+traits oubliés, emmêlés, confondus par l'estompe du temps: flirts dans
+des bals, promenades blanches en fiacre de cercle, baisers inachevés,
+ébauches d'abandons, vaines tentatives, espoirs et illusions déçues!
+Comment eût-elle chéri ces êtres, ces commis de Bourse allemands, ces
+courtauds exotiques mieux nippés que des seigneurs et plus goujats que
+des rustres? Leur avait-elle cédé? Peut-être. A un, à deux, ou pas du
+tout. D'honneur, elle n'eût pu préciser, et plus tard, quand gravement
+elle jurait à Gérald qu'elle n'avait jadis connu qu'un amant, elle ne
+mentait sciemment que de deux, la brouillonne petite Mouzarkhi!
+
+Pourtant, dans ces recherches, le dévergondage ne la guidait pas
+uniquement.
+
+Elle désirait en secret un amant idéal dont traits par traits
+l'effigie exquise s'accentuait dans ses songeries. Mais l'imagination
+de beaucoup de femmes est comme leur corps. Elle ne sait que
+reproduire et non pas créer. Celle de Mme Chambannes, fécondée par la
+lecture de certains romans en vogue, agissait selon leurs formules.
+
+Elle se figurait donc le héros espéré avec une grande barbe blonde, un
+regard mélancolieux où flottait l'ombre humide de la douleur passée,
+trente ou quarante mille francs de rente et un nom qui, pour n'être
+pas noble, restait dans la roture élégant et cossu.
+
+Il aurait naguère cruellement pâti par les femmes, par une surtout,
+actrice traîtresse, éprise de tromperie, de réclame et d'argent. Mme
+Chambannes, involontairement, se complaisait à ce détail. Un pli amer
+soulevait parfois la lèvre de l'amant désabusé. Par cette fissure, des
+blasphèmes jaillissaient contre le sexe perfide et ennemi de l'homme.
+Mme Chambannes, de ses baisers, arrêtait tendrement la fuite des
+anathèmes, posait sur sa poitrine cette tête pleine de chagrin,
+ramenait sur cette bouche défiante le sourire. Au besoin, s'il l'eût
+exigé, elle partait avec lui. Ils s'exilaient alors dans une petite
+île anglaise, loin du monde mauvais, et demeuraient des heures seuls
+côte à côte sur la grève, leurs deux mains jointes, à contempler
+indéfiniment les jeux changeants des lames ou les navires rentrant du
+large.
+
+Que n'arrivait-il pas? Tout était prêt pour le recevoir, pour le
+suivre, jusqu'à la liste imaginaire des objets, des toilettes de
+voyage que fébrilement on empilerait dans une malle d'osier sanglée de
+courroies jaunes et recouverte de luisante vache noire!
+
+Il tarda, mais il arriva.
+
+Il était sédentaire, égoïste, titré, libertin, sans barbe, sans
+langueur, sans rancœur. Dès le début, Mme Chambannes l'adora tout de
+même.
+
+Il se nommait Gérald de Meuze, fils du marquis de Meuze, de la branche
+des Meuze du Poitou. Georges l'avait connu en classe au lycée
+Chamfort, puis, leurs études terminées, l'avait perdu de vue.
+
+La présentation se fit aux courses d'Auteuil, un jeudi tranquille,
+dans une intime réunion de printemps. Elle fut décisive.
+
+Tandis que Georges, par orgueil ou par passion de joueur, les laissait
+ensemble, s'éloignait pour vaquer à l'œuvre de ses paris, Gérald
+partout accompagnait Mme Chambannes, ne quittait point ses pas.
+
+Il la promena devant les tribunes, l'escorta au paddock, s'égara avec
+elle derrière les bâtiments, sur les pelouses que le public désertait
+à l'instant des épreuves.
+
+De larges odeurs de gazon coupé, moites et âpres comme la brise de
+mer, pénétraient leur poitrine. Mme Chambannes balbutiait de bonheur.
+Une extase nouvelle faisait palpiter ses seins sous le foulard léger
+de son corsage. Elle allait la tête basse, suivant des yeux la pointe
+de ses souliers vernis qui luisaient en glissant dans l'herbe. Enfin,
+il était venu, l'amant tant souhaité! Elle le tenait enfin! Nul
+n'aurait pu l'en dissuader. Elle riait d'un rire nerveux à toutes les
+remarques de Gérald, pensant lui répliquer quand elle le regardait, se
+sentant devenir comme folle; et le manche de son ombrelle safran
+tremblait au creux de son épaule.
+
+Ah! quelle n'eût pas été l'ivresse de la petite Mouzarkhi, si elle
+avait perçu ce qui se disait d'elle parmi les amis du jeune comte,
+dans la sévère tribune du club!
+
+On s'y demandait avec des clins d'œil égrillards ce que c'était que
+cette jolie petite femme à laquelle s'acharnait Gérald. Personne ne
+pouvait répondre. Une fille? Non. Une petite pays-chaud sans doute,
+que cette canaille de Meuze se payait de chauffer davantage, histoire
+de taquiner un peu la baronne... parfaitement... la baronne Mussan,
+avec qui on avait rompu, vous ne saviez pas? il y a bien de ça quinze
+jours tout au plus... C'est égal, une crânement jolie petite créature!
+
+Et dans la tribune des dames, le succès de Zozé n'était pas moindre.
+
+Certes ces dames ne lui épargnaient pas ce ton de mépris paisible
+qu'elles emploient indifféremment pour juger toutes les femmes
+étrangères à leur caste: filles, actrices, ou simples bourgeoises.
+Pourtant, au dédain près, leur verdict était favorable. Elles
+trouvaient l'inconnue gentille, sa toilette d'une coupe seyante et ce
+Gérald, un garçon de goût. Plusieurs, malicieusement, s'enquirent du
+nom de Zozé auprès de la baronne qui, par contenance, joignit ses
+éloges aux leurs.
+
+Mais de ce triomphe exceptionnel, Mme Chambannes ne distinguait rien.
+Puis, comment l'eût-elle discerné? Voyait-elle dans cette foule autre
+chose que Gérald, son époux, son amant prochain? Et elle s'avançait le
+regard insaisissable, comme une heureuse fiancée qui marche vers
+l'autel.
+
+Elle y atteignait presque quand les courses finirent. Gérald la
+suppliait, la pressait en maître déjà! Il eût désiré la revoir,
+l'avoir, le lendemain même. Elle se remémorait la voix ardente, dont
+au départ, dans la cohue, à portée de Georges, il osait murmurer:
+
+--Ainsi, vous ne voulez pas demain?... Oh! je vous en prie, ne refusez
+pas!
+
+Si! Elle avait refusé d'un lent mouvement de tête, pendant que ses
+prunelles exprès se renversaient en arrière, comme plongeant dans le
+désespoir.
+
+Il fallait encore résister, opposer à celui-là autant de froideur et
+de scrupules qu'il méritait d'amour, se faire gagner par lui au lieu
+de se livrer. Une voix intérieure dictait à Mme Chambannes cette
+réserve insolite--et elle l'écouta comme la voix du devoir, persuadée
+que par ces retards, c'était l'avenir qu'elle préservait.
+
+Elle ne s'abandonna qu'après trois semaines de siège, au moment où,
+rebuté, il allait renoncer.
+
+Mais pendant ce temps elle avait réfléchi, agi, questionné, avec cette
+surhumaine habileté que déploient souvent les femmes pour armer et
+défendre leur passion menacée.
+
+Maintenant elle savait tout de Gérald: son existence oisive et
+mécontente depuis l'époque où, par un coup de rancune juvénile, il
+avait, après le krach de 1882, donné sa démission de sous-lieutenant
+au 30e cuirassiers, puis les quarante mille francs de rente sauvés du
+désastre par son père, les amitiés mondaines du jeune homme, beaucoup
+de ses liaisons, sans les noms, la dernière avec la baronne, et son
+antipathie pour un monde où la petitesse de sa fortune ne lui
+permettait plus de représenter assez.
+
+Sur ces données morales, elle eut tôt fait de dresser son plan. Deux
+méthodes s'offraient pour garder Gérald, le retenir prisonnier.
+
+Ou bien se hisser par son aide jusqu'aux salons hautains de ses pairs
+où il n'aurait pas de peine à l'introduire, à l'imposer. Ainsi elle
+pourrait connaître tous ses actes, le surveiller aisément et parer aux
+dangers possibles.
+
+Ou bien profiter de son dégoût, l'arracher doucement à ce monde dont
+il se prétendait las, lui former chez elle un foyer plus gai, plus
+facile et nouveau.
+
+Mais dans le premier cas, mille obstacles l'arrêtaient, mille
+bassesses à accomplir parmi l'incertitude, la lenteur et les
+humiliations. Georges, peu de temps auparavant, venait d'être ajourné
+à deux cercles de plein air. Les comités de ces clubs, plus rigoureux
+en leurs verdicts qu'un conseil de ministres, avaient, l'un après
+l'autre, refusé les boules blanches à celui que le gouvernement
+garantissait de sa croix d'honneur. Par là, en terrain hostile, en
+état d'infériorité, on s'exposait à un échec. Mme Chambannes adopta la
+seconde méthode.
+
+Quelques mois lui avaient suffi pour transformer son train de vie,
+organiser des réceptions, prendre des jours réguliers. Elle y conviait
+ses plus avenantes amies, des camarades de Gérald, des gens de
+lettres, des musiciens ou, vainquant même sa répugnance, des peintres.
+Et peu à peu, de cette manière, elle s'était constitué, pour le soir,
+une sorte de brillante annexe à l'entresol des rendez-vous, un salon
+composite, mais d'accès sympathique, lieu de plaisirs bourgeois où les
+hommes allaient comme les femmes, sans calcul, sans morgue, dans le
+seul projet de se rencontrer et le ferme espoir de se divertir.
+
+Mme Chambannes touchait au but. Gérald captivé, séduit, ligoté, se
+rendit à sa dame, lui jura attachement, fidélité, amour durable--et
+fit de la maison de Zozé la sienne. Il y régnait en tout-puissant
+despote, cajolé par le mari, flatté par l'entourage, servilement obéi
+par Mme Chambannes, qui se réjouissait et lui savait gré de l'amour
+acquis enfin et conquis, à jamais unique, et plus que légitime:
+romanesque, glorieux!... Puis, un soir, le jeune comte avait amené son
+père. Et le marquis de Meuze, charmé par sa bru,--comme en lui-même il
+surnommait Zozé,--était revenu spontanément, ayant trouvé l'endroit
+plaisant, les femmes jolies, la table excellente...
+
+Mais que de luttes, que d'efforts avant de remporter cette victoire!
+Que de ruses encore chaque jour, que de stratagèmes pour conserver son
+grand seigneur, écarter les voleuses et se garer de la concurrence!...
+
+ * * * * *
+
+Mme Chambannes en exhala un gros soupir. Machinalement elle
+contemplait la mousse irisée que du fond de son café le sucre
+soufflait à la surface. La voix sournoise d'Anna la tira brusquement
+de ses réflexions.
+
+--Madame sort-elle?... Puis-je préparer les affaires de madame?...
+
+Mme Chambannes s'écria avec stupéfaction:
+
+--Quelle heure est-il donc?
+
+--Près de deux heures, madame!...
+
+Deux heures! Et elle était venue de sa chambre ici, avait déjeuné,
+mangé, bu, demeuré, sans conscience de ce qu'elle faisait, l'esprit
+cheminant ailleurs, sur les routes obscures du passé!
+
+Elle répliqua d'une voix ensommeillée:
+
+--Oui, je sors... Ma robe de drap bleu... Ma veste d'astrakan...
+
+Puis, d'un pas fatigué, elle se dirigea vers la croisée, et elle
+souleva le rideau. Dehors, une brume épaisse et blanche stagnait entre
+les masses des maisons. Tout paraissait fumer, les arbres du parc au
+bout de la rue, les pavés de la chaussée, le bitume du trottoir, même
+les chevaux ou les passants qui projetaient par leurs narines des
+bouffées parallèles. Et démesurément loin, le soleil, en haut,
+pâlissait comme une lampe dans une tabagie.
+
+Une journée si froide, si funèbre, si bonne pour s'aimer, n'est-ce
+pas? songeait Mme Chambannes. Car pour l'amour avec Gérald, tous les
+temps lui semblaient propices, comme aux humbles pour la ripaille.
+
+Où était-il maintenant, M. Raldo, avec ses grands yeux adorés, ses
+indignes regards?--Oh! qu'elle le détestait!--Et que se murmurait-on
+là-bas chez les Mathay, dans le salon assombri, sous le crépuscule du
+brouillard? Elle laissa naïvement retomber le rideau, comme par
+crainte de voir. Les larmes lui gonflaient de nouveau la gorge. Elle
+se cambra en une posture d'énergie. Allons! il fallait oublier, se
+distraire, se promener jusqu'à quatre heures. Mais où?
+
+Elle s'ingéniait, s'énumérait des noms de dames à visiter, des
+adresses de couturières ou de modistes. Et tout à coup, d'une gambade
+enfantine, elle sauta en tapant dans ses mains.
+
+Parfait! Bravo! Puisque la veille elle avait décidé d'inviter M.
+Raindal, d'en faire un figurant et, si possible, une vedette, un doyen
+notoire de son salon, pourquoi temporiser, ne pas profiter de
+l'occasion? Mardi, c'était le jour de Mme Raindal. Puis,
+l'indisposition de la petite, des nouvelles à chercher, prétextes
+insoupçonnables. Pas une seconde à perdre!
+
+Elle s'était élancée vers sa chambre; et dix minutes plus tard, son
+manchon sous le bras, elle achevait de se ganter dans la rue, devant
+l'hôtel, en attendant le fiacre qu'elle avait fait appeler.
+
+
+
+
+VI
+
+
+La voiture franchit au pas le parc Monceau, puis, prenant le trot,
+gagna, par les Champs-Élysées, le boulevard Saint-Germain.
+
+Mme Chambannes, blottie dans l'angle de gauche, les pieds collés à la
+chaufferette dont le métal blanc lui brûlait les semelles, se laissait
+bercer par les cahots, fermant à demi les paupières.
+
+Elle ne les rouvrit un peu qu'à l'entrée du boulevard Saint-Germain,
+pour saluer d'un regard, au passage, la rue de Bourgogne où Gérald
+habitait avec le marquis; et, après, elle retomba dans sa torpeur.
+
+Elle préférait ne pas penser, tenter de s'engourdir dans la
+somnolence. Mais, comme le fiacre tournait rue Notre-Dame-des-Champs,
+au sortir de la rue de Rennes, instinctivement Mme Chambannes se
+redressa, ainsi qu'un voyageur, quand soudain le paysage change.
+
+La rue était déserte, bordée de longs bâtiments austères. Des
+collèges, des séminaires, des couvents? Mme Chambannes ne savait.
+Partout aux fenêtres du bas on apercevait des barres de fer noires
+serrant contre le jour, contre les bruits de l'extérieur, leurs
+sombres tiges. De place en place une maison moins haute avait une
+façade claire. Par-dessus, des faîtes d'arbres dénudés écartaient leur
+branchages sans feuilles. On devinait au delà des préaux, des jardins
+immenses, avec des allées discrètes pour y marcher en méditant.
+
+D'autres rues, dans son quartier, dans son district de la plaine
+Monceau, avaient déjà paru à Mme Chambannes aussi mornes. On eût dit,
+par certains après-midi de semaine, le calme dominical, et les maisons
+semblaient dénuées d'habitants, tout le monde parti vers le centre,
+vers la fête des promenades. Mais ici l'aspect était différent, la
+quiétude moins oisive et comme vibrante de pensée. Derrière ces fortes
+murailles, on sentait une foule occupée à des besognes chéries ou
+pieuses, une muette activité, du zèle, de l'ambition et de la foi, des
+passions dans la discipline. Par moments, une cloche cachée lançait à
+travers l'espace ses notes graves.
+
+Mme Chambannes, sans bien comprendre, eut un petit frisson de
+surprise. Elle se figurait dans ces édifices une multitude de prêtres
+ou de nonnes. Ils priaient, agenouillés, en files noires ou grises.
+L'ombre du sanctuaire mollifiait leurs silhouettes, et la fumée de
+l'encens tordait au-dessus de leurs fronts ses volutes. Dans un élan
+de curiosité, elle eût souhaité être parmi eux, apprendre leurs
+prières, partager leurs extases. Elle eût voulu surtout entrer et
+voir.
+
+Le cocher dut frapper à la vitre pour l'avertir qu'elle était arrivée.
+La concierge, une vieille femme catarrheuse, lui indiqua
+l'appartement de M. Raindal: au bout de l'allée, au cinquième à
+droite.
+
+Elle stoppa avant de sonner, pour inspecter les alentours. En face
+c'était le mur de la maison voisine qui longeait l'allée. Mais, à
+droite, on distinguait des jardins, des maisons inégales, tout un
+panorama de toitures inconnues, séparées par des rues ou la
+broussaille violette des arbres. De la porte de M. Raindal un parfum
+de pot-au-feu s'échappait.
+
+Enfin elle sonna, et Brigitte l'introduisit dans le salon.
+
+Mme Raindal, en robe de soie noire, causait avec deux dames mûres, à
+mise démodée. Elle hésita, à la vue de Zozé, puis, la reconnaissant,
+s'avança au-devant d'elle.
+
+--Je viens avoir des nouvelles de la jeune malade, fit Mme Chambannes,
+en s'asseyant sur le fauteuil de velours grenat que lui désignait Mme
+Raindal.
+
+--Thérèse! oh! elle est tout à fait rétablie... Elle travaille avec
+son père... Vous la verrez dans un instant... Mais comme c'est aimable
+à vous...
+
+Mme Chambannes remerciait d'un sourire.
+
+Mme Boudois, une des deux dames, femme d'un professeur à la Sorbonne,
+s'écria:
+
+--La pauvre enfant!... Elle a été souffrante?
+
+--Grâce au ciel, pas grand'chose! fit Mme Raindal... Un simple malaise
+au bal, hier soir, chez les Saulvard, en dansant...
+
+Mme Lebercq, l'autre dame, femme de M. Lebercq, le célèbre
+mathématicien, questionna:
+
+--Un étourdissement, sans doute?...
+
+--Je suppose, fit Mme Raindal.
+
+Mme Boudois confirma ces présomptions. Son mari, par exemple, qui,
+Dieu sait! avait le pied marin et, l'été, chaque jour, à Langrune,
+sillonnait la mer en bachot de pêcheur, eh bien! son mari n'avait
+jamais pu valser. La tête lui tournait aussitôt.
+
+Mme Lebercq, elle, par contre, avait peu navigué, mais, au temps de sa
+jeunesse, supportait sans inconvénient la valse.
+
+Il y eut un silence, et Mme Chambannes reprit:
+
+--Elle était très jolie, cette soirée, n'est-ce pas?...
+
+--Admirable! approuva Mme Raindal.
+
+Mme Boudois et Mme Lebercq réclamaient des détails; on leur en
+fournit. Mais subitement, à un détour de phrase, l'entretien dévia.
+Mme Boudois parlait des fêtes de l'Avent dont l'époque approchait.
+Elle engageait Mme Raindal à suivre quelques-uns des saluts de
+Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où «les _O_ de Noël» promettaient d'être
+chantés avec un rare éclat. Mme Raindal tenait plutôt pour ceux de
+Saint-Etienne-du-Mont. La discussion s'échauffa. Mme Lebercq, qui
+n'était point dévote, se taisait. Mme Chambannes, gênée par les
+mystères de cette causerie, considérait les arabesques noires de la
+carpette à fond rouge qu'entouraient les fauteuils du salon.
+
+Enfin, saisissant une pause de répit, elle questionna:
+
+--Serait-il indiscret de déranger le maître et mademoiselle votre
+fille?... J'aurais tant de plaisir à leur dire bonjour!
+
+--Mais du tout, du tout! Au contraire... Ils seront ravis...
+
+Elle frappait à une porte latérale.
+
+--Qui est là? grommela la voix de M. Raindal.
+
+--Une visite.
+
+Elle s'était effacée devant la jeune femme. Au bruit, Thérèse se leva
+de son bureau en même temps que le maître.
+
+--C'est Mme Chambannes qui vient prendre de tes nouvelles, mon enfant,
+expliqua Mme Raindal.
+
+Thérèse, dont les lèvres se pinçaient déjà de mécontentement, essaya
+de sourire:
+
+--Oh! vous êtes trop gracieuse, chère madame... Cela ne valait pas la
+peine!
+
+M. Raindal mêlait ses protestations de gratitude à celles de sa fille.
+Mme Raindal, en s'excusant, retourna auprès de ses visiteuses. Le
+maître, ainsi que la veille, au bal, lors de la présentation,
+demeurait interdit. Puis il proféra:
+
+--Asseyez-vous donc, madame!
+
+Zozé s'assit et déclara:
+
+--Comme c'est gai, votre cabinet!... Comme vous avez de la lumière!...
+
+--Oui, nous n'en manquons point! dit M. Raindal... La pièce est fort
+bien éclairée!...
+
+Mme Chambannes continua:
+
+--Vous travailliez?... Je vous ai interrompus...
+
+--Par la plus agréable des surprises, riposta M. Raindal avec un salut
+de la main.
+
+La causerie languissait. Thérèse, le visage renfrogné, ne l'activait
+guère, s'absorbant à tracer des hachures sur une feuille de papier. La
+venue de Mme Chambannes l'indignait. Pourquoi était-elle là, cette
+femme? Que voulait-elle encore? De quel droit osait-elle les troubler
+de ses babillages, de ses questions puériles, de sa présence même qui
+évoquait les souvenirs de la veille, les hontes de cette soirée
+maudite?
+
+--Vos fenêtres donnent sur des jardins, n'est-ce pas? demanda Mme
+Chambannes.
+
+--Sur des jardins et sur tout notre Paris! Nous avons une vue
+merveilleuse! fit M. Raindal.
+
+Elle s'approcha avec lui de la croisée. Le soleil enfin avait dissipé
+la brume. Et, au-dessous d'eux, tout le Paris de M. Raindal, tout le
+Paris croyant, studieux et candide, étendait à l'infini, dans une
+clarté laiteuse, ses raides vallonnements de pierre. Les sommets de
+certains édifices dominaient le niveau du reste. A droite, la tour
+carrée de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puis le dôme monstrueux du
+Panthéon, une fine petite pointe après,--la flèche de la
+Sorbonne;--plus à gauche, la sphère luisante de la coupole des
+Missions, et, à l'extrémité, une pyramide tronquée où flottait un
+minuscule drapeau sans couleur, le palais du Louvre. Dans
+l'intervalle, les maisons marquaient sur le ciel la ligne irrégulière
+de leurs toits. Les cheminées amincies, avec le bec de leurs
+capuchons, se hérissaient en rangs compacts, comme des baïonnettes
+renversées. Et dans le fond, une large trouée signalait des avenues,
+un parc, le Luxembourg qu'on ne voyait pas.
+
+M. Raindal, complaisamment, commentait le panorama. Mme Chambannes
+s'extasiait à tout, trouvait tout charmant ou joli. Et quand il eut
+fini, il montra du doigt le jardin qui flanquait la maison:
+
+--C'est le jardin des sœurs visitandines de
+Notre-Dame-du-Saint-Rosaire... Tenez, voilà deux de nos voisines qui
+se promènent!
+
+Mme Chambannes se pencha pour les regarder. Elles marchaient l'une
+derrière l'autre autour des pelouses de terre brune. Dans leurs mains
+rougies par le froid, elles tenaient un chapelet dont elles faisaient
+graduellement glisser les grains. Leurs coiffes, inclinées vers le
+sol, cachaient entièrement leurs figures. L'une, maigre et légère,
+paraissait jeune. L'autre, plus grosse, semblait être âgée. Toutes
+deux avaient cette taille carrée et boursouflée que dessine dans la
+chair sans corset des béguines la sangle du tablier. Mme Chambannes
+les examina quelques secondes en silence, mais elle jugea plus adroit
+de ne pas s'enquérir du genre d'exercice auquel se livraient les
+saintes filles avec leurs rosaires. Et avisant une vitrine appuyée au
+mur, près de la fenêtre, elle s'écria:
+
+--Oh! les jolis objets, les gentilles petites momies!... On dirait
+qu'elles dorment debout...
+
+Elle désignait la planche centrale où s'alignaient des figurines en
+émail bleu-paon, vert pâle ou blanc de porcelaine. Toutes avaient la
+coiffure égyptienne, retombant aux épaules en forme de crinière. Leurs
+yeux étaient faits de traits noirs au-dessus d'un nez camard et
+souvent éraillé du bout. Le long de leurs corps jusqu'aux pieds,
+enflés comme des pieds de podagres, des inscriptions s'étageaient.
+Certaines avaient les bras entre-croisés sur la poitrine. A d'autres,
+on ne distinguait que les mains sortant comme d'un étroit peignoir. Et
+sur beaucoup, le sable du désert avait adhéré, laissant aux jambes, au
+buste, au visage, la marque de ses atomes séculaires.
+
+M. Raindal expliqua l'usage de ces statuettes, qu'on plaçait dans les
+tombes pour aider le défunt aux travaux de l'autre vie. Puis il nomma
+à Mme Chambannes les divinités qui occupaient la planche supérieure:
+Hathor à tête de vache, Anubis, à tête de chacal, Horus, à tête
+d'épervier, Osiris, le dieu des enfers, avec sa vaste tiare, Thouéris,
+une terrible idole à tête d'hippopotame et à mamelles de femme, que
+l'on croyait consacrée à la maternité ou à sauver du mauvais sort. Le
+maître parlait de toutes avec tendresse, volubilité, comme s'il les
+eût imaginées, pétries lui-même de ses mains. Et de fait, ne les
+avait-il pas créées, mises au monde, en les arrachant une à une au
+néant des sables ou aux profondeurs des sépulcres? Les scarabées en
+pierres de couleur étaient aussi chacun de ses trouvailles. Le corps
+traversé d'une épingle, on les avait piqués côte à côte, sur des
+rainures blanches, comme une collection d'insectes authentiques. Et
+auprès d eux, dans un écrin, gisaient, pêle-mêle, deux ou trois
+lourdes bagues d'or à chaton gravé d'hiéroglyphes, qui avaient dû
+orner de longs doigts jaunes et autoritaires, la main sèche d'un
+Pharaon.
+
+--Et c'est extraordinairement vieux, tout ça, n'est-ce pas? interrogea
+Mme Chambannes.
+
+--Cela varie, fit M. Raindal... En moyenne ces objets datent de trois
+mille, quatre mille, cinq mille ans!...
+
+--Pas possible!... Et si j'allais en Egypte, l'an prochain, je
+pourrais en découvrir de pareilles?
+
+--Il y a des chances... en fouillant bien... Le désert en est
+farci!...
+
+--Comme c'est intéressant! murmura rêveusement la jeune femme.
+
+Thérèse, derrière elle, battait le parquet du pied avec impatience.
+Mais elle tressaillit en entendant Mme Chambannes qui disait:
+
+--Maintenant, mon cher maître, il me reste une petite faveur à
+solliciter à vous... Êtes-vous libre dans une quinzaine, le 12
+décembre?
+
+--Mon Dieu, madame!... bredouilla M. Raindal, s'efforçant de deviner,
+malgré sa faible vue, le sens des grimaces que Thérèse lui adressait.
+
+--Parce que, si vous étiez libre, vous me feriez un grand honneur et
+un grand plaisir en venant dîner chez moi!...
+
+M. Raindal s'inclinait:
+
+--Heu!... Hum!... Certainement, madame... Je puis demander à Mme
+Raindal... Toutefois je ne suppose pas qu'elle se soit engagée pour ce
+soir-là...
+
+Et se tournant vers sa fille:
+
+--N'est-ce pas, mon enfant, ta mère ne nous a pas, que je sache...
+
+Thérèse, brutalement, lui coupa la parole:
+
+--Non, père, nous sommes libres...
+
+Elle sentait sa main frémir de rage au montant de la vitrine. Oh! tout
+pour se débarrasser de cette femme! Tout pour qu'elle disparût, s'en
+allât rejoindre son grand godelureau, ce Gérald dont sûrement elle
+était la maîtresse! Plus tard, on s'en tirerait toujours. Seulement
+qu'elle partît! Ne plus la voir, ne plus l'entendre, ne plus respirer
+son parfum qui fleurait fort comme celui de l'autre!
+
+On était revenu dans le salon. Mme Raindal, surprise, accepta
+d'emblée, puis toute la famille accompagna Zozé à la porte. Thérèse
+même suivait, et, dans l'escalier, en relevant la tête pour un dernier
+adieu, ce fut son regard braqué que rencontra Mme Chambannes.
+
+ * * * * *
+
+Un drôle de regard!--réfléchissait Zozé dans le fiacre qui la
+remportait. Oui, un regard presque d'admiration et presque aussi
+d'envie, comme les pauvres en ont, à l'entrée des théâtres, devant les
+belles dames qui passent. Quelle singulière fille que cette petite
+Raindal!
+
+Mais la voiture franchissait le pont de la Concorde et pénétrait dans
+les Champs-Élysées.
+
+Au premier jeune homme élégant que croisa le fiacre, Zozé ne put se
+retenir de décocher un coup d'œil sympathique. Enfin elle rentrait
+dans son climat, dans son pays, dans son quartier.
+
+Déjà elle avait eu une impression semblable au retour de l'étranger,
+en voyant, après la frontière, l'uniforme du premier douanier. Ici
+tout se modifiait, les vêtements, les visages, les allures. Le froid
+semblait moins rude, moins cruel aux joues. Des messieurs descendaient
+l'avenue, d'un pas tranquille, la démarche dodue, sous leurs molles
+pelisses. Des femmes filaient dans des victorias, la tête souriante,
+au milieu des fourrures, et des enfants se poursuivaient en jouant à
+travers les arbres. Partout les joies de l'été continuaient malgré
+l'hiver hostile. On se retrouvait entre gens riches, bien mis, au
+courant, entre connaisseurs, entre soi. Et Zozé serrait fort les
+paupières pour tâcher de revoir la rue Notre-Dame-des-Champs, si loin,
+si loin, si loin, en province, grise et morte comme une vue dans un
+stéréoscope...
+
+Le premier coup de quatre heures, qui tintait à l'horloge de l'Élysée,
+arrêta net ces comparaisons. Quatre heures, déjà! Elle allait être en
+retard. Et Gérald, que dirait-il? Heureusement on arrivait. Pas assez
+vite cependant, car Zozé, arc-boutée au fond de la voiture, poussait
+des deux pieds la chaufferette, comme pour seconder le cheval.
+
+Enfin la voiture stoppa rue d'Aguesseau, devant une maison bourgeoise.
+
+Zozé, à l'aveuglette, payait le cocher. Elle gravit d'une course folle
+un étage et entra en haletant.
+
+Il était là.
+
+Il sommeillait sur le divan du cabinet de toilette, les bras repliés
+autour du front, en une auréole noire; et l'ombre de l'encoignure, où
+reposait sa tête, ajoutait encore de la douceur à la paix de son
+visage.
+
+Mme Chambannes le contempla avec attendrissement. Pauvre petit Raldo!
+Etait-il joli, quand il dormait!
+
+Et s'enhardissant, à mi-voix, elle murmura:
+
+--Tu dors?... Tu dors, mon chéri?
+
+Gérald, sans ouvrir les yeux, riposta:
+
+--Non, je ne dors pas, mais j'affecte un profond sommeil!...
+
+--Pourquoi? demanda Zozé en souriant.
+
+--Parce que, fit de même Gérald, parce que vous êtes en retard,
+madame, et que j'ai horreur de ces plaisanteries!...
+
+Il se levait pour l'embrasser. Elle lui rendit son baiser avec
+effusion, et, d'un ton gamin:
+
+--Devine d'où je viens?
+
+--Je ne reçois d'ordre de personne! fit Gérald.
+
+--Eh bien! je viens de chez le père Raindal.
+
+--De chez le Kangourou!
+
+Zozé ouvrit des yeux étonnés:
+
+--Le Kangourou?
+
+--Mais oui, fit Gérald. Tu n'as pas remarqué la façon dont il tenait
+ses bras, ses mains? Un vrai kangourou! Il ne lui manque que la poche,
+devant, et des petits dedans!
+
+Zozé se mit à rire. Puis elle conta en détail sa visite, blaguant le
+mobilier, le tapis, les étoffes, l'odeur de pot-au-feu, ou imitant Mme
+Raindal, Mme Boudois, Mme Lebercq, dans le désir d'amuser Gérald.
+
+Le jeune homme, sans avoir paradé dans les cirques mondains, possédait
+un certain talent d'acrobate; et pour se dégourdir, tout en
+l'écoutant, il faisait sur ses mains le tour du cabinet, les pieds
+pendant au-dessus de la nuque.
+
+Quand elle eut terminé, il se redressa d'un saut périlleux, et
+gouailleusement:
+
+--Alors, tu vas embaucher ce marchand de momies?
+
+--Pourquoi pas? fit Zozé d'une voix un peu inquiète... Cela te
+déplaît?
+
+--Moi? fit Gérald... Pas le moins du monde... Tous les goûts sont dans
+la nature... Tu as déjà un romancier, trois peintres, deux musiciens,
+un sculpteur, un abbé... Le Kangourou complétera ta collection... Mes
+compliments...
+
+Et, dans un salut cérémonieux, indiquant la chambre voisine, il
+déclara:
+
+--Vous êtes ici chez vous, chère madame!...
+
+Zozé obéit en lui jetant une œillade passionnée. Gérald, un instant
+après, la rejoignait. Et tandis qu'il allumait les candélabres de la
+cheminée, Mme Chambannes, les yeux au plafond, s'était tue, la
+physionomie devenue subitement grave.
+
+Une vision rapide repassait sous ses regards: les sœurs, les deux
+sœurs marchant dans le froid, autour des pelouses sans herbe, leurs
+chapelets à la main.
+
+Elle en éprouva une sorte de honte. Confusément, dans son cerveau,
+l'idée s'esquissait d'une vie aussi bonne, meilleure peut-être que la
+sienne, vouée à un autre but que de s'aliter, chaque après-midi, les
+bougies allumées.
+
+Mais Gérald s'approchait et la voix impérieuse:
+
+--A quoi pense-t-on donc?
+
+D'un trait, comme prise en faute, Zozé avait retrouvé son bienheureux
+sourire d'amante:
+
+--On pense... on pense qu'on vous adore, méchant Raldo, qui m'avez
+fait tant souffrir ce matin...
+
+Elle lui tendait les bras, dans un geste d'abandon et d'appel.
+
+Il s'y laissa glisser en murmurant des gentillesses grossières.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Jamais Thérèse ne travailla avec autant d'ardeur que durant les jours
+qui suivirent.
+
+C'était sa façon de se soigner à elle, sa médication infaillible,
+quand la retroublaient ce qu'elle nommait ses «crises de souvenir».
+
+Alors elle macérait son cerveau par l'étude comme les dévots leur
+chair rebelle dans les exercices de piété.
+
+Pendant des semaines, elle ne quittait plus son bureau que pour se
+rendre aux bibliothèques. Sitôt rentrée elle s'attablait à la besogne.
+Puis, le dîner à peine fini, elle se remettait fiévreusement au
+travail jusqu'à ce que le sommeil la gagnât; et le lendemain elle
+recommençait.
+
+Rarement la guérison tardait. Sous cet afflux glacial de savoir, toute
+son effervescence peu à peu s'éteignait. La fatigue pliait ses désirs
+et l'immense drame de l'histoire lui faisait prendre en dérision ses
+petits chagrins de sentiment. Un dernier souffle d'orgueil, à ces
+pensées hautaines, achevait de sécher les larmes intérieures que
+distillait encore son cœur. La discipline l'avait ressaisie et, comme
+un cheval rétif qui revient enfin au brancard, elle reprenait sa vie
+coutumière, d'une âme tranquille et sans joie, mais trop lasse pour se
+révolter.
+
+Cette fois même, en plus, par un excès de scrupule, elle s'était
+promis de ne rien tenter pour esquiver le dîner Chambannes. La rechute
+avait été si grave, si subite, si puérile qu'il lui fallait un
+châtiment. Elle voulait revoir en face ce beau M. de Meuze, se
+convaincre de sa sottise en affrontant de nouveau le danger.
+
+Mais au fond sa bravoure ressemblait à cette confiance qu'inspire le
+dédain de l'adversaire. Elle ne redoutait plus Gérald parce que, le
+supposant l'amant de Mme Chambannes, elle reportait sur lui le mépris
+qu'elle éprouvait pour la jeune femme.
+
+Etait-ce bien uniquement du mépris? Dans sa fierté, Thérèse ne pouvait
+croire qu'elle enviait cette petite créature dénuée d'intellect. Non,
+tout au plus en avait-elle pitié!
+
+Elle aimait à se rappeler les maladresses d'expression, les fautes
+d'ignorance ou contre le langage commises presque à chaque phrase par
+la gentille Mme Chambannes. Et la niaiserie des propos de Gérald! Et
+sa voix, une voix de viveur, traînante et grasse, avec ces accents
+impérieux mais sans autorité qui semblent n'avoir jamais commandé qu'à
+des filles ou des maîtres d'hôtel! Un joli couple qu'ils formaient
+tous deux! Un ménage assorti!
+
+Et elle trouvait le dîner lent à venir, tant elle eût voulu à présent
+les braver l'un et l'autre, les tenir sous la froideur hostile de ses
+yeux gris...
+
+Le soir, à plusieurs reprises, M. Raindal dut l'arracher à son
+travail. Elle ne se levait qu'en rechignant, après des prières
+répétées. Il la grondait doucement et, par plaisanterie, il lui
+offrait son bras pour la reconduire à sa chambre. Ils s'en allaient
+ainsi le long du corridor obscur. Tout reposait dans la maison.
+Parfois les puissants ronflements de Mme Raindal atteignaient jusqu'à
+eux, malgré les portes closes. Ils s'arrêtaient à l'écouter en
+souriant. Puis, sur le seuil, ils s'embrassaient et M. Raindal
+repartait à tâtons.
+
+«Pauvre fille!» songeait-il dans un attendrissement mêlé d'admiration.
+
+Ah! s'il avait su! S'il avait deviné les luttes, les angoisses de
+cette âme masculine! S'il avait entendu le «Pauvre père!» dont Mlle
+Raindal, tout bas, plaignait son manque de clairvoyance!
+
+Mais les semaines, à ce régime, s'écoulaient rapidement, et enfin le
+jour du dîner Chambannes arriva.
+
+Vers sept heures un quart, Thérèse était occupée à ajuster devant la
+glace la lourde pelisse de bure qui lui servait de sortie de bal,
+quand un grand bruit de dispute retentit dans le couloir et aussitôt
+quelqu'un frappa.
+
+--Entrez! fit la jeune fille.
+
+M. Raindal parut, en gilet et manches de chemise. Sa cravate blanche
+dénouée pendait à travers son plastron.
+
+--Tu ne sais pas ce qui se passe? s'écria-t-il... Ta mère qui trouve
+que nous avons accepté trop vite l'invitation de Mme Chambannes, que
+nous aurions dû nous renseigner... Nous renseigner! Sur quoi, auprès
+de qui, je te le demande, pour un dîner sans importance!... Et elle
+voulait que nous nous excusions maintenant, au dernier moment, cinq
+minutes avant départir! Non, je t'en prends à témoin, toi qui, à ce
+que j'ai cru voir, n'aimes pas beaucoup cette dame, que dis-tu de
+celle-là?
+
+--Peuh! fit Thérèse déroutée.
+
+--Tu t'imagines, n'est-ce pas, d'où cette idée lui vient? poursuivit
+M. Raindal en tournant autour de la chambre... De ces messieurs,
+naturellement!... De la sacristie!... Oh! elle n'a pas été longue à
+avouer... Aussi je l'ai prévenue que si, à l'avenir, ces gaillards
+s'avisaient encore...
+
+Il n'acheva pas. Mme Raindal venait d'entrer le corsage à demi agrafé.
+
+--Chut!... murmura-t-elle... On a sonné!... Thérèse, il faut que tu
+ailles ouvrir, mon enfant!... Brigitte est descendue pour chercher une
+voiture.
+
+--Bien, mère!
+
+Thérèse courait tirer la porte et elle retint un petit cri de surprise
+en reconnaissant, dans la pénombre, l'oncle Cyprien qui s'essuyait les
+bottes sur la carpette jaune du palier.
+
+--Bonsoir, mon neveu! fit-il joyeusement.
+
+Mais, apercevant la pelisse et les gants blancs de Thérèse:
+
+--Tiens! vous sortez?... Et moi qui venais manger la soupe... En voilà
+une déveine!...
+
+L'oncle Cyprien était entré. Thérèse répliqua d'un ton contraint, car,
+de peur des critiques, on avait caché à M. Raindal cadet le dîner chez
+les Chambannes:
+
+--Oui, mon oncle, nous dînons en ville!
+
+Le maître, au bruit de la voix fraternelle, était accouru. Il échangea
+avec son frère l'accolade coutumière. Et, prévenant les questions:
+
+--Tu n'as pas de chance... Nous ne dînons pas ici... Voyons, veux-tu
+venir demain?...
+
+--Parfaitement! fit l'oncle Cyprien.
+
+Et, après une pause:
+
+--Hum! Y aurait-il indiscrétion à vous demander où vous dînez?
+
+Thérèse n'osa plus nier:
+
+--Nous dînons rue de Prony, chez Mme Chambannes, une dame dont nous
+avons fait connaissance au bal Saulvard...
+
+--Chambannes! fit l'oncle Cyprien avec une grimace de défiance...
+Comment écris-tu cela?
+
+Thérèse épela lettre par lettre. M. Raindal cadet fronçait le sourcil:
+
+--Chambannes! Chambannes!... répétait-il, comme pour essayer à son
+oreille le son de ce nom inconnu.
+
+Enfin se résignant:
+
+--Eh bien! au revoir! déclara-t-il... A demain!...
+
+Il serrait la main de son frère, de sa nièce. Et il descendit
+l'escalier en grommelant: «Chambannes! Chambannes!»
+
+Ce nom, malgré son ensemble, avait une espèce de résonnance juive qui
+lui déplaisait. Puis, tout le monde sait la malice des Juifs à
+déguiser leurs noms d'origine, à les changer en noms français. Tel qui
+s'appelle Duval, Durand, Dubourg dissimule, sous ces syllabes
+gallo-romaines ou franques, un nom reçu au Sinaï; et l'oncle Cyprien
+se glorifiait d'un flair exceptionnel pour déceler ces supercheries.
+Il n'avait même admis la pureté de son nom familial qu'après de
+minutieuses recherches dans les bibliothèques. Aussi, dehors,
+s'élança-t-il vivement vers la brasserie Klapproth où Schleifmann ne
+manquerait pas d'éclairer ses soupçons.
+
+ * * * * *
+
+--Comme vous arrivez tard! s'écria le Galicien qui entamait une
+plantureuse portion de rôti de veau aux confitures.
+
+L'oncle Cyprien s'assit à côté de lui, et tout en étudiant la carte:
+
+--Oui, je voulais dîner chez mon frère... Mais ils dînent dehors, chez
+une Mme Chambannes...
+
+--Rue de Prony? fit Schleifmann.
+
+--Vous connaissez donc cette dame? demanda l'oncle Cyprien.
+
+--Oh! très peu... C'est une fort charmante personne... Je la rencontre
+quelquefois chez les parents d'un de mes élèves, le jeune Pums, le
+fils de M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie.
+
+--Ah bah! fit l'oncle Cyprien.
+
+--Et même je savais que votre frère devait dîner chez elle... Mme
+Chambannes a invité Mme Pums, devant moi, en lui donnant la liste des
+convives... Elle paraît, du reste, faire grand cas de votre frère...
+
+--Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'écria M. Raindal
+cadet avec un regard de reproche.
+
+Schleifmann retint un sourire.
+
+--Mon Dieu, non!... Vous ne m'en disiez mot... J'en ai conclu que
+votre frère ne vous avait pas informé... Alors, la discrétion, vous
+comprenez?...
+
+L'oncle Cyprien devint soucieux:
+
+--Ecoutez-moi, Schleifmann... Répondez franchement!... Qu'est-ce c'est
+que ces Chambannes?... Sont-ce des gens bien?...
+
+Schleifmann feignit d'avaler de travers une bouchée, pour gagner le
+temps de réfléchir. Il ne voulait certes point mentir à son ami. Mais,
+d'autre part, pourquoi aiguillonner encore cette fougueuse
+malveillance, toujours prête à bondir, pourquoi susciter peut-être
+ensuite des querelles de famille? Il choisit un demi-mensonge, et,
+d'une voix indifférente:
+
+--Peuh!... Je ne saurais trop vous dire... Le mari m'a semblé un assez
+pâle personnage... Il est ingénieur et s'occupe d'affaires de mines,
+je crois... La femme est jolie, élégante, avenante... D'ailleurs, je
+vous le répète, je les connais à peine...
+
+L'oncle Cyprien avait cessé de manger et se mordillait la moustache.
+Puis, brusquement, comme lâchant un déclic:
+
+--Ils sont juifs, n'est-ce pas?
+
+--Je n'en suis pas sûr! fit Schleifmann. Le mari est originaire du
+Berri où les juifs ont, en général, peu colonisé... Quant à la femme,
+elle aurait plutôt le type sémitique... mais si affiné, si mélangé,
+que je n'ose pas affirmer...
+
+--Pourtant leur nom! insista l'oncle Cyprien.
+
+--Leur nom? répliqua le Galicien, provoqué dans son amour-propre de
+philologue. Effectivement, il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce
+fût un nom juif francisé... Chambannes pourrait très bien être un
+arrangement de Rhâm-Bâhal, ou, par corruption, Rhâm-Bâhan,
+c'est-à-dire, si mes souvenirs sont fidèles, quelque chose comme
+_haute-idole, idole-élevée_...
+
+--Rhâm-Bâhan! répétait avec satisfaction l'oncle Cyprien...
+Rhâm-Bâhan!... Évidemment c'est cela... Je me disais aussi...
+
+Mais les aveux de Schleifmann le mettaient en appétit, et, d'une
+intonation négligente, la bouche à dessein remplie de nourriture, il
+insinua:
+
+--Vous parliez tout à l'heure d'une liste, il me semble, des convives
+qui seraient chez cette dame...
+
+--Ouais! Ouais! fit évasivement Schleifmann.
+
+--Eh bien, qui était-ce? interrogea de même l'oncle Cyprien.
+
+Le Galicien équivoqua:
+
+--Je ne me rappelle plus au juste!... Non, je vous assure... J'ai
+oublié!
+
+--Allons donc, Schleifmann! Cherchez, tâchez de retrouver... Qu'est-ce
+qui nous presse?
+
+La tentation était trop forte. Manquer cette occasion de contenter ses
+rancunes, renoncer à flageller toute cette clique incrédule qui
+l'avait méconnu jadis, non, Schleifmann, à la fin, ne s'en sentait
+plus le pouvoir. Et doucement, par gouttelettes légères, il commença
+d'abord à lancer son venin contre les moins haïs:
+
+--Eh bien, soit! disait-il... Cherchons!... Il y aura là-bas M.
+Givonne, un peintre qui peint des éventails ou des tambours de basque
+pour les bals de la haute société et qui vend tout ce qu'il veut sur
+le marché américain... Hum!... M. Mazuccio, un petit sculpteur italien
+qui passe son temps à raconter comment sont faites, en dessous, les
+femmes dont il a sculpté le buste...
+
+--Joli monde! encouragea l'oncle Cyprien.
+
+--M. Herschstein, poursuivit Schleifmann, qui s'animait, cet excellent
+homme d'Herschstein.. Ho! Ho! Un que je vous recommande!... Une barbe
+grise de patriarche, de grosses joues, une tête de bon papa, la pâte
+du bon Dieu... Ce qui ne l'empêche pas d'être un des grands chefs de
+la bande noire... Vous savez, ce clan de boursiers allemands qui
+spécule chaque jour contre les fonds français... Ah! on propage bien
+des légendes, bien des faussetés sur les juifs... Mais, hélas! elle
+est vraie, celle-là, elle existe, cette sale bande! Et, le premier
+jour d'émeute où le peuple s'avisera d'aller regarder un peu sous leur
+nez ce qu'ils tripotent dans ce coin-là, rien ne dit que votre
+camarade Schleifmann ne sera pas de la partie, mon cher Cyprien!...
+
+--Brave ami! fit M. Raindal cadet avec émotion.
+
+--M. Herschstein donc et madame, une grande bringue à l'esprit étroit,
+routinier, qui s'imagine tout effacer en faisant des largesses à tous
+les pauvres, à toutes les œuvres de charité...
+
+Schleifmann tapa du poing sur le marbre de la table:
+
+--La charité! Diable de bête! Oui, on t'en donnera de la charité, le
+jour où ta canaille de mari nous aura tous fait expulser...
+
+--Chut! Chut! Du calme, Schleifmann!--murmura l'oncle Cyprien, sûr
+maintenant du Galicien comme d'un feu qui ronfle et qui flambe--... Du
+calme, mon ami!... Et puis?...
+
+--Et puis M. de Marquesse! continua Schleifmann... Un propre coco,
+encore... Un ingénieur conseil... Conseil! Ha! Ha!... Conseil
+judiciaire probablement... Déjà deux sociétés où il conseillait et qui
+ont fini devant le juge... Mais il s'en tire tout de même, le
+garçon!... On dit que sa femme l'aide... Elle n'est pas belle
+pourtant, une vraie tête de cheval... Seulement les hommes sont si
+stupides dans ce monde-là... Pour une particule, ils vous
+entretiendraient une jument, mon cher!
+
+--Adorable! fit M. Raindal cadet en se tordant les lèvres d'une
+plissure de dégoût.
+
+--Ensuite, mon compatriote Pums, un petit brun à moustache noire, une
+figure de tzigane, et sa femme une petite rousse... Oh! par exemple,
+jolie, elle, grassouillette, le nez retroussé, une vraie chair à
+peintre, quoi!
+
+--Vous dites? questionna l'oncle Cyprien.
+
+--Oui, je les appelle ainsi, ces dames, à cause de leur goût pour les
+peintres... Quand on est peintre, on n'a qu'à se baisser pour les
+prendre, comme un chiffonnier dans un tas...
+
+--Alors, Mme Chambannes, vous pensez que...
+
+Schleifmann, prestement, l'interrompit:
+
+--Non, non, oh! non!... Au contraire!
+
+Puis, d'un ton malicieux:
+
+--Mme Chambannes a une vie régulière, tout à fait régulière...
+
+Et, suivant l'association normale des idées:
+
+--Je retourne à mes gens... Le marquis de Meuze et son fils, le comte
+de Meuze...
+
+--Tiens, tiens! fit ironiquement M. Raindal cadet... De faux nobles,
+je suppose?
+
+--Non, de véritables... Ils sont très liés avec les Chambannes... Et
+tenez, le vieux marquis vous plairait extrêmement... Il a, comme vous,
+m'a-t-on assuré, horreur des juifs, qui l'ont presque ruiné à l'époque
+du krach...
+
+Mais la flamme satirique du Galicien tombait. Il cita encore quelques
+noms sans commentaires: Jean Bunel, le romancier, M. Burzig, un jeune
+remisier, M. Silberschmidt avec sa femme.
+
+Et, comme il se taisait:
+
+--C'est tout? demanda l'oncle Cyprien.
+
+--Absolument tout! déclara Schleifmann en frottant ses lunettes d'or
+dont la transpiration avait terni les verres.
+
+M. Raindal cadet prit une mine goguenarde:
+
+--Un dernier détail, s'il vous plaît?
+
+--Je vous écoute, fit Schleifmann.
+
+L'oncle Cyprien se rapprocha, et, la voix engageante:
+
+--Tous Prussiens, naturellement?
+
+--Non, mon cher Raindal! riposta le Galicien... Tous Français ou, ce
+qui est pareil, naturalisés... Naturalisés depuis la guerre... Le
+petit Pums est leur vétéran... Français de 78, le petit Pums... Ah!
+je me souviens très bien comme il était fier, après, quand il est
+revenu à Lemberg, lors de sa visite annuelle... Il courait de maison
+en maison, chez les amis, chez les parents, déployant partout son
+décret de naturalisation... On aurait dit qu'il montrait le diplôme
+d'un grade...
+
+--C'en est un! observa l'oncle Cyprien.
+
+--Oui, oui, poursuivait Schleifmann, tous naturalisés Français, sauf
+le jeune Burzig que j'oubliais... Mais ce n'est pas sa faute... C'est
+la faute à monsieur son père... Une manie de changement qu'ils ont
+dans cette famille... Le grand-père naît à Mayence et se fait
+Américain. Bon! Le père vient à Paris et se transforme en Français...
+Puf! Ce n'est pas assez!... Voilà qu'il fait son fils Anglais pour lui
+éviter le service militaire... Je vous dis jamais, jamais contents,
+ces damnés Burzig!...
+
+Il ricanait, la bouche méprisante.
+
+--Ah! si les juifs de France avaient un peu de sang aux veines, je
+vous garantis que depuis beau jour ils auraient mis dehors tous ces
+touristes-là... Il fallait vous leur faire la vie si dure, si
+terrible...
+
+--Mais vous-même, Schleifmann, demanda M. Raindal cadet, est-ce que
+vous n'allez pas bientôt vous naturaliser?...
+
+Le Galicien eut un sourire mélancolique:
+
+--Moi, mon ami?... A mon âge!... A quoi bon?... Le destin m'a créé
+sans patrie et sans patrie je reste... Je suis M. Schleifmann, citoyen
+de l'humanité, comme disait l'autre...
+
+--C'est très gentil tout cela, objecta l'oncle Cyprien... Cependant,
+en cas de guerre...
+
+--La guerre? murmura rêveusement Schleifmann... La verrai-je,
+d'abord?... Puis, je suis bien vieux, mon cher Raindal, je serais un
+bien pauvre soldat... Je le regrette... Quoique je déteste la guerre,
+les imbéciles raisons pour lesquelles les nations se massacrent,
+j'aurais tout de même aimé servir la France, le pays le moins bête, en
+somme, le plus généreux que j'aie connu...
+
+--Baste! fit M. Raindal cadet... Vous pourriez vous rendre utile
+autrement...
+
+--Oui, c'est vrai! murmura à mi-voix Schleifmann comme se parlant à
+lui-même... En 1871, il y a eu la Commune!...
+
+Mais l'oncle Cyprien n'avait pas entendu cette tragique réponse. Déjà
+il était tout aux farces du lendemain. Il se figurait avec délices
+l'ébahissement de son frère quand il l'interpellerait: «Eh bien!... Et
+notre vieux Herschstein, comment va-t-il? Et cette charmante Mme
+Pums?... Et l'honorable M. Burzig?...» Il en riait si fort qu'il
+s'excusa auprès de Schleifmann.
+
+--Pardonnez-moi, je pense à quelque chose... quelque chose de
+tellement drôle... Ha! ha! c'est impayable!...
+
+Et, dans un mouvement de reconnaissance:
+
+--Voyons, Schleifmann, vous accepterez bien un petit verre de
+kirschenwasser?... Garçon, du kirschenwasser et deux verres, deux
+grands, des verres de clients, vous savez, mon petit!...
+
+Le garçon reparaissait avec une fiole enveloppée de paille. L'oncle
+Cyprien versa deux hautes rasades et, soulevant son verre pour
+trinquer:
+
+--A l'humanité, Schleifmann! fit-il courtoisement.
+
+--A la France! riposta le Galicien en choquant les verres.
+
+ * * * * *
+
+Au même instant, la famille Raindal faisait son entrée dans le salon
+des Chambannes.
+
+Zozé marcha vivement à la rencontre du maître. Elle portait une ample
+robe de soie rose à ramages effacés qui lui donnait une silhouette
+d'infante. Chambannes la suivit, en souriant peut-être sous le mystère
+de son énorme moustache blonde. Et le défilé des présentations
+commença.
+
+Les dames, les premières: la petite Mme Pums, dans une gaine noire
+pailletée d'or d'où jaillissait plus fraîche, plus blanche, par
+contraste, sa chair potelée de rousse rieuse; Mme de Marquesse, une
+grande blonde aux mâchoires chevalines et dont la jupe de crêpe mauve
+dessinait vers les hanches une ossature massive de République ou de
+Liberté; Mme Silberschmidt, une maigre brunette à figure de poule
+malade; Mme Herschstein, plus anguleuse et hautaine en son corsage de
+satin blanc qu'une lady de vieille race. Puis les messieurs un à un,
+au hasard de la proximité. Ils s'inclinaient profondément, et ils
+avaient tous des regards déférents en même temps que curieux, des
+serrements de main empressés et timides, des phrases respectueuses et
+inachevées, comme devant un souverain étranger dont on ne sait pas
+bien l'étiquette ni la langue.
+
+Pums, le petit doyen des naturalisés, fut présenté le dernier. Menu,
+propret, de teint jaunâtre, vêtu avec la plus sobre correction, ce
+qui frappait d'abord dans sa physionomie, ce n'était pas son type de
+boursier viennois ni sa forte moustache noire, ni le grisonnement de
+ses tempes, c'était la saillie de ses deux grosses prunelles couleur
+chocolat clair, et si avides de voir, si ingénues, si langoureuses
+que, sans une flamme de malice qui vacillait parfois au fond, on eût
+dit des yeux de bon petit garçon étonnés par le vaste monde. Il
+s'exprimait en un français convenable, juste à la lisière de l'accent
+tudesque, un français naturalisé comme lui, et seul il vint à bout de
+son compliment de présentation.
+
+M. Raindal n'eut pas le temps de le remercier. On passait dans la
+salle à manger.
+
+Mme Chambannes s'assit entre le maître et le marquis de Meuze. Son
+mari en face d'elle avec Mme Raindal à sa droite et, à sa gauche, Mme
+de Marquesse. Un peu plus loin, Thérèse avait pour voisins Gérald et
+Mazuccio, un remuant petit faune brun, qui zézayait avec une furia de
+moustique vénitien. Les autres s'installèrent à la ronde, selon les
+cartes de bristol qui marquaient leurs places; et l'on servit le
+potage parmi un silence d'attention.
+
+Visiblement, on guettait le maître. On attendait ce qu'il allait dire
+d'important, d'extraordinaire; et les dames surtout prêtaient
+l'oreille, se représentant M. Raindal, d'après la _Vie de Cléopâtre_,
+comme une espèce de roquentin célèbre qui, à table, devait sûrement en
+débiter de «raides».
+
+La déception ne tarda point. Décidément, il n'était pas bien amusant,
+ce M. Raindal, ni bien original, avec son gros nez mou, ses mains
+pendantes, ses manières de vieux préfet gêné--et sa voix qu'on
+n'entendait guère. Sans compter qu'on y perdait peu. Des
+renseignements sur le climat de l'Egypte, les moyens de transport, les
+époques de voyage favorables, je vous demande un peu si le _Bædeker_,
+le _Joanne_ ne vous en auraient pas dit autant!
+
+Et bientôt M. Raindal n'eut plus pour auditeurs que le marquis et Mme
+Chambannes, qui ne se lassait pas de le questionner.
+
+Au fond, il ne se sentait point en verve. Non pas que Mme Chambannes
+l'intimidât par ses fervents regards ou ce caressant roulement des _r_
+qui rendait sa voix si doucement impérieuse. Il lui savait gré, au
+contraire, de n'être pas décolletée plus; et il la trouvait pleine de
+grâce dans ce corsage pudiquement échancré pour découvrir à peine,
+avec un petit carré de peau mate, son cou svelte sans bijoux. Mais,
+bien plus que les tendres œillades de la jeune femme, le luxe
+environnant l'incommodait. Lui qui avait consacré un chapitre entier
+au _Faste de Cléopâtre_, lui qui n'avait pas bronché devant les
+gemmes, les ors, les encens et toutes les somptuosités de la _Vie
+inimitable_, il demeurait comme ébloui devant la réalité d'une
+magnificence de beaucoup inférieure. La profusion des fleurs qui
+serpentaient en guirlandes autour de la table, le scintillement des
+cristaux taillés, les menus objets du service, l'élégance lustrée des
+convives formaient autant d'aspérités brillantes où son œil
+s'accrochait avec ses pensées. Puis, ce qui augmentait encore ses
+distractions, c'était le ronronnement de locomotives à l'arrêt, les
+_schh_, les _harrh_, les _horrh_, les _pff_ qui fusaient maintenant du
+groupe Silberschmidt, Herschstein et Pums, massés à l'extrémité de la
+table.
+
+Car on se mettait à l'aise là-bas, on se déliait la langue dans un
+petit gargarisme de parler du pays. Le français? Un dialecte de
+cérémonie, bon pour les politesses, pour les rapports mondains. Mais
+entre soi, en causant affaires, choses sérieuses ou intimes, pourquoi
+se retenir? D'ailleurs, comment l'auraient-ils pu? N'était-il pas plus
+fort que tout, plus fort que les décrets, plus fort que les serments,
+ce langage natal qui leur remontait aux lèvres avec la naïve vigueur
+de l'instinct? Et il fallait voir le clin-d'œil goguenard dont Pums
+corsait ses demandes sur la _Krankheit_ (la maladie) du sultan, ou
+l'autre clin-d'œil narquois dont Herschstein accompagnait ses
+réponses. Un coup diablement réussi que cette indisposition du sultan,
+une idée de Herschstein, lancée de Paris à Vienne, relancée de Vienne
+à Paris et qui, l'après-midi durant, avait bouleversé la Bourse. Des
+trois francs, des six francs, des dix francs de baisse sur les valeurs
+turques, la masse des fonds d'Etat saisie dans la débâcle! Ci une
+centaine de mille francs pour chacun des membres actifs de la bande
+noire, et vingt-cinq mille francs seulement pour Pums, simple allié,
+sorte de complice honoraire. N'importe! Il n'avait pas à se plaindre
+et, comme voulant payer Herschstein de retour, il lui expliquait le
+plan nouveau de la Banque de Galicie concernant les mines d'or: un
+immense syndicat qui, sous le nom de Société d'études, raflerait dans
+le marché les valeurs minières les moins suspectes. Manœuvre aisée,
+au demeurant, qui consistait à les déprécier d'abord par des nouvelles
+alarmantes pour les hausser ensuite aux cours les plus élevés par des
+nouvelles optimistes. L'enfance de l'art, quoi! le procédé
+infaillible. Et le jeune Burzig, qui, à titre de citoyen britannique,
+n'avait cessé de flirter en anglais avec la jolie Mme Pums, revint
+brusquement à l'allemand familial pour se joindre aux projets du
+groupe. On discutait avec Marquesse sur les valeurs à choisir, les
+mines qu'on drainerait dans l'opération. On citait des noms anglais ou
+bataves, plus fulgurants que des diadèmes: _l'Etoile rose de l'Afrique
+du Sud_, _le Soleil du Transvaal_, _la Source des Escarboucles_...
+
+Et soudain la petite pupille verte du marquis de Meuze donna des
+signes d'inattention. Elle fuyait, virait, vacillait dans l'orbite
+comme un bouchon de ligne à fleur d'eau. Elle semblait essayer
+d'entendre. Hein! il ne se trompait pas? On parlait bien de mines
+d'or, au bout de la table? Parfaitement... De mines d'or? Nom d'un
+bonhomme! Nom d'un chien! Comment écouter ces seigneurs, sans
+désobliger l'autre, ce M. Raindal, avec ses satanées histoires de
+momies et de Mariette-Bey?... Le marquis s'empourprait en vain à
+tenter de suivre les deux conversations. Des bribes seulement lui
+parvenaient de la plus éloignée: _fontein_... _rand_... _Chartered_...
+_Cecil Rhodes_... _de Beers_... _claim_..., dont les syllabes
+techniques aiguillonnaient encore sa curiosité. C'est qu'il ne
+s'agissait pas non plus d'une bagatelle! Cent vingt mille francs
+d'engagés sur le marché des mines. «Cent vingt mille!» se répétait le
+marquis, cela ne vous conférait-il pas les droits à un peu d'anxiété?
+Et, comme lui répondant, dans un demi-silence, la voix de Pums
+proféra:
+
+--_Ja! gewiss... Ich glaube dass die Red Diamond..._
+
+La _Red-Diamond-Fontein_!... La mine préférée du marquis, sa valeur de
+prédilection, «sa petite _Red-Diamond_», comme il l'appelait
+victorieusement! Pour le coup, M. de Meuze ne put plus se contenir.
+D'une volte brutale, son buste avait pivoté vers les financiers et il
+interrogea:
+
+--Pardon, monsieur Pums, vous venez de nommer, je crois, la
+_Red-Diamond_?... Serait-il indiscret de savoir ce que vous en disiez?
+
+--Du tout, marquis, fit Pums, qui s'honorait toujours que M. de Meuze
+le consultât.
+
+Et, par égard pour le vieux gentilhomme, le procès des valeurs
+minières se poursuivit sur-le-champ en français.
+
+Mais M. Raindal n'avait pas remarqué cette défection. Depuis quelques
+instants, déjà, il ne parlait plus que pour Zozé, et, graduellement,
+il lui semblait qu'un brouillard de sympathie les isolait ensemble du
+restant des convives.
+
+«Je disais bien, songeait-il, charmé et aguerri aussi par le mélange
+des vins qu'il avait bus... Une suivante de Cléopâtre!... Une petite
+Grecque!... Une vraie petite Grecque!...»
+
+Puis il reprenait:
+
+--Un jour que les fellahs refusaient de porter à bord nos bagages,
+Mariette-Bey se précipite sur eux, le revolver au poing...
+
+Et Zozé, en se récriant, s'émerveillait de ces récits. Elle ne
+manquait, au surplus, ni de bon vouloir, ni de respect devant les
+maximes de philosophie ou les développements historiques, quitte à
+relâcher son zèle quand elle ne comprenait plus. Alors son regard se
+dérobait, allait tour à tour s'appuyer innocemment sur chacun des
+convives, par un besoin de tendresse impersonnel et quasi mécanique
+qu'elle conservait encore de ses recherches d'antan.
+
+Le petit Pums s'élançait au-devant, les paupières battantes, comme un
+gymnasiarque qui vise son trapèze. Il était si amoureux, le brave
+garçon! Gérald, lui, ripostait par une grimace cordiale du nez, de la
+bouche ou des joues, et Zozé devinait: «Oui, oui, c'est entendu, nous
+sommes amants nous deux!» Mais Mlle Raindal, hélas! paraissait moins
+contente. La pauvre demoiselle! Gérald et Mazuccio la lâchaient-ils
+assez,--l'un, la tête inclinée, à la toucher presque, sur la poitrine
+plane de Germaine de Marquesse; l'autre, le visage en feu, le buste
+poussé tout de travers contre cette petite poulette lascive de Mme
+Silberschmidt! Quel vide il y avait de chaque côté de la malheureuse
+fille! Non, véritablement ce n'était pas bien, ce n'était pas gentil
+de la traiter ainsi, comme une institutrice.
+
+Après quoi, Mme Chambannes revenait plonger dans le regard de M.
+Raindal. Cela lui coulait intérieurement une chaleur dont il devenait
+rouge. Ses yeux clignaient de plaisir. Il toussait pour se ressaisir
+et le front relevé, il attendait inconsciemment le plongeon d'une
+œillade nouvelle. Ou bien il admirait le profil de Zozé, si net, si
+délicat sous le ramassé de sa coiffure que serrait à la nuque une
+minuscule bouclette de perles. Et il se disait tout en continuant ses
+anecdotes:
+
+«Une vraie petite Grecque!... Une petite Grecque des Iles!...»
+
+Cependant la vraie petite Grecque s'agitait sur sa chaise, la figure
+méfiante, l'œil en arrêt vers Mlle Raindal que lui cachait à demi le
+buisson d'orchidées mauves dressé au centre de la table.
+
+Ah ça! de quoi s'amusait-elle donc tant, la jeune fille? Qu'est-ce qui
+lui creusait donc au coin des lèvres ce sourire immobile et vieillot
+comme une ride? Et ces regards méprisants, ces airs de pitié qu'elle
+avait pour vous dévisager les gens, tous les convives l'un après
+l'autre!
+
+«Ma parole, songeait Mme Chambannes, on dirait qu'elle regarde des
+sauvages, des nègres!»
+
+Puis aussitôt elle pensa:
+
+«Bah! elle est vexée, la pauvre petite!... Cela se comprend aussi!...»
+
+Et elle appelait Gérald, d'une toux amicale afin de le ramener à ses
+devoirs. Mais on apportait les bols. Tant pis! Trop tard! Ce serait
+pour une autre fois! Elle enfonça ses ongles dans la rondelle
+translucide qui remuait à la surface de l'eau. Et comme elle écartait
+sa chaise avec une discrète lenteur, tout le monde se leva.
+
+--Mademoiselle! fit Gérald, qui tendait le bras à Thérèse.
+
+La jeune fille y posa la main en évitant son regard d'un dédaigneux
+détour de tête; et ils s'avancèrent, sans un mot, du côté du salon.
+Gérald multipliait les mines courtoises, les attitudes déférentes, les
+effacements du buste, toutes les marques d'une politesse qui se sent
+en défaut et s'exonère à la muette. Arrivé dans le salon, jusqu'auprès
+de Mme Raindal, il dégagea moelleusement son bras:
+
+--Mademoiselle!...
+
+Il avait salué d'une courbette cérémonieuse et s'acheminait vers le
+fumoir. Thérèse ne put s'empêcher de le suivre des yeux.
+
+Avec le dandinement de son grand corps sur ses jarrets pliants, il
+avait l'allure soulagée et lasse d'un homme qui descend de cheval ou
+qui revient d'une corvée. A l'entrée du fumoir, il empoigna
+familièrement Mazuccio par les épaules pour le faire passer avant lui;
+et derrière la portière en vieille tapisserie, on les entendait encore
+rire, d'un mystérieux rire du gosier, qui, à distance même, avait un
+son obscène.
+
+--Eh bien? fillette, murmura M. Raindal en s'approchant à petits pas
+un peu lourds... Eh bien, ce dîner?
+
+--Excellent! fit froidement Thérèse qui s'asseyait à la droite de sa
+mère. Je suis enchantée d'être venue...
+
+--N'est-ce pas? continuait à mi-voix M. Raindal, se méprenant au ton
+de sa fille. Cette Mme Chambannes reçoit d'une façon parfaite...
+Voyons... avoue que j'ai eu raison de ne pas m'arrêter à certaines
+préventions, à certaines idées préconçues?...
+
+Mme Raindal, devant l'allusion, avait soudainement rougi. Thérèse, la
+lèvre gouailleuse, chuchota:
+
+--Mais, certainement père, je te le répète... Ces gens-là gagnent
+beaucoup à être vus de près...
+
+M. Raindal se retourna à l'appel de Mme Chambannes qui lui offrait une
+tasse de café.
+
+Au fond du salon, la petite Mme Pums et la grande Mme de Marquesse se
+tenaient enlacées par la taille, en se communiquant des secrets joyeux
+sur l'emploi de l'après-midi. Mais justement leurs dissemblances les
+faisaient valoir l'une l'autre, et on leur devinait les mêmes goûts,
+les mêmes aptitudes, tout ce qu'il fallait pour s'accorder dans des
+parties carrées avec deux bons garçons de tailles équivalentes.
+
+Elles traversaient le salon toujours enlacées. Mme de Marquesse
+souleva la portière du fumoir. Une vive clameur salua le gracieux
+couple. Elles entrèrent tout à fait et la clameur redoubla. Ces
+messieurs n'étaient point ingrats.
+
+Jusqu'à leur retour, la conversation dans le salon se traîna
+péniblement. Mme Chambannes essayait de causer avec Thérèse et Mme
+Raindal, tandis que Mme Herschstein complimentait, à part, le maître.
+Peu à peu, les sujets se faisaient rares. Après quelques remarques sur
+l'heure tardive des dîners modernes et quelques pronostics sur l'hiver
+qui venait, Zozé perdit de son aisance. De quoi leur parler, grand
+Dieu? Toilette? Il n'y avait pas à y songer! Les pauvres dames, vrai,
+elles étaient plutôt «fagotées»! Théâtres? Elles confessaient n'y être
+pas allées depuis près de deux ans. Alors? Zozé cherchait,
+s'évertuait, et les yeux gris de Thérèse, fixés durement sur elle,
+l'intimidaient encore davantage. Très intelligente peut-être, cette
+Mlle Raindal, mais pas commode, pas allante du tout, aurait déclaré
+Gérald. Et Zozé en arrivait presque à lui pardonner son brutal silence
+du dîner.
+
+Enfin les messieurs revinrent, sauf le marquis, que Chambannes excusa
+auprès de M. Raindal. De coutume c'était l'instant des gaillardises.
+On se séparait deux par deux pour chuchoter dans les coins sombres; et
+en vue, dans le centre du salon, il ne restait que les personnes
+âgées, qui s'entretenaient paisiblement à haute voix de leurs affaires
+d'argent ou de leurs infirmités.
+
+La présence des Raindal gênait sans doute l'assistance, car la
+manœuvre accoutumée n'eut pas lieu. Seuls Givonne, le peintre de
+tambours, et la petite Mme Pums, sortis les derniers du fumoir,
+osèrent maintenir la tradition. Ils s'étaient installés dans
+l'encoignure d'une fenêtre. Et, avec sa face correcte de calicot
+anglais, Givonne semblait de loin vanter à Mme Pums un article dont il
+lui promettait entière satisfaction.
+
+M. Raindal les examina un moment avec une machinale bienveillance.
+Mais il sentait de l'engourdissement s'appesantir sur ses paupières.
+L'abondance du repas ou ses efforts de mémoire pendant le dîner lui
+avaient laissé une lourde fatigue. Et il abusait des sourires affables
+pour se dispenser de parler.
+
+L'entrée de Jean Bunel, que Mme Chambannes amenait dans sa direction,
+lui fut un prétexte à se lever.
+
+--M. Jean Bunel, dont vous avez lu, j'en suis sûre, les beaux romans!
+présentait Zozé.
+
+--Mais certes, certes... Ravi, mon cher confrère! fit chaleureusement
+M. Raindal, en serrant la main de Bunel dont il ignorait pourtant
+jusqu'au nom.
+
+L'autre, un jeune homme à fine barbe brune, avait vivement tourné une
+phrase d'admiration, effilée et jolie comme un cornet de bonbons.
+
+M. Raindal remercia d'un salut. Mme Raindal et Thérèse, sur un regard
+du maître, s'étaient également levées.
+
+--Vous partez! fit Mme Chambannes d'un ton de regret qu'elle
+exagérait.
+
+M. Raindal balbutia des excuses, et l'on se dirigea en troupe vers
+l'antichambre.
+
+Un frisson de délivrance courut dans l'assemblée. Ce n'était pas une
+jeune fille, c'en étaient trois qui disparaissaient par cette porte!
+Et il y avait de la blague dans l'air, un besoin de lâcher des folies,
+de reprendre ses habitudes. Mais on se retenait encore, par cette
+espèce de respect que la notoriété impose aux personnes incultes.
+
+Le retour de Mme Chambannes s'accomplit dans un profond silence.
+
+--Ah! vous êtes gais, par ici! s'écria-t-elle.
+
+Puis après une pause:
+
+--Eh bien! comment le trouvez-vous?
+
+--Oh! il est très gentil votre petit ami! fit Gérald au milieu d'une
+explosion de rires.
+
+Et déjà Pums, encouragé par ce succès, cherchait à dire, lui aussi,
+quelque chose de très comique, quand Jean Bunel, d'un ton impératif,
+déclara:
+
+--C'est tout bonnement une des plus remarquables intelligences
+d'aujourd'hui!
+
+--N'est-ce pas? murmura Zozé.
+
+--Oui, poursuivait Bunel, autant par un noble élan de solidarité que
+pour le malin plaisir d'accabler un clubman... Oui, sans le comparer à
+Taine ni à Renan, je ne crois pas que l'histoire ait, dans ces
+dernières années, produit de cerveau plus vigoureux ni d'écrivain plus
+pur...
+
+--En vérité? s'exclama Pums subitement retourné.
+
+Du reste, il ne reprochait à M. Raindal que de parler un peu trop bas.
+Silberschmidt se rallia à ces considérants. Mme Herschstein, que le
+maître avait écoutée, affirma que M. Raindal était un homme des plus
+intéressants. Mme Pums lui trouvait une figure très expressive.
+Givonne se fit conspuer pour avoir formulé des réserves sur la
+toilette de Mme Raindal. Est-ce que ces choses-là comptaient?
+
+Et le revirement était si décisif, si général, que Zozé en eut de la
+peine pour son petit Raldo. Pauvre chéri! Quel four!
+
+Elle marchait vers la cheminée devant laquelle il se tenait accoté
+debout, les coudes contre le marbre. Puis quand elle fut tout près,
+elle murmura, dans un chuchotement passionné, la question qui, depuis
+trois grandes heures, lui desséchait la gorge:
+
+--Tu m'aimes?
+
+D'un clin d'œil, sans rancune, le comte affirma que oui.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Comme trois heures sonnaient d'un timbre énergique à l'horloge du
+Collège de France, la petite porte dissimulée dans les grisailles du
+mur s'entr'ouvrit, et M. Raindal fit son entrée.
+
+Il s'était assis à sa vaste table de bois blanc, ayant en face de lui
+ses huit auditeurs familiers qui attendaient, la plume dressée, prêts
+à écrire.
+
+Il tira de sa serviette quelques feuilles manuscrites et commença
+d'une voix simple:
+
+«Nous avons terminé, dans notre leçon d'avant le Jour de l'An, l'étude
+des peintures oblatoires qu'on a retrouvées dans les mastabas
+d'Abou-Roash. Nous aborderons aujourd'hui, au même point de vue,
+l'étude des mastabas de Dahshour. Les peintures que renferme cette
+nécropole sont peut-être pour l'historien des mœurs d'un plus grand
+intérêt que celles d'Abou-Roash. Nous y trouvons sur la vie privée et
+la vie industrielle des Égyptiens des renseignements qu'on peut
+considérer à bon droit comme uniques. J'attire donc particulièrement
+votre attention sur cette leçon et les leçons qui vont suivre...»
+
+M. Raindal prit un temps, et, consultant ses notes:
+
+«La principale peinture des mastabas de Dahshour est celle conservée
+dans la tombe d'un riche négociant de l'époque, un de ces gros
+armateurs dont les caravanes exerçaient le trafic avec la Libye et la
+côte syrienne. Signalée en premier par Brugsch, elle a fait l'objet de
+deux notices fort détaillées de mon éminent et jeune confrère M.
+Maspero, parues dans les _Annales du Musée de Boulaq_ et dans la
+_Revue d'Égyptologie_. Ledit armateur s'appelait Rhanofirnotpou...»
+
+M. Raindal s'était levé et essuyait à puissants coups de torchon le
+tableau noir placé derrière sa chaise. Un petit nuage de craie, léger
+comme une fumée, voleta autour de sa manche.
+
+--Rha-no-fir-not-pou!... épelait-il à mesure que s'inscrivaient sur le
+tableau les hiéroglyphes du nom.
+
+Mais il n'avait pas achevé que le tambour de la porte se rabattit en
+gémissant. De suaves émanations de violette à l'iris traversèrent
+brusquement la salle. Une dame entrait et s'asseyait avec un
+bruissement de soies, en arrière des élèves. M. Raindal, malgré lui,
+comme forcé par l'odeur, se retourna anxieusement. Oui, c'était elle,
+c'était la jolie petite Mme Chambannes!
+
+Il fut si bouleversé qu'en revenant à sa place il ne put que répéter
+sa première phrase sur le défunt Rhanofirnotpou:
+
+«... Un de ces riches négociants, vous disais-je, un de ces gros
+armateurs, dont les caravanes...»
+
+Mme Chambannes! Mme Chambannes au cours, en jupe de drap bleu, avec
+une voilette blanche et un veston de loutre! Avait-on idée d'une
+pareille folie, d'un aussi puéril caprice! Et voilà maintenant qu'elle
+lui adressait de petits signes de tête, comme on fait au théâtre entre
+amis, de loge à loge. «Bonjour, monsieur Raindal, bonjour, bonjour, ça
+va bien?» continuait la tête de Mme Chambannes.
+
+Elle s'arrêta pourtant en remarquant que le visage du maître demeurait
+impassible devant ces politesses.
+
+Du reste la froideur de M. Raindal n'était pas sa seule déception.
+D'abord, elle ne comprenait rien à cette histoire des peintures de feu
+Rhanofirnotpou. Quoi! Des peintures dans une tombe! Un rude original
+que ce gros armateur! Et puis, le décor l'étonnait.
+
+Elle pensait pénétrer dans un grandiose amphithéâtre, où la foule
+s'entassait sur des gradins de chêne vernis par l'âge. En bas, elle se
+figurait une chaire énorme, haute comme un tribunal, que flanquaient
+deux appariteurs à chaînes argentées. Et dans la chaire, M. Raindal,
+en robe ponceau bordée d'hermine, M. Raindal pérorant, jouant avec sa
+toque galonnée, buvant de l'eau sucrée et interrompu à chaque mot par
+l'enthousiasme de l'assistance...
+
+Quelle désillusion! Quel contraste avec la réalité! Qui eût imaginé
+cette étroite pièce aux murailles d'un gris sale, ces deux bustes en
+simili-bronze,--Platon et Epictète,--juchés, tels que deux potiches,
+sur des socles en carton-pierre, cette grossière table de bois blanc
+pareille à une table de cuisine, et les chaises de paille empilées,
+dans un coin, près du Platon déteint, comme dans un vieux grenier à
+meubles?
+
+Zozé éprouvait presque cette imperceptible mélancolie qu'inspire aux
+personnes riches le spectacle de la misère. Elle tenta de se distraire
+en inspectant successivement le dos et la nuque des huit élèves. Deux
+étaient chauves déjà. Trois portaient entre les épaules cette barre
+brillante qu'impriment dans les étoffes les durs dossiers des omnibus.
+Le veston d'un autre était passé de couleur. Et vers le bout de la
+table, à gauche, il y en avait un avec une tignasse brune--oh! cette
+tête de loup!--qui ne devait pas souvent se ruiner chez le
+coiffeur!...
+
+Elle les prenait en pitié, ces braves jeunes hommes. Elle aurait voulu
+leur donner des avis de toilette et, s'il l'avait fallu, les aider de
+sa bourse.
+
+Un bruit de chaises la tira de ces rêveries charitables. Le cours
+était fini. M. Raindal avait disparu. Par où? Dans le mur, sans doute.
+Et pas même un applaudissement! Zozé en restait confondue.
+
+Elle se leva tout engourdie par l'immobilité et suivit les élèves qui
+sortaient. Quelques-uns s'effacèrent afin de lui livrer passage. Aucun
+ne la dévisagea, et ceux qui marchaient en avant ne se retournaient
+pas pour la regarder. Elle les trouva discrets, bien élevés, quoique
+un peu timides.
+
+Puis elle se mit à flâner dans l'immense vestibule, en faisant sonner
+ses talons contre les dalles, pour le plaisir d'entendre l'écho. Dix
+minutes s'écoulèrent. Zozé frissonnait de froid. Elle allait
+s'informer auprès de Pageot, quand M. Raindal surgit dans l'ombre du
+fond, sa serviette sous le bras.
+
+A la vue de Mme Chambannes, il réprima un mouvement de contrariété et
+s'avança vers elle avec une mine souriante:
+
+--Vous ici, chère madame! s'écriait-il hypocritement.
+
+--Vous ne m'avez donc pas reconnue? J'étais à votre cours... Je n'ai
+pas tout compris, mais comme c'était intéressant!
+
+M. Raindal s'excusa sur sa presbytie, et, d'un ton plus inquiet:
+
+--Eh bien! chère madame, en quoi puis-je vous être utile?... Que
+désirez-vous de moi?... A quel heureux hasard dois-je votre présence?
+
+A quel heureux hasard? Pas si heureux que cela! Elle ne pouvait
+cependant pas lui répondre: «Gérald m'a encore joué un de ses vilains
+tours, s'est encore dérobé de deux heures à mes tendresses... Alors,
+par désœuvrement, par ennui, je suis venue voir un peu comment
+c'était, un de vos cours, et peut-être aussi, à l'occasion, combiner
+un dîner!...»
+
+Et elle riposta avec un petit rire candide:
+
+--Mais pas le moindre hasard, cher maître!... Je voulais vous
+entendre, simplement... Après, je vous ai attendu pour vous serrer la
+main...
+
+--Vous êtes trop bonne, mille fois bonne, en vérité! murmurait
+distraitement M. Raindal.
+
+Et, tout en marchant, il ne cessait de jeter à droite, à gauche, des
+regards apeurés. Mais, arrivé dehors, devant le coupé de Mme
+Chambannes, il ne put dominer l'envie de fuir qui le tourmentait, et,
+retirant son chapeau:
+
+--Au revoir, chère madame... A bientôt, j'espère... Mes compliments à
+M. Chambannes, je vous prie...
+
+Zozé s'écria:
+
+--Comment, maître! Vous ne voulez pas que je vous reconduise?... Par
+ce temps?...
+
+Et d'une moue elle lui désignait la chaussée que le dégel semblait
+avoir enduite d'une couche sirupeuse de café glacé. Le maître se
+défendait. Zozé, dans le coupé, insistait, et elle frappait de la main
+le cuir des coussins, comme pour appeler un petit chien. M. Raindal
+perdait tout sang-froid. Si des élèves, des collègues le voyaient en
+cette posture ridicule! La crainte l'emporta. Il s'assit à côté de Mme
+Chambannes.
+
+--A la bonne heure! Ç'aurait été fou de refuser! fit Zozé en baissant
+la glace de devant, afin de donner l'adresse au cocher.
+
+Quand elle la releva, M. Raindal observa avec soulagement que la large
+vitre, comme celle des portières, était couverte d'un voile de buée. A
+l'abri de ces carreaux opaques, il se ressaisissait peu à peu. Il
+sourit à Mme Chambannes qui lui sourit aussi.
+
+La voiture courait lestement sur le tapis de neige jaune. Dans la
+douce tiédeur qui montait de la boule, un moelleux parfum de maroquin
+se mêlait à des senteurs de violette irisée. M. Raindal soupira avec
+une impression de bien-être, et comme se réveillant:
+
+--Ainsi,--fit-il paternellement, pour essayer de racheter la rudesse
+de ses adieux,--ainsi le cours ne vous a pas trop ennuyée, madame?
+
+--Au contraire! D'ailleurs, je compte bien que la prochaine fois...
+
+--Quelle prochaine fois?
+
+--Je veux dire le prochain cours où je viendrai, corrigea Zozé, et les
+cours suivants...
+
+M. Raindal se rembrunissait:
+
+--Vous songez donc à revenir?
+
+--Peut-être! Pourquoi pas?... Cela vous fâche?..
+
+--Nullement, chère madame, nullement!...
+
+Il ne put en exprimer plus. La stupeur le paralysait. Alors elle
+voulait revenir tous les lundis, à tous les cours, le compromettre
+publiquement, faire de lui la risée du Collège, du monde savant, de la
+presse peut-être! Et il croyait entendre l'oncle Cyprien: «Ah! ah!...
+Il paraît que Mme Rhâm-Bâhan--M. Raindal cadet n'appelait plus
+autrement Mme Chambannes--il paraît que Mme Rhâm-Bâhan mord à
+d'égyptologie... Bravo! Charmant! Délicieux!» Puis c'étaient les
+ironies sournoises des collègues, les gouailleries jalouses, les
+allusions, le scandale! Non, non, pour la fantaisie d'une personne
+gracieuse, avenante, sympathique, il n'en disconvenait point, mais
+frivole et sans réflexion, M. Raindal ne risquerait pas la mésaventure
+où avait sombré le crédit de tant de ses illustres confrères. Et d'une
+voix ferme il déclara:
+
+--Ecoutez, chère madame... Je vous estime assez pour vous devoir la
+franchise... Eh bien! il ne me semble pas que vous soyez dans des
+conditions à profiter de mon enseignement... Le Collège de France est
+une espèce de séminaire, de pépinière destinée à former de jeunes
+érudits, vous me saisissez bien?... Le Collège de France a comme but
+essentiel...
+
+--Oui, oui, interrompit Zozé d'un ton attristé... Oui, cher maître, je
+vois que ma présence vous déplaît... Mais comment apprendre pour mon
+voyage en Egypte, l'hiver prochain? Comment faire?... Comment
+faire?...
+
+Elle s'accrochait maintenant à cet ancien projet de «préparer son
+voyage», elle s'y butait avec une obstination câline dont M. Raindal,
+à la longue, se sentit agacé. Bah! qu'elle le préparât comme elle
+pourrait, après tout! Et dans un recul d'impatience, il laissa glisser
+sa serviette.
+
+Mme Chambannes l'avait prestement rattrapée:
+
+--Pauvre monsieur Raindal! fit-elle en lui lançant une de ces tendres
+œillades qui étaient sa façon naturelle de regarder... Je vous
+assomme, n'est-ce pas?...
+
+Il rougit de sa brusquerie:
+
+--Du tout, chère madame... Seulement, je cherche un moyen de vous
+aider dans vos études, dans vos lectures préalables...
+
+Les sourcils de Zozé se fronçaient d'attention. Mais soudain un éclair
+de joie fila dans ses caressantes prunelles:
+
+--Moi, j'aurais bien une idée, insinua-t-elle, une idée qui vient de
+me venir à l'instant, tenez!...
+
+--Laquelle, chère madame?
+
+--C'est que c'est tellement indiscret!...
+
+--Qu'importe?... Dites-la! fit M. Raindal, qui reperdait un peu de son
+ton d'indulgence.
+
+--Non, je n'aurai jamais le courage!...
+
+Elle hésitait encore, les yeux dans les yeux du maître. Enfin elle se
+décida à parler, car la voiture stoppait à la porte de M. Raindal.
+
+Voici: elle aurait souhaité, si elle ne le dérangeait pas trop, que le
+maître consentît à venir rue de Prony une fois par semaine, le jeudi,
+ou même deux fois par mois, non pas lui donner des leçons, non, Zozé
+ne se serait pas permis une demande aussi impudente, mais causer avec
+elle, comme cela, en ami, la diriger dans ses études, lui indiquer ce
+qu'il fallait lire...
+
+--Vous comprenez... Je sais bien que c'est très indiscret... Pourtant,
+si vous vouliez, vous me feriez tant plaisir!... Vous ne voulez pas,
+cher maître?
+
+Elle avait posé légèrement sa main gantée de blanc sur le genou du
+maître dans un geste familier, sans calcul de coquetterie, comme sur
+le genou d'un bon grand-père,--de l'oncle Panhias, par exemple, quand
+elle en implorait quelque chose. M. Raindal intimidé n'osait retirer
+son genou. Et, à voir ce petit être élégant courbé devant lui dans une
+attitude si ingénue et si humblement quémandeuse, il ressentait une
+sorte de trouble agréable qu'il prenait pour du regret, pour de
+l'attendrissement.
+
+--Hum! Madame! murmura-t-il d'une voix redevenue affable... Hum!...
+Je serais désolé de vous mécontenter... Néanmoins, vous devez vous
+rendre compte que mes obligations, mes travaux...
+
+--Oh! je sais, je sais! fit Zozé avec une feinte résignation.
+
+Il y eut un temps. M. Raindal considérait à travers la buée les
+silhouettes molles des passants, sans se résoudre aux paroles d'adieu.
+
+Mais subitement il tressaillit comme sous le coup d'un élancement.
+
+--Qu'avez-vous, cher maître? fit Zozé d'un ton de sollicitude.
+
+--Rien, rien, chère madame!...
+
+Oh! presque rien--rien que d'avoir distingué à l'extrémité de la rue
+un certain balancement d'épaules, de certaines enjambées martiales,
+l'oncle Cyprien tout simplement qui marchait droit sur la voiture avec
+des moulinets de sa grosse canne en bois de cornouiller rougeâtre.
+
+M. Raindal, à ce moment, envia la demeure reculée de feu
+Rhanofirnotpou. Que n'était-il au plus profond de l'hypogée, dans le
+_serdab_ obscur, dans la cellule murée de ciment, au lieu de se
+trouver dans cette case à vitres, avec cette jeune jolie dame qui le
+harcelait de prières!
+
+--Vous ne voulez pas vraiment, mon cher maître?... Je vous assure, ce
+ne serait pas régulier... Vous fixeriez les heures, les jours!...
+
+--Je cherche, je cherche! répétait-il machinalement, tandis que ses
+regards suivaient attentifs la marche rapide de l'ennemi.
+
+L'oncle approchait cependant. Ses traits se précisaient. Il atteignait
+à la voiture. Il examina le coupé, au passage, d'un œil en même temps
+dédaigneux et méfiant; puis, sans s'arrêter plus, il entra dans
+l'allée. M. Raindal, inconsciemment, poussa un soupir de délivrance;
+et la main tendue vers Mme Chambannes:
+
+--Au revoir, chère madame... Je réfléchirai, je vous écrirai...
+
+Zozé eut une moue de désappointement:
+
+--Et moi qui espérais votre réponse tout de suite!
+
+M. Raindal passa la main sur ses yeux comme pour en effacer une vision
+pénible: l'oncle Cyprien, qui redescendait, le rencontrait au sortir
+de la voiture, acquérait un prétexte à d'interminables sarcasmes... Et
+il balbutia d'une voix hâtive:
+
+--Eh bien, soit, madame, soit... Je viendrai cette semaine...
+
+--Oh! que vous êtes gentil!... Jeudi vous convient-il, jeudi à cinq
+heures?...
+
+--Oui, jeudi à cinq heures...
+
+--Vous ne savez pas comme vous êtes gentil!
+
+Elle saisit sa main en le contemplant avec une radieuse expression de
+gratitude. Mais les doigts de M. Raindal s'échappaient de son
+étreinte.
+
+--Oh! pardon! fit-elle... Vous êtes pressé... A jeudi, cinq heures...
+Je compte sur vous, cher maître...
+
+En refermant la portière, M. Raindal salua gauchement. La voiture
+s'ébranlait. Un «Bonjour, adieu!» le fit encore se retourner. C'était
+Zozé qui, à la fenêtre du coupé, lui adressait de son petit gant
+blanc un dernier signal d'amitié.
+
+ * * * * *
+
+De jour en jour, jusqu'au jeudi, M. Raindal retarda de confier à
+Thérèse le récit de cette entrevue, comme s'il eût redouté à l'avance
+ses critiques. Peuh! ne savait-il pas déjà ce qu'elle lui objecterait:
+son rang dans la science européenne, sa position académique, le
+ridicule qu'il encourrait dans une aussi vague besogne de
+vulgarisation. Et il tenait d'autant moins à entendre ces justes
+remarques, que, sans se l'avouer nettement, l'idée de retourner chez
+Mme Chambannes ne lui répugnait pas. Une fois hors de la sainte
+atmosphère du Collège, puis sauvé de l'oncle Cyprien, il s'était
+reproché d'avoir si durement rebuté sa séduisante admiratrice. La
+pauvre enfant! N'était-il pas touchant, au contraire, le cas de cette
+jeune personne futile s'éprenant soudainement d'une passion de savoir?
+N'y avait-il pas là un sujet d'observations captivant au plus haut
+degré pour un homme de pensée, toute une étude de cérébralité à faire!
+Et il la revoyait en sa pittoresque attitude de petite suppliante, le
+buste de profil, la main contre son genou: «Vous ne voulez pas, cherr
+maîtrre?» Mais certes que si, il voulait! Certes qu'il irait! Ne
+fût-ce que par égoïsme, par curiosité de savant. Quant à Mlle
+Thérèse--songeait-il presque hargneusement--quant à Mlle Thérèse, il
+serait toujours temps de l'avertir lorsque les leçons se trouveraient
+commencées!
+
+Et le jeudi matin survint, que M. Raindal n'avait pas trahi le mystère
+de son rendez-vous.
+
+Il éprouva donc un certain malaise, en voyant, vers neuf heures,
+Thérèse qui pénétrait dans le cabinet de travail. Quelle malchance!
+Juste au moment où il était occupé à empaqueter des livres pour Mme
+Chambannes! Il fit cependant bonne figure:
+
+--Tiens, te voilà fillette! s'écriait-il gaiement.
+
+Elle se laissa embrasser, puis amenant deux des gros volumes entassés
+sur la table:
+
+--Qu'est-ce que cela, père?... Maspero!... Ebers!... Ah ça! tu te mets
+à prêter des livres, à présent?...
+
+--Non! déclara M. Raindal, qui se raidissait contre l'inquiétude. Ce
+sont des ouvrages que je vais envoyer tantôt chez Mme Chambannes.
+
+--Chez Mme Chambannes! répéta Thérèse d'un ton stupéfait.
+
+--Mon Dieu, oui...
+
+Et il raconta, trait pour trait, les épisodes du lundi, hormis
+toutefois la décisive apparition de l'oncle Cyprien.
+
+Thérèse l'écoutait en silence. Lorsqu'il eut achevé, elle redressa la
+tête. Ses lèvres minces rentraient en une plissure railleuse. De la
+colère semblait s'amonceler sous l'épais froncement de ses sourcils.
+
+--Et tu vas y aller? questionna-t-elle.
+
+--Dame, puisque j'ai promis!... J'irai deux ou trois jeudis... La
+politesse élémentaire le commande... Après, j'aviserai si je dois
+continuer ou non...
+
+--Bien, bien, père! répliquait-elle d'une voix dont elle déguisait mal
+le tremblement. A ton gré... Je me garderai, tu penses, de te donner
+des conseils...
+
+--Et si je t'en demandais? fit hardiment M. Raindal.
+
+Elle éclata:
+
+--Si tu m'en demandais, je te dirais que cette Mme Chambannes est une
+petite sotte, que son entourage est de la dernière trivialité, que tu
+te jettes là dans une fréquentation qui ne te procurera qu'avanies,
+que désagréments... Je te dirais... Mais non, tiens, père, par respect
+il vaut mieux que je me taise...
+
+Et sur ses bras croisés, on voyait le bout de ses mains s'abattre et
+se relever comme de petites ailes palpitantes.
+
+--Oh! oh! Nous nous emportons! riposta M. Raindal, affectant de
+badiner... Bah!... Si je me rappelle bien, le soir du dîner, nous
+n'étions pas tellement sévère, fillette... Tu te souviens, après
+dîner...
+
+Thérèse ne put retenir un haussement d'épaules;
+
+--Comment, père!... Tu n'as pas deviné que je me moquais, que ces gens
+m'étaient odieux, me révoltaient?... Tu ne les as donc pas jugés
+toi-même?... Mais tout ce que nous en dira l'oncle Cyprien n'est
+qu'enfantillage auprès de la vérité... La race, le sang, la religion,
+la nationalité, il s'agit bien de tout cela! Ce sont des gens d'une
+autre espèce que nous, entends-tu, père? Oui, tous, Allemands,
+Prussiens, Français, Anglais, Italiens, que sais-je, des gens d'une
+même bande, d'une même tribu et qui ne sera jamais la nôtre... Ah!
+quand je réfléchis que toi, dans ta situation, parce que cette petite
+nigaude t'a flatté, t'a enjôlé...
+
+M. Raindal, à l'énoncé de ces mots, eut une violente contraction de la
+mâchoire.
+
+--Ah! permets! fit-il... Non, mais, permets, mon enfant... Tu
+t'égares... Tu oublies un peu à qui tu parles... Et tu me reconnaîtras
+le droit de te dire, avec ma vieille expérience, qu'en fait de gens je
+suis peut-être aussi bon connaisseur que toi... Tu m'accorderas
+peut-être également que jusqu'ici j'ai mené ma vie d'une manière dont
+ni toi ni moi, nous n'avons à rougir, n'est-ce pas?
+
+Thérèse, sans répliquer, feignait de feuilleter un livre. Il reprit
+d'un ton adouci:
+
+--Va, crois-moi, fillette!... Laisse ces théories et les autres à ton
+excellent oncle Cyprien... Dis-moi que Mme Chambannes te déplaît,
+dis-moi que sa société t'inspire de la répulsion, de la défiance...
+N'aie pas peur! Si tes impressions sont justifiées, je serai le
+premier à m'en apercevoir et à régler là-dessus ma conduite... Mais au
+moins ne cherche pas à te faire ni à me faire illusion, à transformer
+en vues sociales tes animosités personnelles... Ce sont là des
+procédés indignes de toi, indignes de ta culture, de ta valeur
+intellectuelle... Tu le sais bien, au fond...
+
+Il lui souriait, avec un regard d'appel:
+
+--Allons, viens m'embrasser!...
+
+La jeune fille s'approcha en tendant son front. M. Raindal y déposa un
+long baiser, tandis qu'il la serrait fortement dans ses bras.
+
+--Hé là, rions donc! exhortait le maître, car le visage de Thérèse,
+quoique apaisé maintenant, demeurait inerte et songeur.
+
+Un sourire oblique desserra ses lèvres.
+
+--C'est cela! Parfait! fit M. Raindal, en exagérant la satisfaction
+que lui causait cette grimace incomplète.
+
+Le déjeuner fut silencieux. M. Raindal évitait les yeux de Thérèse. Il
+éprouva un secret petit contentement, quand il sut qu'elle sortait
+après le repas, pour se rendre à la Bibliothèque. Sans s'expliquer
+pourquoi, il préférait qu'elle fût absente au moment de son départ.
+
+Vers quatre heures, il passa une redingote de cérémonie en drap lisse,
+puis une paire de gants neufs dont le cuir gris collait à ses doigts.
+Il se hâtait, par crainte de manquer l'omnibus. Mais en bas les
+trottoirs étaient salis de boue. Il appela un fiacre.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Mme Chambannes l'attendait dans le fumoir aménagé en salle de travail.
+
+Au centre, on avait disposé une grande table avec un tapis grenat, un
+encrier de cristal anglais acheté tout exprès, des cigarettes d'Orient
+dans une coupe et un cahier de maroquin à tranche dorée. Deux
+fauteuils Empire se faisaient face. Et au parfum d'iris qu'exhalait
+autour d'elle Zozé s'ajoutait harmonieusement cet arome d'encens qu'à
+travers tout l'hôtel on sentait dès le vestibule.
+
+Mme Chambannes débarrassa M. Raindal de ses gants et de son chapeau
+qu'il hésitait à poser sur la table.
+
+Ils s'assirent vis-à-vis l'un de l'autre et la leçon commença.
+
+M. Raindal, d'abord, dicta une liste d'ouvrages que Zozé devait se
+procurer.
+
+Mme Chambannes écrivait rapidement, avec de petits mouvements des
+lèvres. L'abat-jour rosé de la lampe électrique laissait dans l'ombre
+le haut de ses cheveux; mais le net ovale de sa figure restait en
+pleine lumière. La poudre, semée d'une touche légère, avait si bien
+imprégné les chairs, qu'elle semblait un velouté naturel. Les rayons
+y glissaient sans être reflétés comme sur la soie molle et ténue de
+son ample robe d'intérieur. Les teintes en étaient pâles, les dessins
+indistincts, cachés par des amas de dentelle crème. Et, à la blancheur
+de ces tons, son visage s'avivait encore d'un éclat de pureté
+matinale. On l'eût dite à peine vêtue, sous les larges plis de
+l'étoffe, et fraîche comme au sortir du bain.
+
+A chaque arrêt de M. Raindal, elle redressait la tête. Puis ses yeux
+aux aguets épandaient vers le maître leurs débordants effluves de
+tendresse. M. Raindal toussait de gêne, et, ramenant plus étroitement
+contre son buste ses avant-bras aux mains pendantes, il paraissait
+vouloir reculer.
+
+Lorsqu'il eut terminé la dictée, Zozé demanda:
+
+--Et à présent?
+
+--A présent il va falloir travailler, chère madame, et vous habituer à
+travailler seule! Malgré tout mon désir de vous aider, vous imaginez
+bien qu'il y aura des semaines...
+
+Zozé l'interrompit:
+
+--Nous savons, mon cher maître.... Ce ne seront pas des leçons.... Ce
+seront des causeries, de petits conseils d'ami, quand vous pourrez,
+quand vous serez libre...
+
+M. Raindal, approuvant du regard, attirait à lui un des vastes
+in-folio du livre d'Ebers sur l'Égypte. Il se mit à le feuilleter, et
+il retournait le volume pour montrer les gravures ou donner à Zozé des
+explications. Elle se penchait par-dessus la table. Alors les souples
+frisons de sa chevelure chatouillaient parfois d'un frôlement le
+front de M. Raindal. Il se rejetait vite en arrière; et elle s'amusait
+de cet effroi. Mais elle eut honte de le taquiner.
+
+--Oh! nous sommes très mal! fit-elle soudain... Vous permettez, cher
+maître, que je m'asseye à côté de vous?
+
+--Bien volontiers chère madame!
+
+Pourtant ils n'avaient pas repris l'examen des gravures, que déjà M.
+Raindal déplorait son empressement à accepter.
+
+Le parfum de Zozé, maintenant à si proche distance, l'étourdissait de
+ses émanations. Chaque fois qu'elle s'inclinait, le tissu léger de sa
+robe flottante en laissait s'évader une bouffée plus forte. Seulement
+ce n'était plus de la violette, de l'iris: c'était une odeur
+savoureuse et chaude comme une senteur de fruit, le parfum vivant de
+la chair qui se marie à celui de l'essence; et les commentaires de M.
+Raindal s'embrouillaient à mesure.
+
+Sans contredit, il connaissait le don que possèdent certains élus de
+répandre par l'épiderme une fragrance délicieuse. Nombre de
+personnages antiques en furent gratifiés: notamment Cléopâtre, d'après
+un papyrus de Boulaq, cité par M. Raindal dans son livre;--et
+Plutarque n'est pas moins précis en ce qui concerne la peau
+d'Alexandre.
+
+Mais à se remémorer ces faits ou d'autres analogues, le maître ne
+faisait qu'augmenter la confusion de ses idées. Les mots en venaient à
+lui manquer. A toutes les montées du parfum, timidement, il pinçait
+les narines, comme s'il eût aspiré quelque gaz délétère. Souvent
+devant une image, il restait interdit, sans pouvoir en achever
+l'interprétation. Il songeait distraitement à la peau d'Alexandre, à
+la chair de Cléopâtre; et il aurait souhaité que Zozé écartât un peu
+de lui son petit fauteuil à griffes dorées.
+
+--Un mot, un seul mot de rien, si cela ne vous dérange pas!...
+
+Pour proférer cet appel, Mme de Marquesse n'avait glissé, dans
+l'entre-bâillement de la portière, que son profil aux puissantes
+mâchoires, et sa main gantée de blanc qui retenait au-dessous le
+rideau.
+
+--Entrez donc, ma chérie! fit Mme Chambannes.
+
+Les deux femmes s'embrassèrent. M. Raindal saluait Mme de Marquesse,
+en observant machinalement son costume bleu soutaché de noir qui la
+sanglait aux hanches comme un habit de cheval. Puis, sur
+l'autorisation du maître, ces dames passèrent dans le salon voisin. M.
+Raindal soupira avec force. A présent, dans le calme de la solitude,
+toutes ses anxiétés s'effaçaient subitement. Il ne lui en restait plus
+qu'une vague sensation de plaisir caché, de péril surmonté, de mystère
+flatteur. Et il ne lui eût même pas déplu que ses collègues de
+l'Académie le vissent dans cette pièce luxueuse, à proximité de ces
+deux personnes si charmantes qui le traitaient avec tant d'égards. Il
+était devant la glace, à se lisser la barbe, en avançant les
+maxillaires, quand ces dames reparurent.
+
+Mme de Marquesse voulait partir. Zozé lui barra gracieusement la
+route, les bras en croix sur la portière, dans une pose de Sarah
+Bernhardt.
+
+--Non, pas encore.... N'est-ce pas, cher maître?... Il ne faut pas
+que Mme de Marquesse s'en aille déjà!
+
+M. Raindal acquiesça d'un salut. Zozé avait sonné. On servit sur un
+plateau d'argent du vin de Porto avec des biscuits. Ils avaient un
+goût de vanille auquel M. Raindal se montra très sensible. Mme
+Chambannes lui inscrivit l'adresse du confiseur où on les achetait.
+Mme de Marquesse prétendait en savoir de beaucoup meilleurs. Chacune
+vantait son fournisseur. Le porto les avait animées--et, en riant, la
+main brandie, elles se reprochaient l'une à l'autre des traits odieux
+de gourmandise. Le maître, pris pour arbitre, refusa galamment de
+prononcer. Il riait du débat, mais aussi du porto dont deux verres,
+absorbés coup sur coup, commençaient à lui échauffer les tempes.
+
+--Eh bien! Et notre travail que nous oublions! fit subitement Zozé.
+
+M. Raindal allait répliquer, quand la portière se souleva de nouveau,
+et un ecclésiastique, d'une cinquantaine d'années, replet, chauve et
+tout souriant sous ses grosses besicles, pénétra lentement dans le
+fumoir.
+
+--Ah! c'est vous, mon cher abbé! s'écria Zozé d'un ton de surprise
+tellement sincère qu'on ne pouvait deviner si la visite avait été
+combinée d'avance ou si le hasard l'amenait.
+
+Puis elle présenta:
+
+--Monsieur l'abbé Touronde, directeur de l'orphelinat de
+Villedouillet, notre voisin de campagne, un de nos meilleurs amis....
+Monsieur Raindal...
+
+Le maître s'inclinait de cet air cérémonieux, dont il dissimulait
+toujours son aversion contre les gens d'église.
+
+L'abbé interrogea respectueusement avec un léger accent du Midi:
+
+--M. Raindal, l'auteur de la _Vie de Cléopâtre_?...
+
+--Parfaitement! confirma Zozé.
+
+L'abbé Touronde se confondit en politesses. Sans connaître l'ouvrage,
+il en avait lu assez de comptes rendus dans les journaux pour en
+parler abondamment. Il complimenta le maître au sujet de divers
+chapitres; et M. Raindal remerciait avec des revers de mains modestes
+qui semblaient repousser les éloges.
+
+Mais l'abbé continuait de sa voix un peu chantante. Le livre le
+captivait d'autant plus que la matière ne lui était point complètement
+étrangère. Il avait dû, jadis, étudier à fond l'histoire de l'Égypte
+en vue d'une brochure sur la secte des Coptes-Unis; d'autre part, il
+avait publié, dans les _Annales d'archéologie chrétienne_, deux
+articles traitant des hagiographes de la Thébaïde. Et, M. Raindal
+confessant ne point les avoir lus, l'abbé offrit, si ce n'était pas
+trop indiscret, de lui envoyer à domicile les numéros de la revue.
+
+Il avait une tête à la fois oblongue et joufflue, presque toute en
+chair, sauf une corde de cheveux bruns autour de sa calvitie; et M.
+Raindal lui trouvait un sourire de brave homme. Peu à peu il se
+départait de sa froideur première. Il communiqua à l'abbé des
+particularités pittoresques sur la Thébaïde dont il avait exploré, par
+métier, les parages. L'abbé écoutait d'une figure studieuse, avec des
+marques de déférence, de solennels hochements de la nuque. Zozé
+profita d'une pause pour demander:
+
+--Vous dînez avec nous, monsieur l'abbé?
+
+--Hé! Hé! oui, madame, fit sans hésitation l'abbé en dilatant d'un
+rire cordial ses joues sphériques. Hé! oui, certes, si vous voulez de
+moi...
+
+--Et vous, cher maître, poursuivit Zozé, acceptez-vous d'être des
+nôtres?...
+
+--Oh! impossible, chère madame, soupira M. Raindal. On m'attend...
+Croyez que je suis désolé...
+
+Il se tut, car Chambannes entrait, caressant d'un geste fatigué son
+épaisse moustache blonde à charnière. Tout le monde s'était levé. Il
+serra la main de M. Raindal, puis, tapotant le cou de Zozé comme on
+fait à une écolière:
+
+--Et cette leçon, cher monsieur, comment a-t-elle marché?... Vous êtes
+content de votre élève?...
+
+--Fort satisfait, monsieur, excellent début...
+
+--Oh! pour ce que nous avons travaillé! dit Zozé. Mais vous reviendrez
+jeudi!... Jeudi je fermerai ma maison... Je n'y serai pour personne...
+Vous promettez de revenir, cher maître?...
+
+M. Raindal promit. Zozé l'accompagna ainsi que Germaine jusqu'à la
+porte du salon.
+
+Ils descendirent ensemble, et dehors ils se séparèrent après une
+poignée de main. Mme de Marquesse lui avait secoué le bras si fort
+qu'il en ressentait une sorte de crampe à l'épaule. Il consulta sa
+montre près d'un bec de gaz. L'aiguille marquait sept heures moins le
+quart.
+
+--Sapristi! murmura-t-il effaré.
+
+Et il appela encore un fiacre.
+
+ * * * * *
+
+A dîner, par bravade de peur, pour devancer les ironies ou les
+questions, il affecta une joviale loquacité.
+
+Il narrait sa visite sur un ton de désinvolture, comme une séance de
+l'Institut, une leçon au Collège de France. Il multipliait les
+détails, décrivait la toilette des dames, et il imita même l'accent
+méridional de l'abbé.
+
+Thérèse, de son côté, feignait de s'intéresser, donnait avec bonne
+grâce la réplique et semblait avoir oublié la querelle du matin.
+
+Quant à Mme Raindal, elle se taisait. Pourquoi protester, pourquoi
+vouloir détourner son mari de ce commerce funeste avec des personnes
+sans foi? Ne le savait-elle pas irréparablement damné, déjà voué pour
+son athéisme aux tortures éternelles? En plus, le souvenir de la
+colère du maître, un peu avant le dîner Chambannes, demeurait vivace
+dans son esprit, et la bâillonnait de sagesse.
+
+Elle ne se permit un froncement de sourcils que lorsque M. Raindal
+parodia l'abbé, et sa mine affligée fit tellement rire Mlle Raindal
+que le maître en conçut des soupçons sur la bonhomie de sa fille.
+
+Cette gaieté, cette douceur, étaient-elles bien franches? Thérèse ne
+se moquait-elle pas de lui? M. Raindal l'examina d'un coup d'œil
+furtif; puis brusquement, mis en éveil, il cessa ses récits.
+
+Le jeudi suivant, plus réservé, il mentionna tout juste sa visite rue
+de Prony pour transmettre à ces dames les compliments de Zozé; et le
+jeudi d'après, il n'en parla point.
+
+Enfin le quatrième jeudi, vers six heures et demie, on reçut, rue
+Notre-Dame-des-Champs, une carte-télégramme de M. Raindal. Il priait
+qu'on ne l'attendît pas, étant retenu par les gracieuses instances de
+Mme Chambannes; et au-dessous, Zozé avait tracé de sa haute écriture:
+_Approuvé_.
+
+A vrai dire, M. Raindal, en partant de chez lui, se doutait bien au
+fond qu'il n'y rentrerait point dîner, puisque la semaine précédente,
+il avait quasiment promis d'être, ce jeudi-là, le convive de son
+élève. Mais il s'était ingénié à présenter de loin cette escapade sous
+les aspects d'un impromptu que rien ne lui faisait prévoir.
+
+Ce fut Mlle Raindal qui ouvrit la dépêche. Une fois lue, elle la jeta
+au feu en haussant les épaules.
+
+--Qu'est-ce que c'est? demanda Mme Raindal qui entrait.
+
+Thérèse répliqua d'un ton railleur:
+
+--Un télégramme de père qui reste dîner là-bas!
+
+Là-bas! Les deux femmes, à ce mot, avaient instinctivement croisé le
+regard. Puis, du coup, devant la figure alarmée de sa mère, Thérèse
+rebaissa les yeux vers son papier. A quoi bon en ajouter plus? Jamais
+entre elles il n'y aurait communion d'esprit possible, jamais contre
+M. Raindal une de ces petites alliances gouailleuses du genre de
+celles où s'amusaient jadis le maître et sa fille aux dépens de Mme
+Raindal! Bah! il fallait se résigner à goûter seule,--seule comme
+toujours, seule comme partout,--le comique de l'aventure!
+
+--Alors, il dîne là-bas? répéta d'une voix navrée la vieille dame.
+
+--Mais oui, mère, puisque je te le dis! fit Thérèse avec impatience.
+
+--Et tu penses qu'il va continuer à y retourner chaque jeudi?
+
+--Je l'ignore!
+
+Mme Raindal reprit de la même voix mortifiée:
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! Pourvu que ces Chambannes ne lui nuisent pas!...
+Voyons, toi, tu ne pourrais pas lui dire...
+
+--Lui dire quoi?...
+
+--Lui dire, lui dire... de prendre garde, par exemple, de ne pas trop
+se lier... Tu t'y entends mieux que moi, à lui parler, ma fille... Et
+puis vous êtes plus amis ensemble!...
+
+A ce reproche déguisé par lequel la vieille dame se plaignait, sans le
+vouloir, de son isolement, de son antique relégation avec Dieu et avec
+ses craintes, Thérèse eut un petit serrement de cœur.
+
+--Écoute! fit-elle d'un ton plus affectueux... Écoute, mère!... Je
+t'assure qu'actuellement il n'y a pas de danger... Donc, ne t'inquiète
+pas en vain à l'avance... Et, si tu m'en crois, pour le moment,
+faisons bonne mine à père, ne le taquinons pas... Je le connais, nous
+n'aboutirions qu'à le pousser plus encore dans l'intimité de ces
+gens...
+
+--Et plus tard?...
+
+--Plus tard, nous verrons, nous discuterons à nous deux ce qu'il
+conviendra de faire selon les circonstances.
+
+--Ainsi, tu veux bien que de temps en temps je cause avec toi de...
+
+Elle hésitait:
+
+--De cela... de cette affaire, enfin?
+
+Thérèse se leva pour l'embrasser, et, la berçant entre ses bras:
+
+--Mais oui, vieille mère... Es-tu drôle! Pourquoi non?...
+
+Une larme coulait le long de la joue de Mme Raindal:
+
+--Je ne sais pas... Vous aviez quelquefois l'air si méchants, ton père
+et toi, chacun à son bureau, sans un mot, quand j'entrais... J'avais
+peur de vous, ma parole!...
+
+Et elle sortit à petits pas accablés, afin de prévenir en hâte
+Brigitte.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps, Mme Chambannes, pour complaire à M. Raindal,
+énonçait la liste des convives:
+
+--Je vous jure, cher maître, absolument entre nous... Mon oncle et ma
+tante Panhias, notre ami le jeune M. de Meuze, et peut-être l'abbé
+Touronde...
+
+Elle ne finissait pas de le nommer, qu'il fit son entrée dans le
+fumoir.
+
+Il manifesta un grand contentement à se rencontrer avec M. Raindal.
+Ses prunelles derrière les besicles étincelaient de plaisir; et Zozé,
+les voyant tous deux en causerie, s'enfuit à sa toilette.
+
+--Oui, déclarait poliment M. Raindal, vos études m'ont paru
+excellentes, bien déduites, nourries de savoir... Et je m'étonne,
+dois-je vous l'avouer? qu'ainsi doué pour la science, vous n'ayez pas
+un bagage littéraire, comment dirais-je? plus volumineux, plus
+considérable...
+
+--Oh! cher maître, vous êtes trop indulgent, trop... trop
+bienveillant!... bredouillait l'abbé d'une voix qui chevrotait de
+satisfaction.
+
+Et il se justifia avec éloquence de n'avoir pas davantage produit. En
+droit, on ne pouvait point l'incriminer de paresse. Non, c'était
+d'autres causes que provenait sa stérilité. D'abord l'orphelinat
+qui exigeait de lui des soins assidus, quotidiens, et de toute
+sorte, financiers aussi bien que moraux, littéraires autant
+qu'administratifs. Puis, ses ennemis, ses innombrables ennemis qui,
+s'il avait publié plus, n'eussent pas manqué de trouver là un sujet de
+calomnie nouvelle comme ils en découvraient à toutes ses actions, même
+aux plus vertueuses, même aux plus innocentes.
+
+Car l'abbé Touronde était, hélas! à n'en point douter, le prêtre le
+plus calomnié de Seine-et-Oise. Tous les partis le haïssaient, tous
+s'évertuaient à le messervir, à le déconsidérer. Sous prétexte qu'il
+était recherché dans les châteaux des alentours,--comme chez Mme
+Chambannes, au château des Frettes, entre autres,--les radicaux du cru
+l'accusaient auprès du préfet de faire à Villedouillet de la propagande
+réactionnaire. Par contre, à l'évêché, les dénonciations anonymes
+pleuvaient, où se reconnaissait aisément la facture cléricale. On y
+affirmait que l'abbé Touronde compromettait chaque jour--et ici la
+voix de l'abbé fléchit, devint confidentielle--compromettait chaque
+jour la dignité superéminente de sa soutane dans les frivolités
+mondaines et la fréquentation des hérétiques.
+
+--Les hérétiques! répétait avec indignation le prêtre... Hé! puis-je
+choisir et réclamer aux donateurs un acte de baptême en règle?
+Devais-je refuser les Israélites qui m'aident à élever mes enfants?...
+Ah! les pauvres petits, sans eux, Dieu sait que le monde, les
+frivolités mondaines, on ne m'y verrait plus guère...
+
+Puis, subitement, il s'arrêta, comme s'il eût entendu la voix de sa
+conscience:
+
+«Si, si, Bastien Touronde, on t'y verrait encore, parce que tu aimes
+la bonne chère, la vue des jolies femmes, le luxe, le confortable et
+aussi parce que, dans cette société peu au courant des dogmes, tu sais
+que ta présence parmi les tentations scandalise beaucoup moins qu'elle
+ne ferait ailleurs...»
+
+A quoi les lèvres de l'abbé susurraient, en réponse, comme les jours
+de visite à l'évêché, quand Monseigneur le blâmait pour ses écarts
+mondains:
+
+«_Non culpabiliter! Non culpabiliter!_»
+
+--Plaît-il? fit M. Raindal qui n'avait écouté que distraitement ces
+longues doléances.
+
+L'abbé Touronde sursauta:
+
+--Je songeais à ces mauvais gars, cher maître, je leur disais en
+moi-même des injures... Vous savez, nous autres du Midi, nous avons le
+sang vif et la langue souvent pas tout à fait assez chrétienne!...
+
+L'entrée de Mme Chambannes, que suivaient l'oncle et la tante Panhias,
+mit un terme au dialogue. On opéra les présentations. L'oncle Panhias
+était en frac et cravate noire. Il portait bas, comme une tête de
+penseur, sa tête de comptable grisonnant, et il avait dans la
+démarche, dans l'allure, dans les replis de sa physionomie barbue, cet
+air de lassitude des hommes de bureau à qui la fortune est venue trop
+tard. Mme Panhias semblait, au contraire, optimiste et gaillarde, sous
+la robe de soie brune que tendaient ses grosses formes. Elle roulait
+les _r_ plus fort que Mme Chambannes, et il fallait un connaisseur
+pour distinguer l'Orientale à cet accent quasi d'Espagne ou d'Amérique
+du Sud.
+
+Quelques minutes après, Gérald, puis Georges Chambannes pénétrèrent
+dans le fumoir. Ils étaient l'un et l'autre en habit. M. Raindal,
+instinctivement, abaissa les yeux vers sa redingote. Mais le
+domestique annonçait que madame était servie, et l'on se rendit en
+cortège dans la salle à manger.
+
+Le dîner fut cordial et gai. M. Raindal n'avait plus maintenant ces
+timidités ou ces malaises d'intrus qui, au début, le guindaient si
+fort. A tant frayer chez les Chambannes, il s'était familiarisé avec
+les noms de leurs relations, les usages de la maison, les goûts de
+l'entourage; et il n'y avait guère d'entretien auquel il hésitât à se
+mêler par discrétion, crainte d'erreur ou ignorance du sujet. Rien ne
+paraissait le troubler. Les œillades comme le parfum de la petite Mme
+Chambannes n'étaient plus à présent que des stimulants à sa faconde.
+Tous deux se parlaient en camarades, avec un je ne sais quoi de
+paternellement supérieur dans le ton de M. Raindal et de
+volontairement soumis dans celui de la jeune femme. Chambannes même,
+pour s'adresser au maître, avait de ces tours de phrase qu'on
+n'emploie d'habitude qu'envers un ami de vieille date. Quelle
+différence avec le premier dîner, où M. Raindal s'était senti si
+gauche, si lent à recouvrer l'entrain! Et l'oncle Panhias ayant, par
+mégarde ou sous l'influence des vins, avoué qu'il avait Smyrne pour
+patrie d'origine, le maître fut sur le point de l'en féliciter. Une
+ville exquise que Smyrne, la perle de l'Ionie, dont le nom en grec
+signifiait myrrhe, encens, odeur aimée des dieux. Et jusqu'au dessert
+il ne tarit pas d'éloges, d'anecdotes à l'appui, de souvenirs
+historiques, tandis que la tante Panhias le remerciait en répliques
+enthousiastes, qui soulignaient comme des roulements de tambour
+chacune de ses périodes.
+
+Au fumoir, Zozé demanda à M. Raindal l'autorisation d'allumer une
+cigarette. Puis insensiblement elle se dirigea vers Gérald. Il s'était
+affalé sur le divan et lançait, d'une lèvre boudeuse, des bouffées en
+spirale. Elle s'assit à côté de lui et la voix câline:
+
+--Pourquoi faites-vous la tête?
+
+Il ne répondit pas, d'abord, mais, au bout d'un instant, il grommela:
+
+--Est-ce qu'il va venir comme cela souvent, le kangourou?
+
+--Je ne sais pas! murmura Zozé en réprimant un sourire... Vous n'êtes
+pas jaloux, au moins?...
+
+Gérald eut un ricanement dédaigneux.
+
+--Jaloux!... Ah! bien!... Non... Seulement il me rase un peu! Il est
+par trop bavard, votre petit ami!...
+
+Et, se levant, il alla rejoindre Chambannes qui se versait de
+l'eau-de-vie devant la caisse à liqueurs.
+
+M. Raindal eut un inconscient plaisir à voir la fin de ce colloque. Il
+examinait avec attention le jeune M. de Meuze, comme avait dit Zozé,
+le jeune Gérald, éclairé de près, en ce moment, par une lampe
+au-dessus de laquelle il se penchait pour y rallumer son cigare. Pas
+si jeune que cela, en dépit de l'apparence! Au coin des yeux, au coin
+des lèvres, au coin des narines, la lumière montrait à travers sa
+figure encore juvénile et ferme ces linéaments vagues, ébauches
+incolores des rides futures; et sur le plat de ses tempes des veines
+commençaient à saillir.
+
+M. Raindal en ressentit une espèce de bonne humeur, qui le rendit
+confus, car il avait des prétentions à la générosité, à la grandeur de
+caractère. Parce que M. de Meuze manquait d'égards admiratifs, parce
+qu'il avait pris durant tout le dîner des mines ennuyées et maussades,
+était-ce une raison pour se réjouir des fatales petites décrépitudes
+de l'âge...
+
+--Dites-moi, cher maître! fit Mme Chambannes, l'interrompant dans ce
+revirement d'équité... Si nous causions de notre fameuse visite au
+Louvre?...
+
+Hélas! cette semaine, comme les précédentes, on devait y renoncer, à
+cette «fameuse» visite, depuis plus d'un mois chaque semaine rejetée à
+la semaine suivante. Tous les jours de Zozé étaient retenus. On se
+promit de fixer une date, à la leçon prochaine. La causerie déviait
+vers des sujets moins graves. La tante Panhias, comme délivrée d'un
+secret professionnel, s'en donnait de discourir sur Smyrne. A onze
+heures, M. Raindal, par peur de céder au sommeil, se retira. En bas,
+Mme Chambannes le pria d'inviter ces dames à dîner chez elle pour le
+jeudi qui venait. Il remercia chaleureusement, mais dehors il ne put
+maîtriser la contrariété que lui causait cette mission difficile.
+
+--En voilà, une idée! se disait-il... Ah! oui, ce sera commode!...
+
+Il resta trois jours reculant à risquer l'attaque, et sitôt qu'il s'y
+hasarda, deux refus résolus lui coupèrent la parole. Son front se
+teinta d'un afflux de sang. Pardieu! elles s'accordaient, et leur
+double refus n'était qu'une manœuvre concertée, une sournoise
+manifestation de blâme.
+
+Il riposta avec hauteur:
+
+--C'est bon! A votre guise!... Cependant, je n'entends pas être
+solidaire de vos fantaisies!... Et je vous avertis: j'irai seul...
+
+Cette menace ne fut pas relevée. Il la renouvela le jeudi matin sans
+davantage obtenir réponse. De colère, il partit à trois heures, une
+heure plus tôt que de coutume. Il avait endossé l'habit noir, et,
+comme sa cravate de soirée apparaissait dans l'échancrure du paletot,
+quelques badauds se retournaient sur son passage. Cela accrut son
+mécontentement. Il pressa le pas et arriva d'une demi-heure en avance.
+Mme Chambannes, par extraordinaire, fut, inversement, d'une demi-heure
+en retard. Il attendit donc une grande heure dans le fumoir, où le
+jour tombait graduellement. Les domestiques avaient oublié de faire
+la lumière, et M. Raindal, n'osant ni sonner ni toucher au bouton des
+lampes électriques, demeura dans l'obscurité. Des pensées amères
+l'assaillaient. Pourquoi cet acharnement de Thérèse et de Mme Raindal
+contre les Chambannes? Que pouvaient-elles imaginer sur leur compte?
+Que disaient-elles de lui, quand il était absent? Et sa fureur
+s'exacerbait aux piqûres venimeuses de ces questions.
+
+--Vous ici, cher maître, dans le noir!... Est-ce possible?... Je suis
+en retard, n'est-ce pas?... Vous me pardonnez?...
+
+En même temps que cette voix affectueuse, la lumière jaillissait dans
+la pièce; et Mme Chambannes parut, un manchon à la main, la voilette
+repliée au-dessus des sourcils. Son délicat petit nez était rosé du
+bout par le froid du dehors--ou peut-être par les caresses récentes.
+Elle réitéra ses excuses, et jetant sur un fauteuil son collet de
+zibeline et sa capote de fleurs où deux épingles vibrèrent un instant
+du choc, elle déclara:
+
+--Vous savez, maître... J'ai un projet une nouvelle combinaison...
+Vite, que je vous la dise!... A cinq heures, nous sommes dérangés sans
+cesse... C'est l'un, c'est l'autre qui vient, et, soit dit entre nous,
+nous ne faisons rien qui vaille...
+
+M. Raindal, la figure rassérénée, approuvait d'un sourire bénévole.
+
+--Alors, voici ma combinaison... Nous mettrions la leçon à six
+heures... Nous travaillerions de six à sept... Et vous dîneriez à la
+maison tous les jeudis... Cela vous va-t-il?...
+
+M. Raindal, comme en une hallucination, croyait apercevoir Thérèse,
+son sourire narquois, ses minces lèvres pincées de dédain, quand il
+lui ferait part de cet arrangement nouveau; et une envie le prit de la
+défier, de se venger d'elle, de réduire par un coup d'audace ses
+tacites ironies. Il toussotait, semblait réfléchir, et enfin d'une
+voix nette:
+
+--Ma foi, oui, cela me va... C'est convenu, chère madame...
+
+Mais il ajouta par un restant de prudence:
+
+--Bien entendu, sauf contretemps, sauf empêchement majeur!...
+
+Mme Chambannes eut une moue de reproche:
+
+--Oh! cher maître, c'est très mal ces conditions!... N'êtes-vous pas
+libre, complètement libre?... Pensez-vous que votre petite élève
+voudrait empiéter sur vos occupations?...
+
+«Votre petite élève!...» De quel ton de gentillesse elle avait proféré
+cela! M. Raindal, attendri, s'excusa à son tour, puis excusa
+pareillement ces dames. Zozé ne parut pas offensée de leur défection.
+N'avait-elle pas de quoi se consoler? Une heure de gagnée sur la leçon
+pour les couturières, les visites, Gérald, et sans perdre l'amitié du
+maître! Elle songeait seulement, avec simplicité:
+
+--Oh! à la fin elle nous embête, cette Mlle Raindal!
+
+ * * * * *
+
+Chaque jeudi désormais, M. Raindal fut le convive des Chambannes.
+
+Vers cinq heures il passait son frac ou une redingote, selon son gré,
+Zozé lui ayant laissé toute licence de toilette. Puis il hélait un
+fiacre, et à six heures il parvenait rue de Prony. Le plus souvent il
+stoppait en route chez un fleuriste pour acheter deux ou trois roses
+de serre, une branche d'orchidées, des violettes énormes ou du lilas
+hâtif, et il les offrait à Mme Chambannes qu'il savait très friande de
+fleurs rares. Elle le grondait en remerciant, plaçait la gerbe dans un
+vase ou, si les fleurs étaient menues, les gardait à la main. Et la
+leçon s'engageait.
+
+Elle se réglait généralement sur des questions que Mme Chambannes
+posait au hasard. Le maître répondait avec ingéniosité, rapprochant le
+passé des choses contemporaines, le rabotant, l'amenuisant aux
+dimensions exactes du cerveau de sa petite élève. Zozé humait les
+fleurs en écoutant ou dressait les sourcils afin de mieux marquer son
+zèle.
+
+Mais peu à peu l'enseignement dégénérait en causerie. L'Égypte, sa
+chronologie, ses mystères et ses hiéroglyphes étaient relégués de
+côté. Mme Chambannes confiait au maître des racontars mondains, ses
+amusements de la semaine, ou dépeignait le caractère de ses
+principales amies. M. Raindal, faute de détails curieux sur sa vie
+coutumière, remontait aux pénibles années de sa jeunesse. Zozé le
+plaignait beaucoup d'avoir tant pâti de la misère; et elle
+écarquillait ses tendres yeux au récit de certaines privations.
+
+Parfois aussi,--et avec une insistance qui ne se lassait un jour que
+pour renaître l'autre,--elle réclamait de M. Raindal qu'il consentît
+à lui traduire les notes de la _Vie de Cléopâtre_. Le maître
+immanquablement s'y refusait, alléguant que s'il accédait, Mme
+Chambannes serait la première à regretter sa complaisance. Au surplus,
+la plupart des mots, appartenant à ce qu'on nomme la basse latinité,
+étaient intraduisibles.
+
+Il éprouva une oppression quand un soir, après le dîner, l'abbé
+Touronde l'entraînant à part, lui apprit que Mme Chambannes avait
+failli connaître le sens des notes défendues.
+
+--Figurez-vous qu'elle me demande avant-hier s'il existe un lexique de
+la basse latinité. Je réponds: «Oui, madame, le _Dictionnaire_ de Du
+Cange...--Eh bien, mon cher abbé! soyez donc assez aimable pour me
+l'acheter...» Je flaire une tentation mauvaise, et je réplique, avec
+quelque présence d'esprit, je puis le dire: «Hélas! madame, il n'est
+plus en vente... Depuis quarante ans il est épuisé...» Ensuite elle
+m'a avoué que c'était pour traduire vos notes... Mais convenez que
+sans moi...
+
+M. Raindal serra énergiquement la main du prévoyant ecclésiastique.
+
+Outre l'abbé Touronde, sur la recommandation expresse du maître, Mme
+Chambannes n'invitait, le jeudi, que des proches, tels que l'oncle et
+la tante Panhias ou le marquis de Meuze, qui avait sollicité d'être
+admis à ces dîners de choix.
+
+Gérald, lui, craignant de s'ennuyer, n'y paraissait presque plus, et
+Zozé se glorifiait de cette abstention constante comme du symptôme
+d'une jalousie qu'elle n'avait jamais espérée.
+
+Qui eût dit que ces entretiens organisés par un caprice d'oisiveté,
+une inspiration fortuite, serviraient un jour de représailles contre
+les perpétuelles coquetteries du jeune comte! Et des représailles sans
+danger, encore, qui tout au plus autorisaient Gérald à prendre des
+leçons avec une vieille dame!... En amour n'est-on pas égaux, et les
+droits de l'un ne sont-ils pas calqués sur les droits de l'autre?
+Zozé, du moins, y croyait fermement.
+
+Elle s'en attachait davantage à M. Raindal. C'était comme un allié, un
+complice de parade, et, lorsque des amies s'informaient devant Gérald
+si le flirt avec «son vieux savant» durait toujours, elle avait pour
+se défendre des sourires malicieux, des «Vous êtes bête!», ou
+«Laissez-moi donc tranquille!» qui révélaient sa joie de la
+coïncidence. Comme il devait enrager, M. Raldo, comme il devait l'en
+aimer plus!... Si la prudence ne l'eût empêchée, elle l'aurait à ces
+instants-là, embrassé de reconnaissance.
+
+Puis l'exclusive intimité dont l'honorait M. Raindal lui attirait
+chaque jour des remarques flatteuses. Le bruit s'en répandait parmi
+les amis de la maison. On en jasait. On questionnait Mme Chambannes
+sur les façons du maître comme sur les mœurs d'un sauvage qu'elle
+aurait apprivoisé par miracle. Beaucoup de dames jugeaient cette
+amitié suspecte, cette lubie d'étudier incompréhensible, cette
+préférence du maître inexplicable, et elle protestaient que sûrement
+il y avait là-dessous quelque chose. D'autres disaient de Zozé: «Elle
+est folle!» et dénigraient le physique de M. Raindal. Les plus fidèles
+plaidaient en invoquant l'irréprochable tendresse de la jeune femme
+pour Gérald. Mais devant ces arguments Marquesse haussait les épaules
+et Herschstein fredonnait une fanfare de chasse, avec d'autant plus de
+scepticisme que, par deux fois déjà, le maître avait décliné le
+plaisir de figurer à leurs dîners. Bonnes aux femmes, ces histoires!
+Les faits demeuraient les faits. Que les Chambannes fussent contents
+d'avoir accaparé le père Raindal, rien de plus naturel. Seulement,
+quant à leur raconter que le vieux venait là pour la science, pour
+l'amour de l'art, oh! non, pas à eux, Herschstein et Marquesse! Tout
+ce qu'ils concédaient à la défense, c'était de ne point spécifier la
+nature ou les bornes du flirt... Et encore dans la vie, on en voit
+quelquefois de si étranges! Le mieux paraissait donc à ces hommes
+équitables de s'en tenir aux hypothèses et de ne pas préciser.
+
+Mise au courant des médisances par l'intermédiaire de Mme Pums, Zozé
+répliqua fièrement «qu'elle était au-dessus de ces horreurs». Elle
+négligeait maintenant l'abbé Touronde, l'otage pourtant chéri de cette
+société où chacun à l'envi le choyait, comme si sa noire soutane eût
+été un drapeau de garantie et de sauvegarde. Elle reportait sur M.
+Raindal tous les soins délicats, toutes les prévenances qu'elle
+prodiguait jadis au conciliant ecclésiastique. Le jour anniversaire de
+sa naissance, elle donna au maître une somptueuse épingle formée d'un
+scarabée de turquoise avec une sertissure d'or mat. Elle avait inventé
+ce cadeau autant pour contenter M. Raindal que dans l'espoir de lui
+voir quitter les minces cordonnets de soie noire qui d'habitude
+nouaient son col. La tentative réussit. Le jeudi suivant, M. Raindal
+avait arboré un large plastron de satin bleu sombre, que rehaussait au
+centre le bleu pâle de la turquoise.
+
+--Vous avez une bien jolie cravate! remarqua Zozé pendant le dîner.
+
+Les traits de M. Raindal se parèrent d'une expression modeste:
+
+--Vraiment?... fit-il.
+
+D'ailleurs il ne se souciait pas d'élégance. Il s'habillait selon les
+idées de son tailleur--un petit tailleur de la rue de Vaugirard dont
+il était le client depuis une trentaine d'années.
+
+--Vous avez tort! fit Zozé... Les bons faiseurs ne reviennent pas plus
+cher que les mauvais... Pourquoi n'allez-vous pas chez Blacks, le
+tailleur de Georges?...
+
+Chambannes était de la même opinion. M. Panhias se joignit à eux; et
+le maître vaincu fixa rendez-vous avec Georges, afin de se commander
+un vêtement chez Blacks.
+
+Le tailleur, d'abord obséquieux, quand Chambannes lui nomma M.
+Raindal, de l'Institut, se fit tranchant et sec dès qu'il s'agit de
+choisir l'étoffe. Le maître déconcerté n'osa le contrecarrer. A
+l'essayage, ce fut bien pis. M. Raindal ne voulait pas de revers en
+soie à sa redingote. Blacks prétendait l'y contraindre. M. Raindal,
+perdant patience, se révolta. Il ne voulait pas de revers et il n'en
+aurait pas. Blacks s'inclina avec une grimace hypocrite, reconnaissant
+que tous les clients ont leur goût. Seulement, lorsqu'il livra le
+costume et que M. Raindal ouvrit la redingote, les revers de soie y
+étalaient leurs scintillants triangles.
+
+Le maître se plaignit doucement de cette impudence auprès de ses amis
+Chambannes. Tous deux, en riant très fort, donnèrent raison à Blacks;
+et M. Raindal apaisé par ces rires se rallia à leur avis. Zozé, dès
+lors, ne se gêna plus pour conseiller le maître dans les questions de
+toilette. Il obéissait de bon cœur à la fois dans le désir de lui
+plaire et par un besoin de raffinement qui le tourmentait en secret.
+
+Pourtant ces frais accumulés avaient obéré son budget. Chaque semaine,
+en fiacres, en fleurs, en gants, sans compter les dépenses plus
+grosses, telles que la commande chez Blacks, il augmentait le déficit.
+Le prix Vital-Gerbert, que l'Académie lui avait finalement décerné, le
+tira d'affaire à point. Sur les dix mille francs qu'il avait touchés,
+il n'en plaça que huit mille, réservant les deux mille de reste pour
+l'imprévu, pour l'argent de poche.
+
+A toute autre époque de sa vie, il aurait rougi de frustrer ainsi sa
+famille. Mais le devoir est un fardeau qu'on ne porte volontiers qu'à
+plusieurs. Et M. Raindal trouvait précisément dans la conduite des
+siens un prétexte à son égoïsme.
+
+Non pas que la guerre fût entamée. Loin de là, fidèles à leur complot,
+les deux dames Raindal multipliaient les concessions pour maintenir
+l'harmonie comme naguère. Jamais, grâce à leurs efforts, le ménage
+n'avait semblé plus exempt de discordes. C'était à qui d'entre elles
+éviterait les allusions, les contradictions, les motifs de désaccord.
+Le maître, de son côté, dans l'appréhension des railleries, observait
+le silence sur ses dîners hebdomadaires. On en venait à ne plus
+prononcer le nom des Chambannes que par nécessité, et ces dames en
+enveloppaient même les syllabes d'une intonation légère, sympathique,
+comme on entoure de ouate les objets explosifs. Lorsque M. Raindal
+formulait des théories inaccoutumées sur l'utilité publique du luxe,
+les dangers du puritanisme, les avantages sociaux du plaisir, Thérèse
+en dissertait avec lui sans nulle acrimonie, comme sur un sujet de
+science économique qu'aucun lien n'eût relié à leur vie actuelle. Par
+un surcroît de précautions elle avait obtenu de l'oncle Cyprien qu'il
+renonçât aux plaisanteries d'usage concernant Mme Rhâm-Bâhan; et M.
+Raindal cadet ne déversait plus sa verve que dans l'oreille de son
+auditeur ordinaire Schleifmann.
+
+Mais, malgré cette façade de calme et de bonne entente, le maître ne
+se sentait plus chez lui en paix, en confiance. Il se devinait épié,
+persiflé, censuré tout bas ou tout haut à chacun de ses actes, à
+chacune de ses paroles; et il avait peine à contenir sa colère contre
+cette hostilité muette, insaisissable, quoique toujours en éveil, qui
+rôdait continuellement autour de sa personne.
+
+Tout en la redoutant, il aurait, certains jours, souhaité une dispute
+ouverte, un éclat sans détours, quelque solide et claire altercation
+de famille où chacun eût crié ses griefs, défendu sa cause.
+
+Qu'on l'attaquât un peu, qu'on le questionnât seulement, et il saurait
+bien se disculper! Quel mal faisait-il, après tout? Courait-il les
+salons comme beaucoup de ses collègues? Avait-il profité de l'élan de
+son triomphe pour forcer l'accès de ces petites bastilles littéraires,
+but final de tant d'ambitions mesquines? N'avait-il pas, au contraire,
+repoussé toutes les invitations, celles de Mme Pums, de Mme
+Herschstein, de Mme de Marquesse, voire celles de dames plus en renom
+qu'au besoin il citerait? N'avait-il pas vingt fois exhorté
+discrètement sa fille et sa femme à rendre chez les Chambannes la
+visite qu'elles devaient? N'était-il pas prêt à les emmener rue de
+Prony aussi souvent qu'elles le désireraient? Tenait-il rigueur à Mme
+Raindal, comme eussent fait tant d'autres, de toutes les déceptions et
+de toutes les amertumes que sa foi inquiète avait jetées entre eux?
+Jouait-il le rôle d'un mauvais mari, d'un mauvais père, d'un homme
+frivole et dissipé?... Donc, que lui reprochait-on? Pourquoi était-il
+obligé de se méfier à présent des siens comme d'ennemis
+déclarés,--comme de ce méprisable Saulvard, par exemple, qui poussait
+la rancune de sa défaite au point d'avoir refusé coup sur coup trois
+invitations de Mme Chambannes?... Et l'emmêlement de ces soucis, joint
+au silence qu'il s'imposait, achevait de lui donner en dégoût sa
+maison, son intérieur, tout ce qui avait été pour lui jusque-là le
+bonheur et la quiétude.
+
+A force de se démontrer son innocence, des doutes, par instants, le
+gagnaient. Il se demandait si réellement peut-être son amitié avec la
+jeune Mme Chambannes n'était point de nature à lui causer du
+préjudice dans les milieux savants, si peut-être il n'eût pas été plus
+convenable d'espacer ses visites, si tant de régularité ne prêterait
+pas à la malveillance. Mais sur-le-champ une rébellion, qu'il
+attribuait à l'orgueil, le faisait sourire de tels scrupules. Il
+puisait dans ces réflexions une énergie nouvelle à suivre son
+penchant. Toute la semaine durant, il ne manquait aucune occasion de
+flétrir, à table ou ailleurs, les ridicules de la pédanterie,
+l'hypocrisie des gens austères, une foule de travers et de personnages
+anonymes auxquels Mme Raindal, Thérèse, l'oncle Cyprien eussent pu,
+sans invraisemblance, surajouter leur nom. Puis le jeudi d'après,
+c'était avec un fracas de provocation, une allure quasi-belliqueuse
+qu'il accomplissait son départ, en tapant une à une toutes les portes.
+
+Il arrivait chez Mme Chambannes; et, dès le vestibule, dans le tiède
+parfum d'encens qui le caressait comme un premier salut de bienvenue,
+son ressentiment tombait. Ici tout le monde lui souriait, s'empressait
+à le satisfaire, depuis Firmin, le domestique qui le débarrassait de
+son paletot en l'interrogeant affectueusement sur sa santé du jour
+jusqu'à l'abbé Touronde, jusqu'à la tante Panhias, jusqu'à ce
+nonchalant Chambannes lui-même! En haut, Zozé marchait à sa rencontre,
+lui tendant une main à baiser. Et pendant quatre bonnes heures, M.
+Raindal oubliait ses contrariétés, ses déboires familiaux, les petites
+appréhensions de la semaine. Il ne s'en souvenait qu'au moment de
+partir. Alors, quand onze heures sonnaient, il avait une impression de
+mélancolie, de plaisir terminé, comme un collégien que la rentrée
+appelle.
+
+Zozé l'accompagnait dans le vestibule, veillait à ce qu'il se couvrît
+bien, lui recommandait de ne pas se refroidir, et, comme on atteignait
+la fin de l'hiver, elle murmurait à son mari, la porte une fois close:
+
+--Pauvre vieux!... C'est tout de même une fière trotte à son âge... Je
+ne suis pas fâchée que le printemps recommence!
+
+Si le temps était favorable, M. Raindal revenait à pied, par exercice
+d'hygiène.
+
+La route lui semblait longue, mais, à mesure qu'il approchait de la
+rue Notre-Dame-des-Champs il ralentissait le pas, sa démarche se
+faisait plus irrégulière. On eût dit qu'il voulait retarder l'instant
+de rentrer chez lui.
+
+Enfin, il gravissait son escalier, dont les marches cirées se
+dérobaient sous ses semelles. Un froid de cave s'élevait des murailles
+à marbrures peintes où la bougie projetait une ombre gigantesque. M.
+Raindal ouvrait sa porte. Une odeur de cuisine et d'encaustique le
+saisissait à la gorge. Il traversait sur la pointe des pieds le petit
+appartement, et la doublure soyeuse de sa redingote bruissait le long
+de ses jambes comme un dernier écho des élégances qu'il venait de
+quitter. La médiocrité du logis ne lui en était que plus sensible.
+Quelle pauvreté de meubles, quel manque de confortable après les
+luxes, les aises et les délicatesses de toute sorte qui abondaient rue
+de Prony! M. Raindal exhalait un soupir de tristesse, puis se glissait
+dans son lit auprès de Mme Raindal qui ronflait imperturbablement
+dans un lit parallèle... Souvent il restait sans éteindre à rêvasser,
+à se remémorer la soirée: et sa nostalgie se dissipait en revivant ces
+souvenirs.
+
+Elle ressuscitait le lendemain à la vue de Thérèse, dans son grossier
+accoutrement du matin, avec cette vulgaire robe de chambre en bure, si
+différente des chatoyants peignoirs de Mme Chambannes.
+
+Ah! M. Raindal s'expliquait la sévérité de la jeune fille envers sa
+petite élève. L'envie, hélas! évidemment, l'envie! La jalousie
+incapable de discerner autre chose dans Mme Chambannes que ses lacunes
+de savoir, ses défauts intellectuels, comme si l'érudition était tout
+en une femme, comme si la beauté, l'élégance, l'art de séduire, ne
+comptaient pas aussi parmi les dons précieux, les facultés puissantes!
+Et dans l'exaltation de sa découverte, au lieu d'en vouloir à sa fille
+de cette disgrâce physique qui depuis quelque temps, malgré lui,
+l'indisposait contre elle, il se sentait pris soudain d'un élan de
+compassion. Il courait à Thérèse, il l'embrassait fougueusement au
+front. Elle lui rendait le baiser sur la joue avec un effort de
+tendresse. Mais son corps cambré en arrière démentait aussitôt la
+simagrée de sa bouche. Entre eux un immatériel sortilège passait qui
+s'opposait aux épanchements de jadis, aux confidences, à cette
+solidarité de confrères qui durant tant d'années les avaient unis...
+
+Ils retournaient au travail, déçus de leur impuissance à se joindre de
+nouveau, aigris mutuellement par leur tentative avortée, se
+maudissant pour les torts dont chacun croyait l'autre coupable. Et la
+semaine reprenait dans cette paix chargée de brouille.
+
+ * * * * *
+
+Par une précoce soirée de mars, aussi douce qu'une nuit d'été, M.
+Raindal, en revenant de chez les Chambannes, aperçut une lumière dans
+la chambre de sa fille.
+
+Inquiet, car l'heure était avancée, il frappa et entra presque
+simultanément.
+
+A demi étendue sur les draps défaits de son lit, Thérèse, tout
+habillée, sanglotait, la tête contre l'oreiller.
+
+M. Raindal se précipita pour la relever. Mais d'elle-même elle s'était
+redressée et vivement elle essuyait ses yeux. Il demanda, sans cesser
+de la tenir dans ses bras:
+
+--Qu'est-ce que tu as, fillette?... Tu pleures?... Tu as du
+chagrin?...
+
+Elle se dégagea d'un brusque mouvement d'épaules:
+
+--Non, père! Merci... Ce n'est rien... Laisse-moi... je t'en prie...
+
+--Alors, tu n'as pas besoin de moi? murmurait M. Raindal interloqué.
+
+--Non, non, je t'assure... Va-t'en... Je te dis que ce n'est rien...
+Ce sont les nerfs!...
+
+Il n'osa insister, par peur de l'exaspérer, et il se retira en
+refermant la porte avec un soin méticuleux, comme s'il eût quitté la
+chambre d'un malade.
+
+Les nerfs!... Hum!... Excuse de femme, voile de maladie dont toutes
+elles recouvrent le secret de leurs colères. Qu'est-ce que Thérèse
+pouvait avoir? Qui lui causait une peine aussi violente? Un remords
+insinuait: «Si c'était toi, pourtant, tes sorties du jeudi, ton
+obstination!» Et M. Raindal se promit d'en savoir le fin mot,
+d'interroger Thérèse dès le lendemain matin.
+
+Mais le lendemain s'écoula sans qu'il eût donné suite à son hardi
+projet. Elle n'y pensait plus. Pourquoi la tourmenter de questions, la
+pauvre enfant? Et puis, au fait, peut-être elle n'avait pas menti.
+C'étaient peut-être bien les nerfs, en somme!
+
+
+
+
+X
+
+
+Les nerfs, cette sorte de «nerfs», elle en souffrait déjà depuis une
+semaine, Mlle Raindal, ainsi que chaque année à l'approche de la
+saison nouvelle.
+
+Le soir, quand une tiède bouffée traversait l'air glacé comme
+l'haleine du printemps en marche, sa gravité coutumière tournait à la
+mélancolie; et elle attendait l'inévitable épreuve, dont ce souffle
+pervers lui annonçait le retour.
+
+L'universelle magie qui bouleverse alors tous les êtres la frappait
+avec une particulière rigueur. Rien ne pouvait la garantir, ni son
+savoir, ni sa raison, ni sa virile volonté. Elle succombait sous un
+alanguissement de désirs sans but, qui par leur confusion même
+laissaient un champ immense aux rêves de sa chasteté subitement
+insurgée. Elle passait tour à tour des élans de tendresse les plus
+puérils aux imaginations les plus chimériques. Des larmes d'émotion
+humectaient ses paupières, ou tout à coup elle fondait en sanglots; et
+pour le parfum d'une fleur, un orgue qui jouait en bas, un mendiant
+qui chantait dans la rue une romance surannée, elle sentait son cœur
+se gonfler de tristesse, avec des envies machinales d'appuyer sa tête
+sur l'épaule robuste de quelqu'un.
+
+C'était dans ces instants de faiblesse qu'elle éprouvait le plus de
+haine contre Mme Chambannes, et contre son père le plus d'intolérance.
+Leur conduite à tous deux lui semblait plus révoltante, plus absurde,
+plus dérisoire que de coutume, et elle se consolait à prendre pour du
+mépris l'envie que lui inspirait leur bonheur d'être ensemble.
+
+Puis, le sentiment aigu de sa laideur et de son isolement l'entraînait
+à des souhaits tous irréalisables.
+
+Ah! être belle, ou plutôt simplement être une de ces créatures
+séduisantes que quelques hommes se disputent et qui peuvent choisir!
+Être femme, en un mot, surexciter des convoitises, repousser des
+assauts, mener la vie guerrière de son sexe au lieu de s'étioler dans
+une existence factice, parmi des besognes neutres et des amusements
+d'érudit!
+
+Mais comment changer, sans le charme nécessaire? Comment essayer de
+plaire avec ces mains osseuses, ces yeux décolorés, cette bouche
+amincie, qui n'avaient plu qu'une fois et pas au delà de huit jours?
+
+Elle en arrivait dans son découragement à jalouser les filles qu'elle
+voyait passer sur le boulevard Saint-Michel, les grisettes. A certains
+moments, pour partager leurs joies, elle eût de bon gré tout donné, sa
+science, son honneur et l'honneur des siens. Elle se rappelait aussi
+des femmes illustres par leur esprit mais qui, trop laides pour qu'on
+les aimât, n'avaient pas reculé devant les débauches clandestines; et
+elle relisait en cachette, avec des frissons sensuels, les historiens
+de scandales où ces faits étaient relatés. Parfois en revenant chez
+elle au crépuscule, elle entendait un pas d'homme qui la suivait.
+Qu'allait-il faire? L'accosterait-il? Elle en avait presque l'espoir,
+quoique sûre de se bien défendre... Un soir, rue de Rennes, elle osa
+se retourner: elle aperçut un vieux monsieur de l'âge de M. Raindal
+qui lui souriait avec des grimaces de connivence.
+
+Elle s'enfuit d'un pas trébuchant, chassée par la rage, la déception,
+le dégoût d'elle-même.
+
+Elle ne retrouvait de quiétude que, la journée achevée, quand, la
+bougie éteinte, elle se glissait entre les draps. Il n'y avait pas
+pour elle d'instant plus savoureux. Étendue sur le dos, elle laissait
+monter doucement la marée du sommeil. Ses membres se paralysaient, ses
+pensées s'emmêlaient, elle avait la sensation que son corps
+l'abandonnait; et la nuit sans reflets favorisait ce rassurant mirage.
+A ne plus se voir laide, Mlle Raindal gagnait de l'audace. Son âme
+enfin libérée et, comme nue, s'élançait bravement en oraisons d'amour.
+Qui invoquait-elle donc par ces adorations? Albârt? Un autre?... Le
+sommeil l'emportait avant qu'elle précisât, et durant des heures
+ensuite, elle s'étirait haletante parmi des songes bizarres qu'elle
+avait oubliés le lendemain au réveil.
+
+Mais à la plénitude enfiévrée de ses nuits elle mesurait le néant de
+ses jours. Toute la matinée, des anxiétés de valétudinaire la
+torturaient. Quand cela finirait-il? En était-ce fait pour toujours de
+la vaillance de son cœur, de sa raison, de son esprit? Ou le chagrin,
+comme tant de fois, s'userait-il peu à peu de lui-même, faute de
+remèdes et de soulagement?... Ces questions l'affolaient d'angoisse.
+Elle étreignait entre ses bras son oreiller, et ses lèvres
+s'écrasaient contre, pour qu'à travers la porte on ne l'entendit pas
+gémir...
+
+ * * * * *
+
+Une après-midi, à la Bibliothèque nationale, elle feuilletait debout
+devant un pupitre de chêne les énormes in-folio du _Corpus
+inscriptionum ægyptiacarum_, quand tout à coup une ombre passa sur les
+pages du livre. Elle redressa la tête et reconnut Bœrzell, le
+prétendant évincé, le jeune assyriologue de la soirée Saulvard.
+Accoudé en face d'elle à l'autre pente du pupitre, il la saluait en
+souriant:
+
+--Bonjour, mademoiselle! fit-il avec un clignement de ses yeux
+affectueux derrière le cristal du binocle. Heu! heu! Il me semble que
+vous avez des lectures bien frivoles!...
+
+--N'est-ce pas? fit Thérèse, lui rendant son sourire... Mais ce n'est
+rien encore après de ce que j'ai demandé...
+
+--Quoi donc?
+
+Elle énuméra les titres des livres qu'elle attendait. Bœrzell
+feignait de s'indigner, criait au vol, à l'usurpation. Si les femmes
+maintenant s'ingéraient dans de pareilles études! Et ils demeurèrent
+quelques minutes à causer dans cette pose d'idylle, par-dessus le
+pupitre qui leur tenait lieu de barrière fleurie.
+
+Enfin Thérèse s'écria:
+
+--Allons, monsieur, au revoir... Voilà qu'on m'apporte mes volumes...
+Ce n'est plus le moment de bavarder... Je retourne à ma place...
+
+Bœrzell s'inclinait, un gros in-octavo sous le bras:
+
+--A bientôt, mademoiselle, j'espère...
+
+--A bientôt, monsieur...
+
+Instinctivement, elle le regarda s'éloigner, entre les rangées de
+liseurs courbés à leur tâche.
+
+Sans savoir comment, elle le trouvait moins gauche qu'au bal, moins
+déplaisant, transfiguré.
+
+Il s'avançait d'un air placide, décochant de-ci de-là un bonjour,
+s'arrêtant pour une poignée de main, s'attardant à un bref colloque,
+et dans cette atmosphère propice, sa chevelure en broussaille, sa
+barbe mal taillée, sa redingote luisante, sa silhouette négligée de
+combattant de l'idée, tous ses désavantages mêmes le servaient. Il
+bénéficiait de cette beauté passagère que donnent l'aisance et
+l'autorité dans un milieu approprié. Il était beau comme un chef de
+bureau dans son cabinet de ministère, beau comme un adjudant à la
+porte d'une caserne.
+
+--Peuh! le pauvre diable n'est pas si mal, murmura Thérèse en
+regagnant sa place.
+
+Puis elle se mit à la besogne et l'oublia complètement. Mais comme, à
+la sortie, elle s'approchait du vestiaire, la voix de Bœrzell
+retentit encore au-dessus de son épaule.
+
+--Oui, c'est moi, mademoiselle!...Me permettez-vous de vous
+accompagner?... Je crois que nous sommes voisins... Moi, j'habite le
+haut de la rue de Rennes...
+
+Mlle Raindal hésitait. Non pas que la convenance de l'offre
+l'inquiétât. Elle dédaignait depuis longtemps les petits préjugés sur
+les cas de ce genre; car les vieilles filles sont comme des
+souveraines déchues qui, le pouvoir une fois perdu, s'affranchissent
+de l'étiquette. Par contre, elle supputait si jusqu'à la rue de Rennes
+la société de Bœrzell l'ennuierait.
+
+Enfin elle prononça:
+
+--Eh bien! soit!... Je ne demande pas mieux... Faisons route
+ensemble...
+
+Dehors il bruinait. La chaussée était grasse, et dans l'étroite rue
+Richelieu les chevaux glissaient, trottant de biais comme si un grand
+vent leur eût cintré la croupe. Quelques passants ouvraient leur
+parapluie. Bœrzell les imita pour abriter Thérèse. A chaque pas, il
+recevait des chocs et la pointe des baleines burinait à rebrousse-poil
+des raies dans la soie de son chapeau. Ou bien une poussée de gens les
+séparait. Thérèse se retournait, l'œil à la recherche du jeune
+savant, et elle distinguait Bœrzell qui lui souriait par-dessus les
+têtes, agitant en signal son parapluie dressé à bout de bras.
+
+Ils ne commencèrent à causer avec suite qu'après qu'ils eurent franchi
+le guichet du Carrousel.
+
+Et, comme le premier soir, au bal, la causerie aussitôt prit le tour
+professionnel. Seulement, c'était Bœrzell qui menait le jeu. Il
+avait orienté l'entretien vers les notoriétés de la science; et au
+sujet de chacune, insidieusement, il formulait son opinion. Elle se
+trouvait être le plus souvent narquoise et irrespectueuse. Il retirait
+d'un mot l'éloge qu'il avait donné de l'autre, mêlait les réserves aux
+louanges, les piqûres aux caresses; et sa voix même, pateline autant
+qu'habile, les sourires des lèvres ou des cils dont il corrigeait
+chaque parole trop acerbe, ses expressions, ses modèles de phrases,
+tout en lui paraissait d'un vieux maître orgueilleux, avec la verve de
+la jeunesse en plus.
+
+Thérèse, de temps en temps, ne pouvait se retenir de l'examiner. Ah
+ça! le soir du bal, avait-il, par calcul, dissimulé sa force, feint la
+timidité pour séduire sans effaroucher? Avait-il voulu la flatter dans
+son amour-propre de savante en se laissant battre et dominer par elle?
+Ou avait-il été troublé par l'entourage?
+
+Quoi qu'il en fût, elle s'amusait. Il n'était pas sot ce garçon, ni
+médiocre, ni servile. Et elle ne s'aperçut pas, tellement elle
+écoutait, qu'ils avaient traversé la Seine.
+
+Ils montaient la rue des Saints-Pères, où, dans l'enchevêtrement des
+voitures, les cochers s'entr'invectivaient. Par moments un omnibus
+vacillait avec fracas contre le grès du trottoir que les roues
+éraflaient en tremblant. Mlle Raindal et Bœrzell se serraient contre
+une boutique proche. Puis la terrible machine passée, ils reprenaient
+leur marche. A présent Bœrzell interrogeait, s'informait des travaux
+de la jeune fille, et Mlle Raindal le renseignait avec complaisance,
+retraçait l'emploi de ses heures, le règlement de ses études.
+
+Mais, comme ils tournaient l'angle du boulevard Saint-Germain,
+Bœrzell soudain eut un soupir:
+
+--C'est dommage!... murmura-t-il.
+
+--Quoi donc? fit Thérèse.
+
+Il refermait son parapluie, la bruine ayant cessé.
+
+--Rien, mademoiselle... Ou plutôt, si... C'est dommage que je ne vous
+plaise pas plus... Oh! même sans votre silence d'après, je m'en étais
+bien douté à la soirée Saulvard... J'ai bien vu cela à vos yeux quand
+vous êtes partie... Et cependant, vous me croirez si voulez, plus je
+cause avec vous, mademoiselle, plus je me convaincs que nous aurions
+fait un excellent ménage...
+
+Thérèse, à l'imprévu de cette déclaration, ne put réprimer un petit
+éclat de rire:
+
+--Nous? dit-elle.
+
+--Oui, nous, parfaitement, nous!... poursuivait Bœrzell, avec un
+avancement bougon des lèvres qui ajoutait quelque chose de puéril à sa
+figure d'enfant barbu... Inutile, n'est-ce pas? entre gens de notre
+espèce, de jouer la comédie... On nous présentait l'un à l'autre afin
+de nous marier. Or supposez, mademoiselle, que je vous aie plu, à ce
+bal...
+
+Il s'arrêta pour la regarder:
+
+--Et vous comprenez bien ce que signifie ce mot «plaire». Pardieu, je
+n'espérais pas que vous alliez du coup tomber amoureuse de moi...
+Non... Ainsi, vous, vous me plaisiez: c'est-à-dire que vous
+m'inspiriez une profonde sympathie... Je pensais: «Voici une
+personne de valeur, une forte intelligence, une femme comme il m'en
+faudrait une, la compagne et l'amie à qui je pourrais me confier,
+demander conseil, sans craindre de me heurter à de la niaiserie ou à
+de l'indifférence...» Eh bien! supposez que vous eussiez pensé de même
+sur mon compte, cela suffisait... Nous nous épousions et j'étais
+heureux!
+
+Thérèse demeurait muette.
+
+--Mais voilà! reprit Bœrzell d'un ton grognard... Vous ne l'avez pas
+pensé... Je ne vous plais pas assez... Ou, pour être plus exact, je
+vous déplais trop... Seulement, toute fatuité mise à part,
+permettez-moi de vous dire que cela m'étonne... Intellectuellement, si
+j'en juge par nos deux entretiens, nous nous entendrions à
+merveille... Nous avons sur les gens, sur les choses, à peu près les
+mêmes opinions... Notre vie à chacun est dirigée dans le même sens,
+occupée par des travaux analogues... Nos goûts et nos aptitudes sont
+d'accord... Reste le physique! Évidemment, c'est par là que je vous
+déplais, et c'est justement cette faiblesse de jugement qui me
+surprend chez vous... Ah! si vous étiez une de ces petites coquettes,
+une de ces petites écervelées, une de ces petites poupées mondaines...
+
+--Pourtant, monsieur!... protestait Thérèse avec un sourire.
+
+Bœrzell lui coupa la parole, et, s'excitant graduellement:
+
+--Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi finir... Si, dis-je,
+vous étiez une de ces petites mondaines sans culture, sans élévation
+de caractère, et bourrée de préjugés, comme une oie de marrons, je ne
+m'étonnerais pas... Je me connais, allez!... Je sais bien mes défauts
+et tout ce qui me manque pour plaire à une petite femme de cette
+catégorie... Mais que vous, une personne de votre qualité, vous
+envisagiez le mariage comme ces demoiselles-là, que le mariage pour
+vous ce soit le coup de foudre, le cœur bouleversé, la passion
+irrésistible, le beau monsieur à moustaches et tout le tralala des
+romances, je vous assure, je n'en reviens pas! Et, quand je songe que
+très probablement nous sommes créés l'un pour l'autre, quand je songe
+que par extraordinaire nous nous sommes rencontrés, que nous pourrions
+faire ensemble un mariage intelligent, sensé, clairvoyant, et que nous
+ne le faisons pas, tenez, cela me mettrait presque en colère!...
+
+Il tapait le bitume du bout de son parapluie.
+
+--Vous avez fini? questionna Thérèse d'un ton de sollicitude.
+
+--Oui, mademoiselle! fit-il distraitement.
+
+Et sur-le-champ, se dédisant:
+
+--Il n'y aurait qu'un cas, toutefois, où votre répugnance me
+paraîtrait logique, justifiée, digne de vous, quoi!... Ce serait si,
+par hasard, vous en aimiez un autre...
+
+Mlle Raindal subitement s'était assombrie. Le seigneur de sa vie
+resurgissait: Albârt, avec son insolente prestance, ses grands yeux de
+cheval, ses lèvres ironiques. Thérèse inspecta le jeune savant d'un
+regard dédaigneux, puis, la voix assourdie de tristesse:
+
+--Je n'aime personne, monsieur!... Ou, si vous préférez, j'aime un
+souvenir...
+
+--Un souvenir! bredouillait Bœrzell décontenancé... Ah! bon, bon...
+C'est différent... je vous demande pardon, mademoiselle...
+
+Mais avec son chapeau rebroussé et ses grosses lèvres de triton,
+ramenées en boule, il avait un air si déçu, si contrarié, si enfantin,
+que, malgré la gravité de l'instant, Thérèse dut se contraindre pour
+ne pas sourire.
+
+--Vous voyez, cher monsieur! reprit-elle cordialement... Vous vous
+mépreniez, sinon sur mes intentions, du moins sur le fond de mes
+sentiments... Et la preuve que j'ai du plaisir dans votre société,
+c'est que, si vous voulez bien, de temps à autre, venir nous rendre
+visite, le dimanche, en confrère, en ami, n'est-ce pas? j'en serai
+tout à fait ravie...
+
+--Je vous remercie, mademoiselle, fit Bœrzell sans élan...
+Certainement, je viendrai le dimanche... Ah! comme il est fâcheux,
+tout de même, que vous ayez sur le mariage des idées tellement... ne
+vous offensez pas... les idées reçues, les idées de tout le monde!...
+Le cœur, l'amour, c'est beaucoup, je ne dis pas... Mais il n'y a pas
+que cela dans l'existence!... Outre l'amour, il existe des sentiments
+d'affinité, de sympathie, de considération réciproque, qui peuvent
+établir des liens très solides entre deux êtres un peu indépendants et
+supérieurs...
+
+Puis, comme Thérèse se rembrunissait:
+
+--Enfin, je ne veux pas vous importuner davantage, mademoiselle... Ce
+serait mal reconnaître votre aimable invitation... Alors, si vous m'y
+autorisez, à dimanche!...
+
+--A dimanche!...
+
+Thérèse s'engageait dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Une voix
+essoufflée la rappela:
+
+--Encore moi, mademoiselle! fit Bœrzell qui la rattrapait... Un
+dernier mot que j'oubliais... Il se pourrait que dans mes paroles vous
+eussiez soupçonné une arrière-pensée d'intérêt...
+
+Thérèse faisait de la main un geste de dénégation.
+
+--N'importe! riposta Bœrzell... Pour rien au monde je ne voudrais
+être confondu avec ces jeunes messieurs qui courent le beau mariage,
+le mariage utile... Et, du reste, consultez M. Raindal... Il vous
+apprendra lui-même que dès à présent ma vie scientifique est, selon
+l'expression d'usage, tracée au cordeau... Mes maîtres m'aiment et me
+soutiennent... Mes concurrents sont peu nombreux et n'ont pour la
+plupart qu'un mérite de second ordre... Des Hautes Etudes je passerai
+donc fatalement à la Sorbonne ou au Collège de France, et de là
+j'entrerai, j'espère, à l'Institut... Calculez d'après ces données,
+mademoiselle... Un mariage avec vous n'aurait certes pas été de nature
+à me nuire... Cependant, sans ce mariage, au bonheur près, ma carrière
+sera pareille... Voilà ce que je désirais vous dire... Convenez que
+pour notre amitié future ces détails avaient bien leur petite
+importance!
+
+--Ils en auraient eu peut-être si j'avais douté de vous...
+
+--Heu! fit sceptiquement le jeune savant... Vous dites cela... Vous
+êtes polie... N'empêche que dans ces matières on n'est jamais trop
+circonspect... Mais, je vous retarde, excusez-moi... A dimanche,
+mademoiselle...
+
+--Entendu! fit Thérèse sur un ton déjà camarade.
+
+Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de travail, où M. Raindal causait
+avec l'oncle Cyprien, celui-ci l'accueillit d'une bordée de
+compliments:
+
+--Pristi! Mon neveu!... Comme nous avons une belle mine! Et des yeux
+brillants!... De la gaieté plein la figure! Je jurerais que tu ne
+viens pas précisément de t'ennuyer!
+
+--Effectivement! approuva M. Raindal avec timidité.
+
+--Bah! C'est possible, répliqua Thérèse... Devinez qui j'ai rencontré?
+Le petit Bœrzell, tu te souviens, père? l'aspirant fiancé de chez les
+Saulvard... Un garçon bien étrange, avec toute une série de théories,
+de systèmes dont je ris encore... Bref, je l'ai invité à nous rendre
+visite... Et il viendra sans doute dimanche!...
+
+--Tu as fort bien fait, fillette! affirma M. Raindal autant pour se
+concilier Thérèse que par une manie qu'il avait de louanger ses
+inférieurs... M. Bœrzell est un jeune homme d'un rare avenir... Tout
+le monde, à l'Académie, le tient en haute estime... Et pas plus tard
+qu'hier, qui donc me disait à son sujet...?
+
+--Mais toi-même, mon oncle, interrompit Thérèse, à mon tour de
+t'interroger! Peux-tu me dire un peu ce que tu fais ici, en semaine,
+un mercredi, à l'heure sacrée de l'apéritif?...
+
+--D'abord, objecta M. Raindal cadet, il n'est que cinq heures et
+demie... L'apéritif dure normalement jusqu'à sept heures et demie...
+Il me reste donc devant moi, mademoiselle, deux bonnes grandes heures,
+s'il vous plaît... Maintenant, pourquoi je suis ici? Hé! cela
+t'intrigue, mon neveu!... Pour demander à ton père de me mener chez
+Mme Chambannes...
+
+Thérèse se mordit les lèvres, où montait un sourire.
+
+--Oui, reprit l'oncle Cyprien, en frottant son crâne ras. Une idée que
+j'ai eue comme ça, une curiosité....
+
+--Et je disais à ton oncle, continua vivement M. Raindal, sans
+regarder Thérèse, que j'étais tout disposé à l'y mener le jour où il
+voudrait...
+
+--Pourquoi pas demain jeudi? fit l'oncle Cyprien.
+
+M. Raindal poussait un soupir qu'il déguisa en ricanement:
+
+--Hé! hé! demain, c'est un peu tôt... Il faut bien que j'aie le temps
+de prévenir Mme Chambannes... D'autant plus qu'hier soir son mari est
+parti en voyage...
+
+--Ah!... En voyage!... Et où cela? fit l'oncle Cyprien.
+
+--En Bosnie, je crois.
+
+--En Bosnie!... Ah! vraiment, en Bosnie! répétait M. Raindal cadet
+pour noter en sa tête cette particularité ou pour y découvrir un
+indice à charge.
+
+Et d'un ton résolu:
+
+--Eh bien, écris-lui tout de suite, à Mme Chambannes... Deux lignes,
+deux simples lignes... Je jetterai ta lettre à la boite en m'en
+allant... Elle l'aura demain matin, au réveil, et, si elle ne veut pas
+de moi...
+
+--Soit! soit! fit froidement M. Raindal qui saisissait son
+porte-plume.
+
+Mais avant de tracer le premier mot, il ajouta:
+
+--Par exemple, je t'avertis loyalement... Tu verras peut-être chez Mme
+Chambannes des personnes qui ne seront pas de ton goût...
+
+--Et qui donc?
+
+--Je ne sais pas au juste... Voyons, il y aura peut-être un abbé,
+l'abbé Touronde, un des amis de la maison...
+
+A cette révélation, l'oncle Cyprien s'oublia. Comment! Mme Rhâm-Bâhan
+avait un abbé, un curé, un ensoutané! Non, celle-là était par trop
+bonne! Quelles mœurs! Quel siècle! Quel gâchis! Et l'oncle Cyprien
+s'en tenait les côtes.
+
+Il ne se calma que sur un regard sévère de Thérèse qui le rappelait à
+ses engagements.
+
+--Je ris, déclara-t-il, je ris parce que... tu comprends...
+
+Puis, renonçant à s'expliquer:
+
+--Je ris sans méchanceté... Et tu peux compter que si je me rencontre
+avec l'abbé Tour... Tour quoi?--baste! peu importe!--je serai très
+convenable... des plus convenables... Va, écris, mon ami!...
+
+Thérèse était à bout de forces. Le fou rire la gagnait. Elle sortit
+sous prétexte de chercher une brochure, et, arrivée à sa chambrette,
+elle se laissa choir dans son fauteuil en s'esclaffant.
+
+--Ce malheureux papa!... Quelle tête piteuse! Et l'oncle, qui veut en
+être aussi maintenant!... Ah! la vie est bien drôle!
+
+Elle se sentait d'humeur à plaisanter, à trouver tout cocasse,
+grotesque, et au fond elle avait l'impression d'être enfin guérie,
+délivrée de sa crise. Spontanément elle éprouva un élan de gratitude
+pour Bœrzell. Le brave garçon, n'était-ce pas à lui qu'elle devait un
+peu ce miracle? Ne l'avait-il pas consolée, distraite, comme un enfant
+qui pleure, avec le miroitement de sa thèse conjugale, la bizarrerie
+de ses discours, la chaleur tenace de sa voix? Sans lui, sans ce
+comique raisonnable qui émanait de sa personne, et survivait à leur
+causerie, ne serait-elle pas encore à se débattre sérieusement contre
+la fièvre du mal, à s'épuiser dans le grave cauchemar de ses désirs
+inassouvis? Aurait-elle même pu s'amuser des ambitions mondaines de
+l'oncle, ou de sa malice sournoise, ou de quoi que ce fût? Pauvre
+Bœrzell! Jamais elle ne parviendrait à l'exaucer, à surmonter la
+répulsion que lui suggérait cette figure de vieux collégien à barbe.
+Mais qui sait s'il ne l'aiderait pas aux moments de détresse, s'il ne
+deviendrait pas un ami, un camarade fidèle qui ferait sa solitude
+moins morne, moins abandonnée?
+
+Elle marchait à travers la pièce, en s'exaltant à ces espoirs, et
+Brigitte dut frapper deux fois pour lui annoncer que l'on servait.
+
+
+
+
+XI
+
+
+--Son frère... le frère de M. Raindal!... murmurait songeusement Mme
+Chambannes, accoudée au bord de son lit devant le cadre moelleux que
+formaient autour de ses boucles éparses les dentelles de l'oreiller.
+
+Elle amena d'une main distraite le restant du courrier. Il y avait un
+prospectus de parfumerie, une note de modiste qu'elle rejeta avec
+dégoût, deux journaux et au-dessus une carte postale fermée: une drôle
+de carte, l'adresse écrite en gauches capitales qui titubaient l'une
+sur l'autre, un louche aspect de lettre anonyme! Zozé la déchira
+lentement. Des faiblesses vibraient le long de ses bras, et elle lut,
+tracées dans le même caractère, ces lignes qui emplissaient l'espace
+du carton gris:
+
+ SI VOUS N'AVEZ RIEN DE MIEUX A FAIRE, PASSEZ UN MATIN, VERS ONZE
+ HEURES, RUE GODOT-DE-MAUROI, AUX ENVIRONS DU DOUZE BIS. VOUS Y
+ CONSTATEREZ UNE FOIS DE PLUS QUE LES AMIS DE NOS AMIES SONT NOS
+ AMIS.
+
+Elle se renversa en arrière, sans un doute, sans un espoir, la main à
+la poitrine, avec un geste de blessée. Elle demeurait d'abord
+immobile, les paupières closes, puis, indistinctement elle se mit à
+balbutier:
+
+--Oh!... oh!... oh! mon Dieu!... Les méchants!... L'atroce
+méchanceté!...
+
+Elle éprouvait au cœur une sensation cuisante; et c'était à chaque
+question qu'elle inventait, à chaque hypothèse, comme une nouvelle
+brûlure qui aurait agrandi la plaie.
+
+Sûrement on dénonçait Gérald. Mais la femme, la gredine, la traîtresse
+inconnue, qui cela pouvait-il être?
+
+Une à une, Zozé évoquait ses amies sans y discerner la coupable.
+Toutes lui paraissaient également suspectes. Avec toutes, tour à tour,
+Gérald avait eu des flirts équivoques, des façons familières; et dans
+chacune successivement, au gré des souvenirs, elle croyait tenir la
+complice. Une autre ensuite l'emportait, lui semblait plus fautive,
+Flora Pums après Germaine de Marquesse, Rose Silberschmidt après Flora
+Pums; et à la fin, elle s'embrouillait dans cet amas de preuves
+équivalentes et de présomptions contradictoires. Elle essaya de
+s'orienter en cherchant à deviner l'auteur du télégramme. Des noms lui
+venaient à l'esprit, les noms d'hommes qui la désiraient et eussent
+été capables de vouloir détruire son bonheur: Pums, Burzig, Mazuccio.
+D'aucun des trois cet acte infâme ne l'étonnait. Alors en s'apercevant
+de l'aisance avec laquelle elle les soupçonnait toutes et tous, un
+rictus contracta ses lèvres. Pouah! Dans quelle bande de coquines et
+de goujats vivait-elle donc pour que nul d'entre eux ne trouvât grâce
+devant sa méfiance, pour que pas une fois elle n'eût craint de les
+accuser à tort? Mais ce ne fut qu'un éclair de clairvoyance aussitôt
+éteint sous les bouillonnements de sa colère. Elle avait bien le temps
+de philosopher, la petite Mouzarkhi! Et elle exagérait le ton des
+injures, comme on fait dans le délire de la désillusion, ne gardant
+d'amour, de tendresse, d'indulgence que pour Gérald, son Gérald chéri
+qu'elle allait peut-être perdre à jamais! Des larmes obscurcirent ses
+yeux. A travers leur eau trouble elle contemplait avec angoisse
+l'inconcevable scène de la séparation! Elle se figurait être rue
+d'Aguesseau, sur le seuil de la porte, après l'explication finale.
+Elle tournait la tête pour un dernier regard. Elle revenait encore
+l'embrasser... Oh! non, non, elle ne voulait plus voir, et dans un
+élan de terreur, elle ramena au-dessus de son front la toile légère
+des draps. Des convulsions de sanglots agitaient par instants les
+formes onduleuses que modelait son corps sous ce suaire. Puis, comme
+dix heures sonnaient à la pendule de la cheminée, dans un soubresaut
+plus violent, Zozé rejeta les couvertures, et, glissant d'un bond à
+terre, elle sonna nerveusement:
+
+--Vite, de l'eau chaude dans le cabinet de toilette... Mon costume de
+drap beige... Ma capote noire!... dit-elle à la femme de chambre qui
+entrait.
+
+--Quel corset?
+
+--Je ne sais pas, celui que vous voudrez!... Vite, seulement, vite,
+vite...
+
+--Madame désire-t-elle une voiture?
+
+--Oui, c'est cela, une voiture fermée... ou plutôt, non!... Pas de
+voiture!... Dépêchez-vous...
+
+Une hâte belliqueuse l'activait. Il fallait être prête à l'heure; et
+elle courait à cette suprême torture de surprendre les coupables comme
+à un plaisir sans pareil, les narines palpitantes, un petit sourire
+sauvage aux lèvres, et les yeux brillants de convoitise.
+
+A onze heures moins le quart, elle fut dehors. Elle suivit à pied la
+rue de Prony et traversa le parc Monceau. Un jardinier enlevait aux
+arbres rares de l'entrée leur étroite pelisse de paille. Les
+feuillages débutants espaçaient leurs masses ajourées, d'un vert
+encore tout pâle; et des parfums nouveaux roulaient avec douceur dans
+la brise. Cette allégresse des éléments attrista Zozé par contraste.
+Elle avait ouvert son ombrelle, car le soleil était déjà chaud; et en
+marchant elle exhalait de longs murmures de regret comme si elle n'eût
+plus dû revoir jamais ces gracieuses pelouses ni aspirer cet air
+embaumé.
+
+Mais elle se raidit d'un effort contre l'amollissement de la rêverie;
+et, hélant un fiacre fermé qui passait:
+
+--Faites attention! commanda-t-elle au cocher... Nous allons rue
+Godot-de-Mauroi... Quand je frapperai à la vitre, vous arrêterez...
+Vous ne bougerez plus... Vous resterez sur votre siège et vous
+attendrez... Si je frappe deux fois, vous repartirez au pas... Si je
+frappe trois fois, au trot... Est-ce compris?
+
+--Oui, madame! fit paternellement le cocher, un gros moustachu
+qu'amusaient ce mystère et ce ton de jeune capitaine.
+
+--Alors, allez! Bon pourboire!...
+
+La voiture s'engagea dans la descente de l'avenue de Messine.
+
+A l'approche de l'attaque, l'ardeur de Zozé faiblissait. Elle avait
+l'impression de recevoir dans la poitrine des coups de poing
+étouffants, ou bien que son cœur était un petit oiseau chétif qu'une
+main brutale étreignait. Et elle tenait ses paupières jointes pour ne
+pas compter les maisons qui filaient trop vite.
+
+Elle rouvrit cependant les yeux à un choc. Le fiacre tournait dans la
+rue Godot-de-Mauroi. Zozé eut juste le temps de frapper à la vitre. Le
+cocher se rangea à la hauteur du numéro 9. De là, en biais, on
+apercevait le 12 _bis_, une vieille maison dont la façade grisâtre se
+confondait avec d'autres façades analogues. Au-dessus de la porte
+pourtant, deux écriteaux jaunes annonçaient de petits appartements
+meublés à louer.
+
+«C'est bien ici!» songea Zozé avec un soupir de détresse. Puis elle
+consulta sa montre qui marquait onze heures cinq. Elle releva les
+carreaux afin de se masquer le visage de leur trompeuse transparence.
+Et s'arc-boutant dans l'angle gauche, le buste en bataille vis-à-vis
+du 12 _bis_, elle commença à regarder.
+
+Un quart d'heure s'écoula. Dans le silence de la rue à demi déserte,
+des marchands des quatre saisons glapissaient en poussant leurs
+lourdes charrettes. Parfois le cheval du fiacre s'ébrouait avec un
+gros frisson d'ennui qui secouait les brancards, ou bien le cocher,
+dans un mouvement, faisait grincer les cuirs et les bois de la
+voiture. Mais Zozé ne percevait pas plus nettement ces bruits, qu'elle
+ne voyait les boutiques voisines, les piétons qui se penchaient pour
+la dévisager, ou le sellier d'en face courbé sur son ouvrage derrière
+la vitrine. D'immatérielles œillères maintenaient ses regards en
+arrêt, comme l'avide attention qui figeait tout son corps, vers le
+petit quadrillage de pavés où les amants allaient surgir.
+
+Que se disaient-ils à présent, dans quelles abjectes caresses
+pâmaient-ils, à quel étage, à quelle fenêtre? Pour Gérald, à l'aide
+des souvenirs, Zozé s'imaginait bien à peu près. Mais la femme lui
+échappait. Elle devinait tout de la perfide, sa taille, sa nudité, sa
+poitrine et ses bras, tout sauf la tête, sauf le visage. Et il lui
+semblait se démener dans un de ces écrasants cauchemars où les traits
+d'un des personnages se liquéfient, s'effacent dès qu'on tente de les
+distinguer.
+
+La demie sonna à une horloge des environs. La lenteur des complices
+exaspérait Zozé plus encore que leur forfaiture. Elle les appelait
+inconsciemment dans une véhémente et muette prière: «Venez donc!
+Arrivez!»--comme des amis en retard à un rendez-vous qui pressait.
+
+Et soudain une idée lui bouleversa le cœur. Si la lettre mentait, si
+on l'avait mystifiée! Elle n'en ressentit aucune joie. Elle ne pouvait
+l'admettre. Ses soupçons, tant de fois dépistés, refusaient de
+rétrograder. On eût dit qu'ils flairaient la proie, qu'ils sentaient
+l'hallali prochain.
+
+Elle consulta de nouveau sa montre. «Midi moins le quart... Tant
+pis... A midi, j'entre chez la concierge!...» Puis, comme elle
+relevait les yeux, elle eut un tragique recul de la tête.
+
+Là-bas, devant la voûte du 12 _bis_, une dame en costume de serge
+grise faisait signe à un cocher; et, malgré la voilette blanche,
+malgré l'épaisse floraison des broderies, Zozé avait reconnu un profil
+familier, une mâchoire en forme de rabot, son amie, sa meilleure amie,
+Germaine de Marquesse, elle-même!
+
+Mais déjà la voiture d'en face repartait. Elle rasa au passage le
+fiacre de Mme Chambannes. Sous la capote baissée, Germaine se cambrait
+dans une pose résolue, les deux mains écartées aux deux bouts de son
+ombrelle placée en travers de ses genoux. La misérable! C'était bien
+elle! Et elle ne voyait rien, cette Germaine, tant le contentement
+l'aveuglait!... Oh! la petite Mouzarkhi n'aurait certes pas cru que le
+plaisir de _les_ surprendre fût à ce point douloureux! Elle
+défaillait, saisie d'une lâcheté comme une femme qu'on opère, après le
+premier contact de l'acier. Qu'allait être la seconde blessure, quand
+la première lui laissait un déchirement aussi affreux?
+
+Elle n'eut pas le loisir de se reprendre. Gérald apparaissait devant
+la maison maudite.
+
+Il était en tenue du matin, cape noire, complet bleu, avec une touffe
+d'œillets couleur chair, que l'autre, sans doute, venait de piquer au
+revers de son veston. Et Zozé le considérait, les yeux dilatés
+d'horreur et d'amour.
+
+Il jeta un regard à droite, un regard à gauche. Il semblait hésiter.
+Enfin il s'achemina, de son pas dandinant vers la rue des Mathurins,
+la canne sous le bras, les épaules voûtées, les mains réunies en
+coquille pour allumer sa cigarette.
+
+Zozé, affolée, avait oublié les signaux convenus. Elle tira la glace
+et cria au cocher:
+
+--Allez!
+
+Le fiacre démarrait au petit trot. Mme Chambannes frappa
+frénétiquement à la vitre, et, la voiture encore en marche, elle
+bondit sur le trottoir.
+
+Au fracas de cet arrêt, Gérald avait fait volte-face. En apercevant la
+jeune femme, il blêmit de malaise. Et, se contraignant:
+
+--Tiens!... C'est vous! dit-il avec un pesant sourire.
+
+Zozé désignait de la main le fiacre, dont la portière restait ouverte.
+
+--Monte! commanda-t-elle d'une voix sourde.
+
+--Que je monte? Oh! quel drôle de ton vous avez!... bredouillait
+Gérald, en essayant derechef un sourire.
+
+--Je te dis de monter! réitéra Zozé, stupéfaite elle-même de son
+accent d'audace... Allons, monte!... Je ne crains rien, ni le monde,
+ni le scandale... Je veux que tu montes...
+
+Une bande de petites ouvrières qui se rendaient à leur déjeuner, les
+regardaient en se poussant du coude.
+
+--Soit! fit Gérald gêné... C'est égal! vous avouerez que vous avez une
+bizarre manière...
+
+--Assez! Nous causerons tout à l'heure!
+
+Et tandis que le jeune comte s'installait dans le fiacre, elle dit au
+cocher:
+
+--Où vous voudrez... Au Bois... du côté du Bois...
+
+La voiture s'ébranla. Tous deux, en vieux nautonniers de Paris,
+experts à la manœuvre du fiacre, ils tiraient la voilure des stores.
+Puis Zozé s'écria:
+
+--Eh bien?
+
+Et, à bout d'énergie, elle fondit en larmes.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... Je t'assure que je
+ne comprends pas! murmura hypocritement Gérald qui allongeait son bras
+pour l'enlacer.
+
+Elle se déroba d'un brutal détour du buste:
+
+--Ne me touche pas... Tu me dégoûtes... Finis-en avec tes mensonges
+stupides... J'ai vu Germaine... Comprends-tu, maintenant?...
+
+Devant le silence de Gérald, sa fureur redoubla:
+
+--Quelle honte! Quelle ignominie!... Avec une de mes amies, avec celle
+que j'aimais le mieux! Bah! vous vous valez l'un l'autre... Vous êtes
+des bandits, des canailles!... Vous deviez naturellement vous
+entendre...
+
+Gérald tenta de se rapprocher:
+
+--Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo... Ne pleure pas... Cela n'a
+aucune importance... Oui, c'est vrai, ce n'est pas propre... Mais
+c'est plus bête encore que vilain... Tiens, si la galanterie me
+permettait de parler avec franchise...
+
+--Eh bien, quoi? fit Zozé sans le repousser.
+
+--Non! fit Gérald... Ce serait répugnant... Tu ne le voudrais pas
+toi-même... Sache pourtant qu'aujourd'hui c'était la première fois et
+qu'à l'instant, en m'en allant... sais-tu ce que je me disais là, à
+l'instant, quand tu m'as sauté dessus?... Je me disais que c'était la
+première fois et aussi la dernière...
+
+--Tu me le jures? questionna Zozé avec un regard passionné qui faisait
+plus étrange sa figure convulsée de haine.
+
+--Je te le jure! riposta Gérald.
+
+Elle l'examinait tendrement, en lui appuyant ses mains aux épaules,
+puis le rejetant loin d'elle d'une rageuse bourrade:
+
+--Je ne te crois pas... Tu mens... Tu as des yeux de femme!...
+
+Elle recommençait à sangloter; et, dans la demi-lueur de répétition
+qui perçait par l'étoffe des stores, auprès de cette maîtresse qui
+gémissait comme à une fin de mélodrame, Gérald éprouvait peu à peu une
+sorte de lassitude à se justifier plus.
+
+--Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo! prononçait-il encore, de
+temps en temps, machinalement, par contenance.
+
+Cependant cette scène durait trop. L'agacement le gagnait. Sous
+l'amant se révoltait confusément l'orgueilleux gentilhomme. Les
+brusqueries de Zozé l'avaient au fond vexé. Lui, Gérald de Meuze se
+laisser bousculer par une simple Mme Chambannes! Et si docile, si
+charmante amie que fût Zozé, il en venait à regretter presque les
+femmes de sa caste. Oui, parmi celles-là, il y avait bien quelques
+amoureuses, quelques sentimentales, des crampons avérés et que l'on
+connaissait pour telles. Mais on était prévenu, on ne s'y risquait
+qu'à bon escient. Et les autres, par contre, quelles agréables
+natures, faciles, enjouées, et qui vous comprenaient la vie! Ah! ni la
+jeune Chitré, par exemple, ni Mme de Baugy, ni même ce gros chérubin
+de Mme Torcieux, n'auraient fait tant de tapage jour une aussi banale
+petite crasse! On se serait boudés un peu, on se serait quittés
+peut-être. Seulement ni scandales, ni sanglots. Deux ou trois mots
+secs, d'abord,--après, un solide _shake-hand_ pour se remettre ou se
+séparer, et voilà tout. Car elles savaient ce que c'est qu'un homme,
+un flirt, une aventure. Elles étaient du monde, elles!...
+
+Et subitement, entre deux cahots, la voix de Zozé proféra, sur un ton
+de stupeur:
+
+--Oh! Raldo... Comment as-tu pu?... Comment?... Comment?...
+
+Comment il avait pu! Elle en avait d'exquises, la pauvre petite! Il
+retint un sourire, et, attendri du coup par la candeur de cette
+question:
+
+--Je te dirai cela plus tard... un jour, lorsque je serai absolument
+sûr de ne plus te faire du mal...
+
+--Un jour?... Quel jour? s'écria Zozé avec une mine hautaine... Tu
+supposes donc que je te reverrai?... Tu ne sens donc pas que c'est
+fini?
+
+Il l'attirait contre sa poitrine:
+
+--Alors tu ne m'aimes plus?...
+
+Zozé haletante ne répliquait pas. Des larmes jaillirent sur ses joues
+que crispait un spasme de souffrance.
+
+--Mais si, tu m'aimes, puisque tu pleures! reprit Gérald en la
+câlinant.
+
+Et, avec assurance:
+
+--Écoute, ma petite Zozé... Evidemment, de nous revoir maintenant,
+tout de suite, demain ou après-demain, cela ne pourrait qu'amener des
+scènes, des chagrins, des entrevues pénibles... Tu as besoin de repos,
+de réflexion... Il te faut du temps, pour me pardonner... Oh! je ne
+suis pas une brute, va... Je devine bien ce que tu ressens... Et voici
+ce que je te propose... Je devais partir la semaine prochaine pour le
+Poitou, chez ma tante de Cambres... Eh bien, j'avancerai mon départ..
+Je partirai ce soir même... Je resterai à Cambres jusqu'à la fin du
+mois, en t'écrivant autant que tu voudras... Et lorsque je reviendrai,
+tout sera oublié, je t'en donne ma parole... Dis-moi, cela te
+va-t-il?...
+
+Mme Chambannes laissait sa tête rouler rêveusement au gré des cahots
+sur l'épaule de Gérald. Le jeune homme répéta:
+
+--Réponds, ma petite Zozé... Cela te convient-il?
+
+--Oui, oui! fit Mme Chambannes d'un air méditatif... Mais, moi aussi,
+j'ai une idée...
+
+--Dis-la, mon pauvre Zozo!...
+
+--Je m'ennuierais à Paris... Je serais trop triste sans toi... Alors,
+je vais aller me refaire aux Frettes, jusqu'à ton retour... En
+rentrant, je boucle mes malles, et je décampe par l'express de cinq
+heures.
+
+--Seule?
+
+--Non, je mobiliserai la tante Panhias!
+
+--C'est cela, excellente idée...
+
+Il y eut une pause. Elle éprouvait par tout son être un soulèvement de
+béatitude, une sensation de salut qui l'empêchait de parler. Et, se
+collant à Gérald, dans une effusion d'aveu plus forte que sa volonté,
+elle soupira langoureusement:
+
+--Oh! mon petit Raldo!... Comme c'est bon de t'avoir gardé!...
+
+Elle ne rentra chez elle qu'à deux heures.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Mme Chambannes n'était pas partie depuis une heure qu'un fiacre stoppa
+devant l'hôtel.
+
+Les deux MM. Raindal en descendirent. Le maître, pour éviter les
+remarques insidieuses de son cadet, avait endossé une vieille
+redingote. L'oncle Cyprien, au contraire, portait ses vêtements de
+gala, une jaquette qui gardait encore aux basques les plis contractés
+dans l'armoire, un pantalon à damier gris, et des gants de peau de
+chien rougeâtre. Il était rasé de frais, et sa massue de cornouiller
+avait fait place à une mince badine de jonc, avec une pomme dorée et
+deux glands de soie brune, héritage de M. Raindal, le père.
+
+Firmin, le domestique, en ouvrant recula d'étonnement. Il était, du
+reste, en complet de drap anglais à carreaux et melon de feutre sur la
+tête.
+
+--Comment, monsieur Raindal! s'écria-t-il en retirant hâtivement son
+chapeau. Mais madame n'y est pas... Elle est partie, il y a une heure,
+pour les Frettes... Et je dois la rejoindre demain matin... Madame n'a
+pas prévenu monsieur?...
+
+L'oncle Cyprien se mordait la moustache pour étouffer son envie de
+rire.
+
+--Non, madame ne m'a pas prévenu!... répéta M. Raindal d'un ton
+saccadé... C'est extraordinaire... Au moins, j'espère qu'il n'y a rien
+de grave!...
+
+--Je ne pense pas, monsieur, fit le domestique. Madame a décidé cela,
+tout d'un coup vers deux heures... J'ai couru chez Mme Panhias qui est
+venue aider madame à faire les malles... Et elles sont parties avec
+Anna, la femme de chambre; je vous dis, il n'y a pas une heure. Si
+monsieur désirait écrire un mot, j'apporterais la lettre à madame
+demain matin...
+
+M. Raindal réfléchit. Une telle désinvolture le confondait; puis, il
+avait au dedans de lui comme une impression d'angoisse mal définie, de
+chagrin bizarre.
+
+--Non, merci! prononça-t-il enfin... J'écrirai de chez moi... Et où
+dites-vous que madame est?...
+
+--Aux Frettes, au château des Frettes, à Villedouillet,
+Seine-et-Oise... Monsieur se rappellera?...
+
+--Parfaitement, mon garçon... je vous remercie.
+
+La porte se refermait. Le maître lança un coup d'œil à son frère, et,
+d'une voix qu'il essayait de rendre goguenarde:
+
+--Eh bien! mon pauvre ami... Pour ta première visite, tu n'as guère de
+chance!...
+
+L'oncle Cyprien s'inclinait, en écartant les bras dans un geste
+d'acquiescement, et, se redressant soudain:
+
+--Dis donc, elle ne m'a pas l'air plus poli que ça, ta Mme
+Chambannes!...
+
+Le maître allait répliquer, quand deux voitures, qui arrivaient en
+sens inverse, s'arrêtèrent ensemble devant l'hôtel. L'abbé Touronde
+sortit de la première: et de la seconde, le marquis de Meuze. Ces
+messieurs, informés par M. Raindal, manifestèrent une grande surprise.
+Ni l'un ni l'autre n'avaient été avertis, et le groupe se perdait en
+conjectures sur les raisons de cette étrange impolitesse. Le marquis
+de Meuze surtout se montrait choqué. Il dut se retenir pour ne pas
+pester contre Gérald. Comment! un gaillard qu'il avait vu le matin
+encore, qui savait tout sans doute et qui ne lui en soufflait pas un
+mot! Cela passait, en vérité, les bornes de la cachotterie!
+
+--Que voulez-vous! déclara-t-il, nous n'avons plus qu'une chose à
+faire, c'est de rentrer chacun chez nous... Vous descendez dans Paris,
+monsieur Raindal?
+
+--Oui, certainement! fit le maître. Mais, pardon, j'oubliais... Il
+faut que je vous présente mon frère, que j'amenais justement chez Mme
+Chambannes.
+
+Ces messieurs retirèrent leurs chapeaux. L'oncle Cyprien accentua
+exprès son salut à l'abbé Touronde. Et l'on se mit en marche vers le
+centre, le maître devant avec l'abbé, M. de Meuze en arrière avec
+l'oncle Cyprien.
+
+Pourtant M. Raindal ne suivait qu'imparfaitement les propos de l'abbé
+qui l'avait entrepris sur sa question favorite, l'origine et les
+dogmes de la secte des Coptes-Unis. Le brutal départ de Mme Chambannes
+lui causait un énervement dont il ne se sentait plus maître. Manque de
+courtoisie envers les autres convives, ce trait lui semblait à son
+égard un réel manque d'amitié. Puis l'aventure dissimulait un mystère
+qu'il eût souhaité pouvoir percer. Que signifiait cette fuite
+précipitée, cet oubli de toutes les convenances? Quel drame ou quel
+caprice avait ainsi, à l'improviste, chassé de Paris Mme
+Chambannes?... Une sorte d'irritation l'oppressait peu à peu, qui,
+pardieu, n'était pas de la jalousie--et M. Raindal rien qu'à cette
+idée eut un petit ricanement sardonique--mais qui ressemblait à de la
+déception, oui, à de la désillusion, à quelque chose enfin comme un
+mécompte de cœur. Et il souleva son chapeau pour s'essuyer le front,
+où perlaient de légères gouttelettes.
+
+--Excusez! s'écria l'oncle Cyprien qui venait sans succès de décocher
+un brocard contre l'abbé Touronde. Je préfère être franc... C'est plus
+fort que moi... Je n'aime pas les curés!...
+
+Et comme le marquis, resté glacial, abaissait tout à fait sa paupière
+grisâtre:
+
+--Mais par contre, fit-il prestement, je vous avouerai que je n'aime
+pas davantage les juifs.
+
+Là-dessus, ils s'entendirent très vite. M. de Meuze contait
+sommairement ses déboires du krach. L'oncle Cyprien riposta par
+l'histoire de sa destitution et par un résumé de sa théorie des Deux
+Rives. Le marquis approuvait avec des sourires, et ils conclurent
+d'accord que c'était, somme toute, une bien déplorable engeance.
+
+Des seigneurs à ménager, cependant, ajouta le marquis, et qui
+demeuraient, quoi qu'on fît, les princes du marché financier... Ah! en
+82, au moment de la Timbale, on avait été bien nigaud. On s'était
+attaqué à eux sans avoir appris leur tactique, sans soupçonner leurs
+munitions, sans se méfier de leurs ruses de guerre; et on s'était fait
+battre, rosser à plates coutures. Or, comment lutte-t-on contre des
+adversaires plus habiles? En pénétrant leurs plans, en connaissant
+toutes leurs batteries, en réglant son tir sur le leur, en rectifiant
+la parabole selon les résistances ambiantes que figuraient ici: les
+renseignements perfides, les charges en ligne des syndicats, les
+manœuvres de liquidation, les fausses nouvelles ou autres duplicités
+stratégiques. Et telle était maintenant la seule façon savante dont
+opéraient en Bourse les personnes du monde.
+
+--Ainsi, moi!--continuait le marquis, cessant ses comparaisons
+militaires,--moi je suis actuellement à fond dans les mines d'or... Eh
+bien, vous pensez peut-être que je me suis fourré là dedans à
+l'aveuglette?... Pas du tout!... Le hasard des relations m'avait mis
+en rapport avec quelques-uns de ces messieurs, précisément chez les
+Chambannes, et je vous prie de croire que je n'ai pas boudé sur leurs
+renseignements... Ah, mais non!... Des renseignements dont, soit dit
+en passant, je suis loin de me trouver mal...
+
+--Tiens! Tiens! vous avez confiance dans ces gens-là? questionna avec
+déception M. Raindal cadet... On m'avait pourtant assuré qu'il y en a
+beaucoup parmi eux qui ne sont pas la fleur des pois...
+
+--Et qui vous a dit cela?...
+
+--Un de mes amis, mon ami Johann Schleifmann, un de leurs
+coreligionnaires, et, entre parenthèse, un brave homme, celui-là!...
+
+--Votre ami force la note, monsieur, fit doucement le marquis...
+Évidemment, je ne me fierais pas à tous... Il en est même que je ne
+vous nommerai point et dont je me méfie comme de la peste...
+Seulement, tenez, par exemple, pour ne vous en citer qu'un, M. Pums,
+le sous-directeur de la Banque de Galicie, en voilà un dont je n'ai
+qu'à me louer depuis six mois qu'il me conseille... Je ne vous
+jurerais pas que, par-ci par-là, je ne bois pas un petit bouillon...
+Mais, tout compte fait, mes opérations se soldent par des bénéfices,
+d'importants bénéfices... Et remarquez qu'il ne m'en coûte ni un
+dérangement, ni une flagornerie... Pums ne rêve que de m'obliger... Ce
+n'est pas un de ces vizirs de la haute finance qui vous font payer
+leurs avis à soixante humiliations pour cent... Il débute, mon Pums!
+On l'a pour une poignée de main...
+
+Le marquis s'esclaffait de cette ingénieuse tournure. Puis il
+poursuivit:
+
+--Et bien entendu, vous, monsieur, vous ne touchez pas à ces
+diableries?
+
+--Pas de danger! s'écria l'oncle Cyprien... Les vingt malheureux mille
+francs que j'ai grattés sou à sou sur mes maigres appointements, je
+les ai placés en chemins de fer... Cela me donne dans les trois pour
+cent... Une misère, je vous l'accorde, mais une misère sûre et qui,
+avec ma retraite, me permet de joindre les deux bouts... Spéculer,
+moi?... Non, jamais de la vie!... Et puis, à quoi bon?... Je n'en ai
+pas besoin!
+
+Le marquis était devenu songeur. Il éprouvait un élan de sympathie
+démocratique envers ce fougueux petit employé, trop pauvre pour que sa
+morgue de gentilhomme eût à en redouter des familiarités blessantes.
+Leur distance même les rapprochait; et soudain, d'une voix
+sentencieuse:
+
+--Qui sait si vous n'avez pas tort! fit-il... Il y a en ce moment des
+fortunes à faire sur les mines... Et quand je vois des gredins ou des
+imbéciles qui s'enrichissent du jour au lendemain et qu'après je
+rencontre un honnête homme comme vous qui ne profite pas de l'aubaine,
+j'ai des tentations de lui crier: «Mais allez donc, marchez donc!...
+Ne laissez pas filer l'occasion!... Une occasion qui ne se produit que
+deux ou trois fois par siècle, ça vaut la peine, que diable!...»
+
+--Vous croyez?... Vous croyez? répétait l'oncle Cyprien, d'un ton
+sceptique encore quoique déjà ébranlé.
+
+--Et au fond, de quoi s'agit-il pour vous?--poursuivit le marquis,
+avec cette manie de charité sermonneuse où se complaît parfois envers
+autrui le joueur heureux.--Il ne s'agit pas en réalité de faire
+fortune!... Tout au plus, comme on dit à la caserne, d'améliorer votre
+ordinaire, de gagner les moyens de vous offrir un peu de luxe, un peu
+de bien-être... Ah! si j'étais vous... Mais c'en est assez... Je ne
+veux pas vous influencer... Le jour où cela vous dira, venez me voir,
+monsieur Raindal... J'habite 2, rue de Bourgogne, au coin de la place
+du Palais-Bourbon...
+
+Ils rattrapaient le maître et l'abbé, qui s'étaient arrêtés à l'angle
+du pont de la Concorde. On procéda aux saluts d'adieu; puis, les deux
+frères restés seuls:
+
+--Viens-tu dîner chez nous? interrogea M. Raindal.
+
+L'oncle Cyprien, sans entendre, contemplait rêveusement les striures
+de velours pêche que le soleil couchant traçait au loin sur l'horizon
+décoloré.
+
+--Je te demande si tu viens dîner? réitéra M. Raindal.
+
+--Hein!... Plaît-il? fit en tressaillant l'oncle Cyprien. Si je viens
+dîner?... Non, merci... Schleifmann m'attend à la brasserie... Je ne
+peux pas le lâcher...
+
+Et, comme la petite voiture verte de Panthéon-Courcelles gravissait au
+pas la chaussée, il serra vivement la main de son frère.
+
+--A bientôt... A un de ces soirs!...
+
+Il avait grimpé sur l'impériale, et au tournant du boulevard
+Saint-Germain, M. Raindal l'aperçut qui brandissait en signe d'amitié
+sa souple badine à pomme d'or.
+
+ * * * * *
+
+--Hô! bonsoir, mon ami! fit Schleifmann, tandis que l'oncle Cyprien
+s'installait à la table voisine de la sienne... Vous avez vu votre
+jeune dame?
+
+--Non, mon cher... Mais j'ai vu un de vos ennemis...
+
+Il se mettait à narrer l'inexplicable fugue de Mme Chambannes, le
+retour avec le marquis, la causerie sur les mines d'or; et, son récit
+achevé:
+
+--Eh bien, questionna-t-il... Qu'en dites-vous, mon cher Schleifmann?
+
+--De quoi?...
+
+--De cette histoire de mines, parbleu!...
+
+Les petits yeux de Schleifmann scintillèrent d'un éclat farouche, et
+il passait la main dans sa tignasse crépue.
+
+--J'en dis que c'est encore une sale affaire où les juifs de Bourse
+vont encore gagner beaucoup d'argent pour eux et créer beaucoup de
+haine contre ceux de leur race... Voilà ce que j'en dis, de vos
+mines!...
+
+M. Raindal cadet réprimait un geste d'impatience:
+
+--Sapristi, Schleifmann, tâchez donc de me comprendre... Je ne vous
+parle pas des juifs, je vous parle de moi... Oui ou non, estimez-vous
+que je doive me risquer?
+
+Le visage du Galicien avait pris une expression de pitié:
+
+--Vous, mon cher Raindal?... Vous n'y songez pas!... Vous, un _goy_,
+et qui plus est un honnête garçon, vous voudriez vous mêler de
+tripoter avec ces gros loups... Mais ils vous dévoreront, mon ami, ils
+vous croqueront comme une côtelette!...
+
+--Bref! fit l'oncle Cyprien piqué, vous êtes opposé à ce projet!...
+
+Schleifmann eut un haussement d'épaules goguenard:
+
+--C'est-à-dire qu'il n'existe pas, votre projet, que c'est une folie
+pure... Agissez à votre guise... Seulement, diable, je vous en prie,
+ne me racontez jamais une syllabe de cette risible démence-là!...
+
+L'oncle Cyprien se tut, la gorge barrée de mécontentement. Il en
+voulait au Galicien autant de son ton dédaigneux que de sa ténacité à
+éteindre les chatoyants espoirs de richesse qu'avait fait luire le
+marquis. Pour la première fois depuis huit ans, ses convictions
+antisémites sévissaient contre Schleifmann; et dans l'entêtement de
+son vieux camarade il retrouvait bien moins une marque d'amitié qu'un
+trait de cet orgueil juif, dont ses plus chers auteurs citaient de
+monstrueux exemples!... L'oncle Cyprien, taciturne, se les remémorait
+un à un. L'entretien, dans ces conditions, ne tarda pas à languir; et
+les deux amis se quittèrent froidement une heure plus tôt que de
+coutume.
+
+Le lendemain, M. Raindal cadet ne résista pas au désir qui le
+taquinait de connaître les cours de la Bourse. Il acheta un journal du
+soir et se réfugia dans le Luxembourg pour y lire en tranquillité la
+cote. Mais, faute d'habitude, il s'embrouillait parmi les lignes
+transversales, les colonnes perpendiculaires, les clôtures du jour et
+les clôtures précédentes. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes
+d'efforts qu'il découvrit l'endroit où se marquait la hausse. Elle
+était sur les mines d'or partout considérable et presque universelle,
+se chiffrant par des quinze, des vingt, des trente, des cinquante
+francs de différence.
+
+Elle continua aussi rapide le surlendemain et le jour suivant.
+L'oncle Cyprien mentalement établissait le calcul des sommes que, sans
+ce mulet de Schleifmann, il aurait déjà empochées; et les dîners à la
+brasserie se ressentaient chaque soir davantage de ces additions
+rancunières.
+
+Enfin le cinquième jour, M. Raindal cadet n'y tint plus. A midi et
+demi, il rentrait s'habiller, et, une demi-heure après, un fiacre le
+déposait rue de Bourgogne, devant la porte de M. de Meuze.
+
+Le marquis, en vareuse beige et la pipe à la bouche, était encore à
+table quand on introduisit l'oncle Cyprien.
+
+--Bonjour, mon cher monsieur Raindal! s'écria-t-il en reculant sa
+chaise... Enchanté de vous voir... Je vous reçois sans façons... Vous
+allez prendre le café avec moi, hé?
+
+Et tendant à son hôte une boîte de havanes ventrus:
+
+--Un cigare?
+
+--Volontiers! fit l'ex-employé.
+
+Il y eut un silence. M. Raindal cadet amorçait gravement son cigare,
+dont il n'avait pas osé rompre la bague en papier rouge et or. Il se
+sentait au surplus ému par le majestueux aspect de la salle à manger.
+Les plafonds en étaient surélevés comme dans une galerie de musée, les
+fenêtres immenses. Sur tous les murs, de vieilles tapisseries
+étendaient leurs peintures mourantes que rehaussaient, par
+intervalles, d'antiques appliques en cuivre ciselé. Et M. de Meuze
+lui-même, malgré son veston beige et sa grosse pipe d'écume,
+participait de cette atmosphère d'élégance grandiose qu'épandaient
+dans la pièce les objets d'alentour.
+
+--Eh bien, monsieur Raindal! fit-il en poussant une bouffée... Quoi de
+neuf?
+
+--Peuh! monsieur le marquis! répliquait l'oncle Cyprien embarrassé...
+Pas grand'chose!...
+
+M. de Meuze le fixa de son perçant petit œil vert.
+
+--Je parierais que vous venez me parler affaires...
+
+L'oncle Cyprien eut une moue qui ne niait point.
+
+--Ha! ha! s'écria victorieusement le marquis... Qu'est-ce que je vous
+disais?... Je sens ça tout de suite, moi... Je n'ai qu'un œil, mais
+qui voit pour deux...
+
+Il lissait d'une coquette caresse les panaches blancs de ses favoris
+et, s'avançant vers la fenêtre, il souleva le rideau.
+
+--Tenez! avouez que pour un entresol, j'ai une jolie vue... En plein
+sur la maison de nos maîtres...
+
+Par les carreaux à treillages blancs, on apercevait la place du
+Palais-Bourbon, et, devant la porte séculaire, un petit lignard qui,
+l'arme au pied, rêvait auprès de sa guérite.
+
+--Ah! c'est là que logent nos princes du chèque! fit l'oncle Cyprien
+d'une voix sarcastique.
+
+--Oui, monsieur Raindal, c'est là, la porte en face!... Une fenêtre
+qui vaudra cher au premier jour d'émeute... Mais nous bavardons... je
+vous oublie... De quoi est-il question?... Vous venez pour les mines,
+n'est-ce pas?...
+
+L'oncle Cyprien en convint. Sous le sceau du secret,--car il désirait
+que personne, pas même son frère, ne fût informé de la tentative,--et
+après mûre méditation...
+
+--Parfait! interrompit le marquis. Je m'en doutais... Donnez-vous la
+peine de passer par ici... Nous serons plus à l'aise pour causer...
+
+Et, une fois dans l'autre pièce--un vaste cabinet meublé à
+l'orientale, avec des panoplies de cimeterres et de carabines nacrées:
+
+--Donc, vous voulez entrer dans la danse?... fit le marquis. Rien de
+plus simple... J'écris à M. Pums immédiatement, et sauf contre-avis,
+vous irez le voir demain, vers trois heures, à la Banque de Galicie,
+72, rue Vivienne... Cela vous va?...
+
+Il s'attablait à son large bureau et tout en écrivant:
+
+--Seulement, pas de bêtises! De la prudence!... Le moment est
+excellent... Mais il faut prévoir la débâcle, l'inévitable, la
+fâcheuse débâcle qui se produit toujours sur les fonds de
+spéculation... Oh! nous n'en sommes pas encore là... Pourtant, ayez
+l'œil... Ne vous emballez pas!... Embêtez Pums plutôt dix fois
+qu'une, avant de lâcher un ordre... Et à la moindre baisse, vendez au
+galop, vendez comme un sourd! Vous m'entendez?...
+
+L'oncle Cyprien se confondit en promesses et en remerciements.
+
+Puis dehors, il s'achemina d'un pas alerte vers les Champs-Elysées.
+Une radieuse gaieté de printemps frémissait dans le ciel renouvelé.
+Les figures des femmes semblaient plus belles; et l'oncle Cyprien, au
+passage, leur dardait de galantes œillades.
+
+Il s'assit sur une chaise, face aux voitures qui dévalaient parmi la
+splendeur de l'avenue. Une joie d'espérance dilatait tout son être.
+Quelle douceur c'eût été de s'en ouvrir à quelqu'un! Quel dommage que
+ce Schleifmann fût un caractère aussi intraitable! Et de nouveau M.
