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| author | Roger Frank <rfrank@pglaf.org> | 2025-10-14 18:38:06 -0700 |
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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Deux Rives + +Author: Fernand Vandérem + +Release Date: November 23, 2013 [EBook #44260] + +Language: French + +Character set encoding: UTF-8 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES *** + + + + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + + +Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le +typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée +et n'a pas été harmonisée. + +Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont +marqués =ainsi=. + + + + +LES + +DEUX RIVES + + + + +DU MÊME AUTEUR + + + =La Cendre=, roman 1 vol. + + =Charlie=, roman 1 vol. + + =Le Chemin de velours=, nouvelles 1 vol. + + =La Patronne=, roman. (Collection OLLENDORFF + illustrée.) 1 vol. + + + Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les + pays, y compris la Suède et la Norvège. + + S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, éditeur, rue de + Richelieu, _28 bis_, Paris. + + + + + FERNAND VANDÉREM + + Les + Deux Rives + + ROMAN + + [Illustration] + + PARIS + PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR + _28 bis_, RUE DE RICHELIEU, _28 bis_ + + 1897 + + Tous droits réservés. + + + + + IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE + + TRENTE EXEMPLAIRES DE LUXE + + SAVOIR + + 10 exemplaires sur papier du Japon numérotés à la presse (1 à 10) + 20 -- de Hollande -- (11 à 30) + + + + + A + LOUIS GANDERAX + A L'ÉCRIVAIN ET A L'AMI + + _En témoignage d'affectueuse + et profonde gratitude._ + + F. V. + + + + +LES DEUX RIVES + + + + +I + + +Comme la voiture s'arrêtait devant la grille du Collège de France, Mme +Chambannes sauta vivement à terre; et sans prendre la peine de +refermer la portière, elle s'achemina d'un pas hâtif, balançant du +bras son manchon, à travers la cour solennelle où trois pigeons +déambulaient dans une sécurité de désert et de silence. + +Par les carreaux de la porte vitrée du fond, M. Pageot, premier +appariteur du Collège, la regardait s'avancer, sa grosse moustache +retroussée un peu par un sourire de sympathie. + +«Encore une!» songeait-il en se remémorant toutes les dames élégantes +que, depuis une heure, il voyait défiler. Et gentille qui plus est! +Avec sa petite figure fine et hardie, son veston d'astrakan, son +toquet de velours pourpre, à bordure d'astrakan pareil s'emmêlant à +ses frisons bruns, et piqué sur le côté d'une petite aigrette de +plumes blanches, elle lui rappelait, révérence parler, et moins les +favoris, une vieille lithographie placée au-dessus de son lit: +_Murat, futur roi de Naples, à la bataille d'Eylau_. + +Aussi, fut-ce d'une main empressée qu'il ouvrit devant elle la porte. + +--Vous désirez, madame? + +--Le cours d'Égyptologie, s'il vous plaît. + +--Le cours de M. Raindal? C'est ici, juste en face de nous. + +Elle s'élançait. D'un geste d'apaisement M. Pageot la retint. + +--Oh! inutile, madame, la salle est comble, archibondée... Du reste, +vous ne perdez pas grand'chose... Dans cinq minutes ce sera fini!... + +--Je vous remercie! fit Mme Chambannes d'un ton de regret. + +Puis après une pause: + +--Vous n'auriez pas vu une grande dame en costume bleu... une grande +dame blonde, avec une veste à brandebourgs?... + +Pageot se recueillait: + +--Vue? vue?... Sûrement que je l'ai vue; mais il y en a tellement, +madame!... Ma parole, depuis quinze ans que je suis huissier au +Collège, je ne me souviens pas d'avoir compté tant de monde à une +leçon d'ouverture... + +Et, redressant négligemment sa légère chaîne de nickel, il ajouta d'un +air compétent: + +--C'est rapport, je suppose, à son livre sur Cléopâtre qu'on vient... + +Mme Chambannes baissa la tête en signe d'assentiment. Mais en même +temps une poussée de gens rabattait la porte du cours, et l'immense +vestibule retentit du choc avec une sonorité d'église. + +--Tenez, la voilà peut-être, votre amie en bleu! fit Pageot, désignant +une dame qui sortait parmi les premières. + +Mme Chambannes se précipita pour saisir Mme de Marquesse au passage. + +--Vous! se récriait l'autre... Par exemple, vous pouvez vous vanter +d'être une fière lâcheuse! Moi qui n'étais venue que pour vous être +agréable! + +La jeune femme s'excusa: + +--Une lettre de Gérald que j'attendais... Je vous raconterai cela... +J'en ai assez ragé, je vous jure!... Enfin, était-ce bien là -dedans, +au moins? Ça valait-il le dérangement?... A-t-il parlé de Cléopâtre? +A-t-il dit des horreurs? + +Mme de Marquesse prit un accent gamin: + +--_I don't know..._ Vous m'en demandez trop... Je suis comme la petite +fille de l'Ambigu... Je n'ai rien vu, rien entendu... Debout, des tas +de bonshommes devant moi, et une odeur de respirations!... Oh! on ne +m'y repincera pas de sitôt... ou j'enverrai mon valet de chambre +retenir mes places d'avance... + +--C'est gai!... + +--Bah, ce n'est pas la catastrophe!... fit d'un air protecteur Mme de +Marquesse... Grand Dieu! Êtes-vous enfant, ma petite Zozé!... Vous le +reverrez ici ou autre part, votre M. Raindal... Il n'y a rien de +perdu!... Et tout cela parce que M. de Meuze vous a monté la tête avec +ses boniments!... + +--Il ne s'agit pas de M. de Meuze!... + +--Et de qui alors?... De Gérald, peut-être?... S'il ne s'agit du +père, il s'agit du fils... Non, mais sincèrement, vous croyez que ça +mord sur lui les notoriétés?... Ah! vous avez votre dose de +candeur!... + +--Comment donc! approuva Mme Chambannes dune voix gouailleuse... Avec +ces idées-là , en trois mois je finirais par avoir une maison comme +celle des Pums ou des Silberschmidt... Merci!... Allez, mon système +n'est pas tellement bête... Je sais ce que je fais!... + +Puis d'un ton plus cordial: + +--Nous regardons la sortie?... + +--Je veux bien! fit Mme de Marquesse. + +Elles se rangèrent auprès de l'étroite issue par où s'écoulait +l'auditoire. + +C'était évidemment un public de parade, une délégation de cette +brillante garde citoyenne que Paris entretient autour des gloires à +succès, tout le monde des salons littéraires, des revues à fort +tirage, des gazettes modérées, illustrations authentiques en tête, +académiciens célèbres ou obscurs, penseurs, songeurs, réfléchisseurs, +remueurs d'idées, souleveurs de questions et agitateurs de problèmes, +maîtresses attitrées des grandes tables à parler,--plus leur +sémillante cohorte, petites femmes, petits hommes, petits jeunes, +petits vieux, la volée entière de celles et de ceux qui jasent, +pépient, caquettent sur les cimes de l'art comme les moineaux sur les +hautes branches; de gracieux minois mats de poudre dans le mol +évasement des collets de zibeline, des silhouettes fureteuses aux +moustaches quasi militaires, des voix disciplinées à la pratique du +bien dire, des fronts rayés de plis par les années d'étude ou la +recherche constante du mot spirituel, des sourires, des fourrures, des +bouffées de bons parfums. Et l'on s'appelait, on se saluait, on se +communiquait l'opinion qu'on avait ou que l'on allait avoir, sous les +yeux ébahis de quelques profanes qui se citaient à voix basse des noms +avec respect. + +Mme Chambannes, surtout, paraissait ravie du spectacle. Faire partie +de ce clan d'élite ne l'avait jamais bien tentée. Par un hasard de +destinée, elle visait ailleurs, vers un objet plus simple, plus +humain, plus tendre, où malgré même l'apparence contraire, +s'acheminaient toutes ses actions. Mais assister aux papotages, aux +coquetteries, aux rassemblements amicaux de ces personnes connues dont +si souvent parlaient les feuilles, cela lui constituait un naïf régal, +une joie de l'Å“il et de la pensée qui rendait sa petite figure toute +grave d'attention. + +Et soudain, dans un involontaire mouvement de surprise, elle poussa du +coude Mme de Marquesse: + +--Oh! voyez donc celle-là ! + +Elle indiquait du regard une jeune fille pauvrement nippée qui venait +dans leur direction. + +Son paletot en drap vert à parements de vison semblait plus défraîchi +encore que la capote de tulle poussiéreuse épinglée de travers dans sa +chevelure. Et elle avait cette démarche hautaine, cette physionomie +agressive et revêche que font souvent aux femmes de science la +fatigue, l'orgueil ou des soucis d'homme. Elle passa auprès des deux +dames en les dévisageant d'un coup d'Å“il presque hostile; puis, +s'approchant de l'huissier: + +--Pageot! demanda-t-elle d'un ton d'autorité... Est-ce que mon père +est sorti? + +L'appariteur, prestement, avait retiré sa calotte: + +--Non, mademoiselle... Faut-il le prévenir que mademoiselle... + +--Merci, Pageot... Vous lui direz que je l'attends là -bas, devant la +grille... + +--Bien, mademoiselle!... fit l'huissier qui courait lui ouvrir la +porte. + +Et, retournant aussitôt vers Mme Chambannes: + +--Vous ne savez pas qui c'est? questionna-t-il d'une voix +mystérieuse... Non?... C'est mademoiselle Thérèse Raindal, la +demoiselle de M. Raindal!... + + * * * * * + +Dehors, devant la grille dévernie, Mlle Raindal s'était mise à marcher +activement, allant, revenant, le cou blotti entre les épaules, le +buste courbé en avant, comme une sentinelle qui lutte contre le froid. + +Parfois elle s'arrêtait et lançait un regard vers le perron du fond. +On apercevait, contre une vitre, la figure méditative de Pageot: et +l'air épais, comme peint en ocre, de cette obscure après-midi de +novembre lui donnait, à distance, un teint jaune d'hôpital. Mais M. +Raindal n'arrivait pas. + +Alors Thérèse reprenait sa faction, les coudes appuyés aux hanches, +les mains croisées dans son manchon de peluche; et peu à peu la ligne +de ses lèvres, minces à peine comme des lisières de soie rose, +blanchissait, s'effaçait dans une expression de maussaderie. + +Elle songeait, tout en marchant, à la corvée du soir, à cette +présentation forcée chez les Lemeunier de Saulvard, de la section des +Sciences morales,--à cet inconnu qu'on lui présenterait dans un bal, +afin d'en faire son mari, au besoin, l'être qui aurait droit à ses +baisers, à son corps, et passerait ensuite toutes les nuits auprès +d'elle. Un de plus à refuser! Le neuvième depuis dix ans! «Un jeune +savant du plus réel mérite, avait écrit Saulvard, un des espoirs de +l'assyriologie française, M. Pierre BÅ“rzell. Catholique, mais +libre-penseur. Pas de fortune, mais honorabilité parfaite et brillant +avenir...» + +M. BÅ“rzell! M. BÅ“rzell! Elle répétait à mi-voix ce nom rude et +barbare. Allons, il devait être encore bien campé, bien avenant, cet +espoir-là ! A peu près comme le petit monsieur bedonnant à serviette +d'avocat, qui remontait, en face, l'autre trottoir. + +Elle avait stoppé machinalement pour détailler de loin le passant, la +bouche pincée de méchanceté, l'Å“il aguiché comme par une proie. + +Puis, faisant demi-tour, les lèvres relâchées d'un sourire de dédain: + +--Oui, un gaillard dans ce genre-là , probablement! murmura-t-elle avec +un haussement d'épaules. + +Elle souffrait. Quelque chose de froid lui harponnait la chair du +cÅ“ur, comme la bise qui mordait son visage. + +Elle se rappelait l'autre--celui qu'elle avait manqué naguère--le +fiancé fuyard et félon, cet Albert Dastarac, dont après dix années, +certaines nuits, dans ses rêves de vierge, elle croyait encore +ressentir les affolantes étreintes ou les baisers à goût de fraise. + +Ah! qui aurait prévu qu'il serait aussi perfide, ce jeune agrégé +d'histoire, ce Méridional enjôleur, ce séduisant _Albârt_,--ainsi +qu'il prononçait de sa voix grave comme un bourdon? Lui si câlin, si +passionné, et dont le directeur de l'Ecole normale avait tellement +fait l'éloge! Non, à présent encore, devant la grille, dans le +brouillard glacé, Mlle Raindal ne pouvait y croire, à cette antique +trahison, se l'expliquer, y rien comprendre. + +Il lui semblait,--tant restaient familières, récentes, ces images +chaque jour évoquées,--être auprès d'Albârt, dans le petit salon +paternel, rue Notre-Dame-des-Champs. Elle revoyait son insolente +silhouette de spadassin classique, sa stature élancée et ses jarrets +pliants, ses prunelles brunes, énormes, sans nul blanc alentour, +pareilles à des yeux de cheval, et la fine moustache noire qu'il +épointait de ses doigts aigus, cuivrés par le tabac. Comme il l'avait +aimée, durant ces huit jours de fiançailles! + +Elle avait la taille plate, la bouche exsangue, menue, rétrécie comme +par un lacet, et le visage terni de ce hâle verdâtre qu'on gagne loin +du soleil, dans la poussière des livres, la tiédeur des bibliothèques +ou l'air fiévreux des salles de cours. Mais de tous ces défauts +qu'elle connaissait mieux que personne et dont, plus d'une fois, en +secret, elle s'était affligée, Albârt paraissait n'en remarquer aucun. +Il n'était frappé que de ses charmes. Il s'extasiait, à tout moment, +sur son nez pâle et droit, modelé à l'antique, sur ses terribles yeux +gris surmontés de velours noir comme ceux de Minerve, disait-il, ou +sur les enroulements massifs de sa chevelure brune qu'il eût voulu +défaire pour s'y plonger la face. Et la tendresse de ses propos +égalait son talent à flatter. + +Sans cesse, sans motif, ardemment, il appelait Thérèse d'un ton +d'invocation, de prière: «O ma _Thérézoun_! O ma _chato_!» Il lui +chantait de lentes romances provençales, plaintives comme des +airs de chasse au loin, et que Mme Raindal,--du Midi, elle +aussi,--accompagnait tant bien que mal au piano en chevrotant le +refrain. Ou, s'il demeurait seul avec la jeune fille, il se postait à +ses pieds, sur un tabouret de satin bleu, tandis qu'elle lui confiait +des projets d'avenir, comment elle désirait régler le temps de son +travail, l'aider dans sa carrière, le pousser aux plus hauts emplois. +Et soudain, sauvagement, il vous sautait sur elle, vous l'empoignait +entre ses bras en balbutiant: «Ma Thérézoun!» Elle sentait les fermes +biceps rouler contre son buste comme des pierres rondes, une moustache +fleurant l'Å“illet s'approcher de sa bouche, des lèvres savoureuses se +poser à ses lèvres; et elle renversait la tête, les paupières closes, +avec des envies de succomber, laissant couler en tout son être le +baume bienfaisant des baisers. + +Puis, un matin, on avait reçu une lettre embarrassée d'Albârt. Des +affaires de famille l'obligeaient à repartir immédiatement pour +Saint-Gaudens, son pays natal, et à ajourner le mariage. Il +s'excusait, l'honnête jeune homme, pleurnichait, protestait de son +chagrin. Et trois semaines plus tard, au Luxembourg, où M. Raindal +l'avait menée, comme une convalescente, prendre un peu de repos, dans +l'air printanier du jardin, Thérèse rencontrait son fiancé, un +Dastarac pimpant, guilleret, avec une jeune fille au bras, une petite +créature malingre et osseuse: la troisième fille de M. Gaussine, le +professeur de langue sumérienne à la Sorbonne. En arrière, le père les +suivait. + +--Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal pour entraîner Thérèse. +Eh oui, ils vont se marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître +Gaussine a la réputation de bien placer ses gendres... C'est ce qui +aura attiré notre mauvais drôle... Viens, je t'expliquerai... + +Elle n'avançait plus. + +Elle avait failli crier de douleur, tomber là , en public, dans une +attaque de nerfs. Quel outrageant souvenir! Et après, les affreuses +journées, dans sa chambre tout imprégnée encore des parfums du +gredin--ces longues heures de songeries où elle avait, devant +elle-même, prononcé ses vÅ“ux de renoncement, se vouant désormais à +une vie d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent en religion! + +Mais, malgré l'éloignement--car on _le_ disait enfoui à des lieues de +Paris, bloqué dans un obscur lycée de Provence, en dépit des +intrigues de Gaussine,--malgré le labeur, malgré les années, malgré +tout, elle n'avait pu chasser de son cerveau, si peuplé pourtant de +savoir, l'image tenace du charmant Albârt. + +Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement, comme ces +mortelles de jadis qu'un dieu avait aimées. Il demeurait son époux +regretté, son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait la +marier, la livrer à un autre, c'était lui qui s'interposait, la +reprenait, ressuscitait en ce corps austère sa folle Thérézoun, sa +Thérézoun captivée. + +Elle croyait le voir surgir, invisible à tous quoique présent, poing +sur la hanche, jarret pliant, dans sa bravache posture de reître, et +ses lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma _chato_, non, mais +regarde, compare!... Est-ce que c'est possible après moi?» Oui, +comment déroger? Comment le trahir? Et brusquement, en quelques mots, +le prétendant était éconduit. + +--Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait d'un ton piteux M. +Raindal. + +Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec, rageur, violent comme +une bourrade, et dont il chancelait presque, étourdi, réduit au +silence, incapable de discuter. + + * * * * * + +--Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été retardé par un +journaliste, un reporter, qui m'interviewait sur Cléopâtre, les +Anglais en Egypte... est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop +impatientée, dis-moi? + +Thérèse, à la voix joviale de son père, avait sursauté: + +--Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en marchant. + +--Bon! bon! tant mieux!... + +Puis la prenant sous le bras comme un ami, un collègue, il se dirigea +d'une allure rapide vers le boulevard Saint-Michel. + +On se retournait à leur passage, intrigué par ce couple étrange, ce +vieil officier de la Légion d'honneur, ce vieux monsieur à barbe +blanche et cette jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras +dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des conjectures, on +souriait instinctivement à des idées vagues, sympathiques, et +quelquefois des étudiants, qui connaissaient de vue le maître, le +fixaient à dessein pour attirer son regard ou le saluaient même comme +par élan de respect. + +Mais M. Raindal n'apercevait que confusément ces hommages. Maintenant +il était tout entier à questionner Thérèse, à savoir sur la leçon +d'ouverture son opinion exacte. Était-elle satisfaite? Cela avait-il +bien été? Pas trop de longueurs, non? Et la péroraison, qu'en +pensait-elle? Leur avait-il convenablement signifié leur congé aux +badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir son cours, sa +petite chapelle tranquille? + +--Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te reprocherais, c'est de +t'être montré dans le ton un peu sévère, un peu mordant!... + +--Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne tous ces godelureaux, +toutes ces belles dames... Chez nous, il ne faut que des +travailleurs, de vrais apprentis... + +Puis il partit en des commentaires diffus sur les devoirs, la dignité, +la destination du Collège de France. La Science! Le Collège de France! +Sa foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres! Et Thérèse, +qui savait par le menu la marche et les versets de ces fougueuses +litanies, le laissait aller sans interrompre. + +--N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix essoufflée... Ils sont +avertis... On ne les reverra plus, j'imagine... Du reste, cette +affluence a ses raisons... C'est encore un miracle de notre +_Cléopâtre_. + +--Oh! «notre»! protesta Thérèse. + +--Si, si, «notre»! Je maintiens le mot... + +Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à parler de soi, il se mit +à retracer les phases de son déconcertant triomphe: la célébrité venue +de la veille au lendemain, la presse entière, les revues, les salons, +s'employant ensemble à le rendre illustre, cinq mille exemplaires +écoulés en trois semaines, des articles chaque soir, chaque matin, +partout,--les retardataires plus chauds que les premiers, cherchant +dans la ferveur de l'adhésion une excuse à la honte du retard,--des +lettres, des interviews, des demandes de copie, d'autographes, de +portraits. Le succès, en un mot, l'investiture impériale que Paris +donne parfois à certains de ses élus, avec les théories d'offrandes +sans fin, les prétoriens en délire, et même cet enthousiasme +intolérant qui force les envieux d'attendre. + +Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein? Qui donc, trois ans +avant, lui avait suggéré le sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une +_Vie de Cléopâtre_, rédigée au point de vue national, égyptien et +s'inspirant des documents indigènes, des sentiments populaires de +l'époque? Qui l'avait ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans +cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux, recopié les +papyrus, transcrit les inscriptions, lu et relu les épreuves une à +une, sauf les notes en latin? Qui avait... + +--Ah çà ! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il en quittant le ton +de réquisitoire amical qu'il avait pris pour prononcer ce panégyrique. + +Thérèse eut un sourire attendri: + +--Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On oublie le reste, on +ne se connaît plus... Je te conduis au _Bon Marché_, où je vais +acheter des gants pour ce soir... + +--Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant, comme s'il venait déjà +de recevoir l'estocade du refus coutumier. + +Puis il reprit: + +--Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je monte chez ton oncle +Cyprien chercher des nouvelles de son rhumatisme et m'informer s'il +dînera tantôt... + +Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés. Ils +s'arrêtèrent au milieu de la foule mélancolique qui piétinait auprès +du bureau des tramways,--et, se serrant la main vigoureusement, comme +deux camarades: + +--Au revoir, ma fille... A tout à l'heure! + +--Au revoir, père! + +Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous son bras sa serviette +de cuir qui glissait et, d'un pas flâneur, comme alourdi par les +pensées, il s'engagea lentement dans la rue Bonaparte. + + + + +II + + +M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille maison formant le coin de +la rue Vavin et de la rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un +petit logement dont les deux pièces spacieuses dominaient, à perte de +vue, les charmilles du Luxembourg. + +C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, trapu, sanguin, la +moustache grisonnante et la tête rasée de près, comme un soldat +d'Afrique. + +D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait eu grand'peine à se +maintenir dans les bureaux du Ministère de l'Industrie, où, dès 1860, +son aîné l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué pour +insubordination ou propos factieux, sans l'intervention puissante de +son frère Eusèbe. Il était né au temps de misère où M. Raindal, le +père, chassé de l'Université comme complice de Barbès, courait les +leçons à deux francs le cachet; et l'on eût dit qu'il avait hérité de +lui le goût de l'opposition. + +L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme, il avait tour à +tour détesté tous les gouvernements que ses fonctions l'obligeaient à +servir. Et finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine du +général Boulanger une carte à son nom, complétée par ces lignes +d'exhortation cordiale: «Bravo, général! En avant! Tout le pays est +avec vous.» + +Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef de bureau. Convoqué +aussitôt dans le cabinet du ministre, il arrivait souriant, la bouche +mâchonnant déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de sa +révocation l'avait frappé en plein esprit de paix, comme l'insulte +imprévue, la gifle sur la joue qui se tend au baiser. + +Il était rentré dans son bureau en vociférant des hurlements de rage +et de menace. Puis, tout de suite, il avait couru se commander des +cartes nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait: «_Ancien +sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie_»,--et il avait même +cloué l'une d'elles à la porte de son logement. + +Mais sa vengeance s'était arrêtée là . Le fonctionnaire qui subsistait +en lui n'avait osé pousser plus loin cette quasi usurpation de titre. +Il s'était décidé à brûler le restant des cartes fallacieuses. En +outre son frère intriguait pour lui garder, quand même, le bénéfice de +la retraite, trois mille francs sans lesquels il fût tombé dans la +pire des gênes. Il attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et +ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on eut +officiellement liquidé sa pension. + +Seulement, alors, la fougue de ses opinions et la violence de son +langage éclatèrent terriblement, comme des explosifs trop longtemps +comprimés. Trente années d'exaspérations retenues, dans le besoin de +vivre et la crainte des supérieurs, firent irruption par sa bouche en +avalanches qu'on pouvait croire intarissables. + +Au début, il voulait donner une formule à ses animosités, étayer de +certains principes son mécontentement; et il inclina vers le +socialisme. Par malheur, il se perdait dans les questions de capital +et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et l'économie politique +le dérouta par ses systèmes instables ou que d'autres démentent. + +Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux comme son frère par +éducation, rond-de-cuir par accoutumance, il lui fallait une doctrine +plus humaine et moins subversive, des théories faciles à embrasser, de +la morale plutôt que des chiffres, du sentiment plutôt que de la +déduction. + +Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il se fabriqua un credo +social où il se trouvait à l'aise, comme dans un habit sur mesure. +Persuadé qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il +désirait voir établir. Le châtiment des méchants, la mort ou l'exil +des voleurs, le retour des mÅ“urs probes, l'écrasement de l'iniquité, +voilà , en premier lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après? Bah! on +aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces purifications; puis