+Raindal cadet se laissa emporter contre lui aux réflexions les plus
+amères...
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, à la banque de Galicie, sitôt sa carte remise, il fut
+reçu, sans attente.
+
+M. Pums, dès les premiers mots, protesta de sa sympathie. Le titre
+d'ami de M. de Meuze et de frère de M. Raindal était à ses yeux une
+double et trop puissante recommandation pour qu'il ne se sentît pas
+tout disposé...
+
+--A propos, monsieur, s'écria l'oncle Cyprien, je vous serais obligé
+de ne pas parler à mon frère de ma visite... Il pourrait peut-être
+s'en alarmer, s'imaginer que je suis pris par la passion du jeu et
+autres balivernes... Je préfère donc...
+
+--Inutile d'insister, monsieur, déclara Pums... La discrétion est de
+règle en affaires... De plus, il suffit que vous m'en priiez...
+
+Il expliqua à l'oncle Cyprien le mécanisme de l'agio. Il l'aboucherait
+avec un agent de change, M. Talloire, l'agent de la banque, du
+marquis, d'une foule d'autres personnes ou établissements
+respectables. M. Talloire ouvrirait un compte à M. Raindal cadet et il
+ne resterait plus qu'à indiquer les ordres.
+
+--Ouais! ouais! ripostait l'oncle Cyprien, en clignant les
+paupières... Et il faudra que j'aille chez ce M. Talloire moi-même?...
+C'est bien désagréable!...
+
+M. Pums esquissa un cordial sourire:
+
+--Oh! ce n'est pas indispensable... Nous pouvons, si vous le
+souhaitez, nous charger de transmettre vos ordres à M. Talloire par le
+moyen que voici...
+
+Tandis qu'il analysait le procédé, l'ex-employé se livrait à un
+colloque intime. Ce petit M. Pums lui plaisait. Impossible vraiment de
+rencontrer un homme plus courtois, plus serviable et, quant à cet air
+juif que d'abord il lui supposait, force devenait bien à l'oncle
+Cyprien de reconnaître que Pums s'en trouvait dénué. Avec ses gros
+yeux chocolat, ses joues jaunâtres, sa moustache noire, il avait aussi
+bien la tête d'un créole, d'un Andalous, d'un Turc ou d'un Kirghiz
+cossu. Et il n'était pas jusqu'à l'imperceptible accent qui ne parût à
+l'oncle tout différent de ce qu'il attendait d'un «Prussien»
+naturalisé.
+
+--Je vous remercie! fit-il quand l'autre eut terminé... Maintenant, un
+détail!... Combien faut-il que je mette? Cinq mille francs, est-ce
+assez?...
+
+--Mais ce que vous voudrez, monsieur... Vingt mille francs ou dix sous
+à votre volonté... Vous concevez bien que je vous traite en ami et non
+pas en client... Je ne déplore qu'une chose, c'est que vous ne soyez
+pas venu quinze jours plus tôt... Avec cinq mille francs que je vous
+aurais placés, c'était, il y a huit jours, à la liquidation du 15,
+trois mille francs de bénéfice net qui tombaient dans votre poche...
+
+--Trois mille francs! répétait mélancoliquement l'oncle Cyprien...
+Enfin, il est trop tard!... N'y songeons plus!... Et puisque cinq
+mille francs vous semblent suffisants, ayez la bonté de m'acheter
+pour cinq mille francs de mines...
+
+--Desquelles, monsieur? fit Pums avec gravité... Il y en a des
+centaines!...
+
+--Je ne sais pas! murmurait l'oncle Cyprien... Dame,
+conseillez-moi!... Faites pour moi comme pour le marquis!...
+
+Pums désigna une série de valeurs minières que soutenaient en Bourse
+la Banque de Galicie et ses affiliés. L'oncle Cyprien, troublé par
+cette nomenclature, se décida d'après la joliesse ou l'étrangeté des
+noms. Il choisit l'_Etoile rose de l'Afrique du Sud_, la _Fontaine du
+Diamant rouge_, la _Source des Escarboucles_, la _Pummigan and Kraft_,
+la _Deemerhuis and Haarblinck_, dont Pums, complaisamment, lui
+traduisait les titres.
+
+Puis il se leva en s'excusant d'avoir tellement abusé d'un temps aussi
+précieux. Le banquier se récria qu'il était trop heureux, et il
+reconduisit son visiteur jusque sur le palier. Il comptait bien
+d'ailleurs le revoir dans une huitaine, au moment de la liquidation,
+car ils auraient à recauser.
+
+«Quel charmant homme!» pensa l'oncle Cyprien quand la porte se fut
+refermée.
+
+Il passa les huit jours qui suivirent dans une fièvre de béate
+anxiété. La hausse grandissait. Mais il craignait de s'être mépris,
+d'exagérer le bénéfice, qui, selon ses calculs, se montait déjà à près
+de deux mille francs. Et cela gâtait, chaque soir, son bonheur.
+
+Il eut donc un sursaut d'émoi, quand, le 29 au matin, comme il partait
+pour la brasserie, la concierge lui remit une enveloppe jaune, avec
+l'en-tête de la maison Talloire.
+
+Que contenait-elle, cette grande lettre? Et s'il avait mal calculé?
+Si, au lieu des gains attendus, c'était une perte qu'elle annonçait?
+
+Il revint sur ses pas, et, à l'abri de la porte cochère, il décacheta
+l'enveloppe. Elle renfermait une feuille de papier zébrée de colonnes,
+de chiffres, de mots abrégés, dont le tremblement de sa main
+augmentait encore le chaos. Deux termes de commerce y émergeaient du
+reste: à gauche, _Doit_, à droite, _Avoir_. Et au-dessus on lisait: M.
+CYPRIEN RAINDAL. _Son compte en liquidation du 30 avril chez M.
+Talloire, agent de change, 96, rue de Choiseul._
+
+--Hum! Du sang-froid! Est-ce que je gagne ou est-ce que je perds?
+murmura l'oncle pendant que son regard voletait à travers la feuille.
+
+Enfin il remarqua dans un coin du papier un petit amas de chiffres,
+avec au total cette mention: _Créditeur_: 2700 francs.
+
+--Deux mille sept cents francs! proféra-t-il, le cœur cognant contre
+ses côtes... Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Il y a
+sûrement erreur... Et pourtant je ne me trompe pas: qui reçoit, doit;
+qui doit, reçoit... Je suis créditeur... Je gagne!...
+
+Mais, en dépit de cette certitude, un doute grouillait dans sa
+poitrine. Il eût voulu sur-le-champ s'en délivrer, savoir, et la peur
+d'importuner l'agent était seule à le retenir de s'élancer rue de
+Choiseul. Le conseil du marquis surgit à point dans sa détresse:
+«Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une!» La solution s'imposait,
+d'autant que Pums lui-même s'y était par avance offert. L'oncle
+Cyprien sauta dans un fiacre.
+
+Tout le long du trajet, afin de raffermir sa foi, il se redisait en
+cadence:
+
+--Qui reçoit doit!... Qui doit reçoit!...
+
+Cet axiome, néanmoins, ne le rassurait qu'à demi; et il fallut
+l'accueil jovial de Pums pour lui rendre la sérénité.
+
+--Eh bien! criait le banquier à la vue de son protégé... Nous n'avons
+pas à nous plaindre, il me semble... Si mes calculs sont justes, vous
+gagnez dans les quinze cents francs, monsieur Raindal!
+
+L'oncle Cyprien, silencieusement, allongea son papier:
+
+--Voici.
+
+--Fichtre! s'écria Pums en consultant la feuille... Deux mille sept
+cents francs de bénéfice!... Vous marchez bien, pour un commençant!...
+Bravo!... Mes compliments... Et il va de soi que vous gardez votre
+position?...
+
+--S'il vous plaît? fit M. Raindal cadet, avec une moue inquiète.
+
+--J'entends que vous laissez votre bénéfice sur les mêmes valeurs?
+
+L'oncle Cyprien se recueillit, puis du ton le plus docile:
+
+--Est-ce que je ne pourrais pas en retirer un peu?
+
+--Oh! ce que vous voudrez! Cet argent est à vous... Vous en êtes le
+seigneur et maître... Ne vous gênez pas.. Dites votre chiffre!...
+
+--Sept cents francs! fit résolument l'oncle Cyprien... Je retire sept
+cents francs, je laisse sept mille... Cela fait un compte rond,
+n'est-ce pas?
+
+Et il ajouta d'une voix moins hardie:
+
+--Puis-je toucher ici?...
+
+--Heu! riposta Pums... Ce n'est guère régulier... Enfin, pour vous,
+pour un ami!... Là, signez-moi une procuration pour toucher chez
+Talloire... Je vais vous donner un bon que vous n'aurez qu'à présenter
+à notre caisse...
+
+L'oncle Cyprien avait signé.
+
+--Et vous me continuez votre confiance? demanda Pums qui s'était
+levé... Vous me chargez toujours de diriger vos ordres?...
+
+--Comment donc! riposta M. Raindal cadet... Vous riez, monsieur
+Pums!... Ma confiance!... Vous devriez dire ma reconnaissance... ma
+vive gratitude!... Achetez-moi, je vous prie des mêmes, ou achetez-en
+d'autres, si c'est votre avis... Je suis convaincu que vous opérerez
+au mieux de mes intérêts... A bientôt, monsieur, et merci encore!...
+
+Parvenu dans la rue, il bifurqua instinctivement du côté de la Bourse.
+Les sept billets de cent francs qu'on lui avait soldés bossuaient sa
+poche intérieure d'une dure petite protubérance qu'il palpait à chaque
+pas. Des idées de largesses l'exaltaient. Il stoppa un instant pour
+contempler le tumulte de la Bourse, cette mêlée vociférante qui tout à
+l'heure peut-être allait l'enrichir davantage. Et, pénétrant dans un
+bureau de tabac proche, il réclama des cigares à bague. On lui en
+apporta de plusieurs espèces. Il les flairait d'une narine experte ou
+les faisait craquer à son oreille en les pinçant par le milieu. Il se
+détermina pour une boîte à un franc la pièce et y joignit deux paquets
+de cigarettes américaines.
+
+Mais en sortant, auprès du bureau, sur la place, il avisa la vitrine
+d'un marchand de pipes. Soutenues par d'invisibles supports, ou
+couchées dans de riches étuis, le tuyau brutalement droit ou se
+repliant en courbe serpentine, l'écume et la bruyère y mêlaient leurs
+tons blancs et bruns. Des ronds d'or ou d'argent cerclaient des
+porte-cigares en ambre, et dans leurs écrins de velours, ces objets
+avaient tous un air de fins joyaux destinés à des bouches princières.
+L'oncle Cyprien les considérait en hochant la tête. Puis soudain ses
+prunelles brillèrent d'une lueur de contentement. Hé! s'il achetait
+une de ces pipes, une belle grosse pipe en écume, comme celle du
+marquis, pour son vieux camarade Schleifmann, que malgré les disputes,
+il aimait bien pourtant! Et il entra dans la boutique.
+
+Le choix fut si long, si minutieux, que l'horloge de la brasserie
+Klapproth marquait plus de midi trois quarts, lorsque M. Raindal cadet
+arriva.
+
+--Un petit cadeau pour vous, mon cher Schleifmann! fit-il en
+s'asseyant à la gauche du Galicien... Un cadeau que je ruminais depuis
+longtemps... Prenez, oui, ouvrez, c'est pour vous!...
+
+Schleifmann défaisait lentement le paquet.
+
+--Une pipe! s'écria-t-il en maniant l'étui.
+
+--Parfaitement, et une pipe de luxe!... Le fruit de mes économies de
+six mois sur les cigarettes, mon cher!...
+
+La pipe représentait une sirène dont la double queue torse s'enroulait
+autour du tuyau jusqu'à l'ambre et dont la tête lascive et creuse
+servait de fourneau au tabac. Schleifmann ne cacha pas son admiration.
+
+--Elle est merveilleuse... colossale, colossale! répétait-il d'un mot
+germanique qui, pour lui, exprimait le suprême de l'enthousiasme... Je
+vais la fumer tout de suite... Garçon, des allumettes!...
+
+L'oncle Cyprien observait d'un œil glorieux et attendri les apprêts
+de l'inauguration.
+
+--Exquise! déclara Schleifmann au bout de deux bouffées... Un enfant
+la fumerait... Vous êtes bien gentil, mon cher Cyprien!...
+
+Il avait saisi l'écrin et il en examinait la doublure, un revêtement
+de peluche cramoisie avec l'adresse du fabricant frappée en lettres
+d'or. Puis, brusquement, tapant du poing sur la table:
+
+--Raindal! s'écria-t-il... Regardez-moi donc un peu!
+
+--Présent! fit l'ex-employé qui offrait de biais deux prunelles
+fugaces.
+
+--Vous jouez à la Bourse, mon ami!
+
+--Moi! fit d'un ton de révolte l'oncle Cyprien.
+
+--Oui, vous! Cette adresse me révèle tout: place de la Bourse... Vous
+jouez sur les mines!... Prenez garde, Raindal!... C'est une aventure
+qui peut vous coûter beaucoup plus cher que vous n'imaginez!
+
+Et il replaçait la pipe près de l'écrin avec un geste de renoncement.
+
+--Vous m'ennuyez, Schleifmann! bougonna l'oncle Cyprien... Vous me
+chagrinez énormément... Comment! je m'éreinte à vous acheter une pipe,
+à vous la choisir comme pour moi!... Et voilà tout ce que je récolte:
+des paroles de mauvais augure!... Eh bien, oui, là, j'ai joué... J'ai
+même gagné... J'ai gagné sept cents francs... Seulement, ni-i-ni c'est
+fini. Aujourd'hui, j'ai tout arrêté... Êtes-vous content, vilain
+oiseau?...
+
+--Fini! ricana le Galicien... Je n'en crois pas le premier mot, mon
+ami... Commencé, oui... Mais fini, après un pareil bénéfice!... Vous
+me tenez comme bêta, Raindal!
+
+L'oncle Cyprien eut une grimace hautaine:
+
+--Soit... Ne me croyez pas... Je ne puis pas vous obliger à me
+croire... Entendu!... Je joue encore... Je joue à en perdre haleine...
+Certainement... Et alors vous me laissez ma pipe pour compte?... On
+n'est pas plus gracieux!
+
+Schleifmann, involontairement, jetait une œillade de regret vers la
+sirène dodue qui semblait dormir sur le flanc.
+
+--Baste! je ne voudrais pas vous contrarier, mon cher Cyprien... Et,
+tout de même, j'ai honte d'accepter votre pipe... Je ne devrais pas...
+Ce n'est pas bien!...
+
+--Pas tant de manières! fit affectueusement M. Raindal cadet...
+Reprenez-la vite... Puisque je vous jure que je ne joue plus!...
+
+--Le Seigneur soit loué, si vous dites vrai! murmura Schleifmann en
+rallumant sa pipe.
+
+La causerie redevint amicale. De temps à autre, Schleifmann, dans une
+bouffée, exhalait: «Délicieuse!... Colossale!...» L'oncle Cyprien, le
+jugeant conquis, proféra d'une voix négligente:
+
+--Ah! au fait, pendant que j'y songe... Vous vous doutez qu'à cause de
+cette petite affaire, je dois une politesse au marquis de Meuze...
+Cela vous déplairait-il de déjeuner au restaurant avec lui?...
+
+--Entre nous, je n'y tiens pas! grommela le Galicien après une pause.
+
+--Pourquoi?... Oh! je devine... Les opinions du marquis!... S'il n'y a
+que ça pour vous déplaire!... D'abord, soyez tranquille... Je l'ai
+déjà prévenu que vous étiez un bon juif...
+
+--N'employez donc pas cette expression, mon ami! fit Schleifmann d'un
+ton énervé... Ne vous ai-je pas appris qu'il n'y a pas de mauvais
+juifs?... A peine pourrait-on dire qu'il y a des juifs dégénérés...
+
+--Et puis, poursuivait l'oncle Cyprien, de ce côté-là, il m'a paru
+joliment calmé, le marquis!... Si vous saviez tout le bien qu'il m'a
+conté de certains de vos coreligionnaires!...
+
+--De deux choses l'une, fit sèchement Schleifmann, ou il se moquait de
+vous, ou c'est un mauvais catholique...
+
+--Lui! Il adore les curés!...
+
+--Il peut adorer les curés, riposta du même ton le Galicien... Mais,
+en bon catholique, il ne peut pas aimer les juifs... Religion
+catholique signifie religion universelle... Tant qu'il demeurera un
+hérétique sur la terre, la croisade reste ouverte... Tirez-vous de là
+si vous pouvez!... Et n'est-ce pas naturel?... Les religions ne
+vivent que par le fanatisme et ne périssent que par la tolérance.
+
+--Ainsi, vous approuvez la Saint-Barthélemy, l'Inquisition, les
+Dragonnades? s'écriait l'oncle Cyprien froissé dans son arrière-fond
+bourgeois par la rudesse de ces aphorismes.
+
+--Comme la Terreur! fit Schleifmann. Ou plutôt je ne les approuve
+pas... Je me les explique. Ce sont mesures politiques utiles à leur
+parti... On ne plante pas les croyances à sec, avec des
+raisonnements... Elles ne germent que dans le sang et ne fleurissent
+que sous la crainte...
+
+--Et par conséquent, si la Révolution revenait, au besoin, vous me
+feriez tout bonnement couper la tête?...
+
+--Est-ce qu'on sait!... répliqua Schleifmann avec un demi-sourire
+railleur... Si vous étiez devenu par trop riche!...
+
+M. Raindal cadet, quoique peu égayé par cette plaisanterie, affecta de
+s'en amuser:
+
+--Bien, bien, Schleifmann, en attendant de me couper ma tête, vous
+vous la payez, mon vieux... Je vous dis et je vous répète que le
+marquis n'est plus intolérant pour un sou!... Une fois, deux fois,
+trois fois, vous ne voulez pas déjeuner avec lui?
+
+--Oui, je veux bien, riposta narquoisement le Galicien... Mais plus
+tard, dans un an... Soyons précis. Je vais vous fixer le jour: le
+lendemain du krach des mines... Ah! oui, ce jour-là, je serai bien
+aise de causer des juifs et de la tolérance avec votre ami le
+marquis!...
+
+L'oncle Cyprien haussa les épaules:
+
+--Il n'y a pas moyen d'être une minute sérieux avec vous... Bah! tant
+pis!... Vous refusez: on se passera de vous!...
+
+Schleifmann, sans répliquer, s'occupait à rebourrer le crâne de sa
+sirène.
+
+--Et votre frère? demanda-t-il subitement... Qu'est-ce qu'il pense de
+tout cela, votre frère?...
+
+--Mon frère? Ne m'en parlez pas! Il est peut-être encore plus rasant
+que vous, mon cher... J'ignore ce qu'il a depuis quinze jours... Mais
+on me dirait que c'est le départ de sa Mme Rhâm-Bâhan qui le tracasse,
+que je n'en serais pas plus surpris que cela... Une humeur!... Une
+tête!... Inabordable, enfin...
+
+Puis, confidentiellement:
+
+--Et pas un mot, n'est-ce pas, de cette affaire de mines, si vous le
+rencontrez!... Ce serait des discours, des remontrances à n'en plus
+finir!
+
+Schleifmann s'engageait au secret. L'oncle Cyprien dressa la main,
+dans une pantomime de dégoût:
+
+--Mon frère! Ah! la! la! un crin, un véritable crin, en ce moment!
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Par exception, cette fois, l'oncle Cyprien n'avait pas amplifié.
+Depuis le jour de leur déconvenue, rue de Prony, M. Raindal, en
+apercevant son frère, ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise
+hostile; et, soit que la vue de l'oncle Cyprien évoquât un fâcheux
+souvenir, soit que le maître appréhendât ses questions, il lui
+marquait à chaque visite une froideur plus acrimonieuse.
+
+Puis le départ de Mme Chambannes avait porté à M. Raindal un coup dont
+son vieux cœur pantelait encore. Une semaine après, il recevait bien
+de Zozé quelques lignes où elle s'excusait de cette fuite
+discourtoise: elle avait eu «de petits ennuis qu'elle lui expliquerait
+sans doute de vive voix». Mais le vague même de cet ajournement
+impatientait autant le maître que si la jeune femme se fût abstenue de
+tout détail concernant sa fugue. De petits ennuis! Sûrement ils ne
+provenaient pas de Chambannes, toujours absent, loin de Paris. De qui
+alors et de quelle sorte? Des ennuis d'argent? Hypothèse peu
+vraisemblable. Des ennuis de famille? Non plus, puisque la seule
+parente de Mme Chambannes l'avait accompagnée aux Frettes. Des ennuis
+d'amour? M. Raindal repoussait avec véhémence cette dernière solution
+qui, au fond, excitait plus sa colère que son incrédulité. Et quand
+l'idée s'en dessinait à l'horizon de ses rêveries, il s'acharnait à
+l'effacer, à la détruire comme un cauchemar absurde.
+
+Des chagrins d'amour, Mme Chambannes! L'amitié du maître se révoltait
+à cette sotte calomnie. Coquette, frivole, enfant, si l'on voulait;
+mais amoureuse, sa petite élève, fi donc! Ce n'était pas à lui qu'il
+fallait conter de semblables inventions, à lui qui la connaissait, qui
+l'étudiait, qui la jugeait depuis bientôt plus de quatre mois.
+L'unique jeune homme en situation de la courtiser, ce grand Gérald de
+Meuze, ne semblait guère, avec ses façons lasses et ses traits
+fatigués, le héros propre à captiver une nature aussi vivace, aussi
+primesautière. A peine un robuste officier, un jeune poète ardent, un
+musicien illustre, auraient-ils eu quelque faible chance, sinon de la
+séduire, du moins de la troubler. Et M. Raindal, non sans un secret
+soulagement, constatait auprès de Mme Chambannes l'absence de tels
+favorisés.
+
+Pourtant, au faîte de ses inductions, un vertige de tristesse le
+faisait retomber soudain. Il se remémorait l'arrivée rue de Prony, la
+maison vide et l'outrage qu'il avait subi. Comme elle l'aimait peu,
+pour l'avoir ainsi oublié! Comme, dans ses affections, dans ses
+pensées, il devait figurer à un rang infime et précaire! Comme il
+s'était exagéré l'influence et l'attraction qu'il exerçait sur elle!
+
+Par dignité il avait résolu de ne pas répondre à sa lettre, et chaque
+jour qui passait sans nouvelles ébranlait davantage ce fier vœu. Où
+était-elle? A quoi occupait-elle ses journées, ses soirées? Pourquoi
+ne l'appelait-elle pas là-bas?
+
+Parfois, dans une brusque envolée d'orgueil, il se soulevait hors de
+ces soucis. Il jurait de ne plus condescendre à des enquêtes si
+mesquines, si ravalantes pour un esprit supérieur. Il atteignait aux
+abruptes régions où souffle la pure brise d'éternité. Mais il ne
+planait pas longtemps seul dans ces hauteurs pacifiées. Au bout d'un
+instant l'image légère de Zozé avait monté l'y rejoindre. Il soupirait
+en la revoyant. Un accès de lucidité lui dévoilait la forte attache
+qui le liait à sa petite élève. Il haussait les épaules, revisait ses
+griefs contre Mme Chambannes, essayait de la dédaigner. Vain effort.
+Il aurait voulu éprouver du mépris, de la rancune. Elle ne lui
+inspirait que du regret.
+
+Au milieu de cette inquiétude, il ne trouvait de répit que dans le
+travail, dans le livre nouveau qu'il préparait.
+
+--Un livre, déclarait-il à Thérèse qui pourrait bien avoir le succès
+du précédent... Je ne t'en dis pas plus maintenant... J'attends que ça
+ait mûri... Tu verras... ce n'est pas mal...
+
+Et il se remettait à marcher dans son cabinet, les mains derrière le
+dos, la tête basse, comme pointant contre le troupeau fugitif des
+idées.
+
+Le livre avait pour titre provisoire: _les Oisifs dans l'Egypte
+ancienne_, et serait moins un ouvrage d'érudition qu'une étude morale,
+appuyée de documents historiques.
+
+M. Raindal se proposait d'y démontrer, par des exemples, que le grand
+moteur social est la recherche des plaisirs et particulièrement des
+plaisirs dits galants: vers la femme et à sa conquête s'achemine toute
+l'œuvre du labeur humain--les raffinements surtout et les arts lui
+sont redevables souvent de leur naissance et toujours de leur
+prospérité--c'est pour elle que se sertissent les gemmes, que se
+brodent les soies, que résonnent les mélodies... A méditer ces
+développements, M. Raindal plus d'une fois avait gagné la fièvre ou la
+migraine. Les faits, à son appel, bondissaient hors de leurs cellules,
+accouraient se ranger en bataille comme de dociles petits soldats. Et
+il y avait notamment un chapitre,--le chapitre VI,--sur l'_Amour et la
+Galanterie dans l'Egypte ancienne_ d'après les légendes religieuses,
+les objets de toilette et les contes populaires, dont le maître
+possédait déjà la ligne et presque tous les paragraphes.
+
+A de certains jours, cependant, il avait des scrupules sur le mérite
+de sa conception. Ne l'accuserait-on pas de poursuivre l'entreprise de
+scandale inaugurée par son dernier livre? Ne lui reprocherait-on pas
+de s'attarder exprès aux épisodes licencieux? Etait-il même doué de la
+compétence nécessaire pour approfondir les prestigieux problèmes du
+sentiment?
+
+M. Raindal rejetait en bloc les deux premières questions, au nom de ce
+dédain que doit une âme élevée aux insinuations de l'envie.
+
+La troisième lui paraissait plus délicate, plus sujette à des
+controverses. Il se plaisait à en causer au salon, avec Bœrzell qui,
+pas un dimanche, n'avait manqué de rendre, rue Notre-Dame-des-Champs,
+la visite permise.
+
+--Sincèrement, monsieur Bœrzell, interrogeait-il, pensez-vous qu'il
+faille avoir été un libertin pour bien apprécier les finesses du
+sentiment?... Croyez-vous, en un mot, que pour parler convenablement
+de l'amour, il soit obligatoire d'en être un spécialiste, un
+professionnel, un pratiquant?...
+
+--Heu! maître! répliquait avec réserve Bœrzell... La question est
+complexe... J'avoue que je n'y ai point encore réfléchi...
+
+--Et ne croyez-vous pas, continuait M. Raindal, qu'il existe une
+multitude de sentiments que l'on apprécie d'autant mieux qu'on ne les
+a pas éprouvés soi-même?...
+
+--Incontestablement! ripostait Bœrzell.
+
+--Remarquez qu'en ce cas, on garde une fraîcheur d'impressions, une
+netteté de vues qui sont du plus haut prix pour l'analyse
+scientifique... On n'est dès lors aveuglé ni par la vanité, ni par
+l'intervention des souvenirs personnels... L'esprit conserve intacts
+son impartialité, sa pénétration, le calme indispensable aux
+observations régulières...
+
+--Assurément, maître!... répondait Bœrzell. Toutefois ne
+craignez-vous pas que de cette procédure il ne résulte dans les écrits
+quelque peu de froideur?
+
+--Du tout, cher monsieur! protestait M. Raindal. L'essentiel est
+d'aimer l'idée du sujet qu'on traite, d'aimer l'amour si c'est d'amour
+qu'on parle... La chaleur de la sympathie réchauffe tout... Les
+œuvres sont comme nos enfants. Il n'y a de froides, de mal venues que
+celles qu'en les faisant nous n'avons pas aimées...
+
+Et il regagnait lentement le cabinet de travail, tandis que Bœrzell
+souriait à Thérèse. Car, dans leurs fréquentes causeries, le jeune
+savant avait obtenu des semblants de confidences qui ne lui laissaient
+guère de doutes sur les écarts mondains du maître.
+
+Le quatrième dimanche, M. Raindal ne parut pas au salon. Il était
+sorti censément pour faire visite au directeur du Collège, mais en
+réalité pour aller s'assurer si sa petite élève n'avait point, sans le
+prévenir, réintégré peut-être l'hôtel. La vue des volets clos lui ôta
+ses espoirs. Il sonna pourtant, recarillonna. Personne ne répondit. Et
+l'on avait atteint aux premiers jours de mai! Elle était partie depuis
+quatre semaines! Quand reviendrait-elle donc?
+
+Il s'en alla à pied par les rues à demi solitaires. Tout y était pour
+lui ressouvenir pénible. Que de fois il avait accompli ce trajet,
+l'âme et les yeux encore lénifiés par la gentillesse de Mme
+Chambannes! Quel changement à présent! Quel abandon! Et, le long de la
+route, comme pour se détourner de ces pensées chagrines, ou y opposer
+des lèvres un démenti physique, il souriait aux petites filles, aux
+petits garçons endimanchés que traînaient leurs parents d'une main
+indolente.
+
+Bœrzell, quand le maître rentra, n'avait pas pris congé. Il était
+dans le salon à babiller avec Thérèse. Mme Raindal, auprès d'eux,
+lisait un ouvrage de piété. Le maître s'évertua à montrer une humeur
+joyeuse. La récente mésaventure d'un de ses collègues, que des
+faussaires avaient abusé, lui servit de prétexte à plaisanter les
+érudits. Que vaut au fond la science brute, si l'esprit ne l'anime
+point? Que serait, entre autres, son prochain ouvrage, à lui M.
+Raindal, s'il ne s'étayait pas de considérations générales et
+humaines? Bœrzell l'approuvait complètement; et, d'une ingénieuse
+digression, il ramena peu à peu la causerie sur le rôle social de
+l'amour. Le maître mordit à l'appât avec fougue. Ses nerfs se
+détendaient voluptueusement dans cet agréable assaut de dialectique
+contre un adversaire si subtil. La nuit tomba qu'il n'avait pas cessé
+de discourir.
+
+--Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, M. Bœrzell? fit-il, comme
+Brigitte allumait les lampes.
+
+Et il ne le lâcha qu'à onze heures, étourdi par la lutte, et
+balbutiant de lassitude. Mais, sitôt seul devant sa fille, la
+mélancolie l'avait ressaisi. Il se sauva vers son lit, sans presque
+souhaiter le bonsoir, comme vers une distraction, vers un refuge
+d'oubli.
+
+Le lendemain matin il se leva tard, à huit heures et demie. Le
+courrier ne lui avait rien apporté de Mme Chambannes; et, la tête dans
+l'eau, il s'ébrouait maussadement lorsque Brigitte entra.
+
+--Une dépêche pour monsieur...
+
+--Mon pince-nez!... Donnez-moi mon pince-nez, vous dis-je!
+
+Il éprouva une commotion, en déchiffrant sur le papier bleu,
+l'écriture de Mme Chambannes. Il ouvrait le télégramme et lut:
+
+ Dimanche soir.
+
+ «Mon cher maître,
+
+ «Me voici enfin de retour. J'ai hâte de vous revoir. Si nous
+ profitions de ce que les fournisseurs et les amis me laissent
+ encore la paix pour faire demain matin notre fameuse visite au
+ Louvre? Alors, sauf contre-ordre, à demain matin, neuf heures et
+ demie, rendez-vous place du Carrousel, devant le pavillon de
+ Sully. Comme ce sera charmant de nous revoir!
+
+ «Votre petite élève,
+
+ «Z. CHAMBANNES.»
+
+D'instinct, M. Raindal avait consulté la pendule qui marquait neuf
+heures, et se précipitant vers la porte:
+
+--Brigitte! clama-t-il dans le couloir... Brigitte! Ma redingote... la
+neuve... Mes bottines vernies... Mon chapeau... Vite, ma fille...
+
+--Qu'y a-t-il, père? fit Thérèse qui survenait à ce tapage.
+
+M. Raindal déplora d'avoir crié si fort. Il se trouvait acculé à dire
+la vérité.
+
+--Peuh! c'est Mme Chambannes! répliqua-t-il en se grattant le dessous
+de la barbe... Elle me donne rendez-vous à neuf heures et demie pour
+la mener au Louvre... Je n'ai pas à flâner, tu vois...
+
+Et, sur un sourire de la jeune fille:
+
+--Pourquoi ris-tu?
+
+--Je ne ris pas! riposta Thérèse qui avait recouvré son sérieux.
+
+M. Raindal s'énervait:
+
+--Si, tu ris! Il n'y a pas à nier... Va, parle... Pourquoi riais-tu?
+
+--Tu veux absolument le savoir, père?... Eh bien! c'est parce
+qu'aujourd'hui, lundi, le musée est fermé...
+
+--Je n'y songeais plus... C'est ma foi vrai!... Je ne puis cependant
+pas la laisser poser...
+
+Et brusquement, devinant qu'on le soupçonnait de mensonge:
+
+--Du reste, regarde! fit-il en tendant le télégramme... Le jour et
+l'heure y sont... Demain matin, neuf heures et demie.
+
+Thérèse, hautainement, écartait le papier:
+
+--Oh! inutile, père!...
+
+--Si! si! j'exige que tu regardes...
+
+Elle jeta sur la feuille un coup d'œil sommaire, et, la rendant à M.
+Raindal:
+
+--Tu as raison!... Dépêche-toi!...
+
+--Bon! bon!... Je te remercie toujours! fit-il d'un ton bourru.
+
+Il ne reprit ses sens qu'en parvenant au Pavillon de Sully. La demie
+sonnait à la grande horloge qui surplombe les pilastres rosés de la
+porte. M. Raindal poussa un murmure rassuré. Déjà, d'être arrivé à
+temps, il en oubliait sa colère contre Thérèse.
+
+Devant lui la vaste place s'étendait ombreuse et déserte dans le noble
+encadrement de ses palais illustres. Au loin la trouée des Tuileries
+semblait une région de lumière sans bornes, dont la réfraction blanche
+pâlissait jusqu'au ciel. Des rafales tièdes s'en échappaient qui
+courbèrent un instant les verdures des deux jardinets proches. Le
+maître respira fortement. Au printemps, il aimait cet arome lacté et
+savoureux que charrie l'air des matinées. Puis son âme s'harmonisait
+peu à peu avec la quiétude auguste du décor.
+
+Il se mit à marcher devant le péristyle, la tête baissée vers ses
+gants de Suède clair qu'il achevait de boutonner. Quand, au bruit
+d'une voiture, il relevait les yeux, à l'une des hautes fenêtres du
+pavillon Colbert, il distinguait deux scribes du ministère des
+finances qui l'épiaient en souriant. Cette surveillance ne
+l'offusquait point. Il se figurait l'ébahissement admiratif des jeunes
+gens lorsque Mme Chambannes paraîtrait. Eh! oui, c'était une dame
+qu'il attendait! Et quelle dame! De leur vie, probablement, ces
+messieurs n'en avaient jamais aperçu de si élégante ni de si spéciale!
+
+Mais par l'avenue de gauche, un fiacre découvert s'acheminait dans la
+direction du Pavillon de Sully. Le maître s'élança juste pour aider
+Mme Chambannes à descendre. Elle était en costume bleu sombre avec une
+blouse dont la soie changeante miroitait dans l'entre-bâillement de sa
+courte jaquette, et elle appuya à la main de M. Raindal sa main gantée
+de blanc, en exhalant un petit rire candide de bonjour ou de merci.
+
+--Eh bien! cher maître, dit-elle, quand elle eut payé le cocher, vous
+ne m'en voulez pas trop? Vous n'êtes pas trop fâché contre votre
+méchante élève?...
+
+M. Raindal cligna des paupières sous le tendre regard dont elle le
+pénétrait. Il avait perdu l'habitude.
+
+--Mais non! chère madame! bredouillait-il... Je suis, avant tout,
+charmé de vous revoir... M. Chambannes se porte bien?...
+
+--A merveille... Revenu d'hier... A propos, il m'a prié de vous
+inviter à l'Opéra ce soir... On donne _Samson et Dalila_ et _la
+Korrigane_. Nous avons une seconde loge... Vous viendrez, n'est-ce
+pas?...
+
+--Peuh! madame...
+
+--Si, si, vous viendrez... Je le veux!...
+
+Elle inspectait les alentours d'un coup d'œil scrutateur; et, avisant
+le cartouche à lettres dorées qui surmontait le péristyle:
+
+--C'est là, n'est-ce pas?
+
+--Hélas! impossible aujourd'hui, chère madame!...
+
+Aux explications du maître, Zozé eut une moue bougonne:
+
+--Pour une fois que je suis libre, comme c'est contrariant!... Alors
+où irons-nous?...
+
+--Je ne sais pas, madame!... Où vous voudrez!
+
+Il considérait distraitement les petits squares circulaires dont les
+feuilles bruissaient sous un courant de brise. L'intérieur ne s'en
+voyait pas; et, dans l'emmêlement de leurs branchages serrés contre la
+grille, l'accès même en paraissait clos. On eût dit deux galantes
+charmilles de théâtre, posées là, par mégarde, ou provisoirement. Le
+maître songea: «Mais ce serait parfait!» et tout haut, désignant d'un
+geste le jardinet le plus voisin:
+
+--Si nous entrions ici pour causer un instant, avant de nous séparer?
+
+--C'est une idée!... fit Mme Chambannes... Ils sont délicieux, ces
+amours de squares...
+
+Le jardin se composait, au dedans, d'une minuscule pelouse
+qu'entouraient quatre bancs verts, ouvragés à l'antique. Ils
+s'assirent sur l'un d'eux, en face du pavillon Denon. Au fronton
+s'alignaient, à intervalles égaux, une rangée de statues, isolées et
+pareilles sous leur égalitaire costume de marbre. Seuls ces regards
+sans vie plongeaient dans le petit square.
+
+--Il n'y a pas foule! remarqua Mme Chambannes.
+
+Puis, visant de son ombrelle les statues du fronton:
+
+--Dire que vous serez un jour comme cela, cher maître!
+
+--Rien n'est moins certain, madame, fit modestement M. Raindal.
+
+--Et moi, où serai-je à cette époque? poursuivit Zozé d'une voix
+grave.
+
+--Oh! les vilaines pensées!... Est-ce votre séjour aux Frettes qui
+vous a rendue si morose?
+
+Non, à parler franchement, Zozé s'y était au fond divertie. Les
+promenades, la nature, la solitude l'avaient ragaillardie, remise de
+Paris! Car quelle est la femme, en vérité, qu'à un moment donné,
+Paris ne dégoûte pas? Quelle est la femme qui ne finit pas par en être
+excédée, des visites, des potins, des théâtres, des couturières, de
+tout le surmenage mondain?... La campagne avec un ou deux bons amis,
+comme M. Raindal, par exemple, le repos, une cure de grand air, tel
+semblait présentement à Mme Chambannes «l'idéal», «le rêve». Et si
+elle était revenue...
+
+--Mais pardon, interrompit le maître... Pourquoi êtes-vous partie?...
+Je suis peut-être indiscret en vous rappelant votre promesse...
+
+--Non, pas du tout...
+
+Elle fouillait âprement le sol du bout de son ombrelle, les deux
+coudes aux genoux, en une pose de méditation.
+
+--Je suis partie parce que j'ai eu des ennuis... Une amie en qui
+j'avais confiance et qui m'a indignement trompée...
+
+--Ah!... Je vous plains bien! fit-il.
+
+Elle levait les yeux au ciel dans une extase mélancolique. Des
+langueurs humides glissèrent entre ses cils. La tristesse la
+transfigurait. Avec son petit col-carcan, si moderne, si masculin, ses
+traits prenaient dans l'affliction un reflet de sainteté perverse.
+
+--Ainsi vous avez eu beaucoup de peine? fit derechef M. Raindal qui ne
+la quittait pas du regard.
+
+--Oh! oui, beaucoup!...
+
+--Ma pauvre amie! murmura le maître dont la voix s'altérait... Vous me
+permettez de vous appeler de ce nom?
+
+Mme Chambannes hochait la tête.
+
+--Je ne vous en demanderai pas plus au sujet de votre départ!
+continua-t-il... Sans le vouloir, je vous ai fait mal... Et je serais
+inexcusable d'insister... Mais à l'avenir, si jamais vous êtes
+malheureuse, je vous en prie, traitez-moi en ami, confiez-vous à
+moi... Sans me donner de détails, dites-moi que vous souffrez, et je
+m'emploierai de tout mon cœur à vous soulager, à vous distraire...
+J'ai pour vous tant d'affection!...
+
+--Merci! fit-elle un peu surprise du ton pressant dont il parlait...
+Je vous remercie... Comme vous êtes bon, cher maître!
+
+Elle s'était à demi retournée vers lui et le fixait, en souriant, d'un
+de ses plus fervents regards. Des profondeurs béantes s'ouvraient dans
+ses prunelles. Tout son visage frémissait de malice coquette. M.
+Raindal crut sentir une flamme qui lui perçait les tempes. Le délire
+l'emportait. Il saisit avec une craintive brusquerie la main de Mme
+Chambannes; et, dans un frénétique baiser, ses lèvres y écrasèrent
+l'aveu d'amour qu'elles n'avaient osé prononcer.
+
+--Oh! prenez garde! fit Mme Chambannes en se reculant.
+
+--A quoi donc? riposta gauchement le maître.
+
+Une sueur d'angoisse lui humectait le front. Il essaya de ricaner par
+contenance. Il s'arrêta, perplexe. La physionomie de la jeune femme le
+déconcertait. Elle avait une expression sévère, mais sans rigueur, où,
+plutôt que la rancune, dominait l'alarme décente. Ses yeux demeuraient
+sombres malgré le palpitement narquois qui plissait l'angle de leurs
+paupières. Qu'allait-elle faire? S'indigner, pardonner ou sourire?
+
+Elle se leva, et, d'une voix paisible où tremblait à peine un écho
+d'ironie:
+
+--Cher maître, au revoir. Il faut que je rentre... Me conduisez-vous
+jusqu'à un fiacre?...
+
+M. Raindal lui serrait la main d'une imperceptible pression.
+
+--Volontiers, chère madame! fit-il tandis que ses regards s'évadaient
+vers les statues de la colonnade.
+
+Elle passa la première par l'étroite porte de la grille. M. Raindal la
+suivait en tirant machinalement sur le poignet de ses gants de Suède.
+
+Lorsqu'elle fut en voiture, et que les roues déjà s'ébranlaient, il
+recouvra l'audace de la contempler. Elle avait de nouveau sa figure
+coutumière, ses yeux tendres et hardis.
+
+--A ce soir, au fait! cria-t-elle... N'oubliez pas, cher maître, loge
+40...
+
+Le guichet du Carrousel franchi, elle ne put garder son sérieux. Elle
+souriait d'un sourire si franc, si intense, qu'un gavroche à pied la
+singea, s'écriant:
+
+--Bon Dieu, que c'est drôle!...
+
+Certes oui, c'était drôle. Le père Raindal amoureux! Qui s'en fût
+douté? Et ce baiser qu'il lui avait appliqué, ce baiser en coup de
+massue, tellement brutal et timide à la fois! Le pauvre homme!... Quel
+dommage qu'on fût brouillé avec l'ignoble Germaine! Comme on se serait
+amusées ensemble de cette petite histoire!
+
+Au souvenir de l'amie perfide, Mme Chambannes s'était rembrunie. Elle
+ne retrouva sa bonne humeur qu'après déjeuner, quand elle eut narré
+l'entrevue à sa tante Panhias.
+
+--Fais attention, mon enfant! recommanda la grosse dame... A cet
+âge-là, c'est quelquefois très dangereux!...
+
+--Pour qui? interrogea Zozé.
+
+--Pas pour toi, naturellement!
+
+Mme Chambannes fit tournoyer dans l'air une bouffée de sa cigarette:
+
+--N'aie pas peur... Je serai prudente... Et qui sait? je me suis
+peut-être trompée!...
+
+--Peut-être! répéta d'un ton sceptique la tante Panhias.
+
+Zozé ne répliqua pas. Elle revoyait le jardin du Louvre, les mines
+ardentes et timorées de M. Raindal. Oh! si Gérald avait été là, caché
+derrière, dans un massif! Cette idée de quasi représailles la
+ravissait. Elle fuma encore deux cigarettes à s'en imaginer
+successivement les scènes burlesques ou pathétiques.
+
+ * * * * *
+
+Le soir, à l'Opéra, c'était une de ces salles de printemps où renaît
+dans un resplendissement de lumière, de pierreries et de chairs
+offertes, tout cet éclat public de luxes et de beautés, de richesse et
+d'aristocratie qui a semblé s'éteindre, se dissiper avec les derniers
+poudroiements du jour.
+
+Dès que Zozé parut, plusieurs jumelles des clubs et des premières
+loges se braquèrent de son côté.
+
+Car elle avait avancé en grade, la petite Mouzarkhi! A présent, on
+lui tenait compte de ses deux années de liaison. Cela lui créait,
+sinon un lien de parenté avec cette élite mondaine d'alentour, du
+moins comme un fait de guerre à son actif, une campagne heureuse qui
+diminuait les distances. Elle n'était plus la petite exotique inconnue
+dont on s'enquérait sur un ton de semi-mépris. Elle était presque une
+des leurs: la petite Chambannes, celle qui durant deux ans avait
+capté, «chambré» le jeune Meuze; et, sous le masque des lorgnettes,
+les lèvres esquissaient vers elle des sourires de bon vouloir.
+
+Puis la présence du vieux monsieur assis auprès de Zozé, au premier
+rang de la loge, intriguait les curiosités. On dut attendre
+l'entr'acte pour être renseigné.
+
+Cependant, au fond du théâtre, apparaissait la théorie des jeunes
+Philistines. Dalila marchait à leur tête, sa noire chevelure
+surchargée de fleurs et de joyaux versicolores. Elles chantaient, la
+voix pâmante, une sensuelle mélopée:
+
+ Beau-té, don du ciel, prin-temps de nos jours,
+ Doux char-me des yeux, es-poir des amours,
+ Pé-nè-tre les cœurs, ver-se dans les â-mes,
+ Tes dou-ces flam-mes!
+ Aimons, mes sœurs, ai-aimons tou-jours!
+
+M. Raindal se raidit contre un piquant frisson qui lui courait des
+reins à l'occiput. Instinctivement, il considéra la salle. Le silence
+s'y faisait plus grave et plus vibrant. Une marée de volupté montait
+de l'orchestre aux loges avec les langueurs de la musique. Les
+prunelles de quelques femmes étincelaient de lueurs sauvages. Des
+seins haletaient. Les lourds obusiers des jumelles tiraient à pleins
+regards. Tous et toutes presque, après cette longue journée
+d'hypocrisie, s'avouaient enfin amants sous l'entraînant cynisme de la
+mélopée.
+
+Le maître s'absorba dans des comparaisons. Il se rappelait d'autres
+soirées passées à l'Opéra, avec Thérèse et Mme Raindal, dans des loges
+données par le ministère, en été, ou à l'occasion des séances des
+Sociétés savantes. Quelle transformation--pour ne pas dire quel
+progrès--s'était depuis opérée dans son esprit! Que de phénomènes
+sociaux lui restaient à cette époque inaccessibles, indifférents et
+comme nuls! Il s'expliquait par là ses bâillements de jadis, l'ennui
+et l'espèce de gêne qu'il ressentait à ces spectacles. Tant de notions
+lui manquaient pour en goûter les agréments! Au lieu qu'aujourd'hui...
+
+Il reporta ses regards vers la salle. Toutes les places en étaient
+garnies. Le ballet des prêtresses de Dagon allait commencer et une
+gaieté libertine relâchait maintenant les visages, d'accord avec la
+grâce enjouée des danseuses.
+
+M. Raindal, à part lui, nota ce changement. Combien de nuances dans la
+dépravation aristocratique de l'assemblée! Combien de degrés ténus
+entre la gravité de l'instant d'auparavant et la jovialité d'après!
+
+Puis, tout en battant la mesure du preste rythme oriental qui réglait
+les passes des ballerines, il examinait de temps à autre Mme
+Chambannes, sa chère amie, comme il n'osait pas encore ouvertement
+l'appeler.
+
+L'effleurement d'un sourire indécis ondulait à travers sa fine petite
+figure qu'immobilisait la rêverie. Parfois elle saisissait sa jumelle,
+visait une loge, un rang de fauteuils, et, l'inspection achevée, elle
+décochait à M. Raindal comme un regard de compensation. Lorsque le
+rideau s'abaissa, elle se réfugia avec le maître dans le salon exigu
+qui formait, en arrière, une sorte de boudoir rutilant. Chambannes se
+tenait debout devant eux. Il ne prêta que peu d'attention aux propos
+de M. Raindal qui décrivait selon les plus récentes données de
+l'exégèse, les rites et les vicissitudes du culte de Dagon. Le rideau
+d'ailleurs se releva avant que le maître eût terminé.
+
+Le décor représentait un jardin avec un banc vert au premier plan, et,
+à droite, la villa de délices où le crime devait s'accomplir.
+
+Quand Dalila s'assit sur le banc enserré d'arbustes et que Samson,
+chancelant d'amour, s'y laissa tomber auprès d'elle, M. Raindal ne put
+se retenir de lancer du côté de Zozé un sournois coup d'œil allusion.
+Sans feindre de le remarquer, Mme Chambannes accentua complaisamment
+d'un sourire la rêverie de son profil. Le maître la remercia d'une
+petite toux amicale.
+
+Eh! somme toute, le matin, avait-il été si coupable? De sang-froid
+même et à distance, il ne regrettait pas ce baiser de folie, cette
+caresse incorrecte, dont la franchise au moins méritait le respect. Et
+pourquoi s'ingénier à cacher plus longtemps des sentiments sincères?
+Pourquoi jouer l'indifférence, quand c'était le contraire que Mme
+Chambannes lui suggérait?... De l'amour? Non pas. Mais une certaine
+tendresse, une espèce d'affection, qui, pour n'être pas exclusivement
+paternelle, ne dépassait point cependant ce que l'âge autorise entre
+une toute jeune femme et un homme sur le retour. A quoi bon se
+dissimuler par des subterfuges intimes, par des mensonges illusoires,
+la vivacité de ce penchant? Les exemples n'en pullulaient-ils pas dans
+l'histoire? Sans parler de Ruth et Booz dont il semble que le roman
+ait eu une fin bourgeoise, ne citait-on pas une foule de maîtres qui
+s'étaient très purement épris de leurs disciples, hommes ou femmes,
+malgré la dissemblance des intellects ou des années? Ainsi, quoi de
+commun entre le cerveau d'un Socrate et le cerveau d'un Alcibiade?...
+
+La suave cantilène que murmurait Dalila à Samson détourna fort à point
+le maître de ces scabreux rapprochements. La pièce se dramatisait. Au
+tomber du rideau les milices philistines cernaient silencieusement la
+maisonnette où sommeillait le héros trahi. M. Raindal, à mi-voix,
+récita les strophes inoubliables:
+
+ Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu,
+ Se livre sur la terre, en présence de Dieu,
+ Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme...
+
+Il continuait. Mme Chambannes déclara ces vers très jolis. Elle
+voulait connaître le nom de l'auteur.
+
+--C'est de Vigny, madame! fit M. Raindal en la rejoignant dans
+l'arrière-salon de la loge.
+
+Chambannes était sorti. Ils demeuraient en tête à tête. M. Raindal se
+demandait s'il ne conviendrait pas de réitérer le baiser du matin, ne
+fût-ce que pour signifier à Mme Chambannes la persistance de ses
+velléités nouvelles. Par un reste d'irrésolution, il préféra s'en
+tenir à la causerie littéraire.
+
+Mais comme il se mettait à raconter les poignantes amours de Vigny et
+de Mme Dorval, brusquement la porte s'ouvrit. Sur le seuil de la loge,
+se dressait un grand jeune homme brun dont M. Raindal ne vit d'abord
+que la moustache noire et les larges prunelles railleuses.
+
+--Tiens, monsieur de Meuze!... Entrez donc! s'écria avec aisance Mme
+Chambannes.
+
+Pourtant elle avait rougi; et, d'entre ses paupières, il partait vers
+Gérald des œillades si caressantes, si réjouies et si humbles, que M.
+Raindal du coup se sentit mortifié. Il voulut se mêler à la
+conversation, critiquer les interprètes, louer la musique. Les mots se
+dérobaient. Une crue soudaine de méchante humeur avait noyé sa verve.
+Il se leva.
+
+--Vous sortez, cher maître? interrogea Zozé.
+
+--Oh! une minute, pour me dégourdir, prendre l'air...
+
+Involontairement il avait claqué la porte. Il erra au hasard par les
+couloirs jusqu'au loggia de l'escalier.
+
+--Vous! s'écria Chambannes en venant à sa rencontre.
+
+M. Raindal riposta sans entrain:
+
+--Oui, il faisait trop chaud dans ce petit salon... J'ai laissé votre
+femme avec M. de Meuze, le jeune, ou enfin, le fils, si vous aimez
+mieux...
+
+Chambannes ne semblait pas frappé par cette révélation. M. Raindal le
+jugea un peu benêt. Ils rentrèrent ensemble au premier tintement de la
+sonnerie d'entr'acte.
+
+Zozé était seule dans la loge. Elle accueillit le maître d'un
+rayonnant sourire de bienvenue.
+
+--Bonne promenade?
+
+--Pas mauvaise! fit M. Raindal que tant de charme désarmait.
+
+Néanmoins, il garda une figure revêche durant tout le troisième acte.
+Il ne cessait de songer à Gérald. Ce jeune homme, au surplus, ne lui
+avait jamais été que médiocrement sympathique. Fat, bellâtre, des
+mines impertinentes que ne justifiaient guère une intelligence fort
+pauvre, des opinions banales, un rare manque de lettres, rien en lui
+n'était de nature à conquérir M. Raindal. Et puis--le maître
+s'accrocha à ce souvenir avec ténacité--et puis n'évoquait-il pas au
+physique Dastarac, ce gredin de Dastarac? N'avait-il pas, à la soirée
+Saulvard, fait échouer l'excellent Bœrzell? C'était de là, à n'en
+point douter, que provenait l'antipathie première. Sottise de chercher
+plus loin! M. Raindal ne chercha donc pas.
+
+A peine essayait-il de suivre les regards de Zozé à travers l'immense
+nef, d'en découvrir l'aboutissement. Difficile poursuite. Ils étaient
+si incertains, si fuyants, ces regards, ils embrassaient de leur
+tendresse tellement de personnes et d'espace! Après quelques
+tentatives infructueuses, le maître renonça.
+
+--Et où est placé M. de Meuze? interrogea-t-il seulement, d'un ton
+d'insouciance.
+
+--M. de Meuze?... A l'orchestre, je crois... Mais il ne doit plus y
+être... Il allait finir la soirée chez des amis...
+
+--Ah! bon! fit négligemment M. Raindal. Je vous demandais cela, vous
+savez...
+
+Effectivement, Zozé savait! Elle se mordit les lèvres pour ne pas
+sourire. Hé! hé! la tante Panhias n'avait pas si mal dit. Il faudrait
+faire attention.
+
+ * * * * *
+
+La soirée s'acheva sans nulle autre algarade. M. Raindal s'était
+beaucoup plu au ballet final; et le pas de la Sabotière l'avait
+transporté.
+
+En rentrant, il se rendit dans son cabinet de travail. Il tenait à
+consigner, avant de se mettre au lit, un petit nombre d'observations
+morales qu'il avait ébauchées au cours de la soirée. Elles se
+rapportaient toutes au rôle de la femme en tant que moteur social et
+trouveraient leur emploi dans le chapitre VI.
+
+Quand il eut tracé la dernière, M. Raindal rassembla les feuilles. Il
+n'y avait pas moins de six grandes pages écrites sans ratures et d'un
+caractère serré.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Les leçons du jeudi avaient recommencé. Sans en être bannie, l'Égypte
+y pâtissait d'une graduelle disgrâce. Le plus souvent, Mme Chambannes
+n'avait pas fait les lectures prescrites. Ou bien un saut de phrase
+les projetait tous deux dans un entretien familier sur de petits
+événements du jour: une robe nouvelle de Zozé, que le maître déclarait
+à son goût, le récit d'un bal, d'une pièce de théâtre, des sujets plus
+futiles encore. Une fois évadés, ni l'un ni l'autre n'avait le courage
+de reculer vers les arides régions de la science. D'un commun accord,
+ils évitaient les sentiers de causerie qui eussent pu les y ramener.
+C'était seulement vers la fin que Mme Chambannes s'écriait:
+
+--Eh bien!... Encore une jolie leçon!... Si cela continue, j'en saurai
+long au bout de l'année!... Ah! quel déplorable professeur vous
+êtes!...
+
+M. Raindal souriait. Puis, s'il n'avait pas auparavant abusé de cette
+licence, il saisissait la main de Zozé et il y pressait fortement ses
+lèvres. Par sagesse, elle ne lui permettait, à chaque leçon, que deux
+ou trois de ces élans tendres. Mais elle en était au fond flattée.
+Cela l'amusait de voir inclinée devant elle, par l'amour, cette tête
+illustre et chenue. L'épiderme en semblait plus rose par le contraste
+des cheveux blancs et elle trouvait propre, plaisant à l'œil, ce jeu
+de nuances rapprochées.
+
+Dès la troisième leçon, elle s'enquit de l'oncle Cyprien. Pourquoi M.
+Raindal ne présentait-il pas son frère? Elle ne demandait qu'à le
+connaître. Le maître répondit évasivement:
+
+--Peuh, chère amie!--il l'appelait ainsi seul à seule avec elle, dans
+l'intimité des leçons--mon frère est un brave homme... Pourtant je
+doute que vous vous entendiez... Il a un caractère brusque, entier,
+saugrenu... Et, d'un autre côté, d'après certains indices, j'imagine
+que votre absence d'il y a un mois a dû le mécontenter... Je préfère
+donc ne pas me risquer dans des explications auxquelles je n'augure
+guère une issue favorable...
+
+--Comme vous voudrez! fit Zozé qui n'insistait que par un égard de
+politesse.
+
+M. Raindal cependant avait dit presque vrai. Depuis quelques semaines,
+l'oncle Cyprien n'omettait aucune occasion de flétrir, au passage, les
+discourtoises façons de Mme Rhâm-Bâhan!
+
+Il s'y acharnait systématiquement, résolu, vaille que vaille, à
+dégoûter son frère de toute idée de présentation. Fréquenter les
+Chambannes, il ne lui eût plus manqué que cela! Pour y rencontrer
+Pums, le marquis, Talloire peut-être, qui viendraient bêtement lui
+taper sur l'épaule, le compromettre, le dénoncer par leurs cordialités
+complices! Pour que M. Raindal apprît ses histoires de Bourse, de
+spéculation, de mines d'or! Merci! Plutôt mentir, plutôt avoir
+recours aux pires stratagèmes, aux rancunes simulées, aux ricanements
+feints, aux colères factices, que de glisser dans ce guêpier-là! Et,
+s'emparant du moindre prétexte, il lâchait ses imprécations!
+
+Une femme du monde, Mme Rhâm-Bâhan? Une femme du monde, cette dame qui
+vous plantait là les gens sans les prévenir, sans un mot d'excuse? Une
+femme du monde, cette dame qui filait à l'anglaise, ni vu ni connu, je
+t'embrouille! Une femme du monde, cette dame qui...
+
+--Oh! je t'en prie! interrompait M. Raindal d'un ton excédé...
+Laisse-moi en paix... Je ne te propose point de t'y conduire, n'est-ce
+pas?
+
+--Et ajoute que tu as bigrement raison! ripostait l'oncle Cyprien,
+ravi du succès de sa tactique.
+
+Au reste, sauf les petites ruses auxquelles le contraignaient la
+crainte des censures, la peur de son frère et la peur de Schleifmann,
+jamais il n'avait été plus heureux.
+
+S'il ne se montrait en Bourse qu'à de rares intervalles, par contre,
+maintenant il opérait sans aide, directement avec Talloire. Il avait
+la fiévreuse jouissance de donner lui-même ses ordres, d'en suivre les
+vicissitudes, d'en reporter ailleurs les gains. Diverses inspirations
+le menaient: les conseils de son ami Pums, des intuitions secrètes,
+les avis d'une feuille spéciale, _le Lingot_, à laquelle il s'était
+pour trois mois abonné. Et, la chance s'y mêlant, le total de ses
+profits atteignait présentement le chiffre net de trente-cinq mille
+francs.
+
+Plus que soixante-cinq mille francs à gagner, c'est-à-dire, d'après
+les calculs les moins optimistes, plus que quatre mois à spéculer!
+
+Ah! alors, les cent mille francs au complet en poche, l'oncle Cyprien,
+jetant le masque, romprait avec Talloire, arrêterait la partie et
+avouerait ses bénéfices. Mais jusque-là, _motus_, silence, mystère,
+toutes les hypocrisies qu'on voudrait!
+
+Ainsi les cigares de choix que fumait à la brasserie M. Raindal cadet
+étaient, selon ses dires, un cadeau du marquis.
+
+--Oui, mon cher Schleifmann! avait-il affirmé... J'ai trouvé la boîte
+chez moi en rentrant!
+
+Une boîte immense, une caisse, une malle, à en juger par le nombre de
+havanes qu'elle fournissait sans s'épuiser.
+
+De même pour le tricycle que l'ancien employé n'avait pu s'interdire
+d'acheter: le fruit de nouvelles opérations, croyait peut-être
+Schleifmann? Erreur, profonde erreur! Payé avec le reliquat des sept
+cents francs de gain, notre tricycle... Hé! voilà qui lui clouait le
+bec, à monsieur le moraliste!... Ou bien aux questions de son frère,
+de sa nièce, de sa belle-sœur, l'oncle Cyprien opposait une stoïque
+réponse:
+
+--Avec quoi je me suis offert ma machine?... Avec mes économies sur
+les cigarettes, mes amis!... Que voulez-vous! Quand on désire ceci, on
+n'a qu'à se priver sur cela. C'est on ne peut plus simple!
+
+Il avait corsé cette dépense par l'acquisition d'un chapeau marron en
+feutre mou, dont les bords, largement cambrés, donnaient à sa tête
+rase un certain je ne sais quoi de Cromwell. Et toute la semaine,
+sombrero en cap, pinces au pantalon, on le voyait chevaucher son
+tricycle par la ville, fût-ce même pour ne se rendre que rue de
+Fleurus chez Schleifmann, rue Vavin chez Klapproth, rue
+Notre-Dame-des-Champs chez M. Raindal.
+
+Mais à ces courses trop proches il préférait le Bois, principalement
+le dimanche, où le souci de la cote ne le tourmentait pas.
+
+Il s'y dirigeait vers dix heures, en suivant le boulevard
+Saint-Germain, la place de la Concorde, l'avenue des Champs-Élysées.
+Ganté de rouge, cigare aux dents, il pédalait avec délices, courbé sur
+le guidon, se baignant la figure dans les bons flots de brise matinale
+qui déferlaient contre ses joues. Puis, près de l'Arc de Triomphe, il
+relevait le buste, ralentissait l'allure, rectifiait sa position.
+Devant lui l'avenue du Bois déroulait au loin l'ample magnificence de
+ses bandes de terre jaune ou grise. La chaleur déjà fervente et mûre
+jetait dans l'atmosphère comme des relents d'été. Sous les marronniers
+de l'entrée, une foule de jolies dames en toilettes pâles causaient
+assises ou debout, avec des messieurs élégants. Du fond de l'allée
+cavalière, des jeunes gens, des officiers, arrivaient dans un galop
+souple et, d'un coup, ils passaient au pas. Leurs montures
+s'ébrouaient, allongeant l'encolure, et, si on les retenait, elles
+grattaient à plein fer le sol durci de la chaussée. Ou bien un mail de
+nuance vive débouchait dans l'avenue, au trot majestueux de ses quatre
+chevaux. On apercevait, au sommet, des robes claires, des chapeaux
+fleuris, des femmes gracieuses qui souriaient, des hommes à face
+libertine. Derrière, en une crâne posture de héraut, le laquais
+annonciateur, coude levé, torse renversé, tirait d'un long buccin de
+cuivre des appels rauques et triomphants. On eût dit le char fastueux
+des Voluptés et de la Jeunesse.
+
+Ce spectacle et ce vacarme achevaient d'enflammer l'oncle Cyprien. Ses
+yeux, ses poumons, ses oreilles, enivrés par la fête des couleurs, des
+parfums et des sons, subissaient, malgré lui, un enchantement suprême.
+Il se ruait à la poursuite du mail fascinateur, le rattrapait, le
+côtoyait, le précédait, la poitrine dilatée d'orgueil et le souffle
+coupé par la vitesse.
+
+Il franchissait la grille, errait sous les ombrages, stoppait à un
+café pour boire l'apéritif, et ne reprenait la route du
+retour--l'avenue du Bois encore--qu'à l'approche du déjeuner.
+
+Quelquefois, en revenant, il distinguait parmi les piétons, un vieux
+monsieur à barbe blanche, qu'une jeune dame accompagnait.
+
+«Sapristi! songeait-il... Mon frère et Mme Rhâm-Bâhan, probablement...
+Pas de bêtises!... Pédalons sec, pédalons dru!...»
+
+Il affectait de fermer les yeux, comme aveuglé par la poussière,
+filait à travers les voitures en une fuite de possédé.
+
+Précaution superflue, péril imaginaire! M. Raindal, pareillement,
+avait eu soin de tourner la tête.
+
+Ces sorties du dimanche matin étaient l'œuvre de Mme Chambannes. Elle
+y avait découvert un cauteleux moyen d'afficher en public son amitié
+avec le maître. Et, bien que l'exhibition n'eût guère lieu qu'un
+dimanche par mois ou deux, Zozé en récoltait mainte satisfaction
+vaniteuse.
+
+Les sourires, les œillades goguenardes, les grimaces d'entente qui la
+visaient, le long du chemin, ne faisaient qu'augmenter son aise.
+
+«Riez, mes enfants, pensait-elle, blaguez, n'empêche que vous m'enviez
+rudement!»
+
+La plupart du temps, Chambannes ou l'oncle Panhias se joignait, par
+décence, au couple. D'autres jours, Gérald, soit à pied, soit à
+bicyclette, s'arrêtait un instant pour causer avec eux.
+
+Hormis le désagrément d'une telle rencontre. M. Raindal ne répugnait
+pas à ces promenades dominicales. Elles tranchaient la semaine,
+semblaient illuminer du reflet de leur éclat l'obscure stagnation des
+jours jusqu'au jeudi. Cela lui procurait comme un supplément de congé,
+de réjouissance bimensuelle, et sans la crainte des siens, il fût venu
+chaque dimanche.
+
+Puis, que de documents, que d'observations précieuses il accumulait
+là, en vue de son ouvrage! Ces jeunes hommes raffinés et ces dames
+avenantes n'étaient-ils pas les représentants actuels de l'élite
+voluptueuse qui se perpétue à travers les siècles? Ne formaient-ils
+pas ce bataillon sacré du plaisir, qui, à toute époque de l'histoire,
+mène le chœur des élégances, promulgue les lois de la mode, domine la
+société par le charme, la grâce, la beauté? De discerner en eux les
+coquettes et les godelureaux contemporains de Ramsès ou du roi
+Touthmosis, simple effort de transposition!
+
+Aussi M. Raindal n'avait garde d'oublier durant la promenade ses
+sévères devoirs d'historien. Dès qu'il cessait de regarder Mme
+Chambannes, il transposait, gravait, piquait dans sa mémoire mille
+détails significatifs. Les dames plus que les hommes bénéficiaient de
+son attention. Dans leurs gestes câlins, dans leurs yeux alliciants,
+il cherchait l'éternel, et à défaut de l'y trouver, il en retirait du
+contentement. Plusieurs, à force de le croiser, avaient frappé son
+souvenir; et quand il reconnaissait, à distance, leur silhouette, il
+s'apprêtait à les fixer. Ses gants neufs, tenus à la main contre le
+pommeau de sa canne, écartaient leurs doigtures comme les raides
+pétales d'un lotus; et, avec son veston de cheviotte bleu, son
+pantalon grisâtre, son chapeau melon de feutre noir, sa rosette
+d'officier, sa barbe aux poils d'argent soigneusement lustrés, il
+avait un aspect cossu et bien pensant, un air d'industriel vieilli
+dans la fortune, de riche conservateur fidèle aux bons principes.
+
+Sur le coup de midi, on rentrait vers la rue de Prony. Le déjeuner se
+prolongeait tard. Les stores ne laissaient pénétrer qu'une lumière
+jaunâtre. Des fleurs, au milieu de la table, exhalaient, en concert,
+l'harmonie de leurs haleines. Et, quand, de plus, Chambannes allumait
+son cigare, puis Zozé son tabac d'Orient, cela parachevait l'écrasant
+besoin de sieste que ressentait le maître dans ce demi-jour. Les yeux
+brûlés par le soleil, les jambes lasses de la promenade, il luttait
+entre le désir de voir encore sa petite élève et le poids de sommeil
+qui tirait ses paupières. Enfin, au moment de succomber, il se levait
+et prenait congé.
+
+Par contre, à peine dehors, un regret lui tenaillait le cœur. Il se
+reprochait gravement sa sotte somnolence, ces instants de douceur
+gaspillés par veulerie. Pour un peu, il serait retourné sur ses pas,
+feignant d'avoir oublié un objet, un renseignement à réclamer. Mais
+lesquels? La honte l'empêchait. Il poursuivait le chemin, avec une
+maussaderie croissante; et, sitôt parvenu rue Notre-Dame-des-Champs,
+son spleen exacerbé dégénérait en haine. L'odieux quartier, les
+sépulcrales bâtisses! Ah bien! son bail fini, on verrait s'il le
+renouvelait!
+
+Du palier, à travers la porte, il entendait chez lui un bruit de rires
+et de causerie. C'était, dans le salon, Thérèse avec Bœrzell,
+toujours assidu des dimanches.
+
+Une fois, en entrant, M. Raindal perçut le nom de Dastarac.
+
+--Tiens! fit-il stupéfié... Vous parlez de ce méchant garnement?...
+
+Thérèse répliqua:
+
+--Eh! oui, de Dastarac... J'ai tout dit à M. Bœrzell... Il n'y a pas
+à s'en cacher...
+
+--Certes non! répliqua le maître.
+
+--Et sais-tu ce que monsieur me contait?... Qu'il a très mal tourné,
+notre Dastarac... Une histoire de dettes assez véreuses, d'abus de
+confiance et de fausses garanties. Bref, chassé de l'Université,
+obligé de gagner la Belgique... M. Bœrzell t'expliquera ça mieux que
+moi...
+
+Le jeune savant répéta les faits en détail.
+
+--Hein!... Un joli monsieur!... s'écria la jeune fille sur un ton de
+mépris rageur, quand Bœrzell eut achevé.
+
+--Rien ne m'étonne de ce gaillard! déclara M. Raindal... C'est
+égal!... Nous devons à son beau-père maître Gaussine une fameuse
+gratitude!
+
+Ce jour-là, il ne maugréa point contre la lenteur du dimanche. Des
+pensées consolantes l'occupèrent jusqu'au dîner. Jusqu'ici, en aucune
+occasion, il ne s'était enhardi à questionner Thérèse sur les visites
+de Bœrzell. Il redoutait des représailles, des questions
+reconventionnelles sur la maison Chambannes. Mais, maintenant que
+Dastarac semblait anéanti, écroulé sous le dégoût même de Thérèse,
+pourquoi cette sympathie entre les jeunes gens ne suivrait-elle pas la
+marche normale? Pourquoi, de camarades, ne deviendraient-ils pas
+époux? Et alors, outre la joie de marier sa fille, quelle aubaine pour
+le maître, quelle libération! Comme témoin de ses sorties, il ne
+demeurerait que Mme Raindal, toute aux soins de sa piété, femme facile
+et sans rigueur, pourvu qu'on ne gênât point sa foi. Plus de contrôle,
+plus de guet, plus de mensonges à forger ou de silence à tenir! M.
+Raindal se promit de surveiller l'affaire finement, politiquement, par
+peur de la gâter.
+
+Après le dîner, cependant, un souci coutumier le ressaisit. Il
+songeait à l'été, aux vacances imminentes, aux trois mois que sans
+doute il lui faudrait passer loin de Mme Chambannes; et, en se
+remémorant ses impatiences, ses alarmes récentes durant un seul mois
+de privation, il éprouvait à l'épigastre une sorte d'étouffement
+d'angoisse.
+
+Où irait-elle? Sur quelles plages? Dans quelles montagnes? A combien
+de lieues? Et avec qui?
+
+Autant de questions qu'en maintes leçons il avait discrètement posées
+à sa petite élève. Elle répliquait sans précision. Elle prétendait
+n'être pas résolue encore, hésiter entre les Frettes, la mer, la
+Suisse ou une ville d'eaux. Son choix se déciderait selon l'époque du
+voyage que Georges devait sous peu accomplir en Bosnie. Et aussitôt
+elle soupirait. Une ombre de mélancolie voilait la tendresse de ses
+regards. Elle détournait l'entretien.
+
+La chère amie!... Qui sait si quelque tourment analogue n'oppressait
+pas sa gentille petite âme? Qui sait si elle aussi ne s'affligeait pas
+à l'idée de la séparation?... M. Raindal ne poussait point
+l'immodestie jusqu'à s'attribuer la totalité de ces regrets.
+Seulement, il ne lui déplaisait pas de penser qu'une part peut-être
+lui en revenait. Sur quoi il ne se trompait que du tout.
+
+Assurément, aux questions du maître, Mme Chambannes se rembrunissait.
+Mais l'unique raison de son chagrin était la méchanceté de Raldo.
+Depuis plus de trois semaines il se débattait entre eux à chacun de
+leurs rendez-vous, ce problème de la villégiature. Gérald, dont la
+trahison n'avait fait que renforcer le despotisme, s'obstinait au
+projet de s'installer à Deauville, en compagnie de son père, pendant
+la durée du mois d'août. Des invitations, «de la jolie femme», le tir
+aux pigeons, le polo, les courses, tout l'appelait là-bas, et contre
+l'attrait de tant de plaisirs les larmes muettes de Mme Chambannes
+glissaient comme des gouttes de pluie contre une vitre.
+
+--Viens-y! objectait-il... Je ne t'empêche pas d'y venir!...
+
+Elle haussait les épaules. Ne présageait-elle pas les souffrances
+qu'elle endurerait à Deauville, sans amis, sans relations et éloignée
+de son amant!... Ne se voyait-elle pas déjà écartée de Raldo et du
+monde où il fréquenterait, par cette barrière plus dure qu'une grille
+de fer qui, partout, environne de ses immatérielles clôtures le
+troupeau de la bonne société? S'exposer aux regards fermés de ces
+dames, aux échos insultants de leurs joies, au spectacle de leurs
+flirts, à cette diminution sociale qui ne se mesure bien que de
+près?... Non, pour son amour même, pour la sauvegarde de sa passion,
+Zozé, mille fois, préférait la retraite, l'abandon provisoire. Puis
+comme ces sacrifices, d'avance, lui poignardaient le cœur, elle se
+mettait à pleurer silencieusement des larmes intermittentes, trop
+longtemps refoulées et qui, entre deux baisers, au milieu d'une
+étreinte, mouillaient à l'improviste les joues de M. Raldo.
+
+Comment se venger de lui? Comment répondre à cet égoïsme impitoyable?
+Ah! Zozé commençait enfin à le comprendre: en amour, on n'est pas
+égaux. Sinon, n'eût-elle pas naguère châtié la forfaiture de Gérald
+par une trahison immédiate? Et à présent de même, ne riposterait-elle
+pas par quelque invention barbare, par le choix d'une villégiature où
+de ses amoureux se trouveraient: à Dieppe, par exemple, où
+séjournerait Mazuccio; à Bagnères, où Pums ferait une saison, à
+Dinard, où Burzig, en Anglais authentique, avait loué une petite
+villa? Aucune de ces représailles ne la satisfaisait. Rapidement,
+elle se convainquait que Gérald ne prendrait ombrage d'aucune. Alors,
+à quoi bon ces déplacements dans des stations mondaines qui, par
+similitude et par évocation, emporteraient sans trêve ses songeries
+vers Deauville? Ne valait-il pas mieux aller se terrer aux Frettes,
+chercher dans cet endroit paisible l'hébétude et l'oubli, se plonger
+dans le néant de la vie campagnarde, jusqu'au retour du méchant Raldo?
+
+Dès les premiers jours de juillet, elle opta pour cette solution.
+Gérald promit de venir la rejoindre au début de septembre, moment
+auquel Chambannes rentrerait de Bosnie. Zozé partirait vers le 20,
+avec la tante et l'oncle Panhias. Du reste, dans le voisinage de
+l'abbé Touronde, des Herschstein et des Silberschmidt, elle ne
+manquerait pas de visiteurs.
+
+--Et, somme toute, observait Gérald, un mois ce n'est que quatre
+semaines... Et quatre semaines, c'est bien vite passé!...
+
+Mme Chambannes en tomba d'accord. Une grimace de dédain lui convulsait
+les lèvres devant cette inconscience. Par orgueil, elle feignit de
+sourire.
+
+Puis le jeudi d'après, elle informa M. Raindal de ses dispositifs de
+départ, sauf ce qui concernait Gérald.
+
+--Ah bah! bredouilla-t-il avec un clignement des yeux si douloureux,
+si suppliant, que Zozé, sur-le-champ, se sentit émue... Ah! vous allez
+aux Frettes?... C'est très bien... très bien!
+
+--Et vous, cher maître? fit-elle... Que ferez-vous de votre été?
+
+--Moi?...
+
+Il cherchait, ahuri, l'esprit en déroute, ne se souvenait plus. A la
+fin il se rappela:
+
+--Moi?... Nous?... Nous allons à Langrune, comme chaque année... Et
+vous resterez aux Frettes combien de temps?...
+
+--Un mois, deux mois, trois mois... Tout dépend des affaires de
+Georges...
+
+--Trois mois! répétait M. Raindal, s'arrêtant au plus cruel des
+chiffres.
+
+Et il ajouta, d'un accent sincère:
+
+--Cela me chagrine beaucoup, mon amie!...
+
+En même temps, il avait saisi la main de Mme Chambannes et il y
+appuyait ses lèvres avidement. Elle exhala un soupir de pitié. Pauvre
+père Raindal! Comme il avait le cœur gros!
+
+Elle songeait: «Suis-je méchante!... Oui, je suis son Gérald, voilà!»
+Mais brusquement, à ce nom, une idée neuve raya sa pensée. Pourquoi
+pas, au fait?... Une revanche fort innocente, une société, une
+distraction qui en valaient bien d'autres! Et à demi souriante,
+retirant doucement la main qu'elle avait oubliée sous les lèvres de M.
+Raindal:
+
+--Voyons, cher maître, questionna-t-elle, que diriez-vous de venir
+passer quelques semaines aux Frettes?... Cela ne dérangerait-il pas
+trop vos habitudes?...
+
+M. Raindal avait redressé son front congestionné:
+
+--Moi?... Non! Pas du tout! fit-il avec la sensation d'une onde
+réconfortante qui lui baignait le cœur... Seulement, il y a ma femme,
+ma fille...
+
+--Elles viendraient aussi!...
+
+--Croyez-vous? fit le maître d'un ton dubitatif.
+
+--Certainement, à moins qu'elles ne refusent, qu'elles n'aient des
+raisons pour cela!
+
+M. Raindal se taisait, le visage déconfit, et, se cabrant contre un
+besoin de dénoncer ses bourreaux domestiques:
+
+--Des raisons! s'écria-t-il enfin... Pardieu, elles n'en ont aucune...
+pas la moindre!... Pourtant vous les connaissez vaguement... Ma fille,
+une sauvage; ma femme une dévote... En présence de tels caractères, on
+est toujours sur le qui-vive... De toutes façons j'essaierai, ma chère
+amie, et vous devinez avec quel zèle, avec quelle vigueur
+d'affection...
+
+Il s'autorisa de cette période éloquente pour rembrasser la main de
+Zozé. La véhémence de son engagement soutint, la soirée durant, ses
+espoirs. Au surplus, jamais encore il n'avait affronté la lutte. Il
+l'avait plutôt esquivée, ajournée par la patience et par la ruse.
+Savait-on ce que donnerait, dans une rencontre ouverte, l'élan de ses
+griefs et de ses désirs retenus pendant tant de mois!
+
+
+
+
+XV
+
+
+Le lendemain, néanmoins, il attendit la fin du déjeuner pour tenter le
+premier assaut; et, comme Brigitte servait le café:
+
+--Mes enfants! dit-il... Je suis chargé de vous transmettre une
+invitation... Si elle ne vous agrée pas, vous serez libres de la
+décliner!... Mais je vous en conjure, d'abord, veuillez m'écouter
+jusqu'au bout...
+
+Tandis qu'il parlait, la tête basse, griffant machinalement de l'ongle
+la toile cirée de la table, Mme Raindal décochait à sa fille des
+œillades épouvantées. Thérèse y répliquait par une mimique rassurante
+des lèvres ou des paupières. Et, au dernier mot de M. Raindal, elle
+proféra d'une voix paisible, sans nulle altération ni de colère, ni de
+peur:
+
+--Mme Chambannes est très aimable, père... Seulement, pour ma part, je
+juge son invitation inacceptable. Et je serais étonnée que maman ne
+fût pas de mon avis!
+
+--Oh! tout à fait! approuva Mme Raindal avec un hochement de la tête.
+
+--Et puis-je vous demander vos raisons? interrogea le maître d'un ton
+qu'il s'appliquait à rendre onctueux.
+
+--Ma raison, et je ne donne que la mienne, fit Thérèse d'un ton
+similaire, ma raison c'est que, soit dit sans t'offenser, Mme
+Chambannes n'est pas une société pour nous...
+
+Le maître se contenait encore:
+
+--Qu'entends-tu par là?...
+
+Thérèse repartit:
+
+--Il me semble que c'est assez clair...
+
+M. Raindal s'était levé et tournait autour de la table, en écrasant un
+cure-dents dont la pointe craquait sous ses doigts:
+
+--Bon! bon!... Je vous ai promis que vous seriez libres... Vous êtes
+libres... Je ne m'en dédis pas...
+
+Puis, d'une voix plus forte;
+
+--Mais, sapristi cependant, il m'est impossible de m'en tenir à ces
+insinuations... Mme Chambannes est une personne pour laquelle je
+professe la plus grande sympathie, et, je ne crains pas de l'avouer,
+la plus vive estime... Je ne peux pas laisser passer des accusations
+aussi abominables et aussi indécises...
+
+D'un suprême effort il se maîtrisait, et il ajouta sur un ton moins
+rude:
+
+--Je vous en prie, toi ou ta mère, parlez franchement... Qu'avez-vous
+à reprocher à Mme Chambannes?...
+
+Il y eut un silence. Brigitte, effarée dans cette atmosphère lourde de
+querelle, avait prestement regagné sa cuisine. Des deux côtés on
+serrait la bride aux fureurs et aux invectives qui se rebellaient,
+prêtes à bondir.
+
+--Allons! réitéra le maître... J'attends vos explications... Je
+t'attends, Thérèse, puisque ta mère ne répond pas...
+
+Mlle Raindal riposta avec gravité:
+
+--Père, qu'il soit bien établi, n'est-ce pas? que nous n'avons pas
+l'intention de te froisser dans tes amitiés, que nous ne parlons que
+pour ton bien, que pour le nôtre...
+
+Le maître s'impatientait:
+
+--Oui, oui, va...
+
+--Eh bien! je t'assure que Mme Chambannes n'est pas pour nous une
+personne à fréquenter, ni surtout une personne dont nous puissions
+accepter l'hospitalité... Faut-il mettre les points sur les _i_?
+
+--Mets-les! ne te gêne pas...
+
+--Nous ne pouvons aller habiter chez une femme qui, presque
+publiquement, a un amant...
+
+M. Raindal faillit étouffer et, ayant aspiré une large bouffée d'air:
+
+--Un amant! clama-t-il... Qui cela?... Qui te l'a dit?...
+
+--Personne! mes yeux... Il n'y avait qu'à regarder et à voir...
+D'ailleurs ses amies m'ont paru de la même trempe... A aucun prix, je
+ne fréquenterai ces femmes-là!...
+
+--Tes yeux! fit M. Raindal qui suivait son idée... Et comment
+s'appellerait, selon tes yeux, le jeune homme en question?...
+
+Thérèse répliqua:
+
+--Ce que j'ai dit suffit... Je n'ajouterai pas un mot...
+
+Le maître jetait à sa fille un regard de défi et de haine; puis,
+haussant les épaules:
+
+--Oh! tu me fais pitié... Tes indignes calomnies n'ont pas même
+l'excuse de la bonne foi, de l'erreur... C'est la rancune qui te
+pousse... Tu en veux à Mme Chambannes de sa beauté, de sa grâce... Tu
+es une envieuse et une sotte!... Oui, je le répète, une sotte!...
+
+--Mon ami! supplia Mme Raindal.
+
+--Laisse, mère! fit Thérèse, dont les doigts frémissaient contre le
+rebord de son assiette... Papa ne sait plus ce qu'il dit... Tout ce
+que je souhaiterais, c'est qu'avec les autres, il fût plus
+clairvoyant, qu'il aperçût l'abîme de ridicule où il court et où il
+nous entraîne...
+
+M. Raindal asséna sur la table un coup de poing exaspéré et, prenant
+sa femme à témoin:
+
+--Tu entends comme elle ose me traiter!... Elle perd la raison... Elle
+est folle...
+
+--Je suis folle? cria Thérèse.
+
+Elle courait vers sa chambre. Elle rentra un instant après, et,
+lançant à travers la table, trois journaux dépliés:
+
+--Si je suis folle, je ne suis pas la seule... Lis un peu! Ils ne sont
+pas fous, je suppose, tous ceux qui écrivent là-dedans!...
+
+Elle signalait de sa main tremblante, sur les feuilles, des passages
+marqués au crayon.
+
+M. Raindal, d'un geste méprisant, rafla, au hasard, l'une des trois et
+parmi les échos, il lut:
+
+«Qui racontait donc que les femmes ne s'intéressent plus à l'histoire?
+Ce n'est certes pas mon vieux camarade La Croix-Charmerilles, qui me
+narrait hier l'anecdote que voici:
+
+«Depuis six mois, une de nos plus jolies exotiques s'est éprise
+d'histoire ancienne. Et, chaque semaine, un de nos savants les plus en
+vue vient à domicile lui donner des leçons.
+
+«Quant à la période de l'histoire enseignée et au nom de l'illustre
+professeur, cherchez dans les environs de l'Institut et rappelez-vous
+aussi un des plus gros succès littéraires de l'automne dernier.
+
+«Histoire ancienne, ancienne histoire!»
+
+M. Raindal, d'une poussée, avait projeté à terre les deux autres
+gazettes:
+
+--Et tu prétends me salir avec ces infamies?
+
+Il piétinait à coups de talon les feuilles:
+
+--Tiens, voilà le cas que j'en fais de tes immondes journaux!...
+Pouah! Dire que c'est ma fille, ma propre fille, qui collectionne ces
+ordures et qui s'institue chez moi l'auxiliaire de mes ennemis!
+
+Il s'affaissait sur une chaise. Thérèse accourut auprès de lui:
+
+--Père, père! implorait-elle en s'agenouillant, pardonne-moi... Tu
+m'as mal comprise... J'ai manqué d'égards, de ménagements... Mais tu
+sais bien que je t'aime, que je suis incapable de vouloir te peiner...
+
+M. Raindal la contemplait d'un air attendri. Elle insista:
+
+--Embrasse-moi... Pardonne-moi ma vivacité... Je te jure...
+
+Il la relevait doucement, et, l'asseyant sur ses genoux comme un
+petit enfant qu'on dorlote:
+
+--Tout est oublié... Je te pardonne... Là, ne pleure pas, c'est
+fini... Cela n'a pas d'importance.
+
+Elle reprit, d'une voix entrecoupée de sanglots:
+
+--Je te jure, père... c'était dans ton intérêt...
+
+--Quel intérêt? fit M. Raindal, en relâchant soudain l'étreinte.
+
+--L'intérêt de ta réputation, murmura Thérèse timidement, l'intérêt de
+ton nom... Tu ne t'en rends pas compte, père. L'amitié t'aveugle...
+Mais tu es en train de compromettre l'une et l'autre...
+
+M. Raindal, d'un brusque élan, s'était relevé:
+
+--Ainsi, je vous compromets! fit-il avec une intonation sardonique...
+Je vous déshonore?... Je déshonore votre nom? C'est exact... En effet,
+depuis bientôt trente-cinq ans, je ne travaille guère qu'à cela... Ha!
+ha!... C'est la pure vérité!...
+
+Il s'exaltait, recommençait, autour de la table, sa promenade:
+
+--Oui, vous êtes bien à plaindre, d'avoir un mari, un père aussi
+compromettant, comme vous dites!... Un homme qui amasse turpitudes sur
+turpitudes, dont la vie n'est qu'un tissu de folies et de débauches...
+un homme...
+
+Thérèse l'interrompit:
+
+--Tu te fâches encore, père... Tu te moques de nous... Tu travestis
+exprès mes paroles... J'ai dit, et je le maintiens, que tu ne peux que
+te nuire en conservant cette intimité avec Mme Chambannes... Je l'ai
+dit parce que c'était mon devoir, parce que le moment en était venu...
+Et rien ne m'empêchera de te le redire...
+
+M. Raindal s'était arrêté et croisait les bras sur sa poitrine:
+
+--Alors, quoi? fit-il en provoquant du regard tour à tour sa femme et
+Thérèse... Qu'est-ce que vous voulez?... Il s'agirait de vous
+expliquer, pourtant!... Vous voulez que je n'aille pas aux Frettes?...
+
+--D'abord! répliqua fermement Mlle Raindal.
+
+--«D'abord!»... Le mot est plaisant en soi... Mais je suis
+accommodant!... Va pour «d'abord»... Et ensuite?...
+
+--Ensuite, dit la jeune fille, nous voudrions que, sans rompre avec
+Mme Chambannes, tu diminues le nombre de ces visites régulières, de
+ces dîners à jour fixe, parce qu'à tort ou à raison, on en rit, on en
+jase...
+
+--Et où en jase-t-on, s'il te plaît?
+
+--Partout!... Au Collège, à l'Institut, chez tes confrères, dans les
+journaux...
+
+Le maître eut un sourire amer:
+
+--Ah! vous êtes bien renseignées!... C'est probablement M. Bœrzell
+qui...
+
+--Lui et tout le monde, père... Lui et les allusions, les paroles
+méchantes dont on s'amuse à nous blesser, parmi nos relations, dans
+les visites que nous faisons ou qu'on nous fait...
+
+M. Raindal riposta par une bordée de bruyants sarcasmes:
+
+--Évidemment, le danger est plus grave que je ne pensais... Il ne faut
+pas négliger les avertissements de tous ces honnêtes gens. Il faut se
+méfier, enrayer... Et, dès maintenant, je me remets entre vos
+mains... C'est vous qui réglerez les jours et les heures de mes
+visites rue de Prony... Au besoin, Brigitte pourra m'y conduire et
+m'en ramener. Je suis si faible, si inexpérimenté, si enfant!...
+
+Il continua sur ce ton pendant quelques minutes; et, par un phénomène
+de suggestion, toute sa virilité tardive s'affolait, s'insurgeait à
+mesure contre cette servitude dont il créait lui-même le détail et les
+épisodes. Chaque trait l'aiguillonnait d'une piqûre nouvelle, lui
+infusait aux veines un poison chaleureux qui surexcitait sa souffrance
+avec son énergie. Il se voyait dans l'avenir privé à tout jamais de
+Mme Chambannes, interné pour toujours loin d'elle, en proie aux pires
+tortures de la séparation et de la jalousie peut-être. Car, si Thérèse
+avait dit vrai!... Une angoisse lui cingla le cœur. Ses regrets
+imaginaires touchaient au paroxysme. Il changea soudainement d'accent;
+et, d'une voix sourde, précipitée, qui sonnait la révolte:
+
+--Assez plaisanté! fit-il... C'en est assez... Oh! depuis longtemps je
+me doutais de toutes les pensées mauvaises, de tous les honteux
+soupçons que vous accumuliez contre moi!... Vos complots, vos risées,
+vos conciliabules et jusqu'à vos silences plus insidieux que le reste,
+rien ne m'a échappé!... Si tout à l'heure, quand vous m'avez montré le
+fond de vos âmes, j'ai éprouvé de la surprise, je la dois moins à
+l'imprévu qu'au dégoût!... Oui, véritablement, je ne croyais pas y
+trouver tant de vase et de vilenie... Bah, passons!... Je ne sais qui
+vous inspire, qui vous guide et je ne tiens pas à le savoir... Mais ce
+que je veux et ce que j'exige dorénavant, c'est d'être maître chez
+moi, libre au dehors. Ce que je veux et ce que j'exige, c'est la fin
+de ces mines hypocrites, de ces mutismes agressifs, de toutes ces
+manœuvres sournoises qui ne sont que la comédie de la docilité et qui
+m'offusquent plus que vos insultes d'il y a un instant... Ce que je
+veux, enfin, c'est la confiance, c'est l'estime, c'est le respect
+auxquels j'ai droit par mon âge, par une vie continue de travail
+forcené, et, je le dis sans fausse modestie, par mon rang, par ma
+valeur même... Si je ne puis les obtenir, nous cesserons l'existence
+commune, puisque la poursuivre dans ces conditions nous serait à tous
+insupportable... Voilà qui est net, n'est-ce pas?... Je n'y reviendrai
+plus... Et pour commencer, aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous
+informer qu'avec vous ou sans vous, j'irai casser un mois aux
+Frettes... Consultez-vous. Délibérez... Vous en avez le loisir: Mme
+Chambannes ne part que dans dix jours... Seulement, d'ici-là, pas un
+mot à ce sujet, pas une remarque... Je n'en tolérerai aucune. Un oui
+ou un non. Je n'admets pas davantage.
+
+Il se dirigeait vers son cabinet, et, la main au bouton de la porte:
+
+--Je ne me dissimule pas, fit-il, ce qu'a de désolant une telle
+situation. Mais ne vous en prenez qu'à vous, qu'à vos hostilités
+cachées... Tout a un terme, même la patience... Or, vous avez depuis
+six mois étrangement abusé de la mienne!...
+
+Il disparaissait; puis, comme s'il eût voulu se barricader contre les
+tentatives conciliantes, par deux fois le glissement du pêne claqua
+dans le fer de la serrure. M. Raindal venait de s'emprisonner à
+double tour.
+
+--Eh bien, ma pauvre enfant! chuchota Mme Raindal, les prunelles
+luisantes de larmes.
+
+Soit crainte d'être écoutée, soit imitant instinctivement l'accent
+assourdi de son père, Thérèse riposta à mi-voix:
+
+--Que veux-tu, maman!... C'est lamentable!... Je ne pensais pas que le
+mal fût si profond... Nous sommes intervenues trop tard!...
+
+--A qui le dis-tu, ma fille? soupira la vieille dame.
+
+Thérèse demeurait muette, accoudée à la table, dans une pose de
+farouche rêverie.
+
+--Qu'allons-nous devenir? reprit Mme Raindal d'un ton pleurard. Si
+nous fermons les yeux, cette vilaine femme nous l'enlèvera. Si nous le
+contrarions, il nous quittera. Et nous sommes seules, complètement
+seules, sans qui que ce soit pour nous conseiller, pour nous
+défendre...
+
+--Peut-être pas! riposta la jeune fille en se redressant.
+
+--Tu songes à quelqu'un?...
+
+--Oui, à l'oncle Cyprien... Je ne vois guère que lui qui fasse peur à
+papa... Je vais y courir tout de suite... Je le monterai, je le
+chaufferai à blanc... Et ce sera bien le diable si avec une pareille
+machine de siège nous ne triomphons pas des résistances de père!...
+
+Mme Raindal, à cette comparaison, malgré ses larmes, avait souri:
+
+--Si tu espères réussir, vas-y vite, mon enfant! Hélas! il n'y a plus
+de temps à gaspiller!..
+
+Thérèse se penchait sur elle pour l'embrasser:
+
+--Ne pleurons pas, vieille maman!... Courage!... J'ai idée que tout
+n'est pas perdu!...
+
+--Que Dieu t'entende, ma fille! murmura Mme Raindal, qui roulait au
+plafond des regards implorateurs.
+
+ * * * * *
+
+La porte de l'oncle Cyprien n'était qu'aux trois quarts close, quand
+Thérèse atteignit le palier du sixième étage.
+
+--On peut entrer? héla Mlle Raindal en frappant.
+
+--Entrez!... Entrez!...
+
+Une odeur de pétrole planait dès l'antichambre. L'oncle Cyprien, assis
+sur un petit pliant, une serviette au travers des genoux, astiquait
+son tricycle, selle à terre, roues en haut comme une voiture versée.
+
+--C'est toi, mon neveu! fit-il du coin de la bouche, l'autre coin
+étant obstrué par un énorme cigare... Prends donc une chaise... Tu
+m'excuses?... Quand je nettoie ma machine, si je me dérange, cela me
+détraque mon fourbi... Tu as ta chaise?... Parfait!... Ah bien, par
+exemple, si je m'attendais à cette visite!... Rien de mauvais, au
+moins?... Ton père n'est pas malade?...
+
+Thérèse répliqua:
+
+--Malade, ce ne serait encore rien!...
+
+--Sapristi, s'écria l'oncle Cyprien qui écarquillait les paupières...
+Tu m'effraies! Pis que malade, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça
+peut être, bon Dieu?...
+
+--Je vais te le dire, mon oncle! Mais j'ai besoin de tout ton
+dévouement, de toute ton attention...
+
+--Tu les as, mon neveu!... Je travaille en t'écoutant... ou je
+t'écoute en travaillant... Les oreilles pour toi, les yeux pour ma
+machine!... Mais _presto_, parce que tu m'inquiètes, avec tes mines
+solennelles...
+
+Pendant que sa nièce parlait, M. Raindal cadet, pas une fois, en
+effet, ne leva les regards. Il frottait, polissait, pétrolait, les
+mains voletant parmi l'étalage de burettes, de chiffons noirs, de
+flanelles grasses, de tournevis et de clefs anglaises, qui lui
+donnait, à première vue, un air de tondeur de tricycles.
+
+--Fâcheux! se contentait-il de murmurer par instants, le front
+toujours baissé... Très fâcheux!... Extrêmement fâcheux!...
+
+Toutefois, sous cet aspect affairé, il calculait de plein sang-froid.
+Bien que ses pertes fussent minimes, elles avaient, la semaine
+d'avant, contrebalancé la somme des bénéfices. Le bilan des derniers
+huit jours se soldait sans profit, sorte d'échec pour un spéculateur
+accoutumé, comme lui, au gain. De plus, d'autres valeurs minières
+avaient subi de violentes fluctuations. Le marché présentait des
+signes, sinon d'alarme, du moins de prudence. Les affaires se
+ralentissaient et la baisse avait frappé beaucoup de titres jusqu'ici
+en hausse quotidienne. Ces considérations laissaient l'oncle Cyprien
+pensif. Etait-ce bien le moment de prendre parti contre son frère, de
+pousser ouvertement à une rupture avec les Chambannes? Ne risquait-il
+pas de s'aliéner, par cette attitude décidée, les puissantes
+sympathies du camp adverse,--à savoir des Chambannes et de la bande
+adjacente, des Pums, des Meuze, des Talloire, c'est-à-dire de tous ses
+amis de Bourse et de tous ses conseillers? La question méritait qu'on
+n'y répondît pas à la légère.
+
+--Et c'est alors, conclut Thérèse, que l'idée m'est venue d'avoir
+recours à ton aide... Il n'y a que toi qui puisses nous sauver, qui
+possèdes sur papa une autorité suffisante pour le tirer de la voie
+dangereuse où il s'enfonce plus chaque jour...
+
+--Fâcheux! Très fâcheux! réitérait M. Raindal cadet.
+
+Un silence passa. L'oncle Cyprien s'appliquait à égoutter le pétrole
+de sa burette dans un trou de graissage.
+
+--Mais enfin, mon oncle! reprit Thérèse que cette réserve
+déconcertait... Tu ne dis rien?... Tu es bien de notre avis,
+pourtant... Il faut que ce scandale cesse... il faut arracher papa à
+ces gens!
+
+--Peuh! mon neveu! fit l'oncle Cyprien en rangeant le pliant et
+redressant sur ses roues le tricycle... Peuh! Tu me demandes mon avis,
+n'est-ce pas, mon avis sincère, mon avis amical?... Je te l'exprimerai
+brutalement... M'est avis, à moi, que cette histoire est rudement
+délicate... Pardi, la conduite de ton père me paraît fâcheuse,
+déplorable même, et je donnerais je ne sais quoi pour l'en faire
+changer... Mais entre cela et aller dire à un homme de cet âge, à un
+homme de l'importance de ton père: «Mon petit, je te défends de
+retourner chez madame Une Telle... Et désormais tu n'iras plus...»,
+entre cela et ceci il y a une différence!...
+
+--Ainsi tu refuses de le raisonner, d'avoir avec lui un entretien
+sérieux?... fit Mlle Raindal qui repoussait sa chaise.
+
+--Je ne refuse pas! rectifia l'ex-employé... Je t'explique la
+difficulté, la presque impossibilité de la mission dont tu désirerais
+me charger... Sans compter que ton père n'est pas commode, que c'est
+très bien un homme à m'envoyer promener, à me déclarer que tout cela
+ne me regarde pas... Après quoi il ne me restera plus qu'à prendre mes
+cliques et mes claques et à me brouiller avec lui!
+
+Il avait saisi son tricycle par le guidon et le manœuvrait autour de
+la pièce, pour en expérimenter les roulements. Puis il ajouta:
+
+--En résumé, tu m'as bien compris?... Je ne te refuse pas... Je te
+soumets le problème... Estimes-tu, la main sur la conscience, que j'ai
+des chances de succès?... Si oui, le temps de mettre mon chapeau et je
+suis en route... Si non, il vaudrait mieux ne pas m'exposer, pour le
+plaisir, à un camouflet inutile... Réfléchis!
+
+--C'est tout réfléchi, mon oncle! fit Thérèse en domptant un sourire
+dédaigneux... Je finis par penser comme toi... Il est plus convenable
+que tu ne paraisses pas dans cette triste affaire...
+
+M. Raindal cadet dévisageait sa nièce d'un coup d'œil défiant.
+
+--Ho! ho! mademoiselle, nous sommes vexée, on dirait?... Je suis
+encore à tes ordres... Mais, crois-moi, ne t'emballe pas... Considère
+la question à tête reposée... Et je te parie une discrétion contre
+une boîte de cigares que pas plus tard que dans deux jours, tu
+donneras raison à ton vieux scélérat d'oncle!...
+
+Il l'attirait entre ses bras et la baisant au front:
+
+--Du reste, qui nous dit que cet engouement durera?... Ton père s'est
+emporté, parce que vous le contrecarriez, et que les Raindal ont
+horreur de la contradiction... Soupes au lait!... Sitôt retirées du
+feu, elles tombent... Et tu viendrais ce soir m'apprendre que tout est
+arrangé, que ton père va avec vous à Langrune, baste! je n'en serais
+pas autrement étonné!...
+
+Ils arrivaient sur le palier. Thérèse serra mollement la main de son
+oncle.
+
+--Oh! cette main en coton! protesta M. Raindal cadet... Voulez-vous
+donner la main un peu mieux?
+
+Thérèse lui obéit.
+
+--Très bien! approuva-t-il... Bravo! A bientôt, mon neveu... Et sans
+rancune aucune, hein?...
+
+Thérèse descendit en se retenant à la rampe. Elle éprouvait dans les
+jambes une faiblesse d'étourdissement. Ses idées s'emmêlaient dans une
+accablante impression de défaite et d'impuissance.
+
+Sous la porte cochère, elle s'arrêta, hésitante. Elle ne cherchait
+même pas à définir son isolement, ni à élucider la grossière défection
+de l'oncle. Elle se sentait hébétée, paralysée, irrémédiablement
+vaincue.
+
+Elle s'achemina à pas lents vers la rue Notre-Dame-des-Champs. Les
+passants la dévisageaient, surpris par sa physionomie égarée, ses yeux
+sans regard, son expression de douleur secrète. Chagrin d'amour?...
+Ces gants de fil jaunâtres, cette robe en alpaga roussi, ce chapeau de
+paille à prix fixe--et de plus pas bien jolie!... Non! Une gouvernante
+congédiée plutôt...
+
+Sans s'inquiéter de leurs coups d'œil, sans les voir, elle longeait
+la façade des maisons, comme par besoin d'appui, au cas où elle
+pâmerait. Mais, à l'angle de la rue Vavin, une brusque image, un nom,
+l'immobilisèrent subitement: Bœrzell. Eh! oui, c'était la suprême
+ressource, le suprême protecteur contre la catastrophe prochaine,
+contre la ruine qui menaçait à bref délai le foyer familial!
+
+Ses traits détendus par l'angoisse se vivifièrent d'un reflet
+d'espoir. Elle pressait l'allure. En cinq minutes, elle fut rue de
+Rennes, devant la porte de Pierre Bœrzell.
+
+Au coup de sonnette, il vint ouvrir lui-même. Il était en bras de
+chemise, sans faux col à cause de la chaleur, son cou gras et blanc
+émergeant à l'aise hors du linge.
+
+Il poussa un cri de stupeur en reconnaissant Thérèse, et vivement il
+lissait de la main sa chevelure ébouriffée:
+
+--Vous, mademoiselle!... Ce n'est pas un malheur qui vous amène?
+
+Thérèse eut un sourire contraint:
+
+--Non, monsieur Bœrzell!... Un service, un conseil à vous demander...
+
+--Vous permettez, mademoiselle?... Je passe devant...
+
+Et, sitôt dans la pièce attenante au vestibule,--son cabinet de
+travail, une minuscule chambrette dont livres et brochures
+encombraient la table, les chaises, le divan,--il s'excusa sur la
+petitesse du local:
+
+--Vous voyez!... Je suis bien à l'étroit... Et ma chambre est encore
+plus bourrée de livres... Il faudra que je déménage un de ces jours!
+
+Il débarrassait en hâte le divan:
+
+--Veuillez vous asseoir, mademoiselle... De quoi s'agit-il?
+
+Mais en même temps il s'esquivait du côté de sa chambre. Il rentra
+sans tarder. Il avait endossé un veston et attaché à sa chemise un col
+blanc avec une cravate.
+
+--Voilà!... Je suis tout à vous... En quoi puis-je vous servir,
+mademoiselle?...
+
+Thérèse, avec mille réticences, recommença son récit. Bœrzell
+l'entrecoupait de hochements de tête navrés. Mais l'égoïste accueil de
+l'oncle Cyprien poussa au comble son indignation.
+
+--C'est trop fort! déclarait-il... Non, c'est trop écœurant!...
+
+--C'est cependant ainsi! riposta Thérèse... Vous saviez déjà une
+partie de nos anxiétés, avant la scène de ce matin. Vous savez tout
+maintenant!... Je suis venue chez vous comme chez un ami sûr... J'ai
+en votre discrétion, en votre jugement, en votre affection, une foi
+absolue... Répondez sans ambages... A notre place, que feriez-vous?...
+
+Bœrzell dressa les bras dans un geste désespéré:
+
+--Ah! mademoiselle!... Vous me direz que je choisis mal mon heure pour
+vous adresser des reproches... Pourtant vous conviendrez que, si vous
+vous aviez été moins rigoureuse, moins impitoyable, nous ne serions
+pas aujourd'hui dans une détresse aussi cruelle!...
+
+--Comment cela? fit Thérèse.
+
+--Oui, j'ai tenu ma promesse, je l'ai tenue religieusement... Jamais
+je ne vous ai parlé mariage... Une foule d'occasions s'en offraient...
+Je n'ai profité d'aucune... Je comptais sur votre bon cœur pour me
+délier un jour de ce serment... Plus je pénétrais dans votre intimité,
+plus mon espoir s'affermissait... Eh bien! je déplore ma patience, je
+déplore ma fidélité... Si j'y avais manqué, je présume qu'actuellement
+nous serions mariés... Et, une fois votre mari, je pouvais vous
+secourir, je pouvais m'immiscer dans vos dissensions de famille, je
+pouvais discuter avec M. Raindal, je pouvais le persuader, le
+fléchir... Tandis que maintenant, qu'est-ce que je puis? Rien, rien,
+moins que rien!... M. Raindal, aux premiers mots, me désignerait la
+porte... Ah! mademoiselle, tenez, en voilà un cas, un bien pénible
+cas, hélas! où ce mariage dont vous faisiez tellement fi aurait pu
+devenir utile!...
+
+Il marchait à travers la pièce, se cognant à la table, aux sièges
+qu'il écartait ensuite de la main.
+
+Thérèse murmura:
+
+--Et, en dehors de ce mariage, vous n'entrevoyez pas de solution?...
+
+--Non, mademoiselle! riposta fébrilement Bœrzell... Je ne suis ni
+votre parent, ni votre allié... Je n'ai aucune prise sur votre père...
+
+Il exhala un long soupir:
+
+--Et moi qui me jetterais au feu pour vous, moi qui vous sacrifierais
+tout, oui tout ce que vous réclameriez de moi, voyez un peu où j'en
+suis réduit!... A vous renvoyer comme une pauvresse, comme une
+étrangère qui implore la charité!... Il ne me reste même pas la
+consolation de vous donner un conseil... Votre père est le maître...
+Vous n'avez qu'à vous incliner, à le laisser partir seul si tel est
+son désir...
+
+Thérèse, à bout de forces, s'était mise à pleurer, la tête renversée
+contre le dossier du divan, son mouchoir appuyé aux yeux.
+
+--Et vous pleurez! poursuivait Bœrzell... Et je suis obligé de vous
+laisser pleurer... Si j'osais seulement vous approcher ou prendre
+votre main sans votre permission, je vous deviendrais aussitôt
+odieux... Un ami, oui, mais un ami qu'on tient à distance, et qu'à la
+moindre protestation d'amour on traiterait comme le contraire d'un
+galant homme!...
+
+--Non, monsieur Bœrzell!... balbutiait Thérèse entre deux sanglots...
+Vous exagérez... C'est vrai, j'ai été très dure envers vous... Mais je
+vous aime beaucoup... beaucoup plus que jadis...
+
+Il s'arrêta pour la contempler. Elle le fixait sympathiquement de ses
+yeux gris noyés de larmes. En un inconscient mouvement de tendresse
+elle tendit vers lui sa main. Il avait eu un naïf recul d'incrédulité;
+et, saisissant la main de Thérèse, sans s'agenouiller, sans nulle
+démonstration de prétendant exaucé:
+
+--Quoi, mademoiselle! fit-il d'une voix grave où perçait l'intensité
+de son émoi... Est-ce que je me trompe?... Est-ce que je me méprends
+sur le sens de vos paroles?... Vous voudriez bien, vous
+consentiriez?...
+
+--Je ne sais pas! soupira Mlle Raindal à la fois opprimée par le
+découragement et touchée par cette anxiété... Plus tard...
+peut-être... Je verrai...
+
+--Oh! merci! s'écria Bœrzell en pressant ardemment la main fiévreuse
+de Thérèse... Merci, mademoiselle... Vous verrez, vous aussi... Vous
+verrez comme je m'efforcerai à vous rendre heureuse, tranquille...
+
+Il la regardait avec bonté, de petits frissons de gratitude courant à
+l'angle de ses tempes. Mais, d'un coup, toute sa figure se rembrunit,
+et lâchant, sans rudesse, la main de la jeune fille:
+
+--Au fait, non... Ce serait abuser de votre état, de votre désarroi...
+Je ne veux pas d'un consentement que je vous aurais extorqué au milieu
+du chagrin et des larmes... Notre mariage ne doit s'accomplir que par
+votre libre volonté et dans la parfaite maîtrise de vous-même... Plus
+tard, comme vous dites, quand vous aurez recouvré votre calme, votre
+clairvoyance, si vous éprouvez envers moi les mêmes sentiments, vous
+savez quel bonheur vous me causerez en acceptant d'être ma femme...
+Jusque-là je ne désire rien de vous que votre amitié... Nous ne sommes
+pas des héros de roman, ni des sots, ni des détraqués... Il ne faut
+pas que notre union se conclue par subterfuge, par surprise, par
+entraînement irréfléchi... Plutôt renoncer à vous toujours que vous
+avoir conquise par ces moyens médiocres... Et dans la suite, quoi
+qu'il advienne, je vous affirme que ni vous ni moi nous ne
+regretterons notre sagesse d'aujourd'hui, n'est-ce pas,
+mademoiselle?...
+
+Il s'était planté devant Thérèse et l'interrogeait des yeux. Elle
+soutint longuement la ténacité de ce regard, puis, d'un accent
+mélancolique:
+
+--Vous êtes la raison même! fit-elle... Vous êtes le meilleur et le
+plus loyal des amis... Soit!... Attendons... C'est effectivement plus
+digne des vieux sages que nous sommes... Cependant j'aurais aimé à
+vous prouver ma reconnaissance, à ne pas vous quitter, après ce que
+nous nous sommes dit, sans une marque d'amitié...
+
+--Bien facile, mademoiselle! repartit posément Bœrzell.
+
+--Quoi donc?...
+
+--Permettez-moi, de toutes façons,--que M. Raindal vienne ou non,--de
+vous accompagner à Langrune. C'était pour moi une peine réelle que
+cette villégiature qui allait nous éloigner l'un de l'autre... Plus
+d'une fois, j'ai été sur le point de vous demander l'autorisation...
+Et j'ajournais la demande par peur de vous déplaire... A présent, je
+suis plus brave... Dites, me permettez-vous?
+
+Mlle Raindal derechef lui tendait la main:
+
+--Quelle question, monsieur Bœrzell!... Mais avec joie!...
+
+Cette fois, il s'enhardit à un baiser de remerciement. Thérèse, par
+mégarde, s'était plainte d'avoir soif. Il se précipita vers sa chambre
+et revint portant un plateau. En un moment il eut préparé un verre
+d'eau sucrée où il versa quelques gouttes de rhum.
+
+--Ménage de garçon, ménage de savant! grommelait-il par plaisanterie
+en tournant la cuiller... Pas d'eau de mélisse... pas de sels
+anglais... rien de ce qu'il faut pour recevoir les dames!...
+
+Et, se corrigeant aussitôt:
+
+--Chut!... Je me lance dans les allusions au mariage... Je ne me
+rappelais plus que mon serment recommence...
+
+Thérèse buvait avidement, en lui souriant des paupières. Elle sursauta
+au timbre de la pendule, où tintaient les trois coups de trois heures.
+
+--Et cette pauvre mère que j'oublie!... Au revoir... Merci encore.
+Merci de tout cœur!... A dimanche, n'est-ce pas? Peut-être y
+aura-t-il eu du nouveau et du bon!...
+
+--C'est mon vœu le plus cher, mademoiselle, répliquait sceptiquement
+Bœrzell.
+
+Il s'accouda à la fenêtre pour la regarder partir. D'un pas viril et
+balancé, elle se frayait la route à travers les passants, avec ce port
+de tête un peu hautain, que seuls donnent aux femmes la conscience de
+leur grâce ou l'orgueil de leur pensée. Et Bœrzell avait l'intuition
+que c'était plus qu'une jeune fille qui s'en allait là-bas: une sorte
+de tutrice, de mère par l'intellect,--le vrai chef de la famille
+Raindal.
+
+Le tournant de la rue la dérobait à ses regards. Il referma la
+fenêtre. Il se sentait la poitrine gonflée par un contentement
+glorieux. Leur conduite à tous deux, la cordiale pureté de leur récent
+tête-à-tête lui paraissait le fait de personnes non vulgaires.
+
+--Nous avons été très chic! résuma-t-il en son dialecte de vieil
+écolier.
+
+Puis se rasseyant à sa table de travail, les yeux rêveurs, et comme
+formulant un souhait:
+
+--Si elle voulait! murmura-t-il... Quelle société pour moi! Quelle
+épouse!... Car c'est un homme... un homme dans la plus noble acception
+du mot!...
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Devant le train qui allait l'emmener aux Frettes, M. Raindal, arrivé
+un quart d'heure d'avance, faisait les cent pas en réfléchissant.
+
+La plupart des compartiments restaient vides, et le quai solitaire
+déroulait à perte de vue, sans un facteur, sans un camion, le tapis de
+son asphalte grisâtre. La verrière du haut réfractait une chaleur
+ombreuse et lourde. C'était ce moment de quasi repos, entre le matin
+fini et l'après-midi commençante, où, dans les gares, sauf les
+machines, hommes, wagons, marchandises, tout semble sommeiller.
+
+M. Raindal se promenait la tête basse, les mains jointes dans le dos,
+son grand panama blanc imperceptiblement rejeté en arrière. Il se
+remémorait une à une les journées précédentes, ce pénible siège de dix
+jours, dont il sortait enfin vainqueur, quoique confus, lassé,
+meurtri. Et, par instants, il soupirait.
+
+Ah! la semaine avait été rude! Vingt repas de bouderie, de silence
+absolu, de regards détournés et de mines contrites! Dans l'intervalle,
+pas un mot, la guerre muette des résistances qui s'entrechoquent sans
+s'aborder, la parodie forcée de l'aise, parmi le malaise même. Puis,
+la veille, une heure avant le départ de ces dames pour Langrune, la
+dernière bataille: Thérèse et Mme Raindal abdiquant tout orgueil,
+venant affectueusement prier M. Raindal de les suivre, essayant de
+suprêmes conseils... Un peu plus, et il leur cédait. Ses refus
+s'atténuaient. Les liens de son serment craquaient. Un imprudent aveu
+de Thérèse avait changé le sort du combat.
+
+--Eh bien! père, j'en conviens!... répondait-elle à un reproche du
+maître... Nous aurions pu, à la rigueur, nous montrer moins nettement
+hostiles envers Mme Chambannes, moins froides quand tu parlais de ses
+réceptions...
+
+A cette phrase, M. Raindal s'était senti soulevé par un regain de
+rancune, un ressouvenir haineux de toutes les taquineries de jadis:
+
+--Oui, tu en conviens maintenant! criait-il... Maintenant que tu me
+vois ancré dans ma résolution, maintenant que tu aperçois l'étendue de
+vos fautes... Et tu voudrais que j'y ajoute une impolitesse de plus,
+que je manque de parole à Mme Chambannes qui m'attend... Trop tard!
+vous n'aviez qu'à vous y prendre plus tôt...
+
+Il poursuivit, en grommelant indistinctement, des récriminations
+vindicatives. Et d'intimes arguments le soutenaient. Supposé qu'il les
+écoutât, ces dames, ne serait-ce pas encore à recommencer au retour?
+Non, il leur fallait une petite leçon, un avertissement exemplaire!...
+Brigitte, qui annonçait l'omnibus de la gare, avait terminé le débat.
+On s'était embrassé glacialement, du bout des lèvres, avec des
+promesses précipitées de s'écrire chaque semaine, de se retrouver au
+mois de septembre. La porte avait claqué. Un roulement de roues
+pesantes grondait en bas dans la rue. M. Raindal était seul, sauvé,
+délivré de Langrune...
+
+ * * * * *
+
+Sans cesser de marcher, le maître exhala un nouveau soupir. A présent,
+il ne s'illusionnait guère sur la gravité de cette séparation. Combien
+de ménages survivent à de pareils éclats? La malveillance d'autrui
+s'en mêle, exacerbe le désaccord. Les griefs s'aiguisent de loin,
+reviennent plus acérés; et lorsqu'on se revoit, on est presque
+ennemis.
+
+Eh quoi! aurait-il dû subir la tyrannie que sa femme et sa fille
+tentaient de lui imposer? Aurait-il dû sacrifier une précieuse
+sympathie, une amitié exceptionnelle à leur envie, à leurs préjugés?
+Aurait-il dû aveuglément se plier à leurs ordres comme un coupable
+repentant, au lieu d'y opposer la fermeté de l'innocence?
+
+--Les voyageurs pour la ligne de Mantes, Maisons-Laffitte, Poissy,
+Villedouillet, les Mureaux, en voiture! clamait un employé.
+
+M. Raindal monta dans son compartiment. Un vieil homme d'équipe
+fermait après lui la portière. Le maître remarqua sa ressemblance avec
+l'oncle Cyprien.
+
+«Encore un, grommelait-il, qui ne me molestera plus!»
+
+Il s'était accoté dans un coin du wagon, son chapeau retiré, tout le
+buste prêt à la sieste. La pensée de Cyprien le retint quelques
+minutes éveillé. Jusqu'au dernier moment il avait redouté ses
+harangues, ses anathèmes et ses malédictions. Mais non. La veille du
+départ, à dîner, l'oncle Cyprien n'avait exprimé nulle opinion
+violente en apprenant de la bouche du maître, la double villégiature
+où se partageait la famille. A peine s'était-il permis une anodine
+plaisanterie:
+
+--Alors, mes bons amis, vous bifurquez?... Bah! si c'est votre goût...
+Cela repose, quand on se voit l'année entière!...
+
+Il paraissait presque gêné, ne quittait pas son assiette des yeux, et
+n'avait repris sa belle humeur qu'une fois sorti de table... Un drôle
+de corps, ce Cyprien, un cerveau bien fumeux et sur lequel toute
+induction était fatalement téméraire!...
+
+Ce jugement dédaigneux contenta pleinement le maître. Il
+s'assoupissait peu à peu. Il ne se réveilla qu'à la station de
+Villedouillet.
+
+Sur le quai, Mme Chambannes, en robe de batiste à fleurs roses et
+souliers de daim blanc, lui faisait signe de son ombrelle. Elle suivit
+le train jusqu'à l'arrêt et, postée devant le wagon, elle souriait au
+maître tandis qu'il descendait le raide marche-pied.
+
+--Ainsi, ces dames n'ont pas voulu? dit-elle malicieusement, après les
+premières paroles de bonjour.
+
+--Non, chère amie... Pas moyen de les entraîner... Du reste, je n'ai
+pas trop insisté... La mer est fort salutaire pour Thérèse...
+
+--Elles doivent me détester, avouez-le!
+
+M. Raindal, qui rougissait, affecta de ricaner:
+
+--Heu! heu! Je ne vous dirai pas que ce départ se soit effectué sans
+certaines objections de part et d'autre... Ces dames ont leurs
+idées... Moi, j'ai les miennes... Et vous savez que ce ne sont pas
+toujours les mêmes...
+
+Puis il ajouta d'un ton plus fanfaron:
+
+--Seulement, elles ont pour habitude de respecter mes volontés et,
+somme toute, la séparation s'est opérée mieux que je ne l'espérais,
+malgré la scène regrettable dont, à Paris, je vous avais touché deux
+mots... Enfin, me voici!... N'est-ce pas l'important?...
+
+Il y eut une pause. Zozé, le visage railleusement songeur, s'était
+arrêtée sur le seuil de la gare. Un _tonneau_ de bois jaune attelé
+d'un poney bai, à crinière rase, attendait contre le trottoir. Firmin,
+le valet de chambre, qui se tenait à la tête du poney, salua
+discrètement le maître.
+
+--Tenez, Firmin! dit Mme Chambannes... Gardez le bulletin de M.
+Raindal... Vous vous occuperez de ses bagages, et vous les ramènerez
+avec la carriole que j'ai commandée chez le loueur...
+
+Elle s'installait dans le tonneau, assise de trois quarts, face à la
+croupe du cheval dont elle avait saisi les rênes. Le maître prit place
+vis-à-vis. Zozé caressait d'un léger coup de fouet les flancs du
+poney. La voiturette dévala par la cour inclinée, tanguant au choc des
+aspérités. Quelques curieux, campés au bord du trottoir, avaient en la
+regardant partir un sourire à demi narquois.
+
+Au bout d'un petit quart d'heure, la voiture s'engagea dans l'avenue,
+semée de gravier, qui conduisait au perron des Frettes.
+
+Des arbres l'encadraient et soudain la maison surgissait,--une vaste
+construction moderne avec des parois blanches que tranchait, à deux ou
+trois fenêtres, la tenture bise des stores.
+
+Devant, une large pelouse était incrustée, dans les angles, de
+rosiers, de dahlias et de flox variés en corbeilles. Puis aussitôt, le
+parc commençait, sombre, touffu, sans bornes apparentes et longeant,
+sur une longue distance, la route départementale dont une muraille le
+séparait.
+
+A droite, à gauche de la maison, des arbres encore s'enlaçaient,
+masquant de leurs branchages la campagne d'au delà, formant une
+clôture épaisse jusqu'en arrière du bâtiment, autour d'une autre
+pelouse, semblable à un petit pré où le filet d'un tennis cintrait le
+réseau de ses mailles flasques. «Pour jouir de la vue», comme disait
+Mme Chambannes, il fallait gagner le second étage.
+
+--L'étage de votre chambre, cher maître, et juste, votre côté, en face
+de la pelouse du tennis... Une vue superbe, vous allez voir.
+
+M. Raindal la suivit dans l'escalier qu'emplissait une odeur d'iris.
+
+Zozé poussa la fenêtre. Une grande rafale de vent doux entra. Le
+maître accoudé au balcon contempla lentement le paysage.
+
+Par-dessus les arbres, l'immensité de la plaine inférieure se
+découvrait à l'infini. Les villages avec leurs clochers semblaient des
+points topographiques marqués, comme sur la carte, d'un dessin
+puéril. Sur la gauche, les coteaux adverses bombaient leurs pentes
+quadrillées de cultures jaunes, brunes ou vertes. Et dans le bas, sans
+qu'on la vît, on devinait la Seine dont une boucle au fond scintillait
+en forme de serpe.
+
+--N'est-ce pas que c'est joli? fit Mme Chambannes qui, contre l'appui
+du balcon, touchait de son coude dodu le coude de M. Raindal.
+
+--Fort beau! déclara le maître.
+
+Et il murmura, en tournant le regard vers Zozé:
+
+--Je suis bien heureux, ma chère amie, bien content d'être près de
+vous!
+
+Elle remercia, de profil, par un sourire candide. A la pleine lumière,
+la clarté de son teint s'avivait. On y discernait les subtiles nuances
+finement superposées en un mélange diaphane. Le jour pénétrait la
+batiste de sa blouse, et un reflet rose-pâle haletait sous l'étoffe.
+M. Raindal, par devers lui, détailla tous ces charmes. Insensiblement,
+sans le savoir, il appuyait son coude à celui de la jeune femme. Il
+s'apprêtait même à saisir la main de sa petite élève--opération
+toujours périlleuse qu'il ne risquait jamais que par un élan
+d'audace,--mais, d'un coup, la porte s'ouvrit.
+
+La tante Panhias entrait, escortée par un domestique qui portait sur
+l'épaule la malle de M. Raindal.
+
+Dès lors, jusqu'au lendemain, le maître et Zozé ne furent plus seuls.
+La malle déballée, les visites se succédèrent: Mme Herschstein, Mme
+Silberschmidt avec une de ses cousines de Breslau, et, à cinq heures,
+l'abbé Touronde.
+
+On se réunit alors, à l'abri d'une sorte de clairière ombreuse,
+encerclée de tilleuls et de basse futaie,--qui s'ouvrait dans le parc,
+un peu après l'entrée, sur le flanc de l'allée principale. Au centre
+de ce vide circulaire, le champignon d'une table en pierre était fiché
+dans le sol.
+
+On y déposa du thé, des gâteaux et des fruits glacés au champagne, que
+Zozé puisait à l'aide d'une petite louche dorée.
+
+Les dames s'étaient assises sur de confortables sièges en jonc, qui
+avaient toutefois le défaut de crier au poids des personnes trop
+lourdes. M. Raindal adopta de préférence un rocking-chair solide, dont
+le balancement l'amusait.
+
+La causerie se poursuivit à travers des sujets faciles jusqu'au retour
+de l'oncle Panhias, qui rentra de Paris sur le coup de six heures et
+demie. Au moment de partir, l'abbé Touronde avait obtenu du maître
+qu'il viendrait, dans la semaine, visiter son orphelinat.
+
+Le dîner fini, M. Raindal demanda la permission de se retirer. Il se
+disait fatigué par cette journée d'installation. Mme Chambannes
+l'encouragea à s'aller reposer.
+
+Avant de se coucher pourtant, il inspecta sa chambre. Tout y était
+aménagé avec un raffinement parfait d'élégance campagnarde: les
+meubles en frêne à poignées de cuivre, les cretonnes anglaises du
+baldaquin et des rideaux, voire les simples cristaux de la toilette et
+les sachets de lavande disséminés dans les tiroirs ou sur les planches
+de l'armoire à glace.
+
+Les draps du lit fleuraient l'iris, un iris plus grossier, mais au
+relent plus sain que celui dont se servait personnellement Zozé. M.
+Raindal huma avec persistance cette senteur insolite où baignait son
+corps; puis il souffla d'un trait sa bougie.
+
+Il allait s'endormir. Un bruit de pas, au-dessous, lui fit, dans le
+noir, distendre les paupières. Qui était-ce? Sa petite élève, sa chère
+amie? Quel flatteur et rare agrément de dormir sous le même toit
+qu'elle!... A différentes reprises, le maître se retourna dans son
+lit. Tumultueuses et indécises, mille images lui montraient Zozé. Il
+soupirait, s'impatientait contre cette captivante insomnie. Le grand
+air, probablement, la surexcitation du grand air! A la fin il s'y
+résigna. Étendu sur le dos, il contemplait sans résister le défilé de
+ses songeries fiévreuses. Elles s'accentuaient plus qu'il n'aurait
+fallu, lorsque par bonheur le sommeil les balaya toutes.
+
+ * * * * *
+
+Le matin, vers dix heures, Mme Chambannes proposa au maître une
+promenade en tonneau.
+
+Ils partirent avec Anselme, le cocher, qui se tenait raide et
+respectueux, malgré les cahots, dans l'angle de la charrette, près de
+l'étui à parapluies.
+
+La matinée était limpide et fraîche, de cette fraîcheur d'août, tiède
+encore entre les ardeurs de la veille et celles de la journée, mais
+d'été quand même, rassurée, et sans rien de frileux qui annonce le
+froid.
+
+Zozé conduisait, les mains hautes, les regards à l'aise et pivotant
+au gré de la causerie, tandis que le poney trottait de toutes ses
+forces, en secouant la croupe.
+
+Vingt minutes plus tard, on eut atteint la montée sous bois qui
+précède la minuscule forêt de Verneuil. Le poney se mit d'instinct au
+pas. De grosses mouches jaillissaient en essaim sous ses fers.
+D'autres se collèrent goulûment à son encolure ou à ses flancs
+rebondis.
+
+La futaie se diversifiait des plus harmonieuses couleurs. Clairsemée
+en certains endroits, elle semblait toute blanche par les rangées des
+minces bouleaux argentés. Plus loin, elle offrait des espaces
+entièrement roses que la bruyère sauvage avait envahis. La masse
+sombre des pins, qui dominait partout, se clarifiait aussi de jeunes
+pousses vert tendre; et leurs fines aiguilles, apportées par le vent,
+séchaient éparses dans la poussière.
+
+Au retour, on fit halte dans la route qui traverse le bois. Le maître
+et Mme Chambannes s'assirent sur le talus où Anselme avait étendu une
+couverture. Après quoi, Zozé tira son porte-cigarettes, en s'excusant.
+A la campagne, n'est-ce pas? la correction peut se relâcher. Et puis,
+dans un petit bois où on ne rencontre personne!...
+
+Elle n'achevait pas cette phrase, que deux jeunes cyclistes
+apparurent. Ils pédalaient sans hâte, côte à côte. M. Raindal,
+aussitôt, se rappela avec humeur l'intolérant oncle Cyprien.
+
+Les deux jeunes gens se désignaient Zozé d'un clin d'œil goguenard.
+
+--Gentille! proféra distinctement le premier.
+
+Cette remarque familière acheva d'agacer M. Raindal.
+
+--Quel goujat! déclara-t-il, quand les bicyclistes furent passés.
+
+--Pourquoi? riposta Zozé en projetant une bouffée... Il ne faut pas se
+formaliser pour si peu, à la campagne!...
+
+Ces trois mots lui constituaient, aux Frettes, une devise favorite,
+une permanente justification de toutes les fantaisies qu'inventait sa
+tristesse ou son désœuvrement.
+
+Elle s'en autorisa, le lendemain, pour se priver, durant la promenade,
+des services d'Anselme, dont la présence évidemment paralysait M.
+Raindal.
+
+--Très bonne idée! approuva le maître dès qu'ils furent en route...
+D'ailleurs il ne servait à rien, ce garçon!...
+
+Et il s'empara de la main de sa petite élève, si brusquement, si
+violemment, que Notpou--c'était le nom, quasi égyptien, donné par Mme
+Chambannes au poney--exécuta sous le heurt du mors un écart presque
+épouvanté.
+
+--Tenez-vous donc tranquille, cher maître! gronda Zozé qui ramenait la
+bête dans l'allure... Vous effrayez Notpou... Vous allez nous faire
+verser!...
+
+--Il y avait si longtemps! bredouilla M. Raindal.
+
+Elle esquissait un sourire d'indulgence. Le maître, soudain enhardi,
+interrogea de la voix distraite qu'il employait à ces questions:
+
+--Et ces messieurs de Meuze?... Vous avez de leurs nouvelles?...
+
+Mme Chambannes répliqua, avec un effort pour contenir le sang qu'elle
+sentait fuser vers ses joues:
+
+--Aucune!... Je crois qu'ils sont à Deauville jusqu'à la fin du mois,
+comme je vous l'ai dit l'autre semaine... Ils devaient y arriver la
+veille de mon départ...
+
+M. Raindal, les mains pendantes au bout des bras, la fixait d'un
+studieux regard:
+
+--Alors ils ne viendront pas ici?...
+
+--Pas que je sache, pendant le mois d'août, repartit Zozé qui avait à
+demi maîtrisé sa rougeur... Et après, ce sera la chasse... Ainsi, vous
+voyez!...
+
+--Parfaitement! murmura le maître, tandis qu'au dedans de lui-même il
+interpellait avec rage Thérèse.
+
+Ah! qu'il l'eût souhaitée là, pour un instant seulement, à portée
+d'entendre! Voilà comme on accuse et comme on calomnie, sans preuves,
+sur des impressions jalouses et incertaines! «Une dame qui a
+publiquement un amant!» se redisait M. Raindal. Publiquement! Un
+amant! Où cela?... A Deauville peut-être! (Car peu à peu le maître
+avait circonscrit ses soupçons, rassemblé toute leur vigilance sur la
+tête de Gérald, l'unique jeune homme, au demeurant, que vît
+fréquemment Mme Chambannes.) Oui, à Deauville, à cinquante lieues des
+Frettes, délaissant ses amours durant un mois et plus! Un bel amant,
+en vérité!... Quelle misère et quelle injustice! Il eut un ricanement
+de mépris.
+
+--Vous riez, cher maître? interrogeait Mme Chambannes.
+
+Pour toute réponse d'abord, il prit doucement la main droite de Zozé
+qui, au-dessous de la main conductrice, retenait l'extrémité des
+rênes, et, l'élevant jusqu'à ses lèvres:
+
+--Je ris, dit-il entre deux baisers, je ris de la méchanceté, ou plus
+exactement, de la sottise humaine!
+
+ * * * * *
+
+Bientôt le programme des journées se régularisa. Lorsque la chaleur
+n'y faisait pas obstacle, le matin était réservé aux promenades en
+tonneau.
+
+On fuyait les parages mondains qui, au delà de Poissy, avoisinent
+Saint-Germain. On s'acheminait plutôt, selon le cours de la Seine,
+vers Pontoise, ou même vers Mantes: régions accidentées, montueuses et
+souvent grandioses dont, comme Mme Chambannes, le maître s'était
+épris.
+
+Le vent y roule ses amples ondes à travers plateaux et collines, avec
+des saveurs fortes qu'on croirait issues de la mer. Parfois, au sommet
+d'un chemin encaissé qui monte sous l'ombrage, une perspective
+inattendue étale des espaces énormes, des forêts, des routes
+entre-croisées, la largeur du fleuve, un gros bourg, des bœufs dans
+une prairie, des vignes sur un coteau, tout l'imprévu complexe des
+campagnes provinciales, loin de Paris, loin de la banlieue...
+
+Le maître et Mme Chambannes partaient donc vers neuf heures et ne
+rentraient que pour déjeuner. D'autres jours, afin de parer aux
+médisances, ils emmenaient l'abbé Touronde.
+
+M. Raindal et l'abbé occupaient une banquette. Zozé, sur l'autre,
+conduisait.
+
+Un jeudi qu'ils avaient, tous trois, poussé jusqu'à Mantes où le
+maître désirait acheter une paire de souliers jaunes, leur entrée fit
+sensation. L'étrangeté de la voiture, la grâce mutine de Mme
+Chambannes, les cheveux blancs de M. Raindal et la soutane de l'abbé
+s'étaient accumulés pour frapper les curieux. Devant la porte du
+bottier, des gamins avaient entouré le tonneau. Les boutiquiers du
+voisinage étaient sortis sur le pas de leur magasin et échangeaient
+des plaisanteries. L'ensemble de ces émotions populaires fut résumé en
+un court filet anonyme du _Petit Impartial de Seine-et-Oise_. Nul nom
+n'y était imprimé. Mais on ne pouvait se méprendre au sens de
+l'allusion, au titre de l'article: _Suzanne_, ni à l'âpreté déployée
+par le rédacteur contre «certains ecclésiastiques amis des orphelins»,
+dont la masse, à ne s'y point tromper, pâtissait pour l'abbé Touronde.
+
+A la suite de cette mésaventure, Mme Chambannes évita désormais les
+villes.
+
+Du reste, les promenades lui étaient moins un plaisir qu'un
+passe-temps entre l'heure de lire les lettres de Gérald--quand il en
+arrivait--et l'heure de lui écrire.
+
+Chaque jour, après déjeuner, elle s'enfermait chez elle pour lui
+tracer de longues pages astucieusement rédigées de manière à stimuler
+son inerte tendresse et sa jalousie somnolente. Pendant ce laps, M.
+Raindal, remonté censément au travail, faisait la sieste à l'étage
+supérieur ou, par imitation, écrivait quelques mots aux siens. Et
+c'eût été une piquante comparaison que celle de leurs deux lettres:
+Zozé se noircissant à dessein, multipliant les détails équivoques,
+les récits d'épisodes où sa coquetterie s'ébattait parmi les
+admirations, les hommages masculins, les regards fervents de M.
+Raindal, de l'abbé, d'un passant, de tous les hommes,--et le maître,
+au contraire, épuisant les exemples à la blanchir des suspicions, à
+prouver sa candeur enfantine, sa vertu, son indubitable pureté.
+
+On ne se retrouvait que vers quatre heures; et, selon la température,
+on demeurait dans le jardin, ou l'on rendait visite aux gens du
+voisinage: à l'abbé Touronde dont M. Raindal inspecta par deux fois
+les petits orphelins, aux Herschstein, aux Silberschmidt.
+
+Nulle part le maître ne s'ennuyait, sauf les cas où pour une course
+jusqu'au village, des ordres à donner, une toilette à changer, Zozé le
+laissait seul avec la tante Panhias. Il n'avait d'autre consolation
+que de parler de sa petite élève. Il confiait à Mme Panhias ses
+remarques sur l'humeur variable de Zozé. Certains matins, elle
+paraissait en proie au spleen, sans qu'aucun motif saisissable
+justifiât ces accès de tristesse. A quoi donc les attribuer? Mme
+Panhias, qui avait, en secret, noté la concordance de ces crises avec
+le retard des lettres timbrées de Deauville, répondait évasivement:
+
+--C'est sa _natourre_ comme cela! Que voulez-vous?...
+
+--Je ne dis pas! approuvait M. Raindal... En effet!... Nature
+rêveuse!... Nature essentiellement mélancolique!...
+
+Et il se promettait de ne rien négliger pour distraire sa petite
+élève.
+
+Une après-midi même, par crainte de la contrarier, il consentit à
+jouer avec elle au tennis. Zozé défendait un camp, M. Raindal et la
+tante Panhias coalisés, l'autre camp. Plus par essoufflement que par
+respect de sa dignité, le maître, au bout de quelques minutes, renonça
+à ce jeu. Il n'y avait que médiocrement réussi. Zozé, dans un esprit
+d'abnégation, ne renouvela pas la tentative.
+
+Elle aussi se targuait de sollicitude. Elle plaignait le pauvre M.
+Raindal pour les tracas de famille dont il avait avoué quelques traits
+significatifs. Et quand le maître, en sa présence, ouvrait une lettre
+provenant de Langrune, elle ne manquait pas de s'informer si ces dames
+étaient moins méchantes.
+
+--Peuh!... La glace... toujours la glace!... Des questions sur ma
+santé... des nouvelles de la leur... des compliments pour vous... des
+baisers... Dix lignes à peine!... Lisez plutôt!...
+
+Elle parcourait la feuille et se remémorant les lettres de Gérald--des
+lettres dont le laconisme n'excédait guère celui du billet qu'elle
+lisait:
+
+--Oui, cher maître! soupirait-elle... Comme vous disiez, l'humanité
+est joliment bête!...
+
+Ces jours-là, par pitié pour ces douleurs pareilles aux siennes, elle
+opposait moins de rigueur aux baisers furtifs dont M. Raindal
+poursuivait, en toute occasion, ses mains nues ou gantées. Elle
+s'ingéniait à commander des plats succulents qu'elle savait
+devoir lui plaire. Puis, le dîner fini, dans le salon, s'il ne
+s'endormait pas, elle lui faisait la lecture--le journal, un ouvrage
+d'histoire--timidement, de son mieux, avec des intonations inexactes,
+des erreurs de petite fille, qui attendrissaient le maître au plus
+haut point. Ou, comble de délices, elle acceptait son bras pour un
+tour au jardin, le long de la pelouse, devant la terrasse du perron.
+Quand des nuages chargeaient le ciel, au couvert de l'obscurité, M.
+Raindal, bravement, baisait la main de la jeune femme qui le
+repoussait en chuchotant. Une fois, il faillit hasarder un baiser plus
+proche, dans la nuque, profitant du corsage à demi décolleté que
+portait le soir Mme Chambannes. Mais au moment d'exécuter, une telle
+frayeur l'empoigna, qu'il s'arrêta du coup sur place.
+
+--Vous êtes souffrant, cher maître? interrogea Zozé.
+
+--Non! fit-il se remettant en route... J'écoutais le vent dans le
+feuillage!...
+
+Quand il remontait vers sa chambre, après ces nocturnes équipées, il
+avait peine à se mettre au lit. Les réflexions sourdaient en lui par
+bouillonnantes cascades. Il comptait le nombre des baisers tolérés par
+Mme Chambannes depuis le matin: un dans le bois de Verneuil, un autre
+dans le parc avant le déjeuner, un autre l'après-midi, dans la chambre
+de Zozé où il s'était rendu sous prétexte de réclamer un livre, un
+cinquième, un sixième, ce soir, au-dessous de la terrasse... Additions
+enfantines et non sans vanité,--il en convenait modestement!
+
+Mais que pèsent les considérations métaphysiques auprès de l'écrasante
+réalité de nos joies? A celle-ci il n'est de mesure que les variations
+de notre sentiment. S'il s'exalte, ne dédaignons point ses
+enthousiasmes; s'il s'abaisse et fléchit, quelle philosophie le
+relèvera?... Ainsi méditait M. Raindal, avec un mépris graduel pour
+les plaisirs spéculatifs.
+
+Souvent il atteignait à l'extrême franchise, à ces examens solennels
+où l'âme parle à l'esprit, comme l'épouse fidèle à l'époux. Eh bien!
+oui, là, sous les yeux clairs de sa conscience, M. Raindal ne le niait
+pas. Il était un peu amoureux de sa gentille petite élève. Il
+éprouvait à son approche des rougeurs, des émois, des sursauts
+intérieurs qui, de l'aveu général, sont l'indice de l'inclination.
+Amour certes inoffensif, flamme qui n'ardait pas, rayons ultimes du
+cœur! Quel danger courait-il à se réjouir de ces lueurs
+crépusculaires que la Vie, par un dernier bienfait, rallume
+quelquefois sur la route de la tombe? Quelle faute commettait-il en
+puisant dans ces illicites baisers une fougue de jeunesse renaissante,
+un démenti continuel au déclin fatal des années?
+
+Ces pensées graves l'attristaient. Il déplorait d'être si vieux, de
+n'avoir pas connu plus tôt sa chère amie Mme Chambannes. Puis, sans
+mentionner le départ prochain qui le séparerait de la jeune femme,
+combien d'heures auprès d'elle lui ménageait encore la Destinée?... Et
+sous une poussée d'amertume, il s'attablait pour écrire à Thérèse,
+faire l'essai de nouveaux projets. Août allait finir, et, de certains
+propos échappés à Mme Chambannes, M. Raindal n'était pas éloigné de
+conclure qu'une prolongation de séjour charmerait la châtelaine. Dans
+maintes causeries elle semblait avoir indiqué que la venue de ces
+dames en septembre ne serait pas pour lui déplaire. Qu'en
+disaient-elles, ces dames? Le cas échéant, voudraient-elles rejoindre
+le maître au lieu de rentrer à Paris, par ces «grosses chaleurs» qui
+menaçaient de persister? M. Raindal ne prétendait pas les contraindre.
+Pourtant, à son avis, la bouderie durait trop; et il ne lui paraissait
+guère séant de rebuter une seconde fois des avances tellement
+cordiales...
+
+Il se couchait ragaillardi par cette espérance qu'on a, d'avoir
+exprimé ses espoirs. Et le lendemain, à la vue de Zozé, toute
+souriante et fraîche dans un peignoir léger, comme une nymphe
+matinale, les dernières vapeurs de sa mélancolie fuyaient.
+
+--Où allez-vous donc, cher maître? lui criait-elle allègrement du haut
+de sa fenêtre.
+
+Il relevait la tête, et, lançant à Mme Chambannes un camarade bonjour
+de la main:
+
+--Je vais à l'écurie donner du sucre à Notpou... Et après, je vais à
+la poste jeter une lettre pour ces dames!...
+
+--Dépêchez-vous, cher maître!... Dans une demi-heure, je suis
+prête!...
+
+Il se retournait tous les cinq pas, en plaçant la main contre ses
+yeux. Elle souriait toujours, accoudée au balcon. Les larges manches
+de son peignoir avaient glissé. Et son bras replié sur la balustrade
+dressait une solide massue de chair blanche.
+
+«Pourvu que ces dames veuillent!» songeait M. Raindal en s'acheminant
+vers l'écurie.
+
+Un matin qu'il revenait de porter à la poste la quatrième lettre
+depuis le début de la semaine,--trois étaient demeurées sans
+réponse,--il rattrapa, en route, le facteur cantonal qui desservait le
+château.
+
+--Une lettre pour vous, monsieur! fit l'homme en saluant.
+
+Le maître ralentit l'allure. C'était une lettre de Langrune. Ces dames
+reconnaissaient la justesse des remarques concernant les grosses
+chaleurs. En conséquence, elles retarderaient leur départ et ne se
+réinstalleraient à Paris que vers le 15 septembre. Des Frettes, de Mme
+Chambannes, pas un mot.
+
+--Les sottes! murmurait le maître avec contrariété.
+
+Mais son contentement fut plus fort. Au fait, il acquérait la
+prolongation désirée, le droit de rester aux Frettes. Qui sait même si
+en venant, ces dames ne l'eussent pas incommodé d'une humiliante
+surveillance! Et quant à leurs froideurs, quant à leur sourde
+inimitié, on aviserait au retour, on les materait coûte que coûte.
+
+Il marchait si vite qu'il croisa le facteur à la porte du château.
+
+Au milieu de la terrasse à balustrade de pierre, qui longeait le
+pourtour de la maison, Zozé rêvait assise dans un fauteuil de paille.
+Devant elle, sur une petite table, près d'un plateau à thé, gisaient
+des lettres dépliées.
+
+--Y a-t-il du neuf, cher maître? questionna-t-elle.. Le facteur m'a
+dit qu'il vous avait remis une lettre... Est-ce que c'est de ces
+dames?...
+
+M. Raindal balbutia des explications confuses.
+
+--Alors, quand partez-vous? fit Zozé avec calme.
+
+Il la contemplait d'un air un peu déçu.
+
+--Eh! je ne pars pas, mon amie... Puisque vous le voulez bien, j'aurai
+le bonheur de ne pas partir!...
+
+Il avait décoché--à droite, à gauche--deux regards circonspects, et il
+saisit la main de Zozé en inclinant le buste.
+
+--Maintenant, moi aussi, j'ai de grandes nouvelles! déclara la jeune
+femme qui réprimait un geste d'énervement tandis que M. Raindal
+achevait son lourd baiser... D'abord, j'ai reçu un télégramme de
+Georges. Il revient le 1er septembre, lundi, dans trois jours...
+
+--Ah! fit M. Raindal machinalement... Tant mieux!... Il va bien?...
+
+--Très bien!... Vous lirez sa dépêche... Et ensuite...
+
+--Ensuite? redit le maître avec une oppression d'anxiété.
+
+--Ensuite, j'ai reçu une lettre de ces messieurs de Meuze m'annonçant
+qu'ils viennent passer une huitaine aux Frettes.
+
+M. Raindal, dont la bouche se tordait, tenta une objection suprême:
+
+--Cependant vous m'aviez assuré...
+
+--Oui, qu'ils devaient faire l'ouverture... Ils la font en Poitou, où
+elle n'a lieu que le 12...
+
+--C'est différent! murmura le maître d'un ton vaincu... Ils arrivent
+quand, ces messieurs?
+
+--Lundi également...
+
+Le maître respira et, d'un accent plus ferme:
+
+--Le même jour que votre mari?
+
+--Oui! fit Zozé qui l'observait du coin de la paupière... C'est-à-dire
+que Georges débarque à Paris vers neuf heures... L'oncle Panhias va le
+chercher à la gare du Nord et il ne pourra pas être ici avant onze
+heures... Ces messieurs de Meuze, eux, y seront dans l'après-midi...
+Georges les suivra de quelques heures, en somme!
+
+--C'est ça, de quelques heures! répétait au hasard M. Raindal.
+
+Il appuya la main à son front, se plaignant d'une subite migraine. Le
+soleil, sans doute, ou sa hâte à rentrer!
+
+--Si vous permettez, je ne sortirai pas ce matin, dit-il... Je préfère
+me reposer...
+
+Mme Chambannes, en souriant, le regardait s'en aller. Puis une chute
+de maussaderie lui abaissa les lèvres. Au fond, il n'y avait pas de
+quoi rire! Tout s'arrangeait très mal. Le maître prenant au sérieux de
+banales phrases de politesse, ou des regrets formulés dans un moment
+de colère contre Gérald; le père Raindal collant au Frettes pour
+quinze jours! Là-dessus Georges qui tombait de Bosnie! Le marquis et
+son fils arrivant en même temps, comme convenu! Pas d'espoir que Raldo
+consentit à hâter leur retour! A peine une soirée pour se revoir, se
+retrouver! Et cela, devant le père Raindal qui faisait déjà la tête,
+et les aurait sous l'œil! Que de malchances, de complications, de
+difficultés!...
+
+Mme Chambannes, pendant les trois jours qui suivirent, s'excusa de
+son humeur morose. Elle se sentait souffrante, elle avait mal aux
+nerfs.
+
+M. Raindal affecta la pitié, le bon vouloir. A peine essayait-il un
+baiser ou deux, par contenance. Mais lui non plus n'était pas gai.
+L'oncle Panhias, courtoisement, lui en adressa le reproche. Le maître
+feignit de s'étonner. Non, franchement, il n'avait nulle raison d'être
+triste; et pour prouver son insouciance, il ricanait en se tapant la
+poitrine:
+
+--Ha! ha! Moi pas gai! Ha! ha! Et pourquoi ne serais-je pas gai?
+Ha!...
+
+L'image de Gérald retraversait, plus vivace, son esprit: le petit rire
+du maître s'arrêta net, comme brisé en deux par un choc.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Le lundi soir, après dîner, on passa au salon pour prendre le café.
+
+Zozé inaugurait une robe en mousseline bleu de lin, dont le corsage
+échancré laissait à nu son cou cerclé d'un double rang de perles. Le
+marquis était en habit et cravate blanche, Gérald en smoking avec une
+rose jaune à la boutonnière. Et il émanait d'eux comme un reflet de
+fête.
+
+Les hautes croisées de la pièce étaient demeurées ouvertes. Elles
+donnaient de plain-pied sur la terrasse du pourtour. Par l'écartement
+de leurs battants, on apercevait la pelouse et les corbeilles, l'amas
+touffu des arbres du parc. Le jour ne se retirait qu'à regret. Ses
+clartés grises semblaient, dans l'air, disputer à la nuit la tiède
+saveur de cette journée finissante.
+
+--Jolie soirée! fit M. de Meuze qui fumait un cigare au balcon de la
+terrasse.
+
+M. Raindal, assis dans le fond du salon, face à la fenêtre, lisait le
+journal près d'une lampe. Mme Chambannes et Gérald causaient dans
+l'angle de gauche sur un petit divan de cretonne. La tante Panhias
+servit à chacun le café, tout en maugréant contre son mari qui s'était
+obstiné à ne partir qu'après le dessert. Avait-on jamais vu entêtement
+si absurde! Dès lors que l'on se rendait au-devant de quelqu'un,
+n'était-ce pas le moins que de sacrifier son dessert? Et elle
+tourmentait Zozé pour connaître l'heure des trains, calculer les
+correspondances, décider si l'oncle Panhias arriverait en temps voulu!
+
+M. de Meuze, qui reparaissait, interrompit ces doléances:
+
+--Vous m'excuserez, mesdames! fit-il... Le voyage m'a harassé... Je
+vais aller mettre au lit ma vieille patraque de personne!...
+
+Il s'approchait de M. Raindal pour lui tendre la main.
+
+--Chut! murmura-t-il en se retournant vers les jeunes gens... La
+science dort... Paix à son sommeil!... Bonsoir, chère madame!...
+
+Zozé lui adressait de la tête un amical adieu.
+
+--Oh! ce n'est rien! déclara à mi-voix la tante Panhias... Cela lui
+prend presque chaque soir, à ce brave M. Raindal!...
+
+Elle s'esquivait avec le marquis, ayant vingt choses à commander pour
+les appartements des nouveaux hôtes, le retour de Chambannes, la
+voiture qu'il fallait atteler.
+
+--Enfin seuls! susurra gouailleusement Gérald.
+
+--Plus bas, mon chéri! implora Zozé qui lui pressait la main.
+
+--Quoi?... Puisqu'il dort!...
+
+Zozé, les sourcils froncés, examinait M. Raindal sans lâcher la main
+de son Raldo. Puis, se levant et tirant à elle le jeune homme:
+
+--Tiens, venons sur la terrasse... Je serai plus tranquille...
+
+Elle soupirait:
+
+--Oh! mon Raldo, quelle scie qu'il soit resté!... Et tu sais, nous
+l'avons encore pour quinze jours!...
+
+--Oui, tu m'as dit!... Bah! s'il nous gêne, on le sèmera, le
+Kangourou!... Ce ne doit pas être bien difficile!...
+
+Il s'étaient accoudés dehors à la balustrade de pierre blanche. M.
+Raindal, minutieusement, entr'ouvrit les paupières. D'où il se
+trouvait placé, il ne voyait que de biais que Mme Chambannes,
+l'évasement de sa jupe bleu pâle, son buste de trois quarts, sa fine
+tête profilée à droite.... Pour parler à Gérald, sans doute, à Gérald
+qu'il devinait tout près, coude à coude avec elle, comme il avait été
+lui-même, là-haut, dans la chambre lumineuse, le premier jour de
+l'arrivée!... Il retint sa respiration afin d'essayer de les entendre.
+Il ne distinguait qu'une mélopée de paroles confuses, une cascade de
+syllabes ouatées dont le sens se brisait aux invisibles cloisons de
+l'air.
+
+Parfois le buste de la jeune femme oscillait, son profil sombrait dans
+le noir. Un meurtrier arrêt tranchait l'entretien. M. Raindal, les
+mains collées à son fauteuil, contemplait avec un recul de souffrance
+la robe pâle sans tête, le corps décapité de sa petite élève. Pourquoi
+se penchait-elle tant? A quel mystère inclinait-elle le chuchotement
+de sa bouche rieuse?
+
+Et soudain une grande ombre fila derrière Mme Chambannes, la
+silhouette de Gérald, sa rose, sa moustache brune. Des pas agiles
+descendirent les marches du perron. Les cailloux grincèrent dans le
+jardin. Maintenant, d'en bas, une voix contenue monologuait par
+intervalles. Mme Chambannes, la tête fixe, paraissait l'écouter; et
+son index, devant le visage, opposait des gestes de refus.
+
+M. Raindal, oubliant toute prudence, avait complètement écarquillé les
+yeux. Une brusque volte-face de Zozé les lui fit refermer juste à
+temps. Que se passait-il donc? Elle pénétrait dans le salon, y
+cherchait un objet,--une mantille, présuma M. Raindal, au froissement
+de la soie, des dentelles,--resortait sur la pointe des pieds, se
+retournait un instant à la hauteur du seuil... Puis ses talons
+sonnaient contre les degrés du perron. Le sable de l'allée recraquait
+sous des pas.
+
+--C'est un peu fort! murmura le maître qui se levait en s'étirant.
+
+Il prêta l'oreille. Tout, dehors, s'était tu. Ah çà! où se
+sauvait-elle? Oui, dans le jardin, se promener avec le jeune Gérald.
+Mais s'ils se promenaient, comment expliquer ce silence? Auraient-ils,
+par hasard, franchi la limite coutumière, été jusqu'à la pelouse,
+peut-être même au delà? Invraisemblable licence! Pourtant M. Raindal
+tenait à s'en assurer. A son tour, il vint s'appuyer au balustre de
+pierre blanche. Son cœur, par chocs désordonnés, tapait contre les
+côtes, et ce martèlement continu se propageait à son bras gauche comme
+un sourd tocsin intérieur. Il plongea d'un coup d'œil dans le jardin.
+
+Le silence y persistait, sous le ciel chamarré d'étoiles. Un demi-jour
+bleuâtre s'étalait partout où les massifs, les arbres, quelque
+obstacle résistant et dense n'avait pas rabattu ses fragiles lueurs.
+Ainsi la pelouse se discernait avec tous ses contours, toutes ses
+corbeilles fleuries et sa pente légère. L'allée du bord aussi
+dessinait nettement ses clairs méandres de gravier. Et l'obscurité ne
+renaissait qu'après, à la haute muraille des tilleuls, qui dilataient
+au loin, dans l'atmosphère humide, la senteur de leurs floraisons
+tardives.
+
+D'habitude, M. Raindal raffolait de ce parfum sucré. Il l'aspirait
+avec gourmandise, la bouche grande ouverte, les narines palpitantes.
+Mais, à présent, l'angoisse pétrifiait tout son corps, sauf les yeux.
+Il n'avait plus de force, de vie, de conscience que pour inspecter
+l'ombre, que pour fouiller les ténèbres de ses regards cupides, des
+regards qui voulaient et voulaient encore voir...
+
+Non, personne sur la pelouse, personne dans l'allée, nul bruit par le
+gravier! Ils se cachaient donc dans le parc, les misérables?
+
+A cette question terrible, le maître ne prit pas le loisir de
+répondre. Brusquement, il s'était redressé; et d'une allure
+automatique, dont la raideur même titubait, il descendit les marches.
+
+Deux enjambées lui avaient suffi pour gagner la pelouse, la terre
+grasse qui étouffait le bruit de ses pas. Il eut un ricanement
+sardonique, une sorte de toux victorieuse. Au moins par ici, par ce
+sol mou, on ne l'entendrait pas venir. Heu! heu!... Où se dirigeait-il
+de sa démarche fascinée? Que dire, que faire, qu'inventer, si au coin
+d'un sentier il se heurtait à eux? Y songeait-il seulement, sous la
+sauvage douleur qui le brûlait sans trêve, le poussait en avant comme
+une bête folle sous l'incendie? Il ne sentait plus rien, ni le parfum
+des tilleuls, ni la fraîcheur de l'herbe qui humectait ses chevilles,
+ni l'odieux de cette poursuite, ni la honte de ses ruses!... Il
+approchait, il atteignait le parc, il allait voir!...
+
+Il s'était engagé au plus épais de la futaie. Le tapis des feuilles
+mortes exhalait lentement vers lui son âcre odeur de pourriture
+éternelle et toujours renouvelée. Des branchettes souples lui
+cinglaient la face. Des racines entravaient ses pieds. Et il
+continuait, les yeux à moitié clos par crainte des épines, la sueur
+coulant à son front, les mains projetées en avant pour palper l'ombre
+et le feuillage.
+
+Mais subitement, il s'arrêta. De la gauche, de l'endroit où il
+supposait la clairière des tilleuls, l'espacement des arbres, le
+champignon de pierre et les sièges de jonc, une rumeur montait, comme
+un duo de voix violentes et langoureuses. Un instant, elles cessaient,
+puis elles réitéraient leurs plaintes. Il eut l'impression que son
+cœur se rétrécissait, s'annihilait dans sa poitrine. Il avait stoppé
+une minute, car ses jambes pliaient... Il reprit sa marche, haletant,
+courbé en deux comme un gorille, frôlant des mains le sol. Les voix
+se précisaient à mesure qu'il rampait vers elles et soudain il faillit
+fléchir. Il percevait tout maintenant, jusqu'au son familier de ces
+voix. Et c'était un échange d'invocations tellement éhontées,
+d'apostrophes à la fois si bestiales et si tendres qu'il en demeura
+stupéfié. Ah! seule peut-être la reine Cléopâtre avait jamais déchu à
+ce degré d'impudeur!... M. Raindal n'eut pas le courage de regarder,
+de voir. Une panique rageuse l'emportait, un besoin frénétique de
+fuir, d'échapper aux tortures de cette futaie infernale. Alors il se
+précipita dans une course éperdue, furieuse, sans peur du bruit cette
+fois, sans peur de se trahir, broyant les branches sur son chemin, se
+vengeant contre les arbustes, ahanant, galopant avec un fracas de gros
+gibier qui détale sous bois devant la meute. Il était à bout de
+souffle. Il buta contre la pelouse où les dahlias le reçurent. Il
+s'était prestement relevé, les genoux alourdis de terre moite. Il se
+remit en route d'un train plus modéré, quoique hâtif encore.
+
+Sans courir, ses jambes nerveusement pressaient le pas, se
+soulageaient à cette allure vive. Parvenu au bas du perron,
+instinctivement il brossa de la manche ses habits. Par un restant de
+clairvoyance, il redoutait la tante Panhias, sa curiosité, ses
+questions possibles. Mais le salon demeurait vide. Le maître s'élança
+dans le vestibule, gravit moelleusement l'escalier... Enfin il était
+dans sa chambre. D'un coup de pied retentissant il referma la porte.
+Sa main tremblante tournait à double tour la clef dans la serrure. Il
+se laissa tomber, épuisé, au bord de son vaste lit apprêté déjà pour
+le sommeil...
+
+La lassitude pourtant ne l'avait pas calmé. Des bouillonnements de
+colère déferlaient dans ses veines. Il esquissait avec les mains des
+gestes de destruction. Il aurait voulu tenir Mme Chambannes, la briser
+comme les branches du parc, l'émietter, l'anéantir.
+
+Sa petite élève! Sa petite élève! Était-ce elle, était-ce cette bouche
+candide qui avait proféré de si abominables mots? A chaque souvenir de
+chaque parole, il sentait dans son cœur s'enfoncer comme une lame.
+Non, son jugement prévenu s'insurgeait contre tant d'opprobre, sa
+mémoire mentait!... Sa petite élève! Sa chère amie! Et, simultanément,
+à ces noms d'affection il joignait les plus basses insultes. Il
+évoquait Thérèse, sa haine contre Zozé, et il l'eût voulue auprès de
+lui pour haïr la coupable ensemble.
+
+Oh! Thérèse ne s'était pas trompée sur la niaiserie de cette Mme
+Chambannes, sur sa dépravation, sur sa médiocrité. En une fois, elle
+l'avait mieux appréciée, devinée, condamnée, que lui en cent
+rencontres. Car elle n'aimait pas, Thérèse, tandis que lui, il aimait,
+hélas!
+
+--Oui, je l'aimais, je l'aime! murmurait-il d'une voix fervente comme
+pour renier par cet aveu repentant tous les chétifs travestissements,
+tous les artifices de pruderie où s'était abritée sa passion sans
+vaillance.
+
+Un bruit de volets qu'on fermait, de pas dans l'escalier, interrompit
+ses oraisons. Il espérait que Mme Chambannes monterait demander de
+ses nouvelles. Que lui répondrait-il? Se jetterait-il à ses genoux, en
+balbutiant piteusement des prières d'amour? Ou la repousserait-il de
+quelque riposte méprisante?
+
+Il n'eut pas à choisir. Zozé ne montait pas. Et, à sa place, les échos
+du parc reprenaient dans l'esprit du maître leur diabolique et vil
+concert, le duo de leurs accents ravis.
+
+Oh! les atroces, les répugnantes paroles! M. Raindal comparait avec
+les notes latines de son livre. C'était à vingt siècles de distance
+presque les mêmes mots, les mêmes folies que celles dont Cléopâtre,
+dans les pires extases, se plaisait à stimuler son amant, le soudard
+Antoine! Par quel miracle d'universelle et immuable perversité ce
+vocabulaire infâme s'était-il transmis honteusement de la reine des
+Égyptes à la gentille amie du maître? Que de couples amoureux avaient
+dû, d'âge en âge, le redire et le conserver!...
+
+Puis tout d'un coup, dans le trouble de ces parallèles historiques,
+une nette intuition brilla. M. Raindal comprenait, il s'expliquait
+enfin l'œuvre de sa petite élève... Son professeur plutôt, sa petite
+éducatrice, qui depuis le premier jour, peu à peu, lui avait appris
+l'existence raffinée, les jouissances matérielles, la réalité
+saisissable de tous ces termes qu'il employait naguère distraitement
+dans ses phrases, dans ses livres, comme les pièces symboliques d'un
+échiquier sans vie!... Plaisir, amour, luxe, élégance, ardeur des
+sens, beauté, grâce, passion, tendresse, autant de vocables inertes,
+avant que Mme Chambannes les lui eût vivifiés!
+
+Et la leçon dernière, l'achèvement de cet apprentissage, ne venait-il
+pas de s'accomplir, là-bas dans la futaie où peut-être elle était
+encore, pâmée, à l'oublier aux bras d'un autre!...
+
+La souffrance inconnue dont le déchirait cette vision apparut à ses
+lèvres en un rictus d'horreur. Il s'était levé de son lit, les
+paupières clignantes. Ses poings battirent l'air dans un élan de
+menace. Il fut quelques minutes sans retrouver le fil de ses
+méditations.
+
+Dans le fauteuil de cretonne où il s'était écroulé, fourbu, il
+revivait toute sa carrière, la succession de ces années vertueuses
+dont la droiture jadis exaltait son orgueil. Comme elle lui semblait
+aujourd'hui maussade, mesquine, cette étroite petite sente parcourue
+au prix de tant de peines et de tant d'efforts! Elle lui faisait
+l'effet d'un de ces petits chemins détournés qu'on longe aux jours de
+fête, pour fuir la joie des autres... Auprès, il entrevoyait, comme
+dans une estampe ancienne, la kermesse bruyante de la Vie, des groupes
+qui chantaient, des gerbes fleuries, des ivresses, des femmes avec des
+hommes, l'exubérance fougueuse de la multitude en liesse... Et lui
+cependant, à l'écart, poursuivait pas à pas sa route, après l'étape
+franchie n'apercevant que l'étape prochaine, ne s'appliquant qu'à ne
+pas dévier, ne mettant son zèle qu'à ne pas se distraire... Que lui
+importait de l'autre côté qu'on s'amusât et qu'on vécût?... Ne
+savait-il pas de science certaine la vanité vulgaire des plaisirs qui
+contentent la foule, et le dégoût qu'ils laissent, et la sottise où
+ils ravalent, et ce peu de chose qu'est la femme, _mulier_, devant un
+esprit supérieur?...
+
+Les femmes, il n'en avait guère connu qu'une, la sienne. Sauf des
+escapades d'étudiant, oubliées aussitôt que faites, il se rappelait
+son existence de jeune homme, les quatre ans écoulés au désert sous
+les ordres de Mariette-Bey, son imperturbable chasteté, ce précoce
+mépris de l'amour dont le «Grand Bey» lui-même le raillait. Quand les
+camarades quittaient le campement, se rendaient à la ville voisine
+pour voir les danses des bayadères ou passer une nuit de congé avec
+les filles indigènes, le plus souvent M. Raindal découvrait quelque
+prétexte à ne pas les rejoindre: un travail à achever, un papyrus à
+déchiffrer, une indisposition fortuite. «Sapristi, Raindal,
+dégourdissez-vous donc, mon garçon! commandait le Grand Bey de sa voix
+sarcastique... Vous finirez par nous faire croire que vous avez une
+liaison avec une momie!» Le jeune savant riait, promettait de suivre
+les camarades, et, à la dernière minute, se rétractait. Les bayadères
+l'ennuyaient. Depuis, hormis sa femme, rien, pas une aventure, pas un
+souvenir, ni un gracieux visage, ni aucun de ces fantômes chéris dont
+une particulière beauté--la main, le sourire, la finesse des baisers,
+la douceur des yeux--vous flatte jusqu'à la tombe de sa compagnie
+secrète.
+
+Et à présent il était là, blanchi, défiguré par l'âge, incapable de
+plaire, pantelant d'amour à l'heure où les voluptés cessent, épris
+d'une jeune femme qui en aimait un autre... Quel châtiment! Quelle
+agonie! Combien de temps durerait-elle à lui montrer toutes les
+béatitudes manquées par morgue pédantesque ou superbe confiance en
+soi?...
+
+Il s'était rapproché de la cheminée; et debout, vis-à-vis du miroir,
+il tordait ses traits en grimaces pour se convaincre encore plus de sa
+décrépitude sans recours. Ah! oui, un joli teint, de jolies dents, et
+des rides, et des boursouflures, et des mollesses de chair, tout ce
+qu'il fallait, ma foi, pour séduire une femme!
+
+Les roues d'une voiture écrasèrent le gravier du jardin. On entendait
+des appels de voix, des rires. Georges arrivait.
+
+M. Raindal fut saisi de l'envie de descendre. Il alléguerait le retour
+de Chambannes, la bienvenue à lui souhaiter, et il pourrait revoir
+Zozé. La main sur le bouton de la porte, un scrupule d'amour-propre le
+retint. Non, c'eût été trop lâche! Il resta.
+
+Des portes claquèrent au-dessous. Le silence se refaisait par la
+maison. M. Raindal eut au cœur un nouvel élancement. Il réfléchissait
+que maintenant le mari était chez sa femme... Ses épaules se
+secouèrent dans un ricanement mauvais. Bah! il ne l'enviait pas ce
+malheureux Chambannes. Non, vraiment, il n'y avait pas de quoi! Être
+le mari d'une écervelée, d'une petite sotte, d'une indigne créature
+qui l'instant d'avant... Il ne termina pas. Ses yeux s'injectaient de
+sang. Des malédictions brutales jaillissaient de ses lèvres. Il
+étouffait. Il ouvrit la fenêtre.
+
+La nuit avait fraîchi. Dans le lointain, parfois, dans la plaine, un
+train faisait sinuer à l'horizon son serpent de lumières jaunes. Ou
+bien les coqs du voisinage, abusés par la fausse pâleur du ciel, se
+lançaient à travers les espaces leurs intrépides saluts, auxquels des
+chiens répondaient en hurlant.
+
+M. Raindal gravement contempla les étoiles bleuissantes. Chacune lui
+représentait un soleil avec des satellites gravitant autour. Il se
+demandait combien de douleurs identiques à la sienne devaient en ce
+moment gémir sur ces planètes obscures. Il raisonnait, calculait, se
+grisait de pensées altières. Il invoquait la Douleur humaine, la
+Souffrance des Mondes, la Plainte universelle,--toute la pitié
+convenue, toute la charité verbale, toute l'hygiène égoïste et
+hypocritement tendre, tous les remèdes déclamatoires que les livres
+enseignent aux chagrins personnels. Mais il n'en éprouvait aucun
+soulagement.
+
+Pauvre penseur, pauvre maître, pauvre homme! Ah! oui! il pouvait
+appeler à son aide les spectacles célestes, les astronomes, les
+philosophes Newton, Laplace, Kant et Hegel! Il pouvait se gonfler! Il
+pouvait se grandir!
+
+Il n'en gardait pas moins à gauche de sa poitrine un atome de chair
+plus sensible, plus réel que tous ces infinis de parade, impuissants à
+le guérir comme à le dominer.
+
+Que lui demeurait-il donc dans l'accablante catastrophe? Sa famille?
+Il avait, depuis un an, perdu jusqu'au goût de la chérir! Son travail?
+Il en détestait l'œuvre, le mirage menteur, la routine malfaisante!
+
+Alors il referma la fenêtre. Il renonça aux étoiles. Il se rassit sur
+son lit et se mit à pleurer.
+
+Finies, les illusions! Finies, les fatuités de vieillard! Il s'en
+irait le lendemain. Il ne serait pas témoin de _leur_ humiliant amour.
+Il ne verrait plus jamais sa chère petite élève. Et il pleurait...
+Douleur enfin sincère, sans vilenies de rancune, sans parodie
+d'orgueil, douleur humble qui s'avoue et qui aime ses larmes! M.
+Raindal y trouva l'apaisement, puis le sommeil.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain cependant, vers dix heures, comme il descendait au
+jardin, une commotion soudaine rouvrit sa plaie intime.
+
+--Oui, monsieur, Madame est sortie, assurait Firmin... Elle est allée
+se promener en tonneau avec M. de Meuze..
+
+--Avec lequel? aboya presque M. Raindal.
+
+--Avec M. le marquis... M. le comte et Monsieur sont encore dans leurs
+chambres.
+
+--Ah! bien! Bon! fit M. Raindal en recouvrant son flegme.
+
+Il s'assit dans un rocking-chair, à l'ombre de la terrasse, et il
+affecta de s'absorber à la lecture d'un journal.
+
+Mais ses yeux immobiles ne parcouraient pas les lignes. Leur zèle
+intérieur suivait d'autres idées, d'autres phrases, le petit discours
+de séparation, quelques paroles mystérieuses et fermes dont le maître
+annoncerait son projet de partir. Il en savait le principal, quand
+Notpou montra sa noire crinière rase à l'orée du feuillage.
+
+Le marquis dans la voiture saluait cordialement de la main M.
+Raindal. Oh! plus de retardements! Plus d'hésitations! Le maître était
+bien évincé, destitué de son pouvoir! Jusqu'au père de Gérald, jusqu'à
+ce vieux marquis qui lui prenait aussi sa chère petite élève et dont
+il se sentait jaloux!... S'en aller, il fallait s'en aller au plus
+tôt! La souffrance elle-même exigeait ce prompt sacrifice!
+
+Le maître se leva. Il guettait le premier regard de Mme Chambannes, la
+mine défaite, les paupières baissées qu'elle aurait immanquablement
+pour lui dire bonjour. La physionomie de Zozé le déçut. Elle
+s'avançait vers lui souriante selon son habitude, les yeux à l'aise
+sous sa voilette relevée, tel un bandeau, à hauteur des sourcils; et
+elle lui tendait sa petite main gantée de blanc, sans contrainte,
+comme la veille, comme le matin d'avant, comme si entre eux la nuit,
+Gérald, le parc, rien de toutes ces hontes n'eût été!... Il lui serra
+la main d'une pression timide, et, se rasseyant dans le rocking-chair:
+
+--Auriez-vous quelques minutes d'entretien à m'accorder, chère madame?
+questionna-t-il en considérant le cuir bruni de ses souliers jaunes.
+
+--Volontiers! fit délibérément Mme Chambannes qui traînait un fauteuil
+auprès de celui du maître.
+
+Elle s'assit, et, caressant M. Raindal d'une de ses chaudes œillades.
+
+--Je vous écoute, cher maître... Vous avez des ennuis? Pas de la part
+de ces dames, au moins?...
+
+Elle se dégantait sans cesser de sourire; et, les bras relevés en
+anses gracieuses des deux côtés de son visage, elle s'évertuait à
+retirer la longue épingle cachée qui piquait son chapeau marin.
+
+--Vous vous trompez! bredouilla M. Raindal, les prunelles toujours
+vagues. Il s'agit justement de Langrune.
+
+Ses mains pendantes se crispaient au bout de ses poignets. L'air
+ingénu de Mme Chambannes le révoltait, comme un dernier défi à sa
+crédulité.
+
+--Alors?... interrogea la jeune femme.
+
+Il osa la dévisager. Quoi! ces lèvres restaient fraîches après tant de
+souillures! Nulle trace ignominieuse ne salissait ce limpide regard!
+Pas même un frémissement! Pas même une rougeur! Le mensonge lavait
+donc tout de ses eaux scélérates! Un regain de fureur souleva M.
+Raindal. Sa prudence chancelait. Les phrases préparées fuyaient. Et,
+le regard fixe, la voix bourrue, les mains cramponnées au fauteuil
+comme pour y prendre plus d'élan, tout simplement il déclara:
+
+--Je m'en vais!
+
+--Vous partez! se récriait Zozé d'un ton de stupéfaction bien joué.
+
+M. Raindal se ressouvint à peu près des paroles à dire:
+
+--Excusez ma rudesse, ma mauvaise humeur... J'ai reçu ce matin, de ces
+dames, de Langrune, une lettre si pressante que je dois y céder...
+Elles me réclament là-bas, et je pars... Croyez que je suis navré!...
+
+Il y eut une pause. Zozé se recueillait. Sûre à présent qu'il
+partirait, pourquoi ne pas conserver ce maintien d'innocence dont la
+ténacité ne pouvait que dérouter ses soupçons? Et avec un
+imperceptible sourire:
+
+--Je vous crois, cher maître, dit-elle, quoique vous m'étonniez...
+
+--Je vous étonne, chère madame? fit sournoisement M. Raindal dont le
+cœur battait plus fort.
+
+--Voilà... J'étais en bas, ce matin, quand le facteur est venu... Il
+m'a remis tout le courrier et il n'apportait pas de lettre pour
+vous!...
+
+M. Raindal se taisait par bravade, dédaignant de se disculper, ne
+niant pas sa supercherie.
+
+--Voyons, cher maître! reprit doucement Zozé... Puisqu'il n'y avait
+pas de lettre, qu'est-ce qui vous fait partir? Quelqu'un vous a
+mécontenté?... On vous a froissé sans le savoir?... Qui, dites-moi
+qui, je vous prie?
+
+Et ses yeux, alentour, semblaient chercher le fautif, le vilain, le
+méchant qui avait contrarié son cher maître. M. Raindal l'observa un
+instant, les lèvres convulsées de dégoût.
+
+«Qui, dites-moi qui?» se répétait-il mentalement. C'était trop de
+fourberie et trop d'impudence, à la fin! Il repoussa son fauteuil, les
+mâchoires distendues, prêtes à mordre, à lâcher tout leur faix de
+questions, d'outrages et de reproches! Mais d'un effort, il se
+maîtrisait; et, marchant devant Zozé, allant, revenant, sur un court
+espace de dix pas, il proféra d'une voix que la fureur hachait:
+
+--Ne me demandez rien, chère madame, rien, ce serait inutile!... Je
+dois partir et je pars... Je ne puis vous en dire plus... Je ne sais
+si vous me comprenez, et je souhaite que vous ne me compreniez pas...
+Oui, je le souhaite de toute mon âme... Hélas! au contraire, je
+crains bien que vous ne m'ayez compris...
+
+--Mais, cher maître!... protestait Zozé.
+
+--Bon! bon! chère madame!... Vous ne me comprenez pas?... Tant
+mieux... Vous me comprendrez plus tard, à la réflexion... Je vous
+prierai uniquement de m'éviter toute lutte, de vous prêter à mon petit
+stratagème: la lettre reçue, vous savez, la lettre que je n'ai pas
+reçue... Car ma résolution est irrévocable... Je partirai cette
+après-midi... Rester ici une journée de plus me mettrait au
+supplice... Je ne peux pas!... Je ne peux pas!
+
+Il suffoquait. Zozé s'était levée et lui avait saisi la main sans
+qu'il se dérobât à l'étreinte:
+
+--Je ne vous comprends pas, cher maître... Vous êtes libre... Je n'ai
+pas le droit de vous retenir... Pourtant, je vous demande pardon si je
+vous ai offensé! fit-elle d'un accent ému, où la simulation n'était
+que pour moitié.
+
+M. Raindal détourna la tête. Il ne voulait pas qu'elle vît ses yeux
+chargés de larmes. Il dégagea sa main, et, feignant d'examiner la
+pelouse, le parc, les nuages:
+
+--Je vous remercie, chère madame... Je n'ai pas à vous pardonner!
+fit-il en toussant pour refouler une nouvelle montée de larmes qui
+éraillait sa voix... Je partirai tantôt par le train de cinq heures...
+Ne vous inquiétez pas de moi... Veuillez seulement me donner Firmin...
+Il m'aidera à faire ma malle... Hum!... hum!... hum!...
+
+Il prolongeait sa toux, et, mélancoliquement:
+
+--Hum!... hum!... Quand je serai parti, quand je ne serai plus là,
+j'espère que quelquefois vous penserez à votre cher...
+
+Il se corrigeait:
+
+--... A votre vieux maître, qui, lui, même de loin, ne vous oubliera
+pas...
+
+La solennité de cette promesse achevait de le bouleverser. D'un pas
+précipité, comme frappé d'un malaise, il gagna le salon, puis le
+vestibule, puis l'escalier.
+
+Zozé courait derrière en pépiant de son intonation la plus suave, la
+plus attendrie:
+
+--Cher maître!... Mon cher maître!... Et à Paris... à Paris, nous nous
+reverrons, n'est-ce pas?...
+
+Il ne répondit que d'en haut, la voix redevenue nette, pour ne laisser
+nul doute ensuite aux personnes de la maison:
+
+--Entendu, chère madame... Je transmettrai à ma fille votre
+commission... D'ailleurs nous en recauserons à déjeuner, avant que je
+parte!
+
+ * * * * *
+
+Sitôt débarqué à Paris, M. Raindal s'informa des trains pour Langrune.
+On lui en indiqua deux: un du soir qui arrivait dans la nuit, un autre
+du matin qui le déposerait à Langrune dans l'après-midi. Aviser par
+dépêche de son arrivée aurait alarmé ces dames. Il adopta de ne partir
+que le lendemain, quitte à passer la nuit dans l'hôtel le plus proche;
+et il descendit lentement vers la cour de la gare, où le soleil au
+déclin distillait une buée d'or.
+
+Des cortèges mouvants et sans fin y défilaient sur la chaussée, sous
+les arcades: toute la rentrée de la banlieue laborieuse qui retourne
+le soir aux champs, toute la population élégante des _villas_ de
+Seine-et-Oise,--tour à tour, de petits employés marchant allègrement,
+deux par deux, au pas militaire, le chapeau rejeté en arrière à cause
+de la chaleur, des bourgeois soulevant soigneusement hors de la portée
+des chocs un paquet de friandises attaché d'une ficelle rouge, de
+jeunes dames en toilettes claires avec des gants blancs comme Zozé,
+des collégiens, des ouvriers, des messieurs bien vêtus qui se tenaient
+debout dans leur fiacre pour sauter à terre plus vite... Et tous, ils
+allaient vers le repos, vers l'amour peut-être, vers la quiétude des
+campagnes, vers la belle nuit sous les arbres, vers le bonheur sans
+prix que M. Raindal venait de déserter!
+
+La tristesse du maître s'en accrut, et aussi sa fatigue. Il eut l'idée
+de s'étourdir. Il s'attabla à la terrasse d'un café voisin et demanda
+une absinthe.
+
+Les paupières lui cuisaient, car dans le train derechef il avait
+pleuré, négligeant toute fierté, ne résistant plus au chagrin. Zozé,
+selon ses vœux, ne l'avait pas accompagné à la gare. Les adieux,
+s'étaient faits en public, devant la tante Panhias, le marquis de
+Meuze, Gérald et Chambannes assemblés. Exprès le maître était descendu
+tard pour écourter ces cruels instants. Vain calcul. Cinq minutes
+encore il avait dû attendre sur le perron, en présence de tous, et
+sourire, et parler, et répondre aux questions... Quel martyre!... S'il
+avait pu seulement embrasser la main de Zozé, l'embrasser avec
+fougue, avec ivresse, comme jadis, goûter une dernière fois cette
+volupté perdue!... Mais non! On le regardait, et ç'avait été sur les
+doigts de sa petite élève un baiser glacial et superficiel dont il lui
+paraissait que ses lèvres mêmes s'étonnaient!... Bah! peu de chose que
+ces tourments auprès de ceux qui suivraient bientôt!
+
+Demain, il serait à Langrune, à des lieues et des lieues, forcé
+d'expliquer son retour, prisonnier de sa famille, exilé sur une plage
+morose! Demain, il serait redevenu le mari de Mme Raindal, le père de
+Mlle Raindal, M. Raindal de l'Institut, un vieux savant austère, sans
+personne pour charmer sa vie, sans nulle amitié clandestine, sans
+nulle petite élève, sans nulle distraction secrète, sauf ses livres,
+livres à écrire, livres à lire, livres à juger...
+
+--Des livres, des livres, toujours des livres! murmurait-il d'un ton
+écœuré.
+
+Et la pensée le taquinait de rester à Paris, de trouver un moyen pour
+éviter Langrune.
+
+Sept heures sonnaient à l'horloge de la gare. Il paya le garçon et se
+dirigea du côté des boulevards.
+
+Où dîner? Il se rappelait un restaurant, place de la Madeleine, dont
+Chambannes et le marquis lui avaient, plusieurs fois, vanté la
+cuisine.
+
+Il s'y achemina en flânant. La salle était encore à demi solitaire. Il
+commanda un repas fin, avec des plats semblables à ceux que Zozé
+préférait, une bouteille de Saint-Estèphe et une bouteille de
+champagne glacé qu'on servit sur la table dans un vase d'argent.
+L'absinthe l'encourageait à ces libations. Depuis qu'il l'avait bue,
+il se sentait plus gaillard, moins triste.
+
+Il mangea copieusement et s'appliqua à boire. Ses idées s'allégeaient
+et semblaient se pénétrer l'une l'autre. Confusion plaisante qui, par
+moments, le faisait ricaner. Vers la fin du dîner, il conçut le projet
+d'un drame, d'un mythe dialogué qu'il intitulerait _Hercule_. On y
+verrait le Vice, sous la figure d'une femme--qui dans le cerveau du
+maître ressemblait trait pour trait à Zozé--se présenter dans la
+demeure du héros vieilli. Et le héros se lamenterait, pleurerait sa
+jeunesse enfuie, implorerait les Dieux de la lui rendre... Le drame se
+développait selon ce thème en axiomes grandioses et en plaintes
+lyriques.
+
+Conception autrement vraisemblable que de représenter Hercule, dans sa
+prime jeunesse, choisissant entre le Vice et la Vertu. Un tel choix
+s'offre-t-il dans la vie coutumière? Non, on chemine avec l'une en
+méconnaissant l'autre, ou inversement. Quel libertin ne regrette pas
+un jour les heures passées dans la débauche? Quel intellectuel ne se
+désole, à un instant fatal, d'avoir vécu dans l'ignorance des plaisirs
+interdits? Rares sont les hommes qui, par la grâce divine, mêlèrent en
+une juste proportion la pratique des deux... Et il y aurait de plus,
+dans le mythe, des strophes en prose vengeresse contre le Vice, contre
+Mme Chambannes.
+
+M. Raindal se levait et secouait les miettes qui tachetaient son
+veston. Il prit d'une main vacillante le chapeau de feutre et la canne
+que lui tendait le maître d'hôtel. Puis, les yeux un peu troubles, il
+remonta le boulevard. Les ténèbres étaient venues. La foule joyeuse
+des promeneurs nocturnes se coudoyait sur les trottoirs. Des souffles
+d'arrière-été courbaient la cime des marronniers flétris.
+
+M. Raindal resongea à Zozé, aux tilleuls, au parc. Mille images
+tentatrices zigzaguaient sous son crâne brûlant. Il aurait voulu
+embrasser, étreindre, aimer.
+
+Devant la porte de l'Olympia des affiches l'attirèrent. On y
+apercevait des femmes en maillot, des équilibristes, une jeune
+personne décolletée entre des chiens savants. En haut, formé de
+verroteries rouges, le nom de l'établissement étincelait en lettres de
+rubis. Des filles entraient seules ou à deux. Par les portières
+entr'ouvertes fusaient des bouffées de musique guillerette et
+canaille.
+
+M. Raindal hésita.
+
+Mais d'un geste rapide comme un larcin, il avait arraché de la
+boutonnière sa rosette d'officier. Il s'avança droit au contrôle et
+disparut dans l'intérieur.
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Le lendemain matin vers onze heures, Mlle Clara Lancret, plus connue
+dans les cabarets de nuit sous le surnom de l'_Irlandaise_, se
+penchait à la rampe de son palier pour regarder quelqu'un descendre.
+
+--Dites donc, monsieur! cria-t-elle soudain, dans un élan de rappel
+discret... Vous reviendrez, n'est-ce pas?
+
+Et le «Monsieur»--c'est-à-dire M. Eusèbe Raindal, membre de
+l'Institut, officier de la Légion d'honneur, auteur de _la Vie de
+Cléopâtre_ et de plusieurs autres ouvrages capitaux--le «Monsieur»
+répliqua d'une voix faible qu'assourdissait encore la distance des
+étages:
+
+--Oui, oui, certainement, je reviendrai!...
+
+Quelle déchéance! Quelle turpitude! Il avait suivi cette fille brune,
+manqué son train, perdu tout respect de soi-même! Ah! si sa famille,
+si Zozé le voyait dans cet escalier sordide s'enfuir sous les
+tendresses de Clara l'Irlandaise!... Et où aller maintenant? Que faire
+jusqu'au départ?
+
+Il stationnait au bord du trottoir, essayant de déchiffrer,
+sur l'écriteau d'émail, le nom de la rue--rue d'Ams... rue
+d'Amsterdam--qu'il avait oublié. Il se sentait la tête pesante, la
+langue pâteuse, une envie de se rendormir.
+
+«Si j'allais voir Cyprien!» songeait-il en se raidissant contre le
+sommeil.
+
+Il appela un fiacre. Mais rue d'Assas, l'oncle Cyprien était sorti
+avec son tricycle.
+
+--Il n'y a pas trois minutes! affirmait la portière.
+
+Effectivement, l'oncle Cyprien s'arrêtait deux cents mètres plus loin,
+rue de Fleurus, devant la maison de Johann Schleifmann.
+
+Il rangea sous la voûte son tricycle, «sa bête» comme il l'appelait,
+puis, le recommandant à la vigilance du concierge, il s'engagea dans
+l'escalier.
+
+--Vous venez me chercher pour déjeuner, mon garçon? fit Schleifmann
+qui avait ouvert... Une minute: j'endosse ma redingote et je suis à
+vous!
+
+Ils étaient entrés dans le cabinet de travail, une mansarde spacieuse
+et claire, où deux nattes de paille recouvraient à demi le carrelage
+rouge du sol.
+
+M. Raindal cadet avait une mine à la fois ricanante et cérémonieuse.
+Il s'assit dans un vieux fauteuil et il déclara en retirant, d'un
+geste théâtral, son vaste sombrero marron:
+
+--Non, mon ami, je ne viens pas vous chercher... Je viens causer avec
+vous...
+
+--Qu'arrive-t-il donc? questionna Schleifmann.
+
+--Il arrive, mon cher, que je vous présente un homme fichu,
+archifichu!...
+
+Et comme le Galicien levait les bras, dans une mimique de stupeur:
+
+--Oui, Schleifmann, lit M. Raindal cadet. J'ai joué sur les mines d'or
+et j'ai perdu...
+
+--J'en étais sûr! clama le Galicien en assénant sur le carrelage un
+coup de talon rageur. Et vous perdez combien?
+
+--Cent dix mille francs, mon cher!... Oh! vous n'avez pas besoin
+d'écarquiller les yeux... Je dis bien: cent dix mille francs!... A la
+dernière liquidation, le 15, je ne perdais que quarante mille
+francs... Grâce à l'appui de M. de Meuze qui avait écrit à son ami M.
+Pums, le père de votre élève, j'ai obtenu de Talloire, mon agent de
+change--car j'avais un agent de change, est-ce assez comique, hé? moi,
+un agent de change!--j'ai obtenu de Talloire un délai, moyennant un
+à-compte de vingt mille francs, que je lui ai versés, oui, mon cher,
+toute ma petite fortune d'un coup... Restaient vingt mille francs à
+casquer... Bon!... Pour m'en libérer, j'ai rejoué... La débâcle est
+survenue, plus terrible que jamais, organisée par toute la clique de
+la bande noire... Je me suis entêté... J'ai décoché des ordres à tort
+et à travers, comme un fou... Ci au total quatre-vingt-dix mille
+francs de perte actuelle, et cent dix mille avec les vingt mille
+d'avant.
+
+--Oh! mon pauvre Raindal, mon pauvre ami! murmurait le Galicien en
+agitant la tête.
+
+--Ce n'est pas tout! reprit l'oncle Cyprien... J'ai demandé un nouveau
+délai... Bernique!... Pums ne m'a pas reçu et Talloire m'a envoyé
+promener... J'ai écrit au marquis qui est en villégiature à Deauville,
+pas de réponse!... Alors, tantôt, si je n'ai pas payé, je serai
+exécuté à la Bourse, et ce soir je m'exécuterai moi-même à
+domicile!... Dites donc, Schleifmann, suis-je un homme fichu ou ne le
+suis-je pas?...
+
+Le Galicien tournait de son pas traînard autour de la pièce, en
+grommelant:
+
+--Diable de bête!... Diable de bête!...
+
+Puis brusquement:
+
+--Et votre retraite, Raindal?... Vous pourriez peut-être emprunter
+dessus?
+
+--Enfant! s'écria paternellement M. Raindal cadet... Vous croyez que
+je vous ai attendu?... Devinez ce qu'on m'en offre, chez les usuriers,
+de ma retraite: quinze mille francs, quinze malheureux mille francs,
+pas un fichtre de plus!...
+
+Le Galicien réfléchissait:
+
+--Écoutez, Raindal! répliqua-t-il enfin... J'ai cinq mille francs de
+côté... Avec vos quinze mille francs, cela fournirait vingt. Les
+voulez-vous?...
+
+L'oncle Cyprien s'était rapproché pour lui serrer la main:
+
+--Vous êtes un très gentil ami, Schleifmann, dit-il... Je vous
+remercie bien... Cela «fournirait» vingt, oui, c'est-à-dire environ
+vingt pour cent, de quoi prendre des arrangements qui me feraient
+traiter par les uns d'honnête homme et par les autres de filou... Mais
+après, mon ami, après, comment vivrais-je? Je n'aurais plus le sou,
+plus un rotin... Il faudrait chercher une place, et, ce qui est plus
+malaisé, la trouver... Non, voyez-vous, je n'aurais pas la patience...
+Je préfère en finir tout de suite!...
+
+--Vous parlez comme bêta! se récria Schleifmann... En finir!... Et
+pourquoi?... En voilà, un rentier! Tous travaillerez, diable!...
+
+--Je travaillerai! bougonnait l'oncle Cyprien... Je travaillerai si on
+me donne du travail!... Et un homme de mon âge qui a sauté à la
+Bourse, ce n'est pas précisément une recommandation, vous savez!
+
+Schleifmann grattait d'un air songeur son épaisse tignasse grise:
+
+--Voyons, mon cher Cyprien! fit-il au bout d'un instant... J'ai une
+idée... Est-ce que, si on vous accordait le délai en question vous
+seriez capable de rétablir vos finances?...
+
+--Je ne puis rien promettre! fit l'oncle Cyprien... Mais il y aurait
+des chances... Le krach ne durera pas... De tous les côtés on affirme
+qu'il est dû à une manœuvre de la bande noire... D'ici quinze jours,
+tout peut changer... En tout cas, claquer pour claquer, il serait plus
+chic de s'être défendu jusqu'à la fin...
+
+--Et, naturellement, vous rejoueriez?...
+
+--Non, Schleifmann, je ne rejouerais pas... Je conserverais ma
+position, comme ils disent, ma superbe position, et je regarderais
+venir!...
+
+--Vous me le jurez sur la tête de votre neveu, Mlle Thérèse?...
+
+--Je n'aime pas beaucoup ce serment... Bah! soit... Je vous le jure
+sur la tête de mon neveu... Mais pourquoi tous ces préambules?...
+
+--Eh bien, voici mon idée! fit Schleifmann d'un ton solennel... Où est
+M. Pums à cette heure-ci?..
+
+L'oncle Cyprien consultait sa montre:
+
+--Midi... Il doit être à la Bourse...
+
+--Bon!... Je vais aller le voir pour vous... Ce n'est pas un méchant
+garçon... Au moment de mon histoire de réformes, vous vous rappelez,
+mon cher Cyprien, c'est encore un de ceux qui m'ont accueilli le moins
+mal... Et aussi il m'a laissé son fils comme élève, son petit gommeux
+de fils... Quoi, j'espère, j'ai de l'espoir... Ça vous va?...
+
+--Ça me va, si on vous écoute! fit sceptiquement l'oncle Cyprien...
+
+--Donc descendons... Vite un fiacre!... Huf! huf!
+
+En bas, l'oncle Cyprien chargea le concierge de ramener «sa bête» rue
+d'Assas et les deux vieux amis montèrent dans une voiture ouverte.
+
+Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, puis M. Raindal
+cadet proféra d'un ton sarcastique:
+
+--Pour une fois dans ma vie que j'ai affaire aux juifs, avouez, mon
+cher Schleifmann, que cela ne me réussit guère!...
+
+--Et M. de Meuze, riposta hargneusement le Galicien... M. de Meuze qui
+vous a poussé là-dedans, est-il juif, lui?...
+
+--Non, en effet, concéda l'oncle Cyprien, il n'est pas juif...
+Seulement, il est enjuivé, ce qui revient au même...
+
+--Et moi qui suis juif, et qui vous avais toujours dit de ne jamais
+toucher à ces saletés-là, est-ce que...
+
+--Vous, c'est différent! interrompit l'oncle Cyprien... Vous êtes un
+bon juif!...
+
+Schleifmann, comme de coutume, à cette réplique, ne put dissimuler un
+geste de mécontentement. M. Raindal cadet regrettait sa maladresse
+et, afin de détourner, aussitôt il se prodigua en indications
+minutieuses, en renseignements topographiques sur le plan de la Bourse
+et l'endroit où siégeait son Pums.
+
+--En outre, ajoutait-il, attention aux farces des commis... Il est
+vrai qu'aujourd'hui on ne sera probablement pas à la plaisanterie...
+Cependant, prenez garde aux blagues de ces messieurs... Ainsi, moi, la
+première fois que je suis allé à la Bourse, ne s'étaient-ils pas
+avisés de me glisser, sous le col de ma jaquette, une flèche de papier
+avec écrit dessus en grosses lettres: _Cocu!_... Je sais bien que cela
+n'a pas d'importance... Mais, sur le moment tout de même, c'est
+quelquefois très ennuyeux!...
+
+La voiture s'arrêtait devant la grille du monument.
+
+--Je vous guette ici! cria M. Raindal cadet au Galicien qui
+s'éloignait... Bonne chance pour nous deux et bon courage, mon cher!
+
+Là-haut, sous la colonnade, au sommet des marches, c'était la morne
+Bourse des journées de débâcle. Pas un rire, pas une causerie, nul
+éclat de voix joyeuses. Sur les visages, des teintes blafardes, les
+plus braves s'essayant à railler, se convulsant les traits en sourires
+menteurs, plus hideux qu'une grimace. Et, dominant ce lugubre mutisme,
+les vociférations des commis, les surenchères de baisse, la clameur
+monotone des ventes, des ventes à tout prix. On vendait.
+
+Une malencontreuse méprise entraîna le Galicien juste au milieu du
+groupe des commis aux Mines d'Or.
+
+Poliment il soulevait son chapeau, et, se postant devant un jeune
+homme blond qui avait cessé de hurler:
+
+--Pardon, monsieur, fit-il... Auriez-vous l'obligeance de me dire où
+se tient M. Pums?
+
+L'autre le considérait d'un regard ébahi. M. Pums, en un pareil jour,
+en un pareil moment! Comme si l'on n'avait que cela à faire! Attends,
+attends un peu, ma vieille, on allait t'en donner du Pums!... Et
+alors, sur un clin d'œil du jeune homme blond, aux cris répétés de:
+«Monsieur Pums! Monsieur Pums!» une bousculade effrénée projeta en
+avant l'infortuné Schleifmann.
+
+«Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Le Galicien passait de mains en
+mains, de groupe en groupe, lancé par l'_Or_ au _Comptant_, par le
+_Comptant_ à l'_Or_, par l'_Or_ aux _Valeurs_, par les _Valeurs_ à
+l'_Extérieure_, par l'_Extérieure_ aux _Turcs_. Et tous, malgré le
+tragique de l'instant, malgré les angoisses de la séance, se
+soulageaient les nerfs dans ce jeu brutal, se délassaient les bras et
+le cœur à molester le vieil intrus... «Monsieur Pums! Monsieur Pums!
+Monsieur Pums!...»
+
+Il avait échoué à l'angle du pourtour, ses lunettes d'or chavirées, le
+chapeau tombé à terre sous une dernière bourrade.
+
+Un petit saute-ruisseau, en livrée vert-bouteille, eut pitié de sa
+détresse.
+
+--Tenez, monsieur! fit-il en lui ramassant son chapeau... Vous
+demandez M. Pums!... Je suis groom à la Banque... M. Pums est au
+bureau 72, rue Vivienne...
+
+--Merci, mon petiot! bredouilla le Galicien. Merci bien, mon petit!...
+
+Puis lentement, se retournant à chaque pas par peur d'un mauvais coup
+traître, et lissant de la manche son chapeau rebroussé, il descendit
+les marches.
+
+ * * * * *
+
+L'antichambre de la Banque était remplie de solliciteurs quand le
+Galicien y pénétra: remisiers, teneurs de carnet, courtiers de toute
+sorte, les uns assis, le regard vers leurs chaussures, dans une pose
+méditative, les autres debout causant à plusieurs dans les coins, dans
+l'embrasure des fenêtres, avec cette voix mesurée qu'on a près d'une
+chambre d'agonisant.
+
+Seul, l'huissier en livrée verte, derrière sa tribune de chêne,
+semblait indifférent aux soucis d'alentour et parcourait d'un œil
+placide le feuilleton du _Petit Journal_.
+
+Il leva un peu les paupières pour déchiffrer la carte que Schleifmann
+glissait devant lui, et, recommençant sa lecture:
+
+--C'est bon, monsieur... Si vous voulez vous asseoir!...
+
+--Je ne veux pas m'asseoir! fit Schleifmann qui se contenait... Je
+vous prie de remettre ma carte à M. Pums, et tout de suite, n'est-ce
+pas?
+
+--Impossible, monsieur... M. le sous-directeur est en conseil. Il a
+donné l'ordre qu'on ne frappe pas jusqu'à ce qu'il ait sonné...
+
+Et désignant de la main les courtiers assemblés:
+
+--Du reste, tous ces messieurs sont à passer avant vous!
+
+--Je ne sais pas si ces messieurs--et la voix du Galicien devenait
+rogue--je ne sais pas si ces messieurs passeront avant moi... Mais je
+vous prie encore une fois de remettre ma carte... Vous direz à M. Pums
+qu'il s'agit d'une affaire grave, de la vie d'un homme...
+
+L'huissier dévisagea Schleifmann. Ces propos dramatiques, ce chapeau
+hérissé, cette cravate de travers, cet accent étranger,--un pauvre
+diable, un mendiant juif, sans doute! Et dédaignant de répondre, il
+retournait à son feuilleton.
+
+--Ah çà! oui ou non, m'avez-vous entendu? balbutia Schleifmann, outré
+par tant d'insolence... Irez-vous remettre ma carte, oui ou non?
+
+--Quand M. Pums sonnera, monsieur!... réitérait l'huissier en se
+frisant la moustache, le buste obstinément penché sur son journal...
+Je ne peux pas avant...
+
+--Vous ne pouvez pas! glapit Schleifmann... Parfait!... Nous verrons
+bien...
+
+Il se dirigeait vers une haute porte peinte en brun, qu'il supposait
+être celle du cabinet de Pums.
+
+--Où allez-vous? clama l'huissier en lui barrant le passage, les bras
+étendus.
+
+Le Galicien l'écarta d'une rude poussée d'épaule:
+
+--Je vais où cela me plaît... Retirez-vous de là, diable!...
+
+Des remisiers accouraient à l'appel de l'huissier, cernaient
+Schleifmann en le questionnant. Cette intervention acheva d'exaspérer
+le Galicien. Il revoyait la scène récente, les bousculades, les poings
+brandis, les visages mauvais, tout ce qui peut-être était sur le point
+de reprendre, et d'une voix véhémente:
+
+--De quoi vous mêlez-vous, vous autres? Nous ne sommes pas à la
+Bourse, hé? Fichez-moi le repos, ou le premier qui me touche, je lui
+fourre mon pied dans le ventre!...
+
+--Comment! vous, monsieur Schleifmann! fit Pums en entr'ouvrant sa
+porte au bruit de la bagarre... C'est vous qui parlez de pied dans le
+ventre?...
+
+Le Galicien enlevait son chapeau, et, plus bas, à mi-voix:
+
+--Oui, c'est moi, monsieur Pums... On veut m'empêcher de vous voir...
+Et cela presse... Comme je le disais à cet huissier grossier, il
+s'agit de la vie d'un homme...
+
+--Mais c'est qu'en ce moment, protestait le sous-directeur.
+
+--Pour la vie d'un homme, monsieur Pums, il n'y a pas de moment!
+Croyez-moi... Laissez-moi vous voir... Un jour, vous m'en
+remercierez!...
+
+--Soit! fit Pums qui adressait aux remisiers un sourire d'excuse et de
+connivence.
+
+Schleifmann suivait le banquier. La porte se referma.
+
+Pums s'était installé devant son bureau de palissandre; Schleifmann,
+vis-à-vis de lui, tournait le dos à la porte d'entrée.
+
+--Je serai bref, monsieur Pums! fit-il en posant son chapeau sur la
+table... D'un mot, je vous le répète, il s'agit de la vie d'un
+homme... Et cet homme, je ne vous cacherai pas son nom plus longtemps:
+c'est mon meilleur ami, M. Cyprien Raindal, le frère de M. Raindal de
+l'Institut... Sa situation, je n'ai pas à vous l'apprendre... S'il ne
+paie pas, il saute... Et j'ajoute: s'il saute, il se tue... Je viens
+vous demander de le faire reporter...
+
+--Ce serait avec plaisir, monsieur Schleifmann, que je... murmura en
+allemand Pums qui préférait cette langue pour les transactions
+délicates.
+
+--Permettez! riposta Schleifmann en allemand, de même, par une
+préférence analogue... Permettez... je n'ai pas fini... Vous me
+demanderez quel intérêt vous avez à sauver mon ami Cyprien, à le faire
+reporter... Cet intérêt, je vais vous le dire... C'est un intérêt
+sacré, c'est l'intérêt de votre race, c'est l'intérêt des vôtres, de
+vos enfants, de vos petits-enfants, de vos arrière-petits-enfants...
+
+--Désolé de vous interrompre! fit Pums qui tambourinait la table d'un
+doigté impatient... Mais nous sommes en plein krach... J'ai vingt
+personnes à recevoir... Je vous en conjure: vous m'avez promis d'être
+bref... soyez-le...
+
+--Je le serai! dit Schleifmann.
+
+Et il partit d'emblée dans un interminable discours. Sa thèse était
+que Pums, ayant guidé l'oncle Cyprien dans les spéculations premières,
+devait le soutenir aux heures de débâcle. Que lui coûterait, au
+demeurant, ce secours tout moral? A peine un risque, une signature.
+Au cas même qu'il perdît la somme dont il se déclarerait garant, en
+serait-il appauvri, incommodé dans son train de vie, lui dont on
+évaluait la fortune actuelle à trois millions ou plus? Et d'autre
+part, quelle gloire pour Israël, quelle noble tradition dans la
+famille, quel magnanime exemple attaché au nom de Pums, cette légende
+qui se redirait de bouche en bouche: un riche israélite, sauvant
+libéralement de la misère, du suicide, un petit employé chrétien,
+entraîné à la ruine par le goût du lucre et l'agio... De tels actes,
+en se multipliant, feraient plus pour les Juifs que mille dons aux
+pauvres, mille fondations sanitaires célébrées par la presse à grand
+fracas d'éloges. De tels actes porteraient beaucoup plus loin que
+l'aumône. Car ils découleraient de plus haut: de l'humanité, de la
+justice même...
+
+Le Galicien s'était enfin tu. Pums redressa la tête, d'une légère
+secousse, et, se renversant dans son fauteuil:
+
+--Mon cher monsieur Schleifmann, proféra-t-il d'un petit ton
+doctoral... Je rends hommage à vos intentions, vous êtes un excellent
+homme, mais laissez-moi vous le dire, vous n'entendez rien aux
+affaires...
+
+Un clignement des paupières accentuait tout ce que ce verdict avait de
+défavorable dans l'esprit de M. Pums; puis le financier continua:
+
+--Non, rien, absolument rien... Ainsi, vous vous imaginez savoir la
+situation de votre ami? Vous n'en savez pas le premier mot... Si M.
+Cyprien Raindal m'avait écouté, s'il s'était contenté de suivre mes
+conseils, ses pertes seraient insignifiantes, dans le genre des pertes
+du marquis de Meuze, son protecteur: sept mille, huit mille, dix mille
+francs au _maximum_... Seulement, il a voulu faire le malin, votre
+ami... Il a joué à son idée... Il s'est enfilé, comme nous disons en
+argot de Bourse... Et, aujourd'hui, il trinque... A qui la faute?... A
+moi ou à lui, répondez?
+
+--Monsieur Pums, riposta le têtu Galicien, je ne suis pas venu pour
+vous parler affaires... En effet, je n'y entends rien... Je suis venu
+en juif et en ami vous parler cœur, vous parler justice, vous
+réclamer votre aide pour un brave homme que j'aime bien... Si vous ne
+l'accordez pas, ce sera tant pis et ce sera triste, parce qu'il en
+mourra, le garçon!
+
+--Très regrettable, fit Pums, mais pas sûr... Hum! vous m'avez
+dérouté... Où en étais-je? Ah oui!... Je vous expliquais que M.
+Cyprien Raindal a joué comme un enfant, comme un malade... Malgré
+tout, à la liquidation du 15, par égard pour son frère, pour M. de
+Meuze, je me suis démené, j'ai intercédé auprès de l'agent de change,
+j'ai sorti provisoirement votre ami de son bourbier... Et maintenant
+vous venez me demander de le faire reporter?... Reporter! Vous êtes
+extraordinaire, ma parole!... D'abord le krach est général. On ne
+reporte plus personne!... Et puis, ça l'avancerait à grand chose
+d'être reporté!... Oui, je saisis, parbleu!... Vous pensez qu'il
+n'aurait rien à payer pour le moment, que le report c'est comme qui
+dirait un délai, un ajournement. Voilà qui montre encore votre
+ignorance des affaires de Bourse, excusez-moi monsieur Schleifmann,
+il n'existe pas d'autre mot, votre profonde ignorance des opérations
+financières... Reporté ou non, M. Cyprien Raindal doit ses
+quatre-vingt-dix mille francs de différences, et il faut qu'il les
+paie tôt ou tard jusqu'au dernier décime!
+
+--Alors? questionna Schleifmann d'un air accablé.
+
+--Alors le seul moyen de sauver votre ami, ce serait de me mettre à sa
+place, d'assumer sa situation. Eh bien franchement, monsieur
+Schleifmann, je vous trouve un peu trop exigeant... Ce n'est pas un
+parent, M. Cyprien Raindal, ce n'est pas un ami, tout juste une
+relation... Et selon vous, néanmoins, je devrais m'engager
+personnellement de quatre-vingt-dix mille francs--ou plus, si la
+baisse persiste,--en l'honneur de ce monsieur que j'ai vu trois fois
+dans ma vie?... Non, ce n'est pas raisonnable... A chaque séance de
+Bourse, il y en aurait dix comme lui à sauver... Ma fortune n'y
+suffirait pas...
+
+Il s'animait à mesure, piétinant auprès de la table, les pouces dans
+les échancrures de son gilet:
+
+--Et tout cela pourquoi? Pour qu'on dise du bien des Juifs, pour qu'on
+encense Israël... Allons donc!... Je m'en moque des Juifs... Je n'ai
+pas de préjugés, moi... Chacun pour soi... Qu'ils se débrouillent,
+après tout! Je n'ai pas des quatre-vingt-dix mille francs comme cela à
+leur jeter par la fenêtre!...
+
+Il stoppait devant Schleifmann:
+
+--Bah! vous figurez-vous que je gagne dans cette histoire des
+mines?... Je suis pincé comme les autres... J'y perds les yeux de la
+tête...
+
+Et, involontairement, ses grosses prunelles rebondies montraient dans
+une saillie dénonciatrice que de ces yeux pourtant il ne perdait pas
+tout. Schleifmann paraissait, pour le moins, n'en être pas convaincu,
+car d'une voix doucereuse, il objecta à Pums:
+
+--Cependant la baisse est fomentée par la bande noire... Et la bande
+noire, ce sont vos amis!
+
+--Mes amis? répétait Pums, d'abord interloqué.
+
+Puis, se ressaisissant:
+
+--Oh! oui! de jolis amis... Parlons-en... Des misérables!... Des
+imbéciles!... Des gens qui mènent stupidement le marché à la ruine,
+qui ne connaissent que la baisse et la baisse! Ah! c'est malin... je
+les félicite!...
+
+Schleifmann ne lâchait pas la trame de ses arguments:
+
+--Cependant, ces imbéciles, ces misérables, demain, après-demain, vous
+les reverrez, vous recommencerez à les voir...
+
+--Qu'est-ce que vous racontez? s'écriait Pums pour masquer son
+hésitation... Si je les reverrai?... Oui, je présume. Mais je vous
+garantis que je ne leur mâcherai pas mon opinion, et en ce moment,
+tenez, si j'avais l'un d'eux sous la main...
+
+--Eh bien, ça va! criait en allemand une voix cordiale derrière
+Schleifmann.
+
+Pums n'acheva pas sa phrase. Il blémissait sinistrement,--ses
+prunelles chocolat plus hagardes encore et plus exorbitantes, à croire
+qu'elles allaient bondir. Schleifmann se retourna et reconnut
+Herschstein.
+
+Il entrait par une porte latérale, le chef de la bande noire, chapeau
+sur la tête, souriant, sans frapper, comme chez lui, en maître; et,
+dans sa barbe grise de patriarche, la brillantine luisait en remous
+argentés.
+
+Il eut, à la vue de Schleifmann, un recul de prudence dont s'altéra
+soudain sa face vénérable:
+
+--Ah! vous êtes occupé! murmurait-il d'un air modeste.
+
+Pums, qui classait studieusement des papiers, ne répliqua pas.
+Schleifmann les contemplait l'un et l'autre, tour à tour, le regard
+flamboyant de mépris.
+
+--Eh! monsieur Pums! commanda-t-il d'un ton goguenard. Je vous
+attends... En voici un... Allez-y... Ne lui mâchez pas votre
+opinion.... Ne la lui mâchez donc pas!... Hein?... Vous ne vous
+souvenez plus? Patience, monsieur Herschstein... Cela va venir... M.
+Pums en a gros sur le cœur à vous dire... Il cherche...
+Asseyez-vous!...
+
+--Que signifie? interrogea glacialement Herschstein.
+
+--Je vous expliquerai, cher ami, bégayait Pums. Nous causions du frère
+de M. Raindal, qui perd la forte somme sur les mines... M. Schleifmann
+plaisante...
+
+--Je plaisante! reprit le Galicien en ébranlant la table d'un coup de
+poing si violent que l'encre gicla de l'encrier... En vérité, il y a
+bien de quoi plaisanter...
+
+Il les toisa tous les deux:
+
+--Ainsi, vous êtes compères!... Ainsi, «ça va»!... Ainsi vous,
+monsieur Pums, vous faites la paire de bottes avec M. Herschstein!...
+Et vous, monsieur Herschstein, vous venez rendre des comptes!... Mes
+compliments!... La journée doit être belle... Inscrivez, monsieur
+Pums... Je dicte... Bénéfices du 2 septembre: M. Cyprien Raindal,
+quatre-vingt-dix mille francs... Hô! monsieur Pums, là-dessus combien
+toucherez-vous? Dix mille? Quinze mille?...
+
+Il ricanait, puis subitement ses traits fléchirent sous un intolérable
+chagrin:
+
+--Malédiction! gémissait-il en rôdant par la pièce... Malédiction et
+malheur!... Oui, depuis le Sinaï, c'est l'éternel malentendu!... Dieu
+qui donne à son peuple l'intelligence suprême et son peuple qui la
+prostitue aux plus basses besognes, et Dieu qui se venge ensuite de ce
+que son peuple l'ait méconnu. C'est toute l'histoire d'Israël, c'est
+toute son infortune... Malédiction!... Malédiction!... Quand cela
+cessera-t-il?... Ah! vous n'êtes pas bête vous, monsieur Pums, ni vous
+non plus, monsieur Herschstein... Mais vous croyez, n'est-ce pas, que
+le Seigneur vous a attribué cette puissance de l'esprit pour faire des
+coups de Bourse, pour amasser de l'or... Insensés que vous êtes! Je
+vois la main du Seigneur sur vous... C'est pour avoir trahi sa loi que
+vos ancêtres allèrent à Babylone, à Ninive, en Egypte... Et c'est pour
+cela aussi que vous irez ailleurs!...
+
+Il allongeait son bras vers des lointains de mystère:
+
+--Oui, le Seigneur vous fera encore coucher sous les tentes et, avec
+vous, des innocents peut-être, des humbles, des laborieux... à moins
+qu'auparavant tous ceux-là ne se séparent de vous!...
+
+--Il suffit, monsieur Schleifmann! déclara sèchement Herschstein, qui
+recouvrait peu à peu son arrogance... Trêve à ces jérémiades!... Nous
+savons vos idées... Vous êtes un antisémite, un renégat!... C'est
+connu!...
+
+Schleifmann dressa les bras, et, les yeux au plafond:
+
+--Renégat! répétait-il. Antisémite!... Adonaï! Adonaï! tu entends ce
+que me dit cet homme!
+
+--Sans compter, poursuivit Pums,--qui, sur l'exemple d'Herschstein,
+retrouvait son aisance,--sans compter qu'en fait de gens expulsés vous
+pourriez fort bien l'être avant nous, monsieur Schleifmann... Car nous
+sommes Français, nous, tandis que vous...
+
+Un éclat de rire frénétique lui coupa la parole. Schleifmann se
+tordait, en proie à un accès d'hilarité sauvage:
+
+--Français! Vous Français! clamait-il entre deux sanglots de rire...
+Mais vous n'êtes ni Français, ni Allemands, ni Autrichiens, ni rien,
+ni surtout même Juifs!... Elle vous étouffe sous vos habits, votre
+juiverie... Elle vous oppresse dans vos salons... Elle vous pèse dans
+vos clubs... Elle vous gratte comme un cilice... Vous la portez sans
+bonne grâce, sans bonhomie, sans fierté... Vous ne l'avouez qu'à
+regret... Et vous en pâlissez... Et vous en ignorez les dogmes les
+plus élémentaires... Et si vous ne craigniez pas que ça nuise à vos
+affaires, je parie que, demain matin, vous vous feriez tous
+naturaliser catholiques!...
+
+--Nous ne discutons pas avec les énergumènes! cria Herschstein, dont
+le front et les joues se striaient de bandes livides.
+
+--Et avec qui discutez-vous, s'il vous plaît? vociférait
+Schleifmann... Avec des scories comme vous-mêmes?... Car je vous dirai
+selon Ezéchiel: «Vous êtes tous des scories, tous de l'airain, du
+plomb, de l'étain, du fer, vous êtes des scories d'argent... Et Dieu
+vous précipitera au creuset pour vous fondre au souffle de sa
+colère!...»
+
+Il avait cité le texte en hébreu. Il le traduisit en allemand, et
+c'était un tel déchaînement de syllabes rauques ou tonitruantes, que
+Pums commença à prendre peur. Que pensaient de ce vacarme les
+remisiers, les commis, dans l'antichambre voisine? Il voulut jouer
+d'audace, et, la voix trébuchante:
+
+--Assez! monsieur Schleifmann, fit-il... Assez de scandale!... Je vous
+prie de vous retirer... Taisez-vous et sortez, ou, sacrebleu, je fais
+monter la police!...
+
+--Ah! ce serait complet! s'écria Schleifmann... Non, faites donc cela,
+que je rie un peu plus!... Faites-moi mener au violon pour tapage
+religieux... Faites-moi donc arrêter... Jérémie le fut deux fois...
+Hamasia aussi et Michée, et bien d'autres... C'est dans l'ordre...
+Non, je reste, rien que pour voir ça... La police!... Ha! Ha!
+
+--Il est fou, fou à lier! murmurait Pums, la physionomie consternée.
+
+--Pas du tout, fit Herschstein qui s'efforçait à l'ironie... Vous ne
+saisissez pas... C'est un prophète, mon ami, un grand prophète...
+
+--Hélas, non, monsieur Herschstein! rétorqua plus simplement le
+Galicien... Je suis trop vieux, je n'ai plus l'âge... Je regrette...
+D'ici à ce qu'on règle scientifiquement pour tous la question sociale,
+comme le veut mon maître Karl Marx, cela ne vous ferait pas de mal
+d'avoir, le samedi, à la synagogue, au lieu de vos rabbins qui vous
+flagornent, un autre qui vous fustige, une espèce de Sophonie qui vous
+dise: «Lamentez-vous, habitants du quartier des trafics!... Tous ceux
+qui trafiquent seront...
+
+L'avalanche d'hébreu et d'allemand dévalait derechef. Pums, les nerfs
+excédés, se bouchait les oreilles. Herschstein crispait la main à sa
+barbe de Moïse.
+
+Mais une lueur d'espoir sillonna ses prunelles anxieuses. Il
+découvrait une objection:
+
+--Et les chrétiens! fit-il victorieusement... Est-ce qu'ils ne
+trafiquent pas, les chrétiens?...
+
+--Les chrétiens, cela ne nous regarde pas! fulmina le Galicien en
+sabrant l'air d'un large geste d'interdiction... Ils ont leur Dieu
+pour les châtier et le socialisme pour les réduire!... Vous, vous êtes
+le peuple du Seigneur!... Vous devez spontanément donner l'exemple à
+tous!... Vous devez être meilleurs!... Vous devez jouir moins, vous
+devez souffrir plus!... Voilà votre destinée, votre gloire
+difficile... Elles sont uniques au monde!... Vous ne vous y déroberez
+qu'au prix de souffrances pires... Vous êtes le peuple du Seigneur!...
+
+Ah! d'être ce peuple-là, ils s'en seraient volontiers privés, M. Pums
+et M. Herschstein! Donner l'exemple à tous, eux! Pourquoi eux plutôt
+que les autres? Non, cette fois, sur l'honneur, ils ne comprenaient
+plus. Et l'averse de citations, la trombe prophétique qui déferlait
+toujours! Mieux valait lui céder la place, inventer un prétexte de
+fuite.
+
+Pums, d'un clin d'œil rapide, avertissait Herschstein, et,
+délibérément:
+
+--Vous veniez signer vos titres, n'est-ce pas?
+
+--En effet! dit Herschstein, lui rendant le clin d'œil.
+
+--Alors, si vous voulez passer par ici...
+
+Il ouvrait une porte au fond et, la main sur le bouton, protégeant
+crânement la retraite de son allié:
+
+--Je vous laisse, monsieur Schleifmann! fit-il. La sortie est en
+face... Quant aux leçons à mon fils, inutile désormais de vous
+déranger. Vous m'enverrez votre note et nous en resterons là... Au
+plaisir!...
+
+Schleifmann, ahuri par cette fugue, était demeuré bouche bée. Il se
+fouillait le cerveau à la recherche d'un mot cinglant, d'une
+apostrophe dernière au venin sans remède. Puis, s'approchant de la
+porte par où Pums avait disparu:
+
+--Vous êtes le peuple du Seigneur! clama-t-il d'une voix forcenée.
+
+Il regagnait l'antichambre. Il défia l'huissier d'une œillade
+provocatrice; et songeant à l'inquiétude de l'ami Cyprien, il
+dégringola en hâte l'escalier.
+
+--Eh bien? questionna M. Raindal cadet avec un suppliant élan de la
+mâchoire.
+
+--Rien! fit Schleifmann... Rien!... Il n'a rien voulu savoir, ce
+coquin!
+
+--Je l'aurais juré, soupira l'oncle Cyprien qui s'affalait de
+désespoir.
+
+Schleifmann s'était assis auprès de lui dans la voiture:
+
+--Où est-ce que je vous conduis, mon cher Raindal?... A la
+brasserie?...
+
+--Non, Schleifmann! Je n'ai pas faim... Ramenez-moi plutôt chez
+moi!...
+
+La voiture repartit. Le Galicien narrait l'entrevue. L'oncle Cyprien
+écoutait sans répondre, le buste recroquevillé, le regard terne, le
+visage rigide. On atteignit le pont des Saints-Pères, que Schleifmann
+racontait encore.
+
+--Et je ne vous en rapporte pas le quart, mon cher! concluait le
+Galicien tout à la fièvre de son épopée... J'en oublie!... Je n'ai
+rien obtenu, c'est vrai!... J'ai perdu un élève, c'est vrai!...
+Seulement, je leur en ai dit de bonnes!...
+
+--Il se peut que vous leur en ayez dit de bonnes, mon ami! observa
+judicieusement l'oncle Cyprien... Mais cela ne m'empêche pas d'être un
+homme fichu, le plus archifichu des hommes!
+
+Il faisait le simulacre d'enjamber le marche-pied du fiacre.
+Schleifmann le retint par le bras:
+
+--Hô, Cyprien... Quoi donc?...
+
+--C'est que j'ai bien envie de me f... à la Seine... Elle est là sous
+mon nez!... Ça m'éviterait la course!...
+
+Le Galicien eut un haussement d'épaules philosophique:
+
+--Pas de sottises, Raindal!... Soyons sérieux, mon garçon... Votre
+frère n'est pas votre frère pour un chien!... Il vous en tirera,
+diable, il arrangera l'affaire!...
+
+--S'il l'arrange comme vous, soit dit sans reproches, Schleifmann, je
+plains mes créanciers!... riposta avec flegme M. Raindal cadet.
+
+Jusqu'à la rue d'Assas, il ne desserra plus les lèvres. Mais tandis
+que devant la porte Schleifmann payait le cocher, il éprouva une
+brusque sensation de faiblesse.
+
+--Schleifmann! appelait-il.
+
+--J'arrive! fit le Galicien.
+
+Un choc mat retentit. Un sombrero marron roula dans le ruisseau. M.
+Raindal cadet s'était affaissé, replié en deux sur le trottoir, tous
+les nerfs détendus, les membres flasques, paquet de chair inerte, la
+figure d'une pâleur crayeuse.
+
+ * * * * *
+
+Près du lit où l'on avait couché l'oncle Cyprien, toujours inanimé,
+Schleifmann écrivait fébrilement sur un guéridon.
+
+--Voici, dit-il à la concierge qui finissait de ranger les vêtements
+du malade... En allant chez le pharmacien, vous déposerez au
+télégraphe cette dépêche pour M. Eusèbe, le frère de M. Raindal...
+
+--M. Eusèbe Raindal! se récriait la concierge... Mais il est à Paris,
+monsieur!... Il est passé ce matin, comme M. Cyprien sortait, et il
+m'a dit de prévenir son frère qu'il serait chez lui l'après-midi...
+
+--Ah bah! fit Schleifmann étonné... Alors pas de télégramme... Allez
+tout droit rue Notre-Dame-des-Champs. Hô! pourtant ne l'effrayez pas,
+cet homme... Dites-lui que son frère est souffrant...
+
+--Oui, oui, que monsieur soit tranquille... Je lui annoncerai ça comme
+il faut.
+
+M. Raindal cependant était balbutiant d'émoi, quand, une demi-heure
+plus tard, il parut dans la chambre.
+
+--Quoi?... Quoi?... questionnait-il, oubliant de saluer Schleifmann...
+Cyprien est malade?... Gravement?...
+
+--Vous voyez, monsieur, répliqua le Galicien... Une attaque!... Il est
+tombé raide dans la rue... Mon médecin, le docteur Chesnard, vient de
+venir et pense une embolie. Il repassera ce soir. Cyprien avait joué
+sur les mines et perdu des sommes fantastiques...
+
+Il continua de fournir les détails. Le maître l'interrompait
+d'exclamations navrées:
+
+--Est-ce possible!... Si j'avais su... Oh! le malheureux!... Le
+malheureux!... Pourquoi s'est-il caché de moi?
+
+Puis, le récit terminé, il y eut quelques minutes d'embarras mutuel. A
+aucune époque, l'un et l'autre n'avaient ressenti d'affinité.
+Schleifmann tenait M. Raindal pour un esprit étroit, timoré, racorni
+par l'érudition, et sans nier le mérite de ses ouvrages, il lui
+reprochait de s'abstraire des grandes questions contemporaines. M.
+Raindal, par contre, en avait, de tout temps, voulu à Schleifmann
+qu'il accusait de surexciter les instincts subversifs de son frère.
+Et maintenant, dans l'obligation de s'accorder pour une tâche pieuse,
+ils eussent aimé détruire ces antiques griefs que leur loyauté
+rougissait de taire. M. Raindal, le premier, s'enhardit à mentir; et,
+du ton le plus cordial:
+
+--Monsieur Schleifmann! dit-il... Les circonstances ont fait que nous
+ne nous sommes pas liés d'amitié... Mais je connaissais votre
+affection pour mon pauvre Cyprien, je connaissais la variété de votre
+culture, la sûreté de votre caractère, et soyez persuadé que je
+professais pour vous la plus sérieuse estime...
+
+Le Galicien riposta par des louanges sagaces sur les livres de M.
+Raindal.
+
+Le malaise était dissipé. Il disparut entièrement avec le retour de la
+concierge qui apportait des médicaments, des sinapismes, des sangsues.
+Tous deux se mirent à soigner le malade; et jusqu'au soir ils n'eurent
+plus de loisir.
+
+Vers la tombée du crépuscule, l'oncle Cyprien s'éveilla de sa torpeur.
+Il entr'ouvrit les yeux, et roulant autour de la chambre des regards
+hébétés, il semblait peu à peu se souvenir.
+
+--Ah oui! murmurait-il. La Bourse! Le krach!
+
+Il tentait de s'étirer. Une résistance à gauche lui fit froncer le
+sourcil. Il palpa son épaule gauche avec sa main droite restée libre.
+
+--Tiens, tiens... je suis paralysé, par là... C'est du propre!
+grognait-il.
+
+Il inspecta encore la pièce de son même regard de poupon, les
+prunelles mobiles et atones. La présence de Schleifmann et de son
+frère, qui l'épiaient au bout du lit, lui causa un trouble passager.
+Qui étaient donc ces hommes? Il hésitait, avec l'impression de les
+reconnaître sans pouvoir les nommer.
+
+--Eusèbe! prononça-t-il enfin... Sch... Schleifmann!...
+
+M. Raindal s'avançait en lui tendant la main. L'oncle Cyprien eut un
+sourire mélancolique, et, la voix enrouée, bégayante un peu:
+
+--Hein! dans quel état ils m'ont fichu, ces gaillards!... Je me suis
+étalé sur le trottoir... Schleifmann t'a expliqué?...
+
+--Oui, mon ami, ne te fatigue pas!...
+
+--Et l'argent? reprit l'ex-employé... Schleifmann t'a expliqué aussi?
+Tu sais que je dois quatre-vingt-dix mille francs?... C'est du joli
+pour un Raindal!... Claquer avec quatre-vingt-dix mille francs de
+dettes! Si ce pauvre père avait vu ça, lui!...
+
+--Chut! Rassure-toi! fit le maître... D'abord, tu me parais en voie de
+guérison...
+
+L'oncle Cyprien, en guise de réponse, frappait avec la main son épaule
+morte.
+
+--Quant à tes dettes, ajouta le maître, je m'en charge... J'ai
+soixante-dix mille francs d'économies que je t'abandonne sans
+danger... Mon traitement, ce que je touche pour mes livres, mes
+articles, etc., suffira largement à nous faire vivre tous et même à
+éteindre, année par année, le reliquat impayé... Eh bien, j'espère que
+te voilà hors d'inquiétude!...
+
+--Ouais! Merci!... Je te remercie! répliqua distraitement M. Raindal
+cadet que les sangsues et les sinapismes piquaient avec furie.
+
+Puis, se contraignant:
+
+--C'est égal, mon pauvre Eusèbe... Je t'ai bien souvent taquiné,
+turlupiné... Je t'ai bien souvent monté des bateaux... Mais si on
+m'avait dit qu'un jour je te ruinerais, moi, l'oncle Cyprien, avec ma
+brasserie de cent francs par mois et mon galetas de cinq cents francs
+par an!... Non, non, c'est incroyable! Et dire que tout cela est
+arrivé parce que... parce que...
+
+Sa pensée impotente s'égarait aux complications de ces aventures
+anciennes.
+
+--Oui, parce que, poursuivit-il après une pause, parce que, pour
+t'embêter, j'ai désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai
+rencontré le... le... le marquis, le marquis de...
+
+Ses paupières battaient. Une pesanteur les domina. Il se rendormait
+d'un souffle inégal, tantôt imperceptible, tantôt ronflant et galopant
+comme le vent sur un feu de bois. Ses joues se violaçaient. Des râles
+raclaient sa gorge. La congestion se déclarait. Le docteur Chesnard,
+lorsqu'il revint, eut une moue mal augurante. Il renouvela
+l'ordonnance, prescrivit des révulsifs plus intenses.
+
+Comme il prenait congé, M. Raindal lui offrit pour le lendemain une
+consultation avec le docteur Gombauld, son collègue de l'Académie des
+sciences.
+
+--Mon Dieu, monsieur! fit dédaigneusement le docteur Chesnard en
+hochant sa petite tête grisonnante et chauve... Je ne suis qu'un
+médecin de quartier et je n'ai pas d'ambition... Je vous parlerai donc
+en toute franchise... Un Gombauld ou pas de Gombauld, cela n'y
+changera guère... Une embolie est une embolie... Il n'existe pas pour
+ce cas dix mille thérapeutiques... Il n'en existe qu'une: celle que
+j'ai indiquée... Néanmoins, si une consultation vous séduit, je n'y
+vois aucun inconvénient...
+
+On fixa le rendez-vous à midi.
+
+Dans la première pièce, sur le canapé de reps vert, on avait
+confectionné un lit de repos avec un matelas et des couvertures.
+Toutes les heures, tour à tour, le Galicien et le maître revenaient
+s'y étendre, après avoir veillé le malade.
+
+M. Raindal n'y dormait point. Quand le regret de sa petite élève
+cessait de le supplicier, c'étaient les remords qui le torturaient,
+les scrupules de conscience, le besoin de s'innocenter. Les
+vacillantes paroles de l'oncle Cyprien sonnaient à ses oreilles, comme
+répercutées par un écho sans fin: «Tout cela est arrivé parce que j'ai
+désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le...
+le... le marquis...» Raisonnement certes faux! Conception puérile des
+rapports entre effets et causes! Mais la parcelle de vérité qui
+parfume toute erreur n'en épandait pas moins son vénéneux arome dans
+l'âme de M. Raindal. Evidemment il n'était pas responsable de
+l'accident mortel qui avait foudroyé son frère. Informé en temps
+opportun, il eût même accompli les plus durs sacrifices pour arracher
+le pauvre homme à l'engrenage de l'agio. Pourtant qui sait si, sans
+son entremise, sans cet amour funeste dont il était féru, qui sait si
+l'oncle Cyprien aurait jamais rencontré «le... le... le marquis»? Qui
+sait si cet amour, coupable déjà de tant de fautes contre la saine
+morale et les sentiments dus, n'avait pas, de plus, sa part, infime
+quoique réelle, dans la calamité présente?...
+
+M. Raindal en exhalait des soupirs continus. Son corps se mouillait de
+sueur. Finalement, la fatigue eut raison de l'insomnie. Il ne se
+réveilla que vers huit heures, pour ouvrir à Thérèse et à Mme Raindal.
+Derrière, saluait la face barbue du jeune Bœrzell.
+
+Mandées par télégramme, ces dames avaient voyagé la nuit, et leurs
+coiffures défaites, leurs visages charbonneux, où les larmes séchées
+traçaient des rayures blanches, exprimaient mieux que leurs voix les
+angoisses du trajet. M. Raindal les embrassa toutes deux avec une
+effusion de tendresse insolite; puis il les mena, en pleurant, à la
+chambre de l'oncle Cyprien.
+
+Il sommeillait toujours de son tumultueux ou léthargique sommeil, la
+peau plus violette, plus noire, par endroits, que la veille, au début
+de la crise. Mme Raindal s'agenouilla près du chevet, les mains
+jointes. On attendit les médecins en commentant le drame. Ils vinrent
+à midi précis. La consultation dura peu. Le docteur Gombauld
+approuvait les prescriptions de son confrère. Pour le reste, il
+refusait de présager: la nature en déciderait.
+
+--Qu'est-ce que je vous disais! fit à la porte le dédaigneux docteur
+Chesnard.
+
+Et il promit sa visite pour le soir.
+
+Elle n'eut d'autre résultat que d'accroître les alarmes. Le médecin
+était parti sans consentir à se prononcer sur l'issue de la nuit.
+
+Une heure après son départ, le délire s'empara de l'oncle Cyprien.
+Dans les premiers instants, ce ne fut qu'exclamations vagues, plaintes
+inarticulées. Mais bientôt elles se précisèrent. Elles désignaient des
+gens, invectivaient des ennemis: tous les immémoriaux ennemis de
+l'oncle Cyprien, toute la troupe des chéquards, des youpins, des
+calotins et des rastas! On eût dit qu'ils dansaient autour de sa
+couchette une ronde satanique avec des rires triomphants. Parfois
+leurs lourdes semelles devaient défoncer sa poitrine, car il avait des
+mines de défense ou d'effroi comme sous les fers d'un cheval qui
+l'aurait écrasé. Pour exorciser ce sabbat, il s'époumonait en injures,
+prises au vocabulaire de ses auteurs favoris. Son index menaçait, son
+poing martelait le vide. Puis, soudain, il sembla que la sarabande
+s'égrenait. Par un hasard de ressouvenir, une image prépondérante
+effaçait la malice des autres: l'image d'un illustre homme d'État,
+d'un ministre renommé pour la lutte qu'il soutint contre le
+Boulangisme. Sa légendaire figure s'érigeait devant le lit, et, sans
+qu'il se courbât, ses mains, au bout de bras énormes, atteignaient
+l'oncle Cyprien.
+
+--Oh! oh!... rugit avec terreur M. Raindal cadet. Voilà le vieux
+Forban à présent! Oh! ces bras!... En a-t-il des bras! Veux-tu bien
+t'en aller, vieux Forban!... Veux-tu bien me lâcher!
+
+L'étreinte imaginaire était plus forte que ses cris. Il porta
+vainement les deux mains à sa gorge. Il suffoquait. Il retomba dans le
+coma.
+
+Il y demeura toute la soirée, toute la nuit. Dans la pièce voisine,
+la famille veillait, se relayant auprès du malade avec Schleifmann,
+Bœrzell et un interne envoyé par le docteur Gombauld. A onze heures,
+comme ces dames et le Galicien s'étaient assoupis de fatigue sur un
+fauteuil, sur le canapé, sur une chaise, M. Raindal appela le jeune
+savant d'un clin d'œil familier.
+
+--Mon cher monsieur Bœrzell, susurra le maître à voix basse, cette
+après-midi Thérèse m'a tout appris... Il paraît qu'à Langrune vous
+vous êtes accordés... J'en suis pour ma part fort heureux... Cependant
+vous savez le désastre qui nous frappe... Sans parler de ce pauvre
+Cyprien, c'est pour nous la ruine complète, et pour Thérèse, ni dot,
+ni espérances d'aucune sorte... Je tenais à vous en avertir
+formellement, sachant par expérience ce que sont les charges d'un
+ménage, des enfants à élever, les dépenses...
+
+--Je vous suis fort obligé de votre sincérité, cher maître!
+interrompit de même Bœrzell... Seulement, ces tristes événements
+n'ont pas modifié mes intentions à l'égard de Mlle Thérèse...
+
+Il s'arrêtait, toujours soucieux de mesure, de vérité, d'exactitude,
+et il reprit:
+
+--Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ces considérations d'argent me
+soient indifférentes... Il est, au contraire, certain que pour le
+bien-être de ma femme, pour l'éducation de nos enfants, une dot, des
+espérances eussent été un précieux appoint... Mais faute de cet
+appoint, notre mariage peut aisément se conclure... Je me sens plein
+d'énergie et la perspective d'un peu plus de travail et d'un peu plus
+de médiocrité n'est pas pour émouvoir un homme jeune et vigoureux
+comme moi... Je maintiens donc ma demande, cher maître...
+
+Schleifmann quittait la pièce pour rejoindre l'interne. M. Raindal et
+le jeune savant échangèrent une poignée de main affectueuse; puis,
+chacun sur sa chaise, le menton à la poitrine, ils s'endormirent
+progressivement.
+
+Vers l'aube, l'interne les réveilla tous. L'agonie avait commencé.
+Elle fut longue. L'âme insoumise de l'oncle Cyprien s'insurgeait
+contre la mort, comme elle s'était rebellée contre la vie. Etouffé par
+le sang, il voulait respirer, vivre encore; et son bras valide
+repoussait l'asphyxie d'un geste impératif qui semblait s'indigner.
+
+Enfin le souffle lui manqua. Il soulevait d'un suprême effort sa face
+violette, ses lèvres torves, et il s'abattit en arrière, vaincu,
+immobile, délivré.
+
+Mme Raindal s'était précipitée à genoux et priait, en larmes.
+Schleifmann, accoudé au marbre de la cheminée, la main contre les
+yeux, psalmodiait à mi-voix des paroles hébraïques. Thérèse sanglotait
+sur l'épaule de son père.
+
+L'interne ouvrit la fenêtre et rejeta les volets par où glissaient
+déjà des rayonnements dorés.
+
+Avec la fraîche splendeur de la clarté matinale un hourvari de
+gazouillements jaillit dans la pièce.
+
+C'étaient les passereaux du Luxembourg qui, sur les branches, sans le
+savoir, pépiaient joyeusement le dernier adieu à leur vieil ami
+Cyprien Raindal.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Le matin des obsèques, Thérèse était dans sa chambre, occupée à trier
+des papiers trouvés chez l'oncle Cyprien, quand Brigitte frappa.
+
+--C'est une dame, mademoiselle, fit la bonne, Mme Chambannes, je
+crois...
+
+Mlle Raindal fronça ses sourcils veloutés:
+
+--Vous lui avez répondu que monsieur et madame étaient sortis?...
+
+--Oui, mademoiselle, mais elle dit qu'elle voudrait voir
+mademoiselle... Elle est dans le salon...
+
+--C'est bien, j'y vais!... répliqua Thérèse.
+
+Elle jeta dans la glace, un rapide coup d'œil sur sa toilette, sa
+coiffure, comme une femme qui marche à une rencontre décisive. Son
+raide collet de crêpe faisait sa physionomie plus rogue, plus sévère,
+lui maintenant la tête haute comme le gorgerin d'une armure. Ses
+minces lèvres, dans les coins, s'arquèrent d'un sourire agressif. Ah!
+Mme Chambannes voulait la voir. Eh bien, soit, elle la verrait, elle
+l'entendrait même! On allait l'exaucer, cette dame, et au delà de ses
+vœux, peut-être!
+
+Thérèse ouvrait la porte du salon. Mme Chambannes en robe noire, gants
+noirs, chapeau noir, se leva lentement. Et ce fut, de part et d'autre,
+un cérémonieux salut de la nuque, avec des regards qui s'épiaient, se
+tâtaient déjà dans une quasi prévision de lutte.
+
+Thérèse resta debout sans prier Zozé de s'asseoir. Mme Chambannes
+murmura d'une voix hésitante:
+
+--J'étais venue dire à M. Raindal tout le chagrin que nous avons eu de
+son malheur...
+
+--Je vous remercie, madame! fit sèchement Thérèse... Mon père est à la
+maison mortuaire... Je lui transmettrai vos condoléances, sitôt qu'il
+rentrera...
+
+Elle se taisait. Mme Chambannes poursuivit plus timidement:
+
+--Nous avons tout appris par un de nos amis communs, le marquis de
+Meuze... Monsieur votre oncle n'était pas très âgé, n'est-ce pas?
+
+--Cinquante-deux ans, madame...
+
+--C'est jeune! remarqua Zozé, que le regard farouche de Thérèse
+induisait à exagérer.
+
+Elle se dirigea vers la porte, et s'arrêtant à mi-chemin:
+
+--Auriez-vous l'obligeance de dire à M. Raindal que je viendrai lui
+rendre visite demain?
+
+Thérèse, d'un ton glacial, riposta:
+
+--Ne vous donnez pas la peine, madame... Mon père ne recevra pas...
+
+--Pas même les intimes?
+
+--Non, Madame... Ses intentions sont formelles... Il n'y aura
+d'exception pour qui que ce soit...
+
+--Pas même pour moi? insista Zozé avec une feinte douceur de défi.
+
+Ses prunelles langoureuses semblaient sourire, parachever la question:
+«Moi, vous savez bien, moi, madame Chambannes, moi qui vous l'ai
+enlevé, votre père, moi qui le tiens, moi qui le mène...»
+
+A cette provocation Thérèse devint toute pâle:
+
+--Pas même pour vous, madame!... fit-elle en se contenant... Mon père
+a décidé d'observer strictement son deuil, et j'espère que personne ne
+tentera de l'en détourner...
+
+--Ainsi vous l'empêcherez de fréquenter ses amis?...
+
+Thérèse pétrissait d'une main tremblante le dossier d'un fauteuil:
+
+--Nous ne l'empêchons de rien, madame... Et je m'étonne que ce soit
+vous qui usiez de ces termes... Depuis six mois pourtant, vous devriez
+savoir que nos volontés sont peu de chose auprès de celles de mon
+père...
+
+--Que voulez-vous dire, mademoiselle?... fit Zozé avec ce flegme
+impertinent qui, dans les discussions, est souvent toute la ressource
+des mondaines.
+
+--Je veux dire, répliqua Thérèse d'une voix saccadée, je veux dire ou
+plutôt vous me forcez à dire que, depuis six mois, vous nous avez pris
+mon père, vous l'avez éloigné de nous, vous l'avez engagé dans une
+aventure grotesque dont je ne connais ni les détails ni le but, mais
+dont le souci n'a cessé de nous tourmenter affreusement ma mère et
+moi...
+
+--Cependant, mademois...
+
+--Oh! je vous en conjure, madame!... interrompit Thérèse avec
+fermeté... Vous avez réclamé des explications. Permettez-moi de
+terminer... Oui, vous trouviez tout naturel de nous désunir,
+d'accaparer ce pauvre homme, de le traîner à votre suite, par
+gloriole, par je ne sais quelle fantaisie vaniteuse et sans excuse...
+Aujourd'hui cette catastrophe nous le ramène... Vous trouverez naturel
+aussi que nous le défendions et que, le voyant sauvé, nous ne voulions
+pas le reperdre... Est-ce la mort de mon oncle ou d'autres émotions
+que j'ignore, mais il m'a paru, au retour, bien las, bien vieilli. Lui
+d'habitude si courageux dans les douleurs, il pleure à tout instant...
+de grosses crises de larmes soudaines, comme un enfant... Il a besoin
+de tranquillité, d'une vie réglée et bourgeoise... Il retournera à sa
+famille, à son travail peu à peu... Vous, à vos plaisirs que son
+absence ne diminuera guère, je présume...
+
+Zozé avait imperceptiblement rougi au ton narquois dont Thérèse
+prononçait cette phrase. Mlle Raindal ajouta, profitant de son
+trouble:
+
+--Je vous assure, madame, laissez-le nous maintenant!... Ce sera mieux
+ainsi!... Ce sera loyal et charitable!...
+
+Elles s'examinèrent un moment en silence; et le mépris de leurs
+regards semblait un reflet réciproque. «Pas à son avantage dans la
+toilette de deuil, cette Mlle Raindal!» songeait Mme Chambannes avec
+une moue haineuse. Et Thérèse, de son côté, en ce charmant visage
+n'apercevait qu'indices de bassesse ou de niaiserie.
+
+Un glissement de clef dans une serrure leur fit à toutes deux abaisser
+les paupières.
+
+--Vous m'excusez, madame? dit Thérèse avec un sommaire salut de la
+tête.
+
+Sans attendre la réplique de la jeune femme, elle avait gagné
+l'antichambre, fermé la porte du salon, et, d'une voix brève, énervée,
+tandis que M. Raindal déposait sa canne et ses gants:
+
+--Père, murmura-t-elle, Mme Chambannes est là...
+
+--Où? Où cela? bégayait M. Raindal, dont le front s'était empourpré.
+
+--Dans le salon! continua Thérèse en le fixant âprement. Tu désires la
+voir?...
+
+--Peuh! ça serait convenable, il me semble... Qu'en penses-tu?...
+
+Il guettait anxieusement dans les yeux de sa fille, la permission,
+l'approbation.
+
+--Si tu veux, père! proféra moins durement Thérèse.
+
+--Alors bien! conclut le maître sans bouger.
+
+Et, d'un regard involontaire, il suppliait la jeune fille de partir,
+de ne pas demeurer traîtreusement aux aguets derrière cette porte.
+Elle comprit sa méfiance. A quoi bon le contrarier, l'inquiéter au
+cours de cette épreuve, dont l'issue, favorable ou non, serait
+significative? Et avec un coup d'œil amical:
+
+--A tout à l'heure, fit-elle... Je rentre dans ma chambre...
+
+Il pénétrait au salon, puis il en refermait la porte après s'être
+assuré que le vestibule était bien vide.
+
+--Mon cher maître! s'écria tendrement Zozé qui s'avançait au-devant de
+lui.
+
+Et, en même temps, soit par une manœuvre dernière pour n'être pas
+vaincue, soit par un mouvement de compassion filiale, elle se
+précipita dans ses bras.
+
+Il ne résista pas. Il la serrait contre sa poitrine, l'embrassant au
+hasard, sur la joue, sur les cheveux de la nuque, sanglotant,
+balbutiant, ne sachant plus ce qu'il pleurait, si c'était son frère
+perdu ou son bonheur détruit.
+
+--Ma chère amie! Ma chère amie! bredouillait-il, enivré par cette joie
+étrange de la tenir entre ses bras.
+
+Elle se dégagea de l'étreinte qu'elle jugeait trop longue; et, après
+les premières paroles de sympathie, elle questionna posément:
+
+--Est-ce vrai, mon cher maître, ce que vient de me dire Mlle Thérèse?
+
+--Quoi donc? fit M. Raindal qui se tamponnait les yeux.
+
+--Que vous ne voulez plus me revoir, que vous voulez rompre avec
+nous?...
+
+Le maître ne répondit pas. Il s'écroulait derechef en un accès de
+sanglots.
+
+--Pourquoi ne voulez-vous pas? insista Zozé, qui s'asseyait auprès de
+lui sur un tabouret bas.
+
+--Parce que... sanglotait M. Raindal, sans pouvoir finir.
+
+--Parce que quoi? reprit Zozé, l'aidant comme un collégien qui recule
+devant l'aveu... Parlez-moi franchement... Ne suis-je pas votre
+amie?...
+
+Il la contemplait avidement de ses yeux luisants où les larmes
+avivaient un lacis de veinules rouges, et il exhala plutôt qu'il ne
+dit:
+
+--Parce que mon affection pour vous a pris un tour... un tour fâcheux,
+un tour hélas! excessif, j'oserai dire un tour coupable...
+
+Elle essaya de jouer la surprise, malgré le calme de sa figure:
+
+--Comment, cher maître?
+
+--Oui, oui, poursuivit-il plus nettement, comme soulagé du coup... Et
+vous le savez bien, ma chère amie... Vous le savez depuis le jour de
+mon départ, là-bas, aux Frettes, vous vous souvenez?
+
+Il se recueillait en hochant la tête:
+
+--Est-ce triste et ridicule, hein?... A mon âge!... Vieux et décrépit
+comme je suis!... Bah! ce n'est pas votre faute... Je ne vous garde
+pas rancune... Vous êtes si jolie!... Mais, je vous en prie, ne
+revenez plus!... Laissez-moi!... Laissez-moi me guérir seul, si je
+peux!... Ce sera plus charitable!...
+
+Presque les mêmes mots que Thérèse, l'instant d'avant, et presque la
+même intonation! Mme Chambannes, qui n'était point méchante au fond,
+se sentit bouleversée par cette similitude.
+
+--Adieu donc, cher maître! soupira-t-elle en offrant sa main à M.
+Raindal.
+
+--Adieu, ma chère amie! dit le maître dont les traits se crispaient de
+souffrance.
+
+Il pressait passionnément à ses lèvres la petite main gantée de noir,
+véritable main de funérailles et d'adieux éternels.
+
+--Adieu, adieu, puisque vous le voulez! répétait Mme Chambannes.
+
+--Non, je ne le veux pas! spécifiait M. Raindal... Il faut que je le
+veuille!...
+
+Elle franchissait la porte, disparaissait dans l'escalier, avec la
+démarche cadencée que le maître admirait tellement.
+
+--Il le fallait! déclara-t-il tout haut, quand la porte fut close.
+
+Il évoquait en retournant vers sa chambre, des séparations célèbres,
+des adieux historiques: Tite et Bérénice, le _Dimisit invitus_..., et
+aussi Louis XIV et Marie Mancini.
+
+Puis, subitement, ses forces le trahirent. Le désespoir refoulé par la
+littérature lui montait à la gorge en larmes. Il s'effondra sur une
+chaise, le mouchoir aux yeux.
+
+--Je ne la reverrai plus! chuchotait-il dramatiquement... Je ne la
+reverrai plus jamais... jamais... jamais!...
+
+ * * * * *
+
+Il la revit pourtant quelques heures plus tard, au cimetière
+Montparnasse, tandis qu'un délégué de l'_Association des Athées_
+prononçait, devant la tombe béante, l'éloge de l'oncle Cyprien.
+
+Il y avait peu de monde, à cause de la saison, peu de femmes surtout.
+Elles étaient en noir, mais les noirs atours de Zozé semblaient parmi
+les leurs un costume de reine. Sa grâce, sa jeune beauté triomphaient
+encore dans le deuil et son fin petit visage, plus pâle que de coutume
+près de l'étoffe sombre, avait une gentille gravité dont le maître eût
+souri s'il n'eût pas tant pleuré.
+
+Successivement ses regards mornes oscillaient de Zozé à la tombe, de
+la tombe à Zozé, et ses larmes coulaient confusément pour toutes deux.
+
+Le délégué, en finissant, avait suspendu au marbre une vaste couronne
+d'immortelles rouges.
+
+La famille se rangea, avec Schleifmann, dans une petite allée proche:
+et les condoléances défilèrent. M. Raindal, à l'aveuglette, serrait la
+main de chacun, celle des indifférents comme celles de Zozé, de
+Chambannes, du marquis, de Gérald même et de l'abbé Touronde un peu
+décontenancé parmi tous ces libres penseurs. Personne ne passait plus.
+On se dirigea vers la sortie.
+
+Schleifmann s'attardait en arrière, rôdant autour de la tombe de son
+ami Cyprien. Sitôt à l'abri des curieux, il glissa deux pièces de
+vingt sous dans la main d'un des fossoyeurs. Puis, selon le rite
+israélite, grattant le sol d'un jardinet voisin, il lança par trois
+fois à travers le sépulcre une poignée de terre et de gravier. Les
+cailloux résonnèrent sur le bois de la bière. Le Galicien, en réponse,
+modulait un verset hébreu.
+
+Ses yeux s'étaient levés au ciel et, leur fervent regard semblait
+vouloir percer le mystère des nues, jusqu'à l'inaccessible région des
+destinées. Il ne maudissait pas. Il interrogeait seulement.
+
+Pourquoi le Seigneur tolérait-il des ruines aussi iniques? Dans quels
+formidables desseins associait-il son peuple à l'accomplissement de
+tels méfaits? Quand donc susciterait-il en son temple, parmi ses
+prêtres, quelqu'un, une voix libre et hardie, pour rappeler aux Juifs,
+aux plus altiers comme aux plus humbles, le solennel dépôt de pureté
+et de justice qu'ils reçurent jadis au pied du Sinaï?...
+
+Nul signe ne répondait à ces questions muettes. Les nuages
+poursuivaient leur paisible promenade sur le fond bleu du ciel.
+
+Schleifmann s'achemina vers la sortie à pas traînards; et, dans le
+floconnement crêpu de sa barbe grise, ses lèvres inconsciemment
+marmonnaient: «Cyprien!... Pauvre Cyprien!...» Il se remémorait les
+bonnes heures passées chez Klapproth, l'édification progressive de la
+vieille théorie des Deux Rives... Une théorie bien incertaine, bien
+contestable, si l'on voulait,--qui cependant recélait sa faible part
+de vérité! Puis, comme il la disait vaillamment, cet infortuné
+Cyprien, avec quelle gaieté, quelle fougue, quelle conviction; avec
+une sorte de pressentiment peut-être! A présent, hélas, plus de
+Cyprien! Désormais, Schleifmann, mon garçon, tu seras dans la vie un
+misérable solitaire, livré à ses bouquins, à sa mansarde déserte, à sa
+brasserie sans ami!... Les yeux du Galicien s'emplissaient de grosses
+larmes.
+
+Mais, comme il atteignait la grille du cimetière, il s'arrêta court et
+demeura planté gravement sur le seuil.
+
+Dehors, devant la porte, deux voitures se faisaient face, contre le
+trottoir. Dans la première, un coupé de maître attelé sobrement, Zozé,
+Chambannes et Gérald s'installaient tous les trois; dans la seconde,
+un noir carrosse des pompes funèbres, le jeune Bœrzell grimpait
+auprès de la famille Raindal.
+
+Les deux cochers touchèrent simultanément. Les deux voitures
+tournèrent en sens inverse, l'une regagnant au grand trot les
+élégances de la rive droite, l'autre s'enfonçant de nouveau dans les
+modestes parages de la rive gauche.
+
+Schleifmann les suivait de l'œil alternativement. Ah! si le brave
+Cyprien eût pu ressusciter pour voir!...
+
+Peu à peu, les voilures diminuèrent aux deux extrémités du boulevard.
+A peine distinguait-on leurs silhouettes fuyantes, celle-ci massive et
+sans reflet comme un bloc de crêpe noir, celle-là pimpante et légère
+sous l'étincelle de son vernis neuf.
+
+Schleifmann eut un mélancolique sourire d'orgueil.
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+
+FIN
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+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
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+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
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+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
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+status with the IRS.
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+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
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+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
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+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
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+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
+
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index 0000000..af71531
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+++ b/old/44260-8.txt
@@ -0,0 +1,12515 @@
+The Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Deux Rives
+
+Author: Fernand Vandérem
+
+Release Date: November 23, 2013 [EBook #44260]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by The Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+
+
+
+
+
+Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
+typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée
+et n'a pas été harmonisée.
+
+Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont
+marqués =ainsi=.
+
+
+
+
+LES
+
+DEUX RIVES
+
+
+
+
+DU MÊME AUTEUR
+
+
+ =La Cendre=, roman 1 vol.
+
+ =Charlie=, roman 1 vol.
+
+ =Le Chemin de velours=, nouvelles 1 vol.
+
+ =La Patronne=, roman. (Collection OLLENDORFF
+ illustrée.) 1 vol.
+
+
+ Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les
+ pays, y compris la Suède et la Norvège.
+
+ S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, éditeur, rue de
+ Richelieu, _28 bis_, Paris.
+
+
+
+
+ FERNAND VANDÉREM
+
+ Les
+ Deux Rives
+
+ ROMAN
+
+ [Illustration]
+
+ PARIS
+ PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR
+ _28 bis_, RUE DE RICHELIEU, _28 bis_
+
+ 1897
+
+ Tous droits réservés.
+
+
+
+
+ IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE
+
+ TRENTE EXEMPLAIRES DE LUXE
+
+ SAVOIR
+
+ 10 exemplaires sur papier du Japon numérotés à la presse (1 à 10)
+ 20 -- de Hollande -- (11 à 30)
+
+
+
+
+ A
+ LOUIS GANDERAX
+ A L'ÉCRIVAIN ET A L'AMI
+
+ _En témoignage d'affectueuse
+ et profonde gratitude._
+
+ F. V.
+
+
+
+
+LES DEUX RIVES
+
+
+
+
+I
+
+
+Comme la voiture s'arrêtait devant la grille du Collège de France, Mme
+Chambannes sauta vivement à terre; et sans prendre la peine de
+refermer la portière, elle s'achemina d'un pas hâtif, balançant du
+bras son manchon, à travers la cour solennelle où trois pigeons
+déambulaient dans une sécurité de désert et de silence.
+
+Par les carreaux de la porte vitrée du fond, M. Pageot, premier
+appariteur du Collège, la regardait s'avancer, sa grosse moustache
+retroussée un peu par un sourire de sympathie.
+
+«Encore une!» songeait-il en se remémorant toutes les dames élégantes
+que, depuis une heure, il voyait défiler. Et gentille qui plus est!
+Avec sa petite figure fine et hardie, son veston d'astrakan, son
+toquet de velours pourpre, à bordure d'astrakan pareil s'emmêlant à
+ses frisons bruns, et piqué sur le côté d'une petite aigrette de
+plumes blanches, elle lui rappelait, révérence parler, et moins les
+favoris, une vieille lithographie placée au-dessus de son lit:
+_Murat, futur roi de Naples, à la bataille d'Eylau_.
+
+Aussi, fut-ce d'une main empressée qu'il ouvrit devant elle la porte.
+
+--Vous désirez, madame?
+
+--Le cours d'Égyptologie, s'il vous plaît.
+
+--Le cours de M. Raindal? C'est ici, juste en face de nous.
+
+Elle s'élançait. D'un geste d'apaisement M. Pageot la retint.
+
+--Oh! inutile, madame, la salle est comble, archibondée... Du reste,
+vous ne perdez pas grand'chose... Dans cinq minutes ce sera fini!...
+
+--Je vous remercie! fit Mme Chambannes d'un ton de regret.
+
+Puis après une pause:
+
+--Vous n'auriez pas vu une grande dame en costume bleu... une grande
+dame blonde, avec une veste à brandebourgs?...
+
+Pageot se recueillait:
+
+--Vue? vue?... Sûrement que je l'ai vue; mais il y en a tellement,
+madame!... Ma parole, depuis quinze ans que je suis huissier au
+Collège, je ne me souviens pas d'avoir compté tant de monde à une
+leçon d'ouverture...
+
+Et, redressant négligemment sa légère chaîne de nickel, il ajouta d'un
+air compétent:
+
+--C'est rapport, je suppose, à son livre sur Cléopâtre qu'on vient...
+
+Mme Chambannes baissa la tête en signe d'assentiment. Mais en même
+temps une poussée de gens rabattait la porte du cours, et l'immense
+vestibule retentit du choc avec une sonorité d'église.
+
+--Tenez, la voilà peut-être, votre amie en bleu! fit Pageot, désignant
+une dame qui sortait parmi les premières.
+
+Mme Chambannes se précipita pour saisir Mme de Marquesse au passage.
+
+--Vous! se récriait l'autre... Par exemple, vous pouvez vous vanter
+d'être une fière lâcheuse! Moi qui n'étais venue que pour vous être
+agréable!
+
+La jeune femme s'excusa:
+
+--Une lettre de Gérald que j'attendais... Je vous raconterai cela...
+J'en ai assez ragé, je vous jure!... Enfin, était-ce bien là-dedans,
+au moins? Ça valait-il le dérangement?... A-t-il parlé de Cléopâtre?
+A-t-il dit des horreurs?
+
+Mme de Marquesse prit un accent gamin:
+
+--_I don't know..._ Vous m'en demandez trop... Je suis comme la petite
+fille de l'Ambigu... Je n'ai rien vu, rien entendu... Debout, des tas
+de bonshommes devant moi, et une odeur de respirations!... Oh! on ne
+m'y repincera pas de sitôt... ou j'enverrai mon valet de chambre
+retenir mes places d'avance...
+
+--C'est gai!...
+
+--Bah, ce n'est pas la catastrophe!... fit d'un air protecteur Mme de
+Marquesse... Grand Dieu! Êtes-vous enfant, ma petite Zozé!... Vous le
+reverrez ici ou autre part, votre M. Raindal... Il n'y a rien de
+perdu!... Et tout cela parce que M. de Meuze vous a monté la tête avec
+ses boniments!...
+
+--Il ne s'agit pas de M. de Meuze!...
+
+--Et de qui alors?... De Gérald, peut-être?... S'il ne s'agit du
+père, il s'agit du fils... Non, mais sincèrement, vous croyez que ça
+mord sur lui les notoriétés?... Ah! vous avez votre dose de
+candeur!...
+
+--Comment donc! approuva Mme Chambannes dune voix gouailleuse... Avec
+ces idées-là, en trois mois je finirais par avoir une maison comme
+celle des Pums ou des Silberschmidt... Merci!... Allez, mon système
+n'est pas tellement bête... Je sais ce que je fais!...
+
+Puis d'un ton plus cordial:
+
+--Nous regardons la sortie?...
+
+--Je veux bien! fit Mme de Marquesse.
+
+Elles se rangèrent auprès de l'étroite issue par où s'écoulait
+l'auditoire.
+
+C'était évidemment un public de parade, une délégation de cette
+brillante garde citoyenne que Paris entretient autour des gloires à
+succès, tout le monde des salons littéraires, des revues à fort
+tirage, des gazettes modérées, illustrations authentiques en tête,
+académiciens célèbres ou obscurs, penseurs, songeurs, réfléchisseurs,
+remueurs d'idées, souleveurs de questions et agitateurs de problèmes,
+maîtresses attitrées des grandes tables à parler,--plus leur
+sémillante cohorte, petites femmes, petits hommes, petits jeunes,
+petits vieux, la volée entière de celles et de ceux qui jasent,
+pépient, caquettent sur les cimes de l'art comme les moineaux sur les
+hautes branches; de gracieux minois mats de poudre dans le mol
+évasement des collets de zibeline, des silhouettes fureteuses aux
+moustaches quasi militaires, des voix disciplinées à la pratique du
+bien dire, des fronts rayés de plis par les années d'étude ou la
+recherche constante du mot spirituel, des sourires, des fourrures, des
+bouffées de bons parfums. Et l'on s'appelait, on se saluait, on se
+communiquait l'opinion qu'on avait ou que l'on allait avoir, sous les
+yeux ébahis de quelques profanes qui se citaient à voix basse des noms
+avec respect.
+
+Mme Chambannes, surtout, paraissait ravie du spectacle. Faire partie
+de ce clan d'élite ne l'avait jamais bien tentée. Par un hasard de
+destinée, elle visait ailleurs, vers un objet plus simple, plus
+humain, plus tendre, où malgré même l'apparence contraire,
+s'acheminaient toutes ses actions. Mais assister aux papotages, aux
+coquetteries, aux rassemblements amicaux de ces personnes connues dont
+si souvent parlaient les feuilles, cela lui constituait un naïf régal,
+une joie de l'oeil et de la pensée qui rendait sa petite figure toute
+grave d'attention.
+
+Et soudain, dans un involontaire mouvement de surprise, elle poussa du
+coude Mme de Marquesse:
+
+--Oh! voyez donc celle-là!
+
+Elle indiquait du regard une jeune fille pauvrement nippée qui venait
+dans leur direction.
+
+Son paletot en drap vert à parements de vison semblait plus défraîchi
+encore que la capote de tulle poussiéreuse épinglée de travers dans sa
+chevelure. Et elle avait cette démarche hautaine, cette physionomie
+agressive et revêche que font souvent aux femmes de science la
+fatigue, l'orgueil ou des soucis d'homme. Elle passa auprès des deux
+dames en les dévisageant d'un coup d'oeil presque hostile; puis,
+s'approchant de l'huissier:
+
+--Pageot! demanda-t-elle d'un ton d'autorité... Est-ce que mon père
+est sorti?
+
+L'appariteur, prestement, avait retiré sa calotte:
+
+--Non, mademoiselle... Faut-il le prévenir que mademoiselle...
+
+--Merci, Pageot... Vous lui direz que je l'attends là-bas, devant la
+grille...
+
+--Bien, mademoiselle!... fit l'huissier qui courait lui ouvrir la
+porte.
+
+Et, retournant aussitôt vers Mme Chambannes:
+
+--Vous ne savez pas qui c'est? questionna-t-il d'une voix
+mystérieuse... Non?... C'est mademoiselle Thérèse Raindal, la
+demoiselle de M. Raindal!...
+
+ * * * * *
+
+Dehors, devant la grille dévernie, Mlle Raindal s'était mise à marcher
+activement, allant, revenant, le cou blotti entre les épaules, le
+buste courbé en avant, comme une sentinelle qui lutte contre le froid.
+
+Parfois elle s'arrêtait et lançait un regard vers le perron du fond.
+On apercevait, contre une vitre, la figure méditative de Pageot: et
+l'air épais, comme peint en ocre, de cette obscure après-midi de
+novembre lui donnait, à distance, un teint jaune d'hôpital. Mais M.
+Raindal n'arrivait pas.
+
+Alors Thérèse reprenait sa faction, les coudes appuyés aux hanches,
+les mains croisées dans son manchon de peluche; et peu à peu la ligne
+de ses lèvres, minces à peine comme des lisières de soie rose,
+blanchissait, s'effaçait dans une expression de maussaderie.
+
+Elle songeait, tout en marchant, à la corvée du soir, à cette
+présentation forcée chez les Lemeunier de Saulvard, de la section des
+Sciences morales,--à cet inconnu qu'on lui présenterait dans un bal,
+afin d'en faire son mari, au besoin, l'être qui aurait droit à ses
+baisers, à son corps, et passerait ensuite toutes les nuits auprès
+d'elle. Un de plus à refuser! Le neuvième depuis dix ans! «Un jeune
+savant du plus réel mérite, avait écrit Saulvard, un des espoirs de
+l'assyriologie française, M. Pierre Boerzell. Catholique, mais
+libre-penseur. Pas de fortune, mais honorabilité parfaite et brillant
+avenir...»
+
+M. Boerzell! M. Boerzell! Elle répétait à mi-voix ce nom rude et
+barbare. Allons, il devait être encore bien campé, bien avenant, cet
+espoir-là! A peu près comme le petit monsieur bedonnant à serviette
+d'avocat, qui remontait, en face, l'autre trottoir.
+
+Elle avait stoppé machinalement pour détailler de loin le passant, la
+bouche pincée de méchanceté, l'oeil aguiché comme par une proie.
+
+Puis, faisant demi-tour, les lèvres relâchées d'un sourire de dédain:
+
+--Oui, un gaillard dans ce genre-là, probablement! murmura-t-elle avec
+un haussement d'épaules.
+
+Elle souffrait. Quelque chose de froid lui harponnait la chair du
+coeur, comme la bise qui mordait son visage.
+
+Elle se rappelait l'autre--celui qu'elle avait manqué naguère--le
+fiancé fuyard et félon, cet Albert Dastarac, dont après dix années,
+certaines nuits, dans ses rêves de vierge, elle croyait encore
+ressentir les affolantes étreintes ou les baisers à goût de fraise.
+
+Ah! qui aurait prévu qu'il serait aussi perfide, ce jeune agrégé
+d'histoire, ce Méridional enjôleur, ce séduisant _Albârt_,--ainsi
+qu'il prononçait de sa voix grave comme un bourdon? Lui si câlin, si
+passionné, et dont le directeur de l'Ecole normale avait tellement
+fait l'éloge! Non, à présent encore, devant la grille, dans le
+brouillard glacé, Mlle Raindal ne pouvait y croire, à cette antique
+trahison, se l'expliquer, y rien comprendre.
+
+Il lui semblait,--tant restaient familières, récentes, ces images
+chaque jour évoquées,--être auprès d'Albârt, dans le petit salon
+paternel, rue Notre-Dame-des-Champs. Elle revoyait son insolente
+silhouette de spadassin classique, sa stature élancée et ses jarrets
+pliants, ses prunelles brunes, énormes, sans nul blanc alentour,
+pareilles à des yeux de cheval, et la fine moustache noire qu'il
+épointait de ses doigts aigus, cuivrés par le tabac. Comme il l'avait
+aimée, durant ces huit jours de fiançailles!
+
+Elle avait la taille plate, la bouche exsangue, menue, rétrécie comme
+par un lacet, et le visage terni de ce hâle verdâtre qu'on gagne loin
+du soleil, dans la poussière des livres, la tiédeur des bibliothèques
+ou l'air fiévreux des salles de cours. Mais de tous ces défauts
+qu'elle connaissait mieux que personne et dont, plus d'une fois, en
+secret, elle s'était affligée, Albârt paraissait n'en remarquer aucun.
+Il n'était frappé que de ses charmes. Il s'extasiait, à tout moment,
+sur son nez pâle et droit, modelé à l'antique, sur ses terribles yeux
+gris surmontés de velours noir comme ceux de Minerve, disait-il, ou
+sur les enroulements massifs de sa chevelure brune qu'il eût voulu
+défaire pour s'y plonger la face. Et la tendresse de ses propos
+égalait son talent à flatter.
+
+Sans cesse, sans motif, ardemment, il appelait Thérèse d'un ton
+d'invocation, de prière: «O ma _Thérézoun_! O ma _chato_!» Il lui
+chantait de lentes romances provençales, plaintives comme des
+airs de chasse au loin, et que Mme Raindal,--du Midi, elle
+aussi,--accompagnait tant bien que mal au piano en chevrotant le
+refrain. Ou, s'il demeurait seul avec la jeune fille, il se postait à
+ses pieds, sur un tabouret de satin bleu, tandis qu'elle lui confiait
+des projets d'avenir, comment elle désirait régler le temps de son
+travail, l'aider dans sa carrière, le pousser aux plus hauts emplois.
+Et soudain, sauvagement, il vous sautait sur elle, vous l'empoignait
+entre ses bras en balbutiant: «Ma Thérézoun!» Elle sentait les fermes
+biceps rouler contre son buste comme des pierres rondes, une moustache
+fleurant l'oeillet s'approcher de sa bouche, des lèvres savoureuses se
+poser à ses lèvres; et elle renversait la tête, les paupières closes,
+avec des envies de succomber, laissant couler en tout son être le
+baume bienfaisant des baisers.
+
+Puis, un matin, on avait reçu une lettre embarrassée d'Albârt. Des
+affaires de famille l'obligeaient à repartir immédiatement pour
+Saint-Gaudens, son pays natal, et à ajourner le mariage. Il
+s'excusait, l'honnête jeune homme, pleurnichait, protestait de son
+chagrin. Et trois semaines plus tard, au Luxembourg, où M. Raindal
+l'avait menée, comme une convalescente, prendre un peu de repos, dans
+l'air printanier du jardin, Thérèse rencontrait son fiancé, un
+Dastarac pimpant, guilleret, avec une jeune fille au bras, une petite
+créature malingre et osseuse: la troisième fille de M. Gaussine, le
+professeur de langue sumérienne à la Sorbonne. En arrière, le père les
+suivait.
+
+--Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal pour entraîner Thérèse.
+Eh oui, ils vont se marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître
+Gaussine a la réputation de bien placer ses gendres... C'est ce qui
+aura attiré notre mauvais drôle... Viens, je t'expliquerai...
+
+Elle n'avançait plus.
+
+Elle avait failli crier de douleur, tomber là, en public, dans une
+attaque de nerfs. Quel outrageant souvenir! Et après, les affreuses
+journées, dans sa chambre tout imprégnée encore des parfums du
+gredin--ces longues heures de songeries où elle avait, devant
+elle-même, prononcé ses voeux de renoncement, se vouant désormais à
+une vie d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent en religion!
+
+Mais, malgré l'éloignement--car on _le_ disait enfoui à des lieues de
+Paris, bloqué dans un obscur lycée de Provence, en dépit des
+intrigues de Gaussine,--malgré le labeur, malgré les années, malgré
+tout, elle n'avait pu chasser de son cerveau, si peuplé pourtant de
+savoir, l'image tenace du charmant Albârt.
+
+Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement, comme ces
+mortelles de jadis qu'un dieu avait aimées. Il demeurait son époux
+regretté, son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait la
+marier, la livrer à un autre, c'était lui qui s'interposait, la
+reprenait, ressuscitait en ce corps austère sa folle Thérézoun, sa
+Thérézoun captivée.
+
+Elle croyait le voir surgir, invisible à tous quoique présent, poing
+sur la hanche, jarret pliant, dans sa bravache posture de reître, et
+ses lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma _chato_, non, mais
+regarde, compare!... Est-ce que c'est possible après moi?» Oui,
+comment déroger? Comment le trahir? Et brusquement, en quelques mots,
+le prétendant était éconduit.
+
+--Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait d'un ton piteux M.
+Raindal.
+
+Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec, rageur, violent comme
+une bourrade, et dont il chancelait presque, étourdi, réduit au
+silence, incapable de discuter.
+
+ * * * * *
+
+--Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été retardé par un
+journaliste, un reporter, qui m'interviewait sur Cléopâtre, les
+Anglais en Egypte... est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop
+impatientée, dis-moi?
+
+Thérèse, à la voix joviale de son père, avait sursauté:
+
+--Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en marchant.
+
+--Bon! bon! tant mieux!...
+
+Puis la prenant sous le bras comme un ami, un collègue, il se dirigea
+d'une allure rapide vers le boulevard Saint-Michel.
+
+On se retournait à leur passage, intrigué par ce couple étrange, ce
+vieil officier de la Légion d'honneur, ce vieux monsieur à barbe
+blanche et cette jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras
+dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des conjectures, on
+souriait instinctivement à des idées vagues, sympathiques, et
+quelquefois des étudiants, qui connaissaient de vue le maître, le
+fixaient à dessein pour attirer son regard ou le saluaient même comme
+par élan de respect.
+
+Mais M. Raindal n'apercevait que confusément ces hommages. Maintenant
+il était tout entier à questionner Thérèse, à savoir sur la leçon
+d'ouverture son opinion exacte. Était-elle satisfaite? Cela avait-il
+bien été? Pas trop de longueurs, non? Et la péroraison, qu'en
+pensait-elle? Leur avait-il convenablement signifié leur congé aux
+badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir son cours, sa
+petite chapelle tranquille?
+
+--Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te reprocherais, c'est de
+t'être montré dans le ton un peu sévère, un peu mordant!...
+
+--Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne tous ces godelureaux,
+toutes ces belles dames... Chez nous, il ne faut que des
+travailleurs, de vrais apprentis...
+
+Puis il partit en des commentaires diffus sur les devoirs, la dignité,
+la destination du Collège de France. La Science! Le Collège de France!
+Sa foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres! Et Thérèse,
+qui savait par le menu la marche et les versets de ces fougueuses
+litanies, le laissait aller sans interrompre.
+
+--N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix essoufflée... Ils sont
+avertis... On ne les reverra plus, j'imagine... Du reste, cette
+affluence a ses raisons... C'est encore un miracle de notre
+_Cléopâtre_.
+
+--Oh! «notre»! protesta Thérèse.
+
+--Si, si, «notre»! Je maintiens le mot...
+
+Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à parler de soi, il se mit
+à retracer les phases de son déconcertant triomphe: la célébrité venue
+de la veille au lendemain, la presse entière, les revues, les salons,
+s'employant ensemble à le rendre illustre, cinq mille exemplaires
+écoulés en trois semaines, des articles chaque soir, chaque matin,
+partout,--les retardataires plus chauds que les premiers, cherchant
+dans la ferveur de l'adhésion une excuse à la honte du retard,--des
+lettres, des interviews, des demandes de copie, d'autographes, de
+portraits. Le succès, en un mot, l'investiture impériale que Paris
+donne parfois à certains de ses élus, avec les théories d'offrandes
+sans fin, les prétoriens en délire, et même cet enthousiasme
+intolérant qui force les envieux d'attendre.
+
+Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein? Qui donc, trois ans
+avant, lui avait suggéré le sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une
+_Vie de Cléopâtre_, rédigée au point de vue national, égyptien et
+s'inspirant des documents indigènes, des sentiments populaires de
+l'époque? Qui l'avait ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans
+cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux, recopié les
+papyrus, transcrit les inscriptions, lu et relu les épreuves une à
+une, sauf les notes en latin? Qui avait...
+
+--Ah çà! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il en quittant le ton
+de réquisitoire amical qu'il avait pris pour prononcer ce panégyrique.
+
+Thérèse eut un sourire attendri:
+
+--Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On oublie le reste, on
+ne se connaît plus... Je te conduis au _Bon Marché_, où je vais
+acheter des gants pour ce soir...
+
+--Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant, comme s'il venait déjà
+de recevoir l'estocade du refus coutumier.
+
+Puis il reprit:
+
+--Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je monte chez ton oncle
+Cyprien chercher des nouvelles de son rhumatisme et m'informer s'il
+dînera tantôt...
+
+Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés. Ils
+s'arrêtèrent au milieu de la foule mélancolique qui piétinait auprès
+du bureau des tramways,--et, se serrant la main vigoureusement, comme
+deux camarades:
+
+--Au revoir, ma fille... A tout à l'heure!
+
+--Au revoir, père!
+
+Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous son bras sa serviette
+de cuir qui glissait et, d'un pas flâneur, comme alourdi par les
+pensées, il s'engagea lentement dans la rue Bonaparte.
+
+
+
+
+II
+
+
+M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille maison formant le coin de
+la rue Vavin et de la rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un
+petit logement dont les deux pièces spacieuses dominaient, à perte de
+vue, les charmilles du Luxembourg.
+
+C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, trapu, sanguin, la
+moustache grisonnante et la tête rasée de près, comme un soldat
+d'Afrique.
+
+D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait eu grand'peine à se
+maintenir dans les bureaux du Ministère de l'Industrie, où, dès 1860,
+son aîné l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué pour
+insubordination ou propos factieux, sans l'intervention puissante de
+son frère Eusèbe. Il était né au temps de misère où M. Raindal, le
+père, chassé de l'Université comme complice de Barbès, courait les
+leçons à deux francs le cachet; et l'on eût dit qu'il avait hérité de
+lui le goût de l'opposition.
+
+L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme, il avait tour à
+tour détesté tous les gouvernements que ses fonctions l'obligeaient à
+servir. Et finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine du
+général Boulanger une carte à son nom, complétée par ces lignes
+d'exhortation cordiale: «Bravo, général! En avant! Tout le pays est
+avec vous.»
+
+Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef de bureau. Convoqué
+aussitôt dans le cabinet du ministre, il arrivait souriant, la bouche
+mâchonnant déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de sa
+révocation l'avait frappé en plein esprit de paix, comme l'insulte
+imprévue, la gifle sur la joue qui se tend au baiser.
+
+Il était rentré dans son bureau en vociférant des hurlements de rage
+et de menace. Puis, tout de suite, il avait couru se commander des
+cartes nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait: «_Ancien
+sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie_»,--et il avait même
+cloué l'une d'elles à la porte de son logement.
+
+Mais sa vengeance s'était arrêtée là. Le fonctionnaire qui subsistait
+en lui n'avait osé pousser plus loin cette quasi usurpation de titre.
+Il s'était décidé à brûler le restant des cartes fallacieuses. En
+outre son frère intriguait pour lui garder, quand même, le bénéfice de
+la retraite, trois mille francs sans lesquels il fût tombé dans la
+pire des gênes. Il attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et
+ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on eut
+officiellement liquidé sa pension.
+
+Seulement, alors, la fougue de ses opinions et la violence de son
+langage éclatèrent terriblement, comme des explosifs trop longtemps
+comprimés. Trente années d'exaspérations retenues, dans le besoin de
+vivre et la crainte des supérieurs, firent irruption par sa bouche en
+avalanches qu'on pouvait croire intarissables.
+
+Au début, il voulait donner une formule à ses animosités, étayer de
+certains principes son mécontentement; et il inclina vers le
+socialisme. Par malheur, il se perdait dans les questions de capital
+et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et l'économie politique
+le dérouta par ses systèmes instables ou que d'autres démentent.
+
+Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux comme son frère par
+éducation, rond-de-cuir par accoutumance, il lui fallait une doctrine
+plus humaine et moins subversive, des théories faciles à embrasser, de
+la morale plutôt que des chiffres, du sentiment plutôt que de la
+déduction.
+
+Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il se fabriqua un credo
+social où il se trouvait à l'aise, comme dans un habit sur mesure.
+Persuadé qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il
+désirait voir établir. Le châtiment des méchants, la mort ou l'exil
+des voleurs, le retour des moeurs probes, l'écrasement de l'iniquité,
+voilà, en premier lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après? Bah! on
+aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces purifications; puis on
+s'occuperait du reste pour le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de
+ces rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et de rebâtir la
+société comme s'il s'agissait de la hutte d'un cantonnier. Il savait
+la force de la tradition, la nécessité de la famille, le charme
+indispensable de la liberté. Avant de supprimer tout cela, qu'on
+songeât donc à nettoyer le pays de la vermine qui l'infectait. A
+l'occasion, l'oncle Cyprien ne refuserait pas son coup de main.
+
+Il se déclarait prêt à marcher le jour où les camarades iraient en
+masse appréhender, jusque dans leurs palais, les prévaricateurs, les
+juifs et les calotins dont la coalition clouait la France au sol comme
+une fourche à trois branches. La comparaison était de son cru et il la
+répétait volontiers, en parlant de se faire casser la tête ou de
+casser celle de beaucoup d'autres.
+
+La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs préparé à
+merveille pour figurer dans cette armée de justiciers sincères que la
+mort du général rebelle a laissée sans chef, mais non sans espoir.
+
+D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires qui dénoncent
+les ennemis des faibles ou soutiennent les victimes contre leurs
+oppresseurs. Et même, successivement, par une anomalie curieuse, il
+s'était découvert toutes les haines, souvent disparates, dont ces
+maîtres attisent la flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son
+coeur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou ses disciples, la
+haine du prêtre et des dévots; avec Drumont, la haine du juif et de
+l'exotique. Il relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en
+citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation s'en
+ressentait. Les fanfares des injures les plus diverses y croisaient
+leurs notes discordantes. Les mots de chéquard, de repu, de panamiste,
+les mots de calotin, de cafard, de ratichon, joints à ceux de youtre,
+youpin ou rasta, vibraient pêle-mêle comme la basse continue de ses
+indignations. Et il navrait les siens par sa virulence quand, devant
+des étrangers, il discutait sociologie.
+
+ * * * * *
+
+Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il s'élança du petit canapé
+de reps vert où il somnolait, et, la main appuyée aux reins, il alla
+ouvrir en boitant un peu.
+
+Un sourire de joie dilata sa physionomie à la vue de M. Raindal. Les
+deux frères s'embrassèrent selon leur coutume.
+
+Puis Cyprien s'écria:
+
+--Ah! je suis bien content de te voir! Viens par ici... J'avais
+justement des tas de choses à te lire...
+
+--Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous à dîner ce soir?
+questionnait M. Raindal tout en suivant son frère.
+
+--Mais oui, mais certainement!...
+
+Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait de salon:
+
+--Là, assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant affectueusement sur
+les épaules de M. Raindal.
+
+Après quoi, il se mit à fouiller d'une main hâtive parmi les journaux
+qui jonchaient le canapé, dépliés, froissés et s'amputant les uns aux
+autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une gâterie, une
+débauche de malade, tous ces journaux brouillés,--un luxe qu'il
+s'offrait quand des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais
+autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la brasserie, et
+en petit nombre,--deux ou trois gazettes de combat qui lui chauffaient
+délicieusement le cerveau après déjeuner comme le petit verre de fine
+dont il se brûlait la gorge. Enfin il eut achevé son triage, trouvé
+les trois journaux qu'il cherchait, et les brandissant dans un
+crépitement de papier chiffonné:
+
+--Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!... De quoi m'amuser
+et de quoi te faire claquer d'orgueil... _Primo_, bien entendu, ce qui
+m'amuse...
+
+Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture du premier journal.
+En termes discrets, quoique impitoyables, on y annonçait à bref délai
+l'arrestation d'un sénateur, ancien ministre, ancien député, bien
+connu pour ses tripotages, ses complaisances envers la haute banque,
+ses tendances cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce
+prochain acte d'énergie.
+
+--Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant... Je ne sais
+pas qui c'est... J'ai réfléchi pendant des heures sans trouver... Et
+pourtant, je te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une
+excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous balaie toutes ces
+fripouilles... Un de plus à Mazas! Je le marque!...
+
+Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux mains posées sur
+ses genoux:
+
+--Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se corse!... Ça crève, tous ces
+abcès!
+
+M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une controverse ou tout au
+moins l'ajourner en bloc jusqu'après la lecture imminente des deux
+autres journaux. Habitué par profession, par tournure d'esprit, à ne
+considérer les choses qu'à travers l'immensité du temps, l'infini des
+siècles passés et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que
+l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait à causer
+politique, il se sentait plus gêné que s'il eût fallu débattre en
+langue indigène sur une question de _tabou_ avec un chef sauvage de la
+Polynésie.
+
+Alors il procéda comme il faisait en pareil cas, et déchaînant
+hypocritement entre eux le flux tiède des généralités:
+
+--Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous vivons dans une époque
+fort troublée... Il y a eu beaucoup d'abus... Que veux-tu?... La
+concussion est la plaie des démocraties... Polybe l'a dit...
+
+--Laisse-moi donc tranquille avec ton Polybe! interrompit l'oncle
+Cyprien en secouant la tête comme pour se désengluer de ces
+aphorismes. Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés par des
+crapules... Ce sera plus juste et plus vite fait...
+
+Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé cet illustre aîné, qu'il
+vénérait au fond de son âme tumultueuse:
+
+--Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute... Tu m'agaces avec
+tes grandes phrases vagues... Tiens, voici pour gagner mon pardon...
+Demandez le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du jour, le drapeau
+de la famille, la gloire de l'égyptologie française, avec l'histoire
+de sa vie depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!... Tara
+ta ta ta ta ta ta!...
+
+Il avait tendu le second journal à son frère et il fit le tour de la
+pièce en sonnant, dans sa main roulée en cornet, une marche
+triomphale, comme jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un
+collègue.
+
+M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le journal qu'il tenait à
+bouts de bras, éloigné du buste, en raison de sa presbytie.
+
+Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses, c'était bien
+lui, son nez charnu, sa barbe blanche, sa paterne figure,--une vraie
+figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien.
+
+Et au-dessous s'étageait sa biographie,--des dates, des dates encore
+ou les titres de ses livres, à la suite, qui n'en disaient pas plus
+sur son existence, ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme, que
+les bornes de la route ou les poteaux des carrefours sur les pays que
+l'on traverse. Mais pour lui ces chiffres et ces mots secs vivaient
+comme de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres. Des rafales de
+vanité montaient de son coeur à sa bouche,--et une honte le faisait
+rougir comme s'il eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule
+qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se maîtrisa pourtant,
+par pudeur, puis avec calme:
+
+--C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai cela à la
+maison...
+
+Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle Cyprien lui commanda de
+se rasseoir.
+
+--Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà le déplaisir,
+maintenant! On t'injurie dans le _Fléau_ un sale journal rédigé par
+des calotins et lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le
+morceau... C'est du propre!
+
+Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse où tremblait un peu
+de colère:
+
+INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES
+
+«C'est prochainement que se réunit à l'Académie française la
+commission chargée de décerner le prix Vital-Gerbert (15 000 francs)
+au meilleur livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en croyons les
+on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs candidats étant en présence.
+L'un d'eux serait M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette
+_Vie de Cléopâtre_ autour de laquelle une certaine presse a mené
+quelque bruit depuis un mois. Mais la candidature de M. Raindal compte
+dans les milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs
+estiment que le succès de son livre est dû en grande partie aux
+détails pornographiques qui y fourmillent et qui ont captivé une
+clientèle spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans ce délicat
+débat, force pourtant nous est de convenir que ce livre est un des
+plus immoraux qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole. Les
+notes principalement, quoique rédigées en latin, y sont d'une
+révoltante obscénité. L'auteur aura beau alléguer, pour sa défense,
+qu'il n'a fait que traduire des pamphlets égyptiens de l'époque, et
+même qu'il a eu soin de les traduire en latin, il n'en demeure pas
+moins acquis que, volontairement ou non, il a publié là un recueil
+d'authentiques ordures. Nous savons que l'histoire a ses droits et que
+l'historien a ses devoirs. Mais M. Raindal nous prouvera difficilement
+qu'il était du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre râlant
+des mots de portefaix dans les plus abjects abandons de l'amour ou
+raffinant en termes immondes sur la débauche comme une Néron femelle.
+C'est à d'autres oeuvres, traitant de plus vastes questions et à un
+point de vue social et élevé qu'à notre avis sont réservées les
+récompenses académiques. A MM. les Immortels de décider si nous avons
+tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient cette année, que
+l'embarras du choix.»
+
+--Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à terre le papier qu'il
+avait pétri en boule... Comme éreintement, c'est coquet!... Cela n'a
+aucune importance, étant donné, je te l'ai dit, que cette feuille
+n'est lue que par des youpins... Mais, tout de même, si tu m'y
+autorisais, j'irais de bon coeur tirer les oreilles au cafard dont la
+plume s'est permis...
+
+M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à mesure qu'avançait la
+lecture, dressa la main en un geste philosophique et, d'une voix
+encore mal assurée:
+
+--Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits revenants-bons de la
+célébrité... Et puis, je sais de qui c'est!...
+
+--De qui donc?
+
+--Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par mon collègue et
+concurrent Saulvard, Le meunier de Saulvard, des Sciences morales...
+Je reconnais sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son
+_Histoire des affranchis sous l'Empire romain_... Je le gêne... Il me
+fait diffamer... Le coup est classique... Il n'y a qu'à plaindre ce
+malheureux et à sourire.
+
+M. Raindal effectivement grimaça un sourire avec peine. Mais cette
+rage qu'on ressent devant l'injustice lui obstruait la gorge comme un
+caillot amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra:
+
+--Pornographe!
+
+Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix soulagée, il répéta:
+
+--Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit de plus fort dans le
+métier, où j'en ai vu cependant, des jalousies, et des petitesses, et
+des calomnies... Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous de
+ce qu'on appelle les pures régions de la science!... et les saletés
+qui s'y dégorgent! Pornographe!... Après une carrière comme la
+mienne!... Les misérables!
+
+Il exhala un petit rire méprisant:
+
+--Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme qui s'est marié presque
+vierge!... Un homme qui depuis quarante ans travaille douze heures par
+jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en ris!... C'est
+trop drôle! C'est plus comique qu'autre chose.
+
+L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan à cette crise de
+révolte dont la véhémence ravissait ses instincts.
+
+--Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant serrer la main de son
+frère... Allons, tu as encore du sang de Raindal dans les veines... Tu
+n'aimes pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne heure! Et
+j'espère bien que quand tu reverras ce monsieur...
+
+--Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant soudain son ardeur.
+
+--Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire. Comment?...
+Où cela?...
+
+--Chez lui... A un bal qu'il donne...
+
+--Et tu iras?
+
+--Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On doit nous y présenter un
+jeune homme, un jeune savant...
+
+L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la sphère lisse de son
+crâne, et, le regard songeur:
+
+--Ah! ah! un mariage pour mon neveu!--il appelait ainsi Thérèse, en
+raison de ses allures masculines--Bon! bon! C'est un motif cela...
+Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en voudra pas, de ce jeune
+savant... Enfin, tu fais bien, il faut voir... Mais de la prudence!
+Ton Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais guère
+confiance en ce qui me viendrait de lui...
+
+M. Raindal se leva:
+
+--Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs, tu te trompes... En
+dehors de ses ambitions, Saulvard n'est pas un méchant homme...
+
+L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité:
+
+--Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt, sept heures!...
+
+Et il accompagna son frère jusque sur le palier.
+
+ * * * * *
+
+On allumait dehors les réverbères, quand M. Raindal arriva chez lui,
+rue Notre-Dame-des-Champs.
+
+Vivement, il avait passé un coin-de-feu en molleton marron, des
+pantoufles à semelles de feutre, et, dans le noir, à pas veloutés, il
+se dirigea vers son cabinet de travail.
+
+Deux bureaux de chêne accolés, face à face, comme dans une salle de
+banque, emplissaient presque la pièce de leurs lourdes masses
+rectangulaires. Assise à l'un d'eux, Thérèse écrivait auprès d'une
+lampe à pétrole, et l'abat-jour de carton vert rabattait durement sur
+elle la lumière que son front incliné reflétait par endroits.
+
+--Déjà à l'oeuvre! s'écria M. Raindal.
+
+Il lui avait saisi la tête entre ses deux mains, comme à une fillette,
+et il l'embrassait avec ce redoublement de tendresse égoïste, ce
+besoin de rapprochement que vous inspirent les êtres chers, après
+qu'on a subi la méchanceté d'autrui.
+
+Elle se dégagea en souriant, et doucement:
+
+--Laisse-moi, père!... Je corrige les épreuves de ton article pour la
+_Revue_. On vient les chercher à cinq heures et demie. Tu vois que
+c'est pressé.
+
+--Parfait! J'obéis, fit M. Raindal.
+
+Et, s'asseyant à l'autre table, en face d'elle, il amena des papiers
+qu'il se mit à annoter. Alentour, la pièce était sombre, sauf quelques
+fils d'or qui luisaient dans l'algérienne des rideaux fermés, et un
+mince rond jaunâtre que la lampe faisait frémir au plafond. On
+n'entendait que la respiration un peu embarrassée de M. Raindal, le
+craquement du coke dans la grille ou parfois une cloche qui, dans le
+voisinage, lançait, à longs intervalles, quelques sons isolés et
+tristes.
+
+--Dis donc! s'écria tout à coup le maître... Et ta mère?... Elle n'est
+pas rentrée?
+
+--Non, mais elle ne tardera pas, fit Thérèse, elle ne peut pas
+tarder...
+
+Puis, sans cesser d'écrire, elle ajouta, d'une voix plutôt goguenarde:
+
+--Il me semble bien... Non je ne devrais pas te le dire... Enfin, j'ai
+commencé, tant pis!... Oui, il me semble bien avoir vu tout à l'heure
+maman qui entrait à Saint-Germain-des-Prés!...
+
+--Encore! murmura M. Raindal, avec un hochement de pitié... Cela fait
+au moins deux fois depuis ce matin... C'est déplorable!..
+
+Thérèse fixait son père en souriant:
+
+--Qu'est-ce que tu veux?... Puisque c'est son bonheur, sa
+tranquillité!
+
+M. Raindal eut une grimace de mélancolie.
+
+Lui, qui dans son athéisme philosophique et rogue, ne croyait à rien
+qu'à la science; lui que, même chez ses amis, la foi religieuse
+irritait comme une marque d'incompréhension, n'avait-il pas tout fait
+jadis pour les procurer à sa femme, ce bonheur, cette tranquillité, ou
+du moins ce qu'il jugeait tel? Et avec quelle patience, quelle
+abnégation, madame Raindal, mieux que quiconque, pouvait en
+témoigner, si encore elle se rappelait!...
+
+La surprise, pourtant, avait été cruelle. A voir mademoiselle
+Desjannières, si gaie, si rieuse, si enfant malgré ses vingt ans, ou
+bien à voir son père, un avocat de Marseille venu par aventure tenter
+la fortune en Égypte, beau parleur, bon garçon, chanteur de
+chansonnettes, personne n'aurait soupçonné les secrètes ferveurs qui
+travaillaient la jeune fille. Bah! qu'importait à M. Raindal,
+puisqu'il aimait sa fiancée! Il la soignerait, la guérirait! Et dès le
+lendemain des noces à Alexandrie, puis à Paris où le ménage rentrait,
+la cure commençait, se poursuivait méthodiquement. Chaque jour, des
+heures durant, il discutait avec sa femme, la sermonnait, la
+raisonnait. Et elle, de son côté, se prêtait au régime, essayait par
+tendresse de vaincre ses terreurs. Mais, au bout de trois mois, un
+matin, elle se jetait aux genoux de son mari, en pleurant, en
+demandant grâce. Elle le suppliait d'interrompre le martyre, de la
+laisser retourner au confessionnal; et, devant tant d'affliction, il
+avait dû y consentir.
+
+C'était une force surhumaine qui la poussait, une peur invincible, la
+crainte des châtiments que le péché entraîne. Une vieille bonne
+provençale, sorte de Dante domestique, lui avait, toute petite, infusé
+le germe du mal. Le soir elle lui décrivait, comme si elle en
+revenait, les sites rouges, les brûlantes horreurs, les affres
+éternelles où se débattent les pécheurs dans le pays d'enfer, la peine
+du dam, la peine du sens, les hurlements, les plaintes, les
+contorsions diaboliques. Et, à mesure que l'enfant devenait jeune
+fille, à la flamme de ces récits, son âme graduellement se faisait
+plus étroite, plus sensible, plus douillette au péché. Le moins grave
+d'entre eux lui pesait comme une faute irrémissible. Sous cet épineux
+fardeau, elle sentait son coeur étouffer. Il lui fallait alors courir
+auprès d'un prêtre, se décharger dans son indulgence de ce poids
+d'angoisse plus dur qu'un poids de fer. Souvent même, à la porte du
+sanctuaire, un scrupule l'arrêtait, un semblant d'oubli, qui la
+ramenait en hâte sur ses pas, pour implorer encore l'assistance de
+celui qui quittait la clôture sacrée. Et, depuis son mariage, depuis
+trente-deux ans, elle continuait ainsi, chassée sans cesse vers les
+églises par des tourments de conscience nouveaux, cachant chez elle
+ses épouvantes, incapable dehors de les dominer, craignant les
+railleries des siens et pleurant sur leur damnation.
+
+--Son bonheur! Sa tranquillité! grommelait M. Raindal en écrivant...
+Ah! si seulement elle avait eu l'énergie de m'en charger!...
+
+ * * * * *
+
+Mais deux coups vifs retentissaient au timbre de l'entrée.
+
+--Attention! fit le maître, voici ta mère... Je suis curieux de ce
+qu'elle va nous dire...
+
+Mme Raindal apparut sur le seuil, enserrée dans une longue douillette
+noire doublée de petit-gris et dont le drap usé brillait un peu aux
+épaules. Elle susurra d'une voix essoufflée:
+
+--Attendez!...
+
+Sous le manteau elle avait porté la main à son coeur pour en écraser
+les battements, et elle expliqua:
+
+--Je suis montée trop vite...
+
+--Assieds-toi, repose-toi, fit avec flegme M. Raindal.
+
+--Mais non, c'est fini, cela va mieux!
+
+Elle décrocha l'agrafe de la pèlerine, et alla embrasser son mari,
+puis sa fille. Elle avait les joues glacées par le vent du soir,
+froides comme une vitre, et sa poitrine haletait encore en se penchant
+sur eux.
+
+--D'où arrives-tu donc si tard? demanda M. Raindal sans relever la
+tête de dessus son papier.
+
+Elle se récria:
+
+--Si tard!... Mais il n'est pas si tard... Il est cinq heures un quart
+tout au plus... Je viens de chez Guerbois commander un vol-au-vent
+pour dîner... Cyprien dîne, n'est-ce pas?
+
+--Cyprien dîne!
+
+Elle n'insista pas. Un commencement de frayeur l'étranglait, car elle
+venait de commettre quasiment le péché de mensonge. Alors elle tisonna
+le coke rougeoyant de la cheminée, abaissa la mèche de la lampe qui
+filait, et n'y tenant plus sous ce silence imprégné d'ironie, et de
+soupçons peut-être, elle sortit, les joues en feu maintenant, la
+poitrine gonflée de soupirs.
+
+Thérèse et M. Raindal avaient simultanément redressé le front et
+échangeaient un sourire d'entente.
+
+--Hein! as-tu vu... son vol-au-vent?...
+
+Il haussait les épaules d'un air découragé. La jeune fille murmura
+avec compassion:
+
+--Cette pauvre maman!... Elle est si bonne!...
+
+
+
+
+III
+
+
+Vers six heures moins le quart, l'oncle Cyprien passa dans son étroite
+cuisine obscure où il avait coutume de se cirer les bottes avant de
+sortir.
+
+Il formait le projet d'aller rejoindre à la petite brasserie
+Klapproth, rue Vavin, son vieil ami, Johann Schleifmann, et de causer
+une bonne heure avec lui en sirotant l'apéritif.
+
+Les personnes qui connaissaient l'antisémitisme de M. Raindal cadet
+s'étonnaient de son intimité avec ce juif de Galicie.
+
+Mais lorsqu'on le questionnait à ce sujet, l'oncle Cyprien ne
+manifestait aucun embarras. Loin de là, il toisait dédaigneusement
+l'interrogateur, haussait les épaules, puis il vous apprenait--si vous
+teniez à le savoir--que ce Schleifmann était la plus brave pâte
+d'homme qui fût. Depuis huit ans qu'il le fréquentait, pas une seule
+fois il n'avait eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui
+semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann, quoique juif,
+était «aussi antisémite que vous et moi.»
+
+En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien exagérait, ou du moins
+il se méprenait sur les sentiments de son ami.
+
+Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces juifs prudents qui renient
+leur juiverie par crainte des préjugés, platitude devant la majorité,
+intérêt professionnel ou mondain.
+
+Son antisémitisme n'était fait au contraire que d'amour pour sa race
+et d'orgueil atavique. S'il paraissait antisémite, ce devait être à la
+façon d'un Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité, l'âpre esprit
+des vieux prophètes soufflait dans son coeur; et il ne maudissait ceux
+de sa religion que parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël
+et se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu de régir le monde
+par l'influence de la pensée.
+
+Cet orgueil sémitique avait même causé toutes les difficultés de sa
+vie aventureuse.
+
+Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université de Lemberg, il
+n'avait pas tardé à négliger l'ancienne loi mosaïque pour adopter la
+foi récente qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De cette
+loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs comme de
+l'autre. Karl Marx et Lassalle lui apparaissaient les modernes
+délégués de Iaveh sur la terre pour apporter l'évangile nouveau et la
+religion économique de l'avenir. Il considérait leurs ouvrages comme
+des livres presque saints, et se réjouissait de voir une fois de plus
+la divine prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il s'était
+affilié aux principaux groupes socialistes de la ville et faisait,
+dans les faubourgs, une propagande active. Trois mois de forteresse,
+dix ans d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans son zèle
+sinon dans ses croyances.
+
+En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit où il se
+réfugierait après sa libération. En Autriche, en Allemagne, surveillé
+par la police et exposé aux attaques des antisémites, l'existence,
+pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement de se
+retirer quelque temps en France et vint s'y installer vers la fin de
+1882.
+
+Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand, de philosophie
+ou d'histoire naturelle. Il arrivait muni de chaleureuses
+recommandations que lui avaient fournies des israélites de Vienne pour
+leurs parents et coreligionnaires établis à Paris. Et rapidement
+ainsi, il eut une petite clientèle d'élèves qui le mit hors du besoin,
+voire dans une certaine aisance.
+
+Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce bien-être par
+ambition idéaliste, manie de réaliser ses théories tout en ramenant
+les juifs aux devoirs héréditaires.
+
+Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les contagieux progrès de
+l'antisémitisme, et il était imbu de cette conviction que le microbe
+antisémitique continuerait sa marche inflexible vers l'Occident,
+gagnant successivement la France, l'Angleterre, puis le nouveau monde,
+toute la chrétienté enfin.
+
+Comment y résister, le combattre, lutter contre? Schleifmann avait
+là-dessus une doctrine fort nette qu'il déclarait puisée aux sources
+du plus pur judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites
+riches, revenir aux traditions de leur race dont la mission
+providentielle est de fournir aux peuples des exemples moraux, aux
+cerveaux des idées, aux coeurs une religion.
+
+Dans ce sens, rompre avec les errements passés, quitter la société
+mondaine et cléricale où ils s'amollissaient au détriment de leur
+dignité, rentrer dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer
+leurs rares facultés à la défense des humbles, à la victoire du
+droit, aux conquêtes sur l'injustice, et, finalement, sauf une
+rente individuelle qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de
+dix mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises dont
+l'ensemble servirait à des fondations nationales, populaires ou
+colonisatrices,--tels se formulaient en bref les principaux moyens
+pratiques par lesquels Schleifmann prétendait assurer le salut et la
+gloire du peuple élu de Dieu.
+
+Puis, au bout de quelques mois de séjour à Paris, il crut le moment
+propice pour soumettre aux parents de ses élèves, au clergé et aux
+notabilités de la juiverie, son audacieux plan de régénération. Mais
+il ne garda pas longtemps d'illusions sur le succès de l'entreprise.
+
+Les juifs de finance venaient de se heurter contre la catholicité dans
+la première grande bataille. Une version disait: avec l'appui du
+ministère. Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement
+gagné, de longue date, à la cause juive. Une troisième, plus modérée:
+avec la sympathie officieuse de l'Administration qu'inquiétait la
+révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus ou seuls, ils
+avaient triomphé; et l'enthousiasme de la victoire les aveuglait.
+Jamais leur arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance dans
+la loi plus obtuse.
+
+Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins, effarés à la pensée des
+ennuis qu'il pourrait leur susciter avec la haute finance,
+toute-puissante dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner
+suite à ses dangereuses utopies. Les riches et les demi-riches le
+congédièrent par des paroles sèches, ou des plaisanteries méprisantes.
+
+Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un air paternel sur
+l'épaule du têtu Galicien et lui demandaient si c'était sérieusement,
+voyons, que lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé, parlait de
+toutes ces sornettes. L'antisémitisme? Bon pour les pays germaniques,
+les pays slaves où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs
+étaient ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le pays de toutes
+les libertés, sur la belle terre de France, mère de la Révolution et
+de la sublime Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais, au
+grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne fleurirait. Et on
+éclatait de rire en lui offrant un cigare.
+
+A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la mésaventure du coupable
+Schleifmann. Beaucoup de parents, effrayés par ses théories, lui
+retirèrent leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre ou de ne
+pas mourir de faim, avec le tiers à peine de sa jeune clientèle.
+
+La catastrophe était complète. Il la supporta vaillamment.
+
+Afin de parer aux éventualités, aux maladies possibles, il vendit
+tous ses meubles, tous ses livres sauf une centaine de volumes
+indispensables,--la Bible, l'Imitation, Goethe, Spinosa, Shakespeare,
+Mendelssohn, Renan, Taine, les poésies de Victor Hugo et les écrivains
+socialistes.
+
+Puis il loua, au sixième étage d'une maison de la rue de Fleurus, une
+vaste chambre bien éclairée, où il attendit en lisant que la fortune
+et l'humanité lui devinssent moins mauvaises.
+
+Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la fin, de sa
+perspicacité prophétique, quand les faits brusquement lui rendirent la
+foi.
+
+Tout de même, sous le fumier de l'envie et des ressentiments, sous
+l'engrais des maladresses et des exactions, l'antisémitisme commençait
+à germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et chaque jour, en
+dépit des grillages et des règlements, des lois écrites et des droits
+de l'homme promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait davantage.
+
+Johann Schleifmann en eut d'abord une joie vaniteuse, puis un vif
+chagrin. Et il suivit l'affaire, partagé toujours entre ces
+impressions adverses.
+
+Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales, qu'on prodiguait à
+ses coreligionnaires, mais il ne pouvait se défendre d'un certain
+orgueil, en songeant qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait
+injustement, plus sa fureur croissait contre eux. Ah! les imbéciles,
+les pauvres êtres! S'ils avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les
+journaux mondains racontaient les magnificences de leurs
+garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses à courre, il
+avait des ricanements méchants et navrés, il répétait tout haut d'un
+ton sardonique comme des mots de malédiction: «Garden-parties, raout,
+chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient qu'à «gardener», à
+danser, à chevaucher. Ils jouissaient de leur reste, les gaillards! Et
+l'indignation l'emportait, au calcul de tant d'argent gaspillé par
+sottise, dont une part seulement donnée de bon coeur au peuple, eût
+tout refait, tout arrangé, en servant une cause généreuse.
+
+C'était vers cette époque qu'il avait lié connaissance avec M. Cyprien
+Raindal, à la brasserie Klapproth où ils prenaient tous deux pension.
+
+Dès les premiers mots, ils s'étaient plu, ils s'étaient sentis
+mutuellement attirés. De nationalités différentes, de religions
+antagonistes, de tempéraments divergents, ils se trouvaient, sans
+avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes castes. La curiosité, de
+plus, les avait associés, l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann
+pour ses haines une mine de documents exceptionnels, et Schleifmann
+dans l'oncle Cyprien un spécimen inappréciable des ennemis de sa race.
+Puis, ils mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur l'autre. Le
+Galicien voulait convertir son ami aux doctrines de Karl Marx, tandis
+que M. Raindal cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions
+internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté les unissait,
+la Pauvreté qui de ses mains rugueuses malaxe tous les humbles en une
+pâte identique, les coagule en une famille pareille, les transforme en
+frères et alliés, malgré l'âge, l'origine et tout ce qui s'y oppose.
+De sorte que, depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un jour
+sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter dans leurs mansardes
+respectives.
+
+ * * * * *
+
+L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait la porte pour
+sortir. Il recula de stupeur en apercevant, sur le seuil, la main au
+cordon de la sonnette, Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même.
+
+--Comment, c'est vous?
+
+--Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix que la pratique de
+l'hébreu avait rendue un peu nasillarde et traînante... Je ne vous ai
+pas vu hier et je venais savoir si vous étiez malade...
+
+--Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré rhumatisme... Mais,
+entrez donc, mon cher,--fit M. Raindal cadet qui enlevait son
+chapeau.--Il me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons
+causé!...
+
+Il referma la porte, en tirant par la manche son vieil ami Johann.
+
+--Soit! Causons... Je vous apporte, du reste, une surprise, que je
+vous avais annoncée l'autre jour! répliqua Schleifmann avec un
+sourire... Tenez, savourez!...
+
+Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire à couverture de
+toile rousse au dos duquel se lisait en lettres noires: _Annuaire de
+la Finance française_.
+
+Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait le volume, Schleifmann
+s'était à moitié étendu sur le petit canapé de reps et semblait suivre
+des pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques, une
+figure de kalmouk au teint cireux, le nez camard, retroussé du bout,
+largement ouvert, des yeux jaunâtres, petits et scintillants de
+malice. Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues, floconneuses
+comme une toison de mouton, et, pour atténuer sa myopie, il portait de
+larges lunettes d'or, suprême élégance des universitaires teutons.
+
+--Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de sa voix traînarde... Il
+y en a là-dedans, des noms!... Et des juifs, et des musulmans, et des
+chrétiens, des _goys_ aussi... Des noms de tous les pays et de toutes
+les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là qu'appartient la
+richesse du pays... C'est tous ces noms-là qui signent ce qui nous
+tond et nous gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un de ces
+noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une cartouche de dynamite au
+bas d'une maison... Ça vous fait sauter, danser les millions comme des
+oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur soit loué, cela
+ne durera pas toujours, mon ami!...
+
+--Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann! murmura M. Raindal cadet en
+décochant au Galicien un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il
+tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous voulez de nouveau
+m'allumer sur votre socialisme... Eh bien, non! bernique! Cela ne
+prendra pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi, et pour la
+propriété, et pour tout le tremblement de notre sale société, à
+condition qu'on soit honnête, par exemple... Ah! mais oui... Sans ça,
+pan, pan! Au mur, messieurs les chéquards!...
+
+Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement de ses
+remarques; puis, approchant de l'oncle Cyprien qui s'était attablé
+pour mieux consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se mit à
+le guider dans ses fouilles parmi le réseau terrible des banques,
+conseils d'administration, comités, sous-comités et autres mystérieux
+groupements de combat.
+
+M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait à cette lecture.
+Quand un même nom se répétait en deux, trois, quatre conseils, il
+poussait des cris de détresse comme un homme qu'on égorge ou qu'on
+pille. Mais surtout les noms à désinences hébraïques l'exaltaient
+d'une joviale colère.
+
+--Encore un! lançait-il à Schleifmann.
+
+--Il me semble! ripostait mélancoliquement le Galicien... Est-ce de ma
+faute?
+
+Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos, ainsi penchés sur
+le gros volume, les têtes proches, les coudes entreserrés, on eût dit
+deux sages petits garçons parcourant avidement ensemble quelque livre
+d'images ou un passionnant recueil d'aventures.
+
+Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste et frappant son front
+bombé aux angles:
+
+--A propos, Schleifmann, vous qui connaissez tout Paris,
+connaissez-vous un nommé Lemeunier de Saulvard?...
+
+--De l'Institut?
+
+--Oui, parfaitement.
+
+Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne connaissait que cela.
+Justement, Saulvard déposait ses fonds à la banque Stummerwitz; et,
+plus d'une fois, le Galicien en avait entendu parler chez les
+Stummerwitz, car il enseignait l'allemand aux petits de la maison, ou
+plutôt il les affermissait dans la science de cette langue, dont, dès
+le berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur grand-père
+maternel, né à Stuttgart, ainsi que de leur aïeul paternel, originaire
+de Cologne. Et, vivement, en une centaine de mots acerbes, le compte
+de Saulvard fut réglé.
+
+Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique, ce Saulvard!...
+Savant de troisième ordre, esprit des plus médiocres, écrivain
+anémique, flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était servi
+de ses relations avec la haute finance pour parvenir à l'Institut,
+puis de son titre d'académicien pour pénétrer dans les conseils
+d'administration. On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la table
+de l'_Annuaire_. (L'oncle Cyprien, fébrilement s'y reporta.) Il y
+figurait trois fois, comme membre de trois conseils lucratifs, quoique
+discrédités. Quant à sa femme...
+
+--Une cafarde, probablement? interrogea M. Raindal cadet.
+
+Non, pas une cafarde:--une dévergondée. Schleifmann, mieux informé
+d'habitude, ignorait le nom de ses amants divers: mais il en citait
+deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire, affirmant qu'elle
+avait forniqué avec Dieu et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part,
+menée par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux reins, médisante,
+aigrie par une maladie d'estom...
+
+M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il étouffait, débordait.
+
+--Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant amicalement sa main
+sur l'épaule du Galicien... J'oublie l'heure... Je dîne avec mon
+frère, qui, précisément, va ce soir au bal chez ce coquin... Je suis
+bien aise d'être si complètement renseigné; non, je vous jure... bien
+satisfait... Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le
+temps! Je file... Vous venez!...
+
+Et au bas de l'escalier il précipita les adieux, tant la hâte le
+talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs et de déverser là,
+sur l'indolence fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement
+Schleifmann l'avait empli.
+
+ * * * * *
+
+M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une certaine appréhension.
+
+Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse et pressentait
+pour la soirée une reprise d'hostilités, de controverses, qui d'avance
+l'indisposait. Il l'accueillit donc d'un air froid, comme afin de
+prévenir toute nouvelle tentative d'attaque; et, lui tendant
+distraitement la main:
+
+--Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si tu veux m'attendre
+au salon, ces dames y sont...
+
+Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son énergie. De tout temps,
+au demeurant, sur quelque sujet que ce fût, il avait horreur de
+discuter avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan interdit aux
+vilains, il lui fallait comme antagonistes des pairs, des preux de sa
+caste, du même rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la
+noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour décliner la lutte,
+se défilait par des acquiescements courtois, ou feignait, au besoin,
+une surdité subite.
+
+Mais à table, son contentement redoubla. Jamais l'oncle Cyprien ne
+s'était montré aussi gai, aussi affable et peu enclin aux querelles.
+Il plaisantait Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à tout
+propos «Madame mon neveu», ou annonçait à Brigitte, la servante, une
+jeune Bretonne rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son
+tour.
+
+Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un peu vulgaires. Elle
+permettait beaucoup à son oncle, ayant deviné tout ce qui se
+dissimulait de tendresse réelle dans ce coeur intolérant et sous ces
+imprécations furibondes.
+
+Quant à Mme Raindal, secrètement elle admirait son beau-frère. Elle
+lui était reconnaissante de détester les juifs, en qui elle exécrait
+les bourreaux du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes concernant
+les ecclésiastiques, en faveur de son aversion contre la race déicide.
+
+Sa petite figure ronde, aux joues molles et blêmes, s'empourpra d'un
+afflux de vanité, quand il la complimenta sur l'excellence du
+vol-au-vent; et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer à
+toutes ses saillies, bien que le comique véritable souvent lui en
+échappât.
+
+M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire; et le café pris, il
+regagna, avec son frère, le cabinet de travail, tandis que ces dames
+se rendaient à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer
+isolément, sans rien dire. Le maître somnolait, les yeux mi-clos, les
+pieds vers la grille rutilante de la cheminée, dans cette parfaite
+quiétude qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle Cyprien, lui, avait
+allumé sa lourde pipe de merisier des Vosges et marchait par la pièce
+en poussant de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer sa
+mitraille exterminatrice, toutes ces révélations meurtrières, que
+depuis deux heures il retenait par raffinement de plaisir intime.
+
+Et, brutalement, il lâcha la première bordée:
+
+--Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de ce soir!
+
+Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le soldat endormi au
+bivouac. M. Raindal tressaillit d'émoi, et, avec humeur:
+
+--Quoi? fit-il. Quel bonhomme?
+
+--Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de gentils
+renseignements... Il peut s'en féliciter, le monsieur!
+
+Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées par Schleifmann y
+passèrent.
+
+--Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal... Je connais peu
+Saulvard, j'en conviens... Je n'ai guère eu avec lui que des relations
+professionnelles.. Cependant jamais je n'avais entendu dire... Ton ami
+Schleifmann doit exagérer...
+
+A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous, sans répondre,
+tout au soin de vider dans un cendrier le culot éteint de sa pipe.
+
+--Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de silence... Où
+habite-t-il, ce Saulvard?...
+
+M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la gravité de la
+réponse à faire, et, essayant d'équivoquer:
+
+--Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première fois que nous y
+allons... Thérèse a la carte d'invitation et te le dira...
+
+--Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif l'oncle
+Cyprien... Allons donc!... J'admets que tu ne saches pas le numéro...
+Mais la rue, le quartier, tu le sais bien?
+
+--Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant son malaise et simulant
+des recherches lointaines... Il me semble qu'il habite avenue
+Kléber... oui, c'est cela, avenue Kléber...
+
+--Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur l'oncle Cyprien... Je
+l'aurais parié...
+
+Et alors, dans un tumulte de vociférations et de phrases comminatoires
+éclata sur le maître la tempête redoutée.
+
+L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une occasion pour replacer
+sa théorie des _Deux Rives_, et il la retonitruait avec fracas.
+
+A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur. Schleifmann et lui
+devaient s'en partager la gloire. Le Galicien avait fourni l'idée,
+l'oncle Cyprien les développements d'éloquence et la vigueur de son
+organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement, de la ciseler
+ensemble et de l'accroître en commun, ils avaient fini par n'y plus
+discerner leur lot personnel de collaboration, et par s'en attribuer
+chacun la paternité, quand l'autre était absent.
+
+Selon eux, Paris se composait de deux villes absolument distinctes par
+la population, les moeurs, les coutumes. La Seine séparait ces deux
+cités ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable s'étendait en
+face de Gomorrhe.
+
+Sion, la rive gauche, figurait la contrée de vertu, de science et de
+foi. Son peuple, chaste, modeste et laborieux, avait conservé, dans la
+pauvreté et le labeur, les traditions nationales, honnêtes et
+décentes. Les hommes y étaient purs, les femmes irréprochables. Tout
+l'héritage des ancêtres, loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y
+transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions de l'argent et
+des honteux exemples de l'étranger. C'était en réalité la ville
+sainte.
+
+Gomorrhe, la rive droite, représentait la région du vice, de la
+licence et de l'improbité. Elle servait de repaire à toute cette
+racaille cosmopolite, à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui,
+peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement glissées,
+agglomérées en France. Multitude nomade, scélérate et pillarde sans
+principes, sans patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif de
+l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli ses coffres et les
+manoeuvres criminelles payé ses fastueuses demeures. Les femmes y
+valaient les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de
+l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus beaux, étaient
+devenus son domaine. Chaillot, Monceau, Malesherbes, le Roule
+courbaient devant ses ordres et devant son argent. On voyait là de
+longues rangées d'hôtels tous peuplés de rastaquouères, et des maisons
+que du haut en bas, à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le
+Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier du Nouveau-Monde,
+l'Américain suspect avec l'Oriental douteux. Et tout le pays
+s'épuisait à servir cette tourbe impudente, qui commandait en
+baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite.
+
+De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle Cyprien tirait
+toujours de gros effets, d'interminables discours et comme une marque
+locale pour apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche, tout
+de suite on acquérait ses sympathies. Qu'on logeât sur la rive droite,
+en un quartier riche, du coup il vous décernait sa méfiance, quitte à
+vous rendre justice, après, si vous méritiez son estime.
+
+Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à combattre tout ce que
+cette théorie pouvait avoir d'incertain psychologiquement ou
+topographiquement d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce
+qu'elle était simple, violente et corroborait ses passions.
+
+Mais ce soir surtout, reposé par le silence des deux journées d'avant
+et fouetté par la visite de Schleifmann, il chevauchait sa doctrine
+autour de M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice et
+caracoleuse.
+
+--Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans la pièce... Tu ne
+sais rien... Tu ne connais rien... Tu vis dans ton coin, enfoui au
+milieu de tes momies, dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as jamais
+été plus loin que le pont des Saints-Pères... Tu es une dupe, un
+exploité, un enfant... un _goy_, comme dit Schleifmann. Mais va donc
+te promener un jour où je t'indique... Cause, informe-toi,
+questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce monde-là, dans ces
+maisons-là, des saletés de premier choix, des choses abominables!...
+
+M. Raindal, à bout de patience muette, risqua une des parades usitées
+par lui dans cette polémique où les ripostes à la longue étaient
+devenues régulières, machinales, comme dans un duel de théâtre.
+
+--Pourtant tu ne prétendras pas que toute la vertu de Paris s'est
+réfugiée dans notre quartier!... Et je te le répéterai sans me lasser:
+il y a de l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la bonne
+société, de l'aristocratie même, qui ont quitté le Faubourg pour
+s'installer dans les quartiers neufs, aux Champs-Elysées, par
+exemple... Eh bien! ceux-là, tu ne me diras pas que ceux-là...
+
+L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement apitoyé:
+
+--Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon ami, je te dirai!...
+
+Et il se mit à dire, bondissant de digressions en digressions, sabrant
+à gauche, à droite, en avant, en arrière, faisant le moulinet des
+idées et abattant partout des têtes, dans une furie de charge
+universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, la juiverie, la
+chéquardise et la prêtraille subissaient le choc de ses coups, et il
+les renforçait par des citations de ses maîtres favoris, qui
+l'excitaient comme des cris de guerre.
+
+M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant que le silence exaspérait
+peut-être plus l'adversaire que des répliques anodines, il rouvrit le
+robinet aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses lèvres par
+phrases amorphes, inachevées, par petits jets intermittents, comme la
+bave incolore et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, ou
+cela séchait soudain au vent des invectives:
+
+«... La plaie des démocraties... mal nécessaire... Ce M. Rochefort a
+bien de l'esprit... L'expérience nous enseigne... Ce M. Drumont ne
+manque pas de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... Ça
+n'est pas d'aujourd'hui que les traitants ou les financiers... Je ne
+nie pas que M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... Nous
+atteignons à un tournant de l'histoire...»
+
+Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. En la voyant, l'oncle
+Cyprien avait instinctivement baissé la voix. Car, autant les détours
+timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, autant il craignait
+les gouailleries ou les nettes reparties de mademoiselle son neveu.
+
+--Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna doucereusement Thérèse...
+Je gagerais, mon oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre père?
+
+--Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint l'oncle Cyprien... Pas du
+tout, nous causions... Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe...
+
+Thérèse le considéra, avec une moue railleuse:
+
+--Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu t'échauffes... Je l'ai bien
+entendu de ma chambre...
+
+Et, se tournant vers M. Raindal:
+
+--Allons, père, il est onze heures... Maman est prête... Va passer ton
+habit...
+
+Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha de la cheminée, pour
+rétablir, devant la glace, sa coiffure que les fleurs avaient écrasée
+par endroits. C'étaient des oeillets blancs, qu'elle portait en
+mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue égayait sa physionomie; et
+dans l'encadrement de mousseline rose que lui faisait le corsage, sa
+poitrine, par reflet, semblait d'un grain moins jaune, plus délicat.
+
+Elle se sourit ingénument. Elle était surprise de se trouver ainsi,
+gracieuse, séduisante, presque jolie. Et de fait, elle avait cet
+immatériel chatoiement de beauté que projette d'abord sur les femmes
+la splendeur insolite des toilettes de gala. Charme éphémère, léger
+comme une teinte de pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et
+les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les plus laides. Un
+instant, dans la solitude du chez soi, devant son miroir, on se trouve
+belle, assez belle, trop belle--et l'on ose partir, on part.
+
+--Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien qui observait d'un
+regard amical ces petits manèges de coquetterie... Alors, comme cela,
+nous allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?...
+
+--Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse avec un soupir. Et il faut
+s'amuser ici-bas... Il y aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y
+aura toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne s'amusaient
+pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient par ici, voilà tout...
+C'est la loi. Tu n'y peux rien...
+
+L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de sa tête rase, qui
+crépitaient un à un sous ses doigts.
+
+--Philosophie! Philosophie! murmurait-il dédaigneusement... Et puis,
+tu sais, mon neveu, nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop
+forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me gênes!...
+
+M. Raindal rentrait suivi de Mme Raindal, emmitouflée dans sa longue
+pèlerine, les cheveux piqués d'une vieille aigrette mauve, aux poils
+épars et fléchissants comme un pinceau usé.
+
+--Eh bien! nous descendons tous? demanda le maître à son frère.
+
+--Mais oui, en route, mauvaise troupe!
+
+Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte remit le numéro à
+M. Raindal.
+
+La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien referma la
+portière; et, comme la voiture s'ébranlait:
+
+--Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon neveu!
+
+Après quoi, il pinça cordialement le menton de Brigitte, qui souriait
+d'un air nigaud.
+
+--Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis!
+
+Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue Vavin: et, tout enfiévré
+de son triomphe, il faisait tournoyer à chaque pas, comme une
+sanguinaire masse d'armes, sa grosse canne en bois de cornouiller.
+
+
+
+
+IV
+
+
+Le bal qu'offraient M. et Mme Lemeunier de Saulvard (de l'institut)
+«en leur appartement» de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles
+de Mlle Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec M. Brisset de Saffry
+de Lamorneraie, lieutenant au 21e hussards, avait attiré une grande
+affluence.
+
+Armée, beaux-arts, littérature, science, haute bourgeoisie, gens de
+savoir, gens de club, gens de banque et gens de salon, le contingent
+complet de leurs relations emplissait dès onze heures ledit
+appartement; et tout le monde, à défaut d'autre sujet d'entente,
+s'accordait pour déclarer la fête très réussie.
+
+Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, n'ayant pas ménagé les
+frais. Le buffet était somptueux, surchargé d'argenteries, de viandes,
+de sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, et les
+assiettes de fruits frappés y étalaient de loin en loin leurs larges
+rondelles roses ou vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout
+on avait prodigué les fleurs, en massifs, en corbeilles, en
+guirlandes. Des digues de chrysanthèmes blancs masquaient de leurs
+enchevêtrements crochus les croisées jusqu'à la moitié; et des
+chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le long des lustres, où,
+par les facettes du cristal, fulgurait avec calme l'intense lumière
+des lampes électriques.
+
+L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes rouges soutachées
+d'or. Ils formaient devant le piano une sorte de garde d'honneur
+barbare; et, dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les voir
+fourbir leurs instruments étranges, comme des sauvages au camp.
+
+Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. Un couple, deux
+couples, trois couples se levaient; et aussitôt les lueurs du parquet
+vide qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la foule emmêlée
+des danseurs. Des mères souriaient. De vieux savants, rêveusement,
+rythmaient du pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se
+penchaient en arrière avec des regards enamourés. Sous la béatitude de
+cette musique énervante, tous frémissaient un instant, malgré eux,
+d'une jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait se croire
+alors à une de ces réunions où des gens du même monde fusionnent dans
+une intimité joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi.
+
+Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était comme ces liquides,
+réfractaires au mélange, qui, dès qu'on cesse de les agiter, se
+séparent et mécaniquement reprennent leur couleur et leur place. Le
+tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements se
+dégrafaient, les regards affiliés rompaient leurs attaches. Chacun,
+d'instinct, retournait à son rang, vers les siens. Et de nouveau,
+dans l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de la salle, le
+parquet étendait sa steppe intimidante qui luisait sous les lustres.
+
+Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que quelques hardis jeunes
+gens des grands clubs: Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de
+Vernaise, Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, qui s'étaient
+commis là sur les suppliantes instances de Mme de Saulvard; et aussi
+des camarades du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon garance à
+bande claire, titrés pour la plupart ou portant de ces noms bourgeois
+qui, à défaut de la noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille
+dûment établie.
+
+Ils se promenaient autour des salons, seuls ou bien deux par deux,
+l'air méditatif, soutenant d'une main leur coude replié et frisant de
+l'autre leur moustache. Ils examinaient les femmes une à une,
+studieusement, comme des bêtes à la foire; et ils avaient tous la
+paupière si lourde, si dégoûtée, qu'on ne savait au juste s'ils
+rapetissaient exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit monde, ou
+s'ils n'étaient point tourmentés peut-être par une permanente et
+rebelle envie d'éternuer.
+
+Quant aux autres éléments de l'assemblée, Saulvard avait vainement
+tenté de les fondre ensemble, au début du bal, puis, devant les
+résistances, il avait renoncé.
+
+La haute banque avec la grande industrie et leurs tenants à toutes
+deux formaient ainsi un clan compact dans l'angle de droite du
+premier salon. Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même,
+ce groupe s'assombrissait si un intrus osait y quémander une chaise,
+un peu de terrain, le moindre accès. Il ne se montrait accueillant que
+pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, massés à coté,
+en une petite élite, se serraient étroitement après les saluts de
+rigueur; et affectant, dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils
+se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. Sauf
+quelques gentilshommes que le goût de la chair fraîche ou le besoin de
+conseils financiers aguichait vers l'autre clan, le groupe de la
+noblesse demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme et à ses
+virtuosités de morgue.
+
+Les Académies également conservaient leurs distances. Les cinq
+sections de l'institut siégeaient à la ronde sans fraterniser. A peine
+y échangeait-on de brèves aménités ou se passait-on des chaises pour
+éviter la promiscuité avec l'Académie de Médecine, cette intruse, que
+signalait à tous une odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée
+dans l'étoffe des habits.
+
+Les ménages de littérateurs s'étaient constitués en cercle fermé avec
+les ménages des peintres et des musiciens. Mais la gêne y régnait ou
+l'animosité réciproque.
+
+Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à la porte, prenait
+l'aspect d'un surveillant de bal public, d'un contrôleur de casino qui
+marque l'entrée des abonnés, en cajolant de même ses clientèles
+diverses.
+
+Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune bandée de courts
+favoris blancs--une tête de Japonais devenu maître d'hôtel--il
+souriait sans cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses
+hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le remerciement d'un
+pourboire. A chaque invité, dès le seuil, il murmurait, pendant quatre
+ou cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards roulaient
+alentour, discrets, confidentiels, et, de loin, on eût dit qu'il
+désignait aux arrivants le chemin du vestiaire ou de quelque autre
+endroit.
+
+Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade il s'élança à leur
+rencontre.
+
+--Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je commençais à
+désespérer...
+
+Il avait happé entre ses deux mains la main de M. Raindal, et il
+continua:
+
+--Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... Quel triomphe!...
+Quel beau livre!... Madame... Mademoiselle...
+
+Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de M. Raindal, il
+chuchota:
+
+--Vous savez, notre jeune homme est là... Un charmant garçon... Il
+plaira tout à fait à mademoiselle votre fille... C'est forcé.. _Fata
+volunt!..._ Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je vous amène
+le phénix...
+
+D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait M. Raindal vers
+le coin du salon où la section des Inscriptions avait disposé ses
+retranchements. Quelques chaises y demeuraient libres au premier et au
+second rang. M. et Mme Raindal s'installèrent en arrière, Thérèse
+devant, entre les deux filles d'un collègue de son père. Elles étaient
+maigres, menues, comme un attelage étique de fiacre à galerie, et, en
+causant, à la dérobée, elles inspectaient sa toilette. A la voix de
+Saulvard qui reparaissait suivi d'un jeune homme de petite taille,
+Thérèse dressa la tête.
+
+--Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus les demoiselles,
+permettez-moi de vous présenter un de nos jeunes confrères que vous
+connaissez assurément de nom: M. Pierre Boerzell...
+
+Les deux savants balbutiaient des paroles de courtoisie que ni l'un ni
+l'autre n'entendit. Saulvard ajouta:
+
+--M. Pierre Boerzell... Mlle Raindal...
+
+Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, comme le prélude d'une
+valse déroulait ses lentes harmonies, il murmura:
+
+--Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette valse?
+
+Thérèse refusa d'un ton de sympathie:
+
+--Non, monsieur, je vous remercie... Je ne danse pas... Mais, si vous
+le désirez, nous pouvons la causer, comme on dit, je crois...
+
+Boerzell bredouilla une acceptation reconnaissante. Justement les
+petits chevaux de fiacre venaient de partir en course pour la valse.
+Il s'empara d'une des chaises restées vides à côté de Thérèse; et,
+tout de suite, la conversation, habilement engagée par elle sur le
+terrain scientifique, devint cordiale, presque familière.
+
+Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le nez un peu court,
+des joues boursouflées, qui débordaient comme des cloques hors d'une
+barbe enfantine, et les paupières rougies par le travail du soir. Mais
+ses yeux, derrière les verres épais du pince-nez, brillaient d'un
+éclat tendre et bon. Il avait dans la causerie ces inflexions
+caressantes, minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à faire
+tinter leurs mots comme des pièces de solide aloi; et, tandis qu'il
+parlait, ses gestes se démenaient plus allègres, plus vivaces, ses
+bras se déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace de malaise.
+
+Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa chaise et se mêla au
+marivaudage des deux jeunes gens. Ils flirtaient sur le sens d'une
+inscription trilingue récemment découverte en Mésopotamie, et Thérèse
+défendait son interprétation, avec cette assurance de professionnelle,
+cette voix d'homme qu'elle prenait toujours dans les discussions de
+science.
+
+--Ah! monsieur! s'écria Boerzell, découragé... Mademoiselle est très
+forte, beaucoup plus forte que moi!... Elle m'a battu...
+
+M. Raindal acquiesça d'un sourire:
+
+--Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... Tenez, moi-même,
+souvent...
+
+Mais la valse finissait, et les petites haridelles, rentrant à la
+station, délogeaient le jeune savant. Il proposa à Thérèse:
+
+--Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous conduise au buffet, ainsi
+que madame votre mère?...
+
+--Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman?
+
+Et, tous trois, Mme Raindal au bras de Boerzell, Thérèse les suivant,
+ils se dirigèrent vers le buffet, parmi la presse des danseurs qui
+regagnaient leurs chaises.
+
+M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans sa posture favorite:
+les coudes serrés au buste, les avant-bras relevés, les mains pendant
+au bout du poignet, toutes molles, comme les pattes d'un chien qui
+fait le beau. De sa place, par la baie de la porte ouverte à deux
+battants, il pouvait apercevoir, sans se pencher, la salle du buffet.
+Il voyait le dos de sa femme courbée sur la table d'apparat, où elle
+picorait hâtivement. Puis, contre la haute cheminée, bourrée jusqu'au
+marbre de floraisons blanches, Thérèse avec Boerzell, dégustant à
+petits coups de cuiller des glaces roses qui semblaient des fruits, ou
+s'arrêtant par moments pour rire en se regardant, se parlant de près
+comme des amis de vieille date.
+
+Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune homme! Non, ce
+serait trop beau!... Et qui sait, pourtant!... Tour à tour, aux remous
+des réflexions contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en
+sourires attendris ou se plissaient d'une grimace d'amertume.
+
+Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient de son livre.
+D'autres accoururent. Un petit rassemblement d'ovation s'amassa autour
+de M. Raindal, lui cachant sa fille. Les derniers survenants
+inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour saisir les
+réponses du maître. On percevait des «Vous êtes infiniment bon...»,
+des «Je suis confus, en vérité...», des «Croyez bien que, de mon
+côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un l'autre à renchérir,
+protestaient de leur sincérité par un redoublement d'éloges.
+
+Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait afin d'écouter M.
+Raindal qui retraçait ses souvenirs de jeunesse, la misère des débuts.
+
+Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir les rangs
+de l'auditoire.
+
+--Pardon, messieurs!... Pardon..
+
+La main en proue de navire, il frayait le chemin devant une jeune
+femme brune qu'il avait à son bras, et, stoppant près de M. Raindal:
+
+--Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer les voeux d'une de vos
+admiratrices qui brûle de vous connaître?... M. Eusèbe Raindal... Mme
+Georges Chambannes...
+
+M. Raindal s'était levé et saluait, la main au dossier d'une chaise.
+
+--Madame, trop heureux...
+
+Mme Chambannes se récria:
+
+--Mais c'est moi, monsieur...
+
+Puis ils restèrent un instant en détresse, comme ne sachant plus que
+se dire, malgré leur bon vouloir mutuel.
+
+M. Raindal examina timidement la jeune femme. Sa petite figure
+d'aiglonne était adoucie par des yeux marrons à reflets langoureux; et
+les ondulations de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à l'antique,
+avaient en leurs riches replis quelque chose de sauvage et de
+volontaire. Enfin, elle poursuivit par phrases hésitantes où les mots
+déviaient souvent de la précision qu'elle leur eût souhaitée:
+
+--Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre livre... C'est un livre
+charmant, une très grande oeuvre... Je ne peux pas vous dire combien
+elle m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce doit être si
+intéressant d'écrire des ouvrages comme cela... Et le style est si
+joli, si agréable à lire!
+
+--Je vous abandonne! interrompit Saulvard en clignant ses yeux
+obliques... Mes invités... Vous m'excusez!...
+
+Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, par discrétion,
+les gens de l'attroupement s'étaient écartés.
+
+D'un coup d'oeil d'entente, M. Raindal et la jeune femme convinrent de
+s'asseoir pour continuer la causerie. Mais il vit si près du drap noir
+de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de Mme Chambannes que,
+machinalement, il se retira un peu. Elle accumulait en souriant les
+éloges, les offrant un à un, la poitrine tendue vers M. Raindal,
+comme si elle les eût détachés de son corsage. Alors l'embarras
+qu'éprouvait d'habitude le maître à causer avec les personnes de
+culture inférieure--telles que les ignorants, les femmes ou les
+mondains--s'accrut encore d'un trouble pudique devant le décolletage
+de son admiratrice. Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, en
+suivaient les courbes pleines et tranquilles. Il lui semblait qu'une
+invisible force les attirât vers cette peau mate et diaphane comme
+une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, dans la quiétude de
+leur jeune fermeté, haletaient contre le ruché de l'échancrure sans
+daigner même y prendre appui. Il répondait incomplètement, de travers,
+avec des fuites soudaines de pensée, aux exclamations, aux questions
+multiples de Mme Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter,
+intérieurement il la comparait à une suivante de Cléopâtre, oui, à une
+de ces gentilles esclaves grecques dont les beautés espiègles
+sertissaient la Reine des Égyptes, comme des nymphes autour d'une
+déesse.
+
+Cependant la verve louangeuse de la jeune femme se ralentissait.
+Maintenant son petit front uni se fronçait d'un pli de recherche dans
+l'encadrement des deux boucles plates qui le limitaient. Elle ne
+trouvait plus de chapitres, de passages, où piquer ses «si joli» et
+ses «si charmant», comme des bons points égaux de couleur alternante.
+Mais tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines
+retroussées palpitèrent de malice; et elle donna en mille à M. Raindal
+une autre raison, une dernière raison, pour laquelle elle aimait tant
+son livre.
+
+Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara avec modestie:
+
+--Je ne sais pas!
+
+--Eh! cherchez donc! ordonna familièrement Mme Chambannes en roulant
+les «r».
+
+M. Raindal, sans chercher, songeait:
+
+«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!»
+
+Et il répéta du même ton:
+
+--Non, décidément, je ne sais pas!
+
+Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise finale et, en
+réalité, son prétexte à relations, son amorce suprême... Eh bien!
+précisément l'hiver suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari
+un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre de M. Raindal était
+donc venu à propos, au moment où elle commençait à étudier les
+antiquités égyptiennes en vue de ce voyage; et naturellement...
+
+--Chère madame, interrompit une voix à l'accent guttural.
+Pardonnez-moi... Voudriez-vous me faire le plaisir de me présenter à
+monsieur...
+
+--Mais certainement!
+
+Et elle présenta:
+
+--M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs amis... et qui adore
+votre livre.
+
+C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux et à la prestance
+aristocratique. Avec ses favoris blancs et sa blanche moustache en
+croc il avait un type de général autrichien, une de ces têtes que
+volontiers on s'imagine coiffées d'un bicorne doré, à flottant panache
+de plumes vertes. Dans une attaque de paralysie faciale, causée par le
+krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière gauche qui
+retombait inerte, grisâtre, voilant l'oeil aux trois quarts--et cette
+infirmité complétait, comme une glorieuse blessure, son air de vieux
+combattant de Custozza.
+
+Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, selon l'immuable
+règle qui veut que la plupart des gens achèvent leurs compliments par
+une apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui l'amenait vers
+le maître. Autrefois, il avait possédé une collection de camées, une
+collection tout à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité
+des objets qui la composaient, M. Raindal pouvait consulter plusieurs
+de ses collègues: le comte de Lastreins, de l'Académie des
+Inscriptions; le baron Grollet, membre libre de l'Académie des
+Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de l'Académie française, tous bons
+amis ou vieux camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette
+collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! M. de Meuze avait dû
+s'en défaire, à la suite de revers financiers. Mais il en connaissait
+l'acquéreur, un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si M. Raindal
+désirait, le marquis se targuait d'obtenir communication de la pierre.
+
+Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien se
+circonscrivit à l'art des camées, plus quelques commentaires adjacents
+sur la numismatique, dont le marquis avait des notions. Mme
+Chambannes, déroutée, pépiait de temps à autre, en sourdine, ses «si
+joli» et ses «charmant». M. Chambannes, un long garçon blond, au teint
+fripé, à l'oeil veule, au cheveu fin et rare, l'avait rejointe. Sa
+grosse moustache cylindrique semblait un couvercle à charnière, tant
+elle recouvrait hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble de sa
+personne lasse paraissait aussi bien celui d'une fripouille avachie
+que celui d'un brave jeune homme épuisé par la fête.
+
+Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait à leurs babillages
+par des sourires approbatifs et fatigués. Il se fût reproché la plus
+légère rebuffade envers des étrangers si courtois malgré leur
+niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, cela l'impatientait,
+ces civilités forcées dont il n'apercevait pas le terme; et il ne
+l'ennuyait pas moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos de
+brocanteur, ses histoires de camées, de ventes d'occasions, ou ses
+nomenclatures de catalogue.
+
+Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. Mme Raindal revenait,
+accompagnée de Thérèse et de Boerzell. Ce furent de nouvelles
+présentations. Mme Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses louanges.
+Mme Raindal bégayait, toute rougissante, comme des paroles d'excuse.
+Thérèse observait en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, Mme
+Chambannes demanda le jour de ces dames, l'autorisation de leur rendre
+visite. Il y eut une accalmie. On parlait pour parler, du bal, des
+tziganes, des danseurs. Et, soudain, Mme Chambannes interpella le
+marquis:
+
+--Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous dire... Vous permettez,
+mesdames?...
+
+--Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste infléchi, les sourcils
+arqués d'attention.
+
+Mme Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix:
+
+--Si vous disiez à Gérald d'inviter Mlle Raindal... Ce serait poli!
+
+--Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais courir la chance!
+
+Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, portant haut sa
+fière tête de feld-maréchal, et fouillant l'assistance de son unique
+petit oeil vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua promptement,
+la main brandie comme un crochet pour happer quelqu'un qui fuyait.
+
+Du grand jeune homme que le marquis avait empoigné, Thérèse ne
+distinguait que les épaules carrées et la nuque brune au-dessus d'un
+reluisant col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger des choses
+absurdes, impraticables, car la nuque brune se secouait en dénis
+indignés, semblant affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du
+monde... Et brusquement, la nuque obéit, le grand monsieur fit
+volte-face en haussant les épaules. Thérèse sentit son coeur se tordre
+comme un serpent blessé.
+
+C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué par l'âge, plus affiné,
+plus à la mode, d'une classe supérieure. Mais c'était lui: les mêmes
+yeux aux larges prunelles couleur d'agate foncée, la même moustache
+noire aux pointes impertinentes, le même dandinement sur des jarrets
+pliants. Et il marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard
+en éveil comme pour reconnaître à distance contre quel ennemi on le
+menait.
+
+Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, dans un
+ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus ni ses parents, ni les
+Chambannes, ni Boerzell, ni les couples qui commençaient à valser, ni
+les gens auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues bottines
+vernies, les pieds étroits et souples du jeune homme, qui se
+rapprochaient, se rapprochaient toujours.
+
+Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, et, saluant:
+
+--Mademoiselle, je vous présente mon fils, M. Gérald de Meuze.
+
+Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets:
+
+--Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin de cette valse?...
+
+Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de petite fille:
+
+--Mais, monsieur, je ne sais pas danser...
+
+--Qu'importe? Tout dépend du danseur...
+
+Il décochait à Mme Chambannes une preste oeillade d'amitié ou
+d'ironie, et, comme tenant une gageure:
+
+--Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis la valse...
+
+Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien le voir, de s'abreuver
+à fond de ses traits. Elle ne put résister. Une raie de sueur lui
+mouillait le dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis dans
+d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, puis d'une voix brève,
+presque bourrue malgré le sourire dont elle tentait de la corriger:
+
+--Soit, monsieur... Essayons!...
+
+Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. Aux premiers pas elle
+trébuchait, par ignorance, crainte de manquer de rythme. Alors, la
+soulevant comme une enfant, il l'emporta délicatement parmi les
+danseurs. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Les couples la
+frôlaient sans heurts. Elle avait l'impression de glisser avec un
+amant robuste sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. Des
+sanglots lui barraient la gorge. Il la crut essoufflée, et,
+s'arrêtant:
+
+--Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je vous disais?... Cela va à
+merveille...
+
+Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses minces lèvres pâlies
+de plaisir.
+
+--La danse, c'est comme la nage! poursuivait le comte d'un ton
+paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... La musique vous pousse
+comme les vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller...
+
+Et il continua sa théorie, ses comparaisons, pour éviter un silence
+impoli. Thérèse répondait à demi, par monosyllabes indistincts. Elle
+se reprenait maintenant, comme au réveil de ces songes coupables où
+Albârt, la nuit, parfois la pressait si doucement. Quoi! elle, Thérèse
+Raindal, faiblir ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, sous
+l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait à l'autre! Un
+dégoût d'elle-même l'envahit. Pour dissimuler sa tristesse, elle
+s'appliquait à regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre
+qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet arrachaient du
+violon les mélodies pantelantes comme de longues lanières d'épiderme,
+et il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à veste
+cramoisie, l'oeil écouteur, les paupières battantes. Elle enviait sa
+bestialité, la joie irréfléchie dont frissonnait son sombre visage.
+Ah! que n'était-elle comme lui, une brute sans pensée, sans subtilité
+et ne vivant que par les sens qui le soutenaient jusqu'en son art!...
+Un mouvement de Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant
+elle, le bras prêt à l'enlacer.
+
+--Nous repartons, mademoiselle?...
+
+Elle espérait encore refuser et, se contraignant, elle murmura:
+
+--Mais, monsieur, la valse va finir!
+
+--Profitons-en... Un dernier tour!
+
+Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux viraient vers la
+place où il allait la reconduire. Elle eut peur. Elle se vit
+remerciée, rassise, sevrée pour la soirée de ces délices retrouvées;
+et, dans un élan de concupiscence plus forte, résolument elle
+prononça:
+
+--Eh bien! oui, un dernier tour.
+
+Il rentra avec elle dans la cohue des couples. D'un imperceptible
+palpitement son bras étendu scandait la mesure, et, à chacune de leurs
+moelleuses passes, il semblait à Thérèse que le parquet ployait sous
+eux. Involontairement elle se colla à Gérald, s'incrusta à son
+enlacement. Tout le passé rejaillissait en elle au prestige de ce
+contact, par saccades brutales qui l'affolaient.
+
+Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier appel à sa puissance
+d'esprit, à sa dignité, à cette Mlle Raindal qu'elle était.
+
+--Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières de nouveau closes.
+
+--Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le jeune comte.
+
+Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. Sans rien deviner de
+son angoisse, il souriait aux camarades, et d'un coup d'oeil
+goguenard, il les prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet,
+du coffre à bois qu'il lui fallait manoeuvrer. Encore une heureuse
+idée qu'ils avaient eue là, son père et Zozé!... Sans compter qu'elle
+lui dépiautait l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, dont
+elle se cramponnait afin de ne pas tomber. Ah! par exemple, cela,
+c'était trop violent! Un pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et,
+comme il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, ne
+perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des deux bras, car elle
+pâmait, toute blême et raide comme une morte.
+
+--Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... Voilà bien ma
+guigne!...
+
+Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, bousculant un peu les
+gens qui encombraient le chemin, et, l'ayant accotée sur une
+banquette, contre le mur, il courut prévenir la famille.
+
+En un moment, les Raindal, les Chambannes, Boerzell, le marquis,
+furent debout, se précipitèrent avec Gérald auprès de Thérèse.
+
+Mme Chambannes avait tiré de sa poche un flacon de sels en or où
+luisait un rubis cabochon, et, s'agenouillant presque, elle le fit
+respirer à la jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible
+gémissement de chagrin fusait seulement de ses lèvres disjointes qui
+découvraient ses dents inégales. On lui bassina les tempes d'eau
+fraîche, sans plus de résultat. Saulvard, comme on va réquisitionner
+les pompiers à leur poste, avait pointé droit vers le campement de
+l'Académie de médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien
+appuya son oreille à la poitrine moite de Thérèse et diagnostiqua:
+
+--Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite!
+
+Enfin, dans la chambre de Mme Saulvard, où sa mère et Mme Chambannes
+l'avaient conduite, elle rouvrit les yeux.
+
+Tout de suite, ses regards étaient allés avec stupeur à son corsage
+défait. Puis elle reconnut Mme Chambannes penchée sur elle, dans une
+pose d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme au chevet
+d'une agonisante.
+
+Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails de l'accident,
+l'ivresse inavouable qui l'avait étourdie et cette chute ridicule en
+plein bal. Quel double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu
+replonger au néant, détruire avec son corps le souvenir. Elle
+suffoquait de révolte, et subitement elle fondit en sanglots.
+
+--C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs! exhortait Mme
+Chambannes.
+
+Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse. D'un coup, se
+maîtrisant, elle s'était redressée, et, devant l'armoire à glace, elle
+commença rageusement à refaire sa toilette.
+
+Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa mère, de Mme Chambannes,
+et une colère croissante lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait
+la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une femme qui vient
+de défaillir! Un homme l'eût ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se
+fût pas relevée plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles étaient
+agrandies d'éclat, ses paupières meurtries d'une ombre brune comme
+après une nuit d'insomnie. La sueur avait posé des teintes huileuses
+sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses à travers la
+poudre de ses joues. La touffe d'oeillets était tombée, formant dans
+ses cheveux, au-dessus du front, une alvéole profonde, une sorte de
+blessure aux bords noirs. Et les agrafes du corsage mal ajustées, dans
+sa hâte, faisaient bâiller la gaze autour de ses seins comme une corde
+transparente et lâche.
+
+--Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer Mme Chambannes... Vous
+sentez-vous mieux?
+
+Thérèse riposta froidement.
+
+--Beaucoup mieux, madame, je vous remercie.
+
+Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une voix qui commandait:
+
+--Nous partons, maman?
+
+--Comme tu voudras, ma fille! répliqua Mme Raindal.
+
+Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs les attendaient.
+
+A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner et Boerzell
+l'imitait. Mais, comme par mégarde, Thérèse s'échappa dans la
+direction du vestiaire. Ils n'étaient plus là quand elle revint au
+bras de son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à demi replié,
+la soutenait, en traînant la jambe. Mme Raindal fermait la marche, le
+dos voûté dans sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard leur fit
+escorte jusqu'au palier.
+
+--C'est la chaleur, cette damnée chaleur! répétait-il d'un ton
+compétent.
+
+Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène de la rampe, il cria:
+
+--J'enverrai chercher des nouvelles demain... Ce ne sera rien,
+j'espère, mon cher collègue!
+
+ * * * * *
+
+Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur le strapontin, avait
+laissé le fond aux dames. Tous trois restèrent longtemps silencieux.
+Ils contemplaient songeusement, à travers les carreaux dépolis par la
+buée, les rues noires et les becs de gaz dont les flammes jaunes dans
+la brume s'aplatissaient en éventail. Le maître, assis de côté, à
+chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper à la courroie
+de la vitre dont le cuir dur lui tranchait les mains, et le bois de la
+portière macérait sans répit ses rotules. A un choc plus rude qui
+l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée s'écria:
+
+--Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici entre nous deux.
+
+--Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne bougez pas... Et toi,
+fillette, cela va-t-il?
+
+--Très bien, père, merci...
+
+La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée derechef. Dans la
+pénombre, M. Raindal contemplait son profil maussade en arrêt vers des
+pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute son énergie et, avec
+bonhomie:
+
+--Eh bien, fillette? demanda-t-il.
+
+--Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse.
+
+Il y eut un temps, puis M. Raindal articula:
+
+--Eh bien, ce jeune homme du bal!...
+
+Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches, elle repartit
+d'un ton de bravade:
+
+--Quel jeune homme?
+
+--Ce M. Boerzell!
+
+Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il ne s'agissait que de
+celui-là!... Elle l'avait tellement oublié, le pauvre garçon! Et, en
+souriant, d'une voix ferme, elle prononça:
+
+--Non, jamais, père!
+
+M. Raindal insista:
+
+--Pourquoi? Il avait l'air de te plaire...
+
+--Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est tout...
+
+--Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?... Que je sache, au
+moins...
+
+--Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas.
+
+Elle avait saisi la main de son père et lui offrait tendrement sa joue
+à baiser. M. Raindal l'embrassa en grommelant:
+
+--Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te forcer...
+
+Et par matoiserie, besoin de se rendre compte, il ajouta, sans quitter
+la main de la jeune fille:
+
+--Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que l'autre.
+
+Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse qui se rétractait.
+
+--Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?... ce M. de
+Meuze...
+
+Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec dépit:
+
+--Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie... M. Boerzell ne me plaît
+pas... je le refuse... cela suffit... Je crois que j'ai l'âge,
+n'est-ce pas?
+
+Le maître ne répliqua point. Plus de doute, maintenant. C'était ce
+grand monsieur, cette espèce de Dastarac mondain, qui avait gâté tout,
+écrasé le petit Boerzell par son avantageuse stature. Une partie
+perdue, quoi!
+
+Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations intérieures.
+
+On n'entendait plus que le ferraillement des roues contre le pavé ou
+les stridentes vibrations des vitres dans leur cadre.
+
+Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie, et Mme Raindal, en son
+coin, paraissait aussi sommeiller. Mais elle ne dormait pas. Une
+torture de remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait sous les
+paupières ses regards éveillés. Elle supputait avec angoisse combien
+d'heures s'étendaient jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni
+où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser ses récents
+péchés. Car, poussée par la soif ou cédant à la tentation, elle avait
+repris par trois fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise
+au champagne, sans compter nombre de petits fours et autres menues
+friandises.
+
+
+
+
+V
+
+
+Comme, vers onze heures un quart, Mme Chambannes achevait sa toilette,
+on frappa à la porte, et, par l'huis entrouvert, un bras à manche de
+lustrine tendit un petit bleu.
+
+--Une dépêche pour madame! annonçait une voix.
+
+--Donnez vite! fit Mme Chambannes.
+
+La femme de chambre, quittant la jupe de sa maîtresse, qu'elle était
+en train d'agrafer, courut prendre la dépêche.
+
+Mme Chambannes avait déchiré le pointillé d'une main déjà tremblante,
+et elle lut avidement, les regards galopant le long des lignes:
+
+ «Mardi matin, 10 heures.
+
+ «Ma bonne petite Zozé, je ne sais où j'avais la tête en te disant
+ hier soir à ce bal que nous déjeunerions aujourd'hui ensemble chez
+ nous. Je suis engagé depuis huit jours chez les Mathay.
+ Heureusement que je m'en suis souvenu à temps. Nous rattraperons
+ cela. Pardonne-moi mon étourderie, et à tantôt quatre heures. En
+ hâte tous les baisers de ton _old_.
+
+ «G.»
+
+Elle déposa avec flegme, sur le lavabo, la dépêche repliée. Puis dans
+une pelote de velours carmin, elle choisit deux petites épingles de
+perle dont elle piqua soigneusement sa cravate à larges pans de
+dentelles. Mais elle ne se contenait plus, et, d'une voix un peu
+rauque:
+
+--Lâchez tout cela, Anna, murmura-t-elle... Cherchez-moi ma robe de
+chambre rose...
+
+--Mais, madame ne sort donc plus? se récria la camériste en simulant
+la surprise.
+
+Mme Chambannes avait jeté son corsage sur une chaise et dégrafait
+fiévreusement sa jupe.
+
+--Non, je ne sors plus...
+
+--Madame déjeunera ici? Dois-je appeler la cuisinière?...
+
+--Oui... non..., balbutia Zozé. Dites-lui de me faire à déjeuner... ce
+qu'elle voudra...
+
+--Bien, madame!
+
+Elle rentrait, portant sur le bras un long peignoir soyeux, enrubanné
+de satin rose. Mme Chambannes l'endossa, et, tout en nouant les
+rubans, sèchement, elle commanda:
+
+--Maintenant, allez-vous-en!...
+
+Anna disparut. Mme Chambannes s'affala dans un fauteuil de cretonne.
+
+ * * * * *
+
+Ainsi, ils ne déjeuneraient pas ensemble, c'était sûr, définitif,
+irrévocable. Gérald n'avait pas hésité entre elle et cette Mathay! Il
+prévoyait bien pourtant quelle poignante déception il lui causerait en
+rompant, au dernier moment, sa promesse.
+
+Le misérable! Elle se l'imaginait d'avance chez les Mathay, à table,
+assis à côté de la comtesse, une petite blonde au nez retroussé, à la
+figure puérile, impudique et gouailleuse. Il faisait l'aimable, le
+joli parleur, appuyant ses regards à ceux de la dame, se livrant de
+ses grands yeux en gentils abandons. Et le déjeuner finissait. On se
+rendait dans le hall. On buvait le café. Qui sait? Mathay sortait
+peut-être, les laissait seuls en vrai nigaud de mari qu'il était.
+Alors que se passerait-il? Car on la connaissait la jeune gaillarde de
+comtesse. Elle ne passait pas pour une citadelle, pour le Capitole!...
+Oh! l'infamie et l'abjection!
+
+Mme Chambannes aurait voulu saisir son coeur à deux mains et le lancer
+loin d'elle, dehors, par la fenêtre. Ses ongles griffèrent la place où
+il palpitait, à travers la soie du peignoir, la cuirasse du corset, et
+elle songea à des représailles, comme chaque fois que la trahison de
+Gérald lui semblait un fait accompli.
+
+C'est cela, elle se vengerait, elle le tromperait, elle irait se
+donner à un autre, à n'importe lequel de tous ceux qui la
+courtisaient. Des noms d'hommes, avec des décors, surgissaient dans
+son esprit: l'atelier de Mazuccio, le petit sculpteur, les
+garçonnières de Burzig ou de Pums, le mari de son amie Flora. Partout
+on l'attendait, partout on l'accueillerait comme une souveraine qui
+daigne s'offrir. Elle leur crierait dès le seuil: «Me voici,
+prenez-moi!» Et ils choiraient à genoux, en bégayant: «Merci!» avec
+des sanglots de bonheur.
+
+Ces visions flatteuses la calmèrent. Elle marchait dans le cabinet de
+toilette, essayant de fixer son choix. Auquel s'adresserait-elle? Ils
+lui répugnaient pareillement. En se figurant aux bras de chacun d'eux,
+un frisson de répulsion lui faisait secouer la tête. Pouah! Quel
+courage de rancune il lui faudrait pour s'abaisser là! De plus, aucun
+peut-être ne se trouvait libre. Elle risquait des refus polis, un
+camouflet. Non, tout s'y opposait. Puis elle s'avoua mélancoliquement:
+«D'ailleurs, jamais je ne pourrai!»
+
+Elle était retombée dans le fauteuil, les muscles mous et meurtris de
+tiraillements, comme si elle eût marché des journées durant.
+
+Elle ramassa sur le marbre le petit bleu pour le relire. Chaque mot
+lui paraissait insulte ou mensonge. Des larmes lui montèrent aux yeux.
+A la rage le chagrin succédait. Comme il était méchant, glacial,
+impitoyable parfois, ce Gérald! Elle eût aimé avoir auprès d'elle une
+amie maternelle, capable de comprendre et de plaindre, à qui elle se
+fût confiée en pleurant. Mais qui? Hélas! pour recevoir de telles
+confidences, ni Flora Pums, ni Rose Silberschmidt, ni Germaine de
+Marquesse, ses anciennes compagnes du cours Levannier, ni la bonne
+tante Panhias n'avaient l'âme assez haute et assez charitable! Rien
+qu'à la pensée de leur joie dissimulée ou de leurs consolations
+grossières, l'orgueil de Zozé s'insurgeait.
+
+Elle recommença à sangloter.
+
+Elle avait l'impression d'être échouée sur une île déserte, et
+volontiers elle eût appelé la mort. Elle se sentait à ces instants de
+drame, si délaissée de tous, si petite Mouzarkhi, si seule et si
+étrangère, l'infortunée Mme Chambannes, malgré son nom français et son
+éducation de Parisienne! Pauvre fleur exotique plantée à ras de terre
+sur un sol ennemi où ses brèves racines craquaient comme des fils aux
+plus faibles bourrasques! Nulle aide ne la soutenait dans la détresse.
+Elle ne possédait pas même le recours d'invoquer le ciel, de se
+réfugier en Dieu, puisqu'on l'avait élevée hors de toute foi
+religieuse. Et quand elle voulait prier, il ne lui revenait qu'une
+courte et bizarre oraison, celle que chaque soir, à l'époque de son
+enfance, la bonne tante Panhias lui faisait réciter en chemise, avant
+de se mettre au lit. Inconsciemment elle la répéta:
+
+«Mon Dieu, soyez béni!
+
+«Faites que je sois sage, faites que je travaille bien, faites que je
+contente papa, ma tante, mon oncle, et faites que papa ne saute pas
+demain à la Bourse. _Amen!_»
+
+Elle sourit à cette dernière phrase. Elle se remémorait son père, mort
+depuis bientôt sept ans, son brave homme de père, si étrangement
+tendre et improbe à la fois.
+
+Un type, ce Mouzarkhi dont les origines, pour les intimes, les
+compatriotes, comme pour les autres, étaient demeurées obscures,
+inexplicables.
+
+Débarqué un jour d'Alep à Paris, sans relations, sans truchements,
+sans patrons d'aucune sorte, au bout de six mois il acquérait à la
+Bourse une des plus puissantes situations de remisier qui fussent sur
+la place. On disait bien qu'il jouait, gagnait plus par l'agio que
+par les courtages. Mais il bénéficiait de l'indulgence mêlée de
+respect qu'on accorde aisément dans ce monde-là aux joueurs heureux.
+Il ne se cachait pas, par contre, de ses spéculations. Il avait juré
+de s'arrêter, de cesser tout labeur, sitôt qu'il aurait le million. Il
+allait y atteindre quand, pour la première fois, il sauta. Son passif
+était du double. Pendant quelques semaines, discrètement, il se
+retira. Puis il revint. Actif, cordial, ingénieux, il se refit
+rapidement des clients, du crédit. Son négoce maintenant avait un but
+plus noble; acquitter les créances. Durant deux ans, il solda
+régulièrement des arrérages. Il ne lui manquait que trois cent mille
+francs pour épuiser le reliquat de ses dettes. Il ne sut pas
+patienter, rejoua afin de les gagner plus vite, et pour la seconde
+fois, il sauta. La malchance ne l'abattait point. Il reprit son
+trafic, menant l'existence large et gaie, travaillant, payant,
+spéculant, resautant, rebondissant comme un ballon léger et solide. A
+son sixième saut, il ne survécut pas. Il était tombé de trop haut,
+d'une fortune fictive de deux millions au néant et moins. Il mourut
+d'apoplexie en pleine Bourse, insolvable, mais laissant la réputation
+d'un camarade fort sympathique et d'un financier merveilleusement
+doué.
+
+Pourtant, auparavant, il avait assuré le sort des siens en bon père de
+famille.
+
+D'abord, à la mort de Mme Mouzarkhi, décédée peu d'années après
+l'arrivée à Paris, il avait appelé en France son beau-frère, M.
+Panhias, avec sa femme, pour les charger de l'éducation de la petite
+Zozé. D'où venaient-ils, ceux-là? D'Alep, de Ghazir ou de Stamboul?
+Étaient-ils Grecs, Juifs, Turcs ou Maronites? Personne n'avait pu
+l'apprendre, les Panhias se montrant aussi réservés que M. Mouzarkhi
+sur le problème de leur extraction. Ils avaient tous deux un accent
+indéfinissable qui tenait simultanément de l'espagnol, du hongrois et
+du moldo-valaque. Panhias, un homme modeste et taciturne, faisait
+fonctions de fondé de pouvoirs dans la maison de son beau-frère. Mme
+Panhias veillait fidèlement à l'instruction de la petite,
+l'accompagnant le jour au cours Levannier, demeurant avec elle le
+soir, quand le père allait au théâtre ou ailleurs. Elle était
+corpulente, enjouée, et, par accès, communicative. Grâce à elle, on
+savait que les Panhias n'avaient point gravement pâti dans les
+déconfitures de leur parent, et conservaient, malgré les déboires, une
+quinzaine de bonnes mille livres de rente. Mais sur le reste elle
+gardait le silence, vertu traditionnelle de la famille.
+
+Puis M. Mouzarkhi, un an avant le saut suprême, avait prudemment muni
+sa fille d'un mari. L'affaire, proposée par un collègue de la Bourse,
+ne s'était pas amorcée sans mal. Des deux côtés on se méfiait. Les
+agences consultées avaient fourni des renseignements à faire peur.
+Elles représentaient M. Mouzarkhi comme un homme très choyé parmi les
+gens de son métier, mais d'un crédit suspect et souvent entamé.
+Georges Chambannes, fils d'un petit médecin du Berri, ex-élève de
+l'École centrale, était, selon elles, un ingénieur d'avenir,
+industrieux, hardi, mais ayant jusqu'ici végété, cherché vainement sa
+voie dans des entreprises louches. Enfin, après réflexion, on sentit
+de part et d'autre que trop d'exigences seraient messéantes. On
+transigea sur le terrain de l'espoir, de la confiance respective en
+des époques meilleures. Et les pourparlers aboutirent.
+
+Zozé qui ne souhaitait que mariage, délivrance de la tutelle Panhias,
+liberté, agréa, dès la première entrevue le jeune Chambannes. Il
+était, au surplus, joli homme, élégant et d'allures caressantes. Il
+n'insista pas pour la cérémonie religieuse que M. Mouzarkhi, désireux
+d'observer la neutralité ou l'incognito en matière de foi, déclarait
+contraire à ses principes de vieux républicain et de positiviste. Au
+vrai, on eût réclamé à Zozé un acte de baptême dont M. Mouzarkhi
+s'était abstenu de la pourvoir et l'obtention de ce diplôme eût encore
+retardé l'union. Le mariage fut donc célébré civilement. La moyenne
+Bourse tout entière y assista, voire même quelques personnalités de la
+Haute Banque, où M. Mouzarkhi comptait des admirateurs, sinon des
+amis. Et, le soir de la célébration, le jeune ménage s'installait dans
+un coquet hôtel de la rue de Prony, cadeau de noces du financier. Il
+joignait à l'immeuble un capital de cent mille francs pour aider
+l'ingénieur à trouver cette voie qu'il cherchait.
+
+En deux ans, sans rien découvrir, Georges Chambannes eut mangé toute
+la somme et lourdement hypothéqué l'hôtel.
+
+Il ne restreignait pas son budget. Au contraire. Il le soutint et
+l'étendit par le jeu, des expédients cachés, de sombres tripotages. On
+affirmait aussi qu'il touchait des secours chez de vieilles dames
+généreuses dont on citait les noms; et ces bruits ne rencontraient que
+peu d'incrédules, car il était beau garçon, dépensier, sans profession
+ni ressources avérées, et puis le discrédit, comme la gloire, a ses
+légendes auxquelles tout le monde veut ajouter foi par malice ou
+niaiserie.
+
+Mais qu'il passât la nuit au tripot, découchât ou parût maussade, Zozé
+ne s'alarmait pas. Même aux périodes de malheur, ayant toujours ignoré
+la gêne, empocher des sommes d'argent et, celles-là gaspillées, en
+redemander et recevoir d'autres, lui semblait la fonction naturelle de
+la femme. Un refus, une remontrance, une diminution de son luxe seuls
+auraient pu l'inquiéter, et Georges jamais ne lésinait.
+
+Elle ne modifia donc son existence que du jour où, par une amie, elle
+apprit que Georges courait les filles. Le changement fut
+imperceptible, se fit sans scènes et sans fracas. Elle prit un amant.
+
+C'était un de ses parents qu'elle avait lieu de tenir pour son cousin,
+Démètre Vassipoulo. Établi à Paris depuis dix-huit mois à peine, tout
+jeune,--il avait vingt-trois ans,--une mince moustache brune comme
+tracée au charbon, Démètre courait déjà sur les traces de l'oncle
+Mouzarkhi. A la Bourse on escomptait son avenir comme une valeur
+d'État, sûr qu'il ferait une colossale fortune ou une banqueroute
+retentissante.
+
+Il sillonnait tout le jour Paris, à demi affalé en sa voiture au mois,
+le bras languissamment posé le long de la capote, ainsi qu'un riche
+capitaliste qui s'étire, et le cuivre de ses harnais ou le grelot
+signalant son approche scintillaient au soleil comme des insignes
+triomphaux.
+
+Zozé l'aima pendant trois mois. Il avait des ardeurs de bête et des
+ingénuités de sauvage. Elle s'en amusait, puis elle les contait à deux
+ou trois de ses amies intimes qui comparaient avec leurs amants. Ou
+bien elle lui révélait l'attrait du savoir-vivre, enroulant sa candeur
+dans la trame des usages, comme son tailleur lui faisait des vêtements
+à la mode.
+
+Mais au bout de trois mois, Démètre la fatiguait. Elle le garda deux
+mois encore, par charité, pensait-elle, quoique ce fût par prudence
+et, à son insu peut-être, en attendant mieux.
+
+Sitôt qu'elle crut avoir trouvé l'amant irréprochable, elle quitta
+bien vite le jeune boursier. Comme prétexte, elle alléguait des
+dénonciations, sa sécurité, son honneur à sauver. Démètre pleura
+beaucoup et rugit sa douleur en un dialecte si rauque que l'on eût
+dit les cris d'un lionceau malade. Elle eut des remords pendant
+huit jours. La nuit, elle s'imaginait entendre ses clameurs
+inintelligibles. Elle rêvait de fauves qui la menaçaient. Et son
+nouvel amant lui reprochait d'être morose, de soupirer sans raison
+valable.
+
+Elle ne se consola vraiment qu'un soir au Nouveau-Cirque. Elle y avait
+vu Démètre en frac, cravate blanche, bouquet d'oeillet au revers,
+occupant le bord d'une loge avec une grosse fille blonde, et pouffant
+aux farces des clowns.
+
+Dès lors, ses regrets finirent, et son nouvel amant, Lastours, n'eut
+plus qu'à se louer d'elle.
+
+Il tenait commerce de peinture dans un petit hôtel de la rue
+d'Offémont. Brun, chauve, une barbe de mignon, une bouche brutale, des
+mains de portefaix, il figurait avec avantage parmi ce syndicat de
+certains peintres négociants dont le Paris parvenu assure
+fraternellement le vivre en même temps que la notoriété. Familier
+assidu des hauts salons mondains, frayant avec l'élite des clubs et de
+l'art, vêtu comme un sportsman, drôle comme un cabotin, un suave
+parfum d'au delà, une vapeur aristocratique semblait flotter autour de
+ses épaules carrées. Zozé, en l'écoutant, se sentait plus près du
+monde. Il était pour elle l'échelon supérieur où l'on se croit déjà
+rien qu'à l'apercevoir, et elle s'y cramponnait avec ferveur. Elle
+admirait comme de l'esprit le plus fin son bagout d'atelier, ses
+gamines scies d'école, l'obscénité de ses propos. Il n'avait qu'à
+parler pour qu'elle pâmât de rire, à formuler un souhait pour qu'elle
+se précipitât; et en quatre mois, Chambannes lui acheta trois toiles.
+Néanmoins bientôt Lastours abusa. Il traitait en servante celle qui ne
+rêvait que de le servir, la malmenait au gré de sa mauvaise humeur et
+parfois, après l'entrevue, enjoignait à la douce Zozé de lui
+reboutonner ses bottines.
+
+Ces insolences, chaque jour renouvelées, exaspéraient la malheureuse,
+tombaient sur son amour comme des crachats sur une flamme.
+
+Fraîche, jolie, aimante et d'humeur gaie, pourquoi n'obtenait-elle pas
+ces béatitudes du coeur qui sont le lot de tant d'autres moins belles?
+Et dans une intuition fugace, mélancoliquement Zozé se répondait: Oui,
+moins belles souvent, mais Parisiennes, mais informées et résolues,
+mais opérant sur le sol natal, au lieu d'être comme elle une petite
+Mouzarkhi, vaguant aveuglément au souffle de ses instincts, plus
+hésitante et malhabile qu'une fillette égarée en pays inconnu!...
+Puis, le lendemain, dans un regain d'espoir, elle retournait chez
+Lastours!
+
+Quand elle cessa de l'aimer, elle voulut se venger des outrages
+endurés; et, par une tactique instinctive et banale, elle se donna à
+un de ses amis, un peintre aussi,--un concurrent,--du nom de Moutiers,
+qui logeait deux portes plus loin.
+
+Celui-là, un petit monsieur ventru et roux, déguisa encore moins que
+l'autre. Plus ambitieux et plus âpre au gain que Lastours, Moutiers
+n'entendait nullement perdre son temps avec les dames. Les affaires
+avant tout, et, pour une vente projetée, un rendez-vous d'acheteur,
+une visite de cliente, il renvoyait Zozé ou la décommandait sans
+ambages. Une fois, elle dut ainsi rester une heure enfermée dans
+l'arrière-soupente où se dévêtaient les modèles, affolée et transie,
+parce qu'un riche Américain était venu, pendant la séance, faire
+emplette chez le peintre.
+
+Moutiers, après le départ de son Yankee, tout à l'allégresse du marché
+conclu, se promenait dans l'atelier, oubliait de délivrer la captive;
+et à ses cris seulement, il lui avait ouvert, souriant, la trouvant
+bien bonne, quoique Zozé pleurât de dépit.
+
+Six semaines de ce régime la dégoûtèrent d'abord de Moutiers, puis à
+jamais des peintres mondains et, croyait-elle, des aventures.
+
+Qui eût pensé que ces hommes, si galants au dehors, fêtés et cajolés
+par les plus belles, fussent dans l'intimité à ce point malotrus? Et
+pourquoi même s'astreindre à ces liaisons fortuites, s'exposer aux
+insultes sans l'excuse de la tendresse, chercher le bonheur d'amour au
+lieu d'attendre qu'il vînt?
+
+Que lui manquait-il, d'ailleurs, pour être la plus enviée des jeunes
+femmes?
+
+Georges sortait moins la nuit, se montrait plus affable, la menait
+plus souvent au bal et au théâtre. Il lui avait, pour le jour de sa
+naissance, fait présent d'une voiture au mois. Ses affaires enfin
+prospéraient. Il payait une à une les vieilles notes de fournisseurs,
+les dettes criardes, les intérêts de l'hypothèque en retard; et Zozé,
+vaguement, savait qu'il dirigeait de loin, comme ingénieur-conseil,
+une vaste exploitation de mines en Bosnie.
+
+Un renouveau d'affection la rapprocha alors soudain de son mari. Elle
+s'en vantait à ses amies, déclarait l'époque des folies passée! Et
+pour remplacer ses amants, elle se jeta avec fougue dans les plaisirs
+de l'intelligence.
+
+Elle se mit à lire sans merci, sans choix et sans trêve tous les
+ouvrages du jour que son libraire lui désignait. Mémoires, romans,
+poèmes, voyages, rien ne lassait son appétit. «Je dévore!»
+disait-elle. Et, de fait, elle avalait, elle engouffrait sans digérer
+ni retenir.
+
+Elle s'abonna aux conférences, savoura l'ancienne chanson et
+s'enthousiasma de la nouvelle. Le dimanche, elle fréquentait les
+concerts et rêvait en musique à ses liaisons d'antan. Elle ne
+négligeait que les Salons, par rancune contre les peintres. Mais nulle
+lueur de raison ne perçait ce tumulte d'études contraires. Mme
+Chambannes s'étonnait, qu'ayant tant appris, elle n'acquît pas plus
+d'assurance. Ses opinions fuyaient à l'appel comme des mouches. Elle
+balbutiait chaque fois qu'il s'agissait d'exprimer son avis. Et
+finalement les joies d'intellect l'ennuyèrent...
+
+A partir de ce moment, pour le laps de deux ans, ses souvenirs
+s'embrumaient...
+
+Qu'avait-elle fait ensuite, durant ces deux années? Elle se rappelait
+bien qu'au 14 juillet, Georges avait obtenu la croix. Mais le reste,
+cette chasse forcenée à l'amant parfait que, malgré elle, invoquaient
+son coeur et ses sens,--que demeurait-il de tout cela, séché, tassé au
+fond de son cerveau par des amours brûlantes et plus lourdes? Deux
+ombres anémiées dans une lumière grisâtre reparaissaient devant ses
+yeux: toujours elle et auprès un homme, celui-ci, celui-là, noms et
+traits oubliés, emmêlés, confondus par l'estompe du temps: flirts dans
+des bals, promenades blanches en fiacre de cercle, baisers inachevés,
+ébauches d'abandons, vaines tentatives, espoirs et illusions déçues!
+Comment eût-elle chéri ces êtres, ces commis de Bourse allemands, ces
+courtauds exotiques mieux nippés que des seigneurs et plus goujats que
+des rustres? Leur avait-elle cédé? Peut-être. A un, à deux, ou pas du
+tout. D'honneur, elle n'eût pu préciser, et plus tard, quand gravement
+elle jurait à Gérald qu'elle n'avait jadis connu qu'un amant, elle ne
+mentait sciemment que de deux, la brouillonne petite Mouzarkhi!
+
+Pourtant, dans ces recherches, le dévergondage ne la guidait pas
+uniquement.
+
+Elle désirait en secret un amant idéal dont traits par traits
+l'effigie exquise s'accentuait dans ses songeries. Mais l'imagination
+de beaucoup de femmes est comme leur corps. Elle ne sait que
+reproduire et non pas créer. Celle de Mme Chambannes, fécondée par la
+lecture de certains romans en vogue, agissait selon leurs formules.
+
+Elle se figurait donc le héros espéré avec une grande barbe blonde, un
+regard mélancolieux où flottait l'ombre humide de la douleur passée,
+trente ou quarante mille francs de rente et un nom qui, pour n'être
+pas noble, restait dans la roture élégant et cossu.
+
+Il aurait naguère cruellement pâti par les femmes, par une surtout,
+actrice traîtresse, éprise de tromperie, de réclame et d'argent. Mme
+Chambannes, involontairement, se complaisait à ce détail. Un pli amer
+soulevait parfois la lèvre de l'amant désabusé. Par cette fissure, des
+blasphèmes jaillissaient contre le sexe perfide et ennemi de l'homme.
+Mme Chambannes, de ses baisers, arrêtait tendrement la fuite des
+anathèmes, posait sur sa poitrine cette tête pleine de chagrin,
+ramenait sur cette bouche défiante le sourire. Au besoin, s'il l'eût
+exigé, elle partait avec lui. Ils s'exilaient alors dans une petite
+île anglaise, loin du monde mauvais, et demeuraient des heures seuls
+côte à côte sur la grève, leurs deux mains jointes, à contempler
+indéfiniment les jeux changeants des lames ou les navires rentrant du
+large.
+
+Que n'arrivait-il pas? Tout était prêt pour le recevoir, pour le
+suivre, jusqu'à la liste imaginaire des objets, des toilettes de
+voyage que fébrilement on empilerait dans une malle d'osier sanglée de
+courroies jaunes et recouverte de luisante vache noire!
+
+Il tarda, mais il arriva.
+
+Il était sédentaire, égoïste, titré, libertin, sans barbe, sans
+langueur, sans rancoeur. Dès le début, Mme Chambannes l'adora tout de
+même.
+
+Il se nommait Gérald de Meuze, fils du marquis de Meuze, de la branche
+des Meuze du Poitou. Georges l'avait connu en classe au lycée
+Chamfort, puis, leurs études terminées, l'avait perdu de vue.
+
+La présentation se fit aux courses d'Auteuil, un jeudi tranquille,
+dans une intime réunion de printemps. Elle fut décisive.
+
+Tandis que Georges, par orgueil ou par passion de joueur, les laissait
+ensemble, s'éloignait pour vaquer à l'oeuvre de ses paris, Gérald
+partout accompagnait Mme Chambannes, ne quittait point ses pas.
+
+Il la promena devant les tribunes, l'escorta au paddock, s'égara avec
+elle derrière les bâtiments, sur les pelouses que le public désertait
+à l'instant des épreuves.
+
+De larges odeurs de gazon coupé, moites et âpres comme la brise de
+mer, pénétraient leur poitrine. Mme Chambannes balbutiait de bonheur.
+Une extase nouvelle faisait palpiter ses seins sous le foulard léger
+de son corsage. Elle allait la tête basse, suivant des yeux la pointe
+de ses souliers vernis qui luisaient en glissant dans l'herbe. Enfin,
+il était venu, l'amant tant souhaité! Elle le tenait enfin! Nul
+n'aurait pu l'en dissuader. Elle riait d'un rire nerveux à toutes les
+remarques de Gérald, pensant lui répliquer quand elle le regardait, se
+sentant devenir comme folle; et le manche de son ombrelle safran
+tremblait au creux de son épaule.
+
+Ah! quelle n'eût pas été l'ivresse de la petite Mouzarkhi, si elle
+avait perçu ce qui se disait d'elle parmi les amis du jeune comte,
+dans la sévère tribune du club!
+
+On s'y demandait avec des clins d'oeil égrillards ce que c'était que
+cette jolie petite femme à laquelle s'acharnait Gérald. Personne ne
+pouvait répondre. Une fille? Non. Une petite pays-chaud sans doute,
+que cette canaille de Meuze se payait de chauffer davantage, histoire
+de taquiner un peu la baronne... parfaitement... la baronne Mussan,
+avec qui on avait rompu, vous ne saviez pas? il y a bien de ça quinze
+jours tout au plus... C'est égal, une crânement jolie petite créature!
+
+Et dans la tribune des dames, le succès de Zozé n'était pas moindre.
+
+Certes ces dames ne lui épargnaient pas ce ton de mépris paisible
+qu'elles emploient indifféremment pour juger toutes les femmes
+étrangères à leur caste: filles, actrices, ou simples bourgeoises.
+Pourtant, au dédain près, leur verdict était favorable. Elles
+trouvaient l'inconnue gentille, sa toilette d'une coupe seyante et ce
+Gérald, un garçon de goût. Plusieurs, malicieusement, s'enquirent du
+nom de Zozé auprès de la baronne qui, par contenance, joignit ses
+éloges aux leurs.
+
+Mais de ce triomphe exceptionnel, Mme Chambannes ne distinguait rien.
+Puis, comment l'eût-elle discerné? Voyait-elle dans cette foule autre
+chose que Gérald, son époux, son amant prochain? Et elle s'avançait le
+regard insaisissable, comme une heureuse fiancée qui marche vers
+l'autel.
+
+Elle y atteignait presque quand les courses finirent. Gérald la
+suppliait, la pressait en maître déjà! Il eût désiré la revoir,
+l'avoir, le lendemain même. Elle se remémorait la voix ardente, dont
+au départ, dans la cohue, à portée de Georges, il osait murmurer:
+
+--Ainsi, vous ne voulez pas demain?... Oh! je vous en prie, ne refusez
+pas!
+
+Si! Elle avait refusé d'un lent mouvement de tête, pendant que ses
+prunelles exprès se renversaient en arrière, comme plongeant dans le
+désespoir.
+
+Il fallait encore résister, opposer à celui-là autant de froideur et
+de scrupules qu'il méritait d'amour, se faire gagner par lui au lieu
+de se livrer. Une voix intérieure dictait à Mme Chambannes cette
+réserve insolite--et elle l'écouta comme la voix du devoir, persuadée
+que par ces retards, c'était l'avenir qu'elle préservait.
+
+Elle ne s'abandonna qu'après trois semaines de siège, au moment où,
+rebuté, il allait renoncer.
+
+Mais pendant ce temps elle avait réfléchi, agi, questionné, avec cette
+surhumaine habileté que déploient souvent les femmes pour armer et
+défendre leur passion menacée.
+
+Maintenant elle savait tout de Gérald: son existence oisive et
+mécontente depuis l'époque où, par un coup de rancune juvénile, il
+avait, après le krach de 1882, donné sa démission de sous-lieutenant
+au 30e cuirassiers, puis les quarante mille francs de rente sauvés du
+désastre par son père, les amitiés mondaines du jeune homme, beaucoup
+de ses liaisons, sans les noms, la dernière avec la baronne, et son
+antipathie pour un monde où la petitesse de sa fortune ne lui
+permettait plus de représenter assez.
+
+Sur ces données morales, elle eut tôt fait de dresser son plan. Deux
+méthodes s'offraient pour garder Gérald, le retenir prisonnier.
+
+Ou bien se hisser par son aide jusqu'aux salons hautains de ses pairs
+où il n'aurait pas de peine à l'introduire, à l'imposer. Ainsi elle
+pourrait connaître tous ses actes, le surveiller aisément et parer aux
+dangers possibles.
+
+Ou bien profiter de son dégoût, l'arracher doucement à ce monde dont
+il se prétendait las, lui former chez elle un foyer plus gai, plus
+facile et nouveau.
+
+Mais dans le premier cas, mille obstacles l'arrêtaient, mille
+bassesses à accomplir parmi l'incertitude, la lenteur et les
+humiliations. Georges, peu de temps auparavant, venait d'être ajourné
+à deux cercles de plein air. Les comités de ces clubs, plus rigoureux
+en leurs verdicts qu'un conseil de ministres, avaient, l'un après
+l'autre, refusé les boules blanches à celui que le gouvernement
+garantissait de sa croix d'honneur. Par là, en terrain hostile, en
+état d'infériorité, on s'exposait à un échec. Mme Chambannes adopta la
+seconde méthode.
+
+Quelques mois lui avaient suffi pour transformer son train de vie,
+organiser des réceptions, prendre des jours réguliers. Elle y conviait
+ses plus avenantes amies, des camarades de Gérald, des gens de
+lettres, des musiciens ou, vainquant même sa répugnance, des peintres.
+Et peu à peu, de cette manière, elle s'était constitué, pour le soir,
+une sorte de brillante annexe à l'entresol des rendez-vous, un salon
+composite, mais d'accès sympathique, lieu de plaisirs bourgeois où les
+hommes allaient comme les femmes, sans calcul, sans morgue, dans le
+seul projet de se rencontrer et le ferme espoir de se divertir.
+
+Mme Chambannes touchait au but. Gérald captivé, séduit, ligoté, se
+rendit à sa dame, lui jura attachement, fidélité, amour durable--et
+fit de la maison de Zozé la sienne. Il y régnait en tout-puissant
+despote, cajolé par le mari, flatté par l'entourage, servilement obéi
+par Mme Chambannes, qui se réjouissait et lui savait gré de l'amour
+acquis enfin et conquis, à jamais unique, et plus que légitime:
+romanesque, glorieux!... Puis, un soir, le jeune comte avait amené son
+père. Et le marquis de Meuze, charmé par sa bru,--comme en lui-même il
+surnommait Zozé,--était revenu spontanément, ayant trouvé l'endroit
+plaisant, les femmes jolies, la table excellente...
+
+Mais que de luttes, que d'efforts avant de remporter cette victoire!
+Que de ruses encore chaque jour, que de stratagèmes pour conserver son
+grand seigneur, écarter les voleuses et se garer de la concurrence!...
+
+ * * * * *
+
+Mme Chambannes en exhala un gros soupir. Machinalement elle
+contemplait la mousse irisée que du fond de son café le sucre
+soufflait à la surface. La voix sournoise d'Anna la tira brusquement
+de ses réflexions.
+
+--Madame sort-elle?... Puis-je préparer les affaires de madame?...
+
+Mme Chambannes s'écria avec stupéfaction:
+
+--Quelle heure est-il donc?
+
+--Près de deux heures, madame!...
+
+Deux heures! Et elle était venue de sa chambre ici, avait déjeuné,
+mangé, bu, demeuré, sans conscience de ce qu'elle faisait, l'esprit
+cheminant ailleurs, sur les routes obscures du passé!
+
+Elle répliqua d'une voix ensommeillée:
+
+--Oui, je sors... Ma robe de drap bleu... Ma veste d'astrakan...
+
+Puis, d'un pas fatigué, elle se dirigea vers la croisée, et elle
+souleva le rideau. Dehors, une brume épaisse et blanche stagnait entre
+les masses des maisons. Tout paraissait fumer, les arbres du parc au
+bout de la rue, les pavés de la chaussée, le bitume du trottoir, même
+les chevaux ou les passants qui projetaient par leurs narines des
+bouffées parallèles. Et démesurément loin, le soleil, en haut,
+pâlissait comme une lampe dans une tabagie.
+
+Une journée si froide, si funèbre, si bonne pour s'aimer, n'est-ce
+pas? songeait Mme Chambannes. Car pour l'amour avec Gérald, tous les
+temps lui semblaient propices, comme aux humbles pour la ripaille.
+
+Où était-il maintenant, M. Raldo, avec ses grands yeux adorés, ses
+indignes regards?--Oh! qu'elle le détestait!--Et que se murmurait-on
+là-bas chez les Mathay, dans le salon assombri, sous le crépuscule du
+brouillard? Elle laissa naïvement retomber le rideau, comme par
+crainte de voir. Les larmes lui gonflaient de nouveau la gorge. Elle
+se cambra en une posture d'énergie. Allons! il fallait oublier, se
+distraire, se promener jusqu'à quatre heures. Mais où?
+
+Elle s'ingéniait, s'énumérait des noms de dames à visiter, des
+adresses de couturières ou de modistes. Et tout à coup, d'une gambade
+enfantine, elle sauta en tapant dans ses mains.
+
+Parfait! Bravo! Puisque la veille elle avait décidé d'inviter M.
+Raindal, d'en faire un figurant et, si possible, une vedette, un doyen
+notoire de son salon, pourquoi temporiser, ne pas profiter de
+l'occasion? Mardi, c'était le jour de Mme Raindal. Puis,
+l'indisposition de la petite, des nouvelles à chercher, prétextes
+insoupçonnables. Pas une seconde à perdre!
+
+Elle s'était élancée vers sa chambre; et dix minutes plus tard, son
+manchon sous le bras, elle achevait de se ganter dans la rue, devant
+l'hôtel, en attendant le fiacre qu'elle avait fait appeler.
+
+
+
+
+VI
+
+
+La voiture franchit au pas le parc Monceau, puis, prenant le trot,
+gagna, par les Champs-Élysées, le boulevard Saint-Germain.
+
+Mme Chambannes, blottie dans l'angle de gauche, les pieds collés à la
+chaufferette dont le métal blanc lui brûlait les semelles, se laissait
+bercer par les cahots, fermant à demi les paupières.
+
+Elle ne les rouvrit un peu qu'à l'entrée du boulevard Saint-Germain,
+pour saluer d'un regard, au passage, la rue de Bourgogne où Gérald
+habitait avec le marquis; et, après, elle retomba dans sa torpeur.
+
+Elle préférait ne pas penser, tenter de s'engourdir dans la
+somnolence. Mais, comme le fiacre tournait rue Notre-Dame-des-Champs,
+au sortir de la rue de Rennes, instinctivement Mme Chambannes se
+redressa, ainsi qu'un voyageur, quand soudain le paysage change.
+
+La rue était déserte, bordée de longs bâtiments austères. Des
+collèges, des séminaires, des couvents? Mme Chambannes ne savait.
+Partout aux fenêtres du bas on apercevait des barres de fer noires
+serrant contre le jour, contre les bruits de l'extérieur, leurs
+sombres tiges. De place en place une maison moins haute avait une
+façade claire. Par-dessus, des faîtes d'arbres dénudés écartaient leur
+branchages sans feuilles. On devinait au delà des préaux, des jardins
+immenses, avec des allées discrètes pour y marcher en méditant.
+
+D'autres rues, dans son quartier, dans son district de la plaine
+Monceau, avaient déjà paru à Mme Chambannes aussi mornes. On eût dit,
+par certains après-midi de semaine, le calme dominical, et les maisons
+semblaient dénuées d'habitants, tout le monde parti vers le centre,
+vers la fête des promenades. Mais ici l'aspect était différent, la
+quiétude moins oisive et comme vibrante de pensée. Derrière ces fortes
+murailles, on sentait une foule occupée à des besognes chéries ou
+pieuses, une muette activité, du zèle, de l'ambition et de la foi, des
+passions dans la discipline. Par moments, une cloche cachée lançait à
+travers l'espace ses notes graves.
+
+Mme Chambannes, sans bien comprendre, eut un petit frisson de
+surprise. Elle se figurait dans ces édifices une multitude de prêtres
+ou de nonnes. Ils priaient, agenouillés, en files noires ou grises.
+L'ombre du sanctuaire mollifiait leurs silhouettes, et la fumée de
+l'encens tordait au-dessus de leurs fronts ses volutes. Dans un élan
+de curiosité, elle eût souhaité être parmi eux, apprendre leurs
+prières, partager leurs extases. Elle eût voulu surtout entrer et
+voir.
+
+Le cocher dut frapper à la vitre pour l'avertir qu'elle était arrivée.
+La concierge, une vieille femme catarrheuse, lui indiqua
+l'appartement de M. Raindal: au bout de l'allée, au cinquième à
+droite.
+
+Elle stoppa avant de sonner, pour inspecter les alentours. En face
+c'était le mur de la maison voisine qui longeait l'allée. Mais, à
+droite, on distinguait des jardins, des maisons inégales, tout un
+panorama de toitures inconnues, séparées par des rues ou la
+broussaille violette des arbres. De la porte de M. Raindal un parfum
+de pot-au-feu s'échappait.
+
+Enfin elle sonna, et Brigitte l'introduisit dans le salon.
+
+Mme Raindal, en robe de soie noire, causait avec deux dames mûres, à
+mise démodée. Elle hésita, à la vue de Zozé, puis, la reconnaissant,
+s'avança au-devant d'elle.
+
+--Je viens avoir des nouvelles de la jeune malade, fit Mme Chambannes,
+en s'asseyant sur le fauteuil de velours grenat que lui désignait Mme
+Raindal.
+
+--Thérèse! oh! elle est tout à fait rétablie... Elle travaille avec
+son père... Vous la verrez dans un instant... Mais comme c'est aimable
+à vous...
+
+Mme Chambannes remerciait d'un sourire.
+
+Mme Boudois, une des deux dames, femme d'un professeur à la Sorbonne,
+s'écria:
+
+--La pauvre enfant!... Elle a été souffrante?
+
+--Grâce au ciel, pas grand'chose! fit Mme Raindal... Un simple malaise
+au bal, hier soir, chez les Saulvard, en dansant...
+
+Mme Lebercq, l'autre dame, femme de M. Lebercq, le célèbre
+mathématicien, questionna:
+
+--Un étourdissement, sans doute?...
+
+--Je suppose, fit Mme Raindal.
+
+Mme Boudois confirma ces présomptions. Son mari, par exemple, qui,
+Dieu sait! avait le pied marin et, l'été, chaque jour, à Langrune,
+sillonnait la mer en bachot de pêcheur, eh bien! son mari n'avait
+jamais pu valser. La tête lui tournait aussitôt.
+
+Mme Lebercq, elle, par contre, avait peu navigué, mais, au temps de sa
+jeunesse, supportait sans inconvénient la valse.
+
+Il y eut un silence, et Mme Chambannes reprit:
+
+--Elle était très jolie, cette soirée, n'est-ce pas?...
+
+--Admirable! approuva Mme Raindal.
+
+Mme Boudois et Mme Lebercq réclamaient des détails; on leur en
+fournit. Mais subitement, à un détour de phrase, l'entretien dévia.
+Mme Boudois parlait des fêtes de l'Avent dont l'époque approchait.
+Elle engageait Mme Raindal à suivre quelques-uns des saluts de
+Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où «les _O_ de Noël» promettaient d'être
+chantés avec un rare éclat. Mme Raindal tenait plutôt pour ceux de
+Saint-Etienne-du-Mont. La discussion s'échauffa. Mme Lebercq, qui
+n'était point dévote, se taisait. Mme Chambannes, gênée par les
+mystères de cette causerie, considérait les arabesques noires de la
+carpette à fond rouge qu'entouraient les fauteuils du salon.
+
+Enfin, saisissant une pause de répit, elle questionna:
+
+--Serait-il indiscret de déranger le maître et mademoiselle votre
+fille?... J'aurais tant de plaisir à leur dire bonjour!
+
+--Mais du tout, du tout! Au contraire... Ils seront ravis...
+
+Elle frappait à une porte latérale.
+
+--Qui est là? grommela la voix de M. Raindal.
+
+--Une visite.
+
+Elle s'était effacée devant la jeune femme. Au bruit, Thérèse se leva
+de son bureau en même temps que le maître.
+
+--C'est Mme Chambannes qui vient prendre de tes nouvelles, mon enfant,
+expliqua Mme Raindal.
+
+Thérèse, dont les lèvres se pinçaient déjà de mécontentement, essaya
+de sourire:
+
+--Oh! vous êtes trop gracieuse, chère madame... Cela ne valait pas la
+peine!
+
+M. Raindal mêlait ses protestations de gratitude à celles de sa fille.
+Mme Raindal, en s'excusant, retourna auprès de ses visiteuses. Le
+maître, ainsi que la veille, au bal, lors de la présentation,
+demeurait interdit. Puis il proféra:
+
+--Asseyez-vous donc, madame!
+
+Zozé s'assit et déclara:
+
+--Comme c'est gai, votre cabinet!... Comme vous avez de la lumière!...
+
+--Oui, nous n'en manquons point! dit M. Raindal... La pièce est fort
+bien éclairée!...
+
+Mme Chambannes continua:
+
+--Vous travailliez?... Je vous ai interrompus...
+
+--Par la plus agréable des surprises, riposta M. Raindal avec un salut
+de la main.
+
+La causerie languissait. Thérèse, le visage renfrogné, ne l'activait
+guère, s'absorbant à tracer des hachures sur une feuille de papier. La
+venue de Mme Chambannes l'indignait. Pourquoi était-elle là, cette
+femme? Que voulait-elle encore? De quel droit osait-elle les troubler
+de ses babillages, de ses questions puériles, de sa présence même qui
+évoquait les souvenirs de la veille, les hontes de cette soirée
+maudite?
+
+--Vos fenêtres donnent sur des jardins, n'est-ce pas? demanda Mme
+Chambannes.
+
+--Sur des jardins et sur tout notre Paris! Nous avons une vue
+merveilleuse! fit M. Raindal.
+
+Elle s'approcha avec lui de la croisée. Le soleil enfin avait dissipé
+la brume. Et, au-dessous d'eux, tout le Paris de M. Raindal, tout le
+Paris croyant, studieux et candide, étendait à l'infini, dans une
+clarté laiteuse, ses raides vallonnements de pierre. Les sommets de
+certains édifices dominaient le niveau du reste. A droite, la tour
+carrée de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puis le dôme monstrueux du
+Panthéon, une fine petite pointe après,--la flèche de la
+Sorbonne;--plus à gauche, la sphère luisante de la coupole des
+Missions, et, à l'extrémité, une pyramide tronquée où flottait un
+minuscule drapeau sans couleur, le palais du Louvre. Dans
+l'intervalle, les maisons marquaient sur le ciel la ligne irrégulière
+de leurs toits. Les cheminées amincies, avec le bec de leurs
+capuchons, se hérissaient en rangs compacts, comme des baïonnettes
+renversées. Et dans le fond, une large trouée signalait des avenues,
+un parc, le Luxembourg qu'on ne voyait pas.
+
+M. Raindal, complaisamment, commentait le panorama. Mme Chambannes
+s'extasiait à tout, trouvait tout charmant ou joli. Et quand il eut
+fini, il montra du doigt le jardin qui flanquait la maison:
+
+--C'est le jardin des soeurs visitandines de
+Notre-Dame-du-Saint-Rosaire... Tenez, voilà deux de nos voisines qui
+se promènent!
+
+Mme Chambannes se pencha pour les regarder. Elles marchaient l'une
+derrière l'autre autour des pelouses de terre brune. Dans leurs mains
+rougies par le froid, elles tenaient un chapelet dont elles faisaient
+graduellement glisser les grains. Leurs coiffes, inclinées vers le
+sol, cachaient entièrement leurs figures. L'une, maigre et légère,
+paraissait jeune. L'autre, plus grosse, semblait être âgée. Toutes
+deux avaient cette taille carrée et boursouflée que dessine dans la
+chair sans corset des béguines la sangle du tablier. Mme Chambannes
+les examina quelques secondes en silence, mais elle jugea plus adroit
+de ne pas s'enquérir du genre d'exercice auquel se livraient les
+saintes filles avec leurs rosaires. Et avisant une vitrine appuyée au
+mur, près de la fenêtre, elle s'écria:
+
+--Oh! les jolis objets, les gentilles petites momies!... On dirait
+qu'elles dorment debout...
+
+Elle désignait la planche centrale où s'alignaient des figurines en
+émail bleu-paon, vert pâle ou blanc de porcelaine. Toutes avaient la
+coiffure égyptienne, retombant aux épaules en forme de crinière. Leurs
+yeux étaient faits de traits noirs au-dessus d'un nez camard et
+souvent éraillé du bout. Le long de leurs corps jusqu'aux pieds,
+enflés comme des pieds de podagres, des inscriptions s'étageaient.
+Certaines avaient les bras entre-croisés sur la poitrine. A d'autres,
+on ne distinguait que les mains sortant comme d'un étroit peignoir. Et
+sur beaucoup, le sable du désert avait adhéré, laissant aux jambes, au
+buste, au visage, la marque de ses atomes séculaires.
+
+M. Raindal expliqua l'usage de ces statuettes, qu'on plaçait dans les
+tombes pour aider le défunt aux travaux de l'autre vie. Puis il nomma
+à Mme Chambannes les divinités qui occupaient la planche supérieure:
+Hathor à tête de vache, Anubis, à tête de chacal, Horus, à tête
+d'épervier, Osiris, le dieu des enfers, avec sa vaste tiare, Thouéris,
+une terrible idole à tête d'hippopotame et à mamelles de femme, que
+l'on croyait consacrée à la maternité ou à sauver du mauvais sort. Le
+maître parlait de toutes avec tendresse, volubilité, comme s'il les
+eût imaginées, pétries lui-même de ses mains. Et de fait, ne les
+avait-il pas créées, mises au monde, en les arrachant une à une au
+néant des sables ou aux profondeurs des sépulcres? Les scarabées en
+pierres de couleur étaient aussi chacun de ses trouvailles. Le corps
+traversé d'une épingle, on les avait piqués côte à côte, sur des
+rainures blanches, comme une collection d'insectes authentiques. Et
+auprès d eux, dans un écrin, gisaient, pêle-mêle, deux ou trois
+lourdes bagues d'or à chaton gravé d'hiéroglyphes, qui avaient dû
+orner de longs doigts jaunes et autoritaires, la main sèche d'un
+Pharaon.
+
+--Et c'est extraordinairement vieux, tout ça, n'est-ce pas? interrogea
+Mme Chambannes.
+
+--Cela varie, fit M. Raindal... En moyenne ces objets datent de trois
+mille, quatre mille, cinq mille ans!...
+
+--Pas possible!... Et si j'allais en Egypte, l'an prochain, je
+pourrais en découvrir de pareilles?
+
+--Il y a des chances... en fouillant bien... Le désert en est
+farci!...
+
+--Comme c'est intéressant! murmura rêveusement la jeune femme.
+
+Thérèse, derrière elle, battait le parquet du pied avec impatience.
+Mais elle tressaillit en entendant Mme Chambannes qui disait:
+
+--Maintenant, mon cher maître, il me reste une petite faveur à
+solliciter à vous... Êtes-vous libre dans une quinzaine, le 12
+décembre?
+
+--Mon Dieu, madame!... bredouilla M. Raindal, s'efforçant de deviner,
+malgré sa faible vue, le sens des grimaces que Thérèse lui adressait.
+
+--Parce que, si vous étiez libre, vous me feriez un grand honneur et
+un grand plaisir en venant dîner chez moi!...
+
+M. Raindal s'inclinait:
+
+--Heu!... Hum!... Certainement, madame... Je puis demander à Mme
+Raindal... Toutefois je ne suppose pas qu'elle se soit engagée pour ce
+soir-là...
+
+Et se tournant vers sa fille:
+
+--N'est-ce pas, mon enfant, ta mère ne nous a pas, que je sache...
+
+Thérèse, brutalement, lui coupa la parole:
+
+--Non, père, nous sommes libres...
+
+Elle sentait sa main frémir de rage au montant de la vitrine. Oh! tout
+pour se débarrasser de cette femme! Tout pour qu'elle disparût, s'en
+allât rejoindre son grand godelureau, ce Gérald dont sûrement elle
+était la maîtresse! Plus tard, on s'en tirerait toujours. Seulement
+qu'elle partît! Ne plus la voir, ne plus l'entendre, ne plus respirer
+son parfum qui fleurait fort comme celui de l'autre!
+
+On était revenu dans le salon. Mme Raindal, surprise, accepta
+d'emblée, puis toute la famille accompagna Zozé à la porte. Thérèse
+même suivait, et, dans l'escalier, en relevant la tête pour un dernier
+adieu, ce fut son regard braqué que rencontra Mme Chambannes.
+
+ * * * * *
+
+Un drôle de regard!--réfléchissait Zozé dans le fiacre qui la
+remportait. Oui, un regard presque d'admiration et presque aussi
+d'envie, comme les pauvres en ont, à l'entrée des théâtres, devant les
+belles dames qui passent. Quelle singulière fille que cette petite
+Raindal!
+
+Mais la voiture franchissait le pont de la Concorde et pénétrait dans
+les Champs-Élysées.
+
+Au premier jeune homme élégant que croisa le fiacre, Zozé ne put se
+retenir de décocher un coup d'oeil sympathique. Enfin elle rentrait
+dans son climat, dans son pays, dans son quartier.
+
+Déjà elle avait eu une impression semblable au retour de l'étranger,
+en voyant, après la frontière, l'uniforme du premier douanier. Ici
+tout se modifiait, les vêtements, les visages, les allures. Le froid
+semblait moins rude, moins cruel aux joues. Des messieurs descendaient
+l'avenue, d'un pas tranquille, la démarche dodue, sous leurs molles
+pelisses. Des femmes filaient dans des victorias, la tête souriante,
+au milieu des fourrures, et des enfants se poursuivaient en jouant à
+travers les arbres. Partout les joies de l'été continuaient malgré
+l'hiver hostile. On se retrouvait entre gens riches, bien mis, au
+courant, entre connaisseurs, entre soi. Et Zozé serrait fort les
+paupières pour tâcher de revoir la rue Notre-Dame-des-Champs, si loin,
+si loin, si loin, en province, grise et morte comme une vue dans un
+stéréoscope...
+
+Le premier coup de quatre heures, qui tintait à l'horloge de l'Élysée,
+arrêta net ces comparaisons. Quatre heures, déjà! Elle allait être en
+retard. Et Gérald, que dirait-il? Heureusement on arrivait. Pas assez
+vite cependant, car Zozé, arc-boutée au fond de la voiture, poussait
+des deux pieds la chaufferette, comme pour seconder le cheval.
+
+Enfin la voiture stoppa rue d'Aguesseau, devant une maison bourgeoise.
+
+Zozé, à l'aveuglette, payait le cocher. Elle gravit d'une course folle
+un étage et entra en haletant.
+
+Il était là.
+
+Il sommeillait sur le divan du cabinet de toilette, les bras repliés
+autour du front, en une auréole noire; et l'ombre de l'encoignure, où
+reposait sa tête, ajoutait encore de la douceur à la paix de son
+visage.
+
+Mme Chambannes le contempla avec attendrissement. Pauvre petit Raldo!
+Etait-il joli, quand il dormait!
+
+Et s'enhardissant, à mi-voix, elle murmura:
+
+--Tu dors?... Tu dors, mon chéri?
+
+Gérald, sans ouvrir les yeux, riposta:
+
+--Non, je ne dors pas, mais j'affecte un profond sommeil!...
+
+--Pourquoi? demanda Zozé en souriant.
+
+--Parce que, fit de même Gérald, parce que vous êtes en retard,
+madame, et que j'ai horreur de ces plaisanteries!...
+
+Il se levait pour l'embrasser. Elle lui rendit son baiser avec
+effusion, et, d'un ton gamin:
+
+--Devine d'où je viens?
+
+--Je ne reçois d'ordre de personne! fit Gérald.
+
+--Eh bien! je viens de chez le père Raindal.
+
+--De chez le Kangourou!
+
+Zozé ouvrit des yeux étonnés:
+
+--Le Kangourou?
+
+--Mais oui, fit Gérald. Tu n'as pas remarqué la façon dont il tenait
+ses bras, ses mains? Un vrai kangourou! Il ne lui manque que la poche,
+devant, et des petits dedans!
+
+Zozé se mit à rire. Puis elle conta en détail sa visite, blaguant le
+mobilier, le tapis, les étoffes, l'odeur de pot-au-feu, ou imitant Mme
+Raindal, Mme Boudois, Mme Lebercq, dans le désir d'amuser Gérald.
+
+Le jeune homme, sans avoir paradé dans les cirques mondains, possédait
+un certain talent d'acrobate; et pour se dégourdir, tout en
+l'écoutant, il faisait sur ses mains le tour du cabinet, les pieds
+pendant au-dessus de la nuque.
+
+Quand elle eut terminé, il se redressa d'un saut périlleux, et
+gouailleusement:
+
+--Alors, tu vas embaucher ce marchand de momies?
+
+--Pourquoi pas? fit Zozé d'une voix un peu inquiète... Cela te
+déplaît?
+
+--Moi? fit Gérald... Pas le moins du monde... Tous les goûts sont dans
+la nature... Tu as déjà un romancier, trois peintres, deux musiciens,
+un sculpteur, un abbé... Le Kangourou complétera ta collection... Mes
+compliments...
+
+Et, dans un salut cérémonieux, indiquant la chambre voisine, il
+déclara:
+
+--Vous êtes ici chez vous, chère madame!...
+
+Zozé obéit en lui jetant une oeillade passionnée. Gérald, un instant
+après, la rejoignait. Et tandis qu'il allumait les candélabres de la
+cheminée, Mme Chambannes, les yeux au plafond, s'était tue, la
+physionomie devenue subitement grave.
+
+Une vision rapide repassait sous ses regards: les soeurs, les deux
+soeurs marchant dans le froid, autour des pelouses sans herbe, leurs
+chapelets à la main.
+
+Elle en éprouva une sorte de honte. Confusément, dans son cerveau,
+l'idée s'esquissait d'une vie aussi bonne, meilleure peut-être que la
+sienne, vouée à un autre but que de s'aliter, chaque après-midi, les
+bougies allumées.
+
+Mais Gérald s'approchait et la voix impérieuse:
+
+--A quoi pense-t-on donc?
+
+D'un trait, comme prise en faute, Zozé avait retrouvé son bienheureux
+sourire d'amante:
+
+--On pense... on pense qu'on vous adore, méchant Raldo, qui m'avez
+fait tant souffrir ce matin...
+
+Elle lui tendait les bras, dans un geste d'abandon et d'appel.
+
+Il s'y laissa glisser en murmurant des gentillesses grossières.
+
+
+
+
+VII
+
+
+Jamais Thérèse ne travailla avec autant d'ardeur que durant les jours
+qui suivirent.
+
+C'était sa façon de se soigner à elle, sa médication infaillible,
+quand la retroublaient ce qu'elle nommait ses «crises de souvenir».
+
+Alors elle macérait son cerveau par l'étude comme les dévots leur
+chair rebelle dans les exercices de piété.
+
+Pendant des semaines, elle ne quittait plus son bureau que pour se
+rendre aux bibliothèques. Sitôt rentrée elle s'attablait à la besogne.
+Puis, le dîner à peine fini, elle se remettait fiévreusement au
+travail jusqu'à ce que le sommeil la gagnât; et le lendemain elle
+recommençait.
+
+Rarement la guérison tardait. Sous cet afflux glacial de savoir, toute
+son effervescence peu à peu s'éteignait. La fatigue pliait ses désirs
+et l'immense drame de l'histoire lui faisait prendre en dérision ses
+petits chagrins de sentiment. Un dernier souffle d'orgueil, à ces
+pensées hautaines, achevait de sécher les larmes intérieures que
+distillait encore son coeur. La discipline l'avait ressaisie et, comme
+un cheval rétif qui revient enfin au brancard, elle reprenait sa vie
+coutumière, d'une âme tranquille et sans joie, mais trop lasse pour se
+révolter.
+
+Cette fois même, en plus, par un excès de scrupule, elle s'était
+promis de ne rien tenter pour esquiver le dîner Chambannes. La rechute
+avait été si grave, si subite, si puérile qu'il lui fallait un
+châtiment. Elle voulait revoir en face ce beau M. de Meuze, se
+convaincre de sa sottise en affrontant de nouveau le danger.
+
+Mais au fond sa bravoure ressemblait à cette confiance qu'inspire le
+dédain de l'adversaire. Elle ne redoutait plus Gérald parce que, le
+supposant l'amant de Mme Chambannes, elle reportait sur lui le mépris
+qu'elle éprouvait pour la jeune femme.
+
+Etait-ce bien uniquement du mépris? Dans sa fierté, Thérèse ne pouvait
+croire qu'elle enviait cette petite créature dénuée d'intellect. Non,
+tout au plus en avait-elle pitié!
+
+Elle aimait à se rappeler les maladresses d'expression, les fautes
+d'ignorance ou contre le langage commises presque à chaque phrase par
+la gentille Mme Chambannes. Et la niaiserie des propos de Gérald! Et
+sa voix, une voix de viveur, traînante et grasse, avec ces accents
+impérieux mais sans autorité qui semblent n'avoir jamais commandé qu'à
+des filles ou des maîtres d'hôtel! Un joli couple qu'ils formaient
+tous deux! Un ménage assorti!
+
+Et elle trouvait le dîner lent à venir, tant elle eût voulu à présent
+les braver l'un et l'autre, les tenir sous la froideur hostile de ses
+yeux gris...
+
+Le soir, à plusieurs reprises, M. Raindal dut l'arracher à son
+travail. Elle ne se levait qu'en rechignant, après des prières
+répétées. Il la grondait doucement et, par plaisanterie, il lui
+offrait son bras pour la reconduire à sa chambre. Ils s'en allaient
+ainsi le long du corridor obscur. Tout reposait dans la maison.
+Parfois les puissants ronflements de Mme Raindal atteignaient jusqu'à
+eux, malgré les portes closes. Ils s'arrêtaient à l'écouter en
+souriant. Puis, sur le seuil, ils s'embrassaient et M. Raindal
+repartait à tâtons.
+
+«Pauvre fille!» songeait-il dans un attendrissement mêlé d'admiration.
+
+Ah! s'il avait su! S'il avait deviné les luttes, les angoisses de
+cette âme masculine! S'il avait entendu le «Pauvre père!» dont Mlle
+Raindal, tout bas, plaignait son manque de clairvoyance!
+
+Mais les semaines, à ce régime, s'écoulaient rapidement, et enfin le
+jour du dîner Chambannes arriva.
+
+Vers sept heures un quart, Thérèse était occupée à ajuster devant la
+glace la lourde pelisse de bure qui lui servait de sortie de bal,
+quand un grand bruit de dispute retentit dans le couloir et aussitôt
+quelqu'un frappa.
+
+--Entrez! fit la jeune fille.
+
+M. Raindal parut, en gilet et manches de chemise. Sa cravate blanche
+dénouée pendait à travers son plastron.
+
+--Tu ne sais pas ce qui se passe? s'écria-t-il... Ta mère qui trouve
+que nous avons accepté trop vite l'invitation de Mme Chambannes, que
+nous aurions dû nous renseigner... Nous renseigner! Sur quoi, auprès
+de qui, je te le demande, pour un dîner sans importance!... Et elle
+voulait que nous nous excusions maintenant, au dernier moment, cinq
+minutes avant départir! Non, je t'en prends à témoin, toi qui, à ce
+que j'ai cru voir, n'aimes pas beaucoup cette dame, que dis-tu de
+celle-là?
+
+--Peuh! fit Thérèse déroutée.
+
+--Tu t'imagines, n'est-ce pas, d'où cette idée lui vient? poursuivit
+M. Raindal en tournant autour de la chambre... De ces messieurs,
+naturellement!... De la sacristie!... Oh! elle n'a pas été longue à
+avouer... Aussi je l'ai prévenue que si, à l'avenir, ces gaillards
+s'avisaient encore...
+
+Il n'acheva pas. Mme Raindal venait d'entrer le corsage à demi agrafé.
+
+--Chut!... murmura-t-elle... On a sonné!... Thérèse, il faut que tu
+ailles ouvrir, mon enfant!... Brigitte est descendue pour chercher une
+voiture.
+
+--Bien, mère!
+
+Thérèse courait tirer la porte et elle retint un petit cri de surprise
+en reconnaissant, dans la pénombre, l'oncle Cyprien qui s'essuyait les
+bottes sur la carpette jaune du palier.
+
+--Bonsoir, mon neveu! fit-il joyeusement.
+
+Mais, apercevant la pelisse et les gants blancs de Thérèse:
+
+--Tiens! vous sortez?... Et moi qui venais manger la soupe... En voilà
+une déveine!...
+
+L'oncle Cyprien était entré. Thérèse répliqua d'un ton contraint, car,
+de peur des critiques, on avait caché à M. Raindal cadet le dîner chez
+les Chambannes:
+
+--Oui, mon oncle, nous dînons en ville!
+
+Le maître, au bruit de la voix fraternelle, était accouru. Il échangea
+avec son frère l'accolade coutumière. Et, prévenant les questions:
+
+--Tu n'as pas de chance... Nous ne dînons pas ici... Voyons, veux-tu
+venir demain?...
+
+--Parfaitement! fit l'oncle Cyprien.
+
+Et, après une pause:
+
+--Hum! Y aurait-il indiscrétion à vous demander où vous dînez?
+
+Thérèse n'osa plus nier:
+
+--Nous dînons rue de Prony, chez Mme Chambannes, une dame dont nous
+avons fait connaissance au bal Saulvard...
+
+--Chambannes! fit l'oncle Cyprien avec une grimace de défiance...
+Comment écris-tu cela?
+
+Thérèse épela lettre par lettre. M. Raindal cadet fronçait le sourcil:
+
+--Chambannes! Chambannes!... répétait-il, comme pour essayer à son
+oreille le son de ce nom inconnu.
+
+Enfin se résignant:
+
+--Eh bien! au revoir! déclara-t-il... A demain!...
+
+Il serrait la main de son frère, de sa nièce. Et il descendit
+l'escalier en grommelant: «Chambannes! Chambannes!»
+
+Ce nom, malgré son ensemble, avait une espèce de résonnance juive qui
+lui déplaisait. Puis, tout le monde sait la malice des Juifs à
+déguiser leurs noms d'origine, à les changer en noms français. Tel qui
+s'appelle Duval, Durand, Dubourg dissimule, sous ces syllabes
+gallo-romaines ou franques, un nom reçu au Sinaï; et l'oncle Cyprien
+se glorifiait d'un flair exceptionnel pour déceler ces supercheries.
+Il n'avait même admis la pureté de son nom familial qu'après de
+minutieuses recherches dans les bibliothèques. Aussi, dehors,
+s'élança-t-il vivement vers la brasserie Klapproth où Schleifmann ne
+manquerait pas d'éclairer ses soupçons.
+
+ * * * * *
+
+--Comme vous arrivez tard! s'écria le Galicien qui entamait une
+plantureuse portion de rôti de veau aux confitures.
+
+L'oncle Cyprien s'assit à côté de lui, et tout en étudiant la carte:
+
+--Oui, je voulais dîner chez mon frère... Mais ils dînent dehors, chez
+une Mme Chambannes...
+
+--Rue de Prony? fit Schleifmann.
+
+--Vous connaissez donc cette dame? demanda l'oncle Cyprien.
+
+--Oh! très peu... C'est une fort charmante personne... Je la rencontre
+quelquefois chez les parents d'un de mes élèves, le jeune Pums, le
+fils de M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie.
+
+--Ah bah! fit l'oncle Cyprien.
+
+--Et même je savais que votre frère devait dîner chez elle... Mme
+Chambannes a invité Mme Pums, devant moi, en lui donnant la liste des
+convives... Elle paraît, du reste, faire grand cas de votre frère...
+
+--Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'écria M. Raindal
+cadet avec un regard de reproche.
+
+Schleifmann retint un sourire.
+
+--Mon Dieu, non!... Vous ne m'en disiez mot... J'en ai conclu que
+votre frère ne vous avait pas informé... Alors, la discrétion, vous
+comprenez?...
+
+L'oncle Cyprien devint soucieux:
+
+--Ecoutez-moi, Schleifmann... Répondez franchement!... Qu'est-ce c'est
+que ces Chambannes?... Sont-ce des gens bien?...
+
+Schleifmann feignit d'avaler de travers une bouchée, pour gagner le
+temps de réfléchir. Il ne voulait certes point mentir à son ami. Mais,
+d'autre part, pourquoi aiguillonner encore cette fougueuse
+malveillance, toujours prête à bondir, pourquoi susciter peut-être
+ensuite des querelles de famille? Il choisit un demi-mensonge, et,
+d'une voix indifférente:
+
+--Peuh!... Je ne saurais trop vous dire... Le mari m'a semblé un assez
+pâle personnage... Il est ingénieur et s'occupe d'affaires de mines,
+je crois... La femme est jolie, élégante, avenante... D'ailleurs, je
+vous le répète, je les connais à peine...
+
+L'oncle Cyprien avait cessé de manger et se mordillait la moustache.
+Puis, brusquement, comme lâchant un déclic:
+
+--Ils sont juifs, n'est-ce pas?
+
+--Je n'en suis pas sûr! fit Schleifmann. Le mari est originaire du
+Berri où les juifs ont, en général, peu colonisé... Quant à la femme,
+elle aurait plutôt le type sémitique... mais si affiné, si mélangé,
+que je n'ose pas affirmer...
+
+--Pourtant leur nom! insista l'oncle Cyprien.
+
+--Leur nom? répliqua le Galicien, provoqué dans son amour-propre de
+philologue. Effectivement, il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce
+fût un nom juif francisé... Chambannes pourrait très bien être un
+arrangement de Rhâm-Bâhal, ou, par corruption, Rhâm-Bâhan,
+c'est-à-dire, si mes souvenirs sont fidèles, quelque chose comme
+_haute-idole, idole-élevée_...
+
+--Rhâm-Bâhan! répétait avec satisfaction l'oncle Cyprien...
+Rhâm-Bâhan!... Évidemment c'est cela... Je me disais aussi...
+
+Mais les aveux de Schleifmann le mettaient en appétit, et, d'une
+intonation négligente, la bouche à dessein remplie de nourriture, il
+insinua:
+
+--Vous parliez tout à l'heure d'une liste, il me semble, des convives
+qui seraient chez cette dame...
+
+--Ouais! Ouais! fit évasivement Schleifmann.
+
+--Eh bien, qui était-ce? interrogea de même l'oncle Cyprien.
+
+Le Galicien équivoqua:
+
+--Je ne me rappelle plus au juste!... Non, je vous assure... J'ai
+oublié!
+
+--Allons donc, Schleifmann! Cherchez, tâchez de retrouver... Qu'est-ce
+qui nous presse?
+
+La tentation était trop forte. Manquer cette occasion de contenter ses
+rancunes, renoncer à flageller toute cette clique incrédule qui
+l'avait méconnu jadis, non, Schleifmann, à la fin, ne s'en sentait
+plus le pouvoir. Et doucement, par gouttelettes légères, il commença
+d'abord à lancer son venin contre les moins haïs:
+
+--Eh bien, soit! disait-il... Cherchons!... Il y aura là-bas M.
+Givonne, un peintre qui peint des éventails ou des tambours de basque
+pour les bals de la haute société et qui vend tout ce qu'il veut sur
+le marché américain... Hum!... M. Mazuccio, un petit sculpteur italien
+qui passe son temps à raconter comment sont faites, en dessous, les
+femmes dont il a sculpté le buste...
+
+--Joli monde! encouragea l'oncle Cyprien.
+
+--M. Herschstein, poursuivit Schleifmann, qui s'animait, cet excellent
+homme d'Herschstein.. Ho! Ho! Un que je vous recommande!... Une barbe
+grise de patriarche, de grosses joues, une tête de bon papa, la pâte
+du bon Dieu... Ce qui ne l'empêche pas d'être un des grands chefs de
+la bande noire... Vous savez, ce clan de boursiers allemands qui
+spécule chaque jour contre les fonds français... Ah! on propage bien
+des légendes, bien des faussetés sur les juifs... Mais, hélas! elle
+est vraie, celle-là, elle existe, cette sale bande! Et, le premier
+jour d'émeute où le peuple s'avisera d'aller regarder un peu sous leur
+nez ce qu'ils tripotent dans ce coin-là, rien ne dit que votre
+camarade Schleifmann ne sera pas de la partie, mon cher Cyprien!...
+
+--Brave ami! fit M. Raindal cadet avec émotion.
+
+--M. Herschstein donc et madame, une grande bringue à l'esprit étroit,
+routinier, qui s'imagine tout effacer en faisant des largesses à tous
+les pauvres, à toutes les oeuvres de charité...
+
+Schleifmann tapa du poing sur le marbre de la table:
+
+--La charité! Diable de bête! Oui, on t'en donnera de la charité, le
+jour où ta canaille de mari nous aura tous fait expulser...
+
+--Chut! Chut! Du calme, Schleifmann!--murmura l'oncle Cyprien, sûr
+maintenant du Galicien comme d'un feu qui ronfle et qui flambe--... Du
+calme, mon ami!... Et puis?...
+
+--Et puis M. de Marquesse! continua Schleifmann... Un propre coco,
+encore... Un ingénieur conseil... Conseil! Ha! Ha!... Conseil
+judiciaire probablement... Déjà deux sociétés où il conseillait et qui
+ont fini devant le juge... Mais il s'en tire tout de même, le
+garçon!... On dit que sa femme l'aide... Elle n'est pas belle
+pourtant, une vraie tête de cheval... Seulement les hommes sont si
+stupides dans ce monde-là... Pour une particule, ils vous
+entretiendraient une jument, mon cher!
+
+--Adorable! fit M. Raindal cadet en se tordant les lèvres d'une
+plissure de dégoût.
+
+--Ensuite, mon compatriote Pums, un petit brun à moustache noire, une
+figure de tzigane, et sa femme une petite rousse... Oh! par exemple,
+jolie, elle, grassouillette, le nez retroussé, une vraie chair à
+peintre, quoi!
+
+--Vous dites? questionna l'oncle Cyprien.
+
+--Oui, je les appelle ainsi, ces dames, à cause de leur goût pour les
+peintres... Quand on est peintre, on n'a qu'à se baisser pour les
+prendre, comme un chiffonnier dans un tas...
+
+--Alors, Mme Chambannes, vous pensez que...
+
+Schleifmann, prestement, l'interrompit:
+
+--Non, non, oh! non!... Au contraire!
+
+Puis, d'un ton malicieux:
+
+--Mme Chambannes a une vie régulière, tout à fait régulière...
+
+Et, suivant l'association normale des idées:
+
+--Je retourne à mes gens... Le marquis de Meuze et son fils, le comte
+de Meuze...
+
+--Tiens, tiens! fit ironiquement M. Raindal cadet... De faux nobles,
+je suppose?
+
+--Non, de véritables... Ils sont très liés avec les Chambannes... Et
+tenez, le vieux marquis vous plairait extrêmement... Il a, comme vous,
+m'a-t-on assuré, horreur des juifs, qui l'ont presque ruiné à l'époque
+du krach...
+
+Mais la flamme satirique du Galicien tombait. Il cita encore quelques
+noms sans commentaires: Jean Bunel, le romancier, M. Burzig, un jeune
+remisier, M. Silberschmidt avec sa femme.
+
+Et, comme il se taisait:
+
+--C'est tout? demanda l'oncle Cyprien.
+
+--Absolument tout! déclara Schleifmann en frottant ses lunettes d'or
+dont la transpiration avait terni les verres.
+
+M. Raindal cadet prit une mine goguenarde:
+
+--Un dernier détail, s'il vous plaît?
+
+--Je vous écoute, fit Schleifmann.
+
+L'oncle Cyprien se rapprocha, et, la voix engageante:
+
+--Tous Prussiens, naturellement?
+
+--Non, mon cher Raindal! riposta le Galicien... Tous Français ou, ce
+qui est pareil, naturalisés... Naturalisés depuis la guerre... Le
+petit Pums est leur vétéran... Français de 78, le petit Pums... Ah!
+je me souviens très bien comme il était fier, après, quand il est
+revenu à Lemberg, lors de sa visite annuelle... Il courait de maison
+en maison, chez les amis, chez les parents, déployant partout son
+décret de naturalisation... On aurait dit qu'il montrait le diplôme
+d'un grade...
+
+--C'en est un! observa l'oncle Cyprien.
+
+--Oui, oui, poursuivait Schleifmann, tous naturalisés Français, sauf
+le jeune Burzig que j'oubliais... Mais ce n'est pas sa faute... C'est
+la faute à monsieur son père... Une manie de changement qu'ils ont
+dans cette famille... Le grand-père naît à Mayence et se fait
+Américain. Bon! Le père vient à Paris et se transforme en Français...
+Puf! Ce n'est pas assez!... Voilà qu'il fait son fils Anglais pour lui
+éviter le service militaire... Je vous dis jamais, jamais contents,
+ces damnés Burzig!...
+
+Il ricanait, la bouche méprisante.
+
+--Ah! si les juifs de France avaient un peu de sang aux veines, je
+vous garantis que depuis beau jour ils auraient mis dehors tous ces
+touristes-là... Il fallait vous leur faire la vie si dure, si
+terrible...
+
+--Mais vous-même, Schleifmann, demanda M. Raindal cadet, est-ce que
+vous n'allez pas bientôt vous naturaliser?...
+
+Le Galicien eut un sourire mélancolique:
+
+--Moi, mon ami?... A mon âge!... A quoi bon?... Le destin m'a créé
+sans patrie et sans patrie je reste... Je suis M. Schleifmann, citoyen
+de l'humanité, comme disait l'autre...
+
+--C'est très gentil tout cela, objecta l'oncle Cyprien... Cependant,
+en cas de guerre...
+
+--La guerre? murmura rêveusement Schleifmann... La verrai-je,
+d'abord?... Puis, je suis bien vieux, mon cher Raindal, je serais un
+bien pauvre soldat... Je le regrette... Quoique je déteste la guerre,
+les imbéciles raisons pour lesquelles les nations se massacrent,
+j'aurais tout de même aimé servir la France, le pays le moins bête, en
+somme, le plus généreux que j'aie connu...
+
+--Baste! fit M. Raindal cadet... Vous pourriez vous rendre utile
+autrement...
+
+--Oui, c'est vrai! murmura à mi-voix Schleifmann comme se parlant à
+lui-même... En 1871, il y a eu la Commune!...
+
+Mais l'oncle Cyprien n'avait pas entendu cette tragique réponse. Déjà
+il était tout aux farces du lendemain. Il se figurait avec délices
+l'ébahissement de son frère quand il l'interpellerait: «Eh bien!... Et
+notre vieux Herschstein, comment va-t-il? Et cette charmante Mme
+Pums?... Et l'honorable M. Burzig?...» Il en riait si fort qu'il
+s'excusa auprès de Schleifmann.