on +s'occuperait du reste pour le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de +ces rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et de rebâtir la +société comme s'il s'agissait de la hutte d'un cantonnier. Il savait +la force de la tradition, la nécessité de la famille, le charme +indispensable de la liberté. Avant de supprimer tout cela, qu'on +songeât donc à nettoyer le pays de la vermine qui l'infectait. A +l'occasion, l'oncle Cyprien ne refuserait pas son coup de main. + +Il se déclarait prêt à marcher le jour où les camarades iraient en +masse appréhender, jusque dans leurs palais, les prévaricateurs, les +juifs et les calotins dont la coalition clouait la France au sol comme +une fourche à trois branches. La comparaison était de son cru et il la +répétait volontiers, en parlant de se faire casser la tête ou de +casser celle de beaucoup d'autres. + +La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs préparé à +merveille pour figurer dans cette armée de justiciers sincères que la +mort du général rebelle a laissée sans chef, mais non sans espoir. + +D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires qui dénoncent +les ennemis des faibles ou soutiennent les victimes contre leurs +oppresseurs. Et même, successivement, par une anomalie curieuse, il +s'était découvert toutes les haines, souvent disparates, dont ces +maîtres attisent la flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son +cÅ“ur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou ses disciples, la +haine du prêtre et des dévots; avec Drumont, la haine du juif et de +l'exotique. Il relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en +citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation s'en +ressentait. Les fanfares des injures les plus diverses y croisaient +leurs notes discordantes. Les mots de chéquard, de repu, de panamiste, +les mots de calotin, de cafard, de ratichon, joints à ceux de youtre, +youpin ou rasta, vibraient pêle-mêle comme la basse continue de ses +indignations. Et il navrait les siens par sa virulence quand, devant +des étrangers, il discutait sociologie. + + * * * * * + +Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il s'élança du petit canapé +de reps vert où il somnolait, et, la main appuyée aux reins, il alla +ouvrir en boitant un peu. + +Un sourire de joie dilata sa physionomie à la vue de M. Raindal. Les +deux frères s'embrassèrent selon leur coutume. + +Puis Cyprien s'écria: + +--Ah! je suis bien content de te voir! Viens par ici... J'avais +justement des tas de choses à te lire... + +--Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous à dîner ce soir? +questionnait M. Raindal tout en suivant son frère. + +--Mais oui, mais certainement!... + +Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait de salon: + +--Là , assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant affectueusement sur +les épaules de M. Raindal. + +Après quoi, il se mit à fouiller d'une main hâtive parmi les journaux +qui jonchaient le canapé, dépliés, froissés et s'amputant les uns aux +autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une gâterie, une +débauche de malade, tous ces journaux brouillés,--un luxe qu'il +s'offrait quand des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais +autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la brasserie, et +en petit nombre,--deux ou trois gazettes de combat qui lui chauffaient +délicieusement le cerveau après déjeuner comme le petit verre de fine +dont il se brûlait la gorge. Enfin il eut achevé son triage, trouvé +les trois journaux qu'il cherchait, et les brandissant dans un +crépitement de papier chiffonné: + +--Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!... De quoi m'amuser +et de quoi te faire claquer d'orgueil... _Primo_, bien entendu, ce qui +m'amuse... + +Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture du premier journal. +En termes discrets, quoique impitoyables, on y annonçait à bref délai +l'arrestation d'un sénateur, ancien ministre, ancien député, bien +connu pour ses tripotages, ses complaisances envers la haute banque, +ses tendances cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce +prochain acte d'énergie. + +--Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant... Je ne sais +pas qui c'est... J'ai réfléchi pendant des heures sans trouver... Et +pourtant, je te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une +excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous balaie toutes ces +fripouilles... Un de plus à Mazas! Je le marque!... + +Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux mains posées sur +ses genoux: + +--Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se corse!... Ça crève, tous ces +abcès! + +M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une controverse ou tout au +moins l'ajourner en bloc jusqu'après la lecture imminente des deux +autres journaux. Habitué par profession, par tournure d'esprit, à ne +considérer les choses qu'à travers l'immensité du temps, l'infini des +siècles passés et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que +l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait à causer +politique, il se sentait plus gêné que s'il eût fallu débattre en +langue indigène sur une question de _tabou_ avec un chef sauvage de la +Polynésie. + +Alors il procéda comme il faisait en pareil cas, et déchaînant +hypocritement entre eux le flux tiède des généralités: + +--Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous vivons dans une époque +fort troublée... Il y a eu beaucoup d'abus... Que veux-tu?... La +concussion est la plaie des démocraties... Polybe l'a dit... + +--Laisse-moi donc tranquille avec ton Polybe! interrompit l'oncle +Cyprien en secouant la tête comme pour se désengluer de ces +aphorismes. Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés par des +crapules... Ce sera plus juste et plus vite fait... + +Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé cet illustre aîné, qu'il +vénérait au fond de son âme tumultueuse: + +--Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute... Tu m'agaces avec +tes grandes phrases vagues... Tiens, voici pour gagner mon pardon... +Demandez le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du jour, le drapeau +de la famille, la gloire de l'égyptologie française, avec l'histoire +de sa vie depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!... Tara +ta ta ta ta ta ta!... + +Il avait tendu le second journal à son frère et il fit le tour de la +pièce en sonnant, dans sa main roulée en cornet, une marche +triomphale, comme jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un +collègue. + +M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le journal qu'il tenait à +bouts de bras, éloigné du buste, en raison de sa presbytie. + +Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses, c'était bien +lui, son nez charnu, sa barbe blanche, sa paterne figure,--une vraie +figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien. + +Et au-dessous s'étageait sa biographie,--des dates, des dates encore +ou les titres de ses livres, à la suite, qui n'en disaient pas plus +sur son existence, ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme, que +les bornes de la route ou les poteaux des carrefours sur les pays que +l'on traverse. Mais pour lui ces chiffres et ces mots secs vivaient +comme de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres. Des rafales de +vanité montaient de son cÅ“ur à sa bouche,--et une honte le faisait +rougir comme s'il eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule +qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se maîtrisa pourtant, +par pudeur, puis avec calme: + +--C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai cela à la +maison... + +Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle Cyprien lui commanda de +se rasseoir. + +--Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà le déplaisir, +maintenant! On t'injurie dans le _Fléau_ un sale journal rédigé par +des calotins et lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le +morceau... C'est du propre! + +Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse où tremblait un peu +de colère: + +INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES + +«C'est prochainement que se réunit à l'Académie française la +commission chargée de décerner le prix Vital-Gerbert (15 000 francs) +au meilleur livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en croyons les +on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs candidats étant en présence. +L'un d'eux serait M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette +_Vie de Cléopâtre_ autour de laquelle une certaine presse a mené +quelque bruit depuis un mois. Mais la candidature de M. Raindal compte +dans les milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs +estiment que le succès de son livre est dû en grande partie aux +détails pornographiques qui y fourmillent et qui ont captivé une +clientèle spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans ce délicat +débat, force pourtant nous est de convenir que ce livre est un des +plus immoraux qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole. Les +notes principalement, quoique rédigées en latin, y sont d'une +révoltante obscénité. L'auteur aura beau alléguer, pour sa défense, +qu'il n'a fait que traduire des pamphlets égyptiens de l'époque, et +même qu'il a eu soin de les traduire en latin, il n'en demeure pas +moins acquis que, volontairement ou non, il a publié là un recueil +d'authentiques ordures. Nous savons que l'histoire a ses droits et que +l'historien a ses devoirs. Mais M. Raindal nous prouvera difficilement +qu'il était du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre râlant +des mots de portefaix dans les plus abjects abandons de l'amour ou +raffinant en termes immondes sur la débauche comme une Néron femelle. +C'est à d'autres Å“uvres, traitant de plus vastes questions et à un +point de vue social et élevé qu'à notre avis sont réservées les +récompenses académiques. A MM. les Immortels de décider si nous avons +tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient cette année, que +l'embarras du choix.» + +--Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à terre le papier qu'il +avait pétri en boule... Comme éreintement, c'est coquet!... Cela n'a +aucune importance, étant donné, je te l'ai dit, que cette feuille +n'est lue que par des youpins... Mais, tout de même, si tu m'y +autorisais, j'irais de bon cÅ“ur tirer les oreilles au cafard dont la +plume s'est permis... + +M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à mesure qu'avançait la +lecture, dressa la main en un geste philosophique et, d'une voix +encore mal assurée: + +--Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits revenants-bons de la +célébrité... Et puis, je sais de qui c'est!... + +--De qui donc? + +--Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par mon collègue et +concurrent Saulvard, Le meunier de Saulvard, des Sciences morales... +Je reconnais sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son +_Histoire des affranchis sous l'Empire romain_... Je le gêne... Il me +fait diffamer... Le coup est classique... Il n'y a qu'à plaindre ce +malheureux et à sourire. + +M. Raindal effectivement grimaça un sourire avec peine. Mais cette +rage qu'on ressent devant l'injustice lui obstruait la gorge comme un +caillot amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra: + +--Pornographe! + +Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix soulagée, il répéta: + +--Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit de plus fort dans le +métier, où j'en ai vu cependant, des jalousies, et des petitesses, et +des calomnies... Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous de +ce qu'on appelle les pures régions de la science!... et les saletés +qui s'y dégorgent! Pornographe!... Après une carrière comme la +mienne!... Les misérables! + +Il exhala un petit rire méprisant: + +--Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme qui s'est marié presque +vierge!... Un homme qui depuis quarante ans travaille douze heures par +jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en ris!... C'est +trop drôle! C'est plus comique qu'autre chose. + +L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan à cette crise de +révolte dont la véhémence ravissait ses instincts. + +--Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant serrer la main de son +frère... Allons, tu as encore du sang de Raindal dans les veines... Tu +n'aimes pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne heure! Et +j'espère bien que quand tu reverras ce monsieur... + +--Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant soudain son ardeur. + +--Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire. Comment?... +Où cela?... + +--Chez lui... A un bal qu'il donne... + +--Et tu iras? + +--Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On doit nous y présenter un +jeune homme, un jeune savant... + +L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la sphère lisse de son +crâne, et, le regard songeur: + +--Ah! ah! un mariage pour mon neveu!--il appelait ainsi Thérèse, en +raison de ses allures masculines--Bon! bon! C'est un motif cela... +Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en voudra pas, de ce jeune +savant... Enfin, tu fais bien, il faut voir... Mais de la prudence! +Ton Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais guère +confiance en ce qui me viendrait de lui... + +M. Raindal se leva: + +--Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs, tu te trompes... En +dehors de ses ambitions, Saulvard n'est pas un méchant homme... + +L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité: + +--Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt, sept heures!... + +Et il accompagna son frère jusque sur le palier. + + * * * * * + +On allumait dehors les réverbères, quand M. Raindal arriva chez lui, +rue Notre-Dame-des-Champs. + +Vivement, il avait passé un coin-de-feu en molleton marron, des +pantoufles à semelles de feutre, et, dans le noir, à pas veloutés, il +se dirigea vers son cabinet de travail. + +Deux bureaux de chêne accolés, face à face, comme dans une salle de +banque, emplissaient presque la pièce de leurs lourdes masses +rectangulaires. Assise à l'un d'eux, Thérèse écrivait auprès d'une +lampe à pétrole, et l'abat-jour de carton vert rabattait durement sur +elle la lumière que son front incliné reflétait par endroits. + +--Déjà à l'Å“uvre! s'écria M. Raindal. + +Il lui avait saisi la tête entre ses deux mains, comme à une fillette, +et il l'embrassait avec ce redoublement de tendresse égoïste, ce +besoin de rapprochement que vous inspirent les êtres chers, après +qu'on a subi la méchanceté d'autrui. + +Elle se dégagea en souriant, et doucement: + +--Laisse-moi, père!... Je corrige les épreuves de ton article pour la +_Revue_. On vient les chercher à cinq heures et demie. Tu vois que +c'est pressé. + +--Parfait! J'obéis, fit M. Raindal. + +Et, s'asseyant à l'autre table, en face d'elle, il amena des papiers +qu'il se mit à annoter. Alentour, la pièce était sombre, sauf quelques +fils d'or qui luisaient dans l'algérienne des rideaux fermés, et un +mince rond jaunâtre que la lampe faisait frémir au plafond. On +n'entendait que la respiration un peu embarrassée de M. Raindal, le +craquement du coke dans la grille ou parfois une cloche qui, dans le +voisinage, lançait, à longs intervalles, quelques sons isolés et +tristes. + +--Dis donc! s'écria tout à coup le maître... Et ta mère?... Elle n'est +pas rentrée? + +--Non, mais elle ne tardera pas, fit Thérèse, elle ne peut pas +tarder... + +Puis, sans cesser d'écrire, elle ajouta, d'une voix plutôt goguenarde: + +--Il me semble bien... Non je ne devrais pas te le dire... Enfin, j'ai +commencé, tant pis!... Oui, il me semble bien avoir vu tout à l'heure +maman qui entrait à Saint-Germain-des-Prés!... + +--Encore! murmura M. Raindal, avec un hochement de pitié... Cela fait +au moins deux fois depuis ce matin... C'est déplorable!.. + +Thérèse fixait son père en souriant: + +--Qu'est-ce que tu veux?... Puisque c'est son bonheur, sa +tranquillité! + +M. Raindal eut une grimace de mélancolie. + +Lui, qui dans son athéisme philosophique et rogue, ne croyait à rien +qu'à la science; lui que, même chez ses amis, la foi religieuse +irritait comme une marque d'incompréhension, n'avait-il pas tout fait +jadis pour les procurer à sa femme, ce bonheur, cette tranquillité, ou +du moins ce qu'il jugeait tel? Et avec quelle patience, quelle +abnégation, madame Raindal, mieux que quiconque, pouvait en +témoigner, si encore elle se rappelait!... + +La surprise, pourtant, avait été cruelle. A voir mademoiselle +Desjannières, si gaie, si rieuse, si enfant malgré ses vingt ans, ou +bien à voir son père, un avocat de Marseille venu par aventure tenter +la fortune en Égypte, beau parleur, bon garçon, chanteur de +chansonnettes, personne n'aurait soupçonné les secrètes ferveurs qui +travaillaient la jeune fille. Bah! qu'importait à M. Raindal, +puisqu'il aimait sa fiancée! Il la soignerait, la guérirait! Et dès le +lendemain des noces à Alexandrie, puis à Paris où le ménage rentrait, +la cure commençait, se poursuivait méthodiquement. Chaque jour, des +heures durant, il discutait avec sa femme, la sermonnait, la +raisonnait. Et elle, de son côté, se prêtait au régime, essayait par +tendresse de vaincre ses terreurs. Mais, au bout de trois mois, un +matin, elle se jetait aux genoux de son mari, en pleurant, en +demandant grâce. Elle le suppliait d'interrompre le martyre, de la +laisser retourner au confessionnal; et, devant tant d'affliction, il +avait dû y consentir. + +C'était une force surhumaine qui la poussait, une peur invincible, la +crainte des châtiments que le péché entraîne. Une vieille bonne +provençale, sorte de Dante domestique, lui avait, toute petite, infusé +le germe du mal. Le soir elle lui décrivait, comme si elle en +revenait, les sites rouges, les brûlantes horreurs, les affres +éternelles où se débattent les pécheurs dans le pays d'enfer, la peine +du dam, la peine du sens, les hurlements, les plaintes, les +contorsions diaboliques. Et, à mesure que l'enfant devenait jeune +fille, à la flamme de ces récits, son âme graduellement se faisait +plus étroite, plus sensible, plus douillette au péché. Le moins grave +d'entre eux lui pesait comme une faute irrémissible. Sous cet épineux +fardeau, elle sentait son cÅ“ur étouffer. Il lui fallait alors courir +auprès d'un prêtre, se décharger dans son indulgence de ce poids +d'angoisse plus dur qu'un poids de fer. Souvent même, à la porte du +sanctuaire, un scrupule l'arrêtait, un semblant d'oubli, qui la +ramenait en hâte sur ses pas, pour implorer encore l'assistance de +celui qui quittait la clôture sacrée. Et, depuis son mariage, depuis +trente-deux ans, elle continuait ainsi, chassée sans cesse vers les +églises par des tourments de conscience nouveaux, cachant chez elle +ses épouvantes, incapable dehors de les dominer, craignant les +railleries des siens et pleurant sur leur damnation. + +--Son bonheur! Sa tranquillité! grommelait M. Raindal en écrivant... +Ah! si seulement elle avait eu l'énergie de m'en charger!... + + * * * * * + +Mais deux coups vifs retentissaient au timbre de l'entrée. + +--Attention! fit le maître, voici ta mère... Je suis curieux de ce +qu'elle va nous dire... + +Mme Raindal apparut sur le seuil, enserrée dans une longue douillette +noire doublée de petit-gris et dont le drap usé brillait un peu aux +épaules. Elle susurra d'une voix essoufflée: + +--Attendez!... + +Sous le manteau elle avait porté la main à son cÅ“ur pour en écraser +les battements, et elle expliqua: + +--Je suis montée trop vite... + +--Assieds-toi, repose-toi, fit avec flegme M. Raindal. + +--Mais non, c'est fini, cela va mieux! + +Elle décrocha l'agrafe de la pèlerine, et alla embrasser son mari, +puis sa fille. Elle avait les joues glacées par le vent du soir, +froides comme une vitre, et sa poitrine haletait encore en se penchant +sur eux. + +--D'où arrives-tu donc si tard? demanda M. Raindal sans relever la +tête de dessus son papier. + +Elle se récria: + +--Si tard!... Mais il n'est pas si tard... Il est cinq heures un quart +tout au plus... Je viens de chez Guerbois commander un vol-au-vent +pour dîner... Cyprien dîne, n'est-ce pas? + +--Cyprien dîne! + +Elle n'insista pas. Un commencement de frayeur l'étranglait, car elle +venait de commettre quasiment le péché de mensonge. Alors elle tisonna +le coke rougeoyant de la cheminée, abaissa la mèche de la lampe qui +filait, et n'y tenant plus sous ce silence imprégné d'ironie, et de +soupçons peut-être, elle sortit, les joues en feu maintenant, la +poitrine gonflée de soupirs. + +Thérèse et M. Raindal avaient simultanément redressé le front et +échangeaient un sourire d'entente. + +--Hein! as-tu vu... son vol-au-vent?... + +Il haussait les épaules d'un air découragé. La jeune fille murmura +avec compassion: + +--Cette pauvre maman!... Elle est si bonne!... + + + + +III + + +Vers six heures moins le quart, l'oncle Cyprien passa dans son étroite +cuisine obscure où il avait coutume de se cirer les bottes avant de +sortir. + +Il formait le projet d'aller rejoindre à la petite brasserie +Klapproth, rue Vavin, son vieil ami, Johann Schleifmann, et de causer +une bonne heure avec lui en sirotant l'apéritif. + +Les personnes qui connaissaient l'antisémitisme de M. Raindal cadet +s'étonnaient de son intimité avec ce juif de Galicie. + +Mais lorsqu'on le questionnait à ce sujet, l'oncle Cyprien ne +manifestait aucun embarras. Loin de là , il toisait dédaigneusement +l'interrogateur, haussait les épaules, puis il vous apprenait--si vous +teniez à le savoir--que ce Schleifmann était la plus brave pâte +d'homme qui fût. Depuis huit ans qu'il le fréquentait, pas une seule +fois il n'avait eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui +semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann, quoique juif, +était «aussi antisémite que vous et moi.» + +En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien exagérait, ou du moins +il se méprenait sur les sentiments de son ami. + +Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces juifs prudents qui renient +leur juiverie par crainte des préjugés, platitude devant la majorité, +intérêt professionnel ou mondain. + +Son antisémitisme n'était fait au contraire que d'amour pour sa race +et d'orgueil atavique. S'il paraissait antisémite, ce devait être à la +façon d'un Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité, l'âpre esprit +des vieux prophètes soufflait dans son cÅ“ur; et il ne maudissait ceux +de sa religion que parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël +et se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu de régir le monde +par l'influence de la pensée. + +Cet orgueil sémitique avait même causé toutes les difficultés de sa +vie aventureuse. + +Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université de Lemberg, il +n'avait pas tardé à négliger l'ancienne loi mosaïque pour adopter la +foi récente qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De cette +loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs comme de +l'autre. Karl Marx et Lassalle lui apparaissaient les modernes +délégués de Iaveh sur la terre pour apporter l'évangile nouveau et la +religion économique de l'avenir. Il considérait leurs ouvrages comme +des livres presque saints, et se réjouissait de voir une fois de plus +la divine prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il s'était +affilié aux principaux groupes socialistes de la ville et faisait, +dans les faubourgs, une propagande active. Trois mois de forteresse, +dix ans d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans son zèle +sinon dans ses croyances. + +En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit où il se +réfugierait après sa libération. En Autriche, en Allemagne, surveillé +par la police et exposé aux attaques des antisémites, l'existence, +pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement de se +retirer quelque temps en France et vint s'y installer vers la fin de +1882. + +Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand, de philosophie +ou d'histoire naturelle. Il arrivait muni de chaleureuses +recommandations que lui avaient fournies des israélites de Vienne pour +leurs parents et coreligionnaires établis à Paris. Et rapidement +ainsi, il eut une petite clientèle d'élèves qui le mit hors du besoin, +voire dans une certaine aisance. + +Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce bien-être par +ambition idéaliste, manie de réaliser ses théories tout en ramenant +les juifs aux devoirs héréditaires. + +Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les contagieux progrès de +l'antisémitisme, et il était imbu de cette conviction que le microbe +antisémitique continuerait sa marche inflexible vers l'Occident, +gagnant successivement la France, l'Angleterre, puis le nouveau monde, +toute la chrétienté enfin. + +Comment y résister, le combattre, lutter contre? Schleifmann avait +là -dessus une doctrine fort nette qu'il déclarait puisée aux sources +du plus pur judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites +riches, revenir aux traditions de leur race dont la mission +providentielle est de fournir aux peuples des exemples moraux, aux +cerveaux des idées, aux cÅ“urs une religion. + +Dans ce sens, rompre avec les errements passés, quitter la société +mondaine et cléricale où ils s'amollissaient au détriment de leur +dignité, rentrer dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer +leurs rares facultés à la défense des humbles, à la victoire du +droit, aux conquêtes sur l'injustice, et, finalement, sauf une +rente individuelle qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de +dix mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises dont +l'ensemble servirait à des fondations nationales, populaires ou +colonisatrices,--tels se formulaient en bref les principaux moyens +pratiques par lesquels Schleifmann prétendait assurer le salut et la +gloire du peuple élu de Dieu. + +Puis, au bout de quelques mois de séjour à Paris, il crut le moment +propice pour soumettre aux parents de ses élèves, au clergé et aux +notabilités de la juiverie, son audacieux plan de régénération. Mais +il ne garda pas longtemps d'illusions sur le succès de l'entreprise. + +Les juifs de finance venaient de se heurter contre la catholicité dans +la première grande bataille. Une version disait: avec l'appui du +ministère. Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement +gagné, de longue date, à la cause juive. Une troisième, plus modérée: +avec la sympathie officieuse de l'Administration qu'inquiétait la +révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus ou seuls, ils +avaient triomphé; et l'enthousiasme de la victoire les aveuglait. +Jamais leur arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance dans +la loi plus obtuse. + +Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins, effarés à la pensée des +ennuis qu'il pourrait leur susciter avec la haute finance, +toute-puissante dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner +suite à ses dangereuses utopies. Les riches et les demi-riches le +congédièrent par des paroles sèches, ou des plaisanteries méprisantes. + +Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un air paternel sur +l'épaule du têtu Galicien et lui demandaient si c'était sérieusement, +voyons, que lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé, parlait de +toutes ces sornettes. L'antisémitisme? Bon pour les pays germaniques, +les pays slaves où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs +étaient ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le pays de toutes +les libertés, sur la belle terre de France, mère de la Révolution et +de la sublime Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais, au +grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne fleurirait. Et on +éclatait de rire en lui offrant un cigare. + +A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la mésaventure du coupable +Schleifmann. Beaucoup de parents, effrayés par ses théories, lui +retirèrent leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre ou de ne +pas mourir de faim, avec le tiers à peine de sa jeune clientèle. + +La catastrophe était complète. Il la supporta vaillamment. + +Afin de parer aux éventualités, aux maladies possibles, il vendit +tous ses meubles, tous ses livres sauf une centaine de volumes +indispensables,--la Bible, l'Imitation, GÅ“the, Spinosa, Shakespeare, +Mendelssohn, Renan, Taine, les poésies de Victor Hugo et les écrivains +socialistes. + +Puis il loua, au sixième étage d'une maison de la rue de Fleurus, une +vaste chambre bien éclairée, où il attendit en lisant que la fortune +et l'humanité lui devinssent moins mauvaises. + +Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la fin, de sa +perspicacité prophétique, quand les faits brusquement lui rendirent la +foi. + +Tout de même, sous le fumier de l'envie et des ressentiments, sous +l'engrais des maladresses et des exactions, l'antisémitisme commençait +à germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et chaque jour, en +dépit des grillages et des règlements, des lois écrites et des droits +de l'homme promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait davantage. + +Johann Schleifmann en eut d'abord une joie vaniteuse, puis un vif +chagrin. Et il suivit l'affaire, partagé toujours entre ces +impressions adverses. + +Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales, qu'on prodiguait à +ses coreligionnaires, mais il ne pouvait se défendre d'un certain +orgueil, en songeant qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait +injustement, plus sa fureur croissait contre eux. Ah! les imbéciles, +les pauvres êtres! S'ils avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les +journaux mondains racontaient les magnificences de leurs +garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses à courre, il +avait des ricanements méchants et navrés, il répétait tout haut d'un +ton sardonique comme des mots de malédiction: «Garden-parties, raout, +chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient qu'à «gardener», à +danser, à chevaucher. Ils jouissaient de leur reste, les gaillards! Et +l'indignation l'emportait, au calcul de tant d'argent gaspillé par +sottise, dont une part seulement donnée de bon cÅ“ur au peuple, eût +tout refait, tout arrangé, en servant une cause généreuse. + +C'était vers cette époque qu'il avait lié connaissance avec M. Cyprien +Raindal, à la brasserie Klapproth où ils prenaient tous deux pension. + +Dès les premiers mots, ils s'étaient plu, ils s'étaient sentis +mutuellement attirés. De nationalités différentes, de religions +antagonistes, de tempéraments divergents, ils se trouvaient, sans +avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes castes. La curiosité, de +plus, les avait associés, l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann +pour ses haines une mine de documents exceptionnels, et Schleifmann +dans l'oncle Cyprien un spécimen inappréciable des ennemis de sa race. +Puis, ils mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur l'autre. Le +Galicien voulait convertir son ami aux doctrines de Karl Marx, tandis +que M. Raindal cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions +internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté les unissait, +la Pauvreté qui de ses mains rugueuses malaxe tous les humbles en une +pâte identique, les coagule en une famille pareille, les transforme en +frères et alliés, malgré l'âge, l'origine et tout ce qui s'y oppose. +De sorte que, depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un jour +sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter dans leurs mansardes +respectives. + + * * * * * + +L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait la porte pour +sortir. Il recula de stupeur en apercevant, sur le seuil, la main au +cordon de la sonnette, Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même. + +--Comment, c'est vous? + +--Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix que la pratique de +l'hébreu avait rendue un peu nasillarde et traînante... Je ne vous ai +pas vu hier et je venais savoir si vous étiez malade... + +--Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré rhumatisme... Mais, +entrez donc, mon cher,--fit M. Raindal cadet qui enlevait son +chapeau.--Il me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons +causé!... + +Il referma la porte, en tirant par la manche son vieil ami Johann. + +--Soit! Causons... Je vous apporte, du reste, une surprise, que je +vous avais annoncée l'autre jour! répliqua Schleifmann avec un +sourire... Tenez, savourez!... + +Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire à couverture de +toile rousse au dos duquel se lisait en lettres noires: _Annuaire de +la Finance française_. + +Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait le volume, Schleifmann +s'était à moitié étendu sur le petit canapé de reps et semblait suivre +des pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques, une +figure de kalmouk au teint cireux, le nez camard, retroussé du bout, +largement ouvert, des yeux jaunâtres, petits et scintillants de +malice. Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues, floconneuses +comme une toison de mouton, et, pour atténuer sa myopie, il portait de +larges lunettes d'or, suprême élégance des universitaires teutons. + +--Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de sa voix traînarde... Il +y en a là -dedans, des noms!... Et des juifs, et des musulmans, et des +chrétiens, des _goys_ aussi... Des noms de tous les pays et de toutes +les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là qu'appartient la +richesse du pays... C'est tous ces noms-là qui signent ce qui nous +tond et nous gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un de ces +noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une cartouche de dynamite au +bas d'une maison... Ça vous fait sauter, danser les millions comme des +oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur soit loué, cela +ne durera pas toujours, mon ami!... + +--Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann! murmura M. Raindal cadet en +décochant au Galicien un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il +tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous voulez de nouveau +m'allumer sur votre socialisme... Eh bien, non! bernique! Cela ne +prendra pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi, et pour la +propriété, et pour tout le tremblement de notre sale société, à +condition qu'on soit honnête, par exemple... Ah! mais oui... Sans ça, +pan, pan! Au mur, messieurs les chéquards!... + +Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement de ses +remarques; puis, approchant de l'oncle Cyprien qui s'était attablé +pour mieux consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se mit à +le guider dans ses fouilles parmi le réseau terrible des banques, +conseils d'administration, comités, sous-comités et autres mystérieux +groupements de combat. + +M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait à cette lecture. +Quand un même nom se répétait en deux, trois, quatre conseils, il +poussait des cris de détresse comme un homme qu'on égorge ou qu'on +pille. Mais surtout les noms à désinences hébraïques l'exaltaient +d'une joviale colère. + +--Encore un! lançait-il à Schleifmann. + +--Il me semble! ripostait mélancoliquement le Galicien... Est-ce de ma +faute? + +Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos, ainsi penchés sur +le gros volume, les têtes proches, les coudes entreserrés, on eût dit +deux sages petits garçons parcourant avidement ensemble quelque livre +d'images ou un passionnant recueil d'aventures. + +Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste et frappant son front +bombé aux angles: + +--A propos, Schleifmann, vous qui connaissez tout Paris, +connaissez-vous un nommé Lemeunier de Saulvard?... + +--De l'Institut? + +--Oui, parfaitement. + +Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne connaissait que cela. +Justement, Saulvard déposait ses fonds à la banque Stummerwitz; et, +plus d'une fois, le Galicien en avait entendu parler chez les +Stummerwitz, car il enseignait l'allemand aux petits de la maison, ou +plutôt il les affermissait dans la science de cette langue, dont, dès +le berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur grand-père +maternel, né à Stuttgart, ainsi que de leur aïeul paternel, originaire +de Cologne. Et, vivement, en une centaine de mots acerbes, le compte +de Saulvard fut réglé. + +Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique, ce Saulvard!... +Savant de troisième ordre, esprit des plus médiocres, écrivain +anémique, flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était servi +de ses relations avec la haute finance pour parvenir à l'Institut, +puis de son titre d'académicien pour pénétrer dans les conseils +d'administration. On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la table +de l'_Annuaire_. (L'oncle Cyprien, fébrilement s'y reporta.) Il y +figurait trois fois, comme membre de trois conseils lucratifs, quoique +discrédités. Quant à sa femme... + +--Une cafarde, probablement? interrogea M. Raindal cadet. + +Non, pas une cafarde:--une dévergondée. Schleifmann, mieux informé +d'habitude, ignorait le nom de ses amants divers: mais il en citait +deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire, affirmant qu'elle +avait forniqué avec Dieu et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part, +menée par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux reins, médisante, +aigrie par une maladie d'estom... + +M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il étouffait, débordait. + +--Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant amicalement sa main +sur l'épaule du Galicien... J'oublie l'heure... Je dîne avec mon +frère, qui, précisément, va ce soir au bal chez ce coquin... Je suis +bien aise d'être si complètement renseigné; non, je vous jure... bien +satisfait... Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le +temps! Je file... Vous venez!... + +Et au bas de l'escalier il précipita les adieux, tant la hâte le +talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs et de déverser là , +sur l'indolence fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement +Schleifmann l'avait empli. + + * * * * * + +M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une certaine appréhension. + +Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse et pressentait +pour la soirée une reprise d'hostilités, de controverses, qui d'avance +l'indisposait. Il l'accueillit donc d'un air froid, comme afin de +prévenir toute nouvelle tentative d'attaque; et, lui tendant +distraitement la main: + +--Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si tu veux m'attendre +au salon, ces dames y sont... + +Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son énergie. De tout temps, +au demeurant, sur quelque sujet que ce fût, il avait horreur de +discuter avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan interdit aux +vilains, il lui fallait comme antagonistes des pairs, des preux de sa +caste, du même rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la +noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour décliner la lutte, +se défilait par des acquiescements courtois, ou feignait, au besoin, +une surdité subite. + +Mais à table, son contentement redoubla. Jamais l'oncle Cyprien ne +s'était montré aussi gai, aussi affable et peu enclin aux querelles. +Il plaisantait Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à tout +propos «Madame mon neveu», ou annonçait à Brigitte, la servante, une +jeune Bretonne rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son +tour. + +Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un peu vulgaires. Elle +permettait beaucoup à son oncle, ayant deviné tout ce qui se +dissimulait de tendresse réelle dans ce cÅ“ur intolérant et sous ces +imprécations furibondes. + +Quant à Mme Raindal, secrètement elle admirait son beau-frère. Elle +lui était reconnaissante de détester les juifs, en qui elle exécrait +les bourreaux du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes concernant +les ecclésiastiques, en faveur de son aversion contre la race déicide. + +Sa petite figure ronde, aux joues molles et blêmes, s'empourpra d'un +afflux de vanité, quand il la complimenta sur l'excellence du +vol-au-vent; et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer à +toutes ses saillies, bien que le comique véritable souvent lui en +échappât. + +M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire; et le café pris, il +regagna, avec son frère, le cabinet de travail, tandis que ces dames +se rendaient à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer +isolément, sans rien dire. Le maître somnolait, les yeux mi-clos, les +pieds vers la grille rutilante de la cheminée, dans cette parfaite +quiétude qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle Cyprien, lui, avait +allumé sa lourde pipe de merisier des Vosges et marchait par la pièce +en poussant de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer sa +mitraille exterminatrice, toutes ces révélations meurtrières, que +depuis deux heures il retenait par raffinement de plaisir intime. + +Et, brutalement, il lâcha la première bordée: + +--Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de ce soir! + +Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le soldat endormi au +bivouac. M. Raindal tressaillit d'émoi, et, avec humeur: + +--Quoi? fit-il. Quel bonhomme? + +--Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de gentils +renseignements... Il peut s'en féliciter, le monsieur! + +Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées par Schleifmann y +passèrent. + +--Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal... Je connais peu +Saulvard, j'en conviens... Je n'ai guère eu avec lui que des relations +professionnelles.. Cependant jamais je n'avais entendu dire... Ton ami +Schleifmann doit exagérer... + +A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous, sans répondre, +tout au soin de vider dans un cendrier le culot éteint de sa pipe. + +--Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de silence... Où +habite-t-il, ce Saulvard?... + +M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la gravité de la +réponse à faire, et, essayant d'équivoquer: + +--Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première fois que nous y +allons... Thérèse a la carte d'invitation et te le dira... + +--Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif l'oncle +Cyprien... Allons donc!... J'admets que tu ne saches pas le numéro... +Mais la rue, le quartier, tu le sais bien? + +--Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant son malaise et simulant +des recherches lointaines... Il me semble qu'il habite avenue +Kléber... oui, c'est cela, avenue Kléber... + +--Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur l'oncle Cyprien... Je +l'aurais parié... + +Et alors, dans un tumulte de vociférations et de phrases comminatoires +éclata sur le maître la tempête redoutée. + +L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une occasion pour replacer +sa théorie des _Deux Rives_, et il la retonitruait avec fracas. + +A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur. Schleifmann et lui +devaient s'en partager la gloire. Le Galicien avait fourni l'idée, +l'oncle Cyprien les développements d'éloquence et la vigueur de son +organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement, de la ciseler +ensemble et de l'accroître en commun, ils avaient fini par n'y plus +discerner leur lot personnel de collaboration, et par s'en attribuer +chacun la paternité, quand l'autre était absent. + +Selon eux, Paris se composait de deux villes absolument distinctes par +la population, les mÅ“urs, les coutumes. La Seine séparait ces deux +cités ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable s'étendait en +face de Gomorrhe. + +Sion, la rive gauche, figurait la contrée de vertu, de science et de +foi. Son peuple, chaste, modeste et laborieux, avait conservé, dans la +pauvreté et le labeur, les traditions nationales, honnêtes et +décentes. Les hommes y étaient purs, les femmes irréprochables. Tout +l'héritage des ancêtres, loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y +transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions de l'argent et +des honteux exemples de l'étranger. C'était en réalité la ville +sainte. + +Gomorrhe, la rive droite, représentait la région du vice, de la +licence et de l'improbité. Elle servait de repaire à toute cette +racaille cosmopolite, à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui, +peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement glissées, +agglomérées en France. Multitude nomade, scélérate et pillarde sans +principes, sans patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif de +l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli ses coffres et les +manÅ“uvres criminelles payé ses fastueuses demeures. Les femmes y +valaient les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de +l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus beaux, étaient +devenus son domaine. Chaillot, Monceau, Malesherbes, le Roule +courbaient devant ses ordres et devant son argent. On voyait là de +longues rangées d'hôtels tous peuplés de rastaquouères, et des maisons +que du haut en bas, à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le +Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier du Nouveau-Monde, +l'Américain suspect avec l'Oriental douteux. Et tout le pays +s'épuisait à servir cette tourbe impudente, qui commandait en +baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite. + +De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle Cyprien tirait +toujours de gros effets, d'interminables discours et comme une marque +locale pour apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche, tout +de suite on acquérait ses sympathies. Qu'on logeât sur la rive droite, +en un quartier riche, du coup il vous décernait sa méfiance, quitte à +vous rendre justice, après, si vous méritiez son estime. + +Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à combattre tout ce que +cette théorie pouvait avoir d'incertain psychologiquement ou +topographiquement d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce +qu'elle était simple, violente et corroborait ses passions. + +Mais ce soir surtout, reposé par le silence des deux journées d'avant +et fouetté par la visite de Schleifmann, il chevauchait sa doctrine +autour de M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice et +caracoleuse. + +--Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans la pièce... Tu ne +sais rien... Tu ne connais rien... Tu vis dans ton coin, enfoui au +milieu de tes momies, dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as jamais +été plus loin que le pont des Saints-Pères... Tu es une dupe, un +exploité, un enfant... un _goy_, comme dit Schleifmann. Mais va donc +te promener un jour où je t'indique... Cause, informe-toi, +questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce monde-là , dans ces +maisons-là , des saletés de premier choix, des choses abominables!... + +M. Raindal, à bout de patience muette, risqua une des parades usitées +par lui dans cette polémique où les ripostes à la longue étaient +devenues régulières, machinales, comme dans un duel de théâtre. + +--Pourtant tu ne prétendras pas que toute la vertu de Paris s'est +réfugiée dans notre quartier!... Et je te le répéterai sans me lasser: +il y a de l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la bonne +société, de l'aristocratie même, qui ont quitté le Faubourg pour +s'installer dans les quartiers neufs, aux Champs-Elysées, par +exemple... Eh bien! ceux-là , tu ne me diras pas que ceux-là ... + +L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement apitoyé: + +--Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon ami, je te dirai!... + +Et il se mit à dire, bondissant de digressions en digressions, sabrant +à gauche, à droite, en avant, en arrière, faisant le moulinet des +idées et abattant partout des têtes, dans une furie de charge +universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, la juiverie, la +chéquardise et la prêtraille subissaient le choc de ses coups, et il +les renforçait par des citations de ses maîtres favoris, qui +l'excitaient comme des cris de guerre. + +M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant que le silence exaspérait +peut-être plus l'adversaire que des répliques anodines, il rouvrit le +robinet aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses lèvres par +phrases amorphes, inachevées, par petits jets intermittents, comme la +bave incolore et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, ou +cela séchait soudain au vent des invectives: + +«... La plaie des démocraties... mal nécessaire... Ce M. Rochefort a +bien de l'esprit... L'expérience nous enseigne... Ce M. Drumont ne +manque pas de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... Ça +n'est pas d'aujourd'hui que les traitants ou les financiers... Je ne +nie pas que M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... Nous +atteignons à un tournant de l'histoire...» + +Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. En la voyant, l'oncle +Cyprien avait instinctivement baissé la voix. Car, autant les détours +timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, autant il craignait +les gouailleries ou les nettes reparties de mademoiselle son neveu. + +--Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna doucereusement Thérèse... +Je gagerais, mon oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre père? + +--Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint l'oncle Cyprien... Pas du +tout, nous causions... Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe... + +Thérèse le considéra, avec une moue railleuse: + +--Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu t'échauffes... Je l'ai bien +entendu de ma chambre... + +Et, se tournant vers M. Raindal: + +--Allons, père, il est onze heures... Maman est prête... Va passer ton +habit... + +Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha de la cheminée, pour +rétablir, devant la glace, sa coiffure que les fleurs avaient écrasée +par endroits. C'étaient des Å“illets blancs, qu'elle portait en +mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue égayait sa physionomie; et +dans l'encadrement de mousseline rose que lui faisait le corsage, sa +poitrine, par reflet, semblait d'un grain moins jaune, plus délicat. + +Elle se sourit ingénument. Elle était surprise de se trouver ainsi, +gracieuse, séduisante, presque jolie. Et de fait, elle avait cet +immatériel chatoiement de beauté que projette d'abord sur les femmes +la splendeur insolite des toilettes de gala. Charme éphémère, léger +comme une teinte de pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et +les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les plus laides. Un +instant, dans la solitude du chez soi, devant son miroir, on se trouve +belle, assez belle, trop belle--et l'on ose partir, on part. + +--Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien qui observait d'un +regard amical ces petits manèges de coquetterie... Alors, comme cela, +nous allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?... + +--Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse avec un soupir. Et il faut +s'amuser ici-bas... Il y aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y +aura toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne s'amusaient +pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient par ici, voilà tout... +C'est la loi. Tu n'y peux rien... + +L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de sa tête rase, qui +crépitaient un à un sous ses doigts. + +--Philosophie! Philosophie! murmurait-il dédaigneusement... Et puis, +tu sais, mon neveu, nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop +forte, trop sûre de toi. Là ! je l'avoue, tu me gênes!... + +M. Raindal rentrait suivi de Mme Raindal, emmitouflée dans sa longue +pèlerine, les cheveux piqués d'une vieille aigrette mauve, aux poils +épars et fléchissants comme un pinceau usé. + +--Eh bien! nous descendons tous? demanda le maître à son frère. + +--Mais oui, en route, mauvaise troupe! + +Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte remit le numéro à +M. Raindal. + +La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien referma la +portière; et, comme la voiture s'ébranlait: + +--Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon neveu! + +Après quoi, il pinça cordialement le menton de Brigitte, qui souriait +d'un air nigaud. + +--Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis! + +Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue Vavin: et, tout enfiévré +de son triomphe, il faisait tournoyer à chaque pas, comme une +sanguinaire masse d'armes, sa grosse canne en bois de cornouiller. + + + + +IV + + +Le bal qu'offraient M. et Mme Lemeunier de Saulvard (de l'institut) +«en leur appartement» de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles +de Mlle Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec M. Brisset de Saffry +de Lamorneraie, lieutenant au 21e hussards, avait attiré une grande +affluence. + +Armée, beaux-arts, littérature, science, haute bourgeoisie, gens de +savoir, gens de club, gens de banque et gens de salon, le contingent +complet de leurs relations emplissait dès onze heures ledit +appartement; et tout le monde, à défaut d'autre sujet d'entente, +s'accordait pour déclarer la fête très réussie. + +Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, n'ayant pas ménagé les +frais. Le buffet était somptueux, surchargé d'argenteries, de viandes, +de sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, et les +assiettes de fruits frappés y étalaient de loin en loin leurs larges +rondelles roses ou vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout +on avait prodigué les fleurs, en massifs, en corbeilles, en +guirlandes. Des digues de chrysanthèmes blancs masquaient de leurs +enchevêtrements crochus les croisées jusqu'à la moitié; et des +chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le long des lustres, où, +par les facettes du cristal, fulgurait avec calme l'intense lumière +des lampes électriques. + +L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes rouges soutachées +d'or. Ils formaient devant le piano une sorte de garde d'honneur +barbare; et, dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les voir +fourbir leurs instruments étranges, comme des sauvages au camp. + +Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. Un couple, deux +couples, trois couples se levaient; et aussitôt les lueurs du parquet +vide qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la foule emmêlée +des danseurs. Des mères souriaient. De vieux savants, rêveusement, +rythmaient du pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se +penchaient en arrière avec des regards enamourés. Sous la béatitude de +cette musique énervante, tous frémissaient un instant, malgré eux, +d'une jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait se croire +alors à une de ces réunions où des gens du même monde fusionnent dans +une intimité joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi. + +Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était comme ces liquides, +réfractaires au mélange, qui, dès qu'on cesse de les agiter, se +séparent et mécaniquement reprennent leur couleur et leur place. Le +tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements se +dégrafaient, les regards affiliés rompaient leurs attaches. Chacun, +d'instinct, retournait à son rang, vers les siens. Et de nouveau, +dans l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de la salle, le +parquet étendait sa steppe intimidante qui luisait sous les lustres. + +Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que quelques hardis jeunes +gens des grands clubs: Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de +Vernaise, Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, qui s'étaient +commis là sur les suppliantes instances de Mme de Saulvard; et aussi +des camarades du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon garance à +bande claire, titrés pour la plupart ou portant de ces noms bourgeois +qui, à défaut de la noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille +dûment établie. + +Ils se promenaient autour des salons, seuls ou bien deux par deux, +l'air méditatif, soutenant d'une main leur coude replié et frisant de +l'autre leur moustache. Ils examinaient les femmes une à une, +studieusement, comme des bêtes à la foire; et ils avaient tous la +paupière si lourde, si dégoûtée, qu'on ne savait au juste s'ils +rapetissaient exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit monde, ou +s'ils n'étaient point tourmentés peut-être par une permanente et +rebelle envie d'éternuer. + +Quant aux autres éléments de l'assemblée, Saulvard avait vainement +tenté de les fondre ensemble, au début du bal, puis, devant les +résistances, il avait renoncé. + +La haute banque avec la grande industrie et leurs tenants à toutes +deux formaient ainsi un clan compact dans l'angle de droite du +premier salon. Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même, +ce groupe s'assombrissait si un intrus osait y quémander une chaise, +un peu de terrain, le moindre accès. Il ne se montrait accueillant que +pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, massés à coté, +en une petite élite, se serraient étroitement après les saluts de +rigueur; et affectant, dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils +se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. Sauf +quelques gentilshommes que le goût de la chair fraîche ou le besoin de +conseils financiers aguichait vers l'autre clan, le groupe de la +noblesse demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme et à ses +virtuosités de morgue. + +Les Académies également conservaient leurs distances. Les cinq +sections de l'institut siégeaient à la ronde sans fraterniser. A peine +y échangeait-on de brèves aménités ou se passait-on des chaises pour +éviter la promiscuité avec l'Académie de Médecine, cette intruse, que +signalait à tous une odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée +dans l'étoffe des habits. + +Les ménages de littérateurs s'étaient constitués en cercle fermé avec +les ménages des peintres et des musiciens. Mais la gêne y régnait ou +l'animosité réciproque. + +Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à la porte, prenait +l'aspect d'un surveillant de bal public, d'un contrôleur de casino qui +marque l'entrée des abonnés, en cajolant de même ses clientèles +diverses. + +Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune bandée de courts +favoris blancs--une tête de Japonais devenu maître d'hôtel--il +souriait sans cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses +hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le remerciement d'un +pourboire. A chaque invité, dès le seuil, il murmurait, pendant quatre +ou cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards roulaient +alentour, discrets, confidentiels, et, de loin, on eût dit qu'il +désignait aux arrivants le chemin du vestiaire ou de quelque autre +endroit. + +Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade il s'élança à leur +rencontre. + +--Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je commençais à +désespérer... + +Il avait happé entre ses deux mains la main de M. Raindal, et il +continua: + +--Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... Quel triomphe!... +Quel beau livre!... Madame... Mademoiselle... + +Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de M. Raindal, il +chuchota: + +--Vous savez, notre jeune homme est là ... Un charmant garçon... Il +plaira tout à fait à mademoiselle votre fille... C'est forcé.. _Fata +volunt!..._ Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je vous amène +le phénix... + +D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait M. Raindal vers +le coin du salon où la section des Inscriptions avait disposé ses +retranchements. Quelques chaises y demeuraient libres au premier et au +second rang. M. et Mme Raindal s'installèrent en arrière, Thérèse +devant, entre les deux filles d'un collègue de son père. Elles étaient +maigres, menues, comme un attelage étique de fiacre à galerie, et, en +causant, à la dérobée, elles inspectaient sa toilette. A la voix de +Saulvard qui reparaissait suivi d'un jeune homme de petite taille, +Thérèse dressa la tête. + +--Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus les demoiselles, +permettez-moi de vous présenter un de nos jeunes confrères que vous +connaissez assurément de nom: M. Pierre BÅ“rzell... + +Les deux savants balbutiaient des paroles de courtoisie que ni l'un ni +l'autre n'entendit. Saulvard ajouta: + +--M. Pierre BÅ“rzell... Mlle Raindal... + +Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, comme le prélude d'une +valse déroulait ses lentes harmonies, il murmura: + +--Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette valse? + +Thérèse refusa d'un ton de sympathie: + +--Non, monsieur, je vous remercie... Je ne danse pas... Mais, si vous +le désirez, nous pouvons la causer, comme on dit, je crois... + +BÅ“rzell bredouilla une acceptation reconnaissante. Justement les +petits chevaux de fiacre venaient de partir en course pour la valse. +Il s'empara d'une des chaises restées vides à côté de Thérèse; et, +tout de suite, la conversation, habilement engagée par elle sur le +terrain scientifique, devint cordiale, presque familière. + +Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le nez un peu court, +des joues boursouflées, qui débordaient comme des cloques hors d'une +barbe enfantine, et les paupières rougies par le travail du soir. Mais +ses yeux, derrière les verres épais du pince-nez, brillaient d'un +éclat tendre et bon. Il avait dans la causerie ces inflexions +caressantes, minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à faire +tinter leurs mots comme des pièces de solide aloi; et, tandis qu'il +parlait, ses gestes se démenaient plus allègres, plus vivaces, ses +bras se déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace de malaise. + +Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa chaise et se mêla au +marivaudage des deux jeunes gens. Ils flirtaient sur le sens d'une +inscription trilingue récemment découverte en Mésopotamie, et Thérèse +défendait son interprétation, avec cette assurance de professionnelle, +cette voix d'homme qu'elle prenait toujours dans les discussions de +science. + +--Ah! monsieur! s'écria BÅ“rzell, découragé... Mademoiselle est très +forte, beaucoup plus forte que moi!... Elle m'a battu... + +M. Raindal acquiesça d'un sourire: + +--Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... Tenez, moi-même, +souvent... + +Mais la valse finissait, et les petites haridelles, rentrant à la +station, délogeaient le jeune savant. Il proposa à Thérèse: + +--Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous conduise au buffet, ainsi +que madame votre mère?... + +--Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman? + +Et, tous trois, Mme Raindal au bras de BÅ“rzell, Thérèse les suivant, +ils se dirigèrent vers le buffet, parmi la presse des danseurs qui +regagnaient leurs chaises. + +M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans sa posture favorite: +les coudes serrés au buste, les avant-bras relevés, les mains pendant +au bout du poignet, toutes molles, comme les pattes d'un chien qui +fait le beau. De sa place, par la baie de la porte ouverte à deux +battants, il pouvait apercevoir, sans se pencher, la salle du buffet. +Il voyait le dos de sa femme courbée sur la table d'apparat, où elle +picorait hâtivement. Puis, contre la haute cheminée, bourrée jusqu'au +marbre de floraisons blanches, Thérèse avec BÅ“rzell, dégustant à +petits coups de cuiller des glaces roses qui semblaient des fruits, ou +s'arrêtant par moments pour rire en se regardant, se parlant de près +comme des amis de vieille date. + +Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune homme! Non, ce +serait trop beau!... Et qui sait, pourtant!... Tour à tour, aux remous +des réflexions contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en +sourires attendris ou se plissaient d'une grimace d'amertume. + +Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient de son livre. +D'autres accoururent. Un petit rassemblement d'ovation s'amassa autour +de M. Raindal, lui cachant sa fille. Les derniers survenants +inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour saisir les +réponses du maître. On percevait des «Vous êtes infiniment bon...», +des «Je suis confus, en vérité...», des «Croyez bien que, de mon +côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un l'autre à renchérir, +protestaient de leur sincérité par un redoublement d'éloges. + +Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait afin d'écouter M. +Raindal qui retraçait ses souvenirs de jeunesse, la misère des débuts. + +Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir les rangs +de l'auditoire. + +--Pardon, messieurs!... Pardon.. + +La main en proue de navire, il frayait le chemin devant une jeune +femme brune qu'il avait à son bras, et, stoppant près de M. Raindal: + +--Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer les vÅ“ux d'une de vos +admiratrices qui brûle de vous connaître?... M. Eusèbe Raindal... Mme +Georges Chambannes... + +M. Raindal s'était levé et saluait, la main au dossier d'une chaise. + +--Madame, trop heureux... + +Mme Chambannes se récria: + +--Mais c'est moi, monsieur... + +Puis ils restèrent un instant en détresse, comme ne sachant plus que +se dire, malgré leur bon vouloir mutuel. + +M. Raindal examina timidement la jeune femme. Sa petite figure +d'aiglonne était adoucie par des yeux marrons à reflets langoureux; et +les ondulations de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à l'antique, +avaient en leurs riches replis quelque chose de sauvage et de +volontaire. Enfin, elle poursuivit par phrases hésitantes où les mots +déviaient souvent de la précision qu'elle leur eût souhaitée: + +--Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre livre... C'est un livre +charmant, une très grande Å“uvre... Je ne peux pas vous dire combien +elle m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce doit être si +intéressant d'écrire des ouvrages comme cela... Et le style est si +joli, si agréable à lire! + +--Je vous abandonne! interrompit Saulvard en clignant ses yeux +obliques... Mes invités... Vous m'excusez!... + +Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, par discrétion, +les gens de l'attroupement s'étaient écartés. + +D'un coup d'Å“il d'entente, M. Raindal et la jeune femme convinrent de +s'asseoir pour continuer la causerie. Mais il vit si près du drap noir +de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de Mme Chambannes que, +machinalement, il se retira un peu. Elle accumulait en souriant les +éloges, les offrant un à un, la poitrine tendue vers M. Raindal, +comme si elle les eût détachés de son corsage. Alors l'embarras +qu'éprouvait d'habitude le maître à causer avec les personnes de +culture inférieure--telles que les ignorants, les femmes ou les +mondains--s'accrut encore d'un trouble pudique devant le décolletage +de son admiratrice. Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, en +suivaient les courbes pleines et tranquilles. Il lui semblait qu'une +invisible force les attirât vers cette peau mate et diaphane comme +une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, dans la quiétude de +leur jeune fermeté, haletaient contre le ruché de l'échancrure sans +daigner même y prendre appui. Il répondait incomplètement, de travers, +avec des fuites soudaines de pensée, aux exclamations, aux questions +multiples de Mme Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter, +intérieurement il la comparait à une suivante de Cléopâtre, oui, à une +de ces gentilles esclaves grecques dont les beautés espiègles +sertissaient la Reine des Égyptes, comme des nymphes autour d'une +déesse. + +Cependant la verve louangeuse de la jeune femme se ralentissait. +Maintenant son petit front uni se fronçait d'un pli de recherche dans +l'encadrement des deux boucles plates qui le limitaient. Elle ne +trouvait plus de chapitres, de passages, où piquer ses «si joli» et +ses «si charmant», comme des bons points égaux de couleur alternante. +Mais tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines +retroussées palpitèrent de malice; et elle donna en mille à M. Raindal +une autre raison, une dernière raison, pour laquelle elle aimait tant +son livre. + +Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara avec modestie: + +--Je ne sais pas! + +--Eh! cherchez donc! ordonna familièrement Mme Chambannes en roulant +les «r». + +M. Raindal, sans chercher, songeait: + +«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!» + +Et il répéta du même ton: + +--Non, décidément, je ne sais pas! + +Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise finale et, en +réalité, son prétexte à relations, son amorce suprême... Eh bien! +précisément l'hiver suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari +un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre de M. Raindal était +donc venu à propos, au moment où elle commençait à étudier les +antiquités égyptiennes en vue de ce voyage; et naturellement... + +--Chère madame, interrompit une voix à l'accent guttural. +Pardonnez-moi... Voudriez-vous me faire le plaisir de me présenter à +monsieur... + +--Mais certainement! + +Et elle présenta: + +--M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs amis... et qui adore +votre livre. + +C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux et à la prestance +aristocratique. Avec ses favoris blancs et sa blanche moustache en +croc il avait un type de général autrichien, une de ces têtes que +volontiers on s'imagine coiffées d'un bicorne doré, à flottant panache +de plumes vertes. Dans une attaque de paralysie faciale, causée par le +krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière gauche qui +retombait inerte, grisâtre, voilant l'Å“il aux trois quarts--et cette +infirmité complétait, comme une glorieuse blessure, son air de vieux +combattant de Custozza. + +Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, selon l'immuable +règle qui veut que la plupart des gens achèvent leurs compliments par +une apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui l'amenait vers +le maître. Autrefois, il avait possédé une collection de camées, une +collection tout à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité +des objets qui la composaient, M. Raindal pouvait consulter plusieurs +de ses collègues: le comte de Lastreins, de l'Académie des +Inscriptions; le baron Grollet, membre libre de l'Académie des +Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de l'Académie française, tous bons +amis ou vieux camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette +collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! M. de Meuze avait dû +s'en défaire, à la suite de revers financiers. Mais il en connaissait +l'acquéreur, un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si M. Raindal +désirait, le marquis se targuait d'obtenir communication de la pierre. + +Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien se +circonscrivit à l'art des camées, plus quelques commentaires adjacents +sur la numismatique, dont le marquis avait des notions. Mme +Chambannes, déroutée, pépiait de temps à autre, en sourdine, ses «si +joli» et ses «charmant». M. Chambannes, un long garçon blond, au teint +fripé, à l'Å“il veule, au cheveu fin et rare, l'avait rejointe. Sa +grosse moustache cylindrique semblait un couvercle à charnière, tant +elle recouvrait hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble de sa +personne lasse paraissait aussi bien celui d'une fripouille avachie +que celui d'un brave jeune homme épuisé par la fête. + +Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait à leurs babillages +par des sourires approbatifs et fatigués. Il se fût reproché la plus +légère rebuffade envers des étrangers si courtois malgré leur +niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, cela l'impatientait, +ces civilités forcées dont il n'apercevait pas le terme; et il ne +l'ennuyait pas moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos de +brocanteur, ses histoires de camées, de ventes d'occasions, ou ses +nomenclatures de catalogue. + +Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. Mme Raindal revenait, +accompagnée de Thérèse et de BÅ“rzell. Ce furent de nouvelles +présentations. Mme Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses louanges. +Mme Raindal bégayait, toute rougissante, comme des paroles d'excuse. +Thérèse observait en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, Mme +Chambannes demanda le jour de ces dames, l'autorisation de leur rendre +visite. Il y eut une accalmie. On parlait pour parler, du bal, des +tziganes, des danseurs. Et, soudain, Mme Chambannes interpella le +marquis: + +--Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous dire... Vous permettez, +mesdames?... + +--Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste infléchi, les sourcils +arqués d'attention. + +Mme Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix: + +--Si vous disiez à Gérald d'inviter Mlle Raindal... Ce serait poli! + +--Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais courir la chance! + +Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, portant haut sa +fière tête de feld-maréchal, et fouillant l'assistance de son unique +petit Å“il vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua promptement, +la main brandie comme un crochet pour happer quelqu'un qui fuyait. + +Du grand jeune homme que le marquis avait empoigné, Thérèse ne +distinguait que les épaules carrées et la nuque brune au-dessus d'un +reluisant col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger des choses +absurdes, impraticables, car la nuque brune se secouait en dénis +indignés, semblant affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du +monde... Et brusquement, la nuque obéit, le grand monsieur fit +volte-face en haussant les épaules. Thérèse sentit son cÅ“ur se tordre +comme un serpent blessé. + +C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué par l'âge, plus affiné, +plus à la mode, d'une classe supérieure. Mais c'était lui: les mêmes +yeux aux larges prunelles couleur d'agate foncée, la même moustache +noire aux pointes impertinentes, le même dandinement sur des jarrets +pliants. Et il marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard +en éveil comme pour reconnaître à distance contre quel ennemi on le +menait. + +Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, dans un +ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus ni ses parents, ni les +Chambannes, ni BÅ“rzell, ni les couples qui commençaient à valser, ni +les gens auprès ou au delà . Elle ne voyait que les longues bottines +vernies, les pieds étroits et souples du jeune homme, qui se +rapprochaient, se rapprochaient toujours. + +Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, et, saluant: + +--Mademoiselle, je vous présente mon fils, M. Gérald de Meuze. + +Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets: + +--Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin de cette valse?... + +Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de petite fille: + +--Mais, monsieur, je ne sais pas danser... + +--Qu'importe? Tout dépend du danseur... + +Il décochait à Mme Chambannes une preste Å“illade d'amitié ou +d'ironie, et, comme tenant une gageure: + +--Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis la valse... + +Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien le voir, de s'abreuver +à fond de ses traits. Elle ne put résister. Une raie de sueur lui +mouillait le dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis dans +d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, puis d'une voix brève, +presque bourrue malgré le sourire dont elle tentait de la corriger: + +--Soit, monsieur... Essayons!... + +Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. Aux premiers pas elle +trébuchait, par ignorance, crainte de manquer de rythme. Alors, la +soulevant comme une enfant, il l'emporta délicatement parmi les +danseurs. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Les couples la +frôlaient sans heurts. Elle avait l'impression de glisser avec un +amant robuste sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. Des +sanglots lui barraient la gorge. Il la crut essoufflée, et, +s'arrêtant: + +--Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je vous disais?... Cela va à +merveille... + +Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses minces lèvres pâlies +de plaisir. + +--La danse, c'est comme la nage! poursuivait le comte d'un ton +paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... La musique vous pousse +comme les vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller... + +Et il continua sa théorie, ses comparaisons, pour éviter un silence +impoli. Thérèse répondait à demi, par monosyllabes indistincts. Elle +se reprenait maintenant, comme au réveil de ces songes coupables où +Albârt, la nuit, parfois la pressait si doucement. Quoi! elle, Thérèse +Raindal, faiblir ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, sous +l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait à l'autre! Un +dégoût d'elle-même l'envahit. Pour dissimuler sa tristesse, elle +s'appliquait à regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre +qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet arrachaient du +violon les mélodies pantelantes comme de longues lanières d'épiderme, +et il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à veste +cramoisie, l'Å“il écouteur, les paupières battantes. Elle enviait sa +bestialité, la joie irréfléchie dont frissonnait son sombre visage. +Ah! que n'était-elle comme lui, une brute sans pensée, sans subtilité +et ne vivant que par les sens qui le soutenaient jusqu'en son art!... +Un mouvement de Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant +elle, le bras prêt à l'enlacer. + +--Nous repartons, mademoiselle?... + +Elle espérait encore refuser et, se contraignant, elle murmura: + +--Mais, monsieur, la valse va finir! + +--Profitons-en... Un dernier tour! + +Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux viraient vers la +place où il allait la reconduire. Elle eut peur. Elle se vit +remerciée, rassise, sevrée pour la soirée de ces délices retrouvées; +et, dans un élan de concupiscence plus forte, résolument elle +prononça: + +--Eh bien! oui, un dernier tour. + +Il rentra avec elle dans la cohue des couples. D'un imperceptible +palpitement son bras étendu scandait la mesure, et, à chacune de leurs +moelleuses passes, il semblait à Thérèse que le parquet ployait sous +eux. Involontairement elle se colla à Gérald, s'incrusta à son +enlacement. Tout le passé rejaillissait en elle au prestige de ce +contact, par saccades brutales qui l'affolaient. + +Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier appel à sa puissance +d'esprit, à sa dignité, à cette Mlle Raindal qu'elle était. + +--Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières de nouveau closes. + +--Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le jeune comte. + +Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. Sans rien deviner de +son angoisse, il souriait aux camarades, et d'un coup d'Å“il +goguenard, il les prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet, +du coffre à bois qu'il lui fallait manÅ“uvrer. Encore une heureuse +idée qu'ils avaient eue là , son père et Zozé!... Sans compter qu'elle +lui dépiautait l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, dont +elle se cramponnait afin de ne pas tomber. Ah! par exemple, cela, +c'était trop violent! Un pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et, +comme il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, ne +perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des deux bras, car elle +pâmait, toute blême et raide comme une morte. + +--Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... Voilà bien ma +guigne!... + +Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, bousculant un peu les +gens qui encombraient le chemin, et, l'ayant accotée sur une +banquette, contre le mur, il courut prévenir la famille. + +En un moment, les Raindal, les Chambannes, BÅ“rzell, le marquis, +furent debout, se précipitèrent avec Gérald auprès de Thérèse. + +Mme Chambannes avait tiré de sa poche un flacon de sels en or où +luisait un rubis cabochon, et, s'agenouillant presque, elle le fit +respirer à la jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible +gémissement de chagrin fusait seulement de ses lèvres disjointes qui +découvraient ses dents inégales. On lui bassina les tempes d'eau +fraîche, sans plus de résultat. Saulvard, comme on va réquisitionner +les pompiers à leur poste, avait pointé droit vers le campement de +l'Académie de médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien +appuya son oreille à la poitrine moite de Thérèse et diagnostiqua: + +--Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite! + +Enfin, dans la chambre de Mme Saulvard, où sa mère et Mme Chambannes +l'avaient conduite, elle rouvrit les yeux. + +Tout de suite, ses regards étaient allés avec stupeur à son corsage +défait. Puis elle reconnut Mme Chambannes penchée sur elle, dans une +pose d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme au chevet +d'une agonisante. + +Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails de l'accident, +l'ivresse inavouable qui l'avait étourdie et cette chute ridicule en +plein bal. Quel double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu +replonger au néant, détruire avec son corps le souvenir. Elle +suffoquait de révolte, et subitement elle fondit en sanglots. + +--C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs! exhortait Mme +Chambannes. + +Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse. D'un coup, se +maîtrisant, elle s'était redressée, et, devant l'armoire à glace, elle +commença rageusement à refaire sa toilette. + +Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa mère, de Mme Chambannes, +et une colère croissante lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait +la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une femme qui vient +de défaillir! Un homme l'eût ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se +fût pas relevée plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles étaient +agrandies d'éclat, ses paupières meurtries d'une ombre brune comme +après une nuit d'insomnie. La sueur avait posé des teintes huileuses +sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses à travers la +poudre de ses joues. La touffe d'Å“illets était tombée, formant dans +ses cheveux, au-dessus du front, une alvéole profonde, une sorte de +blessure aux bords noirs. Et les agrafes du corsage mal ajustées, dans +sa hâte, faisaient bâiller la gaze autour de ses seins comme une corde +transparente et lâche. + +--Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer Mme Chambannes... Vous +sentez-vous mieux? + +Thérèse riposta froidement. + +--Beaucoup mieux, madame, je vous remercie. + +Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une voix qui commandait: + +--Nous partons, maman? + +--Comme tu voudras, ma fille! répliqua Mme Raindal. + +Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs les attendaient. + +A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner et BÅ“rzell +l'imitait. Mais, comme par mégarde, Thérèse s'échappa dans la +direction du vestiaire. Ils n'étaient plus là quand elle revint au +bras de son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à demi replié, +la soutenait, en traînant la jambe. Mme Raindal fermait la marche, le +dos voûté dans sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard leur fit +escorte jusqu'au palier. + +--C'est la chaleur, cette damnée chaleur! répétait-il d'un ton +compétent. + +Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène de la rampe, il cria: + +--J'enverrai chercher des nouvelles demain... Ce ne sera rien, +j'espère, mon cher collègue! + + * * * * * + +Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur le strapontin, avait +laissé le fond aux dames. Tous trois restèrent longtemps silencieux. +Ils contemplaient songeusement, à travers les carreaux dépolis par la +buée, les rues noires et les becs de gaz dont les flammes jaunes dans +la brume s'aplatissaient en éventail. Le maître, assis de côté, à +chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper à la courroie +de la vitre dont le cuir dur lui tranchait les mains, et le bois de la +portière macérait sans répit ses rotules. A un choc plus rude qui +l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée s'écria: + +--Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici entre nous deux. + +--Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne bougez pas... Et toi, +fillette, cela va-t-il? + +--Très bien, père, merci... + +La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée derechef. Dans la +pénombre, M. Raindal contemplait son profil maussade en arrêt vers des +pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute son énergie et, avec +bonhomie: + +--Eh bien, fillette? demanda-t-il. + +--Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse. + +Il y eut un temps, puis M. Raindal articula: + +--Eh bien, ce jeune homme du bal!... + +Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches, elle repartit +d'un ton de bravade: + +--Quel jeune homme? + +--Ce M. BÅ“rzell! + +Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il ne s'agissait que de +celui-là !... Elle l'avait tellement oublié, le pauvre garçon! Et, en +souriant, d'une voix ferme, elle prononça: + +--Non, jamais, père! + +M. Raindal insista: + +--Pourquoi? Il avait l'air de te plaire... + +--Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est tout... + +--Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?... Que je sache, au +moins... + +--Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas. + +Elle avait saisi la main de son père et lui offrait tendrement sa joue +à baiser. M. Raindal l'embrassa en grommelant: + +--Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te forcer... + +Et par matoiserie, besoin de se rendre compte, il ajouta, sans quitter +la main de la jeune fille: + +--Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que l'autre. + +Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse qui se rétractait. + +--Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?... ce M. de +Meuze... + +Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec dépit: + +--Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie... M. BÅ“rzell ne me plaît +pas... je le refuse... cela suffit... Je crois que j'ai l'âge, +n'est-ce pas? + +Le maître ne répliqua point. Plus de doute, maintenant. C'était ce +grand monsieur, cette espèce de Dastarac mondain, qui avait gâté tout, +écrasé le petit BÅ“rzell par son avantageuse stature. Une partie +perdue, quoi! + +Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations intérieures. + +On n'entendait plus que le ferraillement des roues contre le pavé ou +les stridentes vibrations des vitres dans leur cadre. + +Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie, et Mme Raindal, en son +coin, paraissait aussi sommeiller. Mais elle ne dormait pas. Une +torture de remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait sous les +paupières ses regards éveillés. Elle supputait avec angoisse combien +d'heures s'étendaient jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni +où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser ses récents +péchés. Car, poussée par la soif ou cédant à la tentation, elle avait +repris par trois fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise +au champagne, sans compter nombre de petits fours et autres menues +friandises. + + + + +V + + +Comme, vers onze heures un quart, Mme Chambannes achevait sa toilette, +on frappa à la porte, et, par l'huis entrouvert, un bras à manche de +lustrine tendit un petit bleu. + +--Une dépêche pour madame! annonçait une voix. + +--Donnez vite! fit Mme Chambannes. + +La femme de chambre, quittant la jupe de sa maîtresse, qu'elle était +en train d'agrafer, courut prendre la dépêche. + +Mme Chambannes avait déchiré le pointillé d'une main déjà tremblante, +et elle lut avidement, les regards galopant le long des lignes: + + «Mardi matin, 10 heures. + + «Ma bonne petite Zozé, je ne sais où j'avais la tête en te disant + hier soir à ce bal que nous déjeunerions aujourd'hui ensemble chez + nous. Je suis engagé depuis huit jours chez les Mathay. + Heureusement que je m'en suis souvenu à temps. Nous rattraperons + cela. Pardonne-moi mon étourderie, et à tantôt quatre heures. En + hâte tous les baisers de ton _old_. + + «G.» + +Elle déposa avec flegme, sur le lavabo, la dépêche repliée. Puis dans +une pelote de velours carmin, elle choisit deux petites épingles de +perle dont elle piqua soigneusement sa cravate à larges pans de +dentelles. Mais elle ne se contenait plus, et, d'une voix un peu +rauque: + +--Lâchez tout cela, Anna, murmura-t-elle... Cherchez-moi ma robe de +chambre rose... + +--Mais, madame ne sort donc plus? se récria la camériste en simulant +la surprise. + +Mme Chambannes avait jeté son corsage sur une chaise et dégrafait +fiévreusement sa jupe. + +--Non, je ne sors plus... + +--Madame déjeunera ici? Dois-je appeler la cuisinière?... + +--Oui... non..., balbutia Zozé. Dites-lui de me faire à déjeuner... ce +qu'elle voudra... + +--Bien, madame! + +Elle rentrait, portant sur le bras un long peignoir soyeux, enrubanné +de satin rose. Mme Chambannes l'endossa, et, tout en nouant les +rubans, sèchement, elle commanda: + +--Maintenant, allez-vous-en!... + +Anna disparut. Mme Chambannes s'affala dans un fauteuil de cretonne. + + * * * * * + +Ainsi, ils ne déjeuneraient pas ensemble, c'était sûr, définitif, +irrévocable. Gérald n'avait pas hésité entre elle et cette Mathay! Il +prévoyait bien pourtant quelle poignante déception il lui causerait en +rompant, au dernier moment, sa promesse. + +Le misérable! Elle se l'imaginait d'avance chez les Mathay, à table, +assis à côté de la comtesse, une petite blonde au nez retroussé, à la +figure puérile, impudique et gouailleuse. Il faisait l'aimable, le +joli parleur, appuyant ses regards à ceux de la dame, se livrant de +ses grands yeux en gentils abandons. Et le déjeuner finissait. On se +rendait dans le hall. On buvait le café. Qui sait? Mathay sortait +peut-être, les laissait seuls en vrai nigaud de mari qu'il était. +Alors que se passerait-il? Car on la connaissait la jeune gaillarde de +comtesse. Elle ne passait pas pour une citadelle, pour le Capitole!... +Oh! l'infamie et l'abjection! + +Mme Chambannes aurait voulu saisir son cÅ“ur à deux mains et le lancer +loin d'elle, dehors, par la fenêtre. Ses ongles griffèrent la place où +il palpitait, à travers la soie du peignoir, la cuirasse du corset, et +elle songea à des représailles, comme chaque fois que la trahison de +Gérald lui semblait un fait accompli. + +C'est cela, elle se vengerait, elle le tromperait, elle irait se +donner à un autre, à n'importe lequel de tous ceux qui la +courtisaient. Des noms d'hommes, avec des décors, surgissaient dans +son esprit: l'atelier de Mazuccio, le petit sculpteur, les +garçonnières de Burzig ou de Pums, le mari de son amie Flora. Partout +on l'attendait, partout on l'accueillerait comme une souveraine qui +daigne s'offrir. Elle leur crierait dès le seuil: «Me voici, +prenez-moi!» Et ils choiraient à genoux, en bégayant: «Merci!» avec +des sanglots de bonheur. + +Ces visions flatteuses la calmèrent. Elle marchait dans le cabinet de +toilette, essayant de fixer son choix. Auquel s'adresserait-elle? Ils +lui répugnaient pareillement. En se figurant aux bras de chacun d'eux, +un frisson de répulsion lui faisait secouer la tête. Pouah! Quel +courage de rancune il lui faudrait pour s'abaisser là ! De plus, aucun +peut-être ne se trouvait libre. Elle risquait des refus polis, un +camouflet. Non, tout s'y opposait. Puis elle s'avoua mélancoliquement: +«D'ailleurs, jamais je ne pourrai!» + +Elle était retombée dans le fauteuil, les muscles mous et meurtris de +tiraillements, comme si elle eût marché des journées durant. + +Elle ramassa sur le marbre le petit bleu pour le relire. Chaque mot +lui paraissait insulte ou mensonge. Des larmes lui montèrent aux yeux. +A la rage le chagrin succédait. Comme il était méchant, glacial, +impitoyable parfois, ce Gérald! Elle eût aimé avoir auprès d'elle une +amie maternelle, capable de comprendre et de plaindre, à qui elle se +fût confiée en pleurant. Mais qui? Hélas! pour recevoir de telles +confidences, ni Flora Pums, ni Rose Silberschmidt, ni Germaine de +Marquesse, ses anciennes compagnes du cours Levannier, ni la bonne +tante Panhias n'avaient l'âme assez haute et assez charitable! Rien +qu'à la pensée de leur joie dissimulée ou de leurs consolations +grossières, l'orgueil de Zozé s'insurgeait. + +Elle recommença à sangloter. + +Elle avait l'impression d'être échouée sur une île déserte, et +volontiers elle eût appelé la mort. Elle se sentait à ces instants de +drame, si délaissée de tous, si petite Mouzarkhi, si seule et si +étrangère, l'infortunée Mme Chambannes, malgré son nom français et son +éducation de Parisienne! Pauvre fleur exotique plantée à ras de terre +sur un sol ennemi où ses brèves racines craquaient comme des fils aux +plus faibles bourrasques! Nulle aide ne la soutenait dans la détresse. +Elle ne possédait pas même le recours d'invoquer le ciel, de se +réfugier en Dieu, puisqu'on l'avait élevée hors de toute foi +religieuse. Et quand elle voulait prier, il ne lui revenait qu'une +courte et bizarre oraison, celle que chaque soir, à l'époque de son +enfance, la bonne tante Panhias lui faisait réciter en chemise, avant +de se mettre au lit. Inconsciemment elle la répéta: + +«Mon Dieu, soyez béni! + +«Faites que je sois sage, faites que je travaille bien, faites que je +contente papa, ma tante, mon oncle, et faites que papa ne saute pas +demain à la Bourse. _Amen!_» + +Elle sourit à cette dernière phrase. Elle se remémorait son père, mort +depuis bientôt sept ans, son brave homme de père, si étrangement +tendre et improbe à la fois. + +Un type, ce Mouzarkhi dont les origines, pour les intimes, les +compatriotes, comme pour les autres, étaient demeurées obscures, +inexplicables. + +Débarqué un jour d'Alep à Paris, sans relations, sans truchements, +sans patrons d'aucune sorte, au bout de six mois il acquérait à la +Bourse une des plus puissantes situations de remisier qui fussent sur +la place. On disait bien qu'il jouait, gagnait plus par l'agio que +par les courtages. Mais il bénéficiait de l'indulgence mêlée de +respect qu'on accorde aisément dans ce monde-là aux joueurs heureux. +Il ne se cachait pas, par contre, de ses spéculations. Il avait juré +de s'arrêter, de cesser tout labeur, sitôt qu'il aurait le million. Il +allait y atteindre quand, pour la première fois, il sauta. Son passif +était du double. Pendant quelques semaines, discrètement, il se +retira. Puis il revint. Actif, cordial, ingénieux, il se refit +rapidement des clients, du crédit. Son négoce maintenant avait un but +plus noble; acquitter les créances. Durant deux ans, il solda +régulièrement des arrérages. Il ne lui manquait que trois cent mille +francs pour épuiser le reliquat de ses dettes. Il ne sut pas +patienter, rejoua afin de les gagner plus vite, et pour la seconde +fois, il sauta. La malchance ne l'abattait point. Il reprit son +trafic, menant l'existence large et gaie, travaillant, payant, +spéculant, resautant, rebondissant comme un ballon léger et solide. A +son sixième saut, il ne survécut pas. Il était tombé de trop haut, +d'une fortune fictive de deux millions au néant et moins. Il mourut +d'apoplexie en pleine Bourse, insolvable, mais laissant la réputation +d'un camarade fort sympathique et d'un financier merveilleusement +doué. + +Pourtant, auparavant, il avait assuré le sort des siens en bon père de +famille. + +D'abord, à la mort de Mme Mouzarkhi, décédée peu d'années après +l'arrivée à Paris, il avait appelé en France son beau-frère, M. +Panhias, avec sa femme, pour les charger de l'éducation de la petite +Zozé. D'où venaient-ils, ceux-là ? D'Alep, de Ghazir ou de Stamboul? +Étaient-ils Grecs, Juifs, Turcs ou Maronites? Personne n'avait pu +l'apprendre, les Panhias se montrant aussi réservés que M. Mouzarkhi +sur le problème de leur extraction. Ils avaient tous deux un accent +indéfinissable qui tenait simultanément de l'espagnol, du hongrois et +du moldo-valaque. Panhias, un homme modeste et taciturne, faisait +fonctions de fondé de pouvoirs dans la maison de son beau-frère. Mme +Panhias veillait fidèlement à l'instruction de la petite, +l'accompagnant le jour au cours Levannier, demeurant avec elle le +soir, quand le père allait au théâtre ou ailleurs. Elle était +corpulente, enjouée, et, par accès, communicative. Grâce à elle, on +savait que les Panhias n'avaient point gravement pâti dans les +déconfitures de leur parent, et conservaient, malgré les déboires, une +quinzaine de bonnes mille livres de rente. Mais sur le reste elle +gardait le silence, vertu traditionnelle de la famille. + +Puis M. Mouzarkhi, un an avant le saut suprême, avait prudemment muni +sa fille d'un mari. L'affaire, proposée par un collègue de la Bourse, +ne s'était pas amorcée sans mal. Des deux côtés on se méfiait. Les +agences consultées avaient fourni des renseignements à faire peur. +Elles représentaient M. Mouzarkhi comme un homme très choyé parmi les +gens de son métier, mais d'un crédit suspect et souvent entamé. +Georges Chambannes, fils d'un petit médecin du Berri, ex-élève de +l'École centrale, était, selon elles, un ingénieur d'avenir, +industrieux, hardi, mais ayant jusqu'ici végété, cherché vainement sa +voie dans des entreprises louches. Enfin, après réflexion, on sentit +de part et d'autre que trop d'exigences seraient messéantes. On +transigea sur le terrain de l'espoir, de la confiance respective en +des époques meilleures. Et les pourparlers aboutirent. + +Zozé qui ne souhaitait que mariage, délivrance de la tutelle Panhias, +liberté, agréa, dès la première entrevue le jeune Chambannes. Il +était, au surplus, joli homme, élégant et d'allures caressantes. Il +n'insista pas pour la cérémonie religieuse que M. Mouzarkhi, désireux +d'observer la neutralité ou l'incognito en matière de foi, déclarait +contraire à ses principes de vieux républicain et de positiviste. Au +vrai, on eût réclamé à Zozé un acte de baptême dont M. Mouzarkhi +s'était abstenu de la pourvoir et l'obtention de ce diplôme eût encore +retardé l'union. Le mariage fut donc célébré civilement. La moyenne +Bourse tout entière y assista, voire même quelques personnalités de la +Haute Banque, où M. Mouzarkhi comptait des admirateurs, sinon des +amis. Et, le soir de la célébration, le jeune ménage s'installait dans +un coquet hôtel de la rue de Prony, cadeau de noces du financier. Il +joignait à l'immeuble un capital de cent mille francs pour aider +l'ingénieur à trouver cette voie qu'il cherchait. + +En deux ans, sans rien découvrir, Georges Chambannes eut mangé toute +la somme et lourdement hypothéqué l'hôtel. + +Il ne restreignait pas son budget. Au contraire. Il le soutint et +l'étendit par le jeu, des expédients cachés, de sombres tripotages. On +affirmait aussi qu'il touchait des secours chez de vieilles dames +généreuses dont on citait les noms; et ces bruits ne rencontraient que +peu d'incrédules, car il était beau garçon, dépensier, sans profession +ni ressources avérées, et puis le discrédit, comme la gloire, a ses +légendes auxquelles tout le monde veut ajouter foi par malice ou +niaiserie. + +Mais qu'il passât la nuit au tripot, découchât ou parût maussade, Zozé +ne s'alarmait pas. Même aux périodes de malheur, ayant toujours ignoré +la gêne, empocher des sommes d'argent et, celles-là gaspillées, en +redemander et recevoir d'autres, lui semblait la fonction naturelle de +la femme. Un refus, une remontrance, une diminution de son luxe seuls +auraient pu l'inquiéter, et Georges jamais ne lésinait. + +Elle ne modifia donc son existence que du jour où, par une amie, elle +apprit que Georges courait les filles. Le changement fut +imperceptible, se fit sans scènes et sans fracas. Elle prit un amant. + +C'était un de ses parents qu'elle avait lieu de tenir pour son cousin, +Démètre Vassipoulo. Établi à Paris depuis dix-huit mois à peine, tout +jeune,--il avait vingt-trois ans,--une mince moustache brune comme +tracée au charbon, Démètre courait déjà sur les traces de l'oncle +Mouzarkhi. A la Bourse on escomptait son avenir comme une valeur +d'État, sûr qu'il ferait une colossale fortune ou une banqueroute +retentissante. + +Il sillonnait tout le jour Paris, à demi affalé en sa voiture au mois, +le bras languissamment posé le long de la capote, ainsi qu'un riche +capitaliste qui s'étire, et le cuivre de ses harnais ou le grelot +signalant son approche scintillaient au soleil comme des insignes +triomphaux. + +Zozé l'aima pendant trois mois. Il avait des ardeurs de bête et des +ingénuités de sauvage. Elle s'en amusait, puis elle les contait à deux +ou trois de ses amies intimes qui comparaient avec leurs amants. Ou +bien elle lui révélait l'attrait du savoir-vivre, enroulant sa candeur +dans la trame des usages, comme son tailleur lui faisait des vêtements +à la mode. + +Mais au bout de trois mois, Démètre la fatiguait. Elle le garda deux +mois encore, par charité, pensait-elle, quoique ce fût par prudence +et, à son insu peut-être, en attendant mieux. + +Sitôt qu'elle crut avoir trouvé l'amant irréprochable, elle quitta +bien vite le jeune boursier. Comme prétexte, elle alléguait des +dénonciations, sa sécurité, son honneur à sauver. Démètre pleura +beaucoup et rugit sa douleur en un dialecte si rauque que l'on eût +dit les cris d'un lionceau malade. Elle eut des remords pendant +huit jours. La nuit, elle s'imaginait entendre ses clameurs +inintelligibles. Elle rêvait de fauves qui la menaçaient. Et son +nouvel amant lui reprochait d'être morose, de soupirer sans raison +valable. + +Elle ne se consola vraiment qu'un soir au Nouveau-Cirque. Elle y avait +vu Démètre en frac, cravate blanche, bouquet d'Å“illet au revers, +occupant le bord d'une loge avec une grosse fille blonde, et pouffant +aux farces des clowns. + +Dès lors, ses regrets finirent, et son nouvel amant, Lastours, n'eut +plus qu'à se louer d'elle. + +Il tenait commerce de peinture dans un petit hôtel de la rue +d'Offémont. Brun, chauve, une barbe de mignon, une bouche brutale, des +mains de portefaix, il figurait avec avantage parmi ce syndicat de +certains peintres négociants dont le Paris parvenu assure +fraternellement le vivre en même temps que la notoriété. Familier +assidu des hauts salons mondains, frayant avec l'élite des clubs et