+
+--Pardonnez-moi, je pense à quelque chose... quelque chose de
+tellement drôle... Ha! ha! c'est impayable!...
+
+Et, dans un mouvement de reconnaissance:
+
+--Voyons, Schleifmann, vous accepterez bien un petit verre de
+kirschenwasser?... Garçon, du kirschenwasser et deux verres, deux
+grands, des verres de clients, vous savez, mon petit!...
+
+Le garçon reparaissait avec une fiole enveloppée de paille. L'oncle
+Cyprien versa deux hautes rasades et, soulevant son verre pour
+trinquer:
+
+--A l'humanité, Schleifmann! fit-il courtoisement.
+
+--A la France! riposta le Galicien en choquant les verres.
+
+ * * * * *
+
+Au même instant, la famille Raindal faisait son entrée dans le salon
+des Chambannes.
+
+Zozé marcha vivement à la rencontre du maître. Elle portait une ample
+robe de soie rose à ramages effacés qui lui donnait une silhouette
+d'infante. Chambannes la suivit, en souriant peut-être sous le mystère
+de son énorme moustache blonde. Et le défilé des présentations
+commença.
+
+Les dames, les premières: la petite Mme Pums, dans une gaine noire
+pailletée d'or d'où jaillissait plus fraîche, plus blanche, par
+contraste, sa chair potelée de rousse rieuse; Mme de Marquesse, une
+grande blonde aux mâchoires chevalines et dont la jupe de crêpe mauve
+dessinait vers les hanches une ossature massive de République ou de
+Liberté; Mme Silberschmidt, une maigre brunette à figure de poule
+malade; Mme Herschstein, plus anguleuse et hautaine en son corsage de
+satin blanc qu'une lady de vieille race. Puis les messieurs un à un,
+au hasard de la proximité. Ils s'inclinaient profondément, et ils
+avaient tous des regards déférents en même temps que curieux, des
+serrements de main empressés et timides, des phrases respectueuses et
+inachevées, comme devant un souverain étranger dont on ne sait pas
+bien l'étiquette ni la langue.
+
+Pums, le petit doyen des naturalisés, fut présenté le dernier. Menu,
+propret, de teint jaunâtre, vêtu avec la plus sobre correction, ce
+qui frappait d'abord dans sa physionomie, ce n'était pas son type de
+boursier viennois ni sa forte moustache noire, ni le grisonnement de
+ses tempes, c'était la saillie de ses deux grosses prunelles couleur
+chocolat clair, et si avides de voir, si ingénues, si langoureuses
+que, sans une flamme de malice qui vacillait parfois au fond, on eût
+dit des yeux de bon petit garçon étonnés par le vaste monde. Il
+s'exprimait en un français convenable, juste à la lisière de l'accent
+tudesque, un français naturalisé comme lui, et seul il vint à bout de
+son compliment de présentation.
+
+M. Raindal n'eut pas le temps de le remercier. On passait dans la
+salle à manger.
+
+Mme Chambannes s'assit entre le maître et le marquis de Meuze. Son
+mari en face d'elle avec Mme Raindal à sa droite et, à sa gauche, Mme
+de Marquesse. Un peu plus loin, Thérèse avait pour voisins Gérald et
+Mazuccio, un remuant petit faune brun, qui zézayait avec une furia de
+moustique vénitien. Les autres s'installèrent à la ronde, selon les
+cartes de bristol qui marquaient leurs places; et l'on servit le
+potage parmi un silence d'attention.
+
+Visiblement, on guettait le maître. On attendait ce qu'il allait dire
+d'important, d'extraordinaire; et les dames surtout prêtaient
+l'oreille, se représentant M. Raindal, d'après la _Vie de Cléopâtre_,
+comme une espèce de roquentin célèbre qui, à table, devait sûrement en
+débiter de «raides».
+
+La déception ne tarda point. Décidément, il n'était pas bien amusant,
+ce M. Raindal, ni bien original, avec son gros nez mou, ses mains
+pendantes, ses manières de vieux préfet gêné--et sa voix qu'on
+n'entendait guère. Sans compter qu'on y perdait peu. Des
+renseignements sur le climat de l'Egypte, les moyens de transport, les
+époques de voyage favorables, je vous demande un peu si le _Bædeker_,
+le _Joanne_ ne vous en auraient pas dit autant!
+
+Et bientôt M. Raindal n'eut plus pour auditeurs que le marquis et Mme
+Chambannes, qui ne se lassait pas de le questionner.
+
+Au fond, il ne se sentait point en verve. Non pas que Mme Chambannes
+l'intimidât par ses fervents regards ou ce caressant roulement des _r_
+qui rendait sa voix si doucement impérieuse. Il lui savait gré, au
+contraire, de n'être pas décolletée plus; et il la trouvait pleine de
+grâce dans ce corsage pudiquement échancré pour découvrir à peine,
+avec un petit carré de peau mate, son cou svelte sans bijoux. Mais,
+bien plus que les tendres oeillades de la jeune femme, le luxe
+environnant l'incommodait. Lui qui avait consacré un chapitre entier
+au _Faste de Cléopâtre_, lui qui n'avait pas bronché devant les
+gemmes, les ors, les encens et toutes les somptuosités de la _Vie
+inimitable_, il demeurait comme ébloui devant la réalité d'une
+magnificence de beaucoup inférieure. La profusion des fleurs qui
+serpentaient en guirlandes autour de la table, le scintillement des
+cristaux taillés, les menus objets du service, l'élégance lustrée des
+convives formaient autant d'aspérités brillantes où son oeil
+s'accrochait avec ses pensées. Puis, ce qui augmentait encore ses
+distractions, c'était le ronronnement de locomotives à l'arrêt, les
+_schh_, les _harrh_, les _horrh_, les _pff_ qui fusaient maintenant du
+groupe Silberschmidt, Herschstein et Pums, massés à l'extrémité de la
+table.
+
+Car on se mettait à l'aise là-bas, on se déliait la langue dans un
+petit gargarisme de parler du pays. Le français? Un dialecte de
+cérémonie, bon pour les politesses, pour les rapports mondains. Mais
+entre soi, en causant affaires, choses sérieuses ou intimes, pourquoi
+se retenir? D'ailleurs, comment l'auraient-ils pu? N'était-il pas plus
+fort que tout, plus fort que les décrets, plus fort que les serments,
+ce langage natal qui leur remontait aux lèvres avec la naïve vigueur
+de l'instinct? Et il fallait voir le clin-d'oeil goguenard dont Pums
+corsait ses demandes sur la _Krankheit_ (la maladie) du sultan, ou
+l'autre clin-d'oeil narquois dont Herschstein accompagnait ses
+réponses. Un coup diablement réussi que cette indisposition du sultan,
+une idée de Herschstein, lancée de Paris à Vienne, relancée de Vienne
+à Paris et qui, l'après-midi durant, avait bouleversé la Bourse. Des
+trois francs, des six francs, des dix francs de baisse sur les valeurs
+turques, la masse des fonds d'Etat saisie dans la débâcle! Ci une
+centaine de mille francs pour chacun des membres actifs de la bande
+noire, et vingt-cinq mille francs seulement pour Pums, simple allié,
+sorte de complice honoraire. N'importe! Il n'avait pas à se plaindre
+et, comme voulant payer Herschstein de retour, il lui expliquait le
+plan nouveau de la Banque de Galicie concernant les mines d'or: un
+immense syndicat qui, sous le nom de Société d'études, raflerait dans
+le marché les valeurs minières les moins suspectes. Manoeuvre aisée,
+au demeurant, qui consistait à les déprécier d'abord par des nouvelles
+alarmantes pour les hausser ensuite aux cours les plus élevés par des
+nouvelles optimistes. L'enfance de l'art, quoi! le procédé
+infaillible. Et le jeune Burzig, qui, à titre de citoyen britannique,
+n'avait cessé de flirter en anglais avec la jolie Mme Pums, revint
+brusquement à l'allemand familial pour se joindre aux projets du
+groupe. On discutait avec Marquesse sur les valeurs à choisir, les
+mines qu'on drainerait dans l'opération. On citait des noms anglais ou
+bataves, plus fulgurants que des diadèmes: _l'Etoile rose de l'Afrique
+du Sud_, _le Soleil du Transvaal_, _la Source des Escarboucles_...
+
+Et soudain la petite pupille verte du marquis de Meuze donna des
+signes d'inattention. Elle fuyait, virait, vacillait dans l'orbite
+comme un bouchon de ligne à fleur d'eau. Elle semblait essayer
+d'entendre. Hein! il ne se trompait pas? On parlait bien de mines
+d'or, au bout de la table? Parfaitement... De mines d'or? Nom d'un
+bonhomme! Nom d'un chien! Comment écouter ces seigneurs, sans
+désobliger l'autre, ce M. Raindal, avec ses satanées histoires de
+momies et de Mariette-Bey?... Le marquis s'empourprait en vain à
+tenter de suivre les deux conversations. Des bribes seulement lui
+parvenaient de la plus éloignée: _fontein_... _rand_... _Chartered_...
+_Cecil Rhodes_... _de Beers_... _claim_..., dont les syllabes
+techniques aiguillonnaient encore sa curiosité. C'est qu'il ne
+s'agissait pas non plus d'une bagatelle! Cent vingt mille francs
+d'engagés sur le marché des mines. «Cent vingt mille!» se répétait le
+marquis, cela ne vous conférait-il pas les droits à un peu d'anxiété?
+Et, comme lui répondant, dans un demi-silence, la voix de Pums
+proféra:
+
+--_Ja! gewiss... Ich glaube dass die Red Diamond..._
+
+La _Red-Diamond-Fontein_!... La mine préférée du marquis, sa valeur de
+prédilection, «sa petite _Red-Diamond_», comme il l'appelait
+victorieusement! Pour le coup, M. de Meuze ne put plus se contenir.
+D'une volte brutale, son buste avait pivoté vers les financiers et il
+interrogea:
+
+--Pardon, monsieur Pums, vous venez de nommer, je crois, la
+_Red-Diamond_?... Serait-il indiscret de savoir ce que vous en disiez?
+
+--Du tout, marquis, fit Pums, qui s'honorait toujours que M. de Meuze
+le consultât.
+
+Et, par égard pour le vieux gentilhomme, le procès des valeurs
+minières se poursuivit sur-le-champ en français.
+
+Mais M. Raindal n'avait pas remarqué cette défection. Depuis quelques
+instants, déjà, il ne parlait plus que pour Zozé, et, graduellement,
+il lui semblait qu'un brouillard de sympathie les isolait ensemble du
+restant des convives.
+
+«Je disais bien, songeait-il, charmé et aguerri aussi par le mélange
+des vins qu'il avait bus... Une suivante de Cléopâtre!... Une petite
+Grecque!... Une vraie petite Grecque!...»
+
+Puis il reprenait:
+
+--Un jour que les fellahs refusaient de porter à bord nos bagages,
+Mariette-Bey se précipite sur eux, le revolver au poing...
+
+Et Zozé, en se récriant, s'émerveillait de ces récits. Elle ne
+manquait, au surplus, ni de bon vouloir, ni de respect devant les
+maximes de philosophie ou les développements historiques, quitte à
+relâcher son zèle quand elle ne comprenait plus. Alors son regard se
+dérobait, allait tour à tour s'appuyer innocemment sur chacun des
+convives, par un besoin de tendresse impersonnel et quasi mécanique
+qu'elle conservait encore de ses recherches d'antan.
+
+Le petit Pums s'élançait au-devant, les paupières battantes, comme un
+gymnasiarque qui vise son trapèze. Il était si amoureux, le brave
+garçon! Gérald, lui, ripostait par une grimace cordiale du nez, de la
+bouche ou des joues, et Zozé devinait: «Oui, oui, c'est entendu, nous
+sommes amants nous deux!» Mais Mlle Raindal, hélas! paraissait moins
+contente. La pauvre demoiselle! Gérald et Mazuccio la lâchaient-ils
+assez,--l'un, la tête inclinée, à la toucher presque, sur la poitrine
+plane de Germaine de Marquesse; l'autre, le visage en feu, le buste
+poussé tout de travers contre cette petite poulette lascive de Mme
+Silberschmidt! Quel vide il y avait de chaque côté de la malheureuse
+fille! Non, véritablement ce n'était pas bien, ce n'était pas gentil
+de la traiter ainsi, comme une institutrice.
+
+Après quoi, Mme Chambannes revenait plonger dans le regard de M.
+Raindal. Cela lui coulait intérieurement une chaleur dont il devenait
+rouge. Ses yeux clignaient de plaisir. Il toussait pour se ressaisir
+et le front relevé, il attendait inconsciemment le plongeon d'une
+oeillade nouvelle. Ou bien il admirait le profil de Zozé, si net, si
+délicat sous le ramassé de sa coiffure que serrait à la nuque une
+minuscule bouclette de perles. Et il se disait tout en continuant ses
+anecdotes:
+
+«Une vraie petite Grecque!... Une petite Grecque des Iles!...»
+
+Cependant la vraie petite Grecque s'agitait sur sa chaise, la figure
+méfiante, l'oeil en arrêt vers Mlle Raindal que lui cachait à demi le
+buisson d'orchidées mauves dressé au centre de la table.
+
+Ah ça! de quoi s'amusait-elle donc tant, la jeune fille? Qu'est-ce qui
+lui creusait donc au coin des lèvres ce sourire immobile et vieillot
+comme une ride? Et ces regards méprisants, ces airs de pitié qu'elle
+avait pour vous dévisager les gens, tous les convives l'un après
+l'autre!
+
+«Ma parole, songeait Mme Chambannes, on dirait qu'elle regarde des
+sauvages, des nègres!»
+
+Puis aussitôt elle pensa:
+
+«Bah! elle est vexée, la pauvre petite!... Cela se comprend aussi!...»
+
+Et elle appelait Gérald, d'une toux amicale afin de le ramener à ses
+devoirs. Mais on apportait les bols. Tant pis! Trop tard! Ce serait
+pour une autre fois! Elle enfonça ses ongles dans la rondelle
+translucide qui remuait à la surface de l'eau. Et comme elle écartait
+sa chaise avec une discrète lenteur, tout le monde se leva.
+
+--Mademoiselle! fit Gérald, qui tendait le bras à Thérèse.
+
+La jeune fille y posa la main en évitant son regard d'un dédaigneux
+détour de tête; et ils s'avancèrent, sans un mot, du côté du salon.
+Gérald multipliait les mines courtoises, les attitudes déférentes, les
+effacements du buste, toutes les marques d'une politesse qui se sent
+en défaut et s'exonère à la muette. Arrivé dans le salon, jusqu'auprès
+de Mme Raindal, il dégagea moelleusement son bras:
+
+--Mademoiselle!...
+
+Il avait salué d'une courbette cérémonieuse et s'acheminait vers le
+fumoir. Thérèse ne put s'empêcher de le suivre des yeux.
+
+Avec le dandinement de son grand corps sur ses jarrets pliants, il
+avait l'allure soulagée et lasse d'un homme qui descend de cheval ou
+qui revient d'une corvée. A l'entrée du fumoir, il empoigna
+familièrement Mazuccio par les épaules pour le faire passer avant lui;
+et derrière la portière en vieille tapisserie, on les entendait encore
+rire, d'un mystérieux rire du gosier, qui, à distance même, avait un
+son obscène.
+
+--Eh bien? fillette, murmura M. Raindal en s'approchant à petits pas
+un peu lourds... Eh bien, ce dîner?
+
+--Excellent! fit froidement Thérèse qui s'asseyait à la droite de sa
+mère. Je suis enchantée d'être venue...
+
+--N'est-ce pas? continuait à mi-voix M. Raindal, se méprenant au ton
+de sa fille. Cette Mme Chambannes reçoit d'une façon parfaite...
+Voyons... avoue que j'ai eu raison de ne pas m'arrêter à certaines
+préventions, à certaines idées préconçues?...
+
+Mme Raindal, devant l'allusion, avait soudainement rougi. Thérèse, la
+lèvre gouailleuse, chuchota:
+
+--Mais, certainement père, je te le répète... Ces gens-là gagnent
+beaucoup à être vus de près...
+
+M. Raindal se retourna à l'appel de Mme Chambannes qui lui offrait une
+tasse de café.
+
+Au fond du salon, la petite Mme Pums et la grande Mme de Marquesse se
+tenaient enlacées par la taille, en se communiquant des secrets joyeux
+sur l'emploi de l'après-midi. Mais justement leurs dissemblances les
+faisaient valoir l'une l'autre, et on leur devinait les mêmes goûts,
+les mêmes aptitudes, tout ce qu'il fallait pour s'accorder dans des
+parties carrées avec deux bons garçons de tailles équivalentes.
+
+Elles traversaient le salon toujours enlacées. Mme de Marquesse
+souleva la portière du fumoir. Une vive clameur salua le gracieux
+couple. Elles entrèrent tout à fait et la clameur redoubla. Ces
+messieurs n'étaient point ingrats.
+
+Jusqu'à leur retour, la conversation dans le salon se traîna
+péniblement. Mme Chambannes essayait de causer avec Thérèse et Mme
+Raindal, tandis que Mme Herschstein complimentait, à part, le maître.
+Peu à peu, les sujets se faisaient rares. Après quelques remarques sur
+l'heure tardive des dîners modernes et quelques pronostics sur l'hiver
+qui venait, Zozé perdit de son aisance. De quoi leur parler, grand
+Dieu? Toilette? Il n'y avait pas à y songer! Les pauvres dames, vrai,
+elles étaient plutôt «fagotées»! Théâtres? Elles confessaient n'y être
+pas allées depuis près de deux ans. Alors? Zozé cherchait,
+s'évertuait, et les yeux gris de Thérèse, fixés durement sur elle,
+l'intimidaient encore davantage. Très intelligente peut-être, cette
+Mlle Raindal, mais pas commode, pas allante du tout, aurait déclaré
+Gérald. Et Zozé en arrivait presque à lui pardonner son brutal silence
+du dîner.
+
+Enfin les messieurs revinrent, sauf le marquis, que Chambannes excusa
+auprès de M. Raindal. De coutume c'était l'instant des gaillardises.
+On se séparait deux par deux pour chuchoter dans les coins sombres; et
+en vue, dans le centre du salon, il ne restait que les personnes
+âgées, qui s'entretenaient paisiblement à haute voix de leurs affaires
+d'argent ou de leurs infirmités.
+
+La présence des Raindal gênait sans doute l'assistance, car la
+manoeuvre accoutumée n'eut pas lieu. Seuls Givonne, le peintre de
+tambours, et la petite Mme Pums, sortis les derniers du fumoir,
+osèrent maintenir la tradition. Ils s'étaient installés dans
+l'encoignure d'une fenêtre. Et, avec sa face correcte de calicot
+anglais, Givonne semblait de loin vanter à Mme Pums un article dont il
+lui promettait entière satisfaction.
+
+M. Raindal les examina un moment avec une machinale bienveillance.
+Mais il sentait de l'engourdissement s'appesantir sur ses paupières.
+L'abondance du repas ou ses efforts de mémoire pendant le dîner lui
+avaient laissé une lourde fatigue. Et il abusait des sourires affables
+pour se dispenser de parler.
+
+L'entrée de Jean Bunel, que Mme Chambannes amenait dans sa direction,
+lui fut un prétexte à se lever.
+
+--M. Jean Bunel, dont vous avez lu, j'en suis sûre, les beaux romans!
+présentait Zozé.
+
+--Mais certes, certes... Ravi, mon cher confrère! fit chaleureusement
+M. Raindal, en serrant la main de Bunel dont il ignorait pourtant
+jusqu'au nom.
+
+L'autre, un jeune homme à fine barbe brune, avait vivement tourné une
+phrase d'admiration, effilée et jolie comme un cornet de bonbons.
+
+M. Raindal remercia d'un salut. Mme Raindal et Thérèse, sur un regard
+du maître, s'étaient également levées.
+
+--Vous partez! fit Mme Chambannes d'un ton de regret qu'elle
+exagérait.
+
+M. Raindal balbutia des excuses, et l'on se dirigea en troupe vers
+l'antichambre.
+
+Un frisson de délivrance courut dans l'assemblée. Ce n'était pas une
+jeune fille, c'en étaient trois qui disparaissaient par cette porte!
+Et il y avait de la blague dans l'air, un besoin de lâcher des folies,
+de reprendre ses habitudes. Mais on se retenait encore, par cette
+espèce de respect que la notoriété impose aux personnes incultes.
+
+Le retour de Mme Chambannes s'accomplit dans un profond silence.
+
+--Ah! vous êtes gais, par ici! s'écria-t-elle.
+
+Puis après une pause:
+
+--Eh bien! comment le trouvez-vous?
+
+--Oh! il est très gentil votre petit ami! fit Gérald au milieu d'une
+explosion de rires.
+
+Et déjà Pums, encouragé par ce succès, cherchait à dire, lui aussi,
+quelque chose de très comique, quand Jean Bunel, d'un ton impératif,
+déclara:
+
+--C'est tout bonnement une des plus remarquables intelligences
+d'aujourd'hui!
+
+--N'est-ce pas? murmura Zozé.
+
+--Oui, poursuivait Bunel, autant par un noble élan de solidarité que
+pour le malin plaisir d'accabler un clubman... Oui, sans le comparer à
+Taine ni à Renan, je ne crois pas que l'histoire ait, dans ces
+dernières années, produit de cerveau plus vigoureux ni d'écrivain plus
+pur...
+
+--En vérité? s'exclama Pums subitement retourné.
+
+Du reste, il ne reprochait à M. Raindal que de parler un peu trop bas.
+Silberschmidt se rallia à ces considérants. Mme Herschstein, que le
+maître avait écoutée, affirma que M. Raindal était un homme des plus
+intéressants. Mme Pums lui trouvait une figure très expressive.
+Givonne se fit conspuer pour avoir formulé des réserves sur la
+toilette de Mme Raindal. Est-ce que ces choses-là comptaient?
+
+Et le revirement était si décisif, si général, que Zozé en eut de la
+peine pour son petit Raldo. Pauvre chéri! Quel four!
+
+Elle marchait vers la cheminée devant laquelle il se tenait accoté
+debout, les coudes contre le marbre. Puis quand elle fut tout près,
+elle murmura, dans un chuchotement passionné, la question qui, depuis
+trois grandes heures, lui desséchait la gorge:
+
+--Tu m'aimes?
+
+D'un clin d'oeil, sans rancune, le comte affirma que oui.
+
+
+
+
+VIII
+
+
+Comme trois heures sonnaient d'un timbre énergique à l'horloge du
+Collège de France, la petite porte dissimulée dans les grisailles du
+mur s'entr'ouvrit, et M. Raindal fit son entrée.
+
+Il s'était assis à sa vaste table de bois blanc, ayant en face de lui
+ses huit auditeurs familiers qui attendaient, la plume dressée, prêts
+à écrire.
+
+Il tira de sa serviette quelques feuilles manuscrites et commença
+d'une voix simple:
+
+«Nous avons terminé, dans notre leçon d'avant le Jour de l'An, l'étude
+des peintures oblatoires qu'on a retrouvées dans les mastabas
+d'Abou-Roash. Nous aborderons aujourd'hui, au même point de vue,
+l'étude des mastabas de Dahshour. Les peintures que renferme cette
+nécropole sont peut-être pour l'historien des moeurs d'un plus grand
+intérêt que celles d'Abou-Roash. Nous y trouvons sur la vie privée et
+la vie industrielle des Égyptiens des renseignements qu'on peut
+considérer à bon droit comme uniques. J'attire donc particulièrement
+votre attention sur cette leçon et les leçons qui vont suivre...»
+
+M. Raindal prit un temps, et, consultant ses notes:
+
+«La principale peinture des mastabas de Dahshour est celle conservée
+dans la tombe d'un riche négociant de l'époque, un de ces gros
+armateurs dont les caravanes exerçaient le trafic avec la Libye et la
+côte syrienne. Signalée en premier par Brugsch, elle a fait l'objet de
+deux notices fort détaillées de mon éminent et jeune confrère M.
+Maspero, parues dans les _Annales du Musée de Boulaq_ et dans la
+_Revue d'Égyptologie_. Ledit armateur s'appelait Rhanofirnotpou...»
+
+M. Raindal s'était levé et essuyait à puissants coups de torchon le
+tableau noir placé derrière sa chaise. Un petit nuage de craie, léger
+comme une fumée, voleta autour de sa manche.
+
+--Rha-no-fir-not-pou!... épelait-il à mesure que s'inscrivaient sur le
+tableau les hiéroglyphes du nom.
+
+Mais il n'avait pas achevé que le tambour de la porte se rabattit en
+gémissant. De suaves émanations de violette à l'iris traversèrent
+brusquement la salle. Une dame entrait et s'asseyait avec un
+bruissement de soies, en arrière des élèves. M. Raindal, malgré lui,
+comme forcé par l'odeur, se retourna anxieusement. Oui, c'était elle,
+c'était la jolie petite Mme Chambannes!
+
+Il fut si bouleversé qu'en revenant à sa place il ne put que répéter
+sa première phrase sur le défunt Rhanofirnotpou:
+
+«... Un de ces riches négociants, vous disais-je, un de ces gros
+armateurs, dont les caravanes...»
+
+Mme Chambannes! Mme Chambannes au cours, en jupe de drap bleu, avec
+une voilette blanche et un veston de loutre! Avait-on idée d'une
+pareille folie, d'un aussi puéril caprice! Et voilà maintenant qu'elle
+lui adressait de petits signes de tête, comme on fait au théâtre entre
+amis, de loge à loge. «Bonjour, monsieur Raindal, bonjour, bonjour, ça
+va bien?» continuait la tête de Mme Chambannes.
+
+Elle s'arrêta pourtant en remarquant que le visage du maître demeurait
+impassible devant ces politesses.
+
+Du reste la froideur de M. Raindal n'était pas sa seule déception.
+D'abord, elle ne comprenait rien à cette histoire des peintures de feu
+Rhanofirnotpou. Quoi! Des peintures dans une tombe! Un rude original
+que ce gros armateur! Et puis, le décor l'étonnait.
+
+Elle pensait pénétrer dans un grandiose amphithéâtre, où la foule
+s'entassait sur des gradins de chêne vernis par l'âge. En bas, elle se
+figurait une chaire énorme, haute comme un tribunal, que flanquaient
+deux appariteurs à chaînes argentées. Et dans la chaire, M. Raindal,
+en robe ponceau bordée d'hermine, M. Raindal pérorant, jouant avec sa
+toque galonnée, buvant de l'eau sucrée et interrompu à chaque mot par
+l'enthousiasme de l'assistance...
+
+Quelle désillusion! Quel contraste avec la réalité! Qui eût imaginé
+cette étroite pièce aux murailles d'un gris sale, ces deux bustes en
+simili-bronze,--Platon et Epictète,--juchés, tels que deux potiches,
+sur des socles en carton-pierre, cette grossière table de bois blanc
+pareille à une table de cuisine, et les chaises de paille empilées,
+dans un coin, près du Platon déteint, comme dans un vieux grenier à
+meubles?
+
+Zozé éprouvait presque cette imperceptible mélancolie qu'inspire aux
+personnes riches le spectacle de la misère. Elle tenta de se distraire
+en inspectant successivement le dos et la nuque des huit élèves. Deux
+étaient chauves déjà. Trois portaient entre les épaules cette barre
+brillante qu'impriment dans les étoffes les durs dossiers des omnibus.
+Le veston d'un autre était passé de couleur. Et vers le bout de la
+table, à gauche, il y en avait un avec une tignasse brune--oh! cette
+tête de loup!--qui ne devait pas souvent se ruiner chez le
+coiffeur!...
+
+Elle les prenait en pitié, ces braves jeunes hommes. Elle aurait voulu
+leur donner des avis de toilette et, s'il l'avait fallu, les aider de
+sa bourse.
+
+Un bruit de chaises la tira de ces rêveries charitables. Le cours
+était fini. M. Raindal avait disparu. Par où? Dans le mur, sans doute.
+Et pas même un applaudissement! Zozé en restait confondue.
+
+Elle se leva tout engourdie par l'immobilité et suivit les élèves qui
+sortaient. Quelques-uns s'effacèrent afin de lui livrer passage. Aucun
+ne la dévisagea, et ceux qui marchaient en avant ne se retournaient
+pas pour la regarder. Elle les trouva discrets, bien élevés, quoique
+un peu timides.
+
+Puis elle se mit à flâner dans l'immense vestibule, en faisant sonner
+ses talons contre les dalles, pour le plaisir d'entendre l'écho. Dix
+minutes s'écoulèrent. Zozé frissonnait de froid. Elle allait
+s'informer auprès de Pageot, quand M. Raindal surgit dans l'ombre du
+fond, sa serviette sous le bras.
+
+A la vue de Mme Chambannes, il réprima un mouvement de contrariété et
+s'avança vers elle avec une mine souriante:
+
+--Vous ici, chère madame! s'écriait-il hypocritement.
+
+--Vous ne m'avez donc pas reconnue? J'étais à votre cours... Je n'ai
+pas tout compris, mais comme c'était intéressant!
+
+M. Raindal s'excusa sur sa presbytie, et, d'un ton plus inquiet:
+
+--Eh bien! chère madame, en quoi puis-je vous être utile?... Que
+désirez-vous de moi?... A quel heureux hasard dois-je votre présence?
+
+A quel heureux hasard? Pas si heureux que cela! Elle ne pouvait
+cependant pas lui répondre: «Gérald m'a encore joué un de ses vilains
+tours, s'est encore dérobé de deux heures à mes tendresses... Alors,
+par désoeuvrement, par ennui, je suis venue voir un peu comment
+c'était, un de vos cours, et peut-être aussi, à l'occasion, combiner
+un dîner!...»
+
+Et elle riposta avec un petit rire candide:
+
+--Mais pas le moindre hasard, cher maître!... Je voulais vous
+entendre, simplement... Après, je vous ai attendu pour vous serrer la
+main...
+
+--Vous êtes trop bonne, mille fois bonne, en vérité! murmurait
+distraitement M. Raindal.
+
+Et, tout en marchant, il ne cessait de jeter à droite, à gauche, des
+regards apeurés. Mais, arrivé dehors, devant le coupé de Mme
+Chambannes, il ne put dominer l'envie de fuir qui le tourmentait, et,
+retirant son chapeau:
+
+--Au revoir, chère madame... A bientôt, j'espère... Mes compliments à
+M. Chambannes, je vous prie...
+
+Zozé s'écria:
+
+--Comment, maître! Vous ne voulez pas que je vous reconduise?... Par
+ce temps?...
+
+Et d'une moue elle lui désignait la chaussée que le dégel semblait
+avoir enduite d'une couche sirupeuse de café glacé. Le maître se
+défendait. Zozé, dans le coupé, insistait, et elle frappait de la main
+le cuir des coussins, comme pour appeler un petit chien. M. Raindal
+perdait tout sang-froid. Si des élèves, des collègues le voyaient en
+cette posture ridicule! La crainte l'emporta. Il s'assit à côté de Mme
+Chambannes.
+
+--A la bonne heure! Ç'aurait été fou de refuser! fit Zozé en baissant
+la glace de devant, afin de donner l'adresse au cocher.
+
+Quand elle la releva, M. Raindal observa avec soulagement que la large
+vitre, comme celle des portières, était couverte d'un voile de buée. A
+l'abri de ces carreaux opaques, il se ressaisissait peu à peu. Il
+sourit à Mme Chambannes qui lui sourit aussi.
+
+La voiture courait lestement sur le tapis de neige jaune. Dans la
+douce tiédeur qui montait de la boule, un moelleux parfum de maroquin
+se mêlait à des senteurs de violette irisée. M. Raindal soupira avec
+une impression de bien-être, et comme se réveillant:
+
+--Ainsi,--fit-il paternellement, pour essayer de racheter la rudesse
+de ses adieux,--ainsi le cours ne vous a pas trop ennuyée, madame?
+
+--Au contraire! D'ailleurs, je compte bien que la prochaine fois...
+
+--Quelle prochaine fois?
+
+--Je veux dire le prochain cours où je viendrai, corrigea Zozé, et les
+cours suivants...
+
+M. Raindal se rembrunissait:
+
+--Vous songez donc à revenir?
+
+--Peut-être! Pourquoi pas?... Cela vous fâche?..
+
+--Nullement, chère madame, nullement!...
+
+Il ne put en exprimer plus. La stupeur le paralysait. Alors elle
+voulait revenir tous les lundis, à tous les cours, le compromettre
+publiquement, faire de lui la risée du Collège, du monde savant, de la
+presse peut-être! Et il croyait entendre l'oncle Cyprien: «Ah! ah!...
+Il paraît que Mme Rhâm-Bâhan--M. Raindal cadet n'appelait plus
+autrement Mme Chambannes--il paraît que Mme Rhâm-Bâhan mord à
+d'égyptologie... Bravo! Charmant! Délicieux!» Puis c'étaient les
+ironies sournoises des collègues, les gouailleries jalouses, les
+allusions, le scandale! Non, non, pour la fantaisie d'une personne
+gracieuse, avenante, sympathique, il n'en disconvenait point, mais
+frivole et sans réflexion, M. Raindal ne risquerait pas la mésaventure
+où avait sombré le crédit de tant de ses illustres confrères. Et d'une
+voix ferme il déclara:
+
+--Ecoutez, chère madame... Je vous estime assez pour vous devoir la
+franchise... Eh bien! il ne me semble pas que vous soyez dans des
+conditions à profiter de mon enseignement... Le Collège de France est
+une espèce de séminaire, de pépinière destinée à former de jeunes
+érudits, vous me saisissez bien?... Le Collège de France a comme but
+essentiel...
+
+--Oui, oui, interrompit Zozé d'un ton attristé... Oui, cher maître, je
+vois que ma présence vous déplaît... Mais comment apprendre pour mon
+voyage en Egypte, l'hiver prochain? Comment faire?... Comment
+faire?...
+
+Elle s'accrochait maintenant à cet ancien projet de «préparer son
+voyage», elle s'y butait avec une obstination câline dont M. Raindal,
+à la longue, se sentit agacé. Bah! qu'elle le préparât comme elle
+pourrait, après tout! Et dans un recul d'impatience, il laissa glisser
+sa serviette.
+
+Mme Chambannes l'avait prestement rattrapée:
+
+--Pauvre monsieur Raindal! fit-elle en lui lançant une de ces tendres
+oeillades qui étaient sa façon naturelle de regarder... Je vous
+assomme, n'est-ce pas?...
+
+Il rougit de sa brusquerie:
+
+--Du tout, chère madame... Seulement, je cherche un moyen de vous
+aider dans vos études, dans vos lectures préalables...
+
+Les sourcils de Zozé se fronçaient d'attention. Mais soudain un éclair
+de joie fila dans ses caressantes prunelles:
+
+--Moi, j'aurais bien une idée, insinua-t-elle, une idée qui vient de
+me venir à l'instant, tenez!...
+
+--Laquelle, chère madame?
+
+--C'est que c'est tellement indiscret!...
+
+--Qu'importe?... Dites-la! fit M. Raindal, qui reperdait un peu de son
+ton d'indulgence.
+
+--Non, je n'aurai jamais le courage!...
+
+Elle hésitait encore, les yeux dans les yeux du maître. Enfin elle se
+décida à parler, car la voiture stoppait à la porte de M. Raindal.
+
+Voici: elle aurait souhaité, si elle ne le dérangeait pas trop, que le
+maître consentît à venir rue de Prony une fois par semaine, le jeudi,
+ou même deux fois par mois, non pas lui donner des leçons, non, Zozé
+ne se serait pas permis une demande aussi impudente, mais causer avec
+elle, comme cela, en ami, la diriger dans ses études, lui indiquer ce
+qu'il fallait lire...
+
+--Vous comprenez... Je sais bien que c'est très indiscret... Pourtant,
+si vous vouliez, vous me feriez tant plaisir!... Vous ne voulez pas,
+cher maître?
+
+Elle avait posé légèrement sa main gantée de blanc sur le genou du
+maître dans un geste familier, sans calcul de coquetterie, comme sur
+le genou d'un bon grand-père,--de l'oncle Panhias, par exemple, quand
+elle en implorait quelque chose. M. Raindal intimidé n'osait retirer
+son genou. Et, à voir ce petit être élégant courbé devant lui dans une
+attitude si ingénue et si humblement quémandeuse, il ressentait une
+sorte de trouble agréable qu'il prenait pour du regret, pour de
+l'attendrissement.
+
+--Hum! Madame! murmura-t-il d'une voix redevenue affable... Hum!...
+Je serais désolé de vous mécontenter... Néanmoins, vous devez vous
+rendre compte que mes obligations, mes travaux...
+
+--Oh! je sais, je sais! fit Zozé avec une feinte résignation.
+
+Il y eut un temps. M. Raindal considérait à travers la buée les
+silhouettes molles des passants, sans se résoudre aux paroles d'adieu.
+
+Mais subitement il tressaillit comme sous le coup d'un élancement.
+
+--Qu'avez-vous, cher maître? fit Zozé d'un ton de sollicitude.
+
+--Rien, rien, chère madame!...
+
+Oh! presque rien--rien que d'avoir distingué à l'extrémité de la rue
+un certain balancement d'épaules, de certaines enjambées martiales,
+l'oncle Cyprien tout simplement qui marchait droit sur la voiture avec
+des moulinets de sa grosse canne en bois de cornouiller rougeâtre.
+
+M. Raindal, à ce moment, envia la demeure reculée de feu
+Rhanofirnotpou. Que n'était-il au plus profond de l'hypogée, dans le
+_serdab_ obscur, dans la cellule murée de ciment, au lieu de se
+trouver dans cette case à vitres, avec cette jeune jolie dame qui le
+harcelait de prières!
+
+--Vous ne voulez pas vraiment, mon cher maître?... Je vous assure, ce
+ne serait pas régulier... Vous fixeriez les heures, les jours!...
+
+--Je cherche, je cherche! répétait-il machinalement, tandis que ses
+regards suivaient attentifs la marche rapide de l'ennemi.
+
+L'oncle approchait cependant. Ses traits se précisaient. Il atteignait
+à la voiture. Il examina le coupé, au passage, d'un oeil en même temps
+dédaigneux et méfiant; puis, sans s'arrêter plus, il entra dans
+l'allée. M. Raindal, inconsciemment, poussa un soupir de délivrance;
+et la main tendue vers Mme Chambannes:
+
+--Au revoir, chère madame... Je réfléchirai, je vous écrirai...
+
+Zozé eut une moue de désappointement:
+
+--Et moi qui espérais votre réponse tout de suite!
+
+M. Raindal passa la main sur ses yeux comme pour en effacer une vision
+pénible: l'oncle Cyprien, qui redescendait, le rencontrait au sortir
+de la voiture, acquérait un prétexte à d'interminables sarcasmes... Et
+il balbutia d'une voix hâtive:
+
+--Eh bien, soit, madame, soit... Je viendrai cette semaine...
+
+--Oh! que vous êtes gentil!... Jeudi vous convient-il, jeudi à cinq
+heures?...
+
+--Oui, jeudi à cinq heures...
+
+--Vous ne savez pas comme vous êtes gentil!
+
+Elle saisit sa main en le contemplant avec une radieuse expression de
+gratitude. Mais les doigts de M. Raindal s'échappaient de son
+étreinte.
+
+--Oh! pardon! fit-elle... Vous êtes pressé... A jeudi, cinq heures...
+Je compte sur vous, cher maître...
+
+En refermant la portière, M. Raindal salua gauchement. La voiture
+s'ébranlait. Un «Bonjour, adieu!» le fit encore se retourner. C'était
+Zozé qui, à la fenêtre du coupé, lui adressait de son petit gant
+blanc un dernier signal d'amitié.
+
+ * * * * *
+
+De jour en jour, jusqu'au jeudi, M. Raindal retarda de confier à
+Thérèse le récit de cette entrevue, comme s'il eût redouté à l'avance
+ses critiques. Peuh! ne savait-il pas déjà ce qu'elle lui objecterait:
+son rang dans la science européenne, sa position académique, le
+ridicule qu'il encourrait dans une aussi vague besogne de
+vulgarisation. Et il tenait d'autant moins à entendre ces justes
+remarques, que, sans se l'avouer nettement, l'idée de retourner chez
+Mme Chambannes ne lui répugnait pas. Une fois hors de la sainte
+atmosphère du Collège, puis sauvé de l'oncle Cyprien, il s'était
+reproché d'avoir si durement rebuté sa séduisante admiratrice. La
+pauvre enfant! N'était-il pas touchant, au contraire, le cas de cette
+jeune personne futile s'éprenant soudainement d'une passion de savoir?
+N'y avait-il pas là un sujet d'observations captivant au plus haut
+degré pour un homme de pensée, toute une étude de cérébralité à faire!
+Et il la revoyait en sa pittoresque attitude de petite suppliante, le
+buste de profil, la main contre son genou: «Vous ne voulez pas, cherr
+maîtrre?» Mais certes que si, il voulait! Certes qu'il irait! Ne
+fût-ce que par égoïsme, par curiosité de savant. Quant à Mlle
+Thérèse--songeait-il presque hargneusement--quant à Mlle Thérèse, il
+serait toujours temps de l'avertir lorsque les leçons se trouveraient
+commencées!
+
+Et le jeudi matin survint, que M. Raindal n'avait pas trahi le mystère
+de son rendez-vous.
+
+Il éprouva donc un certain malaise, en voyant, vers neuf heures,
+Thérèse qui pénétrait dans le cabinet de travail. Quelle malchance!
+Juste au moment où il était occupé à empaqueter des livres pour Mme
+Chambannes! Il fit cependant bonne figure:
+
+--Tiens, te voilà fillette! s'écriait-il gaiement.
+
+Elle se laissa embrasser, puis amenant deux des gros volumes entassés
+sur la table:
+
+--Qu'est-ce que cela, père?... Maspero!... Ebers!... Ah ça! tu te mets
+à prêter des livres, à présent?...
+
+--Non! déclara M. Raindal, qui se raidissait contre l'inquiétude. Ce
+sont des ouvrages que je vais envoyer tantôt chez Mme Chambannes.
+
+--Chez Mme Chambannes! répéta Thérèse d'un ton stupéfait.
+
+--Mon Dieu, oui...
+
+Et il raconta, trait pour trait, les épisodes du lundi, hormis
+toutefois la décisive apparition de l'oncle Cyprien.
+
+Thérèse l'écoutait en silence. Lorsqu'il eut achevé, elle redressa la
+tête. Ses lèvres minces rentraient en une plissure railleuse. De la
+colère semblait s'amonceler sous l'épais froncement de ses sourcils.
+
+--Et tu vas y aller? questionna-t-elle.
+
+--Dame, puisque j'ai promis!... J'irai deux ou trois jeudis... La
+politesse élémentaire le commande... Après, j'aviserai si je dois
+continuer ou non...
+
+--Bien, bien, père! répliquait-elle d'une voix dont elle déguisait mal
+le tremblement. A ton gré... Je me garderai, tu penses, de te donner
+des conseils...
+
+--Et si je t'en demandais? fit hardiment M. Raindal.
+
+Elle éclata:
+
+--Si tu m'en demandais, je te dirais que cette Mme Chambannes est une
+petite sotte, que son entourage est de la dernière trivialité, que tu
+te jettes là dans une fréquentation qui ne te procurera qu'avanies,
+que désagréments... Je te dirais... Mais non, tiens, père, par respect
+il vaut mieux que je me taise...
+
+Et sur ses bras croisés, on voyait le bout de ses mains s'abattre et
+se relever comme de petites ailes palpitantes.
+
+--Oh! oh! Nous nous emportons! riposta M. Raindal, affectant de
+badiner... Bah!... Si je me rappelle bien, le soir du dîner, nous
+n'étions pas tellement sévère, fillette... Tu te souviens, après
+dîner...
+
+Thérèse ne put retenir un haussement d'épaules;
+
+--Comment, père!... Tu n'as pas deviné que je me moquais, que ces gens
+m'étaient odieux, me révoltaient?... Tu ne les as donc pas jugés
+toi-même?... Mais tout ce que nous en dira l'oncle Cyprien n'est
+qu'enfantillage auprès de la vérité... La race, le sang, la religion,
+la nationalité, il s'agit bien de tout cela! Ce sont des gens d'une
+autre espèce que nous, entends-tu, père? Oui, tous, Allemands,
+Prussiens, Français, Anglais, Italiens, que sais-je, des gens d'une
+même bande, d'une même tribu et qui ne sera jamais la nôtre... Ah!
+quand je réfléchis que toi, dans ta situation, parce que cette petite
+nigaude t'a flatté, t'a enjôlé...
+
+M. Raindal, à l'énoncé de ces mots, eut une violente contraction de la
+mâchoire.
+
+--Ah! permets! fit-il... Non, mais, permets, mon enfant... Tu
+t'égares... Tu oublies un peu à qui tu parles... Et tu me reconnaîtras
+le droit de te dire, avec ma vieille expérience, qu'en fait de gens je
+suis peut-être aussi bon connaisseur que toi... Tu m'accorderas
+peut-être également que jusqu'ici j'ai mené ma vie d'une manière dont
+ni toi ni moi, nous n'avons à rougir, n'est-ce pas?
+
+Thérèse, sans répliquer, feignait de feuilleter un livre. Il reprit
+d'un ton adouci:
+
+--Va, crois-moi, fillette!... Laisse ces théories et les autres à ton
+excellent oncle Cyprien... Dis-moi que Mme Chambannes te déplaît,
+dis-moi que sa société t'inspire de la répulsion, de la défiance...
+N'aie pas peur! Si tes impressions sont justifiées, je serai le
+premier à m'en apercevoir et à régler là-dessus ma conduite... Mais au
+moins ne cherche pas à te faire ni à me faire illusion, à transformer
+en vues sociales tes animosités personnelles... Ce sont là des
+procédés indignes de toi, indignes de ta culture, de ta valeur
+intellectuelle... Tu le sais bien, au fond...
+
+Il lui souriait, avec un regard d'appel:
+
+--Allons, viens m'embrasser!...
+
+La jeune fille s'approcha en tendant son front. M. Raindal y déposa un
+long baiser, tandis qu'il la serrait fortement dans ses bras.
+
+--Hé là, rions donc! exhortait le maître, car le visage de Thérèse,
+quoique apaisé maintenant, demeurait inerte et songeur.
+
+Un sourire oblique desserra ses lèvres.
+
+--C'est cela! Parfait! fit M. Raindal, en exagérant la satisfaction
+que lui causait cette grimace incomplète.
+
+Le déjeuner fut silencieux. M. Raindal évitait les yeux de Thérèse. Il
+éprouva un secret petit contentement, quand il sut qu'elle sortait
+après le repas, pour se rendre à la Bibliothèque. Sans s'expliquer
+pourquoi, il préférait qu'elle fût absente au moment de son départ.
+
+Vers quatre heures, il passa une redingote de cérémonie en drap lisse,
+puis une paire de gants neufs dont le cuir gris collait à ses doigts.
+Il se hâtait, par crainte de manquer l'omnibus. Mais en bas les
+trottoirs étaient salis de boue. Il appela un fiacre.
+
+
+
+
+IX
+
+
+Mme Chambannes l'attendait dans le fumoir aménagé en salle de travail.
+
+Au centre, on avait disposé une grande table avec un tapis grenat, un
+encrier de cristal anglais acheté tout exprès, des cigarettes d'Orient
+dans une coupe et un cahier de maroquin à tranche dorée. Deux
+fauteuils Empire se faisaient face. Et au parfum d'iris qu'exhalait
+autour d'elle Zozé s'ajoutait harmonieusement cet arome d'encens qu'à
+travers tout l'hôtel on sentait dès le vestibule.
+
+Mme Chambannes débarrassa M. Raindal de ses gants et de son chapeau
+qu'il hésitait à poser sur la table.
+
+Ils s'assirent vis-à-vis l'un de l'autre et la leçon commença.
+
+M. Raindal, d'abord, dicta une liste d'ouvrages que Zozé devait se
+procurer.
+
+Mme Chambannes écrivait rapidement, avec de petits mouvements des
+lèvres. L'abat-jour rosé de la lampe électrique laissait dans l'ombre
+le haut de ses cheveux; mais le net ovale de sa figure restait en
+pleine lumière. La poudre, semée d'une touche légère, avait si bien
+imprégné les chairs, qu'elle semblait un velouté naturel. Les rayons
+y glissaient sans être reflétés comme sur la soie molle et ténue de
+son ample robe d'intérieur. Les teintes en étaient pâles, les dessins
+indistincts, cachés par des amas de dentelle crème. Et, à la blancheur
+de ces tons, son visage s'avivait encore d'un éclat de pureté
+matinale. On l'eût dite à peine vêtue, sous les larges plis de
+l'étoffe, et fraîche comme au sortir du bain.
+
+A chaque arrêt de M. Raindal, elle redressait la tête. Puis ses yeux
+aux aguets épandaient vers le maître leurs débordants effluves de
+tendresse. M. Raindal toussait de gêne, et, ramenant plus étroitement
+contre son buste ses avant-bras aux mains pendantes, il paraissait
+vouloir reculer.
+
+Lorsqu'il eut terminé la dictée, Zozé demanda:
+
+--Et à présent?
+
+--A présent il va falloir travailler, chère madame, et vous habituer à
+travailler seule! Malgré tout mon désir de vous aider, vous imaginez
+bien qu'il y aura des semaines...
+
+Zozé l'interrompit:
+
+--Nous savons, mon cher maître.... Ce ne seront pas des leçons.... Ce
+seront des causeries, de petits conseils d'ami, quand vous pourrez,
+quand vous serez libre...
+
+M. Raindal, approuvant du regard, attirait à lui un des vastes
+in-folio du livre d'Ebers sur l'Égypte. Il se mit à le feuilleter, et
+il retournait le volume pour montrer les gravures ou donner à Zozé des
+explications. Elle se penchait par-dessus la table. Alors les souples
+frisons de sa chevelure chatouillaient parfois d'un frôlement le
+front de M. Raindal. Il se rejetait vite en arrière; et elle s'amusait
+de cet effroi. Mais elle eut honte de le taquiner.
+
+--Oh! nous sommes très mal! fit-elle soudain... Vous permettez, cher
+maître, que je m'asseye à côté de vous?
+
+--Bien volontiers chère madame!
+
+Pourtant ils n'avaient pas repris l'examen des gravures, que déjà M.
+Raindal déplorait son empressement à accepter.
+
+Le parfum de Zozé, maintenant à si proche distance, l'étourdissait de
+ses émanations. Chaque fois qu'elle s'inclinait, le tissu léger de sa
+robe flottante en laissait s'évader une bouffée plus forte. Seulement
+ce n'était plus de la violette, de l'iris: c'était une odeur
+savoureuse et chaude comme une senteur de fruit, le parfum vivant de
+la chair qui se marie à celui de l'essence; et les commentaires de M.
+Raindal s'embrouillaient à mesure.
+
+Sans contredit, il connaissait le don que possèdent certains élus de
+répandre par l'épiderme une fragrance délicieuse. Nombre de
+personnages antiques en furent gratifiés: notamment Cléopâtre, d'après
+un papyrus de Boulaq, cité par M. Raindal dans son livre;--et
+Plutarque n'est pas moins précis en ce qui concerne la peau
+d'Alexandre.
+
+Mais à se remémorer ces faits ou d'autres analogues, le maître ne
+faisait qu'augmenter la confusion de ses idées. Les mots en venaient à
+lui manquer. A toutes les montées du parfum, timidement, il pinçait
+les narines, comme s'il eût aspiré quelque gaz délétère. Souvent
+devant une image, il restait interdit, sans pouvoir en achever
+l'interprétation. Il songeait distraitement à la peau d'Alexandre, à
+la chair de Cléopâtre; et il aurait souhaité que Zozé écartât un peu
+de lui son petit fauteuil à griffes dorées.
+
+--Un mot, un seul mot de rien, si cela ne vous dérange pas!...
+
+Pour proférer cet appel, Mme de Marquesse n'avait glissé, dans
+l'entre-bâillement de la portière, que son profil aux puissantes
+mâchoires, et sa main gantée de blanc qui retenait au-dessous le
+rideau.
+
+--Entrez donc, ma chérie! fit Mme Chambannes.
+
+Les deux femmes s'embrassèrent. M. Raindal saluait Mme de Marquesse,
+en observant machinalement son costume bleu soutaché de noir qui la
+sanglait aux hanches comme un habit de cheval. Puis, sur
+l'autorisation du maître, ces dames passèrent dans le salon voisin. M.
+Raindal soupira avec force. A présent, dans le calme de la solitude,
+toutes ses anxiétés s'effaçaient subitement. Il ne lui en restait plus
+qu'une vague sensation de plaisir caché, de péril surmonté, de mystère
+flatteur. Et il ne lui eût même pas déplu que ses collègues de
+l'Académie le vissent dans cette pièce luxueuse, à proximité de ces
+deux personnes si charmantes qui le traitaient avec tant d'égards. Il
+était devant la glace, à se lisser la barbe, en avançant les
+maxillaires, quand ces dames reparurent.
+
+Mme de Marquesse voulait partir. Zozé lui barra gracieusement la
+route, les bras en croix sur la portière, dans une pose de Sarah
+Bernhardt.
+
+--Non, pas encore.... N'est-ce pas, cher maître?... Il ne faut pas
+que Mme de Marquesse s'en aille déjà!
+
+M. Raindal acquiesça d'un salut. Zozé avait sonné. On servit sur un
+plateau d'argent du vin de Porto avec des biscuits. Ils avaient un
+goût de vanille auquel M. Raindal se montra très sensible. Mme
+Chambannes lui inscrivit l'adresse du confiseur où on les achetait.
+Mme de Marquesse prétendait en savoir de beaucoup meilleurs. Chacune
+vantait son fournisseur. Le porto les avait animées--et, en riant, la
+main brandie, elles se reprochaient l'une à l'autre des traits odieux
+de gourmandise. Le maître, pris pour arbitre, refusa galamment de
+prononcer. Il riait du débat, mais aussi du porto dont deux verres,
+absorbés coup sur coup, commençaient à lui échauffer les tempes.
+
+--Eh bien! Et notre travail que nous oublions! fit subitement Zozé.
+
+M. Raindal allait répliquer, quand la portière se souleva de nouveau,
+et un ecclésiastique, d'une cinquantaine d'années, replet, chauve et
+tout souriant sous ses grosses besicles, pénétra lentement dans le
+fumoir.
+
+--Ah! c'est vous, mon cher abbé! s'écria Zozé d'un ton de surprise
+tellement sincère qu'on ne pouvait deviner si la visite avait été
+combinée d'avance ou si le hasard l'amenait.
+
+Puis elle présenta:
+
+--Monsieur l'abbé Touronde, directeur de l'orphelinat de
+Villedouillet, notre voisin de campagne, un de nos meilleurs amis....
+Monsieur Raindal...
+
+Le maître s'inclinait de cet air cérémonieux, dont il dissimulait
+toujours son aversion contre les gens d'église.
+
+L'abbé interrogea respectueusement avec un léger accent du Midi:
+
+--M. Raindal, l'auteur de la _Vie de Cléopâtre_?...
+
+--Parfaitement! confirma Zozé.
+
+L'abbé Touronde se confondit en politesses. Sans connaître l'ouvrage,
+il en avait lu assez de comptes rendus dans les journaux pour en
+parler abondamment. Il complimenta le maître au sujet de divers
+chapitres; et M. Raindal remerciait avec des revers de mains modestes
+qui semblaient repousser les éloges.
+
+Mais l'abbé continuait de sa voix un peu chantante. Le livre le
+captivait d'autant plus que la matière ne lui était point complètement
+étrangère. Il avait dû, jadis, étudier à fond l'histoire de l'Égypte
+en vue d'une brochure sur la secte des Coptes-Unis; d'autre part, il
+avait publié, dans les _Annales d'archéologie chrétienne_, deux
+articles traitant des hagiographes de la Thébaïde. Et, M. Raindal
+confessant ne point les avoir lus, l'abbé offrit, si ce n'était pas
+trop indiscret, de lui envoyer à domicile les numéros de la revue.
+
+Il avait une tête à la fois oblongue et joufflue, presque toute en
+chair, sauf une corde de cheveux bruns autour de sa calvitie; et M.
+Raindal lui trouvait un sourire de brave homme. Peu à peu il se
+départait de sa froideur première. Il communiqua à l'abbé des
+particularités pittoresques sur la Thébaïde dont il avait exploré, par
+métier, les parages. L'abbé écoutait d'une figure studieuse, avec des
+marques de déférence, de solennels hochements de la nuque. Zozé
+profita d'une pause pour demander:
+
+--Vous dînez avec nous, monsieur l'abbé?
+
+--Hé! Hé! oui, madame, fit sans hésitation l'abbé en dilatant d'un
+rire cordial ses joues sphériques. Hé! oui, certes, si vous voulez de
+moi...
+
+--Et vous, cher maître, poursuivit Zozé, acceptez-vous d'être des
+nôtres?...
+
+--Oh! impossible, chère madame, soupira M. Raindal. On m'attend...
+Croyez que je suis désolé...
+
+Il se tut, car Chambannes entrait, caressant d'un geste fatigué son
+épaisse moustache blonde à charnière. Tout le monde s'était levé. Il
+serra la main de M. Raindal, puis, tapotant le cou de Zozé comme on
+fait à une écolière:
+
+--Et cette leçon, cher monsieur, comment a-t-elle marché?... Vous êtes
+content de votre élève?...
+
+--Fort satisfait, monsieur, excellent début...
+
+--Oh! pour ce que nous avons travaillé! dit Zozé. Mais vous reviendrez
+jeudi!... Jeudi je fermerai ma maison... Je n'y serai pour personne...
+Vous promettez de revenir, cher maître?...
+
+M. Raindal promit. Zozé l'accompagna ainsi que Germaine jusqu'à la
+porte du salon.
+
+Ils descendirent ensemble, et dehors ils se séparèrent après une
+poignée de main. Mme de Marquesse lui avait secoué le bras si fort
+qu'il en ressentait une sorte de crampe à l'épaule. Il consulta sa
+montre près d'un bec de gaz. L'aiguille marquait sept heures moins le
+quart.
+
+--Sapristi! murmura-t-il effaré.
+
+Et il appela encore un fiacre.
+
+ * * * * *
+
+A dîner, par bravade de peur, pour devancer les ironies ou les
+questions, il affecta une joviale loquacité.
+
+Il narrait sa visite sur un ton de désinvolture, comme une séance de
+l'Institut, une leçon au Collège de France. Il multipliait les
+détails, décrivait la toilette des dames, et il imita même l'accent
+méridional de l'abbé.
+
+Thérèse, de son côté, feignait de s'intéresser, donnait avec bonne
+grâce la réplique et semblait avoir oublié la querelle du matin.
+
+Quant à Mme Raindal, elle se taisait. Pourquoi protester, pourquoi
+vouloir détourner son mari de ce commerce funeste avec des personnes
+sans foi? Ne le savait-elle pas irréparablement damné, déjà voué pour
+son athéisme aux tortures éternelles? En plus, le souvenir de la
+colère du maître, un peu avant le dîner Chambannes, demeurait vivace
+dans son esprit, et la bâillonnait de sagesse.
+
+Elle ne se permit un froncement de sourcils que lorsque M. Raindal
+parodia l'abbé, et sa mine affligée fit tellement rire Mlle Raindal
+que le maître en conçut des soupçons sur la bonhomie de sa fille.
+
+Cette gaieté, cette douceur, étaient-elles bien franches? Thérèse ne
+se moquait-elle pas de lui? M. Raindal l'examina d'un coup d'oeil
+furtif; puis brusquement, mis en éveil, il cessa ses récits.
+
+Le jeudi suivant, plus réservé, il mentionna tout juste sa visite rue
+de Prony pour transmettre à ces dames les compliments de Zozé; et le
+jeudi d'après, il n'en parla point.
+
+Enfin le quatrième jeudi, vers six heures et demie, on reçut, rue
+Notre-Dame-des-Champs, une carte-télégramme de M. Raindal. Il priait
+qu'on ne l'attendît pas, étant retenu par les gracieuses instances de
+Mme Chambannes; et au-dessous, Zozé avait tracé de sa haute écriture:
+_Approuvé_.
+
+A vrai dire, M. Raindal, en partant de chez lui, se doutait bien au
+fond qu'il n'y rentrerait point dîner, puisque la semaine précédente,
+il avait quasiment promis d'être, ce jeudi-là, le convive de son
+élève. Mais il s'était ingénié à présenter de loin cette escapade sous
+les aspects d'un impromptu que rien ne lui faisait prévoir.
+
+Ce fut Mlle Raindal qui ouvrit la dépêche. Une fois lue, elle la jeta
+au feu en haussant les épaules.
+
+--Qu'est-ce que c'est? demanda Mme Raindal qui entrait.
+
+Thérèse répliqua d'un ton railleur:
+
+--Un télégramme de père qui reste dîner là-bas!
+
+Là-bas! Les deux femmes, à ce mot, avaient instinctivement croisé le
+regard. Puis, du coup, devant la figure alarmée de sa mère, Thérèse
+rebaissa les yeux vers son papier. A quoi bon en ajouter plus? Jamais
+entre elles il n'y aurait communion d'esprit possible, jamais contre
+M. Raindal une de ces petites alliances gouailleuses du genre de
+celles où s'amusaient jadis le maître et sa fille aux dépens de Mme
+Raindal! Bah! il fallait se résigner à goûter seule,--seule comme
+toujours, seule comme partout,--le comique de l'aventure!
+
+--Alors, il dîne là-bas? répéta d'une voix navrée la vieille dame.
+
+--Mais oui, mère, puisque je te le dis! fit Thérèse avec impatience.
+
+--Et tu penses qu'il va continuer à y retourner chaque jeudi?
+
+--Je l'ignore!
+
+Mme Raindal reprit de la même voix mortifiée:
+
+--Mon Dieu! mon Dieu! Pourvu que ces Chambannes ne lui nuisent pas!...
+Voyons, toi, tu ne pourrais pas lui dire...
+
+--Lui dire quoi?...
+
+--Lui dire, lui dire... de prendre garde, par exemple, de ne pas trop
+se lier... Tu t'y entends mieux que moi, à lui parler, ma fille... Et
+puis vous êtes plus amis ensemble!...
+
+A ce reproche déguisé par lequel la vieille dame se plaignait, sans le
+vouloir, de son isolement, de son antique relégation avec Dieu et avec
+ses craintes, Thérèse eut un petit serrement de coeur.
+
+--Écoute! fit-elle d'un ton plus affectueux... Écoute, mère!... Je
+t'assure qu'actuellement il n'y a pas de danger... Donc, ne t'inquiète
+pas en vain à l'avance... Et, si tu m'en crois, pour le moment,
+faisons bonne mine à père, ne le taquinons pas... Je le connais, nous
+n'aboutirions qu'à le pousser plus encore dans l'intimité de ces
+gens...
+
+--Et plus tard?...
+
+--Plus tard, nous verrons, nous discuterons à nous deux ce qu'il
+conviendra de faire selon les circonstances.
+
+--Ainsi, tu veux bien que de temps en temps je cause avec toi de...
+
+Elle hésitait:
+
+--De cela... de cette affaire, enfin?
+
+Thérèse se leva pour l'embrasser, et, la berçant entre ses bras:
+
+--Mais oui, vieille mère... Es-tu drôle! Pourquoi non?...
+
+Une larme coulait le long de la joue de Mme Raindal:
+
+--Je ne sais pas... Vous aviez quelquefois l'air si méchants, ton père
+et toi, chacun à son bureau, sans un mot, quand j'entrais... J'avais
+peur de vous, ma parole!...
+
+Et elle sortit à petits pas accablés, afin de prévenir en hâte
+Brigitte.
+
+ * * * * *
+
+Pendant ce temps, Mme Chambannes, pour complaire à M. Raindal,
+énonçait la liste des convives:
+
+--Je vous jure, cher maître, absolument entre nous... Mon oncle et ma
+tante Panhias, notre ami le jeune M. de Meuze, et peut-être l'abbé
+Touronde...
+
+Elle ne finissait pas de le nommer, qu'il fit son entrée dans le
+fumoir.
+
+Il manifesta un grand contentement à se rencontrer avec M. Raindal.
+Ses prunelles derrière les besicles étincelaient de plaisir; et Zozé,
+les voyant tous deux en causerie, s'enfuit à sa toilette.
+
+--Oui, déclarait poliment M. Raindal, vos études m'ont paru
+excellentes, bien déduites, nourries de savoir... Et je m'étonne,
+dois-je vous l'avouer? qu'ainsi doué pour la science, vous n'ayez pas
+un bagage littéraire, comment dirais-je? plus volumineux, plus
+considérable...
+
+--Oh! cher maître, vous êtes trop indulgent, trop... trop
+bienveillant!... bredouillait l'abbé d'une voix qui chevrotait de
+satisfaction.
+
+Et il se justifia avec éloquence de n'avoir pas davantage produit. En
+droit, on ne pouvait point l'incriminer de paresse. Non, c'était
+d'autres causes que provenait sa stérilité. D'abord l'orphelinat
+qui exigeait de lui des soins assidus, quotidiens, et de toute
+sorte, financiers aussi bien que moraux, littéraires autant
+qu'administratifs. Puis, ses ennemis, ses innombrables ennemis qui,
+s'il avait publié plus, n'eussent pas manqué de trouver là un sujet de
+calomnie nouvelle comme ils en découvraient à toutes ses actions, même
+aux plus vertueuses, même aux plus innocentes.
+
+Car l'abbé Touronde était, hélas! à n'en point douter, le prêtre le
+plus calomnié de Seine-et-Oise. Tous les partis le haïssaient, tous
+s'évertuaient à le messervir, à le déconsidérer. Sous prétexte qu'il
+était recherché dans les châteaux des alentours,--comme chez Mme
+Chambannes, au château des Frettes, entre autres,--les radicaux du cru
+l'accusaient auprès du préfet de faire à Villedouillet de la propagande
+réactionnaire. Par contre, à l'évêché, les dénonciations anonymes
+pleuvaient, où se reconnaissait aisément la facture cléricale. On y
+affirmait que l'abbé Touronde compromettait chaque jour--et ici la
+voix de l'abbé fléchit, devint confidentielle--compromettait chaque
+jour la dignité superéminente de sa soutane dans les frivolités
+mondaines et la fréquentation des hérétiques.
+
+--Les hérétiques! répétait avec indignation le prêtre... Hé! puis-je
+choisir et réclamer aux donateurs un acte de baptême en règle?
+Devais-je refuser les Israélites qui m'aident à élever mes enfants?...
+Ah! les pauvres petits, sans eux, Dieu sait que le monde, les
+frivolités mondaines, on ne m'y verrait plus guère...
+
+Puis, subitement, il s'arrêta, comme s'il eût entendu la voix de sa
+conscience:
+
+«Si, si, Bastien Touronde, on t'y verrait encore, parce que tu aimes
+la bonne chère, la vue des jolies femmes, le luxe, le confortable et
+aussi parce que, dans cette société peu au courant des dogmes, tu sais
+que ta présence parmi les tentations scandalise beaucoup moins qu'elle
+ne ferait ailleurs...»
+
+A quoi les lèvres de l'abbé susurraient, en réponse, comme les jours
+de visite à l'évêché, quand Monseigneur le blâmait pour ses écarts
+mondains:
+
+«_Non culpabiliter! Non culpabiliter!_»
+
+--Plaît-il? fit M. Raindal qui n'avait écouté que distraitement ces
+longues doléances.
+
+L'abbé Touronde sursauta:
+
+--Je songeais à ces mauvais gars, cher maître, je leur disais en
+moi-même des injures... Vous savez, nous autres du Midi, nous avons le
+sang vif et la langue souvent pas tout à fait assez chrétienne!...
+
+L'entrée de Mme Chambannes, que suivaient l'oncle et la tante Panhias,
+mit un terme au dialogue. On opéra les présentations. L'oncle Panhias
+était en frac et cravate noire. Il portait bas, comme une tête de
+penseur, sa tête de comptable grisonnant, et il avait dans la
+démarche, dans l'allure, dans les replis de sa physionomie barbue, cet
+air de lassitude des hommes de bureau à qui la fortune est venue trop
+tard. Mme Panhias semblait, au contraire, optimiste et gaillarde, sous
+la robe de soie brune que tendaient ses grosses formes. Elle roulait
+les _r_ plus fort que Mme Chambannes, et il fallait un connaisseur
+pour distinguer l'Orientale à cet accent quasi d'Espagne ou d'Amérique
+du Sud.
+
+Quelques minutes après, Gérald, puis Georges Chambannes pénétrèrent
+dans le fumoir. Ils étaient l'un et l'autre en habit. M. Raindal,
+instinctivement, abaissa les yeux vers sa redingote. Mais le
+domestique annonçait que madame était servie, et l'on se rendit en
+cortège dans la salle à manger.
+
+Le dîner fut cordial et gai. M. Raindal n'avait plus maintenant ces
+timidités ou ces malaises d'intrus qui, au début, le guindaient si
+fort. A tant frayer chez les Chambannes, il s'était familiarisé avec
+les noms de leurs relations, les usages de la maison, les goûts de
+l'entourage; et il n'y avait guère d'entretien auquel il hésitât à se
+mêler par discrétion, crainte d'erreur ou ignorance du sujet. Rien ne
+paraissait le troubler. Les oeillades comme le parfum de la petite Mme
+Chambannes n'étaient plus à présent que des stimulants à sa faconde.
+Tous deux se parlaient en camarades, avec un je ne sais quoi de
+paternellement supérieur dans le ton de M. Raindal et de
+volontairement soumis dans celui de la jeune femme. Chambannes même,
+pour s'adresser au maître, avait de ces tours de phrase qu'on
+n'emploie d'habitude qu'envers un ami de vieille date. Quelle
+différence avec le premier dîner, où M. Raindal s'était senti si
+gauche, si lent à recouvrer l'entrain! Et l'oncle Panhias ayant, par
+mégarde ou sous l'influence des vins, avoué qu'il avait Smyrne pour
+patrie d'origine, le maître fut sur le point de l'en féliciter. Une
+ville exquise que Smyrne, la perle de l'Ionie, dont le nom en grec
+signifiait myrrhe, encens, odeur aimée des dieux. Et jusqu'au dessert
+il ne tarit pas d'éloges, d'anecdotes à l'appui, de souvenirs
+historiques, tandis que la tante Panhias le remerciait en répliques
+enthousiastes, qui soulignaient comme des roulements de tambour
+chacune de ses périodes.
+
+Au fumoir, Zozé demanda à M. Raindal l'autorisation d'allumer une
+cigarette. Puis insensiblement elle se dirigea vers Gérald. Il s'était
+affalé sur le divan et lançait, d'une lèvre boudeuse, des bouffées en
+spirale. Elle s'assit à côté de lui et la voix câline:
+
+--Pourquoi faites-vous la tête?
+
+Il ne répondit pas, d'abord, mais, au bout d'un instant, il grommela:
+
+--Est-ce qu'il va venir comme cela souvent, le kangourou?
+
+--Je ne sais pas! murmura Zozé en réprimant un sourire... Vous n'êtes
+pas jaloux, au moins?...
+
+Gérald eut un ricanement dédaigneux.
+
+--Jaloux!... Ah! bien!... Non... Seulement il me rase un peu! Il est
+par trop bavard, votre petit ami!...
+
+Et, se levant, il alla rejoindre Chambannes qui se versait de
+l'eau-de-vie devant la caisse à liqueurs.
+
+M. Raindal eut un inconscient plaisir à voir la fin de ce colloque. Il
+examinait avec attention le jeune M. de Meuze, comme avait dit Zozé,
+le jeune Gérald, éclairé de près, en ce moment, par une lampe
+au-dessus de laquelle il se penchait pour y rallumer son cigare. Pas
+si jeune que cela, en dépit de l'apparence! Au coin des yeux, au coin
+des lèvres, au coin des narines, la lumière montrait à travers sa
+figure encore juvénile et ferme ces linéaments vagues, ébauches
+incolores des rides futures; et sur le plat de ses tempes des veines
+commençaient à saillir.
+
+M. Raindal en ressentit une espèce de bonne humeur, qui le rendit
+confus, car il avait des prétentions à la générosité, à la grandeur de
+caractère. Parce que M. de Meuze manquait d'égards admiratifs, parce
+qu'il avait pris durant tout le dîner des mines ennuyées et maussades,
+était-ce une raison pour se réjouir des fatales petites décrépitudes
+de l'âge...
+
+--Dites-moi, cher maître! fit Mme Chambannes, l'interrompant dans ce
+revirement d'équité... Si nous causions de notre fameuse visite au
+Louvre?...
+
+Hélas! cette semaine, comme les précédentes, on devait y renoncer, à
+cette «fameuse» visite, depuis plus d'un mois chaque semaine rejetée à
+la semaine suivante. Tous les jours de Zozé étaient retenus. On se
+promit de fixer une date, à la leçon prochaine. La causerie déviait
+vers des sujets moins graves. La tante Panhias, comme délivrée d'un
+secret professionnel, s'en donnait de discourir sur Smyrne. A onze
+heures, M. Raindal, par peur de céder au sommeil, se retira. En bas,
+Mme Chambannes le pria d'inviter ces dames à dîner chez elle pour le
+jeudi qui venait. Il remercia chaleureusement, mais dehors il ne put
+maîtriser la contrariété que lui causait cette mission difficile.
+
+--En voilà, une idée! se disait-il... Ah! oui, ce sera commode!...
+
+Il resta trois jours reculant à risquer l'attaque, et sitôt qu'il s'y
+hasarda, deux refus résolus lui coupèrent la parole. Son front se
+teinta d'un afflux de sang. Pardieu! elles s'accordaient, et leur
+double refus n'était qu'une manoeuvre concertée, une sournoise
+manifestation de blâme.
+
+Il riposta avec hauteur:
+
+--C'est bon! A votre guise!... Cependant, je n'entends pas être
+solidaire de vos fantaisies!... Et je vous avertis: j'irai seul...
+
+Cette menace ne fut pas relevée. Il la renouvela le jeudi matin sans
+davantage obtenir réponse. De colère, il partit à trois heures, une
+heure plus tôt que de coutume. Il avait endossé l'habit noir, et,
+comme sa cravate de soirée apparaissait dans l'échancrure du paletot,
+quelques badauds se retournaient sur son passage. Cela accrut son
+mécontentement. Il pressa le pas et arriva d'une demi-heure en avance.
+Mme Chambannes, par extraordinaire, fut, inversement, d'une demi-heure
+en retard. Il attendit donc une grande heure dans le fumoir, où le
+jour tombait graduellement. Les domestiques avaient oublié de faire
+la lumière, et M. Raindal, n'osant ni sonner ni toucher au bouton des
+lampes électriques, demeura dans l'obscurité. Des pensées amères
+l'assaillaient. Pourquoi cet acharnement de Thérèse et de Mme Raindal
+contre les Chambannes? Que pouvaient-elles imaginer sur leur compte?
+Que disaient-elles de lui, quand il était absent? Et sa fureur
+s'exacerbait aux piqûres venimeuses de ces questions.
+
+--Vous ici, cher maître, dans le noir!... Est-ce possible?... Je suis
+en retard, n'est-ce pas?... Vous me pardonnez?...
+
+En même temps que cette voix affectueuse, la lumière jaillissait dans
+la pièce; et Mme Chambannes parut, un manchon à la main, la voilette
+repliée au-dessus des sourcils. Son délicat petit nez était rosé du
+bout par le froid du dehors--ou peut-être par les caresses récentes.
+Elle réitéra ses excuses, et jetant sur un fauteuil son collet de
+zibeline et sa capote de fleurs où deux épingles vibrèrent un instant
+du choc, elle déclara:
+
+--Vous savez, maître... J'ai un projet une nouvelle combinaison...
+Vite, que je vous la dise!... A cinq heures, nous sommes dérangés sans
+cesse... C'est l'un, c'est l'autre qui vient, et, soit dit entre nous,
+nous ne faisons rien qui vaille...
+
+M. Raindal, la figure rassérénée, approuvait d'un sourire bénévole.
+
+--Alors, voici ma combinaison... Nous mettrions la leçon à six
+heures... Nous travaillerions de six à sept... Et vous dîneriez à la
+maison tous les jeudis... Cela vous va-t-il?...
+
+M. Raindal, comme en une hallucination, croyait apercevoir Thérèse,
+son sourire narquois, ses minces lèvres pincées de dédain, quand il
+lui ferait part de cet arrangement nouveau; et une envie le prit de la
+défier, de se venger d'elle, de réduire par un coup d'audace ses
+tacites ironies. Il toussotait, semblait réfléchir, et enfin d'une
+voix nette:
+
+--Ma foi, oui, cela me va... C'est convenu, chère madame...
+
+Mais il ajouta par un restant de prudence:
+
+--Bien entendu, sauf contretemps, sauf empêchement majeur!...
+
+Mme Chambannes eut une moue de reproche:
+
+--Oh! cher maître, c'est très mal ces conditions!... N'êtes-vous pas
+libre, complètement libre?... Pensez-vous que votre petite élève
+voudrait empiéter sur vos occupations?...
+
+«Votre petite élève!...» De quel ton de gentillesse elle avait proféré
+cela! M. Raindal, attendri, s'excusa à son tour, puis excusa
+pareillement ces dames. Zozé ne parut pas offensée de leur défection.
+N'avait-elle pas de quoi se consoler? Une heure de gagnée sur la leçon
+pour les couturières, les visites, Gérald, et sans perdre l'amitié du
+maître! Elle songeait seulement, avec simplicité:
+
+--Oh! à la fin elle nous embête, cette Mlle Raindal!
+
+ * * * * *
+
+Chaque jeudi désormais, M. Raindal fut le convive des Chambannes.
+
+Vers cinq heures il passait son frac ou une redingote, selon son gré,
+Zozé lui ayant laissé toute licence de toilette. Puis il hélait un
+fiacre, et à six heures il parvenait rue de Prony. Le plus souvent il
+stoppait en route chez un fleuriste pour acheter deux ou trois roses
+de serre, une branche d'orchidées, des violettes énormes ou du lilas
+hâtif, et il les offrait à Mme Chambannes qu'il savait très friande de
+fleurs rares. Elle le grondait en remerciant, plaçait la gerbe dans un
+vase ou, si les fleurs étaient menues, les gardait à la main. Et la
+leçon s'engageait.
+
+Elle se réglait généralement sur des questions que Mme Chambannes
+posait au hasard. Le maître répondait avec ingéniosité, rapprochant le
+passé des choses contemporaines, le rabotant, l'amenuisant aux
+dimensions exactes du cerveau de sa petite élève. Zozé humait les
+fleurs en écoutant ou dressait les sourcils afin de mieux marquer son
+zèle.
+
+Mais peu à peu l'enseignement dégénérait en causerie. L'Égypte, sa
+chronologie, ses mystères et ses hiéroglyphes étaient relégués de
+côté. Mme Chambannes confiait au maître des racontars mondains, ses
+amusements de la semaine, ou dépeignait le caractère de ses
+principales amies. M. Raindal, faute de détails curieux sur sa vie
+coutumière, remontait aux pénibles années de sa jeunesse. Zozé le
+plaignait beaucoup d'avoir tant pâti de la misère; et elle
+écarquillait ses tendres yeux au récit de certaines privations.
+
+Parfois aussi,--et avec une insistance qui ne se lassait un jour que
+pour renaître l'autre,--elle réclamait de M. Raindal qu'il consentît
+à lui traduire les notes de la _Vie de Cléopâtre_. Le maître
+immanquablement s'y refusait, alléguant que s'il accédait, Mme
+Chambannes serait la première à regretter sa complaisance. Au surplus,
+la plupart des mots, appartenant à ce qu'on nomme la basse latinité,
+étaient intraduisibles.
+
+Il éprouva une oppression quand un soir, après le dîner, l'abbé
+Touronde l'entraînant à part, lui apprit que Mme Chambannes avait
+failli connaître le sens des notes défendues.
+
+--Figurez-vous qu'elle me demande avant-hier s'il existe un lexique de
+la basse latinité. Je réponds: «Oui, madame, le _Dictionnaire_ de Du
+Cange...--Eh bien, mon cher abbé! soyez donc assez aimable pour me
+l'acheter...» Je flaire une tentation mauvaise, et je réplique, avec
+quelque présence d'esprit, je puis le dire: «Hélas! madame, il n'est
+plus en vente... Depuis quarante ans il est épuisé...» Ensuite elle
+m'a avoué que c'était pour traduire vos notes... Mais convenez que
+sans moi...
+
+M. Raindal serra énergiquement la main du prévoyant ecclésiastique.
+
+Outre l'abbé Touronde, sur la recommandation expresse du maître, Mme
+Chambannes n'invitait, le jeudi, que des proches, tels que l'oncle et
+la tante Panhias ou le marquis de Meuze, qui avait sollicité d'être
+admis à ces dîners de choix.
+
+Gérald, lui, craignant de s'ennuyer, n'y paraissait presque plus, et
+Zozé se glorifiait de cette abstention constante comme du symptôme
+d'une jalousie qu'elle n'avait jamais espérée.
+
+Qui eût dit que ces entretiens organisés par un caprice d'oisiveté,
+une inspiration fortuite, serviraient un jour de représailles contre
+les perpétuelles coquetteries du jeune comte! Et des représailles sans
+danger, encore, qui tout au plus autorisaient Gérald à prendre des
+leçons avec une vieille dame!... En amour n'est-on pas égaux, et les
+droits de l'un ne sont-ils pas calqués sur les droits de l'autre?
+Zozé, du moins, y croyait fermement.
+
+Elle s'en attachait davantage à M. Raindal. C'était comme un allié, un
+complice de parade, et, lorsque des amies s'informaient devant Gérald
+si le flirt avec «son vieux savant» durait toujours, elle avait pour
+se défendre des sourires malicieux, des «Vous êtes bête!», ou
+«Laissez-moi donc tranquille!» qui révélaient sa joie de la
+coïncidence. Comme il devait enrager, M. Raldo, comme il devait l'en
+aimer plus!... Si la prudence ne l'eût empêchée, elle l'aurait à ces
+instants-là, embrassé de reconnaissance.
+
+Puis l'exclusive intimité dont l'honorait M. Raindal lui attirait
+chaque jour des remarques flatteuses. Le bruit s'en répandait parmi
+les amis de la maison. On en jasait. On questionnait Mme Chambannes
+sur les façons du maître comme sur les moeurs d'un sauvage qu'elle
+aurait apprivoisé par miracle. Beaucoup de dames jugeaient cette
+amitié suspecte, cette lubie d'étudier incompréhensible, cette
+préférence du maître inexplicable, et elle protestaient que sûrement
+il y avait là-dessous quelque chose. D'autres disaient de Zozé: «Elle
+est folle!» et dénigraient le physique de M. Raindal. Les plus fidèles
+plaidaient en invoquant l'irréprochable tendresse de la jeune femme
+pour Gérald. Mais devant ces arguments Marquesse haussait les épaules
+et Herschstein fredonnait une fanfare de chasse, avec d'autant plus de
+scepticisme que, par deux fois déjà, le maître avait décliné le
+plaisir de figurer à leurs dîners. Bonnes aux femmes, ces histoires!
+Les faits demeuraient les faits. Que les Chambannes fussent contents
+d'avoir accaparé le père Raindal, rien de plus naturel. Seulement,
+quant à leur raconter que le vieux venait là pour la science, pour
+l'amour de l'art, oh! non, pas à eux, Herschstein et Marquesse! Tout
+ce qu'ils concédaient à la défense, c'était de ne point spécifier la
+nature ou les bornes du flirt... Et encore dans la vie, on en voit
+quelquefois de si étranges! Le mieux paraissait donc à ces hommes
+équitables de s'en tenir aux hypothèses et de ne pas préciser.
+
+Mise au courant des médisances par l'intermédiaire de Mme Pums, Zozé
+répliqua fièrement «qu'elle était au-dessus de ces horreurs». Elle
+négligeait maintenant l'abbé Touronde, l'otage pourtant chéri de cette
+société où chacun à l'envi le choyait, comme si sa noire soutane eût
+été un drapeau de garantie et de sauvegarde. Elle reportait sur M.
+Raindal tous les soins délicats, toutes les prévenances qu'elle
+prodiguait jadis au conciliant ecclésiastique. Le jour anniversaire de
+sa naissance, elle donna au maître une somptueuse épingle formée d'un
+scarabée de turquoise avec une sertissure d'or mat. Elle avait inventé
+ce cadeau autant pour contenter M. Raindal que dans l'espoir de lui
+voir quitter les minces cordonnets de soie noire qui d'habitude
+nouaient son col. La tentative réussit. Le jeudi suivant, M. Raindal
+avait arboré un large plastron de satin bleu sombre, que rehaussait au
+centre le bleu pâle de la turquoise.
+
+--Vous avez une bien jolie cravate! remarqua Zozé pendant le dîner.
+
+Les traits de M. Raindal se parèrent d'une expression modeste:
+
+--Vraiment?... fit-il.
+
+D'ailleurs il ne se souciait pas d'élégance. Il s'habillait selon les
+idées de son tailleur--un petit tailleur de la rue de Vaugirard dont
+il était le client depuis une trentaine d'années.
+
+--Vous avez tort! fit Zozé... Les bons faiseurs ne reviennent pas plus
+cher que les mauvais... Pourquoi n'allez-vous pas chez Blacks, le
+tailleur de Georges?...
+
+Chambannes était de la même opinion. M. Panhias se joignit à eux; et
+le maître vaincu fixa rendez-vous avec Georges, afin de se commander
+un vêtement chez Blacks.
+
+Le tailleur, d'abord obséquieux, quand Chambannes lui nomma M.
+Raindal, de l'Institut, se fit tranchant et sec dès qu'il s'agit de
+choisir l'étoffe. Le maître déconcerté n'osa le contrecarrer. A
+l'essayage, ce fut bien pis. M. Raindal ne voulait pas de revers en
+soie à sa redingote. Blacks prétendait l'y contraindre. M. Raindal,
+perdant patience, se révolta. Il ne voulait pas de revers et il n'en
+aurait pas. Blacks s'inclina avec une grimace hypocrite, reconnaissant
+que tous les clients ont leur goût. Seulement, lorsqu'il livra le
+costume et que M. Raindal ouvrit la redingote, les revers de soie y
+étalaient leurs scintillants triangles.
+
+Le maître se plaignit doucement de cette impudence auprès de ses amis
+Chambannes. Tous deux, en riant très fort, donnèrent raison à Blacks;
+et M. Raindal apaisé par ces rires se rallia à leur avis. Zozé, dès
+lors, ne se gêna plus pour conseiller le maître dans les questions de
+toilette. Il obéissait de bon coeur à la fois dans le désir de lui
+plaire et par un besoin de raffinement qui le tourmentait en secret.
+
+Pourtant ces frais accumulés avaient obéré son budget. Chaque semaine,
+en fiacres, en fleurs, en gants, sans compter les dépenses plus
+grosses, telles que la commande chez Blacks, il augmentait le déficit.
+Le prix Vital-Gerbert, que l'Académie lui avait finalement décerné, le
+tira d'affaire à point. Sur les dix mille francs qu'il avait touchés,
+il n'en plaça que huit mille, réservant les deux mille de reste pour
+l'imprévu, pour l'argent de poche.
+
+A toute autre époque de sa vie, il aurait rougi de frustrer ainsi sa
+famille. Mais le devoir est un fardeau qu'on ne porte volontiers qu'à
+plusieurs. Et M. Raindal trouvait précisément dans la conduite des
+siens un prétexte à son égoïsme.
+
+Non pas que la guerre fût entamée. Loin de là, fidèles à leur complot,
+les deux dames Raindal multipliaient les concessions pour maintenir
+l'harmonie comme naguère. Jamais, grâce à leurs efforts, le ménage
+n'avait semblé plus exempt de discordes. C'était à qui d'entre elles
+éviterait les allusions, les contradictions, les motifs de désaccord.
+Le maître, de son côté, dans l'appréhension des railleries, observait
+le silence sur ses dîners hebdomadaires. On en venait à ne plus
+prononcer le nom des Chambannes que par nécessité, et ces dames en
+enveloppaient même les syllabes d'une intonation légère, sympathique,
+comme on entoure de ouate les objets explosifs. Lorsque M. Raindal
+formulait des théories inaccoutumées sur l'utilité publique du luxe,
+les dangers du puritanisme, les avantages sociaux du plaisir, Thérèse
+en dissertait avec lui sans nulle acrimonie, comme sur un sujet de
+science économique qu'aucun lien n'eût relié à leur vie actuelle. Par
+un surcroît de précautions elle avait obtenu de l'oncle Cyprien qu'il
+renonçât aux plaisanteries d'usage concernant Mme Rhâm-Bâhan; et M.
+Raindal cadet ne déversait plus sa verve que dans l'oreille de son
+auditeur ordinaire Schleifmann.
+
+Mais, malgré cette façade de calme et de bonne entente, le maître ne
+se sentait plus chez lui en paix, en confiance. Il se devinait épié,
+persiflé, censuré tout bas ou tout haut à chacun de ses actes, à
+chacune de ses paroles; et il avait peine à contenir sa colère contre
+cette hostilité muette, insaisissable, quoique toujours en éveil, qui
+rôdait continuellement autour de sa personne.
+
+Tout en la redoutant, il aurait, certains jours, souhaité une dispute
+ouverte, un éclat sans détours, quelque solide et claire altercation
+de famille où chacun eût crié ses griefs, défendu sa cause.
+
+Qu'on l'attaquât un peu, qu'on le questionnât seulement, et il saurait
+bien se disculper! Quel mal faisait-il, après tout? Courait-il les
+salons comme beaucoup de ses collègues? Avait-il profité de l'élan de
+son triomphe pour forcer l'accès de ces petites bastilles littéraires,
+but final de tant d'ambitions mesquines? N'avait-il pas, au contraire,
+repoussé toutes les invitations, celles de Mme Pums, de Mme
+Herschstein, de Mme de Marquesse, voire celles de dames plus en renom
+qu'au besoin il citerait? N'avait-il pas vingt fois exhorté
+discrètement sa fille et sa femme à rendre chez les Chambannes la
+visite qu'elles devaient? N'était-il pas prêt à les emmener rue de
+Prony aussi souvent qu'elles le désireraient? Tenait-il rigueur à Mme
+Raindal, comme eussent fait tant d'autres, de toutes les déceptions et
+de toutes les amertumes que sa foi inquiète avait jetées entre eux?
+Jouait-il le rôle d'un mauvais mari, d'un mauvais père, d'un homme
+frivole et dissipé?... Donc, que lui reprochait-on? Pourquoi était-il
+obligé de se méfier à présent des siens comme d'ennemis
+déclarés,--comme de ce méprisable Saulvard, par exemple, qui poussait
+la rancune de sa défaite au point d'avoir refusé coup sur coup trois
+invitations de Mme Chambannes?... Et l'emmêlement de ces soucis, joint
+au silence qu'il s'imposait, achevait de lui donner en dégoût sa
+maison, son intérieur, tout ce qui avait été pour lui jusque-là le
+bonheur et la quiétude.
+
+A force de se démontrer son innocence, des doutes, par instants, le
+gagnaient. Il se demandait si réellement peut-être son amitié avec la
+jeune Mme Chambannes n'était point de nature à lui causer du
+préjudice dans les milieux savants, si peut-être il n'eût pas été plus
+convenable d'espacer ses visites, si tant de régularité ne prêterait
+pas à la malveillance. Mais sur-le-champ une rébellion, qu'il
+attribuait à l'orgueil, le faisait sourire de tels scrupules. Il
+puisait dans ces réflexions une énergie nouvelle à suivre son
+penchant. Toute la semaine durant, il ne manquait aucune occasion de
+flétrir, à table ou ailleurs, les ridicules de la pédanterie,
+l'hypocrisie des gens austères, une foule de travers et de personnages
+anonymes auxquels Mme Raindal, Thérèse, l'oncle Cyprien eussent pu,
+sans invraisemblance, surajouter leur nom. Puis le jeudi d'après,
+c'était avec un fracas de provocation, une allure quasi-belliqueuse
+qu'il accomplissait son départ, en tapant une à une toutes les portes.
+
+Il arrivait chez Mme Chambannes; et, dès le vestibule, dans le tiède
+parfum d'encens qui le caressait comme un premier salut de bienvenue,
+son ressentiment tombait. Ici tout le monde lui souriait, s'empressait
+à le satisfaire, depuis Firmin, le domestique qui le débarrassait de
+son paletot en l'interrogeant affectueusement sur sa santé du jour
+jusqu'à l'abbé Touronde, jusqu'à la tante Panhias, jusqu'à ce
+nonchalant Chambannes lui-même! En haut, Zozé marchait à sa rencontre,
+lui tendant une main à baiser. Et pendant quatre bonnes heures, M.
+Raindal oubliait ses contrariétés, ses déboires familiaux, les petites
+appréhensions de la semaine. Il ne s'en souvenait qu'au moment de
+partir. Alors, quand onze heures sonnaient, il avait une impression de
+mélancolie, de plaisir terminé, comme un collégien que la rentrée
+appelle.
+
+Zozé l'accompagnait dans le vestibule, veillait à ce qu'il se couvrît
+bien, lui recommandait de ne pas se refroidir, et, comme on atteignait
+la fin de l'hiver, elle murmurait à son mari, la porte une fois close:
+
+--Pauvre vieux!... C'est tout de même une fière trotte à son âge... Je
+ne suis pas fâchée que le printemps recommence!
+
+Si le temps était favorable, M. Raindal revenait à pied, par exercice
+d'hygiène.
+
+La route lui semblait longue, mais, à mesure qu'il approchait de la
+rue Notre-Dame-des-Champs il ralentissait le pas, sa démarche se
+faisait plus irrégulière. On eût dit qu'il voulait retarder l'instant
+de rentrer chez lui.
+
+Enfin, il gravissait son escalier, dont les marches cirées se
+dérobaient sous ses semelles. Un froid de cave s'élevait des murailles
+à marbrures peintes où la bougie projetait une ombre gigantesque. M.
+Raindal ouvrait sa porte. Une odeur de cuisine et d'encaustique le
+saisissait à la gorge. Il traversait sur la pointe des pieds le petit
+appartement, et la doublure soyeuse de sa redingote bruissait le long
+de ses jambes comme un dernier écho des élégances qu'il venait de
+quitter. La médiocrité du logis ne lui en était que plus sensible.
+Quelle pauvreté de meubles, quel manque de confortable après les
+luxes, les aises et les délicatesses de toute sorte qui abondaient rue
+de Prony! M. Raindal exhalait un soupir de tristesse, puis se glissait
+dans son lit auprès de Mme Raindal qui ronflait imperturbablement
+dans un lit parallèle... Souvent il restait sans éteindre à rêvasser,
+à se remémorer la soirée: et sa nostalgie se dissipait en revivant ces
+souvenirs.
+
+Elle ressuscitait le lendemain à la vue de Thérèse, dans son grossier
+accoutrement du matin, avec cette vulgaire robe de chambre en bure, si
+différente des chatoyants peignoirs de Mme Chambannes.
+
+Ah! M. Raindal s'expliquait la sévérité de la jeune fille envers sa
+petite élève. L'envie, hélas! évidemment, l'envie! La jalousie
+incapable de discerner autre chose dans Mme Chambannes que ses lacunes
+de savoir, ses défauts intellectuels, comme si l'érudition était tout
+en une femme, comme si la beauté, l'élégance, l'art de séduire, ne
+comptaient pas aussi parmi les dons précieux, les facultés puissantes!
+Et dans l'exaltation de sa découverte, au lieu d'en vouloir à sa fille
+de cette disgrâce physique qui depuis quelque temps, malgré lui,
+l'indisposait contre elle, il se sentait pris soudain d'un élan de
+compassion. Il courait à Thérèse, il l'embrassait fougueusement au
+front. Elle lui rendait le baiser sur la joue avec un effort de
+tendresse. Mais son corps cambré en arrière démentait aussitôt la
+simagrée de sa bouche. Entre eux un immatériel sortilège passait qui
+s'opposait aux épanchements de jadis, aux confidences, à cette
+solidarité de confrères qui durant tant d'années les avaient unis...
+
+Ils retournaient au travail, déçus de leur impuissance à se joindre de
+nouveau, aigris mutuellement par leur tentative avortée, se
+maudissant pour les torts dont chacun croyait l'autre coupable. Et la
+semaine reprenait dans cette paix chargée de brouille.
+
+ * * * * *
+
+Par une précoce soirée de mars, aussi douce qu'une nuit d'été, M.
+Raindal, en revenant de chez les Chambannes, aperçut une lumière dans
+la chambre de sa fille.
+
+Inquiet, car l'heure était avancée, il frappa et entra presque
+simultanément.
+
+A demi étendue sur les draps défaits de son lit, Thérèse, tout
+habillée, sanglotait, la tête contre l'oreiller.
+
+M. Raindal se précipita pour la relever. Mais d'elle-même elle s'était
+redressée et vivement elle essuyait ses yeux. Il demanda, sans cesser
+de la tenir dans ses bras:
+
+--Qu'est-ce que tu as, fillette?... Tu pleures?... Tu as du
+chagrin?...
+
+Elle se dégagea d'un brusque mouvement d'épaules:
+
+--Non, père! Merci... Ce n'est rien... Laisse-moi... je t'en prie...
+
+--Alors, tu n'as pas besoin de moi? murmurait M. Raindal interloqué.
+
+--Non, non, je t'assure... Va-t'en... Je te dis que ce n'est rien...
+Ce sont les nerfs!...
+
+Il n'osa insister, par peur de l'exaspérer, et il se retira en
+refermant la porte avec un soin méticuleux, comme s'il eût quitté la
+chambre d'un malade.
+
+Les nerfs!... Hum!... Excuse de femme, voile de maladie dont toutes
+elles recouvrent le secret de leurs colères. Qu'est-ce que Thérèse
+pouvait avoir? Qui lui causait une peine aussi violente? Un remords
+insinuait: «Si c'était toi, pourtant, tes sorties du jeudi, ton
+obstination!» Et M. Raindal se promit d'en savoir le fin mot,
+d'interroger Thérèse dès le lendemain matin.
+
+Mais le lendemain s'écoula sans qu'il eût donné suite à son hardi
+projet. Elle n'y pensait plus. Pourquoi la tourmenter de questions, la
+pauvre enfant? Et puis, au fait, peut-être elle n'avait pas menti.
+C'étaient peut-être bien les nerfs, en somme!
+
+
+
+
+X
+
+
+Les nerfs, cette sorte de «nerfs», elle en souffrait déjà depuis une
+semaine, Mlle Raindal, ainsi que chaque année à l'approche de la
+saison nouvelle.
+
+Le soir, quand une tiède bouffée traversait l'air glacé comme
+l'haleine du printemps en marche, sa gravité coutumière tournait à la
+mélancolie; et elle attendait l'inévitable épreuve, dont ce souffle
+pervers lui annonçait le retour.
+
+L'universelle magie qui bouleverse alors tous les êtres la frappait
+avec une particulière rigueur. Rien ne pouvait la garantir, ni son
+savoir, ni sa raison, ni sa virile volonté. Elle succombait sous un
+alanguissement de désirs sans but, qui par leur confusion même
+laissaient un champ immense aux rêves de sa chasteté subitement
+insurgée. Elle passait tour à tour des élans de tendresse les plus
+puérils aux imaginations les plus chimériques. Des larmes d'émotion
+humectaient ses paupières, ou tout à coup elle fondait en sanglots; et
+pour le parfum d'une fleur, un orgue qui jouait en bas, un mendiant
+qui chantait dans la rue une romance surannée, elle sentait son coeur
+se gonfler de tristesse, avec des envies machinales d'appuyer sa tête
+sur l'épaule robuste de quelqu'un.
+
+C'était dans ces instants de faiblesse qu'elle éprouvait le plus de
+haine contre Mme Chambannes, et contre son père le plus d'intolérance.
+Leur conduite à tous deux lui semblait plus révoltante, plus absurde,
+plus dérisoire que de coutume, et elle se consolait à prendre pour du
+mépris l'envie que lui inspirait leur bonheur d'être ensemble.
+
+Puis, le sentiment aigu de sa laideur et de son isolement l'entraînait
+à des souhaits tous irréalisables.
+
+Ah! être belle, ou plutôt simplement être une de ces créatures
+séduisantes que quelques hommes se disputent et qui peuvent choisir!
+Être femme, en un mot, surexciter des convoitises, repousser des
+assauts, mener la vie guerrière de son sexe au lieu de s'étioler dans
+une existence factice, parmi des besognes neutres et des amusements
+d'érudit!
+
+Mais comment changer, sans le charme nécessaire? Comment essayer de
+plaire avec ces mains osseuses, ces yeux décolorés, cette bouche
+amincie, qui n'avaient plu qu'une fois et pas au delà de huit jours?
+
+Elle en arrivait dans son découragement à jalouser les filles qu'elle
+voyait passer sur le boulevard Saint-Michel, les grisettes. A certains
+moments, pour partager leurs joies, elle eût de bon gré tout donné, sa
+science, son honneur et l'honneur des siens. Elle se rappelait aussi
+des femmes illustres par leur esprit mais qui, trop laides pour qu'on
+les aimât, n'avaient pas reculé devant les débauches clandestines; et
+elle relisait en cachette, avec des frissons sensuels, les historiens
+de scandales où ces faits étaient relatés. Parfois en revenant chez
+elle au crépuscule, elle entendait un pas d'homme qui la suivait.
+Qu'allait-il faire? L'accosterait-il? Elle en avait presque l'espoir,
+quoique sûre de se bien défendre... Un soir, rue de Rennes, elle osa
+se retourner: elle aperçut un vieux monsieur de l'âge de M. Raindal
+qui lui souriait avec des grimaces de connivence.
+
+Elle s'enfuit d'un pas trébuchant, chassée par la rage, la déception,
+le dégoût d'elle-même.
+
+Elle ne retrouvait de quiétude que, la journée achevée, quand, la
+bougie éteinte, elle se glissait entre les draps. Il n'y avait pas
+pour elle d'instant plus savoureux. Étendue sur le dos, elle laissait
+monter doucement la marée du sommeil. Ses membres se paralysaient, ses
+pensées s'emmêlaient, elle avait la sensation que son corps
+l'abandonnait; et la nuit sans reflets favorisait ce rassurant mirage.
+A ne plus se voir laide, Mlle Raindal gagnait de l'audace. Son âme
+enfin libérée et, comme nue, s'élançait bravement en oraisons d'amour.
+Qui invoquait-elle donc par ces adorations? Albârt? Un autre?... Le
+sommeil l'emportait avant qu'elle précisât, et durant des heures
+ensuite, elle s'étirait haletante parmi des songes bizarres qu'elle
+avait oubliés le lendemain au réveil.
+
+Mais à la plénitude enfiévrée de ses nuits elle mesurait le néant de
+ses jours. Toute la matinée, des anxiétés de valétudinaire la
+torturaient. Quand cela finirait-il? En était-ce fait pour toujours de
+la vaillance de son coeur, de sa raison, de son esprit? Ou le chagrin,
+comme tant de fois, s'userait-il peu à peu de lui-même, faute de
+remèdes et de soulagement?... Ces questions l'affolaient d'angoisse.
+Elle étreignait entre ses bras son oreiller, et ses lèvres
+s'écrasaient contre, pour qu'à travers la porte on ne l'entendit pas
+gémir...
+
+ * * * * *
+
+Une après-midi, à la Bibliothèque nationale, elle feuilletait debout
+devant un pupitre de chêne les énormes in-folio du _Corpus
+inscriptionum ægyptiacarum_, quand tout à coup une ombre passa sur les
+pages du livre. Elle redressa la tête et reconnut Boerzell, le
+prétendant évincé, le jeune assyriologue de la soirée Saulvard.
+Accoudé en face d'elle à l'autre pente du pupitre, il la saluait en
+souriant:
+
+--Bonjour, mademoiselle! fit-il avec un clignement de ses yeux
+affectueux derrière le cristal du binocle. Heu! heu! Il me semble que
+vous avez des lectures bien frivoles!...
+
+--N'est-ce pas? fit Thérèse, lui rendant son sourire... Mais ce n'est
+rien encore après de ce que j'ai demandé...
+
+--Quoi donc?
+
+Elle énuméra les titres des livres qu'elle attendait. Boerzell
+feignait de s'indigner, criait au vol, à l'usurpation. Si les femmes
+maintenant s'ingéraient dans de pareilles études! Et ils demeurèrent
+quelques minutes à causer dans cette pose d'idylle, par-dessus le
+pupitre qui leur tenait lieu de barrière fleurie.
+
+Enfin Thérèse s'écria:
+
+--Allons, monsieur, au revoir... Voilà qu'on m'apporte mes volumes...
+Ce n'est plus le moment de bavarder... Je retourne à ma place...
+
+Boerzell s'inclinait, un gros in-octavo sous le bras:
+
+--A bientôt, mademoiselle, j'espère...
+
+--A bientôt, monsieur...
+
+Instinctivement, elle le regarda s'éloigner, entre les rangées de
+liseurs courbés à leur tâche.
+
+Sans savoir comment, elle le trouvait moins gauche qu'au bal, moins
+déplaisant, transfiguré.
+
+Il s'avançait d'un air placide, décochant de-ci de-là un bonjour,
+s'arrêtant pour une poignée de main, s'attardant à un bref colloque,
+et dans cette atmosphère propice, sa chevelure en broussaille, sa
+barbe mal taillée, sa redingote luisante, sa silhouette négligée de
+combattant de l'idée, tous ses désavantages mêmes le servaient. Il
+bénéficiait de cette beauté passagère que donnent l'aisance et
+l'autorité dans un milieu approprié. Il était beau comme un chef de
+bureau dans son cabinet de ministère, beau comme un adjudant à la
+porte d'une caserne.
+
+--Peuh! le pauvre diable n'est pas si mal, murmura Thérèse en
+regagnant sa place.
+
+Puis elle se mit à la besogne et l'oublia complètement. Mais comme, à
+la sortie, elle s'approchait du vestiaire, la voix de Boerzell
+retentit encore au-dessus de son épaule.
+
+--Oui, c'est moi, mademoiselle!...Me permettez-vous de vous
+accompagner?... Je crois que nous sommes voisins... Moi, j'habite le
+haut de la rue de Rennes...
+
+Mlle Raindal hésitait. Non pas que la convenance de l'offre
+l'inquiétât. Elle dédaignait depuis longtemps les petits préjugés sur
+les cas de ce genre; car les vieilles filles sont comme des
+souveraines déchues qui, le pouvoir une fois perdu, s'affranchissent
+de l'étiquette. Par contre, elle supputait si jusqu'à la rue de Rennes
+la société de Boerzell l'ennuierait.
+
+Enfin elle prononça:
+
+--Eh bien! soit!... Je ne demande pas mieux... Faisons route
+ensemble...
+
+Dehors il bruinait. La chaussée était grasse, et dans l'étroite rue
+Richelieu les chevaux glissaient, trottant de biais comme si un grand
+vent leur eût cintré la croupe. Quelques passants ouvraient leur
+parapluie. Boerzell les imita pour abriter Thérèse. A chaque pas, il
+recevait des chocs et la pointe des baleines burinait à rebrousse-poil
+des raies dans la soie de son chapeau. Ou bien une poussée de gens les
+séparait. Thérèse se retournait, l'oeil à la recherche du jeune
+savant, et elle distinguait Boerzell qui lui souriait par-dessus les
+têtes, agitant en signal son parapluie dressé à bout de bras.
+
+Ils ne commencèrent à causer avec suite qu'après qu'ils eurent franchi
+le guichet du Carrousel.
+
+Et, comme le premier soir, au bal, la causerie aussitôt prit le tour
+professionnel. Seulement, c'était Boerzell qui menait le jeu. Il
+avait orienté l'entretien vers les notoriétés de la science; et au
+sujet de chacune, insidieusement, il formulait son opinion. Elle se
+trouvait être le plus souvent narquoise et irrespectueuse. Il retirait
+d'un mot l'éloge qu'il avait donné de l'autre, mêlait les réserves aux
+louanges, les piqûres aux caresses; et sa voix même, pateline autant
+qu'habile, les sourires des lèvres ou des cils dont il corrigeait
+chaque parole trop acerbe, ses expressions, ses modèles de phrases,
+tout en lui paraissait d'un vieux maître orgueilleux, avec la verve de
+la jeunesse en plus.
+
+Thérèse, de temps en temps, ne pouvait se retenir de l'examiner. Ah
+ça! le soir du bal, avait-il, par calcul, dissimulé sa force, feint la
+timidité pour séduire sans effaroucher? Avait-il voulu la flatter dans
+son amour-propre de savante en se laissant battre et dominer par elle?
+Ou avait-il été troublé par l'entourage?
+
+Quoi qu'il en fût, elle s'amusait. Il n'était pas sot ce garçon, ni
+médiocre, ni servile. Et elle ne s'aperçut pas, tellement elle
+écoutait, qu'ils avaient traversé la Seine.
+
+Ils montaient la rue des Saints-Pères, où, dans l'enchevêtrement des
+voitures, les cochers s'entr'invectivaient. Par moments un omnibus
+vacillait avec fracas contre le grès du trottoir que les roues
+éraflaient en tremblant. Mlle Raindal et Boerzell se serraient contre
+une boutique proche. Puis la terrible machine passée, ils reprenaient
+leur marche. A présent Boerzell interrogeait, s'informait des travaux
+de la jeune fille, et Mlle Raindal le renseignait avec complaisance,
+retraçait l'emploi de ses heures, le règlement de ses études.
+
+Mais, comme ils tournaient l'angle du boulevard Saint-Germain,
+Boerzell soudain eut un soupir:
+
+--C'est dommage!... murmura-t-il.
+
+--Quoi donc? fit Thérèse.
+
+Il refermait son parapluie, la bruine ayant cessé.
+
+--Rien, mademoiselle... Ou plutôt, si... C'est dommage que je ne vous
+plaise pas plus... Oh! même sans votre silence d'après, je m'en étais
+bien douté à la soirée Saulvard... J'ai bien vu cela à vos yeux quand
+vous êtes partie... Et cependant, vous me croirez si voulez, plus je
+cause avec vous, mademoiselle, plus je me convaincs que nous aurions
+fait un excellent ménage...
+
+Thérèse, à l'imprévu de cette déclaration, ne put réprimer un petit
+éclat de rire:
+
+--Nous? dit-elle.
+
+--Oui, nous, parfaitement, nous!... poursuivait Boerzell, avec un
+avancement bougon des lèvres qui ajoutait quelque chose de puéril à sa
+figure d'enfant barbu... Inutile, n'est-ce pas? entre gens de notre
+espèce, de jouer la comédie... On nous présentait l'un à l'autre afin
+de nous marier. Or supposez, mademoiselle, que je vous aie plu, à ce
+bal...
+
+Il s'arrêta pour la regarder:
+
+--Et vous comprenez bien ce que signifie ce mot «plaire». Pardieu, je
+n'espérais pas que vous alliez du coup tomber amoureuse de moi...
+Non... Ainsi, vous, vous me plaisiez: c'est-à-dire que vous
+m'inspiriez une profonde sympathie... Je pensais: «Voici une
+personne de valeur, une forte intelligence, une femme comme il m'en
+faudrait une, la compagne et l'amie à qui je pourrais me confier,
+demander conseil, sans craindre de me heurter à de la niaiserie ou à
+de l'indifférence...» Eh bien! supposez que vous eussiez pensé de même
+sur mon compte, cela suffisait... Nous nous épousions et j'étais
+heureux!
+
+Thérèse demeurait muette.
+
+--Mais voilà! reprit Boerzell d'un ton grognard... Vous ne l'avez pas
+pensé... Je ne vous plais pas assez... Ou, pour être plus exact, je
+vous déplais trop... Seulement, toute fatuité mise à part,
+permettez-moi de vous dire que cela m'étonne... Intellectuellement, si
+j'en juge par nos deux entretiens, nous nous entendrions à
+merveille... Nous avons sur les gens, sur les choses, à peu près les
+mêmes opinions... Notre vie à chacun est dirigée dans le même sens,
+occupée par des travaux analogues... Nos goûts et nos aptitudes sont
+d'accord... Reste le physique! Évidemment, c'est par là que je vous
+déplais, et c'est justement cette faiblesse de jugement qui me
+surprend chez vous... Ah! si vous étiez une de ces petites coquettes,
+une de ces petites écervelées, une de ces petites poupées mondaines...
+
+--Pourtant, monsieur!... protestait Thérèse avec un sourire.
+
+Boerzell lui coupa la parole, et, s'excitant graduellement:
+
+--Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi finir... Si, dis-je,
+vous étiez une de ces petites mondaines sans culture, sans élévation
+de caractère, et bourrée de préjugés, comme une oie de marrons, je ne
+m'étonnerais pas... Je me connais, allez!... Je sais bien mes défauts
+et tout ce qui me manque pour plaire à une petite femme de cette
+catégorie... Mais que vous, une personne de votre qualité, vous
+envisagiez le mariage comme ces demoiselles-là, que le mariage pour
+vous ce soit le coup de foudre, le coeur bouleversé, la passion
+irrésistible, le beau monsieur à moustaches et tout le tralala des
+romances, je vous assure, je n'en reviens pas! Et, quand je songe que
+très probablement nous sommes créés l'un pour l'autre, quand je songe
+que par extraordinaire nous nous sommes rencontrés, que nous pourrions
+faire ensemble un mariage intelligent, sensé, clairvoyant, et que nous
+ne le faisons pas, tenez, cela me mettrait presque en colère!...
+
+Il tapait le bitume du bout de son parapluie.
+
+--Vous avez fini? questionna Thérèse d'un ton de sollicitude.
+
+--Oui, mademoiselle! fit-il distraitement.
+
+Et sur-le-champ, se dédisant:
+
+--Il n'y aurait qu'un cas, toutefois, où votre répugnance me
+paraîtrait logique, justifiée, digne de vous, quoi!... Ce serait si,
+par hasard, vous en aimiez un autre...
+
+Mlle Raindal subitement s'était assombrie. Le seigneur de sa vie
+resurgissait: Albârt, avec son insolente prestance, ses grands yeux de
+cheval, ses lèvres ironiques. Thérèse inspecta le jeune savant d'un
+regard dédaigneux, puis, la voix assourdie de tristesse:
+
+--Je n'aime personne, monsieur!... Ou, si vous préférez, j'aime un
+souvenir...
+
+--Un souvenir! bredouillait Boerzell décontenancé... Ah! bon, bon...
+C'est différent... je vous demande pardon, mademoiselle...
+
+Mais avec son chapeau rebroussé et ses grosses lèvres de triton,
+ramenées en boule, il avait un air si déçu, si contrarié, si enfantin,
+que, malgré la gravité de l'instant, Thérèse dut se contraindre pour
+ne pas sourire.
+
+--Vous voyez, cher monsieur! reprit-elle cordialement... Vous vous
+mépreniez, sinon sur mes intentions, du moins sur le fond de mes
+sentiments... Et la preuve que j'ai du plaisir dans votre société,
+c'est que, si vous voulez bien, de temps à autre, venir nous rendre
+visite, le dimanche, en confrère, en ami, n'est-ce pas? j'en serai
+tout à fait ravie...
+
+--Je vous remercie, mademoiselle, fit Boerzell sans élan...
+Certainement, je viendrai le dimanche... Ah! comme il est fâcheux,
+tout de même, que vous ayez sur le mariage des idées tellement... ne
+vous offensez pas... les idées reçues, les idées de tout le monde!...
+Le coeur, l'amour, c'est beaucoup, je ne dis pas... Mais il n'y a pas
+que cela dans l'existence!... Outre l'amour, il existe des sentiments
+d'affinité, de sympathie, de considération réciproque, qui peuvent
+établir des liens très solides entre deux êtres un peu indépendants et
+supérieurs...
+
+Puis, comme Thérèse se rembrunissait:
+
+--Enfin, je ne veux pas vous importuner davantage, mademoiselle... Ce
+serait mal reconnaître votre aimable invitation... Alors, si vous m'y
+autorisez, à dimanche!...
+
+--A dimanche!...
+
+Thérèse s'engageait dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Une voix
+essoufflée la rappela:
+
+--Encore moi, mademoiselle! fit Boerzell qui la rattrapait... Un
+dernier mot que j'oubliais... Il se pourrait que dans mes paroles vous
+eussiez soupçonné une arrière-pensée d'intérêt...
+
+Thérèse faisait de la main un geste de dénégation.
+
+--N'importe! riposta Boerzell... Pour rien au monde je ne voudrais
+être confondu avec ces jeunes messieurs qui courent le beau mariage,
+le mariage utile... Et, du reste, consultez M. Raindal... Il vous
+apprendra lui-même que dès à présent ma vie scientifique est, selon
+l'expression d'usage, tracée au cordeau... Mes maîtres m'aiment et me
+soutiennent... Mes concurrents sont peu nombreux et n'ont pour la
+plupart qu'un mérite de second ordre... Des Hautes Etudes je passerai
+donc fatalement à la Sorbonne ou au Collège de France, et de là
+j'entrerai, j'espère, à l'Institut... Calculez d'après ces données,
+mademoiselle... Un mariage avec vous n'aurait certes pas été de nature
+à me nuire... Cependant, sans ce mariage, au bonheur près, ma carrière
+sera pareille... Voilà ce que je désirais vous dire... Convenez que
+pour notre amitié future ces détails avaient bien leur petite
+importance!
+
+--Ils en auraient eu peut-être si j'avais douté de vous...
+
+--Heu! fit sceptiquement le jeune savant... Vous dites cela... Vous
+êtes polie... N'empêche que dans ces matières on n'est jamais trop
+circonspect... Mais, je vous retarde, excusez-moi... A dimanche,
+mademoiselle...
+
+--Entendu! fit Thérèse sur un ton déjà camarade.
+
+Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de travail, où M. Raindal causait
+avec l'oncle Cyprien, celui-ci l'accueillit d'une bordée de
+compliments:
+
+--Pristi! Mon neveu!... Comme nous avons une belle mine! Et des yeux
+brillants!... De la gaieté plein la figure! Je jurerais que tu ne
+viens pas précisément de t'ennuyer!
+
+--Effectivement! approuva M. Raindal avec timidité.
+
+--Bah! C'est possible, répliqua Thérèse... Devinez qui j'ai rencontré?
+Le petit Boerzell, tu te souviens, père? l'aspirant fiancé de chez les
+Saulvard... Un garçon bien étrange, avec toute une série de théories,
+de systèmes dont je ris encore... Bref, je l'ai invité à nous rendre
+visite... Et il viendra sans doute dimanche!...
+
+--Tu as fort bien fait, fillette! affirma M. Raindal autant pour se
+concilier Thérèse que par une manie qu'il avait de louanger ses
+inférieurs... M. Boerzell est un jeune homme d'un rare avenir... Tout
+le monde, à l'Académie, le tient en haute estime... Et pas plus tard
+qu'hier, qui donc me disait à son sujet...?
+
+--Mais toi-même, mon oncle, interrompit Thérèse, à mon tour de
+t'interroger! Peux-tu me dire un peu ce que tu fais ici, en semaine,
+un mercredi, à l'heure sacrée de l'apéritif?...
+
+--D'abord, objecta M. Raindal cadet, il n'est que cinq heures et
+demie... L'apéritif dure normalement jusqu'à sept heures et demie...
+Il me reste donc devant moi, mademoiselle, deux bonnes grandes heures,
+s'il vous plaît... Maintenant, pourquoi je suis ici? Hé! cela
+t'intrigue, mon neveu!... Pour demander à ton père de me mener chez
+Mme Chambannes...
+
+Thérèse se mordit les lèvres, où montait un sourire.
+
+--Oui, reprit l'oncle Cyprien, en frottant son crâne ras. Une idée que
+j'ai eue comme ça, une curiosité....
+
+--Et je disais à ton oncle, continua vivement M. Raindal, sans
+regarder Thérèse, que j'étais tout disposé à l'y mener le jour où il
+voudrait...
+
+--Pourquoi pas demain jeudi? fit l'oncle Cyprien.
+
+M. Raindal poussait un soupir qu'il déguisa en ricanement:
+
+--Hé! hé! demain, c'est un peu tôt... Il faut bien que j'aie le temps
+de prévenir Mme Chambannes... D'autant plus qu'hier soir son mari est
+parti en voyage...
+
+--Ah!... En voyage!... Et où cela? fit l'oncle Cyprien.
+
+--En Bosnie, je crois.
+
+--En Bosnie!... Ah! vraiment, en Bosnie! répétait M. Raindal cadet
+pour noter en sa tête cette particularité ou pour y découvrir un
+indice à charge.
+
+Et d'un ton résolu:
+
+--Eh bien, écris-lui tout de suite, à Mme Chambannes... Deux lignes,
+deux simples lignes... Je jetterai ta lettre à la boite en m'en
+allant... Elle l'aura demain matin, au réveil, et, si elle ne veut pas
+de moi...
+
+--Soit! soit! fit froidement M. Raindal qui saisissait son
+porte-plume.
+
+Mais avant de tracer le premier mot, il ajouta:
+
+--Par exemple, je t'avertis loyalement... Tu verras peut-être chez Mme
+Chambannes des personnes qui ne seront pas de ton goût...
+
+--Et qui donc?
+
+--Je ne sais pas au juste... Voyons, il y aura peut-être un abbé,
+l'abbé Touronde, un des amis de la maison...
+
+A cette révélation, l'oncle Cyprien s'oublia. Comment! Mme Rhâm-Bâhan
+avait un abbé, un curé, un ensoutané! Non, celle-là était par trop
+bonne! Quelles moeurs! Quel siècle! Quel gâchis! Et l'oncle Cyprien
+s'en tenait les côtes.
+
+Il ne se calma que sur un regard sévère de Thérèse qui le rappelait à
+ses engagements.
+
+--Je ris, déclara-t-il, je ris parce que... tu comprends...
+
+Puis, renonçant à s'expliquer:
+
+--Je ris sans méchanceté... Et tu peux compter que si je me rencontre
+avec l'abbé Tour... Tour quoi?--baste! peu importe!--je serai très
+convenable... des plus convenables... Va, écris, mon ami!...
+
+Thérèse était à bout de forces. Le fou rire la gagnait. Elle sortit
+sous prétexte de chercher une brochure, et, arrivée à sa chambrette,
+elle se laissa choir dans son fauteuil en s'esclaffant.
+
+--Ce malheureux papa!... Quelle tête piteuse! Et l'oncle, qui veut en
+être aussi maintenant!... Ah! la vie est bien drôle!
+
+Elle se sentait d'humeur à plaisanter, à trouver tout cocasse,
+grotesque, et au fond elle avait l'impression d'être enfin guérie,
+délivrée de sa crise. Spontanément elle éprouva un élan de gratitude
+pour Boerzell. Le brave garçon, n'était-ce pas à lui qu'elle devait un
+peu ce miracle? Ne l'avait-il pas consolée, distraite, comme un enfant
+qui pleure, avec le miroitement de sa thèse conjugale, la bizarrerie
+de ses discours, la chaleur tenace de sa voix? Sans lui, sans ce
+comique raisonnable qui émanait de sa personne, et survivait à leur
+causerie, ne serait-elle pas encore à se débattre sérieusement contre
+la fièvre du mal, à s'épuiser dans le grave cauchemar de ses désirs
+inassouvis? Aurait-elle même pu s'amuser des ambitions mondaines de
+l'oncle, ou de sa malice sournoise, ou de quoi que ce fût? Pauvre
+Boerzell! Jamais elle ne parviendrait à l'exaucer, à surmonter la
+répulsion que lui suggérait cette figure de vieux collégien à barbe.
+Mais qui sait s'il ne l'aiderait pas aux moments de détresse, s'il ne
+deviendrait pas un ami, un camarade fidèle qui ferait sa solitude
+moins morne, moins abandonnée?
+
+Elle marchait à travers la pièce, en s'exaltant à ces espoirs, et
+Brigitte dut frapper deux fois pour lui annoncer que l'on servait.
+
+
+
+
+XI
+
+
+--Son frère... le frère de M. Raindal!... murmurait songeusement Mme
+Chambannes, accoudée au bord de son lit devant le cadre moelleux que
+formaient autour de ses boucles éparses les dentelles de l'oreiller.
+
+Elle amena d'une main distraite le restant du courrier. Il y avait un
+prospectus de parfumerie, une note de modiste qu'elle rejeta avec
+dégoût, deux journaux et au-dessus une carte postale fermée: une drôle
+de carte, l'adresse écrite en gauches capitales qui titubaient l'une
+sur l'autre, un louche aspect de lettre anonyme! Zozé la déchira
+lentement. Des faiblesses vibraient le long de ses bras, et elle lut,
+tracées dans le même caractère, ces lignes qui emplissaient l'espace
+du carton gris:
+
+ SI VOUS N'AVEZ RIEN DE MIEUX A FAIRE, PASSEZ UN MATIN, VERS ONZE
+ HEURES, RUE GODOT-DE-MAUROI, AUX ENVIRONS DU DOUZE BIS. VOUS Y
+ CONSTATEREZ UNE FOIS DE PLUS QUE LES AMIS DE NOS AMIES SONT NOS
+ AMIS.
+
+Elle se renversa en arrière, sans un doute, sans un espoir, la main à
+la poitrine, avec un geste de blessée. Elle demeurait d'abord
+immobile, les paupières closes, puis, indistinctement elle se mit à
+balbutier:
+
+--Oh!... oh!... oh! mon Dieu!... Les méchants!... L'atroce
+méchanceté!...
+
+Elle éprouvait au coeur une sensation cuisante; et c'était à chaque
+question qu'elle inventait, à chaque hypothèse, comme une nouvelle
+brûlure qui aurait agrandi la plaie.
+
+Sûrement on dénonçait Gérald. Mais la femme, la gredine, la traîtresse
+inconnue, qui cela pouvait-il être?
+
+Une à une, Zozé évoquait ses amies sans y discerner la coupable.
+Toutes lui paraissaient également suspectes. Avec toutes, tour à tour,
+Gérald avait eu des flirts équivoques, des façons familières; et dans
+chacune successivement, au gré des souvenirs, elle croyait tenir la
+complice. Une autre ensuite l'emportait, lui semblait plus fautive,
+Flora Pums après Germaine de Marquesse, Rose Silberschmidt après Flora
+Pums; et à la fin, elle s'embrouillait dans cet amas de preuves
+équivalentes et de présomptions contradictoires. Elle essaya de
+s'orienter en cherchant à deviner l'auteur du télégramme. Des noms lui
+venaient à l'esprit, les noms d'hommes qui la désiraient et eussent
+été capables de vouloir détruire son bonheur: Pums, Burzig, Mazuccio.
+D'aucun des trois cet acte infâme ne l'étonnait. Alors en s'apercevant
+de l'aisance avec laquelle elle les soupçonnait toutes et tous, un
+rictus contracta ses lèvres. Pouah! Dans quelle bande de coquines et
+de goujats vivait-elle donc pour que nul d'entre eux ne trouvât grâce
+devant sa méfiance, pour que pas une fois elle n'eût craint de les
+accuser à tort? Mais ce ne fut qu'un éclair de clairvoyance aussitôt
+éteint sous les bouillonnements de sa colère. Elle avait bien le temps
+de philosopher, la petite Mouzarkhi! Et elle exagérait le ton des
+injures, comme on fait dans le délire de la désillusion, ne gardant
+d'amour, de tendresse, d'indulgence que pour Gérald, son Gérald chéri
+qu'elle allait peut-être perdre à jamais! Des larmes obscurcirent ses
+yeux. A travers leur eau trouble elle contemplait avec angoisse
+l'inconcevable scène de la séparation! Elle se figurait être rue
+d'Aguesseau, sur le seuil de la porte, après l'explication finale.
+Elle tournait la tête pour un dernier regard. Elle revenait encore
+l'embrasser... Oh! non, non, elle ne voulait plus voir, et dans un
+élan de terreur, elle ramena au-dessus de son front la toile légère
+des draps. Des convulsions de sanglots agitaient par instants les
+formes onduleuses que modelait son corps sous ce suaire. Puis, comme
+dix heures sonnaient à la pendule de la cheminée, dans un soubresaut
+plus violent, Zozé rejeta les couvertures, et, glissant d'un bond à
+terre, elle sonna nerveusement:
+
+--Vite, de l'eau chaude dans le cabinet de toilette... Mon costume de
+drap beige... Ma capote noire!... dit-elle à la femme de chambre qui
+entrait.
+
+--Quel corset?
+
+--Je ne sais pas, celui que vous voudrez!... Vite, seulement, vite,
+vite...
+
+--Madame désire-t-elle une voiture?
+
+--Oui, c'est cela, une voiture fermée... ou plutôt, non!... Pas de
+voiture!... Dépêchez-vous...
+
+Une hâte belliqueuse l'activait. Il fallait être prête à l'heure; et
+elle courait à cette suprême torture de surprendre les coupables comme
+à un plaisir sans pareil, les narines palpitantes, un petit sourire
+sauvage aux lèvres, et les yeux brillants de convoitise.
+
+A onze heures moins le quart, elle fut dehors. Elle suivit à pied la
+rue de Prony et traversa le parc Monceau. Un jardinier enlevait aux
+arbres rares de l'entrée leur étroite pelisse de paille. Les
+feuillages débutants espaçaient leurs masses ajourées, d'un vert
+encore tout pâle; et des parfums nouveaux roulaient avec douceur dans
+la brise. Cette allégresse des éléments attrista Zozé par contraste.
+Elle avait ouvert son ombrelle, car le soleil était déjà chaud; et en
+marchant elle exhalait de longs murmures de regret comme si elle n'eût
+plus dû revoir jamais ces gracieuses pelouses ni aspirer cet air
+embaumé.
+
+Mais elle se raidit d'un effort contre l'amollissement de la rêverie;
+et, hélant un fiacre fermé qui passait:
+
+--Faites attention! commanda-t-elle au cocher... Nous allons rue
+Godot-de-Mauroi... Quand je frapperai à la vitre, vous arrêterez...
+Vous ne bougerez plus... Vous resterez sur votre siège et vous
+attendrez... Si je frappe deux fois, vous repartirez au pas... Si je
+frappe trois fois, au trot... Est-ce compris?
+
+--Oui, madame! fit paternellement le cocher, un gros moustachu
+qu'amusaient ce mystère et ce ton de jeune capitaine.
+
+--Alors, allez! Bon pourboire!...
+
+La voiture s'engagea dans la descente de l'avenue de Messine.
+
+A l'approche de l'attaque, l'ardeur de Zozé faiblissait. Elle avait
+l'impression de recevoir dans la poitrine des coups de poing
+étouffants, ou bien que son coeur était un petit oiseau chétif qu'une
+main brutale étreignait. Et elle tenait ses paupières jointes pour ne
+pas compter les maisons qui filaient trop vite.
+
+Elle rouvrit cependant les yeux à un choc. Le fiacre tournait dans la
+rue Godot-de-Mauroi. Zozé eut juste le temps de frapper à la vitre. Le
+cocher se rangea à la hauteur du numéro 9. De là, en biais, on
+apercevait le 12 _bis_, une vieille maison dont la façade grisâtre se
+confondait avec d'autres façades analogues. Au-dessus de la porte
+pourtant, deux écriteaux jaunes annonçaient de petits appartements
+meublés à louer.
+
+«C'est bien ici!» songea Zozé avec un soupir de détresse. Puis elle
+consulta sa montre qui marquait onze heures cinq. Elle releva les
+carreaux afin de se masquer le visage de leur trompeuse transparence.
+Et s'arc-boutant dans l'angle gauche, le buste en bataille vis-à-vis
+du 12 _bis_, elle commença à regarder.
+
+Un quart d'heure s'écoula. Dans le silence de la rue à demi déserte,
+des marchands des quatre saisons glapissaient en poussant leurs
+lourdes charrettes. Parfois le cheval du fiacre s'ébrouait avec un
+gros frisson d'ennui qui secouait les brancards, ou bien le cocher,
+dans un mouvement, faisait grincer les cuirs et les bois de la
+voiture. Mais Zozé ne percevait pas plus nettement ces bruits, qu'elle
+ne voyait les boutiques voisines, les piétons qui se penchaient pour
+la dévisager, ou le sellier d'en face courbé sur son ouvrage derrière
+la vitrine. D'immatérielles oeillères maintenaient ses regards en
+arrêt, comme l'avide attention qui figeait tout son corps, vers le
+petit quadrillage de pavés où les amants allaient surgir.
+
+Que se disaient-ils à présent, dans quelles abjectes caresses
+pâmaient-ils, à quel étage, à quelle fenêtre? Pour Gérald, à l'aide
+des souvenirs, Zozé s'imaginait bien à peu près. Mais la femme lui
+échappait. Elle devinait tout de la perfide, sa taille, sa nudité, sa
+poitrine et ses bras, tout sauf la tête, sauf le visage. Et il lui
+semblait se démener dans un de ces écrasants cauchemars où les traits
+d'un des personnages se liquéfient, s'effacent dès qu'on tente de les
+distinguer.
+
+La demie sonna à une horloge des environs. La lenteur des complices
+exaspérait Zozé plus encore que leur forfaiture. Elle les appelait
+inconsciemment dans une véhémente et muette prière: «Venez donc!
+Arrivez!»--comme des amis en retard à un rendez-vous qui pressait.
+
+Et soudain une idée lui bouleversa le coeur. Si la lettre mentait, si
+on l'avait mystifiée! Elle n'en ressentit aucune joie. Elle ne pouvait
+l'admettre. Ses soupçons, tant de fois dépistés, refusaient de
+rétrograder. On eût dit qu'ils flairaient la proie, qu'ils sentaient
+l'hallali prochain.
+
+Elle consulta de nouveau sa montre. «Midi moins le quart... Tant
+pis... A midi, j'entre chez la concierge!...» Puis, comme elle
+relevait les yeux, elle eut un tragique recul de la tête.
+
+Là-bas, devant la voûte du 12 _bis_, une dame en costume de serge
+grise faisait signe à un cocher; et, malgré la voilette blanche,
+malgré l'épaisse floraison des broderies, Zozé avait reconnu un profil
+familier, une mâchoire en forme de rabot, son amie, sa meilleure amie,
+Germaine de Marquesse, elle-même!
+
+Mais déjà la voiture d'en face repartait. Elle rasa au passage le
+fiacre de Mme Chambannes. Sous la capote baissée, Germaine se cambrait
+dans une pose résolue, les deux mains écartées aux deux bouts de son
+ombrelle placée en travers de ses genoux. La misérable! C'était bien
+elle! Et elle ne voyait rien, cette Germaine, tant le contentement
+l'aveuglait!... Oh! la petite Mouzarkhi n'aurait certes pas cru que le
+plaisir de _les_ surprendre fût à ce point douloureux! Elle
+défaillait, saisie d'une lâcheté comme une femme qu'on opère, après le
+premier contact de l'acier. Qu'allait être la seconde blessure, quand
+la première lui laissait un déchirement aussi affreux?
+
+Elle n'eut pas le loisir de se reprendre. Gérald apparaissait devant
+la maison maudite.
+
+Il était en tenue du matin, cape noire, complet bleu, avec une touffe
+d'oeillets couleur chair, que l'autre, sans doute, venait de piquer au
+revers de son veston. Et Zozé le considérait, les yeux dilatés
+d'horreur et d'amour.
+
+Il jeta un regard à droite, un regard à gauche. Il semblait hésiter.
+Enfin il s'achemina, de son pas dandinant vers la rue des Mathurins,
+la canne sous le bras, les épaules voûtées, les mains réunies en
+coquille pour allumer sa cigarette.
+
+Zozé, affolée, avait oublié les signaux convenus. Elle tira la glace
+et cria au cocher:
+
+--Allez!
+
+Le fiacre démarrait au petit trot. Mme Chambannes frappa
+frénétiquement à la vitre, et, la voiture encore en marche, elle
+bondit sur le trottoir.
+
+Au fracas de cet arrêt, Gérald avait fait volte-face. En apercevant la
+jeune femme, il blêmit de malaise. Et, se contraignant:
+
+--Tiens!... C'est vous! dit-il avec un pesant sourire.
+
+Zozé désignait de la main le fiacre, dont la portière restait ouverte.
+
+--Monte! commanda-t-elle d'une voix sourde.
+
+--Que je monte? Oh! quel drôle de ton vous avez!... bredouillait
+Gérald, en essayant derechef un sourire.
+
+--Je te dis de monter! réitéra Zozé, stupéfaite elle-même de son
+accent d'audace... Allons, monte!... Je ne crains rien, ni le monde,
+ni le scandale... Je veux que tu montes...
+
+Une bande de petites ouvrières qui se rendaient à leur déjeuner, les
+regardaient en se poussant du coude.
+
+--Soit! fit Gérald gêné... C'est égal! vous avouerez que vous avez une
+bizarre manière...
+
+--Assez! Nous causerons tout à l'heure!
+
+Et tandis que le jeune comte s'installait dans le fiacre, elle dit au
+cocher:
+
+--Où vous voudrez... Au Bois... du côté du Bois...
+
+La voiture s'ébranla. Tous deux, en vieux nautonniers de Paris,
+experts à la manoeuvre du fiacre, ils tiraient la voilure des stores.
+Puis Zozé s'écria:
+
+--Eh bien?
+
+Et, à bout d'énergie, elle fondit en larmes.
+
+--Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... Je t'assure que je
+ne comprends pas! murmura hypocritement Gérald qui allongeait son bras
+pour l'enlacer.
+
+Elle se déroba d'un brutal détour du buste:
+
+--Ne me touche pas... Tu me dégoûtes... Finis-en avec tes mensonges
+stupides... J'ai vu Germaine... Comprends-tu, maintenant?...
+
+Devant le silence de Gérald, sa fureur redoubla:
+
+--Quelle honte! Quelle ignominie!... Avec une de mes amies, avec celle
+que j'aimais le mieux! Bah! vous vous valez l'un l'autre... Vous êtes
+des bandits, des canailles!... Vous deviez naturellement vous
+entendre...
+
+Gérald tenta de se rapprocher:
+
+--Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo... Ne pleure pas... Cela n'a
+aucune importance... Oui, c'est vrai, ce n'est pas propre... Mais
+c'est plus bête encore que vilain... Tiens, si la galanterie me
+permettait de parler avec franchise...
+
+--Eh bien, quoi? fit Zozé sans le repousser.
+
+--Non! fit Gérald... Ce serait répugnant... Tu ne le voudrais pas
+toi-même... Sache pourtant qu'aujourd'hui c'était la première fois et
+qu'à l'instant, en m'en allant... sais-tu ce que je me disais là, à
+l'instant, quand tu m'as sauté dessus?... Je me disais que c'était la
+première fois et aussi la dernière...
+
+--Tu me le jures? questionna Zozé avec un regard passionné qui faisait
+plus étrange sa figure convulsée de haine.
+
+--Je te le jure! riposta Gérald.
+
+Elle l'examinait tendrement, en lui appuyant ses mains aux épaules,
+puis le rejetant loin d'elle d'une rageuse bourrade:
+
+--Je ne te crois pas... Tu mens... Tu as des yeux de femme!...
+
+Elle recommençait à sangloter; et, dans la demi-lueur de répétition
+qui perçait par l'étoffe des stores, auprès de cette maîtresse qui
+gémissait comme à une fin de mélodrame, Gérald éprouvait peu à peu une
+sorte de lassitude à se justifier plus.
+
+--Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo! prononçait-il encore, de
+temps en temps, machinalement, par contenance.
+
+Cependant cette scène durait trop. L'agacement le gagnait. Sous
+l'amant se révoltait confusément l'orgueilleux gentilhomme. Les
+brusqueries de Zozé l'avaient au fond vexé. Lui, Gérald de Meuze se
+laisser bousculer par une simple Mme Chambannes! Et si docile, si
+charmante amie que fût Zozé, il en venait à regretter presque les
+femmes de sa caste. Oui, parmi celles-là, il y avait bien quelques
+amoureuses, quelques sentimentales, des crampons avérés et que l'on
+connaissait pour telles. Mais on était prévenu, on ne s'y risquait
+qu'à bon escient. Et les autres, par contre, quelles agréables
+natures, faciles, enjouées, et qui vous comprenaient la vie! Ah! ni la
+jeune Chitré, par exemple, ni Mme de Baugy, ni même ce gros chérubin
+de Mme Torcieux, n'auraient fait tant de tapage jour une aussi banale
+petite crasse! On se serait boudés un peu, on se serait quittés
+peut-être. Seulement ni scandales, ni sanglots. Deux ou trois mots
+secs, d'abord,--après, un solide _shake-hand_ pour se remettre ou se
+séparer, et voilà tout. Car elles savaient ce que c'est qu'un homme,
+un flirt, une aventure. Elles étaient du monde, elles!...
+
+Et subitement, entre deux cahots, la voix de Zozé proféra, sur un ton
+de stupeur:
+
+--Oh! Raldo... Comment as-tu pu?... Comment?... Comment?...
+
+Comment il avait pu! Elle en avait d'exquises, la pauvre petite! Il
+retint un sourire, et, attendri du coup par la candeur de cette
+question:
+
+--Je te dirai cela plus tard... un jour, lorsque je serai absolument
+sûr de ne plus te faire du mal...
+
+--Un jour?... Quel jour? s'écria Zozé avec une mine hautaine... Tu
+supposes donc que je te reverrai?... Tu ne sens donc pas que c'est
+fini?
+
+Il l'attirait contre sa poitrine:
+
+--Alors tu ne m'aimes plus?...
+
+Zozé haletante ne répliquait pas. Des larmes jaillirent sur ses joues
+que crispait un spasme de souffrance.
+
+--Mais si, tu m'aimes, puisque tu pleures! reprit Gérald en la
+câlinant.
+
+Et, avec assurance:
+
+--Écoute, ma petite Zozé... Evidemment, de nous revoir maintenant,
+tout de suite, demain ou après-demain, cela ne pourrait qu'amener des
+scènes, des chagrins, des entrevues pénibles... Tu as besoin de repos,
+de réflexion... Il te faut du temps, pour me pardonner... Oh! je ne
+suis pas une brute, va... Je devine bien ce que tu ressens... Et voici
+ce que je te propose... Je devais partir la semaine prochaine pour le
+Poitou, chez ma tante de Cambres... Eh bien, j'avancerai mon départ..
+Je partirai ce soir même... Je resterai à Cambres jusqu'à la fin du
+mois, en t'écrivant autant que tu voudras... Et lorsque je reviendrai,
+tout sera oublié, je t'en donne ma parole... Dis-moi, cela te
+va-t-il?...
+
+Mme Chambannes laissait sa tête rouler rêveusement au gré des cahots
+sur l'épaule de Gérald. Le jeune homme répéta:
+
+--Réponds, ma petite Zozé... Cela te convient-il?
+
+--Oui, oui! fit Mme Chambannes d'un air méditatif... Mais, moi aussi,
+j'ai une idée...
+
+--Dis-la, mon pauvre Zozo!...
+
+--Je m'ennuierais à Paris... Je serais trop triste sans toi... Alors,
+je vais aller me refaire aux Frettes, jusqu'à ton retour... En
+rentrant, je boucle mes malles, et je décampe par l'express de cinq
+heures.
+
+--Seule?
+
+--Non, je mobiliserai la tante Panhias!
+
+--C'est cela, excellente idée...
+
+Il y eut une pause. Elle éprouvait par tout son être un soulèvement de
+béatitude, une sensation de salut qui l'empêchait de parler. Et, se
+collant à Gérald, dans une effusion d'aveu plus forte que sa volonté,
+elle soupira langoureusement:
+
+--Oh! mon petit Raldo!... Comme c'est bon de t'avoir gardé!...
+
+Elle ne rentra chez elle qu'à deux heures.
+
+
+
+
+XII
+
+
+Mme Chambannes n'était pas partie depuis une heure qu'un fiacre stoppa
+devant l'hôtel.
+
+Les deux MM. Raindal en descendirent. Le maître, pour éviter les
+remarques insidieuses de son cadet, avait endossé une vieille
+redingote. L'oncle Cyprien, au contraire, portait ses vêtements de
+gala, une jaquette qui gardait encore aux basques les plis contractés
+dans l'armoire, un pantalon à damier gris, et des gants de peau de
+chien rougeâtre. Il était rasé de frais, et sa massue de cornouiller
+avait fait place à une mince badine de jonc, avec une pomme dorée et
+deux glands de soie brune, héritage de M. Raindal, le père.
+
+Firmin, le domestique, en ouvrant recula d'étonnement. Il était, du
+reste, en complet de drap anglais à carreaux et melon de feutre sur la
+tête.
+
+--Comment, monsieur Raindal! s'écria-t-il en retirant hâtivement son
+chapeau. Mais madame n'y est pas... Elle est partie, il y a une heure,
+pour les Frettes... Et je dois la rejoindre demain matin... Madame n'a
+pas prévenu monsieur?...
+
+L'oncle Cyprien se mordait la moustache pour étouffer son envie de
+rire.
+
+--Non, madame ne m'a pas prévenu!... répéta M. Raindal d'un ton
+saccadé... C'est extraordinaire... Au moins, j'espère qu'il n'y a rien
+de grave!...
+
+--Je ne pense pas, monsieur, fit le domestique. Madame a décidé cela,
+tout d'un coup vers deux heures... J'ai couru chez Mme Panhias qui est
+venue aider madame à faire les malles... Et elles sont parties avec
+Anna, la femme de chambre; je vous dis, il n'y a pas une heure. Si
+monsieur désirait écrire un mot, j'apporterais la lettre à madame
+demain matin...
+
+M. Raindal réfléchit. Une telle désinvolture le confondait; puis, il
+avait au dedans de lui comme une impression d'angoisse mal définie, de
+chagrin bizarre.
+
+--Non, merci! prononça-t-il enfin... J'écrirai de chez moi... Et où
+dites-vous que madame est?...
+
+--Aux Frettes, au château des Frettes, à Villedouillet,
+Seine-et-Oise... Monsieur se rappellera?...
+
+--Parfaitement, mon garçon... je vous remercie.
+
+La porte se refermait. Le maître lança un coup d'oeil à son frère, et,
+d'une voix qu'il essayait de rendre goguenarde:
+
+--Eh bien! mon pauvre ami... Pour ta première visite, tu n'as guère de
+chance!...
+
+L'oncle Cyprien s'inclinait, en écartant les bras dans un geste
+d'acquiescement, et, se redressant soudain:
+
+--Dis donc, elle ne m'a pas l'air plus poli que ça, ta Mme
+Chambannes!...
+
+Le maître allait répliquer, quand deux voitures, qui arrivaient en
+sens inverse, s'arrêtèrent ensemble devant l'hôtel. L'abbé Touronde
+sortit de la première: et de la seconde, le marquis de Meuze. Ces
+messieurs, informés par M. Raindal, manifestèrent une grande surprise.
+Ni l'un ni l'autre n'avaient été avertis, et le groupe se perdait en
+conjectures sur les raisons de cette étrange impolitesse. Le marquis
+de Meuze surtout se montrait choqué. Il dut se retenir pour ne pas
+pester contre Gérald. Comment! un gaillard qu'il avait vu le matin
+encore, qui savait tout sans doute et qui ne lui en soufflait pas un
+mot! Cela passait, en vérité, les bornes de la cachotterie!
+
+--Que voulez-vous! déclara-t-il, nous n'avons plus qu'une chose à
+faire, c'est de rentrer chacun chez nous... Vous descendez dans Paris,
+monsieur Raindal?
+
+--Oui, certainement! fit le maître. Mais, pardon, j'oubliais... Il
+faut que je vous présente mon frère, que j'amenais justement chez Mme
+Chambannes.
+
+Ces messieurs retirèrent leurs chapeaux. L'oncle Cyprien accentua
+exprès son salut à l'abbé Touronde. Et l'on se mit en marche vers le
+centre, le maître devant avec l'abbé, M. de Meuze en arrière avec
+l'oncle Cyprien.
+
+Pourtant M. Raindal ne suivait qu'imparfaitement les propos de l'abbé
+qui l'avait entrepris sur sa question favorite, l'origine et les
+dogmes de la secte des Coptes-Unis. Le brutal départ de Mme Chambannes
+lui causait un énervement dont il ne se sentait plus maître. Manque de
+courtoisie envers les autres convives, ce trait lui semblait à son
+égard un réel manque d'amitié. Puis l'aventure dissimulait un mystère
+qu'il eût souhaité pouvoir percer. Que signifiait cette fuite
+précipitée, cet oubli de toutes les convenances? Quel drame ou quel
+caprice avait ainsi, à l'improviste, chassé de Paris Mme
+Chambannes?... Une sorte d'irritation l'oppressait peu à peu, qui,
+pardieu, n'était pas de la jalousie--et M. Raindal rien qu'à cette
+idée eut un petit ricanement sardonique--mais qui ressemblait à de la
+déception, oui, à de la désillusion, à quelque chose enfin comme un
+mécompte de coeur. Et il souleva son chapeau pour s'essuyer le front,
+où perlaient de légères gouttelettes.
+
+--Excusez! s'écria l'oncle Cyprien qui venait sans succès de décocher
+un brocard contre l'abbé Touronde. Je préfère être franc... C'est plus
+fort que moi... Je n'aime pas les curés!...
+
+Et comme le marquis, resté glacial, abaissait tout à fait sa paupière
+grisâtre:
+
+--Mais par contre, fit-il prestement, je vous avouerai que je n'aime
+pas davantage les juifs.
+
+Là-dessus, ils s'entendirent très vite. M. de Meuze contait
+sommairement ses déboires du krach. L'oncle Cyprien riposta par
+l'histoire de sa destitution et par un résumé de sa théorie des Deux
+Rives. Le marquis approuvait avec des sourires, et ils conclurent
+d'accord que c'était, somme toute, une bien déplorable engeance.
+
+Des seigneurs à ménager, cependant, ajouta le marquis, et qui
+demeuraient, quoi qu'on fît, les princes du marché financier... Ah! en
+82, au moment de la Timbale, on avait été bien nigaud. On s'était
+attaqué à eux sans avoir appris leur tactique, sans soupçonner leurs
+munitions, sans se méfier de leurs ruses de guerre; et on s'était fait
+battre, rosser à plates coutures. Or, comment lutte-t-on contre des
+adversaires plus habiles? En pénétrant leurs plans, en connaissant
+toutes leurs batteries, en réglant son tir sur le leur, en rectifiant
+la parabole selon les résistances ambiantes que figuraient ici: les
+renseignements perfides, les charges en ligne des syndicats, les
+manoeuvres de liquidation, les fausses nouvelles ou autres duplicités
+stratégiques. Et telle était maintenant la seule façon savante dont
+opéraient en Bourse les personnes du monde.
+
+--Ainsi, moi!--continuait le marquis, cessant ses comparaisons
+militaires,--moi je suis actuellement à fond dans les mines d'or... Eh
+bien, vous pensez peut-être que je me suis fourré là dedans à
+l'aveuglette?... Pas du tout!... Le hasard des relations m'avait mis
+en rapport avec quelques-uns de ces messieurs, précisément chez les
+Chambannes, et je vous prie de croire que je n'ai pas boudé sur leurs
+renseignements... Ah, mais non!... Des renseignements dont, soit dit
+en passant, je suis loin de me trouver mal...
+
+--Tiens! Tiens! vous avez confiance dans ces gens-là? questionna avec
+déception M. Raindal cadet... On m'avait pourtant assuré qu'il y en a
+beaucoup parmi eux qui ne sont pas la fleur des pois...
+
+--Et qui vous a dit cela?...
+
+--Un de mes amis, mon ami Johann Schleifmann, un de leurs
+coreligionnaires, et, entre parenthèse, un brave homme, celui-là!...
+
+--Votre ami force la note, monsieur, fit doucement le marquis...
+Évidemment, je ne me fierais pas à tous... Il en est même que je ne
+vous nommerai point et dont je me méfie comme de la peste...
+Seulement, tenez, par exemple, pour ne vous en citer qu'un, M. Pums,
+le sous-directeur de la Banque de Galicie, en voilà un dont je n'ai
+qu'à me louer depuis six mois qu'il me conseille... Je ne vous
+jurerais pas que, par-ci par-là, je ne bois pas un petit bouillon...
+Mais, tout compte fait, mes opérations se soldent par des bénéfices,
+d'importants bénéfices... Et remarquez qu'il ne m'en coûte ni un
+dérangement, ni une flagornerie... Pums ne rêve que de m'obliger... Ce
+n'est pas un de ces vizirs de la haute finance qui vous font payer
+leurs avis à soixante humiliations pour cent... Il débute, mon Pums!
+On l'a pour une poignée de main...
+
+Le marquis s'esclaffait de cette ingénieuse tournure. Puis il
+poursuivit:
+
+--Et bien entendu, vous, monsieur, vous ne touchez pas à ces
+diableries?
+
+--Pas de danger! s'écria l'oncle Cyprien... Les vingt malheureux mille
+francs que j'ai grattés sou à sou sur mes maigres appointements, je
+les ai placés en chemins de fer... Cela me donne dans les trois pour
+cent... Une misère, je vous l'accorde, mais une misère sûre et qui,
+avec ma retraite, me permet de joindre les deux bouts... Spéculer,
+moi?... Non, jamais de la vie!... Et puis, à quoi bon?... Je n'en ai
+pas besoin!
+
+Le marquis était devenu songeur. Il éprouvait un élan de sympathie
+démocratique envers ce fougueux petit employé, trop pauvre pour que sa
+morgue de gentilhomme eût à en redouter des familiarités blessantes.
+Leur distance même les rapprochait; et soudain, d'une voix
+sentencieuse:
+
+--Qui sait si vous n'avez pas tort! fit-il... Il y a en ce moment des
+fortunes à faire sur les mines... Et quand je vois des gredins ou des
+imbéciles qui s'enrichissent du jour au lendemain et qu'après je
+rencontre un honnête homme comme vous qui ne profite pas de l'aubaine,
+j'ai des tentations de lui crier: «Mais allez donc, marchez donc!...
+Ne laissez pas filer l'occasion!... Une occasion qui ne se produit que
+deux ou trois fois par siècle, ça vaut la peine, que diable!...»
+
+--Vous croyez?... Vous croyez? répétait l'oncle Cyprien, d'un ton
+sceptique encore quoique déjà ébranlé.
+
+--Et au fond, de quoi s'agit-il pour vous?--poursuivit le marquis,
+avec cette manie de charité sermonneuse où se complaît parfois envers
+autrui le joueur heureux.--Il ne s'agit pas en réalité de faire
+fortune!... Tout au plus, comme on dit à la caserne, d'améliorer votre
+ordinaire, de gagner les moyens de vous offrir un peu de luxe, un peu
+de bien-être... Ah! si j'étais vous... Mais c'en est assez... Je ne
+veux pas vous influencer... Le jour où cela vous dira, venez me voir,
+monsieur Raindal... J'habite 2, rue de Bourgogne, au coin de la place
+du Palais-Bourbon...
+
+Ils rattrapaient le maître et l'abbé, qui s'étaient arrêtés à l'angle
+du pont de la Concorde. On procéda aux saluts d'adieu; puis, les deux
+frères restés seuls:
+
+--Viens-tu dîner chez nous? interrogea M. Raindal.
+
+L'oncle Cyprien, sans entendre, contemplait rêveusement les striures
+de velours pêche que le soleil couchant traçait au loin sur l'horizon
+décoloré.
+
+--Je te demande si tu viens dîner? réitéra M. Raindal.
+
+--Hein!... Plaît-il? fit en tressaillant l'oncle Cyprien. Si je viens
+dîner?... Non, merci... Schleifmann m'attend à la brasserie... Je ne
+peux pas le lâcher...
+
+Et, comme la petite voiture verte de Panthéon-Courcelles gravissait au
+pas la chaussée, il serra vivement la main de son frère.
+
+--A bientôt... A un de ces soirs!...
+
+Il avait grimpé sur l'impériale, et au tournant du boulevard
+Saint-Germain, M. Raindal l'aperçut qui brandissait en signe d'amitié
+sa souple badine à pomme d'or.
+
+ * * * * *
+
+--Hô! bonsoir, mon ami! fit Schleifmann, tandis que l'oncle Cyprien
+s'installait à la table voisine de la sienne... Vous avez vu votre
+jeune dame?
+
+--Non, mon cher... Mais j'ai vu un de vos ennemis...
+
+Il se mettait à narrer l'inexplicable fugue de Mme Chambannes, le
+retour avec le marquis, la causerie sur les mines d'or; et, son récit
+achevé:
+
+--Eh bien, questionna-t-il... Qu'en dites-vous, mon cher Schleifmann?
+
+--De quoi?...
+
+--De cette histoire de mines, parbleu!...
+
+Les petits yeux de Schleifmann scintillèrent d'un éclat farouche, et
+il passait la main dans sa tignasse crépue.
+
+--J'en dis que c'est encore une sale affaire où les juifs de Bourse
+vont encore gagner beaucoup d'argent pour eux et créer beaucoup de
+haine contre ceux de leur race... Voilà ce que j'en dis, de vos
+mines!...
+
+M. Raindal cadet réprimait un geste d'impatience:
+
+--Sapristi, Schleifmann, tâchez donc de me comprendre... Je ne vous
+parle pas des juifs, je vous parle de moi... Oui ou non, estimez-vous
+que je doive me risquer?
+
+Le visage du Galicien avait pris une expression de pitié:
+
+--Vous, mon cher Raindal?... Vous n'y songez pas!... Vous, un _goy_,
+et qui plus est un honnête garçon, vous voudriez vous mêler de
+tripoter avec ces gros loups... Mais ils vous dévoreront, mon ami, ils
+vous croqueront comme une côtelette!...
+
+--Bref! fit l'oncle Cyprien piqué, vous êtes opposé à ce projet!...
+
+Schleifmann eut un haussement d'épaules goguenard:
+
+--C'est-à-dire qu'il n'existe pas, votre projet, que c'est une folie
+pure... Agissez à votre guise... Seulement, diable, je vous en prie,
+ne me racontez jamais une syllabe de cette risible démence-là!...
+
+L'oncle Cyprien se tut, la gorge barrée de mécontentement. Il en
+voulait au Galicien autant de son ton dédaigneux que de sa ténacité à
+éteindre les chatoyants espoirs de richesse qu'avait fait luire le
+marquis. Pour la première fois depuis huit ans, ses convictions
+antisémites sévissaient contre Schleifmann; et dans l'entêtement de
+son vieux camarade il retrouvait bien moins une marque d'amitié qu'un
+trait de cet orgueil juif, dont ses plus chers auteurs citaient de
+monstrueux exemples!... L'oncle Cyprien, taciturne, se les remémorait
+un à un. L'entretien, dans ces conditions, ne tarda pas à languir; et
+les deux amis se quittèrent froidement une heure plus tôt que de
+coutume.
+
+Le lendemain, M. Raindal cadet ne résista pas au désir qui le
+taquinait de connaître les cours de la Bourse. Il acheta un journal du
+soir et se réfugia dans le Luxembourg pour y lire en tranquillité la
+cote. Mais, faute d'habitude, il s'embrouillait parmi les lignes
+transversales, les colonnes perpendiculaires, les clôtures du jour et
+les clôtures précédentes. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes
+d'efforts qu'il découvrit l'endroit où se marquait la hausse. Elle
+était sur les mines d'or partout considérable et presque universelle,
+se chiffrant par des quinze, des vingt, des trente, des cinquante
+francs de différence.
+
+Elle continua aussi rapide le surlendemain et le jour suivant.
+L'oncle Cyprien mentalement établissait le calcul des sommes que, sans
+ce mulet de Schleifmann, il aurait déjà empochées; et les dîners à la
+brasserie se ressentaient chaque soir davantage de ces additions
+rancunières.
+
+Enfin le cinquième jour, M. Raindal cadet n'y tint plus. A midi et
+demi, il rentrait s'habiller, et, une demi-heure après, un fiacre le
+déposait rue de Bourgogne, devant la porte de M. de Meuze.
+
+Le marquis, en vareuse beige et la pipe à la bouche, était encore à
+table quand on introduisit l'oncle Cyprien.
+
+--Bonjour, mon cher monsieur Raindal! s'écria-t-il en reculant sa
+chaise... Enchanté de vous voir... Je vous reçois sans façons... Vous
+allez prendre le café avec moi, hé?
+
+Et tendant à son hôte une boîte de havanes ventrus:
+
+--Un cigare?
+
+--Volontiers! fit l'ex-employé.
+
+Il y eut un silence. M. Raindal cadet amorçait gravement son cigare,
+dont il n'avait pas osé rompre la bague en papier rouge et or. Il se
+sentait au surplus ému par le majestueux aspect de la salle à manger.
+Les plafonds en étaient surélevés comme dans une galerie de musée, les
+fenêtres immenses. Sur tous les murs, de vieilles tapisseries
+étendaient leurs peintures mourantes que rehaussaient, par
+intervalles, d'antiques appliques en cuivre ciselé. Et M. de Meuze
+lui-même, malgré son veston beige et sa grosse pipe d'écume,
+participait de cette atmosphère d'élégance grandiose qu'épandaient
+dans la pièce les objets d'alentour.
+
+--Eh bien, monsieur Raindal! fit-il en poussant une bouffée... Quoi de
+neuf?
+
+--Peuh! monsieur le marquis! répliquait l'oncle Cyprien embarrassé...
+Pas grand'chose!...
+
+M. de Meuze le fixa de son perçant petit oeil vert.
+
+--Je parierais que vous venez me parler affaires...
+
+L'oncle Cyprien eut une moue qui ne niait point.
+
+--Ha! ha! s'écria victorieusement le marquis... Qu'est-ce que je vous
+disais?... Je sens ça tout de suite, moi... Je n'ai qu'un oeil, mais
+qui voit pour deux...
+
+Il lissait d'une coquette caresse les panaches blancs de ses favoris
+et, s'avançant vers la fenêtre, il souleva le rideau.
+
+--Tenez! avouez que pour un entresol, j'ai une jolie vue... En plein
+sur la maison de nos maîtres...
+
+Par les carreaux à treillages blancs, on apercevait la place du
+Palais-Bourbon, et, devant la porte séculaire, un petit lignard qui,
+l'arme au pied, rêvait auprès de sa guérite.
+
+--Ah! c'est là que logent nos princes du chèque! fit l'oncle Cyprien
+d'une voix sarcastique.
+
+--Oui, monsieur Raindal, c'est là, la porte en face!... Une fenêtre
+qui vaudra cher au premier jour d'émeute... Mais nous bavardons... je
+vous oublie... De quoi est-il question?... Vous venez pour les mines,
+n'est-ce pas?...
+
+L'oncle Cyprien en convint. Sous le sceau du secret,--car il désirait
+que personne, pas même son frère, ne fût informé de la tentative,--et
+après mûre méditation...
+
+--Parfait! interrompit le marquis. Je m'en doutais... Donnez-vous la
+peine de passer par ici... Nous serons plus à l'aise pour causer...
+
+Et, une fois dans l'autre pièce--un vaste cabinet meublé à
+l'orientale, avec des panoplies de cimeterres et de carabines nacrées:
+
+--Donc, vous voulez entrer dans la danse?... fit le marquis. Rien de
+plus simple... J'écris à M. Pums immédiatement, et sauf contre-avis,
+vous irez le voir demain, vers trois heures, à la Banque de Galicie,
+72, rue Vivienne... Cela vous va?...
+
+Il s'attablait à son large bureau et tout en écrivant:
+
+--Seulement, pas de bêtises! De la prudence!... Le moment est
+excellent... Mais il faut prévoir la débâcle, l'inévitable, la
+fâcheuse débâcle qui se produit toujours sur les fonds de
+spéculation... Oh! nous n'en sommes pas encore là... Pourtant, ayez
+l'oeil... Ne vous emballez pas!... Embêtez Pums plutôt dix fois
+qu'une, avant de lâcher un ordre... Et à la moindre baisse, vendez au
+galop, vendez comme un sourd! Vous m'entendez?...
+
+L'oncle Cyprien se confondit en promesses et en remerciements.
+
+Puis dehors, il s'achemina d'un pas alerte vers les Champs-Elysées.
+Une radieuse gaieté de printemps frémissait dans le ciel renouvelé.
+Les figures des femmes semblaient plus belles; et l'oncle Cyprien, au
+passage, leur dardait de galantes oeillades.
+
+Il s'assit sur une chaise, face aux voitures qui dévalaient parmi la
+splendeur de l'avenue. Une joie d'espérance dilatait tout son être.
+Quelle douceur c'eût été de s'en ouvrir à quelqu'un! Quel dommage que
+ce Schleifmann fût un caractère aussi intraitable! Et de nouveau M.
+Raindal cadet se laissa emporter contre lui aux réflexions les plus
+amères...
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain, à la banque de Galicie, sitôt sa carte remise, il fut
+reçu, sans attente.
+
+M. Pums, dès les premiers mots, protesta de sa sympathie. Le titre
+d'ami de M. de Meuze et de frère de M. Raindal était à ses yeux une
+double et trop puissante recommandation pour qu'il ne se sentît pas
+tout disposé...
+
+--A propos, monsieur, s'écria l'oncle Cyprien, je vous serais obligé
+de ne pas parler à mon frère de ma visite... Il pourrait peut-être
+s'en alarmer, s'imaginer que je suis pris par la passion du jeu et
+autres balivernes... Je préfère donc...
+
+--Inutile d'insister, monsieur, déclara Pums... La discrétion est de
+règle en affaires... De plus, il suffit que vous m'en priiez...
+
+Il expliqua à l'oncle Cyprien le mécanisme de l'agio. Il l'aboucherait
+avec un agent de change, M. Talloire, l'agent de la banque, du
+marquis, d'une foule d'autres personnes ou établissements
+respectables. M. Talloire ouvrirait un compte à M. Raindal cadet et il
+ne resterait plus qu'à indiquer les ordres.
+
+--Ouais! ouais! ripostait l'oncle Cyprien, en clignant les
+paupières... Et il faudra que j'aille chez ce M. Talloire moi-même?...
+C'est bien désagréable!...
+
+M. Pums esquissa un cordial sourire:
+
+--Oh! ce n'est pas indispensable... Nous pouvons, si vous le
+souhaitez, nous charger de transmettre vos ordres à M. Talloire par le
+moyen que voici...
+
+Tandis qu'il analysait le procédé, l'ex-employé se livrait à un
+colloque intime. Ce petit M. Pums lui plaisait. Impossible vraiment de
+rencontrer un homme plus courtois, plus serviable et, quant à cet air
+juif que d'abord il lui supposait, force devenait bien à l'oncle
+Cyprien de reconnaître que Pums s'en trouvait dénué. Avec ses gros
+yeux chocolat, ses joues jaunâtres, sa moustache noire, il avait aussi
+bien la tête d'un créole, d'un Andalous, d'un Turc ou d'un Kirghiz
+cossu. Et il n'était pas jusqu'à l'imperceptible accent qui ne parût à
+l'oncle tout différent de ce qu'il attendait d'un «Prussien»
+naturalisé.
+
+--Je vous remercie! fit-il quand l'autre eut terminé... Maintenant, un
+détail!... Combien faut-il que je mette? Cinq mille francs, est-ce
+assez?...
+
+--Mais ce que vous voudrez, monsieur... Vingt mille francs ou dix sous
+à votre volonté... Vous concevez bien que je vous traite en ami et non
+pas en client... Je ne déplore qu'une chose, c'est que vous ne soyez
+pas venu quinze jours plus tôt... Avec cinq mille francs que je vous
+aurais placés, c'était, il y a huit jours, à la liquidation du 15,
+trois mille francs de bénéfice net qui tombaient dans votre poche...
+
+--Trois mille francs! répétait mélancoliquement l'oncle Cyprien...
+Enfin, il est trop tard!... N'y songeons plus!... Et puisque cinq
+mille francs vous semblent suffisants, ayez la bonté de m'acheter
+pour cinq mille francs de mines...
+
+--Desquelles, monsieur? fit Pums avec gravité... Il y en a des
+centaines!...
+
+--Je ne sais pas! murmurait l'oncle Cyprien... Dame,
+conseillez-moi!... Faites pour moi comme pour le marquis!...
+
+Pums désigna une série de valeurs minières que soutenaient en Bourse
+la Banque de Galicie et ses affiliés. L'oncle Cyprien, troublé par
+cette nomenclature, se décida d'après la joliesse ou l'étrangeté des
+noms. Il choisit l'_Etoile rose de l'Afrique du Sud_, la _Fontaine du
+Diamant rouge_, la _Source des Escarboucles_, la _Pummigan and Kraft_,
+la _Deemerhuis and Haarblinck_, dont Pums, complaisamment, lui
+traduisait les titres.
+
+Puis il se leva en s'excusant d'avoir tellement abusé d'un temps aussi
+précieux. Le banquier se récria qu'il était trop heureux, et il
+reconduisit son visiteur jusque sur le palier. Il comptait bien
+d'ailleurs le revoir dans une huitaine, au moment de la liquidation,
+car ils auraient à recauser.
+
+«Quel charmant homme!» pensa l'oncle Cyprien quand la porte se fut
+refermée.
+
+Il passa les huit jours qui suivirent dans une fièvre de béate
+anxiété. La hausse grandissait. Mais il craignait de s'être mépris,
+d'exagérer le bénéfice, qui, selon ses calculs, se montait déjà à près
+de deux mille francs. Et cela gâtait, chaque soir, son bonheur.
+
+Il eut donc un sursaut d'émoi, quand, le 29 au matin, comme il partait
+pour la brasserie, la concierge lui remit une enveloppe jaune, avec
+l'en-tête de la maison Talloire.
+
+Que contenait-elle, cette grande lettre? Et s'il avait mal calculé?
+Si, au lieu des gains attendus, c'était une perte qu'elle annonçait?
+
+Il revint sur ses pas, et, à l'abri de la porte cochère, il décacheta
+l'enveloppe. Elle renfermait une feuille de papier zébrée de colonnes,
+de chiffres, de mots abrégés, dont le tremblement de sa main
+augmentait encore le chaos. Deux termes de commerce y émergeaient du
+reste: à gauche, _Doit_, à droite, _Avoir_. Et au-dessus on lisait: M.
+CYPRIEN RAINDAL. _Son compte en liquidation du 30 avril chez M.
+Talloire, agent de change, 96, rue de Choiseul._
+
+--Hum! Du sang-froid! Est-ce que je gagne ou est-ce que je perds?
+murmura l'oncle pendant que son regard voletait à travers la feuille.
+
+Enfin il remarqua dans un coin du papier un petit amas de chiffres,
+avec au total cette mention: _Créditeur_: 2700 francs.
+
+--Deux mille sept cents francs! proféra-t-il, le coeur cognant contre
+ses côtes... Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Il y a
+sûrement erreur... Et pourtant je ne me trompe pas: qui reçoit, doit;
+qui doit, reçoit... Je suis créditeur... Je gagne!...
+
+Mais, en dépit de cette certitude, un doute grouillait dans sa
+poitrine. Il eût voulu sur-le-champ s'en délivrer, savoir, et la peur
+d'importuner l'agent était seule à le retenir de s'élancer rue de
+Choiseul. Le conseil du marquis surgit à point dans sa détresse:
+«Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une!» La solution s'imposait,
+d'autant que Pums lui-même s'y était par avance offert. L'oncle
+Cyprien sauta dans un fiacre.
+
+Tout le long du trajet, afin de raffermir sa foi, il se redisait en
+cadence:
+
+--Qui reçoit doit!... Qui doit reçoit!...
+
+Cet axiome, néanmoins, ne le rassurait qu'à demi; et il fallut
+l'accueil jovial de Pums pour lui rendre la sérénité.
+
+--Eh bien! criait le banquier à la vue de son protégé... Nous n'avons
+pas à nous plaindre, il me semble... Si mes calculs sont justes, vous
+gagnez dans les quinze cents francs, monsieur Raindal!
+
+L'oncle Cyprien, silencieusement, allongea son papier:
+
+--Voici.
+
+--Fichtre! s'écria Pums en consultant la feuille... Deux mille sept
+cents francs de bénéfice!... Vous marchez bien, pour un commençant!...
+Bravo!... Mes compliments... Et il va de soi que vous gardez votre
+position?...
+
+--S'il vous plaît? fit M. Raindal cadet, avec une moue inquiète.
+
+--J'entends que vous laissez votre bénéfice sur les mêmes valeurs?
+
+L'oncle Cyprien se recueillit, puis du ton le plus docile:
+
+--Est-ce que je ne pourrais pas en retirer un peu?
+
+--Oh! ce que vous voudrez! Cet argent est à vous... Vous en êtes le
+seigneur et maître... Ne vous gênez pas.. Dites votre chiffre!...
+
+--Sept cents francs! fit résolument l'oncle Cyprien... Je retire sept
+cents francs, je laisse sept mille... Cela fait un compte rond,
+n'est-ce pas?
+
+Et il ajouta d'une voix moins hardie:
+
+--Puis-je toucher ici?...
+
+--Heu! riposta Pums... Ce n'est guère régulier... Enfin, pour vous,
+pour un ami!... Là, signez-moi une procuration pour toucher chez
+Talloire... Je vais vous donner un bon que vous n'aurez qu'à présenter
+à notre caisse...
+
+L'oncle Cyprien avait signé.
+
+--Et vous me continuez votre confiance? demanda Pums qui s'était
+levé... Vous me chargez toujours de diriger vos ordres?...
+
+--Comment donc! riposta M. Raindal cadet... Vous riez, monsieur
+Pums!... Ma confiance!... Vous devriez dire ma reconnaissance... ma
+vive gratitude!... Achetez-moi, je vous prie des mêmes, ou achetez-en
+d'autres, si c'est votre avis... Je suis convaincu que vous opérerez
+au mieux de mes intérêts... A bientôt, monsieur, et merci encore!...
+
+Parvenu dans la rue, il bifurqua instinctivement du côté de la Bourse.
+Les sept billets de cent francs qu'on lui avait soldés bossuaient sa
+poche intérieure d'une dure petite protubérance qu'il palpait à chaque
+pas. Des idées de largesses l'exaltaient. Il stoppa un instant pour
+contempler le tumulte de la Bourse, cette mêlée vociférante qui tout à
+l'heure peut-être allait l'enrichir davantage. Et, pénétrant dans un
+bureau de tabac proche, il réclama des cigares à bague. On lui en
+apporta de plusieurs espèces. Il les flairait d'une narine experte ou
+les faisait craquer à son oreille en les pinçant par le milieu. Il se
+détermina pour une boîte à un franc la pièce et y joignit deux paquets
+de cigarettes américaines.
+
+Mais en sortant, auprès du bureau, sur la place, il avisa la vitrine
+d'un marchand de pipes. Soutenues par d'invisibles supports, ou
+couchées dans de riches étuis, le tuyau brutalement droit ou se
+repliant en courbe serpentine, l'écume et la bruyère y mêlaient leurs
+tons blancs et bruns. Des ronds d'or ou d'argent cerclaient des
+porte-cigares en ambre, et dans leurs écrins de velours, ces objets
+avaient tous un air de fins joyaux destinés à des bouches princières.
+L'oncle Cyprien les considérait en hochant la tête. Puis soudain ses
+prunelles brillèrent d'une lueur de contentement. Hé! s'il achetait
+une de ces pipes, une belle grosse pipe en écume, comme celle du
+marquis, pour son vieux camarade Schleifmann, que malgré les disputes,
+il aimait bien pourtant! Et il entra dans la boutique.
+
+Le choix fut si long, si minutieux, que l'horloge de la brasserie
+Klapproth marquait plus de midi trois quarts, lorsque M. Raindal cadet
+arriva.
+
+--Un petit cadeau pour vous, mon cher Schleifmann! fit-il en
+s'asseyant à la gauche du Galicien... Un cadeau que je ruminais depuis
+longtemps... Prenez, oui, ouvrez, c'est pour vous!...
+
+Schleifmann défaisait lentement le paquet.
+
+--Une pipe! s'écria-t-il en maniant l'étui.
+
+--Parfaitement, et une pipe de luxe!... Le fruit de mes économies de
+six mois sur les cigarettes, mon cher!...
+
+La pipe représentait une sirène dont la double queue torse s'enroulait
+autour du tuyau jusqu'à l'ambre et dont la tête lascive et creuse
+servait de fourneau au tabac. Schleifmann ne cacha pas son admiration.
+
+--Elle est merveilleuse... colossale, colossale! répétait-il d'un mot
+germanique qui, pour lui, exprimait le suprême de l'enthousiasme... Je
+vais la fumer tout de suite... Garçon, des allumettes!...
+
+L'oncle Cyprien observait d'un oeil glorieux et attendri les apprêts
+de l'inauguration.
+
+--Exquise! déclara Schleifmann au bout de deux bouffées... Un enfant
+la fumerait... Vous êtes bien gentil, mon cher Cyprien!...
+
+Il avait saisi l'écrin et il en examinait la doublure, un revêtement
+de peluche cramoisie avec l'adresse du fabricant frappée en lettres
+d'or. Puis, brusquement, tapant du poing sur la table:
+
+--Raindal! s'écria-t-il... Regardez-moi donc un peu!
+
+--Présent! fit l'ex-employé qui offrait de biais deux prunelles
+fugaces.
+
+--Vous jouez à la Bourse, mon ami!
+
+--Moi! fit d'un ton de révolte l'oncle Cyprien.
+
+--Oui, vous! Cette adresse me révèle tout: place de la Bourse... Vous
+jouez sur les mines!... Prenez garde, Raindal!... C'est une aventure
+qui peut vous coûter beaucoup plus cher que vous n'imaginez!
+
+Et il replaçait la pipe près de l'écrin avec un geste de renoncement.
+
+--Vous m'ennuyez, Schleifmann! bougonna l'oncle Cyprien... Vous me
+chagrinez énormément... Comment! je m'éreinte à vous acheter une pipe,
+à vous la choisir comme pour moi!... Et voilà tout ce que je récolte:
+des paroles de mauvais augure!... Eh bien, oui, là, j'ai joué... J'ai
+même gagné... J'ai gagné sept cents francs... Seulement, ni-i-ni c'est
+fini. Aujourd'hui, j'ai tout arrêté... Êtes-vous content, vilain
+oiseau?...
+
+--Fini! ricana le Galicien... Je n'en crois pas le premier mot, mon
+ami... Commencé, oui... Mais fini, après un pareil bénéfice!... Vous
+me tenez comme bêta, Raindal!
+
+L'oncle Cyprien eut une grimace hautaine:
+
+--Soit... Ne me croyez pas... Je ne puis pas vous obliger à me
+croire... Entendu!... Je joue encore... Je joue à en perdre haleine...
+Certainement... Et alors vous me laissez ma pipe pour compte?... On
+n'est pas plus gracieux!
+
+Schleifmann, involontairement, jetait une oeillade de regret vers la
+sirène dodue qui semblait dormir sur le flanc.
+
+--Baste! je ne voudrais pas vous contrarier, mon cher Cyprien... Et,
+tout de même, j'ai honte d'accepter votre pipe... Je ne devrais pas...
+Ce n'est pas bien!...
+
+--Pas tant de manières! fit affectueusement M. Raindal cadet...
+Reprenez-la vite... Puisque je vous jure que je ne joue plus!...
+
+--Le Seigneur soit loué, si vous dites vrai! murmura Schleifmann en
+rallumant sa pipe.
+
+La causerie redevint amicale. De temps à autre, Schleifmann, dans une
+bouffée, exhalait: «Délicieuse!... Colossale!...» L'oncle Cyprien, le
+jugeant conquis, proféra d'une voix négligente:
+
+--Ah! au fait, pendant que j'y songe... Vous vous doutez qu'à cause de
+cette petite affaire, je dois une politesse au marquis de Meuze...
+Cela vous déplairait-il de déjeuner au restaurant avec lui?...
+
+--Entre nous, je n'y tiens pas! grommela le Galicien après une pause.
+
+--Pourquoi?... Oh! je devine... Les opinions du marquis!... S'il n'y a
+que ça pour vous déplaire!... D'abord, soyez tranquille... Je l'ai
+déjà prévenu que vous étiez un bon juif...
+
+--N'employez donc pas cette expression, mon ami! fit Schleifmann d'un
+ton énervé... Ne vous ai-je pas appris qu'il n'y a pas de mauvais
+juifs?... A peine pourrait-on dire qu'il y a des juifs dégénérés...
+
+--Et puis, poursuivait l'oncle Cyprien, de ce côté-là, il m'a paru
+joliment calmé, le marquis!... Si vous saviez tout le bien qu'il m'a
+conté de certains de vos coreligionnaires!...
+
+--De deux choses l'une, fit sèchement Schleifmann, ou il se moquait de
+vous, ou c'est un mauvais catholique...
+
+--Lui! Il adore les curés!...
+
+--Il peut adorer les curés, riposta du même ton le Galicien... Mais,
+en bon catholique, il ne peut pas aimer les juifs... Religion
+catholique signifie religion universelle... Tant qu'il demeurera un
+hérétique sur la terre, la croisade reste ouverte... Tirez-vous de là
+si vous pouvez!... Et n'est-ce pas naturel?... Les religions ne
+vivent que par le fanatisme et ne périssent que par la tolérance.
+
+--Ainsi, vous approuvez la Saint-Barthélemy, l'Inquisition, les
+Dragonnades? s'écriait l'oncle Cyprien froissé dans son arrière-fond
+bourgeois par la rudesse de ces aphorismes.
+
+--Comme la Terreur! fit Schleifmann. Ou plutôt je ne les approuve
+pas... Je me les explique. Ce sont mesures politiques utiles à leur
+parti... On ne plante pas les croyances à sec, avec des
+raisonnements... Elles ne germent que dans le sang et ne fleurissent
+que sous la crainte...
+
+--Et par conséquent, si la Révolution revenait, au besoin, vous me
+feriez tout bonnement couper la tête?...
+
+--Est-ce qu'on sait!... répliqua Schleifmann avec un demi-sourire
+railleur... Si vous étiez devenu par trop riche!...
+
+M. Raindal cadet, quoique peu égayé par cette plaisanterie, affecta de
+s'en amuser:
+
+--Bien, bien, Schleifmann, en attendant de me couper ma tête, vous
+vous la payez, mon vieux... Je vous dis et je vous répète que le
+marquis n'est plus intolérant pour un sou!... Une fois, deux fois,
+trois fois, vous ne voulez pas déjeuner avec lui?
+
+--Oui, je veux bien, riposta narquoisement le Galicien... Mais plus
+tard, dans un an... Soyons précis. Je vais vous fixer le jour: le
+lendemain du krach des mines... Ah! oui, ce jour-là, je serai bien
+aise de causer des juifs et de la tolérance avec votre ami le
+marquis!...
+
+L'oncle Cyprien haussa les épaules:
+
+--Il n'y a pas moyen d'être une minute sérieux avec vous... Bah! tant
+pis!... Vous refusez: on se passera de vous!...
+
+Schleifmann, sans répliquer, s'occupait à rebourrer le crâne de sa
+sirène.
+
+--Et votre frère? demanda-t-il subitement... Qu'est-ce qu'il pense de
+tout cela, votre frère?...
+
+--Mon frère? Ne m'en parlez pas! Il est peut-être encore plus rasant
+que vous, mon cher... J'ignore ce qu'il a depuis quinze jours... Mais
+on me dirait que c'est le départ de sa Mme Rhâm-Bâhan qui le tracasse,
+que je n'en serais pas plus surpris que cela... Une humeur!... Une
+tête!... Inabordable, enfin...
+
+Puis, confidentiellement:
+
+--Et pas un mot, n'est-ce pas, de cette affaire de mines, si vous le
+rencontrez!... Ce serait des discours, des remontrances à n'en plus
+finir!
+
+Schleifmann s'engageait au secret. L'oncle Cyprien dressa la main,
+dans une pantomime de dégoût:
+
+--Mon frère! Ah! la! la! un crin, un véritable crin, en ce moment!
+
+
+
+
+XIII
+
+
+Par exception, cette fois, l'oncle Cyprien n'avait pas amplifié.
+Depuis le jour de leur déconvenue, rue de Prony, M. Raindal, en
+apercevant son frère, ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise
+hostile; et, soit que la vue de l'oncle Cyprien évoquât un fâcheux
+souvenir, soit que le maître appréhendât ses questions, il lui
+marquait à chaque visite une froideur plus acrimonieuse.
+
+Puis le départ de Mme Chambannes avait porté à M. Raindal un coup dont
+son vieux coeur pantelait encore. Une semaine après, il recevait bien
+de Zozé quelques lignes où elle s'excusait de cette fuite
+discourtoise: elle avait eu «de petits ennuis qu'elle lui expliquerait
+sans doute de vive voix». Mais le vague même de cet ajournement
+impatientait autant le maître que si la jeune femme se fût abstenue de
+tout détail concernant sa fugue. De petits ennuis! Sûrement ils ne
+provenaient pas de Chambannes, toujours absent, loin de Paris. De qui
+alors et de quelle sorte? Des ennuis d'argent? Hypothèse peu
+vraisemblable. Des ennuis de famille? Non plus, puisque la seule
+parente de Mme Chambannes l'avait accompagnée aux Frettes. Des ennuis
+d'amour? M. Raindal repoussait avec véhémence cette dernière solution
+qui, au fond, excitait plus sa colère que son incrédulité. Et quand
+l'idée s'en dessinait à l'horizon de ses rêveries, il s'acharnait à
+l'effacer, à la détruire comme un cauchemar absurde.
+
+Des chagrins d'amour, Mme Chambannes! L'amitié du maître se révoltait
+à cette sotte calomnie. Coquette, frivole, enfant, si l'on voulait;
+mais amoureuse, sa petite élève, fi donc! Ce n'était pas à lui qu'il
+fallait conter de semblables inventions, à lui qui la connaissait, qui
+l'étudiait, qui la jugeait depuis bientôt plus de quatre mois.
+L'unique jeune homme en situation de la courtiser, ce grand Gérald de
+Meuze, ne semblait guère, avec ses façons lasses et ses traits
+fatigués, le héros propre à captiver une nature aussi vivace, aussi
+primesautière. A peine un robuste officier, un jeune poète ardent, un
+musicien illustre, auraient-ils eu quelque faible chance, sinon de la
+séduire, du moins de la troubler. Et M. Raindal, non sans un secret
+soulagement, constatait auprès de Mme Chambannes l'absence de tels
+favorisés.
+
+Pourtant, au faîte de ses inductions, un vertige de tristesse le
+faisait retomber soudain. Il se remémorait l'arrivée rue de Prony, la
+maison vide et l'outrage qu'il avait subi. Comme elle l'aimait peu,
+pour l'avoir ainsi oublié! Comme, dans ses affections, dans ses
+pensées, il devait figurer à un rang infime et précaire! Comme il
+s'était exagéré l'influence et l'attraction qu'il exerçait sur elle!
+
+Par dignité il avait résolu de ne pas répondre à sa lettre, et chaque
+jour qui passait sans nouvelles ébranlait davantage ce fier voeu. Où
+était-elle? A quoi occupait-elle ses journées, ses soirées? Pourquoi
+ne l'appelait-elle pas là-bas?
+
+Parfois, dans une brusque envolée d'orgueil, il se soulevait hors de
+ces soucis. Il jurait de ne plus condescendre à des enquêtes si
+mesquines, si ravalantes pour un esprit supérieur. Il atteignait aux
+abruptes régions où souffle la pure brise d'éternité. Mais il ne
+planait pas longtemps seul dans ces hauteurs pacifiées. Au bout d'un
+instant l'image légère de Zozé avait monté l'y rejoindre. Il soupirait
+en la revoyant. Un accès de lucidité lui dévoilait la forte attache
+qui le liait à sa petite élève. Il haussait les épaules, revisait ses
+griefs contre Mme Chambannes, essayait de la dédaigner. Vain effort.
+Il aurait voulu éprouver du mépris, de la rancune. Elle ne lui
+inspirait que du regret.
+
+Au milieu de cette inquiétude, il ne trouvait de répit que dans le
+travail, dans le livre nouveau qu'il préparait.
+
+--Un livre, déclarait-il à Thérèse qui pourrait bien avoir le succès
+du précédent... Je ne t'en dis pas plus maintenant... J'attends que ça
+ait mûri... Tu verras... ce n'est pas mal...
+
+Et il se remettait à marcher dans son cabinet, les mains derrière le
+dos, la tête basse, comme pointant contre le troupeau fugitif des
+idées.
+
+Le livre avait pour titre provisoire: _les Oisifs dans l'Egypte
+ancienne_, et serait moins un ouvrage d'érudition qu'une étude morale,
+appuyée de documents historiques.
+
+M. Raindal se proposait d'y démontrer, par des exemples, que le grand
+moteur social est la recherche des plaisirs et particulièrement des
+plaisirs dits galants: vers la femme et à sa conquête s'achemine toute
+l'oeuvre du labeur humain--les raffinements surtout et les arts lui
+sont redevables souvent de leur naissance et toujours de leur
+prospérité--c'est pour elle que se sertissent les gemmes, que se
+brodent les soies, que résonnent les mélodies... A méditer ces
+développements, M. Raindal plus d'une fois avait gagné la fièvre ou la
+migraine. Les faits, à son appel, bondissaient hors de leurs cellules,
+accouraient se ranger en bataille comme de dociles petits soldats. Et
+il y avait notamment un chapitre,--le chapitre VI,--sur l'_Amour et la
+Galanterie dans l'Egypte ancienne_ d'après les légendes religieuses,
+les objets de toilette et les contes populaires, dont le maître
+possédait déjà la ligne et presque tous les paragraphes.
+
+A de certains jours, cependant, il avait des scrupules sur le mérite
+de sa conception. Ne l'accuserait-on pas de poursuivre l'entreprise de
+scandale inaugurée par son dernier livre? Ne lui reprocherait-on pas
+de s'attarder exprès aux épisodes licencieux? Etait-il même doué de la
+compétence nécessaire pour approfondir les prestigieux problèmes du
+sentiment?
+
+M. Raindal rejetait en bloc les deux premières questions, au nom de ce
+dédain que doit une âme élevée aux insinuations de l'envie.
+
+La troisième lui paraissait plus délicate, plus sujette à des
+controverses. Il se plaisait à en causer au salon, avec Boerzell qui,
+pas un dimanche, n'avait manqué de rendre, rue Notre-Dame-des-Champs,
+la visite permise.
+
+--Sincèrement, monsieur Boerzell, interrogeait-il, pensez-vous qu'il
+faille avoir été un libertin pour bien apprécier les finesses du
+sentiment?... Croyez-vous, en un mot, que pour parler convenablement
+de l'amour, il soit obligatoire d'en être un spécialiste, un
+professionnel, un pratiquant?...
+
+--Heu! maître! répliquait avec réserve Boerzell... La question est
+complexe... J'avoue que je n'y ai point encore réfléchi...
+
+--Et ne croyez-vous pas, continuait M. Raindal, qu'il existe une
+multitude de sentiments que l'on apprécie d'autant mieux qu'on ne les
+a pas éprouvés soi-même?...
+
+--Incontestablement! ripostait Boerzell.
+
+--Remarquez qu'en ce cas, on garde une fraîcheur d'impressions, une
+netteté de vues qui sont du plus haut prix pour l'analyse
+scientifique... On n'est dès lors aveuglé ni par la vanité, ni par
+l'intervention des souvenirs personnels... L'esprit conserve intacts
+son impartialité, sa pénétration, le calme indispensable aux
+observations régulières...
+
+--Assurément, maître!... répondait Boerzell. Toutefois ne
+craignez-vous pas que de cette procédure il ne résulte dans les écrits
+quelque peu de froideur?
+
+--Du tout, cher monsieur! protestait M. Raindal. L'essentiel est
+d'aimer l'idée du sujet qu'on traite, d'aimer l'amour si c'est d'amour
+qu'on parle... La chaleur de la sympathie réchauffe tout... Les
+oeuvres sont comme nos enfants. Il n'y a de froides, de mal venues que
+celles qu'en les faisant nous n'avons pas aimées...
+
+Et il regagnait lentement le cabinet de travail, tandis que Boerzell
+souriait à Thérèse. Car, dans leurs fréquentes causeries, le jeune
+savant avait obtenu des semblants de confidences qui ne lui laissaient
+guère de doutes sur les écarts mondains du maître.
+
+Le quatrième dimanche, M. Raindal ne parut pas au salon. Il était
+sorti censément pour faire visite au directeur du Collège, mais en
+réalité pour aller s'assurer si sa petite élève n'avait point, sans le
+prévenir, réintégré peut-être l'hôtel. La vue des volets clos lui ôta
+ses espoirs. Il sonna pourtant, recarillonna. Personne ne répondit. Et
+l'on avait atteint aux premiers jours de mai! Elle était partie depuis
+quatre semaines! Quand reviendrait-elle donc?
+
+Il s'en alla à pied par les rues à demi solitaires. Tout y était pour
+lui ressouvenir pénible. Que de fois il avait accompli ce trajet,
+l'âme et les yeux encore lénifiés par la gentillesse de Mme
+Chambannes! Quel changement à présent! Quel abandon! Et, le long de la
+route, comme pour se détourner de ces pensées chagrines, ou y opposer
+des lèvres un démenti physique, il souriait aux petites filles, aux
+petits garçons endimanchés que traînaient leurs parents d'une main
+indolente.
+
+Boerzell, quand le maître rentra, n'avait pas pris congé. Il était
+dans le salon à babiller avec Thérèse. Mme Raindal, auprès d'eux,
+lisait un ouvrage de piété. Le maître s'évertua à montrer une humeur
+joyeuse. La récente mésaventure d'un de ses collègues, que des
+faussaires avaient abusé, lui servit de prétexte à plaisanter les
+érudits. Que vaut au fond la science brute, si l'esprit ne l'anime
+point? Que serait, entre autres, son prochain ouvrage, à lui M.
+Raindal, s'il ne s'étayait pas de considérations générales et
+humaines? Boerzell l'approuvait complètement; et, d'une ingénieuse
+digression, il ramena peu à peu la causerie sur le rôle social de
+l'amour. Le maître mordit à l'appât avec fougue. Ses nerfs se
+détendaient voluptueusement dans cet agréable assaut de dialectique
+contre un adversaire si subtil. La nuit tomba qu'il n'avait pas cessé
+de discourir.
+
+--Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, M. Boerzell? fit-il, comme
+Brigitte allumait les lampes.
+
+Et il ne le lâcha qu'à onze heures, étourdi par la lutte, et
+balbutiant de lassitude. Mais, sitôt seul devant sa fille, la
+mélancolie l'avait ressaisi. Il se sauva vers son lit, sans presque
+souhaiter le bonsoir, comme vers une distraction, vers un refuge
+d'oubli.
+
+Le lendemain matin il se leva tard, à huit heures et demie. Le
+courrier ne lui avait rien apporté de Mme Chambannes; et, la tête dans
+l'eau, il s'ébrouait maussadement lorsque Brigitte entra.
+
+--Une dépêche pour monsieur...
+
+--Mon pince-nez!... Donnez-moi mon pince-nez, vous dis-je!
+
+Il éprouva une commotion, en déchiffrant sur le papier bleu,
+l'écriture de Mme Chambannes. Il ouvrait le télégramme et lut:
+
+ Dimanche soir.
+
+ «Mon cher maître,
+
+ «Me voici enfin de retour. J'ai hâte de vous revoir. Si nous
+ profitions de ce que les fournisseurs et les amis me laissent
+ encore la paix pour faire demain matin notre fameuse visite au
+ Louvre? Alors, sauf contre-ordre, à demain matin, neuf heures et
+ demie, rendez-vous place du Carrousel, devant le pavillon de
+ Sully. Comme ce sera charmant de nous revoir!
+
+ «Votre petite élève,
+
+ «Z. CHAMBANNES.»
+
+D'instinct, M. Raindal avait consulté la pendule qui marquait neuf
+heures, et se précipitant vers la porte:
+
+--Brigitte! clama-t-il dans le couloir... Brigitte! Ma redingote... la
+neuve... Mes bottines vernies... Mon chapeau... Vite, ma fille...
+
+--Qu'y a-t-il, père? fit Thérèse qui survenait à ce tapage.
+
+M. Raindal déplora d'avoir crié si fort. Il se trouvait acculé à dire
+la vérité.
+
+--Peuh! c'est Mme Chambannes! répliqua-t-il en se grattant le dessous
+de la barbe... Elle me donne rendez-vous à neuf heures et demie pour
+la mener au Louvre... Je n'ai pas à flâner, tu vois...
+
+Et, sur un sourire de la jeune fille:
+
+--Pourquoi ris-tu?
+
+--Je ne ris pas! riposta Thérèse qui avait recouvré son sérieux.
+
+M. Raindal s'énervait:
+
+--Si, tu ris! Il n'y a pas à nier... Va, parle... Pourquoi riais-tu?
+
+--Tu veux absolument le savoir, père?... Eh bien! c'est parce
+qu'aujourd'hui, lundi, le musée est fermé...
+
+--Je n'y songeais plus... C'est ma foi vrai!... Je ne puis cependant
+pas la laisser poser...
+
+Et brusquement, devinant qu'on le soupçonnait de mensonge:
+
+--Du reste, regarde! fit-il en tendant le télégramme... Le jour et
+l'heure y sont... Demain matin, neuf heures et demie.
+
+Thérèse, hautainement, écartait le papier:
+
+--Oh! inutile, père!...
+
+--Si! si! j'exige que tu regardes...
+
+Elle jeta sur la feuille un coup d'oeil sommaire, et, la rendant à M.
+Raindal:
+
+--Tu as raison!... Dépêche-toi!...
+
+--Bon! bon!... Je te remercie toujours! fit-il d'un ton bourru.
+
+Il ne reprit ses sens qu'en parvenant au Pavillon de Sully. La demie
+sonnait à la grande horloge qui surplombe les pilastres rosés de la
+porte. M. Raindal poussa un murmure rassuré. Déjà, d'être arrivé à
+temps, il en oubliait sa colère contre Thérèse.
+
+Devant lui la vaste place s'étendait ombreuse et déserte dans le noble
+encadrement de ses palais illustres. Au loin la trouée des Tuileries
+semblait une région de lumière sans bornes, dont la réfraction blanche
+pâlissait jusqu'au ciel. Des rafales tièdes s'en échappaient qui
+courbèrent un instant les verdures des deux jardinets proches. Le
+maître respira fortement. Au printemps, il aimait cet arome lacté et
+savoureux que charrie l'air des matinées. Puis son âme s'harmonisait
+peu à peu avec la quiétude auguste du décor.
+
+Il se mit à marcher devant le péristyle, la tête baissée vers ses
+gants de Suède clair qu'il achevait de boutonner. Quand, au bruit
+d'une voiture, il relevait les yeux, à l'une des hautes fenêtres du
+pavillon Colbert, il distinguait deux scribes du ministère des
+finances qui l'épiaient en souriant. Cette surveillance ne
+l'offusquait point. Il se figurait l'ébahissement admiratif des jeunes
+gens lorsque Mme Chambannes paraîtrait. Eh! oui, c'était une dame
+qu'il attendait! Et quelle dame! De leur vie, probablement, ces
+messieurs n'en avaient jamais aperçu de si élégante ni de si spéciale!
+
+Mais par l'avenue de gauche, un fiacre découvert s'acheminait dans la
+direction du Pavillon de Sully. Le maître s'élança juste pour aider
+Mme Chambannes à descendre. Elle était en costume bleu sombre avec une
+blouse dont la soie changeante miroitait dans l'entre-bâillement de sa
+courte jaquette, et elle appuya à la main de M. Raindal sa main gantée
+de blanc, en exhalant un petit rire candide de bonjour ou de merci.
+
+--Eh bien! cher maître, dit-elle, quand elle eut payé le cocher, vous
+ne m'en voulez pas trop? Vous n'êtes pas trop fâché contre votre
+méchante élève?...
+
+M. Raindal cligna des paupières sous le tendre regard dont elle le
+pénétrait. Il avait perdu l'habitude.
+
+--Mais non! chère madame! bredouillait-il... Je suis, avant tout,
+charmé de vous revoir... M. Chambannes se porte bien?...
+
+--A merveille... Revenu d'hier... A propos, il m'a prié de vous
+inviter à l'Opéra ce soir... On donne _Samson et Dalila_ et _la
+Korrigane_. Nous avons une seconde loge... Vous viendrez, n'est-ce
+pas?...
+
+--Peuh! madame...
+
+--Si, si, vous viendrez... Je le veux!...
+
+Elle inspectait les alentours d'un coup d'oeil scrutateur; et, avisant
+le cartouche à lettres dorées qui surmontait le péristyle:
+
+--C'est là, n'est-ce pas?
+
+--Hélas! impossible aujourd'hui, chère madame!...
+
+Aux explications du maître, Zozé eut une moue bougonne:
+
+--Pour une fois que je suis libre, comme c'est contrariant!... Alors
+où irons-nous?...
+
+--Je ne sais pas, madame!... Où vous voudrez!
+
+Il considérait distraitement les petits squares circulaires dont les
+feuilles bruissaient sous un courant de brise. L'intérieur ne s'en
+voyait pas; et, dans l'emmêlement de leurs branchages serrés contre la
+grille, l'accès même en paraissait clos. On eût dit deux galantes
+charmilles de théâtre, posées là, par mégarde, ou provisoirement. Le
+maître songea: «Mais ce serait parfait!» et tout haut, désignant d'un
+geste le jardinet le plus voisin:
+
+--Si nous entrions ici pour causer un instant, avant de nous séparer?
+
+--C'est une idée!... fit Mme Chambannes... Ils sont délicieux, ces
+amours de squares...
+
+Le jardin se composait, au dedans, d'une minuscule pelouse
+qu'entouraient quatre bancs verts, ouvragés à l'antique. Ils
+s'assirent sur l'un d'eux, en face du pavillon Denon. Au fronton
+s'alignaient, à intervalles égaux, une rangée de statues, isolées et
+pareilles sous leur égalitaire costume de marbre. Seuls ces regards
+sans vie plongeaient dans le petit square.
+
+--Il n'y a pas foule! remarqua Mme Chambannes.
+
+Puis, visant de son ombrelle les statues du fronton:
+
+--Dire que vous serez un jour comme cela, cher maître!
+
+--Rien n'est moins certain, madame, fit modestement M. Raindal.
+
+--Et moi, où serai-je à cette époque? poursuivit Zozé d'une voix
+grave.
+
+--Oh! les vilaines pensées!... Est-ce votre séjour aux Frettes qui
+vous a rendue si morose?
+
+Non, à parler franchement, Zozé s'y était au fond divertie. Les
+promenades, la nature, la solitude l'avaient ragaillardie, remise de
+Paris! Car quelle est la femme, en vérité, qu'à un moment donné,
+Paris ne dégoûte pas? Quelle est la femme qui ne finit pas par en être
+excédée, des visites, des potins, des théâtres, des couturières, de
+tout le surmenage mondain?... La campagne avec un ou deux bons amis,
+comme M. Raindal, par exemple, le repos, une cure de grand air, tel
+semblait présentement à Mme Chambannes «l'idéal», «le rêve». Et si
+elle était revenue...
+
+--Mais pardon, interrompit le maître... Pourquoi êtes-vous partie?...
+Je suis peut-être indiscret en vous rappelant votre promesse...
+
+--Non, pas du tout...
+
+Elle fouillait âprement le sol du bout de son ombrelle, les deux
+coudes aux genoux, en une pose de méditation.
+
+--Je suis partie parce que j'ai eu des ennuis... Une amie en qui
+j'avais confiance et qui m'a indignement trompée...
+
+--Ah!... Je vous plains bien! fit-il.
+
+Elle levait les yeux au ciel dans une extase mélancolique. Des
+langueurs humides glissèrent entre ses cils. La tristesse la
+transfigurait. Avec son petit col-carcan, si moderne, si masculin, ses
+traits prenaient dans l'affliction un reflet de sainteté perverse.
+
+--Ainsi vous avez eu beaucoup de peine? fit derechef M. Raindal qui ne
+la quittait pas du regard.
+
+--Oh! oui, beaucoup!...
+
+--Ma pauvre amie! murmura le maître dont la voix s'altérait... Vous me
+permettez de vous appeler de ce nom?
+
+Mme Chambannes hochait la tête.
+
+--Je ne vous en demanderai pas plus au sujet de votre départ!
+continua-t-il... Sans le vouloir, je vous ai fait mal... Et je serais
+inexcusable d'insister... Mais à l'avenir, si jamais vous êtes
+malheureuse, je vous en prie, traitez-moi en ami, confiez-vous à
+moi... Sans me donner de détails, dites-moi que vous souffrez, et je
+m'emploierai de tout mon coeur à vous soulager, à vous distraire...
+J'ai pour vous tant d'affection!...
+
+--Merci! fit-elle un peu surprise du ton pressant dont il parlait...
+Je vous remercie... Comme vous êtes bon, cher maître!
+
+Elle s'était à demi retournée vers lui et le fixait, en souriant, d'un
+de ses plus fervents regards. Des profondeurs béantes s'ouvraient dans
+ses prunelles. Tout son visage frémissait de malice coquette. M.
+Raindal crut sentir une flamme qui lui perçait les tempes. Le délire
+l'emportait. Il saisit avec une craintive brusquerie la main de Mme
+Chambannes; et, dans un frénétique baiser, ses lèvres y écrasèrent
+l'aveu d'amour qu'elles n'avaient osé prononcer.
+
+--Oh! prenez garde! fit Mme Chambannes en se reculant.
+
+--A quoi donc? riposta gauchement le maître.
+
+Une sueur d'angoisse lui humectait le front. Il essaya de ricaner par
+contenance. Il s'arrêta, perplexe. La physionomie de la jeune femme le
+déconcertait. Elle avait une expression sévère, mais sans rigueur, où,
+plutôt que la rancune, dominait l'alarme décente. Ses yeux demeuraient
+sombres malgré le palpitement narquois qui plissait l'angle de leurs
+paupières. Qu'allait-elle faire? S'indigner, pardonner ou sourire?
+
+Elle se leva, et, d'une voix paisible où tremblait à peine un écho
+d'ironie:
+
+--Cher maître, au revoir. Il faut que je rentre... Me conduisez-vous
+jusqu'à un fiacre?...
+
+M. Raindal lui serrait la main d'une imperceptible pression.
+
+--Volontiers, chère madame! fit-il tandis que ses regards s'évadaient
+vers les statues de la colonnade.
+
+Elle passa la première par l'étroite porte de la grille. M. Raindal la
+suivait en tirant machinalement sur le poignet de ses gants de Suède.
+
+Lorsqu'elle fut en voiture, et que les roues déjà s'ébranlaient, il
+recouvra l'audace de la contempler. Elle avait de nouveau sa figure
+coutumière, ses yeux tendres et hardis.
+
+--A ce soir, au fait! cria-t-elle... N'oubliez pas, cher maître, loge
+40...
+
+Le guichet du Carrousel franchi, elle ne put garder son sérieux. Elle
+souriait d'un sourire si franc, si intense, qu'un gavroche à pied la
+singea, s'écriant:
+
+--Bon Dieu, que c'est drôle!...
+
+Certes oui, c'était drôle. Le père Raindal amoureux! Qui s'en fût
+douté? Et ce baiser qu'il lui avait appliqué, ce baiser en coup de
+massue, tellement brutal et timide à la fois! Le pauvre homme!... Quel
+dommage qu'on fût brouillé avec l'ignoble Germaine! Comme on se serait
+amusées ensemble de cette petite histoire!
+
+Au souvenir de l'amie perfide, Mme Chambannes s'était rembrunie. Elle
+ne retrouva sa bonne humeur qu'après déjeuner, quand elle eut narré
+l'entrevue à sa tante Panhias.
+
+--Fais attention, mon enfant! recommanda la grosse dame... A cet
+âge-là, c'est quelquefois très dangereux!...
+
+--Pour qui? interrogea Zozé.
+
+--Pas pour toi, naturellement!
+
+Mme Chambannes fit tournoyer dans l'air une bouffée de sa cigarette:
+
+--N'aie pas peur... Je serai prudente... Et qui sait? je me suis
+peut-être trompée!...
+
+--Peut-être! répéta d'un ton sceptique la tante Panhias.
+
+Zozé ne répliqua pas. Elle revoyait le jardin du Louvre, les mines
+ardentes et timorées de M. Raindal. Oh! si Gérald avait été là, caché
+derrière, dans un massif! Cette idée de quasi représailles la
+ravissait. Elle fuma encore deux cigarettes à s'en imaginer
+successivement les scènes burlesques ou pathétiques.
+
+ * * * * *
+
+Le soir, à l'Opéra, c'était une de ces salles de printemps où renaît
+dans un resplendissement de lumière, de pierreries et de chairs
+offertes, tout cet éclat public de luxes et de beautés, de richesse et
+d'aristocratie qui a semblé s'éteindre, se dissiper avec les derniers
+poudroiements du jour.
+
+Dès que Zozé parut, plusieurs jumelles des clubs et des premières
+loges se braquèrent de son côté.
+
+Car elle avait avancé en grade, la petite Mouzarkhi! A présent, on
+lui tenait compte de ses deux années de liaison. Cela lui créait,
+sinon un lien de parenté avec cette élite mondaine d'alentour, du
+moins comme un fait de guerre à son actif, une campagne heureuse qui
+diminuait les distances. Elle n'était plus la petite exotique inconnue
+dont on s'enquérait sur un ton de semi-mépris. Elle était presque une
+des leurs: la petite Chambannes, celle qui durant deux ans avait
+capté, «chambré» le jeune Meuze; et, sous le masque des lorgnettes,
+les lèvres esquissaient vers elle des sourires de bon vouloir.
+
+Puis la présence du vieux monsieur assis auprès de Zozé, au premier
+rang de la loge, intriguait les curiosités. On dut attendre
+l'entr'acte pour être renseigné.
+
+Cependant, au fond du théâtre, apparaissait la théorie des jeunes
+Philistines. Dalila marchait à leur tête, sa noire chevelure
+surchargée de fleurs et de joyaux versicolores. Elles chantaient, la
+voix pâmante, une sensuelle mélopée:
+
+ Beau-té, don du ciel, prin-temps de nos jours,
+ Doux char-me des yeux, es-poir des amours,
+ Pé-nè-tre les coeurs, ver-se dans les â-mes,
+ Tes dou-ces flam-mes!
+ Aimons, mes soeurs, ai-aimons tou-jours!
+
+M. Raindal se raidit contre un piquant frisson qui lui courait des
+reins à l'occiput. Instinctivement, il considéra la salle. Le silence
+s'y faisait plus grave et plus vibrant. Une marée de volupté montait
+de l'orchestre aux loges avec les langueurs de la musique. Les
+prunelles de quelques femmes étincelaient de lueurs sauvages. Des
+seins haletaient. Les lourds obusiers des jumelles tiraient à pleins
+regards. Tous et toutes presque, après cette longue journée
+d'hypocrisie, s'avouaient enfin amants sous l'entraînant cynisme de la
+mélopée.
+
+Le maître s'absorba dans des comparaisons. Il se rappelait d'autres
+soirées passées à l'Opéra, avec Thérèse et Mme Raindal, dans des loges
+données par le ministère, en été, ou à l'occasion des séances des
+Sociétés savantes. Quelle transformation--pour ne pas dire quel
+progrès--s'était depuis opérée dans son esprit! Que de phénomènes
+sociaux lui restaient à cette époque inaccessibles, indifférents et
+comme nuls! Il s'expliquait par là ses bâillements de jadis, l'ennui
+et l'espèce de gêne qu'il ressentait à ces spectacles. Tant de notions
+lui manquaient pour en goûter les agréments! Au lieu qu'aujourd'hui...
+
+Il reporta ses regards vers la salle. Toutes les places en étaient
+garnies. Le ballet des prêtresses de Dagon allait commencer et une
+gaieté libertine relâchait maintenant les visages, d'accord avec la
+grâce enjouée des danseuses.
+
+M. Raindal, à part lui, nota ce changement. Combien de nuances dans la
+dépravation aristocratique de l'assemblée! Combien de degrés ténus
+entre la gravité de l'instant d'auparavant et la jovialité d'après!
+
+Puis, tout en battant la mesure du preste rythme oriental qui réglait
+les passes des ballerines, il examinait de temps à autre Mme
+Chambannes, sa chère amie, comme il n'osait pas encore ouvertement
+l'appeler.
+
+L'effleurement d'un sourire indécis ondulait à travers sa fine petite
+figure qu'immobilisait la rêverie. Parfois elle saisissait sa jumelle,
+visait une loge, un rang de fauteuils, et, l'inspection achevée, elle
+décochait à M. Raindal comme un regard de compensation. Lorsque le
+rideau s'abaissa, elle se réfugia avec le maître dans le salon exigu
+qui formait, en arrière, une sorte de boudoir rutilant. Chambannes se
+tenait debout devant eux. Il ne prêta que peu d'attention aux propos
+de M. Raindal qui décrivait selon les plus récentes données de
+l'exégèse, les rites et les vicissitudes du culte de Dagon. Le rideau
+d'ailleurs se releva avant que le maître eût terminé.
+
+Le décor représentait un jardin avec un banc vert au premier plan, et,
+à droite, la villa de délices où le crime devait s'accomplir.
+
+Quand Dalila s'assit sur le banc enserré d'arbustes et que Samson,
+chancelant d'amour, s'y laissa tomber auprès d'elle, M. Raindal ne put
+se retenir de lancer du côté de Zozé un sournois coup d'oeil allusion.
+Sans feindre de le remarquer, Mme Chambannes accentua complaisamment
+d'un sourire la rêverie de son profil. Le maître la remercia d'une
+petite toux amicale.
+
+Eh! somme toute, le matin, avait-il été si coupable? De sang-froid
+même et à distance, il ne regrettait pas ce baiser de folie, cette
+caresse incorrecte, dont la franchise au moins méritait le respect. Et
+pourquoi s'ingénier à cacher plus longtemps des sentiments sincères?
+Pourquoi jouer l'indifférence, quand c'était le contraire que Mme
+Chambannes lui suggérait?... De l'amour? Non pas. Mais une certaine
+tendresse, une espèce d'affection, qui, pour n'être pas exclusivement
+paternelle, ne dépassait point cependant ce que l'âge autorise entre
+une toute jeune femme et un homme sur le retour. A quoi bon se
+dissimuler par des subterfuges intimes, par des mensonges illusoires,
+la vivacité de ce penchant? Les exemples n'en pullulaient-ils pas dans
+l'histoire? Sans parler de Ruth et Booz dont il semble que le roman
+ait eu une fin bourgeoise, ne citait-on pas une foule de maîtres qui
+s'étaient très purement épris de leurs disciples, hommes ou femmes,
+malgré la dissemblance des intellects ou des années? Ainsi, quoi de
+commun entre le cerveau d'un Socrate et le cerveau d'un Alcibiade?...
+
+La suave cantilène que murmurait Dalila à Samson détourna fort à point
+le maître de ces scabreux rapprochements. La pièce se dramatisait. Au
+tomber du rideau les milices philistines cernaient silencieusement la
+maisonnette où sommeillait le héros trahi. M. Raindal, à mi-voix,
+récita les strophes inoubliables:
+
+ Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu,
+ Se livre sur la terre, en présence de Dieu,
+ Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme...
+
+Il continuait. Mme Chambannes déclara ces vers très jolis. Elle
+voulait connaître le nom de l'auteur.
+
+--C'est de Vigny, madame! fit M. Raindal en la rejoignant dans
+l'arrière-salon de la loge.
+
+Chambannes était sorti. Ils demeuraient en tête à tête. M. Raindal se
+demandait s'il ne conviendrait pas de réitérer le baiser du matin, ne
+fût-ce que pour signifier à Mme Chambannes la persistance de ses
+velléités nouvelles. Par un reste d'irrésolution, il préféra s'en
+tenir à la causerie littéraire.
+
+Mais comme il se mettait à raconter les poignantes amours de Vigny et
+de Mme Dorval, brusquement la porte s'ouvrit. Sur le seuil de la loge,
+se dressait un grand jeune homme brun dont M. Raindal ne vit d'abord
+que la moustache noire et les larges prunelles railleuses.
+
+--Tiens, monsieur de Meuze!... Entrez donc! s'écria avec aisance Mme
+Chambannes.
+
+Pourtant elle avait rougi; et, d'entre ses paupières, il partait vers
+Gérald des oeillades si caressantes, si réjouies et si humbles, que M.
+Raindal du coup se sentit mortifié. Il voulut se mêler à la
+conversation, critiquer les interprètes, louer la musique. Les mots se
+dérobaient. Une crue soudaine de méchante humeur avait noyé sa verve.
+Il se leva.
+
+--Vous sortez, cher maître? interrogea Zozé.
+
+--Oh! une minute, pour me dégourdir, prendre l'air...
+
+Involontairement il avait claqué la porte. Il erra au hasard par les
+couloirs jusqu'au loggia de l'escalier.
+
+--Vous! s'écria Chambannes en venant à sa rencontre.
+
+M. Raindal riposta sans entrain:
+
+--Oui, il faisait trop chaud dans ce petit salon... J'ai laissé votre
+femme avec M. de Meuze, le jeune, ou enfin, le fils, si vous aimez
+mieux...
+
+Chambannes ne semblait pas frappé par cette révélation. M. Raindal le
+jugea un peu benêt. Ils rentrèrent ensemble au premier tintement de la
+sonnerie d'entr'acte.
+
+Zozé était seule dans la loge. Elle accueillit le maître d'un
+rayonnant sourire de bienvenue.
+
+--Bonne promenade?
+
+--Pas mauvaise! fit M. Raindal que tant de charme désarmait.
+
+Néanmoins, il garda une figure revêche durant tout le troisième acte.
+Il ne cessait de songer à Gérald. Ce jeune homme, au surplus, ne lui
+avait jamais été que médiocrement sympathique. Fat, bellâtre, des
+mines impertinentes que ne justifiaient guère une intelligence fort
+pauvre, des opinions banales, un rare manque de lettres, rien en lui
+n'était de nature à conquérir M. Raindal. Et puis--le maître
+s'accrocha à ce souvenir avec ténacité--et puis n'évoquait-il pas au
+physique Dastarac, ce gredin de Dastarac? N'avait-il pas, à la soirée
+Saulvard, fait échouer l'excellent Boerzell? C'était de là, à n'en
+point douter, que provenait l'antipathie première. Sottise de chercher
+plus loin! M. Raindal ne chercha donc pas.
+
+A peine essayait-il de suivre les regards de Zozé à travers l'immense
+nef, d'en découvrir l'aboutissement. Difficile poursuite. Ils étaient
+si incertains, si fuyants, ces regards, ils embrassaient de leur
+tendresse tellement de personnes et d'espace! Après quelques
+tentatives infructueuses, le maître renonça.
+
+--Et où est placé M. de Meuze? interrogea-t-il seulement, d'un ton
+d'insouciance.
+
+--M. de Meuze?... A l'orchestre, je crois... Mais il ne doit plus y
+être... Il allait finir la soirée chez des amis...
+
+--Ah! bon! fit négligemment M. Raindal. Je vous demandais cela, vous
+savez...
+
+Effectivement, Zozé savait! Elle se mordit les lèvres pour ne pas
+sourire. Hé! hé! la tante Panhias n'avait pas si mal dit. Il faudrait
+faire attention.
+
+ * * * * *
+
+La soirée s'acheva sans nulle autre algarade. M. Raindal s'était
+beaucoup plu au ballet final; et le pas de la Sabotière l'avait
+transporté.
+
+En rentrant, il se rendit dans son cabinet de travail. Il tenait à
+consigner, avant de se mettre au lit, un petit nombre d'observations
+morales qu'il avait ébauchées au cours de la soirée. Elles se
+rapportaient toutes au rôle de la femme en tant que moteur social et
+trouveraient leur emploi dans le chapitre VI.
+
+Quand il eut tracé la dernière, M. Raindal rassembla les feuilles. Il
+n'y avait pas moins de six grandes pages écrites sans ratures et d'un
+caractère serré.
+
+
+
+
+XIV
+
+
+Les leçons du jeudi avaient recommencé. Sans en être bannie, l'Égypte
+y pâtissait d'une graduelle disgrâce. Le plus souvent, Mme Chambannes
+n'avait pas fait les lectures prescrites. Ou bien un saut de phrase
+les projetait tous deux dans un entretien familier sur de petits
+événements du jour: une robe nouvelle de Zozé, que le maître déclarait
+à son goût, le récit d'un bal, d'une pièce de théâtre, des sujets plus
+futiles encore. Une fois évadés, ni l'un ni l'autre n'avait le courage
+de reculer vers les arides régions de la science. D'un commun accord,
+ils évitaient les sentiers de causerie qui eussent pu les y ramener.
+C'était seulement vers la fin que Mme Chambannes s'écriait:
+
+--Eh bien!... Encore une jolie leçon!... Si cela continue, j'en saurai
+long au bout de l'année!... Ah! quel déplorable professeur vous
+êtes!...
+
+M. Raindal souriait. Puis, s'il n'avait pas auparavant abusé de cette
+licence, il saisissait la main de Zozé et il y pressait fortement ses
+lèvres. Par sagesse, elle ne lui permettait, à chaque leçon, que deux
+ou trois de ces élans tendres. Mais elle en était au fond flattée.
+Cela l'amusait de voir inclinée devant elle, par l'amour, cette tête
+illustre et chenue. L'épiderme en semblait plus rose par le contraste
+des cheveux blancs et elle trouvait propre, plaisant à l'oeil, ce jeu
+de nuances rapprochées.
+
+Dès la troisième leçon, elle s'enquit de l'oncle Cyprien. Pourquoi M.
+Raindal ne présentait-il pas son frère? Elle ne demandait qu'à le
+connaître. Le maître répondit évasivement:
+
+--Peuh, chère amie!--il l'appelait ainsi seul à seule avec elle, dans
+l'intimité des leçons--mon frère est un brave homme... Pourtant je
+doute que vous vous entendiez... Il a un caractère brusque, entier,
+saugrenu... Et, d'un autre côté, d'après certains indices, j'imagine
+que votre absence d'il y a un mois a dû le mécontenter... Je préfère
+donc ne pas me risquer dans des explications auxquelles je n'augure
+guère une issue favorable...
+
+--Comme vous voudrez! fit Zozé qui n'insistait que par un égard de
+politesse.
+
+M. Raindal cependant avait dit presque vrai. Depuis quelques semaines,
+l'oncle Cyprien n'omettait aucune occasion de flétrir, au passage, les
+discourtoises façons de Mme Rhâm-Bâhan!
+
+Il s'y acharnait systématiquement, résolu, vaille que vaille, à
+dégoûter son frère de toute idée de présentation. Fréquenter les
+Chambannes, il ne lui eût plus manqué que cela! Pour y rencontrer
+Pums, le marquis, Talloire peut-être, qui viendraient bêtement lui
+taper sur l'épaule, le compromettre, le dénoncer par leurs cordialités
+complices! Pour que M. Raindal apprît ses histoires de Bourse, de
+spéculation, de mines d'or! Merci! Plutôt mentir, plutôt avoir
+recours aux pires stratagèmes, aux rancunes simulées, aux ricanements
+feints, aux colères factices, que de glisser dans ce guêpier-là! Et,
+s'emparant du moindre prétexte, il lâchait ses imprécations!
+
+Une femme du monde, Mme Rhâm-Bâhan? Une femme du monde, cette dame qui
+vous plantait là les gens sans les prévenir, sans un mot d'excuse? Une
+femme du monde, cette dame qui filait à l'anglaise, ni vu ni connu, je
+t'embrouille! Une femme du monde, cette dame qui...
+
+--Oh! je t'en prie! interrompait M. Raindal d'un ton excédé...
+Laisse-moi en paix... Je ne te propose point de t'y conduire, n'est-ce
+pas?
+
+--Et ajoute que tu as bigrement raison! ripostait l'oncle Cyprien,
+ravi du succès de sa tactique.
+
+Au reste, sauf les petites ruses auxquelles le contraignaient la
+crainte des censures, la peur de son frère et la peur de Schleifmann,
+jamais il n'avait été plus heureux.
+
+S'il ne se montrait en Bourse qu'à de rares intervalles, par contre,
+maintenant il opérait sans aide, directement avec Talloire. Il avait
+la fiévreuse jouissance de donner lui-même ses ordres, d'en suivre les
+vicissitudes, d'en reporter ailleurs les gains. Diverses inspirations
+le menaient: les conseils de son ami Pums, des intuitions secrètes,
+les avis d'une feuille spéciale, _le Lingot_, à laquelle il s'était
+pour trois mois abonné. Et, la chance s'y mêlant, le total de ses
+profits atteignait présentement le chiffre net de trente-cinq mille
+francs.
+
+Plus que soixante-cinq mille francs à gagner, c'est-à-dire, d'après
+les calculs les moins optimistes, plus que quatre mois à spéculer!
+
+Ah! alors, les cent mille francs au complet en poche, l'oncle Cyprien,
+jetant le masque, romprait avec Talloire, arrêterait la partie et
+avouerait ses bénéfices. Mais jusque-là, _motus_, silence, mystère,
+toutes les hypocrisies qu'on voudrait!
+
+Ainsi les cigares de choix que fumait à la brasserie M. Raindal cadet
+étaient, selon ses dires, un cadeau du marquis.
+
+--Oui, mon cher Schleifmann! avait-il affirmé... J'ai trouvé la boîte
+chez moi en rentrant!
+
+Une boîte immense, une caisse, une malle, à en juger par le nombre de
+havanes qu'elle fournissait sans s'épuiser.
+
+De même pour le tricycle que l'ancien employé n'avait pu s'interdire
+d'acheter: le fruit de nouvelles opérations, croyait peut-être
+Schleifmann? Erreur, profonde erreur! Payé avec le reliquat des sept
+cents francs de gain, notre tricycle... Hé! voilà qui lui clouait le
+bec, à monsieur le moraliste!... Ou bien aux questions de son frère,
+de sa nièce, de sa belle-soeur, l'oncle Cyprien opposait une stoïque
+réponse:
+
+--Avec quoi je me suis offert ma machine?... Avec mes économies sur
+les cigarettes, mes amis!... Que voulez-vous! Quand on désire ceci, on
+n'a qu'à se priver sur cela. C'est on ne peut plus simple!
+
+Il avait corsé cette dépense par l'acquisition d'un chapeau marron en
+feutre mou, dont les bords, largement cambrés, donnaient à sa tête
+rase un certain je ne sais quoi de Cromwell. Et toute la semaine,
+sombrero en cap, pinces au pantalon, on le voyait chevaucher son
+tricycle par la ville, fût-ce même pour ne se rendre que rue de
+Fleurus chez Schleifmann, rue Vavin chez Klapproth, rue
+Notre-Dame-des-Champs chez M. Raindal.
+
+Mais à ces courses trop proches il préférait le Bois, principalement
+le dimanche, où le souci de la cote ne le tourmentait pas.
+
+Il s'y dirigeait vers dix heures, en suivant le boulevard
+Saint-Germain, la place de la Concorde, l'avenue des Champs-Élysées.
+Ganté de rouge, cigare aux dents, il pédalait avec délices, courbé sur
+le guidon, se baignant la figure dans les bons flots de brise matinale
+qui déferlaient contre ses joues. Puis, près de l'Arc de Triomphe, il
+relevait le buste, ralentissait l'allure, rectifiait sa position.
+Devant lui l'avenue du Bois déroulait au loin l'ample magnificence de
+ses bandes de terre jaune ou grise. La chaleur déjà fervente et mûre
+jetait dans l'atmosphère comme des relents d'été. Sous les marronniers
+de l'entrée, une foule de jolies dames en toilettes pâles causaient
+assises ou debout, avec des messieurs élégants. Du fond de l'allée
+cavalière, des jeunes gens, des officiers, arrivaient dans un galop
+souple et, d'un coup, ils passaient au pas. Leurs montures
+s'ébrouaient, allongeant l'encolure, et, si on les retenait, elles
+grattaient à plein fer le sol durci de la chaussée. Ou bien un mail de
+nuance vive débouchait dans l'avenue, au trot majestueux de ses quatre
+chevaux. On apercevait, au sommet, des robes claires, des chapeaux
+fleuris, des femmes gracieuses qui souriaient, des hommes à face
+libertine. Derrière, en une crâne posture de héraut, le laquais
+annonciateur, coude levé, torse renversé, tirait d'un long buccin de
+cuivre des appels rauques et triomphants. On eût dit le char fastueux
+des Voluptés et de la Jeunesse.
+
+Ce spectacle et ce vacarme achevaient d'enflammer l'oncle Cyprien. Ses
+yeux, ses poumons, ses oreilles, enivrés par la fête des couleurs, des
+parfums et des sons, subissaient, malgré lui, un enchantement suprême.
+Il se ruait à la poursuite du mail fascinateur, le rattrapait, le
+côtoyait, le précédait, la poitrine dilatée d'orgueil et le souffle
+coupé par la vitesse.
+
+Il franchissait la grille, errait sous les ombrages, stoppait à un
+café pour boire l'apéritif, et ne reprenait la route du
+retour--l'avenue du Bois encore--qu'à l'approche du déjeuner.
+
+Quelquefois, en revenant, il distinguait parmi les piétons, un vieux
+monsieur à barbe blanche, qu'une jeune dame accompagnait.
+
+«Sapristi! songeait-il... Mon frère et Mme Rhâm-Bâhan, probablement...
+Pas de bêtises!... Pédalons sec, pédalons dru!...»
+
+Il affectait de fermer les yeux, comme aveuglé par la poussière,
+filait à travers les voitures en une fuite de possédé.
+
+Précaution superflue, péril imaginaire! M. Raindal, pareillement,
+avait eu soin de tourner la tête.
+
+Ces sorties du dimanche matin étaient l'oeuvre de Mme Chambannes. Elle
+y avait découvert un cauteleux moyen d'afficher en public son amitié
+avec le maître. Et, bien que l'exhibition n'eût guère lieu qu'un
+dimanche par mois ou deux, Zozé en récoltait mainte satisfaction
+vaniteuse.
+
+Les sourires, les oeillades goguenardes, les grimaces d'entente qui la
+visaient, le long du chemin, ne faisaient qu'augmenter son aise.
+
+«Riez, mes enfants, pensait-elle, blaguez, n'empêche que vous m'enviez
+rudement!»
+
+La plupart du temps, Chambannes ou l'oncle Panhias se joignait, par
+décence, au couple. D'autres jours, Gérald, soit à pied, soit à
+bicyclette, s'arrêtait un instant pour causer avec eux.
+
+Hormis le désagrément d'une telle rencontre. M. Raindal ne répugnait
+pas à ces promenades dominicales. Elles tranchaient la semaine,
+semblaient illuminer du reflet de leur éclat l'obscure stagnation des
+jours jusqu'au jeudi. Cela lui procurait comme un supplément de congé,
+de réjouissance bimensuelle, et sans la crainte des siens, il fût venu
+chaque dimanche.
+
+Puis, que de documents, que d'observations précieuses il accumulait
+là, en vue de son ouvrage! Ces jeunes hommes raffinés et ces dames
+avenantes n'étaient-ils pas les représentants actuels de l'élite
+voluptueuse qui se perpétue à travers les siècles? Ne formaient-ils
+pas ce bataillon sacré du plaisir, qui, à toute époque de l'histoire,
+mène le choeur des élégances, promulgue les lois de la mode, domine la
+société par le charme, la grâce, la beauté? De discerner en eux les
+coquettes et les godelureaux contemporains de Ramsès ou du roi
+Touthmosis, simple effort de transposition!
+
+Aussi M. Raindal n'avait garde d'oublier durant la promenade ses
+sévères devoirs d'historien. Dès qu'il cessait de regarder Mme
+Chambannes, il transposait, gravait, piquait dans sa mémoire mille
+détails significatifs. Les dames plus que les hommes bénéficiaient de
+son attention. Dans leurs gestes câlins, dans leurs yeux alliciants,
+il cherchait l'éternel, et à défaut de l'y trouver, il en retirait du
+contentement. Plusieurs, à force de le croiser, avaient frappé son
+souvenir; et quand il reconnaissait, à distance, leur silhouette, il
+s'apprêtait à les fixer. Ses gants neufs, tenus à la main contre le
+pommeau de sa canne, écartaient leurs doigtures comme les raides
+pétales d'un lotus; et, avec son veston de cheviotte bleu, son
+pantalon grisâtre, son chapeau melon de feutre noir, sa rosette
+d'officier, sa barbe aux poils d'argent soigneusement lustrés, il
+avait un aspect cossu et bien pensant, un air d'industriel vieilli
+dans la fortune, de riche conservateur fidèle aux bons principes.
+
+Sur le coup de midi, on rentrait vers la rue de Prony. Le déjeuner se
+prolongeait tard. Les stores ne laissaient pénétrer qu'une lumière
+jaunâtre. Des fleurs, au milieu de la table, exhalaient, en concert,
+l'harmonie de leurs haleines. Et, quand, de plus, Chambannes allumait
+son cigare, puis Zozé son tabac d'Orient, cela parachevait l'écrasant
+besoin de sieste que ressentait le maître dans ce demi-jour. Les yeux
+brûlés par le soleil, les jambes lasses de la promenade, il luttait
+entre le désir de voir encore sa petite élève et le poids de sommeil
+qui tirait ses paupières. Enfin, au moment de succomber, il se levait
+et prenait congé.
+
+Par contre, à peine dehors, un regret lui tenaillait le coeur. Il se
+reprochait gravement sa sotte somnolence, ces instants de douceur
+gaspillés par veulerie. Pour un peu, il serait retourné sur ses pas,
+feignant d'avoir oublié un objet, un renseignement à réclamer. Mais
+lesquels? La honte l'empêchait. Il poursuivait le chemin, avec une
+maussaderie croissante; et, sitôt parvenu rue Notre-Dame-des-Champs,
+son spleen exacerbé dégénérait en haine. L'odieux quartier, les
+sépulcrales bâtisses! Ah bien! son bail fini, on verrait s'il le
+renouvelait!
+
+Du palier, à travers la porte, il entendait chez lui un bruit de rires
+et de causerie. C'était, dans le salon, Thérèse avec Boerzell,
+toujours assidu des dimanches.
+
+Une fois, en entrant, M. Raindal perçut le nom de Dastarac.
+
+--Tiens! fit-il stupéfié... Vous parlez de ce méchant garnement?...
+
+Thérèse répliqua:
+
+--Eh! oui, de Dastarac... J'ai tout dit à M. Boerzell... Il n'y a pas
+à s'en cacher...
+
+--Certes non! répliqua le maître.
+
+--Et sais-tu ce que monsieur me contait?... Qu'il a très mal tourné,
+notre Dastarac... Une histoire de dettes assez véreuses, d'abus de
+confiance et de fausses garanties. Bref, chassé de l'Université,
+obligé de gagner la Belgique... M. Boerzell t'expliquera ça mieux que
+moi...
+
+Le jeune savant répéta les faits en détail.
+
+--Hein!... Un joli monsieur!... s'écria la jeune fille sur un ton de
+mépris rageur, quand Boerzell eut achevé.
+
+--Rien ne m'étonne de ce gaillard! déclara M. Raindal... C'est
+égal!... Nous devons à son beau-père maître Gaussine une fameuse
+gratitude!
+
+Ce jour-là, il ne maugréa point contre la lenteur du dimanche. Des
+pensées consolantes l'occupèrent jusqu'au dîner. Jusqu'ici, en aucune
+occasion, il ne s'était enhardi à questionner Thérèse sur les visites
+de Boerzell. Il redoutait des représailles, des questions
+reconventionnelles sur la maison Chambannes. Mais, maintenant que
+Dastarac semblait anéanti, écroulé sous le dégoût même de Thérèse,
+pourquoi cette sympathie entre les jeunes gens ne suivrait-elle pas la
+marche normale? Pourquoi, de camarades, ne deviendraient-ils pas
+époux? Et alors, outre la joie de marier sa fille, quelle aubaine pour
+le maître, quelle libération! Comme témoin de ses sorties, il ne
+demeurerait que Mme Raindal, toute aux soins de sa piété, femme facile
+et sans rigueur, pourvu qu'on ne gênât point sa foi. Plus de contrôle,
+plus de guet, plus de mensonges à forger ou de silence à tenir! M.
+Raindal se promit de surveiller l'affaire finement, politiquement, par
+peur de la gâter.
+
+Après le dîner, cependant, un souci coutumier le ressaisit. Il
+songeait à l'été, aux vacances imminentes, aux trois mois que sans
+doute il lui faudrait passer loin de Mme Chambannes; et, en se
+remémorant ses impatiences, ses alarmes récentes durant un seul mois
+de privation, il éprouvait à l'épigastre une sorte d'étouffement
+d'angoisse.
+
+Où irait-elle? Sur quelles plages? Dans quelles montagnes? A combien
+de lieues? Et avec qui?
+
+Autant de questions qu'en maintes leçons il avait discrètement posées
+à sa petite élève. Elle répliquait sans précision. Elle prétendait
+n'être pas résolue encore, hésiter entre les Frettes, la mer, la
+Suisse ou une ville d'eaux. Son choix se déciderait selon l'époque du
+voyage que Georges devait sous peu accomplir en Bosnie. Et aussitôt
+elle soupirait. Une ombre de mélancolie voilait la tendresse de ses
+regards. Elle détournait l'entretien.
+
+La chère amie!... Qui sait si quelque tourment analogue n'oppressait
+pas sa gentille petite âme? Qui sait si elle aussi ne s'affligeait pas
+à l'idée de la séparation?... M. Raindal ne poussait point
+l'immodestie jusqu'à s'attribuer la totalité de ces regrets.
+Seulement, il ne lui déplaisait pas de penser qu'une part peut-être
+lui en revenait. Sur quoi il ne se trompait que du tout.
+
+Assurément, aux questions du maître, Mme Chambannes se rembrunissait.
+Mais l'unique raison de son chagrin était la méchanceté de Raldo.
+Depuis plus de trois semaines il se débattait entre eux à chacun de
+leurs rendez-vous, ce problème de la villégiature. Gérald, dont la
+trahison n'avait fait que renforcer le despotisme, s'obstinait au
+projet de s'installer à Deauville, en compagnie de son père, pendant
+la durée du mois d'août. Des invitations, «de la jolie femme», le tir
+aux pigeons, le polo, les courses, tout l'appelait là-bas, et contre
+l'attrait de tant de plaisirs les larmes muettes de Mme Chambannes
+glissaient comme des gouttes de pluie contre une vitre.
+
+--Viens-y! objectait-il... Je ne t'empêche pas d'y venir!...
+
+Elle haussait les épaules. Ne présageait-elle pas les souffrances
+qu'elle endurerait à Deauville, sans amis, sans relations et éloignée
+de son amant!... Ne se voyait-elle pas déjà écartée de Raldo et du
+monde où il fréquenterait, par cette barrière plus dure qu'une grille
+de fer qui, partout, environne de ses immatérielles clôtures le
+troupeau de la bonne société? S'exposer aux regards fermés de ces
+dames, aux échos insultants de leurs joies, au spectacle de leurs
+flirts, à cette diminution sociale qui ne se mesure bien que de
+près?... Non, pour son amour même, pour la sauvegarde de sa passion,
+Zozé, mille fois, préférait la retraite, l'abandon provisoire. Puis
+comme ces sacrifices, d'avance, lui poignardaient le coeur, elle se
+mettait à pleurer silencieusement des larmes intermittentes, trop
+longtemps refoulées et qui, entre deux baisers, au milieu d'une
+étreinte, mouillaient à l'improviste les joues de M. Raldo.
+
+Comment se venger de lui? Comment répondre à cet égoïsme impitoyable?
+Ah! Zozé commençait enfin à le comprendre: en amour, on n'est pas
+égaux. Sinon, n'eût-elle pas naguère châtié la forfaiture de Gérald
+par une trahison immédiate? Et à présent de même, ne riposterait-elle
+pas par quelque invention barbare, par le choix d'une villégiature où
+de ses amoureux se trouveraient: à Dieppe, par exemple, où
+séjournerait Mazuccio; à Bagnères, où Pums ferait une saison, à
+Dinard, où Burzig, en Anglais authentique, avait loué une petite
+villa? Aucune de ces représailles ne la satisfaisait. Rapidement,
+elle se convainquait que Gérald ne prendrait ombrage d'aucune. Alors,
+à quoi bon ces déplacements dans des stations mondaines qui, par
+similitude et par évocation, emporteraient sans trêve ses songeries
+vers Deauville? Ne valait-il pas mieux aller se terrer aux Frettes,
+chercher dans cet endroit paisible l'hébétude et l'oubli, se plonger
+dans le néant de la vie campagnarde, jusqu'au retour du méchant Raldo?
+
+Dès les premiers jours de juillet, elle opta pour cette solution.
+Gérald promit de venir la rejoindre au début de septembre, moment
+auquel Chambannes rentrerait de Bosnie. Zozé partirait vers le 20,
+avec la tante et l'oncle Panhias. Du reste, dans le voisinage de
+l'abbé Touronde, des Herschstein et des Silberschmidt, elle ne
+manquerait pas de visiteurs.
+
+--Et, somme toute, observait Gérald, un mois ce n'est que quatre
+semaines... Et quatre semaines, c'est bien vite passé!...
+
+Mme Chambannes en tomba d'accord. Une grimace de dédain lui convulsait
+les lèvres devant cette inconscience. Par orgueil, elle feignit de
+sourire.
+
+Puis le jeudi d'après, elle informa M. Raindal de ses dispositifs de
+départ, sauf ce qui concernait Gérald.
+
+--Ah bah! bredouilla-t-il avec un clignement des yeux si douloureux,
+si suppliant, que Zozé, sur-le-champ, se sentit émue... Ah! vous allez
+aux Frettes?... C'est très bien... très bien!
+
+--Et vous, cher maître? fit-elle... Que ferez-vous de votre été?
+
+--Moi?...
+
+Il cherchait, ahuri, l'esprit en déroute, ne se souvenait plus. A la
+fin il se rappela:
+
+--Moi?... Nous?... Nous allons à Langrune, comme chaque année... Et
+vous resterez aux Frettes combien de temps?...
+
+--Un mois, deux mois, trois mois... Tout dépend des affaires de
+Georges...
+
+--Trois mois! répétait M. Raindal, s'arrêtant au plus cruel des
+chiffres.
+
+Et il ajouta, d'un accent sincère:
+
+--Cela me chagrine beaucoup, mon amie!...
+
+En même temps, il avait saisi la main de Mme Chambannes et il y
+appuyait ses lèvres avidement. Elle exhala un soupir de pitié. Pauvre
+père Raindal! Comme il avait le coeur gros!
+
+Elle songeait: «Suis-je méchante!... Oui, je suis son Gérald, voilà!»
+Mais brusquement, à ce nom, une idée neuve raya sa pensée. Pourquoi
+pas, au fait?... Une revanche fort innocente, une société, une
+distraction qui en valaient bien d'autres! Et à demi souriante,
+retirant doucement la main qu'elle avait oubliée sous les lèvres de M.
+Raindal:
+
+--Voyons, cher maître, questionna-t-elle, que diriez-vous de venir
+passer quelques semaines aux Frettes?... Cela ne dérangerait-il pas
+trop vos habitudes?...
+
+M. Raindal avait redressé son front congestionné:
+
+--Moi?... Non! Pas du tout! fit-il avec la sensation d'une onde
+réconfortante qui lui baignait le coeur... Seulement, il y a ma femme,
+ma fille...
+
+--Elles viendraient aussi!...
+
+--Croyez-vous? fit le maître d'un ton dubitatif.
+
+--Certainement, à moins qu'elles ne refusent, qu'elles n'aient des
+raisons pour cela!
+
+M. Raindal se taisait, le visage déconfit, et, se cabrant contre un
+besoin de dénoncer ses bourreaux domestiques:
+
+--Des raisons! s'écria-t-il enfin... Pardieu, elles n'en ont aucune...
+pas la moindre!... Pourtant vous les connaissez vaguement... Ma fille,
+une sauvage; ma femme une dévote... En présence de tels caractères, on
+est toujours sur le qui-vive... De toutes façons j'essaierai, ma chère
+amie, et vous devinez avec quel zèle, avec quelle vigueur
+d'affection...
+
+Il s'autorisa de cette période éloquente pour rembrasser la main de
+Zozé. La véhémence de son engagement soutint, la soirée durant, ses
+espoirs. Au surplus, jamais encore il n'avait affronté la lutte. Il
+l'avait plutôt esquivée, ajournée par la patience et par la ruse.
+Savait-on ce que donnerait, dans une rencontre ouverte, l'élan de ses
+griefs et de ses désirs retenus pendant tant de mois!
+
+
+
+
+XV
+
+
+Le lendemain, néanmoins, il attendit la fin du déjeuner pour tenter le
+premier assaut; et, comme Brigitte servait le café:
+
+--Mes enfants! dit-il... Je suis chargé de vous transmettre une
+invitation... Si elle ne vous agrée pas, vous serez libres de la
+décliner!... Mais je vous en conjure, d'abord, veuillez m'écouter
+jusqu'au bout...
+
+Tandis qu'il parlait, la tête basse, griffant machinalement de l'ongle
+la toile cirée de la table, Mme Raindal décochait à sa fille des
+oeillades épouvantées. Thérèse y répliquait par une mimique rassurante
+des lèvres ou des paupières. Et, au dernier mot de M. Raindal, elle
+proféra d'une voix paisible, sans nulle altération ni de colère, ni de
+peur:
+
+--Mme Chambannes est très aimable, père... Seulement, pour ma part, je
+juge son invitation inacceptable. Et je serais étonnée que maman ne
+fût pas de mon avis!
+
+--Oh! tout à fait! approuva Mme Raindal avec un hochement de la tête.
+
+--Et puis-je vous demander vos raisons? interrogea le maître d'un ton
+qu'il s'appliquait à rendre onctueux.
+
+--Ma raison, et je ne donne que la mienne, fit Thérèse d'un ton
+similaire, ma raison c'est que, soit dit sans t'offenser, Mme
+Chambannes n'est pas une société pour nous...
+
+Le maître se contenait encore:
+
+--Qu'entends-tu par là?...
+
+Thérèse repartit:
+
+--Il me semble que c'est assez clair...
+
+M. Raindal s'était levé et tournait autour de la table, en écrasant un
+cure-dents dont la pointe craquait sous ses doigts:
+
+--Bon! bon!... Je vous ai promis que vous seriez libres... Vous êtes
+libres... Je ne m'en dédis pas...
+
+Puis, d'une voix plus forte;
+
+--Mais, sapristi cependant, il m'est impossible de m'en tenir à ces
+insinuations... Mme Chambannes est une personne pour laquelle je
+professe la plus grande sympathie, et, je ne crains pas de l'avouer,
+la plus vive estime... Je ne peux pas laisser passer des accusations
+aussi abominables et aussi indécises...
+
+D'un suprême effort il se maîtrisait, et il ajouta sur un ton moins
+rude:
+
+--Je vous en prie, toi ou ta mère, parlez franchement... Qu'avez-vous
+à reprocher à Mme Chambannes?...
+
+Il y eut un silence. Brigitte, effarée dans cette atmosphère lourde de
+querelle, avait prestement regagné sa cuisine. Des deux côtés on
+serrait la bride aux fureurs et aux invectives qui se rebellaient,
+prêtes à bondir.
+
+--Allons! réitéra le maître... J'attends vos explications... Je
+t'attends, Thérèse, puisque ta mère ne répond pas...
+
+Mlle Raindal riposta avec gravité:
+
+--Père, qu'il soit bien établi, n'est-ce pas? que nous n'avons pas
+l'intention de te froisser dans tes amitiés, que nous ne parlons que
+pour ton bien, que pour le nôtre...
+
+Le maître s'impatientait:
+
+--Oui, oui, va...
+
+--Eh bien! je t'assure que Mme Chambannes n'est pas pour nous une
+personne à fréquenter, ni surtout une personne dont nous puissions
+accepter l'hospitalité... Faut-il mettre les points sur les _i_?
+
+--Mets-les! ne te gêne pas...
+
+--Nous ne pouvons aller habiter chez une femme qui, presque
+publiquement, a un amant...
+
+M. Raindal faillit étouffer et, ayant aspiré une large bouffée d'air:
+
+--Un amant! clama-t-il... Qui cela?... Qui te l'a dit?...
+
+--Personne! mes yeux... Il n'y avait qu'à regarder et à voir...
+D'ailleurs ses amies m'ont paru de la même trempe... A aucun prix, je
+ne fréquenterai ces femmes-là!...
+
+--Tes yeux! fit M. Raindal qui suivait son idée... Et comment
+s'appellerait, selon tes yeux, le jeune homme en question?...
+
+Thérèse répliqua:
+
+--Ce que j'ai dit suffit... Je n'ajouterai pas un mot...
+
+Le maître jetait à sa fille un regard de défi et de haine; puis,
+haussant les épaules:
+
+--Oh! tu me fais pitié... Tes indignes calomnies n'ont pas même
+l'excuse de la bonne foi, de l'erreur... C'est la rancune qui te
+pousse... Tu en veux à Mme Chambannes de sa beauté, de sa grâce... Tu
+es une envieuse et une sotte!... Oui, je le répète, une sotte!...
+
+--Mon ami! supplia Mme Raindal.
+
+--Laisse, mère! fit Thérèse, dont les doigts frémissaient contre le
+rebord de son assiette... Papa ne sait plus ce qu'il dit... Tout ce
+que je souhaiterais, c'est qu'avec les autres, il fût plus
+clairvoyant, qu'il aperçût l'abîme de ridicule où il court et où il
+nous entraîne...
+
+M. Raindal asséna sur la table un coup de poing exaspéré et, prenant
+sa femme à témoin:
+
+--Tu entends comme elle ose me traiter!... Elle perd la raison... Elle
+est folle...
+
+--Je suis folle? cria Thérèse.
+
+Elle courait vers sa chambre. Elle rentra un instant après, et,
+lançant à travers la table, trois journaux dépliés:
+
+--Si je suis folle, je ne suis pas la seule... Lis un peu! Ils ne sont
+pas fous, je suppose, tous ceux qui écrivent là-dedans!...
+
+Elle signalait de sa main tremblante, sur les feuilles, des passages
+marqués au crayon.
+
+M. Raindal, d'un geste méprisant, rafla, au hasard, l'une des trois et
+parmi les échos, il lut:
+
+«Qui racontait donc que les femmes ne s'intéressent plus à l'histoire?
+Ce n'est certes pas mon vieux camarade La Croix-Charmerilles, qui me
+narrait hier l'anecdote que voici:
+
+«Depuis six mois, une de nos plus jolies exotiques s'est éprise
+d'histoire ancienne. Et, chaque semaine, un de nos savants les plus en
+vue vient à domicile lui donner des leçons.
+
+«Quant à la période de l'histoire enseignée et au nom de l'illustre
+professeur, cherchez dans les environs de l'Institut et rappelez-vous
+aussi un des plus gros succès littéraires de l'automne dernier.
+
+«Histoire ancienne, ancienne histoire!»
+
+M. Raindal, d'une poussée, avait projeté à terre les deux autres
+gazettes:
+
+--Et tu prétends me salir avec ces infamies?
+
+Il piétinait à coups de talon les feuilles:
+
+--Tiens, voilà le cas que j'en fais de tes immondes journaux!...
+Pouah! Dire que c'est ma fille, ma propre fille, qui collectionne ces
+ordures et qui s'institue chez moi l'auxiliaire de mes ennemis!
+
+Il s'affaissait sur une chaise. Thérèse accourut auprès de lui:
+
+--Père, père! implorait-elle en s'agenouillant, pardonne-moi... Tu
+m'as mal comprise... J'ai manqué d'égards, de ménagements... Mais tu
+sais bien que je t'aime, que je suis incapable de vouloir te peiner...
+
+M. Raindal la contemplait d'un air attendri. Elle insista:
+
+--Embrasse-moi... Pardonne-moi ma vivacité... Je te jure...
+
+Il la relevait doucement, et, l'asseyant sur ses genoux comme un
+petit enfant qu'on dorlote:
+
+--Tout est oublié... Je te pardonne... Là, ne pleure pas, c'est
+fini... Cela n'a pas d'importance.
+
+Elle reprit, d'une voix entrecoupée de sanglots:
+
+--Je te jure, père... c'était dans ton intérêt...
+
+--Quel intérêt? fit M. Raindal, en relâchant soudain l'étreinte.
+
+--L'intérêt de ta réputation, murmura Thérèse timidement, l'intérêt de
+ton nom... Tu ne t'en rends pas compte, père. L'amitié t'aveugle...
+Mais tu es en train de compromettre l'une et l'autre...
+
+M. Raindal, d'un brusque élan, s'était relevé:
+
+--Ainsi, je vous compromets! fit-il avec une intonation sardonique...
+Je vous déshonore?... Je déshonore votre nom? C'est exact... En effet,
+depuis bientôt trente-cinq ans, je ne travaille guère qu'à cela... Ha!
+ha!... C'est la pure vérité!...
+
+Il s'exaltait, recommençait, autour de la table, sa promenade:
+
+--Oui, vous êtes bien à plaindre, d'avoir un mari, un père aussi
+compromettant, comme vous dites!... Un homme qui amasse turpitudes sur
+turpitudes, dont la vie n'est qu'un tissu de folies et de débauches...
+un homme...
+
+Thérèse l'interrompit:
+
+--Tu te fâches encore, père... Tu te moques de nous... Tu travestis
+exprès mes paroles... J'ai dit, et je le maintiens, que tu ne peux que
+te nuire en conservant cette intimité avec Mme Chambannes... Je l'ai
+dit parce que c'était mon devoir, parce que le moment en était venu...
+Et rien ne m'empêchera de te le redire...
+
+M. Raindal s'était arrêté et croisait les bras sur sa poitrine:
+
+--Alors, quoi? fit-il en provoquant du regard tour à tour sa femme et
+Thérèse... Qu'est-ce que vous voulez?... Il s'agirait de vous
+expliquer, pourtant!... Vous voulez que je n'aille pas aux Frettes?...
+
+--D'abord! répliqua fermement Mlle Raindal.
+
+--«D'abord!»... Le mot est plaisant en soi... Mais je suis
+accommodant!... Va pour «d'abord»... Et ensuite?...
+
+--Ensuite, dit la jeune fille, nous voudrions que, sans rompre avec
+Mme Chambannes, tu diminues le nombre de ces visites régulières, de
+ces dîners à jour fixe, parce qu'à tort ou à raison, on en rit, on en
+jase...
+
+--Et où en jase-t-on, s'il te plaît?
+
+--Partout!... Au Collège, à l'Institut, chez tes confrères, dans les
+journaux...
+
+Le maître eut un sourire amer:
+
+--Ah! vous êtes bien renseignées!... C'est probablement M. Boerzell
+qui...
+
+--Lui et tout le monde, père... Lui et les allusions, les paroles
+méchantes dont on s'amuse à nous blesser, parmi nos relations, dans
+les visites que nous faisons ou qu'on nous fait...
+
+M. Raindal riposta par une bordée de bruyants sarcasmes:
+
+--Évidemment, le danger est plus grave que je ne pensais... Il ne faut
+pas négliger les avertissements de tous ces honnêtes gens. Il faut se
+méfier, enrayer... Et, dès maintenant, je me remets entre vos
+mains... C'est vous qui réglerez les jours et les heures de mes
+visites rue de Prony... Au besoin, Brigitte pourra m'y conduire et
+m'en ramener. Je suis si faible, si inexpérimenté, si enfant!...
+
+Il continua sur ce ton pendant quelques minutes; et, par un phénomène
+de suggestion, toute sa virilité tardive s'affolait, s'insurgeait à
+mesure contre cette servitude dont il créait lui-même le détail et les
+épisodes. Chaque trait l'aiguillonnait d'une piqûre nouvelle, lui
+infusait aux veines un poison chaleureux qui surexcitait sa souffrance
+avec son énergie. Il se voyait dans l'avenir privé à tout jamais de
+Mme Chambannes, interné pour toujours loin d'elle, en proie aux pires
+tortures de la séparation et de la jalousie peut-être. Car, si Thérèse
+avait dit vrai!... Une angoisse lui cingla le coeur. Ses regrets
+imaginaires touchaient au paroxysme. Il changea soudainement d'accent;
+et, d'une voix sourde, précipitée, qui sonnait la révolte:
+
+--Assez plaisanté! fit-il... C'en est assez... Oh! depuis longtemps je
+me doutais de toutes les pensées mauvaises, de tous les honteux
+soupçons que vous accumuliez contre moi!... Vos complots, vos risées,
+vos conciliabules et jusqu'à vos silences plus insidieux que le reste,
+rien ne m'a échappé!... Si tout à l'heure, quand vous m'avez montré le
+fond de vos âmes, j'ai éprouvé de la surprise, je la dois moins à
+l'imprévu qu'au dégoût!... Oui, véritablement, je ne croyais pas y
+trouver tant de vase et de vilenie... Bah, passons!... Je ne sais qui
+vous inspire, qui vous guide et je ne tiens pas à le savoir... Mais ce
+que je veux et ce que j'exige dorénavant, c'est d'être maître chez
+moi, libre au dehors. Ce que je veux et ce que j'exige, c'est la fin
+de ces mines hypocrites, de ces mutismes agressifs, de toutes ces
+manoeuvres sournoises qui ne sont que la comédie de la docilité et qui
+m'offusquent plus que vos insultes d'il y a un instant... Ce que je
+veux, enfin, c'est la confiance, c'est l'estime, c'est le respect
+auxquels j'ai droit par mon âge, par une vie continue de travail
+forcené, et, je le dis sans fausse modestie, par mon rang, par ma
+valeur même... Si je ne puis les obtenir, nous cesserons l'existence
+commune, puisque la poursuivre dans ces conditions nous serait à tous
+insupportable... Voilà qui est net, n'est-ce pas?... Je n'y reviendrai
+plus... Et pour commencer, aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous
+informer qu'avec vous ou sans vous, j'irai casser un mois aux
+Frettes... Consultez-vous. Délibérez... Vous en avez le loisir: Mme
+Chambannes ne part que dans dix jours... Seulement, d'ici-là, pas un
+mot à ce sujet, pas une remarque... Je n'en tolérerai aucune. Un oui
+ou un non. Je n'admets pas davantage.
+
+Il se dirigeait vers son cabinet, et, la main au bouton de la porte:
+
+--Je ne me dissimule pas, fit-il, ce qu'a de désolant une telle
+situation. Mais ne vous en prenez qu'à vous, qu'à vos hostilités
+cachées... Tout a un terme, même la patience... Or, vous avez depuis
+six mois étrangement abusé de la mienne!...
+
+Il disparaissait; puis, comme s'il eût voulu se barricader contre les
+tentatives conciliantes, par deux fois le glissement du pêne claqua
+dans le fer de la serrure. M. Raindal venait de s'emprisonner à
+double tour.
+
+--Eh bien, ma pauvre enfant! chuchota Mme Raindal, les prunelles
+luisantes de larmes.
+
+Soit crainte d'être écoutée, soit imitant instinctivement l'accent
+assourdi de son père, Thérèse riposta à mi-voix:
+
+--Que veux-tu, maman!... C'est lamentable!... Je ne pensais pas que le
+mal fût si profond... Nous sommes intervenues trop tard!...
+
+--A qui le dis-tu, ma fille? soupira la vieille dame.
+
+Thérèse demeurait muette, accoudée à la table, dans une pose de
+farouche rêverie.
+
+--Qu'allons-nous devenir? reprit Mme Raindal d'un ton pleurard. Si
+nous fermons les yeux, cette vilaine femme nous l'enlèvera. Si nous le
+contrarions, il nous quittera. Et nous sommes seules, complètement
+seules, sans qui que ce soit pour nous conseiller, pour nous
+défendre...
+
+--Peut-être pas! riposta la jeune fille en se redressant.
+
+--Tu songes à quelqu'un?...
+
+--Oui, à l'oncle Cyprien... Je ne vois guère que lui qui fasse peur à
+papa... Je vais y courir tout de suite... Je le monterai, je le
+chaufferai à blanc... Et ce sera bien le diable si avec une pareille
+machine de siège nous ne triomphons pas des résistances de père!...
+
+Mme Raindal, à cette comparaison, malgré ses larmes, avait souri:
+
+--Si tu espères réussir, vas-y vite, mon enfant! Hélas! il n'y a plus
+de temps à gaspiller!..
+
+Thérèse se penchait sur elle pour l'embrasser:
+
+--Ne pleurons pas, vieille maman!... Courage!... J'ai idée que tout
+n'est pas perdu!...
+
+--Que Dieu t'entende, ma fille! murmura Mme Raindal, qui roulait au
+plafond des regards implorateurs.
+
+ * * * * *
+
+La porte de l'oncle Cyprien n'était qu'aux trois quarts close, quand
+Thérèse atteignit le palier du sixième étage.
+
+--On peut entrer? héla Mlle Raindal en frappant.
+
+--Entrez!... Entrez!...
+
+Une odeur de pétrole planait dès l'antichambre. L'oncle Cyprien, assis
+sur un petit pliant, une serviette au travers des genoux, astiquait
+son tricycle, selle à terre, roues en haut comme une voiture versée.
+
+--C'est toi, mon neveu! fit-il du coin de la bouche, l'autre coin
+étant obstrué par un énorme cigare... Prends donc une chaise... Tu
+m'excuses?... Quand je nettoie ma machine, si je me dérange, cela me
+détraque mon fourbi... Tu as ta chaise?... Parfait!... Ah bien, par
+exemple, si je m'attendais à cette visite!... Rien de mauvais, au
+moins?... Ton père n'est pas malade?...
+
+Thérèse répliqua:
+
+--Malade, ce ne serait encore rien!...
+
+--Sapristi, s'écria l'oncle Cyprien qui écarquillait les paupières...
+Tu m'effraies! Pis que malade, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça
+peut être, bon Dieu?...
+
+--Je vais te le dire, mon oncle! Mais j'ai besoin de tout ton
+dévouement, de toute ton attention...
+
+--Tu les as, mon neveu!... Je travaille en t'écoutant... ou je
+t'écoute en travaillant... Les oreilles pour toi, les yeux pour ma
+machine!... Mais _presto_, parce que tu m'inquiètes, avec tes mines
+solennelles...
+
+Pendant que sa nièce parlait, M. Raindal cadet, pas une fois, en
+effet, ne leva les regards. Il frottait, polissait, pétrolait, les
+mains voletant parmi l'étalage de burettes, de chiffons noirs, de
+flanelles grasses, de tournevis et de clefs anglaises, qui lui
+donnait, à première vue, un air de tondeur de tricycles.
+
+--Fâcheux! se contentait-il de murmurer par instants, le front
+toujours baissé... Très fâcheux!... Extrêmement fâcheux!...
+
+Toutefois, sous cet aspect affairé, il calculait de plein sang-froid.
+Bien que ses pertes fussent minimes, elles avaient, la semaine
+d'avant, contrebalancé la somme des bénéfices. Le bilan des derniers
+huit jours se soldait sans profit, sorte d'échec pour un spéculateur
+accoutumé, comme lui, au gain. De plus, d'autres valeurs minières
+avaient subi de violentes fluctuations. Le marché présentait des
+signes, sinon d'alarme, du moins de prudence. Les affaires se
+ralentissaient et la baisse avait frappé beaucoup de titres jusqu'ici
+en hausse quotidienne. Ces considérations laissaient l'oncle Cyprien
+pensif. Etait-ce bien le moment de prendre parti contre son frère, de
+pousser ouvertement à une rupture avec les Chambannes? Ne risquait-il
+pas de s'aliéner, par cette attitude décidée, les puissantes
+sympathies du camp adverse,--à savoir des Chambannes et de la bande
+adjacente, des Pums, des Meuze, des Talloire, c'est-à-dire de tous ses
+amis de Bourse et de tous ses conseillers? La question méritait qu'on
+n'y répondît pas à la légère.
+
+--Et c'est alors, conclut Thérèse, que l'idée m'est venue d'avoir
+recours à ton aide... Il n'y a que toi qui puisses nous sauver, qui
+possèdes sur papa une autorité suffisante pour le tirer de la voie
+dangereuse où il s'enfonce plus chaque jour...
+
+--Fâcheux! Très fâcheux! réitérait M. Raindal cadet.
+
+Un silence passa. L'oncle Cyprien s'appliquait à égoutter le pétrole
+de sa burette dans un trou de graissage.
+
+--Mais enfin, mon oncle! reprit Thérèse que cette réserve
+déconcertait... Tu ne dis rien?... Tu es bien de notre avis,
+pourtant... Il faut que ce scandale cesse... il faut arracher papa à
+ces gens!
+
+--Peuh! mon neveu! fit l'oncle Cyprien en rangeant le pliant et
+redressant sur ses roues le tricycle... Peuh! Tu me demandes mon avis,
+n'est-ce pas, mon avis sincère, mon avis amical?... Je te l'exprimerai
+brutalement... M'est avis, à moi, que cette histoire est rudement
+délicate... Pardi, la conduite de ton père me paraît fâcheuse,
+déplorable même, et je donnerais je ne sais quoi pour l'en faire
+changer... Mais entre cela et aller dire à un homme de cet âge, à un
+homme de l'importance de ton père: «Mon petit, je te défends de
+retourner chez madame Une Telle... Et désormais tu n'iras plus...»,
+entre cela et ceci il y a une différence!...
+
+--Ainsi tu refuses de le raisonner, d'avoir avec lui un entretien
+sérieux?... fit Mlle Raindal qui repoussait sa chaise.
+
+--Je ne refuse pas! rectifia l'ex-employé... Je t'explique la
+difficulté, la presque impossibilité de la mission dont tu désirerais
+me charger... Sans compter que ton père n'est pas commode, que c'est
+très bien un homme à m'envoyer promener, à me déclarer que tout cela
+ne me regarde pas... Après quoi il ne me restera plus qu'à prendre mes
+cliques et mes claques et à me brouiller avec lui!
+
+Il avait saisi son tricycle par le guidon et le manoeuvrait autour de
+la pièce, pour en expérimenter les roulements. Puis il ajouta:
+
+--En résumé, tu m'as bien compris?... Je ne te refuse pas... Je te
+soumets le problème... Estimes-tu, la main sur la conscience, que j'ai
+des chances de succès?... Si oui, le temps de mettre mon chapeau et je
+suis en route... Si non, il vaudrait mieux ne pas m'exposer, pour le
+plaisir, à un camouflet inutile... Réfléchis!
+
+--C'est tout réfléchi, mon oncle! fit Thérèse en domptant un sourire
+dédaigneux... Je finis par penser comme toi... Il est plus convenable
+que tu ne paraisses pas dans cette triste affaire...
+
+M. Raindal cadet dévisageait sa nièce d'un coup d'oeil défiant.
+
+--Ho! ho! mademoiselle, nous sommes vexée, on dirait?... Je suis
+encore à tes ordres... Mais, crois-moi, ne t'emballe pas... Considère
+la question à tête reposée... Et je te parie une discrétion contre
+une boîte de cigares que pas plus tard que dans deux jours, tu
+donneras raison à ton vieux scélérat d'oncle!...
+
+Il l'attirait entre ses bras et la baisant au front:
+
+--Du reste, qui nous dit que cet engouement durera?... Ton père s'est
+emporté, parce que vous le contrecarriez, et que les Raindal ont
+horreur de la contradiction... Soupes au lait!... Sitôt retirées du
+feu, elles tombent... Et tu viendrais ce soir m'apprendre que tout est
+arrangé, que ton père va avec vous à Langrune, baste! je n'en serais
+pas autrement étonné!...
+
+Ils arrivaient sur le palier. Thérèse serra mollement la main de son
+oncle.
+
+--Oh! cette main en coton! protesta M. Raindal cadet... Voulez-vous
+donner la main un peu mieux?
+
+Thérèse lui obéit.
+
+--Très bien! approuva-t-il... Bravo! A bientôt, mon neveu... Et sans
+rancune aucune, hein?...
+
+Thérèse descendit en se retenant à la rampe. Elle éprouvait dans les
+jambes une faiblesse d'étourdissement. Ses idées s'emmêlaient dans une
+accablante impression de défaite et d'impuissance.
+
+Sous la porte cochère, elle s'arrêta, hésitante. Elle ne cherchait
+même pas à définir son isolement, ni à élucider la grossière défection
+de l'oncle. Elle se sentait hébétée, paralysée, irrémédiablement
+vaincue.
+
+Elle s'achemina à pas lents vers la rue Notre-Dame-des-Champs. Les
+passants la dévisageaient, surpris par sa physionomie égarée, ses yeux
+sans regard, son expression de douleur secrète. Chagrin d'amour?...
+Ces gants de fil jaunâtres, cette robe en alpaga roussi, ce chapeau de
+paille à prix fixe--et de plus pas bien jolie!... Non! Une gouvernante
+congédiée plutôt...
+
+Sans s'inquiéter de leurs coups d'oeil, sans les voir, elle longeait
+la façade des maisons, comme par besoin d'appui, au cas où elle
+pâmerait. Mais, à l'angle de la rue Vavin, une brusque image, un nom,
+l'immobilisèrent subitement: Boerzell. Eh! oui, c'était la suprême
+ressource, le suprême protecteur contre la catastrophe prochaine,
+contre la ruine qui menaçait à bref délai le foyer familial!
+
+Ses traits détendus par l'angoisse se vivifièrent d'un reflet
+d'espoir. Elle pressait l'allure. En cinq minutes, elle fut rue de
+Rennes, devant la porte de Pierre Boerzell.
+
+Au coup de sonnette, il vint ouvrir lui-même. Il était en bras de
+chemise, sans faux col à cause de la chaleur, son cou gras et blanc
+émergeant à l'aise hors du linge.
+
+Il poussa un cri de stupeur en reconnaissant Thérèse, et vivement il
+lissait de la main sa chevelure ébouriffée:
+
+--Vous, mademoiselle!... Ce n'est pas un malheur qui vous amène?
+
+Thérèse eut un sourire contraint:
+
+--Non, monsieur Boerzell!... Un service, un conseil à vous demander...
+
+--Vous permettez, mademoiselle?... Je passe devant...
+
+Et, sitôt dans la pièce attenante au vestibule,--son cabinet de
+travail, une minuscule chambrette dont livres et brochures
+encombraient la table, les chaises, le divan,--il s'excusa sur la
+petitesse du local:
+
+--Vous voyez!... Je suis bien à l'étroit... Et ma chambre est encore
+plus bourrée de livres... Il faudra que je déménage un de ces jours!
+
+Il débarrassait en hâte le divan:
+
+--Veuillez vous asseoir, mademoiselle... De quoi s'agit-il?
+
+Mais en même temps il s'esquivait du côté de sa chambre. Il rentra
+sans tarder. Il avait endossé un veston et attaché à sa chemise un col
+blanc avec une cravate.
+
+--Voilà!... Je suis tout à vous... En quoi puis-je vous servir,
+mademoiselle?...
+
+Thérèse, avec mille réticences, recommença son récit. Boerzell
+l'entrecoupait de hochements de tête navrés. Mais l'égoïste accueil de
+l'oncle Cyprien poussa au comble son indignation.
+
+--C'est trop fort! déclarait-il... Non, c'est trop écoeurant!...
+
+--C'est cependant ainsi! riposta Thérèse... Vous saviez déjà une
+partie de nos anxiétés, avant la scène de ce matin. Vous savez tout
+maintenant!... Je suis venue chez vous comme chez un ami sûr... J'ai
+en votre discrétion, en votre jugement, en votre affection, une foi
+absolue... Répondez sans ambages... A notre place, que feriez-vous?...
+
+Boerzell dressa les bras dans un geste désespéré:
+
+--Ah! mademoiselle!... Vous me direz que je choisis mal mon heure pour
+vous adresser des reproches... Pourtant vous conviendrez que, si vous
+vous aviez été moins rigoureuse, moins impitoyable, nous ne serions
+pas aujourd'hui dans une détresse aussi cruelle!...
+
+--Comment cela? fit Thérèse.
+
+--Oui, j'ai tenu ma promesse, je l'ai tenue religieusement... Jamais
+je ne vous ai parlé mariage... Une foule d'occasions s'en offraient...
+Je n'ai profité d'aucune... Je comptais sur votre bon coeur pour me
+délier un jour de ce serment... Plus je pénétrais dans votre intimité,
+plus mon espoir s'affermissait... Eh bien! je déplore ma patience, je
+déplore ma fidélité... Si j'y avais manqué, je présume qu'actuellement
+nous serions mariés... Et, une fois votre mari, je pouvais vous
+secourir, je pouvais m'immiscer dans vos dissensions de famille, je
+pouvais discuter avec M. Raindal, je pouvais le persuader, le
+fléchir... Tandis que maintenant, qu'est-ce que je puis? Rien, rien,
+moins que rien!... M. Raindal, aux premiers mots, me désignerait la
+porte... Ah! mademoiselle, tenez, en voilà un cas, un bien pénible
+cas, hélas! où ce mariage dont vous faisiez tellement fi aurait pu
+devenir utile!...
+
+Il marchait à travers la pièce, se cognant à la table, aux sièges
+qu'il écartait ensuite de la main.
+
+Thérèse murmura:
+
+--Et, en dehors de ce mariage, vous n'entrevoyez pas de solution?...
+
+--Non, mademoiselle! riposta fébrilement Boerzell... Je ne suis ni
+votre parent, ni votre allié... Je n'ai aucune prise sur votre père...
+
+Il exhala un long soupir:
+
+--Et moi qui me jetterais au feu pour vous, moi qui vous sacrifierais
+tout, oui tout ce que vous réclameriez de moi, voyez un peu où j'en
+suis réduit!... A vous renvoyer comme une pauvresse, comme une
+étrangère qui implore la charité!... Il ne me reste même pas la
+consolation de vous donner un conseil... Votre père est le maître...
+Vous n'avez qu'à vous incliner, à le laisser partir seul si tel est
+son désir...
+
+Thérèse, à bout de forces, s'était mise à pleurer, la tête renversée
+contre le dossier du divan, son mouchoir appuyé aux yeux.
+
+--Et vous pleurez! poursuivait Boerzell... Et je suis obligé de vous
+laisser pleurer... Si j'osais seulement vous approcher ou prendre
+votre main sans votre permission, je vous deviendrais aussitôt
+odieux... Un ami, oui, mais un ami qu'on tient à distance, et qu'à la
+moindre protestation d'amour on traiterait comme le contraire d'un
+galant homme!...
+
+--Non, monsieur Boerzell!... balbutiait Thérèse entre deux sanglots...
+Vous exagérez... C'est vrai, j'ai été très dure envers vous... Mais je
+vous aime beaucoup... beaucoup plus que jadis...
+
+Il s'arrêta pour la contempler. Elle le fixait sympathiquement de ses
+yeux gris noyés de larmes. En un inconscient mouvement de tendresse
+elle tendit vers lui sa main. Il avait eu un naïf recul d'incrédulité;
+et, saisissant la main de Thérèse, sans s'agenouiller, sans nulle
+démonstration de prétendant exaucé:
+
+--Quoi, mademoiselle! fit-il d'une voix grave où perçait l'intensité
+de son émoi... Est-ce que je me trompe?... Est-ce que je me méprends
+sur le sens de vos paroles?... Vous voudriez bien, vous
+consentiriez?...
+
+--Je ne sais pas! soupira Mlle Raindal à la fois opprimée par le
+découragement et touchée par cette anxiété... Plus tard...
+peut-être... Je verrai...
+
+--Oh! merci! s'écria Boerzell en pressant ardemment la main fiévreuse
+de Thérèse... Merci, mademoiselle... Vous verrez, vous aussi... Vous
+verrez comme je m'efforcerai à vous rendre heureuse, tranquille...
+
+Il la regardait avec bonté, de petits frissons de gratitude courant à
+l'angle de ses tempes. Mais, d'un coup, toute sa figure se rembrunit,
+et lâchant, sans rudesse, la main de la jeune fille:
+
+--Au fait, non... Ce serait abuser de votre état, de votre désarroi...
+Je ne veux pas d'un consentement que je vous aurais extorqué au milieu
+du chagrin et des larmes... Notre mariage ne doit s'accomplir que par
+votre libre volonté et dans la parfaite maîtrise de vous-même... Plus
+tard, comme vous dites, quand vous aurez recouvré votre calme, votre
+clairvoyance, si vous éprouvez envers moi les mêmes sentiments, vous
+savez quel bonheur vous me causerez en acceptant d'être ma femme...
+Jusque-là je ne désire rien de vous que votre amitié... Nous ne sommes
+pas des héros de roman, ni des sots, ni des détraqués... Il ne faut
+pas que notre union se conclue par subterfuge, par surprise, par
+entraînement irréfléchi... Plutôt renoncer à vous toujours que vous
+avoir conquise par ces moyens médiocres... Et dans la suite, quoi
+qu'il advienne, je vous affirme que ni vous ni moi nous ne
+regretterons notre sagesse d'aujourd'hui, n'est-ce pas,
+mademoiselle?...
+
+Il s'était planté devant Thérèse et l'interrogeait des yeux. Elle
+soutint longuement la ténacité de ce regard, puis, d'un accent
+mélancolique:
+
+--Vous êtes la raison même! fit-elle... Vous êtes le meilleur et le
+plus loyal des amis... Soit!... Attendons... C'est effectivement plus
+digne des vieux sages que nous sommes... Cependant j'aurais aimé à
+vous prouver ma reconnaissance, à ne pas vous quitter, après ce que
+nous nous sommes dit, sans une marque d'amitié...
+
+--Bien facile, mademoiselle! repartit posément Boerzell.
+
+--Quoi donc?...
+
+--Permettez-moi, de toutes façons,--que M. Raindal vienne ou non,--de
+vous accompagner à Langrune. C'était pour moi une peine réelle que
+cette villégiature qui allait nous éloigner l'un de l'autre... Plus
+d'une fois, j'ai été sur le point de vous demander l'autorisation...
+Et j'ajournais la demande par peur de vous déplaire... A présent, je
+suis plus brave... Dites, me permettez-vous?
+
+Mlle Raindal derechef lui tendait la main:
+
+--Quelle question, monsieur Boerzell!... Mais avec joie!...
+
+Cette fois, il s'enhardit à un baiser de remerciement. Thérèse, par
+mégarde, s'était plainte d'avoir soif. Il se précipita vers sa chambre
+et revint portant un plateau. En un moment il eut préparé un verre
+d'eau sucrée où il versa quelques gouttes de rhum.
+
+--Ménage de garçon, ménage de savant! grommelait-il par plaisanterie
+en tournant la cuiller... Pas d'eau de mélisse... pas de sels
+anglais... rien de ce qu'il faut pour recevoir les dames!...
+
+Et, se corrigeant aussitôt:
+
+--Chut!... Je me lance dans les allusions au mariage... Je ne me
+rappelais plus que mon serment recommence...
+
+Thérèse buvait avidement, en lui souriant des paupières. Elle sursauta
+au timbre de la pendule, où tintaient les trois coups de trois heures.
+
+--Et cette pauvre mère que j'oublie!... Au revoir... Merci encore.
+Merci de tout coeur!... A dimanche, n'est-ce pas? Peut-être y
+aura-t-il eu du nouveau et du bon!...
+
+--C'est mon voeu le plus cher, mademoiselle, répliquait sceptiquement
+Boerzell.
+
+Il s'accouda à la fenêtre pour la regarder partir. D'un pas viril et
+balancé, elle se frayait la route à travers les passants, avec ce port
+de tête un peu hautain, que seuls donnent aux femmes la conscience de
+leur grâce ou l'orgueil de leur pensée. Et Boerzell avait l'intuition
+que c'était plus qu'une jeune fille qui s'en allait là-bas: une sorte
+de tutrice, de mère par l'intellect,--le vrai chef de la famille
+Raindal.
+
+Le tournant de la rue la dérobait à ses regards. Il referma la
+fenêtre. Il se sentait la poitrine gonflée par un contentement
+glorieux. Leur conduite à tous deux, la cordiale pureté de leur récent
+tête-à-tête lui paraissait le fait de personnes non vulgaires.
+
+--Nous avons été très chic! résuma-t-il en son dialecte de vieil
+écolier.
+
+Puis se rasseyant à sa table de travail, les yeux rêveurs, et comme
+formulant un souhait:
+
+--Si elle voulait! murmura-t-il... Quelle société pour moi! Quelle
+épouse!... Car c'est un homme... un homme dans la plus noble acception
+du mot!...
+
+
+
+
+XVI
+
+
+Devant le train qui allait l'emmener aux Frettes, M. Raindal, arrivé
+un quart d'heure d'avance, faisait les cent pas en réfléchissant.
+
+La plupart des compartiments restaient vides, et le quai solitaire
+déroulait à perte de vue, sans un facteur, sans un camion, le tapis de
+son asphalte grisâtre. La verrière du haut réfractait une chaleur
+ombreuse et lourde. C'était ce moment de quasi repos, entre le matin
+fini et l'après-midi commençante, où, dans les gares, sauf les
+machines, hommes, wagons, marchandises, tout semble sommeiller.
+
+M. Raindal se promenait la tête basse, les mains jointes dans le dos,
+son grand panama blanc imperceptiblement rejeté en arrière. Il se
+remémorait une à une les journées précédentes, ce pénible siège de dix
+jours, dont il sortait enfin vainqueur, quoique confus, lassé,
+meurtri. Et, par instants, il soupirait.
+
+Ah! la semaine avait été rude! Vingt repas de bouderie, de silence
+absolu, de regards détournés et de mines contrites! Dans l'intervalle,
+pas un mot, la guerre muette des résistances qui s'entrechoquent sans
+s'aborder, la parodie forcée de l'aise, parmi le malaise même. Puis,
+la veille, une heure avant le départ de ces dames pour Langrune, la
+dernière bataille: Thérèse et Mme Raindal abdiquant tout orgueil,
+venant affectueusement prier M. Raindal de les suivre, essayant de
+suprêmes conseils... Un peu plus, et il leur cédait. Ses refus
+s'atténuaient. Les liens de son serment craquaient. Un imprudent aveu
+de Thérèse avait changé le sort du combat.
+
+--Eh bien! père, j'en conviens!... répondait-elle à un reproche du
+maître... Nous aurions pu, à la rigueur, nous montrer moins nettement
+hostiles envers Mme Chambannes, moins froides quand tu parlais de ses
+réceptions...
+
+A cette phrase, M. Raindal s'était senti soulevé par un regain de
+rancune, un ressouvenir haineux de toutes les taquineries de jadis:
+
+--Oui, tu en conviens maintenant! criait-il... Maintenant que tu me
+vois ancré dans ma résolution, maintenant que tu aperçois l'étendue de
+vos fautes... Et tu voudrais que j'y ajoute une impolitesse de plus,
+que je manque de parole à Mme Chambannes qui m'attend... Trop tard!
+vous n'aviez qu'à vous y prendre plus tôt...
+
+Il poursuivit, en grommelant indistinctement, des récriminations
+vindicatives. Et d'intimes arguments le soutenaient. Supposé qu'il les
+écoutât, ces dames, ne serait-ce pas encore à recommencer au retour?
+Non, il leur fallait une petite leçon, un avertissement exemplaire!...
+Brigitte, qui annonçait l'omnibus de la gare, avait terminé le débat.
+On s'était embrassé glacialement, du bout des lèvres, avec des
+promesses précipitées de s'écrire chaque semaine, de se retrouver au
+mois de septembre. La porte avait claqué. Un roulement de roues
+pesantes grondait en bas dans la rue. M. Raindal était seul, sauvé,
+délivré de Langrune...
+
+ * * * * *
+
+Sans cesser de marcher, le maître exhala un nouveau soupir. A présent,
+il ne s'illusionnait guère sur la gravité de cette séparation. Combien
+de ménages survivent à de pareils éclats? La malveillance d'autrui
+s'en mêle, exacerbe le désaccord. Les griefs s'aiguisent de loin,
+reviennent plus acérés; et lorsqu'on se revoit, on est presque
+ennemis.
+
+Eh quoi! aurait-il dû subir la tyrannie que sa femme et sa fille
+tentaient de lui imposer? Aurait-il dû sacrifier une précieuse
+sympathie, une amitié exceptionnelle à leur envie, à leurs préjugés?
+Aurait-il dû aveuglément se plier à leurs ordres comme un coupable
+repentant, au lieu d'y opposer la fermeté de l'innocence?
+
+--Les voyageurs pour la ligne de Mantes, Maisons-Laffitte, Poissy,
+Villedouillet, les Mureaux, en voiture! clamait un employé.
+
+M. Raindal monta dans son compartiment. Un vieil homme d'équipe
+fermait après lui la portière. Le maître remarqua sa ressemblance avec
+l'oncle Cyprien.
+
+«Encore un, grommelait-il, qui ne me molestera plus!»
+
+Il s'était accoté dans un coin du wagon, son chapeau retiré, tout le
+buste prêt à la sieste. La pensée de Cyprien le retint quelques
+minutes éveillé. Jusqu'au dernier moment il avait redouté ses
+harangues, ses anathèmes et ses malédictions. Mais non. La veille du
+départ, à dîner, l'oncle Cyprien n'avait exprimé nulle opinion
+violente en apprenant de la bouche du maître, la double villégiature
+où se partageait la famille. A peine s'était-il permis une anodine
+plaisanterie:
+
+--Alors, mes bons amis, vous bifurquez?... Bah! si c'est votre goût...
+Cela repose, quand on se voit l'année entière!...
+
+Il paraissait presque gêné, ne quittait pas son assiette des yeux, et
+n'avait repris sa belle humeur qu'une fois sorti de table... Un drôle
+de corps, ce Cyprien, un cerveau bien fumeux et sur lequel toute
+induction était fatalement téméraire!...
+
+Ce jugement dédaigneux contenta pleinement le maître. Il
+s'assoupissait peu à peu. Il ne se réveilla qu'à la station de
+Villedouillet.
+
+Sur le quai, Mme Chambannes, en robe de batiste à fleurs roses et
+souliers de daim blanc, lui faisait signe de son ombrelle. Elle suivit
+le train jusqu'à l'arrêt et, postée devant le wagon, elle souriait au
+maître tandis qu'il descendait le raide marche-pied.
+
+--Ainsi, ces dames n'ont pas voulu? dit-elle malicieusement, après les
+premières paroles de bonjour.
+
+--Non, chère amie... Pas moyen de les entraîner... Du reste, je n'ai
+pas trop insisté... La mer est fort salutaire pour Thérèse...
+
+--Elles doivent me détester, avouez-le!
+
+M. Raindal, qui rougissait, affecta de ricaner:
+
+--Heu! heu! Je ne vous dirai pas que ce départ se soit effectué sans
+certaines objections de part et d'autre... Ces dames ont leurs
+idées... Moi, j'ai les miennes... Et vous savez que ce ne sont pas
+toujours les mêmes...
+
+Puis il ajouta d'un ton plus fanfaron:
+
+--Seulement, elles ont pour habitude de respecter mes volontés et,
+somme toute, la séparation s'est opérée mieux que je ne l'espérais,
+malgré la scène regrettable dont, à Paris, je vous avais touché deux
+mots... Enfin, me voici!... N'est-ce pas l'important?...
+
+Il y eut une pause. Zozé, le visage railleusement songeur, s'était
+arrêtée sur le seuil de la gare. Un _tonneau_ de bois jaune attelé
+d'un poney bai, à crinière rase, attendait contre le trottoir. Firmin,
+le valet de chambre, qui se tenait à la tête du poney, salua
+discrètement le maître.
+
+--Tenez, Firmin! dit Mme Chambannes... Gardez le bulletin de M.
+Raindal... Vous vous occuperez de ses bagages, et vous les ramènerez
+avec la carriole que j'ai commandée chez le loueur...
+
+Elle s'installait dans le tonneau, assise de trois quarts, face à la
+croupe du cheval dont elle avait saisi les rênes. Le maître prit place
+vis-à-vis. Zozé caressait d'un léger coup de fouet les flancs du
+poney. La voiturette dévala par la cour inclinée, tanguant au choc des
+aspérités. Quelques curieux, campés au bord du trottoir, avaient en la
+regardant partir un sourire à demi narquois.
+
+Au bout d'un petit quart d'heure, la voiture s'engagea dans l'avenue,
+semée de gravier, qui conduisait au perron des Frettes.
+
+Des arbres l'encadraient et soudain la maison surgissait,--une vaste
+construction moderne avec des parois blanches que tranchait, à deux ou
+trois fenêtres, la tenture bise des stores.
+
+Devant, une large pelouse était incrustée, dans les angles, de
+rosiers, de dahlias et de flox variés en corbeilles. Puis aussitôt, le
+parc commençait, sombre, touffu, sans bornes apparentes et longeant,
+sur une longue distance, la route départementale dont une muraille le
+séparait.
+
+A droite, à gauche de la maison, des arbres encore s'enlaçaient,
+masquant de leurs branchages la campagne d'au delà, formant une
+clôture épaisse jusqu'en arrière du bâtiment, autour d'une autre
+pelouse, semblable à un petit pré où le filet d'un tennis cintrait le
+réseau de ses mailles flasques. «Pour jouir de la vue», comme disait
+Mme Chambannes, il fallait gagner le second étage.
+
+--L'étage de votre chambre, cher maître, et juste, votre côté, en face
+de la pelouse du tennis... Une vue superbe, vous allez voir.
+
+M. Raindal la suivit dans l'escalier qu'emplissait une odeur d'iris.
+
+Zozé poussa la fenêtre. Une grande rafale de vent doux entra. Le
+maître accoudé au balcon contempla lentement le paysage.
+
+Par-dessus les arbres, l'immensité de la plaine inférieure se
+découvrait à l'infini. Les villages avec leurs clochers semblaient des
+points topographiques marqués, comme sur la carte, d'un dessin
+puéril. Sur la gauche, les coteaux adverses bombaient leurs pentes
+quadrillées de cultures jaunes, brunes ou vertes. Et dans le bas, sans
+qu'on la vît, on devinait la Seine dont une boucle au fond scintillait
+en forme de serpe.
+
+--N'est-ce pas que c'est joli? fit Mme Chambannes qui, contre l'appui
+du balcon, touchait de son coude dodu le coude de M. Raindal.
+
+--Fort beau! déclara le maître.
+
+Et il murmura, en tournant le regard vers Zozé:
+
+--Je suis bien heureux, ma chère amie, bien content d'être près de
+vous!
+
+Elle remercia, de profil, par un sourire candide. A la pleine lumière,
+la clarté de son teint s'avivait. On y discernait les subtiles nuances
+finement superposées en un mélange diaphane. Le jour pénétrait la
+batiste de sa blouse, et un reflet rose-pâle haletait sous l'étoffe.
+M. Raindal, par devers lui, détailla tous ces charmes. Insensiblement,
+sans le savoir, il appuyait son coude à celui de la jeune femme. Il
+s'apprêtait même à saisir la main de sa petite élève--opération
+toujours périlleuse qu'il ne risquait jamais que par un élan
+d'audace,--mais, d'un coup, la porte s'ouvrit.
+
+La tante Panhias entrait, escortée par un domestique qui portait sur
+l'épaule la malle de M. Raindal.
+
+Dès lors, jusqu'au lendemain, le maître et Zozé ne furent plus seuls.
+La malle déballée, les visites se succédèrent: Mme Herschstein, Mme
+Silberschmidt avec une de ses cousines de Breslau, et, à cinq heures,
+l'abbé Touronde.
+
+On se réunit alors, à l'abri d'une sorte de clairière ombreuse,
+encerclée de tilleuls et de basse futaie,--qui s'ouvrait dans le parc,
+un peu après l'entrée, sur le flanc de l'allée principale. Au centre
+de ce vide circulaire, le champignon d'une table en pierre était fiché
+dans le sol.
+
+On y déposa du thé, des gâteaux et des fruits glacés au champagne, que
+Zozé puisait à l'aide d'une petite louche dorée.
+
+Les dames s'étaient assises sur de confortables sièges en jonc, qui
+avaient toutefois le défaut de crier au poids des personnes trop
+lourdes. M. Raindal adopta de préférence un rocking-chair solide, dont
+le balancement l'amusait.
+
+La causerie se poursuivit à travers des sujets faciles jusqu'au retour
+de l'oncle Panhias, qui rentra de Paris sur le coup de six heures et
+demie. Au moment de partir, l'abbé Touronde avait obtenu du maître
+qu'il viendrait, dans la semaine, visiter son orphelinat.
+
+Le dîner fini, M. Raindal demanda la permission de se retirer. Il se
+disait fatigué par cette journée d'installation. Mme Chambannes
+l'encouragea à s'aller reposer.
+
+Avant de se coucher pourtant, il inspecta sa chambre. Tout y était
+aménagé avec un raffinement parfait d'élégance campagnarde: les
+meubles en frêne à poignées de cuivre, les cretonnes anglaises du
+baldaquin et des rideaux, voire les simples cristaux de la toilette et
+les sachets de lavande disséminés dans les tiroirs ou sur les planches
+de l'armoire à glace.
+
+Les draps du lit fleuraient l'iris, un iris plus grossier, mais au
+relent plus sain que celui dont se servait personnellement Zozé. M.
+Raindal huma avec persistance cette senteur insolite où baignait son
+corps; puis il souffla d'un trait sa bougie.
+
+Il allait s'endormir. Un bruit de pas, au-dessous, lui fit, dans le
+noir, distendre les paupières. Qui était-ce? Sa petite élève, sa chère
+amie? Quel flatteur et rare agrément de dormir sous le même toit
+qu'elle!... A différentes reprises, le maître se retourna dans son
+lit. Tumultueuses et indécises, mille images lui montraient Zozé. Il
+soupirait, s'impatientait contre cette captivante insomnie. Le grand
+air, probablement, la surexcitation du grand air! A la fin il s'y
+résigna. Étendu sur le dos, il contemplait sans résister le défilé de
+ses songeries fiévreuses. Elles s'accentuaient plus qu'il n'aurait
+fallu, lorsque par bonheur le sommeil les balaya toutes.
+
+ * * * * *
+
+Le matin, vers dix heures, Mme Chambannes proposa au maître une
+promenade en tonneau.
+
+Ils partirent avec Anselme, le cocher, qui se tenait raide et
+respectueux, malgré les cahots, dans l'angle de la charrette, près de
+l'étui à parapluies.
+
+La matinée était limpide et fraîche, de cette fraîcheur d'août, tiède
+encore entre les ardeurs de la veille et celles de la journée, mais
+d'été quand même, rassurée, et sans rien de frileux qui annonce le
+froid.
+
+Zozé conduisait, les mains hautes, les regards à l'aise et pivotant
+au gré de la causerie, tandis que le poney trottait de toutes ses
+forces, en secouant la croupe.
+
+Vingt minutes plus tard, on eut atteint la montée sous bois qui
+précède la minuscule forêt de Verneuil. Le poney se mit d'instinct au
+pas. De grosses mouches jaillissaient en essaim sous ses fers.
+D'autres se collèrent goulûment à son encolure ou à ses flancs
+rebondis.
+
+La futaie se diversifiait des plus harmonieuses couleurs. Clairsemée
+en certains endroits, elle semblait toute blanche par les rangées des
+minces bouleaux argentés. Plus loin, elle offrait des espaces
+entièrement roses que la bruyère sauvage avait envahis. La masse
+sombre des pins, qui dominait partout, se clarifiait aussi de jeunes
+pousses vert tendre; et leurs fines aiguilles, apportées par le vent,
+séchaient éparses dans la poussière.
+
+Au retour, on fit halte dans la route qui traverse le bois. Le maître
+et Mme Chambannes s'assirent sur le talus où Anselme avait étendu une
+couverture. Après quoi, Zozé tira son porte-cigarettes, en s'excusant.
+A la campagne, n'est-ce pas? la correction peut se relâcher. Et puis,
+dans un petit bois où on ne rencontre personne!...
+
+Elle n'achevait pas cette phrase, que deux jeunes cyclistes
+apparurent. Ils pédalaient sans hâte, côte à côte. M. Raindal,
+aussitôt, se rappela avec humeur l'intolérant oncle Cyprien.
+
+Les deux jeunes gens se désignaient Zozé d'un clin d'oeil goguenard.
+
+--Gentille! proféra distinctement le premier.
+
+Cette remarque familière acheva d'agacer M. Raindal.
+
+--Quel goujat! déclara-t-il, quand les bicyclistes furent passés.
+
+--Pourquoi? riposta Zozé en projetant une bouffée... Il ne faut pas se
+formaliser pour si peu, à la campagne!...
+
+Ces trois mots lui constituaient, aux Frettes, une devise favorite,
+une permanente justification de toutes les fantaisies qu'inventait sa
+tristesse ou son désoeuvrement.
+
+Elle s'en autorisa, le lendemain, pour se priver, durant la promenade,
+des services d'Anselme, dont la présence évidemment paralysait M.
+Raindal.
+
+--Très bonne idée! approuva le maître dès qu'ils furent en route...
+D'ailleurs il ne servait à rien, ce garçon!...
+
+Et il s'empara de la main de sa petite élève, si brusquement, si
+violemment, que Notpou--c'était le nom, quasi égyptien, donné par Mme
+Chambannes au poney--exécuta sous le heurt du mors un écart presque
+épouvanté.
+
+--Tenez-vous donc tranquille, cher maître! gronda Zozé qui ramenait la
+bête dans l'allure... Vous effrayez Notpou... Vous allez nous faire
+verser!...
+
+--Il y avait si longtemps! bredouilla M. Raindal.
+
+Elle esquissait un sourire d'indulgence. Le maître, soudain enhardi,
+interrogea de la voix distraite qu'il employait à ces questions:
+
+--Et ces messieurs de Meuze?... Vous avez de leurs nouvelles?...
+
+Mme Chambannes répliqua, avec un effort pour contenir le sang qu'elle
+sentait fuser vers ses joues:
+
+--Aucune!... Je crois qu'ils sont à Deauville jusqu'à la fin du mois,
+comme je vous l'ai dit l'autre semaine... Ils devaient y arriver la
+veille de mon départ...
+
+M. Raindal, les mains pendantes au bout des bras, la fixait d'un
+studieux regard:
+
+--Alors ils ne viendront pas ici?...
+
+--Pas que je sache, pendant le mois d'août, repartit Zozé qui avait à
+demi maîtrisé sa rougeur... Et après, ce sera la chasse... Ainsi, vous
+voyez!...
+
+--Parfaitement! murmura le maître, tandis qu'au dedans de lui-même il
+interpellait avec rage Thérèse.
+
+Ah! qu'il l'eût souhaitée là, pour un instant seulement, à portée
+d'entendre! Voilà comme on accuse et comme on calomnie, sans preuves,
+sur des impressions jalouses et incertaines! «Une dame qui a
+publiquement un amant!» se redisait M. Raindal. Publiquement! Un
+amant! Où cela?... A Deauville peut-être! (Car peu à peu le maître
+avait circonscrit ses soupçons, rassemblé toute leur vigilance sur la
+tête de Gérald, l'unique jeune homme, au demeurant, que vît
+fréquemment Mme Chambannes.) Oui, à Deauville, à cinquante lieues des
+Frettes, délaissant ses amours durant un mois et plus! Un bel amant,
+en vérité!... Quelle misère et quelle injustice! Il eut un ricanement
+de mépris.
+
+--Vous riez, cher maître? interrogeait Mme Chambannes.
+
+Pour toute réponse d'abord, il prit doucement la main droite de Zozé
+qui, au-dessous de la main conductrice, retenait l'extrémité des
+rênes, et, l'élevant jusqu'à ses lèvres:
+
+--Je ris, dit-il entre deux baisers, je ris de la méchanceté, ou plus
+exactement, de la sottise humaine!
+
+ * * * * *
+
+Bientôt le programme des journées se régularisa. Lorsque la chaleur
+n'y faisait pas obstacle, le matin était réservé aux promenades en
+tonneau.
+
+On fuyait les parages mondains qui, au delà de Poissy, avoisinent
+Saint-Germain. On s'acheminait plutôt, selon le cours de la Seine,
+vers Pontoise, ou même vers Mantes: régions accidentées, montueuses et
+souvent grandioses dont, comme Mme Chambannes, le maître s'était
+épris.
+
+Le vent y roule ses amples ondes à travers plateaux et collines, avec
+des saveurs fortes qu'on croirait issues de la mer. Parfois, au sommet
+d'un chemin encaissé qui monte sous l'ombrage, une perspective
+inattendue étale des espaces énormes, des forêts, des routes
+entre-croisées, la largeur du fleuve, un gros bourg, des boeufs dans
+une prairie, des vignes sur un coteau, tout l'imprévu complexe des
+campagnes provinciales, loin de Paris, loin de la banlieue...
+
+Le maître et Mme Chambannes partaient donc vers neuf heures et ne
+rentraient que pour déjeuner. D'autres jours, afin de parer aux
+médisances, ils emmenaient l'abbé Touronde.
+
+M. Raindal et l'abbé occupaient une banquette. Zozé, sur l'autre,
+conduisait.
+
+Un jeudi qu'ils avaient, tous trois, poussé jusqu'à Mantes où le
+maître désirait acheter une paire de souliers jaunes, leur entrée fit
+sensation. L'étrangeté de la voiture, la grâce mutine de Mme
+Chambannes, les cheveux blancs de M. Raindal et la soutane de l'abbé
+s'étaient accumulés pour frapper les curieux. Devant la porte du
+bottier, des gamins avaient entouré le tonneau. Les boutiquiers du
+voisinage étaient sortis sur le pas de leur magasin et échangeaient
+des plaisanteries. L'ensemble de ces émotions populaires fut résumé en
+un court filet anonyme du _Petit Impartial de Seine-et-Oise_. Nul nom
+n'y était imprimé. Mais on ne pouvait se méprendre au sens de
+l'allusion, au titre de l'article: _Suzanne_, ni à l'âpreté déployée
+par le rédacteur contre «certains ecclésiastiques amis des orphelins»,
+dont la masse, à ne s'y point tromper, pâtissait pour l'abbé Touronde.
+
+A la suite de cette mésaventure, Mme Chambannes évita désormais les
+villes.
+
+Du reste, les promenades lui étaient moins un plaisir qu'un
+passe-temps entre l'heure de lire les lettres de Gérald--quand il en
+arrivait--et l'heure de lui écrire.
+
+Chaque jour, après déjeuner, elle s'enfermait chez elle pour lui
+tracer de longues pages astucieusement rédigées de manière à stimuler
+son inerte tendresse et sa jalousie somnolente. Pendant ce laps, M.
+Raindal, remonté censément au travail, faisait la sieste à l'étage
+supérieur ou, par imitation, écrivait quelques mots aux siens. Et
+c'eût été une piquante comparaison que celle de leurs deux lettres:
+Zozé se noircissant à dessein, multipliant les détails équivoques,
+les récits d'épisodes où sa coquetterie s'ébattait parmi les
+admirations, les hommages masculins, les regards fervents de M.
+Raindal, de l'abbé, d'un passant, de tous les hommes,--et le maître,
+au contraire, épuisant les exemples à la blanchir des suspicions, à
+prouver sa candeur enfantine, sa vertu, son indubitable pureté.
+
+On ne se retrouvait que vers quatre heures; et, selon la température,
+on demeurait dans le jardin, ou l'on rendait visite aux gens du
+voisinage: à l'abbé Touronde dont M. Raindal inspecta par deux fois
+les petits orphelins, aux Herschstein, aux Silberschmidt.
+
+Nulle part le maître ne s'ennuyait, sauf les cas où pour une course
+jusqu'au village, des ordres à donner, une toilette à changer, Zozé le
+laissait seul avec la tante Panhias. Il n'avait d'autre consolation
+que de parler de sa petite élève. Il confiait à Mme Panhias ses
+remarques sur l'humeur variable de Zozé. Certains matins, elle
+paraissait en proie au spleen, sans qu'aucun motif saisissable
+justifiât ces accès de tristesse. A quoi donc les attribuer? Mme
+Panhias, qui avait, en secret, noté la concordance de ces crises avec
+le retard des lettres timbrées de Deauville, répondait évasivement:
+
+--C'est sa _natourre_ comme cela! Que voulez-vous?...
+
+--Je ne dis pas! approuvait M. Raindal... En effet!... Nature
+rêveuse!... Nature essentiellement mélancolique!...
+
+Et il se promettait de ne rien négliger pour distraire sa petite
+élève.
+
+Une après-midi même, par crainte de la contrarier, il consentit à
+jouer avec elle au tennis. Zozé défendait un camp, M. Raindal et la
+tante Panhias coalisés, l'autre camp. Plus par essoufflement que par
+respect de sa dignité, le maître, au bout de quelques minutes, renonça
+à ce jeu. Il n'y avait que médiocrement réussi. Zozé, dans un esprit
+d'abnégation, ne renouvela pas la tentative.
+
+Elle aussi se targuait de sollicitude. Elle plaignait le pauvre M.
+Raindal pour les tracas de famille dont il avait avoué quelques traits
+significatifs. Et quand le maître, en sa présence, ouvrait une lettre
+provenant de Langrune, elle ne manquait pas de s'informer si ces dames
+étaient moins méchantes.
+
+--Peuh!... La glace... toujours la glace!... Des questions sur ma
+santé... des nouvelles de la leur... des compliments pour vous... des
+baisers... Dix lignes à peine!... Lisez plutôt!...
+
+Elle parcourait la feuille et se remémorant les lettres de Gérald--des
+lettres dont le laconisme n'excédait guère celui du billet qu'elle
+lisait:
+
+--Oui, cher maître! soupirait-elle... Comme vous disiez, l'humanité
+est joliment bête!...
+
+Ces jours-là, par pitié pour ces douleurs pareilles aux siennes, elle
+opposait moins de rigueur aux baisers furtifs dont M. Raindal
+poursuivait, en toute occasion, ses mains nues ou gantées. Elle
+s'ingéniait à commander des plats succulents qu'elle savait
+devoir lui plaire. Puis, le dîner fini, dans le salon, s'il ne
+s'endormait pas, elle lui faisait la lecture--le journal, un ouvrage
+d'histoire--timidement, de son mieux, avec des intonations inexactes,
+des erreurs de petite fille, qui attendrissaient le maître au plus
+haut point. Ou, comble de délices, elle acceptait son bras pour un
+tour au jardin, le long de la pelouse, devant la terrasse du perron.
+Quand des nuages chargeaient le ciel, au couvert de l'obscurité, M.
+Raindal, bravement, baisait la main de la jeune femme qui le
+repoussait en chuchotant. Une fois, il faillit hasarder un baiser plus
+proche, dans la nuque, profitant du corsage à demi décolleté que
+portait le soir Mme Chambannes. Mais au moment d'exécuter, une telle
+frayeur l'empoigna, qu'il s'arrêta du coup sur place.
+
+--Vous êtes souffrant, cher maître? interrogea Zozé.
+
+--Non! fit-il se remettant en route... J'écoutais le vent dans le
+feuillage!...
+
+Quand il remontait vers sa chambre, après ces nocturnes équipées, il
+avait peine à se mettre au lit. Les réflexions sourdaient en lui par
+bouillonnantes cascades. Il comptait le nombre des baisers tolérés par
+Mme Chambannes depuis le matin: un dans le bois de Verneuil, un autre
+dans le parc avant le déjeuner, un autre l'après-midi, dans la chambre
+de Zozé où il s'était rendu sous prétexte de réclamer un livre, un
+cinquième, un sixième, ce soir, au-dessous de la terrasse... Additions
+enfantines et non sans vanité,--il en convenait modestement!
+
+Mais que pèsent les considérations métaphysiques auprès de l'écrasante
+réalité de nos joies? A celle-ci il n'est de mesure que les variations
+de notre sentiment. S'il s'exalte, ne dédaignons point ses
+enthousiasmes; s'il s'abaisse et fléchit, quelle philosophie le
+relèvera?... Ainsi méditait M. Raindal, avec un mépris graduel pour
+les plaisirs spéculatifs.
+
+Souvent il atteignait à l'extrême franchise, à ces examens solennels
+où l'âme parle à l'esprit, comme l'épouse fidèle à l'époux. Eh bien!
+oui, là, sous les yeux clairs de sa conscience, M. Raindal ne le niait
+pas. Il était un peu amoureux de sa gentille petite élève. Il
+éprouvait à son approche des rougeurs, des émois, des sursauts
+intérieurs qui, de l'aveu général, sont l'indice de l'inclination.
+Amour certes inoffensif, flamme qui n'ardait pas, rayons ultimes du
+coeur! Quel danger courait-il à se réjouir de ces lueurs
+crépusculaires que la Vie, par un dernier bienfait, rallume
+quelquefois sur la route de la tombe? Quelle faute commettait-il en
+puisant dans ces illicites baisers une fougue de jeunesse renaissante,
+un démenti continuel au déclin fatal des années?
+
+Ces pensées graves l'attristaient. Il déplorait d'être si vieux, de
+n'avoir pas connu plus tôt sa chère amie Mme Chambannes. Puis, sans
+mentionner le départ prochain qui le séparerait de la jeune femme,
+combien d'heures auprès d'elle lui ménageait encore la Destinée?... Et
+sous une poussée d'amertume, il s'attablait pour écrire à Thérèse,
+faire l'essai de nouveaux projets. Août allait finir, et, de certains
+propos échappés à Mme Chambannes, M. Raindal n'était pas éloigné de
+conclure qu'une prolongation de séjour charmerait la châtelaine. Dans
+maintes causeries elle semblait avoir indiqué que la venue de ces
+dames en septembre ne serait pas pour lui déplaire. Qu'en
+disaient-elles, ces dames? Le cas échéant, voudraient-elles rejoindre
+le maître au lieu de rentrer à Paris, par ces «grosses chaleurs» qui
+menaçaient de persister? M. Raindal ne prétendait pas les contraindre.
+Pourtant, à son avis, la bouderie durait trop; et il ne lui paraissait
+guère séant de rebuter une seconde fois des avances tellement
+cordiales...
+
+Il se couchait ragaillardi par cette espérance qu'on a, d'avoir
+exprimé ses espoirs. Et le lendemain, à la vue de Zozé, toute
+souriante et fraîche dans un peignoir léger, comme une nymphe
+matinale, les dernières vapeurs de sa mélancolie fuyaient.
+
+--Où allez-vous donc, cher maître? lui criait-elle allègrement du haut
+de sa fenêtre.
+
+Il relevait la tête, et, lançant à Mme Chambannes un camarade bonjour
+de la main:
+
+--Je vais à l'écurie donner du sucre à Notpou... Et après, je vais à
+la poste jeter une lettre pour ces dames!...
+
+--Dépêchez-vous, cher maître!... Dans une demi-heure, je suis
+prête!...
+
+Il se retournait tous les cinq pas, en plaçant la main contre ses
+yeux. Elle souriait toujours, accoudée au balcon. Les larges manches
+de son peignoir avaient glissé. Et son bras replié sur la balustrade
+dressait une solide massue de chair blanche.
+
+«Pourvu que ces dames veuillent!» songeait M. Raindal en s'acheminant
+vers l'écurie.
+
+Un matin qu'il revenait de porter à la poste la quatrième lettre
+depuis le début de la semaine,--trois étaient demeurées sans
+réponse,--il rattrapa, en route, le facteur cantonal qui desservait le
+château.
+
+--Une lettre pour vous, monsieur! fit l'homme en saluant.
+
+Le maître ralentit l'allure. C'était une lettre de Langrune. Ces dames
+reconnaissaient la justesse des remarques concernant les grosses
+chaleurs. En conséquence, elles retarderaient leur départ et ne se
+réinstalleraient à Paris que vers le 15 septembre. Des Frettes, de Mme
+Chambannes, pas un mot.
+
+--Les sottes! murmurait le maître avec contrariété.
+
+Mais son contentement fut plus fort. Au fait, il acquérait la
+prolongation désirée, le droit de rester aux Frettes. Qui sait même si
+en venant, ces dames ne l'eussent pas incommodé d'une humiliante
+surveillance! Et quant à leurs froideurs, quant à leur sourde
+inimitié, on aviserait au retour, on les materait coûte que coûte.
+
+Il marchait si vite qu'il croisa le facteur à la porte du château.
+
+Au milieu de la terrasse à balustrade de pierre, qui longeait le
+pourtour de la maison, Zozé rêvait assise dans un fauteuil de paille.
+Devant elle, sur une petite table, près d'un plateau à thé, gisaient
+des lettres dépliées.
+
+--Y a-t-il du neuf, cher maître? questionna-t-elle.. Le facteur m'a
+dit qu'il vous avait remis une lettre... Est-ce que c'est de ces
+dames?...
+
+M. Raindal balbutia des explications confuses.
+
+--Alors, quand partez-vous? fit Zozé avec calme.
+
+Il la contemplait d'un air un peu déçu.
+
+--Eh! je ne pars pas, mon amie... Puisque vous le voulez bien, j'aurai
+le bonheur de ne pas partir!...
+
+Il avait décoché--à droite, à gauche--deux regards circonspects, et il
+saisit la main de Zozé en inclinant le buste.
+
+--Maintenant, moi aussi, j'ai de grandes nouvelles! déclara la jeune
+femme qui réprimait un geste d'énervement tandis que M. Raindal
+achevait son lourd baiser... D'abord, j'ai reçu un télégramme de
+Georges. Il revient le 1er septembre, lundi, dans trois jours...
+
+--Ah! fit M. Raindal machinalement... Tant mieux!... Il va bien?...
+
+--Très bien!... Vous lirez sa dépêche... Et ensuite...
+
+--Ensuite? redit le maître avec une oppression d'anxiété.
+
+--Ensuite, j'ai reçu une lettre de ces messieurs de Meuze m'annonçant
+qu'ils viennent passer une huitaine aux Frettes.
+
+M. Raindal, dont la bouche se tordait, tenta une objection suprême:
+
+--Cependant vous m'aviez assuré...
+
+--Oui, qu'ils devaient faire l'ouverture... Ils la font en Poitou, où
+elle n'a lieu que le 12...
+
+--C'est différent! murmura le maître d'un ton vaincu... Ils arrivent
+quand, ces messieurs?
+
+--Lundi également...
+
+Le maître respira et, d'un accent plus ferme:
+
+--Le même jour que votre mari?
+
+--Oui! fit Zozé qui l'observait du coin de la paupière... C'est-à-dire
+que Georges débarque à Paris vers neuf heures... L'oncle Panhias va le
+chercher à la gare du Nord et il ne pourra pas être ici avant onze
+heures... Ces messieurs de Meuze, eux, y seront dans l'après-midi...
+Georges les suivra de quelques heures, en somme!
+
+--C'est ça, de quelques heures! répétait au hasard M. Raindal.
+
+Il appuya la main à son front, se plaignant d'une subite migraine. Le
+soleil, sans doute, ou sa hâte à rentrer!
+
+--Si vous permettez, je ne sortirai pas ce matin, dit-il... Je préfère
+me reposer...
+
+Mme Chambannes, en souriant, le regardait s'en aller. Puis une chute
+de maussaderie lui abaissa les lèvres. Au fond, il n'y avait pas de
+quoi rire! Tout s'arrangeait très mal. Le maître prenant au sérieux de
+banales phrases de politesse, ou des regrets formulés dans un moment
+de colère contre Gérald; le père Raindal collant au Frettes pour
+quinze jours! Là-dessus Georges qui tombait de Bosnie! Le marquis et
+son fils arrivant en même temps, comme convenu! Pas d'espoir que Raldo
+consentit à hâter leur retour! A peine une soirée pour se revoir, se
+retrouver! Et cela, devant le père Raindal qui faisait déjà la tête,
+et les aurait sous l'oeil! Que de malchances, de complications, de
+difficultés!...
+
+Mme Chambannes, pendant les trois jours qui suivirent, s'excusa de
+son humeur morose. Elle se sentait souffrante, elle avait mal aux
+nerfs.
+
+M. Raindal affecta la pitié, le bon vouloir. A peine essayait-il un
+baiser ou deux, par contenance. Mais lui non plus n'était pas gai.
+L'oncle Panhias, courtoisement, lui en adressa le reproche. Le maître
+feignit de s'étonner. Non, franchement, il n'avait nulle raison d'être
+triste; et pour prouver son insouciance, il ricanait en se tapant la
+poitrine:
+
+--Ha! ha! Moi pas gai! Ha! ha! Et pourquoi ne serais-je pas gai?
+Ha!...
+
+L'image de Gérald retraversait, plus vivace, son esprit: le petit rire
+du maître s'arrêta net, comme brisé en deux par un choc.
+
+
+
+
+XVII
+
+
+Le lundi soir, après dîner, on passa au salon pour prendre le café.
+
+Zozé inaugurait une robe en mousseline bleu de lin, dont le corsage
+échancré laissait à nu son cou cerclé d'un double rang de perles. Le
+marquis était en habit et cravate blanche, Gérald en smoking avec une
+rose jaune à la boutonnière. Et il émanait d'eux comme un reflet de
+fête.
+
+Les hautes croisées de la pièce étaient demeurées ouvertes. Elles
+donnaient de plain-pied sur la terrasse du pourtour. Par l'écartement
+de leurs battants, on apercevait la pelouse et les corbeilles, l'amas
+touffu des arbres du parc. Le jour ne se retirait qu'à regret. Ses
+clartés grises semblaient, dans l'air, disputer à la nuit la tiède
+saveur de cette journée finissante.
+
+--Jolie soirée! fit M. de Meuze qui fumait un cigare au balcon de la
+terrasse.
+
+M. Raindal, assis dans le fond du salon, face à la fenêtre, lisait le
+journal près d'une lampe. Mme Chambannes et Gérald causaient dans
+l'angle de gauche sur un petit divan de cretonne. La tante Panhias
+servit à chacun le café, tout en maugréant contre son mari qui s'était
+obstiné à ne partir qu'après le dessert. Avait-on jamais vu entêtement
+si absurde! Dès lors que l'on se rendait au-devant de quelqu'un,
+n'était-ce pas le moins que de sacrifier son dessert? Et elle
+tourmentait Zozé pour connaître l'heure des trains, calculer les
+correspondances, décider si l'oncle Panhias arriverait en temps voulu!
+
+M. de Meuze, qui reparaissait, interrompit ces doléances:
+
+--Vous m'excuserez, mesdames! fit-il... Le voyage m'a harassé... Je
+vais aller mettre au lit ma vieille patraque de personne!...
+
+Il s'approchait de M. Raindal pour lui tendre la main.
+
+--Chut! murmura-t-il en se retournant vers les jeunes gens... La
+science dort... Paix à son sommeil!... Bonsoir, chère madame!...
+
+Zozé lui adressait de la tête un amical adieu.
+
+--Oh! ce n'est rien! déclara à mi-voix la tante Panhias... Cela lui
+prend presque chaque soir, à ce brave M. Raindal!...
+
+Elle s'esquivait avec le marquis, ayant vingt choses à commander pour
+les appartements des nouveaux hôtes, le retour de Chambannes, la
+voiture qu'il fallait atteler.
+
+--Enfin seuls! susurra gouailleusement Gérald.
+
+--Plus bas, mon chéri! implora Zozé qui lui pressait la main.
+
+--Quoi?... Puisqu'il dort!...
+
+Zozé, les sourcils froncés, examinait M. Raindal sans lâcher la main
+de son Raldo. Puis, se levant et tirant à elle le jeune homme:
+
+--Tiens, venons sur la terrasse... Je serai plus tranquille...
+
+Elle soupirait:
+
+--Oh! mon Raldo, quelle scie qu'il soit resté!... Et tu sais, nous
+l'avons encore pour quinze jours!...
+
+--Oui, tu m'as dit!... Bah! s'il nous gêne, on le sèmera, le
+Kangourou!... Ce ne doit pas être bien difficile!...
+
+Il s'étaient accoudés dehors à la balustrade de pierre blanche. M.
+Raindal, minutieusement, entr'ouvrit les paupières. D'où il se
+trouvait placé, il ne voyait que de biais que Mme Chambannes,
+l'évasement de sa jupe bleu pâle, son buste de trois quarts, sa fine
+tête profilée à droite.... Pour parler à Gérald, sans doute, à Gérald
+qu'il devinait tout près, coude à coude avec elle, comme il avait été
+lui-même, là-haut, dans la chambre lumineuse, le premier jour de
+l'arrivée!... Il retint sa respiration afin d'essayer de les entendre.
+Il ne distinguait qu'une mélopée de paroles confuses, une cascade de
+syllabes ouatées dont le sens se brisait aux invisibles cloisons de
+l'air.
+
+Parfois le buste de la jeune femme oscillait, son profil sombrait dans
+le noir. Un meurtrier arrêt tranchait l'entretien. M. Raindal, les
+mains collées à son fauteuil, contemplait avec un recul de souffrance
+la robe pâle sans tête, le corps décapité de sa petite élève. Pourquoi
+se penchait-elle tant? A quel mystère inclinait-elle le chuchotement
+de sa bouche rieuse?
+
+Et soudain une grande ombre fila derrière Mme Chambannes, la
+silhouette de Gérald, sa rose, sa moustache brune. Des pas agiles
+descendirent les marches du perron. Les cailloux grincèrent dans le
+jardin. Maintenant, d'en bas, une voix contenue monologuait par
+intervalles. Mme Chambannes, la tête fixe, paraissait l'écouter; et
+son index, devant le visage, opposait des gestes de refus.
+
+M. Raindal, oubliant toute prudence, avait complètement écarquillé les
+yeux. Une brusque volte-face de Zozé les lui fit refermer juste à
+temps. Que se passait-il donc? Elle pénétrait dans le salon, y
+cherchait un objet,--une mantille, présuma M. Raindal, au froissement
+de la soie, des dentelles,--resortait sur la pointe des pieds, se
+retournait un instant à la hauteur du seuil... Puis ses talons
+sonnaient contre les degrés du perron. Le sable de l'allée recraquait
+sous des pas.
+
+--C'est un peu fort! murmura le maître qui se levait en s'étirant.
+
+Il prêta l'oreille. Tout, dehors, s'était tu. Ah çà! où se
+sauvait-elle? Oui, dans le jardin, se promener avec le jeune Gérald.
+Mais s'ils se promenaient, comment expliquer ce silence? Auraient-ils,
+par hasard, franchi la limite coutumière, été jusqu'à la pelouse,
+peut-être même au delà? Invraisemblable licence! Pourtant M. Raindal
+tenait à s'en assurer. A son tour, il vint s'appuyer au balustre de
+pierre blanche. Son coeur, par chocs désordonnés, tapait contre les
+côtes, et ce martèlement continu se propageait à son bras gauche comme
+un sourd tocsin intérieur. Il plongea d'un coup d'oeil dans le jardin.
+
+Le silence y persistait, sous le ciel chamarré d'étoiles. Un demi-jour
+bleuâtre s'étalait partout où les massifs, les arbres, quelque
+obstacle résistant et dense n'avait pas rabattu ses fragiles lueurs.
+Ainsi la pelouse se discernait avec tous ses contours, toutes ses
+corbeilles fleuries et sa pente légère. L'allée du bord aussi
+dessinait nettement ses clairs méandres de gravier. Et l'obscurité ne
+renaissait qu'après, à la haute muraille des tilleuls, qui dilataient
+au loin, dans l'atmosphère humide, la senteur de leurs floraisons
+tardives.
+
+D'habitude, M. Raindal raffolait de ce parfum sucré. Il l'aspirait
+avec gourmandise, la bouche grande ouverte, les narines palpitantes.
+Mais, à présent, l'angoisse pétrifiait tout son corps, sauf les yeux.
+Il n'avait plus de force, de vie, de conscience que pour inspecter
+l'ombre, que pour fouiller les ténèbres de ses regards cupides, des
+regards qui voulaient et voulaient encore voir...
+
+Non, personne sur la pelouse, personne dans l'allée, nul bruit par le
+gravier! Ils se cachaient donc dans le parc, les misérables?
+
+A cette question terrible, le maître ne prit pas le loisir de
+répondre. Brusquement, il s'était redressé; et d'une allure
+automatique, dont la raideur même titubait, il descendit les marches.
+
+Deux enjambées lui avaient suffi pour gagner la pelouse, la terre
+grasse qui étouffait le bruit de ses pas. Il eut un ricanement
+sardonique, une sorte de toux victorieuse. Au moins par ici, par ce
+sol mou, on ne l'entendrait pas venir. Heu! heu!... Où se dirigeait-il
+de sa démarche fascinée? Que dire, que faire, qu'inventer, si au coin
+d'un sentier il se heurtait à eux? Y songeait-il seulement, sous la
+sauvage douleur qui le brûlait sans trêve, le poussait en avant comme
+une bête folle sous l'incendie? Il ne sentait plus rien, ni le parfum
+des tilleuls, ni la fraîcheur de l'herbe qui humectait ses chevilles,
+ni l'odieux de cette poursuite, ni la honte de ses ruses!... Il
+approchait, il atteignait le parc, il allait voir!...
+
+Il s'était engagé au plus épais de la futaie. Le tapis des feuilles
+mortes exhalait lentement vers lui son âcre odeur de pourriture
+éternelle et toujours renouvelée. Des branchettes souples lui
+cinglaient la face. Des racines entravaient ses pieds. Et il
+continuait, les yeux à moitié clos par crainte des épines, la sueur
+coulant à son front, les mains projetées en avant pour palper l'ombre
+et le feuillage.
+
+Mais subitement, il s'arrêta. De la gauche, de l'endroit où il
+supposait la clairière des tilleuls, l'espacement des arbres, le
+champignon de pierre et les sièges de jonc, une rumeur montait, comme
+un duo de voix violentes et langoureuses. Un instant, elles cessaient,
+puis elles réitéraient leurs plaintes. Il eut l'impression que son
+coeur se rétrécissait, s'annihilait dans sa poitrine. Il avait stoppé
+une minute, car ses jambes pliaient... Il reprit sa marche, haletant,
+courbé en deux comme un gorille, frôlant des mains le sol. Les voix
+se précisaient à mesure qu'il rampait vers elles et soudain il faillit
+fléchir. Il percevait tout maintenant, jusqu'au son familier de ces
+voix. Et c'était un échange d'invocations tellement éhontées,
+d'apostrophes à la fois si bestiales et si tendres qu'il en demeura
+stupéfié. Ah! seule peut-être la reine Cléopâtre avait jamais déchu à
+ce degré d'impudeur!... M. Raindal n'eut pas le courage de regarder,
+de voir. Une panique rageuse l'emportait, un besoin frénétique de
+fuir, d'échapper aux tortures de cette futaie infernale. Alors il se
+précipita dans une course éperdue, furieuse, sans peur du bruit cette
+fois, sans peur de se trahir, broyant les branches sur son chemin, se
+vengeant contre les arbustes, ahanant, galopant avec un fracas de gros
+gibier qui détale sous bois devant la meute. Il était à bout de
+souffle. Il buta contre la pelouse où les dahlias le reçurent. Il
+s'était prestement relevé, les genoux alourdis de terre moite. Il se
+remit en route d'un train plus modéré, quoique hâtif encore.
+
+Sans courir, ses jambes nerveusement pressaient le pas, se
+soulageaient à cette allure vive. Parvenu au bas du perron,
+instinctivement il brossa de la manche ses habits. Par un restant de
+clairvoyance, il redoutait la tante Panhias, sa curiosité, ses
+questions possibles. Mais le salon demeurait vide. Le maître s'élança
+dans le vestibule, gravit moelleusement l'escalier... Enfin il était
+dans sa chambre. D'un coup de pied retentissant il referma la porte.
+Sa main tremblante tournait à double tour la clef dans la serrure. Il
+se laissa tomber, épuisé, au bord de son vaste lit apprêté déjà pour
+le sommeil...
+
+La lassitude pourtant ne l'avait pas calmé. Des bouillonnements de
+colère déferlaient dans ses veines. Il esquissait avec les mains des
+gestes de destruction. Il aurait voulu tenir Mme Chambannes, la briser
+comme les branches du parc, l'émietter, l'anéantir.
+
+Sa petite élève! Sa petite élève! Était-ce elle, était-ce cette bouche
+candide qui avait proféré de si abominables mots? A chaque souvenir de
+chaque parole, il sentait dans son coeur s'enfoncer comme une lame.
+Non, son jugement prévenu s'insurgeait contre tant d'opprobre, sa
+mémoire mentait!... Sa petite élève! Sa chère amie! Et, simultanément,
+à ces noms d'affection il joignait les plus basses insultes. Il
+évoquait Thérèse, sa haine contre Zozé, et il l'eût voulue auprès de
+lui pour haïr la coupable ensemble.
+
+Oh! Thérèse ne s'était pas trompée sur la niaiserie de cette Mme
+Chambannes, sur sa dépravation, sur sa médiocrité. En une fois, elle
+l'avait mieux appréciée, devinée, condamnée, que lui en cent
+rencontres. Car elle n'aimait pas, Thérèse, tandis que lui, il aimait,
+hélas!
+
+--Oui, je l'aimais, je l'aime! murmurait-il d'une voix fervente comme
+pour renier par cet aveu repentant tous les chétifs travestissements,
+tous les artifices de pruderie où s'était abritée sa passion sans
+vaillance.
+
+Un bruit de volets qu'on fermait, de pas dans l'escalier, interrompit
+ses oraisons. Il espérait que Mme Chambannes monterait demander de
+ses nouvelles. Que lui répondrait-il? Se jetterait-il à ses genoux, en
+balbutiant piteusement des prières d'amour? Ou la repousserait-il de
+quelque riposte méprisante?
+
+Il n'eut pas à choisir. Zozé ne montait pas. Et, à sa place, les échos
+du parc reprenaient dans l'esprit du maître leur diabolique et vil
+concert, le duo de leurs accents ravis.
+
+Oh! les atroces, les répugnantes paroles! M. Raindal comparait avec
+les notes latines de son livre. C'était à vingt siècles de distance
+presque les mêmes mots, les mêmes folies que celles dont Cléopâtre,
+dans les pires extases, se plaisait à stimuler son amant, le soudard
+Antoine! Par quel miracle d'universelle et immuable perversité ce
+vocabulaire infâme s'était-il transmis honteusement de la reine des
+Égyptes à la gentille amie du maître? Que de couples amoureux avaient
+dû, d'âge en âge, le redire et le conserver!...
+
+Puis tout d'un coup, dans le trouble de ces parallèles historiques,
+une nette intuition brilla. M. Raindal comprenait, il s'expliquait
+enfin l'oeuvre de sa petite élève... Son professeur plutôt, sa petite
+éducatrice, qui depuis le premier jour, peu à peu, lui avait appris
+l'existence raffinée, les jouissances matérielles, la réalité
+saisissable de tous ces termes qu'il employait naguère distraitement
+dans ses phrases, dans ses livres, comme les pièces symboliques d'un
+échiquier sans vie!... Plaisir, amour, luxe, élégance, ardeur des
+sens, beauté, grâce, passion, tendresse, autant de vocables inertes,
+avant que Mme Chambannes les lui eût vivifiés!
+
+Et la leçon dernière, l'achèvement de cet apprentissage, ne venait-il
+pas de s'accomplir, là-bas dans la futaie où peut-être elle était
+encore, pâmée, à l'oublier aux bras d'un autre!...
+
+La souffrance inconnue dont le déchirait cette vision apparut à ses
+lèvres en un rictus d'horreur. Il s'était levé de son lit, les
+paupières clignantes. Ses poings battirent l'air dans un élan de
+menace. Il fut quelques minutes sans retrouver le fil de ses
+méditations.
+
+Dans le fauteuil de cretonne où il s'était écroulé, fourbu, il
+revivait toute sa carrière, la succession de ces années vertueuses
+dont la droiture jadis exaltait son orgueil. Comme elle lui semblait
+aujourd'hui maussade, mesquine, cette étroite petite sente parcourue
+au prix de tant de peines et de tant d'efforts! Elle lui faisait
+l'effet d'un de ces petits chemins détournés qu'on longe aux jours de
+fête, pour fuir la joie des autres... Auprès, il entrevoyait, comme
+dans une estampe ancienne, la kermesse bruyante de la Vie, des groupes
+qui chantaient, des gerbes fleuries, des ivresses, des femmes avec des
+hommes, l'exubérance fougueuse de la multitude en liesse... Et lui
+cependant, à l'écart, poursuivait pas à pas sa route, après l'étape
+franchie n'apercevant que l'étape prochaine, ne s'appliquant qu'à ne
+pas dévier, ne mettant son zèle qu'à ne pas se distraire... Que lui
+importait de l'autre côté qu'on s'amusât et qu'on vécût?... Ne
+savait-il pas de science certaine la vanité vulgaire des plaisirs qui
+contentent la foule, et le dégoût qu'ils laissent, et la sottise où
+ils ravalent, et ce peu de chose qu'est la femme, _mulier_, devant un
+esprit supérieur?...
+
+Les femmes, il n'en avait guère connu qu'une, la sienne. Sauf des
+escapades d'étudiant, oubliées aussitôt que faites, il se rappelait
+son existence de jeune homme, les quatre ans écoulés au désert sous
+les ordres de Mariette-Bey, son imperturbable chasteté, ce précoce
+mépris de l'amour dont le «Grand Bey» lui-même le raillait. Quand les
+camarades quittaient le campement, se rendaient à la ville voisine
+pour voir les danses des bayadères ou passer une nuit de congé avec
+les filles indigènes, le plus souvent M. Raindal découvrait quelque
+prétexte à ne pas les rejoindre: un travail à achever, un papyrus à
+déchiffrer, une indisposition fortuite. «Sapristi, Raindal,
+dégourdissez-vous donc, mon garçon! commandait le Grand Bey de sa voix
+sarcastique... Vous finirez par nous faire croire que vous avez une
+liaison avec une momie!» Le jeune savant riait, promettait de suivre
+les camarades, et, à la dernière minute, se rétractait. Les bayadères
+l'ennuyaient. Depuis, hormis sa femme, rien, pas une aventure, pas un
+souvenir, ni un gracieux visage, ni aucun de ces fantômes chéris dont
+une particulière beauté--la main, le sourire, la finesse des baisers,
+la douceur des yeux--vous flatte jusqu'à la tombe de sa compagnie
+secrète.
+
+Et à présent il était là, blanchi, défiguré par l'âge, incapable de
+plaire, pantelant d'amour à l'heure où les voluptés cessent, épris
+d'une jeune femme qui en aimait un autre... Quel châtiment! Quelle
+agonie! Combien de temps durerait-elle à lui montrer toutes les
+béatitudes manquées par morgue pédantesque ou superbe confiance en
+soi?...
+
+Il s'était rapproché de la cheminée; et debout, vis-à-vis du miroir,
+il tordait ses traits en grimaces pour se convaincre encore plus de sa
+décrépitude sans recours. Ah! oui, un joli teint, de jolies dents, et
+des rides, et des boursouflures, et des mollesses de chair, tout ce
+qu'il fallait, ma foi, pour séduire une femme!
+
+Les roues d'une voiture écrasèrent le gravier du jardin. On entendait
+des appels de voix, des rires. Georges arrivait.
+
+M. Raindal fut saisi de l'envie de descendre. Il alléguerait le retour
+de Chambannes, la bienvenue à lui souhaiter, et il pourrait revoir
+Zozé. La main sur le bouton de la porte, un scrupule d'amour-propre le
+retint. Non, c'eût été trop lâche! Il resta.
+
+Des portes claquèrent au-dessous. Le silence se refaisait par la
+maison. M. Raindal eut au coeur un nouvel élancement. Il réfléchissait
+que maintenant le mari était chez sa femme... Ses épaules se
+secouèrent dans un ricanement mauvais. Bah! il ne l'enviait pas ce
+malheureux Chambannes. Non, vraiment, il n'y avait pas de quoi! Être
+le mari d'une écervelée, d'une petite sotte, d'une indigne créature
+qui l'instant d'avant... Il ne termina pas. Ses yeux s'injectaient de
+sang. Des malédictions brutales jaillissaient de ses lèvres. Il
+étouffait. Il ouvrit la fenêtre.
+
+La nuit avait fraîchi. Dans le lointain, parfois, dans la plaine, un
+train faisait sinuer à l'horizon son serpent de lumières jaunes. Ou
+bien les coqs du voisinage, abusés par la fausse pâleur du ciel, se
+lançaient à travers les espaces leurs intrépides saluts, auxquels des
+chiens répondaient en hurlant.
+
+M. Raindal gravement contempla les étoiles bleuissantes. Chacune lui
+représentait un soleil avec des satellites gravitant autour. Il se
+demandait combien de douleurs identiques à la sienne devaient en ce
+moment gémir sur ces planètes obscures. Il raisonnait, calculait, se
+grisait de pensées altières. Il invoquait la Douleur humaine, la
+Souffrance des Mondes, la Plainte universelle,--toute la pitié
+convenue, toute la charité verbale, toute l'hygiène égoïste et
+hypocritement tendre, tous les remèdes déclamatoires que les livres
+enseignent aux chagrins personnels. Mais il n'en éprouvait aucun
+soulagement.
+
+Pauvre penseur, pauvre maître, pauvre homme! Ah! oui! il pouvait
+appeler à son aide les spectacles célestes, les astronomes, les
+philosophes Newton, Laplace, Kant et Hegel! Il pouvait se gonfler! Il
+pouvait se grandir!
+
+Il n'en gardait pas moins à gauche de sa poitrine un atome de chair
+plus sensible, plus réel que tous ces infinis de parade, impuissants à
+le guérir comme à le dominer.
+
+Que lui demeurait-il donc dans l'accablante catastrophe? Sa famille?
+Il avait, depuis un an, perdu jusqu'au goût de la chérir! Son travail?
+Il en détestait l'oeuvre, le mirage menteur, la routine malfaisante!
+
+Alors il referma la fenêtre. Il renonça aux étoiles. Il se rassit sur
+son lit et se mit à pleurer.
+
+Finies, les illusions! Finies, les fatuités de vieillard! Il s'en
+irait le lendemain. Il ne serait pas témoin de _leur_ humiliant amour.
+Il ne verrait plus jamais sa chère petite élève. Et il pleurait...
+Douleur enfin sincère, sans vilenies de rancune, sans parodie
+d'orgueil, douleur humble qui s'avoue et qui aime ses larmes! M.
+Raindal y trouva l'apaisement, puis le sommeil.
+
+ * * * * *
+
+Le lendemain cependant, vers dix heures, comme il descendait au
+jardin, une commotion soudaine rouvrit sa plaie intime.
+
+--Oui, monsieur, Madame est sortie, assurait Firmin... Elle est allée
+se promener en tonneau avec M. de Meuze..
+
+--Avec lequel? aboya presque M. Raindal.
+
+--Avec M. le marquis... M. le comte et Monsieur sont encore dans leurs
+chambres.
+
+--Ah! bien! Bon! fit M. Raindal en recouvrant son flegme.
+
+Il s'assit dans un rocking-chair, à l'ombre de la terrasse, et il
+affecta de s'absorber à la lecture d'un journal.
+
+Mais ses yeux immobiles ne parcouraient pas les lignes. Leur zèle
+intérieur suivait d'autres idées, d'autres phrases, le petit discours
+de séparation, quelques paroles mystérieuses et fermes dont le maître
+annoncerait son projet de partir. Il en savait le principal, quand
+Notpou montra sa noire crinière rase à l'orée du feuillage.
+
+Le marquis dans la voiture saluait cordialement de la main M.
+Raindal. Oh! plus de retardements! Plus d'hésitations! Le maître était
+bien évincé, destitué de son pouvoir! Jusqu'au père de Gérald, jusqu'à
+ce vieux marquis qui lui prenait aussi sa chère petite élève et dont
+il se sentait jaloux!... S'en aller, il fallait s'en aller au plus
+tôt! La souffrance elle-même exigeait ce prompt sacrifice!
+
+Le maître se leva. Il guettait le premier regard de Mme Chambannes, la
+mine défaite, les paupières baissées qu'elle aurait immanquablement
+pour lui dire bonjour. La physionomie de Zozé le déçut. Elle
+s'avançait vers lui souriante selon son habitude, les yeux à l'aise
+sous sa voilette relevée, tel un bandeau, à hauteur des sourcils; et
+elle lui tendait sa petite main gantée de blanc, sans contrainte,
+comme la veille, comme le matin d'avant, comme si entre eux la nuit,
+Gérald, le parc, rien de toutes ces hontes n'eût été!... Il lui serra
+la main d'une pression timide, et, se rasseyant dans le rocking-chair:
+
+--Auriez-vous quelques minutes d'entretien à m'accorder, chère madame?
+questionna-t-il en considérant le cuir bruni de ses souliers jaunes.
+
+--Volontiers! fit délibérément Mme Chambannes qui traînait un fauteuil
+auprès de celui du maître.
+
+Elle s'assit, et, caressant M. Raindal d'une de ses chaudes oeillades.
+
+--Je vous écoute, cher maître... Vous avez des ennuis? Pas de la part
+de ces dames, au moins?...
+
+Elle se dégantait sans cesser de sourire; et, les bras relevés en
+anses gracieuses des deux côtés de son visage, elle s'évertuait à
+retirer la longue épingle cachée qui piquait son chapeau marin.
+
+--Vous vous trompez! bredouilla M. Raindal, les prunelles toujours
+vagues. Il s'agit justement de Langrune.
+
+Ses mains pendantes se crispaient au bout de ses poignets. L'air
+ingénu de Mme Chambannes le révoltait, comme un dernier défi à sa
+crédulité.
+
+--Alors?... interrogea la jeune femme.
+
+Il osa la dévisager. Quoi! ces lèvres restaient fraîches après tant de
+souillures! Nulle trace ignominieuse ne salissait ce limpide regard!
+Pas même un frémissement! Pas même une rougeur! Le mensonge lavait
+donc tout de ses eaux scélérates! Un regain de fureur souleva M.
+Raindal. Sa prudence chancelait. Les phrases préparées fuyaient. Et,
+le regard fixe, la voix bourrue, les mains cramponnées au fauteuil
+comme pour y prendre plus d'élan, tout simplement il déclara:
+
+--Je m'en vais!
+
+--Vous partez! se récriait Zozé d'un ton de stupéfaction bien joué.
+
+M. Raindal se ressouvint à peu près des paroles à dire:
+
+--Excusez ma rudesse, ma mauvaise humeur... J'ai reçu ce matin, de ces
+dames, de Langrune, une lettre si pressante que je dois y céder...
+Elles me réclament là-bas, et je pars... Croyez que je suis navré!...
+
+Il y eut une pause. Zozé se recueillait. Sûre à présent qu'il
+partirait, pourquoi ne pas conserver ce maintien d'innocence dont la
+ténacité ne pouvait que dérouter ses soupçons? Et avec un
+imperceptible sourire:
+
+--Je vous crois, cher maître, dit-elle, quoique vous m'étonniez...
+
+--Je vous étonne, chère madame? fit sournoisement M. Raindal dont le
+coeur battait plus fort.
+
+--Voilà... J'étais en bas, ce matin, quand le facteur est venu... Il
+m'a remis tout le courrier et il n'apportait pas de lettre pour
+vous!...
+
+M. Raindal se taisait par bravade, dédaignant de se disculper, ne
+niant pas sa supercherie.
+
+--Voyons, cher maître! reprit doucement Zozé... Puisqu'il n'y avait
+pas de lettre, qu'est-ce qui vous fait partir? Quelqu'un vous a
+mécontenté?... On vous a froissé sans le savoir?... Qui, dites-moi
+qui, je vous prie?
+
+Et ses yeux, alentour, semblaient chercher le fautif, le vilain, le
+méchant qui avait contrarié son cher maître. M. Raindal l'observa un
+instant, les lèvres convulsées de dégoût.
+
+«Qui, dites-moi qui?» se répétait-il mentalement. C'était trop de
+fourberie et trop d'impudence, à la fin! Il repoussa son fauteuil, les
+mâchoires distendues, prêtes à mordre, à lâcher tout leur faix de
+questions, d'outrages et de reproches! Mais d'un effort, il se
+maîtrisait; et, marchant devant Zozé, allant, revenant, sur un court
+espace de dix pas, il proféra d'une voix que la fureur hachait:
+
+--Ne me demandez rien, chère madame, rien, ce serait inutile!... Je
+dois partir et je pars... Je ne puis vous en dire plus... Je ne sais
+si vous me comprenez, et je souhaite que vous ne me compreniez pas...
+Oui, je le souhaite de toute mon âme... Hélas! au contraire, je
+crains bien que vous ne m'ayez compris...
+
+--Mais, cher maître!... protestait Zozé.
+
+--Bon! bon! chère madame!... Vous ne me comprenez pas?... Tant
+mieux... Vous me comprendrez plus tard, à la réflexion... Je vous
+prierai uniquement de m'éviter toute lutte, de vous prêter à mon petit
+stratagème: la lettre reçue, vous savez, la lettre que je n'ai pas
+reçue... Car ma résolution est irrévocable... Je partirai cette
+après-midi... Rester ici une journée de plus me mettrait au
+supplice... Je ne peux pas!... Je ne peux pas!
+
+Il suffoquait. Zozé s'était levée et lui avait saisi la main sans
+qu'il se dérobât à l'étreinte:
+
+--Je ne vous comprends pas, cher maître... Vous êtes libre... Je n'ai
+pas le droit de vous retenir... Pourtant, je vous demande pardon si je
+vous ai offensé! fit-elle d'un accent ému, où la simulation n'était
+que pour moitié.
+
+M. Raindal détourna la tête. Il ne voulait pas qu'elle vît ses yeux
+chargés de larmes. Il dégagea sa main, et, feignant d'examiner la
+pelouse, le parc, les nuages:
+
+--Je vous remercie, chère madame... Je n'ai pas à vous pardonner!
+fit-il en toussant pour refouler une nouvelle montée de larmes qui
+éraillait sa voix... Je partirai tantôt par le train de cinq heures...
+Ne vous inquiétez pas de moi... Veuillez seulement me donner Firmin...
+Il m'aidera à faire ma malle... Hum!... hum!... hum!...
+
+Il prolongeait sa toux, et, mélancoliquement:
+
+--Hum!... hum!... Quand je serai parti, quand je ne serai plus là,
+j'espère que quelquefois vous penserez à votre cher...
+
+Il se corrigeait:
+
+--... A votre vieux maître, qui, lui, même de loin, ne vous oubliera
+pas...
+
+La solennité de cette promesse achevait de le bouleverser. D'un pas
+précipité, comme frappé d'un malaise, il gagna le salon, puis le
+vestibule, puis l'escalier.
+
+Zozé courait derrière en pépiant de son intonation la plus suave, la
+plus attendrie:
+
+--Cher maître!... Mon cher maître!... Et à Paris... à Paris, nous nous
+reverrons, n'est-ce pas?...
+
+Il ne répondit que d'en haut, la voix redevenue nette, pour ne laisser
+nul doute ensuite aux personnes de la maison:
+
+--Entendu, chère madame... Je transmettrai à ma fille votre
+commission... D'ailleurs nous en recauserons à déjeuner, avant que je
+parte!
+
+ * * * * *
+
+Sitôt débarqué à Paris, M. Raindal s'informa des trains pour Langrune.
+On lui en indiqua deux: un du soir qui arrivait dans la nuit, un autre
+du matin qui le déposerait à Langrune dans l'après-midi. Aviser par
+dépêche de son arrivée aurait alarmé ces dames. Il adopta de ne partir
+que le lendemain, quitte à passer la nuit dans l'hôtel le plus proche;
+et il descendit lentement vers la cour de la gare, où le soleil au
+déclin distillait une buée d'or.
+
+Des cortèges mouvants et sans fin y défilaient sur la chaussée, sous
+les arcades: toute la rentrée de la banlieue laborieuse qui retourne
+le soir aux champs, toute la population élégante des _villas_ de
+Seine-et-Oise,--tour à tour, de petits employés marchant allègrement,
+deux par deux, au pas militaire, le chapeau rejeté en arrière à cause
+de la chaleur, des bourgeois soulevant soigneusement hors de la portée
+des chocs un paquet de friandises attaché d'une ficelle rouge, de
+jeunes dames en toilettes claires avec des gants blancs comme Zozé,
+des collégiens, des ouvriers, des messieurs bien vêtus qui se tenaient
+debout dans leur fiacre pour sauter à terre plus vite... Et tous, ils
+allaient vers le repos, vers l'amour peut-être, vers la quiétude des
+campagnes, vers la belle nuit sous les arbres, vers le bonheur sans
+prix que M. Raindal venait de déserter!
+
+La tristesse du maître s'en accrut, et aussi sa fatigue. Il eut l'idée
+de s'étourdir. Il s'attabla à la terrasse d'un café voisin et demanda
+une absinthe.
+
+Les paupières lui cuisaient, car dans le train derechef il avait
+pleuré, négligeant toute fierté, ne résistant plus au chagrin. Zozé,
+selon ses voeux, ne l'avait pas accompagné à la gare. Les adieux,
+s'étaient faits en public, devant la tante Panhias, le marquis de
+Meuze, Gérald et Chambannes assemblés. Exprès le maître était descendu
+tard pour écourter ces cruels instants. Vain calcul. Cinq minutes
+encore il avait dû attendre sur le perron, en présence de tous, et
+sourire, et parler, et répondre aux questions... Quel martyre!... S'il
+avait pu seulement embrasser la main de Zozé, l'embrasser avec
+fougue, avec ivresse, comme jadis, goûter une dernière fois cette
+volupté perdue!... Mais non! On le regardait, et ç'avait été sur les
+doigts de sa petite élève un baiser glacial et superficiel dont il lui
+paraissait que ses lèvres mêmes s'étonnaient!... Bah! peu de chose que
+ces tourments auprès de ceux qui suivraient bientôt!
+
+Demain, il serait à Langrune, à des lieues et des lieues, forcé
+d'expliquer son retour, prisonnier de sa famille, exilé sur une plage
+morose! Demain, il serait redevenu le mari de Mme Raindal, le père de
+Mlle Raindal, M. Raindal de l'Institut, un vieux savant austère, sans
+personne pour charmer sa vie, sans nulle amitié clandestine, sans
+nulle petite élève, sans nulle distraction secrète, sauf ses livres,
+livres à écrire, livres à lire, livres à juger...
+
+--Des livres, des livres, toujours des livres! murmurait-il d'un ton
+écoeuré.
+
+Et la pensée le taquinait de rester à Paris, de trouver un moyen pour
+éviter Langrune.
+
+Sept heures sonnaient à l'horloge de la gare. Il paya le garçon et se
+dirigea du côté des boulevards.
+
+Où dîner? Il se rappelait un restaurant, place de la Madeleine, dont
+Chambannes et le marquis lui avaient, plusieurs fois, vanté la
+cuisine.
+
+Il s'y achemina en flânant. La salle était encore à demi solitaire. Il
+commanda un repas fin, avec des plats semblables à ceux que Zozé
+préférait, une bouteille de Saint-Estèphe et une bouteille de
+champagne glacé qu'on servit sur la table dans un vase d'argent.
+L'absinthe l'encourageait à ces libations. Depuis qu'il l'avait bue,
+il se sentait plus gaillard, moins triste.
+
+Il mangea copieusement et s'appliqua à boire. Ses idées s'allégeaient
+et semblaient se pénétrer l'une l'autre. Confusion plaisante qui, par
+moments, le faisait ricaner. Vers la fin du dîner, il conçut le projet
+d'un drame, d'un mythe dialogué qu'il intitulerait _Hercule_. On y
+verrait le Vice, sous la figure d'une femme--qui dans le cerveau du
+maître ressemblait trait pour trait à Zozé--se présenter dans la
+demeure du héros vieilli. Et le héros se lamenterait, pleurerait sa
+jeunesse enfuie, implorerait les Dieux de la lui rendre... Le drame se
+développait selon ce thème en axiomes grandioses et en plaintes
+lyriques.
+
+Conception autrement vraisemblable que de représenter Hercule, dans sa
+prime jeunesse, choisissant entre le Vice et la Vertu. Un tel choix
+s'offre-t-il dans la vie coutumière? Non, on chemine avec l'une en
+méconnaissant l'autre, ou inversement. Quel libertin ne regrette pas
+un jour les heures passées dans la débauche? Quel intellectuel ne se
+désole, à un instant fatal, d'avoir vécu dans l'ignorance des plaisirs
+interdits? Rares sont les hommes qui, par la grâce divine, mêlèrent en
+une juste proportion la pratique des deux... Et il y aurait de plus,
+dans le mythe, des strophes en prose vengeresse contre le Vice, contre
+Mme Chambannes.
+
+M. Raindal se levait et secouait les miettes qui tachetaient son
+veston. Il prit d'une main vacillante le chapeau de feutre et la canne
+que lui tendait le maître d'hôtel. Puis, les yeux un peu troubles, il
+remonta le boulevard. Les ténèbres étaient venues. La foule joyeuse
+des promeneurs nocturnes se coudoyait sur les trottoirs. Des souffles
+d'arrière-été courbaient la cime des marronniers flétris.
+
+M. Raindal resongea à Zozé, aux tilleuls, au parc. Mille images
+tentatrices zigzaguaient sous son crâne brûlant. Il aurait voulu
+embrasser, étreindre, aimer.
+
+Devant la porte de l'Olympia des affiches l'attirèrent. On y
+apercevait des femmes en maillot, des équilibristes, une jeune
+personne décolletée entre des chiens savants. En haut, formé de
+verroteries rouges, le nom de l'établissement étincelait en lettres de
+rubis. Des filles entraient seules ou à deux. Par les portières
+entr'ouvertes fusaient des bouffées de musique guillerette et
+canaille.
+
+M. Raindal hésita.
+
+Mais d'un geste rapide comme un larcin, il avait arraché de la
+boutonnière sa rosette d'officier. Il s'avança droit au contrôle et
+disparut dans l'intérieur.
+
+
+
+
+XVIII
+
+
+Le lendemain matin vers onze heures, Mlle Clara Lancret, plus connue
+dans les cabarets de nuit sous le surnom de l'_Irlandaise_, se
+penchait à la rampe de son palier pour regarder quelqu'un descendre.
+
+--Dites donc, monsieur! cria-t-elle soudain, dans un élan de rappel
+discret... Vous reviendrez, n'est-ce pas?
+
+Et le «Monsieur»--c'est-à-dire M. Eusèbe Raindal, membre de
+l'Institut, officier de la Légion d'honneur, auteur de _la Vie de
+Cléopâtre_ et de plusieurs autres ouvrages capitaux--le «Monsieur»
+répliqua d'une voix faible qu'assourdissait encore la distance des
+étages:
+
+--Oui, oui, certainement, je reviendrai!...
+
+Quelle déchéance! Quelle turpitude! Il avait suivi cette fille brune,
+manqué son train, perdu tout respect de soi-même! Ah! si sa famille,
+si Zozé le voyait dans cet escalier sordide s'enfuir sous les
+tendresses de Clara l'Irlandaise!... Et où aller maintenant? Que faire
+jusqu'au départ?
+
+Il stationnait au bord du trottoir, essayant de déchiffrer,
+sur l'écriteau d'émail, le nom de la rue--rue d'Ams... rue
+d'Amsterdam--qu'il avait oublié. Il se sentait la tête pesante, la
+langue pâteuse, une envie de se rendormir.
+
+«Si j'allais voir Cyprien!» songeait-il en se raidissant contre le
+sommeil.
+
+Il appela un fiacre. Mais rue d'Assas, l'oncle Cyprien était sorti
+avec son tricycle.
+
+--Il n'y a pas trois minutes! affirmait la portière.
+
+Effectivement, l'oncle Cyprien s'arrêtait deux cents mètres plus loin,
+rue de Fleurus, devant la maison de Johann Schleifmann.
+
+Il rangea sous la voûte son tricycle, «sa bête» comme il l'appelait,
+puis, le recommandant à la vigilance du concierge, il s'engagea dans
+l'escalier.
+
+--Vous venez me chercher pour déjeuner, mon garçon? fit Schleifmann
+qui avait ouvert... Une minute: j'endosse ma redingote et je suis à
+vous!
+
+Ils étaient entrés dans le cabinet de travail, une mansarde spacieuse
+et claire, où deux nattes de paille recouvraient à demi le carrelage
+rouge du sol.
+
+M. Raindal cadet avait une mine à la fois ricanante et cérémonieuse.
+Il s'assit dans un vieux fauteuil et il déclara en retirant, d'un
+geste théâtral, son vaste sombrero marron:
+
+--Non, mon ami, je ne viens pas vous chercher... Je viens causer avec
+vous...
+
+--Qu'arrive-t-il donc? questionna Schleifmann.
+
+--Il arrive, mon cher, que je vous présente un homme fichu,
+archifichu!...
+
+Et comme le Galicien levait les bras, dans une mimique de stupeur:
+
+--Oui, Schleifmann, lit M. Raindal cadet. J'ai joué sur les mines d'or
+et j'ai perdu...
+
+--J'en étais sûr! clama le Galicien en assénant sur le carrelage un
+coup de talon rageur. Et vous perdez combien?
+
+--Cent dix mille francs, mon cher!... Oh! vous n'avez pas besoin
+d'écarquiller les yeux... Je dis bien: cent dix mille francs!... A la
+dernière liquidation, le 15, je ne perdais que quarante mille
+francs... Grâce à l'appui de M. de Meuze qui avait écrit à son ami M.
+Pums, le père de votre élève, j'ai obtenu de Talloire, mon agent de
+change--car j'avais un agent de change, est-ce assez comique, hé? moi,
+un agent de change!--j'ai obtenu de Talloire un délai, moyennant un
+à-compte de vingt mille francs, que je lui ai versés, oui, mon cher,
+toute ma petite fortune d'un coup... Restaient vingt mille francs à
+casquer... Bon!... Pour m'en libérer, j'ai rejoué... La débâcle est
+survenue, plus terrible que jamais, organisée par toute la clique de
+la bande noire... Je me suis entêté... J'ai décoché des ordres à tort
+et à travers, comme un fou... Ci au total quatre-vingt-dix mille
+francs de perte actuelle, et cent dix mille avec les vingt mille
+d'avant.
+
+--Oh! mon pauvre Raindal, mon pauvre ami! murmurait le Galicien en
+agitant la tête.
+
+--Ce n'est pas tout! reprit l'oncle Cyprien... J'ai demandé un nouveau
+délai... Bernique!... Pums ne m'a pas reçu et Talloire m'a envoyé
+promener... J'ai écrit au marquis qui est en villégiature à Deauville,
+pas de réponse!... Alors, tantôt, si je n'ai pas payé, je serai
+exécuté à la Bourse, et ce soir je m'exécuterai moi-même à
+domicile!... Dites donc, Schleifmann, suis-je un homme fichu ou ne le
+suis-je pas?...
+
+Le Galicien tournait de son pas traînard autour de la pièce, en
+grommelant:
+
+--Diable de bête!... Diable de bête!...
+
+Puis brusquement:
+
+--Et votre retraite, Raindal?... Vous pourriez peut-être emprunter
+dessus?
+
+--Enfant! s'écria paternellement M. Raindal cadet... Vous croyez que
+je vous ai attendu?... Devinez ce qu'on m'en offre, chez les usuriers,
+de ma retraite: quinze mille francs, quinze malheureux mille francs,
+pas un fichtre de plus!...
+
+Le Galicien réfléchissait:
+
+--Écoutez, Raindal! répliqua-t-il enfin... J'ai cinq mille francs de
+côté... Avec vos quinze mille francs, cela fournirait vingt. Les
+voulez-vous?...
+
+L'oncle Cyprien s'était rapproché pour lui serrer la main:
+
+--Vous êtes un très gentil ami, Schleifmann, dit-il... Je vous
+remercie bien... Cela «fournirait» vingt, oui, c'est-à-dire environ
+vingt pour cent, de quoi prendre des arrangements qui me feraient
+traiter par les uns d'honnête homme et par les autres de filou... Mais
+après, mon ami, après, comment vivrais-je? Je n'aurais plus le sou,
+plus un rotin... Il faudrait chercher une place, et, ce qui est plus
+malaisé, la trouver... Non, voyez-vous, je n'aurais pas la patience...
+Je préfère en finir tout de suite!...
+
+--Vous parlez comme bêta! se récria Schleifmann... En finir!... Et
+pourquoi?... En voilà, un rentier! Tous travaillerez, diable!...
+
+--Je travaillerai! bougonnait l'oncle Cyprien... Je travaillerai si on
+me donne du travail!... Et un homme de mon âge qui a sauté à la
+Bourse, ce n'est pas précisément une recommandation, vous savez!
+
+Schleifmann grattait d'un air songeur son épaisse tignasse grise:
+
+--Voyons, mon cher Cyprien! fit-il au bout d'un instant... J'ai une
+idée... Est-ce que, si on vous accordait le délai en question vous
+seriez capable de rétablir vos finances?...
+
+--Je ne puis rien promettre! fit l'oncle Cyprien... Mais il y aurait
+des chances... Le krach ne durera pas... De tous les côtés on affirme
+qu'il est dû à une manoeuvre de la bande noire... D'ici quinze jours,
+tout peut changer... En tout cas, claquer pour claquer, il serait plus
+chic de s'être défendu jusqu'à la fin...
+
+--Et, naturellement, vous rejoueriez?...
+
+--Non, Schleifmann, je ne rejouerais pas... Je conserverais ma
+position, comme ils disent, ma superbe position, et je regarderais
+venir!...
+
+--Vous me le jurez sur la tête de votre neveu, Mlle Thérèse?...
+
+--Je n'aime pas beaucoup ce serment... Bah! soit... Je vous le jure
+sur la tête de mon neveu... Mais pourquoi tous ces préambules?...
+
+--Eh bien, voici mon idée! fit Schleifmann d'un ton solennel... Où est
+M. Pums à cette heure-ci?..
+
+L'oncle Cyprien consultait sa montre:
+
+--Midi... Il doit être à la Bourse...
+
+--Bon!... Je vais aller le voir pour vous... Ce n'est pas un méchant
+garçon... Au moment de mon histoire de réformes, vous vous rappelez,
+mon cher Cyprien, c'est encore un de ceux qui m'ont accueilli le moins
+mal... Et aussi il m'a laissé son fils comme élève, son petit gommeux
+de fils... Quoi, j'espère, j'ai de l'espoir... Ça vous va?...
+
+--Ça me va, si on vous écoute! fit sceptiquement l'oncle Cyprien...
+
+--Donc descendons... Vite un fiacre!... Huf! huf!
+
+En bas, l'oncle Cyprien chargea le concierge de ramener «sa bête» rue
+d'Assas et les deux vieux amis montèrent dans une voiture ouverte.
+
+Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, puis M. Raindal
+cadet proféra d'un ton sarcastique:
+
+--Pour une fois dans ma vie que j'ai affaire aux juifs, avouez, mon
+cher Schleifmann, que cela ne me réussit guère!...
+
+--Et M. de Meuze, riposta hargneusement le Galicien... M. de Meuze qui
+vous a poussé là-dedans, est-il juif, lui?...
+
+--Non, en effet, concéda l'oncle Cyprien, il n'est pas juif...
+Seulement, il est enjuivé, ce qui revient au même...
+
+--Et moi qui suis juif, et qui vous avais toujours dit de ne jamais
+toucher à ces saletés-là, est-ce que...
+
+--Vous, c'est différent! interrompit l'oncle Cyprien... Vous êtes un
+bon juif!...
+
+Schleifmann, comme de coutume, à cette réplique, ne put dissimuler un
+geste de mécontentement. M. Raindal cadet regrettait sa maladresse
+et, afin de détourner, aussitôt il se prodigua en indications
+minutieuses, en renseignements topographiques sur le plan de la Bourse
+et l'endroit où siégeait son Pums.
+
+--En outre, ajoutait-il, attention aux farces des commis... Il est
+vrai qu'aujourd'hui on ne sera probablement pas à la plaisanterie...
+Cependant, prenez garde aux blagues de ces messieurs... Ainsi, moi, la
+première fois que je suis allé à la Bourse, ne s'étaient-ils pas
+avisés de me glisser, sous le col de ma jaquette, une flèche de papier
+avec écrit dessus en grosses lettres: _Cocu!_... Je sais bien que cela
+n'a pas d'importance... Mais, sur le moment tout de même, c'est
+quelquefois très ennuyeux!...
+
+La voiture s'arrêtait devant la grille du monument.
+
+--Je vous guette ici! cria M. Raindal cadet au Galicien qui
+s'éloignait... Bonne chance pour nous deux et bon courage, mon cher!
+
+Là-haut, sous la colonnade, au sommet des marches, c'était la morne
+Bourse des journées de débâcle. Pas un rire, pas une causerie, nul
+éclat de voix joyeuses. Sur les visages, des teintes blafardes, les
+plus braves s'essayant à railler, se convulsant les traits en sourires
+menteurs, plus hideux qu'une grimace. Et, dominant ce lugubre mutisme,
+les vociférations des commis, les surenchères de baisse, la clameur
+monotone des ventes, des ventes à tout prix. On vendait.
+
+Une malencontreuse méprise entraîna le Galicien juste au milieu du
+groupe des commis aux Mines d'Or.
+
+Poliment il soulevait son chapeau, et, se postant devant un jeune
+homme blond qui avait cessé de hurler:
+
+--Pardon, monsieur, fit-il... Auriez-vous l'obligeance de me dire où
+se tient M. Pums?
+
+L'autre le considérait d'un regard ébahi. M. Pums, en un pareil jour,
+en un pareil moment! Comme si l'on n'avait que cela à faire! Attends,
+attends un peu, ma vieille, on allait t'en donner du Pums!... Et
+alors, sur un clin d'oeil du jeune homme blond, aux cris répétés de:
+«Monsieur Pums! Monsieur Pums!» une bousculade effrénée projeta en
+avant l'infortuné Schleifmann.
+
+«Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Le Galicien passait de mains en
+mains, de groupe en groupe, lancé par l'_Or_ au _Comptant_, par le
+_Comptant_ à l'_Or_, par l'_Or_ aux _Valeurs_, par les _Valeurs_ à
+l'_Extérieure_, par l'_Extérieure_ aux _Turcs_. Et tous, malgré le
+tragique de l'instant, malgré les angoisses de la séance, se
+soulageaient les nerfs dans ce jeu brutal, se délassaient les bras et
+le coeur à molester le vieil intrus... «Monsieur Pums! Monsieur Pums!
+Monsieur Pums!...»
+
+Il avait échoué à l'angle du pourtour, ses lunettes d'or chavirées, le
+chapeau tombé à terre sous une dernière bourrade.
+
+Un petit saute-ruisseau, en livrée vert-bouteille, eut pitié de sa
+détresse.
+
+--Tenez, monsieur! fit-il en lui ramassant son chapeau... Vous
+demandez M. Pums!... Je suis groom à la Banque... M. Pums est au
+bureau 72, rue Vivienne...
+
+--Merci, mon petiot! bredouilla le Galicien. Merci bien, mon petit!...
+
+Puis lentement, se retournant à chaque pas par peur d'un mauvais coup
+traître, et lissant de la manche son chapeau rebroussé, il descendit
+les marches.
+
+ * * * * *
+
+L'antichambre de la Banque était remplie de solliciteurs quand le
+Galicien y pénétra: remisiers, teneurs de carnet, courtiers de toute
+sorte, les uns assis, le regard vers leurs chaussures, dans une pose
+méditative, les autres debout causant à plusieurs dans les coins, dans
+l'embrasure des fenêtres, avec cette voix mesurée qu'on a près d'une
+chambre d'agonisant.
+
+Seul, l'huissier en livrée verte, derrière sa tribune de chêne,
+semblait indifférent aux soucis d'alentour et parcourait d'un oeil
+placide le feuilleton du _Petit Journal_.
+
+Il leva un peu les paupières pour déchiffrer la carte que Schleifmann
+glissait devant lui, et, recommençant sa lecture:
+
+--C'est bon, monsieur... Si vous voulez vous asseoir!...
+
+--Je ne veux pas m'asseoir! fit Schleifmann qui se contenait... Je
+vous prie de remettre ma carte à M. Pums, et tout de suite, n'est-ce
+pas?
+
+--Impossible, monsieur... M. le sous-directeur est en conseil. Il a
+donné l'ordre qu'on ne frappe pas jusqu'à ce qu'il ait sonné...
+
+Et désignant de la main les courtiers assemblés:
+
+--Du reste, tous ces messieurs sont à passer avant vous!
+
+--Je ne sais pas si ces messieurs--et la voix du Galicien devenait
+rogue--je ne sais pas si ces messieurs passeront avant moi... Mais je
+vous prie encore une fois de remettre ma carte... Vous direz à M. Pums
+qu'il s'agit d'une affaire grave, de la vie d'un homme...
+
+L'huissier dévisagea Schleifmann. Ces propos dramatiques, ce chapeau
+hérissé, cette cravate de travers, cet accent étranger,--un pauvre
+diable, un mendiant juif, sans doute! Et dédaignant de répondre, il
+retournait à son feuilleton.
+
+--Ah çà! oui ou non, m'avez-vous entendu? balbutia Schleifmann, outré
+par tant d'insolence... Irez-vous remettre ma carte, oui ou non?
+
+--Quand M. Pums sonnera, monsieur!... réitérait l'huissier en se
+frisant la moustache, le buste obstinément penché sur son journal...
+Je ne peux pas avant...
+
+--Vous ne pouvez pas! glapit Schleifmann... Parfait!... Nous verrons
+bien...
+
+Il se dirigeait vers une haute porte peinte en brun, qu'il supposait
+être celle du cabinet de Pums.
+
+--Où allez-vous? clama l'huissier en lui barrant le passage, les bras
+étendus.
+
+Le Galicien l'écarta d'une rude poussée d'épaule:
+
+--Je vais où cela me plaît... Retirez-vous de là, diable!...
+
+Des remisiers accouraient à l'appel de l'huissier, cernaient
+Schleifmann en le questionnant. Cette intervention acheva d'exaspérer
+le Galicien. Il revoyait la scène récente, les bousculades, les poings
+brandis, les visages mauvais, tout ce qui peut-être était sur le point
+de reprendre, et d'une voix véhémente:
+
+--De quoi vous mêlez-vous, vous autres? Nous ne sommes pas à la
+Bourse, hé? Fichez-moi le repos, ou le premier qui me touche, je lui
+fourre mon pied dans le ventre!...
+
+--Comment! vous, monsieur Schleifmann! fit Pums en entr'ouvrant sa
+porte au bruit de la bagarre... C'est vous qui parlez de pied dans le
+ventre?...
+
+Le Galicien enlevait son chapeau, et, plus bas, à mi-voix:
+
+--Oui, c'est moi, monsieur Pums... On veut m'empêcher de vous voir...
+Et cela presse... Comme je le disais à cet huissier grossier, il
+s'agit de la vie d'un homme...
+
+--Mais c'est qu'en ce moment, protestait le sous-directeur.
+
+--Pour la vie d'un homme, monsieur Pums, il n'y a pas de moment!
+Croyez-moi... Laissez-moi vous voir... Un jour, vous m'en
+remercierez!...
+
+--Soit! fit Pums qui adressait aux remisiers un sourire d'excuse et de
+connivence.
+
+Schleifmann suivait le banquier. La porte se referma.
+
+Pums s'était installé devant son bureau de palissandre; Schleifmann,
+vis-à-vis de lui, tournait le dos à la porte d'entrée.
+
+--Je serai bref, monsieur Pums! fit-il en posant son chapeau sur la
+table... D'un mot, je vous le répète, il s'agit de la vie d'un
+homme... Et cet homme, je ne vous cacherai pas son nom plus longtemps:
+c'est mon meilleur ami, M. Cyprien Raindal, le frère de M. Raindal de
+l'Institut... Sa situation, je n'ai pas à vous l'apprendre... S'il ne
+paie pas, il saute... Et j'ajoute: s'il saute, il se tue... Je viens
+vous demander de le faire reporter...
+
+--Ce serait avec plaisir, monsieur Schleifmann, que je... murmura en
+allemand Pums qui préférait cette langue pour les transactions
+délicates.
+
+--Permettez! riposta Schleifmann en allemand, de même, par une
+préférence analogue... Permettez... je n'ai pas fini... Vous me
+demanderez quel intérêt vous avez à sauver mon ami Cyprien, à le faire
+reporter... Cet intérêt, je vais vous le dire... C'est un intérêt
+sacré, c'est l'intérêt de votre race, c'est l'intérêt des vôtres, de
+vos enfants, de vos petits-enfants, de vos arrière-petits-enfants...
+
+--Désolé de vous interrompre! fit Pums qui tambourinait la table d'un
+doigté impatient... Mais nous sommes en plein krach... J'ai vingt
+personnes à recevoir... Je vous en conjure: vous m'avez promis d'être
+bref... soyez-le...
+
+--Je le serai! dit Schleifmann.
+
+Et il partit d'emblée dans un interminable discours. Sa thèse était
+que Pums, ayant guidé l'oncle Cyprien dans les spéculations premières,
+devait le soutenir aux heures de débâcle. Que lui coûterait, au
+demeurant, ce secours tout moral? A peine un risque, une signature.
+Au cas même qu'il perdît la somme dont il se déclarerait garant, en
+serait-il appauvri, incommodé dans son train de vie, lui dont on
+évaluait la fortune actuelle à trois millions ou plus? Et d'autre
+part, quelle gloire pour Israël, quelle noble tradition dans la
+famille, quel magnanime exemple attaché au nom de Pums, cette légende
+qui se redirait de bouche en bouche: un riche israélite, sauvant
+libéralement de la misère, du suicide, un petit employé chrétien,
+entraîné à la ruine par le goût du lucre et l'agio... De tels actes,
+en se multipliant, feraient plus pour les Juifs que mille dons aux
+pauvres, mille fondations sanitaires célébrées par la presse à grand
+fracas d'éloges. De tels actes porteraient beaucoup plus loin que
+l'aumône. Car ils découleraient de plus haut: de l'humanité, de la
+justice même...
+
+Le Galicien s'était enfin tu. Pums redressa la tête, d'une légère
+secousse, et, se renversant dans son fauteuil:
+
+--Mon cher monsieur Schleifmann, proféra-t-il d'un petit ton
+doctoral... Je rends hommage à vos intentions, vous êtes un excellent
+homme, mais laissez-moi vous le dire, vous n'entendez rien aux
+affaires...
+
+Un clignement des paupières accentuait tout ce que ce verdict avait de
+défavorable dans l'esprit de M. Pums; puis le financier continua:
+
+--Non, rien, absolument rien... Ainsi, vous vous imaginez savoir la
+situation de votre ami? Vous n'en savez pas le premier mot... Si M.
+Cyprien Raindal m'avait écouté, s'il s'était contenté de suivre mes
+conseils, ses pertes seraient insignifiantes, dans le genre des pertes
+du marquis de Meuze, son protecteur: sept mille, huit mille, dix mille
+francs au _maximum_... Seulement, il a voulu faire le malin, votre
+ami... Il a joué à son idée... Il s'est enfilé, comme nous disons en
+argot de Bourse... Et, aujourd'hui, il trinque... A qui la faute?... A
+moi ou à lui, répondez?
+
+--Monsieur Pums, riposta le têtu Galicien, je ne suis pas venu pour
+vous parler affaires... En effet, je n'y entends rien... Je suis venu
+en juif et en ami vous parler coeur, vous parler justice, vous
+réclamer votre aide pour un brave homme que j'aime bien... Si vous ne
+l'accordez pas, ce sera tant pis et ce sera triste, parce qu'il en
+mourra, le garçon!
+
+--Très regrettable, fit Pums, mais pas sûr... Hum! vous m'avez
+dérouté... Où en étais-je? Ah oui!... Je vous expliquais que M.
+Cyprien Raindal a joué comme un enfant, comme un malade... Malgré
+tout, à la liquidation du 15, par égard pour son frère, pour M. de
+Meuze, je me suis démené, j'ai intercédé auprès de l'agent de change,
+j'ai sorti provisoirement votre ami de son bourbier... Et maintenant
+vous venez me demander de le faire reporter?... Reporter! Vous êtes
+extraordinaire, ma parole!... D'abord le krach est général. On ne
+reporte plus personne!... Et puis, ça l'avancerait à grand chose
+d'être reporté!... Oui, je saisis, parbleu!... Vous pensez qu'il
+n'aurait rien à payer pour le moment, que le report c'est comme qui
+dirait un délai, un ajournement. Voilà qui montre encore votre
+ignorance des affaires de Bourse, excusez-moi monsieur Schleifmann,
+il n'existe pas d'autre mot, votre profonde ignorance des opérations
+financières... Reporté ou non, M. Cyprien Raindal doit ses
+quatre-vingt-dix mille francs de différences, et il faut qu'il les
+paie tôt ou tard jusqu'au dernier décime!
+
+--Alors? questionna Schleifmann d'un air accablé.
+
+--Alors le seul moyen de sauver votre ami, ce serait de me mettre à sa
+place, d'assumer sa situation. Eh bien franchement, monsieur
+Schleifmann, je vous trouve un peu trop exigeant... Ce n'est pas un
+parent, M. Cyprien Raindal, ce n'est pas un ami, tout juste une
+relation... Et selon vous, néanmoins, je devrais m'engager
+personnellement de quatre-vingt-dix mille francs--ou plus, si la
+baisse persiste,--en l'honneur de ce monsieur que j'ai vu trois fois
+dans ma vie?... Non, ce n'est pas raisonnable... A chaque séance de
+Bourse, il y en aurait dix comme lui à sauver... Ma fortune n'y
+suffirait pas...
+
+Il s'animait à mesure, piétinant auprès de la table, les pouces dans
+les échancrures de son gilet:
+
+--Et tout cela pourquoi? Pour qu'on dise du bien des Juifs, pour qu'on
+encense Israël... Allons donc!... Je m'en moque des Juifs... Je n'ai
+pas de préjugés, moi... Chacun pour soi... Qu'ils se débrouillent,
+après tout! Je n'ai pas des quatre-vingt-dix mille francs comme cela à
+leur jeter par la fenêtre!...
+
+Il stoppait devant Schleifmann:
+
+--Bah! vous figurez-vous que je gagne dans cette histoire des
+mines?... Je suis pincé comme les autres... J'y perds les yeux de la
+tête...
+
+Et, involontairement, ses grosses prunelles rebondies montraient dans
+une saillie dénonciatrice que de ces yeux pourtant il ne perdait pas
+tout. Schleifmann paraissait, pour le moins, n'en être pas convaincu,
+car d'une voix doucereuse, il objecta à Pums:
+
+--Cependant la baisse est fomentée par la bande noire... Et la bande
+noire, ce sont vos amis!
+
+--Mes amis? répétait Pums, d'abord interloqué.
+
+Puis, se ressaisissant:
+
+--Oh! oui! de jolis amis... Parlons-en... Des misérables!... Des
+imbéciles!... Des gens qui mènent stupidement le marché à la ruine,
+qui ne connaissent que la baisse et la baisse! Ah! c'est malin... je
+les félicite!...
+
+Schleifmann ne lâchait pas la trame de ses arguments:
+
+--Cependant, ces imbéciles, ces misérables, demain, après-demain, vous
+les reverrez, vous recommencerez à les voir...
+
+--Qu'est-ce que vous racontez? s'écriait Pums pour masquer son
+hésitation... Si je les reverrai?... Oui, je présume. Mais je vous
+garantis que je ne leur mâcherai pas mon opinion, et en ce moment,
+tenez, si j'avais l'un d'eux sous la main...
+
+--Eh bien, ça va! criait en allemand une voix cordiale derrière
+Schleifmann.
+
+Pums n'acheva pas sa phrase. Il blémissait sinistrement,--ses
+prunelles chocolat plus hagardes encore et plus exorbitantes, à croire
+qu'elles allaient bondir. Schleifmann se retourna et reconnut
+Herschstein.
+
+Il entrait par une porte latérale, le chef de la bande noire, chapeau
+sur la tête, souriant, sans frapper, comme chez lui, en maître; et,
+dans sa barbe grise de patriarche, la brillantine luisait en remous
+argentés.
+
+Il eut, à la vue de Schleifmann, un recul de prudence dont s'altéra
+soudain sa face vénérable:
+
+--Ah! vous êtes occupé! murmurait-il d'un air modeste.
+
+Pums, qui classait studieusement des papiers, ne répliqua pas.
+Schleifmann les contemplait l'un et l'autre, tour à tour, le regard
+flamboyant de mépris.
+
+--Eh! monsieur Pums! commanda-t-il d'un ton goguenard. Je vous
+attends... En voici un... Allez-y... Ne lui mâchez pas votre
+opinion.... Ne la lui mâchez donc pas!... Hein?... Vous ne vous
+souvenez plus? Patience, monsieur Herschstein... Cela va venir... M.
+Pums en a gros sur le coeur à vous dire... Il cherche...
+Asseyez-vous!...
+
+--Que signifie? interrogea glacialement Herschstein.
+
+--Je vous expliquerai, cher ami, bégayait Pums. Nous causions du frère
+de M. Raindal, qui perd la forte somme sur les mines... M. Schleifmann
+plaisante...
+
+--Je plaisante! reprit le Galicien en ébranlant la table d'un coup de
+poing si violent que l'encre gicla de l'encrier... En vérité, il y a
+bien de quoi plaisanter...
+
+Il les toisa tous les deux:
+
+--Ainsi, vous êtes compères!... Ainsi, «ça va»!... Ainsi vous,
+monsieur Pums, vous faites la paire de bottes avec M. Herschstein!...
+Et vous, monsieur Herschstein, vous venez rendre des comptes!... Mes
+compliments!... La journée doit être belle... Inscrivez, monsieur
+Pums... Je dicte... Bénéfices du 2 septembre: M. Cyprien Raindal,
+quatre-vingt-dix mille francs... Hô! monsieur Pums, là-dessus combien
+toucherez-vous? Dix mille? Quinze mille?...
+
+Il ricanait, puis subitement ses traits fléchirent sous un intolérable
+chagrin:
+
+--Malédiction! gémissait-il en rôdant par la pièce... Malédiction et
+malheur!... Oui, depuis le Sinaï, c'est l'éternel malentendu!... Dieu
+qui donne à son peuple l'intelligence suprême et son peuple qui la
+prostitue aux plus basses besognes, et Dieu qui se venge ensuite de ce
+que son peuple l'ait méconnu. C'est toute l'histoire d'Israël, c'est
+toute son infortune... Malédiction!... Malédiction!... Quand cela
+cessera-t-il?... Ah! vous n'êtes pas bête vous, monsieur Pums, ni vous
+non plus, monsieur Herschstein... Mais vous croyez, n'est-ce pas, que
+le Seigneur vous a attribué cette puissance de l'esprit pour faire des
+coups de Bourse, pour amasser de l'or... Insensés que vous êtes! Je
+vois la main du Seigneur sur vous... C'est pour avoir trahi sa loi que
+vos ancêtres allèrent à Babylone, à Ninive, en Egypte... Et c'est pour
+cela aussi que vous irez ailleurs!...
+
+Il allongeait son bras vers des lointains de mystère:
+
+--Oui, le Seigneur vous fera encore coucher sous les tentes et, avec
+vous, des innocents peut-être, des humbles, des laborieux... à moins
+qu'auparavant tous ceux-là ne se séparent de vous!...
+
+--Il suffit, monsieur Schleifmann! déclara sèchement Herschstein, qui
+recouvrait peu à peu son arrogance... Trêve à ces jérémiades!... Nous
+savons vos idées... Vous êtes un antisémite, un renégat!... C'est
+connu!...
+
+Schleifmann dressa les bras, et, les yeux au plafond:
+
+--Renégat! répétait-il. Antisémite!... Adonaï! Adonaï! tu entends ce
+que me dit cet homme!
+
+--Sans compter, poursuivit Pums,--qui, sur l'exemple d'Herschstein,
+retrouvait son aisance,--sans compter qu'en fait de gens expulsés vous
+pourriez fort bien l'être avant nous, monsieur Schleifmann... Car nous
+sommes Français, nous, tandis que vous...
+
+Un éclat de rire frénétique lui coupa la parole. Schleifmann se
+tordait, en proie à un accès d'hilarité sauvage:
+
+--Français! Vous Français! clamait-il entre deux sanglots de rire...
+Mais vous n'êtes ni Français, ni Allemands, ni Autrichiens, ni rien,
+ni surtout même Juifs!... Elle vous étouffe sous vos habits, votre
+juiverie... Elle vous oppresse dans vos salons... Elle vous pèse dans
+vos clubs... Elle vous gratte comme un cilice... Vous la portez sans
+bonne grâce, sans bonhomie, sans fierté... Vous ne l'avouez qu'à
+regret... Et vous en pâlissez... Et vous en ignorez les dogmes les
+plus élémentaires... Et si vous ne craigniez pas que ça nuise à vos
+affaires, je parie que, demain matin, vous vous feriez tous
+naturaliser catholiques!...
+
+--Nous ne discutons pas avec les énergumènes! cria Herschstein, dont
+le front et les joues se striaient de bandes livides.
+
+--Et avec qui discutez-vous, s'il vous plaît? vociférait
+Schleifmann... Avec des scories comme vous-mêmes?... Car je vous dirai
+selon Ezéchiel: «Vous êtes tous des scories, tous de l'airain, du
+plomb, de l'étain, du fer, vous êtes des scories d'argent... Et Dieu
+vous précipitera au creuset pour vous fondre au souffle de sa
+colère!...»
+
+Il avait cité le texte en hébreu. Il le traduisit en allemand, et
+c'était un tel déchaînement de syllabes rauques ou tonitruantes, que
+Pums commença à prendre peur. Que pensaient de ce vacarme les
+remisiers, les commis, dans l'antichambre voisine? Il voulut jouer
+d'audace, et, la voix trébuchante:
+
+--Assez! monsieur Schleifmann, fit-il... Assez de scandale!... Je vous
+prie de vous retirer... Taisez-vous et sortez, ou, sacrebleu, je fais
+monter la police!...
+
+--Ah! ce serait complet! s'écria Schleifmann... Non, faites donc cela,
+que je rie un peu plus!... Faites-moi mener au violon pour tapage
+religieux... Faites-moi donc arrêter... Jérémie le fut deux fois...
+Hamasia aussi et Michée, et bien d'autres... C'est dans l'ordre...
+Non, je reste, rien que pour voir ça... La police!... Ha! Ha!
+
+--Il est fou, fou à lier! murmurait Pums, la physionomie consternée.
+
+--Pas du tout, fit Herschstein qui s'efforçait à l'ironie... Vous ne
+saisissez pas... C'est un prophète, mon ami, un grand prophète...
+
+--Hélas, non, monsieur Herschstein! rétorqua plus simplement le
+Galicien... Je suis trop vieux, je n'ai plus l'âge... Je regrette...
+D'ici à ce qu'on règle scientifiquement pour tous la question sociale,
+comme le veut mon maître Karl Marx, cela ne vous ferait pas de mal
+d'avoir, le samedi, à la synagogue, au lieu de vos rabbins qui vous
+flagornent, un autre qui vous fustige, une espèce de Sophonie qui vous
+dise: «Lamentez-vous, habitants du quartier des trafics!... Tous ceux
+qui trafiquent seront...
+
+L'avalanche d'hébreu et d'allemand dévalait derechef. Pums, les nerfs
+excédés, se bouchait les oreilles. Herschstein crispait la main à sa
+barbe de Moïse.
+
+Mais une lueur d'espoir sillonna ses prunelles anxieuses. Il
+découvrait une objection:
+
+--Et les chrétiens! fit-il victorieusement... Est-ce qu'ils ne
+trafiquent pas, les chrétiens?...
+
+--Les chrétiens, cela ne nous regarde pas! fulmina le Galicien en
+sabrant l'air d'un large geste d'interdiction... Ils ont leur Dieu
+pour les châtier et le socialisme pour les réduire!... Vous, vous êtes
+le peuple du Seigneur!... Vous devez spontanément donner l'exemple à
+tous!... Vous devez être meilleurs!... Vous devez jouir moins, vous
+devez souffrir plus!... Voilà votre destinée, votre gloire
+difficile... Elles sont uniques au monde!... Vous ne vous y déroberez
+qu'au prix de souffrances pires... Vous êtes le peuple du Seigneur!...
+
+Ah! d'être ce peuple-là, ils s'en seraient volontiers privés, M. Pums
+et M. Herschstein! Donner l'exemple à tous, eux! Pourquoi eux plutôt
+que les autres? Non, cette fois, sur l'honneur, ils ne comprenaient
+plus. Et l'averse de citations, la trombe prophétique qui déferlait
+toujours! Mieux valait lui céder la place, inventer un prétexte de
+fuite.
+
+Pums, d'un clin d'oeil rapide, avertissait Herschstein, et,
+délibérément:
+
+--Vous veniez signer vos titres, n'est-ce pas?
+
+--En effet! dit Herschstein, lui rendant le clin d'oeil.
+
+--Alors, si vous voulez passer par ici...
+
+Il ouvrait une porte au fond et, la main sur le bouton, protégeant
+crânement la retraite de son allié:
+
+--Je vous laisse, monsieur Schleifmann! fit-il. La sortie est en
+face... Quant aux leçons à mon fils, inutile désormais de vous
+déranger. Vous m'enverrez votre note et nous en resterons là... Au
+plaisir!...
+
+Schleifmann, ahuri par cette fugue, était demeuré bouche bée. Il se
+fouillait le cerveau à la recherche d'un mot cinglant, d'une
+apostrophe dernière au venin sans remède. Puis, s'approchant de la
+porte par où Pums avait disparu:
+
+--Vous êtes le peuple du Seigneur! clama-t-il d'une voix forcenée.
+
+Il regagnait l'antichambre. Il défia l'huissier d'une oeillade
+provocatrice; et songeant à l'inquiétude de l'ami Cyprien, il
+dégringola en hâte l'escalier.
+
+--Eh bien? questionna M. Raindal cadet avec un suppliant élan de la
+mâchoire.
+
+--Rien! fit Schleifmann... Rien!... Il n'a rien voulu savoir, ce
+coquin!
+
+--Je l'aurais juré, soupira l'oncle Cyprien qui s'affalait de
+désespoir.
+
+Schleifmann s'était assis auprès de lui dans la voiture:
+
+--Où est-ce que je vous conduis, mon cher Raindal?... A la
+brasserie?...
+
+--Non, Schleifmann! Je n'ai pas faim... Ramenez-moi plutôt chez
+moi!...
+
+La voiture repartit. Le Galicien narrait l'entrevue. L'oncle Cyprien
+écoutait sans répondre, le buste recroquevillé, le regard terne, le
+visage rigide. On atteignit le pont des Saints-Pères, que Schleifmann
+racontait encore.
+
+--Et je ne vous en rapporte pas le quart, mon cher! concluait le
+Galicien tout à la fièvre de son épopée... J'en oublie!... Je n'ai
+rien obtenu, c'est vrai!... J'ai perdu un élève, c'est vrai!...
+Seulement, je leur en ai dit de bonnes!...
+
+--Il se peut que vous leur en ayez dit de bonnes, mon ami! observa
+judicieusement l'oncle Cyprien... Mais cela ne m'empêche pas d'être un
+homme fichu, le plus archifichu des hommes!
+
+Il faisait le simulacre d'enjamber le marche-pied du fiacre.
+Schleifmann le retint par le bras:
+
+--Hô, Cyprien... Quoi donc?...
+
+--C'est que j'ai bien envie de me f... à la Seine... Elle est là sous
+mon nez!... Ça m'éviterait la course!...
+
+Le Galicien eut un haussement d'épaules philosophique:
+
+--Pas de sottises, Raindal!... Soyons sérieux, mon garçon... Votre
+frère n'est pas votre frère pour un chien!... Il vous en tirera,
+diable, il arrangera l'affaire!...
+
+--S'il l'arrange comme vous, soit dit sans reproches, Schleifmann, je
+plains mes créanciers!... riposta avec flegme M. Raindal cadet.
+
+Jusqu'à la rue d'Assas, il ne desserra plus les lèvres. Mais tandis
+que devant la porte Schleifmann payait le cocher, il éprouva une
+brusque sensation de faiblesse.
+
+--Schleifmann! appelait-il.
+
+--J'arrive! fit le Galicien.
+
+Un choc mat retentit. Un sombrero marron roula dans le ruisseau. M.
+Raindal cadet s'était affaissé, replié en deux sur le trottoir, tous
+les nerfs détendus, les membres flasques, paquet de chair inerte, la
+figure d'une pâleur crayeuse.
+
+ * * * * *
+
+Près du lit où l'on avait couché l'oncle Cyprien, toujours inanimé,
+Schleifmann écrivait fébrilement sur un guéridon.
+
+--Voici, dit-il à la concierge qui finissait de ranger les vêtements
+du malade... En allant chez le pharmacien, vous déposerez au
+télégraphe cette dépêche pour M. Eusèbe, le frère de M. Raindal...
+
+--M. Eusèbe Raindal! se récriait la concierge... Mais il est à Paris,
+monsieur!... Il est passé ce matin, comme M. Cyprien sortait, et il
+m'a dit de prévenir son frère qu'il serait chez lui l'après-midi...
+
+--Ah bah! fit Schleifmann étonné... Alors pas de télégramme... Allez
+tout droit rue Notre-Dame-des-Champs. Hô! pourtant ne l'effrayez pas,
+cet homme... Dites-lui que son frère est souffrant...
+
+--Oui, oui, que monsieur soit tranquille... Je lui annoncerai ça comme
+il faut.
+
+M. Raindal cependant était balbutiant d'émoi, quand, une demi-heure
+plus tard, il parut dans la chambre.
+
+--Quoi?... Quoi?... questionnait-il, oubliant de saluer Schleifmann...
+Cyprien est malade?... Gravement?...
+
+--Vous voyez, monsieur, répliqua le Galicien... Une attaque!... Il est
+tombé raide dans la rue... Mon médecin, le docteur Chesnard, vient de
+venir et pense une embolie. Il repassera ce soir. Cyprien avait joué
+sur les mines et perdu des sommes fantastiques...
+
+Il continua de fournir les détails. Le maître l'interrompait
+d'exclamations navrées:
+
+--Est-ce possible!... Si j'avais su... Oh! le malheureux!... Le
+malheureux!... Pourquoi s'est-il caché de moi?
+
+Puis, le récit terminé, il y eut quelques minutes d'embarras mutuel. A
+aucune époque, l'un et l'autre n'avaient ressenti d'affinité.
+Schleifmann tenait M. Raindal pour un esprit étroit, timoré, racorni
+par l'érudition, et sans nier le mérite de ses ouvrages, il lui
+reprochait de s'abstraire des grandes questions contemporaines. M.
+Raindal, par contre, en avait, de tout temps, voulu à Schleifmann
+qu'il accusait de surexciter les instincts subversifs de son frère.
+Et maintenant, dans l'obligation de s'accorder pour une tâche pieuse,
+ils eussent aimé détruire ces antiques griefs que leur loyauté
+rougissait de taire. M. Raindal, le premier, s'enhardit à mentir; et,
+du ton le plus cordial:
+
+--Monsieur Schleifmann! dit-il... Les circonstances ont fait que nous
+ne nous sommes pas liés d'amitié... Mais je connaissais votre
+affection pour mon pauvre Cyprien, je connaissais la variété de votre
+culture, la sûreté de votre caractère, et soyez persuadé que je
+professais pour vous la plus sérieuse estime...
+
+Le Galicien riposta par des louanges sagaces sur les livres de M.
+Raindal.
+
+Le malaise était dissipé. Il disparut entièrement avec le retour de la
+concierge qui apportait des médicaments, des sinapismes, des sangsues.
+Tous deux se mirent à soigner le malade; et jusqu'au soir ils n'eurent
+plus de loisir.
+
+Vers la tombée du crépuscule, l'oncle Cyprien s'éveilla de sa torpeur.
+Il entr'ouvrit les yeux, et roulant autour de la chambre des regards
+hébétés, il semblait peu à peu se souvenir.
+
+--Ah oui! murmurait-il. La Bourse! Le krach!
+
+Il tentait de s'étirer. Une résistance à gauche lui fit froncer le
+sourcil. Il palpa son épaule gauche avec sa main droite restée libre.
+
+--Tiens, tiens... je suis paralysé, par là... C'est du propre!
+grognait-il.
+
+Il inspecta encore la pièce de son même regard de poupon, les
+prunelles mobiles et atones. La présence de Schleifmann et de son
+frère, qui l'épiaient au bout du lit, lui causa un trouble passager.
+Qui étaient donc ces hommes? Il hésitait, avec l'impression de les
+reconnaître sans pouvoir les nommer.
+
+--Eusèbe! prononça-t-il enfin... Sch... Schleifmann!...
+
+M. Raindal s'avançait en lui tendant la main. L'oncle Cyprien eut un
+sourire mélancolique, et, la voix enrouée, bégayante un peu:
+
+--Hein! dans quel état ils m'ont fichu, ces gaillards!... Je me suis
+étalé sur le trottoir... Schleifmann t'a expliqué?...
+
+--Oui, mon ami, ne te fatigue pas!...
+
+--Et l'argent? reprit l'ex-employé... Schleifmann t'a expliqué aussi?
+Tu sais que je dois quatre-vingt-dix mille francs?... C'est du joli
+pour un Raindal!... Claquer avec quatre-vingt-dix mille francs de
+dettes! Si ce pauvre père avait vu ça, lui!...
+
+--Chut! Rassure-toi! fit le maître... D'abord, tu me parais en voie de
+guérison...
+
+L'oncle Cyprien, en guise de réponse, frappait avec la main son épaule
+morte.
+
+--Quant à tes dettes, ajouta le maître, je m'en charge... J'ai
+soixante-dix mille francs d'économies que je t'abandonne sans
+danger... Mon traitement, ce que je touche pour mes livres, mes
+articles, etc., suffira largement à nous faire vivre tous et même à
+éteindre, année par année, le reliquat impayé... Eh bien, j'espère que
+te voilà hors d'inquiétude!...
+
+--Ouais! Merci!... Je te remercie! répliqua distraitement M. Raindal
+cadet que les sangsues et les sinapismes piquaient avec furie.
+
+Puis, se contraignant:
+
+--C'est égal, mon pauvre Eusèbe... Je t'ai bien souvent taquiné,
+turlupiné... Je t'ai bien souvent monté des bateaux... Mais si on
+m'avait dit qu'un jour je te ruinerais, moi, l'oncle Cyprien, avec ma
+brasserie de cent francs par mois et mon galetas de cinq cents francs
+par an!... Non, non, c'est incroyable! Et dire que tout cela est
+arrivé parce que... parce que...
+
+Sa pensée impotente s'égarait aux complications de ces aventures
+anciennes.
+
+--Oui, parce que, poursuivit-il après une pause, parce que, pour
+t'embêter, j'ai désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai
+rencontré le... le... le marquis, le marquis de...
+
+Ses paupières battaient. Une pesanteur les domina. Il se rendormait
+d'un souffle inégal, tantôt imperceptible, tantôt ronflant et galopant
+comme le vent sur un feu de bois. Ses joues se violaçaient. Des râles
+raclaient sa gorge. La congestion se déclarait. Le docteur Chesnard,
+lorsqu'il revint, eut une moue mal augurante. Il renouvela
+l'ordonnance, prescrivit des révulsifs plus intenses.
+
+Comme il prenait congé, M. Raindal lui offrit pour le lendemain une
+consultation avec le docteur Gombauld, son collègue de l'Académie des
+sciences.
+
+--Mon Dieu, monsieur! fit dédaigneusement le docteur Chesnard en
+hochant sa petite tête grisonnante et chauve... Je ne suis qu'un
+médecin de quartier et je n'ai pas d'ambition... Je vous parlerai donc
+en toute franchise... Un Gombauld ou pas de Gombauld, cela n'y
+changera guère... Une embolie est une embolie... Il n'existe pas pour
+ce cas dix mille thérapeutiques... Il n'en existe qu'une: celle que
+j'ai indiquée... Néanmoins, si une consultation vous séduit, je n'y
+vois aucun inconvénient...
+
+On fixa le rendez-vous à midi.
+
+Dans la première pièce, sur le canapé de reps vert, on avait
+confectionné un lit de repos avec un matelas et des couvertures.
+Toutes les heures, tour à tour, le Galicien et le maître revenaient
+s'y étendre, après avoir veillé le malade.
+
+M. Raindal n'y dormait point. Quand le regret de sa petite élève
+cessait de le supplicier, c'étaient les remords qui le torturaient,
+les scrupules de conscience, le besoin de s'innocenter. Les
+vacillantes paroles de l'oncle Cyprien sonnaient à ses oreilles, comme
+répercutées par un écho sans fin: «Tout cela est arrivé parce que j'ai
+désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le...
+le... le marquis...» Raisonnement certes faux! Conception puérile des
+rapports entre effets et causes! Mais la parcelle de vérité qui
+parfume toute erreur n'en épandait pas moins son vénéneux arome dans
+l'âme de M. Raindal. Evidemment il n'était pas responsable de
+l'accident mortel qui avait foudroyé son frère. Informé en temps
+opportun, il eût même accompli les plus durs sacrifices pour arracher
+le pauvre homme à l'engrenage de l'agio. Pourtant qui sait si, sans
+son entremise, sans cet amour funeste dont il était féru, qui sait si
+l'oncle Cyprien aurait jamais rencontré «le... le... le marquis»? Qui
+sait si cet amour, coupable déjà de tant de fautes contre la saine
+morale et les sentiments dus, n'avait pas, de plus, sa part, infime
+quoique réelle, dans la calamité présente?...
+
+M. Raindal en exhalait des soupirs continus. Son corps se mouillait de
+sueur. Finalement, la fatigue eut raison de l'insomnie. Il ne se
+réveilla que vers huit heures, pour ouvrir à Thérèse et à Mme Raindal.
+Derrière, saluait la face barbue du jeune Boerzell.
+
+Mandées par télégramme, ces dames avaient voyagé la nuit, et leurs
+coiffures défaites, leurs visages charbonneux, où les larmes séchées
+traçaient des rayures blanches, exprimaient mieux que leurs voix les
+angoisses du trajet. M. Raindal les embrassa toutes deux avec une
+effusion de tendresse insolite; puis il les mena, en pleurant, à la
+chambre de l'oncle Cyprien.
+
+Il sommeillait toujours de son tumultueux ou léthargique sommeil, la
+peau plus violette, plus noire, par endroits, que la veille, au début
+de la crise. Mme Raindal s'agenouilla près du chevet, les mains
+jointes. On attendit les médecins en commentant le drame. Ils vinrent
+à midi précis. La consultation dura peu. Le docteur Gombauld
+approuvait les prescriptions de son confrère. Pour le reste, il
+refusait de présager: la nature en déciderait.
+
+--Qu'est-ce que je vous disais! fit à la porte le dédaigneux docteur
+Chesnard.
+
+Et il promit sa visite pour le soir.
+
+Elle n'eut d'autre résultat que d'accroître les alarmes. Le médecin
+était parti sans consentir à se prononcer sur l'issue de la nuit.
+
+Une heure après son départ, le délire s'empara de l'oncle Cyprien.
+Dans les premiers instants, ce ne fut qu'exclamations vagues, plaintes
+inarticulées. Mais bientôt elles se précisèrent. Elles désignaient des
+gens, invectivaient des ennemis: tous les immémoriaux ennemis de
+l'oncle Cyprien, toute la troupe des chéquards, des youpins, des
+calotins et des rastas! On eût dit qu'ils dansaient autour de sa
+couchette une ronde satanique avec des rires triomphants. Parfois
+leurs lourdes semelles devaient défoncer sa poitrine, car il avait des
+mines de défense ou d'effroi comme sous les fers d'un cheval qui
+l'aurait écrasé. Pour exorciser ce sabbat, il s'époumonait en injures,
+prises au vocabulaire de ses auteurs favoris. Son index menaçait, son
+poing martelait le vide. Puis, soudain, il sembla que la sarabande
+s'égrenait. Par un hasard de ressouvenir, une image prépondérante
+effaçait la malice des autres: l'image d'un illustre homme d'État,
+d'un ministre renommé pour la lutte qu'il soutint contre le
+Boulangisme. Sa légendaire figure s'érigeait devant le lit, et, sans
+qu'il se courbât, ses mains, au bout de bras énormes, atteignaient
+l'oncle Cyprien.
+
+--Oh! oh!... rugit avec terreur M. Raindal cadet. Voilà le vieux
+Forban à présent! Oh! ces bras!... En a-t-il des bras! Veux-tu bien
+t'en aller, vieux Forban!... Veux-tu bien me lâcher!
+
+L'étreinte imaginaire était plus forte que ses cris. Il porta
+vainement les deux mains à sa gorge. Il suffoquait. Il retomba dans le
+coma.
+
+Il y demeura toute la soirée, toute la nuit. Dans la pièce voisine,
+la famille veillait, se relayant auprès du malade avec Schleifmann,
+Boerzell et un interne envoyé par le docteur Gombauld. A onze heures,
+comme ces dames et le Galicien s'étaient assoupis de fatigue sur un
+fauteuil, sur le canapé, sur une chaise, M. Raindal appela le jeune
+savant d'un clin d'oeil familier.
+
+--Mon cher monsieur Boerzell, susurra le maître à voix basse, cette
+après-midi Thérèse m'a tout appris... Il paraît qu'à Langrune vous
+vous êtes accordés... J'en suis pour ma part fort heureux... Cependant
+vous savez le désastre qui nous frappe... Sans parler de ce pauvre
+Cyprien, c'est pour nous la ruine complète, et pour Thérèse, ni dot,
+ni espérances d'aucune sorte... Je tenais à vous en avertir
+formellement, sachant par expérience ce que sont les charges d'un
+ménage, des enfants à élever, les dépenses...
+
+--Je vous suis fort obligé de votre sincérité, cher maître!
+interrompit de même Boerzell... Seulement, ces tristes événements
+n'ont pas modifié mes intentions à l'égard de Mlle Thérèse...
+
+Il s'arrêtait, toujours soucieux de mesure, de vérité, d'exactitude,
+et il reprit:
+
+--Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ces considérations d'argent me
+soient indifférentes... Il est, au contraire, certain que pour le
+bien-être de ma femme, pour l'éducation de nos enfants, une dot, des
+espérances eussent été un précieux appoint... Mais faute de cet
+appoint, notre mariage peut aisément se conclure... Je me sens plein
+d'énergie et la perspective d'un peu plus de travail et d'un peu plus
+de médiocrité n'est pas pour émouvoir un homme jeune et vigoureux
+comme moi... Je maintiens donc ma demande, cher maître...
+
+Schleifmann quittait la pièce pour rejoindre l'interne. M. Raindal et
+le jeune savant échangèrent une poignée de main affectueuse; puis,
+chacun sur sa chaise, le menton à la poitrine, ils s'endormirent
+progressivement.
+
+Vers l'aube, l'interne les réveilla tous. L'agonie avait commencé.
+Elle fut longue. L'âme insoumise de l'oncle Cyprien s'insurgeait
+contre la mort, comme elle s'était rebellée contre la vie. Etouffé par
+le sang, il voulait respirer, vivre encore; et son bras valide
+repoussait l'asphyxie d'un geste impératif qui semblait s'indigner.
+
+Enfin le souffle lui manqua. Il soulevait d'un suprême effort sa face
+violette, ses lèvres torves, et il s'abattit en arrière, vaincu,
+immobile, délivré.
+
+Mme Raindal s'était précipitée à genoux et priait, en larmes.
+Schleifmann, accoudé au marbre de la cheminée, la main contre les
+yeux, psalmodiait à mi-voix des paroles hébraïques. Thérèse sanglotait
+sur l'épaule de son père.
+
+L'interne ouvrit la fenêtre et rejeta les volets par où glissaient
+déjà des rayonnements dorés.
+
+Avec la fraîche splendeur de la clarté matinale un hourvari de
+gazouillements jaillit dans la pièce.
+
+C'étaient les passereaux du Luxembourg qui, sur les branches, sans le
+savoir, pépiaient joyeusement le dernier adieu à leur vieil ami
+Cyprien Raindal.
+
+
+
+
+XIX
+
+
+Le matin des obsèques, Thérèse était dans sa chambre, occupée à trier
+des papiers trouvés chez l'oncle Cyprien, quand Brigitte frappa.
+
+--C'est une dame, mademoiselle, fit la bonne, Mme Chambannes, je
+crois...
+
+Mlle Raindal fronça ses sourcils veloutés:
+
+--Vous lui avez répondu que monsieur et madame étaient sortis?...
+
+--Oui, mademoiselle, mais elle dit qu'elle voudrait voir
+mademoiselle... Elle est dans le salon...
+
+--C'est bien, j'y vais!... répliqua Thérèse.
+
+Elle jeta dans la glace, un rapide coup d'oeil sur sa toilette, sa
+coiffure, comme une femme qui marche à une rencontre décisive. Son
+raide collet de crêpe faisait sa physionomie plus rogue, plus sévère,
+lui maintenant la tête haute comme le gorgerin d'une armure. Ses
+minces lèvres, dans les coins, s'arquèrent d'un sourire agressif. Ah!
+Mme Chambannes voulait la voir. Eh bien, soit, elle la verrait, elle
+l'entendrait même! On allait l'exaucer, cette dame, et au delà de ses
+voeux, peut-être!
+
+Thérèse ouvrait la porte du salon. Mme Chambannes en robe noire, gants
+noirs, chapeau noir, se leva lentement. Et ce fut, de part et d'autre,
+un cérémonieux salut de la nuque, avec des regards qui s'épiaient, se
+tâtaient déjà dans une quasi prévision de lutte.
+
+Thérèse resta debout sans prier Zozé de s'asseoir. Mme Chambannes
+murmura d'une voix hésitante:
+
+--J'étais venue dire à M. Raindal tout le chagrin que nous avons eu de
+son malheur...
+
+--Je vous remercie, madame! fit sèchement Thérèse... Mon père est à la
+maison mortuaire... Je lui transmettrai vos condoléances, sitôt qu'il
+rentrera...
+
+Elle se taisait. Mme Chambannes poursuivit plus timidement:
+
+--Nous avons tout appris par un de nos amis communs, le marquis de
+Meuze... Monsieur votre oncle n'était pas très âgé, n'est-ce pas?
+
+--Cinquante-deux ans, madame...
+
+--C'est jeune! remarqua Zozé, que le regard farouche de Thérèse
+induisait à exagérer.
+
+Elle se dirigea vers la porte, et s'arrêtant à mi-chemin:
+
+--Auriez-vous l'obligeance de dire à M. Raindal que je viendrai lui
+rendre visite demain?
+
+Thérèse, d'un ton glacial, riposta:
+
+--Ne vous donnez pas la peine, madame... Mon père ne recevra pas...
+
+--Pas même les intimes?
+
+--Non, Madame... Ses intentions sont formelles... Il n'y aura
+d'exception pour qui que ce soit...
+
+--Pas même pour moi? insista Zozé avec une feinte douceur de défi.
+
+Ses prunelles langoureuses semblaient sourire, parachever la question:
+«Moi, vous savez bien, moi, madame Chambannes, moi qui vous l'ai
+enlevé, votre père, moi qui le tiens, moi qui le mène...»
+
+A cette provocation Thérèse devint toute pâle:
+
+--Pas même pour vous, madame!... fit-elle en se contenant... Mon père
+a décidé d'observer strictement son deuil, et j'espère que personne ne
+tentera de l'en détourner...
+
+--Ainsi vous l'empêcherez de fréquenter ses amis?...
+
+Thérèse pétrissait d'une main tremblante le dossier d'un fauteuil:
+
+--Nous ne l'empêchons de rien, madame... Et je m'étonne que ce soit
+vous qui usiez de ces termes... Depuis six mois pourtant, vous devriez
+savoir que nos volontés sont peu de chose auprès de celles de mon
+père...
+
+--Que voulez-vous dire, mademoiselle?... fit Zozé avec ce flegme
+impertinent qui, dans les discussions, est souvent toute la ressource
+des mondaines.
+
+--Je veux dire, répliqua Thérèse d'une voix saccadée, je veux dire ou
+plutôt vous me forcez à dire que, depuis six mois, vous nous avez pris
+mon père, vous l'avez éloigné de nous, vous l'avez engagé dans une
+aventure grotesque dont je ne connais ni les détails ni le but, mais
+dont le souci n'a cessé de nous tourmenter affreusement ma mère et
+moi...
+
+--Cependant, mademois...
+
+--Oh! je vous en conjure, madame!... interrompit Thérèse avec
+fermeté... Vous avez réclamé des explications. Permettez-moi de
+terminer... Oui, vous trouviez tout naturel de nous désunir,
+d'accaparer ce pauvre homme, de le traîner à votre suite, par
+gloriole, par je ne sais quelle fantaisie vaniteuse et sans excuse...
+Aujourd'hui cette catastrophe nous le ramène... Vous trouverez naturel
+aussi que nous le défendions et que, le voyant sauvé, nous ne voulions
+pas le reperdre... Est-ce la mort de mon oncle ou d'autres émotions
+que j'ignore, mais il m'a paru, au retour, bien las, bien vieilli. Lui
+d'habitude si courageux dans les douleurs, il pleure à tout instant...
+de grosses crises de larmes soudaines, comme un enfant... Il a besoin
+de tranquillité, d'une vie réglée et bourgeoise... Il retournera à sa
+famille, à son travail peu à peu... Vous, à vos plaisirs que son
+absence ne diminuera guère, je présume...
+
+Zozé avait imperceptiblement rougi au ton narquois dont Thérèse
+prononçait cette phrase. Mlle Raindal ajouta, profitant de son
+trouble:
+
+--Je vous assure, madame, laissez-le nous maintenant!... Ce sera mieux
+ainsi!... Ce sera loyal et charitable!...
+
+Elles s'examinèrent un moment en silence; et le mépris de leurs
+regards semblait un reflet réciproque. «Pas à son avantage dans la
+toilette de deuil, cette Mlle Raindal!» songeait Mme Chambannes avec
+une moue haineuse. Et Thérèse, de son côté, en ce charmant visage
+n'apercevait qu'indices de bassesse ou de niaiserie.
+
+Un glissement de clef dans une serrure leur fit à toutes deux abaisser
+les paupières.
+
+--Vous m'excusez, madame? dit Thérèse avec un sommaire salut de la
+tête.
+
+Sans attendre la réplique de la jeune femme, elle avait gagné
+l'antichambre, fermé la porte du salon, et, d'une voix brève, énervée,
+tandis que M. Raindal déposait sa canne et ses gants:
+
+--Père, murmura-t-elle, Mme Chambannes est là...
+
+--Où? Où cela? bégayait M. Raindal, dont le front s'était empourpré.
+
+--Dans le salon! continua Thérèse en le fixant âprement. Tu désires la
+voir?...
+
+--Peuh! ça serait convenable, il me semble... Qu'en penses-tu?...
+
+Il guettait anxieusement dans les yeux de sa fille, la permission,
+l'approbation.
+
+--Si tu veux, père! proféra moins durement Thérèse.
+
+--Alors bien! conclut le maître sans bouger.
+
+Et, d'un regard involontaire, il suppliait la jeune fille de partir,
+de ne pas demeurer traîtreusement aux aguets derrière cette porte.
+Elle comprit sa méfiance. A quoi bon le contrarier, l'inquiéter au
+cours de cette épreuve, dont l'issue, favorable ou non, serait
+significative? Et avec un coup d'oeil amical:
+
+--A tout à l'heure, fit-elle... Je rentre dans ma chambre...
+
+Il pénétrait au salon, puis il en refermait la porte après s'être
+assuré que le vestibule était bien vide.
+
+--Mon cher maître! s'écria tendrement Zozé qui s'avançait au-devant de
+lui.
+
+Et, en même temps, soit par une manoeuvre dernière pour n'être pas
+vaincue, soit par un mouvement de compassion filiale, elle se
+précipita dans ses bras.
+
+Il ne résista pas. Il la serrait contre sa poitrine, l'embrassant au
+hasard, sur la joue, sur les cheveux de la nuque, sanglotant,
+balbutiant, ne sachant plus ce qu'il pleurait, si c'était son frère
+perdu ou son bonheur détruit.
+
+--Ma chère amie! Ma chère amie! bredouillait-il, enivré par cette joie
+étrange de la tenir entre ses bras.
+
+Elle se dégagea de l'étreinte qu'elle jugeait trop longue; et, après
+les premières paroles de sympathie, elle questionna posément:
+
+--Est-ce vrai, mon cher maître, ce que vient de me dire Mlle Thérèse?
+
+--Quoi donc? fit M. Raindal qui se tamponnait les yeux.
+
+--Que vous ne voulez plus me revoir, que vous voulez rompre avec
+nous?...
+
+Le maître ne répondit pas. Il s'écroulait derechef en un accès de
+sanglots.
+
+--Pourquoi ne voulez-vous pas? insista Zozé, qui s'asseyait auprès de
+lui sur un tabouret bas.
+
+--Parce que... sanglotait M. Raindal, sans pouvoir finir.
+
+--Parce que quoi? reprit Zozé, l'aidant comme un collégien qui recule
+devant l'aveu... Parlez-moi franchement... Ne suis-je pas votre
+amie?...
+
+Il la contemplait avidement de ses yeux luisants où les larmes
+avivaient un lacis de veinules rouges, et il exhala plutôt qu'il ne
+dit:
+
+--Parce que mon affection pour vous a pris un tour... un tour fâcheux,
+un tour hélas! excessif, j'oserai dire un tour coupable...
+
+Elle essaya de jouer la surprise, malgré le calme de sa figure:
+
+--Comment, cher maître?
+
+--Oui, oui, poursuivit-il plus nettement, comme soulagé du coup... Et
+vous le savez bien, ma chère amie... Vous le savez depuis le jour de
+mon départ, là-bas, aux Frettes, vous vous souvenez?
+
+Il se recueillait en hochant la tête:
+
+--Est-ce triste et ridicule, hein?... A mon âge!... Vieux et décrépit
+comme je suis!... Bah! ce n'est pas votre faute... Je ne vous garde
+pas rancune... Vous êtes si jolie!... Mais, je vous en prie, ne
+revenez plus!... Laissez-moi!... Laissez-moi me guérir seul, si je
+peux!... Ce sera plus charitable!...
+
+Presque les mêmes mots que Thérèse, l'instant d'avant, et presque la
+même intonation! Mme Chambannes, qui n'était point méchante au fond,
+se sentit bouleversée par cette similitude.
+
+--Adieu donc, cher maître! soupira-t-elle en offrant sa main à M.
+Raindal.
+
+--Adieu, ma chère amie! dit le maître dont les traits se crispaient de
+souffrance.
+
+Il pressait passionnément à ses lèvres la petite main gantée de noir,
+véritable main de funérailles et d'adieux éternels.
+
+--Adieu, adieu, puisque vous le voulez! répétait Mme Chambannes.
+
+--Non, je ne le veux pas! spécifiait M. Raindal... Il faut que je le
+veuille!...
+
+Elle franchissait la porte, disparaissait dans l'escalier, avec la
+démarche cadencée que le maître admirait tellement.
+
+--Il le fallait! déclara-t-il tout haut, quand la porte fut close.
+
+Il évoquait en retournant vers sa chambre, des séparations célèbres,
+des adieux historiques: Tite et Bérénice, le _Dimisit invitus_..., et
+aussi Louis XIV et Marie Mancini.
+
+Puis, subitement, ses forces le trahirent. Le désespoir refoulé par la
+littérature lui montait à la gorge en larmes. Il s'effondra sur une
+chaise, le mouchoir aux yeux.
+
+--Je ne la reverrai plus! chuchotait-il dramatiquement... Je ne la
+reverrai plus jamais... jamais... jamais!...
+
+ * * * * *
+
+Il la revit pourtant quelques heures plus tard, au cimetière
+Montparnasse, tandis qu'un délégué de l'_Association des Athées_
+prononçait, devant la tombe béante, l'éloge de l'oncle Cyprien.
+
+Il y avait peu de monde, à cause de la saison, peu de femmes surtout.
+Elles étaient en noir, mais les noirs atours de Zozé semblaient parmi
+les leurs un costume de reine. Sa grâce, sa jeune beauté triomphaient
+encore dans le deuil et son fin petit visage, plus pâle que de coutume
+près de l'étoffe sombre, avait une gentille gravité dont le maître eût
+souri s'il n'eût pas tant pleuré.
+
+Successivement ses regards mornes oscillaient de Zozé à la tombe, de
+la tombe à Zozé, et ses larmes coulaient confusément pour toutes deux.
+
+Le délégué, en finissant, avait suspendu au marbre une vaste couronne
+d'immortelles rouges.
+
+La famille se rangea, avec Schleifmann, dans une petite allée proche:
+et les condoléances défilèrent. M. Raindal, à l'aveuglette, serrait la
+main de chacun, celle des indifférents comme celles de Zozé, de
+Chambannes, du marquis, de Gérald même et de l'abbé Touronde un peu
+décontenancé parmi tous ces libres penseurs. Personne ne passait plus.
+On se dirigea vers la sortie.
+
+Schleifmann s'attardait en arrière, rôdant autour de la tombe de son
+ami Cyprien. Sitôt à l'abri des curieux, il glissa deux pièces de
+vingt sous dans la main d'un des fossoyeurs. Puis, selon le rite
+israélite, grattant le sol d'un jardinet voisin, il lança par trois
+fois à travers le sépulcre une poignée de terre et de gravier. Les
+cailloux résonnèrent sur le bois de la bière. Le Galicien, en réponse,
+modulait un verset hébreu.
+
+Ses yeux s'étaient levés au ciel et, leur fervent regard semblait
+vouloir percer le mystère des nues, jusqu'à l'inaccessible région des
+destinées. Il ne maudissait pas. Il interrogeait seulement.
+
+Pourquoi le Seigneur tolérait-il des ruines aussi iniques? Dans quels
+formidables desseins associait-il son peuple à l'accomplissement de
+tels méfaits? Quand donc susciterait-il en son temple, parmi ses
+prêtres, quelqu'un, une voix libre et hardie, pour rappeler aux Juifs,
+aux plus altiers comme aux plus humbles, le solennel dépôt de pureté
+et de justice qu'ils reçurent jadis au pied du Sinaï?...
+
+Nul signe ne répondait à ces questions muettes. Les nuages
+poursuivaient leur paisible promenade sur le fond bleu du ciel.
+
+Schleifmann s'achemina vers la sortie à pas traînards; et, dans le
+floconnement crêpu de sa barbe grise, ses lèvres inconsciemment
+marmonnaient: «Cyprien!... Pauvre Cyprien!...» Il se remémorait les
+bonnes heures passées chez Klapproth, l'édification progressive de la
+vieille théorie des Deux Rives... Une théorie bien incertaine, bien
+contestable, si l'on voulait,--qui cependant recélait sa faible part
+de vérité! Puis, comme il la disait vaillamment, cet infortuné
+Cyprien, avec quelle gaieté, quelle fougue, quelle conviction; avec
+une sorte de pressentiment peut-être! A présent, hélas, plus de
+Cyprien! Désormais, Schleifmann, mon garçon, tu seras dans la vie un
+misérable solitaire, livré à ses bouquins, à sa mansarde déserte, à sa
+brasserie sans ami!... Les yeux du Galicien s'emplissaient de grosses
+larmes.
+
+Mais, comme il atteignait la grille du cimetière, il s'arrêta court et
+demeura planté gravement sur le seuil.
+
+Dehors, devant la porte, deux voitures se faisaient face, contre le
+trottoir. Dans la première, un coupé de maître attelé sobrement, Zozé,
+Chambannes et Gérald s'installaient tous les trois; dans la seconde,
+un noir carrosse des pompes funèbres, le jeune Boerzell grimpait
+auprès de la famille Raindal.
+
+Les deux cochers touchèrent simultanément. Les deux voitures
+tournèrent en sens inverse, l'une regagnant au grand trot les
+élégances de la rive droite, l'autre s'enfonçant de nouveau dans les
+modestes parages de la rive gauche.
+
+Schleifmann les suivait de l'oeil alternativement. Ah! si le brave
+Cyprien eût pu ressusciter pour voir!...
+
+Peu à peu, les voilures diminuèrent aux deux extrémités du boulevard.
+A peine distinguait-on leurs silhouettes fuyantes, celle-ci massive et
+sans reflet comme un bloc de crêpe noir, celle-là pimpante et légère
+sous l'étincelle de son vernis neuf.
+
+Schleifmann eut un mélancolique sourire d'orgueil.
+
+
+FIN
+
+
+
+
+LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF
+
+28 _bis_, rue de Richelieu, Paris.
+
+
+DERNIÈRES NOUVEAUTÉS
+
+Collection grand in-18 à 3 fr. 50 le volume.
+
+ Paul ADAM _L'Année de Clarisse_ 1 vol.
+ Cte D'ADHÉMAR _Hérédité_ 1 vol.
+ Emile ANTOINE _Chansons de Coeur_ 1 vol.
+ Alphonse ALLAIS _Le Bec en l'air_ 1 vol.
+ Charles BUET _Acquitté!_ 1 vol.
+ Jules CASE _L'Etranger_ 1 vol.
+ CATULLE MENDÈS _L'Homme Orchestre_ 1 vol.
+ Félicien CHAMPSAUR _Le Mandarin_ 3 vol.
+ Léon CLADEL _Juive-Errante_ 1 vol.
+ Maurice DONNAY _Amants_ 1 vol.
+ Charles EPHEYRE _La Douleur des Autres_ 1 vol.
+ Fritz FRIEDMANN _Loisirs forcés_ 1 vol.
+ Paul FAURE _André Kerner_ 1 vol.
+ Charles FOLEY _Monsieur Belle-Humeur_ 1 vol.
+ Paul GAULOT _L'Epingle verte_ 1 vol.
+ Abel HERMANT _La Meute_ 1 vol.
+ Arthur HEULARD _La Ville de l'or_ 1 vol.
+ Jan KERMOR _La Vipère au nid_ 1 vol.
+ Maurice LEBLANC _Armelle et Claude_ 1 vol.
+ Pierre MAËL _Le Bois d'Amour_ 2 vol.
+ René MAIZEROY _Joujou!_ 1 vol.
+ J. MARNI _Les Enfants qu'elles ont_ 1 vol.
+ Camille MAUCLAIR _L'Orient vierge_ 1 vol.
+ MERMEIX _Le Transvaal et la Chartered_ 1 vol.
+ Gabriel MOUREY _Les Brisants_ 1 vol.
+ Georges OHNET _Le Curé de Favières_ 1 vol.
+ Henri PAGAT _Les Funérailles de l'argent_ 1 vol.
+ Guy DE PASILLÉ _Histoire d'un Gentilhomme de Province_ 1 vol.
+ Paul PERRET _Madame Victoire_ 1 vol.
+ Emile POUVILLON _L'Image_ 1 vol.
+ Jean RAMEAU _Le Coeur de Régine_ 1 vol.
+ A. RUFFIN _La Petite Femme_ 1 vol.
+ André THEURIET _Fleur de Nice_ 1 vol.
+ Lucien TROTIGNON _Les Hobereaux_ 1 vol.
+ Pierre VALDAGNE _Variations sur le même air_ 1 vol.
+ Guy VALVOR _Les Treize_ 1 vol.
+ Charles VALOIS _Les Bourbiers de Paris_ 2 vol.
+ Fernand VANDÉREM _Les Deux Rives_ 1 vol.
+ Pierre VEBER _Chez les Snobs_ 1 vol.
+
+
+Envoi franco du Catalogue complet de la Librairie Paul Ollendorff
+
+
+EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES ***
+
+***** This file should be named 44260-8.txt or 44260-8.zip *****
+This and all associated files of various formats will be found in:
+ http://www.gutenberg.org/4/4/2/6/44260/
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+Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
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+will be renamed.
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+one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
+(and you!) can copy and distribute it in the United States without
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+set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
+copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
+protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
+Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
+charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
+do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
+rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
+such as creation of derivative works, reports, performances and
+research. They may be modified and printed and given away--you may do
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+of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
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+INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
+DAMAGE.
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+receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
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+in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
+WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
+WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
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+If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
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+1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
+trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
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+with this agreement, and any volunteers associated with the production,
+promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
+harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
+that arise directly or indirectly from any of the following which you do
+or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
+work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
+Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
+
+
+Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
+
+Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
+electronic works in formats readable by the widest variety of computers
+including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
+because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
+people in all walks of life.
+
+Volunteers and financial support to provide volunteers with the
+assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
+goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
+remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
+and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
+
+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
+state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
+Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
+number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
+permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
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+The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
+Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
+throughout numerous locations. Its business office is located at 809
+North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
+contact links and up to date contact information can be found at the
+Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
+
+For additional contact information:
+ Dr. Gregory B. Newby
+ Chief Executive and Director
+ gbnewby@pglaf.org
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+Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
+Literary Archive Foundation
+
+Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
+spread public support and donations to carry out its mission of
+increasing the number of public domain and licensed works that can be
+freely distributed in machine readable form accessible by the widest
+array of equipment including outdated equipment. Many small donations
+($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
+status with the IRS.
+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
+charities and charitable donations in all 50 states of the United
+States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
+considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
+with these requirements. We do not solicit donations in locations
+where we have not received written confirmation of compliance. To
+SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
+particular state visit www.gutenberg.org/donate
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+While we cannot and do not solicit contributions from states where we
+have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
+against accepting unsolicited donations from donors in such states who
+approach us with offers to donate.
+
+International donations are gratefully accepted, but we cannot make
+any statements concerning tax treatment of donations received from
+outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
+
+Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
+methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
+ways including checks, online payments and credit card donations.
+To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
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+
+Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
+works.
+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
+Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
+
+Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
+editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
+unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
+keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
+
+Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
+
+ www.gutenberg.org
+
+This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
+including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
+Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
+subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
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+<pre>
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+The Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem
+
+This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
+almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
+re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
+with this eBook or online at www.gutenberg.org
+
+
+Title: Les Deux Rives
+
+Author: Fernand Vandérem
+
+Release Date: November 23, 2013 [EBook #44260]
+
+Language: French
+
+Character set encoding: ISO-8859-1
+
+*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES ***
+
+
+
+
+Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
+Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
+file was produced from images generously made available
+by The Internet Archive/Canadian Libraries)
+
+
+
+
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+
+</pre>
+
+
+<div class="tnote">
+<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.
+L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.
+Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_I"> I</a></span></p>
+
+<h1><span class="medium">LES</span><br />
+DEUX RIVES</h1>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_II"> II</a></span></p>
+
+<div class="pub">
+<p>DU MÊME AUTEUR</p>
+
+<hr class="deco" />
+</div>
+
+<table id="author" summary="morebooks">
+<tr>
+ <td class="tdl"><b>La Cendre</b>, roman</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl"><b>Charlie</b>, roman</td>
+ <td class="tdr">1 vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl"><b>Le Chemin de velours</b>, nouvelles</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+ <td class="tdl"><b>La Patronne</b>, roman. (Collection <span class="smcap">Ollendorff</span>
+ illustrée.)</td>
+ <td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<hr class="deco" />
+
+<div class="p4">
+<p class="center">Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les<br />
+pays, y compris la Suède et la Norvège.</p>
+
+<p class="center">S'adresser, pour traiter, à <span class="smcap">M. Paul Ollendorff</span>, éditeur,<br />
+rue de Richelieu, <em>28 bis</em>, Paris.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_III"> III</a></span></p>
+
+<div class="titlepage">
+<p class="large">FERNAND VANDÉREM</p>
+
+<p><span class="medium">Les</span><br />
+<span class="xlarge">Deux Rives</span></p>
+
+<p><span class="small">ROMAN</span></p>
+
+<div class="figcenter">
+<img src="images/logo.jpg" width="120" height="124" alt="" title="" />
+</div>
+
+<p><span class="large">PARIS</span><br />
+PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR<br />
+<span class="xs"><em>28 bis</em>, <span class="smcap">RUE DE RICHELIEU</span>, <em>28 bis</em></span></p>
+
+<hr class="deco" />
+<p><span class="small">1897</span><br />
+<span class="xs">Tous droits réservés.</span></p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_IV"> IV</a></span></p>
+
+<div class="frontmatter">
+<p>IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE<br />
+TRENTE EXEMPLAIRES DE LUXE</p>
+
+<p>SAVOIR</p>
+
+<p class="normal">10 exemplaires sur papier du Japon numérotés à la presse (1 à 10)<br />
+20<span class="i4">&mdash;</span><span class="i4">de Hollande</span><span class="i4">&mdash;</span><span class="i3">(11 à 30)</span></p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_V"> V</a></span></p>
+
+<div class="frontmatter">
+<p>A<br />
+LOUIS GANDERAX<br />
+A L'ÉCRIVAIN ET A L'AMI</p>
+
+<p><em>En témoignage d'affectueuse<br />
+et profonde gratitude.</em></p>
+
+<p>F. V.</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_VI"> VI</a></span></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p>
+<div class="header">
+<p class="xlarge">LES DEUX RIVES</p>
+</div>
+
+<h2>I</h2>
+
+<p>Comme la voiture s'arrêtait devant la grille du
+Collège de France, M<sup>me</sup> Chambannes sauta vivement
+à terre; et sans prendre la peine de refermer
+la portière, elle s'achemina d'un pas hâtif, balançant
+du bras son manchon, à travers la cour
+solennelle où trois pigeons déambulaient dans une
+sécurité de désert et de silence.</p>
+
+<p>Par les carreaux de la porte vitrée du fond,
+M. Pageot, premier appariteur du Collège, la regardait
+s'avancer, sa grosse moustache retroussée un
+peu par un sourire de sympathie.</p>
+
+<p>«Encore une!» songeait-il en se remémorant
+toutes les dames élégantes que, depuis une heure,
+il voyait défiler. Et gentille qui plus est! Avec sa
+petite figure fine et hardie, son veston d'astrakan,
+son toquet de velours pourpre, à bordure d'astrakan
+pareil s'emmêlant à ses frisons bruns, et
+piqué sur le côté d'une petite aigrette de plumes
+blanches, elle lui rappelait, révérence parler, et
+moins les favoris, une vieille lithographie placée
+<span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span>
+au-dessus de son lit: <em>Murat, futur roi de Naples,
+à la bataille d'Eylau</em>.</p>
+
+<p>Aussi, fut-ce d'une main empressée qu'il ouvrit
+devant elle la porte.</p>
+
+<p>&mdash;Vous désirez, madame?</p>
+
+<p>&mdash;Le cours d'Égyptologie, s'il vous plaît.</p>
+
+<p>&mdash;Le cours de M. Raindal? C'est ici, juste en
+face de nous.</p>
+
+<p>Elle s'élançait. D'un geste d'apaisement M. Pageot
+la retint.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! inutile, madame, la salle est comble,
+archibondée... Du reste, vous ne perdez pas grand'chose...
+Dans cinq minutes ce sera fini!...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie! fit M<sup>me</sup> Chambannes d'un
+ton de regret.</p>
+
+<p>Puis après une pause:</p>
+
+<p>&mdash;Vous n'auriez pas vu une grande dame en
+costume bleu... une grande dame blonde, avec une
+veste à brandebourgs?...</p>
+
+<p>Pageot se recueillait:</p>
+
+<p>&mdash;Vue? vue?... Sûrement que je l'ai vue; mais
+il y en a tellement, madame!... Ma parole, depuis
+quinze ans que je suis huissier au Collège, je ne
+me souviens pas d'avoir compté tant de monde à
+une leçon d'ouverture...</p>
+
+<p>Et, redressant négligemment sa légère chaîne
+de nickel, il ajouta d'un air compétent:</p>
+
+<p>&mdash;C'est rapport, je suppose, à son livre sur
+Cléopâtre qu'on vient...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes baissa la tête en signe d'assentiment.
+Mais en même temps une poussée de
+gens rabattait la porte du cours, et l'immense vestibule
+<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span>
+retentit du choc avec une sonorité d'église.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, la voilà peut-être, votre amie en
+bleu! fit Pageot, désignant une dame qui sortait
+parmi les premières.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes se précipita pour saisir M<sup>me</sup> de
+Marquesse au passage.</p>
+
+<p>&mdash;Vous! se récriait l'autre... Par exemple, vous
+pouvez vous vanter d'être une fière lâcheuse!
+Moi qui n'étais venue que pour vous être agréable!</p>
+
+<p>La jeune femme s'excusa:</p>
+
+<p>&mdash;Une lettre de Gérald que j'attendais... Je
+vous raconterai cela... J'en ai assez ragé, je vous
+jure!... Enfin, était-ce bien là-dedans, au moins?
+Ça valait-il le dérangement?... A-t-il parlé de
+Cléopâtre? A-t-il dit des horreurs?</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Marquesse prit un accent gamin:</p>
+
+<p>&mdash;<i lang="en" xml:lang="en">I don't know...</i> Vous m'en demandez trop...
+Je suis comme la petite fille de l'Ambigu... Je
+n'ai rien vu, rien entendu... Debout, des tas de
+bonshommes devant moi, et une odeur de respirations!...
+Oh! on ne m'y repincera pas de sitôt...
+ou j'enverrai mon valet de chambre retenir mes
+places d'avance...</p>
+
+<p>&mdash;C'est gai!...</p>
+
+<p>&mdash;Bah, ce n'est pas la catastrophe!... fit d'un air
+protecteur M<sup>me</sup> de Marquesse... Grand Dieu! Êtes-vous
+enfant, ma petite Zozé!... Vous le reverrez
+ici ou autre part, votre M. Raindal... Il n'y a rien
+de perdu!... Et tout cela parce que M. de Meuze
+vous a monté la tête avec ses boniments!...</p>
+
+<p>&mdash;Il ne s'agit pas de M. de Meuze!...</p>
+
+<p>&mdash;Et de qui alors?... De Gérald, peut-être?...
+<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span>
+S'il ne s'agit du père, il s'agit du fils... Non,
+mais sincèrement, vous croyez que ça mord sur
+lui les notoriétés?... Ah! vous avez votre dose de
+candeur!...</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc! approuva M<sup>me</sup> Chambannes
+dune voix gouailleuse... Avec ces idées-là, en
+trois mois je finirais par avoir une maison comme
+celle des Pums ou des Silberschmidt... Merci!...