de +l'art, vêtu comme un sportsman, drôle comme un cabotin, un suave +parfum d'au delà , une vapeur aristocratique semblait flotter autour de +ses épaules carrées. Zozé, en l'écoutant, se sentait plus près du +monde. Il était pour elle l'échelon supérieur où l'on se croit déjà +rien qu'à l'apercevoir, et elle s'y cramponnait avec ferveur. Elle +admirait comme de l'esprit le plus fin son bagout d'atelier, ses +gamines scies d'école, l'obscénité de ses propos. Il n'avait qu'à +parler pour qu'elle pâmât de rire, à formuler un souhait pour qu'elle +se précipitât; et en quatre mois, Chambannes lui acheta trois toiles. +Néanmoins bientôt Lastours abusa. Il traitait en servante celle qui ne +rêvait que de le servir, la malmenait au gré de sa mauvaise humeur et +parfois, après l'entrevue, enjoignait à la douce Zozé de lui +reboutonner ses bottines. + +Ces insolences, chaque jour renouvelées, exaspéraient la malheureuse, +tombaient sur son amour comme des crachats sur une flamme. + +Fraîche, jolie, aimante et d'humeur gaie, pourquoi n'obtenait-elle pas +ces béatitudes du cÅ“ur qui sont le lot de tant d'autres moins belles? +Et dans une intuition fugace, mélancoliquement Zozé se répondait: Oui, +moins belles souvent, mais Parisiennes, mais informées et résolues, +mais opérant sur le sol natal, au lieu d'être comme elle une petite +Mouzarkhi, vaguant aveuglément au souffle de ses instincts, plus +hésitante et malhabile qu'une fillette égarée en pays inconnu!... +Puis, le lendemain, dans un regain d'espoir, elle retournait chez +Lastours! + +Quand elle cessa de l'aimer, elle voulut se venger des outrages +endurés; et, par une tactique instinctive et banale, elle se donna à +un de ses amis, un peintre aussi,--un concurrent,--du nom de Moutiers, +qui logeait deux portes plus loin. + +Celui-là , un petit monsieur ventru et roux, déguisa encore moins que +l'autre. Plus ambitieux et plus âpre au gain que Lastours, Moutiers +n'entendait nullement perdre son temps avec les dames. Les affaires +avant tout, et, pour une vente projetée, un rendez-vous d'acheteur, +une visite de cliente, il renvoyait Zozé ou la décommandait sans +ambages. Une fois, elle dut ainsi rester une heure enfermée dans +l'arrière-soupente où se dévêtaient les modèles, affolée et transie, +parce qu'un riche Américain était venu, pendant la séance, faire +emplette chez le peintre. + +Moutiers, après le départ de son Yankee, tout à l'allégresse du marché +conclu, se promenait dans l'atelier, oubliait de délivrer la captive; +et à ses cris seulement, il lui avait ouvert, souriant, la trouvant +bien bonne, quoique Zozé pleurât de dépit. + +Six semaines de ce régime la dégoûtèrent d'abord de Moutiers, puis à +jamais des peintres mondains et, croyait-elle, des aventures. + +Qui eût pensé que ces hommes, si galants au dehors, fêtés et cajolés +par les plus belles, fussent dans l'intimité à ce point malotrus? Et +pourquoi même s'astreindre à ces liaisons fortuites, s'exposer aux +insultes sans l'excuse de la tendresse, chercher le bonheur d'amour au +lieu d'attendre qu'il vînt? + +Que lui manquait-il, d'ailleurs, pour être la plus enviée des jeunes +femmes? + +Georges sortait moins la nuit, se montrait plus affable, la menait +plus souvent au bal et au théâtre. Il lui avait, pour le jour de sa +naissance, fait présent d'une voiture au mois. Ses affaires enfin +prospéraient. Il payait une à une les vieilles notes de fournisseurs, +les dettes criardes, les intérêts de l'hypothèque en retard; et Zozé, +vaguement, savait qu'il dirigeait de loin, comme ingénieur-conseil, +une vaste exploitation de mines en Bosnie. + +Un renouveau d'affection la rapprocha alors soudain de son mari. Elle +s'en vantait à ses amies, déclarait l'époque des folies passée! Et +pour remplacer ses amants, elle se jeta avec fougue dans les plaisirs +de l'intelligence. + +Elle se mit à lire sans merci, sans choix et sans trêve tous les +ouvrages du jour que son libraire lui désignait. Mémoires, romans, +poèmes, voyages, rien ne lassait son appétit. «Je dévore!» +disait-elle. Et, de fait, elle avalait, elle engouffrait sans digérer +ni retenir. + +Elle s'abonna aux conférences, savoura l'ancienne chanson et +s'enthousiasma de la nouvelle. Le dimanche, elle fréquentait les +concerts et rêvait en musique à ses liaisons d'antan. Elle ne +négligeait que les Salons, par rancune contre les peintres. Mais nulle +lueur de raison ne perçait ce tumulte d'études contraires. Mme +Chambannes s'étonnait, qu'ayant tant appris, elle n'acquît pas plus +d'assurance. Ses opinions fuyaient à l'appel comme des mouches. Elle +balbutiait chaque fois qu'il s'agissait d'exprimer son avis. Et +finalement les joies d'intellect l'ennuyèrent... + +A partir de ce moment, pour le laps de deux ans, ses souvenirs +s'embrumaient... + +Qu'avait-elle fait ensuite, durant ces deux années? Elle se rappelait +bien qu'au 14 juillet, Georges avait obtenu la croix. Mais le reste, +cette chasse forcenée à l'amant parfait que, malgré elle, invoquaient +son cÅ“ur et ses sens,--que demeurait-il de tout cela, séché, tassé au +fond de son cerveau par des amours brûlantes et plus lourdes? Deux +ombres anémiées dans une lumière grisâtre reparaissaient devant ses +yeux: toujours elle et auprès un homme, celui-ci, celui-là , noms et +traits oubliés, emmêlés, confondus par l'estompe du temps: flirts dans +des bals, promenades blanches en fiacre de cercle, baisers inachevés, +ébauches d'abandons, vaines tentatives, espoirs et illusions déçues! +Comment eût-elle chéri ces êtres, ces commis de Bourse allemands, ces +courtauds exotiques mieux nippés que des seigneurs et plus goujats que +des rustres? Leur avait-elle cédé? Peut-être. A un, à deux, ou pas du +tout. D'honneur, elle n'eût pu préciser, et plus tard, quand gravement +elle jurait à Gérald qu'elle n'avait jadis connu qu'un amant, elle ne +mentait sciemment que de deux, la brouillonne petite Mouzarkhi! + +Pourtant, dans ces recherches, le dévergondage ne la guidait pas +uniquement. + +Elle désirait en secret un amant idéal dont traits par traits +l'effigie exquise s'accentuait dans ses songeries. Mais l'imagination +de beaucoup de femmes est comme leur corps. Elle ne sait que +reproduire et non pas créer. Celle de Mme Chambannes, fécondée par la +lecture de certains romans en vogue, agissait selon leurs formules. + +Elle se figurait donc le héros espéré avec une grande barbe blonde, un +regard mélancolieux où flottait l'ombre humide de la douleur passée, +trente ou quarante mille francs de rente et un nom qui, pour n'être +pas noble, restait dans la roture élégant et cossu. + +Il aurait naguère cruellement pâti par les femmes, par une surtout, +actrice traîtresse, éprise de tromperie, de réclame et d'argent. Mme +Chambannes, involontairement, se complaisait à ce détail. Un pli amer +soulevait parfois la lèvre de l'amant désabusé. Par cette fissure, des +blasphèmes jaillissaient contre le sexe perfide et ennemi de l'homme. +Mme Chambannes, de ses baisers, arrêtait tendrement la fuite des +anathèmes, posait sur sa poitrine cette tête pleine de chagrin, +ramenait sur cette bouche défiante le sourire. Au besoin, s'il l'eût +exigé, elle partait avec lui. Ils s'exilaient alors dans une petite +île anglaise, loin du monde mauvais, et demeuraient des heures seuls +côte à côte sur la grève, leurs deux mains jointes, à contempler +indéfiniment les jeux changeants des lames ou les navires rentrant du +large. + +Que n'arrivait-il pas? Tout était prêt pour le recevoir, pour le +suivre, jusqu'à la liste imaginaire des objets, des toilettes de +voyage que fébrilement on empilerait dans une malle d'osier sanglée de +courroies jaunes et recouverte de luisante vache noire! + +Il tarda, mais il arriva. + +Il était sédentaire, égoïste, titré, libertin, sans barbe, sans +langueur, sans rancÅ“ur. Dès le début, Mme Chambannes l'adora tout de +même. + +Il se nommait Gérald de Meuze, fils du marquis de Meuze, de la branche +des Meuze du Poitou. Georges l'avait connu en classe au lycée +Chamfort, puis, leurs études terminées, l'avait perdu de vue. + +La présentation se fit aux courses d'Auteuil, un jeudi tranquille, +dans une intime réunion de printemps. Elle fut décisive. + +Tandis que Georges, par orgueil ou par passion de joueur, les laissait +ensemble, s'éloignait pour vaquer à l'Å“uvre de ses paris, Gérald +partout accompagnait Mme Chambannes, ne quittait point ses pas. + +Il la promena devant les tribunes, l'escorta au paddock, s'égara avec +elle derrière les bâtiments, sur les pelouses que le public désertait +à l'instant des épreuves. + +De larges odeurs de gazon coupé, moites et âpres comme la brise de +mer, pénétraient leur poitrine. Mme Chambannes balbutiait de bonheur. +Une extase nouvelle faisait palpiter ses seins sous le foulard léger +de son corsage. Elle allait la tête basse, suivant des yeux la pointe +de ses souliers vernis qui luisaient en glissant dans l'herbe. Enfin, +il était venu, l'amant tant souhaité! Elle le tenait enfin! Nul +n'aurait pu l'en dissuader. Elle riait d'un rire nerveux à toutes les +remarques de Gérald, pensant lui répliquer quand elle le regardait, se +sentant devenir comme folle; et le manche de son ombrelle safran +tremblait au creux de son épaule. + +Ah! quelle n'eût pas été l'ivresse de la petite Mouzarkhi, si elle +avait perçu ce qui se disait d'elle parmi les amis du jeune comte, +dans la sévère tribune du club! + +On s'y demandait avec des clins d'Å“il égrillards ce que c'était que +cette jolie petite femme à laquelle s'acharnait Gérald. Personne ne +pouvait répondre. Une fille? Non. Une petite pays-chaud sans doute, +que cette canaille de Meuze se payait de chauffer davantage, histoire +de taquiner un peu la baronne... parfaitement... la baronne Mussan, +avec qui on avait rompu, vous ne saviez pas? il y a bien de ça quinze +jours tout au plus... C'est égal, une crânement jolie petite créature! + +Et dans la tribune des dames, le succès de Zozé n'était pas moindre. + +Certes ces dames ne lui épargnaient pas ce ton de mépris paisible +qu'elles emploient indifféremment pour juger toutes les femmes +étrangères à leur caste: filles, actrices, ou simples bourgeoises. +Pourtant, au dédain près, leur verdict était favorable. Elles +trouvaient l'inconnue gentille, sa toilette d'une coupe seyante et ce +Gérald, un garçon de goût. Plusieurs, malicieusement, s'enquirent du +nom de Zozé auprès de la baronne qui, par contenance, joignit ses +éloges aux leurs. + +Mais de ce triomphe exceptionnel, Mme Chambannes ne distinguait rien. +Puis, comment l'eût-elle discerné? Voyait-elle dans cette foule autre +chose que Gérald, son époux, son amant prochain? Et elle s'avançait le +regard insaisissable, comme une heureuse fiancée qui marche vers +l'autel. + +Elle y atteignait presque quand les courses finirent. Gérald la +suppliait, la pressait en maître déjà ! Il eût désiré la revoir, +l'avoir, le lendemain même. Elle se remémorait la voix ardente, dont +au départ, dans la cohue, à portée de Georges, il osait murmurer: + +--Ainsi, vous ne voulez pas demain?... Oh! je vous en prie, ne refusez +pas! + +Si! Elle avait refusé d'un lent mouvement de tête, pendant que ses +prunelles exprès se renversaient en arrière, comme plongeant dans le +désespoir. + +Il fallait encore résister, opposer à celui-là autant de froideur et +de scrupules qu'il méritait d'amour, se faire gagner par lui au lieu +de se livrer. Une voix intérieure dictait à Mme Chambannes cette +réserve insolite--et elle l'écouta comme la voix du devoir, persuadée +que par ces retards, c'était l'avenir qu'elle préservait. + +Elle ne s'abandonna qu'après trois semaines de siège, au moment où, +rebuté, il allait renoncer. + +Mais pendant ce temps elle avait réfléchi, agi, questionné, avec cette +surhumaine habileté que déploient souvent les femmes pour armer et +défendre leur passion menacée. + +Maintenant elle savait tout de Gérald: son existence oisive et +mécontente depuis l'époque où, par un coup de rancune juvénile, il +avait, après le krach de 1882, donné sa démission de sous-lieutenant +au 30e cuirassiers, puis les quarante mille francs de rente sauvés du +désastre par son père, les amitiés mondaines du jeune homme, beaucoup +de ses liaisons, sans les noms, la dernière avec la baronne, et son +antipathie pour un monde où la petitesse de sa fortune ne lui +permettait plus de représenter assez. + +Sur ces données morales, elle eut tôt fait de dresser son plan. Deux +méthodes s'offraient pour garder Gérald, le retenir prisonnier. + +Ou bien se hisser par son aide jusqu'aux salons hautains de ses pairs +où il n'aurait pas de peine à l'introduire, à l'imposer. Ainsi elle +pourrait connaître tous ses actes, le surveiller aisément et parer aux +dangers possibles. + +Ou bien profiter de son dégoût, l'arracher doucement à ce monde dont +il se prétendait las, lui former chez elle un foyer plus gai, plus +facile et nouveau. + +Mais dans le premier cas, mille obstacles l'arrêtaient, mille +bassesses à accomplir parmi l'incertitude, la lenteur et les +humiliations. Georges, peu de temps auparavant, venait d'être ajourné +à deux cercles de plein air. Les comités de ces clubs, plus rigoureux +en leurs verdicts qu'un conseil de ministres, avaient, l'un après +l'autre, refusé les boules blanches à celui que le gouvernement +garantissait de sa croix d'honneur. Par là , en terrain hostile, en +état d'infériorité, on s'exposait à un échec. Mme Chambannes adopta la +seconde méthode. + +Quelques mois lui avaient suffi pour transformer son train de vie, +organiser des réceptions, prendre des jours réguliers. Elle y conviait +ses plus avenantes amies, des camarades de Gérald, des gens de +lettres, des musiciens ou, vainquant même sa répugnance, des peintres. +Et peu à peu, de cette manière, elle s'était constitué, pour le soir, +une sorte de brillante annexe à l'entresol des rendez-vous, un salon +composite, mais d'accès sympathique, lieu de plaisirs bourgeois où les +hommes allaient comme les femmes, sans calcul, sans morgue, dans le +seul projet de se rencontrer et le ferme espoir de se divertir. + +Mme Chambannes touchait au but. Gérald captivé, séduit, ligoté, se +rendit à sa dame, lui jura attachement, fidélité, amour durable--et +fit de la maison de Zozé la sienne. Il y régnait en tout-puissant +despote, cajolé par le mari, flatté par l'entourage, servilement obéi +par Mme Chambannes, qui se réjouissait et lui savait gré de l'amour +acquis enfin et conquis, à jamais unique, et plus que légitime: +romanesque, glorieux!... Puis, un soir, le jeune comte avait amené son +père. Et le marquis de Meuze, charmé par sa bru,--comme en lui-même il +surnommait Zozé,--était revenu spontanément, ayant trouvé l'endroit +plaisant, les femmes jolies, la table excellente... + +Mais que de luttes, que d'efforts avant de remporter cette victoire! +Que de ruses encore chaque jour, que de stratagèmes pour conserver son +grand seigneur, écarter les voleuses et se garer de la concurrence!... + + * * * * * + +Mme Chambannes en exhala un gros soupir. Machinalement elle +contemplait la mousse irisée que du fond de son café le sucre +soufflait à la surface. La voix sournoise d'Anna la tira brusquement +de ses réflexions. + +--Madame sort-elle?... Puis-je préparer les affaires de madame?... + +Mme Chambannes s'écria avec stupéfaction: + +--Quelle heure est-il donc? + +--Près de deux heures, madame!... + +Deux heures! Et elle était venue de sa chambre ici, avait déjeuné, +mangé, bu, demeuré, sans conscience de ce qu'elle faisait, l'esprit +cheminant ailleurs, sur les routes obscures du passé! + +Elle répliqua d'une voix ensommeillée: + +--Oui, je sors... Ma robe de drap bleu... Ma veste d'astrakan... + +Puis, d'un pas fatigué, elle se dirigea vers la croisée, et elle +souleva le rideau. Dehors, une brume épaisse et blanche stagnait entre +les masses des maisons. Tout paraissait fumer, les arbres du parc au +bout de la rue, les pavés de la chaussée, le bitume du trottoir, même +les chevaux ou les passants qui projetaient par leurs narines des +bouffées parallèles. Et démesurément loin, le soleil, en haut, +pâlissait comme une lampe dans une tabagie. + +Une journée si froide, si funèbre, si bonne pour s'aimer, n'est-ce +pas? songeait Mme Chambannes. Car pour l'amour avec Gérald, tous les +temps lui semblaient propices, comme aux humbles pour la ripaille. + +Où était-il maintenant, M. Raldo, avec ses grands yeux adorés, ses +indignes regards?--Oh! qu'elle le détestait!--Et que se murmurait-on +là -bas chez les Mathay, dans le salon assombri, sous le crépuscule du +brouillard? Elle laissa naïvement retomber le rideau, comme par +crainte de voir. Les larmes lui gonflaient de nouveau la gorge. Elle +se cambra en une posture d'énergie. Allons! il fallait oublier, se +distraire, se promener jusqu'à quatre heures. Mais où? + +Elle s'ingéniait, s'énumérait des noms de dames à visiter, des +adresses de couturières ou de modistes. Et tout à coup, d'une gambade +enfantine, elle sauta en tapant dans ses mains. + +Parfait! Bravo! Puisque la veille elle avait décidé d'inviter M. +Raindal, d'en faire un figurant et, si possible, une vedette, un doyen +notoire de son salon, pourquoi temporiser, ne pas profiter de +l'occasion? Mardi, c'était le jour de Mme Raindal. Puis, +l'indisposition de la petite, des nouvelles à chercher, prétextes +insoupçonnables. Pas une seconde à perdre! + +Elle s'était élancée vers sa chambre; et dix minutes plus tard, son +manchon sous le bras, elle achevait de se ganter dans la rue, devant +l'hôtel, en attendant le fiacre qu'elle avait fait appeler. + + + + +VI + + +La voiture franchit au pas le parc Monceau, puis, prenant le trot, +gagna, par les Champs-Élysées, le boulevard Saint-Germain. + +Mme Chambannes, blottie dans l'angle de gauche, les pieds collés à la +chaufferette dont le métal blanc lui brûlait les semelles, se laissait +bercer par les cahots, fermant à demi les paupières. + +Elle ne les rouvrit un peu qu'à l'entrée du boulevard Saint-Germain, +pour saluer d'un regard, au passage, la rue de Bourgogne où Gérald +habitait avec le marquis; et, après, elle retomba dans sa torpeur. + +Elle préférait ne pas penser, tenter de s'engourdir dans la +somnolence. Mais, comme le fiacre tournait rue Notre-Dame-des-Champs, +au sortir de la rue de Rennes, instinctivement Mme Chambannes se +redressa, ainsi qu'un voyageur, quand soudain le paysage change. + +La rue était déserte, bordée de longs bâtiments austères. Des +collèges, des séminaires, des couvents? Mme Chambannes ne savait. +Partout aux fenêtres du bas on apercevait des barres de fer noires +serrant contre le jour, contre les bruits de l'extérieur, leurs +sombres tiges. De place en place une maison moins haute avait une +façade claire. Par-dessus, des faîtes d'arbres dénudés écartaient leur +branchages sans feuilles. On devinait au delà des préaux, des jardins +immenses, avec des allées discrètes pour y marcher en méditant. + +D'autres rues, dans son quartier, dans son district de la plaine +Monceau, avaient déjà paru à Mme Chambannes aussi mornes. On eût dit, +par certains après-midi de semaine, le calme dominical, et les maisons +semblaient dénuées d'habitants, tout le monde parti vers le centre, +vers la fête des promenades. Mais ici l'aspect était différent, la +quiétude moins oisive et comme vibrante de pensée. Derrière ces fortes +murailles, on sentait une foule occupée à des besognes chéries ou +pieuses, une muette activité, du zèle, de l'ambition et de la foi, des +passions dans la discipline. Par moments, une cloche cachée lançait à +travers l'espace ses notes graves. + +Mme Chambannes, sans bien comprendre, eut un petit frisson de +surprise. Elle se figurait dans ces édifices une multitude de prêtres +ou de nonnes. Ils priaient, agenouillés, en files noires ou grises. +L'ombre du sanctuaire mollifiait leurs silhouettes, et la fumée de +l'encens tordait au-dessus de leurs fronts ses volutes. Dans un élan +de curiosité, elle eût souhaité être parmi eux, apprendre leurs +prières, partager leurs extases. Elle eût voulu surtout entrer et +voir. + +Le cocher dut frapper à la vitre pour l'avertir qu'elle était arrivée. +La concierge, une vieille femme catarrheuse, lui indiqua +l'appartement de M. Raindal: au bout de l'allée, au cinquième à +droite. + +Elle stoppa avant de sonner, pour inspecter les alentours. En face +c'était le mur de la maison voisine qui longeait l'allée. Mais, à +droite, on distinguait des jardins, des maisons inégales, tout un +panorama de toitures inconnues, séparées par des rues ou la +broussaille violette des arbres. De la porte de M. Raindal un parfum +de pot-au-feu s'échappait. + +Enfin elle sonna, et Brigitte l'introduisit dans le salon. + +Mme Raindal, en robe de soie noire, causait avec deux dames mûres, à +mise démodée. Elle hésita, à la vue de Zozé, puis, la reconnaissant, +s'avança au-devant d'elle. + +--Je viens avoir des nouvelles de la jeune malade, fit Mme Chambannes, +en s'asseyant sur le fauteuil de velours grenat que lui désignait Mme +Raindal. + +--Thérèse! oh! elle est tout à fait rétablie... Elle travaille avec +son père... Vous la verrez dans un instant... Mais comme c'est aimable +à vous... + +Mme Chambannes remerciait d'un sourire. + +Mme Boudois, une des deux dames, femme d'un professeur à la Sorbonne, +s'écria: + +--La pauvre enfant!... Elle a été souffrante? + +--Grâce au ciel, pas grand'chose! fit Mme Raindal... Un simple malaise +au bal, hier soir, chez les Saulvard, en dansant... + +Mme Lebercq, l'autre dame, femme de M. Lebercq, le célèbre +mathématicien, questionna: + +--Un étourdissement, sans doute?... + +--Je suppose, fit Mme Raindal. + +Mme Boudois confirma ces présomptions. Son mari, par exemple, qui, +Dieu sait! avait le pied marin et, l'été, chaque jour, à Langrune, +sillonnait la mer en bachot de pêcheur, eh bien! son mari n'avait +jamais pu valser. La tête lui tournait aussitôt. + +Mme Lebercq, elle, par contre, avait peu navigué, mais, au temps de sa +jeunesse, supportait sans inconvénient la valse. + +Il y eut un silence, et Mme Chambannes reprit: + +--Elle était très jolie, cette soirée, n'est-ce pas?... + +--Admirable! approuva Mme Raindal. + +Mme Boudois et Mme Lebercq réclamaient des détails; on leur en +fournit. Mais subitement, à un détour de phrase, l'entretien dévia. +Mme Boudois parlait des fêtes de l'Avent dont l'époque approchait. +Elle engageait Mme Raindal à suivre quelques-uns des saluts de +Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où «les _O_ de Noël» promettaient d'être +chantés avec un rare éclat. Mme Raindal tenait plutôt pour ceux de +Saint-Etienne-du-Mont. La discussion s'échauffa. Mme Lebercq, qui +n'était point dévote, se taisait. Mme Chambannes, gênée par les +mystères de cette causerie, considérait les arabesques noires de la +carpette à fond rouge qu'entouraient les fauteuils du salon. + +Enfin, saisissant une pause de répit, elle questionna: + +--Serait-il indiscret de déranger le maître et mademoiselle votre +fille?... J'aurais tant de plaisir à leur dire bonjour! + +--Mais du tout, du tout! Au contraire... Ils seront ravis... + +Elle frappait à une porte latérale. + +--Qui est là ? grommela la voix de M. Raindal. + +--Une visite. + +Elle s'était effacée devant la jeune femme. Au bruit, Thérèse se leva +de son bureau en même temps que le maître. + +--C'est Mme Chambannes qui vient prendre de tes nouvelles, mon enfant, +expliqua Mme Raindal. + +Thérèse, dont les lèvres se pinçaient déjà de mécontentement, essaya +de sourire: + +--Oh! vous êtes trop gracieuse, chère madame... Cela ne valait pas la +peine! + +M. Raindal mêlait ses protestations de gratitude à celles de sa fille. +Mme Raindal, en s'excusant, retourna auprès de ses visiteuses. Le +maître, ainsi que la veille, au bal, lors de la présentation, +demeurait interdit. Puis il proféra: + +--Asseyez-vous donc, madame! + +Zozé s'assit et déclara: + +--Comme c'est gai, votre cabinet!... Comme vous avez de la lumière!... + +--Oui, nous n'en manquons point! dit M. Raindal... La pièce est fort +bien éclairée!... + +Mme Chambannes continua: + +--Vous travailliez?... Je vous ai interrompus... + +--Par la plus agréable des surprises, riposta M. Raindal avec un salut +de la main. + +La causerie languissait. Thérèse, le visage renfrogné, ne l'activait +guère, s'absorbant à tracer des hachures sur une feuille de papier. La +venue de Mme Chambannes l'indignait. Pourquoi était-elle là , cette +femme? Que voulait-elle encore? De quel droit osait-elle les troubler +de ses babillages, de ses questions puériles, de sa présence même qui +évoquait les souvenirs de la veille, les hontes de cette soirée +maudite? + +--Vos fenêtres donnent sur des jardins, n'est-ce pas? demanda Mme +Chambannes. + +--Sur des jardins et sur tout notre Paris! Nous avons une vue +merveilleuse! fit M. Raindal. + +Elle s'approcha avec lui de la croisée. Le soleil enfin avait dissipé +la brume. Et, au-dessous d'eux, tout le Paris de M. Raindal, tout le +Paris croyant, studieux et candide, étendait à l'infini, dans une +clarté laiteuse, ses raides vallonnements de pierre. Les sommets de +certains édifices dominaient le niveau du reste. A droite, la tour +carrée de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puis le dôme monstrueux du +Panthéon, une fine petite pointe après,--la flèche de la +Sorbonne;--plus à gauche, la sphère luisante de la coupole des +Missions, et, à l'extrémité, une pyramide tronquée où flottait un +minuscule drapeau sans couleur, le palais du Louvre. Dans +l'intervalle, les maisons marquaient sur le ciel la ligne irrégulière +de leurs toits. Les cheminées amincies, avec le bec de leurs +capuchons, se hérissaient en rangs compacts, comme des baïonnettes +renversées. Et dans le fond, une large trouée signalait des avenues, +un parc, le Luxembourg qu'on ne voyait pas. + +M. Raindal, complaisamment, commentait le panorama. Mme Chambannes +s'extasiait à tout, trouvait tout charmant ou joli. Et quand il eut +fini, il montra du doigt le jardin qui flanquait la maison: + +--C'est le