+Allez, mon système n'est pas tellement bête... Je
+sais ce que je fais!...</p>
+
+<p>Puis d'un ton plus cordial:</p>
+
+<p>&mdash;Nous regardons la sortie?...</p>
+
+<p>&mdash;Je veux bien! fit M<sup>me</sup> de Marquesse.</p>
+
+<p>Elles se rangèrent auprès de l'étroite issue par
+où s'écoulait l'auditoire.</p>
+
+<p>C'était évidemment un public de parade, une
+délégation de cette brillante garde citoyenne que
+Paris entretient autour des gloires à succès, tout
+le monde des salons littéraires, des revues à fort
+tirage, des gazettes modérées, illustrations authentiques
+en tête, académiciens célèbres ou obscurs,
+penseurs, songeurs, réfléchisseurs, remueurs
+d'idées, souleveurs de questions et agitateurs de
+problèmes, maîtresses attitrées des grandes tables
+à parler,&mdash;plus leur sémillante cohorte, petites
+femmes, petits hommes, petits jeunes, petits
+vieux, la volée entière de celles et de ceux qui
+jasent, pépient, caquettent sur les cimes de l'art
+comme les moineaux sur les hautes branches; de
+gracieux minois mats de poudre dans le mol évasement
+des collets de zibeline, des silhouettes fureteuses
+aux moustaches quasi militaires, des voix
+<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span>
+disciplinées à la pratique du bien dire, des fronts
+rayés de plis par les années d'étude ou la recherche
+constante du mot spirituel, des sourires, des fourrures,
+des bouffées de bons parfums. Et l'on s'appelait,
+on se saluait, on se communiquait l'opinion
+qu'on avait ou que l'on allait avoir, sous les
+yeux ébahis de quelques profanes qui se citaient
+à voix basse des noms avec respect.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes, surtout, paraissait ravie du
+spectacle. Faire partie de ce clan d'élite ne l'avait
+jamais bien tentée. Par un hasard de destinée, elle
+visait ailleurs, vers un objet plus simple, plus
+humain, plus tendre, où malgré même l'apparence
+contraire, s'acheminaient toutes ses actions.
+Mais assister aux papotages, aux coquetteries,
+aux rassemblements amicaux de ces personnes
+connues dont si souvent parlaient les feuilles,
+cela lui constituait un naïf régal, une joie de l'&oelig;il
+et de la pensée qui rendait sa petite figure toute
+grave d'attention.</p>
+
+<p>Et soudain, dans un involontaire mouvement
+de surprise, elle poussa du coude M<sup>me</sup> de Marquesse:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! voyez donc celle-là!</p>
+
+<p>Elle indiquait du regard une jeune fille pauvrement
+nippée qui venait dans leur direction.</p>
+
+<p>Son paletot en drap vert à parements de vison
+semblait plus défraîchi encore que la capote de
+tulle poussiéreuse épinglée de travers dans sa
+chevelure. Et elle avait cette démarche hautaine,
+cette physionomie agressive et revêche que font
+souvent aux femmes de science la fatigue, l'orgueil
+<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span>
+ou des soucis d'homme. Elle passa auprès des deux
+dames en les dévisageant d'un coup d'&oelig;il presque
+hostile; puis, s'approchant de l'huissier:</p>
+
+<p>&mdash;Pageot! demanda-t-elle d'un ton d'autorité...
+Est-ce que mon père est sorti?</p>
+
+<p>L'appariteur, prestement, avait retiré sa calotte:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mademoiselle... Faut-il le prévenir
+que mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Merci, Pageot... Vous lui direz que je l'attends
+là-bas, devant la grille...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mademoiselle!... fit l'huissier qui
+courait lui ouvrir la porte.</p>
+
+<p>Et, retournant aussitôt vers M<sup>me</sup> Chambannes:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas qui c'est? questionna-t-il
+d'une voix mystérieuse... Non?... C'est mademoiselle
+Thérèse Raindal, la demoiselle de M. Raindal!...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Dehors, devant la grille dévernie, M<sup>lle</sup> Raindal
+s'était mise à marcher activement, allant, revenant,
+le cou blotti entre les épaules, le buste
+courbé en avant, comme une sentinelle qui lutte
+contre le froid.</p>
+
+<p>Parfois elle s'arrêtait et lançait un regard vers
+le perron du fond. On apercevait, contre une vitre,
+la figure méditative de Pageot: et l'air épais,
+comme peint en ocre, de cette obscure après-midi
+de novembre lui donnait, à distance, un teint jaune
+d'hôpital. Mais M. Raindal n'arrivait pas.</p>
+
+<p>Alors Thérèse reprenait sa faction, les coudes
+appuyés aux hanches, les mains croisées dans son
+manchon de peluche; et peu à peu la ligne de ses
+<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span>
+lèvres, minces à peine comme des lisières de soie
+rose, blanchissait, s'effaçait dans une expression
+de maussaderie.</p>
+
+<p>Elle songeait, tout en marchant, à la corvée du
+soir, à cette présentation forcée chez les Lemeunier
+de Saulvard, de la section des Sciences
+morales,&mdash;à cet inconnu qu'on lui présenterait
+dans un bal, afin d'en faire son mari, au besoin,
+l'être qui aurait droit à ses baisers, à son corps,
+et passerait ensuite toutes les nuits auprès d'elle.
+Un de plus à refuser! Le neuvième depuis dix
+ans! «Un jeune savant du plus réel mérite, avait
+écrit Saulvard, un des espoirs de l'assyriologie
+française, M. Pierre B&oelig;rzell. Catholique, mais
+libre-penseur. Pas de fortune, mais honorabilité
+parfaite et brillant avenir...»</p>
+
+<p>M. B&oelig;rzell! M. B&oelig;rzell! Elle répétait à mi-voix
+ce nom rude et barbare. Allons, il devait être encore
+bien campé, bien avenant, cet espoir-là! A peu près
+comme le petit monsieur bedonnant à serviette
+d'avocat, qui remontait, en face, l'autre trottoir.</p>
+
+<p>Elle avait stoppé machinalement pour détailler
+de loin le passant, la bouche pincée de méchanceté,
+l'&oelig;il aguiché comme par une proie.</p>
+
+<p>Puis, faisant demi-tour, les lèvres relâchées d'un
+sourire de dédain:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, un gaillard dans ce genre-là, probablement!
+murmura-t-elle avec un haussement d'épaules.</p>
+
+<p>Elle souffrait. Quelque chose de froid lui harponnait
+la chair du c&oelig;ur, comme la bise qui
+mordait son visage.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span>
+Elle se rappelait l'autre&mdash;celui qu'elle avait
+manqué naguère&mdash;le fiancé fuyard et félon, cet
+Albert Dastarac, dont après dix années, certaines
+nuits, dans ses rêves de vierge, elle croyait encore
+ressentir les affolantes étreintes ou les baisers à
+goût de fraise.</p>
+
+<p>Ah! qui aurait prévu qu'il serait aussi perfide,
+ce jeune agrégé d'histoire, ce Méridional enjôleur,
+ce séduisant <em>Albârt</em>,&mdash;ainsi qu'il prononçait de sa
+voix grave comme un bourdon? Lui si câlin, si
+passionné, et dont le directeur de l'Ecole normale
+avait tellement fait l'éloge! Non, à présent encore,
+devant la grille, dans le brouillard glacé, M<sup>lle</sup> Raindal
+ne pouvait y croire, à cette antique trahison,
+se l'expliquer, y rien comprendre.</p>
+
+<p>Il lui semblait,&mdash;tant restaient familières,
+récentes, ces images chaque jour évoquées,&mdash;être
+auprès d'Albârt, dans le petit salon paternel,
+rue Notre-Dame-des-Champs. Elle revoyait son
+insolente silhouette de spadassin classique, sa stature
+élancée et ses jarrets pliants, ses prunelles
+brunes, énormes, sans nul blanc alentour, pareilles
+à des yeux de cheval, et la fine moustache noire
+qu'il épointait de ses doigts aigus, cuivrés par le
+tabac. Comme il l'avait aimée, durant ces huit
+jours de fiançailles!</p>
+
+<p>Elle avait la taille plate, la bouche exsangue,
+menue, rétrécie comme par un lacet, et le visage
+terni de ce hâle verdâtre qu'on gagne loin du
+soleil, dans la poussière des livres, la tiédeur des
+bibliothèques ou l'air fiévreux des salles de cours.
+Mais de tous ces défauts qu'elle connaissait mieux
+<span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span>
+que personne et dont, plus d'une fois, en secret,
+elle s'était affligée, Albârt paraissait n'en remarquer
+aucun. Il n'était frappé que de ses charmes.
+Il s'extasiait, à tout moment, sur son nez pâle et
+droit, modelé à l'antique, sur ses terribles yeux
+gris surmontés de velours noir comme ceux de
+Minerve, disait-il, ou sur les enroulements massifs
+de sa chevelure brune qu'il eût voulu défaire pour
+s'y plonger la face. Et la tendresse de ses propos
+égalait son talent à flatter.</p>
+
+<p>Sans cesse, sans motif, ardemment, il appelait
+Thérèse d'un ton d'invocation, de prière: «O ma
+<em>Thérézoun</em>! O ma <em>chato</em>!» Il lui chantait de lentes
+romances provençales, plaintives comme des airs
+de chasse au loin, et que M<sup>me</sup> Raindal,&mdash;du
+Midi, elle aussi,&mdash;accompagnait tant bien que
+mal au piano en chevrotant le refrain. Ou, s'il
+demeurait seul avec la jeune fille, il se postait à
+ses pieds, sur un tabouret de satin bleu, tandis
+qu'elle lui confiait des projets d'avenir, comment
+elle désirait régler le temps de son travail, l'aider
+dans sa carrière, le pousser aux plus hauts emplois.
+Et soudain, sauvagement, il vous sautait
+sur elle, vous l'empoignait entre ses bras en balbutiant:
+«Ma Thérézoun!» Elle sentait les fermes
+biceps rouler contre son buste comme des pierres
+rondes, une moustache fleurant l'&oelig;illet s'approcher
+de sa bouche, des lèvres savoureuses se
+poser à ses lèvres; et elle renversait la tête, les
+paupières closes, avec des envies de succomber,
+laissant couler en tout son être le baume bienfaisant
+des baisers.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span>
+Puis, un matin, on avait reçu une lettre embarrassée
+d'Albârt. Des affaires de famille l'obligeaient
+à repartir immédiatement pour Saint-Gaudens,
+son pays natal, et à ajourner le mariage. Il s'excusait,
+l'honnête jeune homme, pleurnichait,
+protestait de son chagrin. Et trois semaines plus
+tard, au Luxembourg, où M. Raindal l'avait
+menée, comme une convalescente, prendre un peu
+de repos, dans l'air printanier du jardin, Thérèse
+rencontrait son fiancé, un Dastarac pimpant, guilleret,
+avec une jeune fille au bras, une petite
+créature malingre et osseuse: la troisième fille de
+M. Gaussine, le professeur de langue sumérienne
+à la Sorbonne. En arrière, le père les suivait.</p>
+
+<p>&mdash;Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal
+pour entraîner Thérèse. Eh oui, ils vont se
+marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître Gaussine
+a la réputation de bien placer ses gendres...
+C'est ce qui aura attiré notre mauvais drôle...
+Viens, je t'expliquerai...</p>
+
+<p>Elle n'avançait plus.</p>
+
+<p>Elle avait failli crier de douleur, tomber là, en
+public, dans une attaque de nerfs. Quel outrageant
+souvenir! Et après, les affreuses journées, dans
+sa chambre tout imprégnée encore des parfums
+du gredin&mdash;ces longues heures de songeries où
+elle avait, devant elle-même, prononcé ses v&oelig;ux
+de renoncement, se vouant désormais à une vie
+d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent
+en religion!</p>
+
+<p>Mais, malgré l'éloignement&mdash;car on <em>le</em> disait
+enfoui à des lieues de Paris, bloqué dans un
+<span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span>
+obscur lycée de Provence, en dépit des intrigues
+de Gaussine,&mdash;malgré le labeur, malgré les
+années, malgré tout, elle n'avait pu chasser de son
+cerveau, si peuplé pourtant de savoir, l'image
+tenace du charmant Albârt.</p>
+
+<p>Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement,
+comme ces mortelles de jadis qu'un dieu
+avait aimées. Il demeurait son époux regretté,
+son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait
+la marier, la livrer à un autre, c'était lui qui
+s'interposait, la reprenait, ressuscitait en ce corps
+austère sa folle Thérézoun, sa Thérézoun captivée.</p>
+
+<p>Elle croyait le voir surgir, invisible à tous
+quoique présent, poing sur la hanche, jarret
+pliant, dans sa bravache posture de reître, et ses
+lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma
+<em>chato</em>, non, mais regarde, compare!... Est-ce que
+c'est possible après moi?» Oui, comment déroger?
+Comment le trahir? Et brusquement, en quelques
+mots, le prétendant était éconduit.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait
+d'un ton piteux M. Raindal.</p>
+
+<p>Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec,
+rageur, violent comme une bourrade, et dont il
+chancelait presque, étourdi, réduit au silence,
+incapable de discuter.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>&mdash;Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été
+retardé par un journaliste, un reporter, qui m'interviewait
+sur Cléopâtre, les Anglais en Egypte...
+est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop impatientée,
+dis-moi?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span>
+Thérèse, à la voix joviale de son père, avait
+sursauté:</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en
+marchant.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! bon! tant mieux!...</p>
+
+<p>Puis la prenant sous le bras comme un ami, un
+collègue, il se dirigea d'une allure rapide vers le
+boulevard Saint-Michel.</p>
+
+<p>On se retournait à leur passage, intrigué par ce
+couple étrange, ce vieil officier de la Légion d'honneur,
+ce vieux monsieur à barbe blanche et cette
+jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras
+dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des
+conjectures, on souriait instinctivement à des idées
+vagues, sympathiques, et quelquefois des étudiants,
+qui connaissaient de vue le maître, le fixaient à
+dessein pour attirer son regard ou le saluaient
+même comme par élan de respect.</p>
+
+<p>Mais M. Raindal n'apercevait que confusément
+ces hommages. Maintenant il était tout entier à
+questionner Thérèse, à savoir sur la leçon d'ouverture
+son opinion exacte. Était-elle satisfaite?
+Cela avait-il bien été? Pas trop de longueurs,
+non? Et la péroraison, qu'en pensait-elle? Leur
+avait-il convenablement signifié leur congé aux
+badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir
+son cours, sa petite chapelle tranquille?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te
+reprocherais, c'est de t'être montré dans le ton
+un peu sévère, un peu mordant!...</p>
+
+<p>&mdash;Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne
+tous ces godelureaux, toutes ces belles dames...
+<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span>
+Chez nous, il ne faut que des travailleurs, de
+vrais apprentis...</p>
+
+<p>Puis il partit en des commentaires diffus sur
+les devoirs, la dignité, la destination du Collège
+de France. La Science! Le Collège de France! Sa
+foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres!
+Et Thérèse, qui savait par le menu la marche et
+les versets de ces fougueuses litanies, le laissait
+aller sans interrompre.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix
+essoufflée... Ils sont avertis... On ne les reverra plus,
+j'imagine... Du reste, cette affluence a ses raisons...
+C'est encore un miracle de notre <em>Cléopâtre</em>.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! «notre»! protesta Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Si, si, «notre»! Je maintiens le mot...</p>
+
+<p>Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à
+parler de soi, il se mit à retracer les phases de
+son déconcertant triomphe: la célébrité venue de
+la veille au lendemain, la presse entière, les
+revues, les salons, s'employant ensemble à le
+rendre illustre, cinq mille exemplaires écoulés en
+trois semaines, des articles chaque soir, chaque
+matin, partout,&mdash;les retardataires plus chauds
+que les premiers, cherchant dans la ferveur de
+l'adhésion une excuse à la honte du retard,&mdash;des
+lettres, des interviews, des demandes de copie,
+d'autographes, de portraits. Le succès, en un mot,
+l'investiture impériale que Paris donne parfois à
+certains de ses élus, avec les théories d'offrandes
+sans fin, les prétoriens en délire, et même cet
+enthousiasme intolérant qui force les envieux
+d'attendre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span>
+Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein?
+Qui donc, trois ans avant, lui avait suggéré le
+sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une <cite>Vie de
+Cléopâtre</cite>, rédigée au point de vue national, égyptien
+et s'inspirant des documents indigènes, des
+sentiments populaires de l'époque? Qui l'avait
+ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans
+cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux,
+recopié les papyrus, transcrit les inscriptions,
+lu et relu les épreuves une à une, sauf les
+notes en latin? Qui avait...</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il
+en quittant le ton de réquisitoire amical qu'il
+avait pris pour prononcer ce panégyrique.</p>
+
+<p>Thérèse eut un sourire attendri:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On
+oublie le reste, on ne se connaît plus... Je te conduis
+au <cite>Bon Marché</cite>, où je vais acheter des gants
+pour ce soir...</p>
+
+<p>&mdash;Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant,
+comme s'il venait déjà de recevoir l'estocade du
+refus coutumier.</p>
+
+<p>Puis il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je
+monte chez ton oncle Cyprien chercher des nouvelles
+de son rhumatisme et m'informer s'il dînera
+tantôt...</p>
+
+<p>Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés.
+Ils s'arrêtèrent au milieu de la foule
+mélancolique qui piétinait auprès du bureau des
+tramways,&mdash;et, se serrant la main vigoureusement,
+comme deux camarades:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span>
+&mdash;Au revoir, ma fille... A tout à l'heure!</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, père!</p>
+
+<p>Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous
+son bras sa serviette de cuir qui glissait et, d'un
+pas flâneur, comme alourdi par les pensées, il
+s'engagea lentement dans la rue Bonaparte.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span></p>
+
+<h2>II</h2>
+
+<p>M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille
+maison formant le coin de la rue Vavin et de la
+rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un petit
+logement dont les deux pièces spacieuses dominaient,
+à perte de vue, les charmilles du Luxembourg.</p>
+
+<p>C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans,
+trapu, sanguin, la moustache grisonnante et la tête
+rasée de près, comme un soldat d'Afrique.</p>
+
+<p>D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait
+eu grand'peine à se maintenir dans les bureaux du
+Ministère de l'Industrie, où, dès 1860, son aîné
+l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué
+pour insubordination ou propos factieux, sans l'intervention
+puissante de son frère Eusèbe. Il était
+né au temps de misère où M. Raindal, le père,
+chassé de l'Université comme complice de Barbès,
+courait les leçons à deux francs le cachet; et l'on
+eût dit qu'il avait hérité de lui le goût de l'opposition.</p>
+
+<p>L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme,
+il avait tour à tour détesté tous les gouvernements
+que ses fonctions l'obligeaient à servir. Et
+<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span>
+finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine
+du général Boulanger une carte à son nom, complétée
+par ces lignes d'exhortation cordiale: «Bravo,
+général! En avant! Tout le pays est avec vous.»</p>
+
+<p>Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef
+de bureau. Convoqué aussitôt dans le cabinet du
+ministre, il arrivait souriant, la bouche mâchonnant
+déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de
+sa révocation l'avait frappé en plein esprit de paix,
+comme l'insulte imprévue, la gifle sur la joue qui
+se tend au baiser.</p>
+
+<p>Il était rentré dans son bureau en vociférant
+des hurlements de rage et de menace. Puis, tout
+de suite, il avait couru se commander des cartes
+nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait:
+«<em>Ancien sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie</em>»,&mdash;et
+il avait même cloué l'une d'elles à
+la porte de son logement.</p>
+
+<p>Mais sa vengeance s'était arrêtée là. Le fonctionnaire
+qui subsistait en lui n'avait osé pousser plus
+loin cette quasi usurpation de titre. Il s'était décidé
+à brûler le restant des cartes fallacieuses. En outre
+son frère intriguait pour lui garder, quand même,
+le bénéfice de la retraite, trois mille francs sans
+lesquels il fût tombé dans la pire des gênes. Il
+attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et
+ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on
+eut officiellement liquidé sa pension.</p>
+
+<p>Seulement, alors, la fougue de ses opinions et
+la violence de son langage éclatèrent terriblement,
+comme des explosifs trop longtemps comprimés.
+Trente années d'exaspérations retenues, dans le
+<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span>
+besoin de vivre et la crainte des supérieurs, firent
+irruption par sa bouche en avalanches qu'on pouvait
+croire intarissables.</p>
+
+<p>Au début, il voulait donner une formule à ses
+animosités, étayer de certains principes son mécontentement;
+et il inclina vers le socialisme. Par
+malheur, il se perdait dans les questions de capital
+et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et
+l'économie politique le dérouta par ses systèmes
+instables ou que d'autres démentent.</p>
+
+<p>Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux
+comme son frère par éducation, rond-de-cuir par
+accoutumance, il lui fallait une doctrine plus humaine
+et moins subversive, des théories faciles à
+embrasser, de la morale plutôt que des chiffres,
+du sentiment plutôt que de la déduction.</p>
+
+<p>Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il
+se fabriqua un credo social où il se trouvait à
+l'aise, comme dans un habit sur mesure. Persuadé
+qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il
+désirait voir établir. Le châtiment des méchants,
+la mort ou l'exil des voleurs, le retour des m&oelig;urs
+probes, l'écrasement de l'iniquité, voilà, en premier
+lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après?
+Bah! on aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces
+purifications; puis on s'occuperait du reste pour
+le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de ces
+rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et
+de rebâtir la société comme s'il s'agissait de la
+hutte d'un cantonnier. Il savait la force de la tradition,
+la nécessité de la famille, le charme indispensable
+de la liberté. Avant de supprimer tout
+<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span>
+cela, qu'on songeât donc à nettoyer le pays de la
+vermine qui l'infectait. A l'occasion, l'oncle Cyprien
+ne refuserait pas son coup de main.</p>
+
+<p>Il se déclarait prêt à marcher le jour où les
+camarades iraient en masse appréhender, jusque
+dans leurs palais, les prévaricateurs, les juifs et
+les calotins dont la coalition clouait la France au
+sol comme une fourche à trois branches. La comparaison
+était de son cru et il la répétait volontiers,
+en parlant de se faire casser la tête ou de casser
+celle de beaucoup d'autres.</p>
+
+<p>La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs
+préparé à merveille pour figurer dans cette
+armée de justiciers sincères que la mort du général
+rebelle a laissée sans chef, mais non sans
+espoir.</p>
+
+<p>D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires
+qui dénoncent les ennemis des faibles
+ou soutiennent les victimes contre leurs oppresseurs.
+Et même, successivement, par une anomalie
+curieuse, il s'était découvert toutes les haines,
+souvent disparates, dont ces maîtres attisent la
+flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son
+c&oelig;ur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou
+ses disciples, la haine du prêtre et des dévots;
+avec Drumont, la haine du juif et de l'exotique. Il
+relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en
+citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation
+s'en ressentait. Les fanfares des injures les
+plus diverses y croisaient leurs notes discordantes.
+Les mots de chéquard, de repu, de panamiste,
+les mots de calotin, de cafard, de ratichon,
+<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span>
+joints à ceux de youtre, youpin ou rasta, vibraient
+pêle-mêle comme la basse continue de ses indignations.
+Et il navrait les siens par sa virulence
+quand, devant des étrangers, il discutait sociologie.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il
+s'élança du petit canapé de reps vert où il somnolait,
+et, la main appuyée aux reins, il alla ouvrir
+en boitant un peu.</p>
+
+<p>Un sourire de joie dilata sa physionomie à la
+vue de M. Raindal. Les deux frères s'embrassèrent
+selon leur coutume.</p>
+
+<p>Puis Cyprien s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! je suis bien content de te voir! Viens
+par ici... J'avais justement des tas de choses à te
+lire...</p>
+
+<p>&mdash;Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous
+à dîner ce soir? questionnait M. Raindal
+tout en suivant son frère.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, mais certainement!...</p>
+
+<p>Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait
+de salon:</p>
+
+<p>&mdash;Là, assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant
+affectueusement sur les épaules de M. Raindal.</p>
+
+<p>Après quoi, il se mit à fouiller d'une main
+hâtive parmi les journaux qui jonchaient le canapé,
+dépliés, froissés et s'amputant les uns aux
+autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une
+gâterie, une débauche de malade, tous ces journaux
+brouillés,&mdash;un luxe qu'il s'offrait quand
+des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais
+<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span>
+autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la
+brasserie, et en petit nombre,&mdash;deux ou trois
+gazettes de combat qui lui chauffaient délicieusement
+le cerveau après déjeuner comme le petit
+verre de fine dont il se brûlait la gorge. Enfin il
+eut achevé son triage, trouvé les trois journaux
+qu'il cherchait, et les brandissant dans un crépitement
+de papier chiffonné:</p>
+
+<p>&mdash;Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!...
+De quoi m'amuser et de quoi te faire claquer
+d'orgueil... <em>Primo</em>, bien entendu, ce qui
+m'amuse...</p>
+
+<p>Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture
+du premier journal. En termes discrets, quoique
+impitoyables, on y annonçait à bref délai l'arrestation
+d'un sénateur, ancien ministre, ancien
+député, bien connu pour ses tripotages, ses complaisances
+envers la haute banque, ses tendances
+cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce
+prochain acte d'énergie.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant...
+Je ne sais pas qui c'est... J'ai réfléchi
+pendant des heures sans trouver... Et pourtant, je
+te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une
+excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous
+balaie toutes ces fripouilles... Un de plus à Mazas!
+Je le marque!...</p>
+
+<p>Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux
+mains posées sur ses genoux:</p>
+
+<p>&mdash;Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se
+corse!... Ça crève, tous ces abcès!</p>
+
+<p>M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une
+<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span>
+controverse ou tout au moins l'ajourner en bloc
+jusqu'après la lecture imminente des deux autres
+journaux. Habitué par profession, par tournure
+d'esprit, à ne considérer les choses qu'à travers
+l'immensité du temps, l'infini des siècles passés
+et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que
+l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait
+à causer politique, il se sentait plus gêné
+que s'il eût fallu débattre en langue indigène sur
+une question de <em>tabou</em> avec un chef sauvage de la
+Polynésie.</p>
+
+<p>Alors il procéda comme il faisait en pareil cas,
+et déchaînant hypocritement entre eux le flux
+tiède des généralités:</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous
+vivons dans une époque fort troublée... Il y a eu
+beaucoup d'abus... Que veux-tu?... La concussion
+est la plaie des démocraties... Polybe l'a dit...</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi donc tranquille avec ton Polybe!
+interrompit l'oncle Cyprien en secouant la tête
+comme pour se désengluer de ces aphorismes.
+Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés
+par des crapules... Ce sera plus juste et plus
+vite fait...</p>
+
+<p>Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé
+cet illustre aîné, qu'il vénérait au fond de son
+âme tumultueuse:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute...
+Tu m'agaces avec tes grandes phrases vagues...
+Tiens, voici pour gagner mon pardon... Demandez
+le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du
+jour, le drapeau de la famille, la gloire de l'égyptologie
+<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span>
+française, avec l'histoire de sa vie depuis
+les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!...
+Tara ta ta ta ta ta ta!...</p>
+
+<p>Il avait tendu le second journal à son frère et il
+fit le tour de la pièce en sonnant, dans sa main
+roulée en cornet, une marche triomphale, comme
+jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un
+collègue.</p>
+
+<p>M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le
+journal qu'il tenait à bouts de bras, éloigné du
+buste, en raison de sa presbytie.</p>
+
+<p>Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses,
+c'était bien lui, son nez charnu, sa
+barbe blanche, sa paterne figure,&mdash;une vraie
+figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>Et au-dessous s'étageait sa biographie,&mdash;des
+dates, des dates encore ou les titres de ses livres,
+à la suite, qui n'en disaient pas plus sur son existence,
+ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme,
+que les bornes de la route ou les poteaux des carrefours
+sur les pays que l'on traverse. Mais pour
+lui ces chiffres et ces mots secs vivaient comme
+de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres.
+Des rafales de vanité montaient de son c&oelig;ur à sa
+bouche,&mdash;et une honte le faisait rougir comme s'il
+eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule
+qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se
+maîtrisa pourtant, par pudeur, puis avec calme:</p>
+
+<p>&mdash;C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai
+cela à la maison...</p>
+
+<p>Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle
+Cyprien lui commanda de se rasseoir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span>
+&mdash;Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà
+le déplaisir, maintenant! On t'injurie dans le
+<cite>Fléau</cite> un sale journal rédigé par des calotins et
+lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le
+morceau... C'est du propre!</p>
+
+<p>Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse
+où tremblait un peu de colère:</p>
+
+
+<p class="center">INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES</p>
+
+<p class="blockquote">«C'est prochainement que se réunit à l'Académie
+française la commission chargée de décerner
+le prix Vital-Gerbert (15 000 francs) au meilleur
+livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en
+croyons les on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs
+candidats étant en présence. L'un d'eux serait
+M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette
+<cite>Vie de Cléopâtre</cite> autour de laquelle une certaine
+presse a mené quelque bruit depuis un mois. Mais
+la candidature de M. Raindal compte dans les
+milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs
+estiment que le succès de son livre est dû
+en grande partie aux détails pornographiques qui
+y fourmillent et qui ont captivé une clientèle
+spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans
+ce délicat débat, force pourtant nous est de convenir
+que ce livre est un des plus immoraux
+qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole.
+Les notes principalement, quoique rédigées
+en latin, y sont d'une révoltante obscénité. L'auteur
+aura beau alléguer, pour sa défense, qu'il n'a
+fait que traduire des pamphlets égyptiens de
+<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span>
+l'époque, et même qu'il a eu soin de les traduire en
+latin, il n'en demeure pas moins acquis que, volontairement
+ou non, il a publié là un recueil d'authentiques
+ordures. Nous savons que l'histoire a
+ses droits et que l'historien a ses devoirs. Mais
+M. Raindal nous prouvera difficilement qu'il était
+du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre
+râlant des mots de portefaix dans les plus abjects
+abandons de l'amour ou raffinant en termes immondes
+sur la débauche comme une Néron femelle.
+C'est à d'autres &oelig;uvres, traitant de plus vastes
+questions et à un point de vue social et élevé qu'à
+notre avis sont réservées les récompenses académiques.
+A MM. les Immortels de décider si nous
+avons tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient
+cette année, que l'embarras du choix.»</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à
+terre le papier qu'il avait pétri en boule... Comme
+éreintement, c'est coquet!... Cela n'a aucune importance,
+étant donné, je te l'ai dit, que cette
+feuille n'est lue que par des youpins... Mais, tout
+de même, si tu m'y autorisais, j'irais de bon c&oelig;ur
+tirer les oreilles au cafard dont la plume s'est permis...</p>
+
+<p>M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à
+mesure qu'avançait la lecture, dressa la main en
+un geste philosophique et, d'une voix encore mal
+assurée:</p>
+
+<p>&mdash;Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits
+revenants-bons de la célébrité... Et puis, je sais de
+qui c'est!...</p>
+
+<p>&mdash;De qui donc?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span>
+&mdash;Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par
+mon collègue et concurrent Saulvard, Le meunier
+de Saulvard, des Sciences morales... Je reconnais
+sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son
+<cite>Histoire des affranchis sous l'Empire romain</cite>... Je le
+gêne... Il me fait diffamer... Le coup est classique...
+Il n'y a qu'à plaindre ce malheureux et à sourire.</p>
+
+<p>M. Raindal effectivement grimaça un sourire
+avec peine. Mais cette rage qu'on ressent devant
+l'injustice lui obstruait la gorge comme un caillot
+amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra:</p>
+
+<p>&mdash;Pornographe!</p>
+
+<p>Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix
+soulagée, il répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit
+de plus fort dans le métier, où j'en ai vu cependant,
+des jalousies, et des petitesses, et des calomnies...
+Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous
+de ce qu'on appelle les pures régions de la
+science!... et les saletés qui s'y dégorgent! Pornographe!...
+Après une carrière comme la mienne!...
+Les misérables!</p>
+
+<p>Il exhala un petit rire méprisant:</p>
+
+<p>&mdash;Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme
+qui s'est marié presque vierge!... Un homme
+qui depuis quarante ans travaille douze heures par
+jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en
+ris!... C'est trop drôle! C'est plus comique qu'autre
+chose.</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan
+à cette crise de révolte dont la véhémence ravissait
+ses instincts.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span>
+&mdash;Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant
+serrer la main de son frère... Allons, tu as encore
+du sang de Raindal dans les veines... Tu n'aimes
+pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne
+heure! Et j'espère bien que quand tu reverras ce
+monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant
+soudain son ardeur.</p>
+
+<p>&mdash;Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire.
+Comment?... Où cela?...</p>
+
+<p>&mdash;Chez lui... A un bal qu'il donne...</p>
+
+<p>&mdash;Et tu iras?</p>
+
+<p>&mdash;Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On
+doit nous y présenter un jeune homme, un jeune
+savant...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la
+sphère lisse de son crâne, et, le regard songeur:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ah! un mariage pour mon neveu!&mdash;il
+appelait ainsi Thérèse, en raison de ses allures
+masculines&mdash;Bon! bon! C'est un motif cela...
+Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en
+voudra pas, de ce jeune savant... Enfin, tu fais
+bien, il faut voir... Mais de la prudence! Ton
+Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais
+guère confiance en ce qui me viendrait de
+lui...</p>
+
+<p>M. Raindal se leva:</p>
+
+<p>&mdash;Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs,
+tu te trompes... En dehors de ses ambitions, Saulvard
+n'est pas un méchant homme...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span>
+&mdash;Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt,
+sept heures!...</p>
+
+<p>Et il accompagna son frère jusque sur le palier.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>On allumait dehors les réverbères, quand
+M. Raindal arriva chez lui, rue Notre-Dame-des-Champs.</p>
+
+<p>Vivement, il avait passé un coin-de-feu en molleton
+marron, des pantoufles à semelles de feutre,
+et, dans le noir, à pas veloutés, il se dirigea vers
+son cabinet de travail.</p>
+
+<p>Deux bureaux de chêne accolés, face à face,
+comme dans une salle de banque, emplissaient
+presque la pièce de leurs lourdes masses rectangulaires.
+Assise à l'un d'eux, Thérèse écrivait
+auprès d'une lampe à pétrole, et l'abat-jour de
+carton vert rabattait durement sur elle la lumière
+que son front incliné reflétait par endroits.</p>
+
+<p>&mdash;Déjà à l'&oelig;uvre! s'écria M. Raindal.</p>
+
+<p>Il lui avait saisi la tête entre ses deux mains,
+comme à une fillette, et il l'embrassait avec ce
+redoublement de tendresse égoïste, ce besoin de
+rapprochement que vous inspirent les êtres chers,
+après qu'on a subi la méchanceté d'autrui.</p>
+
+<p>Elle se dégagea en souriant, et doucement:</p>
+
+<p>&mdash;Laisse-moi, père!... Je corrige les épreuves
+de ton article pour la <cite>Revue</cite>. On vient les chercher
+à cinq heures et demie. Tu vois que c'est pressé.</p>
+
+<p>&mdash;Parfait! J'obéis, fit M. Raindal.</p>
+
+<p>Et, s'asseyant à l'autre table, en face d'elle,
+il amena des papiers qu'il se mit à annoter. Alentour,
+la pièce était sombre, sauf quelques fils d'or
+<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span>
+qui luisaient dans l'algérienne des rideaux fermés,
+et un mince rond jaunâtre que la lampe faisait
+frémir au plafond. On n'entendait que la respiration
+un peu embarrassée de M. Raindal, le craquement
+du coke dans la grille ou parfois une cloche qui,
+dans le voisinage, lançait, à longs intervalles,
+quelques sons isolés et tristes.</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc! s'écria tout à coup le maître... Et
+ta mère?... Elle n'est pas rentrée?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mais elle ne tardera pas, fit Thérèse,
+elle ne peut pas tarder...</p>
+
+<p>Puis, sans cesser d'écrire, elle ajouta, d'une
+voix plutôt goguenarde:</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble bien... Non je ne devrais pas
+te le dire... Enfin, j'ai commencé, tant pis!... Oui,
+il me semble bien avoir vu tout à l'heure maman
+qui entrait à Saint-Germain-des-Prés!...</p>
+
+<p>&mdash;Encore! murmura M. Raindal, avec un
+hochement de pitié... Cela fait au moins deux fois
+depuis ce matin... C'est déplorable!..</p>
+
+<p>Thérèse fixait son père en souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu veux?... Puisque c'est son
+bonheur, sa tranquillité!</p>
+
+<p>M. Raindal eut une grimace de mélancolie.</p>
+
+<p>Lui, qui dans son athéisme philosophique et
+rogue, ne croyait à rien qu'à la science; lui que,
+même chez ses amis, la foi religieuse irritait
+comme une marque d'incompréhension, n'avait-il
+pas tout fait jadis pour les procurer à sa femme,
+ce bonheur, cette tranquillité, ou du moins ce
+qu'il jugeait tel? Et avec quelle patience, quelle
+abnégation, madame Raindal, mieux que quiconque,
+<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span>
+pouvait en témoigner, si encore elle se
+rappelait!...</p>
+
+<p>La surprise, pourtant, avait été cruelle. A voir
+mademoiselle Desjannières, si gaie, si rieuse, si
+enfant malgré ses vingt ans, ou bien à voir son
+père, un avocat de Marseille venu par aventure
+tenter la fortune en Égypte, beau parleur, bon
+garçon, chanteur de chansonnettes, personne n'aurait
+soupçonné les secrètes ferveurs qui travaillaient
+la jeune fille. Bah! qu'importait à M. Raindal,
+puisqu'il aimait sa fiancée! Il la soignerait,
+la guérirait! Et dès le lendemain des noces à
+Alexandrie, puis à Paris où le ménage rentrait, la
+cure commençait, se poursuivait méthodiquement.
+Chaque jour, des heures durant, il discutait avec
+sa femme, la sermonnait, la raisonnait. Et elle, de
+son côté, se prêtait au régime, essayait par tendresse
+de vaincre ses terreurs. Mais, au bout de
+trois mois, un matin, elle se jetait aux genoux de
+son mari, en pleurant, en demandant grâce. Elle
+le suppliait d'interrompre le martyre, de la laisser
+retourner au confessionnal; et, devant tant
+d'affliction, il avait dû y consentir.</p>
+
+<p>C'était une force surhumaine qui la poussait,
+une peur invincible, la crainte des châtiments
+que le péché entraîne. Une vieille bonne provençale,
+sorte de Dante domestique, lui avait, toute
+petite, infusé le germe du mal. Le soir elle lui
+décrivait, comme si elle en revenait, les sites
+rouges, les brûlantes horreurs, les affres éternelles
+où se débattent les pécheurs dans le pays d'enfer,
+la peine du dam, la peine du sens, les hurlements,
+<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span>
+les plaintes, les contorsions diaboliques.
+Et, à mesure que l'enfant devenait jeune fille, à
+la flamme de ces récits, son âme graduellement
+se faisait plus étroite, plus sensible, plus douillette
+au péché. Le moins grave d'entre eux lui
+pesait comme une faute irrémissible. Sous cet
+épineux fardeau, elle sentait son c&oelig;ur étouffer. Il
+lui fallait alors courir auprès d'un prêtre, se
+décharger dans son indulgence de ce poids d'angoisse
+plus dur qu'un poids de fer. Souvent même,
+à la porte du sanctuaire, un scrupule l'arrêtait, un
+semblant d'oubli, qui la ramenait en hâte sur ses
+pas, pour implorer encore l'assistance de celui qui
+quittait la clôture sacrée. Et, depuis son mariage,
+depuis trente-deux ans, elle continuait ainsi,
+chassée sans cesse vers les églises par des tourments
+de conscience nouveaux, cachant chez elle
+ses épouvantes, incapable dehors de les dominer,
+craignant les railleries des siens et pleurant sur
+leur damnation.</p>
+
+<p>&mdash;Son bonheur! Sa tranquillité! grommelait
+M. Raindal en écrivant... Ah! si seulement elle
+avait eu l'énergie de m'en charger!...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Mais deux coups vifs retentissaient au timbre de
+l'entrée.</p>
+
+<p>&mdash;Attention! fit le maître, voici ta mère... Je
+suis curieux de ce qu'elle va nous dire...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Raindal apparut sur le seuil, enserrée dans
+une longue douillette noire doublée de petit-gris
+et dont le drap usé brillait un peu aux épaules.
+Elle susurra d'une voix essoufflée:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span>
+&mdash;Attendez!...</p>
+
+<p>Sous le manteau elle avait porté la main à son
+c&oelig;ur pour en écraser les battements, et elle
+expliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis montée trop vite...</p>
+
+<p>&mdash;Assieds-toi, repose-toi, fit avec flegme
+M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non, c'est fini, cela va mieux!</p>
+
+<p>Elle décrocha l'agrafe de la pèlerine, et alla
+embrasser son mari, puis sa fille. Elle avait les
+joues glacées par le vent du soir, froides comme
+une vitre, et sa poitrine haletait encore en se penchant
+sur eux.</p>
+
+<p>&mdash;D'où arrives-tu donc si tard? demanda
+M. Raindal sans relever la tête de dessus son
+papier.</p>
+
+<p>Elle se récria:</p>
+
+<p>&mdash;Si tard!... Mais il n'est pas si tard... Il est
+cinq heures un quart tout au plus... Je viens de
+chez Guerbois commander un vol-au-vent pour
+dîner... Cyprien dîne, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Cyprien dîne!</p>
+
+<p>Elle n'insista pas. Un commencement de frayeur
+l'étranglait, car elle venait de commettre quasiment
+le péché de mensonge. Alors elle tisonna le
+coke rougeoyant de la cheminée, abaissa la mèche
+de la lampe qui filait, et n'y tenant plus sous ce
+silence imprégné d'ironie, et de soupçons peut-être,
+elle sortit, les joues en feu maintenant, la
+poitrine gonflée de soupirs.</p>
+
+<p>Thérèse et M. Raindal avaient simultanément
+<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span>
+redressé le front et échangeaient un sourire d'entente.</p>
+
+<p>&mdash;Hein! as-tu vu... son vol-au-vent?...</p>
+
+<p>Il haussait les épaules d'un air découragé. La
+jeune fille murmura avec compassion:</p>
+
+<p>&mdash;Cette pauvre maman!... Elle est si bonne!...</p>
+
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_34"> 34</a></span></p>
+
+<h2>III</h2>
+
+<p>Vers six heures moins le quart, l'oncle Cyprien
+passa dans son étroite cuisine obscure où il avait
+coutume de se cirer les bottes avant de sortir.</p>
+
+<p>Il formait le projet d'aller rejoindre à la petite
+brasserie Klapproth, rue Vavin, son vieil ami,
+Johann Schleifmann, et de causer une bonne heure
+avec lui en sirotant l'apéritif.</p>
+
+<p>Les personnes qui connaissaient l'antisémitisme
+de M. Raindal cadet s'étonnaient de son intimité
+avec ce juif de Galicie.</p>
+
+<p>Mais lorsqu'on le questionnait à ce sujet, l'oncle
+Cyprien ne manifestait aucun embarras. Loin de
+là, il toisait dédaigneusement l'interrogateur, haussait
+les épaules, puis il vous apprenait&mdash;si vous
+teniez à le savoir&mdash;que ce Schleifmann était la
+plus brave pâte d'homme qui fût. Depuis huit ans
+qu'il le fréquentait, pas une seule fois il n'avait
+eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui
+semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann,
+quoique juif, était «aussi antisémite que vous et
+moi.»</p>
+
+<p>En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien
+exagérait, ou du moins il se méprenait sur les
+sentiments de son ami.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span>
+Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces
+juifs prudents qui renient leur juiverie par crainte
+des préjugés, platitude devant la majorité, intérêt
+professionnel ou mondain.</p>
+
+<p>Son antisémitisme n'était fait au contraire que
+d'amour pour sa race et d'orgueil atavique. S'il
+paraissait antisémite, ce devait être à la façon d'un
+Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité,
+l'âpre esprit des vieux prophètes soufflait dans son
+c&oelig;ur; et il ne maudissait ceux de sa religion que
+parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël et
+se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu
+de régir le monde par l'influence de la pensée.</p>
+
+<p>Cet orgueil sémitique avait même causé toutes
+les difficultés de sa vie aventureuse.</p>
+
+<p>Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université
+de Lemberg, il n'avait pas tardé à négliger
+l'ancienne loi mosaïque pour adopter la foi récente
+qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De
+cette loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs
+comme de l'autre. Karl Marx et Lassalle lui
+apparaissaient les modernes délégués de Iaveh sur
+la terre pour apporter l'évangile nouveau et la
+religion économique de l'avenir. Il considérait
+leurs ouvrages comme des livres presque saints,
+et se réjouissait de voir une fois de plus la divine
+prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il
+s'était affilié aux principaux groupes socialistes
+de la ville et faisait, dans les faubourgs, une propagande
+active. Trois mois de forteresse, dix ans
+d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans
+son zèle sinon dans ses croyances.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span>
+En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit
+où il se réfugierait après sa libération. En
+Autriche, en Allemagne, surveillé par la police et
+exposé aux attaques des antisémites, l'existence,
+pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement
+de se retirer quelque temps en France
+et vint s'y installer vers la fin de 1882.</p>
+
+<p>Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand,
+de philosophie ou d'histoire naturelle. Il
+arrivait muni de chaleureuses recommandations
+que lui avaient fournies des israélites de Vienne
+pour leurs parents et coreligionnaires établis à
+Paris. Et rapidement ainsi, il eut une petite clientèle
+d'élèves qui le mit hors du besoin, voire dans
+une certaine aisance.</p>
+
+<p>Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce
+bien-être par ambition idéaliste, manie de réaliser
+ses théories tout en ramenant les juifs aux devoirs
+héréditaires.</p>
+
+<p>Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les
+contagieux progrès de l'antisémitisme, et il était
+imbu de cette conviction que le microbe antisémitique
+continuerait sa marche inflexible vers
+l'Occident, gagnant successivement la France,
+l'Angleterre, puis le nouveau monde, toute la
+chrétienté enfin.</p>
+
+<p>Comment y résister, le combattre, lutter contre?
+Schleifmann avait là-dessus une doctrine fort nette
+qu'il déclarait puisée aux sources du plus pur
+judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites
+riches, revenir aux traditions de leur race dont la
+mission providentielle est de fournir aux peuples
+<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span>
+des exemples moraux, aux cerveaux des idées, aux
+c&oelig;urs une religion.</p>
+
+<p>Dans ce sens, rompre avec les errements passés,
+quitter la société mondaine et cléricale où ils
+s'amollissaient au détriment de leur dignité, rentrer
+dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer
+leurs rares facultés à la défense des humbles,
+à la victoire du droit, aux conquêtes sur l'injustice,
+et, finalement, sauf une rente individuelle
+qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de dix
+mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises
+dont l'ensemble servirait à des fondations
+nationales, populaires ou colonisatrices,&mdash;tels se
+formulaient en bref les principaux moyens pratiques
+par lesquels Schleifmann prétendait assurer
+le salut et la gloire du peuple élu de Dieu.</p>
+
+<p>Puis, au bout de quelques mois de séjour à
+Paris, il crut le moment propice pour soumettre
+aux parents de ses élèves, au clergé et aux notabilités
+de la juiverie, son audacieux plan de régénération.
+Mais il ne garda pas longtemps d'illusions
+sur le succès de l'entreprise.</p>
+
+<p>Les juifs de finance venaient de se heurter contre
+la catholicité dans la première grande bataille.
+Une version disait: avec l'appui du ministère.
+Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement
+gagné, de longue date, à la cause juive.
+Une troisième, plus modérée: avec la sympathie
+officieuse de l'Administration qu'inquiétait la
+révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus
+ou seuls, ils avaient triomphé; et l'enthousiasme
+de la victoire les aveuglait. Jamais leur
+<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span>
+arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance
+dans la loi plus obtuse.</p>
+
+<p>Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins,
+effarés à la pensée des ennuis qu'il pourrait leur
+susciter avec la haute finance, toute-puissante
+dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner
+suite à ses dangereuses utopies. Les riches et
+les demi-riches le congédièrent par des paroles
+sèches, ou des plaisanteries méprisantes.</p>
+
+<p>Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un
+air paternel sur l'épaule du têtu Galicien et lui
+demandaient si c'était sérieusement, voyons, que
+lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé,
+parlait de toutes ces sornettes. L'antisémitisme?
+Bon pour les pays germaniques, les pays slaves
+où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs étaient
+ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le
+pays de toutes les libertés, sur la belle terre de
+France, mère de la Révolution et de la sublime
+Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais,
+au grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne
+fleurirait. Et on éclatait de rire en lui offrant un
+cigare.</p>
+
+<p>A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la
+mésaventure du coupable Schleifmann. Beaucoup
+de parents, effrayés par ses théories, lui retirèrent
+leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre
+ou de ne pas mourir de faim, avec le tiers à peine
+de sa jeune clientèle.</p>
+
+<p>La catastrophe était complète. Il la supporta
+vaillamment.</p>
+
+<p>Afin de parer aux éventualités, aux maladies
+<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span>
+possibles, il vendit tous ses meubles, tous ses
+livres sauf une centaine de volumes indispensables,&mdash;la
+Bible, l'Imitation, G&oelig;the, Spinosa,
+Shakespeare, Mendelssohn, Renan, Taine, les
+poésies de Victor Hugo et les écrivains socialistes.</p>
+
+<p>Puis il loua, au sixième étage d'une maison de
+la rue de Fleurus, une vaste chambre bien éclairée,
+où il attendit en lisant que la fortune et l'humanité
+lui devinssent moins mauvaises.</p>
+
+<p>Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la
+fin, de sa perspicacité prophétique, quand les faits
+brusquement lui rendirent la foi.</p>
+
+<p>Tout de même, sous le fumier de l'envie et
+des ressentiments, sous l'engrais des maladresses
+et des exactions, l'antisémitisme commençait à
+germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et
+chaque jour, en dépit des grillages et des règlements,
+des lois écrites et des droits de l'homme
+promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait
+davantage.</p>
+
+<p>Johann Schleifmann en eut d'abord une joie
+vaniteuse, puis un vif chagrin. Et il suivit l'affaire,
+partagé toujours entre ces impressions adverses.</p>
+
+<p>Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales,
+qu'on prodiguait à ses coreligionnaires, mais il ne
+pouvait se défendre d'un certain orgueil, en songeant
+qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait
+injustement, plus sa fureur croissait contre
+eux. Ah! les imbéciles, les pauvres êtres! S'ils
+avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les journaux
+mondains racontaient les magnificences de leurs
+garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses
+<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span>
+à courre, il avait des ricanements méchants et
+navrés, il répétait tout haut d'un ton sardonique
+comme des mots de malédiction: «Garden-parties,
+raout, chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient
+qu'à «gardener», à danser, à chevaucher. Ils
+jouissaient de leur reste, les gaillards! Et l'indignation
+l'emportait, au calcul de tant d'argent
+gaspillé par sottise, dont une part seulement
+donnée de bon c&oelig;ur au peuple, eût tout refait,
+tout arrangé, en servant une cause généreuse.</p>
+
+<p>C'était vers cette époque qu'il avait lié connaissance
+avec M. Cyprien Raindal, à la brasserie
+Klapproth où ils prenaient tous deux pension.</p>
+
+<p>Dès les premiers mots, ils s'étaient plu, ils
+s'étaient sentis mutuellement attirés. De nationalités
+différentes, de religions antagonistes, de tempéraments
+divergents, ils se trouvaient, sans
+avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes
+castes. La curiosité, de plus, les avait associés,
+l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann pour
+ses haines une mine de documents exceptionnels,
+et Schleifmann dans l'oncle Cyprien un spécimen
+inappréciable des ennemis de sa race. Puis, ils
+mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur
+l'autre. Le Galicien voulait convertir son ami aux
+doctrines de Karl Marx, tandis que M. Raindal
+cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions
+internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté
+les unissait, la Pauvreté qui de ses mains
+rugueuses malaxe tous les humbles en une pâte
+identique, les coagule en une famille pareille,
+les transforme en frères et alliés, malgré l'âge,
+<span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span>
+l'origine et tout ce qui s'y oppose. De sorte que,
+depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un
+jour sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter
+dans leurs mansardes respectives.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait
+la porte pour sortir. Il recula de stupeur en apercevant,
+sur le seuil, la main au cordon de la sonnette,
+Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, c'est vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix
+que la pratique de l'hébreu avait rendue un peu
+nasillarde et traînante... Je ne vous ai pas vu hier
+et je venais savoir si vous étiez malade...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré
+rhumatisme... Mais, entrez donc, mon cher,&mdash;fit
+M. Raindal cadet qui enlevait son chapeau.&mdash;Il
+me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons
+causé!...</p>
+
+<p>Il referma la porte, en tirant par la manche son
+vieil ami Johann.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! Causons... Je vous apporte, du reste,
+une surprise, que je vous avais annoncée l'autre
+jour! répliqua Schleifmann avec un sourire...
+Tenez, savourez!...</p>
+
+<p>Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire
+à couverture de toile rousse au dos duquel se lisait
+en lettres noires: <cite>Annuaire de la Finance française</cite>.</p>
+
+<p>Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait
+le volume, Schleifmann s'était à moitié étendu sur
+le petit canapé de reps et semblait suivre des
+<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span>
+pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques,
+une figure de kalmouk au teint cireux, le
+nez camard, retroussé du bout, largement ouvert,
+des yeux jaunâtres, petits et scintillants de malice.
+Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues,
+floconneuses comme une toison de mouton, et,
+pour atténuer sa myopie, il portait de larges lunettes
+d'or, suprême élégance des universitaires
+teutons.</p>
+
+<p>&mdash;Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de
+sa voix traînarde... Il y en a là-dedans, des noms!...
+Et des juifs, et des musulmans, et des chrétiens,
+des <em>goys</em> aussi... Des noms de tous les pays et de
+toutes les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là
+qu'appartient la richesse du pays... C'est tous ces
+noms-là qui signent ce qui nous tond et nous
+gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un
+de ces noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une
+cartouche de dynamite au bas d'une maison... Ça
+vous fait sauter, danser les millions comme des
+oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur
+soit loué, cela ne durera pas toujours, mon
+ami!...</p>
+
+<p>&mdash;Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann!
+murmura M. Raindal cadet en décochant au Galicien
+un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il
+tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous
+voulez de nouveau m'allumer sur votre socialisme...
+Eh bien, non! bernique! Cela ne prendra
+pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi,
+et pour la propriété, et pour tout le tremblement
+de notre sale société, à condition qu'on soit honnête,
+<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span>
+par exemple... Ah! mais oui... Sans ça, pan,
+pan! Au mur, messieurs les chéquards!...</p>
+
+<p>Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement
+de ses remarques; puis, approchant
+de l'oncle Cyprien qui s'était attablé pour mieux
+consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se
+mit à le guider dans ses fouilles parmi le réseau
+terrible des banques, conseils d'administration, comités,
+sous-comités et autres mystérieux groupements
+de combat.</p>
+
+<p>M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait
+à cette lecture. Quand un même nom se
+répétait en deux, trois, quatre conseils, il poussait
+des cris de détresse comme un homme qu'on
+égorge ou qu'on pille. Mais surtout les noms à
+désinences hébraïques l'exaltaient d'une joviale
+colère.</p>
+
+<p>&mdash;Encore un! lançait-il à Schleifmann.</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble! ripostait mélancoliquement
+le Galicien... Est-ce de ma faute?</p>
+
+<p>Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos,
+ainsi penchés sur le gros volume, les têtes proches,
+les coudes entreserrés, on eût dit deux sages petits
+garçons parcourant avidement ensemble quelque
+livre d'images ou un passionnant recueil d'aventures.</p>
+
+<p>Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste
+et frappant son front bombé aux angles:</p>
+
+<p>&mdash;A propos, Schleifmann, vous qui connaissez
+tout Paris, connaissez-vous un nommé Lemeunier
+de Saulvard?...</p>
+
+<p>&mdash;De l'Institut?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span>
+&mdash;Oui, parfaitement.</p>
+
+<p>Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne
+connaissait que cela. Justement, Saulvard déposait
+ses fonds à la banque Stummerwitz; et, plus
+d'une fois, le Galicien en avait entendu parler
+chez les Stummerwitz, car il enseignait l'allemand
+aux petits de la maison, ou plutôt il les affermissait
+dans la science de cette langue, dont, dès le
+berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur
+grand-père maternel, né à Stuttgart, ainsi que de
+leur aïeul paternel, originaire de Cologne. Et,
+vivement, en une centaine de mots acerbes, le
+compte de Saulvard fut réglé.</p>
+
+<p>Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique,
+ce Saulvard!... Savant de troisième ordre,
+esprit des plus médiocres, écrivain anémique,
+flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était
+servi de ses relations avec la haute finance pour
+parvenir à l'Institut, puis de son titre d'académicien
+pour pénétrer dans les conseils d'administration.
+On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la
+table de l'<cite>Annuaire</cite>. (L'oncle Cyprien, fébrilement
+s'y reporta.) Il y figurait trois fois, comme membre
+de trois conseils lucratifs, quoique discrédités.
+Quant à sa femme...</p>
+
+<p>&mdash;Une cafarde, probablement? interrogea
+M. Raindal cadet.</p>
+
+<p>Non, pas une cafarde:&mdash;une dévergondée.
+Schleifmann, mieux informé d'habitude, ignorait
+le nom de ses amants divers: mais il en citait
+deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire,
+affirmant qu'elle avait forniqué avec Dieu
+<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span>
+et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part, menée
+par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux
+reins, médisante, aigrie par une maladie d'estom...</p>
+
+<p>M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il
+étouffait, débordait.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant
+amicalement sa main sur l'épaule du Galicien...
+J'oublie l'heure... Je dîne avec mon frère, qui,
+précisément, va ce soir au bal chez ce coquin...
+Je suis bien aise d'être si complètement renseigné;
+non, je vous jure... bien satisfait... Vous ne
+m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le
+temps! Je file... Vous venez!...</p>
+
+<p>Et au bas de l'escalier il précipita les adieux,
+tant la hâte le talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs
+et de déverser là, sur l'indolence
+fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement
+Schleifmann l'avait empli.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une
+certaine appréhension.</p>
+
+<p>Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse
+et pressentait pour la soirée une reprise
+d'hostilités, de controverses, qui d'avance l'indisposait.
+Il l'accueillit donc d'un air froid, comme
+afin de prévenir toute nouvelle tentative d'attaque;
+et, lui tendant distraitement la main:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si
+tu veux m'attendre au salon, ces dames y sont...</p>
+
+<p>Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son
+énergie. De tout temps, au demeurant, sur quelque
+sujet que ce fût, il avait horreur de discuter
+<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span>
+avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan
+interdit aux vilains, il lui fallait comme antagonistes
+des pairs, des preux de sa caste, du même
+rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la
+noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour
+décliner la lutte, se défilait par des acquiescements
+courtois, ou feignait, au besoin, une surdité subite.</p>
+
+<p>Mais à table, son contentement redoubla. Jamais
+l'oncle Cyprien ne s'était montré aussi gai, aussi
+affable et peu enclin aux querelles. Il plaisantait
+Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à
+tout propos «Madame mon neveu», ou annonçait
+à Brigitte, la servante, une jeune Bretonne
+rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son
+tour.</p>
+
+<p>Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un
+peu vulgaires. Elle permettait beaucoup à son
+oncle, ayant deviné tout ce qui se dissimulait de
+tendresse réelle dans ce c&oelig;ur intolérant et sous
+ces imprécations furibondes.</p>
+
+<p>Quant à M<sup>me</sup> Raindal, secrètement elle admirait
+son beau-frère. Elle lui était reconnaissante de
+détester les juifs, en qui elle exécrait les bourreaux
+du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes
+concernant les ecclésiastiques, en faveur de son
+aversion contre la race déicide.</p>
+
+<p>Sa petite figure ronde, aux joues molles et
+blêmes, s'empourpra d'un afflux de vanité, quand
+il la complimenta sur l'excellence du vol-au-vent;
+et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer
+à toutes ses saillies, bien que le comique
+véritable souvent lui en échappât.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span>
+M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire;
+et le café pris, il regagna, avec son frère, le cabinet
+de travail, tandis que ces dames se rendaient
+à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer
+isolément, sans rien dire. Le maître somnolait,
+les yeux mi-clos, les pieds vers la grille
+rutilante de la cheminée, dans cette parfaite quiétude
+qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle
+Cyprien, lui, avait allumé sa lourde pipe de merisier
+des Vosges et marchait par la pièce en poussant
+de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer
+sa mitraille exterminatrice, toutes ces révélations
+meurtrières, que depuis deux heures il retenait
+par raffinement de plaisir intime.</p>
+
+<p>Et, brutalement, il lâcha la première bordée:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de
+ce soir!</p>
+
+<p>Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le
+soldat endormi au bivouac. M. Raindal tressaillit
+d'émoi, et, avec humeur:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi? fit-il. Quel bonhomme?</p>
+
+<p>&mdash;Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de
+gentils renseignements... Il peut s'en féliciter, le
+monsieur!</p>
+
+<p>Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées
+par Schleifmann y passèrent.</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal...
+Je connais peu Saulvard, j'en conviens...
+Je n'ai guère eu avec lui que des relations professionnelles..
+Cependant jamais je n'avais entendu
+dire... Ton ami Schleifmann doit exagérer...</p>
+
+<p>A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous,
+<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span>
+sans répondre, tout au soin de vider dans
+un cendrier le culot éteint de sa pipe.</p>
+
+<p>&mdash;Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de
+silence... Où habite-t-il, ce Saulvard?...</p>
+
+<p>M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la
+gravité de la réponse à faire, et, essayant d'équivoquer:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première
+fois que nous y allons... Thérèse a la carte
+d'invitation et te le dira...</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif
+l'oncle Cyprien... Allons donc!... J'admets que
+tu ne saches pas le numéro... Mais la rue, le quartier,
+tu le sais bien?</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant
+son malaise et simulant des recherches lointaines...
+Il me semble qu'il habite avenue Kléber... oui,
+c'est cela, avenue Kléber...</p>
+
+<p>&mdash;Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur
+l'oncle Cyprien... Je l'aurais parié...</p>
+
+<p>Et alors, dans un tumulte de vociférations et de
+phrases comminatoires éclata sur le maître la
+tempête redoutée.</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une
+occasion pour replacer sa théorie des <em>Deux Rives</em>,
+et il la retonitruait avec fracas.</p>
+
+<p>A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur.
+Schleifmann et lui devaient s'en partager la gloire.
+Le Galicien avait fourni l'idée, l'oncle Cyprien les
+développements d'éloquence et la vigueur de son
+organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement,
+de la ciseler ensemble et de l'accroître en
+<span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span>
+commun, ils avaient fini par n'y plus discerner
+leur lot personnel de collaboration, et par s'en
+attribuer chacun la paternité, quand l'autre était
+absent.</p>
+
+<p>Selon eux, Paris se composait de deux villes
+absolument distinctes par la population, les m&oelig;urs,
+les coutumes. La Seine séparait ces deux cités
+ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable
+s'étendait en face de Gomorrhe.</p>
+
+<p>Sion, la rive gauche, figurait la contrée de
+vertu, de science et de foi. Son peuple, chaste, modeste
+et laborieux, avait conservé, dans la pauvreté
+et le labeur, les traditions nationales, honnêtes
+et décentes. Les hommes y étaient purs, les
+femmes irréprochables. Tout l'héritage des ancêtres,
+loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y
+transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions
+de l'argent et des honteux exemples de
+l'étranger. C'était en réalité la ville sainte.</p>
+
+<p>Gomorrhe, la rive droite, représentait la région
+du vice, de la licence et de l'improbité. Elle servait
+de repaire à toute cette racaille cosmopolite,
+à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui,
+peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement
+glissées, agglomérées en France. Multitude
+nomade, scélérate et pillarde sans principes, sans
+patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif
+de l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli
+ses coffres et les man&oelig;uvres criminelles payé
+ses fastueuses demeures. Les femmes y valaient
+les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de
+l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus
+<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span>
+beaux, étaient devenus son domaine. Chaillot,
+Monceau, Malesherbes, le Roule courbaient devant
+ses ordres et devant son argent. On voyait
+là de longues rangées d'hôtels tous peuplés de
+rastaquouères, et des maisons que du haut en bas,
+à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le
+Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier
+du Nouveau-Monde, l'Américain suspect avec
+l'Oriental douteux. Et tout le pays s'épuisait à
+servir cette tourbe impudente, qui commandait en
+baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite.</p>
+
+<p>De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle
+Cyprien tirait toujours de gros effets, d'interminables
+discours et comme une marque locale pour
+apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche,
+tout de suite on acquérait ses sympathies.
+Qu'on logeât sur la rive droite, en un quartier
+riche, du coup il vous décernait sa méfiance,
+quitte à vous rendre justice, après, si vous méritiez
+son estime.</p>
+
+<p>Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à
+combattre tout ce que cette théorie pouvait avoir
+d'incertain psychologiquement ou topographiquement
+d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce
+qu'elle était simple, violente et corroborait ses
+passions.</p>
+
+<p>Mais ce soir surtout, reposé par le silence des
+deux journées d'avant et fouetté par la visite de
+Schleifmann, il chevauchait sa doctrine autour de
+M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice
+et caracoleuse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans
+<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span>
+la pièce... Tu ne sais rien... Tu ne connais rien...
+Tu vis dans ton coin, enfoui au milieu de tes momies,
+dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as
+jamais été plus loin que le pont des Saints-Pères...
+Tu es une dupe, un exploité, un enfant... un <em>goy</em>,
+comme dit Schleifmann. Mais va donc te promener
+un jour où je t'indique... Cause, informe-toi,
+questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce
+monde-là, dans ces maisons-là, des saletés de premier
+choix, des choses abominables!...</p>
+
+<p>M. Raindal, à bout de patience muette, risqua
+une des parades usitées par lui dans cette polémique
+où les ripostes à la longue étaient devenues
+régulières, machinales, comme dans un duel de
+théâtre.</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant tu ne prétendras pas que toute la
+vertu de Paris s'est réfugiée dans notre quartier!...
+Et je te le répéterai sans me lasser: il y a de
+l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la
+bonne société, de l'aristocratie même, qui ont
+quitté le Faubourg pour s'installer dans les quartiers
+neufs, aux Champs-Elysées, par exemple...
+Eh bien! ceux-là, tu ne me diras pas que ceux-là...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement
+apitoyé:</p>
+
+<p>&mdash;Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon
+ami, je te dirai!...</p>
+
+<p>Et il se mit à dire, bondissant de digressions en
+digressions, sabrant à gauche, à droite, en avant,
+en arrière, faisant le moulinet des idées et abattant
+partout des têtes, dans une furie de charge
+<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span>
+universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée,
+la juiverie, la chéquardise et la prêtraille subissaient
+le choc de ses coups, et il les renforçait par
+des citations de ses maîtres favoris, qui l'excitaient
+comme des cris de guerre.</p>
+
+<p>M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant
+que le silence exaspérait peut-être plus l'adversaire
+que des répliques anodines, il rouvrit le robinet
+aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses
+lèvres par phrases amorphes, inachevées, par
+petits jets intermittents, comme la bave incolore
+et limpide qu'on voit couler au menton des poupards,
+ou cela séchait soudain au vent des invectives:</p>
+
+<p>«... La plaie des démocraties... mal nécessaire...
+Ce M. Rochefort a bien de l'esprit... L'expérience
+nous enseigne... Ce M. Drumont ne manque pas
+de verve... Une des fautes du régime ploutocratique...
+Ça n'est pas d'aujourd'hui que les traitants
+ou les financiers... Je ne nie pas que
+M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué...
+Nous atteignons à un tournant de l'histoire...»</p>
+
+<p>Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer.
+En la voyant, l'oncle Cyprien avait instinctivement
+baissé la voix. Car, autant les détours
+timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance,
+autant il craignait les gouailleries ou les nettes
+reparties de mademoiselle son neveu.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna
+doucereusement Thérèse... Je gagerais, mon
+oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre
+père?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span>
+&mdash;Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint
+l'oncle Cyprien... Pas du tout, nous causions...
+Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe...</p>
+
+<p>Thérèse le considéra, avec une moue railleuse:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu
+t'échauffes... Je l'ai bien entendu de ma chambre...</p>
+
+<p>Et, se tournant vers M. Raindal:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, père, il est onze heures... Maman
+est prête... Va passer ton habit...</p>
+
+<p>Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha
+de la cheminée, pour rétablir, devant la glace,
+sa coiffure que les fleurs avaient écrasée par endroits.
+C'étaient des &oelig;illets blancs, qu'elle portait
+en mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue
+égayait sa physionomie; et dans l'encadrement de
+mousseline rose que lui faisait le corsage, sa poitrine,
+par reflet, semblait d'un grain moins jaune,
+plus délicat.</p>
+
+<p>Elle se sourit ingénument. Elle était surprise
+de se trouver ainsi, gracieuse, séduisante, presque
+jolie. Et de fait, elle avait cet immatériel chatoiement
+de beauté que projette d'abord sur les
+femmes la splendeur insolite des toilettes de gala.
+Charme éphémère, léger comme une teinte de
+pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et
+les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les
+plus laides. Un instant, dans la solitude du chez
+soi, devant son miroir, on se trouve belle, assez
+belle, trop belle&mdash;et l'on ose partir, on part.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien
+<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span>
+qui observait d'un regard amical ces petits manèges
+de coquetterie... Alors, comme cela, nous
+allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?...</p>
+
+<p>&mdash;Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse
+avec un soupir. Et il faut s'amuser ici-bas... Il y
+aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y aura
+toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne
+s'amusaient pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient
+par ici, voilà tout... C'est la loi. Tu n'y
+peux rien...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de
+sa tête rase, qui crépitaient un à un sous ses doigts.</p>
+
+<p>&mdash;Philosophie! Philosophie! murmurait-il
+dédaigneusement... Et puis, tu sais, mon neveu,
+nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop
+forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me
+gênes!...</p>
+
+<p>M. Raindal rentrait suivi de M<sup>me</sup> Raindal, emmitouflée
+dans sa longue pèlerine, les cheveux piqués
+d'une vieille aigrette mauve, aux poils épars et
+fléchissants comme un pinceau usé.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! nous descendons tous? demanda le
+maître à son frère.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, en route, mauvaise troupe!</p>
+
+<p>Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte
+remit le numéro à M. Raindal.</p>
+
+<p>La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien
+referma la portière; et, comme la voiture s'ébranlait:</p>
+
+<p>&mdash;Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon
+neveu!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span>
+Après quoi, il pinça cordialement le menton de
+Brigitte, qui souriait d'un air nigaud.</p>
+
+<p>&mdash;Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis!</p>
+
+<p>Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue
+Vavin: et, tout enfiévré de son triomphe, il faisait
+tournoyer à chaque pas, comme une sanguinaire
+masse d'armes, sa grosse canne en bois de
+cornouiller.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span></p>
+
+<h2>IV</h2>
+
+<p>Le bal qu'offraient M. et M<sup>me</sup> Lemeunier de
+Saulvard (de l'institut) «en leur appartement»
+de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles de
+M<sup>lle</sup> Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec
+M. Brisset de Saffry de Lamorneraie, lieutenant
+au 21<sup>e</sup> hussards, avait attiré une grande affluence.</p>
+
+<p>Armée, beaux-arts, littérature, science, haute
+bourgeoisie, gens de savoir, gens de club, gens
+de banque et gens de salon, le contingent complet
+de leurs relations emplissait dès onze heures ledit
+appartement; et tout le monde, à défaut d'autre
+sujet d'entente, s'accordait pour déclarer la fête
+très réussie.</p>
+
+<p>Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge,
+n'ayant pas ménagé les frais. Le buffet était somptueux,
+surchargé d'argenteries, de viandes, de
+sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes,
+et les assiettes de fruits frappés y étalaient
+de loin en loin leurs larges rondelles roses ou
+vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout
+on avait prodigué les fleurs, en massifs, en
+corbeilles, en guirlandes. Des digues de chrysanthèmes
+blancs masquaient de leurs enchevêtrements
+<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span>
+crochus les croisées jusqu'à la moitié; et
+des chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le
+long des lustres, où, par les facettes du cristal,
+fulgurait avec calme l'intense lumière des lampes
+électriques.</p>
+
+<p>L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes
+rouges soutachées d'or. Ils formaient devant le
+piano une sorte de garde d'honneur barbare; et,
+dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les
+voir fourbir leurs instruments étranges, comme
+des sauvages au camp.</p>
+
+<p>Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels.
+Un couple, deux couples, trois couples se
+levaient; et aussitôt les lueurs du parquet vide
+qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la
+foule emmêlée des danseurs. Des mères souriaient.
+De vieux savants, rêveusement, rythmaient du
+pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se
+penchaient en arrière avec des regards enamourés.
+Sous la béatitude de cette musique énervante,
+tous frémissaient un instant, malgré eux, d'une
+jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait
+se croire alors à une de ces réunions où des
+gens du même monde fusionnent dans une intimité
+joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi.</p>
+
+<p>Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était
+comme ces liquides, réfractaires au mélange, qui,
+dès qu'on cesse de les agiter, se séparent et mécaniquement
+reprennent leur couleur et leur place.
+Le tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements
+se dégrafaient, les regards affiliés rompaient
+leurs attaches. Chacun, d'instinct, retournait
+<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span>
+à son rang, vers les siens. Et de nouveau, dans
+l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de
+la salle, le parquet étendait sa steppe intimidante
+qui luisait sous les lustres.</p>
+
+<p>Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que
+quelques hardis jeunes gens des grands clubs:
+Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de Vernaise,
+Saint-Pons, le petit prince de Tavarande,
+qui s'étaient commis là sur les suppliantes instances
+de M<sup>me</sup> de Saulvard; et aussi des camarades
+du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon
+garance à bande claire, titrés pour la plupart ou
+portant de ces noms bourgeois qui, à défaut de la
+noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille
+dûment établie.</p>
+
+<p>Ils se promenaient autour des salons, seuls ou
+bien deux par deux, l'air méditatif, soutenant
+d'une main leur coude replié et frisant de l'autre
+leur moustache. Ils examinaient les femmes une
+à une, studieusement, comme des bêtes à la foire;
+et ils avaient tous la paupière si lourde, si dégoûtée,
+qu'on ne savait au juste s'ils rapetissaient
+exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit
+monde, ou s'ils n'étaient point tourmentés peut-être
+par une permanente et rebelle envie d'éternuer.</p>
+
+<p>Quant aux autres éléments de l'assemblée,
+Saulvard avait vainement tenté de les fondre
+ensemble, au début du bal, puis, devant les résistances,
+il avait renoncé.</p>
+
+<p>La haute banque avec la grande industrie et
+leurs tenants à toutes deux formaient ainsi un clan
+<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span>
+compact dans l'angle de droite du premier salon.
+Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même,
+ce groupe s'assombrissait si un intrus osait
+y quémander une chaise, un peu de terrain, le
+moindre accès. Il ne se montrait accueillant que
+pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci,
+massés à coté, en une petite élite, se serraient
+étroitement après les saluts de rigueur; et affectant,
+dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils
+se réservaient entre eux les cordialités et les sourires.
+Sauf quelques gentilshommes que le goût de
+la chair fraîche ou le besoin de conseils financiers
+aguichait vers l'autre clan, le groupe de la noblesse
+demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme
+et à ses virtuosités de morgue.</p>
+
+<p>Les Académies également conservaient leurs
+distances. Les cinq sections de l'institut siégeaient
+à la ronde sans fraterniser. A peine y échangeait-on
+de brèves aménités ou se passait-on des chaises
+pour éviter la promiscuité avec l'Académie de
+Médecine, cette intruse, que signalait à tous une
+odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée
+dans l'étoffe des habits.</p>
+
+<p>Les ménages de littérateurs s'étaient constitués
+en cercle fermé avec les ménages des peintres et
+des musiciens. Mais la gêne y régnait ou l'animosité
+réciproque.</p>
+
+<p>Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à
+la porte, prenait l'aspect d'un surveillant de bal
+public, d'un contrôleur de casino qui marque l'entrée
+des abonnés, en cajolant de même ses clientèles
+diverses.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span>
+Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune
+bandée de courts favoris blancs&mdash;une tête de
+Japonais devenu maître d'hôtel&mdash;il souriait sans
+cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses
+hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le
+remerciement d'un pourboire. A chaque invité,
+dès le seuil, il murmurait, pendant quatre ou
+cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards
+roulaient alentour, discrets, confidentiels, et, de
+loin, on eût dit qu'il désignait aux arrivants le
+chemin du vestiaire ou de quelque autre endroit.</p>
+
+<p>Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade
+il s'élança à leur rencontre.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je
+commençais à désespérer...</p>
+
+<p>Il avait happé entre ses deux mains la main de
+M. Raindal, et il continua:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!...
+Quel triomphe!... Quel beau livre!... Madame...
+Mademoiselle...</p>
+
+<p>Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de
+M. Raindal, il chuchota:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, notre jeune homme est là... Un
+charmant garçon... Il plaira tout à fait à mademoiselle
+votre fille... C'est forcé.. <i lang="la" xml:lang="la">Fata volunt!...</i>
+Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je
+vous amène le phénix...</p>
+
+<p>D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait
+M. Raindal vers le coin du salon où la section
+des Inscriptions avait disposé ses retranchements.
+Quelques chaises y demeuraient libres au premier
+et au second rang. M. et M<sup>me</sup> Raindal s'installèrent
+<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span>
+en arrière, Thérèse devant, entre les deux filles
+d'un collègue de son père. Elles étaient maigres,
+menues, comme un attelage étique de fiacre à
+galerie, et, en causant, à la dérobée, elles inspectaient
+sa toilette. A la voix de Saulvard qui reparaissait
+suivi d'un jeune homme de petite taille,
+Thérèse dressa la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus
+les demoiselles, permettez-moi de vous
+présenter un de nos jeunes confrères que vous
+connaissez assurément de nom: M. Pierre B&oelig;rzell...</p>
+
+<p>Les deux savants balbutiaient des paroles de
+courtoisie que ni l'un ni l'autre n'entendit. Saulvard
+ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;M. Pierre B&oelig;rzell... M<sup>lle</sup> Raindal...</p>
+
+<p>Le jeune homme esquissait un salut gauche, et,
+comme le prélude d'une valse déroulait ses lentes
+harmonies, il murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette
+valse?</p>
+
+<p>Thérèse refusa d'un ton de sympathie:</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur, je vous remercie... Je ne
+danse pas... Mais, si vous le désirez, nous pouvons
+la causer, comme on dit, je crois...</p>
+
+<p>B&oelig;rzell bredouilla une acceptation reconnaissante.
+Justement les petits chevaux de fiacre
+venaient de partir en course pour la valse. Il
+s'empara d'une des chaises restées vides à côté de
+Thérèse; et, tout de suite, la conversation, habilement
+engagée par elle sur le terrain scientifique,
+devint cordiale, presque familière.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span>
+Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le
+nez un peu court, des joues boursouflées, qui
+débordaient comme des cloques hors d'une barbe
+enfantine, et les paupières rougies par le travail du
+soir. Mais ses yeux, derrière les verres épais du
+pince-nez, brillaient d'un éclat tendre et bon. Il
+avait dans la causerie ces inflexions caressantes,
+minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à
+faire tinter leurs mots comme des pièces de solide
+aloi; et, tandis qu'il parlait, ses gestes se démenaient
+plus allègres, plus vivaces, ses bras se
+déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace
+de malaise.</p>
+
+<p>Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa
+chaise et se mêla au marivaudage des deux jeunes
+gens. Ils flirtaient sur le sens d'une inscription
+trilingue récemment découverte en Mésopotamie,
+et Thérèse défendait son interprétation, avec cette
+assurance de professionnelle, cette voix d'homme
+qu'elle prenait toujours dans les discussions de
+science.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! monsieur! s'écria B&oelig;rzell, découragé...
+Mademoiselle est très forte, beaucoup plus forte
+que moi!... Elle m'a battu...</p>
+
+<p>M. Raindal acquiesça d'un sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!...
+Tenez, moi-même, souvent...</p>
+
+<p>Mais la valse finissait, et les petites haridelles,
+rentrant à la station, délogeaient le jeune savant.
+Il proposa à Thérèse:</p>
+
+<p>&mdash;Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous
+conduise au buffet, ainsi que madame votre mère?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span>
+&mdash;Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman?</p>
+
+<p>Et, tous trois, M<sup>me</sup> Raindal au bras de B&oelig;rzell,
+Thérèse les suivant, ils se dirigèrent vers le buffet,
+parmi la presse des danseurs qui regagnaient leurs
+chaises.</p>
+
+<p>M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans
+sa posture favorite: les coudes serrés au buste, les
+avant-bras relevés, les mains pendant au bout du
+poignet, toutes molles, comme les pattes d'un
+chien qui fait le beau. De sa place, par la baie de
+la porte ouverte à deux battants, il pouvait apercevoir,
+sans se pencher, la salle du buffet. Il
+voyait le dos de sa femme courbée sur la table
+d'apparat, où elle picorait hâtivement. Puis, contre
+la haute cheminée, bourrée jusqu'au marbre de
+floraisons blanches, Thérèse avec B&oelig;rzell, dégustant
+à petits coups de cuiller des glaces roses qui
+semblaient des fruits, ou s'arrêtant par moments
+pour rire en se regardant, se parlant de près comme
+des amis de vieille date.</p>
+
+<p>Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune
+homme! Non, ce serait trop beau!... Et qui sait,
+pourtant!... Tour à tour, aux remous des réflexions
+contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en
+sourires attendris ou se plissaient d'une grimace
+d'amertume.</p>
+
+<p>Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient
+de son livre. D'autres accoururent. Un petit rassemblement
+d'ovation s'amassa autour de M. Raindal,
+lui cachant sa fille. Les derniers survenants
+inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour
+saisir les réponses du maître. On percevait des
+<span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span>
+«Vous êtes infiniment bon...», des «Je suis confus,
+en vérité...», des «Croyez bien que, de mon
+côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un
+l'autre à renchérir, protestaient de leur sincérité
+par un redoublement d'éloges.</p>
+
+<p>Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait
+afin d'écouter M. Raindal qui retraçait ses souvenirs
+de jeunesse, la misère des débuts.</p>
+
+<p>Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir
+les rangs de l'auditoire.</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, messieurs!... Pardon..</p>
+
+<p>La main en proue de navire, il frayait le chemin
+devant une jeune femme brune qu'il avait à
+son bras, et, stoppant près de M. Raindal:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer
+les v&oelig;ux d'une de vos admiratrices qui brûle de vous
+connaître?... M. Eusèbe Raindal... M<sup>me</sup> Georges
+Chambannes...</p>
+
+<p>M. Raindal s'était levé et saluait, la main au
+dossier d'une chaise.</p>
+
+<p>&mdash;Madame, trop heureux...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes se récria:</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est moi, monsieur...</p>
+
+<p>Puis ils restèrent un instant en détresse, comme
+ne sachant plus que se dire, malgré leur bon vouloir
+mutuel.</p>
+
+<p>M. Raindal examina timidement la jeune femme.
+Sa petite figure d'aiglonne était adoucie par des
+yeux marrons à reflets langoureux; et les ondulations
+de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à
+l'antique, avaient en leurs riches replis quelque
+chose de sauvage et de volontaire. Enfin, elle
+<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span>
+poursuivit par phrases hésitantes où les mots déviaient
+souvent de la précision qu'elle leur eût
+souhaitée:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre
+livre... C'est un livre charmant, une très grande
+&oelig;uvre... Je ne peux pas vous dire combien elle
+m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce
+doit être si intéressant d'écrire des ouvrages
+comme cela... Et le style est si joli, si agréable à
+lire!</p>
+
+<p>&mdash;Je vous abandonne! interrompit Saulvard en
+clignant ses yeux obliques... Mes invités... Vous
+m'excusez!...</p>
+
+<p>Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu,
+par discrétion, les gens de l'attroupement s'étaient
+écartés.</p>
+
+<p>D'un coup d'&oelig;il d'entente, M. Raindal et la
+jeune femme convinrent de s'asseoir pour continuer
+la causerie. Mais il vit si près du drap noir
+de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de
+M<sup>me</sup> Chambannes que, machinalement, il se retira
+un peu. Elle accumulait en souriant les éloges,
+les offrant un à un, la poitrine tendue vers
+M. Raindal, comme si elle les eût détachés de son
+corsage. Alors l'embarras qu'éprouvait d'habitude
+le maître à causer avec les personnes de culture
+inférieure&mdash;telles que les ignorants, les
+femmes ou les mondains&mdash;s'accrut encore d'un
+trouble pudique devant le décolletage de son admiratrice.
+Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient,
+en suivaient les courbes pleines et tranquilles.
+Il lui semblait qu'une invisible force les
+<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span>
+attirât vers cette peau mate et diaphane comme
+une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui,
+dans la quiétude de leur jeune fermeté, haletaient
+contre le ruché de l'échancrure sans daigner même
+y prendre appui. Il répondait incomplètement,
+de travers, avec des fuites soudaines de pensée,
+aux exclamations, aux questions multiples de
+M<sup>me</sup> Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter,
+intérieurement il la comparait à une suivante de
+Cléopâtre, oui, à une de ces gentilles esclaves
+grecques dont les beautés espiègles sertissaient la
+Reine des Égyptes, comme des nymphes autour
+d'une déesse.</p>
+
+<p>Cependant la verve louangeuse de la jeune
+femme se ralentissait. Maintenant son petit front
+uni se fronçait d'un pli de recherche dans l'encadrement
+des deux boucles plates qui le limitaient.
+Elle ne trouvait plus de chapitres, de passages, où
+piquer ses «si joli» et ses «si charmant», comme
+des bons points égaux de couleur alternante. Mais
+tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines
+retroussées palpitèrent de malice; et elle donna
+en mille à M. Raindal une autre raison, une dernière
+raison, pour laquelle elle aimait tant son livre.</p>
+
+<p>Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara
+avec modestie:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas!</p>
+
+<p>&mdash;Eh! cherchez donc! ordonna familièrement
+M<sup>me</sup> Chambannes en roulant les «r».</p>
+
+<p>M. Raindal, sans chercher, songeait:</p>
+
+<p>«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!»</p>
+
+<p>Et il répéta du même ton:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span>
+&mdash;Non, décidément, je ne sais pas!</p>
+
+<p>Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise
+finale et, en réalité, son prétexte à relations, son
+amorce suprême... Eh bien! précisément l'hiver
+suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari
+un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre
+de M. Raindal était donc venu à propos, au moment
+où elle commençait à étudier les antiquités égyptiennes
+en vue de ce voyage; et naturellement...</p>
+
+<p>&mdash;Chère madame, interrompit une voix à l'accent
+guttural. Pardonnez-moi... Voudriez-vous me
+faire le plaisir de me présenter à monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Mais certainement!</p>
+
+<p>Et elle présenta:</p>
+
+<p>&mdash;M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs
+amis... et qui adore votre livre.</p>
+
+<p>C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux
+et à la prestance aristocratique. Avec ses
+favoris blancs et sa blanche moustache en croc il
+avait un type de général autrichien, une de ces
+têtes que volontiers on s'imagine coiffées d'un
+bicorne doré, à flottant panache de plumes vertes.
+Dans une attaque de paralysie faciale, causée par
+le krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière
+gauche qui retombait inerte, grisâtre, voilant
+l'&oelig;il aux trois quarts&mdash;et cette infirmité complétait,
+comme une glorieuse blessure, son air de
+vieux combattant de Custozza.</p>
+
+<p>Il s'empressa en protestations admiratives. Puis,
+selon l'immuable règle qui veut que la plupart
+des gens achèvent leurs compliments par une
+apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span>
+l'amenait vers le maître. Autrefois, il avait possédé
+une collection de camées, une collection tout
+à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité
+des objets qui la composaient, M. Raindal
+pouvait consulter plusieurs de ses collègues: le
+comte de Lastreins, de l'Académie des Inscriptions;
+le baron Grollet, membre libre de l'Académie
+des Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de
+l'Académie française, tous bons amis ou vieux
+camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette
+collection était un camée de Cléopâtre. Hélas!
+M. de Meuze avait dû s'en défaire, à la suite de
+revers financiers. Mais il en connaissait l'acquéreur,
+un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si
+M. Raindal désirait, le marquis se targuait d'obtenir
+communication de la pierre.</p>
+
+<p>Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien
+se circonscrivit à l'art des camées, plus
+quelques commentaires adjacents sur la numismatique,
+dont le marquis avait des notions.
+M<sup>me</sup> Chambannes, déroutée, pépiait de temps à
+autre, en sourdine, ses «si joli» et ses «charmant».
+M. Chambannes, un long garçon blond,
+au teint fripé, à l'&oelig;il veule, au cheveu fin et rare,
+l'avait rejointe. Sa grosse moustache cylindrique
+semblait un couvercle à charnière, tant elle recouvrait
+hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble
+de sa personne lasse paraissait aussi bien celui
+d'une fripouille avachie que celui d'un brave
+jeune homme épuisé par la fête.</p>
+
+<p>Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait
+à leurs babillages par des sourires approbatifs
+<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span>
+et fatigués. Il se fût reproché la plus légère rebuffade
+envers des étrangers si courtois malgré leur
+niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue,
+cela l'impatientait, ces civilités forcées dont il n'apercevait
+pas le terme; et il ne l'ennuyait pas
+moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos
+de brocanteur, ses histoires de camées, de ventes
+d'occasions, ou ses nomenclatures de catalogue.</p>
+
+<p>Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage.
+M<sup>me</sup> Raindal revenait, accompagnée de Thérèse et
+de B&oelig;rzell. Ce furent de nouvelles présentations.
+M<sup>me</sup> Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses
+louanges. M<sup>me</sup> Raindal bégayait, toute rougissante,
+comme des paroles d'excuse. Thérèse observait
+en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis,
+M<sup>me</sup> Chambannes demanda le jour de ces dames,
+l'autorisation de leur rendre visite. Il y eut une
+accalmie. On parlait pour parler, du bal, des tziganes,
+des danseurs. Et, soudain, M<sup>me</sup> Chambannes
+interpella le marquis:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous
+dire... Vous permettez, mesdames?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste
+infléchi, les sourcils arqués d'attention.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Si vous disiez à Gérald d'inviter M<sup>lle</sup> Raindal...
+Ce serait poli!</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais
+courir la chance!</p>
+
+<p>Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine,
+portant haut sa fière tête de feld-maréchal,
+<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span>
+et fouillant l'assistance de son unique petit &oelig;il
+vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua
+promptement, la main brandie comme un crochet
+pour happer quelqu'un qui fuyait.</p>
+
+<p>Du grand jeune homme que le marquis avait
+empoigné, Thérèse ne distinguait que les épaules
+carrées et la nuque brune au-dessus d'un reluisant
+col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger
+des choses absurdes, impraticables, car la nuque
+brune se secouait en dénis indignés, semblant
+affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du
+monde... Et brusquement, la nuque obéit, le
+grand monsieur fit volte-face en haussant les
+épaules. Thérèse sentit son c&oelig;ur se tordre comme
+un serpent blessé.</p>
+
+<p>C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué
+par l'âge, plus affiné, plus à la mode, d'une classe
+supérieure. Mais c'était lui: les mêmes yeux aux
+larges prunelles couleur d'agate foncée, la même
+moustache noire aux pointes impertinentes, le
+même dandinement sur des jarrets pliants. Et il
+marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard
+en éveil comme pour reconnaître à distance
+contre quel ennemi on le menait.</p>
+
+<p>Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise,
+dans un ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus
+ni ses parents, ni les Chambannes, ni B&oelig;rzell, ni
+les couples qui commençaient à valser, ni les gens
+auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues
+bottines vernies, les pieds étroits et souples du
+jeune homme, qui se rapprochaient, se rapprochaient
+toujours.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span>
+Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça,
+et, saluant:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, je vous présente mon fils,
+M. Gérald de Meuze.</p>
+
+<p>Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin
+de cette valse?...</p>
+
+<p>Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de
+petite fille:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, je ne sais pas danser...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe? Tout dépend du danseur...</p>
+
+<p>Il décochait à M<sup>me</sup> Chambannes une preste &oelig;illade
+d'amitié ou d'ironie, et, comme tenant une
+gageure:</p>
+
+<p>&mdash;Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis
+la valse...</p>
+
+<p>Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien
+le voir, de s'abreuver à fond de ses traits. Elle ne
+put résister. Une raie de sueur lui mouillait le
+dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis
+dans d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva,
+puis d'une voix brève, presque bourrue malgré le
+sourire dont elle tentait de la corriger:</p>
+
+<p>&mdash;Soit, monsieur... Essayons!...</p>
+
+<p>Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant.
+Aux premiers pas elle trébuchait, par ignorance,
+crainte de manquer de rythme. Alors, la soulevant
+comme une enfant, il l'emporta délicatement
+parmi les danseurs. Ses pieds ne touchaient plus
+le sol. Les couples la frôlaient sans heurts. Elle
+avait l'impression de glisser avec un amant robuste
+<span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span>
+sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux.
+Des sanglots lui barraient la gorge. Il la crut
+essoufflée, et, s'arrêtant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je
+vous disais?... Cela va à merveille...</p>
+
+<p>Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses
+minces lèvres pâlies de plaisir.</p>
+
+<p>&mdash;La danse, c'est comme la nage! poursuivait le
+comte d'un ton paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette...
+La musique vous pousse comme les
+vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller...</p>
+
+<p>Et il continua sa théorie, ses comparaisons,
+pour éviter un silence impoli. Thérèse répondait à
+demi, par monosyllabes indistincts. Elle se reprenait
+maintenant, comme au réveil de ces songes
+coupables où Albârt, la nuit, parfois la pressait si
+doucement. Quoi! elle, Thérèse Raindal, faiblir
+ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse,
+sous l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait
+à l'autre! Un dégoût d'elle-même l'envahit.
+Pour dissimuler sa tristesse, elle s'appliquait à
+regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre
+qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet
+arrachaient du violon les mélodies pantelantes
+comme de longues lanières d'épiderme, et
+il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à
+veste cramoisie, l'&oelig;il écouteur, les paupières battantes.
+Elle enviait sa bestialité, la joie irréfléchie
+dont frissonnait son sombre visage. Ah! que n'était-elle
+comme lui, une brute sans pensée, sans
+subtilité et ne vivant que par les sens qui le soutenaient
+jusqu'en son art!... Un mouvement de
+<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span>
+Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant
+elle, le bras prêt à l'enlacer.</p>
+
+<p>&mdash;Nous repartons, mademoiselle?...</p>
+
+<p>Elle espérait encore refuser et, se contraignant,
+elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, monsieur, la valse va finir!</p>
+
+<p>&mdash;Profitons-en... Un dernier tour!</p>
+
+<p>Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux
+viraient vers la place où il allait la reconduire. Elle
+eut peur. Elle se vit remerciée, rassise, sevrée
+pour la soirée de ces délices retrouvées; et, dans
+un élan de concupiscence plus forte, résolument
+elle prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! oui, un dernier tour.</p>
+
+<p>Il rentra avec elle dans la cohue des couples.
+D'un imperceptible palpitement son bras étendu
+scandait la mesure, et, à chacune de leurs moelleuses
+passes, il semblait à Thérèse que le parquet
+ployait sous eux. Involontairement elle se colla
+à Gérald, s'incrusta à son enlacement. Tout le
+passé rejaillissait en elle au prestige de ce contact,
+par saccades brutales qui l'affolaient.</p>
+
+<p>Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier
+appel à sa puissance d'esprit, à sa dignité, à cette
+M<sup>lle</sup> Raindal qu'elle était.</p>
+
+<p>&mdash;Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières
+de nouveau closes.</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le
+jeune comte.</p>
+
+<p>Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas.
+Sans rien deviner de son angoisse, il souriait aux
+camarades, et d'un coup d'&oelig;il goguenard, il les
+<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span>
+prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet,
+du coffre à bois qu'il lui fallait man&oelig;uvrer. Encore
+une heureuse idée qu'ils avaient eue là, son père
+et Zozé!... Sans compter qu'elle lui dépiautait
+l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux,
+dont elle se cramponnait afin de ne pas tomber.
+Ah! par exemple, cela, c'était trop violent! Un
+pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et, comme
+il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard,
+ne perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des
+deux bras, car elle pâmait, toute blême et raide
+comme une morte.</p>
+
+<p>&mdash;Allons bon! Il ne manquait plus que cela!...
+Voilà bien ma guigne!...</p>
+
+<p>Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre,
+bousculant un peu les gens qui encombraient le
+chemin, et, l'ayant accotée sur une banquette,
+contre le mur, il courut prévenir la famille.</p>
+
+<p>En un moment, les Raindal, les Chambannes,
+B&oelig;rzell, le marquis, furent debout, se précipitèrent
+avec Gérald auprès de Thérèse.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes avait tiré de sa poche un flacon
+de sels en or où luisait un rubis cabochon, et,
+s'agenouillant presque, elle le fit respirer à la
+jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible
+gémissement de chagrin fusait seulement de ses
+lèvres disjointes qui découvraient ses dents inégales.
+On lui bassina les tempes d'eau fraîche,
+sans plus de résultat. Saulvard, comme on va
+réquisitionner les pompiers à leur poste, avait
+pointé droit vers le campement de l'Académie de
+médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien
+<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span>
+appuya son oreille à la poitrine moite de
+Thérèse et diagnostiqua:</p>
+
+<p>&mdash;Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite!</p>
+
+<p>Enfin, dans la chambre de M<sup>me</sup> Saulvard, où sa
+mère et M<sup>me</sup> Chambannes l'avaient conduite, elle
+rouvrit les yeux.</p>
+
+<p>Tout de suite, ses regards étaient allés avec
+stupeur à son corsage défait. Puis elle reconnut
+M<sup>me</sup> Chambannes penchée sur elle, dans une pose
+d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme
+au chevet d'une agonisante.</p>
+
+<p>Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails
+de l'accident, l'ivresse inavouable qui l'avait
+étourdie et cette chute ridicule en plein bal. Quel
+double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu
+replonger au néant, détruire avec son corps le
+souvenir. Elle suffoquait de révolte, et subitement
+elle fondit en sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs!
+exhortait M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse.
+D'un coup, se maîtrisant, elle s'était redressée,
+et, devant l'armoire à glace, elle commença rageusement
+à refaire sa toilette.</p>
+
+<p>Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa
+mère, de M<sup>me</sup> Chambannes, et une colère croissante
+lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait
+la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une
+femme qui vient de défaillir! Un homme l'eût
+ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se fût pas relevée
+plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles
+étaient agrandies d'éclat, ses paupières meurtries
+<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span>
+d'une ombre brune comme après une nuit d'insomnie.
+La sueur avait posé des teintes huileuses
+sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses
+à travers la poudre de ses joues. La touffe d'&oelig;illets
+était tombée, formant dans ses cheveux, au-dessus
+du front, une alvéole profonde, une sorte
+de blessure aux bords noirs. Et les agrafes du
+corsage mal ajustées, dans sa hâte, faisaient bâiller
+la gaze autour de ses seins comme une corde
+transparente et lâche.</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer
+M<sup>me</sup> Chambannes... Vous sentez-vous mieux?</p>
+
+<p>Thérèse riposta froidement.</p>
+
+<p>&mdash;Beaucoup mieux, madame, je vous remercie.</p>
+
+<p>Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une
+voix qui commandait:</p>
+
+<p>&mdash;Nous partons, maman?</p>
+
+<p>&mdash;Comme tu voudras, ma fille! répliqua
+M<sup>me</sup> Raindal.</p>
+
+<p>Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs
+les attendaient.</p>
+
+<p>A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner
+et B&oelig;rzell l'imitait. Mais, comme par mégarde,
+Thérèse s'échappa dans la direction du vestiaire.
+Ils n'étaient plus là quand elle revint au bras de
+son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à
+demi replié, la soutenait, en traînant la jambe.
+M<sup>me</sup> Raindal fermait la marche, le dos voûté dans
+sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard
+leur fit escorte jusqu'au palier.</p>
+
+<p>&mdash;C'est la chaleur, cette damnée chaleur!
+répétait-il d'un ton compétent.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span>
+Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène
+de la rampe, il cria:</p>
+
+<p>&mdash;J'enverrai chercher des nouvelles demain...
+Ce ne sera rien, j'espère, mon cher collègue!</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur
+le strapontin, avait laissé le fond aux dames. Tous
+trois restèrent longtemps silencieux. Ils contemplaient
+songeusement, à travers les carreaux dépolis
+par la buée, les rues noires et les becs de
+gaz dont les flammes jaunes dans la brume s'aplatissaient
+en éventail. Le maître, assis de côté, à
+chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper
+à la courroie de la vitre dont le cuir dur
+lui tranchait les mains, et le bois de la portière
+macérait sans répit ses rotules. A un choc plus
+rude qui l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici
+entre nous deux.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne
+bougez pas... Et toi, fillette, cela va-t-il?</p>
+
+<p>&mdash;Très bien, père, merci...</p>
+
+<p>La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée
+derechef. Dans la pénombre, M. Raindal
+contemplait son profil maussade en arrêt vers des
+pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute
+son énergie et, avec bonhomie:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, fillette? demanda-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse.</p>
+
+<p>Il y eut un temps, puis M. Raindal articula:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ce jeune homme du bal!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span>
+Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches,
+elle repartit d'un ton de bravade:</p>
+
+<p>&mdash;Quel jeune homme?</p>
+
+<p>&mdash;Ce M. B&oelig;rzell!</p>
+
+<p>Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il
+ne s'agissait que de celui-là!... Elle l'avait tellement
+oublié, le pauvre garçon! Et, en souriant,
+d'une voix ferme, elle prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Non, jamais, père!</p>
+
+<p>M. Raindal insista:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? Il avait l'air de te plaire...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est
+tout...</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?...
+Que je sache, au moins...</p>
+
+<p>&mdash;Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas.</p>
+
+<p>Elle avait saisi la main de son père et lui offrait
+tendrement sa joue à baiser. M. Raindal l'embrassa
+en grommelant:</p>
+
+<p>&mdash;Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te
+forcer...</p>
+
+<p>Et par matoiserie, besoin de se rendre compte,
+il ajouta, sans quitter la main de la jeune fille:</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que
+l'autre.</p>
+
+<p>Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse
+qui se rétractait.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?...
+ce M. de Meuze...</p>
+
+<p>Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec
+dépit:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie...
+<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span>
+M. B&oelig;rzell ne me plaît pas... je le refuse... cela
+suffit... Je crois que j'ai l'âge, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Le maître ne répliqua point. Plus de doute,
+maintenant. C'était ce grand monsieur, cette espèce
+de Dastarac mondain, qui avait gâté tout, écrasé le
+petit B&oelig;rzell par son avantageuse stature. Une
+partie perdue, quoi!</p>
+
+<p>Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations
+intérieures.</p>
+
+<p>On n'entendait plus que le ferraillement des
+roues contre le pavé ou les stridentes vibrations
+des vitres dans leur cadre.</p>
+
+<p>Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie,
+et M<sup>me</sup> Raindal, en son coin, paraissait aussi sommeiller.
+Mais elle ne dormait pas. Une torture de
+remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait
+sous les paupières ses regards éveillés. Elle supputait
+avec angoisse combien d'heures s'étendaient
+jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni
+où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser
+ses récents péchés. Car, poussée par la soif
+ou cédant à la tentation, elle avait repris par trois
+fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise
+au champagne, sans compter nombre de
+petits fours et autres menues friandises.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span></p>
+
+<h2>V</h2>
+
+<p>Comme, vers onze heures un quart, M<sup>me</sup> Chambannes
+achevait sa toilette, on frappa à la porte,
+et, par l'huis entrouvert, un bras à manche de
+lustrine tendit un petit bleu.</p>
+
+<p>&mdash;Une dépêche pour madame! annonçait une
+voix.</p>
+
+<p>&mdash;Donnez vite! fit M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>La femme de chambre, quittant la jupe de sa
+maîtresse, qu'elle était en train d'agrafer, courut
+prendre la dépêche.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes avait déchiré le pointillé d'une
+main déjà tremblante, et elle lut avidement, les
+regards galopant le long des lignes:</p>
+
+<div class="blockquote">
+<p class="date">«Mardi matin, 10 heures.</p>
+
+<p>«Ma bonne petite Zozé, je ne sais où j'avais la
+tête en te disant hier soir à ce bal que nous déjeunerions
+aujourd'hui ensemble chez nous. Je suis
+engagé depuis huit jours chez les Mathay. Heureusement
+que je m'en suis souvenu à temps. Nous
+rattraperons cela. Pardonne-moi mon étourderie,
+et à tantôt quatre heures. En hâte tous les baisers
+de ton <i lang="en" xml:lang="en">old</i>.</p>
+
+<p class="signature">«G.»</p>
+</div>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span>
+Elle déposa avec flegme, sur le lavabo, la dépêche
+repliée. Puis dans une pelote de velours carmin,
+elle choisit deux petites épingles de perle dont
+elle piqua soigneusement sa cravate à larges pans
+de dentelles. Mais elle ne se contenait plus, et,
+d'une voix un peu rauque:</p>
+
+<p>&mdash;Lâchez tout cela, Anna, murmura-t-elle...
+Cherchez-moi ma robe de chambre rose...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, madame ne sort donc plus? se récria
+la camériste en simulant la surprise.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes avait jeté son corsage sur une
+chaise et dégrafait fiévreusement sa jupe.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne sors plus...</p>
+
+<p>&mdash;Madame déjeunera ici? Dois-je appeler la cuisinière?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui... non..., balbutia Zozé. Dites-lui de me
+faire à déjeuner... ce qu'elle voudra...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, madame!</p>
+
+<p>Elle rentrait, portant sur le bras un long peignoir
+soyeux, enrubanné de satin rose. M<sup>me</sup> Chambannes
+l'endossa, et, tout en nouant les rubans,
+sèchement, elle commanda:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, allez-vous-en!...</p>
+
+<p>Anna disparut. M<sup>me</sup> Chambannes s'affala dans un
+fauteuil de cretonne.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Ainsi, ils ne déjeuneraient pas ensemble, c'était
+sûr, définitif, irrévocable. Gérald n'avait pas hésité
+entre elle et cette Mathay! Il prévoyait bien pourtant
+quelle poignante déception il lui causerait en
+rompant, au dernier moment, sa promesse.</p>
+
+<p>Le misérable! Elle se l'imaginait d'avance chez
+<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span>
+les Mathay, à table, assis à côté de la comtesse,
+une petite blonde au nez retroussé, à la figure puérile,
+impudique et gouailleuse. Il faisait l'aimable,
+le joli parleur, appuyant ses regards à ceux de la
+dame, se livrant de ses grands yeux en gentils
+abandons. Et le déjeuner finissait. On se rendait
+dans le hall. On buvait le café. Qui sait? Mathay
+sortait peut-être, les laissait seuls en vrai nigaud
+de mari qu'il était. Alors que se passerait-il? Car
+on la connaissait la jeune gaillarde de comtesse.
+Elle ne passait pas pour une citadelle, pour le
+Capitole!... Oh! l'infamie et l'abjection!</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes aurait voulu saisir son c&oelig;ur à
+deux mains et le lancer loin d'elle, dehors, par la
+fenêtre. Ses ongles griffèrent la place où il palpitait,
+à travers la soie du peignoir, la cuirasse du
+corset, et elle songea à des représailles, comme
+chaque fois que la trahison de Gérald lui semblait
+un fait accompli.</p>
+
+<p>C'est cela, elle se vengerait, elle le tromperait,
+elle irait se donner à un autre, à n'importe lequel
+de tous ceux qui la courtisaient. Des noms
+d'hommes, avec des décors, surgissaient dans son
+esprit: l'atelier de Mazuccio, le petit sculpteur, les
+garçonnières de Burzig ou de Pums, le mari de
+son amie Flora. Partout on l'attendait, partout on
+l'accueillerait comme une souveraine qui daigne
+s'offrir. Elle leur crierait dès le seuil: «Me voici,
+prenez-moi!» Et ils choiraient à genoux, en
+bégayant: «Merci!» avec des sanglots de bonheur.</p>
+
+<p>Ces visions flatteuses la calmèrent. Elle marchait
+<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span>
+dans le cabinet de toilette, essayant de fixer
+son choix. Auquel s'adresserait-elle? Ils lui répugnaient
+pareillement. En se figurant aux bras de
+chacun d'eux, un frisson de répulsion lui faisait
+secouer la tête. Pouah! Quel courage de rancune
+il lui faudrait pour s'abaisser là! De plus, aucun
+peut-être ne se trouvait libre. Elle risquait des
+refus polis, un camouflet. Non, tout s'y opposait.
+Puis elle s'avoua mélancoliquement: «D'ailleurs,
+jamais je ne pourrai!»</p>
+
+<p>Elle était retombée dans le fauteuil, les muscles
+mous et meurtris de tiraillements, comme si elle
+eût marché des journées durant.</p>
+
+<p>Elle ramassa sur le marbre le petit bleu pour
+le relire. Chaque mot lui paraissait insulte ou
+mensonge. Des larmes lui montèrent aux yeux. A
+la rage le chagrin succédait. Comme il était méchant,
+glacial, impitoyable parfois, ce Gérald!
+Elle eût aimé avoir auprès d'elle une amie maternelle,
+capable de comprendre et de plaindre, à qui
+elle se fût confiée en pleurant. Mais qui? Hélas!
+pour recevoir de telles confidences, ni Flora
+Pums, ni Rose Silberschmidt, ni Germaine de Marquesse,
+ses anciennes compagnes du cours Levannier,
+ni la bonne tante Panhias n'avaient l'âme
+assez haute et assez charitable! Rien qu'à la
+pensée de leur joie dissimulée ou de leurs consolations
+grossières, l'orgueil de Zozé s'insurgeait.</p>
+
+<p>Elle recommença à sangloter.</p>
+
+<p>Elle avait l'impression d'être échouée sur une
+île déserte, et volontiers elle eût appelé la mort.
+Elle se sentait à ces instants de drame, si délaissée
+<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span>
+de tous, si petite Mouzarkhi, si seule et si
+étrangère, l'infortunée M<sup>me</sup> Chambannes, malgré
+son nom français et son éducation de Parisienne!
+Pauvre fleur exotique plantée à ras de terre sur
+un sol ennemi où ses brèves racines craquaient
+comme des fils aux plus faibles bourrasques!
+Nulle aide ne la soutenait dans la détresse. Elle
+ne possédait pas même le recours d'invoquer le
+ciel, de se réfugier en Dieu, puisqu'on l'avait
+élevée hors de toute foi religieuse. Et quand
+elle voulait prier, il ne lui revenait qu'une courte
+et bizarre oraison, celle que chaque soir, à l'époque
+de son enfance, la bonne tante Panhias lui
+faisait réciter en chemise, avant de se mettre au
+lit. Inconsciemment elle la répéta:</p>
+
+<p>«Mon Dieu, soyez béni!</p>
+
+<p>«Faites que je sois sage, faites que je travaille
+bien, faites que je contente papa, ma tante, mon
+oncle, et faites que papa ne saute pas demain à la
+Bourse. <em>Amen!</em>»</p>
+
+<p>Elle sourit à cette dernière phrase. Elle se remémorait
+son père, mort depuis bientôt sept ans,
+son brave homme de père, si étrangement tendre
+et improbe à la fois.</p>
+
+<p>Un type, ce Mouzarkhi dont les origines, pour
+les intimes, les compatriotes, comme pour les
+autres, étaient demeurées obscures, inexplicables.</p>
+
+<p>Débarqué un jour d'Alep à Paris, sans relations,
+sans truchements, sans patrons d'aucune sorte, au
+bout de six mois il acquérait à la Bourse une des
+plus puissantes situations de remisier qui fussent
+sur la place. On disait bien qu'il jouait, gagnait
+<span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span>
+plus par l'agio que par les courtages. Mais il bénéficiait
+de l'indulgence mêlée de respect qu'on
+accorde aisément dans ce monde-là aux joueurs
+heureux. Il ne se cachait pas, par contre, de ses
+spéculations. Il avait juré de s'arrêter, de cesser
+tout labeur, sitôt qu'il aurait le million. Il allait y
+atteindre quand, pour la première fois, il sauta.
+Son passif était du double. Pendant quelques semaines,
+discrètement, il se retira. Puis il revint.
+Actif, cordial, ingénieux, il se refit rapidement
+des clients, du crédit. Son négoce maintenant
+avait un but plus noble; acquitter les créances.
+Durant deux ans, il solda régulièrement des
+arrérages. Il ne lui manquait que trois cent
+mille francs pour épuiser le reliquat de ses dettes.
+Il ne sut pas patienter, rejoua afin de les gagner
+plus vite, et pour la seconde fois, il sauta. La
+malchance ne l'abattait point. Il reprit son trafic,
+menant l'existence large et gaie, travaillant,
+payant, spéculant, resautant, rebondissant comme
+un ballon léger et solide. A son sixième saut, il
+ne survécut pas. Il était tombé de trop haut, d'une
+fortune fictive de deux millions au néant et moins.
+Il mourut d'apoplexie en pleine Bourse, insolvable,
+mais laissant la réputation d'un camarade
+fort sympathique et d'un financier merveilleusement
+doué.</p>
+
+<p>Pourtant, auparavant, il avait assuré le sort des
+siens en bon père de famille.</p>
+
+<p>D'abord, à la mort de M<sup>me</sup> Mouzarkhi, décédée
+peu d'années après l'arrivée à Paris, il avait appelé
+en France son beau-frère, M. Panhias, avec
+<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span>
+sa femme, pour les charger de l'éducation de la
+petite Zozé. D'où venaient-ils, ceux-là? D'Alep, de
+Ghazir ou de Stamboul? Étaient-ils Grecs, Juifs,
+Turcs ou Maronites? Personne n'avait pu l'apprendre,
+les Panhias se montrant aussi réservés
+que M. Mouzarkhi sur le problème de leur extraction.
+Ils avaient tous deux un accent indéfinissable
+qui tenait simultanément de l'espagnol, du
+hongrois et du moldo-valaque. Panhias, un homme
+modeste et taciturne, faisait fonctions de fondé de
+pouvoirs dans la maison de son beau-frère.
+M<sup>me</sup> Panhias veillait fidèlement à l'instruction de
+la petite, l'accompagnant le jour au cours Levannier,
+demeurant avec elle le soir, quand le père
+allait au théâtre ou ailleurs. Elle était corpulente,
+enjouée, et, par accès, communicative. Grâce à elle,
+on savait que les Panhias n'avaient point gravement
+pâti dans les déconfitures de leur parent, et
+conservaient, malgré les déboires, une quinzaine
+de bonnes mille livres de rente. Mais sur le reste
+elle gardait le silence, vertu traditionnelle de la
+famille.</p>
+
+<p>Puis M. Mouzarkhi, un an avant le saut suprême,
+avait prudemment muni sa fille d'un mari.
+L'affaire, proposée par un collègue de la Bourse,
+ne s'était pas amorcée sans mal. Des deux côtés
+on se méfiait. Les agences consultées avaient fourni
+des renseignements à faire peur. Elles représentaient
+M. Mouzarkhi comme un homme très choyé
+parmi les gens de son métier, mais d'un crédit
+suspect et souvent entamé. Georges Chambannes,
+fils d'un petit médecin du Berri, ex-élève de l'École
+<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span>
+centrale, était, selon elles, un ingénieur d'avenir,
+industrieux, hardi, mais ayant jusqu'ici végété,
+cherché vainement sa voie dans des entreprises
+louches. Enfin, après réflexion, on sentit de part et
+d'autre que trop d'exigences seraient messéantes.
+On transigea sur le terrain de l'espoir, de la confiance
+respective en des époques meilleures. Et
+les pourparlers aboutirent.</p>
+
+<p>Zozé qui ne souhaitait que mariage, délivrance
+de la tutelle Panhias, liberté, agréa, dès la première
+entrevue le jeune Chambannes. Il était, au
+surplus, joli homme, élégant et d'allures caressantes.
+Il n'insista pas pour la cérémonie religieuse
+que M. Mouzarkhi, désireux d'observer la neutralité
+ou l'incognito en matière de foi, déclarait
+contraire à ses principes de vieux républicain et
+de positiviste. Au vrai, on eût réclamé à Zozé un
+acte de baptême dont M. Mouzarkhi s'était abstenu
+de la pourvoir et l'obtention de ce diplôme eût
+encore retardé l'union. Le mariage fut donc célébré
+civilement. La moyenne Bourse tout entière y
+assista, voire même quelques personnalités de la
+Haute Banque, où M. Mouzarkhi comptait des
+admirateurs, sinon des amis. Et, le soir de la
+célébration, le jeune ménage s'installait dans un
+coquet hôtel de la rue de Prony, cadeau de noces
+du financier. Il joignait à l'immeuble un capital
+de cent mille francs pour aider l'ingénieur à trouver
+cette voie qu'il cherchait.</p>
+
+<p>En deux ans, sans rien découvrir, Georges
+Chambannes eut mangé toute la somme et lourdement
+hypothéqué l'hôtel.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span>
+Il ne restreignait pas son budget. Au contraire.
+Il le soutint et l'étendit par le jeu, des expédients
+cachés, de sombres tripotages. On affirmait aussi
+qu'il touchait des secours chez de vieilles dames
+généreuses dont on citait les noms; et ces bruits
+ne rencontraient que peu d'incrédules, car il était
+beau garçon, dépensier, sans profession ni ressources
+avérées, et puis le discrédit, comme la
+gloire, a ses légendes auxquelles tout le monde
+veut ajouter foi par malice ou niaiserie.</p>
+
+<p>Mais qu'il passât la nuit au tripot, découchât ou
+parût maussade, Zozé ne s'alarmait pas. Même aux
+périodes de malheur, ayant toujours ignoré la
+gêne, empocher des sommes d'argent et, celles-là
+gaspillées, en redemander et recevoir d'autres,
+lui semblait la fonction naturelle de la femme. Un
+refus, une remontrance, une diminution de son
+luxe seuls auraient pu l'inquiéter, et Georges jamais
+ne lésinait.</p>
+
+<p>Elle ne modifia donc son existence que du jour
+où, par une amie, elle apprit que Georges courait
+les filles. Le changement fut imperceptible, se
+fit sans scènes et sans fracas. Elle prit un amant.</p>
+
+<p>C'était un de ses parents qu'elle avait lieu de
+tenir pour son cousin, Démètre Vassipoulo. Établi
+à Paris depuis dix-huit mois à peine, tout jeune,&mdash;il
+avait vingt-trois ans,&mdash;une mince moustache
+brune comme tracée au charbon, Démètre
+courait déjà sur les traces de l'oncle Mouzarkhi.
+A la Bourse on escomptait son avenir comme une
+valeur d'État, sûr qu'il ferait une colossale fortune
+ou une banqueroute retentissante.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span>
+Il sillonnait tout le jour Paris, à demi affalé en sa
+voiture au mois, le bras languissamment posé le
+long de la capote, ainsi qu'un riche capitaliste qui
+s'étire, et le cuivre de ses harnais ou le grelot
+signalant son approche scintillaient au soleil
+comme des insignes triomphaux.</p>
+
+<p>Zozé l'aima pendant trois mois. Il avait des
+ardeurs de bête et des ingénuités de sauvage. Elle
+s'en amusait, puis elle les contait à deux ou trois
+de ses amies intimes qui comparaient avec leurs
+amants. Ou bien elle lui révélait l'attrait du savoir-vivre,
+enroulant sa candeur dans la trame des
+usages, comme son tailleur lui faisait des vêtements
+à la mode.</p>
+
+<p>Mais au bout de trois mois, Démètre la fatiguait.
+Elle le garda deux mois encore, par charité, pensait-elle,
+quoique ce fût par prudence et, à son
+insu peut-être, en attendant mieux.</p>
+
+<p>Sitôt qu'elle crut avoir trouvé l'amant irréprochable,
+elle quitta bien vite le jeune boursier.
+Comme prétexte, elle alléguait des dénonciations,
+sa sécurité, son honneur à sauver. Démètre pleura
+beaucoup et rugit sa douleur en un dialecte si
+rauque que l'on eût dit les cris d'un lionceau malade.
+Elle eut des remords pendant huit jours. La
+nuit, elle s'imaginait entendre ses clameurs inintelligibles.
+Elle rêvait de fauves qui la menaçaient.
+Et son nouvel amant lui reprochait d'être morose,
+de soupirer sans raison valable.</p>
+
+<p>Elle ne se consola vraiment qu'un soir au Nouveau-Cirque.
+Elle y avait vu Démètre en frac, cravate
+blanche, bouquet d'&oelig;illet au revers, occupant
+<span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span>
+le bord d'une loge avec une grosse fille blonde, et
+pouffant aux farces des clowns.</p>
+
+<p>Dès lors, ses regrets finirent, et son nouvel
+amant, Lastours, n'eut plus qu'à se louer d'elle.</p>
+
+<p>Il tenait commerce de peinture dans un petit
+hôtel de la rue d'Offémont. Brun, chauve, une
+barbe de mignon, une bouche brutale, des mains
+de portefaix, il figurait avec avantage parmi ce
+syndicat de certains peintres négociants dont le
+Paris parvenu assure fraternellement le vivre en
+même temps que la notoriété. Familier assidu des
+hauts salons mondains, frayant avec l'élite des
+clubs et de l'art, vêtu comme un sportsman, drôle
+comme un cabotin, un suave parfum d'au delà,
+une vapeur aristocratique semblait flotter autour de
+ses épaules carrées. Zozé, en l'écoutant, se sentait
+plus près du monde. Il était pour elle l'échelon supérieur
+où l'on se croit déjà rien qu'à l'apercevoir,
+et elle s'y cramponnait avec ferveur. Elle admirait
+comme de l'esprit le plus fin son bagout d'atelier,
+ses gamines scies d'école, l'obscénité de ses propos.
+Il n'avait qu'à parler pour qu'elle pâmât de
+rire, à formuler un souhait pour qu'elle se précipitât;
+et en quatre mois, Chambannes lui acheta
+trois toiles. Néanmoins bientôt Lastours abusa. Il
+traitait en servante celle qui ne rêvait que de le
+servir, la malmenait au gré de sa mauvaise humeur
+et parfois, après l'entrevue, enjoignait à la douce
+Zozé de lui reboutonner ses bottines.</p>
+
+<p>Ces insolences, chaque jour renouvelées, exaspéraient
+la malheureuse, tombaient sur son amour
+comme des crachats sur une flamme.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span>
+Fraîche, jolie, aimante et d'humeur gaie, pourquoi
+n'obtenait-elle pas ces béatitudes du c&oelig;ur qui
+sont le lot de tant d'autres moins belles? Et dans
+une intuition fugace, mélancoliquement Zozé se
+répondait: Oui, moins belles souvent, mais Parisiennes,
+mais informées et résolues, mais opérant
+sur le sol natal, au lieu d'être comme elle une petite
+Mouzarkhi, vaguant aveuglément au souffle de ses
+instincts, plus hésitante et malhabile qu'une fillette
+égarée en pays inconnu!... Puis, le lendemain,
+dans un regain d'espoir, elle retournait
+chez Lastours!</p>
+
+<p>Quand elle cessa de l'aimer, elle voulut se venger
+des outrages endurés; et, par une tactique
+instinctive et banale, elle se donna à un de ses
+amis, un peintre aussi,&mdash;un concurrent,&mdash;du
+nom de Moutiers, qui logeait deux portes plus
+loin.</p>
+
+<p>Celui-là, un petit monsieur ventru et roux,
+déguisa encore moins que l'autre. Plus ambitieux
+et plus âpre au gain que Lastours, Moutiers n'entendait
+nullement perdre son temps avec les
+dames. Les affaires avant tout, et, pour une
+vente projetée, un rendez-vous d'acheteur, une
+visite de cliente, il renvoyait Zozé ou la décommandait
+sans ambages. Une fois, elle dut ainsi
+rester une heure enfermée dans l'arrière-soupente
+où se dévêtaient les modèles, affolée et transie,
+parce qu'un riche Américain était venu, pendant
+la séance, faire emplette chez le peintre.</p>
+
+<p>Moutiers, après le départ de son Yankee, tout
+à l'allégresse du marché conclu, se promenait
+<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span>
+dans l'atelier, oubliait de délivrer la captive; et
+à ses cris seulement, il lui avait ouvert, souriant,
+la trouvant bien bonne, quoique Zozé pleurât de
+dépit.</p>
+
+<p>Six semaines de ce régime la dégoûtèrent d'abord
+de Moutiers, puis à jamais des peintres mondains
+et, croyait-elle, des aventures.</p>
+
+<p>Qui eût pensé que ces hommes, si galants au
+dehors, fêtés et cajolés par les plus belles, fussent
+dans l'intimité à ce point malotrus? Et pourquoi
+même s'astreindre à ces liaisons fortuites, s'exposer
+aux insultes sans l'excuse de la tendresse,
+chercher le bonheur d'amour au lieu d'attendre
+qu'il vînt?</p>
+
+<p>Que lui manquait-il, d'ailleurs, pour être la
+plus enviée des jeunes femmes?</p>
+
+<p>Georges sortait moins la nuit, se montrait plus
+affable, la menait plus souvent au bal et au
+théâtre. Il lui avait, pour le jour de sa naissance,
+fait présent d'une voiture au mois. Ses affaires
+enfin prospéraient. Il payait une à une les vieilles
+notes de fournisseurs, les dettes criardes, les intérêts
+de l'hypothèque en retard; et Zozé, vaguement,
+savait qu'il dirigeait de loin, comme ingénieur-conseil,
+une vaste exploitation de mines en
+Bosnie.</p>
+
+<p>Un renouveau d'affection la rapprocha alors
+soudain de son mari. Elle s'en vantait à ses
+amies, déclarait l'époque des folies passée! Et
+pour remplacer ses amants, elle se jeta avec fougue
+dans les plaisirs de l'intelligence.</p>
+
+<p>Elle se mit à lire sans merci, sans choix et
+<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span>
+sans trêve tous les ouvrages du jour que son
+libraire lui désignait. Mémoires, romans, poèmes,
+voyages, rien ne lassait son appétit. «Je dévore!»
+disait-elle. Et, de fait, elle avalait, elle engouffrait
+sans digérer ni retenir.</p>
+
+<p>Elle s'abonna aux conférences, savoura l'ancienne
+chanson et s'enthousiasma de la nouvelle.
+Le dimanche, elle fréquentait les concerts et rêvait
+en musique à ses liaisons d'antan. Elle ne négligeait
+que les Salons, par rancune contre les
+peintres. Mais nulle lueur de raison ne perçait
+ce tumulte d'études contraires. M<sup>me</sup> Chambannes
+s'étonnait, qu'ayant tant appris, elle n'acquît pas
+plus d'assurance. Ses opinions fuyaient à l'appel
+comme des mouches. Elle balbutiait chaque fois
+qu'il s'agissait d'exprimer son avis. Et finalement
+les joies d'intellect l'ennuyèrent...</p>
+
+<p>A partir de ce moment, pour le laps de deux
+ans, ses souvenirs s'embrumaient...</p>
+
+<p>Qu'avait-elle fait ensuite, durant ces deux
+années? Elle se rappelait bien qu'au 14 juillet,
+Georges avait obtenu la croix. Mais le reste, cette
+chasse forcenée à l'amant parfait que, malgré
+elle, invoquaient son c&oelig;ur et ses sens,&mdash;que
+demeurait-il de tout cela, séché, tassé au fond de
+son cerveau par des amours brûlantes et plus
+lourdes? Deux ombres anémiées dans une lumière
+grisâtre reparaissaient devant ses yeux:
+toujours elle et auprès un homme, celui-ci,
+celui-là, noms et traits oubliés, emmêlés, confondus
+par l'estompe du temps: flirts dans des
+bals, promenades blanches en fiacre de cercle,
+<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span>
+baisers inachevés, ébauches d'abandons, vaines
+tentatives, espoirs et illusions déçues! Comment
+eût-elle chéri ces êtres, ces commis de Bourse
+allemands, ces courtauds exotiques mieux nippés
+que des seigneurs et plus goujats que des rustres?
+Leur avait-elle cédé? Peut-être. A un, à deux, ou
+pas du tout. D'honneur, elle n'eût pu préciser, et
+plus tard, quand gravement elle jurait à Gérald
+qu'elle n'avait jadis connu qu'un amant, elle ne
+mentait sciemment que de deux, la brouillonne
+petite Mouzarkhi!</p>
+
+<p>Pourtant, dans ces recherches, le dévergondage
+ne la guidait pas uniquement.</p>
+
+<p>Elle désirait en secret un amant idéal dont
+traits par traits l'effigie exquise s'accentuait dans
+ses songeries. Mais l'imagination de beaucoup de
+femmes est comme leur corps. Elle ne sait que
+reproduire et non pas créer. Celle de M<sup>me</sup> Chambannes,
+fécondée par la lecture de certains romans
+en vogue, agissait selon leurs formules.</p>
+
+<p>Elle se figurait donc le héros espéré avec une
+grande barbe blonde, un regard mélancolieux où
+flottait l'ombre humide de la douleur passée,
+trente ou quarante mille francs de rente et un
+nom qui, pour n'être pas noble, restait dans la
+roture élégant et cossu.</p>
+
+<p>Il aurait naguère cruellement pâti par les
+femmes, par une surtout, actrice traîtresse, éprise
+de tromperie, de réclame et d'argent. M<sup>me</sup> Chambannes,
+involontairement, se complaisait à ce
+détail. Un pli amer soulevait parfois la lèvre de
+l'amant désabusé. Par cette fissure, des blasphèmes
+<span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span>
+jaillissaient contre le sexe perfide et
+ennemi de l'homme. M<sup>me</sup> Chambannes, de ses
+baisers, arrêtait tendrement la fuite des anathèmes,
+posait sur sa poitrine cette tête pleine
+de chagrin, ramenait sur cette bouche défiante le
+sourire. Au besoin, s'il l'eût exigé, elle partait
+avec lui. Ils s'exilaient alors dans une petite île
+anglaise, loin du monde mauvais, et demeuraient
+des heures seuls côte à côte sur la grève, leurs
+deux mains jointes, à contempler indéfiniment
+les jeux changeants des lames ou les navires rentrant
+du large.</p>
+
+<p>Que n'arrivait-il pas? Tout était prêt pour le
+recevoir, pour le suivre, jusqu'à la liste imaginaire
+des objets, des toilettes de voyage que fébrilement
+on empilerait dans une malle d'osier sanglée de
+courroies jaunes et recouverte de luisante vache
+noire!</p>
+
+<p>Il tarda, mais il arriva.</p>
+
+<p>Il était sédentaire, égoïste, titré, libertin, sans
+barbe, sans langueur, sans ranc&oelig;ur. Dès le début,
+M<sup>me</sup> Chambannes l'adora tout de même.</p>
+
+<p>Il se nommait Gérald de Meuze, fils du marquis
+de Meuze, de la branche des Meuze du Poitou.
+Georges l'avait connu en classe au lycée Chamfort,
+puis, leurs études terminées, l'avait perdu
+de vue.</p>
+
+<p>La présentation se fit aux courses d'Auteuil, un
+jeudi tranquille, dans une intime réunion de printemps.
+Elle fut décisive.</p>
+
+<p>Tandis que Georges, par orgueil ou par passion
+de joueur, les laissait ensemble, s'éloignait pour
+<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span>
+vaquer à l'&oelig;uvre de ses paris, Gérald partout
+accompagnait M<sup>me</sup> Chambannes, ne quittait point
+ses pas.</p>
+
+<p>Il la promena devant les tribunes, l'escorta au
+paddock, s'égara avec elle derrière les bâtiments,
+sur les pelouses que le public désertait à l'instant
+des épreuves.</p>
+
+<p>De larges odeurs de gazon coupé, moites et âpres
+comme la brise de mer, pénétraient leur poitrine.
+M<sup>me</sup> Chambannes balbutiait de bonheur.
+Une extase nouvelle faisait palpiter ses seins sous
+le foulard léger de son corsage. Elle allait la tête
+basse, suivant des yeux la pointe de ses souliers
+vernis qui luisaient en glissant dans l'herbe. Enfin,
+il était venu, l'amant tant souhaité! Elle le tenait
+enfin! Nul n'aurait pu l'en dissuader. Elle riait
+d'un rire nerveux à toutes les remarques de
+Gérald, pensant lui répliquer quand elle le regardait,
+se sentant devenir comme folle; et le manche
+de son ombrelle safran tremblait au creux de son
+épaule.</p>
+
+<p>Ah! quelle n'eût pas été l'ivresse de la petite
+Mouzarkhi, si elle avait perçu ce qui se disait
+d'elle parmi les amis du jeune comte, dans la
+sévère tribune du club!</p>
+
+<p>On s'y demandait avec des clins d'&oelig;il égrillards
+ce que c'était que cette jolie petite femme à
+laquelle s'acharnait Gérald. Personne ne pouvait
+répondre. Une fille? Non. Une petite pays-chaud
+sans doute, que cette canaille de Meuze se payait
+de chauffer davantage, histoire de taquiner un
+peu la baronne... parfaitement... la baronne Mussan,
+<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span>
+avec qui on avait rompu, vous ne saviez
+pas? il y a bien de ça quinze jours tout au plus...
+C'est égal, une crânement jolie petite créature!</p>
+
+<p>Et dans la tribune des dames, le succès de Zozé
+n'était pas moindre.</p>
+
+<p>Certes ces dames ne lui épargnaient pas ce ton
+de mépris paisible qu'elles emploient indifféremment
+pour juger toutes les femmes étrangères à leur
+caste: filles, actrices, ou simples bourgeoises. Pourtant,
+au dédain près, leur verdict était favorable.
+Elles trouvaient l'inconnue gentille, sa toilette
+d'une coupe seyante et ce Gérald, un garçon de
+goût. Plusieurs, malicieusement, s'enquirent du
+nom de Zozé auprès de la baronne qui, par contenance,
+joignit ses éloges aux leurs.</p>
+
+<p>Mais de ce triomphe exceptionnel, M<sup>me</sup> Chambannes
+ne distinguait rien. Puis, comment l'eût-elle
+discerné? Voyait-elle dans cette foule autre chose
+que Gérald, son époux, son amant prochain? Et
+elle s'avançait le regard insaisissable, comme une
+heureuse fiancée qui marche vers l'autel.</p>
+
+<p>Elle y atteignait presque quand les courses finirent.
+Gérald la suppliait, la pressait en maître
+déjà! Il eût désiré la revoir, l'avoir, le lendemain
+même. Elle se remémorait la voix ardente, dont
+au départ, dans la cohue, à portée de Georges, il
+osait murmurer:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, vous ne voulez pas demain?... Oh! je
+vous en prie, ne refusez pas!</p>
+
+<p>Si! Elle avait refusé d'un lent mouvement de tête,
+pendant que ses prunelles exprès se renversaient
+en arrière, comme plongeant dans le désespoir.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span>
+Il fallait encore résister, opposer à celui-là autant
+de froideur et de scrupules qu'il méritait
+d'amour, se faire gagner par lui au lieu de se
+livrer. Une voix intérieure dictait à M<sup>me</sup> Chambannes
+cette réserve insolite&mdash;et elle l'écouta
+comme la voix du devoir, persuadée que par ces
+retards, c'était l'avenir qu'elle préservait.</p>
+
+<p>Elle ne s'abandonna qu'après trois semaines de
+siège, au moment où, rebuté, il allait renoncer.</p>
+
+<p>Mais pendant ce temps elle avait réfléchi, agi,
+questionné, avec cette surhumaine habileté que
+déploient souvent les femmes pour armer et défendre
+leur passion menacée.</p>
+
+<p>Maintenant elle savait tout de Gérald: son existence
+oisive et mécontente depuis l'époque où, par
+un coup de rancune juvénile, il avait, après le
+krach de 1882, donné sa démission de sous-lieutenant
+au 30<sup>e</sup> cuirassiers, puis les quarante mille
+francs de rente sauvés du désastre par son père,
+les amitiés mondaines du jeune homme, beaucoup
+de ses liaisons, sans les noms, la dernière avec la
+baronne, et son antipathie pour un monde où la
+petitesse de sa fortune ne lui permettait plus de
+représenter assez.</p>
+
+<p>Sur ces données morales, elle eut tôt fait de
+dresser son plan. Deux méthodes s'offraient pour
+garder Gérald, le retenir prisonnier.</p>
+
+<p>Ou bien se hisser par son aide jusqu'aux salons
+hautains de ses pairs où il n'aurait pas de peine à
+l'introduire, à l'imposer. Ainsi elle pourrait connaître
+tous ses actes, le surveiller aisément et
+parer aux dangers possibles.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span>
+Ou bien profiter de son dégoût, l'arracher doucement
+à ce monde dont il se prétendait las, lui
+former chez elle un foyer plus gai, plus facile et
+nouveau.</p>
+
+<p>Mais dans le premier cas, mille obstacles l'arrêtaient,
+mille bassesses à accomplir parmi l'incertitude,
+la lenteur et les humiliations. Georges, peu
+de temps auparavant, venait d'être ajourné à deux
+cercles de plein air. Les comités de ces clubs, plus
+rigoureux en leurs verdicts qu'un conseil de ministres,
+avaient, l'un après l'autre, refusé les
+boules blanches à celui que le gouvernement
+garantissait de sa croix d'honneur. Par là, en terrain
+hostile, en état d'infériorité, on s'exposait à
+un échec. M<sup>me</sup> Chambannes adopta la seconde méthode.</p>
+
+<p>Quelques mois lui avaient suffi pour transformer
+son train de vie, organiser des réceptions,
+prendre des jours réguliers. Elle y conviait ses
+plus avenantes amies, des camarades de Gérald,
+des gens de lettres, des musiciens ou, vainquant
+même sa répugnance, des peintres. Et peu à peu,
+de cette manière, elle s'était constitué, pour
+le soir, une sorte de brillante annexe à l'entresol
+des rendez-vous, un salon composite, mais
+d'accès sympathique, lieu de plaisirs bourgeois
+où les hommes allaient comme les femmes, sans
+calcul, sans morgue, dans le seul projet de se
+rencontrer et le ferme espoir de se divertir.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes touchait au but. Gérald captivé,
+séduit, ligoté, se rendit à sa dame, lui jura
+attachement, fidélité, amour durable&mdash;et fit de
+<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span>
+la maison de Zozé la sienne. Il y régnait en tout-puissant
+despote, cajolé par le mari, flatté par
+l'entourage, servilement obéi par M<sup>me</sup> Chambannes,
+qui se réjouissait et lui savait gré de l'amour
+acquis enfin et conquis, à jamais unique, et plus
+que légitime: romanesque, glorieux!... Puis, un
+soir, le jeune comte avait amené son père. Et le
+marquis de Meuze, charmé par sa bru,&mdash;comme
+en lui-même il surnommait Zozé,&mdash;était revenu
+spontanément, ayant trouvé l'endroit plaisant, les
+femmes jolies, la table excellente...</p>
+
+<p>Mais que de luttes, que d'efforts avant de remporter
+cette victoire! Que de ruses encore chaque
+jour, que de stratagèmes pour conserver son grand
+seigneur, écarter les voleuses et se garer de la
+concurrence!...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes en exhala un gros soupir.
+Machinalement elle contemplait la mousse irisée
+que du fond de son café le sucre soufflait à la surface.
+La voix sournoise d'Anna la tira brusquement
+de ses réflexions.</p>
+
+<p>&mdash;Madame sort-elle?... Puis-je préparer les
+affaires de madame?...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes s'écria avec stupéfaction:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle heure est-il donc?</p>
+
+<p>&mdash;Près de deux heures, madame!...</p>
+
+<p>Deux heures! Et elle était venue de sa chambre
+ici, avait déjeuné, mangé, bu, demeuré, sans
+conscience de ce qu'elle faisait, l'esprit cheminant
+ailleurs, sur les routes obscures du passé!</p>
+
+<p>Elle répliqua d'une voix ensommeillée:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span>
+&mdash;Oui, je sors... Ma robe de drap bleu... Ma
+veste d'astrakan...</p>
+
+<p>Puis, d'un pas fatigué, elle se dirigea vers la
+croisée, et elle souleva le rideau. Dehors, une
+brume épaisse et blanche stagnait entre les masses
+des maisons. Tout paraissait fumer, les arbres du
+parc au bout de la rue, les pavés de la chaussée,
+le bitume du trottoir, même les chevaux ou les
+passants qui projetaient par leurs narines des
+bouffées parallèles. Et démesurément loin, le
+soleil, en haut, pâlissait comme une lampe dans
+une tabagie.</p>
+
+<p>Une journée si froide, si funèbre, si bonne
+pour s'aimer, n'est-ce pas? songeait M<sup>me</sup> Chambannes.
+Car pour l'amour avec Gérald, tous les
+temps lui semblaient propices, comme aux humbles
+pour la ripaille.</p>
+
+<p>Où était-il maintenant, M. Raldo, avec ses
+grands yeux adorés, ses indignes regards?&mdash;Oh!
+qu'elle le détestait!&mdash;Et que se murmurait-on là-bas
+chez les Mathay, dans le salon assombri, sous
+le crépuscule du brouillard? Elle laissa naïvement
+retomber le rideau, comme par crainte de voir.
+Les larmes lui gonflaient de nouveau la gorge.
+Elle se cambra en une posture d'énergie. Allons!
+il fallait oublier, se distraire, se promener jusqu'à
+quatre heures. Mais où?</p>
+
+<p>Elle s'ingéniait, s'énumérait des noms de dames
+à visiter, des adresses de couturières ou de modistes.
+Et tout à coup, d'une gambade enfantine,
+elle sauta en tapant dans ses mains.</p>
+
+<p>Parfait! Bravo! Puisque la veille elle avait
+<span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span>
+décidé d'inviter M. Raindal, d'en faire un figurant
+et, si possible, une vedette, un doyen notoire de
+son salon, pourquoi temporiser, ne pas profiter de
+l'occasion? Mardi, c'était le jour de M<sup>me</sup> Raindal.
+Puis, l'indisposition de la petite, des nouvelles
+à chercher, prétextes insoupçonnables. Pas une
+seconde à perdre!</p>
+
+<p>Elle s'était élancée vers sa chambre; et dix
+minutes plus tard, son manchon sous le bras,
+elle achevait de se ganter dans la rue, devant
+l'hôtel, en attendant le fiacre qu'elle avait fait
+appeler.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span></p>
+
+<h2>VI</h2>
+
+<p>La voiture franchit au pas le parc Monceau,
+puis, prenant le trot, gagna, par les Champs-Élysées,
+le boulevard Saint-Germain.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes, blottie dans l'angle de gauche,
+les pieds collés à la chaufferette dont le métal
+blanc lui brûlait les semelles, se laissait bercer
+par les cahots, fermant à demi les paupières.</p>
+
+<p>Elle ne les rouvrit un peu qu'à l'entrée du boulevard
+Saint-Germain, pour saluer d'un regard,
+au passage, la rue de Bourgogne où Gérald habitait
+avec le marquis; et, après, elle retomba dans
+sa torpeur.</p>
+
+<p>Elle préférait ne pas penser, tenter de s'engourdir
+dans la somnolence. Mais, comme le
+fiacre tournait rue Notre-Dame-des-Champs, au
+sortir de la rue de Rennes, instinctivement
+M<sup>me</sup> Chambannes se redressa, ainsi qu'un voyageur,
+quand soudain le paysage change.</p>
+
+<p>La rue était déserte, bordée de longs bâtiments
+austères. Des collèges, des séminaires, des couvents?
+M<sup>me</sup> Chambannes ne savait. Partout aux
+fenêtres du bas on apercevait des barres de fer
+noires serrant contre le jour, contre les bruits de
+<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span>
+l'extérieur, leurs sombres tiges. De place en place
+une maison moins haute avait une façade claire.
+Par-dessus, des faîtes d'arbres dénudés écartaient
+leur branchages sans feuilles. On devinait au delà
+des préaux, des jardins immenses, avec des allées
+discrètes pour y marcher en méditant.</p>
+
+<p>D'autres rues, dans son quartier, dans son district
+de la plaine Monceau, avaient déjà paru à
+M<sup>me</sup> Chambannes aussi mornes. On eût dit, par
+certains après-midi de semaine, le calme dominical,
+et les maisons semblaient dénuées d'habitants,
+tout le monde parti vers le centre, vers
+la fête des promenades. Mais ici l'aspect était différent,
+la quiétude moins oisive et comme vibrante
+de pensée. Derrière ces fortes murailles, on sentait
+une foule occupée à des besognes chéries ou
+pieuses, une muette activité, du zèle, de l'ambition
+et de la foi, des passions dans la discipline. Par
+moments, une cloche cachée lançait à travers l'espace
+ses notes graves.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes, sans bien comprendre, eut
+un petit frisson de surprise. Elle se figurait dans
+ces édifices une multitude de prêtres ou de nonnes.
+Ils priaient, agenouillés, en files noires ou grises.
+L'ombre du sanctuaire mollifiait leurs silhouettes,
+et la fumée de l'encens tordait au-dessus de leurs
+fronts ses volutes. Dans un élan de curiosité, elle
+eût souhaité être parmi eux, apprendre leurs
+prières, partager leurs extases. Elle eût voulu surtout
+entrer et voir.</p>
+
+<p>Le cocher dut frapper à la vitre pour l'avertir
+qu'elle était arrivée. La concierge, une vieille
+<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span>
+femme catarrheuse, lui indiqua l'appartement de
+M. Raindal: au bout de l'allée, au cinquième à
+droite.</p>
+
+<p>Elle stoppa avant de sonner, pour inspecter les
+alentours. En face c'était le mur de la maison voisine
+qui longeait l'allée. Mais, à droite, on distinguait
+des jardins, des maisons inégales, tout un
+panorama de toitures inconnues, séparées par des
+rues ou la broussaille violette des arbres. De la
+porte de M. Raindal un parfum de pot-au-feu s'échappait.</p>
+
+<p>Enfin elle sonna, et Brigitte l'introduisit dans le
+salon.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Raindal, en robe de soie noire, causait avec
+deux dames mûres, à mise démodée. Elle hésita,
+à la vue de Zozé, puis, la reconnaissant, s'avança
+au-devant d'elle.</p>
+
+<p>&mdash;Je viens avoir des nouvelles de la jeune
+malade, fit M<sup>me</sup> Chambannes, en s'asseyant sur le
+fauteuil de velours grenat que lui désignait
+M<sup>me</sup> Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Thérèse! oh! elle est tout à fait rétablie...
+Elle travaille avec son père... Vous la verrez dans
+un instant... Mais comme c'est aimable à vous...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes remerciait d'un sourire.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Boudois, une des deux dames, femme d'un
+professeur à la Sorbonne, s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;La pauvre enfant!... Elle a été souffrante?</p>
+
+<p>&mdash;Grâce au ciel, pas grand'chose! fit M<sup>me</sup> Raindal...
+Un simple malaise au bal, hier soir, chez
+les Saulvard, en dansant...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span>
+M<sup>me</sup> Lebercq, l'autre dame, femme de M. Lebercq,
+le célèbre mathématicien, questionna:</p>
+
+<p>&mdash;Un étourdissement, sans doute?...</p>
+
+<p>&mdash;Je suppose, fit M<sup>me</sup> Raindal.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Boudois confirma ces présomptions. Son
+mari, par exemple, qui, Dieu sait! avait le pied
+marin et, l'été, chaque jour, à Langrune, sillonnait
+la mer en bachot de pêcheur, eh bien! son mari
+n'avait jamais pu valser. La tête lui tournait aussitôt.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Lebercq, elle, par contre, avait peu navigué,
+mais, au temps de sa jeunesse, supportait sans
+inconvénient la valse.</p>
+
+<p>Il y eut un silence, et M<sup>me</sup> Chambannes reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Elle était très jolie, cette soirée, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Admirable! approuva M<sup>me</sup> Raindal.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Boudois et M<sup>me</sup> Lebercq réclamaient des
+détails; on leur en fournit. Mais subitement, à un
+détour de phrase, l'entretien dévia. M<sup>me</sup> Boudois
+parlait des fêtes de l'Avent dont l'époque approchait.
+Elle engageait M<sup>me</sup> Raindal à suivre quelques-uns
+des saluts de Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
+où «les <em>O</em> de Noël» promettaient d'être chantés
+avec un rare éclat. M<sup>me</sup> Raindal tenait plutôt pour
+ceux de Saint-Etienne-du-Mont. La discussion s'échauffa.
+M<sup>me</sup> Lebercq, qui n'était point dévote, se
+taisait. M<sup>me</sup> Chambannes, gênée par les mystères
+de cette causerie, considérait les arabesques noires
+de la carpette à fond rouge qu'entouraient les fauteuils
+du salon.</p>
+
+<p>Enfin, saisissant une pause de répit, elle questionna:</p>
+
+<p>&mdash;Serait-il indiscret de déranger le maître et
+<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span>
+mademoiselle votre fille?... J'aurais tant de plaisir
+à leur dire bonjour!</p>
+
+<p>&mdash;Mais du tout, du tout! Au contraire... Ils
+seront ravis...</p>
+
+<p>Elle frappait à une porte latérale.</p>
+
+<p>&mdash;Qui est là? grommela la voix de M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Une visite.</p>
+
+<p>Elle s'était effacée devant la jeune femme. Au
+bruit, Thérèse se leva de son bureau en même
+temps que le maître.</p>
+
+<p>&mdash;C'est M<sup>me</sup> Chambannes qui vient prendre de
+tes nouvelles, mon enfant, expliqua M<sup>me</sup> Raindal.</p>
+
+<p>Thérèse, dont les lèvres se pinçaient déjà de
+mécontentement, essaya de sourire:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! vous êtes trop gracieuse, chère madame...
+Cela ne valait pas la peine!</p>
+
+<p>M. Raindal mêlait ses protestations de gratitude
+à celles de sa fille. M<sup>me</sup> Raindal, en s'excusant,
+retourna auprès de ses visiteuses. Le maître, ainsi
+que la veille, au bal, lors de la présentation,
+demeurait interdit. Puis il proféra:</p>
+
+<p>&mdash;Asseyez-vous donc, madame!</p>
+
+<p>Zozé s'assit et déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est gai, votre cabinet!... Comme
+vous avez de la lumière!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, nous n'en manquons point! dit M. Raindal...
+La pièce est fort bien éclairée!...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes continua:</p>
+
+<p>&mdash;Vous travailliez?... Je vous ai interrompus...</p>
+
+<p>&mdash;Par la plus agréable des surprises, riposta
+M. Raindal avec un salut de la main.</p>
+
+<p>La causerie languissait. Thérèse, le visage renfrogné,
+<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span>
+ne l'activait guère, s'absorbant à tracer des
+hachures sur une feuille de papier. La venue de
+M<sup>me</sup> Chambannes l'indignait. Pourquoi était-elle là,
+cette femme? Que voulait-elle encore? De quel droit
+osait-elle les troubler de ses babillages, de ses questions
+puériles, de sa présence même qui évoquait
+les souvenirs de la veille, les hontes de cette soirée
+maudite?</p>
+
+<p>&mdash;Vos fenêtres donnent sur des jardins, n'est-ce
+pas? demanda M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>&mdash;Sur des jardins et sur tout notre Paris! Nous
+avons une vue merveilleuse! fit M. Raindal.</p>
+
+<p>Elle s'approcha avec lui de la croisée. Le soleil
+enfin avait dissipé la brume. Et, au-dessous d'eux,
+tout le Paris de M. Raindal, tout le Paris croyant,
+studieux et candide, étendait à l'infini, dans une
+clarté laiteuse, ses raides vallonnements de pierre.
+Les sommets de certains édifices dominaient le
+niveau du reste. A droite, la tour carrée de Saint-Jacques-du-Haut-Pas,
+puis le dôme monstrueux du
+Panthéon, une fine petite pointe après,&mdash;la flèche
+de la Sorbonne;&mdash;plus à gauche, la sphère luisante
+de la coupole des Missions, et, à l'extrémité,
+une pyramide tronquée où flottait un minuscule
+drapeau sans couleur, le palais du Louvre. Dans
+l'intervalle, les maisons marquaient sur le ciel la
+ligne irrégulière de leurs toits. Les cheminées
+amincies, avec le bec de leurs capuchons, se hérissaient
+en rangs compacts, comme des baïonnettes
+renversées. Et dans le fond, une large trouée signalait
+des avenues, un parc, le Luxembourg qu'on
+ne voyait pas.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span>
+M. Raindal, complaisamment, commentait le
+panorama. M<sup>me</sup> Chambannes s'extasiait à tout,
+trouvait tout charmant ou joli. Et quand il eut
+fini, il montra du doigt le jardin qui flanquait la
+maison:</p>
+
+<p>&mdash;C'est le jardin des s&oelig;urs visitandines de Notre-Dame-du-Saint-Rosaire...
+Tenez, voilà deux de nos
+voisines qui se promènent!</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes se pencha pour les regarder.
+Elles marchaient l'une derrière l'autre autour des
+pelouses de terre brune. Dans leurs mains rougies
+par le froid, elles tenaient un chapelet dont elles
+faisaient graduellement glisser les grains. Leurs
+coiffes, inclinées vers le sol, cachaient entièrement
+leurs figures. L'une, maigre et légère, paraissait
+jeune. L'autre, plus grosse, semblait être âgée.
+Toutes deux avaient cette taille carrée et boursouflée
+que dessine dans la chair sans corset des béguines
+la sangle du tablier. M<sup>me</sup> Chambannes les
+examina quelques secondes en silence, mais elle
+jugea plus adroit de ne pas s'enquérir du genre
+d'exercice auquel se livraient les saintes filles avec
+leurs rosaires. Et avisant une vitrine appuyée au
+mur, près de la fenêtre, elle s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! les jolis objets, les gentilles petites momies!...
+On dirait qu'elles dorment debout...</p>
+
+<p>Elle désignait la planche centrale où s'alignaient
+des figurines en émail bleu-paon, vert pâle ou
+blanc de porcelaine. Toutes avaient la coiffure
+égyptienne, retombant aux épaules en forme de
+crinière. Leurs yeux étaient faits de traits noirs
+au-dessus d'un nez camard et souvent éraillé du
+<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span>
+bout. Le long de leurs corps jusqu'aux pieds, enflés
+comme des pieds de podagres, des inscriptions
+s'étageaient. Certaines avaient les bras entre-croisés
+sur la poitrine. A d'autres, on ne distinguait
+que les mains sortant comme d'un étroit peignoir.
+Et sur beaucoup, le sable du désert avait adhéré,
+laissant aux jambes, au buste, au visage, la marque
+de ses atomes séculaires.</p>
+
+<p>M. Raindal expliqua l'usage de ces statuettes,
+qu'on plaçait dans les tombes pour aider le défunt
+aux travaux de l'autre vie. Puis il nomma à
+M<sup>me</sup> Chambannes les divinités qui occupaient la
+planche supérieure: Hathor à tête de vache, Anubis,
+à tête de chacal, Horus, à tête d'épervier,
+Osiris, le dieu des enfers, avec sa vaste tiare,
+Thouéris, une terrible idole à tête d'hippopotame
+et à mamelles de femme, que l'on croyait consacrée
+à la maternité ou à sauver du mauvais sort.
+Le maître parlait de toutes avec tendresse, volubilité,
+comme s'il les eût imaginées, pétries lui-même
+de ses mains. Et de fait, ne les avait-il pas
+créées, mises au monde, en les arrachant une à
+une au néant des sables ou aux profondeurs des
+sépulcres? Les scarabées en pierres de couleur
+étaient aussi chacun de ses trouvailles. Le corps
+traversé d'une épingle, on les avait piqués côte à
+côte, sur des rainures blanches, comme une collection
+d'insectes authentiques. Et auprès d eux, dans
+un écrin, gisaient, pêle-mêle, deux ou trois lourdes
+bagues d'or à chaton gravé d'hiéroglyphes, qui
+avaient dû orner de longs doigts jaunes et autoritaires,
+la main sèche d'un Pharaon.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span>
+&mdash;Et c'est extraordinairement vieux, tout ça,
+n'est-ce pas? interrogea M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>&mdash;Cela varie, fit M. Raindal... En moyenne ces
+objets datent de trois mille, quatre mille, cinq mille
+ans!...</p>
+
+<p>&mdash;Pas possible!... Et si j'allais en Egypte, l'an
+prochain, je pourrais en découvrir de pareilles?</p>
+
+<p>&mdash;Il y a des chances... en fouillant bien... Le
+désert en est farci!...</p>
+
+<p>&mdash;Comme c'est intéressant! murmura rêveusement
+la jeune femme.</p>
+
+<p>Thérèse, derrière elle, battait le parquet du pied
+avec impatience. Mais elle tressaillit en entendant
+M<sup>me</sup> Chambannes qui disait:</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, mon cher maître, il me reste une
+petite faveur à solliciter à vous... Êtes-vous libre
+dans une quinzaine, le 12 décembre?</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, madame!... bredouilla M. Raindal,
+s'efforçant de deviner, malgré sa faible vue, le sens
+des grimaces que Thérèse lui adressait.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, si vous étiez libre, vous me feriez
+un grand honneur et un grand plaisir en venant
+dîner chez moi!...</p>
+
+<p>M. Raindal s'inclinait:</p>
+
+<p>&mdash;Heu!... Hum!... Certainement, madame...
+Je puis demander à M<sup>me</sup> Raindal... Toutefois je ne
+suppose pas qu'elle se soit engagée pour ce soir-là...</p>
+
+<p>Et se tournant vers sa fille:</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas, mon enfant, ta mère ne nous a
+pas, que je sache...</p>
+
+<p>Thérèse, brutalement, lui coupa la parole:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span>
+&mdash;Non, père, nous sommes libres...</p>
+
+<p>Elle sentait sa main frémir de rage au montant
+de la vitrine. Oh! tout pour se débarrasser de cette
+femme! Tout pour qu'elle disparût, s'en allât
+rejoindre son grand godelureau, ce Gérald dont
+sûrement elle était la maîtresse! Plus tard, on s'en
+tirerait toujours. Seulement qu'elle partît! Ne plus
+la voir, ne plus l'entendre, ne plus respirer son
+parfum qui fleurait fort comme celui de l'autre!</p>
+
+<p>On était revenu dans le salon. M<sup>me</sup> Raindal, surprise,
+accepta d'emblée, puis toute la famille
+accompagna Zozé à la porte. Thérèse même suivait,
+et, dans l'escalier, en relevant la tête pour
+un dernier adieu, ce fut son regard braqué que
+rencontra M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Un drôle de regard!&mdash;réfléchissait Zozé dans le
+fiacre qui la remportait. Oui, un regard presque
+d'admiration et presque aussi d'envie, comme les
+pauvres en ont, à l'entrée des théâtres, devant les
+belles dames qui passent. Quelle singulière fille que
+cette petite Raindal!</p>
+
+<p>Mais la voiture franchissait le pont de la Concorde
+et pénétrait dans les Champs-Élysées.</p>
+
+<p>Au premier jeune homme élégant que croisa le
+fiacre, Zozé ne put se retenir de décocher un coup
+d'&oelig;il sympathique. Enfin elle rentrait dans son climat,
+dans son pays, dans son quartier.</p>
+
+<p>Déjà elle avait eu une impression semblable au
+retour de l'étranger, en voyant, après la frontière,
+l'uniforme du premier douanier. Ici tout se modifiait,
+les vêtements, les visages, les allures. Le
+<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span>
+froid semblait moins rude, moins cruel aux joues.
+Des messieurs descendaient l'avenue, d'un pas
+tranquille, la démarche dodue, sous leurs molles
+pelisses. Des femmes filaient dans des victorias, la
+tête souriante, au milieu des fourrures, et des
+enfants se poursuivaient en jouant à travers les
+arbres. Partout les joies de l'été continuaient
+malgré l'hiver hostile. On se retrouvait entre gens
+riches, bien mis, au courant, entre connaisseurs,
+entre soi. Et Zozé serrait fort les paupières pour
+tâcher de revoir la rue Notre-Dame-des-Champs,
+si loin, si loin, si loin, en province, grise et morte
+comme une vue dans un stéréoscope...</p>
+
+<p>Le premier coup de quatre heures, qui tintait
+à l'horloge de l'Élysée, arrêta net ces comparaisons.
+Quatre heures, déjà! Elle allait être en
+retard. Et Gérald, que dirait-il? Heureusement on
+arrivait. Pas assez vite cependant, car Zozé, arc-boutée
+au fond de la voiture, poussait des deux
+pieds la chaufferette, comme pour seconder le
+cheval.</p>
+
+<p>Enfin la voiture stoppa rue d'Aguesseau, devant
+une maison bourgeoise.</p>
+
+<p>Zozé, à l'aveuglette, payait le cocher. Elle gravit
+d'une course folle un étage et entra en haletant.</p>
+
+<p>Il était là.</p>
+
+<p>Il sommeillait sur le divan du cabinet de toilette,
+les bras repliés autour du front, en une auréole
+noire; et l'ombre de l'encoignure, où reposait sa
+tête, ajoutait encore de la douceur à la paix de
+son visage.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span>
+M<sup>me</sup> Chambannes le contempla avec attendrissement.
+Pauvre petit Raldo! Etait-il joli, quand il
+dormait!</p>
+
+<p>Et s'enhardissant, à mi-voix, elle murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Tu dors?... Tu dors, mon chéri?</p>
+
+<p>Gérald, sans ouvrir les yeux, riposta:</p>
+
+<p>&mdash;Non, je ne dors pas, mais j'affecte un profond
+sommeil!...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? demanda Zozé en souriant.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que, fit de même Gérald, parce que
+vous êtes en retard, madame, et que j'ai horreur
+de ces plaisanteries!...</p>
+
+<p>Il se levait pour l'embrasser. Elle lui rendit son
+baiser avec effusion, et, d'un ton gamin:</p>
+
+<p>&mdash;Devine d'où je viens?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne reçois d'ordre de personne! fit Gérald.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je viens de chez le père Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;De chez le Kangourou!</p>
+
+<p>Zozé ouvrit des yeux étonnés:</p>
+
+<p>&mdash;Le Kangourou?</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, fit Gérald. Tu n'as pas remarqué
+la façon dont il tenait ses bras, ses mains? Un vrai
+kangourou! Il ne lui manque que la poche, devant,
+et des petits dedans!</p>
+
+<p>Zozé se mit à rire. Puis elle conta en détail sa
+visite, blaguant le mobilier, le tapis, les étoffes,
+l'odeur de pot-au-feu, ou imitant M<sup>me</sup> Raindal,
+M<sup>me</sup> Boudois, M<sup>me</sup> Lebercq, dans le désir d'amuser
+Gérald.</p>
+
+<p>Le jeune homme, sans avoir paradé dans les
+cirques mondains, possédait un certain talent d'acrobate;
+et pour se dégourdir, tout en l'écoutant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span>
+il faisait sur ses mains le tour du cabinet, les pieds
+pendant au-dessus de la nuque.</p>
+
+<p>Quand elle eut terminé, il se redressa d'un saut
+périlleux, et gouailleusement:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu vas embaucher ce marchand de
+momies?</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas? fit Zozé d'une voix un peu
+inquiète... Cela te déplaît?</p>
+
+<p>&mdash;Moi? fit Gérald... Pas le moins du monde...
+Tous les goûts sont dans la nature... Tu as déjà un
+romancier, trois peintres, deux musiciens, un
+sculpteur, un abbé... Le Kangourou complétera
+ta collection... Mes compliments...</p>
+
+<p>Et, dans un salut cérémonieux, indiquant la
+chambre voisine, il déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes ici chez vous, chère madame!...</p>
+
+<p>Zozé obéit en lui jetant une &oelig;illade passionnée.
+Gérald, un instant après, la rejoignait. Et tandis
+qu'il allumait les candélabres de la cheminée,
+M<sup>me</sup> Chambannes, les yeux au plafond, s'était tue,
+la physionomie devenue subitement grave.</p>
+
+<p>Une vision rapide repassait sous ses regards: les
+s&oelig;urs, les deux s&oelig;urs marchant dans le froid,
+autour des pelouses sans herbe, leurs chapelets à
+la main.</p>
+
+<p>Elle en éprouva une sorte de honte. Confusément,
+dans son cerveau, l'idée s'esquissait d'une
+vie aussi bonne, meilleure peut-être que la sienne,
+vouée à un autre but que de s'aliter, chaque après-midi,
+les bougies allumées.</p>
+
+<p>Mais Gérald s'approchait et la voix impérieuse:</p>
+
+<p>&mdash;A quoi pense-t-on donc?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span>
+D'un trait, comme prise en faute, Zozé avait
+retrouvé son bienheureux sourire d'amante:</p>
+
+<p>&mdash;On pense... on pense qu'on vous adore, méchant
+Raldo, qui m'avez fait tant souffrir ce
+matin...</p>
+
+<p>Elle lui tendait les bras, dans un geste d'abandon
+et d'appel.</p>
+
+<p>Il s'y laissa glisser en murmurant des gentillesses
+grossières.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span></p>
+
+<h2>VII</h2>
+
+<p>Jamais Thérèse ne travailla avec autant d'ardeur
+que durant les jours qui suivirent.</p>
+
+<p>C'était sa façon de se soigner à elle, sa médication
+infaillible, quand la retroublaient ce qu'elle
+nommait ses «crises de souvenir».</p>
+
+<p>Alors elle macérait son cerveau par l'étude
+comme les dévots leur chair rebelle dans les exercices
+de piété.</p>
+
+<p>Pendant des semaines, elle ne quittait plus son
+bureau que pour se rendre aux bibliothèques. Sitôt
+rentrée elle s'attablait à la besogne. Puis, le dîner
+à peine fini, elle se remettait fiévreusement au travail
+jusqu'à ce que le sommeil la gagnât; et le lendemain
+elle recommençait.</p>
+
+<p>Rarement la guérison tardait. Sous cet afflux
+glacial de savoir, toute son effervescence peu à peu
+s'éteignait. La fatigue pliait ses désirs et l'immense
+drame de l'histoire lui faisait prendre en dérision
+ses petits chagrins de sentiment. Un dernier souffle
+d'orgueil, à ces pensées hautaines, achevait de
+sécher les larmes intérieures que distillait encore
+son c&oelig;ur. La discipline l'avait ressaisie et, comme
+un cheval rétif qui revient enfin au brancard, elle
+<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span>
+reprenait sa vie coutumière, d'une âme tranquille
+et sans joie, mais trop lasse pour se révolter.</p>
+
+<p>Cette fois même, en plus, par un excès de scrupule,
+elle s'était promis de ne rien tenter pour
+esquiver le dîner Chambannes. La rechute avait été
+si grave, si subite, si puérile qu'il lui fallait un
+châtiment. Elle voulait revoir en face ce beau M. de
+Meuze, se convaincre de sa sottise en affrontant
+de nouveau le danger.</p>
+
+<p>Mais au fond sa bravoure ressemblait à cette
+confiance qu'inspire le dédain de l'adversaire. Elle
+ne redoutait plus Gérald parce que, le supposant
+l'amant de M<sup>me</sup> Chambannes, elle reportait sur lui
+le mépris qu'elle éprouvait pour la jeune femme.</p>
+
+<p>Etait-ce bien uniquement du mépris? Dans sa
+fierté, Thérèse ne pouvait croire qu'elle enviait
+cette petite créature dénuée d'intellect. Non, tout
+au plus en avait-elle pitié!</p>
+
+<p>Elle aimait à se rappeler les maladresses d'expression,
+les fautes d'ignorance ou contre le langage
+commises presque à chaque phrase par la gentille
+M<sup>me</sup> Chambannes. Et la niaiserie des propos de
+Gérald! Et sa voix, une voix de viveur, traînante
+et grasse, avec ces accents impérieux mais sans autorité
+qui semblent n'avoir jamais commandé qu'à
+des filles ou des maîtres d'hôtel! Un joli couple
+qu'ils formaient tous deux! Un ménage assorti!</p>
+
+<p>Et elle trouvait le dîner lent à venir, tant elle
+eût voulu à présent les braver l'un et l'autre, les
+tenir sous la froideur hostile de ses yeux gris...</p>
+
+<p>Le soir, à plusieurs reprises, M. Raindal dut l'arracher
+à son travail. Elle ne se levait qu'en rechignant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span>
+après des prières répétées. Il la grondait
+doucement et, par plaisanterie, il lui offrait son
+bras pour la reconduire à sa chambre. Ils s'en
+allaient ainsi le long du corridor obscur. Tout
+reposait dans la maison. Parfois les puissants ronflements
+de M<sup>me</sup> Raindal atteignaient jusqu'à eux,
+malgré les portes closes. Ils s'arrêtaient à l'écouter
+en souriant. Puis, sur le seuil, ils s'embrassaient
+et M. Raindal repartait à tâtons.</p>
+
+<p>«Pauvre fille!» songeait-il dans un attendrissement
+mêlé d'admiration.</p>
+
+<p>Ah! s'il avait su! S'il avait deviné les luttes, les
+angoisses de cette âme masculine! S'il avait entendu
+le «Pauvre père!» dont M<sup>lle</sup> Raindal, tout bas,
+plaignait son manque de clairvoyance!</p>
+
+<p>Mais les semaines, à ce régime, s'écoulaient
+rapidement, et enfin le jour du dîner Chambannes
+arriva.</p>
+
+<p>Vers sept heures un quart, Thérèse était occupée
+à ajuster devant la glace la lourde pelisse de bure
+qui lui servait de sortie de bal, quand un grand
+bruit de dispute retentit dans le couloir et aussitôt
+quelqu'un frappa.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez! fit la jeune fille.</p>
+
+<p>M. Raindal parut, en gilet et manches de chemise.
+Sa cravate blanche dénouée pendait à travers
+son plastron.</p>
+
+<p>&mdash;Tu ne sais pas ce qui se passe? s'écria-t-il...
+Ta mère qui trouve que nous avons accepté trop
+vite l'invitation de M<sup>me</sup> Chambannes, que nous
+aurions dû nous renseigner... Nous renseigner!
+Sur quoi, auprès de qui, je te le demande, pour
+<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span>
+un dîner sans importance!... Et elle voulait que
+nous nous excusions maintenant, au dernier moment,
+cinq minutes avant départir! Non, je t'en
+prends à témoin, toi qui, à ce que j'ai cru voir,
+n'aimes pas beaucoup cette dame, que dis-tu de
+celle-là?</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! fit Thérèse déroutée.</p>
+
+<p>&mdash;Tu t'imagines, n'est-ce pas, d'où cette idée
+lui vient? poursuivit M. Raindal en tournant autour
+de la chambre... De ces messieurs, naturellement!...
+De la sacristie!... Oh! elle n'a pas été
+longue à avouer... Aussi je l'ai prévenue que si,
+à l'avenir, ces gaillards s'avisaient encore...</p>
+
+<p>Il n'acheva pas. M<sup>me</sup> Raindal venait d'entrer le
+corsage à demi agrafé.</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... murmura-t-elle... On a sonné!...
+Thérèse, il faut que tu ailles ouvrir, mon enfant!...
+Brigitte est descendue pour chercher une voiture.</p>
+
+<p>&mdash;Bien, mère!</p>
+
+<p>Thérèse courait tirer la porte et elle retint un
+petit cri de surprise en reconnaissant, dans la pénombre,
+l'oncle Cyprien qui s'essuyait les bottes
+sur la carpette jaune du palier.</p>
+
+<p>&mdash;Bonsoir, mon neveu! fit-il joyeusement.</p>
+
+<p>Mais, apercevant la pelisse et les gants blancs
+de Thérèse:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! vous sortez?... Et moi qui venais
+manger la soupe... En voilà une déveine!...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien était entré. Thérèse répliqua
+d'un ton contraint, car, de peur des critiques, on
+avait caché à M. Raindal cadet le dîner chez les
+Chambannes:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span>
+&mdash;Oui, mon oncle, nous dînons en ville!</p>
+
+<p>Le maître, au bruit de la voix fraternelle, était
+accouru. Il échangea avec son frère l'accolade coutumière.
+Et, prévenant les questions:</p>
+
+<p>&mdash;Tu n'as pas de chance... Nous ne dînons pas
+ici... Voyons, veux-tu venir demain?...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement! fit l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>Et, après une pause:</p>
+
+<p>&mdash;Hum! Y aurait-il indiscrétion à vous demander
+où vous dînez?</p>
+
+<p>Thérèse n'osa plus nier:</p>
+
+<p>&mdash;Nous dînons rue de Prony, chez M<sup>me</sup> Chambannes,
+une dame dont nous avons fait connaissance
+au bal Saulvard...</p>
+
+<p>&mdash;Chambannes! fit l'oncle Cyprien avec une
+grimace de défiance... Comment écris-tu cela?</p>
+
+<p>Thérèse épela lettre par lettre. M. Raindal cadet
+fronçait le sourcil:</p>
+
+<p>&mdash;Chambannes! Chambannes!... répétait-il,
+comme pour essayer à son oreille le son de ce
+nom inconnu.</p>
+
+<p>Enfin se résignant:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! au revoir! déclara-t-il... A demain!...</p>
+
+<p>Il serrait la main de son frère, de sa nièce. Et il
+descendit l'escalier en grommelant: «Chambannes!
+Chambannes!»</p>
+
+<p>Ce nom, malgré son ensemble, avait une espèce
+de résonnance juive qui lui déplaisait. Puis, tout
+le monde sait la malice des Juifs à déguiser leurs
+noms d'origine, à les changer en noms français.
+Tel qui s'appelle Duval, Durand, Dubourg dissimule,
+<span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span>
+sous ces syllabes gallo-romaines ou franques,
+un nom reçu au Sinaï; et l'oncle Cyprien se glorifiait
+d'un flair exceptionnel pour déceler ces
+supercheries. Il n'avait même admis la pureté de
+son nom familial qu'après de minutieuses recherches
+dans les bibliothèques. Aussi, dehors, s'élança-t-il
+vivement vers la brasserie Klapproth où Schleifmann
+ne manquerait pas d'éclairer ses soupçons.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>&mdash;Comme vous arrivez tard! s'écria le Galicien
+qui entamait une plantureuse portion de rôti de
+veau aux confitures.</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien s'assit à côté de lui, et tout en
+étudiant la carte:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je voulais dîner chez mon frère... Mais
+ils dînent dehors, chez une M<sup>me</sup> Chambannes...</p>
+
+<p>&mdash;Rue de Prony? fit Schleifmann.</p>
+
+<p>&mdash;Vous connaissez donc cette dame? demanda
+l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! très peu... C'est une fort charmante personne...
+Je la rencontre quelquefois chez les parents
+d'un de mes élèves, le jeune Pums, le fils de
+M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! fit l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;Et même je savais que votre frère devait dîner
+chez elle... M<sup>me</sup> Chambannes a invité M<sup>me</sup> Pums,
+devant moi, en lui donnant la liste des convives...
+Elle paraît, du reste, faire grand cas de votre
+frère...</p>
+
+<p>&mdash;Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit?
+s'écria M. Raindal cadet avec un regard de reproche.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span>
+Schleifmann retint un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, non!... Vous ne m'en disiez
+mot... J'en ai conclu que votre frère ne vous avait
+pas informé... Alors, la discrétion, vous comprenez?...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien devint soucieux:</p>
+
+<p>&mdash;Ecoutez-moi, Schleifmann... Répondez franchement!...
+Qu'est-ce c'est que ces Chambannes?...
+Sont-ce des gens bien?...</p>
+
+<p>Schleifmann feignit d'avaler de travers une
+bouchée, pour gagner le temps de réfléchir. Il ne
+voulait certes point mentir à son ami. Mais, d'autre
+part, pourquoi aiguillonner encore cette fougueuse
+malveillance, toujours prête à bondir, pourquoi
+susciter peut-être ensuite des querelles de famille?
+Il choisit un demi-mensonge, et, d'une voix indifférente:</p>
+
+<p>&mdash;Peuh!... Je ne saurais trop vous dire... Le
+mari m'a semblé un assez pâle personnage... Il
+est ingénieur et s'occupe d'affaires de mines, je
+crois... La femme est jolie, élégante, avenante...
+D'ailleurs, je vous le répète, je les connais à peine...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien avait cessé de manger et se mordillait
+la moustache. Puis, brusquement, comme
+lâchant un déclic:</p>
+
+<p>&mdash;Ils sont juifs, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Je n'en suis pas sûr! fit Schleifmann. Le
+mari est originaire du Berri où les juifs ont, en
+général, peu colonisé... Quant à la femme, elle
+aurait plutôt le type sémitique... mais si affiné, si
+mélangé, que je n'ose pas affirmer...</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant leur nom! insista l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span>
+&mdash;Leur nom? répliqua le Galicien, provoqué
+dans son amour-propre de philologue. Effectivement,
+il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce
+fût un nom juif francisé... Chambannes pourrait
+très bien être un arrangement de Rhâm-Bâhal, ou,
+par corruption, Rhâm-Bâhan, c'est-à-dire, si mes
+souvenirs sont fidèles, quelque chose comme
+<em>haute-idole, idole-élevée</em>...</p>
+
+<p>&mdash;Rhâm-Bâhan! répétait avec satisfaction l'oncle
+Cyprien... Rhâm-Bâhan!... Évidemment c'est
+cela... Je me disais aussi...</p>
+
+<p>Mais les aveux de Schleifmann le mettaient en
+appétit, et, d'une intonation négligente, la bouche
+à dessein remplie de nourriture, il insinua:</p>
+
+<p>&mdash;Vous parliez tout à l'heure d'une liste, il me
+semble, des convives qui seraient chez cette
+dame...</p>
+
+<p>&mdash;Ouais! Ouais! fit évasivement Schleifmann.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, qui était-ce? interrogea de même
+l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>Le Galicien équivoqua:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me rappelle plus au juste!... Non, je
+vous assure... J'ai oublié!</p>
+
+<p>&mdash;Allons donc, Schleifmann! Cherchez, tâchez
+de retrouver... Qu'est-ce qui nous presse?</p>
+
+<p>La tentation était trop forte. Manquer cette
+occasion de contenter ses rancunes, renoncer à
+flageller toute cette clique incrédule qui l'avait
+méconnu jadis, non, Schleifmann, à la fin, ne s'en
+sentait plus le pouvoir. Et doucement, par gouttelettes
+légères, il commença d'abord à lancer son
+venin contre les moins haïs:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span>
+&mdash;Eh bien, soit! disait-il... Cherchons!... Il y
+aura là-bas M. Givonne, un peintre qui peint des
+éventails ou des tambours de basque pour les bals
+de la haute société et qui vend tout ce qu'il veut
+sur le marché américain... Hum!... M. Mazuccio,
+un petit sculpteur italien qui passe son temps à
+raconter comment sont faites, en dessous, les
+femmes dont il a sculpté le buste...</p>
+
+<p>&mdash;Joli monde! encouragea l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;M. Herschstein, poursuivit Schleifmann, qui
+s'animait, cet excellent homme d'Herschstein..
+Ho! Ho! Un que je vous recommande!... Une
+barbe grise de patriarche, de grosses joues, une
+tête de bon papa, la pâte du bon Dieu... Ce qui
+ne l'empêche pas d'être un des grands chefs de la
+bande noire... Vous savez, ce clan de boursiers
+allemands qui spécule chaque jour contre les fonds
+français... Ah! on propage bien des légendes,
+bien des faussetés sur les juifs... Mais, hélas! elle
+est vraie, celle-là, elle existe, cette sale bande!
+Et, le premier jour d'émeute où le peuple s'avisera
+d'aller regarder un peu sous leur nez ce qu'ils
+tripotent dans ce coin-là, rien ne dit que votre
+camarade Schleifmann ne sera pas de la partie,
+mon cher Cyprien!...</p>
+
+<p>&mdash;Brave ami! fit M. Raindal cadet avec émotion.</p>
+
+<p>&mdash;M. Herschstein donc et madame, une grande
+bringue à l'esprit étroit, routinier, qui s'imagine
+tout effacer en faisant des largesses à tous les
+pauvres, à toutes les &oelig;uvres de charité...</p>
+
+<p>Schleifmann tapa du poing sur le marbre de la
+table:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span>
+&mdash;La charité! Diable de bête! Oui, on t'en
+donnera de la charité, le jour où ta canaille de
+mari nous aura tous fait expulser...</p>
+
+<p>&mdash;Chut! Chut! Du calme, Schleifmann!&mdash;murmura
+l'oncle Cyprien, sûr maintenant du Galicien
+comme d'un feu qui ronfle et qui flambe&mdash;...
+Du calme, mon ami!... Et puis?...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis M. de Marquesse! continua Schleifmann...
+Un propre coco, encore... Un ingénieur
+conseil... Conseil! Ha! Ha!... Conseil judiciaire
+probablement... Déjà deux sociétés où il conseillait
+et qui ont fini devant le juge... Mais il s'en tire
+tout de même, le garçon!... On dit que sa femme
+l'aide... Elle n'est pas belle pourtant, une vraie
+tête de cheval... Seulement les hommes sont si
+stupides dans ce monde-là... Pour une particule, ils
+vous entretiendraient une jument, mon cher!</p>
+
+<p>&mdash;Adorable! fit M. Raindal cadet en se tordant
+les lèvres d'une plissure de dégoût.</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, mon compatriote Pums, un petit
+brun à moustache noire, une figure de tzigane, et
+sa femme une petite rousse... Oh! par exemple,
+jolie, elle, grassouillette, le nez retroussé, une
+vraie chair à peintre, quoi!</p>
+
+<p>&mdash;Vous dites? questionna l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je les appelle ainsi, ces dames, à cause
+de leur goût pour les peintres... Quand on est
+peintre, on n'a qu'à se baisser pour les prendre,
+comme un chiffonnier dans un tas...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, M<sup>me</sup> Chambannes, vous pensez que...</p>
+
+<p>Schleifmann, prestement, l'interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, oh! non!... Au contraire!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span>
+Puis, d'un ton malicieux:</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> Chambannes a une vie régulière, tout à
+fait régulière...</p>
+
+<p>Et, suivant l'association normale des idées:</p>
+
+<p>&mdash;Je retourne à mes gens... Le marquis de
+Meuze et son fils, le comte de Meuze...</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens! fit ironiquement M. Raindal
+cadet... De faux nobles, je suppose?</p>
+
+<p>&mdash;Non, de véritables... Ils sont très liés avec
+les Chambannes... Et tenez, le vieux marquis vous
+plairait extrêmement... Il a, comme vous, m'a-t-on
+assuré, horreur des juifs, qui l'ont presque ruiné à
+l'époque du krach...</p>
+
+<p>Mais la flamme satirique du Galicien tombait. Il
+cita encore quelques noms sans commentaires:
+Jean Bunel, le romancier, M. Burzig, un jeune
+remisier, M. Silberschmidt avec sa femme.</p>
+
+<p>Et, comme il se taisait:</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout? demanda l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;Absolument tout! déclara Schleifmann en
+frottant ses lunettes d'or dont la transpiration
+avait terni les verres.</p>
+
+<p>M. Raindal cadet prit une mine goguenarde:</p>
+
+<p>&mdash;Un dernier détail, s'il vous plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, fit Schleifmann.</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien se rapprocha, et, la voix engageante:</p>
+
+<p>&mdash;Tous Prussiens, naturellement?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon cher Raindal! riposta le Galicien...
+Tous Français ou, ce qui est pareil, naturalisés...
+Naturalisés depuis la guerre... Le petit Pums est
+leur vétéran... Français de 78, le petit Pums... Ah!
+<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span>
+je me souviens très bien comme il était fier, après,
+quand il est revenu à Lemberg, lors de sa visite
+annuelle... Il courait de maison en maison, chez
+les amis, chez les parents, déployant partout son
+décret de naturalisation... On aurait dit qu'il montrait
+le diplôme d'un grade...</p>
+
+<p>&mdash;C'en est un! observa l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, poursuivait Schleifmann, tous naturalisés
+Français, sauf le jeune Burzig que j'oubliais...
+Mais ce n'est pas sa faute... C'est la faute
+à monsieur son père... Une manie de changement
+qu'ils ont dans cette famille... Le grand-père naît
+à Mayence et se fait Américain. Bon! Le père vient
+à Paris et se transforme en Français... Puf! Ce
+n'est pas assez!... Voilà qu'il fait son fils Anglais
+pour lui éviter le service militaire... Je vous dis
+jamais, jamais contents, ces damnés Burzig!...</p>
+
+<p>Il ricanait, la bouche méprisante.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! si les juifs de France avaient un peu de
+sang aux veines, je vous garantis que depuis beau
+jour ils auraient mis dehors tous ces touristes-là...
+Il fallait vous leur faire la vie si dure, si terrible...</p>
+
+<p>&mdash;Mais vous-même, Schleifmann, demanda
+M. Raindal cadet, est-ce que vous n'allez pas bientôt
+vous naturaliser?...</p>
+
+<p>Le Galicien eut un sourire mélancolique:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, mon ami?... A mon âge!... A quoi
+bon?... Le destin m'a créé sans patrie et sans patrie
+je reste... Je suis M. Schleifmann, citoyen de
+l'humanité, comme disait l'autre...</p>
+
+<p>&mdash;C'est très gentil tout cela, objecta l'oncle
+Cyprien... Cependant, en cas de guerre...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span>
+&mdash;La guerre? murmura rêveusement Schleifmann...
+La verrai-je, d'abord?... Puis, je suis bien
+vieux, mon cher Raindal, je serais un bien pauvre
+soldat... Je le regrette... Quoique je déteste la
+guerre, les imbéciles raisons pour lesquelles les
+nations se massacrent, j'aurais tout de même aimé
+servir la France, le pays le moins bête, en somme,
+le plus généreux que j'aie connu...</p>
+
+<p>&mdash;Baste! fit M. Raindal cadet... Vous pourriez
+vous rendre utile autrement...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est vrai! murmura à mi-voix Schleifmann
+comme se parlant à lui-même... En 1871,
+il y a eu la Commune!...</p>
+
+<p>Mais l'oncle Cyprien n'avait pas entendu cette
+tragique réponse. Déjà il était tout aux farces du
+lendemain. Il se figurait avec délices l'ébahissement
+de son frère quand il l'interpellerait: «Eh
+bien!... Et notre vieux Herschstein, comment va-t-il?
+Et cette charmante M<sup>me</sup> Pums?... Et l'honorable
+M. Burzig?...» Il en riait si fort qu'il s'excusa
+auprès de Schleifmann.</p>
+
+<p>&mdash;Pardonnez-moi, je pense à quelque chose...
+quelque chose de tellement drôle... Ha! ha! c'est
+impayable!...</p>
+
+<p>Et, dans un mouvement de reconnaissance:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, Schleifmann, vous accepterez bien
+un petit verre de kirschenwasser?... Garçon, du
+kirschenwasser et deux verres, deux grands, des
+verres de clients, vous savez, mon petit!...</p>
+
+<p>Le garçon reparaissait avec une fiole enveloppée
+de paille. L'oncle Cyprien versa deux hautes rasades
+et, soulevant son verre pour trinquer:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span>
+&mdash;A l'humanité, Schleifmann! fit-il courtoisement.</p>
+
+<p>&mdash;A la France! riposta le Galicien en choquant
+les verres.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Au même instant, la famille Raindal faisait son
+entrée dans le salon des Chambannes.</p>
+
+<p>Zozé marcha vivement à la rencontre du maître.
+Elle portait une ample robe de soie rose à ramages
+effacés qui lui donnait une silhouette d'infante.
+Chambannes la suivit, en souriant peut-être sous
+le mystère de son énorme moustache blonde. Et le
+défilé des présentations commença.</p>
+
+<p>Les dames, les premières: la petite M<sup>me</sup> Pums,
+dans une gaine noire pailletée d'or d'où jaillissait
+plus fraîche, plus blanche, par contraste, sa chair
+potelée de rousse rieuse; M<sup>me</sup> de Marquesse, une
+grande blonde aux mâchoires chevalines et dont la
+jupe de crêpe mauve dessinait vers les hanches
+une ossature massive de République ou de Liberté;
+M<sup>me</sup> Silberschmidt, une maigre brunette à figure
+de poule malade; M<sup>me</sup> Herschstein, plus anguleuse
+et hautaine en son corsage de satin blanc qu'une
+lady de vieille race. Puis les messieurs un à un, au
+hasard de la proximité. Ils s'inclinaient profondément,
+et ils avaient tous des regards déférents en
+même temps que curieux, des serrements de main
+empressés et timides, des phrases respectueuses et
+inachevées, comme devant un souverain étranger
+dont on ne sait pas bien l'étiquette ni la langue.</p>
+
+<p>Pums, le petit doyen des naturalisés, fut présenté
+le dernier. Menu, propret, de teint jaunâtre, vêtu
+<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span>
+avec la plus sobre correction, ce qui frappait
+d'abord dans sa physionomie, ce n'était pas son
+type de boursier viennois ni sa forte moustache
+noire, ni le grisonnement de ses tempes, c'était la
+saillie de ses deux grosses prunelles couleur chocolat
+clair, et si avides de voir, si ingénues, si langoureuses
+que, sans une flamme de malice qui
+vacillait parfois au fond, on eût dit des yeux de
+bon petit garçon étonnés par le vaste monde. Il
+s'exprimait en un français convenable, juste à la
+lisière de l'accent tudesque, un français naturalisé
+comme lui, et seul il vint à bout de son compliment
+de présentation.</p>
+
+<p>M. Raindal n'eut pas le temps de le remercier.
+On passait dans la salle à manger.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes s'assit entre le maître et le
+marquis de Meuze. Son mari en face d'elle avec
+M<sup>me</sup> Raindal à sa droite et, à sa gauche, M<sup>me</sup> de
+Marquesse. Un peu plus loin, Thérèse avait pour
+voisins Gérald et Mazuccio, un remuant petit faune
+brun, qui zézayait avec une furia de moustique
+vénitien. Les autres s'installèrent à la ronde, selon
+les cartes de bristol qui marquaient leurs places;
+et l'on servit le potage parmi un silence d'attention.</p>
+
+<p>Visiblement, on guettait le maître. On attendait
+ce qu'il allait dire d'important, d'extraordinaire;
+et les dames surtout prêtaient l'oreille, se représentant
+M. Raindal, d'après la <cite>Vie de Cléopâtre</cite>,
+comme une espèce de roquentin célèbre qui, à table,
+devait sûrement en débiter de «raides».</p>
+
+<p>La déception ne tarda point. Décidément, il n'était
+<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span>
+pas bien amusant, ce M. Raindal, ni bien original,
+avec son gros nez mou, ses mains pendantes, ses
+manières de vieux préfet gêné&mdash;et sa voix qu'on
+n'entendait guère. Sans compter qu'on y perdait
+peu. Des renseignements sur le climat de l'Egypte,
+les moyens de transport, les époques de voyage
+favorables, je vous demande un peu si le <cite>Bædeker</cite>,
+le <cite>Joanne</cite> ne vous en auraient pas dit autant!</p>
+
+<p>Et bientôt M. Raindal n'eut plus pour auditeurs
+que le marquis et M<sup>me</sup> Chambannes, qui ne se
+lassait pas de le questionner.</p>
+
+<p>Au fond, il ne se sentait point en verve. Non pas
+que M<sup>me</sup> Chambannes l'intimidât par ses fervents
+regards ou ce caressant roulement des <em>r</em> qui rendait
+sa voix si doucement impérieuse. Il lui savait
+gré, au contraire, de n'être pas décolletée plus; et
+il la trouvait pleine de grâce dans ce corsage pudiquement
+échancré pour découvrir à peine, avec un
+petit carré de peau mate, son cou svelte sans
+bijoux. Mais, bien plus que les tendres &oelig;illades de
+la jeune femme, le luxe environnant l'incommodait.
+Lui qui avait consacré un chapitre entier
+au <em>Faste de Cléopâtre</em>, lui qui n'avait pas bronché
+devant les gemmes, les ors, les encens et toutes
+les somptuosités de la <cite>Vie inimitable</cite>, il demeurait
+comme ébloui devant la réalité d'une magnificence
+de beaucoup inférieure. La profusion des fleurs
+qui serpentaient en guirlandes autour de la table,
+le scintillement des cristaux taillés, les menus
+objets du service, l'élégance lustrée des convives
+formaient autant d'aspérités brillantes où son &oelig;il
+s'accrochait avec ses pensées. Puis, ce qui augmentait
+<span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span>
+encore ses distractions, c'était le ronronnement
+de locomotives à l'arrêt, les <em>schh</em>, les <em>harrh</em>,
+les <em>horrh</em>, les <em>pff</em> qui fusaient maintenant du groupe
+Silberschmidt, Herschstein et Pums, massés à l'extrémité
+de la table.</p>
+
+<p>Car on se mettait à l'aise là-bas, on se déliait la
+langue dans un petit gargarisme de parler du pays.
+Le français? Un dialecte de cérémonie, bon pour
+les politesses, pour les rapports mondains. Mais
+entre soi, en causant affaires, choses sérieuses ou
+intimes, pourquoi se retenir? D'ailleurs, comment
+l'auraient-ils pu? N'était-il pas plus fort que tout,
+plus fort que les décrets, plus fort que les serments,
+ce langage natal qui leur remontait aux lèvres
+avec la naïve vigueur de l'instinct? Et il fallait
+voir le clin-d'&oelig;il goguenard dont Pums corsait ses
+demandes sur la <i lang="de" xml:lang="de">Krankheit</i> (la maladie) du sultan,
+ou l'autre clin-d'&oelig;il narquois dont Herschstein
+accompagnait ses réponses. Un coup diablement
+réussi que cette indisposition du sultan, une idée
+de Herschstein, lancée de Paris à Vienne, relancée
+de Vienne à Paris et qui, l'après-midi durant,
+avait bouleversé la Bourse. Des trois francs, des six
+francs, des dix francs de baisse sur les valeurs turques,
+la masse des fonds d'Etat saisie dans la débâcle!
+Ci une centaine de mille francs pour chacun
+des membres actifs de la bande noire, et vingt-cinq
+mille francs seulement pour Pums, simple allié,
+sorte de complice honoraire. N'importe! Il n'avait
+pas à se plaindre et, comme voulant payer Herschstein
+de retour, il lui expliquait le plan nouveau de
+la Banque de Galicie concernant les mines d'or:
+<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span>
+un immense syndicat qui, sous le nom de Société
+d'études, raflerait dans le marché les valeurs minières
+les moins suspectes. Man&oelig;uvre aisée, au
+demeurant, qui consistait à les déprécier d'abord
+par des nouvelles alarmantes pour les hausser ensuite
+aux cours les plus élevés par des nouvelles
+optimistes. L'enfance de l'art, quoi! le procédé infaillible.
+Et le jeune Burzig, qui, à titre de citoyen
+britannique, n'avait cessé de flirter en anglais avec
+la jolie M<sup>me</sup> Pums, revint brusquement à l'allemand
+familial pour se joindre aux projets du groupe.
+On discutait avec Marquesse sur les valeurs à choisir,
+les mines qu'on drainerait dans l'opération.
+On citait des noms anglais ou bataves, plus fulgurants
+que des diadèmes: <cite>l'Etoile rose de l'Afrique
+du Sud</cite>, <cite>le Soleil du Transvaal</cite>, <cite>la Source des Escarboucles</cite>...</p>
+
+<p>Et soudain la petite pupille verte du marquis de
+Meuze donna des signes d'inattention. Elle fuyait,
+virait, vacillait dans l'orbite comme un bouchon
+de ligne à fleur d'eau. Elle semblait essayer d'entendre.
+Hein! il ne se trompait pas? On parlait
+bien de mines d'or, au bout de la table? Parfaitement...
+De mines d'or? Nom d'un bonhomme!
+Nom d'un chien! Comment écouter ces seigneurs,
+sans désobliger l'autre, ce M. Raindal, avec ses
+satanées histoires de momies et de Mariette-Bey?...
+Le marquis s'empourprait en vain à tenter de suivre
+les deux conversations. Des bribes seulement
+lui parvenaient de la plus éloignée: <i lang="za" xml:lang="za">fontein</i>...
+<i lang="za" xml:lang="za">rand</i>... <i lang="en" xml:lang="en">Chartered</i>... <cite>Cecil Rhodes</cite>... <cite>de Beers</cite>...
+<i lang="en" xml:lang="en">claim</i>..., dont les syllabes techniques aiguillonnaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span>
+encore sa curiosité. C'est qu'il ne s'agissait
+pas non plus d'une bagatelle! Cent vingt mille
+francs d'engagés sur le marché des mines. «Cent
+vingt mille!» se répétait le marquis, cela ne vous
+conférait-il pas les droits à un peu d'anxiété? Et,
+comme lui répondant, dans un demi-silence, la voix
+de Pums proféra:</p>
+
+<p>&mdash;<i lang="de" xml:lang="de">Ja! gewiss... Ich glaube dass die Red Diamond...</i></p>
+
+<p>La <i>Red-Diamond-Fontein</i>!... La mine préférée
+du marquis, sa valeur de prédilection, «sa petite
+<i>Red-Diamond</i>», comme il l'appelait victorieusement!
+Pour le coup, M. de Meuze ne put plus se
+contenir. D'une volte brutale, son buste avait pivoté
+vers les financiers et il interrogea:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur Pums, vous venez de nommer,
+je crois, la <i>Red-Diamond</i>?... Serait-il indiscret
+de savoir ce que vous en disiez?</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, marquis, fit Pums, qui s'honorait
+toujours que M. de Meuze le consultât.</p>
+
+<p>Et, par égard pour le vieux gentilhomme, le procès
+des valeurs minières se poursuivit sur-le-champ
+en français.</p>
+
+<p>Mais M. Raindal n'avait pas remarqué cette défection.
+Depuis quelques instants, déjà, il ne parlait
+plus que pour Zozé, et, graduellement, il lui semblait
+qu'un brouillard de sympathie les isolait
+ensemble du restant des convives.</p>
+
+<p>«Je disais bien, songeait-il, charmé et aguerri
+aussi par le mélange des vins qu'il avait bus... Une
+suivante de Cléopâtre!... Une petite Grecque!...
+Une vraie petite Grecque!...»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span>
+Puis il reprenait:</p>
+
+<p>&mdash;Un jour que les fellahs refusaient de porter à
+bord nos bagages, Mariette-Bey se précipite sur
+eux, le revolver au poing...</p>
+
+<p>Et Zozé, en se récriant, s'émerveillait de ces
+récits. Elle ne manquait, au surplus, ni de bon
+vouloir, ni de respect devant les maximes de philosophie
+ou les développements historiques, quitte
+à relâcher son zèle quand elle ne comprenait plus.
+Alors son regard se dérobait, allait tour à tour
+s'appuyer innocemment sur chacun des convives,
+par un besoin de tendresse impersonnel et quasi
+mécanique qu'elle conservait encore de ses recherches
+d'antan.</p>
+
+<p>Le petit Pums s'élançait au-devant, les paupières
+battantes, comme un gymnasiarque qui vise son
+trapèze. Il était si amoureux, le brave garçon!
+Gérald, lui, ripostait par une grimace cordiale
+du nez, de la bouche ou des joues, et Zozé devinait:
+«Oui, oui, c'est entendu, nous sommes
+amants nous deux!» Mais M<sup>lle</sup> Raindal, hélas!
+paraissait moins contente. La pauvre demoiselle!
+Gérald et Mazuccio la lâchaient-ils assez,&mdash;l'un,
+la tête inclinée, à la toucher presque, sur la poitrine
+plane de Germaine de Marquesse; l'autre, le
+visage en feu, le buste poussé tout de travers contre
+cette petite poulette lascive de M<sup>me</sup> Silberschmidt!
+Quel vide il y avait de chaque côté de
+la malheureuse fille! Non, véritablement ce n'était
+pas bien, ce n'était pas gentil de la traiter ainsi,
+comme une institutrice.</p>
+
+<p>Après quoi, M<sup>me</sup> Chambannes revenait plonger
+<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span>
+dans le regard de M. Raindal. Cela lui coulait intérieurement
+une chaleur dont il devenait rouge. Ses
+yeux clignaient de plaisir. Il toussait pour se ressaisir
+et le front relevé, il attendait inconsciemment
+le plongeon d'une &oelig;illade nouvelle. Ou bien il
+admirait le profil de Zozé, si net, si délicat sous le
+ramassé de sa coiffure que serrait à la nuque une
+minuscule bouclette de perles. Et il se disait tout
+en continuant ses anecdotes:</p>
+
+<p>«Une vraie petite Grecque!... Une petite Grecque
+des Iles!...»</p>
+
+<p>Cependant la vraie petite Grecque s'agitait sur sa
+chaise, la figure méfiante, l'&oelig;il en arrêt vers
+M<sup>lle</sup> Raindal que lui cachait à demi le buisson d'orchidées
+mauves dressé au centre de la table.</p>
+
+<p>Ah ça! de quoi s'amusait-elle donc tant, la jeune
+fille? Qu'est-ce qui lui creusait donc au coin des
+lèvres ce sourire immobile et vieillot comme une
+ride? Et ces regards méprisants, ces airs de pitié
+qu'elle avait pour vous dévisager les gens, tous les
+convives l'un après l'autre!</p>
+
+<p>«Ma parole, songeait M<sup>me</sup> Chambannes, on dirait
+qu'elle regarde des sauvages, des nègres!»</p>
+
+<p>Puis aussitôt elle pensa:</p>
+
+<p>«Bah! elle est vexée, la pauvre petite!... Cela se
+comprend aussi!...»</p>
+
+<p>Et elle appelait Gérald, d'une toux amicale afin
+de le ramener à ses devoirs. Mais on apportait les
+bols. Tant pis! Trop tard! Ce serait pour une autre
+fois! Elle enfonça ses ongles dans la rondelle translucide
+qui remuait à la surface de l'eau. Et comme
+<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span>
+elle écartait sa chaise avec une discrète lenteur,
+tout le monde se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle! fit Gérald, qui tendait le bras
+à Thérèse.</p>
+
+<p>La jeune fille y posa la main en évitant son
+regard d'un dédaigneux détour de tête; et ils s'avancèrent,
+sans un mot, du côté du salon. Gérald
+multipliait les mines courtoises, les attitudes déférentes,
+les effacements du buste, toutes les marques
+d'une politesse qui se sent en défaut et s'exonère
+à la muette. Arrivé dans le salon, jusqu'auprès de
+M<sup>me</sup> Raindal, il dégagea moelleusement son bras:</p>
+
+<p>&mdash;Mademoiselle!...</p>
+
+<p>Il avait salué d'une courbette cérémonieuse et
+s'acheminait vers le fumoir. Thérèse ne put s'empêcher
+de le suivre des yeux.</p>
+
+<p>Avec le dandinement de son grand corps sur ses
+jarrets pliants, il avait l'allure soulagée et lasse
+d'un homme qui descend de cheval ou qui revient
+d'une corvée. A l'entrée du fumoir, il empoigna
+familièrement Mazuccio par les épaules pour le
+faire passer avant lui; et derrière la portière en
+vieille tapisserie, on les entendait encore rire, d'un
+mystérieux rire du gosier, qui, à distance même,
+avait un son obscène.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien? fillette, murmura M. Raindal en
+s'approchant à petits pas un peu lourds... Eh bien,
+ce dîner?</p>
+
+<p>&mdash;Excellent! fit froidement Thérèse qui s'asseyait
+à la droite de sa mère. Je suis enchantée
+d'être venue...</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? continuait à mi-voix M. Raindal,
+<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span>
+se méprenant au ton de sa fille. Cette M<sup>me</sup> Chambannes
+reçoit d'une façon parfaite... Voyons... avoue
+que j'ai eu raison de ne pas m'arrêter à certaines
+préventions, à certaines idées préconçues?...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Raindal, devant l'allusion, avait soudainement
+rougi. Thérèse, la lèvre gouailleuse, chuchota:</p>
+
+<p>&mdash;Mais, certainement père, je te le répète...
+Ces gens-là gagnent beaucoup à être vus de près...</p>
+
+<p>M. Raindal se retourna à l'appel de M<sup>me</sup> Chambannes
+qui lui offrait une tasse de café.</p>
+
+<p>Au fond du salon, la petite M<sup>me</sup> Pums et la grande
+M<sup>me</sup> de Marquesse se tenaient enlacées par la
+taille, en se communiquant des secrets joyeux sur
+l'emploi de l'après-midi. Mais justement leurs dissemblances
+les faisaient valoir l'une l'autre, et on
+leur devinait les mêmes goûts, les mêmes aptitudes,
+tout ce qu'il fallait pour s'accorder dans des parties
+carrées avec deux bons garçons de tailles équivalentes.</p>
+
+<p>Elles traversaient le salon toujours enlacées.
+M<sup>me</sup> de Marquesse souleva la portière du fumoir.
+Une vive clameur salua le gracieux couple. Elles
+entrèrent tout à fait et la clameur redoubla. Ces
+messieurs n'étaient point ingrats.</p>
+
+<p>Jusqu'à leur retour, la conversation dans le salon
+se traîna péniblement. M<sup>me</sup> Chambannes essayait
+de causer avec Thérèse et M<sup>me</sup> Raindal, tandis que
+M<sup>me</sup> Herschstein complimentait, à part, le maître.
+Peu à peu, les sujets se faisaient rares. Après
+quelques remarques sur l'heure tardive des dîners
+modernes et quelques pronostics sur l'hiver qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span>
+venait, Zozé perdit de son aisance. De quoi leur
+parler, grand Dieu? Toilette? Il n'y avait pas à y
+songer! Les pauvres dames, vrai, elles étaient plutôt
+«fagotées»! Théâtres? Elles confessaient n'y
+être pas allées depuis près de deux ans. Alors?
+Zozé cherchait, s'évertuait, et les yeux gris de
+Thérèse, fixés durement sur elle, l'intimidaient
+encore davantage. Très intelligente peut-être, cette
+M<sup>lle</sup> Raindal, mais pas commode, pas allante du
+tout, aurait déclaré Gérald. Et Zozé en arrivait presque
+à lui pardonner son brutal silence du dîner.</p>
+
+<p>Enfin les messieurs revinrent, sauf le marquis,
+que Chambannes excusa auprès de M. Raindal. De
+coutume c'était l'instant des gaillardises. On se
+séparait deux par deux pour chuchoter dans les
+coins sombres; et en vue, dans le centre du salon,
+il ne restait que les personnes âgées, qui s'entretenaient
+paisiblement à haute voix de leurs affaires
+d'argent ou de leurs infirmités.</p>
+
+<p>La présence des Raindal gênait sans doute l'assistance,
+car la man&oelig;uvre accoutumée n'eut pas
+lieu. Seuls Givonne, le peintre de tambours, et la
+petite M<sup>me</sup> Pums, sortis les derniers du fumoir,
+osèrent maintenir la tradition. Ils s'étaient installés
+dans l'encoignure d'une fenêtre. Et, avec sa face
+correcte de calicot anglais, Givonne semblait de
+loin vanter à M<sup>me</sup> Pums un article dont il lui promettait
+entière satisfaction.</p>
+
+<p>M. Raindal les examina un moment avec une
+machinale bienveillance. Mais il sentait de l'engourdissement
+s'appesantir sur ses paupières. L'abondance
+du repas ou ses efforts de mémoire pendant
+<span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span>
+le dîner lui avaient laissé une lourde fatigue. Et
+il abusait des sourires affables pour se dispenser
+de parler.</p>
+
+<p>L'entrée de Jean Bunel, que M<sup>me</sup> Chambannes
+amenait dans sa direction, lui fut un prétexte à
+se lever.</p>
+
+<p>&mdash;M. Jean Bunel, dont vous avez lu, j'en suis
+sûre, les beaux romans! présentait Zozé.</p>
+
+<p>&mdash;Mais certes, certes... Ravi, mon cher confrère!
+fit chaleureusement M. Raindal, en serrant
+la main de Bunel dont il ignorait pourtant jusqu'au
+nom.</p>
+
+<p>L'autre, un jeune homme à fine barbe brune,
+avait vivement tourné une phrase d'admiration,
+effilée et jolie comme un cornet de bonbons.</p>
+
+<p>M. Raindal remercia d'un salut. M<sup>me</sup> Raindal et
+Thérèse, sur un regard du maître, s'étaient également
+levées.</p>
+
+<p>&mdash;Vous partez! fit M<sup>me</sup> Chambannes d'un ton de
+regret qu'elle exagérait.</p>
+
+<p>M. Raindal balbutia des excuses, et l'on se
+dirigea en troupe vers l'antichambre.</p>
+
+<p>Un frisson de délivrance courut dans l'assemblée.
+Ce n'était pas une jeune fille, c'en étaient
+trois qui disparaissaient par cette porte! Et il y
+avait de la blague dans l'air, un besoin de lâcher
+des folies, de reprendre ses habitudes. Mais on se
+retenait encore, par cette espèce de respect que la
+notoriété impose aux personnes incultes.</p>
+
+<p>Le retour de M<sup>me</sup> Chambannes s'accomplit dans
+un profond silence.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes gais, par ici! s'écria-t-elle.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span>
+Puis après une pause:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! comment le trouvez-vous?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! il est très gentil votre petit ami! fit
+Gérald au milieu d'une explosion de rires.</p>
+
+<p>Et déjà Pums, encouragé par ce succès, cherchait
+à dire, lui aussi, quelque chose de très comique,
+quand Jean Bunel, d'un ton impératif, déclara:</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout bonnement une des plus remarquables
+intelligences d'aujourd'hui!</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? murmura Zozé.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, poursuivait Bunel, autant par un noble
+élan de solidarité que pour le malin plaisir d'accabler
+un clubman... Oui, sans le comparer à Taine
+ni à Renan, je ne crois pas que l'histoire ait, dans
+ces dernières années, produit de cerveau plus vigoureux
+ni d'écrivain plus pur...</p>
+
+<p>&mdash;En vérité? s'exclama Pums subitement retourné.</p>
+
+<p>Du reste, il ne reprochait à M. Raindal que de
+parler un peu trop bas. Silberschmidt se rallia à
+ces considérants. M<sup>me</sup> Herschstein, que le maître
+avait écoutée, affirma que M. Raindal était un
+homme des plus intéressants. M<sup>me</sup> Pums lui trouvait
+une figure très expressive. Givonne se fit
+conspuer pour avoir formulé des réserves sur la
+toilette de M<sup>me</sup> Raindal. Est-ce que ces choses-là
+comptaient?</p>
+
+<p>Et le revirement était si décisif, si général, que
+Zozé en eut de la peine pour son petit Raldo. Pauvre
+chéri! Quel four!</p>
+
+<p>Elle marchait vers la cheminée devant laquelle
+il se tenait accoté debout, les coudes contre le marbre.
+<span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span>
+Puis quand elle fut tout près, elle murmura,
+dans un chuchotement passionné, la question qui,
+depuis trois grandes heures, lui desséchait la
+gorge:</p>
+
+<p>&mdash;Tu m'aimes?</p>
+
+<p>D'un clin d'&oelig;il, sans rancune, le comte affirma
+que oui.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span></p>
+
+<h2>VIII</h2>
+
+<p>Comme trois heures sonnaient d'un timbre
+énergique à l'horloge du Collège de France, la
+petite porte dissimulée dans les grisailles du mur
+s'entr'ouvrit, et M. Raindal fit son entrée.</p>
+
+<p>Il s'était assis à sa vaste table de bois blanc,
+ayant en face de lui ses huit auditeurs familiers
+qui attendaient, la plume dressée, prêts à écrire.</p>
+
+<p>Il tira de sa serviette quelques feuilles manuscrites
+et commença d'une voix simple:</p>
+
+<p>«Nous avons terminé, dans notre leçon d'avant
+le Jour de l'An, l'étude des peintures oblatoires
+qu'on a retrouvées dans les mastabas d'Abou-Roash.
+Nous aborderons aujourd'hui, au même point de
+vue, l'étude des mastabas de Dahshour. Les
+peintures que renferme cette nécropole sont peut-être
+pour l'historien des m&oelig;urs d'un plus grand
+intérêt que celles d'Abou-Roash. Nous y trouvons
+sur la vie privée et la vie industrielle des Égyptiens
+des renseignements qu'on peut considérer à bon
+droit comme uniques. J'attire donc particulièrement
+votre attention sur cette leçon et les leçons qui
+vont suivre...»</p>
+
+<p>M. Raindal prit un temps, et, consultant ses notes:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span>
+«La principale peinture des mastabas de Dahshour
+est celle conservée dans la tombe d'un riche
+négociant de l'époque, un de ces gros armateurs
+dont les caravanes exerçaient le trafic avec la Libye
+et la côte syrienne. Signalée en premier par Brugsch,
+elle a fait l'objet de deux notices fort détaillées de
+mon éminent et jeune confrère M. Maspero, parues
+dans les <cite>Annales du Musée de Boulaq</cite> et dans la
+<cite>Revue d'Égyptologie</cite>. Ledit armateur s'appelait Rhanofirnotpou...»</p>
+
+<p>M. Raindal s'était levé et essuyait à puissants
+coups de torchon le tableau noir placé derrière sa
+chaise. Un petit nuage de craie, léger comme une
+fumée, voleta autour de sa manche.</p>
+
+<p>&mdash;Rha-no-fir-not-pou!... épelait-il à mesure
+que s'inscrivaient sur le tableau les hiéroglyphes
+du nom.</p>
+
+<p>Mais il n'avait pas achevé que le tambour de la
+porte se rabattit en gémissant. De suaves émanations
+de violette à l'iris traversèrent brusquement
+la salle. Une dame entrait et s'asseyait avec un
+bruissement de soies, en arrière des élèves.
+M. Raindal, malgré lui, comme forcé par l'odeur,
+se retourna anxieusement. Oui, c'était elle, c'était
+la jolie petite M<sup>me</sup> Chambannes!</p>
+
+<p>Il fut si bouleversé qu'en revenant à sa place il
+ne put que répéter sa première phrase sur le défunt
+Rhanofirnotpou:</p>
+
+<p>«... Un de ces riches négociants, vous disais-je,
+un de ces gros armateurs, dont les caravanes...»</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes! M<sup>me</sup> Chambannes au cours,
+en jupe de drap bleu, avec une voilette blanche et
+<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span>
+un veston de loutre! Avait-on idée d'une pareille
+folie, d'un aussi puéril caprice! Et voilà maintenant
+qu'elle lui adressait de petits signes de tête,
+comme on fait au théâtre entre amis, de loge à
+loge. «Bonjour, monsieur Raindal, bonjour, bonjour,
+ça va bien?» continuait la tête de M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>Elle s'arrêta pourtant en remarquant que le visage
+du maître demeurait impassible devant ces politesses.</p>
+
+<p>Du reste la froideur de M. Raindal n'était pas
+sa seule déception. D'abord, elle ne comprenait
+rien à cette histoire des peintures de feu Rhanofirnotpou.
+Quoi! Des peintures dans une tombe! Un
+rude original que ce gros armateur! Et puis, le
+décor l'étonnait.</p>
+
+<p>Elle pensait pénétrer dans un grandiose amphithéâtre,
+où la foule s'entassait sur des gradins de
+chêne vernis par l'âge. En bas, elle se figurait
+une chaire énorme, haute comme un tribunal, que
+flanquaient deux appariteurs à chaînes argentées.
+Et dans la chaire, M. Raindal, en robe ponceau
+bordée d'hermine, M. Raindal pérorant, jouant
+avec sa toque galonnée, buvant de l'eau sucrée et
+interrompu à chaque mot par l'enthousiasme de
+l'assistance...</p>
+
+<p>Quelle désillusion! Quel contraste avec la réalité!
+Qui eût imaginé cette étroite pièce aux murailles
+d'un gris sale, ces deux bustes en simili-bronze,&mdash;Platon
+et Epictète,&mdash;juchés, tels que
+deux potiches, sur des socles en carton-pierre,
+cette grossière table de bois blanc pareille à une
+<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span>
+table de cuisine, et les chaises de paille empilées,
+dans un coin, près du Platon déteint, comme dans
+un vieux grenier à meubles?</p>
+
+<p>Zozé éprouvait presque cette imperceptible mélancolie
+qu'inspire aux personnes riches le spectacle
+de la misère. Elle tenta de se distraire en
+inspectant successivement le dos et la nuque des
+huit élèves. Deux étaient chauves déjà. Trois portaient
+entre les épaules cette barre brillante qu'impriment
+dans les étoffes les durs dossiers des
+omnibus. Le veston d'un autre était passé de couleur.
+Et vers le bout de la table, à gauche, il y en
+avait un avec une tignasse brune&mdash;oh! cette tête
+de loup!&mdash;qui ne devait pas souvent se ruiner
+chez le coiffeur!...</p>
+
+<p>Elle les prenait en pitié, ces braves jeunes
+hommes. Elle aurait voulu leur donner des avis
+de toilette et, s'il l'avait fallu, les aider de sa
+bourse.</p>
+
+<p>Un bruit de chaises la tira de ces rêveries charitables.
+Le cours était fini. M. Raindal avait disparu.
+Par où? Dans le mur, sans doute. Et pas
+même un applaudissement! Zozé en restait confondue.</p>
+
+<p>Elle se leva tout engourdie par l'immobilité et
+suivit les élèves qui sortaient. Quelques-uns s'effacèrent
+afin de lui livrer passage. Aucun ne la dévisagea,
+et ceux qui marchaient en avant ne se
+retournaient pas pour la regarder. Elle les trouva
+discrets, bien élevés, quoique un peu timides.</p>
+
+<p>Puis elle se mit à flâner dans l'immense vestibule,
+en faisant sonner ses talons contre les dalles,
+<span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span>
+pour le plaisir d'entendre l'écho. Dix minutes
+s'écoulèrent. Zozé frissonnait de froid. Elle allait
+s'informer auprès de Pageot, quand M. Raindal
+surgit dans l'ombre du fond, sa serviette sous le
+bras.</p>
+
+<p>A la vue de M<sup>me</sup> Chambannes, il réprima un
+mouvement de contrariété et s'avança vers elle
+avec une mine souriante:</p>
+
+<p>&mdash;Vous ici, chère madame! s'écriait-il hypocritement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne m'avez donc pas reconnue? J'étais
+à votre cours... Je n'ai pas tout compris, mais
+comme c'était intéressant!</p>
+
+<p>M. Raindal s'excusa sur sa presbytie, et, d'un
+ton plus inquiet:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! chère madame, en quoi puis-je vous
+être utile?... Que désirez-vous de moi?... A quel
+heureux hasard dois-je votre présence?</p>
+
+<p>A quel heureux hasard? Pas si heureux que cela!
+Elle ne pouvait cependant pas lui répondre: «Gérald
+m'a encore joué un de ses vilains tours, s'est encore
+dérobé de deux heures à mes tendresses...
+Alors, par dés&oelig;uvrement, par ennui, je suis venue
+voir un peu comment c'était, un de vos cours, et
+peut-être aussi, à l'occasion, combiner un dîner!...»</p>
+
+<p>Et elle riposta avec un petit rire candide:</p>
+
+<p>&mdash;Mais pas le moindre hasard, cher maître!...
+Je voulais vous entendre, simplement... Après, je
+vous ai attendu pour vous serrer la main...</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes trop bonne, mille fois bonne, en
+vérité! murmurait distraitement M. Raindal.</p>
+
+<p>Et, tout en marchant, il ne cessait de jeter à
+<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span>
+droite, à gauche, des regards apeurés. Mais, arrivé
+dehors, devant le coupé de M<sup>me</sup> Chambannes, il
+ne put dominer l'envie de fuir qui le tourmentait,
+et, retirant son chapeau:</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, chère madame... A bientôt, j'espère...
+Mes compliments à M. Chambannes, je vous
+prie...</p>
+
+<p>Zozé s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Comment, maître! Vous ne voulez pas que je
+vous reconduise?... Par ce temps?...</p>
+
+<p>Et d'une moue elle lui désignait la chaussée que
+le dégel semblait avoir enduite d'une couche sirupeuse
+de café glacé. Le maître se défendait. Zozé,
+dans le coupé, insistait, et elle frappait de la main
+le cuir des coussins, comme pour appeler un petit
+chien. M. Raindal perdait tout sang-froid. Si des
+élèves, des collègues le voyaient en cette posture
+ridicule! La crainte l'emporta. Il s'assit à côté de
+M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>&mdash;A la bonne heure! Ç'aurait été fou de refuser!
+fit Zozé en baissant la glace de devant, afin de donner
+l'adresse au cocher.</p>
+
+<p>Quand elle la releva, M. Raindal observa avec
+soulagement que la large vitre, comme celle des
+portières, était couverte d'un voile de buée. A l'abri
+de ces carreaux opaques, il se ressaisissait peu
+à peu. Il sourit à M<sup>me</sup> Chambannes qui lui sourit
+aussi.</p>
+
+<p>La voiture courait lestement sur le tapis de neige
+jaune. Dans la douce tiédeur qui montait de la
+boule, un moelleux parfum de maroquin se mêlait
+à des senteurs de violette irisée. M. Raindal soupira
+<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span>
+avec une impression de bien-être, et comme
+se réveillant:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi,&mdash;fit-il paternellement, pour essayer
+de racheter la rudesse de ses adieux,&mdash;ainsi le
+cours ne vous a pas trop ennuyée, madame?</p>
+
+<p>&mdash;Au contraire! D'ailleurs, je compte bien que
+la prochaine fois...</p>
+
+<p>&mdash;Quelle prochaine fois?</p>
+
+<p>&mdash;Je veux dire le prochain cours où je viendrai,
+corrigea Zozé, et les cours suivants...</p>
+
+<p>M. Raindal se rembrunissait:</p>
+
+<p>&mdash;Vous songez donc à revenir?</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être! Pourquoi pas?... Cela vous fâche?..</p>
+
+<p>&mdash;Nullement, chère madame, nullement!...</p>
+
+<p>Il ne put en exprimer plus. La stupeur le paralysait.
+Alors elle voulait revenir tous les lundis, à
+tous les cours, le compromettre publiquement, faire
+de lui la risée du Collège, du monde savant, de la
+presse peut-être! Et il croyait entendre l'oncle
+Cyprien: «Ah! ah!... Il paraît que M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan&mdash;M.
+Raindal cadet n'appelait plus autrement
+M<sup>me</sup> Chambannes&mdash;il paraît que M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan
+mord à d'égyptologie... Bravo! Charmant!
+Délicieux!» Puis c'étaient les ironies sournoises
+des collègues, les gouailleries jalouses, les allusions,
+le scandale! Non, non, pour la fantaisie d'une
+personne gracieuse, avenante, sympathique, il n'en
+disconvenait point, mais frivole et sans réflexion,
+M. Raindal ne risquerait pas la mésaventure où
+avait sombré le crédit de tant de ses illustres confrères.
+Et d'une voix ferme il déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Ecoutez, chère madame... Je vous estime
+<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span>
+assez pour vous devoir la franchise... Eh bien! il
+ne me semble pas que vous soyez dans des conditions
+à profiter de mon enseignement... Le Collège
+de France est une espèce de séminaire, de pépinière
+destinée à former de jeunes érudits, vous me
+saisissez bien?... Le Collège de France a comme
+but essentiel...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, interrompit Zozé d'un ton attristé...
+Oui, cher maître, je vois que ma présence vous
+déplaît... Mais comment apprendre pour mon
+voyage en Egypte, l'hiver prochain? Comment
+faire?... Comment faire?...</p>
+
+<p>Elle s'accrochait maintenant à cet ancien projet
+de «préparer son voyage», elle s'y butait avec
+une obstination câline dont M. Raindal, à la longue,
+se sentit agacé. Bah! qu'elle le préparât comme
+elle pourrait, après tout! Et dans un recul d'impatience,
+il laissa glisser sa serviette.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes l'avait prestement rattrapée:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre monsieur Raindal! fit-elle en lui lançant
+une de ces tendres &oelig;illades qui étaient sa
+façon naturelle de regarder... Je vous assomme,
+n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>Il rougit de sa brusquerie:</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, chère madame... Seulement, je
+cherche un moyen de vous aider dans vos études,
+dans vos lectures préalables...</p>
+
+<p>Les sourcils de Zozé se fronçaient d'attention.
+Mais soudain un éclair de joie fila dans ses caressantes
+prunelles:</p>
+
+<p>&mdash;Moi, j'aurais bien une idée, insinua-t-elle,
+une idée qui vient de me venir à l'instant, tenez!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span>
+&mdash;Laquelle, chère madame?</p>
+
+<p>&mdash;C'est que c'est tellement indiscret!...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'importe?... Dites-la! fit M. Raindal, qui
+reperdait un peu de son ton d'indulgence.</p>
+
+<p>&mdash;Non, je n'aurai jamais le courage!...</p>
+
+<p>Elle hésitait encore, les yeux dans les yeux du
+maître. Enfin elle se décida à parler, car la voiture
+stoppait à la porte de M. Raindal.</p>
+
+<p>Voici: elle aurait souhaité, si elle ne le dérangeait
+pas trop, que le maître consentît à venir rue
+de Prony une fois par semaine, le jeudi, ou même
+deux fois par mois, non pas lui donner des leçons,
+non, Zozé ne se serait pas permis une demande
+aussi impudente, mais causer avec elle, comme
+cela, en ami, la diriger dans ses études, lui indiquer
+ce qu'il fallait lire...</p>
+
+<p>&mdash;Vous comprenez... Je sais bien que c'est très
+indiscret... Pourtant, si vous vouliez, vous me
+feriez tant plaisir!... Vous ne voulez pas, cher
+maître?</p>
+
+<p>Elle avait posé légèrement sa main gantée de
+blanc sur le genou du maître dans un geste familier,
+sans calcul de coquetterie, comme sur le
+genou d'un bon grand-père,&mdash;de l'oncle Panhias,
+par exemple, quand elle en implorait quelque
+chose. M. Raindal intimidé n'osait retirer son genou.
+Et, à voir ce petit être élégant courbé devant lui
+dans une attitude si ingénue et si humblement quémandeuse,
+il ressentait une sorte de trouble agréable
+qu'il prenait pour du regret, pour de l'attendrissement.</p>
+
+<p>&mdash;Hum! Madame! murmura-t-il d'une voix
+<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span>
+redevenue affable... Hum!... Je serais désolé de
+vous mécontenter... Néanmoins, vous devez vous
+rendre compte que mes obligations, mes travaux...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je sais, je sais! fit Zozé avec une feinte
+résignation.</p>
+
+<p>Il y eut un temps. M. Raindal considérait à travers
+la buée les silhouettes molles des passants,
+sans se résoudre aux paroles d'adieu.</p>
+
+<p>Mais subitement il tressaillit comme sous le coup
+d'un élancement.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'avez-vous, cher maître? fit Zozé d'un ton
+de sollicitude.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, rien, chère madame!...</p>
+
+<p>Oh! presque rien&mdash;rien que d'avoir distingué
+à l'extrémité de la rue un certain balancement d'épaules,
+de certaines enjambées martiales, l'oncle
+Cyprien tout simplement qui marchait droit sur la
+voiture avec des moulinets de sa grosse canne en
+bois de cornouiller rougeâtre.</p>
+
+<p>M. Raindal, à ce moment, envia la demeure
+reculée de feu Rhanofirnotpou. Que n'était-il au
+plus profond de l'hypogée, dans le <em>serdab</em> obscur,
+dans la cellule murée de ciment, au lieu de se trouver
+dans cette case à vitres, avec cette jeune jolie
+dame qui le harcelait de prières!</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne voulez pas vraiment, mon cher
+maître?... Je vous assure, ce ne serait pas régulier...
+Vous fixeriez les heures, les jours!...</p>
+
+<p>&mdash;Je cherche, je cherche! répétait-il machinalement,
+tandis que ses regards suivaient attentifs
+la marche rapide de l'ennemi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span>
+L'oncle approchait cependant. Ses traits se précisaient.
+Il atteignait à la voiture. Il examina le
+coupé, au passage, d'un &oelig;il en même temps dédaigneux
+et méfiant; puis, sans s'arrêter plus, il entra
+dans l'allée. M. Raindal, inconsciemment, poussa
+un soupir de délivrance; et la main tendue vers
+M<sup>me</sup> Chambannes:</p>
+
+<p>&mdash;Au revoir, chère madame... Je réfléchirai, je
+vous écrirai...</p>
+
+<p>Zozé eut une moue de désappointement:</p>
+
+<p>&mdash;Et moi qui espérais votre réponse tout de
+suite!</p>
+
+<p>M. Raindal passa la main sur ses yeux comme
+pour en effacer une vision pénible: l'oncle Cyprien,
+qui redescendait, le rencontrait au sortir de la voiture,
+acquérait un prétexte à d'interminables sarcasmes...
+Et il balbutia d'une voix hâtive:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, soit, madame, soit... Je viendrai
+cette semaine...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! que vous êtes gentil!... Jeudi vous
+convient-il, jeudi à cinq heures?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, jeudi à cinq heures...</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne savez pas comme vous êtes gentil!</p>
+
+<p>Elle saisit sa main en le contemplant avec une
+radieuse expression de gratitude. Mais les doigts
+de M. Raindal s'échappaient de son étreinte.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pardon! fit-elle... Vous êtes pressé... A
+jeudi, cinq heures... Je compte sur vous, cher
+maître...</p>
+
+<p>En refermant la portière, M. Raindal salua gauchement.
+La voiture s'ébranlait. Un «Bonjour,
+adieu!» le fit encore se retourner. C'était Zozé
+<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span>
+qui, à la fenêtre du coupé, lui adressait de son
+petit gant blanc un dernier signal d'amitié.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>De jour en jour, jusqu'au jeudi, M. Raindal
+retarda de confier à Thérèse le récit de cette entrevue,
+comme s'il eût redouté à l'avance ses critiques.
+Peuh! ne savait-il pas déjà ce qu'elle lui
+objecterait: son rang dans la science européenne,
+sa position académique, le ridicule qu'il encourrait
+dans une aussi vague besogne de vulgarisation.
+Et il tenait d'autant moins à entendre ces
+justes remarques, que, sans se l'avouer nettement,
+l'idée de retourner chez M<sup>me</sup> Chambannes ne lui
+répugnait pas. Une fois hors de la sainte atmosphère
+du Collège, puis sauvé de l'oncle Cyprien, il
+s'était reproché d'avoir si durement rebuté sa séduisante
+admiratrice. La pauvre enfant! N'était-il
+pas touchant, au contraire, le cas de cette jeune
+personne futile s'éprenant soudainement d'une
+passion de savoir? N'y avait-il pas là un sujet
+d'observations captivant au plus haut degré pour
+un homme de pensée, toute une étude de cérébralité
+à faire! Et il la revoyait en sa pittoresque
+attitude de petite suppliante, le buste de profil,
+la main contre son genou: «Vous ne voulez
+pas, cherr maîtrre?» Mais certes que si, il voulait!
+Certes qu'il irait! Ne fût-ce que par égoïsme,
+par curiosité de savant. Quant à M<sup>lle</sup> Thérèse&mdash;songeait-il
+presque hargneusement&mdash;quant
+à M<sup>lle</sup> Thérèse, il serait toujours temps de l'avertir
+lorsque les leçons se trouveraient commencées!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span>
+Et le jeudi matin survint, que M. Raindal n'avait
+pas trahi le mystère de son rendez-vous.</p>
+
+<p>Il éprouva donc un certain malaise, en voyant,
+vers neuf heures, Thérèse qui pénétrait dans le
+cabinet de travail. Quelle malchance! Juste au
+moment où il était occupé à empaqueter des livres
+pour M<sup>me</sup> Chambannes! Il fit cependant bonne
+figure:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, te voilà fillette! s'écriait-il gaiement.</p>
+
+<p>Elle se laissa embrasser, puis amenant deux des
+gros volumes entassés sur la table:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que cela, père?... Maspero!...
+Ebers!... Ah ça! tu te mets à prêter des livres, à
+présent?...</p>
+
+<p>&mdash;Non! déclara M. Raindal, qui se raidissait
+contre l'inquiétude. Ce sont des ouvrages que je
+vais envoyer tantôt chez M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>&mdash;Chez M<sup>me</sup> Chambannes! répéta Thérèse d'un
+ton stupéfait.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, oui...</p>
+
+<p>Et il raconta, trait pour trait, les épisodes du
+lundi, hormis toutefois la décisive apparition de
+l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>Thérèse l'écoutait en silence. Lorsqu'il eut
+achevé, elle redressa la tête. Ses lèvres minces
+rentraient en une plissure railleuse. De la colère
+semblait s'amonceler sous l'épais froncement de
+ses sourcils.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu vas y aller? questionna-t-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Dame, puisque j'ai promis!... J'irai deux ou
+trois jeudis... La politesse élémentaire le commande...
+<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span>
+Après, j'aviserai si je dois continuer ou
+non...</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien, père! répliquait-elle d'une voix
+dont elle déguisait mal le tremblement. A ton
+gré... Je me garderai, tu penses, de te donner des
+conseils...</p>
+
+<p>&mdash;Et si je t'en demandais? fit hardiment M. Raindal.</p>
+
+<p>Elle éclata:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu m'en demandais, je te dirais que cette
+M<sup>me</sup> Chambannes est une petite sotte, que son entourage
+est de la dernière trivialité, que tu te
+jettes là dans une fréquentation qui ne te procurera
+qu'avanies, que désagréments... Je te dirais...
+Mais non, tiens, père, par respect il vaut mieux
+que je me taise...</p>
+
+<p>Et sur ses bras croisés, on voyait le bout de ses
+mains s'abattre et se relever comme de petites ailes
+palpitantes.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh! Nous nous emportons! riposta
+M. Raindal, affectant de badiner... Bah!... Si je
+me rappelle bien, le soir du dîner, nous n'étions
+pas tellement sévère, fillette... Tu te souviens,
+après dîner...</p>
+
+<p>Thérèse ne put retenir un haussement d'épaules;</p>
+
+<p>&mdash;Comment, père!... Tu n'as pas deviné que je
+me moquais, que ces gens m'étaient odieux, me
+révoltaient?... Tu ne les as donc pas jugés toi-même?...
+Mais tout ce que nous en dira l'oncle
+Cyprien n'est qu'enfantillage auprès de la vérité... La
+race, le sang, la religion, la nationalité, il s'agit bien
+de tout cela! Ce sont des gens d'une autre espèce
+<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span>
+que nous, entends-tu, père? Oui, tous, Allemands,
+Prussiens, Français, Anglais, Italiens, que sais-je,
+des gens d'une même bande, d'une même tribu
+et qui ne sera jamais la nôtre... Ah! quand je
+réfléchis que toi, dans ta situation, parce que
+cette petite nigaude t'a flatté, t'a enjôlé...</p>
+
+<p>M. Raindal, à l'énoncé de ces mots, eut une violente
+contraction de la mâchoire.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! permets! fit-il... Non, mais, permets,
+mon enfant... Tu t'égares... Tu oublies un peu à
+qui tu parles... Et tu me reconnaîtras le droit de
+te dire, avec ma vieille expérience, qu'en fait de
+gens je suis peut-être aussi bon connaisseur que
+toi... Tu m'accorderas peut-être également que
+jusqu'ici j'ai mené ma vie d'une manière dont ni
+toi ni moi, nous n'avons à rougir, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Thérèse, sans répliquer, feignait de feuilleter un
+livre. Il reprit d'un ton adouci:</p>
+
+<p>&mdash;Va, crois-moi, fillette!... Laisse ces théories
+et les autres à ton excellent oncle Cyprien... Dis-moi
+que M<sup>me</sup> Chambannes te déplaît, dis-moi que
+sa société t'inspire de la répulsion, de la défiance...
+N'aie pas peur! Si tes impressions sont justifiées,
+je serai le premier à m'en apercevoir et à régler
+là-dessus ma conduite... Mais au moins ne cherche
+pas à te faire ni à me faire illusion, à transformer
+en vues sociales tes animosités personnelles... Ce
+sont là des procédés indignes de toi, indignes de
+ta culture, de ta valeur intellectuelle... Tu le sais
+bien, au fond...</p>
+
+<p>Il lui souriait, avec un regard d'appel:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, viens m'embrasser!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span>
+La jeune fille s'approcha en tendant son front.
+M. Raindal y déposa un long baiser, tandis qu'il la
+serrait fortement dans ses bras.</p>
+
+<p>&mdash;Hé là, rions donc! exhortait le maître, car le
+visage de Thérèse, quoique apaisé maintenant,
+demeurait inerte et songeur.</p>
+
+<p>Un sourire oblique desserra ses lèvres.</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela! Parfait! fit M. Raindal, en exagérant
+la satisfaction que lui causait cette grimace
+incomplète.</p>
+
+<p>Le déjeuner fut silencieux. M. Raindal évitait les
+yeux de Thérèse. Il éprouva un secret petit contentement,
+quand il sut qu'elle sortait après le repas,
+pour se rendre à la Bibliothèque. Sans s'expliquer
+pourquoi, il préférait qu'elle fût absente au moment
+de son départ.</p>
+
+<p>Vers quatre heures, il passa une redingote de cérémonie
+en drap lisse, puis une paire de gants
+neufs dont le cuir gris collait à ses doigts. Il se
+hâtait, par crainte de manquer l'omnibus. Mais en
+bas les trottoirs étaient salis de boue. Il appela un
+fiacre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span></p>
+
+<h2>IX</h2>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes l'attendait dans le fumoir aménagé
+en salle de travail.</p>
+
+<p>Au centre, on avait disposé une grande table
+avec un tapis grenat, un encrier de cristal anglais
+acheté tout exprès, des cigarettes d'Orient dans
+une coupe et un cahier de maroquin à tranche
+dorée. Deux fauteuils Empire se faisaient face.
+Et au parfum d'iris qu'exhalait autour d'elle Zozé
+s'ajoutait harmonieusement cet arome d'encens
+qu'à travers tout l'hôtel on sentait dès le vestibule.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes débarrassa M. Raindal de ses
+gants et de son chapeau qu'il hésitait à poser sur
+la table.</p>
+
+<p>Ils s'assirent vis-à-vis l'un de l'autre et la leçon
+commença.</p>
+
+<p>M. Raindal, d'abord, dicta une liste d'ouvrages
+que Zozé devait se procurer.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes écrivait rapidement, avec de
+petits mouvements des lèvres. L'abat-jour rosé de
+la lampe électrique laissait dans l'ombre le haut de
+ses cheveux; mais le net ovale de sa figure restait
+en pleine lumière. La poudre, semée d'une touche
+légère, avait si bien imprégné les chairs, qu'elle
+<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span>
+semblait un velouté naturel. Les rayons y glissaient
+sans être reflétés comme sur la soie molle
+et ténue de son ample robe d'intérieur. Les teintes
+en étaient pâles, les dessins indistincts, cachés par
+des amas de dentelle crème. Et, à la blancheur de
+ces tons, son visage s'avivait encore d'un éclat de
+pureté matinale. On l'eût dite à peine vêtue, sous
+les larges plis de l'étoffe, et fraîche comme au
+sortir du bain.</p>
+
+<p>A chaque arrêt de M. Raindal, elle redressait la
+tête. Puis ses yeux aux aguets épandaient vers
+le maître leurs débordants effluves de tendresse.
+M. Raindal toussait de gêne, et, ramenant plus
+étroitement contre son buste ses avant-bras aux
+mains pendantes, il paraissait vouloir reculer.</p>
+
+<p>Lorsqu'il eut terminé la dictée, Zozé demanda:</p>
+
+<p>&mdash;Et à présent?</p>
+
+<p>&mdash;A présent il va falloir travailler, chère madame,
+et vous habituer à travailler seule! Malgré
+tout mon désir de vous aider, vous imaginez bien
+qu'il y aura des semaines...</p>
+
+<p>Zozé l'interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Nous savons, mon cher maître.... Ce ne seront
+pas des leçons.... Ce seront des causeries, de petits
+conseils d'ami, quand vous pourrez, quand vous serez
+libre...</p>
+
+<p>M. Raindal, approuvant du regard, attirait à lui
+un des vastes in-folio du livre d'Ebers sur l'Égypte.
+Il se mit à le feuilleter, et il retournait le volume
+pour montrer les gravures ou donner à Zozé des
+explications. Elle se penchait par-dessus la table.
+Alors les souples frisons de sa chevelure chatouillaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span>
+parfois d'un frôlement le front de M. Raindal.
+Il se rejetait vite en arrière; et elle s'amusait
+de cet effroi. Mais elle eut honte de le taquiner.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! nous sommes très mal! fit-elle soudain...
+Vous permettez, cher maître, que je m'asseye à
+côté de vous?</p>
+
+<p>&mdash;Bien volontiers chère madame!</p>
+
+<p>Pourtant ils n'avaient pas repris l'examen des
+gravures, que déjà M. Raindal déplorait son empressement
+à accepter.</p>
+
+<p>Le parfum de Zozé, maintenant à si proche distance,
+l'étourdissait de ses émanations. Chaque
+fois qu'elle s'inclinait, le tissu léger de sa robe
+flottante en laissait s'évader une bouffée plus forte.
+Seulement ce n'était plus de la violette, de l'iris:
+c'était une odeur savoureuse et chaude comme une
+senteur de fruit, le parfum vivant de la chair qui
+se marie à celui de l'essence; et les commentaires
+de M. Raindal s'embrouillaient à mesure.</p>
+
+<p>Sans contredit, il connaissait le don que possèdent
+certains élus de répandre par l'épiderme une
+fragrance délicieuse. Nombre de personnages antiques
+en furent gratifiés: notamment Cléopâtre,
+d'après un papyrus de Boulaq, cité par M. Raindal
+dans son livre;&mdash;et Plutarque n'est pas moins
+précis en ce qui concerne la peau d'Alexandre.</p>
+
+<p>Mais à se remémorer ces faits ou d'autres analogues,
+le maître ne faisait qu'augmenter la confusion
+de ses idées. Les mots en venaient à lui
+manquer. A toutes les montées du parfum, timidement,
+il pinçait les narines, comme s'il eût aspiré
+quelque gaz délétère. Souvent devant une image,
+<span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span>
+il restait interdit, sans pouvoir en achever l'interprétation.
+Il songeait distraitement à la peau
+d'Alexandre, à la chair de Cléopâtre; et il aurait
+souhaité que Zozé écartât un peu de lui son petit
+fauteuil à griffes dorées.</p>
+
+<p>&mdash;Un mot, un seul mot de rien, si cela ne vous
+dérange pas!...</p>
+
+<p>Pour proférer cet appel, M<sup>me</sup> de Marquesse n'avait
+glissé, dans l'entre-bâillement de la portière, que
+son profil aux puissantes mâchoires, et sa main
+gantée de blanc qui retenait au-dessous le rideau.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez donc, ma chérie! fit M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>Les deux femmes s'embrassèrent. M. Raindal
+saluait M<sup>me</sup> de Marquesse, en observant machinalement
+son costume bleu soutaché de noir qui la
+sanglait aux hanches comme un habit de cheval.
+Puis, sur l'autorisation du maître, ces dames passèrent
+dans le salon voisin. M. Raindal soupira
+avec force. A présent, dans le calme de la solitude,
+toutes ses anxiétés s'effaçaient subitement. Il
+ne lui en restait plus qu'une vague sensation de
+plaisir caché, de péril surmonté, de mystère flatteur.
+Et il ne lui eût même pas déplu que ses
+collègues de l'Académie le vissent dans cette pièce
+luxueuse, à proximité de ces deux personnes si
+charmantes qui le traitaient avec tant d'égards. Il
+était devant la glace, à se lisser la barbe, en avançant
+les maxillaires, quand ces dames reparurent.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> de Marquesse voulait partir. Zozé lui barra
+gracieusement la route, les bras en croix sur la
+portière, dans une pose de Sarah Bernhardt.</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas encore.... N'est-ce pas, cher maître?...
+<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span>
+Il ne faut pas que M<sup>me</sup> de Marquesse s'en aille
+déjà!</p>
+
+<p>M. Raindal acquiesça d'un salut. Zozé avait sonné.
+On servit sur un plateau d'argent du vin de
+Porto avec des biscuits. Ils avaient un goût de
+vanille auquel M. Raindal se montra très sensible.
+M<sup>me</sup> Chambannes lui inscrivit l'adresse du confiseur
+où on les achetait. M<sup>me</sup> de Marquesse prétendait
+en savoir de beaucoup meilleurs. Chacune vantait
+son fournisseur. Le porto les avait animées&mdash;et,
+en riant, la main brandie, elles se reprochaient
+l'une à l'autre des traits odieux de gourmandise.
+Le maître, pris pour arbitre, refusa galamment de
+prononcer. Il riait du débat, mais aussi du porto
+dont deux verres, absorbés coup sur coup, commençaient
+à lui échauffer les tempes.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! Et notre travail que nous oublions!
+fit subitement Zozé.</p>
+
+<p>M. Raindal allait répliquer, quand la portière se
+souleva de nouveau, et un ecclésiastique, d'une
+cinquantaine d'années, replet, chauve et tout souriant
+sous ses grosses besicles, pénétra lentement
+dans le fumoir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est vous, mon cher abbé! s'écria Zozé
+d'un ton de surprise tellement sincère qu'on ne
+pouvait deviner si la visite avait été combinée
+d'avance ou si le hasard l'amenait.</p>
+
+<p>Puis elle présenta:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur l'abbé Touronde, directeur de l'orphelinat
+de Villedouillet, notre voisin de campagne,
+un de nos meilleurs amis.... Monsieur Raindal...</p>
+
+<p>Le maître s'inclinait de cet air cérémonieux, dont
+<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span>
+il dissimulait toujours son aversion contre les gens
+d'église.</p>
+
+<p>L'abbé interrogea respectueusement avec un léger
+accent du Midi:</p>
+
+<p>&mdash;M. Raindal, l'auteur de la <cite>Vie de Cléopâtre</cite>?...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement! confirma Zozé.</p>
+
+<p>L'abbé Touronde se confondit en politesses. Sans
+connaître l'ouvrage, il en avait lu assez de comptes
+rendus dans les journaux pour en parler abondamment.
+Il complimenta le maître au sujet de divers
+chapitres; et M. Raindal remerciait avec des revers
+de mains modestes qui semblaient repousser les
+éloges.</p>
+
+<p>Mais l'abbé continuait de sa voix un peu chantante.
+Le livre le captivait d'autant plus que la
+matière ne lui était point complètement étrangère.
+Il avait dû, jadis, étudier à fond l'histoire de l'Égypte
+en vue d'une brochure sur la secte des
+Coptes-Unis; d'autre part, il avait publié, dans les
+<cite>Annales d'archéologie chrétienne</cite>, deux articles traitant
+des hagiographes de la Thébaïde. Et, M. Raindal
+confessant ne point les avoir lus, l'abbé offrit,
+si ce n'était pas trop indiscret, de lui envoyer à
+domicile les numéros de la revue.</p>
+
+<p>Il avait une tête à la fois oblongue et joufflue,
+presque toute en chair, sauf une corde de cheveux
+bruns autour de sa calvitie; et M. Raindal lui
+trouvait un sourire de brave homme. Peu à peu il
+se départait de sa froideur première. Il communiqua
+à l'abbé des particularités pittoresques sur la
+Thébaïde dont il avait exploré, par métier, les
+parages. L'abbé écoutait d'une figure studieuse,
+<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span>
+avec des marques de déférence, de solennels hochements
+de la nuque. Zozé profita d'une pause pour
+demander:</p>
+
+<p>&mdash;Vous dînez avec nous, monsieur l'abbé?</p>
+
+<p>&mdash;Hé! Hé! oui, madame, fit sans hésitation
+l'abbé en dilatant d'un rire cordial ses joues sphériques.
+Hé! oui, certes, si vous voulez de moi...</p>
+
+<p>&mdash;Et vous, cher maître, poursuivit Zozé, acceptez-vous
+d'être des nôtres?...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! impossible, chère madame, soupira
+M. Raindal. On m'attend... Croyez que je suis
+désolé...</p>
+
+<p>Il se tut, car Chambannes entrait, caressant d'un
+geste fatigué son épaisse moustache blonde à charnière.
+Tout le monde s'était levé. Il serra la main
+de M. Raindal, puis, tapotant le cou de Zozé comme
+on fait à une écolière:</p>
+
+<p>&mdash;Et cette leçon, cher monsieur, comment a-t-elle
+marché?... Vous êtes content de votre élève?...</p>
+
+<p>&mdash;Fort satisfait, monsieur, excellent début...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! pour ce que nous avons travaillé! dit
+Zozé. Mais vous reviendrez jeudi!... Jeudi je fermerai
+ma maison... Je n'y serai pour personne...
+Vous promettez de revenir, cher maître?...</p>
+
+<p>M. Raindal promit. Zozé l'accompagna ainsi que
+Germaine jusqu'à la porte du salon.</p>
+
+<p>Ils descendirent ensemble, et dehors ils se séparèrent
+après une poignée de main. M<sup>me</sup> de Marquesse
+lui avait secoué le bras si fort qu'il en ressentait
+une sorte de crampe à l'épaule. Il consulta
+sa montre près d'un bec de gaz. L'aiguille marquait
+sept heures moins le quart.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span>
+&mdash;Sapristi! murmura-t-il effaré.</p>
+
+<p>Et il appela encore un fiacre.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>A dîner, par bravade de peur, pour devancer les
+ironies ou les questions, il affecta une joviale
+loquacité.</p>
+
+<p>Il narrait sa visite sur un ton de désinvolture,
+comme une séance de l'Institut, une leçon au Collège
+de France. Il multipliait les détails, décrivait
+la toilette des dames, et il imita même l'accent méridional
+de l'abbé.</p>
+
+<p>Thérèse, de son côté, feignait de s'intéresser,
+donnait avec bonne grâce la réplique et semblait
+avoir oublié la querelle du matin.</p>
+
+<p>Quant à M<sup>me</sup> Raindal, elle se taisait. Pourquoi
+protester, pourquoi vouloir détourner son mari de
+ce commerce funeste avec des personnes sans foi?
+Ne le savait-elle pas irréparablement damné, déjà
+voué pour son athéisme aux tortures éternelles?
+En plus, le souvenir de la colère du maître, un
+peu avant le dîner Chambannes, demeurait vivace
+dans son esprit, et la bâillonnait de sagesse.</p>
+
+<p>Elle ne se permit un froncement de sourcils que
+lorsque M. Raindal parodia l'abbé, et sa mine
+affligée fit tellement rire M<sup>lle</sup> Raindal que le maître
+en conçut des soupçons sur la bonhomie de sa fille.</p>
+
+<p>Cette gaieté, cette douceur, étaient-elles bien
+franches? Thérèse ne se moquait-elle pas de lui?
+M. Raindal l'examina d'un coup d'&oelig;il furtif; puis
+brusquement, mis en éveil, il cessa ses récits.</p>
+
+<p>Le jeudi suivant, plus réservé, il mentionna tout
+juste sa visite rue de Prony pour transmettre à ces
+<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span>
+dames les compliments de Zozé; et le jeudi d'après,
+il n'en parla point.</p>
+
+<p>Enfin le quatrième jeudi, vers six heures et demie,
+on reçut, rue Notre-Dame-des-Champs, une
+carte-télégramme de M. Raindal. Il priait qu'on ne
+l'attendît pas, étant retenu par les gracieuses instances
+de M<sup>me</sup> Chambannes; et au-dessous, Zozé
+avait tracé de sa haute écriture: <em>Approuvé</em>.</p>
+
+<p>A vrai dire, M. Raindal, en partant de chez lui,
+se doutait bien au fond qu'il n'y rentrerait point
+dîner, puisque la semaine précédente, il avait quasiment
+promis d'être, ce jeudi-là, le convive de
+son élève. Mais il s'était ingénié à présenter de loin
+cette escapade sous les aspects d'un impromptu que
+rien ne lui faisait prévoir.</p>
+
+<p>Ce fut M<sup>lle</sup> Raindal qui ouvrit la dépêche. Une
+fois lue, elle la jeta au feu en haussant les épaules.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que c'est? demanda M<sup>me</sup> Raindal
+qui entrait.</p>
+
+<p>Thérèse répliqua d'un ton railleur:</p>
+
+<p>&mdash;Un télégramme de père qui reste dîner là-bas!</p>
+
+<p>Là-bas! Les deux femmes, à ce mot, avaient
+instinctivement croisé le regard. Puis, du coup,
+devant la figure alarmée de sa mère, Thérèse
+rebaissa les yeux vers son papier. A quoi bon en
+ajouter plus? Jamais entre elles il n'y aurait communion
+d'esprit possible, jamais contre M. Raindal
+une de ces petites alliances gouailleuses du genre
+de celles où s'amusaient jadis le maître et sa fille
+aux dépens de M<sup>me</sup> Raindal! Bah! il fallait se résigner
+à goûter seule,&mdash;seule comme toujours, seule
+comme partout,&mdash;le comique de l'aventure!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span>
+&mdash;Alors, il dîne là-bas? répéta d'une voix navrée
+la vieille dame.</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, mère, puisque je te le dis! fit Thérèse
+avec impatience.</p>
+
+<p>&mdash;Et tu penses qu'il va continuer à y retourner
+chaque jeudi?</p>
+
+<p>&mdash;Je l'ignore!</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Raindal reprit de la même voix mortifiée:</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu! mon Dieu! Pourvu que ces Chambannes
+ne lui nuisent pas!... Voyons, toi, tu ne
+pourrais pas lui dire...</p>
+
+<p>&mdash;Lui dire quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;Lui dire, lui dire... de prendre garde, par
+exemple, de ne pas trop se lier... Tu t'y entends
+mieux que moi, à lui parler, ma fille... Et puis vous
+êtes plus amis ensemble!...</p>
+
+<p>A ce reproche déguisé par lequel la vieille dame
+se plaignait, sans le vouloir, de son isolement, de
+son antique relégation avec Dieu et avec ses
+craintes, Thérèse eut un petit serrement de c&oelig;ur.</p>
+
+<p>&mdash;Écoute! fit-elle d'un ton plus affectueux...
+Écoute, mère!... Je t'assure qu'actuellement il n'y
+a pas de danger... Donc, ne t'inquiète pas en vain
+à l'avance... Et, si tu m'en crois, pour le moment,
+faisons bonne mine à père, ne le taquinons pas...
+Je le connais, nous n'aboutirions qu'à le pousser
+plus encore dans l'intimité de ces gens...</p>
+
+<p>&mdash;Et plus tard?...</p>
+
+<p>&mdash;Plus tard, nous verrons, nous discuterons à
+nous deux ce qu'il conviendra de faire selon les
+circonstances.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span>
+&mdash;Ainsi, tu veux bien que de temps en temps je
+cause avec toi de...</p>
+
+<p>Elle hésitait:</p>
+
+<p>&mdash;De cela... de cette affaire, enfin?</p>
+
+<p>Thérèse se leva pour l'embrasser, et, la berçant
+entre ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Mais oui, vieille mère... Es-tu drôle! Pourquoi
+non?...</p>
+
+<p>Une larme coulait le long de la joue de M<sup>me</sup> Raindal:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas... Vous aviez quelquefois l'air
+si méchants, ton père et toi, chacun à son bureau,
+sans un mot, quand j'entrais... J'avais peur de
+vous, ma parole!...</p>
+
+<p>Et elle sortit à petits pas accablés, afin de prévenir
+en hâte Brigitte.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Pendant ce temps, M<sup>me</sup> Chambannes, pour complaire
+à M. Raindal, énonçait la liste des convives:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous jure, cher maître, absolument entre
+nous... Mon oncle et ma tante Panhias, notre ami
+le jeune M. de Meuze, et peut-être l'abbé Touronde...</p>
+
+<p>Elle ne finissait pas de le nommer, qu'il fit son
+entrée dans le fumoir.</p>
+
+<p>Il manifesta un grand contentement à se rencontrer
+avec M. Raindal. Ses prunelles derrière
+les besicles étincelaient de plaisir; et Zozé, les
+voyant tous deux en causerie, s'enfuit à sa toilette.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, déclarait poliment M. Raindal, vos
+études m'ont paru excellentes, bien déduites, nourries
+de savoir... Et je m'étonne, dois-je vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span>
+l'avouer? qu'ainsi doué pour la science, vous
+n'ayez pas un bagage littéraire, comment dirais-je?
+plus volumineux, plus considérable...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cher maître, vous êtes trop indulgent,
+trop... trop bienveillant!... bredouillait l'abbé d'une
+voix qui chevrotait de satisfaction.</p>
+
+<p>Et il se justifia avec éloquence de n'avoir pas
+davantage produit. En droit, on ne pouvait point
+l'incriminer de paresse. Non, c'était d'autres causes
+que provenait sa stérilité. D'abord l'orphelinat qui
+exigeait de lui des soins assidus, quotidiens, et de
+toute sorte, financiers aussi bien que moraux, littéraires
+autant qu'administratifs. Puis, ses ennemis,
+ses innombrables ennemis qui, s'il avait publié
+plus, n'eussent pas manqué de trouver là un sujet
+de calomnie nouvelle comme ils en découvraient à
+toutes ses actions, même aux plus vertueuses, même
+aux plus innocentes.</p>
+
+<p>Car l'abbé Touronde était, hélas! à n'en point
+douter, le prêtre le plus calomnié de Seine-et-Oise.
+Tous les partis le haïssaient, tous s'évertuaient à le
+messervir, à le déconsidérer. Sous prétexte qu'il
+était recherché dans les châteaux des alentours,&mdash;comme
+chez M<sup>me</sup> Chambannes, au château des
+Frettes, entre autres,&mdash;les radicaux du cru l'accusaient
+auprès du préfet de faire à Villedouillet de
+la propagande réactionnaire. Par contre, à l'évêché,
+les dénonciations anonymes pleuvaient, où se
+reconnaissait aisément la facture cléricale. On y
+affirmait que l'abbé Touronde compromettait chaque
+jour&mdash;et ici la voix de l'abbé fléchit, devint confidentielle&mdash;compromettait
+chaque jour la dignité
+<span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span>
+superéminente de sa soutane dans les frivolités
+mondaines et la fréquentation des hérétiques.</p>
+
+<p>&mdash;Les hérétiques! répétait avec indignation le
+prêtre... Hé! puis-je choisir et réclamer aux donateurs
+un acte de baptême en règle? Devais-je refuser les
+Israélites qui m'aident à élever mes enfants?...
+Ah! les pauvres petits, sans eux, Dieu sait que le
+monde, les frivolités mondaines, on ne m'y verrait
+plus guère...</p>
+
+<p>Puis, subitement, il s'arrêta, comme s'il eût entendu
+la voix de sa conscience:</p>
+
+<p>«Si, si, Bastien Touronde, on t'y verrait encore,
+parce que tu aimes la bonne chère, la vue des jolies
+femmes, le luxe, le confortable et aussi parce que,
+dans cette société peu au courant des dogmes, tu
+sais que ta présence parmi les tentations scandalise
+beaucoup moins qu'elle ne ferait ailleurs...»</p>
+
+<p>A quoi les lèvres de l'abbé susurraient, en réponse,
+comme les jours de visite à l'évêché, quand
+Monseigneur le blâmait pour ses écarts mondains:</p>
+
+<p>«<i lang="la" xml:lang="la">Non culpabiliter! Non culpabiliter!</i>»</p>
+
+<p>&mdash;Plaît-il? fit M. Raindal qui n'avait écouté
+que distraitement ces longues doléances.</p>
+
+<p>L'abbé Touronde sursauta:</p>
+
+<p>&mdash;Je songeais à ces mauvais gars, cher maître,
+je leur disais en moi-même des injures... Vous
+savez, nous autres du Midi, nous avons le sang
+vif et la langue souvent pas tout à fait assez chrétienne!...</p>
+
+<p>L'entrée de M<sup>me</sup> Chambannes, que suivaient
+l'oncle et la tante Panhias, mit un terme au dialogue.
+On opéra les présentations. L'oncle Panhias
+<span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span>
+était en frac et cravate noire. Il portait bas, comme
+une tête de penseur, sa tête de comptable grisonnant,
+et il avait dans la démarche, dans l'allure,
+dans les replis de sa physionomie barbue, cet air
+de lassitude des hommes de bureau à qui la fortune
+est venue trop tard. M<sup>me</sup> Panhias semblait,
+au contraire, optimiste et gaillarde, sous la robe
+de soie brune que tendaient ses grosses formes.
+Elle roulait les <em>r</em> plus fort que M<sup>me</sup> Chambannes,
+et il fallait un connaisseur pour distinguer l'Orientale
+à cet accent quasi d'Espagne ou d'Amérique
+du Sud.</p>
+
+<p>Quelques minutes après, Gérald, puis Georges
+Chambannes pénétrèrent dans le fumoir. Ils étaient
+l'un et l'autre en habit. M. Raindal, instinctivement,
+abaissa les yeux vers sa redingote. Mais le
+domestique annonçait que madame était servie, et
+l'on se rendit en cortège dans la salle à manger.</p>
+
+<p>Le dîner fut cordial et gai. M. Raindal n'avait
+plus maintenant ces timidités ou ces malaises d'intrus
+qui, au début, le guindaient si fort. A tant
+frayer chez les Chambannes, il s'était familiarisé
+avec les noms de leurs relations, les usages de la
+maison, les goûts de l'entourage; et il n'y avait
+guère d'entretien auquel il hésitât à se mêler par
+discrétion, crainte d'erreur ou ignorance du sujet.
+Rien ne paraissait le troubler. Les &oelig;illades comme
+le parfum de la petite M<sup>me</sup> Chambannes n'étaient
+plus à présent que des stimulants à sa faconde.
+Tous deux se parlaient en camarades, avec un je
+ne sais quoi de paternellement supérieur dans le
+ton de M. Raindal et de volontairement soumis
+<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span>
+dans celui de la jeune femme. Chambannes même,
+pour s'adresser au maître, avait de ces tours de
+phrase qu'on n'emploie d'habitude qu'envers un
+ami de vieille date. Quelle différence avec le premier
+dîner, où M. Raindal s'était senti si gauche,
+si lent à recouvrer l'entrain! Et l'oncle Panhias
+ayant, par mégarde ou sous l'influence des vins,
+avoué qu'il avait Smyrne pour patrie d'origine, le
+maître fut sur le point de l'en féliciter. Une ville
+exquise que Smyrne, la perle de l'Ionie, dont le nom
+en grec signifiait myrrhe, encens, odeur aimée des
+dieux. Et jusqu'au dessert il ne tarit pas d'éloges,
+d'anecdotes à l'appui, de souvenirs historiques,
+tandis que la tante Panhias le remerciait en répliques
+enthousiastes, qui soulignaient comme des
+roulements de tambour chacune de ses périodes.</p>
+
+<p>Au fumoir, Zozé demanda à M. Raindal l'autorisation
+d'allumer une cigarette. Puis insensiblement
+elle se dirigea vers Gérald. Il s'était affalé sur le
+divan et lançait, d'une lèvre boudeuse, des bouffées
+en spirale. Elle s'assit à côté de lui et la voix câline:</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi faites-vous la tête?</p>
+
+<p>Il ne répondit pas, d'abord, mais, au bout d'un
+instant, il grommela:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'il va venir comme cela souvent, le
+kangourou?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas! murmura Zozé en réprimant
+un sourire... Vous n'êtes pas jaloux, au moins?...</p>
+
+<p>Gérald eut un ricanement dédaigneux.</p>
+
+<p>&mdash;Jaloux!... Ah! bien!... Non... Seulement il
+me rase un peu! Il est par trop bavard, votre
+petit ami!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span>
+Et, se levant, il alla rejoindre Chambannes qui
+se versait de l'eau-de-vie devant la caisse à liqueurs.</p>
+
+<p>M. Raindal eut un inconscient plaisir à voir la
+fin de ce colloque. Il examinait avec attention le
+jeune M. de Meuze, comme avait dit Zozé, le jeune
+Gérald, éclairé de près, en ce moment, par une
+lampe au-dessus de laquelle il se penchait pour y
+rallumer son cigare. Pas si jeune que cela, en
+dépit de l'apparence! Au coin des yeux, au coin
+des lèvres, au coin des narines, la lumière montrait
+à travers sa figure encore juvénile et ferme
+ces linéaments vagues, ébauches incolores des rides
+futures; et sur le plat de ses tempes des veines
+commençaient à saillir.</p>
+
+<p>M. Raindal en ressentit une espèce de bonne
+humeur, qui le rendit confus, car il avait des prétentions
+à la générosité, à la grandeur de caractère.
+Parce que M. de Meuze manquait d'égards admiratifs,
+parce qu'il avait pris durant tout le dîner
+des mines ennuyées et maussades, était-ce une raison
+pour se réjouir des fatales petites décrépitudes
+de l'âge...</p>
+
+<p>&mdash;Dites-moi, cher maître! fit M<sup>me</sup> Chambannes,
+l'interrompant dans ce revirement d'équité... Si
+nous causions de notre fameuse visite au Louvre?...</p>
+
+<p>Hélas! cette semaine, comme les précédentes,
+on devait y renoncer, à cette «fameuse» visite,
+depuis plus d'un mois chaque semaine rejetée à la
+semaine suivante. Tous les jours de Zozé étaient
+retenus. On se promit de fixer une date, à la leçon
+prochaine. La causerie déviait vers des sujets
+<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span>
+moins graves. La tante Panhias, comme délivrée
+d'un secret professionnel, s'en donnait de discourir
+sur Smyrne. A onze heures, M. Raindal, par
+peur de céder au sommeil, se retira. En bas,
+M<sup>me</sup> Chambannes le pria d'inviter ces dames à
+dîner chez elle pour le jeudi qui venait. Il remercia
+chaleureusement, mais dehors il ne put maîtriser
+la contrariété que lui causait cette mission difficile.</p>
+
+<p>&mdash;En voilà, une idée! se disait-il... Ah! oui, ce
+sera commode!...</p>
+
+<p>Il resta trois jours reculant à risquer l'attaque, et
+sitôt qu'il s'y hasarda, deux refus résolus lui coupèrent
+la parole. Son front se teinta d'un afflux de
+sang. Pardieu! elles s'accordaient, et leur double
+refus n'était qu'une man&oelig;uvre concertée, une
+sournoise manifestation de blâme.</p>
+
+<p>Il riposta avec hauteur:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon! A votre guise!... Cependant, je
+n'entends pas être solidaire de vos fantaisies!... Et
+je vous avertis: j'irai seul...</p>
+
+<p>Cette menace ne fut pas relevée. Il la renouvela
+le jeudi matin sans davantage obtenir réponse. De
+colère, il partit à trois heures, une heure plus tôt
+que de coutume. Il avait endossé l'habit noir, et,
+comme sa cravate de soirée apparaissait dans l'échancrure
+du paletot, quelques badauds se retournaient
+sur son passage. Cela accrut son mécontentement.
+Il pressa le pas et arriva d'une demi-heure
+en avance. M<sup>me</sup> Chambannes, par extraordinaire,
+fut, inversement, d'une demi-heure en retard. Il
+attendit donc une grande heure dans le fumoir, où
+le jour tombait graduellement. Les domestiques
+<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span>
+avaient oublié de faire la lumière, et M. Raindal,
+n'osant ni sonner ni toucher au bouton des lampes
+électriques, demeura dans l'obscurité. Des pensées
+amères l'assaillaient. Pourquoi cet acharnement
+de Thérèse et de M<sup>me</sup> Raindal contre les Chambannes?
+Que pouvaient-elles imaginer sur leur
+compte? Que disaient-elles de lui, quand il était
+absent? Et sa fureur s'exacerbait aux piqûres venimeuses
+de ces questions.</p>
+
+<p>&mdash;Vous ici, cher maître, dans le noir!... Est-ce
+possible?... Je suis en retard, n'est-ce pas?... Vous
+me pardonnez?...</p>
+
+<p>En même temps que cette voix affectueuse, la
+lumière jaillissait dans la pièce; et M<sup>me</sup> Chambannes
+parut, un manchon à la main, la voilette
+repliée au-dessus des sourcils. Son délicat petit
+nez était rosé du bout par le froid du dehors&mdash;ou
+peut-être par les caresses récentes. Elle réitéra ses
+excuses, et jetant sur un fauteuil son collet de zibeline
+et sa capote de fleurs où deux épingles vibrèrent
+un instant du choc, elle déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Vous savez, maître... J'ai un projet une nouvelle
+combinaison... Vite, que je vous la dise!... A
+cinq heures, nous sommes dérangés sans cesse...
+C'est l'un, c'est l'autre qui vient, et, soit dit entre
+nous, nous ne faisons rien qui vaille...</p>
+
+<p>M. Raindal, la figure rassérénée, approuvait d'un
+sourire bénévole.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, voici ma combinaison... Nous mettrions
+la leçon à six heures... Nous travaillerions de six à
+sept... Et vous dîneriez à la maison tous les jeudis...
+Cela vous va-t-il?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span>
+M. Raindal, comme en une hallucination, croyait
+apercevoir Thérèse, son sourire narquois, ses
+minces lèvres pincées de dédain, quand il lui ferait
+part de cet arrangement nouveau; et une
+envie le prit de la défier, de se venger d'elle, de
+réduire par un coup d'audace ses tacites ironies.
+Il toussotait, semblait réfléchir, et enfin d'une voix
+nette:</p>
+
+<p>&mdash;Ma foi, oui, cela me va... C'est convenu,
+chère madame...</p>
+
+<p>Mais il ajouta par un restant de prudence:</p>
+
+<p>&mdash;Bien entendu, sauf contretemps, sauf empêchement
+majeur!...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes eut une moue de reproche:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cher maître, c'est très mal ces conditions!...
+N'êtes-vous pas libre, complètement libre?...
+Pensez-vous que votre petite élève voudrait empiéter
+sur vos occupations?...</p>
+
+<p>«Votre petite élève!...» De quel ton de gentillesse
+elle avait proféré cela! M. Raindal, attendri,
+s'excusa à son tour, puis excusa pareillement
+ces dames. Zozé ne parut pas offensée de leur défection.
+N'avait-elle pas de quoi se consoler? Une
+heure de gagnée sur la leçon pour les couturières,
+les visites, Gérald, et sans perdre l'amitié du
+maître! Elle songeait seulement, avec simplicité:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! à la fin elle nous embête, cette M<sup>lle</sup> Raindal!</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Chaque jeudi désormais, M. Raindal fut le convive
+des Chambannes.</p>
+
+<p>Vers cinq heures il passait son frac ou une redingote,
+<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span>
+selon son gré, Zozé lui ayant laissé toute
+licence de toilette. Puis il hélait un fiacre, et à six
+heures il parvenait rue de Prony. Le plus souvent
+il stoppait en route chez un fleuriste pour acheter
+deux ou trois roses de serre, une branche d'orchidées,
+des violettes énormes ou du lilas hâtif, et il
+les offrait à M<sup>me</sup> Chambannes qu'il savait très
+friande de fleurs rares. Elle le grondait en remerciant,
+plaçait la gerbe dans un vase ou, si les
+fleurs étaient menues, les gardait à la main. Et la
+leçon s'engageait.</p>
+
+<p>Elle se réglait généralement sur des questions
+que M<sup>me</sup> Chambannes posait au hasard. Le maître
+répondait avec ingéniosité, rapprochant le passé
+des choses contemporaines, le rabotant, l'amenuisant
+aux dimensions exactes du cerveau de sa
+petite élève. Zozé humait les fleurs en écoutant ou
+dressait les sourcils afin de mieux marquer son
+zèle.</p>
+
+<p>Mais peu à peu l'enseignement dégénérait en causerie.
+L'Égypte, sa chronologie, ses mystères et
+ses hiéroglyphes étaient relégués de côté. M<sup>me</sup> Chambannes
+confiait au maître des racontars mondains,
+ses amusements de la semaine, ou dépeignait le
+caractère de ses principales amies. M. Raindal,
+faute de détails curieux sur sa vie coutumière, remontait
+aux pénibles années de sa jeunesse. Zozé
+le plaignait beaucoup d'avoir tant pâti de la misère;
+et elle écarquillait ses tendres yeux au récit de certaines
+privations.</p>
+
+<p>Parfois aussi,&mdash;et avec une insistance qui ne
+se lassait un jour que pour renaître l'autre,&mdash;elle
+<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span>
+réclamait de M. Raindal qu'il consentît à lui traduire
+les notes de la <cite>Vie de Cléopâtre</cite>. Le maître
+immanquablement s'y refusait, alléguant que s'il
+accédait, M<sup>me</sup> Chambannes serait la première à
+regretter sa complaisance. Au surplus, la plupart
+des mots, appartenant à ce qu'on nomme la basse
+latinité, étaient intraduisibles.</p>
+
+<p>Il éprouva une oppression quand un soir, après
+le dîner, l'abbé Touronde l'entraînant à part, lui
+apprit que M<sup>me</sup> Chambannes avait failli connaître
+le sens des notes défendues.</p>
+
+<p>&mdash;Figurez-vous qu'elle me demande avant-hier
+s'il existe un lexique de la basse latinité. Je
+réponds: «Oui, madame, le <cite>Dictionnaire</cite> de Du
+Cange...&mdash;Eh bien, mon cher abbé! soyez donc
+assez aimable pour me l'acheter...» Je flaire une
+tentation mauvaise, et je réplique, avec quelque
+présence d'esprit, je puis le dire: «Hélas! madame,
+il n'est plus en vente... Depuis quarante ans il est
+épuisé...» Ensuite elle m'a avoué que c'était pour
+traduire vos notes... Mais convenez que sans moi...</p>
+
+<p>M. Raindal serra énergiquement la main du prévoyant
+ecclésiastique.</p>
+
+<p>Outre l'abbé Touronde, sur la recommandation
+expresse du maître, M<sup>me</sup> Chambannes n'invitait,
+le jeudi, que des proches, tels que l'oncle et la
+tante Panhias ou le marquis de Meuze, qui avait
+sollicité d'être admis à ces dîners de choix.</p>
+
+<p>Gérald, lui, craignant de s'ennuyer, n'y paraissait
+presque plus, et Zozé se glorifiait de cette
+abstention constante comme du symptôme d'une
+jalousie qu'elle n'avait jamais espérée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span>
+Qui eût dit que ces entretiens organisés par un
+caprice d'oisiveté, une inspiration fortuite, serviraient
+un jour de représailles contre les perpétuelles
+coquetteries du jeune comte! Et des représailles
+sans danger, encore, qui tout au plus autorisaient
+Gérald à prendre des leçons avec une vieille dame!...
+En amour n'est-on pas égaux, et les droits de l'un
+ne sont-ils pas calqués sur les droits de l'autre?
+Zozé, du moins, y croyait fermement.</p>
+
+<p>Elle s'en attachait davantage à M. Raindal. C'était
+comme un allié, un complice de parade, et, lorsque
+des amies s'informaient devant Gérald si le flirt
+avec «son vieux savant» durait toujours, elle avait
+pour se défendre des sourires malicieux, des «Vous
+êtes bête!», ou «Laissez-moi donc tranquille!»
+qui révélaient sa joie de la coïncidence. Comme il
+devait enrager, M. Raldo, comme il devait l'en aimer
+plus!... Si la prudence ne l'eût empêchée, elle l'aurait
+à ces instants-là, embrassé de reconnaissance.</p>
+
+<p>Puis l'exclusive intimité dont l'honorait M. Raindal
+lui attirait chaque jour des remarques flatteuses.
+Le bruit s'en répandait parmi les amis de la maison.
+On en jasait. On questionnait M<sup>me</sup> Chambannes
+sur les façons du maître comme sur les m&oelig;urs
+d'un sauvage qu'elle aurait apprivoisé par miracle.
+Beaucoup de dames jugeaient cette amitié suspecte,
+cette lubie d'étudier incompréhensible, cette préférence
+du maître inexplicable, et elle protestaient
+que sûrement il y avait là-dessous quelque chose.
+D'autres disaient de Zozé: «Elle est folle!» et
+dénigraient le physique de M. Raindal. Les plus
+fidèles plaidaient en invoquant l'irréprochable tendresse
+<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span>
+de la jeune femme pour Gérald. Mais devant
+ces arguments Marquesse haussait les épaules
+et Herschstein fredonnait une fanfare de chasse,
+avec d'autant plus de scepticisme que, par deux fois
+déjà, le maître avait décliné le plaisir de figurer à
+leurs dîners. Bonnes aux femmes, ces histoires!
+Les faits demeuraient les faits. Que les Chambannes
+fussent contents d'avoir accaparé le père
+Raindal, rien de plus naturel. Seulement, quant à
+leur raconter que le vieux venait là pour la science,
+pour l'amour de l'art, oh! non, pas à eux, Herschstein
+et Marquesse! Tout ce qu'ils concédaient à la
+défense, c'était de ne point spécifier la nature ou
+les bornes du flirt... Et encore dans la vie, on en
+voit quelquefois de si étranges! Le mieux paraissait
+donc à ces hommes équitables de s'en tenir
+aux hypothèses et de ne pas préciser.</p>
+
+<p>Mise au courant des médisances par l'intermédiaire
+de M<sup>me</sup> Pums, Zozé répliqua fièrement «qu'elle
+était au-dessus de ces horreurs». Elle négligeait
+maintenant l'abbé Touronde, l'otage pourtant chéri
+de cette société où chacun à l'envi le choyait,
+comme si sa noire soutane eût été un drapeau de
+garantie et de sauvegarde. Elle reportait sur
+M. Raindal tous les soins délicats, toutes les prévenances
+qu'elle prodiguait jadis au conciliant ecclésiastique.
+Le jour anniversaire de sa naissance, elle
+donna au maître une somptueuse épingle formée
+d'un scarabée de turquoise avec une sertissure d'or
+mat. Elle avait inventé ce cadeau autant pour
+contenter M. Raindal que dans l'espoir de lui voir
+quitter les minces cordonnets de soie noire qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span>
+d'habitude nouaient son col. La tentative réussit.
+Le jeudi suivant, M. Raindal avait arboré un large
+plastron de satin bleu sombre, que rehaussait au
+centre le bleu pâle de la turquoise.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez une bien jolie cravate! remarqua
+Zozé pendant le dîner.</p>
+
+<p>Les traits de M. Raindal se parèrent d'une expression
+modeste:</p>
+
+<p>&mdash;Vraiment?... fit-il.</p>
+
+<p>D'ailleurs il ne se souciait pas d'élégance. Il
+s'habillait selon les idées de son tailleur&mdash;un
+petit tailleur de la rue de Vaugirard dont il était le
+client depuis une trentaine d'années.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez tort! fit Zozé... Les bons faiseurs
+ne reviennent pas plus cher que les mauvais...
+Pourquoi n'allez-vous pas chez Blacks, le tailleur
+de Georges?...</p>
+
+<p>Chambannes était de la même opinion. M. Panhias
+se joignit à eux; et le maître vaincu fixa
+rendez-vous avec Georges, afin de se commander
+un vêtement chez Blacks.</p>
+
+<p>Le tailleur, d'abord obséquieux, quand Chambannes
+lui nomma M. Raindal, de l'Institut, se fit
+tranchant et sec dès qu'il s'agit de choisir l'étoffe.
+Le maître déconcerté n'osa le contrecarrer. A
+l'essayage, ce fut bien pis. M. Raindal ne voulait
+pas de revers en soie à sa redingote. Blacks
+prétendait l'y contraindre. M. Raindal, perdant
+patience, se révolta. Il ne voulait pas de revers et
+il n'en aurait pas. Blacks s'inclina avec une grimace
+hypocrite, reconnaissant que tous les clients
+ont leur goût. Seulement, lorsqu'il livra le costume
+<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span>
+et que M. Raindal ouvrit la redingote, les revers
+de soie y étalaient leurs scintillants triangles.</p>
+
+<p>Le maître se plaignit doucement de cette impudence
+auprès de ses amis Chambannes. Tous deux,
+en riant très fort, donnèrent raison à Blacks; et
+M. Raindal apaisé par ces rires se rallia à leur avis.
+Zozé, dès lors, ne se gêna plus pour conseiller le
+maître dans les questions de toilette. Il obéissait de
+bon c&oelig;ur à la fois dans le désir de lui plaire et
+par un besoin de raffinement qui le tourmentait en
+secret.</p>
+
+<p>Pourtant ces frais accumulés avaient obéré son
+budget. Chaque semaine, en fiacres, en fleurs, en
+gants, sans compter les dépenses plus grosses, telles
+que la commande chez Blacks, il augmentait le
+déficit. Le prix Vital-Gerbert, que l'Académie lui
+avait finalement décerné, le tira d'affaire à point.
+Sur les dix mille francs qu'il avait touchés, il n'en
+plaça que huit mille, réservant les deux mille de
+reste pour l'imprévu, pour l'argent de poche.</p>
+
+<p>A toute autre époque de sa vie, il aurait rougi
+de frustrer ainsi sa famille. Mais le devoir est un
+fardeau qu'on ne porte volontiers qu'à plusieurs.
+Et M. Raindal trouvait précisément dans la conduite
+des siens un prétexte à son égoïsme.</p>
+
+<p>Non pas que la guerre fût entamée. Loin de là,
+fidèles à leur complot, les deux dames Raindal
+multipliaient les concessions pour maintenir l'harmonie
+comme naguère. Jamais, grâce à leurs
+efforts, le ménage n'avait semblé plus exempt de
+discordes. C'était à qui d'entre elles éviterait les
+allusions, les contradictions, les motifs de désaccord.
+<span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span>
+Le maître, de son côté, dans l'appréhension
+des railleries, observait le silence sur ses dîners
+hebdomadaires. On en venait à ne plus prononcer
+le nom des Chambannes que par nécessité, et ces
+dames en enveloppaient même les syllabes d'une
+intonation légère, sympathique, comme on entoure
+de ouate les objets explosifs. Lorsque M. Raindal
+formulait des théories inaccoutumées sur l'utilité
+publique du luxe, les dangers du puritanisme, les
+avantages sociaux du plaisir, Thérèse en dissertait
+avec lui sans nulle acrimonie, comme sur un sujet
+de science économique qu'aucun lien n'eût relié
+à leur vie actuelle. Par un surcroît de précautions
+elle avait obtenu de l'oncle Cyprien qu'il renonçât
+aux plaisanteries d'usage concernant M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan;
+et M. Raindal cadet ne déversait plus sa
+verve que dans l'oreille de son auditeur ordinaire
+Schleifmann.</p>
+
+<p>Mais, malgré cette façade de calme et de bonne
+entente, le maître ne se sentait plus chez lui en
+paix, en confiance. Il se devinait épié, persiflé,
+censuré tout bas ou tout haut à chacun de ses
+actes, à chacune de ses paroles; et il avait peine à
+contenir sa colère contre cette hostilité muette,
+insaisissable, quoique toujours en éveil, qui rôdait
+continuellement autour de sa personne.</p>
+
+<p>Tout en la redoutant, il aurait, certains jours,
+souhaité une dispute ouverte, un éclat sans détours,
+quelque solide et claire altercation de famille
+où chacun eût crié ses griefs, défendu sa cause.</p>
+
+<p>Qu'on l'attaquât un peu, qu'on le questionnât
+seulement, et il saurait bien se disculper! Quel
+<span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span>
+mal faisait-il, après tout? Courait-il les salons
+comme beaucoup de ses collègues? Avait-il profité
+de l'élan de son triomphe pour forcer l'accès de
+ces petites bastilles littéraires, but final de tant
+d'ambitions mesquines? N'avait-il pas, au contraire,
+repoussé toutes les invitations, celles de
+M<sup>me</sup> Pums, de M<sup>me</sup> Herschstein, de M<sup>me</sup> de Marquesse,
+voire celles de dames plus en renom qu'au
+besoin il citerait? N'avait-il pas vingt fois exhorté
+discrètement sa fille et sa femme à rendre chez les
+Chambannes la visite qu'elles devaient? N'était-il
+pas prêt à les emmener rue de Prony aussi souvent
+qu'elles le désireraient? Tenait-il rigueur à
+M<sup>me</sup> Raindal, comme eussent fait tant d'autres,
+de toutes les déceptions et de toutes les amertumes
+que sa foi inquiète avait jetées entre eux?
+Jouait-il le rôle d'un mauvais mari, d'un mauvais
+père, d'un homme frivole et dissipé?... Donc,
+que lui reprochait-on? Pourquoi était-il obligé de
+se méfier à présent des siens comme d'ennemis
+déclarés,&mdash;comme de ce méprisable Saulvard,
+par exemple, qui poussait la rancune de sa défaite
+au point d'avoir refusé coup sur coup trois invitations
+de M<sup>me</sup> Chambannes?... Et l'emmêlement de
+ces soucis, joint au silence qu'il s'imposait, achevait
+de lui donner en dégoût sa maison, son intérieur,
+tout ce qui avait été pour lui jusque-là le
+bonheur et la quiétude.</p>
+
+<p>A force de se démontrer son innocence, des
+doutes, par instants, le gagnaient. Il se demandait
+si réellement peut-être son amitié avec la
+jeune M<sup>me</sup> Chambannes n'était point de nature à
+<span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span>
+lui causer du préjudice dans les milieux savants, si
+peut-être il n'eût pas été plus convenable d'espacer
+ses visites, si tant de régularité ne prêterait pas à
+la malveillance. Mais sur-le-champ une rébellion,
+qu'il attribuait à l'orgueil, le faisait sourire de tels
+scrupules. Il puisait dans ces réflexions une énergie
+nouvelle à suivre son penchant. Toute la semaine
+durant, il ne manquait aucune occasion de flétrir,
+à table ou ailleurs, les ridicules de la pédanterie,
+l'hypocrisie des gens austères, une foule de travers
+et de personnages anonymes auxquels M<sup>me</sup> Raindal,
+Thérèse, l'oncle Cyprien eussent pu, sans
+invraisemblance, surajouter leur nom. Puis le
+jeudi d'après, c'était avec un fracas de provocation,
+une allure quasi-belliqueuse qu'il accomplissait son
+départ, en tapant une à une toutes les portes.</p>
+
+<p>Il arrivait chez M<sup>me</sup> Chambannes; et, dès le vestibule,
+dans le tiède parfum d'encens qui le caressait
+comme un premier salut de bienvenue, son ressentiment
+tombait. Ici tout le monde lui souriait,
+s'empressait à le satisfaire, depuis Firmin, le
+domestique qui le débarrassait de son paletot en
+l'interrogeant affectueusement sur sa santé du jour
+jusqu'à l'abbé Touronde, jusqu'à la tante Panhias,
+jusqu'à ce nonchalant Chambannes lui-même! En
+haut, Zozé marchait à sa rencontre, lui tendant
+une main à baiser. Et pendant quatre bonnes
+heures, M. Raindal oubliait ses contrariétés, ses
+déboires familiaux, les petites appréhensions de
+la semaine. Il ne s'en souvenait qu'au moment
+de partir. Alors, quand onze heures sonnaient, il
+avait une impression de mélancolie, de plaisir terminé,
+<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span>
+comme un collégien que la rentrée appelle.</p>
+
+<p>Zozé l'accompagnait dans le vestibule, veillait à
+ce qu'il se couvrît bien, lui recommandait de ne
+pas se refroidir, et, comme on atteignait la fin de
+l'hiver, elle murmurait à son mari, la porte une fois
+close:</p>
+
+<p>&mdash;Pauvre vieux!... C'est tout de même une fière
+trotte à son âge... Je ne suis pas fâchée que le
+printemps recommence!</p>
+
+<p>Si le temps était favorable, M. Raindal revenait
+à pied, par exercice d'hygiène.</p>
+
+<p>La route lui semblait longue, mais, à mesure
+qu'il approchait de la rue Notre-Dame-des-Champs
+il ralentissait le pas, sa démarche se faisait plus
+irrégulière. On eût dit qu'il voulait retarder l'instant
+de rentrer chez lui.</p>
+
+<p>Enfin, il gravissait son escalier, dont les marches
+cirées se dérobaient sous ses semelles. Un froid de
+cave s'élevait des murailles à marbrures peintes où
+la bougie projetait une ombre gigantesque. M. Raindal
+ouvrait sa porte. Une odeur de cuisine et d'encaustique
+le saisissait à la gorge. Il traversait sur
+la pointe des pieds le petit appartement, et la
+doublure soyeuse de sa redingote bruissait le long
+de ses jambes comme un dernier écho des élégances
+qu'il venait de quitter. La médiocrité du
+logis ne lui en était que plus sensible. Quelle
+pauvreté de meubles, quel manque de confortable
+après les luxes, les aises et les délicatesses de
+toute sorte qui abondaient rue de Prony! M. Raindal
+exhalait un soupir de tristesse, puis se glissait
+dans son lit auprès de M<sup>me</sup> Raindal qui ronflait imperturbablement
+<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span>
+dans un lit parallèle... Souvent
+il restait sans éteindre à rêvasser, à se remémorer
+la soirée: et sa nostalgie se dissipait en revivant
+ces souvenirs.</p>
+
+<p>Elle ressuscitait le lendemain à la vue de Thérèse,
+dans son grossier accoutrement du matin,
+avec cette vulgaire robe de chambre en bure, si
+différente des chatoyants peignoirs de M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>Ah! M. Raindal s'expliquait la sévérité de la
+jeune fille envers sa petite élève. L'envie, hélas!
+évidemment, l'envie! La jalousie incapable de
+discerner autre chose dans M<sup>me</sup> Chambannes que
+ses lacunes de savoir, ses défauts intellectuels,
+comme si l'érudition était tout en une femme,
+comme si la beauté, l'élégance, l'art de séduire,
+ne comptaient pas aussi parmi les dons précieux,
+les facultés puissantes! Et dans l'exaltation de sa
+découverte, au lieu d'en vouloir à sa fille de cette
+disgrâce physique qui depuis quelque temps, malgré
+lui, l'indisposait contre elle, il se sentait pris soudain
+d'un élan de compassion. Il courait à Thérèse,
+il l'embrassait fougueusement au front. Elle lui
+rendait le baiser sur la joue avec un effort de tendresse.
+Mais son corps cambré en arrière démentait
+aussitôt la simagrée de sa bouche. Entre eux un
+immatériel sortilège passait qui s'opposait aux
+épanchements de jadis, aux confidences, à cette
+solidarité de confrères qui durant tant d'années les
+avaient unis...</p>
+
+<p>Ils retournaient au travail, déçus de leur impuissance
+à se joindre de nouveau, aigris mutuellement
+<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span>
+par leur tentative avortée, se maudissant
+pour les torts dont chacun croyait l'autre coupable.
+Et la semaine reprenait dans cette paix chargée de
+brouille.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Par une précoce soirée de mars, aussi douce
+qu'une nuit d'été, M. Raindal, en revenant de chez
+les Chambannes, aperçut une lumière dans la
+chambre de sa fille.</p>
+
+<p>Inquiet, car l'heure était avancée, il frappa et
+entra presque simultanément.</p>
+
+<p>A demi étendue sur les draps défaits de son lit,
+Thérèse, tout habillée, sanglotait, la tête contre
+l'oreiller.</p>
+
+<p>M. Raindal se précipita pour la relever. Mais
+d'elle-même elle s'était redressée et vivement elle
+essuyait ses yeux. Il demanda, sans cesser de la
+tenir dans ses bras:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que tu as, fillette?... Tu pleures?...
+Tu as du chagrin?...</p>
+
+<p>Elle se dégagea d'un brusque mouvement d'épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Non, père! Merci... Ce n'est rien... Laisse-moi...
+je t'en prie...</p>
+
+<p>&mdash;Alors, tu n'as pas besoin de moi? murmurait
+M. Raindal interloqué.</p>
+
+<p>&mdash;Non, non, je t'assure... Va-t'en... Je te dis
+que ce n'est rien... Ce sont les nerfs!...</p>
+
+<p>Il n'osa insister, par peur de l'exaspérer, et il se
+retira en refermant la porte avec un soin méticuleux,
+comme s'il eût quitté la chambre d'un malade.</p>
+
+<p>Les nerfs!... Hum!... Excuse de femme, voile
+<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span>
+de maladie dont toutes elles recouvrent le secret
+de leurs colères. Qu'est-ce que Thérèse pouvait
+avoir? Qui lui causait une peine aussi violente?
+Un remords insinuait: «Si c'était toi, pourtant,
+tes sorties du jeudi, ton obstination!» Et M. Raindal
+se promit d'en savoir le fin mot, d'interroger
+Thérèse dès le lendemain matin.</p>
+
+<p>Mais le lendemain s'écoula sans qu'il eût donné
+suite à son hardi projet. Elle n'y pensait plus.
+Pourquoi la tourmenter de questions, la pauvre
+enfant? Et puis, au fait, peut-être elle n'avait pas
+menti. C'étaient peut-être bien les nerfs, en
+somme!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span></p>
+
+<h2>X</h2>
+
+<p>Les nerfs, cette sorte de «nerfs», elle en souffrait
+déjà depuis une semaine, M<sup>lle</sup> Raindal, ainsi
+que chaque année à l'approche de la saison nouvelle.</p>
+
+<p>Le soir, quand une tiède bouffée traversait l'air
+glacé comme l'haleine du printemps en marche,
+sa gravité coutumière tournait à la mélancolie;
+et elle attendait l'inévitable épreuve, dont ce souffle
+pervers lui annonçait le retour.</p>
+
+<p>L'universelle magie qui bouleverse alors tous les
+êtres la frappait avec une particulière rigueur. Rien
+ne pouvait la garantir, ni son savoir, ni sa raison,
+ni sa virile volonté. Elle succombait sous un alanguissement
+de désirs sans but, qui par leur confusion
+même laissaient un champ immense aux rêves
+de sa chasteté subitement insurgée. Elle passait
+tour à tour des élans de tendresse les plus puérils
+aux imaginations les plus chimériques. Des larmes
+d'émotion humectaient ses paupières, ou tout à
+coup elle fondait en sanglots; et pour le parfum
+d'une fleur, un orgue qui jouait en bas, un mendiant
+qui chantait dans la rue une romance surannée,
+<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span>
+elle sentait son c&oelig;ur se gonfler de tristesse,
+avec des envies machinales d'appuyer sa tête sur
+l'épaule robuste de quelqu'un.</p>
+
+<p>C'était dans ces instants de faiblesse qu'elle
+éprouvait le plus de haine contre M<sup>me</sup> Chambannes,
+et contre son père le plus d'intolérance. Leur
+conduite à tous deux lui semblait plus révoltante,
+plus absurde, plus dérisoire que de coutume, et
+elle se consolait à prendre pour du mépris l'envie
+que lui inspirait leur bonheur d'être ensemble.</p>
+
+<p>Puis, le sentiment aigu de sa laideur et de son
+isolement l'entraînait à des souhaits tous irréalisables.</p>
+
+<p>Ah! être belle, ou plutôt simplement être une
+de ces créatures séduisantes que quelques hommes
+se disputent et qui peuvent choisir! Être femme,
+en un mot, surexciter des convoitises, repousser
+des assauts, mener la vie guerrière de son sexe
+au lieu de s'étioler dans une existence factice,
+parmi des besognes neutres et des amusements
+d'érudit!</p>
+
+<p>Mais comment changer, sans le charme nécessaire?
+Comment essayer de plaire avec ces mains
+osseuses, ces yeux décolorés, cette bouche amincie,
+qui n'avaient plu qu'une fois et pas au delà de
+huit jours?</p>
+
+<p>Elle en arrivait dans son découragement à jalouser
+les filles qu'elle voyait passer sur le boulevard
+Saint-Michel, les grisettes. A certains moments,
+pour partager leurs joies, elle eût de bon gré tout
+donné, sa science, son honneur et l'honneur des
+siens. Elle se rappelait aussi des femmes illustres
+<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span>
+par leur esprit mais qui, trop laides pour qu'on les
+aimât, n'avaient pas reculé devant les débauches
+clandestines; et elle relisait en cachette, avec des
+frissons sensuels, les historiens de scandales où
+ces faits étaient relatés. Parfois en revenant chez
+elle au crépuscule, elle entendait un pas d'homme
+qui la suivait. Qu'allait-il faire? L'accosterait-il?
+Elle en avait presque l'espoir, quoique sûre de se
+bien défendre... Un soir, rue de Rennes, elle osa
+se retourner: elle aperçut un vieux monsieur de
+l'âge de M. Raindal qui lui souriait avec des grimaces
+de connivence.</p>
+
+<p>Elle s'enfuit d'un pas trébuchant, chassée par
+la rage, la déception, le dégoût d'elle-même.</p>
+
+<p>Elle ne retrouvait de quiétude que, la journée
+achevée, quand, la bougie éteinte, elle se glissait
+entre les draps. Il n'y avait pas pour elle d'instant
+plus savoureux. Étendue sur le dos, elle laissait
+monter doucement la marée du sommeil. Ses
+membres se paralysaient, ses pensées s'emmêlaient,
+elle avait la sensation que son corps l'abandonnait;
+et la nuit sans reflets favorisait ce rassurant mirage.
+A ne plus se voir laide, M<sup>lle</sup> Raindal gagnait
+de l'audace. Son âme enfin libérée et, comme nue,
+s'élançait bravement en oraisons d'amour. Qui invoquait-elle
+donc par ces adorations? Albârt? Un
+autre?... Le sommeil l'emportait avant qu'elle
+précisât, et durant des heures ensuite, elle s'étirait
+haletante parmi des songes bizarres qu'elle
+avait oubliés le lendemain au réveil.</p>
+
+<p>Mais à la plénitude enfiévrée de ses nuits elle
+mesurait le néant de ses jours. Toute la matinée,
+<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span>
+des anxiétés de valétudinaire la torturaient. Quand
+cela finirait-il? En était-ce fait pour toujours de la
+vaillance de son c&oelig;ur, de sa raison, de son esprit?
+Ou le chagrin, comme tant de fois, s'userait-il peu
+à peu de lui-même, faute de remèdes et de soulagement?...
+Ces questions l'affolaient d'angoisse.
+Elle étreignait entre ses bras son oreiller, et ses
+lèvres s'écrasaient contre, pour qu'à travers la
+porte on ne l'entendit pas gémir...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Une après-midi, à la Bibliothèque nationale, elle
+feuilletait debout devant un pupitre de chêne les
+énormes in-folio du <i lang="la" xml:lang="la">Corpus inscriptionum ægyptiacarum</i>,
+quand tout à coup une ombre passa sur
+les pages du livre. Elle redressa la tête et reconnut
+B&oelig;rzell, le prétendant évincé, le jeune assyriologue
+de la soirée Saulvard. Accoudé en face
+d'elle à l'autre pente du pupitre, il la saluait en
+souriant:</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mademoiselle! fit-il avec un clignement
+de ses yeux affectueux derrière le cristal du
+binocle. Heu! heu! Il me semble que vous avez
+des lectures bien frivoles!...</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas? fit Thérèse, lui rendant son
+sourire... Mais ce n'est rien encore après de ce que
+j'ai demandé...</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?</p>
+
+<p>Elle énuméra les titres des livres qu'elle attendait.
+B&oelig;rzell feignait de s'indigner, criait au vol,
+à l'usurpation. Si les femmes maintenant s'ingéraient
+dans de pareilles études! Et ils demeurèrent
+quelques minutes à causer dans cette pose d'idylle,
+<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span>
+par-dessus le pupitre qui leur tenait lieu de barrière
+fleurie.</p>
+
+<p>Enfin Thérèse s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Allons, monsieur, au revoir... Voilà qu'on
+m'apporte mes volumes... Ce n'est plus le moment
+de bavarder... Je retourne à ma place...</p>
+
+<p>B&oelig;rzell s'inclinait, un gros in-octavo sous le
+bras:</p>
+
+<p>&mdash;A bientôt, mademoiselle, j'espère...</p>
+
+<p>&mdash;A bientôt, monsieur...</p>
+
+<p>Instinctivement, elle le regarda s'éloigner, entre
+les rangées de liseurs courbés à leur tâche.</p>
+
+<p>Sans savoir comment, elle le trouvait moins
+gauche qu'au bal, moins déplaisant, transfiguré.</p>
+
+<p>Il s'avançait d'un air placide, décochant de-ci
+de-là un bonjour, s'arrêtant pour une poignée de
+main, s'attardant à un bref colloque, et dans cette
+atmosphère propice, sa chevelure en broussaille,
+sa barbe mal taillée, sa redingote luisante, sa
+silhouette négligée de combattant de l'idée, tous
+ses désavantages mêmes le servaient. Il bénéficiait
+de cette beauté passagère que donnent l'aisance et
+l'autorité dans un milieu approprié. Il était beau
+comme un chef de bureau dans son cabinet de
+ministère, beau comme un adjudant à la porte d'une
+caserne.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! le pauvre diable n'est pas si mal, murmura
+Thérèse en regagnant sa place.</p>
+
+<p>Puis elle se mit à la besogne et l'oublia complètement.
+Mais comme, à la sortie, elle s'approchait
+du vestiaire, la voix de B&oelig;rzell retentit encore au-dessus
+de son épaule.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span>
+&mdash;Oui, c'est moi, mademoiselle!...Me permettez-vous
+de vous accompagner?... Je crois que nous
+sommes voisins... Moi, j'habite le haut de la rue de
+Rennes...</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> Raindal hésitait. Non pas que la convenance
+de l'offre l'inquiétât. Elle dédaignait depuis longtemps
+les petits préjugés sur les cas de ce genre;
+car les vieilles filles sont comme des souveraines
+déchues qui, le pouvoir une fois perdu, s'affranchissent
+de l'étiquette. Par contre, elle supputait
+si jusqu'à la rue de Rennes la société de B&oelig;rzell
+l'ennuierait.</p>
+
+<p>Enfin elle prononça:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! soit!... Je ne demande pas mieux...
+Faisons route ensemble...</p>
+
+<p>Dehors il bruinait. La chaussée était grasse, et
+dans l'étroite rue Richelieu les chevaux glissaient,
+trottant de biais comme si un grand vent leur eût
+cintré la croupe. Quelques passants ouvraient leur
+parapluie. B&oelig;rzell les imita pour abriter Thérèse.
+A chaque pas, il recevait des chocs et la pointe des
+baleines burinait à rebrousse-poil des raies dans
+la soie de son chapeau. Ou bien une poussée de
+gens les séparait. Thérèse se retournait, l'&oelig;il à la
+recherche du jeune savant, et elle distinguait B&oelig;rzell
+qui lui souriait par-dessus les têtes, agitant en
+signal son parapluie dressé à bout de bras.</p>
+
+<p>Ils ne commencèrent à causer avec suite qu'après
+qu'ils eurent franchi le guichet du Carrousel.</p>
+
+<p>Et, comme le premier soir, au bal, la causerie
+aussitôt prit le tour professionnel. Seulement, c'était
+<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span>
+B&oelig;rzell qui menait le jeu. Il avait orienté l'entretien
+vers les notoriétés de la science; et au sujet
+de chacune, insidieusement, il formulait son opinion.
+Elle se trouvait être le plus souvent narquoise
+et irrespectueuse. Il retirait d'un mot l'éloge qu'il
+avait donné de l'autre, mêlait les réserves aux
+louanges, les piqûres aux caresses; et sa voix
+même, pateline autant qu'habile, les sourires des
+lèvres ou des cils dont il corrigeait chaque parole
+trop acerbe, ses expressions, ses modèles de phrases,
+tout en lui paraissait d'un vieux maître orgueilleux,
+avec la verve de la jeunesse en plus.</p>
+
+<p>Thérèse, de temps en temps, ne pouvait se retenir
+de l'examiner. Ah ça! le soir du bal, avait-il, par
+calcul, dissimulé sa force, feint la timidité pour
+séduire sans effaroucher? Avait-il voulu la flatter
+dans son amour-propre de savante en se laissant
+battre et dominer par elle? Ou avait-il été troublé
+par l'entourage?</p>
+
+<p>Quoi qu'il en fût, elle s'amusait. Il n'était pas
+sot ce garçon, ni médiocre, ni servile. Et elle ne
+s'aperçut pas, tellement elle écoutait, qu'ils avaient
+traversé la Seine.</p>
+
+<p>Ils montaient la rue des Saints-Pères, où, dans
+l'enchevêtrement des voitures, les cochers s'entr'invectivaient.
+Par moments un omnibus vacillait
+avec fracas contre le grès du trottoir que les roues
+éraflaient en tremblant. M<sup>lle</sup> Raindal et B&oelig;rzell se
+serraient contre une boutique proche. Puis la terrible
+machine passée, ils reprenaient leur marche.
+A présent B&oelig;rzell interrogeait, s'informait des travaux
+de la jeune fille, et M<sup>lle</sup> Raindal le renseignait
+<span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span>
+avec complaisance, retraçait l'emploi de ses heures,
+le règlement de ses études.</p>
+
+<p>Mais, comme ils tournaient l'angle du boulevard
+Saint-Germain, B&oelig;rzell soudain eut un soupir:</p>
+
+<p>&mdash;C'est dommage!... murmura-t-il.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? fit Thérèse.</p>
+
+<p>Il refermait son parapluie, la bruine ayant
+cessé.</p>
+
+<p>&mdash;Rien, mademoiselle... Ou plutôt, si... C'est
+dommage que je ne vous plaise pas plus... Oh!
+même sans votre silence d'après, je m'en étais bien
+douté à la soirée Saulvard... J'ai bien vu cela à
+vos yeux quand vous êtes partie... Et cependant,
+vous me croirez si voulez, plus je cause avec vous,
+mademoiselle, plus je me convaincs que nous
+aurions fait un excellent ménage...</p>
+
+<p>Thérèse, à l'imprévu de cette déclaration, ne put
+réprimer un petit éclat de rire:</p>
+
+<p>&mdash;Nous? dit-elle.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, nous, parfaitement, nous!... poursuivait
+B&oelig;rzell, avec un avancement bougon des lèvres
+qui ajoutait quelque chose de puéril à sa figure
+d'enfant barbu... Inutile, n'est-ce pas? entre gens
+de notre espèce, de jouer la comédie... On nous
+présentait l'un à l'autre afin de nous marier. Or
+supposez, mademoiselle, que je vous aie plu, à ce
+bal...</p>
+
+<p>Il s'arrêta pour la regarder:</p>
+
+<p>&mdash;Et vous comprenez bien ce que signifie ce
+mot «plaire». Pardieu, je n'espérais pas que vous
+alliez du coup tomber amoureuse de moi... Non...
+Ainsi, vous, vous me plaisiez: c'est-à-dire que vous
+<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span>
+m'inspiriez une profonde sympathie... Je pensais:
+«Voici une personne de valeur, une forte intelligence,
+une femme comme il m'en faudrait une, la
+compagne et l'amie à qui je pourrais me confier,
+demander conseil, sans craindre de me heurter à de
+la niaiserie ou à de l'indifférence...» Eh bien!
+supposez que vous eussiez pensé de même sur mon
+compte, cela suffisait... Nous nous épousions et
+j'étais heureux!</p>
+
+<p>Thérèse demeurait muette.</p>
+
+<p>&mdash;Mais voilà! reprit B&oelig;rzell d'un ton grognard...
+Vous ne l'avez pas pensé... Je ne vous plais pas
+assez... Ou, pour être plus exact, je vous déplais
+trop... Seulement, toute fatuité mise à part, permettez-moi
+de vous dire que cela m'étonne...
+Intellectuellement, si j'en juge par nos deux entretiens,
+nous nous entendrions à merveille... Nous
+avons sur les gens, sur les choses, à peu près les
+mêmes opinions... Notre vie à chacun est dirigée
+dans le même sens, occupée par des travaux analogues...
+Nos goûts et nos aptitudes sont d'accord...
+Reste le physique! Évidemment, c'est par là que
+je vous déplais, et c'est justement cette faiblesse
+de jugement qui me surprend chez vous... Ah! si
+vous étiez une de ces petites coquettes, une de ces
+petites écervelées, une de ces petites poupées mondaines...</p>
+
+<p>&mdash;Pourtant, monsieur!... protestait Thérèse avec
+un sourire.</p>
+
+<p>B&oelig;rzell lui coupa la parole, et, s'excitant graduellement:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi
+<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span>
+finir... Si, dis-je, vous étiez une de ces petites
+mondaines sans culture, sans élévation de caractère,
+et bourrée de préjugés, comme une oie de
+marrons, je ne m'étonnerais pas... Je me connais,
+allez!... Je sais bien mes défauts et tout ce qui me
+manque pour plaire à une petite femme de cette
+catégorie... Mais que vous, une personne de votre
+qualité, vous envisagiez le mariage comme ces
+demoiselles-là, que le mariage pour vous ce soit le
+coup de foudre, le c&oelig;ur bouleversé, la passion irrésistible,
+le beau monsieur à moustaches et tout le
+tralala des romances, je vous assure, je n'en reviens
+pas! Et, quand je songe que très probablement
+nous sommes créés l'un pour l'autre, quand je
+songe que par extraordinaire nous nous sommes
+rencontrés, que nous pourrions faire ensemble un
+mariage intelligent, sensé, clairvoyant, et que nous
+ne le faisons pas, tenez, cela me mettrait presque
+en colère!...</p>
+
+<p>Il tapait le bitume du bout de son parapluie.</p>
+
+<p>&mdash;Vous avez fini? questionna Thérèse d'un ton
+de sollicitude.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle! fit-il distraitement.</p>
+
+<p>Et sur-le-champ, se dédisant:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y aurait qu'un cas, toutefois, où votre
+répugnance me paraîtrait logique, justifiée, digne
+de vous, quoi!... Ce serait si, par hasard, vous en
+aimiez un autre...</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> Raindal subitement s'était assombrie. Le
+seigneur de sa vie resurgissait: Albârt, avec son
+insolente prestance, ses grands yeux de cheval, ses
+lèvres ironiques. Thérèse inspecta le jeune savant
+<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span>
+d'un regard dédaigneux, puis, la voix assourdie de
+tristesse:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aime personne, monsieur!... Ou, si vous
+préférez, j'aime un souvenir...</p>
+
+<p>&mdash;Un souvenir! bredouillait B&oelig;rzell décontenancé...
+Ah! bon, bon... C'est différent... je vous
+demande pardon, mademoiselle...</p>
+
+<p>Mais avec son chapeau rebroussé et ses grosses
+lèvres de triton, ramenées en boule, il avait un air
+si déçu, si contrarié, si enfantin, que, malgré la
+gravité de l'instant, Thérèse dut se contraindre
+pour ne pas sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, cher monsieur! reprit-elle cordialement...
+Vous vous mépreniez, sinon sur mes
+intentions, du moins sur le fond de mes sentiments...
+Et la preuve que j'ai du plaisir dans
+votre société, c'est que, si vous voulez bien, de
+temps à autre, venir nous rendre visite, le dimanche,
+en confrère, en ami, n'est-ce pas? j'en serai
+tout à fait ravie...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, mademoiselle, fit B&oelig;rzell
+sans élan... Certainement, je viendrai le dimanche...
+Ah! comme il est fâcheux, tout de même,
+que vous ayez sur le mariage des idées tellement...
+ne vous offensez pas... les idées reçues, les idées
+de tout le monde!... Le c&oelig;ur, l'amour, c'est beaucoup,
+je ne dis pas... Mais il n'y a pas que cela
+dans l'existence!... Outre l'amour, il existe des
+sentiments d'affinité, de sympathie, de considération
+réciproque, qui peuvent établir des liens très
+solides entre deux êtres un peu indépendants et
+supérieurs...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span>
+Puis, comme Thérèse se rembrunissait:</p>
+
+<p>&mdash;Enfin, je ne veux pas vous importuner davantage,
+mademoiselle... Ce serait mal reconnaître
+votre aimable invitation... Alors, si vous m'y autorisez,
+à dimanche!...</p>
+
+<p>&mdash;A dimanche!...</p>
+
+<p>Thérèse s'engageait dans la rue Notre-Dame-des-Champs.
+Une voix essoufflée la rappela:</p>
+
+<p>&mdash;Encore moi, mademoiselle! fit B&oelig;rzell qui la
+rattrapait... Un dernier mot que j'oubliais... Il se
+pourrait que dans mes paroles vous eussiez soupçonné
+une arrière-pensée d'intérêt...</p>
+
+<p>Thérèse faisait de la main un geste de dénégation.</p>
+
+<p>&mdash;N'importe! riposta B&oelig;rzell... Pour rien au
+monde je ne voudrais être confondu avec ces jeunes
+messieurs qui courent le beau mariage, le mariage
+utile... Et, du reste, consultez M. Raindal...
+Il vous apprendra lui-même que dès à présent
+ma vie scientifique est, selon l'expression d'usage,
+tracée au cordeau... Mes maîtres m'aiment et me
+soutiennent... Mes concurrents sont peu nombreux
+et n'ont pour la plupart qu'un mérite de second
+ordre... Des Hautes Etudes je passerai donc fatalement
+à la Sorbonne ou au Collège de France, et
+de là j'entrerai, j'espère, à l'Institut... Calculez
+d'après ces données, mademoiselle... Un mariage
+avec vous n'aurait certes pas été de nature à me
+nuire... Cependant, sans ce mariage, au bonheur
+près, ma carrière sera pareille... Voilà ce que je
+désirais vous dire... Convenez que pour notre amitié
+future ces détails avaient bien leur petite importance!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span>
+&mdash;Ils en auraient eu peut-être si j'avais douté
+de vous...</p>
+
+<p>&mdash;Heu! fit sceptiquement le jeune savant...
+Vous dites cela... Vous êtes polie... N'empêche
+que dans ces matières on n'est jamais trop circonspect...
+Mais, je vous retarde, excusez-moi... A
+dimanche, mademoiselle...</p>
+
+<p>&mdash;Entendu! fit Thérèse sur un ton déjà camarade.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de travail,
+où M. Raindal causait avec l'oncle Cyprien, celui-ci
+l'accueillit d'une bordée de compliments:</p>
+
+<p>&mdash;Pristi! Mon neveu!... Comme nous avons
+une belle mine! Et des yeux brillants!... De la
+gaieté plein la figure! Je jurerais que tu ne viens
+pas précisément de t'ennuyer!</p>
+
+<p>&mdash;Effectivement! approuva M. Raindal avec
+timidité.</p>
+
+<p>&mdash;Bah! C'est possible, répliqua Thérèse...
+Devinez qui j'ai rencontré? Le petit B&oelig;rzell, tu
+te souviens, père? l'aspirant fiancé de chez les
+Saulvard... Un garçon bien étrange, avec toute
+une série de théories, de systèmes dont je ris
+encore... Bref, je l'ai invité à nous rendre visite...
+Et il viendra sans doute dimanche!...</p>
+
+<p>&mdash;Tu as fort bien fait, fillette! affirma M. Raindal
+autant pour se concilier Thérèse que par une
+manie qu'il avait de louanger ses inférieurs...
+M. B&oelig;rzell est un jeune homme d'un rare avenir...
+Tout le monde, à l'Académie, le tient en haute
+estime... Et pas plus tard qu'hier, qui donc me
+disait à son sujet...?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span>
+&mdash;Mais toi-même, mon oncle, interrompit Thérèse,
+à mon tour de t'interroger! Peux-tu me dire
+un peu ce que tu fais ici, en semaine, un mercredi,
+à l'heure sacrée de l'apéritif?...</p>
+
+<p>&mdash;D'abord, objecta M. Raindal cadet, il n'est
+que cinq heures et demie... L'apéritif dure normalement
+jusqu'à sept heures et demie... Il me
+reste donc devant moi, mademoiselle, deux bonnes
+grandes heures, s'il vous plaît... Maintenant, pourquoi
+je suis ici? Hé! cela t'intrigue, mon neveu!...
+Pour demander à ton père de me mener chez
+M<sup>me</sup> Chambannes...</p>
+
+<p>Thérèse se mordit les lèvres, où montait un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, reprit l'oncle Cyprien, en frottant son
+crâne ras. Une idée que j'ai eue comme ça, une
+curiosité....</p>
+
+<p>&mdash;Et je disais à ton oncle, continua vivement
+M. Raindal, sans regarder Thérèse, que j'étais tout
+disposé à l'y mener le jour où il voudrait...</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi pas demain jeudi? fit l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>M. Raindal poussait un soupir qu'il déguisa en
+ricanement:</p>
+
+<p>&mdash;Hé! hé! demain, c'est un peu tôt... Il faut
+bien que j'aie le temps de prévenir M<sup>me</sup> Chambannes...
+D'autant plus qu'hier soir son mari est
+parti en voyage...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... En voyage!... Et où cela? fit l'oncle
+Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;En Bosnie, je crois.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span>
+&mdash;En Bosnie!... Ah! vraiment, en Bosnie!
+répétait M. Raindal cadet pour noter en sa tête
+cette particularité ou pour y découvrir un indice à
+charge.</p>
+
+<p>Et d'un ton résolu:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, écris-lui tout de suite, à M<sup>me</sup> Chambannes...
+Deux lignes, deux simples lignes... Je
+jetterai ta lettre à la boite en m'en allant... Elle
+l'aura demain matin, au réveil, et, si elle ne veut
+pas de moi...</p>
+
+<p>&mdash;Soit! soit! fit froidement M. Raindal qui saisissait
+son porte-plume.</p>
+
+<p>Mais avant de tracer le premier mot, il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;Par exemple, je t'avertis loyalement... Tu
+verras peut-être chez M<sup>me</sup> Chambannes des personnes
+qui ne seront pas de ton goût...</p>
+
+<p>&mdash;Et qui donc?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas au juste... Voyons, il y aura
+peut-être un abbé, l'abbé Touronde, un des amis
+de la maison...</p>
+
+<p>A cette révélation, l'oncle Cyprien s'oublia. Comment!
+M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan avait un abbé, un curé,
+un ensoutané! Non, celle-là était par trop bonne!
+Quelles m&oelig;urs! Quel siècle! Quel gâchis! Et
+l'oncle Cyprien s'en tenait les côtes.</p>
+
+<p>Il ne se calma que sur un regard sévère de Thérèse
+qui le rappelait à ses engagements.</p>
+
+<p>&mdash;Je ris, déclara-t-il, je ris parce que... tu comprends...</p>
+
+<p>Puis, renonçant à s'expliquer:</p>
+
+<p>&mdash;Je ris sans méchanceté... Et tu peux compter
+<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span>
+que si je me rencontre avec l'abbé Tour... Tour
+quoi?&mdash;baste! peu importe!&mdash;je serai très convenable...
+des plus convenables... Va, écris, mon
+ami!...</p>
+
+<p>Thérèse était à bout de forces. Le fou rire la
+gagnait. Elle sortit sous prétexte de chercher une
+brochure, et, arrivée à sa chambrette, elle se
+laissa choir dans son fauteuil en s'esclaffant.</p>
+
+<p>&mdash;Ce malheureux papa!... Quelle tête piteuse!
+Et l'oncle, qui veut en être aussi maintenant!...
+Ah! la vie est bien drôle!</p>
+
+<p>Elle se sentait d'humeur à plaisanter, à trouver
+tout cocasse, grotesque, et au fond elle avait l'impression
+d'être enfin guérie, délivrée de sa crise.
+Spontanément elle éprouva un élan de gratitude
+pour B&oelig;rzell. Le brave garçon, n'était-ce pas à lui
+qu'elle devait un peu ce miracle? Ne l'avait-il pas
+consolée, distraite, comme un enfant qui pleure,
+avec le miroitement de sa thèse conjugale, la bizarrerie
+de ses discours, la chaleur tenace de sa voix?
+Sans lui, sans ce comique raisonnable qui émanait
+de sa personne, et survivait à leur causerie, ne serait-elle
+pas encore à se débattre sérieusement contre
+la fièvre du mal, à s'épuiser dans le grave cauchemar
+de ses désirs inassouvis? Aurait-elle même pu
+s'amuser des ambitions mondaines de l'oncle, ou
+de sa malice sournoise, ou de quoi que ce fût?
+Pauvre B&oelig;rzell! Jamais elle ne parviendrait à
+l'exaucer, à surmonter la répulsion que lui suggérait
+cette figure de vieux collégien à barbe. Mais qui
+sait s'il ne l'aiderait pas aux moments de détresse,
+s'il ne deviendrait pas un ami, un camarade fidèle
+<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span>
+qui ferait sa solitude moins morne, moins abandonnée?</p>
+
+<p>Elle marchait à travers la pièce, en s'exaltant à
+ces espoirs, et Brigitte dut frapper deux fois pour
+lui annoncer que l'on servait.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span></p>
+
+<h2>XI</h2>
+
+<p>&mdash;Son frère... le frère de M. Raindal!... murmurait
+songeusement M<sup>me</sup> Chambannes, accoudée
+au bord de son lit devant le cadre moelleux que
+formaient autour de ses boucles éparses les dentelles
+de l'oreiller.</p>
+
+<p>Elle amena d'une main distraite le restant du
+courrier. Il y avait un prospectus de parfumerie,
+une note de modiste qu'elle rejeta avec dégoût,
+deux journaux et au-dessus une carte postale
+fermée: une drôle de carte, l'adresse écrite en
+gauches capitales qui titubaient l'une sur l'autre,
+un louche aspect de lettre anonyme! Zozé la déchira
+lentement. Des faiblesses vibraient le long de ses
+bras, et elle lut, tracées dans le même caractère,
+ces lignes qui emplissaient l'espace du carton gris:</p>
+
+<p class="blockquote">
+SI VOUS N'AVEZ RIEN DE MIEUX A FAIRE, PASSEZ UN
+MATIN, VERS ONZE HEURES, RUE GODOT-DE-MAUROI, AUX
+ENVIRONS DU DOUZE BIS. VOUS Y CONSTATEREZ UNE FOIS
+DE PLUS QUE LES AMIS DE NOS AMIES SONT NOS AMIS.</p>
+
+<p>Elle se renversa en arrière, sans un doute, sans
+un espoir, la main à la poitrine, avec un geste de
+<span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span>
+blessée. Elle demeurait d'abord immobile, les paupières
+closes, puis, indistinctement elle se mit à
+balbutier:</p>
+
+<p>&mdash;Oh!... oh!... oh! mon Dieu!... Les méchants!...
+L'atroce méchanceté!...</p>
+
+<p>Elle éprouvait au c&oelig;ur une sensation cuisante;
+et c'était à chaque question qu'elle inventait, à
+chaque hypothèse, comme une nouvelle brûlure
+qui aurait agrandi la plaie.</p>
+
+<p>Sûrement on dénonçait Gérald. Mais la femme,
+la gredine, la traîtresse inconnue, qui cela pouvait-il
+être?</p>
+
+<p>Une à une, Zozé évoquait ses amies sans y discerner
+la coupable. Toutes lui paraissaient également
+suspectes. Avec toutes, tour à tour, Gérald
+avait eu des flirts équivoques, des façons familières;
+et dans chacune successivement, au gré des souvenirs,
+elle croyait tenir la complice. Une autre
+ensuite l'emportait, lui semblait plus fautive, Flora
+Pums après Germaine de Marquesse, Rose Silberschmidt
+après Flora Pums; et à la fin, elle s'embrouillait
+dans cet amas de preuves équivalentes et
+de présomptions contradictoires. Elle essaya de
+s'orienter en cherchant à deviner l'auteur du télégramme.
+Des noms lui venaient à l'esprit, les noms
+d'hommes qui la désiraient et eussent été capables
+de vouloir détruire son bonheur: Pums, Burzig,
+Mazuccio. D'aucun des trois cet acte infâme ne
+l'étonnait. Alors en s'apercevant de l'aisance avec
+laquelle elle les soupçonnait toutes et tous, un
+rictus contracta ses lèvres. Pouah! Dans quelle
+bande de coquines et de goujats vivait-elle donc
+<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span>
+pour que nul d'entre eux ne trouvât grâce devant
+sa méfiance, pour que pas une fois elle n'eût craint
+de les accuser à tort? Mais ce ne fut qu'un éclair
+de clairvoyance aussitôt éteint sous les bouillonnements
+de sa colère. Elle avait bien le temps de
+philosopher, la petite Mouzarkhi! Et elle exagérait
+le ton des injures, comme on fait dans le délire de
+la désillusion, ne gardant d'amour, de tendresse,
+d'indulgence que pour Gérald, son Gérald chéri
+qu'elle allait peut-être perdre à jamais! Des larmes
+obscurcirent ses yeux. A travers leur eau trouble
+elle contemplait avec angoisse l'inconcevable scène
+de la séparation! Elle se figurait être rue d'Aguesseau,
+sur le seuil de la porte, après l'explication
+finale. Elle tournait la tête pour un dernier regard.
+Elle revenait encore l'embrasser... Oh! non, non,
+elle ne voulait plus voir, et dans un élan de terreur,
+elle ramena au-dessus de son front la toile
+légère des draps. Des convulsions de sanglots agitaient
+par instants les formes onduleuses que modelait
+son corps sous ce suaire. Puis, comme dix
+heures sonnaient à la pendule de la cheminée, dans
+un soubresaut plus violent, Zozé rejeta les couvertures,
+et, glissant d'un bond à terre, elle sonna
+nerveusement:</p>
+
+<p>&mdash;Vite, de l'eau chaude dans le cabinet de toilette...
+Mon costume de drap beige... Ma capote
+noire!... dit-elle à la femme de chambre qui entrait.</p>
+
+<p>&mdash;Quel corset?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, celui que vous voudrez!...
+Vite, seulement, vite, vite...</p>
+
+<p>&mdash;Madame désire-t-elle une voiture?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span>
+&mdash;Oui, c'est cela, une voiture fermée... ou plutôt,
+non!... Pas de voiture!... Dépêchez-vous...</p>
+
+<p>Une hâte belliqueuse l'activait. Il fallait être
+prête à l'heure; et elle courait à cette suprême
+torture de surprendre les coupables comme à un
+plaisir sans pareil, les narines palpitantes, un petit
+sourire sauvage aux lèvres, et les yeux brillants de
+convoitise.</p>
+
+<p>A onze heures moins le quart, elle fut dehors.
+Elle suivit à pied la rue de Prony et traversa le
+parc Monceau. Un jardinier enlevait aux arbres
+rares de l'entrée leur étroite pelisse de paille. Les
+feuillages débutants espaçaient leurs masses ajourées,
+d'un vert encore tout pâle; et des parfums nouveaux
+roulaient avec douceur dans la brise. Cette
+allégresse des éléments attrista Zozé par contraste.
+Elle avait ouvert son ombrelle, car le soleil était
+déjà chaud; et en marchant elle exhalait de longs
+murmures de regret comme si elle n'eût plus dû
+revoir jamais ces gracieuses pelouses ni aspirer cet
+air embaumé.</p>
+
+<p>Mais elle se raidit d'un effort contre l'amollissement
+de la rêverie; et, hélant un fiacre fermé qui
+passait:</p>
+
+<p>&mdash;Faites attention! commanda-t-elle au cocher...
+Nous allons rue Godot-de-Mauroi... Quand je frapperai
+à la vitre, vous arrêterez... Vous ne bougerez
+plus... Vous resterez sur votre siège et vous attendrez...
+Si je frappe deux fois, vous repartirez au
+pas... Si je frappe trois fois, au trot... Est-ce compris?</p>
+
+
+<p>&mdash;Oui, madame! fit paternellement le cocher,
+<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span>
+un gros moustachu qu'amusaient ce mystère et ce
+ton de jeune capitaine.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, allez! Bon pourboire!...</p>
+
+<p>La voiture s'engagea dans la descente de l'avenue
+de Messine.</p>
+
+<p>A l'approche de l'attaque, l'ardeur de Zozé faiblissait.
+Elle avait l'impression de recevoir dans la poitrine
+des coups de poing étouffants, ou bien que son
+c&oelig;ur était un petit oiseau chétif qu'une main brutale
+étreignait. Et elle tenait ses paupières jointes
+pour ne pas compter les maisons qui filaient trop vite.</p>
+
+<p>Elle rouvrit cependant les yeux à un choc. Le
+fiacre tournait dans la rue Godot-de-Mauroi. Zozé
+eut juste le temps de frapper à la vitre. Le cocher
+se rangea à la hauteur du numéro 9. De là, en biais,
+on apercevait le 12 <em>bis</em>, une vieille maison dont la
+façade grisâtre se confondait avec d'autres façades
+analogues. Au-dessus de la porte pourtant, deux
+écriteaux jaunes annonçaient de petits appartements
+meublés à louer.</p>
+
+<p>«C'est bien ici!» songea Zozé avec un soupir de
+détresse. Puis elle consulta sa montre qui marquait
+onze heures cinq. Elle releva les carreaux
+afin de se masquer le visage de leur trompeuse
+transparence. Et s'arc-boutant dans l'angle gauche,
+le buste en bataille vis-à-vis du 12 <em>bis</em>, elle commença
+à regarder.</p>
+
+<p>Un quart d'heure s'écoula. Dans le silence de la
+rue à demi déserte, des marchands des quatre saisons
+glapissaient en poussant leurs lourdes charrettes.
+Parfois le cheval du fiacre s'ébrouait avec
+un gros frisson d'ennui qui secouait les brancards,
+<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span>
+ou bien le cocher, dans un mouvement, faisait
+grincer les cuirs et les bois de la voiture. Mais
+Zozé ne percevait pas plus nettement ces bruits,
+qu'elle ne voyait les boutiques voisines, les piétons
+qui se penchaient pour la dévisager, ou le sellier
+d'en face courbé sur son ouvrage derrière la vitrine.
+D'immatérielles &oelig;illères maintenaient ses regards
+en arrêt, comme l'avide attention qui figeait tout
+son corps, vers le petit quadrillage de pavés où
+les amants allaient surgir.</p>
+
+<p>Que se disaient-ils à présent, dans quelles abjectes
+caresses pâmaient-ils, à quel étage, à quelle fenêtre?
+Pour Gérald, à l'aide des souvenirs, Zozé s'imaginait
+bien à peu près. Mais la femme lui échappait.
+Elle devinait tout de la perfide, sa taille, sa nudité,
+sa poitrine et ses bras, tout sauf la tête, sauf le
+visage. Et il lui semblait se démener dans un de
+ces écrasants cauchemars où les traits d'un des
+personnages se liquéfient, s'effacent dès qu'on
+tente de les distinguer.</p>
+
+<p>La demie sonna à une horloge des environs. La
+lenteur des complices exaspérait Zozé plus encore
+que leur forfaiture. Elle les appelait inconsciemment
+dans une véhémente et muette prière:
+«Venez donc! Arrivez!»&mdash;comme des amis en
+retard à un rendez-vous qui pressait.</p>
+
+<p>Et soudain une idée lui bouleversa le c&oelig;ur. Si
+la lettre mentait, si on l'avait mystifiée! Elle n'en
+ressentit aucune joie. Elle ne pouvait l'admettre.
+Ses soupçons, tant de fois dépistés, refusaient de
+rétrograder. On eût dit qu'ils flairaient la proie,
+qu'ils sentaient l'hallali prochain.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span>
+Elle consulta de nouveau sa montre. «Midi
+moins le quart... Tant pis... A midi, j'entre chez
+la concierge!...» Puis, comme elle relevait les
+yeux, elle eut un tragique recul de la tête.</p>
+
+<p>Là-bas, devant la voûte du 12 <em>bis</em>, une dame en
+costume de serge grise faisait signe à un cocher;
+et, malgré la voilette blanche, malgré l'épaisse floraison
+des broderies, Zozé avait reconnu un profil
+familier, une mâchoire en forme de rabot, son
+amie, sa meilleure amie, Germaine de Marquesse,
+elle-même!</p>
+
+<p>Mais déjà la voiture d'en face repartait. Elle rasa
+au passage le fiacre de M<sup>me</sup> Chambannes. Sous la
+capote baissée, Germaine se cambrait dans une
+pose résolue, les deux mains écartées aux deux
+bouts de son ombrelle placée en travers de ses
+genoux. La misérable! C'était bien elle! Et elle ne
+voyait rien, cette Germaine, tant le contentement
+l'aveuglait!... Oh! la petite Mouzarkhi n'aurait
+certes pas cru que le plaisir de <em>les</em> surprendre fût à
+ce point douloureux! Elle défaillait, saisie d'une
+lâcheté comme une femme qu'on opère, après le
+premier contact de l'acier. Qu'allait être la seconde
+blessure, quand la première lui laissait un déchirement
+aussi affreux?</p>
+
+<p>Elle n'eut pas le loisir de se reprendre. Gérald
+apparaissait devant la maison maudite.</p>
+
+<p>Il était en tenue du matin, cape noire, complet
+bleu, avec une touffe d'&oelig;illets couleur chair, que
+l'autre, sans doute, venait de piquer au revers de
+son veston. Et Zozé le considérait, les yeux dilatés
+d'horreur et d'amour.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span>
+Il jeta un regard à droite, un regard à gauche.
+Il semblait hésiter. Enfin il s'achemina, de son pas
+dandinant vers la rue des Mathurins, la canne sous
+le bras, les épaules voûtées, les mains réunies en
+coquille pour allumer sa cigarette.</p>
+
+<p>Zozé, affolée, avait oublié les signaux convenus.
+Elle tira la glace et cria au cocher:</p>
+
+<p>&mdash;Allez!</p>
+
+<p>Le fiacre démarrait au petit trot. M<sup>me</sup> Chambannes
+frappa frénétiquement à la vitre, et, la voiture
+encore en marche, elle bondit sur le trottoir.</p>
+
+<p>Au fracas de cet arrêt, Gérald avait fait volte-face.
+En apercevant la jeune femme, il blêmit de
+malaise. Et, se contraignant:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens!... C'est vous! dit-il avec un pesant
+sourire.</p>
+
+<p>Zozé désignait de la main le fiacre, dont la portière
+restait ouverte.</p>
+
+<p>&mdash;Monte! commanda-t-elle d'une voix sourde.</p>
+
+<p>&mdash;Que je monte? Oh! quel drôle de ton vous
+avez!... bredouillait Gérald, en essayant derechef
+un sourire.</p>
+
+<p>&mdash;Je te dis de monter! réitéra Zozé, stupéfaite
+elle-même de son accent d'audace... Allons,
+monte!... Je ne crains rien, ni le monde, ni le
+scandale... Je veux que tu montes...</p>
+
+<p>Une bande de petites ouvrières qui se rendaient
+à leur déjeuner, les regardaient en se poussant du
+coude.</p>
+
+<p>&mdash;Soit! fit Gérald gêné... C'est égal! vous
+avouerez que vous avez une bizarre manière...</p>
+
+<p>&mdash;Assez! Nous causerons tout à l'heure!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span>
+Et tandis que le jeune comte s'installait dans le
+fiacre, elle dit au cocher:</p>
+
+<p>&mdash;Où vous voudrez... Au Bois... du côté du
+Bois...</p>
+
+<p>La voiture s'ébranla. Tous deux, en vieux nautonniers
+de Paris, experts à la man&oelig;uvre du
+fiacre, ils tiraient la voilure des stores. Puis Zozé
+s'écria:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien?</p>
+
+<p>Et, à bout d'énergie, elle fondit en larmes.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?...
+Je t'assure que je ne comprends pas! murmura
+hypocritement Gérald qui allongeait son bras pour
+l'enlacer.</p>
+
+<p>Elle se déroba d'un brutal détour du buste:</p>
+
+<p>&mdash;Ne me touche pas... Tu me dégoûtes... Finis-en
+avec tes mensonges stupides... J'ai vu Germaine...
+Comprends-tu, maintenant?...</p>
+
+<p>Devant le silence de Gérald, sa fureur redoubla:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle honte! Quelle ignominie!... Avec
+une de mes amies, avec celle que j'aimais le mieux!
+Bah! vous vous valez l'un l'autre... Vous êtes des
+bandits, des canailles!... Vous deviez naturellement
+vous entendre...</p>
+
+<p>Gérald tenta de se rapprocher:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo...
+Ne pleure pas... Cela n'a aucune importance...
+Oui, c'est vrai, ce n'est pas propre... Mais c'est
+plus bête encore que vilain... Tiens, si la galanterie
+me permettait de parler avec franchise...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, quoi? fit Zozé sans le repousser.</p>
+
+<p>&mdash;Non! fit Gérald... Ce serait répugnant... Tu
+<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span>
+ne le voudrais pas toi-même... Sache pourtant
+qu'aujourd'hui c'était la première fois et qu'à l'instant,
+en m'en allant... sais-tu ce que je me disais
+là, à l'instant, quand tu m'as sauté dessus?... Je
+me disais que c'était la première fois et aussi la dernière...</p>
+
+<p>&mdash;Tu me le jures? questionna Zozé avec un
+regard passionné qui faisait plus étrange sa figure
+convulsée de haine.</p>
+
+<p>&mdash;Je te le jure! riposta Gérald.</p>
+
+<p>Elle l'examinait tendrement, en lui appuyant ses
+mains aux épaules, puis le rejetant loin d'elle d'une
+rageuse bourrade:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne te crois pas... Tu mens... Tu as des
+yeux de femme!...</p>
+
+<p>Elle recommençait à sangloter; et, dans la demi-lueur
+de répétition qui perçait par l'étoffe des
+stores, auprès de cette maîtresse qui gémissait
+comme à une fin de mélodrame, Gérald éprouvait
+peu à peu une sorte de lassitude à se justifier
+plus.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo!
+prononçait-il encore, de temps en temps, machinalement,
+par contenance.</p>
+
+<p>Cependant cette scène durait trop. L'agacement
+le gagnait. Sous l'amant se révoltait confusément
+l'orgueilleux gentilhomme. Les brusqueries de
+Zozé l'avaient au fond vexé. Lui, Gérald de Meuze
+se laisser bousculer par une simple M<sup>me</sup> Chambannes!
+Et si docile, si charmante amie que fût
+Zozé, il en venait à regretter presque les femmes
+de sa caste. Oui, parmi celles-là, il y avait bien
+<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span>
+quelques amoureuses, quelques sentimentales, des
+crampons avérés et que l'on connaissait pour telles.
+Mais on était prévenu, on ne s'y risquait qu'à bon
+escient. Et les autres, par contre, quelles agréables
+natures, faciles, enjouées, et qui vous comprenaient
+la vie! Ah! ni la jeune Chitré, par exemple,
+ni M<sup>me</sup> de Baugy, ni même ce gros chérubin de
+M<sup>me</sup> Torcieux, n'auraient fait tant de tapage
+jour une aussi banale petite crasse! On se serait
+boudés un peu, on se serait quittés peut-être.
+Seulement ni scandales, ni sanglots. Deux ou trois
+mots secs, d'abord,&mdash;après, un solide <i lang="en" xml:lang="en">shake-hand</i>
+pour se remettre ou se séparer, et voilà tout. Car
+elles savaient ce que c'est qu'un homme, un flirt,
+une aventure. Elles étaient du monde, elles!...</p>
+
+<p>Et subitement, entre deux cahots, la voix de
+Zozé proféra, sur un ton de stupeur:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! Raldo... Comment as-tu pu?... Comment?...
+Comment?...</p>
+
+<p>Comment il avait pu! Elle en avait d'exquises,
+la pauvre petite! Il retint un sourire, et, attendri
+du coup par la candeur de cette question:</p>
+
+<p>&mdash;Je te dirai cela plus tard... un jour, lorsque je
+serai absolument sûr de ne plus te faire du mal...</p>
+
+<p>&mdash;Un jour?... Quel jour? s'écria Zozé avec une
+mine hautaine... Tu supposes donc que je te
+reverrai?... Tu ne sens donc pas que c'est fini?</p>
+
+<p>Il l'attirait contre sa poitrine:</p>
+
+<p>&mdash;Alors tu ne m'aimes plus?...</p>
+
+<p>Zozé haletante ne répliquait pas. Des larmes
+jaillirent sur ses joues que crispait un spasme de
+souffrance.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span>
+&mdash;Mais si, tu m'aimes, puisque tu pleures!
+reprit Gérald en la câlinant.</p>
+
+<p>Et, avec assurance:</p>
+
+<p>&mdash;Écoute, ma petite Zozé... Evidemment, de
+nous revoir maintenant, tout de suite, demain ou
+après-demain, cela ne pourrait qu'amener des
+scènes, des chagrins, des entrevues pénibles... Tu
+as besoin de repos, de réflexion... Il te faut du
+temps, pour me pardonner... Oh! je ne suis pas
+une brute, va... Je devine bien ce que tu ressens...
+Et voici ce que je te propose... Je devais partir la
+semaine prochaine pour le Poitou, chez ma tante
+de Cambres... Eh bien, j'avancerai mon départ..
+Je partirai ce soir même... Je resterai à Cambres
+jusqu'à la fin du mois, en t'écrivant autant que tu
+voudras... Et lorsque je reviendrai, tout sera
+oublié, je t'en donne ma parole... Dis-moi, cela te
+va-t-il?...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes laissait sa tête rouler rêveusement
+au gré des cahots sur l'épaule de Gérald. Le
+jeune homme répéta:</p>
+
+<p>&mdash;Réponds, ma petite Zozé... Cela te convient-il?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui! fit M<sup>me</sup> Chambannes d'un air méditatif...
+Mais, moi aussi, j'ai une idée...</p>
+
+<p>&mdash;Dis-la, mon pauvre Zozo!...</p>
+
+<p>&mdash;Je m'ennuierais à Paris... Je serais trop
+triste sans toi... Alors, je vais aller me refaire aux
+Frettes, jusqu'à ton retour... En rentrant, je
+boucle mes malles, et je décampe par l'express de
+cinq heures.</p>
+
+<p>&mdash;Seule?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span>
+&mdash;Non, je mobiliserai la tante Panhias!</p>
+
+<p>&mdash;C'est cela, excellente idée...</p>
+
+<p>Il y eut une pause. Elle éprouvait par tout son
+être un soulèvement de béatitude, une sensation de
+salut qui l'empêchait de parler. Et, se collant à
+Gérald, dans une effusion d'aveu plus forte que sa
+volonté, elle soupira langoureusement:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon petit Raldo!... Comme c'est bon de
+t'avoir gardé!...</p>
+
+<p>Elle ne rentra chez elle qu'à deux heures.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span></p>
+
+<h2>XII</h2>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes n'était pas partie depuis une
+heure qu'un fiacre stoppa devant l'hôtel.</p>
+
+<p>Les deux MM. Raindal en descendirent. Le maître,
+pour éviter les remarques insidieuses de son
+cadet, avait endossé une vieille redingote. L'oncle
+Cyprien, au contraire, portait ses vêtements de gala,
+une jaquette qui gardait encore aux basques les plis
+contractés dans l'armoire, un pantalon à damier
+gris, et des gants de peau de chien rougeâtre. Il
+était rasé de frais, et sa massue de cornouiller avait
+fait place à une mince badine de jonc, avec une
+pomme dorée et deux glands de soie brune, héritage
+de M. Raindal, le père.</p>
+
+<p>Firmin, le domestique, en ouvrant recula d'étonnement.
+Il était, du reste, en complet de drap
+anglais à carreaux et melon de feutre sur la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Comment, monsieur Raindal! s'écria-t-il en
+retirant hâtivement son chapeau. Mais madame n'y
+est pas... Elle est partie, il y a une heure, pour les
+Frettes... Et je dois la rejoindre demain matin...
+Madame n'a pas prévenu monsieur?...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien se mordait la moustache pour
+étouffer son envie de rire.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span>
+&mdash;Non, madame ne m'a pas prévenu!... répéta
+M. Raindal d'un ton saccadé... C'est extraordinaire...
+Au moins, j'espère qu'il n'y a rien de
+grave!...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne pense pas, monsieur, fit le domestique.
+Madame a décidé cela, tout d'un coup vers deux
+heures... J'ai couru chez M<sup>me</sup> Panhias qui est venue
+aider madame à faire les malles... Et elles sont parties
+avec Anna, la femme de chambre; je vous dis,
+il n'y a pas une heure. Si monsieur désirait écrire
+un mot, j'apporterais la lettre à madame demain
+matin...</p>
+
+<p>M. Raindal réfléchit. Une telle désinvolture le
+confondait; puis, il avait au dedans de lui comme
+une impression d'angoisse mal définie, de chagrin
+bizarre.</p>
+
+<p>&mdash;Non, merci! prononça-t-il enfin... J'écrirai
+de chez moi... Et où dites-vous que madame est?...</p>
+
+<p>&mdash;Aux Frettes, au château des Frettes, à Villedouillet,
+Seine-et-Oise... Monsieur se rappellera?...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, mon garçon... je vous remercie.</p>
+
+<p>La porte se refermait. Le maître lança un coup
+d'&oelig;il à son frère, et, d'une voix qu'il essayait de
+rendre goguenarde:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! mon pauvre ami... Pour ta première
+visite, tu n'as guère de chance!...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien s'inclinait, en écartant les bras
+dans un geste d'acquiescement, et, se redressant
+soudain:</p>
+
+<p>&mdash;Dis donc, elle ne m'a pas l'air plus poli que
+ça, ta M<sup>me</sup> Chambannes!...</p>
+
+<p>Le maître allait répliquer, quand deux voitures,
+<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span>
+qui arrivaient en sens inverse, s'arrêtèrent ensemble
+devant l'hôtel. L'abbé Touronde sortit de la première:
+et de la seconde, le marquis de Meuze. Ces
+messieurs, informés par M. Raindal, manifestèrent
+une grande surprise. Ni l'un ni l'autre n'avaient
+été avertis, et le groupe se perdait en conjectures
+sur les raisons de cette étrange impolitesse. Le
+marquis de Meuze surtout se montrait choqué. Il
+dut se retenir pour ne pas pester contre Gérald.
+Comment! un gaillard qu'il avait vu le matin encore,
+qui savait tout sans doute et qui ne lui en
+soufflait pas un mot! Cela passait, en vérité, les
+bornes de la cachotterie!</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous! déclara-t-il, nous n'avons
+plus qu'une chose à faire, c'est de rentrer chacun
+chez nous... Vous descendez dans Paris, monsieur
+Raindal?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, certainement! fit le maître. Mais, pardon,
+j'oubliais... Il faut que je vous présente mon
+frère, que j'amenais justement chez M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>Ces messieurs retirèrent leurs chapeaux. L'oncle
+Cyprien accentua exprès son salut à l'abbé Touronde.
+Et l'on se mit en marche vers le centre, le
+maître devant avec l'abbé, M. de Meuze en arrière
+avec l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>Pourtant M. Raindal ne suivait qu'imparfaitement
+les propos de l'abbé qui l'avait entrepris sur sa
+question favorite, l'origine et les dogmes de la
+secte des Coptes-Unis. Le brutal départ de
+M<sup>me</sup> Chambannes lui causait un énervement dont
+il ne se sentait plus maître. Manque de courtoisie
+<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span>
+envers les autres convives, ce trait lui semblait à
+son égard un réel manque d'amitié. Puis l'aventure
+dissimulait un mystère qu'il eût souhaité pouvoir
+percer. Que signifiait cette fuite précipitée, cet
+oubli de toutes les convenances? Quel drame ou
+quel caprice avait ainsi, à l'improviste, chassé de
+Paris M<sup>me</sup> Chambannes?... Une sorte d'irritation
+l'oppressait peu à peu, qui, pardieu, n'était pas de
+la jalousie&mdash;et M. Raindal rien qu'à cette idée eut
+un petit ricanement sardonique&mdash;mais qui ressemblait
+à de la déception, oui, à de la désillusion,
+à quelque chose enfin comme un mécompte de
+c&oelig;ur. Et il souleva son chapeau pour s'essuyer le
+front, où perlaient de légères gouttelettes.</p>
+
+<p>&mdash;Excusez! s'écria l'oncle Cyprien qui venait
+sans succès de décocher un brocard contre l'abbé
+Touronde. Je préfère être franc... C'est plus fort
+que moi... Je n'aime pas les curés!...</p>
+
+<p>Et comme le marquis, resté glacial, abaissait
+tout à fait sa paupière grisâtre:</p>
+
+<p>&mdash;Mais par contre, fit-il prestement, je vous
+avouerai que je n'aime pas davantage les juifs.</p>
+
+<p>Là-dessus, ils s'entendirent très vite. M. de Meuze
+contait sommairement ses déboires du krach. L'oncle
+Cyprien riposta par l'histoire de sa destitution
+et par un résumé de sa théorie des Deux Rives.
+Le marquis approuvait avec des sourires, et ils conclurent
+d'accord que c'était, somme toute, une bien
+déplorable engeance.</p>
+
+<p>Des seigneurs à ménager, cependant, ajouta le
+marquis, et qui demeuraient, quoi qu'on fît, les
+princes du marché financier... Ah! en 82, au moment
+<span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span>
+de la Timbale, on avait été bien nigaud. On
+s'était attaqué à eux sans avoir appris leur tactique,
+sans soupçonner leurs munitions, sans se méfier
+de leurs ruses de guerre; et on s'était fait battre,
+rosser à plates coutures. Or, comment lutte-t-on
+contre des adversaires plus habiles? En pénétrant
+leurs plans, en connaissant toutes leurs batteries,
+en réglant son tir sur le leur, en rectifiant la parabole
+selon les résistances ambiantes que figuraient
+ici: les renseignements perfides, les charges en
+ligne des syndicats, les man&oelig;uvres de liquidation,
+les fausses nouvelles ou autres duplicités stratégiques.
+Et telle était maintenant la seule façon
+savante dont opéraient en Bourse les personnes du
+monde.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, moi!&mdash;continuait le marquis, cessant
+ses comparaisons militaires,&mdash;moi je suis actuellement
+à fond dans les mines d'or... Eh bien, vous
+pensez peut-être que je me suis fourré là dedans à
+l'aveuglette?... Pas du tout!... Le hasard des relations
+m'avait mis en rapport avec quelques-uns de
+ces messieurs, précisément chez les Chambannes,
+et je vous prie de croire que je n'ai pas boudé sur
+leurs renseignements... Ah, mais non!... Des renseignements
+dont, soit dit en passant, je suis loin
+de me trouver mal...</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! Tiens! vous avez confiance dans ces
+gens-là? questionna avec déception M. Raindal
+cadet... On m'avait pourtant assuré qu'il y en a
+beaucoup parmi eux qui ne sont pas la fleur des
+pois...</p>
+
+<p>&mdash;Et qui vous a dit cela?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span>
+&mdash;Un de mes amis, mon ami Johann Schleifmann,
+un de leurs coreligionnaires, et, entre parenthèse,
+un brave homme, celui-là!...</p>
+
+<p>&mdash;Votre ami force la note, monsieur, fit doucement
+le marquis... Évidemment, je ne me fierais
+pas à tous... Il en est même que je ne vous nommerai
+point et dont je me méfie comme de la
+peste... Seulement, tenez, par exemple, pour ne
+vous en citer qu'un, M. Pums, le sous-directeur de
+la Banque de Galicie, en voilà un dont je n'ai qu'à
+me louer depuis six mois qu'il me conseille... Je
+ne vous jurerais pas que, par-ci par-là, je ne bois
+pas un petit bouillon... Mais, tout compte fait,
+mes opérations se soldent par des bénéfices, d'importants
+bénéfices... Et remarquez qu'il ne m'en
+coûte ni un dérangement, ni une flagornerie...
+Pums ne rêve que de m'obliger... Ce n'est pas
+un de ces vizirs de la haute finance qui vous font
+payer leurs avis à soixante humiliations pour
+cent... Il débute, mon Pums! On l'a pour une poignée
+de main...</p>
+
+<p>Le marquis s'esclaffait de cette ingénieuse tournure.
+Puis il poursuivit:</p>
+
+<p>&mdash;Et bien entendu, vous, monsieur, vous ne
+touchez pas à ces diableries?</p>
+
+<p>&mdash;Pas de danger! s'écria l'oncle Cyprien... Les
+vingt malheureux mille francs que j'ai grattés sou à
+sou sur mes maigres appointements, je les ai placés
+en chemins de fer... Cela me donne dans les
+trois pour cent... Une misère, je vous l'accorde,
+mais une misère sûre et qui, avec ma retraite, me
+permet de joindre les deux bouts... Spéculer,
+<span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span>
+moi?... Non, jamais de la vie!... Et puis, à quoi
+bon?... Je n'en ai pas besoin!</p>
+
+<p>Le marquis était devenu songeur. Il éprouvait
+un élan de sympathie démocratique envers ce
+fougueux petit employé, trop pauvre pour que
+sa morgue de gentilhomme eût à en redouter
+des familiarités blessantes. Leur distance même
+les rapprochait; et soudain, d'une voix sentencieuse:</p>
+
+<p>&mdash;Qui sait si vous n'avez pas tort! fit-il... Il y a
+en ce moment des fortunes à faire sur les mines...
+Et quand je vois des gredins ou des imbéciles qui
+s'enrichissent du jour au lendemain et qu'après je
+rencontre un honnête homme comme vous qui ne
+profite pas de l'aubaine, j'ai des tentations de lui
+crier: «Mais allez donc, marchez donc!... Ne laissez
+pas filer l'occasion!... Une occasion qui ne se produit
+que deux ou trois fois par siècle, ça vaut la
+peine, que diable!...»</p>
+
+<p>&mdash;Vous croyez?... Vous croyez? répétait l'oncle
+Cyprien, d'un ton sceptique encore quoique déjà
+ébranlé.</p>
+
+<p>&mdash;Et au fond, de quoi s'agit-il pour vous?&mdash;poursuivit
+le marquis, avec cette manie de charité
+sermonneuse où se complaît parfois envers autrui
+le joueur heureux.&mdash;Il ne s'agit pas en réalité de
+faire fortune!... Tout au plus, comme on dit à la
+caserne, d'améliorer votre ordinaire, de gagner les
+moyens de vous offrir un peu de luxe, un peu de
+bien-être... Ah! si j'étais vous... Mais c'en est
+assez... Je ne veux pas vous influencer... Le jour
+où cela vous dira, venez me voir, monsieur Raindal...
+<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span>
+J'habite 2, rue de Bourgogne, au coin de la
+place du Palais-Bourbon...</p>
+
+<p>Ils rattrapaient le maître et l'abbé, qui s'étaient
+arrêtés à l'angle du pont de la Concorde. On procéda
+aux saluts d'adieu; puis, les deux frères restés
+seuls:</p>
+
+<p>&mdash;Viens-tu dîner chez nous? interrogea M. Raindal.</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien, sans entendre, contemplait rêveusement
+les striures de velours pêche que le
+soleil couchant traçait au loin sur l'horizon décoloré.</p>
+
+<p>&mdash;Je te demande si tu viens dîner? réitéra
+M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Hein!... Plaît-il? fit en tressaillant l'oncle
+Cyprien. Si je viens dîner?... Non, merci... Schleifmann
+m'attend à la brasserie... Je ne peux pas le
+lâcher...</p>
+
+<p>Et, comme la petite voiture verte de Panthéon-Courcelles
+gravissait au pas la chaussée, il serra
+vivement la main de son frère.</p>
+
+<p>&mdash;A bientôt... A un de ces soirs!...</p>
+
+<p>Il avait grimpé sur l'impériale, et au tournant
+du boulevard Saint-Germain, M. Raindal l'aperçut
+qui brandissait en signe d'amitié sa souple badine
+à pomme d'or.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>&mdash;Hô! bonsoir, mon ami! fit Schleifmann, tandis
+que l'oncle Cyprien s'installait à la table voisine
+de la sienne... Vous avez vu votre jeune dame?</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon cher... Mais j'ai vu un de vos ennemis...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span>
+Il se mettait à narrer l'inexplicable fugue de
+M<sup>me</sup> Chambannes, le retour avec le marquis, la
+causerie sur les mines d'or; et, son récit achevé:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, questionna-t-il... Qu'en dites-vous,
+mon cher Schleifmann?</p>
+
+<p>&mdash;De quoi?...</p>
+
+<p>&mdash;De cette histoire de mines, parbleu!...</p>
+
+<p>Les petits yeux de Schleifmann scintillèrent d'un
+éclat farouche, et il passait la main dans sa tignasse
+crépue.</p>
+
+<p>&mdash;J'en dis que c'est encore une sale affaire où
+les juifs de Bourse vont encore gagner beaucoup
+d'argent pour eux et créer beaucoup de haine
+contre ceux de leur race... Voilà ce que j'en dis,
+de vos mines!...</p>
+
+<p>M. Raindal cadet réprimait un geste d'impatience:</p>
+
+<p>&mdash;Sapristi, Schleifmann, tâchez donc de me
+comprendre... Je ne vous parle pas des juifs, je
+vous parle de moi... Oui ou non, estimez-vous que
+je doive me risquer?</p>
+
+<p>Le visage du Galicien avait pris une expression
+de pitié:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, mon cher Raindal?... Vous n'y songez
+pas!... Vous, un <em>goy</em>, et qui plus est un honnête
+garçon, vous voudriez vous mêler de tripoter
+avec ces gros loups... Mais ils vous dévoreront,
+mon ami, ils vous croqueront comme une côtelette!...</p>
+
+<p>&mdash;Bref! fit l'oncle Cyprien piqué, vous êtes opposé
+à ce projet!...</p>
+
+<p>Schleifmann eut un haussement d'épaules goguenard:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span>
+&mdash;C'est-à-dire qu'il n'existe pas, votre projet,
+que c'est une folie pure... Agissez à votre guise...
+Seulement, diable, je vous en prie, ne me racontez
+jamais une syllabe de cette risible démence-là!...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien se tut, la gorge barrée de mécontentement.
+Il en voulait au Galicien autant de son
+ton dédaigneux que de sa ténacité à éteindre les
+chatoyants espoirs de richesse qu'avait fait luire le
+marquis. Pour la première fois depuis huit ans, ses
+convictions antisémites sévissaient contre Schleifmann;
+et dans l'entêtement de son vieux camarade
+il retrouvait bien moins une marque d'amitié qu'un
+trait de cet orgueil juif, dont ses plus chers auteurs
+citaient de monstrueux exemples!... L'oncle Cyprien,
+taciturne, se les remémorait un à un. L'entretien,
+dans ces conditions, ne tarda pas à languir; et les
+deux amis se quittèrent froidement une heure plus
+tôt que de coutume.</p>
+
+<p>Le lendemain, M. Raindal cadet ne résista pas
+au désir qui le taquinait de connaître les cours de
+la Bourse. Il acheta un journal du soir et se réfugia
+dans le Luxembourg pour y lire en tranquillité la
+cote. Mais, faute d'habitude, il s'embrouillait parmi
+les lignes transversales, les colonnes perpendiculaires,
+les clôtures du jour et les clôtures précédentes.
+Ce ne fut qu'au bout de dix minutes d'efforts
+qu'il découvrit l'endroit où se marquait la
+hausse. Elle était sur les mines d'or partout considérable
+et presque universelle, se chiffrant par des
+quinze, des vingt, des trente, des cinquante francs
+de différence.</p>
+
+<p>Elle continua aussi rapide le surlendemain et le
+<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span>
+jour suivant. L'oncle Cyprien mentalement établissait
+le calcul des sommes que, sans ce mulet de
+Schleifmann, il aurait déjà empochées; et les
+dîners à la brasserie se ressentaient chaque soir
+davantage de ces additions rancunières.</p>
+
+<p>Enfin le cinquième jour, M. Raindal cadet n'y
+tint plus. A midi et demi, il rentrait s'habiller, et,
+une demi-heure après, un fiacre le déposait rue de
+Bourgogne, devant la porte de M. de Meuze.</p>
+
+<p>Le marquis, en vareuse beige et la pipe à la
+bouche, était encore à table quand on introduisit
+l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;Bonjour, mon cher monsieur Raindal! s'écria-t-il
+en reculant sa chaise... Enchanté de vous voir...
+Je vous reçois sans façons... Vous allez prendre le
+café avec moi, hé?</p>
+
+<p>Et tendant à son hôte une boîte de havanes ventrus:</p>
+
+<p>&mdash;Un cigare?</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers! fit l'ex-employé.</p>
+
+<p>Il y eut un silence. M. Raindal cadet amorçait
+gravement son cigare, dont il n'avait pas osé
+rompre la bague en papier rouge et or. Il se sentait
+au surplus ému par le majestueux aspect de la salle
+à manger. Les plafonds en étaient surélevés comme
+dans une galerie de musée, les fenêtres immenses.
+Sur tous les murs, de vieilles tapisseries étendaient
+leurs peintures mourantes que rehaussaient, par
+intervalles, d'antiques appliques en cuivre ciselé.
+Et M. de Meuze lui-même, malgré son veston
+beige et sa grosse pipe d'écume, participait de cette
+atmosphère d'élégance grandiose qu'épandaient dans
+la pièce les objets d'alentour.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span>
+&mdash;Eh bien, monsieur Raindal! fit-il en poussant
+une bouffée... Quoi de neuf?</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! monsieur le marquis! répliquait l'oncle
+Cyprien embarrassé... Pas grand'chose!...</p>
+
+<p>M. de Meuze le fixa de son perçant petit &oelig;il vert.</p>
+
+<p>&mdash;Je parierais que vous venez me parler affaires...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien eut une moue qui ne niait point.</p>
+
+<p>&mdash;Ha! ha! s'écria victorieusement le marquis...
+Qu'est-ce que je vous disais?... Je sens ça tout de
+suite, moi... Je n'ai qu'un &oelig;il, mais qui voit pour
+deux...</p>
+
+<p>Il lissait d'une coquette caresse les panaches
+blancs de ses favoris et, s'avançant vers la fenêtre,
+il souleva le rideau.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez! avouez que pour un entresol, j'ai une
+jolie vue... En plein sur la maison de nos maîtres...</p>
+
+<p>Par les carreaux à treillages blancs, on apercevait
+la place du Palais-Bourbon, et, devant la
+porte séculaire, un petit lignard qui, l'arme au
+pied, rêvait auprès de sa guérite.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! c'est là que logent nos princes du
+chèque! fit l'oncle Cyprien d'une voix sarcastique.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur Raindal, c'est là, la porte en
+face!... Une fenêtre qui vaudra cher au premier
+jour d'émeute... Mais nous bavardons... je vous
+oublie... De quoi est-il question?... Vous venez
+pour les mines, n'est-ce pas?...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien en convint. Sous le sceau du
+secret,&mdash;car il désirait que personne, pas même
+son frère, ne fût informé de la tentative,&mdash;et
+après mûre méditation...</p>
+
+<p>&mdash;Parfait! interrompit le marquis. Je m'en
+<span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span>
+doutais... Donnez-vous la peine de passer par ici...
+Nous serons plus à l'aise pour causer...</p>
+
+<p>Et, une fois dans l'autre pièce&mdash;un vaste cabinet
+meublé à l'orientale, avec des panoplies de cimeterres
+et de carabines nacrées:</p>
+
+<p>&mdash;Donc, vous voulez entrer dans la danse?...
+fit le marquis. Rien de plus simple... J'écris à
+M. Pums immédiatement, et sauf contre-avis, vous
+irez le voir demain, vers trois heures, à la Banque
+de Galicie, 72, rue Vivienne... Cela vous va?...</p>
+
+<p>Il s'attablait à son large bureau et tout en écrivant:</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, pas de bêtises! De la prudence!...
+Le moment est excellent... Mais il faut prévoir la
+débâcle, l'inévitable, la fâcheuse débâcle qui se
+produit toujours sur les fonds de spéculation...
+Oh! nous n'en sommes pas encore là... Pourtant,
+ayez l'&oelig;il... Ne vous emballez pas!... Embêtez
+Pums plutôt dix fois qu'une, avant de lâcher un
+ordre... Et à la moindre baisse, vendez au galop,
+vendez comme un sourd! Vous m'entendez?...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien se confondit en promesses et en
+remerciements.</p>
+
+<p>Puis dehors, il s'achemina d'un pas alerte vers les
+Champs-Elysées. Une radieuse gaieté de printemps
+frémissait dans le ciel renouvelé. Les figures des
+femmes semblaient plus belles; et l'oncle Cyprien,
+au passage, leur dardait de galantes &oelig;illades.</p>
+
+<p>Il s'assit sur une chaise, face aux voitures qui
+dévalaient parmi la splendeur de l'avenue. Une
+joie d'espérance dilatait tout son être. Quelle douceur
+c'eût été de s'en ouvrir à quelqu'un! Quel
+<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span>
+dommage que ce Schleifmann fût un caractère
+aussi intraitable! Et de nouveau M. Raindal cadet
+se laissa emporter contre lui aux réflexions les plus
+amères...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Le lendemain, à la banque de Galicie, sitôt sa
+carte remise, il fut reçu, sans attente.</p>
+
+<p>M. Pums, dès les premiers mots, protesta de sa
+sympathie. Le titre d'ami de M. de Meuze et de
+frère de M. Raindal était à ses yeux une double et
+trop puissante recommandation pour qu'il ne se
+sentît pas tout disposé...</p>
+
+<p>&mdash;A propos, monsieur, s'écria l'oncle Cyprien,
+je vous serais obligé de ne pas parler à mon frère
+de ma visite... Il pourrait peut-être s'en alarmer,
+s'imaginer que je suis pris par la passion du jeu et
+autres balivernes... Je préfère donc...</p>
+
+<p>&mdash;Inutile d'insister, monsieur, déclara Pums...
+La discrétion est de règle en affaires... De plus, il
+suffit que vous m'en priiez...</p>
+
+<p>Il expliqua à l'oncle Cyprien le mécanisme de
+l'agio. Il l'aboucherait avec un agent de change,
+M. Talloire, l'agent de la banque, du marquis,
+d'une foule d'autres personnes ou établissements
+respectables. M. Talloire ouvrirait un compte à
+M. Raindal cadet et il ne resterait plus qu'à indiquer
+les ordres.</p>
+
+<p>&mdash;Ouais! ouais! ripostait l'oncle Cyprien, en
+clignant les paupières... Et il faudra que j'aille
+chez ce M. Talloire moi-même?... C'est bien désagréable!...</p>
+
+<p>M. Pums esquissa un cordial sourire:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span>
+&mdash;Oh! ce n'est pas indispensable... Nous pouvons,
+si vous le souhaitez, nous charger de transmettre
+vos ordres à M. Talloire par le moyen que
+voici...</p>
+
+<p>Tandis qu'il analysait le procédé, l'ex-employé se
+livrait à un colloque intime. Ce petit M. Pums lui
+plaisait. Impossible vraiment de rencontrer un
+homme plus courtois, plus serviable et, quant à
+cet air juif que d'abord il lui supposait, force
+devenait bien à l'oncle Cyprien de reconnaître que
+Pums s'en trouvait dénué. Avec ses gros yeux
+chocolat, ses joues jaunâtres, sa moustache noire,
+il avait aussi bien la tête d'un créole, d'un Andalous,
+d'un Turc ou d'un Kirghiz cossu. Et il n'était
+pas jusqu'à l'imperceptible accent qui ne parût à
+l'oncle tout différent de ce qu'il attendait d'un
+«Prussien» naturalisé.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie! fit-il quand l'autre eut terminé...
+Maintenant, un détail!... Combien faut-il
+que je mette? Cinq mille francs, est-ce assez?...</p>
+
+<p>&mdash;Mais ce que vous voudrez, monsieur... Vingt
+mille francs ou dix sous à votre volonté... Vous
+concevez bien que je vous traite en ami et non pas
+en client... Je ne déplore qu'une chose, c'est que
+vous ne soyez pas venu quinze jours plus tôt...
+Avec cinq mille francs que je vous aurais placés,
+c'était, il y a huit jours, à la liquidation du 15,
+trois mille francs de bénéfice net qui tombaient
+dans votre poche...</p>
+
+<p>&mdash;Trois mille francs! répétait mélancoliquement
+l'oncle Cyprien... Enfin, il est trop tard!...
+N'y songeons plus!... Et puisque cinq mille francs
+<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span>
+vous semblent suffisants, ayez la bonté de m'acheter
+pour cinq mille francs de mines...</p>
+
+<p>&mdash;Desquelles, monsieur? fit Pums avec gravité...
+Il y en a des centaines!...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas! murmurait l'oncle Cyprien...
+Dame, conseillez-moi!... Faites pour moi comme
+pour le marquis!...</p>
+
+<p>Pums désigna une série de valeurs minières que
+soutenaient en Bourse la Banque de Galicie et ses
+affiliés. L'oncle Cyprien, troublé par cette nomenclature,
+se décida d'après la joliesse ou l'étrangeté
+des noms. Il choisit l'<cite>Etoile rose de l'Afrique du
+Sud</cite>, la <cite>Fontaine du Diamant rouge</cite>, la <cite>Source des
+Escarboucles</cite>, la <cite>Pummigan and Kraft</cite>, la <cite>Deemerhuis
+and Haarblinck</cite>, dont Pums, complaisamment,
+lui traduisait les titres.</p>
+
+<p>Puis il se leva en s'excusant d'avoir tellement
+abusé d'un temps aussi précieux. Le banquier se
+récria qu'il était trop heureux, et il reconduisit
+son visiteur jusque sur le palier. Il comptait bien
+d'ailleurs le revoir dans une huitaine, au moment
+de la liquidation, car ils auraient à recauser.</p>
+
+<p>«Quel charmant homme!» pensa l'oncle Cyprien
+quand la porte se fut refermée.</p>
+
+<p>Il passa les huit jours qui suivirent dans une
+fièvre de béate anxiété. La hausse grandissait.
+Mais il craignait de s'être mépris, d'exagérer le
+bénéfice, qui, selon ses calculs, se montait déjà à
+près de deux mille francs. Et cela gâtait, chaque
+soir, son bonheur.</p>
+
+<p>Il eut donc un sursaut d'émoi, quand, le 29 au
+matin, comme il partait pour la brasserie, la concierge
+<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span>
+lui remit une enveloppe jaune, avec l'en-tête
+de la maison Talloire.</p>
+
+<p>Que contenait-elle, cette grande lettre? Et s'il
+avait mal calculé? Si, au lieu des gains attendus,
+c'était une perte qu'elle annonçait?</p>
+
+<p>Il revint sur ses pas, et, à l'abri de la porte cochère,
+il décacheta l'enveloppe. Elle renfermait une
+feuille de papier zébrée de colonnes, de chiffres, de
+mots abrégés, dont le tremblement de sa main
+augmentait encore le chaos. Deux termes de commerce
+y émergeaient du reste: à gauche, <em>Doit</em>, à
+droite, <em>Avoir</em>. Et au-dessus on lisait: <span class="smcap">M. Cyprien
+Raindal</span>. <em>Son compte en liquidation du 30 avril
+chez M. Talloire, agent de change, 96, rue de Choiseul.</em></p>
+
+<p>&mdash;Hum! Du sang-froid! Est-ce que je gagne ou
+est-ce que je perds? murmura l'oncle pendant que
+son regard voletait à travers la feuille.</p>
+
+<p>Enfin il remarqua dans un coin du papier un
+petit amas de chiffres, avec au total cette mention:
+<em>Créditeur</em>: 2700 francs.</p>
+
+<p>&mdash;Deux mille sept cents francs! proféra-t-il, le
+c&oelig;ur cognant contre ses côtes... Deux mille sept
+cents francs de bénéfice!... Il y a sûrement erreur...
+Et pourtant je ne me trompe pas: qui reçoit,
+doit; qui doit, reçoit... Je suis créditeur... Je
+gagne!...</p>
+
+<p>Mais, en dépit de cette certitude, un doute grouillait
+dans sa poitrine. Il eût voulu sur-le-champ
+s'en délivrer, savoir, et la peur d'importuner l'agent
+était seule à le retenir de s'élancer rue de Choiseul.
+Le conseil du marquis surgit à point dans sa
+<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span>
+détresse: «Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une!»
+La solution s'imposait, d'autant que Pums lui-même
+s'y était par avance offert. L'oncle Cyprien
+sauta dans un fiacre.</p>
+
+<p>Tout le long du trajet, afin de raffermir sa foi, il
+se redisait en cadence:</p>
+
+<p>&mdash;Qui reçoit doit!... Qui doit reçoit!...</p>
+
+<p>Cet axiome, néanmoins, ne le rassurait qu'à
+demi; et il fallut l'accueil jovial de Pums pour lui
+rendre la sérénité.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! criait le banquier à la vue de son
+protégé... Nous n'avons pas à nous plaindre, il me
+semble... Si mes calculs sont justes, vous gagnez
+dans les quinze cents francs, monsieur Raindal!</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien, silencieusement, allongea son
+papier:</p>
+
+<p>&mdash;Voici.</p>
+
+<p>&mdash;Fichtre! s'écria Pums en consultant la feuille...
+Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Vous
+marchez bien, pour un commençant!... Bravo!...
+Mes compliments... Et il va de soi que vous gardez
+votre position?...</p>
+
+<p>&mdash;S'il vous plaît? fit M. Raindal cadet, avec
+une moue inquiète.</p>
+
+<p>&mdash;J'entends que vous laissez votre bénéfice sur
+les mêmes valeurs?</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien se recueillit, puis du ton le plus
+docile:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce que je ne pourrais pas en retirer un peu?</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce que vous voudrez! Cet argent est à
+vous... Vous en êtes le seigneur et maître... Ne
+vous gênez pas.. Dites votre chiffre!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span>
+&mdash;Sept cents francs! fit résolument l'oncle
+Cyprien... Je retire sept cents francs, je laisse sept
+mille... Cela fait un compte rond, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et il ajouta d'une voix moins hardie:</p>
+
+<p>&mdash;Puis-je toucher ici?...</p>
+
+<p>&mdash;Heu! riposta Pums... Ce n'est guère régulier...
+Enfin, pour vous, pour un ami!... Là, signez-moi
+une procuration pour toucher chez Talloire...
+Je vais vous donner un bon que vous n'aurez qu'à
+présenter à notre caisse...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien avait signé.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous me continuez votre confiance? demanda
+Pums qui s'était levé... Vous me chargez
+toujours de diriger vos ordres?...</p>
+
+<p>&mdash;Comment donc! riposta M. Raindal cadet...
+Vous riez, monsieur Pums!... Ma confiance!...
+Vous devriez dire ma reconnaissance... ma vive
+gratitude!... Achetez-moi, je vous prie des mêmes,
+ou achetez-en d'autres, si c'est votre avis... Je suis
+convaincu que vous opérerez au mieux de mes intérêts...
+A bientôt, monsieur, et merci encore!...</p>
+
+<p>Parvenu dans la rue, il bifurqua instinctivement
+du côté de la Bourse. Les sept billets de cent francs
+qu'on lui avait soldés bossuaient sa poche intérieure
+d'une dure petite protubérance qu'il palpait
+à chaque pas. Des idées de largesses l'exaltaient.
+Il stoppa un instant pour contempler le tumulte de
+la Bourse, cette mêlée vociférante qui tout à l'heure
+peut-être allait l'enrichir davantage. Et, pénétrant
+dans un bureau de tabac proche, il réclama des
+cigares à bague. On lui en apporta de plusieurs
+espèces. Il les flairait d'une narine experte ou les
+<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span>
+faisait craquer à son oreille en les pinçant par le
+milieu. Il se détermina pour une boîte à un franc
+la pièce et y joignit deux paquets de cigarettes
+américaines.</p>
+
+<p>Mais en sortant, auprès du bureau, sur la place,
+il avisa la vitrine d'un marchand de pipes. Soutenues
+par d'invisibles supports, ou couchées dans
+de riches étuis, le tuyau brutalement droit ou se
+repliant en courbe serpentine, l'écume et la bruyère
+y mêlaient leurs tons blancs et bruns. Des ronds
+d'or ou d'argent cerclaient des porte-cigares en
+ambre, et dans leurs écrins de velours, ces objets
+avaient tous un air de fins joyaux destinés à des
+bouches princières. L'oncle Cyprien les considérait
+en hochant la tête. Puis soudain ses prunelles brillèrent
+d'une lueur de contentement. Hé! s'il achetait
+une de ces pipes, une belle grosse pipe en
+écume, comme celle du marquis, pour son vieux
+camarade Schleifmann, que malgré les disputes, il
+aimait bien pourtant! Et il entra dans la boutique.</p>
+
+<p>Le choix fut si long, si minutieux, que l'horloge
+de la brasserie Klapproth marquait plus de midi
+trois quarts, lorsque M. Raindal cadet arriva.</p>
+
+<p>&mdash;Un petit cadeau pour vous, mon cher Schleifmann!
+fit-il en s'asseyant à la gauche du Galicien...
+Un cadeau que je ruminais depuis longtemps...
+Prenez, oui, ouvrez, c'est pour vous!...</p>
+
+<p>Schleifmann défaisait lentement le paquet.</p>
+
+<p>&mdash;Une pipe! s'écria-t-il en maniant l'étui.</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement, et une pipe de luxe!... Le fruit
+de mes économies de six mois sur les cigarettes,
+mon cher!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span>
+La pipe représentait une sirène dont la double
+queue torse s'enroulait autour du tuyau jusqu'à
+l'ambre et dont la tête lascive et creuse servait de
+fourneau au tabac. Schleifmann ne cacha pas son
+admiration.</p>
+
+<p>&mdash;Elle est merveilleuse... colossale, colossale!
+répétait-il d'un mot germanique qui, pour lui,
+exprimait le suprême de l'enthousiasme... Je vais
+la fumer tout de suite... Garçon, des allumettes!...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien observait d'un &oelig;il glorieux et
+attendri les apprêts de l'inauguration.</p>
+
+<p>&mdash;Exquise! déclara Schleifmann au bout de
+deux bouffées... Un enfant la fumerait... Vous
+êtes bien gentil, mon cher Cyprien!...</p>
+
+<p>Il avait saisi l'écrin et il en examinait la doublure,
+un revêtement de peluche cramoisie avec
+l'adresse du fabricant frappée en lettres d'or. Puis,
+brusquement, tapant du poing sur la table:</p>
+
+<p>&mdash;Raindal! s'écria-t-il... Regardez-moi donc un
+peu!</p>
+
+<p>&mdash;Présent! fit l'ex-employé qui offrait de biais
+deux prunelles fugaces.</p>
+
+<p>&mdash;Vous jouez à la Bourse, mon ami!</p>
+
+<p>&mdash;Moi! fit d'un ton de révolte l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous! Cette adresse me révèle tout:
+place de la Bourse... Vous jouez sur les mines!...
+Prenez garde, Raindal!... C'est une aventure qui
+peut vous coûter beaucoup plus cher que vous
+n'imaginez!</p>
+
+<p>Et il replaçait la pipe près de l'écrin avec un geste
+de renoncement.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'ennuyez, Schleifmann! bougonna
+<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span>
+l'oncle Cyprien... Vous me chagrinez énormément...
+Comment! je m'éreinte à vous acheter une pipe, à
+vous la choisir comme pour moi!... Et voilà tout
+ce que je récolte: des paroles de mauvais augure!...
+Eh bien, oui, là, j'ai joué... J'ai même gagné...
+J'ai gagné sept cents francs... Seulement, ni-i-ni
+c'est fini. Aujourd'hui, j'ai tout arrêté... Êtes-vous
+content, vilain oiseau?...</p>
+
+<p>&mdash;Fini! ricana le Galicien... Je n'en crois pas
+le premier mot, mon ami... Commencé, oui...
+Mais fini, après un pareil bénéfice!... Vous me
+tenez comme bêta, Raindal!</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien eut une grimace hautaine:</p>
+
+<p>&mdash;Soit... Ne me croyez pas... Je ne puis pas
+vous obliger à me croire... Entendu!... Je joue
+encore... Je joue à en perdre haleine... Certainement...
+Et alors vous me laissez ma pipe pour
+compte?... On n'est pas plus gracieux!</p>
+
+<p>Schleifmann, involontairement, jetait une &oelig;illade
+de regret vers la sirène dodue qui semblait
+dormir sur le flanc.</p>
+
+<p>&mdash;Baste! je ne voudrais pas vous contrarier,
+mon cher Cyprien... Et, tout de même, j'ai honte
+d'accepter votre pipe... Je ne devrais pas... Ce
+n'est pas bien!...</p>
+
+<p>&mdash;Pas tant de manières! fit affectueusement
+M. Raindal cadet... Reprenez-la vite... Puisque je
+vous jure que je ne joue plus!...</p>
+
+<p>&mdash;Le Seigneur soit loué, si vous dites vrai!
+murmura Schleifmann en rallumant sa pipe.</p>
+
+<p>La causerie redevint amicale. De temps à autre,
+Schleifmann, dans une bouffée, exhalait: «Délicieuse!...
+<span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span>
+Colossale!...» L'oncle Cyprien, le jugeant
+conquis, proféra d'une voix négligente:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! au fait, pendant que j'y songe... Vous
+vous doutez qu'à cause de cette petite affaire, je
+dois une politesse au marquis de Meuze... Cela
+vous déplairait-il de déjeuner au restaurant avec
+lui?...</p>
+
+<p>&mdash;Entre nous, je n'y tiens pas! grommela le
+Galicien après une pause.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi?... Oh! je devine... Les opinions
+du marquis!... S'il n'y a que ça pour vous déplaire!...
+D'abord, soyez tranquille... Je l'ai déjà
+prévenu que vous étiez un bon juif...</p>
+
+<p>&mdash;N'employez donc pas cette expression, mon
+ami! fit Schleifmann d'un ton énervé... Ne vous
+ai-je pas appris qu'il n'y a pas de mauvais juifs?...
+A peine pourrait-on dire qu'il y a des juifs dégénérés...</p>
+
+<p>&mdash;Et puis, poursuivait l'oncle Cyprien, de ce
+côté-là, il m'a paru joliment calmé, le marquis!...
+Si vous saviez tout le bien qu'il m'a conté de certains
+de vos coreligionnaires!...</p>
+
+<p>&mdash;De deux choses l'une, fit sèchement Schleifmann,
+ou il se moquait de vous, ou c'est un mauvais
+catholique...</p>
+
+<p>&mdash;Lui! Il adore les curés!...</p>
+
+<p>&mdash;Il peut adorer les curés, riposta du même ton
+le Galicien... Mais, en bon catholique, il ne peut
+pas aimer les juifs... Religion catholique signifie
+religion universelle... Tant qu'il demeurera un
+hérétique sur la terre, la croisade reste ouverte...
+Tirez-vous de là si vous pouvez!... Et n'est-ce pas
+<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span>
+naturel?... Les religions ne vivent que par le fanatisme
+et ne périssent que par la tolérance.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, vous approuvez la Saint-Barthélemy,
+l'Inquisition, les Dragonnades? s'écriait l'oncle
+Cyprien froissé dans son arrière-fond bourgeois
+par la rudesse de ces aphorismes.</p>
+
+<p>&mdash;Comme la Terreur! fit Schleifmann. Ou plutôt
+je ne les approuve pas... Je me les explique.
+Ce sont mesures politiques utiles à leur parti...
+On ne plante pas les croyances à sec, avec des
+raisonnements... Elles ne germent que dans le
+sang et ne fleurissent que sous la crainte...</p>
+
+<p>&mdash;Et par conséquent, si la Révolution revenait,
+au besoin, vous me feriez tout bonnement couper
+la tête?...</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce qu'on sait!... répliqua Schleifmann avec
+un demi-sourire railleur... Si vous étiez devenu par
+trop riche!...</p>
+
+<p>M. Raindal cadet, quoique peu égayé par cette
+plaisanterie, affecta de s'en amuser:</p>
+
+<p>&mdash;Bien, bien, Schleifmann, en attendant de me
+couper ma tête, vous vous la payez, mon vieux...
+Je vous dis et je vous répète que le marquis n'est
+plus intolérant pour un sou!... Une fois, deux
+fois, trois fois, vous ne voulez pas déjeuner avec
+lui?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je veux bien, riposta narquoisement le
+Galicien... Mais plus tard, dans un an... Soyons
+précis. Je vais vous fixer le jour: le lendemain du
+krach des mines... Ah! oui, ce jour-là, je serai
+bien aise de causer des juifs et de la tolérance avec
+votre ami le marquis!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span>
+L'oncle Cyprien haussa les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas moyen d'être une minute sérieux
+avec vous... Bah! tant pis!... Vous refusez: on se
+passera de vous!...</p>
+
+<p>Schleifmann, sans répliquer, s'occupait à rebourrer
+le crâne de sa sirène.</p>
+
+<p>&mdash;Et votre frère? demanda-t-il subitement...
+Qu'est-ce qu'il pense de tout cela, votre frère?...</p>
+
+<p>&mdash;Mon frère? Ne m'en parlez pas! Il est peut-être
+encore plus rasant que vous, mon cher...
+J'ignore ce qu'il a depuis quinze jours... Mais on
+me dirait que c'est le départ de sa M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan
+qui le tracasse, que je n'en serais pas plus
+surpris que cela... Une humeur!... Une tête!...
+Inabordable, enfin...</p>
+
+<p>Puis, confidentiellement:</p>
+
+<p>&mdash;Et pas un mot, n'est-ce pas, de cette affaire
+de mines, si vous le rencontrez!... Ce serait des
+discours, des remontrances à n'en plus finir!</p>
+
+<p>Schleifmann s'engageait au secret. L'oncle Cyprien
+dressa la main, dans une pantomime de dégoût:</p>
+
+<p>&mdash;Mon frère! Ah! la! la! un crin, un véritable
+crin, en ce moment!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span></p>
+
+<h2>XIII</h2>
+
+<p>Par exception, cette fois, l'oncle Cyprien n'avait
+pas amplifié. Depuis le jour de leur déconvenue,
+rue de Prony, M. Raindal, en apercevant son frère,
+ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise
+hostile; et, soit que la vue de l'oncle Cyprien
+évoquât un fâcheux souvenir, soit que le maître
+appréhendât ses questions, il lui marquait à chaque
+visite une froideur plus acrimonieuse.</p>
+
+<p>Puis le départ de M<sup>me</sup> Chambannes avait porté à
+M. Raindal un coup dont son vieux c&oelig;ur pantelait
+encore. Une semaine après, il recevait bien de
+Zozé quelques lignes où elle s'excusait de cette
+fuite discourtoise: elle avait eu «de petits ennuis
+qu'elle lui expliquerait sans doute de vive voix».
+Mais le vague même de cet ajournement impatientait
+autant le maître que si la jeune femme se fût
+abstenue de tout détail concernant sa fugue. De
+petits ennuis! Sûrement ils ne provenaient pas de
+Chambannes, toujours absent, loin de Paris. De
+qui alors et de quelle sorte? Des ennuis d'argent?
+Hypothèse peu vraisemblable. Des ennuis de
+famille? Non plus, puisque la seule parente de
+M<sup>me</sup> Chambannes l'avait accompagnée aux Frettes.
+<span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span>
+Des ennuis d'amour? M. Raindal repoussait avec
+véhémence cette dernière solution qui, au fond,
+excitait plus sa colère que son incrédulité. Et quand
+l'idée s'en dessinait à l'horizon de ses rêveries, il
+s'acharnait à l'effacer, à la détruire comme un cauchemar
+absurde.</p>
+
+<p>Des chagrins d'amour, M<sup>me</sup> Chambannes! L'amitié
+du maître se révoltait à cette sotte calomnie.
+Coquette, frivole, enfant, si l'on voulait; mais
+amoureuse, sa petite élève, fi donc! Ce n'était pas
+à lui qu'il fallait conter de semblables inventions,
+à lui qui la connaissait, qui l'étudiait, qui la jugeait
+depuis bientôt plus de quatre mois. L'unique jeune
+homme en situation de la courtiser, ce grand Gérald
+de Meuze, ne semblait guère, avec ses façons lasses
+et ses traits fatigués, le héros propre à captiver
+une nature aussi vivace, aussi primesautière. A peine
+un robuste officier, un jeune poète ardent, un musicien
+illustre, auraient-ils eu quelque faible chance,
+sinon de la séduire, du moins de la troubler. Et
+M. Raindal, non sans un secret soulagement, constatait
+auprès de M<sup>me</sup> Chambannes l'absence de tels
+favorisés.</p>
+
+<p>Pourtant, au faîte de ses inductions, un vertige
+de tristesse le faisait retomber soudain. Il se remémorait
+l'arrivée rue de Prony, la maison vide et
+l'outrage qu'il avait subi. Comme elle l'aimait peu,
+pour l'avoir ainsi oublié! Comme, dans ses affections,
+dans ses pensées, il devait figurer à un rang
+infime et précaire! Comme il s'était exagéré
+l'influence et l'attraction qu'il exerçait sur elle!</p>
+
+<p>Par dignité il avait résolu de ne pas répondre à
+<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span>
+sa lettre, et chaque jour qui passait sans nouvelles
+ébranlait davantage ce fier v&oelig;u. Où était-elle? A
+quoi occupait-elle ses journées, ses soirées? Pourquoi
+ne l'appelait-elle pas là-bas?</p>
+
+<p>Parfois, dans une brusque envolée d'orgueil, il
+se soulevait hors de ces soucis. Il jurait de ne plus
+condescendre à des enquêtes si mesquines, si
+ravalantes pour un esprit supérieur. Il atteignait
+aux abruptes régions où souffle la pure brise
+d'éternité. Mais il ne planait pas longtemps seul
+dans ces hauteurs pacifiées. Au bout d'un instant
+l'image légère de Zozé avait monté l'y rejoindre. Il
+soupirait en la revoyant. Un accès de lucidité lui
+dévoilait la forte attache qui le liait à sa petite
+élève. Il haussait les épaules, revisait ses griefs
+contre M<sup>me</sup> Chambannes, essayait de la dédaigner.
+Vain effort. Il aurait voulu éprouver du mépris,
+de la rancune. Elle ne lui inspirait que du regret.</p>
+
+<p>Au milieu de cette inquiétude, il ne trouvait de
+répit que dans le travail, dans le livre nouveau
+qu'il préparait.</p>
+
+<p>&mdash;Un livre, déclarait-il à Thérèse qui pourrait
+bien avoir le succès du précédent... Je ne t'en dis pas
+plus maintenant... J'attends que ça ait mûri... Tu
+verras... ce n'est pas mal...</p>
+
+<p>Et il se remettait à marcher dans son cabinet,
+les mains derrière le dos, la tête basse, comme
+pointant contre le troupeau fugitif des idées.</p>
+
+<p>Le livre avait pour titre provisoire: <cite>les Oisifs
+dans l'Egypte ancienne</cite>, et serait moins un ouvrage
+d'érudition qu'une étude morale, appuyée de documents
+historiques.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span>
+M. Raindal se proposait d'y démontrer, par des
+exemples, que le grand moteur social est la recherche
+des plaisirs et particulièrement des plaisirs
+dits galants: vers la femme et à sa conquête
+s'achemine toute l'&oelig;uvre du labeur humain&mdash;les
+raffinements surtout et les arts lui sont redevables
+souvent de leur naissance et toujours de leur
+prospérité&mdash;c'est pour elle que se sertissent les
+gemmes, que se brodent les soies, que résonnent
+les mélodies... A méditer ces développements,
+M. Raindal plus d'une fois avait gagné la fièvre ou
+la migraine. Les faits, à son appel, bondissaient
+hors de leurs cellules, accouraient se ranger en
+bataille comme de dociles petits soldats. Et il y avait
+notamment un chapitre,&mdash;le chapitre <span class="smcap">VI</span>,&mdash;sur
+l'<cite>Amour et la Galanterie dans l'Egypte ancienne</cite>
+d'après les légendes religieuses, les objets de toilette
+et les contes populaires, dont le maître possédait
+déjà la ligne et presque tous les paragraphes.</p>
+
+<p>A de certains jours, cependant, il avait des scrupules
+sur le mérite de sa conception. Ne l'accuserait-on
+pas de poursuivre l'entreprise de scandale
+inaugurée par son dernier livre? Ne lui reprocherait-on
+pas de s'attarder exprès aux épisodes
+licencieux? Etait-il même doué de la compétence
+nécessaire pour approfondir les prestigieux problèmes
+du sentiment?</p>
+
+<p>M. Raindal rejetait en bloc les deux premières
+questions, au nom de ce dédain que doit une âme
+élevée aux insinuations de l'envie.</p>
+
+<p>La troisième lui paraissait plus délicate, plus
+sujette à des controverses. Il se plaisait à en causer
+<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span>
+au salon, avec B&oelig;rzell qui, pas un dimanche,
+n'avait manqué de rendre, rue Notre-Dame-des-Champs,
+la visite permise.</p>
+
+<p>&mdash;Sincèrement, monsieur B&oelig;rzell, interrogeait-il,
+pensez-vous qu'il faille avoir été un libertin pour
+bien apprécier les finesses du sentiment?... Croyez-vous,
+en un mot, que pour parler convenablement
+de l'amour, il soit obligatoire d'en être un spécialiste,
+un professionnel, un pratiquant?...</p>
+
+<p>&mdash;Heu! maître! répliquait avec réserve B&oelig;rzell...
+La question est complexe... J'avoue que je n'y ai
+point encore réfléchi...</p>
+
+<p>&mdash;Et ne croyez-vous pas, continuait M. Raindal,
+qu'il existe une multitude de sentiments que l'on
+apprécie d'autant mieux qu'on ne les a pas éprouvés
+soi-même?...</p>
+
+<p>&mdash;Incontestablement! ripostait B&oelig;rzell.</p>
+
+<p>&mdash;Remarquez qu'en ce cas, on garde une fraîcheur
+d'impressions, une netteté de vues qui sont
+du plus haut prix pour l'analyse scientifique...
+On n'est dès lors aveuglé ni par la vanité, ni par
+l'intervention des souvenirs personnels... L'esprit
+conserve intacts son impartialité, sa pénétration,
+le calme indispensable aux observations régulières...</p>
+
+<p>&mdash;Assurément, maître!... répondait B&oelig;rzell.
+Toutefois ne craignez-vous pas que de cette procédure
+il ne résulte dans les écrits quelque peu de
+froideur?</p>
+
+<p>&mdash;Du tout, cher monsieur! protestait M. Raindal.
+L'essentiel est d'aimer l'idée du sujet qu'on traite,
+d'aimer l'amour si c'est d'amour qu'on parle... La
+<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span>
+chaleur de la sympathie réchauffe tout... Les &oelig;uvres
+sont comme nos enfants. Il n'y a de froides,
+de mal venues que celles qu'en les faisant nous
+n'avons pas aimées...</p>
+
+<p>Et il regagnait lentement le cabinet de travail,
+tandis que B&oelig;rzell souriait à Thérèse. Car, dans
+leurs fréquentes causeries, le jeune savant avait
+obtenu des semblants de confidences qui ne lui
+laissaient guère de doutes sur les écarts mondains
+du maître.</p>
+
+<p>Le quatrième dimanche, M. Raindal ne parut pas
+au salon. Il était sorti censément pour faire visite
+au directeur du Collège, mais en réalité pour aller
+s'assurer si sa petite élève n'avait point, sans le
+prévenir, réintégré peut-être l'hôtel. La vue des
+volets clos lui ôta ses espoirs. Il sonna pourtant,
+recarillonna. Personne ne répondit. Et l'on avait
+atteint aux premiers jours de mai! Elle était partie
+depuis quatre semaines! Quand reviendrait-elle
+donc?</p>
+
+<p>Il s'en alla à pied par les rues à demi solitaires.
+Tout y était pour lui ressouvenir pénible. Que de
+fois il avait accompli ce trajet, l'âme et les yeux
+encore lénifiés par la gentillesse de M<sup>me</sup> Chambannes!
+Quel changement à présent! Quel abandon!
+Et, le long de la route, comme pour se détourner
+de ces pensées chagrines, ou y opposer des lèvres
+un démenti physique, il souriait aux petites filles,
+aux petits garçons endimanchés que traînaient leurs
+parents d'une main indolente.</p>
+
+<p>B&oelig;rzell, quand le maître rentra, n'avait pas pris
+congé. Il était dans le salon à babiller avec Thérèse.
+<span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span>
+M<sup>me</sup> Raindal, auprès d'eux, lisait un ouvrage
+de piété. Le maître s'évertua à montrer une humeur
+joyeuse. La récente mésaventure d'un de ses collègues,
+que des faussaires avaient abusé, lui servit
+de prétexte à plaisanter les érudits. Que vaut au
+fond la science brute, si l'esprit ne l'anime point?
+Que serait, entre autres, son prochain ouvrage, à
+lui M. Raindal, s'il ne s'étayait pas de considérations
+générales et humaines? B&oelig;rzell l'approuvait
+complètement; et, d'une ingénieuse digression, il
+ramena peu à peu la causerie sur le rôle social de
+l'amour. Le maître mordit à l'appât avec fougue.
+Ses nerfs se détendaient voluptueusement dans cet
+agréable assaut de dialectique contre un adversaire
+si subtil. La nuit tomba qu'il n'avait pas cessé de
+discourir.</p>
+
+<p>&mdash;Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, M. B&oelig;rzell?
+fit-il, comme Brigitte allumait les lampes.</p>
+
+<p>Et il ne le lâcha qu'à onze heures, étourdi par la
+lutte, et balbutiant de lassitude. Mais, sitôt seul
+devant sa fille, la mélancolie l'avait ressaisi. Il se
+sauva vers son lit, sans presque souhaiter le
+bonsoir, comme vers une distraction, vers un refuge
+d'oubli.</p>
+
+<p>Le lendemain matin il se leva tard, à huit heures
+et demie. Le courrier ne lui avait rien apporté de
+M<sup>me</sup> Chambannes; et, la tête dans l'eau, il s'ébrouait
+maussadement lorsque Brigitte entra.</p>
+
+<p>&mdash;Une dépêche pour monsieur...</p>
+
+<p>&mdash;Mon pince-nez!... Donnez-moi mon pince-nez,
+vous dis-je!</p>
+
+<p>Il éprouva une commotion, en déchiffrant sur le
+<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span>
+papier bleu, l'écriture de M<sup>me</sup> Chambannes. Il
+ouvrait le télégramme et lut:</p>
+
+<div class="blockquote">
+
+<p class="date">Dimanche soir.</p>
+
+<p>«Mon cher maître,</p>
+
+<p>«Me voici enfin de retour. J'ai hâte de vous
+revoir. Si nous profitions de ce que les fournisseurs
+et les amis me laissent encore la paix pour faire
+demain matin notre fameuse visite au Louvre?
+Alors, sauf contre-ordre, à demain matin, neuf
+heures et demie, rendez-vous place du Carrousel,
+devant le pavillon de Sully. Comme ce sera charmant
+de nous revoir!</p>
+
+<p>«Votre petite élève,</p>
+
+<p class="signature">«<span class="smcap">Z. Chambannes</span>.»</p>
+</div>
+
+<p>D'instinct, M. Raindal avait consulté la pendule
+qui marquait neuf heures, et se précipitant vers la
+porte:</p>
+
+<p>&mdash;Brigitte! clama-t-il dans le couloir... Brigitte!
+Ma redingote... la neuve... Mes bottines vernies...
+Mon chapeau... Vite, ma fille...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'y a-t-il, père? fit Thérèse qui survenait à
+ce tapage.</p>
+
+<p>M. Raindal déplora d'avoir crié si fort. Il se trouvait
+acculé à dire la vérité.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! c'est M<sup>me</sup> Chambannes! répliqua-t-il en
+se grattant le dessous de la barbe... Elle me donne
+rendez-vous à neuf heures et demie pour la mener
+au Louvre... Je n'ai pas à flâner, tu vois...</p>
+
+<p>Et, sur un sourire de la jeune fille:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span>
+&mdash;Pourquoi ris-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Je ne ris pas! riposta Thérèse qui avait recouvré
+son sérieux.</p>
+
+<p>M. Raindal s'énervait:</p>
+
+<p>&mdash;Si, tu ris! Il n'y a pas à nier... Va, parle...
+Pourquoi riais-tu?</p>
+
+<p>&mdash;Tu veux absolument le savoir, père?... Eh
+bien! c'est parce qu'aujourd'hui, lundi, le musée
+est fermé...</p>
+
+<p>&mdash;Je n'y songeais plus... C'est ma foi vrai!...
+Je ne puis cependant pas la laisser poser...</p>
+
+<p>Et brusquement, devinant qu'on le soupçonnait
+de mensonge:</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, regarde! fit-il en tendant le télégramme...
+Le jour et l'heure y sont... Demain
+matin, neuf heures et demie.</p>
+
+<p>Thérèse, hautainement, écartait le papier:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! inutile, père!...</p>
+
+<p>&mdash;Si! si! j'exige que tu regardes...</p>
+
+<p>Elle jeta sur la feuille un coup d'&oelig;il sommaire,
+et, la rendant à M. Raindal:</p>
+
+<p>&mdash;Tu as raison!... Dépêche-toi!...</p>
+
+<p>&mdash;Bon! bon!... Je te remercie toujours! fit-il
+d'un ton bourru.</p>
+
+<p>Il ne reprit ses sens qu'en parvenant au Pavillon
+de Sully. La demie sonnait à la grande horloge
+qui surplombe les pilastres rosés de la porte.
+M. Raindal poussa un murmure rassuré. Déjà,
+d'être arrivé à temps, il en oubliait sa colère contre
+Thérèse.</p>
+
+<p>Devant lui la vaste place s'étendait ombreuse et
+déserte dans le noble encadrement de ses palais
+<span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span>
+illustres. Au loin la trouée des Tuileries semblait
+une région de lumière sans bornes, dont la réfraction
+blanche pâlissait jusqu'au ciel. Des rafales
+tièdes s'en échappaient qui courbèrent un instant
+les verdures des deux jardinets proches. Le maître
+respira fortement. Au printemps, il aimait cet arome
+lacté et savoureux que charrie l'air des matinées.
+Puis son âme s'harmonisait peu à peu avec la quiétude
+auguste du décor.</p>
+
+<p>Il se mit à marcher devant le péristyle, la tête
+baissée vers ses gants de Suède clair qu'il achevait
+de boutonner. Quand, au bruit d'une voiture, il
+relevait les yeux, à l'une des hautes fenêtres du
+pavillon Colbert, il distinguait deux scribes du
+ministère des finances qui l'épiaient en souriant.
+Cette surveillance ne l'offusquait point. Il se figurait
+l'ébahissement admiratif des jeunes gens lorsque
+M<sup>me</sup> Chambannes paraîtrait. Eh! oui, c'était une
+dame qu'il attendait! Et quelle dame! De leur vie,
+probablement, ces messieurs n'en avaient jamais
+aperçu de si élégante ni de si spéciale!</p>
+
+<p>Mais par l'avenue de gauche, un fiacre découvert
+s'acheminait dans la direction du Pavillon de Sully.
+Le maître s'élança juste pour aider M<sup>me</sup> Chambannes
+à descendre. Elle était en costume bleu sombre avec
+une blouse dont la soie changeante miroitait dans
+l'entre-bâillement de sa courte jaquette, et elle
+appuya à la main de M. Raindal sa main gantée de
+blanc, en exhalant un petit rire candide de bonjour
+ou de merci.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! cher maître, dit-elle, quand elle eut
+payé le cocher, vous ne m'en voulez pas trop?
+<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span>
+Vous n'êtes pas trop fâché contre votre méchante
+élève?...</p>
+
+<p>M. Raindal cligna des paupières sous le tendre
+regard dont elle le pénétrait. Il avait perdu l'habitude.</p>
+
+<p>&mdash;Mais non! chère madame! bredouillait-il... Je
+suis, avant tout, charmé de vous revoir... M. Chambannes
+se porte bien?...</p>
+
+<p>&mdash;A merveille... Revenu d'hier... A propos, il
+m'a prié de vous inviter à l'Opéra ce soir... On
+donne <cite>Samson et Dalila</cite> et <cite>la Korrigane</cite>. Nous
+avons une seconde loge... Vous viendrez, n'est-ce
+pas?...</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! madame...</p>
+
+<p>&mdash;Si, si, vous viendrez... Je le veux!...</p>
+
+<p>Elle inspectait les alentours d'un coup d'&oelig;il scrutateur;
+et, avisant le cartouche à lettres dorées qui
+surmontait le péristyle:</p>
+
+<p>&mdash;C'est là, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Hélas! impossible aujourd'hui, chère madame!...</p>
+
+<p>Aux explications du maître, Zozé eut une moue
+bougonne:</p>
+
+<p>&mdash;Pour une fois que je suis libre, comme c'est
+contrariant!... Alors où irons-nous?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas, madame!... Où vous voudrez!</p>
+
+<p>Il considérait distraitement les petits squares
+circulaires dont les feuilles bruissaient sous un
+courant de brise. L'intérieur ne s'en voyait pas; et,
+dans l'emmêlement de leurs branchages serrés
+contre la grille, l'accès même en paraissait clos.
+On eût dit deux galantes charmilles de théâtre,
+<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span>
+posées là, par mégarde, ou provisoirement. Le
+maître songea: «Mais ce serait parfait!» et tout
+haut, désignant d'un geste le jardinet le plus voisin:</p>
+
+<p>&mdash;Si nous entrions ici pour causer un instant,
+avant de nous séparer?</p>
+
+<p>&mdash;C'est une idée!... fit M<sup>me</sup> Chambannes... Ils
+sont délicieux, ces amours de squares...</p>
+
+<p>Le jardin se composait, au dedans, d'une minuscule
+pelouse qu'entouraient quatre bancs verts,
+ouvragés à l'antique. Ils s'assirent sur l'un d'eux,
+en face du pavillon Denon. Au fronton s'alignaient,
+à intervalles égaux, une rangée de statues, isolées
+et pareilles sous leur égalitaire costume de marbre.
+Seuls ces regards sans vie plongeaient dans le petit
+square.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas foule! remarqua M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>Puis, visant de son ombrelle les statues du fronton:</p>
+
+<p>&mdash;Dire que vous serez un jour comme cela, cher
+maître!</p>
+
+<p>&mdash;Rien n'est moins certain, madame, fit modestement
+M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Et moi, où serai-je à cette époque? poursuivit
+Zozé d'une voix grave.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! les vilaines pensées!... Est-ce votre séjour
+aux Frettes qui vous a rendue si morose?</p>
+
+<p>Non, à parler franchement, Zozé s'y était au
+fond divertie. Les promenades, la nature, la solitude
+l'avaient ragaillardie, remise de Paris! Car
+quelle est la femme, en vérité, qu'à un moment
+<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span>
+donné, Paris ne dégoûte pas? Quelle est la femme
+qui ne finit pas par en être excédée, des visites,
+des potins, des théâtres, des couturières, de tout
+le surmenage mondain?... La campagne avec un ou
+deux bons amis, comme M. Raindal, par exemple,
+le repos, une cure de grand air, tel semblait présentement
+à M<sup>me</sup> Chambannes «l'idéal», «le
+rêve». Et si elle était revenue...</p>
+
+<p>&mdash;Mais pardon, interrompit le maître... Pourquoi
+êtes-vous partie?... Je suis peut-être indiscret
+en vous rappelant votre promesse...</p>
+
+<p>&mdash;Non, pas du tout...</p>
+
+<p>Elle fouillait âprement le sol du bout de son ombrelle,
+les deux coudes aux genoux, en une pose
+de méditation.</p>
+
+<p>&mdash;Je suis partie parce que j'ai eu des ennuis...
+Une amie en qui j'avais confiance et qui m'a indignement
+trompée...</p>
+
+<p>&mdash;Ah!... Je vous plains bien! fit-il.</p>
+
+<p>Elle levait les yeux au ciel dans une extase mélancolique.
+Des langueurs humides glissèrent entre
+ses cils. La tristesse la transfigurait. Avec son petit
+col-carcan, si moderne, si masculin, ses traits prenaient
+dans l'affliction un reflet de sainteté perverse.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous avez eu beaucoup de peine? fit
+derechef M. Raindal qui ne la quittait pas du regard.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui, beaucoup!...</p>
+
+<p>&mdash;Ma pauvre amie! murmura le maître dont la
+voix s'altérait... Vous me permettez de vous appeler
+de ce nom?</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span>
+M<sup>me</sup> Chambannes hochait la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous en demanderai pas plus au sujet
+de votre départ! continua-t-il... Sans le vouloir, je
+vous ai fait mal... Et je serais inexcusable d'insister...
+Mais à l'avenir, si jamais vous êtes malheureuse,
+je vous en prie, traitez-moi en ami, confiez-vous
+à moi... Sans me donner de détails,
+dites-moi que vous souffrez, et je m'emploierai de
+tout mon c&oelig;ur à vous soulager, à vous distraire...
+J'ai pour vous tant d'affection!...</p>
+
+<p>&mdash;Merci! fit-elle un peu surprise du ton pressant
+dont il parlait... Je vous remercie... Comme
+vous êtes bon, cher maître!</p>
+
+<p>Elle s'était à demi retournée vers lui et le fixait,
+en souriant, d'un de ses plus fervents regards. Des
+profondeurs béantes s'ouvraient dans ses prunelles.
+Tout son visage frémissait de malice coquette.
+M. Raindal crut sentir une flamme qui lui perçait
+les tempes. Le délire l'emportait. Il saisit avec une
+craintive brusquerie la main de M<sup>me</sup> Chambannes;
+et, dans un frénétique baiser, ses lèvres y écrasèrent
+l'aveu d'amour qu'elles n'avaient osé prononcer.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! prenez garde! fit M<sup>me</sup> Chambannes en se
+reculant.</p>
+
+<p>&mdash;A quoi donc? riposta gauchement le maître.</p>
+
+<p>Une sueur d'angoisse lui humectait le front. Il
+essaya de ricaner par contenance. Il s'arrêta, perplexe.
+La physionomie de la jeune femme le déconcertait.
+Elle avait une expression sévère, mais sans
+rigueur, où, plutôt que la rancune, dominait l'alarme
+décente. Ses yeux demeuraient sombres malgré
+<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span>
+le palpitement narquois qui plissait l'angle de
+leurs paupières. Qu'allait-elle faire? S'indigner,
+pardonner ou sourire?</p>
+
+<p>Elle se leva, et, d'une voix paisible où tremblait
+à peine un écho d'ironie:</p>
+
+<p>&mdash;Cher maître, au revoir. Il faut que je rentre...
+Me conduisez-vous jusqu'à un fiacre?...</p>
+
+<p>M. Raindal lui serrait la main d'une imperceptible
+pression.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers, chère madame! fit-il tandis que
+ses regards s'évadaient vers les statues de la colonnade.</p>
+
+<p>Elle passa la première par l'étroite porte de la
+grille. M. Raindal la suivait en tirant machinalement
+sur le poignet de ses gants de Suède.</p>
+
+<p>Lorsqu'elle fut en voiture, et que les roues déjà
+s'ébranlaient, il recouvra l'audace de la contempler.
+Elle avait de nouveau sa figure coutumière,
+ses yeux tendres et hardis.</p>
+
+<p>&mdash;A ce soir, au fait! cria-t-elle... N'oubliez pas,
+cher maître, loge 40...</p>
+
+<p>Le guichet du Carrousel franchi, elle ne put garder
+son sérieux. Elle souriait d'un sourire si franc,
+si intense, qu'un gavroche à pied la singea, s'écriant:</p>
+
+<p>&mdash;Bon Dieu, que c'est drôle!...</p>
+
+<p>Certes oui, c'était drôle. Le père Raindal amoureux!
+Qui s'en fût douté? Et ce baiser qu'il lui
+avait appliqué, ce baiser en coup de massue, tellement
+brutal et timide à la fois! Le pauvre homme!...
+Quel dommage qu'on fût brouillé avec l'ignoble
+Germaine! Comme on se serait amusées ensemble
+de cette petite histoire!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span>
+Au souvenir de l'amie perfide, M<sup>me</sup> Chambannes
+s'était rembrunie. Elle ne retrouva sa bonne humeur
+qu'après déjeuner, quand elle eut narré l'entrevue
+à sa tante Panhias.</p>
+
+<p>&mdash;Fais attention, mon enfant! recommanda la
+grosse dame... A cet âge-là, c'est quelquefois très
+dangereux!...</p>
+
+<p>&mdash;Pour qui? interrogea Zozé.</p>
+
+<p>&mdash;Pas pour toi, naturellement!</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes fit tournoyer dans l'air une bouffée
+de sa cigarette:</p>
+
+<p>&mdash;N'aie pas peur... Je serai prudente... Et qui
+sait? je me suis peut-être trompée!...</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être! répéta d'un ton sceptique la tante
+Panhias.</p>
+
+<p>Zozé ne répliqua pas. Elle revoyait le jardin du
+Louvre, les mines ardentes et timorées de M. Raindal.
+Oh! si Gérald avait été là, caché derrière, dans
+un massif! Cette idée de quasi représailles la ravissait.
+Elle fuma encore deux cigarettes à s'en imaginer
+successivement les scènes burlesques ou pathétiques.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Le soir, à l'Opéra, c'était une de ces salles de
+printemps où renaît dans un resplendissement de
+lumière, de pierreries et de chairs offertes, tout cet
+éclat public de luxes et de beautés, de richesse et
+d'aristocratie qui a semblé s'éteindre, se dissiper
+avec les derniers poudroiements du jour.</p>
+
+<p>Dès que Zozé parut, plusieurs jumelles des clubs
+et des premières loges se braquèrent de son côté.</p>
+
+<p>Car elle avait avancé en grade, la petite Mouzarkhi!
+<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span>
+A présent, on lui tenait compte de ses
+deux années de liaison. Cela lui créait, sinon un
+lien de parenté avec cette élite mondaine d'alentour,
+du moins comme un fait de guerre à son actif,
+une campagne heureuse qui diminuait les distances.
+Elle n'était plus la petite exotique inconnue dont
+on s'enquérait sur un ton de semi-mépris. Elle
+était presque une des leurs: la petite Chambannes,
+celle qui durant deux ans avait capté, «chambré»
+le jeune Meuze; et, sous le masque des lorgnettes,
+les lèvres esquissaient vers elle des sourires de bon
+vouloir.</p>
+
+<p>Puis la présence du vieux monsieur assis auprès
+de Zozé, au premier rang de la loge, intriguait les
+curiosités. On dut attendre l'entr'acte pour être renseigné.</p>
+
+<p>Cependant, au fond du théâtre, apparaissait la
+théorie des jeunes Philistines. Dalila marchait à
+leur tête, sa noire chevelure surchargée de fleurs
+et de joyaux versicolores. Elles chantaient, la voix
+pâmante, une sensuelle mélopée:</p>
+
+<div class="poetry"><div class="stanza">
+<p>Beau-té, don du ciel, prin-temps de nos jours,</p>
+<p>Doux char-me des yeux, es-poir des amours,</p>
+<p>Pé-nè-tre les c&oelig;urs, ver-se dans les â-mes,</p>
+<p class="i6"> Tes dou-ces flam-mes!</p>
+<p>Aimons, mes s&oelig;urs, ai-aimons tou-jours!</p>
+</div></div>
+
+<p>M. Raindal se raidit contre un piquant frisson
+qui lui courait des reins à l'occiput. Instinctivement,
+il considéra la salle. Le silence s'y faisait
+plus grave et plus vibrant. Une marée de volupté
+montait de l'orchestre aux loges avec les langueurs
+<span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span>
+de la musique. Les prunelles de quelques femmes
+étincelaient de lueurs sauvages. Des seins haletaient.
+Les lourds obusiers des jumelles tiraient à pleins
+regards. Tous et toutes presque, après cette longue
+journée d'hypocrisie, s'avouaient enfin amants sous
+l'entraînant cynisme de la mélopée.</p>
+
+<p>Le maître s'absorba dans des comparaisons. Il
+se rappelait d'autres soirées passées à l'Opéra, avec
+Thérèse et M<sup>me</sup> Raindal, dans des loges données par
+le ministère, en été, ou à l'occasion des séances des
+Sociétés savantes. Quelle transformation&mdash;pour
+ne pas dire quel progrès&mdash;s'était depuis opérée
+dans son esprit! Que de phénomènes sociaux lui
+restaient à cette époque inaccessibles, indifférents
+et comme nuls! Il s'expliquait par là ses bâillements
+de jadis, l'ennui et l'espèce de gêne qu'il
+ressentait à ces spectacles. Tant de notions lui manquaient
+pour en goûter les agréments! Au lieu
+qu'aujourd'hui...</p>
+
+<p>Il reporta ses regards vers la salle. Toutes les
+places en étaient garnies. Le ballet des prêtresses
+de Dagon allait commencer et une gaieté libertine
+relâchait maintenant les visages, d'accord avec la
+grâce enjouée des danseuses.</p>
+
+<p>M. Raindal, à part lui, nota ce changement.
+Combien de nuances dans la dépravation aristocratique
+de l'assemblée! Combien de degrés ténus
+entre la gravité de l'instant d'auparavant et la jovialité
+d'après!</p>
+
+<p>Puis, tout en battant la mesure du preste rythme
+oriental qui réglait les passes des ballerines, il
+examinait de temps à autre M<sup>me</sup> Chambannes, sa
+<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span>
+chère amie, comme il n'osait pas encore ouvertement
+l'appeler.</p>
+
+<p>L'effleurement d'un sourire indécis ondulait à travers
+sa fine petite figure qu'immobilisait la rêverie.
+Parfois elle saisissait sa jumelle, visait une loge, un
+rang de fauteuils, et, l'inspection achevée, elle décochait
+à M. Raindal comme un regard de compensation.
+Lorsque le rideau s'abaissa, elle se réfugia
+avec le maître dans le salon exigu qui formait, en
+arrière, une sorte de boudoir rutilant. Chambannes
+se tenait debout devant eux. Il ne prêta que peu
+d'attention aux propos de M. Raindal qui décrivait
+selon les plus récentes données de l'exégèse,
+les rites et les vicissitudes du culte de Dagon. Le
+rideau d'ailleurs se releva avant que le maître eût
+terminé.</p>
+
+<p>Le décor représentait un jardin avec un banc
+vert au premier plan, et, à droite, la villa de délices
+où le crime devait s'accomplir.</p>
+
+<p>Quand Dalila s'assit sur le banc enserré d'arbustes
+et que Samson, chancelant d'amour, s'y
+laissa tomber auprès d'elle, M. Raindal ne put se
+retenir de lancer du côté de Zozé un sournois coup
+d'&oelig;il allusion. Sans feindre de le remarquer,
+M<sup>me</sup> Chambannes accentua complaisamment d'un
+sourire la rêverie de son profil. Le maître la remercia
+d'une petite toux amicale.</p>
+
+<p>Eh! somme toute, le matin, avait-il été si coupable?
+De sang-froid même et à distance, il ne
+regrettait pas ce baiser de folie, cette caresse
+incorrecte, dont la franchise au moins méritait
+le respect. Et pourquoi s'ingénier à cacher plus
+<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span>
+longtemps des sentiments sincères? Pourquoi
+jouer l'indifférence, quand c'était le contraire que
+M<sup>me</sup> Chambannes lui suggérait?... De l'amour?
+Non pas. Mais une certaine tendresse, une espèce
+d'affection, qui, pour n'être pas exclusivement paternelle,
+ne dépassait point cependant ce que l'âge autorise
+entre une toute jeune femme et un homme
+sur le retour. A quoi bon se dissimuler par des
+subterfuges intimes, par des mensonges illusoires,
+la vivacité de ce penchant? Les exemples n'en pullulaient-ils
+pas dans l'histoire? Sans parler de Ruth
+et Booz dont il semble que le roman ait eu une fin
+bourgeoise, ne citait-on pas une foule de maîtres
+qui s'étaient très purement épris de leurs disciples,
+hommes ou femmes, malgré la dissemblance des
+intellects ou des années? Ainsi, quoi de commun
+entre le cerveau d'un Socrate et le cerveau d'un
+Alcibiade?...</p>
+
+<p>La suave cantilène que murmurait Dalila à Samson
+détourna fort à point le maître de ces scabreux
+rapprochements. La pièce se dramatisait. Au tomber
+du rideau les milices philistines cernaient silencieusement
+la maisonnette où sommeillait le héros
+trahi. M. Raindal, à mi-voix, récita les strophes
+inoubliables:</p>
+
+<div class="poetry"><div class="stanza">
+<p>Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu,</p>
+<p>Se livre sur la terre, en présence de Dieu,</p>
+<p>Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme...</p>
+</div></div>
+
+<p>Il continuait. M<sup>me</sup> Chambannes déclara ces vers
+très jolis. Elle voulait connaître le nom de l'auteur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span>
+&mdash;C'est de Vigny, madame! fit M. Raindal en
+la rejoignant dans l'arrière-salon de la loge.</p>
+
+<p>Chambannes était sorti. Ils demeuraient en tête
+à tête. M. Raindal se demandait s'il ne conviendrait
+pas de réitérer le baiser du matin, ne fût-ce
+que pour signifier à M<sup>me</sup> Chambannes la persistance
+de ses velléités nouvelles. Par un reste d'irrésolution,
+il préféra s'en tenir à la causerie littéraire.</p>
+
+<p>Mais comme il se mettait à raconter les poignantes
+amours de Vigny et de M<sup>me</sup> Dorval, brusquement
+la porte s'ouvrit. Sur le seuil de la loge, se dressait
+un grand jeune homme brun dont M. Raindal
+ne vit d'abord que la moustache noire et les
+larges prunelles railleuses.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, monsieur de Meuze!... Entrez donc!
+s'écria avec aisance M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>Pourtant elle avait rougi; et, d'entre ses paupières,
+il partait vers Gérald des &oelig;illades si caressantes,
+si réjouies et si humbles, que M. Raindal
+du coup se sentit mortifié. Il voulut se mêler à la
+conversation, critiquer les interprètes, louer la
+musique. Les mots se dérobaient. Une crue soudaine
+de méchante humeur avait noyé sa verve.
+Il se leva.</p>
+
+<p>&mdash;Vous sortez, cher maître? interrogea Zozé.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! une minute, pour me dégourdir, prendre
+l'air...</p>
+
+<p>Involontairement il avait claqué la porte. Il erra
+au hasard par les couloirs jusqu'au loggia de l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous! s'écria Chambannes en venant à sa
+rencontre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span>
+M. Raindal riposta sans entrain:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, il faisait trop chaud dans ce petit salon...
+J'ai laissé votre femme avec M. de Meuze, le jeune,
+ou enfin, le fils, si vous aimez mieux...</p>
+
+<p>Chambannes ne semblait pas frappé par cette
+révélation. M. Raindal le jugea un peu benêt. Ils
+rentrèrent ensemble au premier tintement de la
+sonnerie d'entr'acte.</p>
+
+<p>Zozé était seule dans la loge. Elle accueillit le
+maître d'un rayonnant sourire de bienvenue.</p>
+
+<p>&mdash;Bonne promenade?</p>
+
+<p>&mdash;Pas mauvaise! fit M. Raindal que tant de
+charme désarmait.</p>
+
+<p>Néanmoins, il garda une figure revêche durant
+tout le troisième acte. Il ne cessait de songer à
+Gérald. Ce jeune homme, au surplus, ne lui avait
+jamais été que médiocrement sympathique. Fat,
+bellâtre, des mines impertinentes que ne justifiaient
+guère une intelligence fort pauvre, des
+opinions banales, un rare manque de lettres, rien
+en lui n'était de nature à conquérir M. Raindal. Et
+puis&mdash;le maître s'accrocha à ce souvenir avec
+ténacité&mdash;et puis n'évoquait-il pas au physique
+Dastarac, ce gredin de Dastarac? N'avait-il pas, à la
+soirée Saulvard, fait échouer l'excellent B&oelig;rzell?
+C'était de là, à n'en point douter, que provenait
+l'antipathie première. Sottise de chercher plus loin!
+M. Raindal ne chercha donc pas.</p>
+
+<p>A peine essayait-il de suivre les regards de Zozé
+à travers l'immense nef, d'en découvrir l'aboutissement.
+Difficile poursuite. Ils étaient si incertains,
+si fuyants, ces regards, ils embrassaient de leur
+<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span>
+tendresse tellement de personnes et d'espace! Après
+quelques tentatives infructueuses, le maître renonça.</p>
+
+<p>&mdash;Et où est placé M. de Meuze? interrogea-t-il
+seulement, d'un ton d'insouciance.</p>
+
+<p>&mdash;M. de Meuze?... A l'orchestre, je crois... Mais
+il ne doit plus y être... Il allait finir la soirée chez
+des amis...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bon! fit négligemment M. Raindal. Je
+vous demandais cela, vous savez...</p>
+
+<p>Effectivement, Zozé savait! Elle se mordit les
+lèvres pour ne pas sourire. Hé! hé! la tante Panhias
+n'avait pas si mal dit. Il faudrait faire attention.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>La soirée s'acheva sans nulle autre algarade.
+M. Raindal s'était beaucoup plu au ballet final; et
+le pas de la Sabotière l'avait transporté.</p>
+
+<p>En rentrant, il se rendit dans son cabinet de
+travail. Il tenait à consigner, avant de se mettre
+au lit, un petit nombre d'observations morales
+qu'il avait ébauchées au cours de la soirée. Elles
+se rapportaient toutes au rôle de la femme en tant
+que moteur social et trouveraient leur emploi dans
+le chapitre VI.</p>
+
+<p>Quand il eut tracé la dernière, M. Raindal rassembla
+les feuilles. Il n'y avait pas moins de six
+grandes pages écrites sans ratures et d'un caractère serré.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span></p>
+
+<h2>XIV</h2>
+
+<p>Les leçons du jeudi avaient recommencé. Sans
+en être bannie, l'Égypte y pâtissait d'une graduelle
+disgrâce. Le plus souvent, M<sup>me</sup> Chambannes n'avait
+pas fait les lectures prescrites. Ou bien un saut de
+phrase les projetait tous deux dans un entretien
+familier sur de petits événements du jour: une robe
+nouvelle de Zozé, que le maître déclarait à son
+goût, le récit d'un bal, d'une pièce de théâtre, des
+sujets plus futiles encore. Une fois évadés, ni l'un
+ni l'autre n'avait le courage de reculer vers les
+arides régions de la science. D'un commun accord,
+ils évitaient les sentiers de causerie qui eussent pu
+les y ramener. C'était seulement vers la fin que
+M<sup>me</sup> Chambannes s'écriait:</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien!... Encore une jolie leçon!... Si cela
+continue, j'en saurai long au bout de l'année!...
+Ah! quel déplorable professeur vous êtes!...</p>
+
+<p>M. Raindal souriait. Puis, s'il n'avait pas auparavant
+abusé de cette licence, il saisissait la main
+de Zozé et il y pressait fortement ses lèvres. Par
+sagesse, elle ne lui permettait, à chaque leçon, que
+deux ou trois de ces élans tendres. Mais elle en
+était au fond flattée. Cela l'amusait de voir inclinée
+<span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span>
+devant elle, par l'amour, cette tête illustre et
+chenue. L'épiderme en semblait plus rose par le
+contraste des cheveux blancs et elle trouvait propre,
+plaisant à l'&oelig;il, ce jeu de nuances rapprochées.</p>
+
+<p>Dès la troisième leçon, elle s'enquit de l'oncle
+Cyprien. Pourquoi M. Raindal ne présentait-il pas
+son frère? Elle ne demandait qu'à le connaître. Le
+maître répondit évasivement:</p>
+
+<p>&mdash;Peuh, chère amie!&mdash;il l'appelait ainsi seul
+à seule avec elle, dans l'intimité des leçons&mdash;mon
+frère est un brave homme... Pourtant je doute que
+vous vous entendiez... Il a un caractère brusque,
+entier, saugrenu... Et, d'un autre côté, d'après certains
+indices, j'imagine que votre absence d'il y a
+un mois a dû le mécontenter... Je préfère donc ne
+pas me risquer dans des explications auxquelles je
+n'augure guère une issue favorable...</p>
+
+<p>&mdash;Comme vous voudrez! fit Zozé qui n'insistait
+que par un égard de politesse.</p>
+
+<p>M. Raindal cependant avait dit presque vrai. Depuis
+quelques semaines, l'oncle Cyprien n'omettait
+aucune occasion de flétrir, au passage, les discourtoises
+façons de M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan!</p>
+
+<p>Il s'y acharnait systématiquement, résolu, vaille
+que vaille, à dégoûter son frère de toute idée de
+présentation. Fréquenter les Chambannes, il ne lui
+eût plus manqué que cela! Pour y rencontrer Pums,
+le marquis, Talloire peut-être, qui viendraient bêtement
+lui taper sur l'épaule, le compromettre, le
+dénoncer par leurs cordialités complices! Pour que
+M. Raindal apprît ses histoires de Bourse, de spéculation,
+de mines d'or! Merci! Plutôt mentir, plutôt
+<span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span>
+avoir recours aux pires stratagèmes, aux rancunes
+simulées, aux ricanements feints, aux colères factices,
+que de glisser dans ce guêpier-là! Et, s'emparant
+du moindre prétexte, il lâchait ses imprécations!</p>
+
+<p>Une femme du monde, M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan? Une
+femme du monde, cette dame qui vous plantait là
+les gens sans les prévenir, sans un mot d'excuse?
+Une femme du monde, cette dame qui filait à l'anglaise,
+ni vu ni connu, je t'embrouille! Une femme
+du monde, cette dame qui...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! je t'en prie! interrompait M. Raindal
+d'un ton excédé... Laisse-moi en paix... Je ne te
+propose point de t'y conduire, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Et ajoute que tu as bigrement raison! ripostait
+l'oncle Cyprien, ravi du succès de sa tactique.</p>
+
+<p>Au reste, sauf les petites ruses auxquelles le contraignaient
+la crainte des censures, la peur de son
+frère et la peur de Schleifmann, jamais il n'avait
+été plus heureux.</p>
+
+<p>S'il ne se montrait en Bourse qu'à de rares intervalles,
+par contre, maintenant il opérait sans aide,
+directement avec Talloire. Il avait la fiévreuse jouissance
+de donner lui-même ses ordres, d'en suivre
+les vicissitudes, d'en reporter ailleurs les gains. Diverses
+inspirations le menaient: les conseils de son
+ami Pums, des intuitions secrètes, les avis d'une
+feuille spéciale, <cite>le Lingot</cite>, à laquelle il s'était pour
+trois mois abonné. Et, la chance s'y mêlant, le total
+de ses profits atteignait présentement le chiffre
+net de trente-cinq mille francs.</p>
+
+<p>Plus que soixante-cinq mille francs à gagner,
+<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span>
+c'est-à-dire, d'après les calculs les moins optimistes,
+plus que quatre mois à spéculer!</p>
+
+<p>Ah! alors, les cent mille francs au complet en
+poche, l'oncle Cyprien, jetant le masque, romprait
+avec Talloire, arrêterait la partie et avouerait ses
+bénéfices. Mais jusque-là, <em>motus</em>, silence, mystère,
+toutes les hypocrisies qu'on voudrait!</p>
+
+<p>Ainsi les cigares de choix que fumait à la brasserie
+M. Raindal cadet étaient, selon ses dires, un
+cadeau du marquis.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon cher Schleifmann! avait-il affirmé...
+J'ai trouvé la boîte chez moi en rentrant!</p>
+
+<p>Une boîte immense, une caisse, une malle, à en
+juger par le nombre de havanes qu'elle fournissait
+sans s'épuiser.</p>
+
+<p>De même pour le tricycle que l'ancien employé
+n'avait pu s'interdire d'acheter: le fruit de nouvelles
+opérations, croyait peut-être Schleifmann?
+Erreur, profonde erreur! Payé avec le reliquat des
+sept cents francs de gain, notre tricycle... Hé! voilà
+qui lui clouait le bec, à monsieur le moraliste!...
+Ou bien aux questions de son frère, de sa nièce, de
+sa belle-s&oelig;ur, l'oncle Cyprien opposait une stoïque
+réponse:</p>
+
+<p>&mdash;Avec quoi je me suis offert ma machine?...
+Avec mes économies sur les cigarettes, mes amis!...
+Que voulez-vous! Quand on désire ceci, on n'a qu'à
+se priver sur cela. C'est on ne peut plus simple!</p>
+
+<p>Il avait corsé cette dépense par l'acquisition d'un
+chapeau marron en feutre mou, dont les bords, largement
+cambrés, donnaient à sa tête rase un certain
+je ne sais quoi de Cromwell. Et toute la semaine,
+<span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span>
+sombrero en cap, pinces au pantalon, on le
+voyait chevaucher son tricycle par la ville, fût-ce
+même pour ne se rendre que rue de Fleurus chez
+Schleifmann, rue Vavin chez Klapproth, rue Notre-Dame-des-Champs
+chez M. Raindal.</p>
+
+<p>Mais à ces courses trop proches il préférait le
+Bois, principalement le dimanche, où le souci de
+la cote ne le tourmentait pas.</p>
+
+<p>Il s'y dirigeait vers dix heures, en suivant le boulevard
+Saint-Germain, la place de la Concorde,
+l'avenue des Champs-Élysées. Ganté de rouge, cigare
+aux dents, il pédalait avec délices, courbé sur
+le guidon, se baignant la figure dans les bons flots
+de brise matinale qui déferlaient contre ses joues.
+Puis, près de l'Arc de Triomphe, il relevait le buste,
+ralentissait l'allure, rectifiait sa position. Devant
+lui l'avenue du Bois déroulait au loin l'ample magnificence
+de ses bandes de terre jaune ou grise. La
+chaleur déjà fervente et mûre jetait dans l'atmosphère
+comme des relents d'été. Sous les marronniers
+de l'entrée, une foule de jolies dames en toilettes
+pâles causaient assises ou debout, avec des
+messieurs élégants. Du fond de l'allée cavalière,
+des jeunes gens, des officiers, arrivaient dans un
+galop souple et, d'un coup, ils passaient au pas.
+Leurs montures s'ébrouaient, allongeant l'encolure,
+et, si on les retenait, elles grattaient à plein fer le
+sol durci de la chaussée. Ou bien un mail de nuance
+vive débouchait dans l'avenue, au trot majestueux
+de ses quatre chevaux. On apercevait, au sommet,
+des robes claires, des chapeaux fleuris, des femmes
+gracieuses qui souriaient, des hommes à face libertine.
+<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span>
+Derrière, en une crâne posture de héraut, le
+laquais annonciateur, coude levé, torse renversé,
+tirait d'un long buccin de cuivre des appels rauques
+et triomphants. On eût dit le char fastueux des
+Voluptés et de la Jeunesse.</p>
+
+<p>Ce spectacle et ce vacarme achevaient d'enflammer
+l'oncle Cyprien. Ses yeux, ses poumons, ses
+oreilles, enivrés par la fête des couleurs, des parfums
+et des sons, subissaient, malgré lui, un enchantement
+suprême. Il se ruait à la poursuite du
+mail fascinateur, le rattrapait, le côtoyait, le précédait,
+la poitrine dilatée d'orgueil et le souffle coupé
+par la vitesse.</p>
+
+<p>Il franchissait la grille, errait sous les ombrages,
+stoppait à un café pour boire l'apéritif, et ne reprenait
+la route du retour&mdash;l'avenue du Bois encore&mdash;qu'à
+l'approche du déjeuner.</p>
+
+<p>Quelquefois, en revenant, il distinguait parmi
+les piétons, un vieux monsieur à barbe blanche,
+qu'une jeune dame accompagnait.</p>
+
+<p>«Sapristi! songeait-il... Mon frère et M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan,
+probablement... Pas de bêtises!... Pédalons
+sec, pédalons dru!...»</p>
+
+<p>Il affectait de fermer les yeux, comme aveuglé
+par la poussière, filait à travers les voitures en une
+fuite de possédé.</p>
+
+<p>Précaution superflue, péril imaginaire! M. Raindal,
+pareillement, avait eu soin de tourner la tête.</p>
+
+<p>Ces sorties du dimanche matin étaient l'&oelig;uvre de
+M<sup>me</sup> Chambannes. Elle y avait découvert un cauteleux
+moyen d'afficher en public son amitié avec le
+maître. Et, bien que l'exhibition n'eût guère lieu
+<span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span>
+qu'un dimanche par mois ou deux, Zozé en récoltait
+mainte satisfaction vaniteuse.</p>
+
+<p>Les sourires, les &oelig;illades goguenardes, les grimaces
+d'entente qui la visaient, le long du chemin,
+ne faisaient qu'augmenter son aise.</p>
+
+<p>«Riez, mes enfants, pensait-elle, blaguez, n'empêche
+que vous m'enviez rudement!»</p>
+
+<p>La plupart du temps, Chambannes ou l'oncle
+Panhias se joignait, par décence, au couple. D'autres
+jours, Gérald, soit à pied, soit à bicyclette,
+s'arrêtait un instant pour causer avec eux.</p>
+
+<p>Hormis le désagrément d'une telle rencontre.
+M. Raindal ne répugnait pas à ces promenades dominicales.
+Elles tranchaient la semaine, semblaient
+illuminer du reflet de leur éclat l'obscure stagnation
+des jours jusqu'au jeudi. Cela lui procurait
+comme un supplément de congé, de réjouissance
+bimensuelle, et sans la crainte des siens, il fût venu
+chaque dimanche.</p>
+
+<p>Puis, que de documents, que d'observations précieuses
+il accumulait là, en vue de son ouvrage!
+Ces jeunes hommes raffinés et ces dames avenantes
+n'étaient-ils pas les représentants actuels de l'élite
+voluptueuse qui se perpétue à travers les siècles?
+Ne formaient-ils pas ce bataillon sacré du plaisir,
+qui, à toute époque de l'histoire, mène le ch&oelig;ur
+des élégances, promulgue les lois de la mode, domine
+la société par le charme, la grâce, la beauté?