jardin des sÅ“urs visitandines de +Notre-Dame-du-Saint-Rosaire... Tenez, voilà deux de nos voisines qui +se promènent! + +Mme Chambannes se pencha pour les regarder. Elles marchaient l'une +derrière l'autre autour des pelouses de terre brune. Dans leurs mains +rougies par le froid, elles tenaient un chapelet dont elles faisaient +graduellement glisser les grains. Leurs coiffes, inclinées vers le +sol, cachaient entièrement leurs figures. L'une, maigre et légère, +paraissait jeune. L'autre, plus grosse, semblait être âgée. Toutes +deux avaient cette taille carrée et boursouflée que dessine dans la +chair sans corset des béguines la sangle du tablier. Mme Chambannes +les examina quelques secondes en silence, mais elle jugea plus adroit +de ne pas s'enquérir du genre d'exercice auquel se livraient les +saintes filles avec leurs rosaires. Et avisant une vitrine appuyée au +mur, près de la fenêtre, elle s'écria: + +--Oh! les jolis objets, les gentilles petites momies!... On dirait +qu'elles dorment debout... + +Elle désignait la planche centrale où s'alignaient des figurines en +émail bleu-paon, vert pâle ou blanc de porcelaine. Toutes avaient la +coiffure égyptienne, retombant aux épaules en forme de crinière. Leurs +yeux étaient faits de traits noirs au-dessus d'un nez camard et +souvent éraillé du bout. Le long de leurs corps jusqu'aux pieds, +enflés comme des pieds de podagres, des inscriptions s'étageaient. +Certaines avaient les bras entre-croisés sur la poitrine. A d'autres, +on ne distinguait que les mains sortant comme d'un étroit peignoir. Et +sur beaucoup, le sable du désert avait adhéré, laissant aux jambes, au +buste, au visage, la marque de ses atomes séculaires. + +M. Raindal expliqua l'usage de ces statuettes, qu'on plaçait dans les +tombes pour aider le défunt aux travaux de l'autre vie. Puis il nomma +à Mme Chambannes les divinités qui occupaient la planche supérieure: +Hathor à tête de vache, Anubis, à tête de chacal, Horus, à tête +d'épervier, Osiris, le dieu des enfers, avec sa vaste tiare, Thouéris, +une terrible idole à tête d'hippopotame et à mamelles de femme, que +l'on croyait consacrée à la maternité ou à sauver du mauvais sort. Le +maître parlait de toutes avec tendresse, volubilité, comme s'il les +eût imaginées, pétries lui-même de ses mains. Et de fait, ne les +avait-il pas créées, mises au monde, en les arrachant une à une au +néant des sables ou aux profondeurs des sépulcres? Les scarabées en +pierres de couleur étaient aussi chacun de ses trouvailles. Le corps +traversé d'une épingle, on les avait piqués côte à côte, sur des +rainures blanches, comme une collection d'insectes authentiques. Et +auprès d eux, dans un écrin, gisaient, pêle-mêle, deux ou trois +lourdes bagues d'or à chaton gravé d'hiéroglyphes, qui avaient dû +orner de longs doigts jaunes et autoritaires, la main sèche d'un +Pharaon. + +--Et c'est extraordinairement vieux, tout ça, n'est-ce pas? interrogea +Mme Chambannes. + +--Cela varie, fit M. Raindal... En moyenne ces objets datent de trois +mille, quatre mille, cinq mille ans!... + +--Pas possible!... Et si j'allais en Egypte, l'an prochain, je +pourrais en découvrir de pareilles? + +--Il y a des chances... en fouillant bien... Le désert en est +farci!... + +--Comme c'est intéressant! murmura rêveusement la jeune femme. + +Thérèse, derrière elle, battait le parquet du pied avec impatience. +Mais elle tressaillit en entendant Mme Chambannes qui disait: + +--Maintenant, mon cher maître, il me reste une petite faveur à +solliciter à vous... Êtes-vous libre dans une quinzaine, le 12 +décembre? + +--Mon Dieu, madame!... bredouilla M. Raindal, s'efforçant de deviner, +malgré sa faible vue, le sens des grimaces que Thérèse lui adressait. + +--Parce que, si vous étiez libre, vous me feriez un grand honneur et +un grand plaisir en venant dîner chez moi!... + +M. Raindal s'inclinait: + +--Heu!... Hum!... Certainement, madame... Je puis demander à Mme +Raindal... Toutefois je ne suppose pas qu'elle se soit engagée pour ce +soir-là ... + +Et se tournant vers sa fille: + +--N'est-ce pas, mon enfant, ta mère ne nous a pas, que je sache... + +Thérèse, brutalement, lui coupa la parole: + +--Non, père, nous sommes libres... + +Elle sentait sa main frémir de rage au montant de la vitrine. Oh! tout +pour se débarrasser de cette femme! Tout pour qu'elle disparût, s'en +allât rejoindre son grand godelureau, ce Gérald dont sûrement elle +était la maîtresse! Plus tard, on s'en tirerait toujours. Seulement +qu'elle partît! Ne plus la voir, ne plus l'entendre, ne plus respirer +son parfum qui fleurait fort comme celui de l'autre! + +On était revenu dans le salon. Mme Raindal, surprise, accepta +d'emblée, puis toute la famille accompagna Zozé à la porte. Thérèse +même suivait, et, dans l'escalier, en relevant la tête pour un dernier +adieu, ce fut son regard braqué que rencontra Mme Chambannes. + + * * * * * + +Un drôle de regard!--réfléchissait Zozé dans le fiacre qui la +remportait. Oui, un regard presque d'admiration et presque aussi +d'envie, comme les pauvres en ont, à l'entrée des théâtres, devant les +belles dames qui passent. Quelle singulière fille que cette petite +Raindal! + +Mais la voiture franchissait le pont de la Concorde et pénétrait dans +les Champs-Élysées. + +Au premier jeune homme élégant que croisa le fiacre, Zozé ne put se +retenir de décocher un coup d'Å“il sympathique. Enfin elle rentrait +dans son climat, dans son pays, dans son quartier. + +Déjà elle avait eu une impression semblable au retour de l'étranger, +en voyant, après la frontière, l'uniforme du premier douanier. Ici +tout se modifiait, les vêtements, les visages, les allures. Le froid +semblait moins rude, moins cruel aux joues. Des messieurs descendaient +l'avenue, d'un pas tranquille, la démarche dodue, sous leurs molles +pelisses. Des femmes filaient dans des victorias, la tête souriante, +au milieu des fourrures, et des enfants se poursuivaient en jouant à +travers les arbres. Partout les joies de l'été continuaient malgré +l'hiver hostile. On se retrouvait entre gens riches, bien mis, au +courant, entre connaisseurs, entre soi. Et Zozé serrait fort les +paupières pour tâcher de revoir la rue Notre-Dame-des-Champs, si loin, +si loin, si loin, en province, grise et morte comme une vue dans un +stéréoscope... + +Le premier coup de quatre heures, qui tintait à l'horloge de l'Élysée, +arrêta net ces comparaisons. Quatre heures, déjà ! Elle allait être en +retard. Et Gérald, que dirait-il? Heureusement on arrivait. Pas assez +vite cependant, car Zozé, arc-boutée au fond de la voiture, poussait +des deux pieds la chaufferette, comme pour seconder le cheval. + +Enfin la voiture stoppa rue d'Aguesseau, devant une maison bourgeoise. + +Zozé, à l'aveuglette, payait le cocher. Elle gravit d'une course folle +un étage et entra en haletant. + +Il était là . + +Il sommeillait sur le divan du cabinet de toilette, les bras repliés +autour du front, en une auréole noire; et l'ombre de l'encoignure, où +reposait sa tête, ajoutait encore de la douceur à la paix de son +visage. + +Mme Chambannes le contempla avec attendrissement. Pauvre petit Raldo! +Etait-il joli, quand il dormait! + +Et s'enhardissant, à mi-voix, elle murmura: + +--Tu dors?... Tu dors, mon chéri? + +Gérald, sans ouvrir les yeux, riposta: + +--Non, je ne dors pas, mais j'affecte un profond sommeil!... + +--Pourquoi? demanda Zozé en souriant. + +--Parce que, fit de même Gérald, parce que vous êtes en retard, +madame, et que j'ai horreur de ces plaisanteries!... + +Il se levait pour l'embrasser. Elle lui rendit son baiser avec +effusion, et, d'un ton gamin: + +--Devine d'où je viens? + +--Je ne reçois d'ordre de personne! fit Gérald. + +--Eh bien! je viens de chez le père Raindal. + +--De chez le Kangourou! + +Zozé ouvrit des yeux étonnés: + +--Le Kangourou? + +--Mais oui, fit Gérald. Tu n'as pas remarqué la façon dont il tenait +ses bras, ses mains? Un vrai kangourou! Il ne lui manque que la poche, +devant, et des petits dedans! + +Zozé se mit à rire. Puis elle conta en détail sa visite, blaguant le +mobilier, le tapis, les étoffes, l'odeur de pot-au-feu, ou imitant Mme +Raindal, Mme Boudois, Mme Lebercq, dans le désir d'amuser Gérald. + +Le jeune homme, sans avoir paradé dans les cirques mondains, possédait +un certain talent d'acrobate; et pour se dégourdir, tout en +l'écoutant, il faisait sur ses mains le tour du cabinet, les pieds +pendant au-dessus de la nuque. + +Quand elle eut terminé, il se redressa d'un saut périlleux, et +gouailleusement: + +--Alors, tu vas embaucher ce marchand de momies? + +--Pourquoi pas? fit Zozé d'une voix un peu inquiète... Cela te +déplaît? + +--Moi? fit Gérald... Pas le moins du monde... Tous les goûts sont dans +la nature... Tu as déjà un romancier, trois peintres, deux musiciens, +un sculpteur, un abbé... Le Kangourou complétera ta collection... Mes +compliments... + +Et, dans un salut cérémonieux, indiquant la chambre voisine, il +déclara: + +--Vous êtes ici chez vous, chère madame!... + +Zozé obéit en lui jetant une Å“illade passionnée. Gérald, un instant +après, la rejoignait. Et tandis qu'il allumait les candélabres de la +cheminée, Mme Chambannes, les yeux au plafond, s'était tue, la +physionomie devenue subitement grave. + +Une vision rapide repassait sous ses regards: les sÅ“urs, les deux +sÅ“urs marchant dans le froid, autour des pelouses sans herbe, leurs +chapelets à la main. + +Elle en éprouva une sorte de honte. Confusément, dans son cerveau, +l'idée s'esquissait d'une vie aussi bonne, meilleure peut-être que la +sienne, vouée à un autre but que de s'aliter, chaque après-midi, les +bougies allumées. + +Mais Gérald s'approchait et la voix impérieuse: + +--A quoi pense-t-on donc? + +D'un trait, comme prise en faute, Zozé avait retrouvé son bienheureux +sourire d'amante: + +--On pense... on pense qu'on vous adore, méchant Raldo, qui m'avez +fait tant souffrir ce matin... + +Elle lui tendait les bras, dans un geste d'abandon et d'appel. + +Il s'y laissa glisser en murmurant des gentillesses grossières. + + + + +VII + + +Jamais Thérèse ne travailla avec autant d'ardeur que durant les jours +qui suivirent. + +C'était sa façon de se soigner à elle, sa médication infaillible, +quand la retroublaient ce qu'elle nommait ses «crises de souvenir». + +Alors elle macérait son cerveau par l'étude comme les dévots leur +chair rebelle dans les exercices de piété. + +Pendant des semaines, elle ne quittait plus son bureau que pour se +rendre aux bibliothèques. Sitôt rentrée elle s'attablait à la besogne. +Puis, le dîner à peine fini, elle se remettait fiévreusement au +travail jusqu'à ce que le sommeil la gagnât; et le lendemain elle +recommençait. + +Rarement la guérison tardait. Sous cet afflux glacial de savoir, toute +son effervescence peu à peu s'éteignait. La fatigue pliait ses désirs +et l'immense drame de l'histoire lui faisait prendre en dérision ses +petits chagrins de sentiment. Un dernier souffle d'orgueil, à ces +pensées hautaines, achevait de sécher les larmes intérieures que +distillait encore son cÅ“ur. La discipline l'avait ressaisie et, comme +un cheval rétif qui revient enfin au brancard, elle reprenait sa vie +coutumière, d'une âme tranquille et sans joie, mais trop lasse pour se +révolter. + +Cette fois même, en plus, par un excès de scrupule, elle s'était +promis de ne rien tenter pour esquiver le dîner Chambannes. La rechute +avait été si grave, si subite, si puérile qu'il lui fallait un +châtiment. Elle voulait revoir en face ce beau M. de Meuze, se +convaincre de sa sottise en affrontant de nouveau le danger. + +Mais au fond sa bravoure ressemblait à cette confiance qu'inspire le +dédain de l'adversaire. Elle ne redoutait plus Gérald parce que, le +supposant l'amant de Mme Chambannes, elle reportait sur lui le mépris +qu'elle éprouvait pour la jeune femme. + +Etait-ce bien uniquement du mépris? Dans sa fierté, Thérèse ne pouvait +croire qu'elle enviait cette petite créature dénuée d'intellect. Non, +tout au plus en avait-elle pitié! + +Elle aimait à se rappeler les maladresses d'expression, les fautes +d'ignorance ou contre le langage commises presque à chaque phrase par +la gentille Mme Chambannes. Et la niaiserie des propos de Gérald! Et +sa voix, une voix de viveur, traînante et grasse, avec ces accents +impérieux mais sans autorité qui semblent n'avoir jamais commandé qu'à +des filles ou des maîtres d'hôtel! Un joli couple qu'ils formaient +tous deux! Un ménage assorti! + +Et elle trouvait le dîner lent à venir, tant elle eût voulu à présent +les braver l'un et l'autre, les tenir sous la froideur hostile de ses +yeux gris... + +Le soir, à plusieurs reprises, M. Raindal dut l'arracher à son +travail. Elle ne se levait qu'en rechignant, après des prières +répétées. Il la grondait doucement et, par plaisanterie, il lui +offrait son bras pour la reconduire à sa chambre. Ils s'en allaient +ainsi le long du corridor obscur. Tout reposait dans la maison. +Parfois les puissants ronflements de Mme Raindal atteignaient jusqu'à +eux, malgré les portes closes. Ils s'arrêtaient à l'écouter en +souriant. Puis, sur le seuil, ils s'embrassaient et M. Raindal +repartait à tâtons. + +«Pauvre fille!» songeait-il dans un attendrissement mêlé d'admiration. + +Ah! s'il avait su! S'il avait deviné les luttes, les angoisses de +cette âme masculine! S'il avait entendu le «Pauvre père!» dont Mlle +Raindal, tout bas, plaignait son manque de clairvoyance! + +Mais les semaines, à ce régime, s'écoulaient rapidement, et enfin le +jour du dîner Chambannes arriva. + +Vers sept heures un quart, Thérèse était occupée à ajuster devant la +glace la lourde pelisse de bure qui lui servait de sortie de bal, +quand un grand bruit de dispute retentit dans le couloir et aussitôt +quelqu'un frappa. + +--Entrez! fit la jeune fille. + +M. Raindal parut, en gilet et manches de chemise. Sa cravate blanche +dénouée pendait à travers son plastron. + +--Tu ne sais pas ce qui se passe? s'écria-t-il... Ta mère qui trouve +que nous avons accepté trop vite l'invitation de Mme Chambannes, que +nous aurions dû nous renseigner... Nous renseigner! Sur quoi, auprès +de qui, je te le demande, pour un dîner sans importance!... Et elle +voulait que nous nous excusions maintenant, au dernier moment, cinq +minutes avant départir! Non, je t'en prends à témoin, toi qui, à ce +que j'ai cru voir, n'aimes pas beaucoup cette dame, que dis-tu de +celle-là ? + +--Peuh! fit Thérèse déroutée. + +--Tu t'imagines, n'est-ce pas, d'où cette idée lui vient? poursuivit +M. Raindal en tournant autour de la chambre... De ces messieurs, +naturellement!... De la sacristie!... Oh! elle n'a pas été longue à +avouer... Aussi je l'ai prévenue que si, à l'avenir, ces gaillards +s'avisaient encore... + +Il n'acheva pas. Mme Raindal venait d'entrer le corsage à demi agrafé. + +--Chut!... murmura-t-elle... On a sonné!... Thérèse, il faut que tu +ailles ouvrir, mon enfant!... Brigitte est descendue pour chercher une +voiture. + +--Bien, mère! + +Thérèse courait tirer la porte et elle retint un petit cri de surprise +en reconnaissant, dans la pénombre, l'oncle Cyprien qui s'essuyait les +bottes sur la carpette jaune du palier. + +--Bonsoir, mon neveu! fit-il joyeusement. + +Mais, apercevant la pelisse et les gants blancs de Thérèse: + +--Tiens! vous sortez?... Et moi qui venais manger la soupe... En voilà +une déveine!... + +L'oncle Cyprien était entré. Thérèse répliqua d'un ton contraint, car, +de peur des critiques, on avait caché à M. Raindal cadet le dîner chez +les Chambannes: + +--Oui, mon oncle, nous dînons en ville! + +Le maître, au bruit de la voix fraternelle, était accouru. Il échangea +avec son frère l'accolade coutumière. Et, prévenant les questions: + +--Tu n'as pas de chance... Nous ne dînons pas ici... Voyons, veux-tu +venir demain?... + +--Parfaitement! fit l'oncle Cyprien. + +Et, après une pause: + +--Hum! Y aurait-il indiscrétion à vous demander où vous dînez? + +Thérèse n'osa plus nier: + +--Nous dînons rue de Prony, chez Mme Chambannes, une dame dont nous +avons fait connaissance au bal Saulvard... + +--Chambannes! fit l'oncle Cyprien avec une grimace de défiance... +Comment écris-tu cela? + +Thérèse épela lettre par lettre. M. Raindal cadet fronçait le sourcil: + +--Chambannes! Chambannes!... répétait-il, comme pour essayer à son +oreille le son de ce nom inconnu. + +Enfin se résignant: + +--Eh bien! au revoir! déclara-t-il... A demain!... + +Il serrait la main de son frère, de sa nièce. Et il descendit +l'escalier en grommelant: «Chambannes! Chambannes!» + +Ce nom, malgré son ensemble, avait une espèce de résonnance juive qui +lui déplaisait. Puis, tout le monde sait la malice des Juifs à +déguiser leurs noms d'origine, à les changer en noms français. Tel qui +s'appelle Duval, Durand, Dubourg dissimule, sous ces syllabes +gallo-romaines ou franques, un nom reçu au Sinaï; et l'oncle Cyprien +se glorifiait d'un flair exceptionnel pour déceler ces supercheries. +Il n'avait même admis la pureté de son nom familial qu'après de +minutieuses recherches dans les bibliothèques. Aussi, dehors, +s'élança-t-il vivement vers la brasserie Klapproth où Schleifmann ne +manquerait pas d'éclairer ses soupçons. + + * * * * * + +--Comme vous arrivez tard! s'écria le Galicien qui entamait une +plantureuse portion de rôti de veau aux confitures. + +L'oncle Cyprien s'assit à côté de lui, et tout en étudiant la carte: + +--Oui, je voulais dîner chez mon frère... Mais ils dînent dehors, chez +une Mme Chambannes... + +--Rue de Prony? fit Schleifmann. + +--Vous connaissez donc cette dame? demanda l'oncle Cyprien. + +--Oh! très peu... C'est une fort charmante personne... Je la rencontre +quelquefois chez les parents d'un de mes élèves, le jeune Pums, le +fils de M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie. + +--Ah bah! fit l'oncle Cyprien. + +--Et même je savais que votre frère devait dîner chez elle... Mme +Chambannes a invité Mme Pums, devant moi, en lui donnant la liste des +convives... Elle paraît, du reste, faire grand cas de votre frère... + +--Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'écria M. Raindal +cadet avec un regard de reproche. + +Schleifmann retint un sourire. + +--Mon Dieu, non!... Vous ne m'en disiez mot... J'en ai conclu que +votre frère ne vous avait pas informé... Alors, la discrétion, vous +comprenez?... + +L'oncle Cyprien devint soucieux: + +--Ecoutez-moi, Schleifmann... Répondez franchement!... Qu'est-ce c'est +que ces Chambannes?... Sont-ce des gens bien?... + +Schleifmann feignit d'avaler de travers une bouchée, pour gagner le +temps de réfléchir. Il ne voulait certes point mentir à son ami. Mais, +d'autre part, pourquoi aiguillonner encore cette fougueuse +malveillance, toujours prête à bondir, pourquoi susciter peut-être +ensuite des querelles de famille? Il choisit un demi-mensonge, et, +d'une voix indifférente: + +--Peuh!... Je ne saurais trop vous dire... Le mari m'a semblé un assez +pâle personnage... Il est ingénieur et s'occupe d'affaires de mines, +je crois... La femme est jolie, élégante, avenante... D'ailleurs, je +vous le répète, je les connais à peine... + +L'oncle Cyprien avait cessé de manger et se mordillait la moustache. +Puis, brusquement, comme lâchant un déclic: + +--Ils sont juifs, n'est-ce pas? + +--Je n'en suis pas sûr! fit Schleifmann. Le mari est originaire du +Berri où les juifs ont, en général, peu colonisé... Quant à la femme, +elle aurait plutôt le type sémitique... mais si affiné, si mélangé, +que je n'ose pas affirmer... + +--Pourtant leur nom! insista l'oncle Cyprien. + +--Leur nom? répliqua le Galicien, provoqué dans son amour-propre de +philologue. Effectivement, il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce +fût un nom juif francisé... Chambannes pourrait très bien être un +arrangement de Rhâm-Bâhal, ou, par corruption, Rhâm-Bâhan, +c'est-à -dire, si mes souvenirs sont fidèles, quelque chose comme +_haute-idole, idole-élevée_... + +--Rhâm-Bâhan! répétait avec satisfaction l'oncle Cyprien... +Rhâm-Bâhan!... Évidemment c'est cela... Je me disais aussi... + +Mais les aveux de Schleifmann le mettaient en appétit, et, d'une +intonation négligente, la bouche à dessein remplie de nourriture, il +insinua: + +--Vous parliez tout à l'heure d'une liste, il me semble, des convives +qui seraient chez cette dame... + +--Ouais! Ouais! fit évasivement Schleifmann. + +--Eh bien, qui était-ce? interrogea de même l'oncle Cyprien. + +Le Galicien équivoqua: + +--Je ne me rappelle plus au juste!... Non, je vous assure... J'ai +oublié! + +--Allons donc, Schleifmann! Cherchez, tâchez de retrouver... Qu'est-ce +qui nous presse? + +La tentation était trop forte. Manquer cette occasion de contenter ses +rancunes, renoncer à flageller toute cette clique incrédule qui +l'avait méconnu jadis, non, Schleifmann, à la fin, ne s'en sentait +plus le pouvoir. Et doucement, par gouttelettes légères, il commença +d'abord à lancer son venin contre les moins haïs: + +--Eh bien, soit! disait-il... Cherchons!... Il y aura là -bas M. +Givonne, un peintre qui peint des éventails ou des tambours de basque +pour les bals de la haute société et qui vend tout ce qu'il veut sur +le marché américain... Hum!... M. Mazuccio, un petit sculpteur italien +qui passe son temps à raconter comment sont faites, en dessous, les +femmes dont il a sculpté le buste... + +--Joli monde! encouragea l'oncle Cyprien. + +--M. Herschstein, poursuivit Schleifmann, qui s'animait, cet excellent +homme d'Herschstein.. Ho! Ho! Un que je vous recommande!... Une barbe +grise de patriarche, de grosses joues, une tête de bon papa, la pâte +du bon Dieu... Ce qui ne l'empêche pas d'être un des grands chefs de +la bande noire... Vous savez, ce clan de boursiers allemands qui +spécule chaque jour contre les fonds français... Ah! on propage bien +des légendes, bien des faussetés sur les juifs... Mais, hélas! elle +est vraie, celle-là , elle existe, cette sale bande! Et, le premier +jour d'émeute où le peuple s'avisera d'aller regarder un peu sous leur +nez ce qu'ils tripotent dans ce coin-là , rien ne dit que votre +camarade Schleifmann ne sera pas de la partie, mon cher Cyprien!... + +--Brave ami! fit M. Raindal cadet avec émotion. + +--M. Herschstein donc et madame, une grande bringue à l'esprit étroit, +routinier, qui s'imagine tout effacer en faisant des largesses à tous +les pauvres, à toutes les Å“uvres de charité... + +Schleifmann tapa du poing sur le marbre de la table: + +--La charité! Diable de bête! Oui, on t'en donnera de la charité, le +jour où ta canaille de mari nous aura tous fait expulser... + +--Chut! Chut! Du calme, Schleifmann!