+De discerner en eux les coquettes et les godelureaux
+contemporains de Ramsès ou du roi Touthmosis,
+simple effort de transposition!</p>
+
+<p>Aussi M. Raindal n'avait garde d'oublier durant
+<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span>
+la promenade ses sévères devoirs d'historien. Dès
+qu'il cessait de regarder M<sup>me</sup> Chambannes, il transposait,
+gravait, piquait dans sa mémoire mille
+détails significatifs. Les dames plus que les hommes
+bénéficiaient de son attention. Dans leurs gestes
+câlins, dans leurs yeux alliciants, il cherchait
+l'éternel, et à défaut de l'y trouver, il en retirait
+du contentement. Plusieurs, à force de le croiser,
+avaient frappé son souvenir; et quand il reconnaissait,
+à distance, leur silhouette, il s'apprêtait à les
+fixer. Ses gants neufs, tenus à la main contre le
+pommeau de sa canne, écartaient leurs doigtures
+comme les raides pétales d'un lotus; et, avec son
+veston de cheviotte bleu, son pantalon grisâtre, son
+chapeau melon de feutre noir, sa rosette d'officier,
+sa barbe aux poils d'argent soigneusement lustrés,
+il avait un aspect cossu et bien pensant, un air
+d'industriel vieilli dans la fortune, de riche conservateur
+fidèle aux bons principes.</p>
+
+<p>Sur le coup de midi, on rentrait vers la rue de
+Prony. Le déjeuner se prolongeait tard. Les stores
+ne laissaient pénétrer qu'une lumière jaunâtre. Des
+fleurs, au milieu de la table, exhalaient, en concert,
+l'harmonie de leurs haleines. Et, quand, de plus,
+Chambannes allumait son cigare, puis Zozé son tabac
+d'Orient, cela parachevait l'écrasant besoin de
+sieste que ressentait le maître dans ce demi-jour.
+Les yeux brûlés par le soleil, les jambes lasses de
+la promenade, il luttait entre le désir de voir encore
+sa petite élève et le poids de sommeil qui tirait ses
+paupières. Enfin, au moment de succomber, il se
+levait et prenait congé.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span>
+Par contre, à peine dehors, un regret lui tenaillait
+le c&oelig;ur. Il se reprochait gravement sa sotte
+somnolence, ces instants de douceur gaspillés par
+veulerie. Pour un peu, il serait retourné sur ses
+pas, feignant d'avoir oublié un objet, un renseignement
+à réclamer. Mais lesquels? La honte l'empêchait.
+Il poursuivait le chemin, avec une maussaderie
+croissante; et, sitôt parvenu rue Notre-Dame-des-Champs,
+son spleen exacerbé dégénérait en
+haine. L'odieux quartier, les sépulcrales bâtisses!
+Ah bien! son bail fini, on verrait s'il le renouvelait!</p>
+
+<p>Du palier, à travers la porte, il entendait chez
+lui un bruit de rires et de causerie. C'était, dans
+le salon, Thérèse avec B&oelig;rzell, toujours assidu des
+dimanches.</p>
+
+<p>Une fois, en entrant, M. Raindal perçut le nom
+de Dastarac.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens! fit-il stupéfié... Vous parlez de ce méchant
+garnement?...</p>
+
+<p>Thérèse répliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Eh! oui, de Dastarac... J'ai tout dit à M. B&oelig;rzell...
+Il n'y a pas à s'en cacher...</p>
+
+<p>&mdash;Certes non! répliqua le maître.</p>
+
+<p>&mdash;Et sais-tu ce que monsieur me contait?...
+Qu'il a très mal tourné, notre Dastarac... Une histoire
+de dettes assez véreuses, d'abus de confiance
+et de fausses garanties. Bref, chassé de l'Université,
+obligé de gagner la Belgique... M. B&oelig;rzell t'expliquera
+ça mieux que moi...</p>
+
+<p>Le jeune savant répéta les faits en détail.</p>
+
+<p>&mdash;Hein!... Un joli monsieur!... s'écria la jeune
+<span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span>
+fille sur un ton de mépris rageur, quand B&oelig;rzell
+eut achevé.</p>
+
+<p>&mdash;Rien ne m'étonne de ce gaillard! déclara
+M. Raindal... C'est égal!... Nous devons à son beau-père
+maître Gaussine une fameuse gratitude!</p>
+
+<p>Ce jour-là, il ne maugréa point contre la lenteur
+du dimanche. Des pensées consolantes l'occupèrent
+jusqu'au dîner. Jusqu'ici, en aucune occasion, il
+ne s'était enhardi à questionner Thérèse sur les
+visites de B&oelig;rzell. Il redoutait des représailles, des
+questions reconventionnelles sur la maison Chambannes.
+Mais, maintenant que Dastarac semblait
+anéanti, écroulé sous le dégoût même de Thérèse,
+pourquoi cette sympathie entre les jeunes gens ne
+suivrait-elle pas la marche normale? Pourquoi, de
+camarades, ne deviendraient-ils pas époux? Et
+alors, outre la joie de marier sa fille, quelle aubaine
+pour le maître, quelle libération! Comme témoin
+de ses sorties, il ne demeurerait que M<sup>me</sup> Raindal,
+toute aux soins de sa piété, femme facile et sans
+rigueur, pourvu qu'on ne gênât point sa foi. Plus
+de contrôle, plus de guet, plus de mensonges à
+forger ou de silence à tenir! M. Raindal se promit
+de surveiller l'affaire finement, politiquement, par
+peur de la gâter.</p>
+
+<p>Après le dîner, cependant, un souci coutumier le
+ressaisit. Il songeait à l'été, aux vacances imminentes,
+aux trois mois que sans doute il lui faudrait
+passer loin de M<sup>me</sup> Chambannes; et, en se remémorant
+ses impatiences, ses alarmes récentes durant
+un seul mois de privation, il éprouvait à l'épigastre
+une sorte d'étouffement d'angoisse.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span>
+Où irait-elle? Sur quelles plages? Dans quelles
+montagnes? A combien de lieues? Et avec qui?</p>
+
+<p>Autant de questions qu'en maintes leçons il avait
+discrètement posées à sa petite élève. Elle répliquait
+sans précision. Elle prétendait n'être pas résolue
+encore, hésiter entre les Frettes, la mer, la
+Suisse ou une ville d'eaux. Son choix se déciderait
+selon l'époque du voyage que Georges devait sous
+peu accomplir en Bosnie. Et aussitôt elle soupirait.
+Une ombre de mélancolie voilait la tendresse de ses
+regards. Elle détournait l'entretien.</p>
+
+<p>La chère amie!... Qui sait si quelque tourment
+analogue n'oppressait pas sa gentille petite âme?
+Qui sait si elle aussi ne s'affligeait pas à l'idée de
+la séparation?... M. Raindal ne poussait point l'immodestie
+jusqu'à s'attribuer la totalité de ces regrets.
+Seulement, il ne lui déplaisait pas de penser qu'une
+part peut-être lui en revenait. Sur quoi il ne se
+trompait que du tout.</p>
+
+<p>Assurément, aux questions du maître, M<sup>me</sup> Chambannes
+se rembrunissait. Mais l'unique raison de
+son chagrin était la méchanceté de Raldo. Depuis
+plus de trois semaines il se débattait entre eux à chacun
+de leurs rendez-vous, ce problème de la villégiature.
+Gérald, dont la trahison n'avait fait que renforcer
+le despotisme, s'obstinait au projet de s'installer
+à Deauville, en compagnie de son père, pendant la
+durée du mois d'août. Des invitations, «de la jolie
+femme», le tir aux pigeons, le polo, les courses,
+tout l'appelait là-bas, et contre l'attrait de tant de
+plaisirs les larmes muettes de M<sup>me</sup> Chambannes glissaient
+comme des gouttes de pluie contre une vitre.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span>
+&mdash;Viens-y! objectait-il... Je ne t'empêche pas
+d'y venir!...</p>
+
+<p>Elle haussait les épaules. Ne présageait-elle pas
+les souffrances qu'elle endurerait à Deauville, sans
+amis, sans relations et éloignée de son amant!...
+Ne se voyait-elle pas déjà écartée de Raldo et du
+monde où il fréquenterait, par cette barrière plus
+dure qu'une grille de fer qui, partout, environne
+de ses immatérielles clôtures le troupeau de la
+bonne société? S'exposer aux regards fermés de ces
+dames, aux échos insultants de leurs joies, au spectacle
+de leurs flirts, à cette diminution sociale qui
+ne se mesure bien que de près?... Non, pour son
+amour même, pour la sauvegarde de sa passion,
+Zozé, mille fois, préférait la retraite, l'abandon
+provisoire. Puis comme ces sacrifices, d'avance,
+lui poignardaient le c&oelig;ur, elle se mettait à pleurer
+silencieusement des larmes intermittentes, trop
+longtemps refoulées et qui, entre deux baisers, au
+milieu d'une étreinte, mouillaient à l'improviste
+les joues de M. Raldo.</p>
+
+<p>Comment se venger de lui? Comment répondre
+à cet égoïsme impitoyable? Ah! Zozé commençait
+enfin à le comprendre: en amour, on n'est pas
+égaux. Sinon, n'eût-elle pas naguère châtié la forfaiture
+de Gérald par une trahison immédiate? Et
+à présent de même, ne riposterait-elle pas par quelque
+invention barbare, par le choix d'une villégiature
+où de ses amoureux se trouveraient: à Dieppe,
+par exemple, où séjournerait Mazuccio; à Bagnères,
+où Pums ferait une saison, à Dinard, où Burzig,
+en Anglais authentique, avait loué une petite villa?
+<span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span>
+Aucune de ces représailles ne la satisfaisait. Rapidement,
+elle se convainquait que Gérald ne prendrait
+ombrage d'aucune. Alors, à quoi bon ces déplacements
+dans des stations mondaines qui, par
+similitude et par évocation, emporteraient sans
+trêve ses songeries vers Deauville? Ne valait-il pas
+mieux aller se terrer aux Frettes, chercher dans
+cet endroit paisible l'hébétude et l'oubli, se plonger
+dans le néant de la vie campagnarde, jusqu'au
+retour du méchant Raldo?</p>
+
+<p>Dès les premiers jours de juillet, elle opta pour
+cette solution. Gérald promit de venir la rejoindre
+au début de septembre, moment auquel Chambannes
+rentrerait de Bosnie. Zozé partirait vers le 20,
+avec la tante et l'oncle Panhias. Du reste, dans le
+voisinage de l'abbé Touronde, des Herschstein et
+des Silberschmidt, elle ne manquerait pas de visiteurs.</p>
+
+<p>&mdash;Et, somme toute, observait Gérald, un mois
+ce n'est que quatre semaines... Et quatre semaines,
+c'est bien vite passé!...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes en tomba d'accord. Une grimace
+de dédain lui convulsait les lèvres devant
+cette inconscience. Par orgueil, elle feignit de sourire.</p>
+
+<p>Puis le jeudi d'après, elle informa M. Raindal
+de ses dispositifs de départ, sauf ce qui concernait
+Gérald.</p>
+
+<p>&mdash;Ah bah! bredouilla-t-il avec un clignement
+des yeux si douloureux, si suppliant, que Zozé,
+sur-le-champ, se sentit émue... Ah! vous allez aux
+Frettes?... C'est très bien... très bien!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span>
+&mdash;Et vous, cher maître? fit-elle... Que ferez-vous
+de votre été?</p>
+
+<p>&mdash;Moi?...</p>
+
+<p>Il cherchait, ahuri, l'esprit en déroute, ne se souvenait
+plus. A la fin il se rappela:</p>
+
+<p>&mdash;Moi?... Nous?... Nous allons à Langrune,
+comme chaque année... Et vous resterez aux
+Frettes combien de temps?...</p>
+
+<p>&mdash;Un mois, deux mois, trois mois... Tout dépend
+des affaires de Georges...</p>
+
+<p>&mdash;Trois mois! répétait M. Raindal, s'arrêtant
+au plus cruel des chiffres.</p>
+
+<p>Et il ajouta, d'un accent sincère:</p>
+
+<p>&mdash;Cela me chagrine beaucoup, mon amie!...</p>
+
+<p>En même temps, il avait saisi la main de
+M<sup>me</sup> Chambannes et il y appuyait ses lèvres avidement.
+Elle exhala un soupir de pitié. Pauvre père
+Raindal! Comme il avait le c&oelig;ur gros!</p>
+
+<p>Elle songeait: «Suis-je méchante!... Oui, je
+suis son Gérald, voilà!» Mais brusquement, à ce
+nom, une idée neuve raya sa pensée. Pourquoi
+pas, au fait?... Une revanche fort innocente, une
+société, une distraction qui en valaient bien d'autres!
+Et à demi souriante, retirant doucement la
+main qu'elle avait oubliée sous les lèvres de
+M. Raindal:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, cher maître, questionna-t-elle, que
+diriez-vous de venir passer quelques semaines aux
+Frettes?... Cela ne dérangerait-il pas trop vos habitudes?...</p>
+
+<p>M. Raindal avait redressé son front congestionné:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span>
+&mdash;Moi?... Non! Pas du tout! fit-il avec la sensation
+d'une onde réconfortante qui lui baignait le
+c&oelig;ur... Seulement, il y a ma femme, ma fille...</p>
+
+<p>&mdash;Elles viendraient aussi!...</p>
+
+<p>&mdash;Croyez-vous? fit le maître d'un ton dubitatif.</p>
+
+<p>&mdash;Certainement, à moins qu'elles ne refusent,
+qu'elles n'aient des raisons pour cela!</p>
+
+<p>M. Raindal se taisait, le visage déconfit, et, se
+cabrant contre un besoin de dénoncer ses bourreaux
+domestiques:</p>
+
+<p>&mdash;Des raisons! s'écria-t-il enfin... Pardieu,
+elles n'en ont aucune... pas la moindre!... Pourtant
+vous les connaissez vaguement... Ma fille,
+une sauvage; ma femme une dévote... En présence
+de tels caractères, on est toujours sur le qui-vive...
+De toutes façons j'essaierai, ma chère amie, et
+vous devinez avec quel zèle, avec quelle vigueur
+d'affection...</p>
+
+<p>Il s'autorisa de cette période éloquente pour
+rembrasser la main de Zozé. La véhémence de son
+engagement soutint, la soirée durant, ses espoirs.
+Au surplus, jamais encore il n'avait affronté la
+lutte. Il l'avait plutôt esquivée, ajournée par la patience
+et par la ruse. Savait-on ce que donnerait,
+dans une rencontre ouverte, l'élan de ses griefs et
+de ses désirs retenus pendant tant de mois!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span></p>
+
+<h2>XV</h2>
+
+<p>Le lendemain, néanmoins, il attendit la fin du
+déjeuner pour tenter le premier assaut; et, comme
+Brigitte servait le café:</p>
+
+<p>&mdash;Mes enfants! dit-il... Je suis chargé de vous
+transmettre une invitation... Si elle ne vous agrée
+pas, vous serez libres de la décliner!... Mais je vous
+en conjure, d'abord, veuillez m'écouter jusqu'au
+bout...</p>
+
+<p>Tandis qu'il parlait, la tête basse, griffant machinalement
+de l'ongle la toile cirée de la table,
+M<sup>me</sup> Raindal décochait à sa fille des &oelig;illades épouvantées.
+Thérèse y répliquait par une mimique
+rassurante des lèvres ou des paupières. Et, au
+dernier mot de M. Raindal, elle proféra d'une voix
+paisible, sans nulle altération ni de colère, ni de
+peur:</p>
+
+<p>&mdash;M<sup>me</sup> Chambannes est très aimable, père... Seulement,
+pour ma part, je juge son invitation inacceptable.
+Et je serais étonnée que maman ne fût
+pas de mon avis!</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tout à fait! approuva M<sup>me</sup> Raindal avec
+un hochement de la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Et puis-je vous demander vos raisons? interrogea
+<span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span>
+le maître d'un ton qu'il s'appliquait à rendre
+onctueux.</p>
+
+<p>&mdash;Ma raison, et je ne donne que la mienne,
+fit Thérèse d'un ton similaire, ma raison c'est que,
+soit dit sans t'offenser, M<sup>me</sup> Chambannes n'est pas
+une société pour nous...</p>
+
+<p>Le maître se contenait encore:</p>
+
+<p>&mdash;Qu'entends-tu par là?...</p>
+
+<p>Thérèse repartit:</p>
+
+<p>&mdash;Il me semble que c'est assez clair...</p>
+
+<p>M. Raindal s'était levé et tournait autour de la
+table, en écrasant un cure-dents dont la pointe craquait
+sous ses doigts:</p>
+
+<p>&mdash;Bon! bon!... Je vous ai promis que vous
+seriez libres... Vous êtes libres... Je ne m'en dédis
+pas...</p>
+
+<p>Puis, d'une voix plus forte;</p>
+
+<p>&mdash;Mais, sapristi cependant, il m'est impossible
+de m'en tenir à ces insinuations... M<sup>me</sup> Chambannes
+est une personne pour laquelle je professe
+la plus grande sympathie, et, je ne crains pas de
+l'avouer, la plus vive estime... Je ne peux pas laisser
+passer des accusations aussi abominables et
+aussi indécises...</p>
+
+<p>D'un suprême effort il se maîtrisait, et il ajouta
+sur un ton moins rude:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous en prie, toi ou ta mère, parlez franchement...
+Qu'avez-vous à reprocher à M<sup>me</sup> Chambannes?...</p>
+
+<p>Il y eut un silence. Brigitte, effarée dans cette
+atmosphère lourde de querelle, avait prestement
+regagné sa cuisine. Des deux côtés on serrait la
+<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span>
+bride aux fureurs et aux invectives qui se rebellaient,
+prêtes à bondir.</p>
+
+<p>&mdash;Allons! réitéra le maître... J'attends vos explications...
+Je t'attends, Thérèse, puisque ta mère
+ne répond pas...</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> Raindal riposta avec gravité:</p>
+
+<p>&mdash;Père, qu'il soit bien établi, n'est-ce pas? que
+nous n'avons pas l'intention de te froisser dans tes
+amitiés, que nous ne parlons que pour ton bien,
+que pour le nôtre...</p>
+
+<p>Le maître s'impatientait:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, va...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! je t'assure que M<sup>me</sup> Chambannes n'est
+pas pour nous une personne à fréquenter, ni surtout
+une personne dont nous puissions accepter
+l'hospitalité... Faut-il mettre les points sur les <em>i</em>?</p>
+
+<p>&mdash;Mets-les! ne te gêne pas...</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne pouvons aller habiter chez une femme
+qui, presque publiquement, a un amant...</p>
+
+<p>M. Raindal faillit étouffer et, ayant aspiré une
+large bouffée d'air:</p>
+
+<p>&mdash;Un amant! clama-t-il... Qui cela?... Qui te
+l'a dit?...</p>
+
+<p>&mdash;Personne! mes yeux... Il n'y avait qu'à regarder
+et à voir... D'ailleurs ses amies m'ont paru de
+la même trempe... A aucun prix, je ne fréquenterai
+ces femmes-là!...</p>
+
+<p>&mdash;Tes yeux! fit M. Raindal qui suivait son idée...
+Et comment s'appellerait, selon tes yeux, le jeune
+homme en question?...</p>
+
+<p>Thérèse répliqua:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span>
+&mdash;Ce que j'ai dit suffit... Je n'ajouterai pas un
+mot...</p>
+
+<p>Le maître jetait à sa fille un regard de défi et de
+haine; puis, haussant les épaules:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! tu me fais pitié... Tes indignes calomnies
+n'ont pas même l'excuse de la bonne foi, de l'erreur...
+C'est la rancune qui te pousse... Tu en veux
+à M<sup>me</sup> Chambannes de sa beauté, de sa grâce... Tu
+es une envieuse et une sotte!... Oui, je le répète,
+une sotte!...</p>
+
+<p>&mdash;Mon ami! supplia M<sup>me</sup> Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Laisse, mère! fit Thérèse, dont les doigts frémissaient
+contre le rebord de son assiette... Papa
+ne sait plus ce qu'il dit... Tout ce que je souhaiterais,
+c'est qu'avec les autres, il fût plus clairvoyant,
+qu'il aperçût l'abîme de ridicule où il court et où
+il nous entraîne...</p>
+
+<p>M. Raindal asséna sur la table un coup de poing
+exaspéré et, prenant sa femme à témoin:</p>
+
+<p>&mdash;Tu entends comme elle ose me traiter!... Elle
+perd la raison... Elle est folle...</p>
+
+<p>&mdash;Je suis folle? cria Thérèse.</p>
+
+<p>Elle courait vers sa chambre. Elle rentra un
+instant après, et, lançant à travers la table, trois
+journaux dépliés:</p>
+
+<p>&mdash;Si je suis folle, je ne suis pas la seule... Lis
+un peu! Ils ne sont pas fous, je suppose, tous ceux
+qui écrivent là-dedans!...</p>
+
+<p>Elle signalait de sa main tremblante, sur les
+feuilles, des passages marqués au crayon.</p>
+
+<p>M. Raindal, d'un geste méprisant, rafla, au
+hasard, l'une des trois et parmi les échos, il lut:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span>
+«Qui racontait donc que les femmes ne s'intéressent
+plus à l'histoire? Ce n'est certes pas mon
+vieux camarade La Croix-Charmerilles, qui me
+narrait hier l'anecdote que voici:</p>
+
+<p>«Depuis six mois, une de nos plus jolies exotiques
+s'est éprise d'histoire ancienne. Et, chaque
+semaine, un de nos savants les plus en vue vient à
+domicile lui donner des leçons.</p>
+
+<p>«Quant à la période de l'histoire enseignée et au
+nom de l'illustre professeur, cherchez dans les environs
+de l'Institut et rappelez-vous aussi un des plus
+gros succès littéraires de l'automne dernier.</p>
+
+<p>«Histoire ancienne, ancienne histoire!»</p>
+
+<p>M. Raindal, d'une poussée, avait projeté à terre
+les deux autres gazettes:</p>
+
+<p>&mdash;Et tu prétends me salir avec ces infamies?</p>
+
+<p>Il piétinait à coups de talon les feuilles:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, voilà le cas que j'en fais de tes immondes
+journaux!... Pouah! Dire que c'est ma fille,
+ma propre fille, qui collectionne ces ordures et qui
+s'institue chez moi l'auxiliaire de mes ennemis!</p>
+
+<p>Il s'affaissait sur une chaise. Thérèse accourut
+auprès de lui:</p>
+
+<p>&mdash;Père, père! implorait-elle en s'agenouillant,
+pardonne-moi... Tu m'as mal comprise... J'ai manqué
+d'égards, de ménagements... Mais tu sais bien que je
+t'aime, que je suis incapable de vouloir te peiner...</p>
+
+<p>M. Raindal la contemplait d'un air attendri. Elle
+insista:</p>
+
+<p>&mdash;Embrasse-moi... Pardonne-moi ma vivacité...
+Je te jure...</p>
+
+<p>Il la relevait doucement, et, l'asseyant sur ses
+<span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span>
+genoux comme un petit enfant qu'on dorlote:</p>
+
+<p>&mdash;Tout est oublié... Je te pardonne... Là, ne
+pleure pas, c'est fini... Cela n'a pas d'importance.</p>
+
+<p>Elle reprit, d'une voix entrecoupée de sanglots:</p>
+
+<p>&mdash;Je te jure, père... c'était dans ton intérêt...</p>
+
+<p>&mdash;Quel intérêt? fit M. Raindal, en relâchant
+soudain l'étreinte.</p>
+
+<p>&mdash;L'intérêt de ta réputation, murmura Thérèse
+timidement, l'intérêt de ton nom... Tu ne t'en rends
+pas compte, père. L'amitié t'aveugle... Mais tu es
+en train de compromettre l'une et l'autre...</p>
+
+<p>M. Raindal, d'un brusque élan, s'était relevé:</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, je vous compromets! fit-il avec une intonation
+sardonique... Je vous déshonore?... Je déshonore
+votre nom? C'est exact... En effet, depuis
+bientôt trente-cinq ans, je ne travaille guère qu'à
+cela... Ha! ha!... C'est la pure vérité!...</p>
+
+<p>Il s'exaltait, recommençait, autour de la table, sa
+promenade:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, vous êtes bien à plaindre, d'avoir un
+mari, un père aussi compromettant, comme vous
+dites!... Un homme qui amasse turpitudes sur turpitudes,
+dont la vie n'est qu'un tissu de folies et de
+débauches... un homme...</p>
+
+<p>Thérèse l'interrompit:</p>
+
+<p>&mdash;Tu te fâches encore, père... Tu te moques de
+nous... Tu travestis exprès mes paroles... J'ai dit,
+et je le maintiens, que tu ne peux que te nuire en
+conservant cette intimité avec M<sup>me</sup> Chambannes...
+Je l'ai dit parce que c'était mon devoir, parce que
+le moment en était venu... Et rien ne m'empêchera
+de te le redire...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span>
+M. Raindal s'était arrêté et croisait les bras sur
+sa poitrine:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, quoi? fit-il en provoquant du regard
+tour à tour sa femme et Thérèse... Qu'est-ce que
+vous voulez?... Il s'agirait de vous expliquer, pourtant!...
+Vous voulez que je n'aille pas aux Frettes?...</p>
+
+<p>&mdash;D'abord! répliqua fermement M<sup>lle</sup> Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;«D'abord!»... Le mot est plaisant en soi...
+Mais je suis accommodant!... Va pour «d'abord»...
+Et ensuite?...</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, dit la jeune fille, nous voudrions
+que, sans rompre avec M<sup>me</sup> Chambannes, tu diminues
+le nombre de ces visites régulières, de ces dîners
+à jour fixe, parce qu'à tort ou à raison, on en
+rit, on en jase...</p>
+
+<p>&mdash;Et où en jase-t-on, s'il te plaît?</p>
+
+<p>&mdash;Partout!... Au Collège, à l'Institut, chez tes
+confrères, dans les journaux...</p>
+
+<p>Le maître eut un sourire amer:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes bien renseignées!... C'est probablement
+M. B&oelig;rzell qui...</p>
+
+<p>&mdash;Lui et tout le monde, père... Lui et les allusions,
+les paroles méchantes dont on s'amuse à nous
+blesser, parmi nos relations, dans les visites que
+nous faisons ou qu'on nous fait...</p>
+
+<p>M. Raindal riposta par une bordée de bruyants
+sarcasmes:</p>
+
+<p>&mdash;Évidemment, le danger est plus grave que je
+ne pensais... Il ne faut pas négliger les avertissements
+de tous ces honnêtes gens. Il faut se méfier,
+enrayer... Et, dès maintenant, je me remets entre
+<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span>
+vos mains... C'est vous qui réglerez les jours et les
+heures de mes visites rue de Prony... Au besoin,
+Brigitte pourra m'y conduire et m'en ramener. Je
+suis si faible, si inexpérimenté, si enfant!...</p>
+
+<p>Il continua sur ce ton pendant quelques minutes;
+et, par un phénomène de suggestion, toute sa virilité
+tardive s'affolait, s'insurgeait à mesure contre
+cette servitude dont il créait lui-même le détail et
+les épisodes. Chaque trait l'aiguillonnait d'une
+piqûre nouvelle, lui infusait aux veines un poison
+chaleureux qui surexcitait sa souffrance avec son
+énergie. Il se voyait dans l'avenir privé à tout
+jamais de M<sup>me</sup> Chambannes, interné pour toujours
+loin d'elle, en proie aux pires tortures de la séparation
+et de la jalousie peut-être. Car, si Thérèse
+avait dit vrai!... Une angoisse lui cingla le c&oelig;ur.
+Ses regrets imaginaires touchaient au paroxysme.
+Il changea soudainement d'accent; et, d'une voix
+sourde, précipitée, qui sonnait la révolte:</p>
+
+<p>&mdash;Assez plaisanté! fit-il... C'en est assez... Oh!
+depuis longtemps je me doutais de toutes les pensées
+mauvaises, de tous les honteux soupçons que
+vous accumuliez contre moi!... Vos complots, vos
+risées, vos conciliabules et jusqu'à vos silences plus
+insidieux que le reste, rien ne m'a échappé!... Si
+tout à l'heure, quand vous m'avez montré le fond
+de vos âmes, j'ai éprouvé de la surprise, je la dois
+moins à l'imprévu qu'au dégoût!... Oui, véritablement,
+je ne croyais pas y trouver tant de vase et
+de vilenie... Bah, passons!... Je ne sais qui vous
+inspire, qui vous guide et je ne tiens pas à le
+savoir... Mais ce que je veux et ce que j'exige dorénavant,
+<span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span>
+c'est d'être maître chez moi, libre au dehors.
+Ce que je veux et ce que j'exige, c'est la fin de ces
+mines hypocrites, de ces mutismes agressifs, de
+toutes ces man&oelig;uvres sournoises qui ne sont que
+la comédie de la docilité et qui m'offusquent plus
+que vos insultes d'il y a un instant... Ce que je veux,
+enfin, c'est la confiance, c'est l'estime, c'est le respect
+auxquels j'ai droit par mon âge, par une vie
+continue de travail forcené, et, je le dis sans fausse
+modestie, par mon rang, par ma valeur même...
+Si je ne puis les obtenir, nous cesserons l'existence
+commune, puisque la poursuivre dans ces
+conditions nous serait à tous insupportable... Voilà
+qui est net, n'est-ce pas?... Je n'y reviendrai plus...
+Et pour commencer, aujourd'hui, j'ai l'honneur de
+vous informer qu'avec vous ou sans vous, j'irai
+casser un mois aux Frettes... Consultez-vous. Délibérez...
+Vous en avez le loisir: M<sup>me</sup> Chambannes
+ne part que dans dix jours... Seulement, d'ici-là,
+pas un mot à ce sujet, pas une remarque... Je n'en
+tolérerai aucune. Un oui ou un non. Je n'admets
+pas davantage.</p>
+
+<p>Il se dirigeait vers son cabinet, et, la main au
+bouton de la porte:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne me dissimule pas, fit-il, ce qu'a de désolant
+une telle situation. Mais ne vous en prenez
+qu'à vous, qu'à vos hostilités cachées... Tout a un
+terme, même la patience... Or, vous avez depuis
+six mois étrangement abusé de la mienne!...</p>
+
+<p>Il disparaissait; puis, comme s'il eût voulu se
+barricader contre les tentatives conciliantes, par
+deux fois le glissement du pêne claqua dans le fer
+<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span>
+de la serrure. M. Raindal venait de s'emprisonner
+à double tour.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ma pauvre enfant! chuchota M<sup>me</sup>
+Raindal, les prunelles luisantes de larmes.</p>
+
+<p>Soit crainte d'être écoutée, soit imitant instinctivement
+l'accent assourdi de son père, Thérèse
+riposta à mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Que veux-tu, maman!... C'est lamentable!...
+Je ne pensais pas que le mal fût si profond...
+Nous sommes intervenues trop tard!...</p>
+
+<p>&mdash;A qui le dis-tu, ma fille? soupira la vieille dame.</p>
+
+<p>Thérèse demeurait muette, accoudée à la table,
+dans une pose de farouche rêverie.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'allons-nous devenir? reprit M<sup>me</sup> Raindal
+d'un ton pleurard. Si nous fermons les yeux, cette
+vilaine femme nous l'enlèvera. Si nous le contrarions,
+il nous quittera. Et nous sommes seules,
+complètement seules, sans qui que ce soit pour
+nous conseiller, pour nous défendre...</p>
+
+<p>&mdash;Peut-être pas! riposta la jeune fille en se
+redressant.</p>
+
+<p>&mdash;Tu songes à quelqu'un?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, à l'oncle Cyprien... Je ne vois guère
+que lui qui fasse peur à papa... Je vais y courir
+tout de suite... Je le monterai, je le chaufferai à
+blanc... Et ce sera bien le diable si avec une pareille
+machine de siège nous ne triomphons pas
+des résistances de père!...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Raindal, à cette comparaison, malgré ses
+larmes, avait souri:</p>
+
+<p>&mdash;Si tu espères réussir, vas-y vite, mon enfant!
+Hélas! il n'y a plus de temps à gaspiller!..</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span>
+Thérèse se penchait sur elle pour l'embrasser:</p>
+
+<p>&mdash;Ne pleurons pas, vieille maman!... Courage!...
+J'ai idée que tout n'est pas perdu!...</p>
+
+<p>&mdash;Que Dieu t'entende, ma fille! murmura
+M<sup>me</sup> Raindal, qui roulait au plafond des regards
+implorateurs.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>La porte de l'oncle Cyprien n'était qu'aux trois
+quarts close, quand Thérèse atteignit le palier du
+sixième étage.</p>
+
+<p>&mdash;On peut entrer? héla M<sup>lle</sup> Raindal en frappant.</p>
+
+<p>&mdash;Entrez!... Entrez!...</p>
+
+<p>Une odeur de pétrole planait dès l'antichambre.
+L'oncle Cyprien, assis sur un petit pliant, une serviette
+au travers des genoux, astiquait son tricycle,
+selle à terre, roues en haut comme une
+voiture versée.</p>
+
+<p>&mdash;C'est toi, mon neveu! fit-il du coin de la
+bouche, l'autre coin étant obstrué par un énorme
+cigare... Prends donc une chaise... Tu m'excuses?...
+Quand je nettoie ma machine, si je me dérange,
+cela me détraque mon fourbi... Tu as ta chaise?...
+Parfait!... Ah bien, par exemple, si je m'attendais
+à cette visite!... Rien de mauvais, au moins?...
+Ton père n'est pas malade?...</p>
+
+<p>Thérèse répliqua:</p>
+
+<p>&mdash;Malade, ce ne serait encore rien!...</p>
+
+<p>&mdash;Sapristi, s'écria l'oncle Cyprien qui écarquillait
+les paupières... Tu m'effraies! Pis que
+malade, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça peut
+être, bon Dieu?...</p>
+
+<p>&mdash;Je vais te le dire, mon oncle! Mais j'ai besoin
+<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span>
+de tout ton dévouement, de toute ton attention...</p>
+
+<p>&mdash;Tu les as, mon neveu!... Je travaille en
+t'écoutant... ou je t'écoute en travaillant... Les
+oreilles pour toi, les yeux pour ma machine!...
+Mais <em>presto</em>, parce que tu m'inquiètes, avec tes
+mines solennelles...</p>
+
+<p>Pendant que sa nièce parlait, M. Raindal cadet,
+pas une fois, en effet, ne leva les regards. Il frottait,
+polissait, pétrolait, les mains voletant parmi
+l'étalage de burettes, de chiffons noirs, de flanelles
+grasses, de tournevis et de clefs anglaises, qui lui
+donnait, à première vue, un air de tondeur de tricycles.</p>
+
+<p>&mdash;Fâcheux! se contentait-il de murmurer par
+instants, le front toujours baissé... Très fâcheux!...
+Extrêmement fâcheux!...</p>
+
+<p>Toutefois, sous cet aspect affairé, il calculait de
+plein sang-froid. Bien que ses pertes fussent minimes,
+elles avaient, la semaine d'avant, contrebalancé
+la somme des bénéfices. Le bilan des derniers
+huit jours se soldait sans profit, sorte d'échec pour
+un spéculateur accoutumé, comme lui, au gain.
+De plus, d'autres valeurs minières avaient subi de
+violentes fluctuations. Le marché présentait des
+signes, sinon d'alarme, du moins de prudence.
+Les affaires se ralentissaient et la baisse avait
+frappé beaucoup de titres jusqu'ici en hausse quotidienne.
+Ces considérations laissaient l'oncle Cyprien
+pensif. Etait-ce bien le moment de prendre
+parti contre son frère, de pousser ouvertement à
+une rupture avec les Chambannes? Ne risquait-il
+pas de s'aliéner, par cette attitude décidée, les puissantes
+<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span>
+sympathies du camp adverse,&mdash;à savoir des
+Chambannes et de la bande adjacente, des Pums,
+des Meuze, des Talloire, c'est-à-dire de tous ses
+amis de Bourse et de tous ses conseillers? La
+question méritait qu'on n'y répondît pas à la
+légère.</p>
+
+<p>&mdash;Et c'est alors, conclut Thérèse, que l'idée
+m'est venue d'avoir recours à ton aide... Il n'y a
+que toi qui puisses nous sauver, qui possèdes sur
+papa une autorité suffisante pour le tirer de la voie
+dangereuse où il s'enfonce plus chaque jour...</p>
+
+<p>&mdash;Fâcheux! Très fâcheux! réitérait M. Raindal
+cadet.</p>
+
+<p>Un silence passa. L'oncle Cyprien s'appliquait
+à égoutter le pétrole de sa burette dans un trou de
+graissage.</p>
+
+<p>&mdash;Mais enfin, mon oncle! reprit Thérèse que
+cette réserve déconcertait... Tu ne dis rien?... Tu
+es bien de notre avis, pourtant... Il faut que ce
+scandale cesse... il faut arracher papa à ces gens!</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! mon neveu! fit l'oncle Cyprien en
+rangeant le pliant et redressant sur ses roues le
+tricycle... Peuh! Tu me demandes mon avis,
+n'est-ce pas, mon avis sincère, mon avis amical?...
+Je te l'exprimerai brutalement... M'est avis, à moi,
+que cette histoire est rudement délicate... Pardi, la
+conduite de ton père me paraît fâcheuse, déplorable
+même, et je donnerais je ne sais quoi pour
+l'en faire changer... Mais entre cela et aller dire
+à un homme de cet âge, à un homme de l'importance
+de ton père: «Mon petit, je te défends de
+retourner chez madame Une Telle... Et désormais
+<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span>
+tu n'iras plus...», entre cela et ceci il y a une différence!...</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi tu refuses de le raisonner, d'avoir avec
+lui un entretien sérieux?... fit M<sup>lle</sup> Raindal qui
+repoussait sa chaise.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne refuse pas! rectifia l'ex-employé... Je
+t'explique la difficulté, la presque impossibilité de
+la mission dont tu désirerais me charger... Sans
+compter que ton père n'est pas commode, que c'est
+très bien un homme à m'envoyer promener, à me
+déclarer que tout cela ne me regarde pas... Après
+quoi il ne me restera plus qu'à prendre mes cliques
+et mes claques et à me brouiller avec lui!</p>
+
+<p>Il avait saisi son tricycle par le guidon et le man&oelig;uvrait
+autour de la pièce, pour en expérimenter
+les roulements. Puis il ajouta:</p>
+
+<p>&mdash;En résumé, tu m'as bien compris?... Je ne
+te refuse pas... Je te soumets le problème... Estimes-tu,
+la main sur la conscience, que j'ai des
+chances de succès?... Si oui, le temps de mettre
+mon chapeau et je suis en route... Si non, il vaudrait
+mieux ne pas m'exposer, pour le plaisir, à un
+camouflet inutile... Réfléchis!</p>
+
+<p>&mdash;C'est tout réfléchi, mon oncle! fit Thérèse en
+domptant un sourire dédaigneux... Je finis par
+penser comme toi... Il est plus convenable que tu
+ne paraisses pas dans cette triste affaire...</p>
+
+<p>M. Raindal cadet dévisageait sa nièce d'un coup
+d'&oelig;il défiant.</p>
+
+<p>&mdash;Ho! ho! mademoiselle, nous sommes vexée,
+on dirait?... Je suis encore à tes ordres... Mais,
+crois-moi, ne t'emballe pas... Considère la question
+<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span>
+à tête reposée... Et je te parie une discrétion contre
+une boîte de cigares que pas plus tard que dans
+deux jours, tu donneras raison à ton vieux scélérat
+d'oncle!...</p>
+
+<p>Il l'attirait entre ses bras et la baisant au front:</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, qui nous dit que cet engouement
+durera?... Ton père s'est emporté, parce que vous
+le contrecarriez, et que les Raindal ont horreur de
+la contradiction... Soupes au lait!... Sitôt retirées
+du feu, elles tombent... Et tu viendrais ce soir m'apprendre
+que tout est arrangé, que ton père va avec
+vous à Langrune, baste! je n'en serais pas autrement
+étonné!...</p>
+
+<p>Ils arrivaient sur le palier. Thérèse serra mollement
+la main de son oncle.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! cette main en coton! protesta M. Raindal
+cadet... Voulez-vous donner la main un peu mieux?</p>
+
+<p>Thérèse lui obéit.</p>
+
+<p>&mdash;Très bien! approuva-t-il... Bravo! A bientôt,
+mon neveu... Et sans rancune aucune, hein?...</p>
+
+<p>Thérèse descendit en se retenant à la rampe. Elle
+éprouvait dans les jambes une faiblesse d'étourdissement. Ses
+idées s'emmêlaient dans une accablante
+impression de défaite et d'impuissance.</p>
+
+<p>Sous la porte cochère, elle s'arrêta, hésitante.
+Elle ne cherchait même pas à définir son isolement,
+ni à élucider la grossière défection de l'oncle. Elle
+se sentait hébétée, paralysée, irrémédiablement
+vaincue.</p>
+
+<p>Elle s'achemina à pas lents vers la rue Notre-Dame-des-Champs.
+Les passants la dévisageaient,
+surpris par sa physionomie égarée, ses yeux sans
+<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span>
+regard, son expression de douleur secrète. Chagrin
+d'amour?... Ces gants de fil jaunâtres, cette robe
+en alpaga roussi, ce chapeau de paille à prix fixe&mdash;et
+de plus pas bien jolie!... Non! Une gouvernante
+congédiée plutôt...</p>
+
+<p>Sans s'inquiéter de leurs coups d'&oelig;il, sans les
+voir, elle longeait la façade des maisons, comme
+par besoin d'appui, au cas où elle pâmerait. Mais,
+à l'angle de la rue Vavin, une brusque image, un
+nom, l'immobilisèrent subitement: B&oelig;rzell. Eh!
+oui, c'était la suprême ressource, le suprême protecteur
+contre la catastrophe prochaine, contre la
+ruine qui menaçait à bref délai le foyer familial!</p>
+
+<p>Ses traits détendus par l'angoisse se vivifièrent
+d'un reflet d'espoir. Elle pressait l'allure. En cinq
+minutes, elle fut rue de Rennes, devant la porte de
+Pierre B&oelig;rzell.</p>
+
+<p>Au coup de sonnette, il vint ouvrir lui-même. Il
+était en bras de chemise, sans faux col à cause de
+la chaleur, son cou gras et blanc émergeant à l'aise
+hors du linge.</p>
+
+<p>Il poussa un cri de stupeur en reconnaissant
+Thérèse, et vivement il lissait de la main sa chevelure
+ébouriffée:</p>
+
+<p>&mdash;Vous, mademoiselle!... Ce n'est pas un malheur
+qui vous amène?</p>
+
+<p>Thérèse eut un sourire contraint:</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur B&oelig;rzell!... Un service, un
+conseil à vous demander...</p>
+
+<p>&mdash;Vous permettez, mademoiselle?... Je passe
+devant...</p>
+
+<p>Et, sitôt dans la pièce attenante au vestibule,&mdash;son
+<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span>
+cabinet de travail, une minuscule chambrette
+dont livres et brochures encombraient la table, les
+chaises, le divan,&mdash;il s'excusa sur la petitesse du
+local:</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez!... Je suis bien à l'étroit... Et ma
+chambre est encore plus bourrée de livres... Il faudra
+que je déménage un de ces jours!</p>
+
+<p>Il débarrassait en hâte le divan:</p>
+
+<p>&mdash;Veuillez vous asseoir, mademoiselle... De quoi
+s'agit-il?</p>
+
+<p>Mais en même temps il s'esquivait du côté de sa
+chambre. Il rentra sans tarder. Il avait endossé un
+veston et attaché à sa chemise un col blanc avec
+une cravate.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà!... Je suis tout à vous... En quoi puis-je
+vous servir, mademoiselle?...</p>
+
+<p>Thérèse, avec mille réticences, recommença son
+récit. B&oelig;rzell l'entrecoupait de hochements de tête
+navrés. Mais l'égoïste accueil de l'oncle Cyprien
+poussa au comble son indignation.</p>
+
+<p>&mdash;C'est trop fort! déclarait-il... Non, c'est trop
+éc&oelig;urant!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est cependant ainsi! riposta Thérèse...
+Vous saviez déjà une partie de nos anxiétés, avant
+la scène de ce matin. Vous savez tout maintenant!...
+Je suis venue chez vous comme chez un
+ami sûr... J'ai en votre discrétion, en votre jugement,
+en votre affection, une foi absolue... Répondez
+sans ambages... A notre place, que feriez-vous?...</p>
+
+<p>B&oelig;rzell dressa les bras dans un geste désespéré:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! mademoiselle!... Vous me direz que je
+choisis mal mon heure pour vous adresser des reproches...
+<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span>
+Pourtant vous conviendrez que, si vous
+vous aviez été moins rigoureuse, moins impitoyable,
+nous ne serions pas aujourd'hui dans une
+détresse aussi cruelle!...</p>
+
+<p>&mdash;Comment cela? fit Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, j'ai tenu ma promesse, je l'ai tenue religieusement...
+Jamais je ne vous ai parlé mariage...
+Une foule d'occasions s'en offraient... Je n'ai profité
+d'aucune... Je comptais sur votre bon c&oelig;ur
+pour me délier un jour de ce serment... Plus je pénétrais
+dans votre intimité, plus mon espoir s'affermissait...
+Eh bien! je déplore ma patience, je déplore
+ma fidélité... Si j'y avais manqué, je présume
+qu'actuellement nous serions mariés... Et, une fois
+votre mari, je pouvais vous secourir, je pouvais
+m'immiscer dans vos dissensions de famille, je pouvais
+discuter avec M. Raindal, je pouvais le persuader,
+le fléchir... Tandis que maintenant, qu'est-ce
+que je puis? Rien, rien, moins que rien!... M. Raindal,
+aux premiers mots, me désignerait la porte...
+Ah! mademoiselle, tenez, en voilà un cas, un bien
+pénible cas, hélas! où ce mariage dont vous faisiez
+tellement fi aurait pu devenir utile!...</p>
+
+<p>Il marchait à travers la pièce, se cognant à la
+table, aux sièges qu'il écartait ensuite de la main.</p>
+
+<p>Thérèse murmura:</p>
+
+<p>&mdash;Et, en dehors de ce mariage, vous n'entrevoyez
+pas de solution?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, mademoiselle! riposta fébrilement
+B&oelig;rzell... Je ne suis ni votre parent, ni votre allié...
+Je n'ai aucune prise sur votre père...</p>
+
+<p>Il exhala un long soupir:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span>
+&mdash;Et moi qui me jetterais au feu pour vous, moi
+qui vous sacrifierais tout, oui tout ce que vous réclameriez
+de moi, voyez un peu où j'en suis réduit!...
+A vous renvoyer comme une pauvresse, comme
+une étrangère qui implore la charité!... Il ne me
+reste même pas la consolation de vous donner un
+conseil... Votre père est le maître... Vous n'avez
+qu'à vous incliner, à le laisser partir seul si tel est
+son désir...</p>
+
+<p>Thérèse, à bout de forces, s'était mise à pleurer,
+la tête renversée contre le dossier du divan, son
+mouchoir appuyé aux yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Et vous pleurez! poursuivait B&oelig;rzell... Et
+je suis obligé de vous laisser pleurer... Si j'osais
+seulement vous approcher ou prendre votre main
+sans votre permission, je vous deviendrais aussitôt
+odieux... Un ami, oui, mais un ami qu'on
+tient à distance, et qu'à la moindre protestation d'amour
+on traiterait comme le contraire d'un galant
+homme!...</p>
+
+<p>&mdash;Non, monsieur B&oelig;rzell!... balbutiait Thérèse
+entre deux sanglots... Vous exagérez... C'est vrai,
+j'ai été très dure envers vous... Mais je vous aime
+beaucoup... beaucoup plus que jadis...</p>
+
+<p>Il s'arrêta pour la contempler. Elle le fixait sympathiquement
+de ses yeux gris noyés de larmes.
+En un inconscient mouvement de tendresse elle tendit
+vers lui sa main. Il avait eu un naïf recul d'incrédulité;
+et, saisissant la main de Thérèse, sans
+s'agenouiller, sans nulle démonstration de prétendant
+exaucé:</p>
+
+<p>&mdash;Quoi, mademoiselle! fit-il d'une voix grave
+<span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span>
+où perçait l'intensité de son émoi... Est-ce que je
+me trompe?... Est-ce que je me méprends sur le
+sens de vos paroles?... Vous voudriez bien, vous
+consentiriez?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas! soupira M<sup>lle</sup> Raindal à la fois
+opprimée par le découragement et touchée par cette
+anxiété... Plus tard... peut-être... Je verrai...</p>
+
+<p>&mdash;Oh! merci! s'écria B&oelig;rzell en pressant ardemment
+la main fiévreuse de Thérèse... Merci, mademoiselle...
+Vous verrez, vous aussi... Vous verrez
+comme je m'efforcerai à vous rendre heureuse,
+tranquille...</p>
+
+<p>Il la regardait avec bonté, de petits frissons de
+gratitude courant à l'angle de ses tempes. Mais,
+d'un coup, toute sa figure se rembrunit, et lâchant,
+sans rudesse, la main de la jeune fille:</p>
+
+<p>&mdash;Au fait, non... Ce serait abuser de votre état,
+de votre désarroi... Je ne veux pas d'un consentement
+que je vous aurais extorqué au milieu du
+chagrin et des larmes... Notre mariage ne doit
+s'accomplir que par votre libre volonté et dans la
+parfaite maîtrise de vous-même... Plus tard, comme
+vous dites, quand vous aurez recouvré votre calme,
+votre clairvoyance, si vous éprouvez envers moi
+les mêmes sentiments, vous savez quel bonheur
+vous me causerez en acceptant d'être ma femme...
+Jusque-là je ne désire rien de vous que votre amitié...
+Nous ne sommes pas des héros de roman,
+ni des sots, ni des détraqués... Il ne faut pas que
+notre union se conclue par subterfuge, par surprise,
+par entraînement irréfléchi... Plutôt renoncer
+à vous toujours que vous avoir conquise par ces
+<span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span>
+moyens médiocres... Et dans la suite, quoi qu'il
+advienne, je vous affirme que ni vous ni moi nous
+ne regretterons notre sagesse d'aujourd'hui, n'est-ce
+pas, mademoiselle?...</p>
+
+<p>Il s'était planté devant Thérèse et l'interrogeait
+des yeux. Elle soutint longuement la ténacité de ce
+regard, puis, d'un accent mélancolique:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes la raison même! fit-elle... Vous
+êtes le meilleur et le plus loyal des amis... Soit!...
+Attendons... C'est effectivement plus digne des
+vieux sages que nous sommes... Cependant j'aurais
+aimé à vous prouver ma reconnaissance, à ne pas
+vous quitter, après ce que nous nous sommes dit,
+sans une marque d'amitié...</p>
+
+<p>&mdash;Bien facile, mademoiselle! repartit posément
+B&oelig;rzell.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc?...</p>
+
+<p>&mdash;Permettez-moi, de toutes façons,&mdash;que
+M. Raindal vienne ou non,&mdash;de vous accompagner
+à Langrune. C'était pour moi une peine réelle
+que cette villégiature qui allait nous éloigner l'un
+de l'autre... Plus d'une fois, j'ai été sur le point
+de vous demander l'autorisation... Et j'ajournais la
+demande par peur de vous déplaire... A présent, je
+suis plus brave... Dites, me permettez-vous?</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> Raindal derechef lui tendait la main:</p>
+
+<p>&mdash;Quelle question, monsieur B&oelig;rzell!... Mais
+avec joie!...</p>
+
+<p>Cette fois, il s'enhardit à un baiser de remerciement.
+Thérèse, par mégarde, s'était plainte d'avoir
+soif. Il se précipita vers sa chambre et revint portant
+un plateau. En un moment il eut préparé un
+<span class="pagenum"><a id="Page_306"> 306</a></span>
+verre d'eau sucrée où il versa quelques gouttes de
+rhum.</p>
+
+<p>&mdash;Ménage de garçon, ménage de savant! grommelait-il
+par plaisanterie en tournant la cuiller...
+Pas d'eau de mélisse... pas de sels anglais... rien
+de ce qu'il faut pour recevoir les dames!...</p>
+
+<p>Et, se corrigeant aussitôt:</p>
+
+<p>&mdash;Chut!... Je me lance dans les allusions au
+mariage... Je ne me rappelais plus que mon serment
+recommence...</p>
+
+<p>Thérèse buvait avidement, en lui souriant des
+paupières. Elle sursauta au timbre de la pendule,
+où tintaient les trois coups de trois heures.</p>
+
+<p>&mdash;Et cette pauvre mère que j'oublie!... Au
+revoir... Merci encore. Merci de tout c&oelig;ur!... A
+dimanche, n'est-ce pas? Peut-être y aura-t-il eu du
+nouveau et du bon!...</p>
+
+<p>&mdash;C'est mon v&oelig;u le plus cher, mademoiselle,
+répliquait sceptiquement B&oelig;rzell.</p>
+
+<p>Il s'accouda à la fenêtre pour la regarder partir.
+D'un pas viril et balancé, elle se frayait la route à
+travers les passants, avec ce port de tête un peu
+hautain, que seuls donnent aux femmes la conscience
+de leur grâce ou l'orgueil de leur pensée.
+Et B&oelig;rzell avait l'intuition que c'était plus qu'une
+jeune fille qui s'en allait là-bas: une sorte de tutrice,
+de mère par l'intellect,&mdash;le vrai chef de la famille
+Raindal.</p>
+
+<p>Le tournant de la rue la dérobait à ses regards.
+Il referma la fenêtre. Il se sentait la poitrine gonflée
+par un contentement glorieux. Leur conduite
+à tous deux, la cordiale pureté de leur récent tête-à-tête
+<span class="pagenum"><a id="Page_307"> 307</a></span>
+lui paraissait le fait de personnes non vulgaires.</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons été très chic! résuma-t-il en son
+dialecte de vieil écolier.</p>
+
+<p>Puis se rasseyant à sa table de travail, les yeux
+rêveurs, et comme formulant un souhait:</p>
+
+<p>&mdash;Si elle voulait! murmura-t-il... Quelle société
+pour moi! Quelle épouse!... Car c'est un
+homme... un homme dans la plus noble acception
+du mot!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_308"> 308</a></span></p>
+
+<h2>XVI</h2>
+
+<p>Devant le train qui allait l'emmener aux Frettes,
+M. Raindal, arrivé un quart d'heure d'avance, faisait
+les cent pas en réfléchissant.</p>
+
+<p>La plupart des compartiments restaient vides, et
+le quai solitaire déroulait à perte de vue, sans un
+facteur, sans un camion, le tapis de son asphalte
+grisâtre. La verrière du haut réfractait une chaleur
+ombreuse et lourde. C'était ce moment de quasi
+repos, entre le matin fini et l'après-midi commençante,
+où, dans les gares, sauf les machines, hommes,
+wagons, marchandises, tout semble sommeiller.</p>
+
+<p>M. Raindal se promenait la tête basse, les mains
+jointes dans le dos, son grand panama blanc imperceptiblement
+rejeté en arrière. Il se remémorait
+une à une les journées précédentes, ce pénible
+siège de dix jours, dont il sortait enfin vainqueur,
+quoique confus, lassé, meurtri. Et, par instants,
+il soupirait.</p>
+
+<p>Ah! la semaine avait été rude! Vingt repas de
+bouderie, de silence absolu, de regards détournés
+et de mines contrites! Dans l'intervalle, pas un
+mot, la guerre muette des résistances qui s'entrechoquent
+sans s'aborder, la parodie forcée de l'aise,
+<span class="pagenum"><a id="Page_309"> 309</a></span>
+parmi le malaise même. Puis, la veille, une heure
+avant le départ de ces dames pour Langrune,
+la dernière bataille: Thérèse et M<sup>me</sup> Raindal abdiquant
+tout orgueil, venant affectueusement prier
+M. Raindal de les suivre, essayant de suprêmes
+conseils... Un peu plus, et il leur cédait. Ses refus
+s'atténuaient. Les liens de son serment craquaient.
+Un imprudent aveu de Thérèse avait changé le
+sort du combat.</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien! père, j'en conviens!... répondait-elle
+à un reproche du maître... Nous aurions pu, à
+la rigueur, nous montrer moins nettement hostiles
+envers M<sup>me</sup> Chambannes, moins froides quand tu
+parlais de ses réceptions...</p>
+
+<p>A cette phrase, M. Raindal s'était senti soulevé
+par un regain de rancune, un ressouvenir haineux
+de toutes les taquineries de jadis:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu en conviens maintenant! criait-il...
+Maintenant que tu me vois ancré dans ma résolution,
+maintenant que tu aperçois l'étendue de
+vos fautes... Et tu voudrais que j'y ajoute une
+impolitesse de plus, que je manque de parole
+à M<sup>me</sup> Chambannes qui m'attend... Trop tard! vous
+n'aviez qu'à vous y prendre plus tôt...</p>
+
+<p>Il poursuivit, en grommelant indistinctement, des
+récriminations vindicatives. Et d'intimes arguments
+le soutenaient. Supposé qu'il les écoutât, ces dames,
+ne serait-ce pas encore à recommencer au retour?
+Non, il leur fallait une petite leçon, un avertissement
+exemplaire!... Brigitte, qui annonçait l'omnibus
+de la gare, avait terminé le débat. On s'était
+embrassé glacialement, du bout des lèvres, avec des
+<span class="pagenum"><a id="Page_310"> 310</a></span>
+promesses précipitées de s'écrire chaque semaine,
+de se retrouver au mois de septembre. La porte
+avait claqué. Un roulement de roues pesantes grondait
+en bas dans la rue. M. Raindal était seul,
+sauvé, délivré de Langrune...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Sans cesser de marcher, le maître exhala un
+nouveau soupir. A présent, il ne s'illusionnait
+guère sur la gravité de cette séparation. Combien
+de ménages survivent à de pareils éclats? La malveillance
+d'autrui s'en mêle, exacerbe le désaccord.
+Les griefs s'aiguisent de loin, reviennent plus acérés;
+et lorsqu'on se revoit, on est presque ennemis.</p>
+
+<p>Eh quoi! aurait-il dû subir la tyrannie que sa
+femme et sa fille tentaient de lui imposer? Aurait-il
+dû sacrifier une précieuse sympathie, une amitié
+exceptionnelle à leur envie, à leurs préjugés?
+Aurait-il dû aveuglément se plier à leurs ordres
+comme un coupable repentant, au lieu d'y opposer
+la fermeté de l'innocence?</p>
+
+<p>&mdash;Les voyageurs pour la ligne de Mantes, Maisons-Laffitte,
+Poissy, Villedouillet, les Mureaux,
+en voiture! clamait un employé.</p>
+
+<p>M. Raindal monta dans son compartiment. Un
+vieil homme d'équipe fermait après lui la portière.
+Le maître remarqua sa ressemblance avec l'oncle
+Cyprien.</p>
+
+<p>«Encore un, grommelait-il, qui ne me molestera
+plus!»</p>
+
+<p>Il s'était accoté dans un coin du wagon, son
+chapeau retiré, tout le buste prêt à la sieste. La
+<span class="pagenum"><a id="Page_311"> 311</a></span>
+pensée de Cyprien le retint quelques minutes
+éveillé. Jusqu'au dernier moment il avait redouté
+ses harangues, ses anathèmes et ses malédictions.
+Mais non. La veille du départ, à dîner, l'oncle
+Cyprien n'avait exprimé nulle opinion violente en
+apprenant de la bouche du maître, la double villégiature
+où se partageait la famille. A peine s'était-il
+permis une anodine plaisanterie:</p>
+
+<p>&mdash;Alors, mes bons amis, vous bifurquez?...
+Bah! si c'est votre goût... Cela repose, quand on
+se voit l'année entière!...</p>
+
+<p>Il paraissait presque gêné, ne quittait pas son
+assiette des yeux, et n'avait repris sa belle humeur
+qu'une fois sorti de table... Un drôle de corps, ce
+Cyprien, un cerveau bien fumeux et sur lequel
+toute induction était fatalement téméraire!...</p>
+
+<p>Ce jugement dédaigneux contenta pleinement
+le maître. Il s'assoupissait peu à peu. Il ne se
+réveilla qu'à la station de Villedouillet.</p>
+
+<p>Sur le quai, M<sup>me</sup> Chambannes, en robe de batiste
+à fleurs roses et souliers de daim blanc, lui
+faisait signe de son ombrelle. Elle suivit le train
+jusqu'à l'arrêt et, postée devant le wagon, elle souriait
+au maître tandis qu'il descendait le raide
+marche-pied.</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi, ces dames n'ont pas voulu? dit-elle
+malicieusement, après les premières paroles de
+bonjour.</p>
+
+<p>&mdash;Non, chère amie... Pas moyen de les entraîner...
+Du reste, je n'ai pas trop insisté... La mer
+est fort salutaire pour Thérèse...</p>
+
+<p>&mdash;Elles doivent me détester, avouez-le!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_312"> 312</a></span>
+M. Raindal, qui rougissait, affecta de ricaner:</p>
+
+<p>&mdash;Heu! heu! Je ne vous dirai pas que ce départ
+se soit effectué sans certaines objections de part
+et d'autre... Ces dames ont leurs idées... Moi, j'ai
+les miennes... Et vous savez que ce ne sont pas
+toujours les mêmes...</p>
+
+<p>Puis il ajouta d'un ton plus fanfaron:</p>
+
+<p>&mdash;Seulement, elles ont pour habitude de respecter
+mes volontés et, somme toute, la séparation
+s'est opérée mieux que je ne l'espérais, malgré la
+scène regrettable dont, à Paris, je vous avais touché
+deux mots... Enfin, me voici!... N'est-ce pas
+l'important?...</p>
+
+<p>Il y eut une pause. Zozé, le visage railleusement
+songeur, s'était arrêtée sur le seuil de la
+gare. Un <em>tonneau</em> de bois jaune attelé d'un poney
+bai, à crinière rase, attendait contre le trottoir.
+Firmin, le valet de chambre, qui se tenait à la
+tête du poney, salua discrètement le maître.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, Firmin! dit M<sup>me</sup> Chambannes... Gardez
+le bulletin de M. Raindal... Vous vous occuperez
+de ses bagages, et vous les ramènerez avec
+la carriole que j'ai commandée chez le loueur...</p>
+
+<p>Elle s'installait dans le tonneau, assise de trois
+quarts, face à la croupe du cheval dont elle avait
+saisi les rênes. Le maître prit place vis-à-vis.
+Zozé caressait d'un léger coup de fouet les flancs
+du poney. La voiturette dévala par la cour inclinée,
+tanguant au choc des aspérités. Quelques curieux,
+campés au bord du trottoir, avaient en la regardant
+partir un sourire à demi narquois.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_313"> 313</a></span>
+Au bout d'un petit quart d'heure, la voiture s'engagea
+dans l'avenue, semée de gravier, qui conduisait
+au perron des Frettes.</p>
+
+<p>Des arbres l'encadraient et soudain la maison
+surgissait,&mdash;une vaste construction moderne avec
+des parois blanches que tranchait, à deux ou trois
+fenêtres, la tenture bise des stores.</p>
+
+<p>Devant, une large pelouse était incrustée, dans
+les angles, de rosiers, de dahlias et de flox variés
+en corbeilles. Puis aussitôt, le parc commençait,
+sombre, touffu, sans bornes apparentes et longeant,
+sur une longue distance, la route départementale
+dont une muraille le séparait.</p>
+
+<p>A droite, à gauche de la maison, des arbres
+encore s'enlaçaient, masquant de leurs branchages
+la campagne d'au delà, formant une clôture épaisse
+jusqu'en arrière du bâtiment, autour d'une autre
+pelouse, semblable à un petit pré où le filet d'un
+tennis cintrait le réseau de ses mailles flasques.
+«Pour jouir de la vue», comme disait M<sup>me</sup> Chambannes,
+il fallait gagner le second étage.</p>
+
+<p>&mdash;L'étage de votre chambre, cher maître, et
+juste, votre côté, en face de la pelouse du tennis...
+Une vue superbe, vous allez voir.</p>
+
+<p>M. Raindal la suivit dans l'escalier qu'emplissait
+une odeur d'iris.</p>
+
+<p>Zozé poussa la fenêtre. Une grande rafale de
+vent doux entra. Le maître accoudé au balcon
+contempla lentement le paysage.</p>
+
+<p>Par-dessus les arbres, l'immensité de la plaine
+inférieure se découvrait à l'infini. Les villages avec
+leurs clochers semblaient des points topographiques
+<span class="pagenum"><a id="Page_314"> 314</a></span>
+marqués, comme sur la carte, d'un dessin
+puéril. Sur la gauche, les coteaux adverses bombaient
+leurs pentes quadrillées de cultures jaunes,
+brunes ou vertes. Et dans le bas, sans qu'on la vît,
+on devinait la Seine dont une boucle au fond scintillait
+en forme de serpe.</p>
+
+<p>&mdash;N'est-ce pas que c'est joli? fit M<sup>me</sup> Chambannes
+qui, contre l'appui du balcon, touchait de
+son coude dodu le coude de M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Fort beau! déclara le maître.</p>
+
+<p>Et il murmura, en tournant le regard vers Zozé:</p>
+
+<p>&mdash;Je suis bien heureux, ma chère amie, bien
+content d'être près de vous!</p>
+
+<p>Elle remercia, de profil, par un sourire candide.
+A la pleine lumière, la clarté de son teint s'avivait.
+On y discernait les subtiles nuances finement
+superposées en un mélange diaphane. Le jour pénétrait
+la batiste de sa blouse, et un reflet rose-pâle
+haletait sous l'étoffe. M. Raindal, par devers lui,
+détailla tous ces charmes. Insensiblement, sans le
+savoir, il appuyait son coude à celui de la jeune
+femme. Il s'apprêtait même à saisir la main de sa
+petite élève&mdash;opération toujours périlleuse qu'il
+ne risquait jamais que par un élan d'audace,&mdash;mais,
+d'un coup, la porte s'ouvrit.</p>
+
+<p>La tante Panhias entrait, escortée par un domestique
+qui portait sur l'épaule la malle de M. Raindal.</p>
+
+<p>Dès lors, jusqu'au lendemain, le maître et Zozé
+ne furent plus seuls. La malle déballée, les visites
+se succédèrent: M<sup>me</sup> Herschstein, M<sup>me</sup> Silberschmidt
+avec une de ses cousines de Breslau, et, à cinq
+heures, l'abbé Touronde.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_315"> 315</a></span>
+On se réunit alors, à l'abri d'une sorte de clairière
+ombreuse, encerclée de tilleuls et de basse
+futaie,&mdash;qui s'ouvrait dans le parc, un peu après
+l'entrée, sur le flanc de l'allée principale. Au centre
+de ce vide circulaire, le champignon d'une table en
+pierre était fiché dans le sol.</p>
+
+<p>On y déposa du thé, des gâteaux et des fruits
+glacés au champagne, que Zozé puisait à l'aide
+d'une petite louche dorée.</p>
+
+<p>Les dames s'étaient assises sur de confortables
+sièges en jonc, qui avaient toutefois le défaut de
+crier au poids des personnes trop lourdes. M. Raindal
+adopta de préférence un rocking-chair solide,
+dont le balancement l'amusait.</p>
+
+<p>La causerie se poursuivit à travers des sujets
+faciles jusqu'au retour de l'oncle Panhias, qui
+rentra de Paris sur le coup de six heures et demie.
+Au moment de partir, l'abbé Touronde avait
+obtenu du maître qu'il viendrait, dans la semaine,
+visiter son orphelinat.</p>
+
+<p>Le dîner fini, M. Raindal demanda la permission
+de se retirer. Il se disait fatigué par cette journée
+d'installation. M<sup>me</sup> Chambannes l'encouragea à
+s'aller reposer.</p>
+
+<p>Avant de se coucher pourtant, il inspecta sa
+chambre. Tout y était aménagé avec un raffinement
+parfait d'élégance campagnarde: les meubles
+en frêne à poignées de cuivre, les cretonnes
+anglaises du baldaquin et des rideaux, voire les
+simples cristaux de la toilette et les sachets de
+lavande disséminés dans les tiroirs ou sur les
+planches de l'armoire à glace.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_316"> 316</a></span>
+Les draps du lit fleuraient l'iris, un iris plus
+grossier, mais au relent plus sain que celui dont
+se servait personnellement Zozé. M. Raindal huma
+avec persistance cette senteur insolite où baignait
+son corps; puis il souffla d'un trait sa bougie.</p>
+
+<p>Il allait s'endormir. Un bruit de pas, au-dessous,
+lui fit, dans le noir, distendre les paupières. Qui
+était-ce? Sa petite élève, sa chère amie? Quel
+flatteur et rare agrément de dormir sous le même
+toit qu'elle!... A différentes reprises, le maître se
+retourna dans son lit. Tumultueuses et indécises,
+mille images lui montraient Zozé. Il soupirait,
+s'impatientait contre cette captivante insomnie.
+Le grand air, probablement, la surexcitation du
+grand air! A la fin il s'y résigna. Étendu sur le
+dos, il contemplait sans résister le défilé de ses
+songeries fiévreuses. Elles s'accentuaient plus qu'il
+n'aurait fallu, lorsque par bonheur le sommeil les
+balaya toutes.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Le matin, vers dix heures, M<sup>me</sup> Chambannes proposa
+au maître une promenade en tonneau.</p>
+
+<p>Ils partirent avec Anselme, le cocher, qui se
+tenait raide et respectueux, malgré les cahots,
+dans l'angle de la charrette, près de l'étui à parapluies.</p>
+
+<p>La matinée était limpide et fraîche, de cette fraîcheur
+d'août, tiède encore entre les ardeurs de la
+veille et celles de la journée, mais d'été quand
+même, rassurée, et sans rien de frileux qui
+annonce le froid.</p>
+
+<p>Zozé conduisait, les mains hautes, les regards à
+<span class="pagenum"><a id="Page_317"> 317</a></span>
+l'aise et pivotant au gré de la causerie, tandis que
+le poney trottait de toutes ses forces, en secouant
+la croupe.</p>
+
+<p>Vingt minutes plus tard, on eut atteint la montée
+sous bois qui précède la minuscule forêt de Verneuil.
+Le poney se mit d'instinct au pas. De grosses
+mouches jaillissaient en essaim sous ses fers.
+D'autres se collèrent goulûment à son encolure ou
+à ses flancs rebondis.</p>
+
+<p>La futaie se diversifiait des plus harmonieuses
+couleurs. Clairsemée en certains endroits, elle
+semblait toute blanche par les rangées des minces
+bouleaux argentés. Plus loin, elle offrait des
+espaces entièrement roses que la bruyère sauvage
+avait envahis. La masse sombre des pins, qui dominait
+partout, se clarifiait aussi de jeunes pousses
+vert tendre; et leurs fines aiguilles, apportées par
+le vent, séchaient éparses dans la poussière.</p>
+
+<p>Au retour, on fit halte dans la route qui traverse
+le bois. Le maître et M<sup>me</sup> Chambannes s'assirent
+sur le talus où Anselme avait étendu une couverture.
+Après quoi, Zozé tira son porte-cigarettes,
+en s'excusant. A la campagne, n'est-ce pas? la
+correction peut se relâcher. Et puis, dans un petit
+bois où on ne rencontre personne!...</p>
+
+<p>Elle n'achevait pas cette phrase, que deux jeunes
+cyclistes apparurent. Ils pédalaient sans hâte, côte
+à côte. M. Raindal, aussitôt, se rappela avec
+humeur l'intolérant oncle Cyprien.</p>
+
+<p>Les deux jeunes gens se désignaient Zozé d'un
+clin d'&oelig;il goguenard.</p>
+
+<p>&mdash;Gentille! proféra distinctement le premier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_318"> 318</a></span>
+Cette remarque familière acheva d'agacer M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Quel goujat! déclara-t-il, quand les bicyclistes
+furent passés.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi? riposta Zozé en projetant une
+bouffée... Il ne faut pas se formaliser pour si peu,
+à la campagne!...</p>
+
+<p>Ces trois mots lui constituaient, aux Frettes,
+une devise favorite, une permanente justification
+de toutes les fantaisies qu'inventait sa tristesse ou
+son dés&oelig;uvrement.</p>
+
+<p>Elle s'en autorisa, le lendemain, pour se priver,
+durant la promenade, des services d'Anselme, dont
+la présence évidemment paralysait M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Très bonne idée! approuva le maître dès
+qu'ils furent en route... D'ailleurs il ne servait à
+rien, ce garçon!...</p>
+
+<p>Et il s'empara de la main de sa petite élève, si
+brusquement, si violemment, que Notpou&mdash;c'était
+le nom, quasi égyptien, donné par M<sup>me</sup> Chambannes
+au poney&mdash;exécuta sous le heurt du
+mors un écart presque épouvanté.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez-vous donc tranquille, cher maître!
+gronda Zozé qui ramenait la bête dans l'allure...
+Vous effrayez Notpou... Vous allez nous faire
+verser!...</p>
+
+<p>&mdash;Il y avait si longtemps! bredouilla M. Raindal.</p>
+
+<p>Elle esquissait un sourire d'indulgence. Le maître,
+soudain enhardi, interrogea de la voix distraite
+qu'il employait à ces questions:</p>
+
+<p>&mdash;Et ces messieurs de Meuze?... Vous avez de
+leurs nouvelles?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_319"> 319</a></span>
+M<sup>me</sup> Chambannes répliqua, avec un effort pour
+contenir le sang qu'elle sentait fuser vers ses joues:</p>
+
+<p>&mdash;Aucune!... Je crois qu'ils sont à Deauville
+jusqu'à la fin du mois, comme je vous l'ai dit l'autre
+semaine... Ils devaient y arriver la veille de mon
+départ...</p>
+
+<p>M. Raindal, les mains pendantes au bout des
+bras, la fixait d'un studieux regard:</p>
+
+<p>&mdash;Alors ils ne viendront pas ici?...</p>
+
+<p>&mdash;Pas que je sache, pendant le mois d'août, repartit
+Zozé qui avait à demi maîtrisé sa rougeur...
+Et après, ce sera la chasse... Ainsi, vous voyez!...</p>
+
+<p>&mdash;Parfaitement! murmura le maître, tandis qu'au
+dedans de lui-même il interpellait avec rage Thérèse.</p>
+
+<p>Ah! qu'il l'eût souhaitée là, pour un instant seulement,
+à portée d'entendre! Voilà comme on accuse
+et comme on calomnie, sans preuves, sur des
+impressions jalouses et incertaines! «Une dame
+qui a publiquement un amant!» se redisait M. Raindal.
+Publiquement! Un amant! Où cela?... A Deauville
+peut-être! (Car peu à peu le maître avait circonscrit
+ses soupçons, rassemblé toute leur vigilance
+sur la tête de Gérald, l'unique jeune homme, au
+demeurant, que vît fréquemment M<sup>me</sup> Chambannes.)
+Oui, à Deauville, à cinquante lieues des Frettes,
+délaissant ses amours durant un mois et plus! Un
+bel amant, en vérité!... Quelle misère et quelle
+injustice! Il eut un ricanement de mépris.</p>
+
+<p>&mdash;Vous riez, cher maître? interrogeait M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>Pour toute réponse d'abord, il prit doucement
+<span class="pagenum"><a id="Page_320"> 320</a></span>
+la main droite de Zozé qui, au-dessous de la main
+conductrice, retenait l'extrémité des rênes, et, l'élevant
+jusqu'à ses lèvres:</p>
+
+<p>&mdash;Je ris, dit-il entre deux baisers, je ris de la méchanceté,
+ou plus exactement, de la sottise humaine!</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Bientôt le programme des journées se régularisa.
+Lorsque la chaleur n'y faisait pas obstacle, le matin
+était réservé aux promenades en tonneau.</p>
+
+<p>On fuyait les parages mondains qui, au delà de
+Poissy, avoisinent Saint-Germain. On s'acheminait
+plutôt, selon le cours de la Seine, vers Pontoise, ou
+même vers Mantes: régions accidentées, montueuses
+et souvent grandioses dont, comme M<sup>me</sup> Chambannes,
+le maître s'était épris.</p>
+
+<p>Le vent y roule ses amples ondes à travers plateaux
+et collines, avec des saveurs fortes qu'on
+croirait issues de la mer. Parfois, au sommet d'un
+chemin encaissé qui monte sous l'ombrage, une
+perspective inattendue étale des espaces énormes,
+des forêts, des routes entre-croisées, la largeur du
+fleuve, un gros bourg, des b&oelig;ufs dans une prairie,
+des vignes sur un coteau, tout l'imprévu complexe
+des campagnes provinciales, loin de Paris, loin de
+la banlieue...</p>
+
+<p>Le maître et M<sup>me</sup> Chambannes partaient donc vers
+neuf heures et ne rentraient que pour déjeuner.
+D'autres jours, afin de parer aux médisances, ils
+emmenaient l'abbé Touronde.</p>
+
+<p>M. Raindal et l'abbé occupaient une banquette.
+Zozé, sur l'autre, conduisait.</p>
+
+<p>Un jeudi qu'ils avaient, tous trois, poussé jusqu'à
+<span class="pagenum"><a id="Page_321"> 321</a></span>
+Mantes où le maître désirait acheter une paire de souliers
+jaunes, leur entrée fit sensation. L'étrangeté de
+la voiture, la grâce mutine de M<sup>me</sup> Chambannes, les
+cheveux blancs de M. Raindal et la soutane de l'abbé
+s'étaient accumulés pour frapper les curieux. Devant
+la porte du bottier, des gamins avaient entouré
+le tonneau. Les boutiquiers du voisinage étaient
+sortis sur le pas de leur magasin et échangeaient
+des plaisanteries. L'ensemble de ces émotions populaires
+fut résumé en un court filet anonyme du
+<cite>Petit Impartial de Seine-et-Oise</cite>. Nul nom n'y était
+imprimé. Mais on ne pouvait se méprendre au sens
+de l'allusion, au titre de l'article: <cite>Suzanne</cite>, ni à
+l'âpreté déployée par le rédacteur contre «certains
+ecclésiastiques amis des orphelins», dont la masse,
+à ne s'y point tromper, pâtissait pour l'abbé Touronde.</p>
+
+<p>A la suite de cette mésaventure, M<sup>me</sup> Chambannes
+évita désormais les villes.</p>
+
+<p>Du reste, les promenades lui étaient moins un
+plaisir qu'un passe-temps entre l'heure de lire les
+lettres de Gérald&mdash;quand il en arrivait&mdash;et l'heure
+de lui écrire.</p>
+
+<p>Chaque jour, après déjeuner, elle s'enfermait chez
+elle pour lui tracer de longues pages astucieusement
+rédigées de manière à stimuler son inerte tendresse
+et sa jalousie somnolente. Pendant ce laps,
+M. Raindal, remonté censément au travail, faisait
+la sieste à l'étage supérieur ou, par imitation, écrivait
+quelques mots aux siens. Et c'eût été une piquante
+comparaison que celle de leurs deux lettres:
+Zozé se noircissant à dessein, multipliant les détails
+<span class="pagenum"><a id="Page_322"> 322</a></span>
+équivoques, les récits d'épisodes où sa coquetterie
+s'ébattait parmi les admirations, les hommages masculins,
+les regards fervents de M. Raindal, de l'abbé,
+d'un passant, de tous les hommes,&mdash;et le maître,
+au contraire, épuisant les exemples à la blanchir
+des suspicions, à prouver sa candeur enfantine, sa
+vertu, son indubitable pureté.</p>
+
+<p>On ne se retrouvait que vers quatre heures; et,
+selon la température, on demeurait dans le jardin,
+ou l'on rendait visite aux gens du voisinage: à
+l'abbé Touronde dont M. Raindal inspecta par deux
+fois les petits orphelins, aux Herschstein, aux Silberschmidt.</p>
+
+<p>Nulle part le maître ne s'ennuyait, sauf les cas
+où pour une course jusqu'au village, des ordres à
+donner, une toilette à changer, Zozé le laissait seul
+avec la tante Panhias. Il n'avait d'autre consolation
+que de parler de sa petite élève. Il confiait à
+M<sup>me</sup> Panhias ses remarques sur l'humeur variable
+de Zozé. Certains matins, elle paraissait en proie
+au spleen, sans qu'aucun motif saisissable justifiât
+ces accès de tristesse. A quoi donc les attribuer?
+M<sup>me</sup> Panhias, qui avait, en secret, noté la concordance
+de ces crises avec le retard des lettres timbrées
+de Deauville, répondait évasivement:</p>
+
+<p>&mdash;C'est sa <em>natourre</em> comme cela! Que voulez-vous?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne dis pas! approuvait M. Raindal... En
+effet!... Nature rêveuse!... Nature essentiellement
+mélancolique!...</p>
+
+<p>Et il se promettait de ne rien négliger pour distraire
+sa petite élève.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_323"> 323</a></span>
+Une après-midi même, par crainte de la contrarier,
+il consentit à jouer avec elle au tennis. Zozé
+défendait un camp, M. Raindal et la tante Panhias
+coalisés, l'autre camp. Plus par essoufflement que
+par respect de sa dignité, le maître, au bout de quelques
+minutes, renonça à ce jeu. Il n'y avait que
+médiocrement réussi. Zozé, dans un esprit d'abnégation,
+ne renouvela pas la tentative.</p>
+
+<p>Elle aussi se targuait de sollicitude. Elle plaignait
+le pauvre M. Raindal pour les tracas de famille dont
+il avait avoué quelques traits significatifs. Et quand
+le maître, en sa présence, ouvrait une lettre provenant
+de Langrune, elle ne manquait pas de s'informer
+si ces dames étaient moins méchantes.</p>
+
+<p>&mdash;Peuh!... La glace... toujours la glace!... Des
+questions sur ma santé... des nouvelles de la leur...
+des compliments pour vous... des baisers... Dix
+lignes à peine!... Lisez plutôt!...</p>
+
+<p>Elle parcourait la feuille et se remémorant les
+lettres de Gérald&mdash;des lettres dont le laconisme
+n'excédait guère celui du billet qu'elle lisait:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, cher maître! soupirait-elle... Comme
+vous disiez, l'humanité est joliment bête!...</p>
+
+<p>Ces jours-là, par pitié pour ces douleurs pareilles
+aux siennes, elle opposait moins de rigueur aux
+baisers furtifs dont M. Raindal poursuivait, en toute
+occasion, ses mains nues ou gantées. Elle s'ingéniait
+à commander des plats succulents qu'elle
+savait devoir lui plaire. Puis, le dîner fini, dans le
+salon, s'il ne s'endormait pas, elle lui faisait la lecture&mdash;le
+journal, un ouvrage d'histoire&mdash;timidement,
+de son mieux, avec des intonations
+<span class="pagenum"><a id="Page_324"> 324</a></span>
+inexactes, des erreurs de petite fille, qui attendrissaient
+le maître au plus haut point. Ou, comble de
+délices, elle acceptait son bras pour un tour au jardin,
+le long de la pelouse, devant la terrasse du
+perron. Quand des nuages chargeaient le ciel, au
+couvert de l'obscurité, M. Raindal, bravement, baisait
+la main de la jeune femme qui le repoussait en
+chuchotant. Une fois, il faillit hasarder un baiser
+plus proche, dans la nuque, profitant du corsage à
+demi décolleté que portait le soir M<sup>me</sup> Chambannes.
+Mais au moment d'exécuter, une telle frayeur l'empoigna,
+qu'il s'arrêta du coup sur place.</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes souffrant, cher maître? interrogea
+Zozé.</p>
+
+<p>&mdash;Non! fit-il se remettant en route... J'écoutais
+le vent dans le feuillage!...</p>
+
+<p>Quand il remontait vers sa chambre, après ces
+nocturnes équipées, il avait peine à se mettre au
+lit. Les réflexions sourdaient en lui par bouillonnantes
+cascades. Il comptait le nombre des baisers
+tolérés par M<sup>me</sup> Chambannes depuis le matin: un
+dans le bois de Verneuil, un autre dans le parc
+avant le déjeuner, un autre l'après-midi, dans la
+chambre de Zozé où il s'était rendu sous prétexte
+de réclamer un livre, un cinquième, un sixième, ce
+soir, au-dessous de la terrasse... Additions enfantines
+et non sans vanité,&mdash;il en convenait modestement!</p>
+
+<p>Mais que pèsent les considérations métaphysiques
+auprès de l'écrasante réalité de nos joies?
+A celle-ci il n'est de mesure que les variations de
+notre sentiment. S'il s'exalte, ne dédaignons point
+<span class="pagenum"><a id="Page_325"> 325</a></span>
+ses enthousiasmes; s'il s'abaisse et fléchit, quelle
+philosophie le relèvera?... Ainsi méditait M. Raindal,
+avec un mépris graduel pour les plaisirs spéculatifs.</p>
+
+<p>Souvent il atteignait à l'extrême franchise, à ces
+examens solennels où l'âme parle à l'esprit, comme
+l'épouse fidèle à l'époux. Eh bien! oui, là, sous
+les yeux clairs de sa conscience, M. Raindal ne le
+niait pas. Il était un peu amoureux de sa gentille
+petite élève. Il éprouvait à son approche des rougeurs,
+des émois, des sursauts intérieurs qui, de
+l'aveu général, sont l'indice de l'inclination. Amour
+certes inoffensif, flamme qui n'ardait pas, rayons
+ultimes du c&oelig;ur! Quel danger courait-il à se réjouir
+de ces lueurs crépusculaires que la Vie, par un
+dernier bienfait, rallume quelquefois sur la route
+de la tombe? Quelle faute commettait-il en puisant
+dans ces illicites baisers une fougue de jeunesse
+renaissante, un démenti continuel au déclin fatal
+des années?</p>
+
+<p>Ces pensées graves l'attristaient. Il déplorait
+d'être si vieux, de n'avoir pas connu plus tôt sa
+chère amie M<sup>me</sup> Chambannes. Puis, sans mentionner
+le départ prochain qui le séparerait de
+la jeune femme, combien d'heures auprès d'elle
+lui ménageait encore la Destinée?... Et sous une
+poussée d'amertume, il s'attablait pour écrire à
+Thérèse, faire l'essai de nouveaux projets. Août
+allait finir, et, de certains propos échappés à
+M<sup>me</sup> Chambannes, M. Raindal n'était pas éloigné de
+conclure qu'une prolongation de séjour charmerait
+la châtelaine. Dans maintes causeries elle semblait
+<span class="pagenum"><a id="Page_326"> 326</a></span>
+avoir indiqué que la venue de ces dames en
+septembre ne serait pas pour lui déplaire. Qu'en
+disaient-elles, ces dames? Le cas échéant, voudraient-elles
+rejoindre le maître au lieu de rentrer à Paris,
+par ces «grosses chaleurs» qui menaçaient de persister?
+M. Raindal ne prétendait pas les contraindre.
+Pourtant, à son avis, la bouderie durait trop; et il
+ne lui paraissait guère séant de rebuter une seconde
+fois des avances tellement cordiales...</p>
+
+<p>Il se couchait ragaillardi par cette espérance
+qu'on a, d'avoir exprimé ses espoirs. Et le lendemain,
+à la vue de Zozé, toute souriante et fraîche
+dans un peignoir léger, comme une nymphe matinale,
+les dernières vapeurs de sa mélancolie
+fuyaient.</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous donc, cher maître? lui criait-elle
+allègrement du haut de sa fenêtre.</p>
+
+<p>Il relevait la tête, et, lançant à M<sup>me</sup> Chambannes
+un camarade bonjour de la main:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais à l'écurie donner du sucre à Notpou...
+Et après, je vais à la poste jeter une lettre pour
+ces dames!...</p>
+
+<p>&mdash;Dépêchez-vous, cher maître!... Dans une
+demi-heure, je suis prête!...</p>
+
+<p>Il se retournait tous les cinq pas, en plaçant la
+main contre ses yeux. Elle souriait toujours, accoudée
+au balcon. Les larges manches de son peignoir
+avaient glissé. Et son bras replié sur la balustrade
+dressait une solide massue de chair blanche.</p>
+
+<p>«Pourvu que ces dames veuillent!» songeait
+M. Raindal en s'acheminant vers l'écurie.</p>
+
+<p>Un matin qu'il revenait de porter à la poste la
+<span class="pagenum"><a id="Page_327"> 327</a></span>
+quatrième lettre depuis le début de la semaine,&mdash;trois
+étaient demeurées sans réponse,&mdash;il rattrapa,
+en route, le facteur cantonal qui desservait le
+château.</p>
+
+<p>&mdash;Une lettre pour vous, monsieur! fit l'homme
+en saluant.</p>
+
+<p>Le maître ralentit l'allure. C'était une lettre de
+Langrune. Ces dames reconnaissaient la justesse
+des remarques concernant les grosses chaleurs. En
+conséquence, elles retarderaient leur départ et ne
+se réinstalleraient à Paris que vers le 15 septembre.
+Des Frettes, de M<sup>me</sup> Chambannes, pas un
+mot.</p>
+
+<p>&mdash;Les sottes! murmurait le maître avec contrariété.</p>
+
+<p>Mais son contentement fut plus fort. Au fait, il
+acquérait la prolongation désirée, le droit de rester
+aux Frettes. Qui sait même si en venant, ces
+dames ne l'eussent pas incommodé d'une humiliante
+surveillance! Et quant à leurs froideurs,
+quant à leur sourde inimitié, on aviserait au retour,
+on les materait coûte que coûte.</p>
+
+<p>Il marchait si vite qu'il croisa le facteur à la
+porte du château.</p>
+
+<p>Au milieu de la terrasse à balustrade de pierre,
+qui longeait le pourtour de la maison, Zozé rêvait
+assise dans un fauteuil de paille. Devant elle, sur
+une petite table, près d'un plateau à thé, gisaient
+des lettres dépliées.</p>
+
+<p>&mdash;Y a-t-il du neuf, cher maître? questionna-t-elle..
+Le facteur m'a dit qu'il vous avait remis
+une lettre... Est-ce que c'est de ces dames?...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_328"> 328</a></span>
+M. Raindal balbutia des explications confuses.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, quand partez-vous? fit Zozé avec calme.</p>
+
+<p>Il la contemplait d'un air un peu déçu.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! je ne pars pas, mon amie... Puisque
+vous le voulez bien, j'aurai le bonheur de ne pas
+partir!...</p>
+
+<p>Il avait décoché&mdash;à droite, à gauche&mdash;deux
+regards circonspects, et il saisit la main de Zozé en
+inclinant le buste.</p>
+
+<p>&mdash;Maintenant, moi aussi, j'ai de grandes nouvelles!
+déclara la jeune femme qui réprimait un
+geste d'énervement tandis que M. Raindal achevait
+son lourd baiser... D'abord, j'ai reçu un télégramme
+de Georges. Il revient le 1<sup>er</sup> septembre, lundi, dans
+trois jours...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! fit M. Raindal machinalement... Tant
+mieux!... Il va bien?...</p>
+
+<p>&mdash;Très bien!... Vous lirez sa dépêche... Et ensuite...</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite? redit le maître avec une oppression
+d'anxiété.</p>
+
+<p>&mdash;Ensuite, j'ai reçu une lettre de ces messieurs
+de Meuze m'annonçant qu'ils viennent passer une
+huitaine aux Frettes.</p>
+
+<p>M. Raindal, dont la bouche se tordait, tenta une
+objection suprême:</p>
+
+<p>&mdash;Cependant vous m'aviez assuré...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, qu'ils devaient faire l'ouverture... Ils la
+font en Poitou, où elle n'a lieu que le 12...</p>
+
+<p>&mdash;C'est différent! murmura le maître d'un ton
+vaincu... Ils arrivent quand, ces messieurs?</p>
+
+<p>&mdash;Lundi également...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_329"> 329</a></span>
+Le maître respira et, d'un accent plus ferme:</p>
+
+<p>&mdash;Le même jour que votre mari?</p>
+
+<p>&mdash;Oui! fit Zozé qui l'observait du coin de la paupière...
+C'est-à-dire que Georges débarque à Paris
+vers neuf heures... L'oncle Panhias va le chercher
+à la gare du Nord et il ne pourra pas être ici avant
+onze heures... Ces messieurs de Meuze, eux, y
+seront dans l'après-midi... Georges les suivra de
+quelques heures, en somme!</p>
+
+<p>&mdash;C'est ça, de quelques heures! répétait au hasard
+M. Raindal.</p>
+
+<p>Il appuya la main à son front, se plaignant
+d'une subite migraine. Le soleil, sans doute, ou sa
+hâte à rentrer!</p>
+
+<p>&mdash;Si vous permettez, je ne sortirai pas ce matin,
+dit-il... Je préfère me reposer...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes, en souriant, le regardait s'en
+aller. Puis une chute de maussaderie lui abaissa
+les lèvres. Au fond, il n'y avait pas de quoi rire!
+Tout s'arrangeait très mal. Le maître prenant au
+sérieux de banales phrases de politesse, ou des
+regrets formulés dans un moment de colère contre
+Gérald; le père Raindal collant au Frettes pour
+quinze jours! Là-dessus Georges qui tombait de
+Bosnie! Le marquis et son fils arrivant en même
+temps, comme convenu! Pas d'espoir que Raldo
+consentit à hâter leur retour! A peine une soirée
+pour se revoir, se retrouver! Et cela, devant le
+père Raindal qui faisait déjà la tête, et les aurait
+sous l'&oelig;il! Que de malchances, de complications,
+de difficultés!...</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Chambannes, pendant les trois jours qui
+<span class="pagenum"><a id="Page_330"> 330</a></span>
+suivirent, s'excusa de son humeur morose. Elle se
+sentait souffrante, elle avait mal aux nerfs.</p>
+
+<p>M. Raindal affecta la pitié, le bon vouloir. A
+peine essayait-il un baiser ou deux, par contenance.
+Mais lui non plus n'était pas gai. L'oncle
+Panhias, courtoisement, lui en adressa le reproche.
+Le maître feignit de s'étonner. Non, franchement,
+il n'avait nulle raison d'être triste; et pour prouver
+son insouciance, il ricanait en se tapant la poitrine:</p>
+
+<p>&mdash;Ha! ha! Moi pas gai! Ha! ha! Et pourquoi
+ne serais-je pas gai? Ha!...</p>
+
+<p>L'image de Gérald retraversait, plus vivace, son
+esprit: le petit rire du maître s'arrêta net, comme
+brisé en deux par un choc.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_331"> 331</a></span></p>
+
+<h2>XVII</h2>
+
+<p>Le lundi soir, après dîner, on passa au salon
+pour prendre le café.</p>
+
+<p>Zozé inaugurait une robe en mousseline bleu de
+lin, dont le corsage échancré laissait à nu son cou
+cerclé d'un double rang de perles. Le marquis était
+en habit et cravate blanche, Gérald en smoking
+avec une rose jaune à la boutonnière. Et il émanait
+d'eux comme un reflet de fête.</p>
+
+<p>Les hautes croisées de la pièce étaient demeurées
+ouvertes. Elles donnaient de plain-pied sur la
+terrasse du pourtour. Par l'écartement de leurs
+battants, on apercevait la pelouse et les corbeilles,
+l'amas touffu des arbres du parc. Le jour ne se retirait
+qu'à regret. Ses clartés grises semblaient,
+dans l'air, disputer à la nuit la tiède saveur de
+cette journée finissante.</p>
+
+<p>&mdash;Jolie soirée! fit M. de Meuze qui fumait un
+cigare au balcon de la terrasse.</p>
+
+<p>M. Raindal, assis dans le fond du salon, face à
+la fenêtre, lisait le journal près d'une lampe.
+M<sup>me</sup> Chambannes et Gérald causaient dans l'angle
+de gauche sur un petit divan de cretonne. La
+<span class="pagenum"><a id="Page_332"> 332</a></span>
+tante Panhias servit à chacun le café, tout en
+maugréant contre son mari qui s'était obstiné à ne
+partir qu'après le dessert. Avait-on jamais vu entêtement
+si absurde! Dès lors que l'on se rendait
+au-devant de quelqu'un, n'était-ce pas le moins
+que de sacrifier son dessert? Et elle tourmentait
+Zozé pour connaître l'heure des trains, calculer les
+correspondances, décider si l'oncle Panhias arriverait
+en temps voulu!</p>
+
+<p>M. de Meuze, qui reparaissait, interrompit ces
+doléances:</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'excuserez, mesdames! fit-il... Le
+voyage m'a harassé... Je vais aller mettre au lit
+ma vieille patraque de personne!...</p>
+
+<p>Il s'approchait de M. Raindal pour lui tendre la
+main.</p>
+
+<p>&mdash;Chut! murmura-t-il en se retournant vers les
+jeunes gens... La science dort... Paix à son sommeil!...
+Bonsoir, chère madame!...</p>
+
+<p>Zozé lui adressait de la tête un amical adieu.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! ce n'est rien! déclara à mi-voix la tante
+Panhias... Cela lui prend presque chaque soir, à
+ce brave M. Raindal!...</p>
+
+<p>Elle s'esquivait avec le marquis, ayant vingt
+choses à commander pour les appartements des
+nouveaux hôtes, le retour de Chambannes, la voiture
+qu'il fallait atteler.</p>
+
+<p>&mdash;Enfin seuls! susurra gouailleusement Gérald.</p>
+
+<p>&mdash;Plus bas, mon chéri! implora Zozé qui lui
+pressait la main.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?... Puisqu'il dort!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_333"> 333</a></span>
+Zozé, les sourcils froncés, examinait M. Raindal
+sans lâcher la main de son Raldo. Puis, se levant
+et tirant à elle le jeune homme:</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, venons sur la terrasse... Je serai plus
+tranquille...</p>
+
+<p>Elle soupirait:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon Raldo, quelle scie qu'il soit resté!...
+Et tu sais, nous l'avons encore pour quinze
+jours!...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, tu m'as dit!... Bah! s'il nous gêne, on
+le sèmera, le Kangourou!... Ce ne doit pas être
+bien difficile!...</p>
+
+<p>Il s'étaient accoudés dehors à la balustrade de
+pierre blanche. M. Raindal, minutieusement, entr'ouvrit
+les paupières. D'où il se trouvait placé, il
+ne voyait que de biais que M<sup>me</sup> Chambannes, l'évasement
+de sa jupe bleu pâle, son buste de trois
+quarts, sa fine tête profilée à droite.... Pour parler
+à Gérald, sans doute, à Gérald qu'il devinait
+tout près, coude à coude avec elle, comme il avait
+été lui-même, là-haut, dans la chambre lumineuse,
+le premier jour de l'arrivée!... Il retint sa respiration
+afin d'essayer de les entendre. Il ne distinguait
+qu'une mélopée de paroles confuses, une
+cascade de syllabes ouatées dont le sens se brisait
+aux invisibles cloisons de l'air.</p>
+
+<p>Parfois le buste de la jeune femme oscillait, son
+profil sombrait dans le noir. Un meurtrier arrêt
+tranchait l'entretien. M. Raindal, les mains collées
+à son fauteuil, contemplait avec un recul de souffrance
+la robe pâle sans tête, le corps décapité de
+sa petite élève. Pourquoi se penchait-elle tant? A
+<span class="pagenum"><a id="Page_334"> 334</a></span>
+quel mystère inclinait-elle le chuchotement de sa
+bouche rieuse?</p>
+
+<p>Et soudain une grande ombre fila derrière
+M<sup>me</sup> Chambannes, la silhouette de Gérald, sa rose,
+sa moustache brune. Des pas agiles descendirent
+les marches du perron. Les cailloux grincèrent
+dans le jardin. Maintenant, d'en bas, une voix
+contenue monologuait par intervalles. M<sup>me</sup> Chambannes,
+la tête fixe, paraissait l'écouter; et son
+index, devant le visage, opposait des gestes de refus.</p>
+
+<p>M. Raindal, oubliant toute prudence, avait complètement
+écarquillé les yeux. Une brusque volte-face
+de Zozé les lui fit refermer juste à temps. Que
+se passait-il donc? Elle pénétrait dans le salon, y
+cherchait un objet,&mdash;une mantille, présuma
+M. Raindal, au froissement de la soie, des dentelles,&mdash;resortait
+sur la pointe des pieds, se retournait
+un instant à la hauteur du seuil... Puis
+ses talons sonnaient contre les degrés du perron.
+Le sable de l'allée recraquait sous des pas.</p>
+
+<p>&mdash;C'est un peu fort! murmura le maître qui se
+levait en s'étirant.</p>
+
+<p>Il prêta l'oreille. Tout, dehors, s'était tu. Ah çà!
+où se sauvait-elle? Oui, dans le jardin, se promener
+avec le jeune Gérald. Mais s'ils se promenaient,
+comment expliquer ce silence? Auraient-ils,
+par hasard, franchi la limite coutumière, été jusqu'à
+la pelouse, peut-être même au delà? Invraisemblable
+licence! Pourtant M. Raindal tenait à
+s'en assurer. A son tour, il vint s'appuyer au balustre
+de pierre blanche. Son c&oelig;ur, par chocs désordonnés,
+<span class="pagenum"><a id="Page_335"> 335</a></span>
+tapait contre les côtes, et ce martèlement
+continu se propageait à son bras gauche
+comme un sourd tocsin intérieur. Il plongea d'un
+coup d'&oelig;il dans le jardin.</p>
+
+<p>Le silence y persistait, sous le ciel chamarré
+d'étoiles. Un demi-jour bleuâtre s'étalait partout
+où les massifs, les arbres, quelque obstacle résistant
+et dense n'avait pas rabattu ses fragiles lueurs.
+Ainsi la pelouse se discernait avec tous ses contours,
+toutes ses corbeilles fleuries et sa pente
+légère. L'allée du bord aussi dessinait nettement
+ses clairs méandres de gravier. Et l'obscurité ne
+renaissait qu'après, à la haute muraille des tilleuls,
+qui dilataient au loin, dans l'atmosphère humide,
+la senteur de leurs floraisons tardives.</p>
+
+<p>D'habitude, M. Raindal raffolait de ce parfum
+sucré. Il l'aspirait avec gourmandise, la bouche
+grande ouverte, les narines palpitantes. Mais, à
+présent, l'angoisse pétrifiait tout son corps, sauf les
+yeux. Il n'avait plus de force, de vie, de conscience
+que pour inspecter l'ombre, que pour fouiller les
+ténèbres de ses regards cupides, des regards qui
+voulaient et voulaient encore voir...</p>
+
+<p>Non, personne sur la pelouse, personne dans
+l'allée, nul bruit par le gravier! Ils se cachaient
+donc dans le parc, les misérables?</p>
+
+<p>A cette question terrible, le maître ne prit pas
+le loisir de répondre. Brusquement, il s'était redressé;
+et d'une allure automatique, dont la raideur
+même titubait, il descendit les marches.</p>
+
+<p>Deux enjambées lui avaient suffi pour gagner la
+pelouse, la terre grasse qui étouffait le bruit de
+<span class="pagenum"><a id="Page_336"> 336</a></span>
+ses pas. Il eut un ricanement sardonique, une
+sorte de toux victorieuse. Au moins par ici, par
+ce sol mou, on ne l'entendrait pas venir. Heu!
+heu!... Où se dirigeait-il de sa démarche fascinée?
+Que dire, que faire, qu'inventer, si au coin d'un
+sentier il se heurtait à eux? Y songeait-il seulement,
+sous la sauvage douleur qui le brûlait sans
+trêve, le poussait en avant comme une bête folle
+sous l'incendie? Il ne sentait plus rien, ni le parfum
+des tilleuls, ni la fraîcheur de l'herbe qui humectait
+ses chevilles, ni l'odieux de cette poursuite,
+ni la honte de ses ruses!... Il approchait, il
+atteignait le parc, il allait voir!...</p>
+
+<p>Il s'était engagé au plus épais de la futaie. Le
+tapis des feuilles mortes exhalait lentement vers
+lui son âcre odeur de pourriture éternelle et toujours
+renouvelée. Des branchettes souples lui cinglaient
+la face. Des racines entravaient ses pieds. Et
+il continuait, les yeux à moitié clos par crainte des
+épines, la sueur coulant à son front, les mains
+projetées en avant pour palper l'ombre et le feuillage.</p>
+
+<p>Mais subitement, il s'arrêta. De la gauche, de
+l'endroit où il supposait la clairière des tilleuls,
+l'espacement des arbres, le champignon de pierre
+et les sièges de jonc, une rumeur montait, comme
+un duo de voix violentes et langoureuses. Un instant,
+elles cessaient, puis elles réitéraient leurs
+plaintes. Il eut l'impression que son c&oelig;ur se rétrécissait,
+s'annihilait dans sa poitrine. Il avait stoppé
+une minute, car ses jambes pliaient... Il reprit sa
+marche, haletant, courbé en deux comme un gorille,
+<span class="pagenum"><a id="Page_337"> 337</a></span>
+frôlant des mains le sol. Les voix se précisaient
+à mesure qu'il rampait vers elles et soudain
+il faillit fléchir. Il percevait tout maintenant, jusqu'au
+son familier de ces voix. Et c'était un
+échange d'invocations tellement éhontées, d'apostrophes
+à la fois si bestiales et si tendres qu'il en
+demeura stupéfié. Ah! seule peut-être la reine
+Cléopâtre avait jamais déchu à ce degré d'impudeur!...
+M. Raindal n'eut pas le courage de regarder,
+de voir. Une panique rageuse l'emportait, un
+besoin frénétique de fuir, d'échapper aux tortures
+de cette futaie infernale. Alors il se précipita dans
+une course éperdue, furieuse, sans peur du bruit
+cette fois, sans peur de se trahir, broyant les
+branches sur son chemin, se vengeant contre les
+arbustes, ahanant, galopant avec un fracas de gros
+gibier qui détale sous bois devant la meute. Il
+était à bout de souffle. Il buta contre la pelouse où
+les dahlias le reçurent. Il s'était prestement relevé,
+les genoux alourdis de terre moite. Il se remit en
+route d'un train plus modéré, quoique hâtif encore.</p>
+
+<p>Sans courir, ses jambes nerveusement pressaient
+le pas, se soulageaient à cette allure vive.
+Parvenu au bas du perron, instinctivement il brossa
+de la manche ses habits. Par un restant de clairvoyance,
+il redoutait la tante Panhias, sa curiosité,
+ses questions possibles. Mais le salon demeurait
+vide. Le maître s'élança dans le vestibule, gravit
+moelleusement l'escalier... Enfin il était dans sa
+chambre. D'un coup de pied retentissant il referma
+la porte. Sa main tremblante tournait à double
+tour la clef dans la serrure. Il se laissa tomber,
+<span class="pagenum"><a id="Page_338"> 338</a></span>
+épuisé, au bord de son vaste lit apprêté déjà pour
+le sommeil...</p>
+
+<p>La lassitude pourtant ne l'avait pas calmé. Des
+bouillonnements de colère déferlaient dans ses veines.
+Il esquissait avec les mains des gestes de destruction.
+Il aurait voulu tenir M<sup>me</sup> Chambannes,
+la briser comme les branches du parc, l'émietter,
+l'anéantir.</p>
+
+<p>Sa petite élève! Sa petite élève! Était-ce elle,
+était-ce cette bouche candide qui avait proféré de
+si abominables mots? A chaque souvenir de chaque
+parole, il sentait dans son c&oelig;ur s'enfoncer comme
+une lame. Non, son jugement prévenu s'insurgeait
+contre tant d'opprobre, sa mémoire mentait!... Sa
+petite élève! Sa chère amie! Et, simultanément,
+à ces noms d'affection il joignait les plus basses
+insultes. Il évoquait Thérèse, sa haine contre Zozé,
+et il l'eût voulue auprès de lui pour haïr la coupable
+ensemble.</p>
+
+<p>Oh! Thérèse ne s'était pas trompée sur la niaiserie
+de cette M<sup>me</sup> Chambannes, sur sa dépravation,
+sur sa médiocrité. En une fois, elle l'avait mieux
+appréciée, devinée, condamnée, que lui en cent
+rencontres. Car elle n'aimait pas, Thérèse, tandis
+que lui, il aimait, hélas!</p>
+
+<p>&mdash;Oui, je l'aimais, je l'aime! murmurait-il d'une
+voix fervente comme pour renier par cet aveu
+repentant tous les chétifs travestissements, tous
+les artifices de pruderie où s'était abritée sa passion
+sans vaillance.</p>
+
+<p>Un bruit de volets qu'on fermait, de pas dans
+l'escalier, interrompit ses oraisons. Il espérait que
+<span class="pagenum"><a id="Page_339"> 339</a></span>
+M<sup>me</sup> Chambannes monterait demander de ses nouvelles.
+Que lui répondrait-il? Se jetterait-il à ses
+genoux, en balbutiant piteusement des prières
+d'amour? Ou la repousserait-il de quelque riposte
+méprisante?</p>
+
+<p>Il n'eut pas à choisir. Zozé ne montait pas. Et,
+à sa place, les échos du parc reprenaient dans
+l'esprit du maître leur diabolique et vil concert, le
+duo de leurs accents ravis.</p>
+
+<p>Oh! les atroces, les répugnantes paroles! M. Raindal
+comparait avec les notes latines de son livre.
+C'était à vingt siècles de distance presque les mêmes
+mots, les mêmes folies que celles dont Cléopâtre,
+dans les pires extases, se plaisait à stimuler son
+amant, le soudard Antoine! Par quel miracle d'universelle
+et immuable perversité ce vocabulaire
+infâme s'était-il transmis honteusement de la reine
+des Égyptes à la gentille amie du maître? Que de
+couples amoureux avaient dû, d'âge en âge, le
+redire et le conserver!...</p>
+
+<p>Puis tout d'un coup, dans le trouble de ces parallèles
+historiques, une nette intuition brilla. M. Raindal
+comprenait, il s'expliquait enfin l'&oelig;uvre de sa
+petite élève... Son professeur plutôt, sa petite
+éducatrice, qui depuis le premier jour, peu à peu,
+lui avait appris l'existence raffinée, les jouissances
+matérielles, la réalité saisissable de tous ces
+termes qu'il employait naguère distraitement dans
+ses phrases, dans ses livres, comme les pièces
+symboliques d'un échiquier sans vie!... Plaisir,
+amour, luxe, élégance, ardeur des sens, beauté,
+grâce, passion, tendresse, autant de vocables inertes,
+<span class="pagenum"><a id="Page_340"> 340</a></span>
+avant que M<sup>me</sup> Chambannes les lui eût vivifiés!</p>
+
+<p>Et la leçon dernière, l'achèvement de cet apprentissage,
+ne venait-il pas de s'accomplir, là-bas
+dans la futaie où peut-être elle était encore, pâmée,
+à l'oublier aux bras d'un autre!...</p>
+
+<p>La souffrance inconnue dont le déchirait cette
+vision apparut à ses lèvres en un rictus d'horreur.
+Il s'était levé de son lit, les paupières clignantes.
+Ses poings battirent l'air dans un élan de menace.
+Il fut quelques minutes sans retrouver le fil de ses
+méditations.</p>
+
+<p>Dans le fauteuil de cretonne où il s'était écroulé,
+fourbu, il revivait toute sa carrière, la succession
+de ces années vertueuses dont la droiture jadis
+exaltait son orgueil. Comme elle lui semblait aujourd'hui
+maussade, mesquine, cette étroite petite
+sente parcourue au prix de tant de peines et de
+tant d'efforts! Elle lui faisait l'effet d'un de ces
+petits chemins détournés qu'on longe aux jours de
+fête, pour fuir la joie des autres... Auprès, il entrevoyait,
+comme dans une estampe ancienne, la kermesse
+bruyante de la Vie, des groupes qui chantaient,
+des gerbes fleuries, des ivresses, des femmes
+avec des hommes, l'exubérance fougueuse de la
+multitude en liesse... Et lui cependant, à l'écart,
+poursuivait pas à pas sa route, après l'étape franchie
+n'apercevant que l'étape prochaine, ne s'appliquant
+qu'à ne pas dévier, ne mettant son zèle qu'à
+ne pas se distraire... Que lui importait de l'autre
+côté qu'on s'amusât et qu'on vécût?... Ne savait-il
+pas de science certaine la vanité vulgaire des plaisirs
+qui contentent la foule, et le dégoût qu'ils laissent,
+<span class="pagenum"><a id="Page_341"> 341</a></span>
+et la sottise où ils ravalent, et ce peu de chose
+qu'est la femme, <em>mulier</em>, devant un esprit supérieur?...</p>
+
+<p>Les femmes, il n'en avait guère connu qu'une,
+la sienne. Sauf des escapades d'étudiant, oubliées
+aussitôt que faites, il se rappelait son existence de
+jeune homme, les quatre ans écoulés au désert
+sous les ordres de Mariette-Bey, son imperturbable
+chasteté, ce précoce mépris de l'amour dont le
+«Grand Bey» lui-même le raillait. Quand les
+camarades quittaient le campement, se rendaient à
+la ville voisine pour voir les danses des bayadères
+ou passer une nuit de congé avec les filles indigènes,
+le plus souvent M. Raindal découvrait
+quelque prétexte à ne pas les rejoindre: un travail
+à achever, un papyrus à déchiffrer, une indisposition
+fortuite. «Sapristi, Raindal, dégourdissez-vous
+donc, mon garçon! commandait le Grand
+Bey de sa voix sarcastique... Vous finirez par nous
+faire croire que vous avez une liaison avec une
+momie!» Le jeune savant riait, promettait de
+suivre les camarades, et, à la dernière minute, se
+rétractait. Les bayadères l'ennuyaient. Depuis, hormis
+sa femme, rien, pas une aventure, pas un souvenir,
+ni un gracieux visage, ni aucun de ces fantômes
+chéris dont une particulière beauté&mdash;la
+main, le sourire, la finesse des baisers, la douceur
+des yeux&mdash;vous flatte jusqu'à la tombe de sa
+compagnie secrète.</p>
+
+<p>Et à présent il était là, blanchi, défiguré par
+l'âge, incapable de plaire, pantelant d'amour à
+l'heure où les voluptés cessent, épris d'une jeune
+<span class="pagenum"><a id="Page_342"> 342</a></span>
+femme qui en aimait un autre... Quel châtiment!
+Quelle agonie! Combien de temps durerait-elle à lui
+montrer toutes les béatitudes manquées par morgue
+pédantesque ou superbe confiance en soi?...</p>
+
+<p>Il s'était rapproché de la cheminée; et debout,
+vis-à-vis du miroir, il tordait ses traits en grimaces
+pour se convaincre encore plus de sa décrépitude
+sans recours. Ah! oui, un joli teint, de
+jolies dents, et des rides, et des boursouflures, et
+des mollesses de chair, tout ce qu'il fallait, ma foi,
+pour séduire une femme!</p>
+
+<p>Les roues d'une voiture écrasèrent le gravier du
+jardin. On entendait des appels de voix, des rires.
+Georges arrivait.</p>
+
+<p>M. Raindal fut saisi de l'envie de descendre. Il
+alléguerait le retour de Chambannes, la bienvenue
+à lui souhaiter, et il pourrait revoir Zozé. La main
+sur le bouton de la porte, un scrupule d'amour-propre
+le retint. Non, c'eût été trop lâche! Il resta.</p>
+
+<p>Des portes claquèrent au-dessous. Le silence se
+refaisait par la maison. M. Raindal eut au c&oelig;ur un
+nouvel élancement. Il réfléchissait que maintenant
+le mari était chez sa femme... Ses épaules se
+secouèrent dans un ricanement mauvais. Bah! il
+ne l'enviait pas ce malheureux Chambannes. Non,
+vraiment, il n'y avait pas de quoi! Être le mari
+d'une écervelée, d'une petite sotte, d'une indigne
+créature qui l'instant d'avant... Il ne termina pas.
+Ses yeux s'injectaient de sang. Des malédictions
+brutales jaillissaient de ses lèvres. Il étouffait. Il
+ouvrit la fenêtre.</p>
+
+<p>La nuit avait fraîchi. Dans le lointain, parfois,
+<span class="pagenum"><a id="Page_343"> 343</a></span>
+dans la plaine, un train faisait sinuer à l'horizon
+son serpent de lumières jaunes. Ou bien les coqs du
+voisinage, abusés par la fausse pâleur du ciel, se
+lançaient à travers les espaces leurs intrépides
+saluts, auxquels des chiens répondaient en hurlant.</p>
+
+<p>M. Raindal gravement contempla les étoiles
+bleuissantes. Chacune lui représentait un soleil
+avec des satellites gravitant autour. Il se demandait
+combien de douleurs identiques à la sienne
+devaient en ce moment gémir sur ces planètes obscures.
+Il raisonnait, calculait, se grisait de pensées
+altières. Il invoquait la Douleur humaine, la Souffrance
+des Mondes, la Plainte universelle,&mdash;toute
+la pitié convenue, toute la charité verbale, toute
+l'hygiène égoïste et hypocritement tendre, tous les
+remèdes déclamatoires que les livres enseignent
+aux chagrins personnels. Mais il n'en éprouvait
+aucun soulagement.</p>
+
+<p>Pauvre penseur, pauvre maître, pauvre homme!
+Ah! oui! il pouvait appeler à son aide les spectacles
+célestes, les astronomes, les philosophes
+Newton, Laplace, Kant et Hegel! Il pouvait se
+gonfler! Il pouvait se grandir!</p>
+
+<p>Il n'en gardait pas moins à gauche de sa poitrine
+un atome de chair plus sensible, plus réel que tous
+ces infinis de parade, impuissants à le guérir
+comme à le dominer.</p>
+
+<p>Que lui demeurait-il donc dans l'accablante
+catastrophe? Sa famille? Il avait, depuis un an,
+perdu jusqu'au goût de la chérir! Son travail? Il
+en détestait l'&oelig;uvre, le mirage menteur, la routine
+malfaisante!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_344"> 344</a></span>
+Alors il referma la fenêtre. Il renonça aux étoiles.
+Il se rassit sur son lit et se mit à pleurer.</p>
+
+<p>Finies, les illusions! Finies, les fatuités de vieillard!
+Il s'en irait le lendemain. Il ne serait pas témoin
+de <em>leur</em> humiliant amour. Il ne verrait plus jamais sa
+chère petite élève. Et il pleurait... Douleur enfin sincère,
+sans vilenies de rancune, sans parodie d'orgueil,
+douleur humble qui s'avoue et qui aime ses larmes!
+M. Raindal y trouva l'apaisement, puis le sommeil.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Le lendemain cependant, vers dix heures, comme
+il descendait au jardin, une commotion soudaine
+rouvrit sa plaie intime.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, monsieur, Madame est sortie, assurait
+Firmin... Elle est allée se promener en tonneau
+avec M. de Meuze..</p>
+
+<p>&mdash;Avec lequel? aboya presque M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Avec M. le marquis... M. le comte et Monsieur
+sont encore dans leurs chambres.</p>
+
+<p>&mdash;Ah! bien! Bon! fit M. Raindal en recouvrant
+son flegme.</p>
+
+<p>Il s'assit dans un rocking-chair, à l'ombre de la
+terrasse, et il affecta de s'absorber à la lecture
+d'un journal.</p>
+
+<p>Mais ses yeux immobiles ne parcouraient pas
+les lignes. Leur zèle intérieur suivait d'autres
+idées, d'autres phrases, le petit discours de séparation,
+quelques paroles mystérieuses et fermes dont
+le maître annoncerait son projet de partir. Il en
+savait le principal, quand Notpou montra sa noire
+crinière rase à l'orée du feuillage.</p>
+
+<p>Le marquis dans la voiture saluait cordialement
+<span class="pagenum"><a id="Page_345"> 345</a></span>
+de la main M. Raindal. Oh! plus de retardements!
+Plus d'hésitations! Le maître était bien évincé,
+destitué de son pouvoir! Jusqu'au père de Gérald,
+jusqu'à ce vieux marquis qui lui prenait aussi sa
+chère petite élève et dont il se sentait jaloux!...
+S'en aller, il fallait s'en aller au plus tôt! La souffrance
+elle-même exigeait ce prompt sacrifice!</p>
+
+<p>Le maître se leva. Il guettait le premier regard
+de M<sup>me</sup> Chambannes, la mine défaite, les paupières
+baissées qu'elle aurait immanquablement pour lui
+dire bonjour. La physionomie de Zozé le déçut. Elle
+s'avançait vers lui souriante selon son habitude, les
+yeux à l'aise sous sa voilette relevée, tel un bandeau,
+à hauteur des sourcils; et elle lui tendait sa petite
+main gantée de blanc, sans contrainte, comme
+la veille, comme le matin d'avant, comme si entre
+eux la nuit, Gérald, le parc, rien de toutes ces
+hontes n'eût été!... Il lui serra la main d'une pression
+timide, et, se rasseyant dans le rocking-chair:</p>
+
+<p>&mdash;Auriez-vous quelques minutes d'entretien à
+m'accorder, chère madame? questionna-t-il en considérant
+le cuir bruni de ses souliers jaunes.</p>
+
+<p>&mdash;Volontiers! fit délibérément M<sup>me</sup> Chambannes
+qui traînait un fauteuil auprès de celui du maître.</p>
+
+<p>Elle s'assit, et, caressant M. Raindal d'une de
+ses chaudes &oelig;illades.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous écoute, cher maître... Vous avez des
+ennuis? Pas de la part de ces dames, au moins?...</p>
+
+<p>Elle se dégantait sans cesser de sourire; et, les
+bras relevés en anses gracieuses des deux côtés de
+son visage, elle s'évertuait à retirer la longue
+épingle cachée qui piquait son chapeau marin.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_346"> 346</a></span>
+&mdash;Vous vous trompez! bredouilla M. Raindal,
+les prunelles toujours vagues. Il s'agit justement
+de Langrune.</p>
+
+<p>Ses mains pendantes se crispaient au bout de ses
+poignets. L'air ingénu de M<sup>me</sup> Chambannes le
+révoltait, comme un dernier défi à sa crédulité.</p>
+
+<p>&mdash;Alors?... interrogea la jeune femme.</p>
+
+<p>Il osa la dévisager. Quoi! ces lèvres restaient
+fraîches après tant de souillures! Nulle trace ignominieuse
+ne salissait ce limpide regard! Pas même
+un frémissement! Pas même une rougeur! Le
+mensonge lavait donc tout de ses eaux scélérates!
+Un regain de fureur souleva M. Raindal. Sa prudence
+chancelait. Les phrases préparées fuyaient.
+Et, le regard fixe, la voix bourrue, les mains cramponnées
+au fauteuil comme pour y prendre plus
+d'élan, tout simplement il déclara:</p>
+
+<p>&mdash;Je m'en vais!</p>
+
+<p>&mdash;Vous partez! se récriait Zozé d'un ton de
+stupéfaction bien joué.</p>
+
+<p>M. Raindal se ressouvint à peu près des paroles
+à dire:</p>
+
+<p>&mdash;Excusez ma rudesse, ma mauvaise humeur...
+J'ai reçu ce matin, de ces dames, de Langrune,
+une lettre si pressante que je dois y céder... Elles
+me réclament là-bas, et je pars... Croyez que je
+suis navré!...</p>
+
+<p>Il y eut une pause. Zozé se recueillait. Sûre à
+présent qu'il partirait, pourquoi ne pas conserver
+ce maintien d'innocence dont la ténacité ne pouvait
+que dérouter ses soupçons? Et avec un imperceptible
+sourire:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_347"> 347</a></span>
+&mdash;Je vous crois, cher maître, dit-elle, quoique
+vous m'étonniez...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous étonne, chère madame? fit sournoisement
+M. Raindal dont le c&oelig;ur battait plus fort.</p>
+
+<p>&mdash;Voilà... J'étais en bas, ce matin, quand le facteur
+est venu... Il m'a remis tout le courrier et il
+n'apportait pas de lettre pour vous!...</p>
+
+<p>M. Raindal se taisait par bravade, dédaignant
+de se disculper, ne niant pas sa supercherie.</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, cher maître! reprit doucement Zozé...
+Puisqu'il n'y avait pas de lettre, qu'est-ce qui vous
+fait partir? Quelqu'un vous a mécontenté?... On
+vous a froissé sans le savoir?... Qui, dites-moi
+qui, je vous prie?</p>
+
+<p>Et ses yeux, alentour, semblaient chercher le
+fautif, le vilain, le méchant qui avait contrarié son
+cher maître. M. Raindal l'observa un instant, les
+lèvres convulsées de dégoût.</p>
+
+<p>«Qui, dites-moi qui?» se répétait-il mentalement.
+C'était trop de fourberie et trop d'impudence,
+à la fin! Il repoussa son fauteuil, les mâchoires
+distendues, prêtes à mordre, à lâcher tout
+leur faix de questions, d'outrages et de reproches!
+Mais d'un effort, il se maîtrisait; et, marchant
+devant Zozé, allant, revenant, sur un court espace
+de dix pas, il proféra d'une voix que la fureur
+hachait:</p>
+
+<p>&mdash;Ne me demandez rien, chère madame, rien,
+ce serait inutile!... Je dois partir et je pars... Je
+ne puis vous en dire plus... Je ne sais si vous me
+comprenez, et je souhaite que vous ne me compreniez
+pas... Oui, je le souhaite de toute mon âme...
+<span class="pagenum"><a id="Page_348"> 348</a></span>
+Hélas! au contraire, je crains bien que vous ne
+m'ayez compris...</p>
+
+<p>&mdash;Mais, cher maître!... protestait Zozé.</p>
+
+<p>&mdash;Bon! bon! chère madame!... Vous ne me
+comprenez pas?... Tant mieux... Vous me comprendrez
+plus tard, à la réflexion... Je vous prierai
+uniquement de m'éviter toute lutte, de vous prêter
+à mon petit stratagème: la lettre reçue, vous
+savez, la lettre que je n'ai pas reçue... Car ma
+résolution est irrévocable... Je partirai cette après-midi...
+Rester ici une journée de plus me mettrait
+au supplice... Je ne peux pas!... Je ne peux pas!</p>
+
+<p>Il suffoquait. Zozé s'était levée et lui avait saisi
+la main sans qu'il se dérobât à l'étreinte:</p>
+
+<p>&mdash;Je ne vous comprends pas, cher maître...
+Vous êtes libre... Je n'ai pas le droit de vous retenir...
+Pourtant, je vous demande pardon si je vous
+ai offensé! fit-elle d'un accent ému, où la simulation
+n'était que pour moitié.</p>
+
+<p>M. Raindal détourna la tête. Il ne voulait pas
+qu'elle vît ses yeux chargés de larmes. Il dégagea
+sa main, et, feignant d'examiner la pelouse, le
+parc, les nuages:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, chère madame... Je n'ai pas
+à vous pardonner! fit-il en toussant pour refouler
+une nouvelle montée de larmes qui éraillait sa
+voix... Je partirai tantôt par le train de cinq
+heures... Ne vous inquiétez pas de moi... Veuillez
+seulement me donner Firmin... Il m'aidera à faire
+ma malle... Hum!... hum!... hum!...</p>
+
+<p>Il prolongeait sa toux, et, mélancoliquement:</p>
+
+<p>&mdash;Hum!... hum!... Quand je serai parti, quand
+<span class="pagenum"><a id="Page_349"> 349</a></span>
+je ne serai plus là, j'espère que quelquefois vous
+penserez à votre cher...</p>
+
+<p>Il se corrigeait:</p>
+
+<p>&mdash;... A votre vieux maître, qui, lui, même de
+loin, ne vous oubliera pas...</p>
+
+<p>La solennité de cette promesse achevait de le
+bouleverser. D'un pas précipité, comme frappé
+d'un malaise, il gagna le salon, puis le vestibule,
+puis l'escalier.</p>
+
+<p>Zozé courait derrière en pépiant de son intonation
+la plus suave, la plus attendrie:</p>
+
+<p>&mdash;Cher maître!... Mon cher maître!... Et à
+Paris... à Paris, nous nous reverrons, n'est-ce
+pas?...</p>
+
+<p>Il ne répondit que d'en haut, la voix redevenue
+nette, pour ne laisser nul doute ensuite aux personnes
+de la maison:</p>
+
+<p>&mdash;Entendu, chère madame... Je transmettrai à
+ma fille votre commission... D'ailleurs nous en
+recauserons à déjeuner, avant que je parte!</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Sitôt débarqué à Paris, M. Raindal s'informa des
+trains pour Langrune. On lui en indiqua deux:
+un du soir qui arrivait dans la nuit, un autre du
+matin qui le déposerait à Langrune dans l'après-midi.
+Aviser par dépêche de son arrivée aurait
+alarmé ces dames. Il adopta de ne partir que le
+lendemain, quitte à passer la nuit dans l'hôtel le
+plus proche; et il descendit lentement vers la cour
+de la gare, où le soleil au déclin distillait une buée
+d'or.</p>
+
+<p>Des cortèges mouvants et sans fin y défilaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_350"> 350</a></span>
+sur la chaussée, sous les arcades: toute la rentrée
+de la banlieue laborieuse qui retourne le soir aux
+champs, toute la population élégante des <i>villas</i> de
+Seine-et-Oise,&mdash;tour à tour, de petits employés
+marchant allègrement, deux par deux, au pas
+militaire, le chapeau rejeté en arrière à cause de
+la chaleur, des bourgeois soulevant soigneusement
+hors de la portée des chocs un paquet de friandises
+attaché d'une ficelle rouge, de jeunes dames
+en toilettes claires avec des gants blancs comme
+Zozé, des collégiens, des ouvriers, des messieurs
+bien vêtus qui se tenaient debout dans leur fiacre
+pour sauter à terre plus vite... Et tous, ils allaient
+vers le repos, vers l'amour peut-être, vers la quiétude
+des campagnes, vers la belle nuit sous les
+arbres, vers le bonheur sans prix que M. Raindal
+venait de déserter!</p>
+
+<p>La tristesse du maître s'en accrut, et aussi sa
+fatigue. Il eut l'idée de s'étourdir. Il s'attabla à la
+terrasse d'un café voisin et demanda une absinthe.</p>
+
+<p>Les paupières lui cuisaient, car dans le train
+derechef il avait pleuré, négligeant toute fierté,
+ne résistant plus au chagrin. Zozé, selon ses v&oelig;ux,
+ne l'avait pas accompagné à la gare. Les adieux,
+s'étaient faits en public, devant la tante Panhias,
+le marquis de Meuze, Gérald et Chambannes
+assemblés. Exprès le maître était descendu tard
+pour écourter ces cruels instants. Vain calcul. Cinq
+minutes encore il avait dû attendre sur le perron,
+en présence de tous, et sourire, et parler, et
+répondre aux questions... Quel martyre!... S'il
+avait pu seulement embrasser la main de Zozé,
+<span class="pagenum"><a id="Page_351"> 351</a></span>
+l'embrasser avec fougue, avec ivresse, comme
+jadis, goûter une dernière fois cette volupté perdue!...
+Mais non! On le regardait, et ç'avait été
+sur les doigts de sa petite élève un baiser glacial
+et superficiel dont il lui paraissait que ses lèvres
+mêmes s'étonnaient!... Bah! peu de chose que ces
+tourments auprès de ceux qui suivraient bientôt!</p>
+
+<p>Demain, il serait à Langrune, à des lieues et des
+lieues, forcé d'expliquer son retour, prisonnier de
+sa famille, exilé sur une plage morose! Demain,
+il serait redevenu le mari de M<sup>me</sup> Raindal, le père
+de M<sup>lle</sup> Raindal, M. Raindal de l'Institut, un vieux
+savant austère, sans personne pour charmer sa
+vie, sans nulle amitié clandestine, sans nulle petite
+élève, sans nulle distraction secrète, sauf ses
+livres, livres à écrire, livres à lire, livres à juger...</p>
+
+<p>&mdash;Des livres, des livres, toujours des livres!
+murmurait-il d'un ton éc&oelig;uré.</p>
+
+<p>Et la pensée le taquinait de rester à Paris, de
+trouver un moyen pour éviter Langrune.</p>
+
+<p>Sept heures sonnaient à l'horloge de la gare. Il
+paya le garçon et se dirigea du côté des boulevards.</p>
+
+<p>Où dîner? Il se rappelait un restaurant, place
+de la Madeleine, dont Chambannes et le marquis
+lui avaient, plusieurs fois, vanté la cuisine.</p>
+
+<p>Il s'y achemina en flânant. La salle était encore
+à demi solitaire. Il commanda un repas fin, avec
+des plats semblables à ceux que Zozé préférait,
+une bouteille de Saint-Estèphe et une bouteille de
+champagne glacé qu'on servit sur la table dans
+un vase d'argent. L'absinthe l'encourageait à ces
+<span class="pagenum"><a id="Page_352"> 352</a></span>
+libations. Depuis qu'il l'avait bue, il se sentait plus
+gaillard, moins triste.</p>
+
+<p>Il mangea copieusement et s'appliqua à boire.
+Ses idées s'allégeaient et semblaient se pénétrer
+l'une l'autre. Confusion plaisante qui, par moments,
+le faisait ricaner. Vers la fin du dîner, il
+conçut le projet d'un drame, d'un mythe dialogué
+qu'il intitulerait <cite>Hercule</cite>. On y verrait le Vice, sous
+la figure d'une femme&mdash;qui dans le cerveau du
+maître ressemblait trait pour trait à Zozé&mdash;se
+présenter dans la demeure du héros vieilli. Et le
+héros se lamenterait, pleurerait sa jeunesse enfuie,
+implorerait les Dieux de la lui rendre... Le drame
+se développait selon ce thème en axiomes grandioses
+et en plaintes lyriques.</p>
+
+<p>Conception autrement vraisemblable que de représenter
+Hercule, dans sa prime jeunesse, choisissant
+entre le Vice et la Vertu. Un tel choix
+s'offre-t-il dans la vie coutumière? Non, on chemine
+avec l'une en méconnaissant l'autre, ou
+inversement. Quel libertin ne regrette pas un jour
+les heures passées dans la débauche? Quel intellectuel
+ne se désole, à un instant fatal, d'avoir vécu
+dans l'ignorance des plaisirs interdits? Rares sont
+les hommes qui, par la grâce divine, mêlèrent en
+une juste proportion la pratique des deux... Et il y
+aurait de plus, dans le mythe, des strophes en
+prose vengeresse contre le Vice, contre M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p>M. Raindal se levait et secouait les miettes qui
+tachetaient son veston. Il prit d'une main vacillante
+le chapeau de feutre et la canne que lui tendait
+<span class="pagenum"><a id="Page_353"> 353</a></span>
+le maître d'hôtel. Puis, les yeux un peu troubles,
+il remonta le boulevard. Les ténèbres étaient
+venues. La foule joyeuse des promeneurs nocturnes
+se coudoyait sur les trottoirs. Des souffles
+d'arrière-été courbaient la cime des marronniers
+flétris.</p>
+
+<p>M. Raindal resongea à Zozé, aux tilleuls, au
+parc. Mille images tentatrices zigzaguaient sous son
+crâne brûlant. Il aurait voulu embrasser, étreindre,
+aimer.</p>
+
+<p>Devant la porte de l'Olympia des affiches l'attirèrent.
+On y apercevait des femmes en maillot,
+des équilibristes, une jeune personne décolletée
+entre des chiens savants. En haut, formé de verroteries
+rouges, le nom de l'établissement étincelait
+en lettres de rubis. Des filles entraient seules ou à
+deux. Par les portières entr'ouvertes fusaient des
+bouffées de musique guillerette et canaille.</p>
+
+<p>M. Raindal hésita.</p>
+
+<p>Mais d'un geste rapide comme un larcin, il avait
+arraché de la boutonnière sa rosette d'officier. Il
+s'avança droit au contrôle et disparut dans l'intérieur.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_354"> 354</a></span></p>
+
+<h2>XVIII</h2>
+
+<p>Le lendemain matin vers onze heures, M<sup>lle</sup> Clara
+Lancret, plus connue dans les cabarets de nuit
+sous le surnom de l'<em>Irlandaise</em>, se penchait à la
+rampe de son palier pour regarder quelqu'un descendre.</p>
+
+<p>&mdash;Dites donc, monsieur! cria-t-elle soudain,
+dans un élan de rappel discret... Vous reviendrez,
+n'est-ce pas?</p>
+
+<p>Et le «Monsieur»&mdash;c'est-à-dire M. Eusèbe
+Raindal, membre de l'Institut, officier de la Légion
+d'honneur, auteur de <cite>la Vie de Cléopâtre</cite> et de
+plusieurs autres ouvrages capitaux&mdash;le «Monsieur»
+répliqua d'une voix faible qu'assourdissait
+encore la distance des étages:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, certainement, je reviendrai!...</p>
+
+<p>Quelle déchéance! Quelle turpitude! Il avait
+suivi cette fille brune, manqué son train, perdu
+tout respect de soi-même! Ah! si sa famille, si
+Zozé le voyait dans cet escalier sordide s'enfuir
+sous les tendresses de Clara l'Irlandaise!... Et où
+aller maintenant? Que faire jusqu'au départ?</p>
+
+<p>Il stationnait au bord du trottoir, essayant de
+déchiffrer, sur l'écriteau d'émail, le nom de la rue&mdash;rue
+<span class="pagenum"><a id="Page_355"> 355</a></span>
+d'Ams... rue d'Amsterdam&mdash;qu'il avait
+oublié. Il se sentait la tête pesante, la langue
+pâteuse, une envie de se rendormir.</p>
+
+<p>«Si j'allais voir Cyprien!» songeait-il en se raidissant
+contre le sommeil.</p>
+
+<p>Il appela un fiacre. Mais rue d'Assas, l'oncle Cyprien
+était sorti avec son tricycle.</p>
+
+<p>&mdash;Il n'y a pas trois minutes! affirmait la portière.</p>
+
+<p>Effectivement, l'oncle Cyprien s'arrêtait deux
+cents mètres plus loin, rue de Fleurus, devant la
+maison de Johann Schleifmann.</p>
+
+<p>Il rangea sous la voûte son tricycle, «sa bête»
+comme il l'appelait, puis, le recommandant à la
+vigilance du concierge, il s'engagea dans l'escalier.</p>
+
+<p>&mdash;Vous venez me chercher pour déjeuner, mon
+garçon? fit Schleifmann qui avait ouvert... Une
+minute: j'endosse ma redingote et je suis à vous!</p>
+
+<p>Ils étaient entrés dans le cabinet de travail, une
+mansarde spacieuse et claire, où deux nattes de
+paille recouvraient à demi le carrelage rouge du
+sol.</p>
+
+<p>M. Raindal cadet avait une mine à la fois ricanante
+et cérémonieuse. Il s'assit dans un vieux fauteuil
+et il déclara en retirant, d'un geste théâtral,
+son vaste sombrero marron:</p>
+
+<p>&mdash;Non, mon ami, je ne viens pas vous chercher...
+Je viens causer avec vous...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'arrive-t-il donc? questionna Schleifmann.</p>
+
+<p>&mdash;Il arrive, mon cher, que je vous présente un
+homme fichu, archifichu!...</p>
+
+<p>Et comme le Galicien levait les bras, dans une
+mimique de stupeur:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_356"> 356</a></span>
+&mdash;Oui, Schleifmann, lit M. Raindal cadet. J'ai
+joué sur les mines d'or et j'ai perdu...</p>
+
+<p>&mdash;J'en étais sûr! clama le Galicien en assénant
+sur le carrelage un coup de talon rageur. Et vous
+perdez combien?</p>
+
+<p>&mdash;Cent dix mille francs, mon cher!... Oh! vous
+n'avez pas besoin d'écarquiller les yeux... Je dis
+bien: cent dix mille francs!... A la dernière liquidation,
+le 15, je ne perdais que quarante mille
+francs... Grâce à l'appui de M. de Meuze qui avait
+écrit à son ami M. Pums, le père de votre élève,
+j'ai obtenu de Talloire, mon agent de change&mdash;car
+j'avais un agent de change, est-ce assez comique,
+hé? moi, un agent de change!&mdash;j'ai obtenu
+de Talloire un délai, moyennant un à-compte de
+vingt mille francs, que je lui ai versés, oui, mon
+cher, toute ma petite fortune d'un coup... Restaient
+vingt mille francs à casquer... Bon!... Pour
+m'en libérer, j'ai rejoué... La débâcle est survenue,
+plus terrible que jamais, organisée par toute la
+clique de la bande noire... Je me suis entêté... J'ai
+décoché des ordres à tort et à travers, comme un
+fou... Ci au total quatre-vingt-dix mille francs de
+perte actuelle, et cent dix mille avec les vingt mille
+d'avant.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! mon pauvre Raindal, mon pauvre ami!
+murmurait le Galicien en agitant la tête.</p>
+
+<p>&mdash;Ce n'est pas tout! reprit l'oncle Cyprien... J'ai
+demandé un nouveau délai... Bernique!... Pums
+ne m'a pas reçu et Talloire m'a envoyé promener...
+J'ai écrit au marquis qui est en villégiature à Deauville,
+pas de réponse!... Alors, tantôt, si je n'ai pas
+<span class="pagenum"><a id="Page_357"> 357</a></span>
+payé, je serai exécuté à la Bourse, et ce soir je
+m'exécuterai moi-même à domicile!... Dites donc,
+Schleifmann, suis-je un homme fichu ou ne le
+suis-je pas?...</p>
+
+<p>Le Galicien tournait de son pas traînard autour
+de la pièce, en grommelant:</p>
+
+<p>&mdash;Diable de bête!... Diable de bête!...</p>
+
+<p>Puis brusquement:</p>
+
+<p>&mdash;Et votre retraite, Raindal?... Vous pourriez
+peut-être emprunter dessus?</p>
+
+<p>&mdash;Enfant! s'écria paternellement M. Raindal
+cadet... Vous croyez que je vous ai attendu?... Devinez
+ce qu'on m'en offre, chez les usuriers, de ma
+retraite: quinze mille francs, quinze malheureux
+mille francs, pas un fichtre de plus!...</p>
+
+<p>Le Galicien réfléchissait:</p>
+
+<p>&mdash;Écoutez, Raindal! répliqua-t-il enfin... J'ai
+cinq mille francs de côté... Avec vos quinze mille
+francs, cela fournirait vingt. Les voulez-vous?...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien s'était rapproché pour lui serrer
+la main:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes un très gentil ami, Schleifmann,
+dit-il... Je vous remercie bien... Cela «fournirait»
+vingt, oui, c'est-à-dire environ vingt pour cent, de
+quoi prendre des arrangements qui me feraient traiter
+par les uns d'honnête homme et par les autres
+de filou... Mais après, mon ami, après, comment
+vivrais-je? Je n'aurais plus le sou, plus un rotin...
+Il faudrait chercher une place, et, ce qui est plus
+malaisé, la trouver... Non, voyez-vous, je n'aurais
+pas la patience... Je préfère en finir tout de suite!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous parlez comme bêta! se récria Schleifmann...
+<span class="pagenum"><a id="Page_358"> 358</a></span>
+En finir!... Et pourquoi?... En voilà, un
+rentier! Tous travaillerez, diable!...</p>
+
+<p>&mdash;Je travaillerai! bougonnait l'oncle Cyprien...
+Je travaillerai si on me donne du travail!... Et un
+homme de mon âge qui a sauté à la Bourse, ce
+n'est pas précisément une recommandation, vous
+savez!</p>
+
+<p>Schleifmann grattait d'un air songeur son épaisse
+tignasse grise:</p>
+
+<p>&mdash;Voyons, mon cher Cyprien! fit-il au bout d'un
+instant... J'ai une idée... Est-ce que, si on vous
+accordait le délai en question vous seriez capable
+de rétablir vos finances?...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne puis rien promettre! fit l'oncle Cyprien...
+Mais il y aurait des chances... Le krach ne durera
+pas... De tous les côtés on affirme qu'il est dû à
+une man&oelig;uvre de la bande noire... D'ici quinze
+jours, tout peut changer... En tout cas, claquer
+pour claquer, il serait plus chic de s'être défendu
+jusqu'à la fin...</p>
+
+<p>&mdash;Et, naturellement, vous rejoueriez?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, Schleifmann, je ne rejouerais pas... Je
+conserverais ma position, comme ils disent, ma superbe
+position, et je regarderais venir!...</p>
+
+<p>&mdash;Vous me le jurez sur la tête de votre neveu,
+M<sup>lle</sup> Thérèse?...</p>
+
+<p>&mdash;Je n'aime pas beaucoup ce serment... Bah!
+soit... Je vous le jure sur la tête de mon neveu...
+Mais pourquoi tous ces préambules?...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, voici mon idée! fit Schleifmann d'un
+ton solennel... Où est M. Pums à cette heure-ci?..</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien consultait sa montre:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_359"> 359</a></span>
+&mdash;Midi... Il doit être à la Bourse...</p>
+
+<p>&mdash;Bon!... Je vais aller le voir pour vous... Ce
+n'est pas un méchant garçon... Au moment de mon
+histoire de réformes, vous vous rappelez, mon cher
+Cyprien, c'est encore un de ceux qui m'ont accueilli
+le moins mal... Et aussi il m'a laissé son fils comme
+élève, son petit gommeux de fils... Quoi, j'espère,
+j'ai de l'espoir... Ça vous va?...</p>
+
+<p>&mdash;Ça me va, si on vous écoute! fit sceptiquement
+l'oncle Cyprien...</p>
+
+<p>&mdash;Donc descendons... Vite un fiacre!... Huf! huf!</p>
+
+<p>En bas, l'oncle Cyprien chargea le concierge de
+ramener «sa bête» rue d'Assas et les deux vieux
+amis montèrent dans une voiture ouverte.</p>
+
+<p>Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence,
+puis M. Raindal cadet proféra d'un ton sarcastique:</p>
+
+<p>&mdash;Pour une fois dans ma vie que j'ai affaire aux
+juifs, avouez, mon cher Schleifmann, que cela ne
+me réussit guère!...</p>
+
+<p>&mdash;Et M. de Meuze, riposta hargneusement le
+Galicien... M. de Meuze qui vous a poussé là-dedans,
+est-il juif, lui?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, en effet, concéda l'oncle Cyprien, il n'est
+pas juif... Seulement, il est enjuivé, ce qui revient
+au même...</p>
+
+<p>&mdash;Et moi qui suis juif, et qui vous avais toujours
+dit de ne jamais toucher à ces saletés-là, est-ce que...</p>
+
+<p>&mdash;Vous, c'est différent! interrompit l'oncle Cyprien...
+Vous êtes un bon juif!...</p>
+
+<p>Schleifmann, comme de coutume, à cette réplique,
+ne put dissimuler un geste de mécontentement.
+<span class="pagenum"><a id="Page_360"> 360</a></span>
+M. Raindal cadet regrettait sa maladresse et, afin
+de détourner, aussitôt il se prodigua en indications
+minutieuses, en renseignements topographiques
+sur le plan de la Bourse et l'endroit où siégeait son
+Pums.</p>
+
+<p>&mdash;En outre, ajoutait-il, attention aux farces des
+commis... Il est vrai qu'aujourd'hui on ne sera
+probablement pas à la plaisanterie... Cependant,
+prenez garde aux blagues de ces messieurs...
+Ainsi, moi, la première fois que je suis allé à la
+Bourse, ne s'étaient-ils pas avisés de me glisser,
+sous le col de ma jaquette, une flèche de papier
+avec écrit dessus en grosses lettres: <em>Cocu!</em>... Je
+sais bien que cela n'a pas d'importance... Mais, sur
+le moment tout de même, c'est quelquefois très ennuyeux!...</p>
+
+<p>La voiture s'arrêtait devant la grille du monument.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous guette ici! cria M. Raindal cadet au
+Galicien qui s'éloignait... Bonne chance pour nous
+deux et bon courage, mon cher!</p>
+
+<p>Là-haut, sous la colonnade, au sommet des
+marches, c'était la morne Bourse des journées de
+débâcle. Pas un rire, pas une causerie, nul éclat
+de voix joyeuses. Sur les visages, des teintes blafardes,
+les plus braves s'essayant à railler, se convulsant
+les traits en sourires menteurs, plus
+hideux qu'une grimace. Et, dominant ce lugubre
+mutisme, les vociférations des commis, les surenchères
+de baisse, la clameur monotone des ventes,
+des ventes à tout prix. On vendait.</p>
+
+<p>Une malencontreuse méprise entraîna le Galicien
+<span class="pagenum"><a id="Page_361"> 361</a></span>
+juste au milieu du groupe des commis aux
+Mines d'Or.</p>
+
+<p>Poliment il soulevait son chapeau, et, se postant
+devant un jeune homme blond qui avait cessé de
+hurler:</p>
+
+<p>&mdash;Pardon, monsieur, fit-il... Auriez-vous l'obligeance
+de me dire où se tient M. Pums?</p>
+
+<p>L'autre le considérait d'un regard ébahi. M. Pums,
+en un pareil jour, en un pareil moment! Comme
+si l'on n'avait que cela à faire! Attends, attends
+un peu, ma vieille, on allait t'en donner du
+Pums!... Et alors, sur un clin d'&oelig;il du jeune
+homme blond, aux cris répétés de: «Monsieur
+Pums! Monsieur Pums!» une bousculade effrénée
+projeta en avant l'infortuné Schleifmann.</p>
+
+<p>«Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Le
+Galicien passait de mains en mains, de groupe en
+groupe, lancé par l'<em>Or</em> au <em>Comptant</em>, par le <em>Comptant</em>
+à l'<em>Or</em>, par l'<em>Or</em> aux <em>Valeurs</em>, par les <em>Valeurs</em>
+à l'<em>Extérieure</em>, par l'<em>Extérieure</em> aux <em>Turcs</em>. Et tous,
+malgré le tragique de l'instant, malgré les angoisses
+de la séance, se soulageaient les nerfs
+dans ce jeu brutal, se délassaient les bras et le
+c&oelig;ur à molester le vieil intrus... «Monsieur
+Pums! Monsieur Pums! Monsieur Pums!...»</p>
+
+<p>Il avait échoué à l'angle du pourtour, ses lunettes
+d'or chavirées, le chapeau tombé à terre
+sous une dernière bourrade.</p>
+
+<p>Un petit saute-ruisseau, en livrée vert-bouteille,
+eut pitié de sa détresse.</p>
+
+<p>&mdash;Tenez, monsieur! fit-il en lui ramassant son
+chapeau... Vous demandez M. Pums!... Je suis
+<span class="pagenum"><a id="Page_362"> 362</a></span>
+groom à la Banque... M. Pums est au bureau 72,
+rue Vivienne...</p>
+
+<p>&mdash;Merci, mon petiot! bredouilla le Galicien.
+Merci bien, mon petit!...</p>
+
+<p>Puis lentement, se retournant à chaque pas par
+peur d'un mauvais coup traître, et lissant de la
+manche son chapeau rebroussé, il descendit les
+marches.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>L'antichambre de la Banque était remplie de
+solliciteurs quand le Galicien y pénétra: remisiers,
+teneurs de carnet, courtiers de toute sorte,
+les uns assis, le regard vers leurs chaussures, dans
+une pose méditative, les autres debout causant à
+plusieurs dans les coins, dans l'embrasure des
+fenêtres, avec cette voix mesurée qu'on a près
+d'une chambre d'agonisant.</p>
+
+<p>Seul, l'huissier en livrée verte, derrière sa tribune
+de chêne, semblait indifférent aux soucis
+d'alentour et parcourait d'un &oelig;il placide le feuilleton
+du <cite>Petit Journal</cite>.</p>
+
+<p>Il leva un peu les paupières pour déchiffrer la
+carte que Schleifmann glissait devant lui, et, recommençant
+sa lecture:</p>
+
+<p>&mdash;C'est bon, monsieur... Si vous voulez vous
+asseoir!...</p>
+
+<p>&mdash;Je ne veux pas m'asseoir! fit Schleifmann
+qui se contenait... Je vous prie de remettre ma
+carte à M. Pums, et tout de suite, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Impossible, monsieur... M. le sous-directeur
+est en conseil. Il a donné l'ordre qu'on ne frappe
+pas jusqu'à ce qu'il ait sonné...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_363"> 363</a></span>
+Et désignant de la main les courtiers assemblés:</p>
+
+<p>&mdash;Du reste, tous ces messieurs sont à passer
+avant vous!</p>
+
+<p>&mdash;Je ne sais pas si ces messieurs&mdash;et la voix
+du Galicien devenait rogue&mdash;je ne sais pas si ces
+messieurs passeront avant moi... Mais je vous prie
+encore une fois de remettre ma carte... Vous direz
+à M. Pums qu'il s'agit d'une affaire grave, de la
+vie d'un homme...</p>
+
+<p>L'huissier dévisagea Schleifmann. Ces propos
+dramatiques, ce chapeau hérissé, cette cravate de
+travers, cet accent étranger,&mdash;un pauvre diable,
+un mendiant juif, sans doute! Et dédaignant de
+répondre, il retournait à son feuilleton.</p>
+
+<p>&mdash;Ah çà! oui ou non, m'avez-vous entendu?
+balbutia Schleifmann, outré par tant d'insolence...
+Irez-vous remettre ma carte, oui ou non?</p>
+
+<p>&mdash;Quand M. Pums sonnera, monsieur!... réitérait
+l'huissier en se frisant la moustache, le buste
+obstinément penché sur son journal... Je ne peux
+pas avant...</p>
+
+<p>&mdash;Vous ne pouvez pas! glapit Schleifmann...
+Parfait!... Nous verrons bien...</p>
+
+<p>Il se dirigeait vers une haute porte peinte en
+brun, qu'il supposait être celle du cabinet de
+Pums.</p>
+
+<p>&mdash;Où allez-vous? clama l'huissier en lui barrant
+le passage, les bras étendus.</p>
+
+<p>Le Galicien l'écarta d'une rude poussée d'épaule:</p>
+
+<p>&mdash;Je vais où cela me plaît... Retirez-vous de là,
+diable!...</p>
+
+<p>Des remisiers accouraient à l'appel de l'huissier,
+<span class="pagenum"><a id="Page_364"> 364</a></span>
+cernaient Schleifmann en le questionnant.
+Cette intervention acheva d'exaspérer le Galicien.
+Il revoyait la scène récente, les bousculades, les
+poings brandis, les visages mauvais, tout ce qui
+peut-être était sur le point de reprendre, et d'une
+voix véhémente:</p>
+
+<p>&mdash;De quoi vous mêlez-vous, vous autres? Nous
+ne sommes pas à la Bourse, hé? Fichez-moi le repos,
+ou le premier qui me touche, je lui fourre
+mon pied dans le ventre!...</p>
+
+<p>&mdash;Comment! vous, monsieur Schleifmann! fit
+Pums en entr'ouvrant sa porte au bruit de la
+bagarre... C'est vous qui parlez de pied dans le
+ventre?...</p>
+
+<p>Le Galicien enlevait son chapeau, et, plus bas, à
+mi-voix:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, c'est moi, monsieur Pums... On veut
+m'empêcher de vous voir... Et cela presse...
+Comme je le disais à cet huissier grossier, il s'agit
+de la vie d'un homme...</p>
+
+<p>&mdash;Mais c'est qu'en ce moment, protestait le
+sous-directeur.</p>
+
+<p>&mdash;Pour la vie d'un homme, monsieur Pums, il
+n'y a pas de moment! Croyez-moi... Laissez-moi
+vous voir... Un jour, vous m'en remercierez!...</p>
+
+<p>&mdash;Soit! fit Pums qui adressait aux remisiers
+un sourire d'excuse et de connivence.</p>
+
+<p>Schleifmann suivait le banquier. La porte se referma.</p>
+
+<p>Pums s'était installé devant son bureau de palissandre;
+Schleifmann, vis-à-vis de lui, tournait le
+dos à la porte d'entrée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_365"> 365</a></span>
+&mdash;Je serai bref, monsieur Pums! fit-il en
+posant son chapeau sur la table... D'un mot, je
+vous le répète, il s'agit de la vie d'un homme... Et
+cet homme, je ne vous cacherai pas son nom plus
+longtemps: c'est mon meilleur ami, M. Cyprien
+Raindal, le frère de M. Raindal de l'Institut... Sa
+situation, je n'ai pas à vous l'apprendre... S'il ne
+paie pas, il saute... Et j'ajoute: s'il saute, il se
+tue... Je viens vous demander de le faire reporter...</p>
+
+<p>&mdash;Ce serait avec plaisir, monsieur Schleifmann,
+que je... murmura en allemand Pums qui préférait
+cette langue pour les transactions délicates.</p>
+
+<p>&mdash;Permettez! riposta Schleifmann en allemand,
+de même, par une préférence analogue... Permettez...
+je n'ai pas fini... Vous me demanderez quel
+intérêt vous avez à sauver mon ami Cyprien, à le
+faire reporter... Cet intérêt, je vais vous le dire...
+C'est un intérêt sacré, c'est l'intérêt de votre race,
+c'est l'intérêt des vôtres, de vos enfants, de vos
+petits-enfants, de vos arrière-petits-enfants...</p>
+
+<p>&mdash;Désolé de vous interrompre! fit Pums qui
+tambourinait la table d'un doigté impatient... Mais
+nous sommes en plein krach... J'ai vingt personnes
+à recevoir... Je vous en conjure: vous m'avez
+promis d'être bref... soyez-le...</p>
+
+<p>&mdash;Je le serai! dit Schleifmann.</p>
+
+<p>Et il partit d'emblée dans un interminable discours.
+Sa thèse était que Pums, ayant guidé l'oncle
+Cyprien dans les spéculations premières, devait
+le soutenir aux heures de débâcle. Que lui coûterait,
+au demeurant, ce secours tout moral? A
+<span class="pagenum"><a id="Page_366"> 366</a></span>
+peine un risque, une signature. Au cas même qu'il
+perdît la somme dont il se déclarerait garant, en
+serait-il appauvri, incommodé dans son train de
+vie, lui dont on évaluait la fortune actuelle à trois
+millions ou plus? Et d'autre part, quelle gloire
+pour Israël, quelle noble tradition dans la famille,
+quel magnanime exemple attaché au nom de Pums,
+cette légende qui se redirait de bouche en bouche:
+un riche israélite, sauvant libéralement de la
+misère, du suicide, un petit employé chrétien, entraîné
+à la ruine par le goût du lucre et l'agio...
+De tels actes, en se multipliant, feraient plus pour
+les Juifs que mille dons aux pauvres, mille fondations
+sanitaires célébrées par la presse à grand fracas
+d'éloges. De tels actes porteraient beaucoup
+plus loin que l'aumône. Car ils découleraient de
+plus haut: de l'humanité, de la justice même...</p>
+
+<p>Le Galicien s'était enfin tu. Pums redressa la
+tête, d'une légère secousse, et, se renversant dans
+son fauteuil:</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur Schleifmann, proféra-t-il
+d'un petit ton doctoral... Je rends hommage à
+vos intentions, vous êtes un excellent homme,
+mais laissez-moi vous le dire, vous n'entendez
+rien aux affaires...</p>
+
+<p>Un clignement des paupières accentuait tout ce
+que ce verdict avait de défavorable dans l'esprit de
+M. Pums; puis le financier continua:</p>
+
+<p>&mdash;Non, rien, absolument rien... Ainsi, vous
+vous imaginez savoir la situation de votre ami?
+Vous n'en savez pas le premier mot... Si
+M. Cyprien Raindal m'avait écouté, s'il s'était contenté
+<span class="pagenum"><a id="Page_367"> 367</a></span>
+de suivre mes conseils, ses pertes seraient
+insignifiantes, dans le genre des pertes du marquis
+de Meuze, son protecteur: sept mille, huit mille,
+dix mille francs au <em>maximum</em>... Seulement, il a
+voulu faire le malin, votre ami... Il a joué à son
+idée... Il s'est enfilé, comme nous disons en argot
+de Bourse... Et, aujourd'hui, il trinque... A qui la
+faute?... A moi ou à lui, répondez?</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Pums, riposta le têtu Galicien, je ne
+suis pas venu pour vous parler affaires... En effet, je
+n'y entends rien... Je suis venu en juif et en ami
+vous parler c&oelig;ur, vous parler justice, vous réclamer
+votre aide pour un brave homme que j'aime bien...
+Si vous ne l'accordez pas, ce sera tant pis et ce
+sera triste, parce qu'il en mourra, le garçon!</p>
+
+<p>&mdash;Très regrettable, fit Pums, mais pas sûr...
+Hum! vous m'avez dérouté... Où en étais-je? Ah
+oui!... Je vous expliquais que M. Cyprien Raindal
+a joué comme un enfant, comme un malade...
+Malgré tout, à la liquidation du 15, par égard pour
+son frère, pour M. de Meuze, je me suis démené,
+j'ai intercédé auprès de l'agent de change, j'ai
+sorti provisoirement votre ami de son bourbier...
+Et maintenant vous venez me demander de le faire
+reporter?... Reporter! Vous êtes extraordinaire,
+ma parole!... D'abord le krach est général. On
+ne reporte plus personne!... Et puis, ça l'avancerait
+à grand chose d'être reporté!... Oui, je saisis,
+parbleu!... Vous pensez qu'il n'aurait rien à payer
+pour le moment, que le report c'est comme qui
+dirait un délai, un ajournement. Voilà qui montre
+encore votre ignorance des affaires de Bourse,
+<span class="pagenum"><a id="Page_368"> 368</a></span>
+excusez-moi monsieur Schleifmann, il n'existe pas
+d'autre mot, votre profonde ignorance des opérations
+financières... Reporté ou non, M. Cyprien
+Raindal doit ses quatre-vingt-dix mille francs de
+différences, et il faut qu'il les paie tôt ou tard jusqu'au
+dernier décime!</p>
+
+<p>&mdash;Alors? questionna Schleifmann d'un air accablé.</p>
+
+<p>&mdash;Alors le seul moyen de sauver votre ami, ce
+serait de me mettre à sa place, d'assumer sa situation.
+Eh bien franchement, monsieur Schleifmann,
+je vous trouve un peu trop exigeant... Ce n'est
+pas un parent, M. Cyprien Raindal, ce n'est pas
+un ami, tout juste une relation... Et selon vous,
+néanmoins, je devrais m'engager personnellement
+de quatre-vingt-dix mille francs&mdash;ou plus, si la
+baisse persiste,&mdash;en l'honneur de ce monsieur que
+j'ai vu trois fois dans ma vie?... Non, ce n'est pas
+raisonnable... A chaque séance de Bourse, il y en
+aurait dix comme lui à sauver... Ma fortune n'y
+suffirait pas...</p>
+
+<p>Il s'animait à mesure, piétinant auprès de la
+table, les pouces dans les échancrures de son gilet:</p>
+
+<p>&mdash;Et tout cela pourquoi? Pour qu'on dise du
+bien des Juifs, pour qu'on encense Israël... Allons
+donc!... Je m'en moque des Juifs... Je n'ai pas de
+préjugés, moi... Chacun pour soi... Qu'ils se débrouillent,
+après tout! Je n'ai pas des quatre-vingt-dix
+mille francs comme cela à leur jeter par la
+fenêtre!...</p>
+
+<p>Il stoppait devant Schleifmann:</p>
+
+<p>&mdash;Bah! vous figurez-vous que je gagne dans
+<span class="pagenum"><a id="Page_369"> 369</a></span>
+cette histoire des mines?... Je suis pincé comme les
+autres... J'y perds les yeux de la tête...</p>
+
+<p>Et, involontairement, ses grosses prunelles rebondies
+montraient dans une saillie dénonciatrice que
+de ces yeux pourtant il ne perdait pas tout. Schleifmann
+paraissait, pour le moins, n'en être pas convaincu,
+car d'une voix doucereuse, il objecta à
+Pums:</p>
+
+<p>&mdash;Cependant la baisse est fomentée par la bande
+noire... Et la bande noire, ce sont vos amis!</p>
+
+<p>&mdash;Mes amis? répétait Pums, d'abord interloqué.</p>
+
+<p>Puis, se ressaisissant:</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oui! de jolis amis... Parlons-en... Des
+misérables!... Des imbéciles!... Des gens qui mènent
+stupidement le marché à la ruine, qui ne connaissent
+que la baisse et la baisse! Ah! c'est malin...
+je les félicite!...</p>
+
+<p>Schleifmann ne lâchait pas la trame de ses arguments:</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, ces imbéciles, ces misérables,
+demain, après-demain, vous les reverrez, vous
+recommencerez à les voir...</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que vous racontez? s'écriait Pums
+pour masquer son hésitation... Si je les reverrai?...
+Oui, je présume. Mais je vous garantis que je ne
+leur mâcherai pas mon opinion, et en ce moment,
+tenez, si j'avais l'un d'eux sous la main...</p>
+
+<p>&mdash;Eh bien, ça va! criait en allemand une voix
+cordiale derrière Schleifmann.</p>
+
+<p>Pums n'acheva pas sa phrase. Il blémissait sinistrement,&mdash;ses
+prunelles chocolat plus hagardes
+encore et plus exorbitantes, à croire qu'elles allaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_370"> 370</a></span>
+bondir. Schleifmann se retourna et reconnut Herschstein.</p>
+
+<p>Il entrait par une porte latérale, le chef de la
+bande noire, chapeau sur la tête, souriant, sans
+frapper, comme chez lui, en maître; et, dans sa
+barbe grise de patriarche, la brillantine luisait en
+remous argentés.</p>
+
+<p>Il eut, à la vue de Schleifmann, un recul de prudence
+dont s'altéra soudain sa face vénérable:</p>
+
+<p>&mdash;Ah! vous êtes occupé! murmurait-il d'un air
+modeste.</p>
+
+<p>Pums, qui classait studieusement des papiers, ne
+répliqua pas. Schleifmann les contemplait l'un et
+l'autre, tour à tour, le regard flamboyant de mépris.</p>
+
+<p>&mdash;Eh! monsieur Pums! commanda-t-il d'un ton
+goguenard. Je vous attends... En voici un... Allez-y...
+Ne lui mâchez pas votre opinion.... Ne la lui mâchez
+donc pas!... Hein?... Vous ne vous souvenez plus?
+Patience, monsieur Herschstein... Cela va venir...
+M. Pums en a gros sur le c&oelig;ur à vous dire... Il
+cherche... Asseyez-vous!...</p>
+
+<p>&mdash;Que signifie? interrogea glacialement Herschstein.</p>
+
+<p>&mdash;Je vous expliquerai, cher ami, bégayait Pums.
+Nous causions du frère de M. Raindal, qui perd la
+forte somme sur les mines... M. Schleifmann plaisante...</p>
+
+<p>&mdash;Je plaisante! reprit le Galicien en ébranlant
+la table d'un coup de poing si violent que l'encre
+gicla de l'encrier... En vérité, il y a bien de quoi
+plaisanter...</p>
+
+<p>Il les toisa tous les deux:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_371"> 371</a></span>
+&mdash;Ainsi, vous êtes compères!... Ainsi, «ça va»!...
+Ainsi vous, monsieur Pums, vous faites la paire de
+bottes avec M. Herschstein!... Et vous, monsieur
+Herschstein, vous venez rendre des comptes!... Mes
+compliments!... La journée doit être belle... Inscrivez,
+monsieur Pums... Je dicte... Bénéfices du
+2 septembre: M. Cyprien Raindal, quatre-vingt-dix
+mille francs... Hô! monsieur Pums, là-dessus combien
+toucherez-vous? Dix mille? Quinze mille?...</p>
+
+<p>Il ricanait, puis subitement ses traits fléchirent
+sous un intolérable chagrin:</p>
+
+<p>&mdash;Malédiction! gémissait-il en rôdant par la
+pièce... Malédiction et malheur!... Oui, depuis le
+Sinaï, c'est l'éternel malentendu!... Dieu qui donne
+à son peuple l'intelligence suprême et son peuple
+qui la prostitue aux plus basses besognes, et Dieu
+qui se venge ensuite de ce que son peuple l'ait méconnu.
+C'est toute l'histoire d'Israël, c'est toute son
+infortune... Malédiction!... Malédiction!... Quand
+cela cessera-t-il?... Ah! vous n'êtes pas bête vous,
+monsieur Pums, ni vous non plus, monsieur Herschstein...
+Mais vous croyez, n'est-ce pas, que le
+Seigneur vous a attribué cette puissance de l'esprit
+pour faire des coups de Bourse, pour amasser
+de l'or... Insensés que vous êtes! Je vois la main
+du Seigneur sur vous... C'est pour avoir trahi sa
+loi que vos ancêtres allèrent à Babylone, à Ninive,
+en Egypte... Et c'est pour cela aussi que vous irez
+ailleurs!...</p>
+
+<p>Il allongeait son bras vers des lointains de mystère:</p>
+
+<p>&mdash;Oui, le Seigneur vous fera encore coucher
+<span class="pagenum"><a id="Page_372"> 372</a></span>
+sous les tentes et, avec vous, des innocents peut-être,
+des humbles, des laborieux... à moins qu'auparavant
+tous ceux-là ne se séparent de vous!...</p>
+
+<p>&mdash;Il suffit, monsieur Schleifmann! déclara sèchement
+Herschstein, qui recouvrait peu à peu son
+arrogance... Trêve à ces jérémiades!... Nous savons
+vos idées... Vous êtes un antisémite, un renégat!...
+C'est connu!...</p>
+
+<p>Schleifmann dressa les bras, et, les yeux au plafond:</p>
+
+<p>&mdash;Renégat! répétait-il. Antisémite!... Adonaï!
+Adonaï! tu entends ce que me dit cet homme!</p>
+
+<p>&mdash;Sans compter, poursuivit Pums,&mdash;qui, sur
+l'exemple d'Herschstein, retrouvait son aisance,&mdash;sans
+compter qu'en fait de gens expulsés vous
+pourriez fort bien l'être avant nous, monsieur
+Schleifmann... Car nous sommes Français, nous,
+tandis que vous...</p>
+
+<p>Un éclat de rire frénétique lui coupa la parole.
+Schleifmann se tordait, en proie à un accès d'hilarité
+sauvage:</p>
+
+<p>&mdash;Français! Vous Français! clamait-il entre
+deux sanglots de rire... Mais vous n'êtes ni Français,
+ni Allemands, ni Autrichiens, ni rien, ni surtout
+même Juifs!... Elle vous étouffe sous vos
+habits, votre juiverie... Elle vous oppresse dans
+vos salons... Elle vous pèse dans vos clubs... Elle
+vous gratte comme un cilice... Vous la portez sans
+bonne grâce, sans bonhomie, sans fierté... Vous ne
+l'avouez qu'à regret... Et vous en pâlissez... Et vous
+en ignorez les dogmes les plus élémentaires... Et
+si vous ne craigniez pas que ça nuise à vos affaires,
+<span class="pagenum"><a id="Page_373"> 373</a></span>
+je parie que, demain matin, vous vous feriez tous
+naturaliser catholiques!...</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne discutons pas avec les énergumènes!
+cria Herschstein, dont le front et les joues se
+striaient de bandes livides.</p>
+
+<p>&mdash;Et avec qui discutez-vous, s'il vous plaît?
+vociférait Schleifmann... Avec des scories comme
+vous-mêmes?... Car je vous dirai selon Ezéchiel:
+«Vous êtes tous des scories, tous de l'airain, du
+plomb, de l'étain, du fer, vous êtes des scories
+d'argent... Et Dieu vous précipitera au creuset
+pour vous fondre au souffle de sa colère!...»</p>
+
+<p>Il avait cité le texte en hébreu. Il le traduisit
+en allemand, et c'était un tel déchaînement de
+syllabes rauques ou tonitruantes, que Pums commença
+à prendre peur. Que pensaient de ce vacarme
+les remisiers, les commis, dans l'antichambre voisine?
+Il voulut jouer d'audace, et, la voix trébuchante:</p>
+
+<p>&mdash;Assez! monsieur Schleifmann, fit-il... Assez de
+scandale!... Je vous prie de vous retirer... Taisez-vous
+et sortez, ou, sacrebleu, je fais monter la
+police!...</p>
+
+<p>&mdash;Ah! ce serait complet! s'écria Schleifmann...
+Non, faites donc cela, que je rie un peu plus!...
+Faites-moi mener au violon pour tapage religieux...
+Faites-moi donc arrêter... Jérémie le fut deux
+fois... Hamasia aussi et Michée, et bien d'autres...
+C'est dans l'ordre... Non, je reste, rien que pour
+voir ça... La police!... Ha! Ha!</p>
+
+<p>&mdash;Il est fou, fou à lier! murmurait Pums, la
+physionomie consternée.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_374"> 374</a></span>
+&mdash;Pas du tout, fit Herschstein qui s'efforçait à
+l'ironie... Vous ne saisissez pas... C'est un prophète,
+mon ami, un grand prophète...</p>
+
+<p>&mdash;Hélas, non, monsieur Herschstein! rétorqua
+plus simplement le Galicien... Je suis trop vieux, je
+n'ai plus l'âge... Je regrette... D'ici à ce qu'on règle
+scientifiquement pour tous la question sociale,
+comme le veut mon maître Karl Marx, cela ne vous
+ferait pas de mal d'avoir, le samedi, à la synagogue,
+au lieu de vos rabbins qui vous flagornent, un
+autre qui vous fustige, une espèce de Sophonie qui
+vous dise: «Lamentez-vous, habitants du quartier
+des trafics!... Tous ceux qui trafiquent seront...</p>
+
+<p>L'avalanche d'hébreu et d'allemand dévalait derechef.
+Pums, les nerfs excédés, se bouchait les
+oreilles. Herschstein crispait la main à sa barbe de
+Moïse.</p>
+
+<p>Mais une lueur d'espoir sillonna ses prunelles
+anxieuses. Il découvrait une objection:</p>
+
+<p>&mdash;Et les chrétiens! fit-il victorieusement... Est-ce
+qu'ils ne trafiquent pas, les chrétiens?...</p>
+
+<p>&mdash;Les chrétiens, cela ne nous regarde pas! fulmina
+le Galicien en sabrant l'air d'un large geste
+d'interdiction... Ils ont leur Dieu pour les châtier
+et le socialisme pour les réduire!... Vous, vous
+êtes le peuple du Seigneur!... Vous devez spontanément
+donner l'exemple à tous!... Vous devez
+être meilleurs!... Vous devez jouir moins, vous
+devez souffrir plus!... Voilà votre destinée, votre
+gloire difficile... Elles sont uniques au monde!...
+Vous ne vous y déroberez qu'au prix de souffrances
+pires... Vous êtes le peuple du Seigneur!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_375"> 375</a></span>
+Ah! d'être ce peuple-là, ils s'en seraient volontiers
+privés, M. Pums et M. Herschstein! Donner
+l'exemple à tous, eux! Pourquoi eux plutôt que
+les autres? Non, cette fois, sur l'honneur, ils ne
+comprenaient plus. Et l'averse de citations, la
+trombe prophétique qui déferlait toujours! Mieux
+valait lui céder la place, inventer un prétexte de
+fuite.</p>
+
+<p>Pums, d'un clin d'&oelig;il rapide, avertissait Herschstein,
+et, délibérément:</p>
+
+<p>&mdash;Vous veniez signer vos titres, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;En effet! dit Herschstein, lui rendant le clin
+d'&oelig;il.</p>
+
+<p>&mdash;Alors, si vous voulez passer par ici...</p>
+
+<p>Il ouvrait une porte au fond et, la main sur
+le bouton, protégeant crânement la retraite de son
+allié:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous laisse, monsieur Schleifmann! fit-il.
+La sortie est en face... Quant aux leçons à mon fils,
+inutile désormais de vous déranger. Vous m'enverrez
+votre note et nous en resterons là... Au plaisir!...</p>
+
+<p>Schleifmann, ahuri par cette fugue, était demeuré
+bouche bée. Il se fouillait le cerveau à la recherche
+d'un mot cinglant, d'une apostrophe dernière au
+venin sans remède. Puis, s'approchant de la porte
+par où Pums avait disparu:</p>
+
+<p>&mdash;Vous êtes le peuple du Seigneur! clama-t-il
+d'une voix forcenée.</p>
+
+<p>Il regagnait l'antichambre. Il défia l'huissier d'une
+&oelig;illade provocatrice; et songeant à l'inquiétude de
+l'ami Cyprien, il dégringola en hâte l'escalier.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_376"> 376</a></span>
+&mdash;Eh bien? questionna M. Raindal cadet avec un
+suppliant élan de la mâchoire.</p>
+
+<p>&mdash;Rien! fit Schleifmann... Rien!... Il n'a rien
+voulu savoir, ce coquin!</p>
+
+<p>&mdash;Je l'aurais juré, soupira l'oncle Cyprien qui
+s'affalait de désespoir.</p>
+
+<p>Schleifmann s'était assis auprès de lui dans la
+voiture:</p>
+
+<p>&mdash;Où est-ce que je vous conduis, mon cher Raindal?...
+A la brasserie?...</p>
+
+<p>&mdash;Non, Schleifmann! Je n'ai pas faim... Ramenez-moi
+plutôt chez moi!...</p>
+
+<p>La voiture repartit. Le Galicien narrait l'entrevue.
+L'oncle Cyprien écoutait sans répondre, le
+buste recroquevillé, le regard terne, le visage rigide.
+On atteignit le pont des Saints-Pères, que Schleifmann
+racontait encore.</p>
+
+<p>&mdash;Et je ne vous en rapporte pas le quart, mon
+cher! concluait le Galicien tout à la fièvre de son
+épopée... J'en oublie!... Je n'ai rien obtenu, c'est
+vrai!... J'ai perdu un élève, c'est vrai!... Seulement,
+je leur en ai dit de bonnes!...</p>
+
+<p>&mdash;Il se peut que vous leur en ayez dit de bonnes,
+mon ami! observa judicieusement l'oncle Cyprien...
+Mais cela ne m'empêche pas d'être un
+homme fichu, le plus archifichu des hommes!</p>
+
+<p>Il faisait le simulacre d'enjamber le marche-pied
+du fiacre. Schleifmann le retint par le bras:</p>
+
+<p>&mdash;Hô, Cyprien... Quoi donc?...</p>
+
+<p>&mdash;C'est que j'ai bien envie de me f... à la Seine...
+Elle est là sous mon nez!... Ça m'éviterait la
+course!...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_377"> 377</a></span>
+Le Galicien eut un haussement d'épaules philosophique:</p>
+
+<p>&mdash;Pas de sottises, Raindal!... Soyons sérieux,
+mon garçon... Votre frère n'est pas votre frère pour
+un chien!... Il vous en tirera, diable, il arrangera
+l'affaire!...</p>
+
+<p>&mdash;S'il l'arrange comme vous, soit dit sans reproches,
+Schleifmann, je plains mes créanciers!...
+riposta avec flegme M. Raindal cadet.</p>
+
+<p>Jusqu'à la rue d'Assas, il ne desserra plus les
+lèvres. Mais tandis que devant la porte Schleifmann
+payait le cocher, il éprouva une brusque
+sensation de faiblesse.</p>
+
+<p>&mdash;Schleifmann! appelait-il.</p>
+
+<p>&mdash;J'arrive! fit le Galicien.</p>
+
+<p>Un choc mat retentit. Un sombrero marron roula
+dans le ruisseau. M. Raindal cadet s'était affaissé,
+replié en deux sur le trottoir, tous les nerfs détendus,
+les membres flasques, paquet de chair inerte,
+la figure d'une pâleur crayeuse.</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Près du lit où l'on avait couché l'oncle Cyprien,
+toujours inanimé, Schleifmann écrivait fébrilement
+sur un guéridon.</p>
+
+<p>&mdash;Voici, dit-il à la concierge qui finissait de
+ranger les vêtements du malade... En allant chez
+le pharmacien, vous déposerez au télégraphe cette
+dépêche pour M. Eusèbe, le frère de M. Raindal...</p>
+
+<p>&mdash;M. Eusèbe Raindal! se récriait la concierge...
+Mais il est à Paris, monsieur!... Il est passé ce matin,
+comme M. Cyprien sortait, et il m'a dit de prévenir
+son frère qu'il serait chez lui l'après-midi...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_378"> 378</a></span>
+&mdash;Ah bah! fit Schleifmann étonné... Alors pas
+de télégramme... Allez tout droit rue Notre-Dame-des-Champs.
+Hô! pourtant ne l'effrayez pas, cet
+homme... Dites-lui que son frère est souffrant...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, que monsieur soit tranquille... Je
+lui annoncerai ça comme il faut.</p>
+
+<p>M. Raindal cependant était balbutiant d'émoi,
+quand, une demi-heure plus tard, il parut dans la
+chambre.</p>
+
+<p>&mdash;Quoi?... Quoi?... questionnait-il, oubliant
+de saluer Schleifmann... Cyprien est malade?...
+Gravement?...</p>
+
+<p>&mdash;Vous voyez, monsieur, répliqua le Galicien...
+Une attaque!... Il est tombé raide dans la rue...
+Mon médecin, le docteur Chesnard, vient de venir et
+pense une embolie. Il repassera ce soir. Cyprien
+avait joué sur les mines et perdu des sommes
+fantastiques...</p>
+
+<p>Il continua de fournir les détails. Le maître
+l'interrompait d'exclamations navrées:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce possible!... Si j'avais su... Oh! le
+malheureux!... Le malheureux!... Pourquoi s'est-il
+caché de moi?</p>
+
+<p>Puis, le récit terminé, il y eut quelques minutes
+d'embarras mutuel. A aucune époque, l'un et l'autre
+n'avaient ressenti d'affinité. Schleifmann tenait
+M. Raindal pour un esprit étroit, timoré, racorni
+par l'érudition, et sans nier le mérite de ses ouvrages,
+il lui reprochait de s'abstraire des grandes
+questions contemporaines. M. Raindal, par contre,
+en avait, de tout temps, voulu à Schleifmann qu'il
+accusait de surexciter les instincts subversifs de
+<span class="pagenum"><a id="Page_379"> 379</a></span>
+son frère. Et maintenant, dans l'obligation de s'accorder
+pour une tâche pieuse, ils eussent aimé
+détruire ces antiques griefs que leur loyauté rougissait
+de taire. M. Raindal, le premier, s'enhardit
+à mentir; et, du ton le plus cordial:</p>
+
+<p>&mdash;Monsieur Schleifmann! dit-il... Les circonstances
+ont fait que nous ne nous sommes pas liés
+d'amitié... Mais je connaissais votre affection pour
+mon pauvre Cyprien, je connaissais la variété de
+votre culture, la sûreté de votre caractère, et soyez
+persuadé que je professais pour vous la plus
+sérieuse estime...</p>
+
+<p>Le Galicien riposta par des louanges sagaces sur
+les livres de M. Raindal.</p>
+
+<p>Le malaise était dissipé. Il disparut entièrement
+avec le retour de la concierge qui apportait des
+médicaments, des sinapismes, des sangsues. Tous
+deux se mirent à soigner le malade; et jusqu'au
+soir ils n'eurent plus de loisir.</p>
+
+<p>Vers la tombée du crépuscule, l'oncle Cyprien
+s'éveilla de sa torpeur. Il entr'ouvrit les yeux, et
+roulant autour de la chambre des regards hébétés,
+il semblait peu à peu se souvenir.</p>
+
+<p>&mdash;Ah oui! murmurait-il. La Bourse! Le krach!</p>
+
+<p>Il tentait de s'étirer. Une résistance à gauche
+lui fit froncer le sourcil. Il palpa son épaule
+gauche avec sa main droite restée libre.</p>
+
+<p>&mdash;Tiens, tiens... je suis paralysé, par là...
+C'est du propre! grognait-il.</p>
+
+<p>Il inspecta encore la pièce de son même regard
+de poupon, les prunelles mobiles et atones. La
+présence de Schleifmann et de son frère, qui l'épiaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_380"> 380</a></span>
+au bout du lit, lui causa un trouble passager.
+Qui étaient donc ces hommes? Il hésitait,
+avec l'impression de les reconnaître sans pouvoir
+les nommer.</p>
+
+<p>&mdash;Eusèbe! prononça-t-il enfin... Sch... Schleifmann!...</p>
+
+<p>M. Raindal s'avançait en lui tendant la main.
+L'oncle Cyprien eut un sourire mélancolique, et,
+la voix enrouée, bégayante un peu:</p>
+
+<p>&mdash;Hein! dans quel état ils m'ont fichu, ces gaillards!...
+Je me suis étalé sur le trottoir... Schleifmann
+t'a expliqué?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mon ami, ne te fatigue pas!...</p>
+
+<p>&mdash;Et l'argent? reprit l'ex-employé... Schleifmann
+t'a expliqué aussi? Tu sais que je dois quatre-vingt-dix
+mille francs?... C'est du joli pour un Raindal!...
+Claquer avec quatre-vingt-dix mille francs
+de dettes! Si ce pauvre père avait vu ça, lui!...</p>
+
+<p>&mdash;Chut! Rassure-toi! fit le maître... D'abord,
+tu me parais en voie de guérison...</p>
+
+<p>L'oncle Cyprien, en guise de réponse, frappait
+avec la main son épaule morte.</p>
+
+<p>&mdash;Quant à tes dettes, ajouta le maître, je m'en
+charge... J'ai soixante-dix mille francs d'économies
+que je t'abandonne sans danger... Mon traitement,
+ce que je touche pour mes livres, mes articles, etc.,
+suffira largement à nous faire vivre tous et même
+à éteindre, année par année, le reliquat impayé...
+Eh bien, j'espère que te voilà hors d'inquiétude!...</p>
+
+<p>&mdash;Ouais! Merci!... Je te remercie! répliqua
+distraitement M. Raindal cadet que les sangsues et
+les sinapismes piquaient avec furie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_381"> 381</a></span>
+Puis, se contraignant:</p>
+
+<p>&mdash;C'est égal, mon pauvre Eusèbe... Je t'ai bien
+souvent taquiné, turlupiné... Je t'ai bien souvent
+monté des bateaux... Mais si on m'avait dit qu'un
+jour je te ruinerais, moi, l'oncle Cyprien, avec ma
+brasserie de cent francs par mois et mon galetas
+de cinq cents francs par an!... Non, non, c'est
+incroyable! Et dire que tout cela est arrivé parce
+que... parce que...</p>
+
+<p>Sa pensée impotente s'égarait aux complications
+de ces aventures anciennes.</p>
+
+<p>&mdash;Oui, parce que, poursuivit-il après une pause,
+parce que, pour t'embêter, j'ai désiré aller chez
+cette M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le...
+le... le marquis, le marquis de...</p>
+
+<p>Ses paupières battaient. Une pesanteur les
+domina. Il se rendormait d'un souffle inégal,
+tantôt imperceptible, tantôt ronflant et galopant
+comme le vent sur un feu de bois. Ses joues se
+violaçaient. Des râles raclaient sa gorge. La congestion
+se déclarait. Le docteur Chesnard, lorsqu'il
+revint, eut une moue mal augurante. Il renouvela
+l'ordonnance, prescrivit des révulsifs plus intenses.</p>
+
+<p>Comme il prenait congé, M. Raindal lui offrit
+pour le lendemain une consultation avec le docteur
+Gombauld, son collègue de l'Académie des
+sciences.</p>
+
+<p>&mdash;Mon Dieu, monsieur! fit dédaigneusement
+le docteur Chesnard en hochant sa petite tête grisonnante
+et chauve... Je ne suis qu'un médecin de
+quartier et je n'ai pas d'ambition... Je vous parlerai
+donc en toute franchise... Un Gombauld ou
+<span class="pagenum"><a id="Page_382"> 382</a></span>
+pas de Gombauld, cela n'y changera guère... Une
+embolie est une embolie... Il n'existe pas pour ce
+cas dix mille thérapeutiques... Il n'en existe qu'une:
+celle que j'ai indiquée... Néanmoins, si une consultation
+vous séduit, je n'y vois aucun inconvénient...</p>
+
+<p>On fixa le rendez-vous à midi.</p>
+
+<p>Dans la première pièce, sur le canapé de reps
+vert, on avait confectionné un lit de repos avec un
+matelas et des couvertures. Toutes les heures, tour
+à tour, le Galicien et le maître revenaient s'y
+étendre, après avoir veillé le malade.</p>
+
+<p>M. Raindal n'y dormait point. Quand le regret de
+sa petite élève cessait de le supplicier, c'étaient les
+remords qui le torturaient, les scrupules de conscience,
+le besoin de s'innocenter. Les vacillantes
+paroles de l'oncle Cyprien sonnaient à ses oreilles,
+comme répercutées par un écho sans fin: «Tout
+cela est arrivé parce que j'ai désiré aller chez cette
+M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... le...
+le marquis...» Raisonnement certes faux! Conception
+puérile des rapports entre effets et causes!
+Mais la parcelle de vérité qui parfume toute erreur
+n'en épandait pas moins son vénéneux arome dans
+l'âme de M. Raindal. Evidemment il n'était pas responsable
+de l'accident mortel qui avait foudroyé
+son frère. Informé en temps opportun, il eût même
+accompli les plus durs sacrifices pour arracher le
+pauvre homme à l'engrenage de l'agio. Pourtant
+qui sait si, sans son entremise, sans cet amour
+funeste dont il était féru, qui sait si l'oncle Cyprien
+aurait jamais rencontré «le... le... le marquis»?
+<span class="pagenum"><a id="Page_383"> 383</a></span>
+Qui sait si cet amour, coupable déjà de tant de
+fautes contre la saine morale et les sentiments dus,
+n'avait pas, de plus, sa part, infime quoique réelle,
+dans la calamité présente?...</p>
+
+<p>M. Raindal en exhalait des soupirs continus. Son
+corps se mouillait de sueur. Finalement, la fatigue
+eut raison de l'insomnie. Il ne se réveilla que vers
+huit heures, pour ouvrir à Thérèse et à M<sup>me</sup> Raindal.
+Derrière, saluait la face barbue du jeune B&oelig;rzell.</p>
+
+<p>Mandées par télégramme, ces dames avaient
+voyagé la nuit, et leurs coiffures défaites, leurs
+visages charbonneux, où les larmes séchées traçaient
+des rayures blanches, exprimaient mieux
+que leurs voix les angoisses du trajet. M. Raindal
+les embrassa toutes deux avec une effusion de tendresse
+insolite; puis il les mena, en pleurant, à la
+chambre de l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>Il sommeillait toujours de son tumultueux ou
+léthargique sommeil, la peau plus violette, plus
+noire, par endroits, que la veille, au début de la
+crise. M<sup>me</sup> Raindal s'agenouilla près du chevet, les
+mains jointes. On attendit les médecins en commentant
+le drame. Ils vinrent à midi précis. La
+consultation dura peu. Le docteur Gombauld approuvait
+les prescriptions de son confrère. Pour le
+reste, il refusait de présager: la nature en déciderait.</p>
+
+<p>&mdash;Qu'est-ce que je vous disais! fit à la porte le
+dédaigneux docteur Chesnard.</p>
+
+<p>Et il promit sa visite pour le soir.</p>
+
+<p>Elle n'eut d'autre résultat que d'accroître les
+alarmes. Le médecin était parti sans consentir à se
+prononcer sur l'issue de la nuit.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_384"> 384</a></span>
+Une heure après son départ, le délire s'empara
+de l'oncle Cyprien. Dans les premiers instants, ce
+ne fut qu'exclamations vagues, plaintes inarticulées.
+Mais bientôt elles se précisèrent. Elles désignaient
+des gens, invectivaient des ennemis: tous
+les immémoriaux ennemis de l'oncle Cyprien, toute
+la troupe des chéquards, des youpins, des calotins
+et des rastas! On eût dit qu'ils dansaient autour de
+sa couchette une ronde satanique avec des rires
+triomphants. Parfois leurs lourdes semelles devaient
+défoncer sa poitrine, car il avait des mines de défense
+ou d'effroi comme sous les fers d'un cheval
+qui l'aurait écrasé. Pour exorciser ce sabbat, il s'époumonait
+en injures, prises au vocabulaire de ses
+auteurs favoris. Son index menaçait, son poing
+martelait le vide. Puis, soudain, il sembla que la
+sarabande s'égrenait. Par un hasard de ressouvenir,
+une image prépondérante effaçait la malice des
+autres: l'image d'un illustre homme d'État, d'un
+ministre renommé pour la lutte qu'il soutint contre
+le Boulangisme. Sa légendaire figure s'érigeait
+devant le lit, et, sans qu'il se courbât, ses mains,
+au bout de bras énormes, atteignaient l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>&mdash;Oh! oh!... rugit avec terreur M. Raindal
+cadet. Voilà le vieux Forban à présent! Oh! ces
+bras!... En a-t-il des bras! Veux-tu bien t'en aller,
+vieux Forban!... Veux-tu bien me lâcher!</p>
+
+<p>L'étreinte imaginaire était plus forte que ses
+cris. Il porta vainement les deux mains à sa gorge.
+Il suffoquait. Il retomba dans le coma.</p>
+
+<p>Il y demeura toute la soirée, toute la nuit. Dans
+<span class="pagenum"><a id="Page_385"> 385</a></span>
+la pièce voisine, la famille veillait, se relayant auprès
+du malade avec Schleifmann, B&oelig;rzell et un
+interne envoyé par le docteur Gombauld. A onze
+heures, comme ces dames et le Galicien s'étaient
+assoupis de fatigue sur un fauteuil, sur le canapé,
+sur une chaise, M. Raindal appela le jeune savant
+d'un clin d'&oelig;il familier.</p>
+
+<p>&mdash;Mon cher monsieur B&oelig;rzell, susurra le maître
+à voix basse, cette après-midi Thérèse m'a tout
+appris... Il paraît qu'à Langrune vous vous êtes
+accordés... J'en suis pour ma part fort heureux...
+Cependant vous savez le désastre qui nous frappe...
+Sans parler de ce pauvre Cyprien, c'est pour nous
+la ruine complète, et pour Thérèse, ni dot, ni
+espérances d'aucune sorte... Je tenais à vous en
+avertir formellement, sachant par expérience ce
+que sont les charges d'un ménage, des enfants à
+élever, les dépenses...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous suis fort obligé de votre sincérité, cher
+maître! interrompit de même B&oelig;rzell... Seulement,
+ces tristes événements n'ont pas modifié
+mes intentions à l'égard de M<sup>lle</sup> Thérèse...</p>
+
+<p>Il s'arrêtait, toujours soucieux de mesure, de
+vérité, d'exactitude, et il reprit:</p>
+
+<p>&mdash;Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ces considérations
+d'argent me soient indifférentes... Il est,
+au contraire, certain que pour le bien-être de ma
+femme, pour l'éducation de nos enfants, une dot,
+des espérances eussent été un précieux appoint...
+Mais faute de cet appoint, notre mariage peut aisément
+se conclure... Je me sens plein d'énergie et la
+perspective d'un peu plus de travail et d'un peu plus
+<span class="pagenum"><a id="Page_386"> 386</a></span>
+de médiocrité n'est pas pour émouvoir un homme
+jeune et vigoureux comme moi... Je maintiens
+donc ma demande, cher maître...</p>
+
+<p>Schleifmann quittait la pièce pour rejoindre
+l'interne. M. Raindal et le jeune savant échangèrent
+une poignée de main affectueuse; puis, chacun
+sur sa chaise, le menton à la poitrine, ils
+s'endormirent progressivement.</p>
+
+<p>Vers l'aube, l'interne les réveilla tous. L'agonie
+avait commencé. Elle fut longue. L'âme insoumise
+de l'oncle Cyprien s'insurgeait contre la mort,
+comme elle s'était rebellée contre la vie. Etouffé
+par le sang, il voulait respirer, vivre encore; et
+son bras valide repoussait l'asphyxie d'un geste
+impératif qui semblait s'indigner.</p>
+
+<p>Enfin le souffle lui manqua. Il soulevait d'un
+suprême effort sa face violette, ses lèvres torves, et
+il s'abattit en arrière, vaincu, immobile, délivré.</p>
+
+<p>M<sup>me</sup> Raindal s'était précipitée à genoux et priait,
+en larmes. Schleifmann, accoudé au marbre de la
+cheminée, la main contre les yeux, psalmodiait à
+mi-voix des paroles hébraïques. Thérèse sanglotait
+sur l'épaule de son père.</p>
+
+<p>L'interne ouvrit la fenêtre et rejeta les volets
+par où glissaient déjà des rayonnements dorés.</p>
+
+<p>Avec la fraîche splendeur de la clarté matinale
+un hourvari de gazouillements jaillit dans la
+pièce.</p>
+
+<p>C'étaient les passereaux du Luxembourg qui,
+sur les branches, sans le savoir, pépiaient joyeusement
+le dernier adieu à leur vieil ami Cyprien
+Raindal.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_387"> 387</a></span></p>
+
+<h2>XIX</h2>
+
+<p>Le matin des obsèques, Thérèse était dans sa
+chambre, occupée à trier des papiers trouvés chez
+l'oncle Cyprien, quand Brigitte frappa.</p>
+
+<p>&mdash;C'est une dame, mademoiselle, fit la bonne,
+M<sup>me</sup> Chambannes, je crois...</p>
+
+<p>M<sup>lle</sup> Raindal fronça ses sourcils veloutés:</p>
+
+<p>&mdash;Vous lui avez répondu que monsieur et madame
+étaient sortis?...</p>
+
+<p>&mdash;Oui, mademoiselle, mais elle dit qu'elle
+voudrait voir mademoiselle... Elle est dans le
+salon...</p>
+
+<p>&mdash;C'est bien, j'y vais!... répliqua Thérèse.</p>
+
+<p>Elle jeta dans la glace, un rapide coup d'&oelig;il sur
+sa toilette, sa coiffure, comme une femme qui
+marche à une rencontre décisive. Son raide collet
+de crêpe faisait sa physionomie plus rogue, plus
+sévère, lui maintenant la tête haute comme le gorgerin
+d'une armure. Ses minces lèvres, dans les
+coins, s'arquèrent d'un sourire agressif. Ah!
+M<sup>me</sup> Chambannes voulait la voir. Eh bien, soit, elle
+la verrait, elle l'entendrait même! On allait
+l'exaucer, cette dame, et au delà de ses v&oelig;ux,
+peut-être!</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_388"> 388</a></span>
+Thérèse ouvrait la porte du salon. M<sup>me</sup> Chambannes
+en robe noire, gants noirs, chapeau noir,
+se leva lentement. Et ce fut, de part et d'autre, un
+cérémonieux salut de la nuque, avec des regards
+qui s'épiaient, se tâtaient déjà dans une quasi prévision
+de lutte.</p>
+
+<p>Thérèse resta debout sans prier Zozé de s'asseoir.
+M<sup>me</sup> Chambannes murmura d'une voix hésitante:</p>
+
+<p>&mdash;J'étais venue dire à M. Raindal tout le chagrin
+que nous avons eu de son malheur...</p>
+
+<p>&mdash;Je vous remercie, madame! fit sèchement
+Thérèse... Mon père est à la maison mortuaire...
+Je lui transmettrai vos condoléances, sitôt qu'il
+rentrera...</p>
+
+<p>Elle se taisait. M<sup>me</sup> Chambannes poursuivit plus
+timidement:</p>
+
+<p>&mdash;Nous avons tout appris par un de nos amis
+communs, le marquis de Meuze... Monsieur votre
+oncle n'était pas très âgé, n'est-ce pas?</p>
+
+<p>&mdash;Cinquante-deux ans, madame...</p>
+
+<p>&mdash;C'est jeune! remarqua Zozé, que le regard
+farouche de Thérèse induisait à exagérer.</p>
+
+<p>Elle se dirigea vers la porte, et s'arrêtant à mi-chemin:</p>
+
+<p>&mdash;Auriez-vous l'obligeance de dire à M. Raindal
+que je viendrai lui rendre visite demain?</p>
+
+<p>Thérèse, d'un ton glacial, riposta:</p>
+
+<p>&mdash;Ne vous donnez pas la peine, madame... Mon
+père ne recevra pas...</p>
+
+<p>&mdash;Pas même les intimes?</p>
+
+<p>&mdash;Non, Madame... Ses intentions sont formelles...
+Il n'y aura d'exception pour qui que ce soit...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_389"> 389</a></span>
+&mdash;Pas même pour moi? insista Zozé avec une
+feinte douceur de défi.</p>
+
+<p>Ses prunelles langoureuses semblaient sourire,
+parachever la question: «Moi, vous savez bien,
+moi, madame Chambannes, moi qui vous l'ai enlevé,
+votre père, moi qui le tiens, moi qui le mène...»</p>
+
+<p>A cette provocation Thérèse devint toute pâle:</p>
+
+<p>&mdash;Pas même pour vous, madame!... fit-elle en
+se contenant... Mon père a décidé d'observer strictement
+son deuil, et j'espère que personne ne tentera
+de l'en détourner...</p>
+
+<p>&mdash;Ainsi vous l'empêcherez de fréquenter ses
+amis?...</p>
+
+<p>Thérèse pétrissait d'une main tremblante le dossier
+d'un fauteuil:</p>
+
+<p>&mdash;Nous ne l'empêchons de rien, madame... Et
+je m'étonne que ce soit vous qui usiez de ces
+termes... Depuis six mois pourtant, vous devriez
+savoir que nos volontés sont peu de chose auprès
+de celles de mon père...</p>
+
+<p>&mdash;Que voulez-vous dire, mademoiselle?... fit
+Zozé avec ce flegme impertinent qui, dans les discussions,
+est souvent toute la ressource des mondaines.</p>
+
+<p>&mdash;Je veux dire, répliqua Thérèse d'une voix
+saccadée, je veux dire ou plutôt vous me forcez à
+dire que, depuis six mois, vous nous avez pris mon
+père, vous l'avez éloigné de nous, vous l'avez engagé
+dans une aventure grotesque dont je ne connais ni
+les détails ni le but, mais dont le souci n'a cessé de
+nous tourmenter affreusement ma mère et moi...</p>
+
+<p>&mdash;Cependant, mademois...</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_390"> 390</a></span>
+&mdash;Oh! je vous en conjure, madame!... interrompit
+Thérèse avec fermeté... Vous avez réclamé
+des explications. Permettez-moi de terminer...
+Oui, vous trouviez tout naturel de nous désunir,
+d'accaparer ce pauvre homme, de le traîner à votre
+suite, par gloriole, par je ne sais quelle fantaisie
+vaniteuse et sans excuse... Aujourd'hui cette catastrophe
+nous le ramène... Vous trouverez naturel
+aussi que nous le défendions et que, le voyant sauvé,
+nous ne voulions pas le reperdre... Est-ce la mort
+de mon oncle ou d'autres émotions que j'ignore,
+mais il m'a paru, au retour, bien las, bien vieilli.
+Lui d'habitude si courageux dans les douleurs, il
+pleure à tout instant... de grosses crises de larmes
+soudaines, comme un enfant... Il a besoin de tranquillité,
+d'une vie réglée et bourgeoise... Il retournera
+à sa famille, à son travail peu à peu... Vous,
+à vos plaisirs que son absence ne diminuera guère,
+je présume...</p>
+
+<p>Zozé avait imperceptiblement rougi au ton narquois
+dont Thérèse prononçait cette phrase.
+M<sup>lle</sup> Raindal ajouta, profitant de son trouble:</p>
+
+<p>&mdash;Je vous assure, madame, laissez-le nous maintenant!...
+Ce sera mieux ainsi!... Ce sera loyal et
+charitable!...</p>
+
+<p>Elles s'examinèrent un moment en silence; et le
+mépris de leurs regards semblait un reflet réciproque.
+«Pas à son avantage dans la toilette de
+deuil, cette M<sup>lle</sup> Raindal!» songeait M<sup>me</sup> Chambannes
+avec une moue haineuse. Et Thérèse, de
+son côté, en ce charmant visage n'apercevait qu'indices
+de bassesse ou de niaiserie.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_391"> 391</a></span>
+Un glissement de clef dans une serrure leur fit
+à toutes deux abaisser les paupières.</p>
+
+<p>&mdash;Vous m'excusez, madame? dit Thérèse avec
+un sommaire salut de la tête.</p>
+
+<p>Sans attendre la réplique de la jeune femme,
+elle avait gagné l'antichambre, fermé la porte du
+salon, et, d'une voix brève, énervée, tandis que
+M. Raindal déposait sa canne et ses gants:</p>
+
+<p>&mdash;Père, murmura-t-elle, M<sup>me</sup> Chambannes est là...</p>
+
+<p>&mdash;Où? Où cela? bégayait M. Raindal, dont le
+front s'était empourpré.</p>
+
+<p>&mdash;Dans le salon! continua Thérèse en le fixant
+âprement. Tu désires la voir?...</p>
+
+<p>&mdash;Peuh! ça serait convenable, il me semble...
+Qu'en penses-tu?...</p>
+
+<p>Il guettait anxieusement dans les yeux de sa
+fille, la permission, l'approbation.</p>
+
+<p>&mdash;Si tu veux, père! proféra moins durement
+Thérèse.</p>
+
+<p>&mdash;Alors bien! conclut le maître sans bouger.</p>
+
+<p>Et, d'un regard involontaire, il suppliait la jeune
+fille de partir, de ne pas demeurer traîtreusement
+aux aguets derrière cette porte. Elle comprit sa
+méfiance. A quoi bon le contrarier, l'inquiéter au
+cours de cette épreuve, dont l'issue, favorable ou
+non, serait significative? Et avec un coup d'&oelig;il
+amical:</p>
+
+<p>&mdash;A tout à l'heure, fit-elle... Je rentre dans ma
+chambre...</p>
+
+<p>Il pénétrait au salon, puis il en refermait la
+porte après s'être assuré que le vestibule était bien
+vide.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_392"> 392</a></span>
+&mdash;Mon cher maître! s'écria tendrement Zozé qui
+s'avançait au-devant de lui.</p>
+
+<p>Et, en même temps, soit par une man&oelig;uvre dernière
+pour n'être pas vaincue, soit par un mouvement
+de compassion filiale, elle se précipita dans ses bras.</p>
+
+<p>Il ne résista pas. Il la serrait contre sa poitrine,
+l'embrassant au hasard, sur la joue, sur les cheveux
+de la nuque, sanglotant, balbutiant, ne sachant
+plus ce qu'il pleurait, si c'était son frère perdu ou
+son bonheur détruit.</p>
+
+<p>&mdash;Ma chère amie! Ma chère amie! bredouillait-il,
+enivré par cette joie étrange de la tenir
+entre ses bras.</p>
+
+<p>Elle se dégagea de l'étreinte qu'elle jugeait trop
+longue; et, après les premières paroles de sympathie,
+elle questionna posément:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce vrai, mon cher maître, ce que vient de
+me dire M<sup>lle</sup> Thérèse?</p>
+
+<p>&mdash;Quoi donc? fit M. Raindal qui se tamponnait
+les yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Que vous ne voulez plus me revoir, que vous
+voulez rompre avec nous?...</p>
+
+<p>Le maître ne répondit pas. Il s'écroulait derechef
+en un accès de sanglots.</p>
+
+<p>&mdash;Pourquoi ne voulez-vous pas? insista Zozé,
+qui s'asseyait auprès de lui sur un tabouret bas.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que... sanglotait M. Raindal, sans pouvoir
+finir.</p>
+
+<p>&mdash;Parce que quoi? reprit Zozé, l'aidant comme
+un collégien qui recule devant l'aveu... Parlez-moi
+franchement... Ne suis-je pas votre amie?...</p>
+
+<p>Il la contemplait avidement de ses yeux luisants
+<span class="pagenum"><a id="Page_393"> 393</a></span>
+où les larmes avivaient un lacis de veinules rouges,
+et il exhala plutôt qu'il ne dit:</p>
+
+<p>&mdash;Parce que mon affection pour vous a pris un
+tour... un tour fâcheux, un tour hélas! excessif,
+j'oserai dire un tour coupable...</p>
+
+<p>Elle essaya de jouer la surprise, malgré le calme
+de sa figure:</p>
+
+<p>&mdash;Comment, cher maître?</p>
+
+<p>&mdash;Oui, oui, poursuivit-il plus nettement, comme
+soulagé du coup... Et vous le savez bien, ma chère
+amie... Vous le savez depuis le jour de mon départ,
+là-bas, aux Frettes, vous vous souvenez?</p>
+
+<p>Il se recueillait en hochant la tête:</p>
+
+<p>&mdash;Est-ce triste et ridicule, hein?... A mon âge!...
+Vieux et décrépit comme je suis!... Bah! ce n'est
+pas votre faute... Je ne vous garde pas rancune...
+Vous êtes si jolie!... Mais, je vous en prie, ne revenez
+plus!... Laissez-moi!... Laissez-moi me guérir
+seul, si je peux!... Ce sera plus charitable!...</p>
+
+<p>Presque les mêmes mots que Thérèse, l'instant
+d'avant, et presque la même intonation! M<sup>me</sup> Chambannes,
+qui n'était point méchante au fond, se sentit
+bouleversée par cette similitude.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu donc, cher maître! soupira-t-elle en
+offrant sa main à M. Raindal.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, ma chère amie! dit le maître dont les
+traits se crispaient de souffrance.</p>
+
+<p>Il pressait passionnément à ses lèvres la petite
+main gantée de noir, véritable main de funérailles
+et d'adieux éternels.</p>
+
+<p>&mdash;Adieu, adieu, puisque vous le voulez! répétait
+M<sup>me</sup> Chambannes.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_394"> 394</a></span>
+&mdash;Non, je ne le veux pas! spécifiait M. Raindal...
+Il faut que je le veuille!...</p>
+
+<p>Elle franchissait la porte, disparaissait dans l'escalier,
+avec la démarche cadencée que le maître
+admirait tellement.</p>
+
+<p>&mdash;Il le fallait! déclara-t-il tout haut, quand la
+porte fut close.</p>
+
+<p>Il évoquait en retournant vers sa chambre, des
+séparations célèbres, des adieux historiques: Tite
+et Bérénice, le <i lang="la" xml:lang="la">Dimisit invitus</i>..., et aussi Louis XIV
+et Marie Mancini.</p>
+
+<p>Puis, subitement, ses forces le trahirent. Le désespoir
+refoulé par la littérature lui montait à la
+gorge en larmes. Il s'effondra sur une chaise, le
+mouchoir aux yeux.</p>
+
+<p>&mdash;Je ne la reverrai plus! chuchotait-il dramatiquement...
+Je ne la reverrai plus jamais... jamais...
+jamais!...</p>
+
+<hr class="tb" />
+
+<p>Il la revit pourtant quelques heures plus tard,
+au cimetière Montparnasse, tandis qu'un délégué de
+l'<cite>Association des Athées</cite> prononçait, devant la tombe
+béante, l'éloge de l'oncle Cyprien.</p>
+
+<p>Il y avait peu de monde, à cause de la saison,
+peu de femmes surtout. Elles étaient en noir, mais
+les noirs atours de Zozé semblaient parmi les leurs
+un costume de reine. Sa grâce, sa jeune beauté
+triomphaient encore dans le deuil et son fin petit
+visage, plus pâle que de coutume près de l'étoffe
+sombre, avait une gentille gravité dont le maître
+eût souri s'il n'eût pas tant pleuré.</p>
+
+<p>Successivement ses regards mornes oscillaient
+<span class="pagenum"><a id="Page_395"> 395</a></span>
+de Zozé à la tombe, de la tombe à Zozé, et ses
+larmes coulaient confusément pour toutes deux.</p>
+
+<p>Le délégué, en finissant, avait suspendu au marbre
+une vaste couronne d'immortelles rouges.</p>
+
+<p>La famille se rangea, avec Schleifmann, dans
+une petite allée proche: et les condoléances défilèrent.
+M. Raindal, à l'aveuglette, serrait la main
+de chacun, celle des indifférents comme celles de
+Zozé, de Chambannes, du marquis, de Gérald même
+et de l'abbé Touronde un peu décontenancé parmi
+tous ces libres penseurs. Personne ne passait plus.
+On se dirigea vers la sortie.</p>
+
+<p>Schleifmann s'attardait en arrière, rôdant autour
+de la tombe de son ami Cyprien. Sitôt à l'abri des
+curieux, il glissa deux pièces de vingt sous dans la
+main d'un des fossoyeurs. Puis, selon le rite israélite,
+grattant le sol d'un jardinet voisin, il lança
+par trois fois à travers le sépulcre une poignée de
+terre et de gravier. Les cailloux résonnèrent sur le
+bois de la bière. Le Galicien, en réponse, modulait
+un verset hébreu.</p>
+
+<p>Ses yeux s'étaient levés au ciel et, leur fervent
+regard semblait vouloir percer le mystère des
+nues, jusqu'à l'inaccessible région des destinées.
+Il ne maudissait pas. Il interrogeait seulement.</p>
+
+<p>Pourquoi le Seigneur tolérait-il des ruines aussi
+iniques? Dans quels formidables desseins associait-il
+son peuple à l'accomplissement de tels méfaits?
+Quand donc susciterait-il en son temple, parmi
+ses prêtres, quelqu'un, une voix libre et hardie,
+pour rappeler aux Juifs, aux plus altiers comme
+aux plus humbles, le solennel dépôt de pureté et
+<span class="pagenum"><a id="Page_396"> 396</a></span>
+de justice qu'ils reçurent jadis au pied du Sinaï?...</p>
+
+<p>Nul signe ne répondait à ces questions muettes.
+Les nuages poursuivaient leur paisible promenade
+sur le fond bleu du ciel.</p>
+
+<p>Schleifmann s'achemina vers la sortie à pas
+traînards; et, dans le floconnement crêpu de sa
+barbe grise, ses lèvres inconsciemment marmonnaient:
+«Cyprien!... Pauvre Cyprien!...» Il se
+remémorait les bonnes heures passées chez Klapproth,
+l'édification progressive de la vieille théorie
+des Deux Rives... Une théorie bien incertaine, bien
+contestable, si l'on voulait,&mdash;qui cependant recélait
+sa faible part de vérité! Puis, comme il la
+disait vaillamment, cet infortuné Cyprien, avec
+quelle gaieté, quelle fougue, quelle conviction;
+avec une sorte de pressentiment peut-être! A présent,
+hélas, plus de Cyprien! Désormais, Schleifmann,
+mon garçon, tu seras dans la vie un misérable
+solitaire, livré à ses bouquins, à sa mansarde
+déserte, à sa brasserie sans ami!... Les yeux du
+Galicien s'emplissaient de grosses larmes.</p>
+
+<p>Mais, comme il atteignait la grille du cimetière,
+il s'arrêta court et demeura planté gravement sur
+le seuil.</p>
+
+<p>Dehors, devant la porte, deux voitures se faisaient
+face, contre le trottoir. Dans la première,
+un coupé de maître attelé sobrement, Zozé, Chambannes
+et Gérald s'installaient tous les trois; dans
+la seconde, un noir carrosse des pompes funèbres,
+le jeune B&oelig;rzell grimpait auprès de la famille
+Raindal.</p>
+
+<p>Les deux cochers touchèrent simultanément. Les
+<span class="pagenum"><a id="Page_397"> 397</a></span>
+deux voitures tournèrent en sens inverse, l'une
+regagnant au grand trot les élégances de la rive
+droite, l'autre s'enfonçant de nouveau dans les modestes
+parages de la rive gauche.</p>
+
+<p>Schleifmann les suivait de l'&oelig;il alternativement.
+Ah! si le brave Cyprien eût pu ressusciter pour
+voir!...</p>
+
+<p>Peu à peu, les voilures diminuèrent aux deux
+extrémités du boulevard. A peine distinguait-on
+leurs silhouettes fuyantes, celle-ci massive et
+sans reflet comme un bloc de crêpe noir, celle-là
+pimpante et légère sous l'étincelle de son vernis
+neuf.</p>
+
+<p>Schleifmann eut un mélancolique sourire d'orgueil.</p>
+
+
+<p class="end">FIN</p>
+<p><span class="pagenumh"><a id="Page_398"> 398</a></span>
+<span class="pagenumh"><a id="Page_399"> 399</a></span></p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="Page_400"> 400</a></span></p>
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+<tr>
+<td class="tdl">Paul <span class="smcap">Adam</span></td>
+<td class="tdl"><cite>L'Année de Clarisse</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
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+<td class="tdl">C<sup>te</sup> <span class="smcap">d'Adhémar</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Hérédité</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Emile <span class="smcap">Antoine</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Chansons de C&oelig;ur</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Alphonse <span class="smcap">Allais</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Le Bec en l'air</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Buet</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Acquitté!</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Jules <span class="smcap">Case</span></td>
+<td class="tdl"><cite>L'Etranger</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl"><span class="smcap">Catulle Mendès</span></td>
+<td class="tdl"><cite>L'Homme Orchestre</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Félicien <span class="smcap">Champsaur</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Le Mandarin</cite></td>
+<td class="tdr">3&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Léon <span class="smcap">Cladel</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Juive-Errante</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Maurice <span class="smcap">Donnay</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Amants</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Epheyre</span></td>
+<td class="tdl"><cite>La Douleur des Autres</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Fritz <span class="smcap">Friedmann</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Loisirs forcés</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Paul <span class="smcap">Faure</span></td>
+<td class="tdl"><cite>André Kerner</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Foley</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Monsieur Belle-Humeur</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Paul <span class="smcap">Gaulot</span></td>
+<td class="tdl"><cite>L'Epingle verte</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Abel <span class="smcap">Hermant</span></td>
+<td class="tdl"><cite>La Meute</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Arthur <span class="smcap">Heulard</span></td>
+<td class="tdl"><cite>La Ville de l'or</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Jan <span class="smcap">Kermor</span></td>
+<td class="tdl"><cite>La Vipère au nid</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Maurice <span class="smcap">Leblanc</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Armelle et Claude</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Pierre <span class="smcap">Maël</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Le Bois d'Amour</cite></td>
+<td class="tdr">2&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">René <span class="smcap">Maizeroy</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Joujou!</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl"><span class="smcap">J. Marni</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Les Enfants qu'elles ont</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Camille <span class="smcap">Mauclair</span></td>
+<td class="tdl"><cite>L'Orient vierge</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl"><span class="smcap">Mermeix</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Le Transvaal et la Chartered</cite></td>
+<td class="tdr">1 vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Gabriel <span class="smcap">Mourey</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Les Brisants</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Georges <span class="smcap">Ohnet</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Le Curé de Favières</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Henri <span class="smcap">Pagat</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Les Funérailles de l'argent</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Guy <span class="smcap">de Pasillé</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Histoire d'un Gentilhomme de Province</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Paul <span class="smcap">Perret</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Madame Victoire</cite></td>
+<td class="tdr">1 vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Emile <span class="smcap">Pouvillon</span></td>
+<td class="tdl"><cite>L'Image</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Jean <span class="smcap">Rameau</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Le C&oelig;ur de Régine</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl"><span class="smcap">A. Ruffin</span></td>
+<td class="tdl"><cite>La Petite Femme</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">André <span class="smcap">Theuriet</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Fleur de Nice</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Lucien <span class="smcap">Trotignon</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Les Hobereaux</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Pierre <span class="smcap">Valdagne</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Variations sur le même air</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Guy <span class="smcap">Valvor</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Les Treize</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Valois</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Les Bourbiers de Paris</cite></td>
+<td class="tdr">2&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Fernand <span class="smcap">Vandérem</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Les Deux Rives</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+<tr>
+<td class="tdl">Pierre <span class="smcap">Veber</span></td>
+<td class="tdl"><cite>Chez les Snobs</cite></td>
+<td class="tdr">1&nbsp;vol.</td>
+</tr>
+</table>
+
+<p class="center"><b>Envoi franco du Catalogue complet de la Librairie Paul Ollendorff</b></p>
+
+<p class="end">EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY</p>
+
+
+
+
+
+
+
+
+<pre>
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem
+
+*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES ***
+
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+
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+
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+Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
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+To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
+and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
+and the Foundation information page at www.gutenberg.org
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+
+Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
+Foundation
+
+The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
+501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
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+Literary Archive Foundation
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+
+The Foundation is committed to complying with the laws regulating
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+
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+
+Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
+concept of a library of electronic works that could be freely shared
+with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
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+
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