--murmura l'oncle Cyprien, sûr +maintenant du Galicien comme d'un feu qui ronfle et qui flambe--... Du +calme, mon ami!... Et puis?... + +--Et puis M. de Marquesse! continua Schleifmann... Un propre coco, +encore... Un ingénieur conseil... Conseil! Ha! Ha!... Conseil +judiciaire probablement... Déjà deux sociétés où il conseillait et qui +ont fini devant le juge... Mais il s'en tire tout de même, le +garçon!... On dit que sa femme l'aide... Elle n'est pas belle +pourtant, une vraie tête de cheval... Seulement les hommes sont si +stupides dans ce monde-là ... Pour une particule, ils vous +entretiendraient une jument, mon cher! + +--Adorable! fit M. Raindal cadet en se tordant les lèvres d'une +plissure de dégoût. + +--Ensuite, mon compatriote Pums, un petit brun à moustache noire, une +figure de tzigane, et sa femme une petite rousse... Oh! par exemple, +jolie, elle, grassouillette, le nez retroussé, une vraie chair à +peintre, quoi! + +--Vous dites? questionna l'oncle Cyprien. + +--Oui, je les appelle ainsi, ces dames, à cause de leur goût pour les +peintres... Quand on est peintre, on n'a qu'à se baisser pour les +prendre, comme un chiffonnier dans un tas... + +--Alors, Mme Chambannes, vous pensez que... + +Schleifmann, prestement, l'interrompit: + +--Non, non, oh! non!... Au contraire! + +Puis, d'un ton malicieux: + +--Mme Chambannes a une vie régulière, tout à fait régulière... + +Et, suivant l'association normale des idées: + +--Je retourne à mes gens... Le marquis de Meuze et son fils, le comte +de Meuze... + +--Tiens, tiens! fit ironiquement M. Raindal cadet... De faux nobles, +je suppose? + +--Non, de véritables... Ils sont très liés avec les Chambannes... Et +tenez, le vieux marquis vous plairait extrêmement... Il a, comme vous, +m'a-t-on assuré, horreur des juifs, qui l'ont presque ruiné à l'époque +du krach... + +Mais la flamme satirique du Galicien tombait. Il cita encore quelques +noms sans commentaires: Jean Bunel, le romancier, M. Burzig, un jeune +remisier, M. Silberschmidt avec sa femme. + +Et, comme il se taisait: + +--C'est tout? demanda l'oncle Cyprien. + +--Absolument tout! déclara Schleifmann en frottant ses lunettes d'or +dont la transpiration avait terni les verres. + +M. Raindal cadet prit une mine goguenarde: + +--Un dernier détail, s'il vous plaît? + +--Je vous écoute, fit Schleifmann. + +L'oncle Cyprien se rapprocha, et, la voix engageante: + +--Tous Prussiens, naturellement? + +--Non, mon cher Raindal! riposta le Galicien... Tous Français ou, ce +qui est pareil, naturalisés... Naturalisés depuis la guerre... Le +petit Pums est leur vétéran... Français de 78, le petit Pums... Ah! +je me souviens très bien comme il était fier, après, quand il est +revenu à Lemberg, lors de sa visite annuelle... Il courait de maison +en maison, chez les amis, chez les parents, déployant partout son +décret de naturalisation... On aurait dit qu'il montrait le diplôme +d'un grade... + +--C'en est un! observa l'oncle Cyprien. + +--Oui, oui, poursuivait Schleifmann, tous naturalisés Français, sauf +le jeune Burzig que j'oubliais... Mais ce n'est pas sa faute... C'est +la faute à monsieur son père... Une manie de changement qu'ils ont +dans cette famille... Le grand-père naît à Mayence et se fait +Américain. Bon! Le père vient à Paris et se transforme en Français... +Puf! Ce n'est pas assez!... Voilà qu'il fait son fils Anglais pour lui +éviter le service militaire... Je vous dis jamais, jamais contents, +ces damnés Burzig!... + +Il ricanait, la bouche méprisante. + +--Ah! si les juifs de France avaient un peu de sang aux veines, je +vous garantis que depuis beau jour ils auraient mis dehors tous ces +touristes-là ... Il fallait vous leur faire la vie si dure, si +terrible... + +--Mais vous-même, Schleifmann, demanda M. Raindal cadet, est-ce que +vous n'allez pas bientôt vous naturaliser?... + +Le Galicien eut un sourire mélancolique: + +--Moi, mon ami?... A mon âge!... A quoi bon?... Le destin m'a créé +sans patrie et sans patrie je reste... Je suis M. Schleifmann, citoyen +de l'humanité, comme disait l'autre... + +--C'est très gentil tout cela, objecta l'oncle Cyprien... Cependant, +en cas de guerre... + +--La guerre? murmura rêveusement Schleifmann... La verrai-je, +d'abord?... Puis, je suis bien vieux, mon cher Raindal, je serais un +bien pauvre soldat... Je le regrette... Quoique je déteste la guerre, +les imbéciles raisons pour lesquelles les nations se massacrent, +j'aurais tout de même aimé servir la France, le pays le moins bête, en +somme, le plus généreux que j'aie connu... + +--Baste! fit M. Raindal cadet... Vous pourriez vous rendre utile +autrement... + +--Oui, c'est vrai! murmura à mi-voix Schleifmann comme se parlant à +lui-même... En 1871, il y a eu la Commune!... + +Mais l'oncle Cyprien n'avait pas entendu cette tragique réponse. Déjà +il était tout aux farces du lendemain. Il se figurait avec délices +l'ébahissement de son frère quand il l'interpellerait: «Eh bien!... Et +notre vieux Herschstein, comment va-t-il? Et cette charmante Mme +Pums?... Et l'honorable M. Burzig?...» Il en riait si fort qu'il +s'excusa auprès de Schleifmann. + +--Pardonnez-moi, je pense à quelque chose... quelque chose de +tellement drôle... Ha! ha! c'est impayable!... + +Et, dans un mouvement de reconnaissance: + +--Voyons, Schleifmann, vous accepterez bien un petit verre de +kirschenwasser?... Garçon, du kirschenwasser et deux verres, deux +grands, des verres de clients, vous savez, mon petit!... + +Le garçon reparaissait avec une fiole enveloppée de paille. L'oncle +Cyprien versa deux hautes rasades et, soulevant son verre pour +trinquer: + +--A l'humanité, Schleifmann! fit-il courtoisement. + +--A la France! riposta le Galicien en choquant les verres. + + * * * * * + +Au même instant, la famille Raindal faisait son entrée dans le salon +des Chambannes. + +Zozé marcha vivement à la rencontre du maître. Elle portait une ample +robe de soie rose à ramages effacés qui lui donnait une silhouette +d'infante. Chambannes la suivit, en souriant peut-être sous le mystère +de son énorme moustache blonde. Et le défilé des présentations +commença. + +Les dames, les premières: la petite Mme Pums, dans une gaine noire +pailletée d'or d'où jaillissait plus fraîche, plus blanche, par +contraste, sa chair potelée de rousse rieuse; Mme de Marquesse, une +grande blonde aux mâchoires chevalines et dont la jupe de crêpe mauve +dessinait vers les hanches une ossature massive de République ou de +Liberté; Mme Silberschmidt, une maigre brunette à figure de poule +malade; Mme Herschstein, plus anguleuse et hautaine en son corsage de +satin blanc qu'une lady de vieille race. Puis les messieurs un à un, +au hasard de la proximité. Ils s'inclinaient profondément, et ils +avaient tous des regards déférents en même temps que curieux, des +serrements de main empressés et timides, des phrases respectueuses et +inachevées, comme devant un souverain étranger dont on ne sait pas +bien l'étiquette ni la langue. + +Pums, le petit doyen des naturalisés, fut présenté le dernier. Menu, +propret, de teint jaunâtre, vêtu avec la plus sobre correction, ce +qui frappait d'abord dans sa physionomie, ce n'était pas son type de +boursier viennois ni sa forte moustache noire, ni le grisonnement de +ses tempes, c'était la saillie de ses deux grosses prunelles couleur +chocolat clair, et si avides de voir, si ingénues, si langoureuses +que, sans une flamme de malice qui vacillait parfois au fond, on eût +dit des yeux de bon petit garçon étonnés par le vaste monde. Il +s'exprimait en un français convenable, juste à la lisière de l'accent +tudesque, un français naturalisé comme lui, et seul il vint à bout de +son compliment de présentation. + +M. Raindal n'eut pas le temps de le remercier. On passait dans la +salle à manger. + +Mme Chambannes s'assit entre le maître et le marquis de Meuze. Son +mari en face d'elle avec Mme Raindal à sa droite et, à sa gauche, Mme +de Marquesse. Un peu plus loin, Thérèse avait pour voisins Gérald et +Mazuccio, un remuant petit faune brun, qui zézayait avec une furia de +moustique vénitien. Les autres s'installèrent à la ronde, selon les +cartes de bristol qui marquaient leurs places; et l'on servit le +potage parmi un silence d'attention. + +Visiblement, on guettait le maître. On attendait ce qu'il allait dire +d'important, d'extraordinaire; et les dames surtout prêtaient +l'oreille, se représentant M. Raindal, d'après la _Vie de Cléopâtre_, +comme une espèce de roquentin célèbre qui, à table, devait sûrement en +débiter de «raides». + +La déception ne tarda point. Décidément, il n'était pas bien amusant, +ce M. Raindal, ni bien original, avec son gros nez mou, ses mains +pendantes, ses manières de vieux préfet gêné--et sa voix qu'on +n'entendait guère. Sans compter qu'on y perdait peu. Des +renseignements sur le climat de l'Egypte, les moyens de transport, les +époques de voyage favorables, je vous demande un peu si le _Bædeker_, +le _Joanne_ ne vous en auraient pas dit autant! + +Et bientôt M. Raindal n'eut plus pour auditeurs que le marquis et Mme +Chambannes, qui ne se lassait pas de le questionner. + +Au fond, il ne se sentait point en verve. Non pas que Mme Chambannes +l'intimidât par ses fervents regards ou ce caressant roulement des _r_ +qui rendait sa voix si doucement impérieuse. Il lui savait gré, au +contraire, de n'être pas décolletée plus; et il la trouvait pleine de +grâce dans ce corsage pudiquement échancré pour découvrir à peine, +avec un petit carré de peau mate, son cou svelte sans bijoux. Mais, +bien plus que les tendres Å“illades de la jeune femme, le luxe +environnant l'incommodait. Lui qui avait consacré un chapitre entier +au _Faste de Cléopâtre_, lui qui n'avait pas bronché devant les +gemmes, les ors, les encens et toutes les somptuosités de la _Vie +inimitable_, il demeurait comme ébloui devant la réalité d'une +magnificence de beaucoup inférieure. La profusion des fleurs qui +serpentaient en guirlandes autour de la table, le scintillement des +cristaux taillés, les menus objets du service, l'élégance lustrée des +convives formaient autant d'aspérités brillantes où son Å“il +s'accrochait avec ses pensées. Puis, ce qui augmentait encore ses +distractions, c'était le ronronnement de locomotives à l'arrêt, les +_schh_, les _harrh_, les _horrh_, les _pff_ qui fusaient maintenant du +groupe Silberschmidt, Herschstein et Pums, massés à l'extrémité de la +table. + +Car on se mettait à l'aise là -bas, on se déliait la langue dans un +petit gargarisme de parler du pays. Le français? Un dialecte de +cérémonie, bon pour les politesses, pour les rapports mondains. Mais +entre soi, en causant affaires, choses sérieuses ou intimes, pourquoi +se retenir? D'ailleurs, comment l'auraient-ils pu? N'était-il pas plus +fort que tout, plus fort que les décrets, plus fort que les serments, +ce langage natal qui leur remontait aux lèvres avec la naïve vigueur +de l'instinct? Et il fallait voir le clin-d'Å“il goguenard dont Pums +corsait ses demandes sur la _Krankheit_ (la maladie) du sultan, ou +l'autre clin-d'Å“il narquois dont Herschstein accompagnait ses +réponses. Un coup diablement réussi que cette indisposition du sultan, +une idée de Herschstein, lancée de Paris à Vienne, relancée de Vienne +à Paris et qui, l'après-midi durant, avait bouleversé la Bourse. Des +trois francs, des six francs, des dix francs de baisse sur les valeurs +turques, la masse des fonds d'Etat saisie dans la débâcle! Ci une +centaine de mille francs pour chacun des membres actifs de la bande +noire, et vingt-cinq mille francs seulement pour Pums, simple allié, +sorte de complice honoraire. N'importe! Il n'avait pas à se plaindre +et, comme voulant payer Herschstein de retour, il lui expliquait le +plan nouveau de la Banque de Galicie concernant les mines d'or: un +immense syndicat qui, sous le nom de Société d'études, raflerait dans +le marché les valeurs minières les moins suspectes. ManÅ“uvre aisée, +au demeurant, qui consistait à les déprécier d'abord par des nouvelles +alarmantes pour les hausser ensuite aux cours les plus élevés par des +nouvelles optimistes. L'enfance de l'art, quoi! le procédé +infaillible. Et le jeune Burzig, qui, à titre de citoyen britannique, +n'avait cessé de flirter en anglais avec la jolie Mme Pums, revint +brusquement à l'allemand familial pour se joindre aux projets du +groupe. On discutait avec Marquesse sur les valeurs à choisir, les +mines qu'on drainerait dans l'opération. On citait des noms anglais ou +bataves, plus fulgurants que des diadèmes: _l'Etoile rose de l'Afrique +du Sud_, _le Soleil du Transvaal_, _la Source des Escarboucles_... + +Et soudain la petite pupille verte du marquis de Meuze donna des +signes d'inattention. Elle fuyait, virait, vacillait dans l'orbite +comme un bouchon de ligne à fleur d'eau. Elle semblait essayer +d'entendre. Hein! il ne se trompait pas? On parlait bien de mines +d'or, au bout de la table? Parfaitement... De mines d'or? Nom d'un +bonhomme! Nom d'un chien! Comment écouter ces seigneurs, sans +désobliger l'autre, ce M. Raindal, avec ses satanées histoires de +momies et de Mariette-Bey?... Le marquis s'empourprait en vain à +tenter de suivre les deux conversations. Des bribes seulement lui +parvenaient de la plus éloignée: _fontein_... _rand_... _Chartered_... +_Cecil Rhodes_... _de Beers_... _claim_..., dont les syllabes +techniques aiguillonnaient encore sa curiosité. C'est qu'il ne +s'agissait pas non plus d'une bagatelle! Cent vingt mille francs +d'engagés sur le marché des mines. «Cent vingt mille!» se répétait le +marquis, cela ne vous conférait-il pas les droits à un peu d'anxiété? +Et, comme lui répondant, dans un demi-silence, la voix de Pums +proféra: + +--_Ja! gewiss... Ich glaube dass die Red Diamond..._ + +La _Red-Diamond-Fontein_!... La mine préférée du marquis, sa valeur de +prédilection, «sa petite _Red-Diamond_», comme il l'appelait +victorieusement! Pour le coup, M. de Meuze ne put plus se contenir. +D'une volte brutale, son buste avait pivoté vers les financiers et il +interrogea: + +--Pardon, monsieur Pums, vous venez de nommer, je crois, la +_Red-Diamond_?... Serait-il indiscret de savoir ce que vous en disiez? + +--Du tout, marquis, fit Pums, qui s'honorait toujours que M. de Meuze +le consultât. + +Et, par égard pour le vieux gentilhomme, le procès des valeurs +minières se poursuivit sur-le-champ en français. + +Mais M. Raindal n'avait pas remarqué cette défection. Depuis quelques +instants, déjà , il ne parlait plus que pour Zozé, et, graduellement, +il lui semblait qu'un brouillard de sympathie les isolait ensemble du +restant des convives. + +«Je disais bien, songeait-il, charmé et aguerri aussi par le mélange +des vins qu'il avait bus... Une suivante de Cléopâtre!... Une petite +Grecque!... Une vraie petite Grecque!...» + +Puis il reprenait: + +--Un jour que les fellahs refusaient de porter à bord nos bagages, +Mariette-Bey se précipite sur eux, le revolver au poing... + +Et Zozé, en se récriant, s'émerveillait de ces récits. Elle ne +manquait, au surplus, ni de bon vouloir, ni de respect devant les +maximes de philosophie ou les développements historiques, quitte à +relâcher son zèle quand elle ne comprenait plus. Alors son regard se +dérobait, allait tour à tour s'appuyer innocemment sur chacun des +convives, par un besoin de tendresse impersonnel et quasi mécanique +qu'elle conservait encore de ses recherches d'antan. + +Le petit Pums s'élançait au-devant, les paupières battantes, comme un +gymnasiarque qui vise son trapèze. Il était si amoureux, le brave +garçon! Gérald, lui, ripostait par une grimace cordiale du nez, de la +bouche ou des joues, et Zozé devinait: «Oui, oui, c'est entendu, nous +sommes amants nous deux!» Mais Mlle Raindal, hélas! paraissait moins +contente. La pauvre demoiselle! Gérald et Mazuccio la lâchaient-ils +assez,--l'un, la tête inclinée, à la toucher presque, sur la poitrine +plane de Germaine de Marquesse; l'autre, le visage en feu, le buste +poussé tout de travers contre cette petite poulette lascive de Mme +Silberschmidt! Quel vide il y avait de chaque côté de la malheureuse +fille! Non, véritablement ce n'était pas bien, ce n'était pas gentil +de la traiter ainsi, comme une institutrice. + +Après quoi, Mme Chambannes revenait plonger dans le regard de M. +Raindal. Cela lui coulait intérieurement une chaleur dont il devenait +rouge. Ses yeux clignaient de plaisir. Il toussait pour se ressaisir +et le front relevé, il attendait inconsciemment le plongeon d'une +Å“illade nouvelle. Ou bien il admirait le profil de Zozé, si net, si +délicat sous le ramassé de sa coiffure que serrait à la nuque une +minuscule bouclette de perles. Et il se disait tout en continuant ses +anecdotes: + +«Une vraie petite Grecque!... Une petite Grecque des Iles!...» + +Cependant la vraie petite Grecque s'agitait sur sa chaise, la figure +méfiante, l'Å“il en arrêt vers Mlle Raindal que lui cachait à demi le +buisson d'orchidées mauves dressé au centre de la table. + +Ah ça! de quoi s'amusait-elle donc tant, la jeune fille? Qu'est-ce qui +lui creusait donc au coin des lèvres ce sourire immobile et vieillot +comme une ride? Et ces regards méprisants, ces airs de pitié qu'elle +avait pour vous dévisager les gens, tous les convives l'un après +l'autre! + +«Ma parole, songeait Mme Chambannes, on dirait qu'elle regarde des +sauvages, des nègres!» + +Puis aussitôt elle pensa: + +«Bah! elle est vexée, la pauvre petite!... Cela se comprend aussi!...» + +Et elle appelait Gérald, d'une toux amicale afin de le ramener à ses +devoirs. Mais on apportait les bols. Tant pis! Trop tard! Ce serait +pour une autre fois! Elle enfonça ses ongles dans la rondelle +translucide qui remuait à la surface de l'eau. Et comme elle écartait +sa chaise avec une discrète lenteur, tout le monde se leva. + +--Mademoiselle! fit Gérald, qui tendait le bras à Thérèse. + +La jeune fille y posa la main en évitant son regard d'un dédaigneux +détour de tête; et ils s'avancèrent, sans un mot, du côté du salon. +Gérald multipliait les mines courtoises, les attitudes déférentes, les +effacements du buste, toutes les marques d'une politesse qui se sent +en défaut et s'exonère à la muette. Arrivé dans le salon, jusqu'auprès +de Mme Raindal, il dégagea moelleusement son bras: + +--Mademoiselle!... + +Il avait salué d'une courbette cérémonieuse et s'acheminait vers le +fumoir. Thérèse ne put s'empêcher de le suivre des yeux. + +Avec le dandinement de son grand corps sur ses jarrets pliants, il +avait l'allure soulagée et lasse d'un homme qui descend de cheval ou +qui revient d'une corvée. A l'entrée du fumoir, il empoigna +familièrement Mazuccio par les épaules pour le faire passer avant lui; +et derrière la portière en vieille tapisserie, on les entendait encore +rire, d'un mystérieux rire du gosier, qui, à distance même, avait un +son obscène. + +--Eh bien? fillette, murmura M. Raindal en s'approchant à petits pas +un peu lourds... Eh bien, ce dîner? + +--Excellent! fit froidement Thérèse qui s'asseyait à la droite de sa +mère. Je suis enchantée d'être venue... + +--N'est-ce pas? continuait à mi-voix M. Raindal, se méprenant au ton +de sa fille. Cette Mme Chambannes reçoit d'une façon parfaite... +Voyons... avoue que j'ai eu raison de ne pas m'arrêter à certaines +préventions, à certaines idées préconçues?... + +Mme Raindal, devant l'allusion, avait soudainement rougi. Thérèse, la +lèvre gouailleuse, chuchota: + +--Mais, certainement père, je te le répète... Ces gens-là gagnent +beaucoup à être vus de près... + +M. Raindal se retourna à l'appel de Mme Chambannes qui lui offrait une +tasse de café. + +Au fond du salon, la petite Mme Pums et la grande Mme de Marquesse se +tenaient enlacées par la taille, en se communiquant des secrets joyeux +sur l'emploi de l'après-midi. Mais justement leurs dissemblances les +faisaient valoir l'une l'autre, et on leur devinait les mêmes goûts, +les mêmes aptitudes, tout ce qu'il fallait pour s'accorder dans des +parties carrées avec deux bons garçons de tailles équivalentes. + +Elles traversaient le salon toujours enlacées. Mme de Marquesse +souleva la portière du fumoir. Une vive clameur salua le gracieux +couple. Elles entrèrent tout à fait et la clameur redoubla. Ces +messieurs n'étaient point ingrats. + +Jusqu'à leur retour, la conversation dans le salon se traîna +péniblement. Mme Chambannes essayait de causer avec Thérèse et Mme +Raindal, tandis que Mme Herschstein complimentait, à part, le maître. +Peu à peu, les sujets se faisaient rares. Après quelques remarques sur +l'heure tardive des dîners modernes et quelques pronostics sur l'hiver +qui venait, Zozé perdit de son aisance. De quoi leur parler, grand +Dieu? Toilette? Il n'y avait pas à y songer! Les pauvres dames, vrai, +elles étaient plutôt «fagotées»! Théâtres? Elles confessaient n'y être +pas allées depuis près de deux ans. Alors? Zozé cherchait, +s'évertuait, et les yeux gris de Thérèse, fixés durement sur elle, +l'intimidaient encore davantage. Très intelligente peut-être, cette +Mlle Raindal, mais pas commode, pas allante du tout, aurait déclaré +Gérald. Et Zozé en arrivait presque à lui pardonner son brutal silence +du dîner. + +Enfin les messieurs revinrent, sauf le marquis, que Chambannes excusa +auprès de M. Raindal. De coutume c'était l'instant des gaillardises. +On se séparait deux par deux pour chuchoter dans les coins sombres; et +en vue, dans le centre du salon, il ne restait que les personnes +âgées, qui s'entretenaient paisiblement à haute voix de leurs affaires +d'argent ou de leurs infirmités. + +La présence des Raindal gênait sans doute l'assistance, car la +manÅ“uvre accoutumée n'eut pas lieu. Seuls Givonne, le peintre de +tambours, et la petite Mme Pums, sortis les derniers du fumoir, +osèrent maintenir la tradition. Ils s'étaient installés dans +l'encoignure d'une fenêtre. Et, avec sa face correcte de calicot +anglais, Givonne semblait de loin vanter à Mme Pums un article dont il +lui promettait entière satisfaction. + +M. Raindal les examina un moment avec une machinale bienveillance. +Mais il sentait de l'engourdissement s'appesantir sur ses paupières. +L'abondance du repas ou ses efforts de mémoire pendant le dîner lui +avaient laissé une lourde fatigue. Et il abusait des sourires affables +pour se dispenser de parler. + +L'entrée de Jean Bunel, que Mme Chambannes amenait dans sa direction, +lui fut un prétexte à se lever. + +--M. Jean Bunel, dont vous avez lu, j'en suis sûre, les beaux romans! +présentait Zozé. + +--Mais certes, certes... Ravi, mon cher confrère! fit chaleureusement +M. Raindal, en serrant la main de Bunel dont il ignorait pourtant +jusqu'au nom. + +L'autre, un jeune homme à fine barbe brune, avait vivement tourné une +phrase d'admiration, effilée et jolie comme un cornet de bonbons. + +M. Raindal remercia d'un salut. Mme Raindal et Thérèse, sur un regard +du maître, s'étaient également levées. + +--Vous partez! fit Mme Chambannes d'un ton de regret qu'elle +exagérait. + +M. Raindal balbutia des excuses, et l'on se dirigea en troupe vers +l'antichambre. + +Un frisson de délivrance courut dans l'assemblée. Ce n'était pas une +jeune fille, c'en étaient trois qui disparaissaient par cette porte! +Et il y avait de la blague dans l'air, un besoin de lâcher des folies, +de reprendre ses habitudes. Mais on se retenait encore, par cette +espèce de respect que la notoriété impose aux personnes incultes. + +Le retour de Mme Chambannes s'accomplit dans un profond silence. + +--Ah! vous êtes gais, par ici! s'écria-t-elle. + +Puis après une pause: + +--Eh bien! comment le trouvez-vous? + +--Oh! il est très gentil votre petit ami! fit Gérald au milieu d'une +explosion de rires. + +Et déjà Pums, encouragé par ce succès, cherchait à dire, lui aussi, +quelque chose de très comique, quand Jean Bunel, d'un ton impératif, +déclara: + +--C'est tout bonnement une des plus remarquables intelligences +d'aujourd'hui! + +--N'est-ce pas? murmura Zozé. + +--Oui, poursuivait Bunel, autant par un noble élan de solidarité que +pour le malin plaisir d'accabler un clubman... Oui, sans le comparer à +Taine ni à Renan, je ne crois pas que l'histoire ait, dans ces +dernières années, produit de cerveau plus vigoureux ni d'écrivain plus +pur... + +--En vérité? s'exclama Pums subitement retourné. + +Du reste, il ne reprochait à M. Raindal que de parler un peu trop bas. +Silberschmidt se rallia à ces considérants. Mme Herschstein, que le +maître avait écoutée, affirma que M. Raindal était un homme des plus +intéressants. Mme Pums lui trouvait une figure très expressive. +Givonne se fit conspuer pour avoir formulé des réserves sur la +toilette de Mme Raindal. Est-ce que ces choses-là comptaient? + +Et le revirement était si décisif, si général, que Zozé en eut de la +peine pour son petit Raldo. Pauvre chéri! Quel four! + +Elle marchait vers la cheminée devant laquelle il se tenait accoté +debout, les coudes contre le marbre. Puis quand elle fut tout près, +elle murmura, dans un chuchotement passionné, la question qui, depuis +trois grandes heures, lui desséchait la gorge: + +--Tu m'aimes? + +D'un clin d'Å“il, sans rancune, le comte affirma que oui. + + + + +VIII + + +Comme trois heures sonnaient d'un timbre énergique à l'horloge du +Collège de France, la petite porte dissimulée dans les grisailles du +mur s'entr'ouvrit, et M. Raindal fit son entrée. + +Il s'était assis à sa vaste table de bois blanc, ayant en face de lui +ses huit auditeurs familiers qui attendaient, la plume dressée, prêts +à écrire. + +Il tira de sa serviette quelques feuilles manuscrites et commença +d'une voix simple: + +«Nous avons terminé, dans notre leçon d'avant le Jour de l'An, l'étude +des peintures oblatoires qu'on a retrouvées dans les mastabas +d'Abou-Roash. Nous aborderons aujourd'hui, au même point de vue, +l'étude des mastabas de Dahshour. Les peintures que renferme cette +nécropole sont peut-être pour l'historien des mÅ“urs d'un plus grand +intérêt que celles d'Abou-Roash. Nous y trouvons sur la vie privée et +la vie industrielle des Égyptiens des renseignements qu'on peut +considérer à bon droit comme uniques. J'attire donc particulièrement +votre attention sur cette leçon et les leçons qui vont suivre...» + +M. Raindal prit un temps, et, consultant ses notes: + +«La principale peinture des mastabas de Dahshour est celle conservée +dans la tombe d'un riche négociant de l'époque, un de ces gros +armateurs dont les caravanes exerçaient le trafic avec la Libye et la +côte syrienne. Signalée en premier par Brugsch, elle a fait l'objet de +deux notices fort détaillées de mon éminent et jeune confrère M. +Maspero, parues dans les _Annales du Musée de Boulaq_ et dans la +_Revue d'Égyptologie_. Ledit armateur s'appelait Rhanofirnotpou...» + +M. Raindal s'était levé et essuyait à puissants coups de torchon le +tableau noir placé derrière sa chaise. Un petit nuage de craie, léger +comme une fumée, voleta autour de sa manche. + +--Rha-no-fir-not-pou!... épelait-il à mesure que s'inscrivaient sur le +tableau les hiéroglyphes du nom. + +Mais il n'avait pas achevé que le tambour de la porte se rabattit en +gémissant. De suaves émanations de violette à l'iris traversèrent +brusquement la salle. Une dame entrait et s'asseyait avec un +bruissement de soies, en arrière des élèves. M. Raindal, malgré lui, +comme forcé par l'odeur, se retourna anxieusement. Oui, c'était elle, +c'était la jolie petite Mme Chambannes! + +Il fut si bouleversé qu'en revenant à sa place il ne put que répéter +sa première phrase sur le défunt Rhanofirnotpou: + +«... Un de ces riches négociants, vous disais-je, un de ces gros +armateurs, dont les caravanes...» + +Mme Chambannes! Mme Chambannes au cours, en jupe de drap bleu, avec +une voilette blanche et un veston de loutre! Avait-on idée d'une +pareille folie, d'un aussi puéril caprice! Et voilà maintenant qu'elle +lui adressait de petits signes de tête, comme on fait au théâtre entre +amis, de loge à loge. «Bonjour, monsieur Raindal, bonjour, bonjour, ça +va bien?» continuait la tête de Mme Chambannes. + +Elle s'arrêta pourtant en remarquant que le visage du maître demeurait +impassible devant ces politesses. + +Du reste la froideur de M. Raindal n'était pas sa seule déception. +D'abord, elle ne comprenait rien à cette histoire des peintures de feu +Rhanofirnotpou. Quoi! Des peintures dans une tombe! Un rude original +que ce gros armateur! Et puis, le décor l'étonnait. + +Elle pensait pénétrer dans un grandiose amphithéâtre, où la foule +s'entassait sur des gradins de chêne vernis par l'âge. En bas, elle se +figurait une chaire énorme, haute comme un tribunal, que flanquaient +deux appariteurs à chaînes argentées. Et dans la chaire, M. Raindal, +en robe ponceau bordée d'hermine, M. Raindal pérorant, jouant avec sa +toque galonnée, buvant de l'eau sucrée et interrompu à chaque mot par +l'enthousiasme de l'assistance... + +Quelle désillusion! Quel contraste avec la réalité! Qui eût imaginé +cette étroite pièce aux murailles d'un gris sale, ces deux bustes en +simili-bronze,--Platon et Epictète,--juchés, tels que deux potiches, +sur des socles en carton-pierre, cette grossière table de bois blanc +pareille à une table de cuisine, et les chaises de paille empilées, +dans un coin, près du Platon déteint, comme dans un vieux grenier à +meubles? + +Zozé éprouvait presque cette imperceptible mélancolie qu'inspire aux +personnes riches le spectacle de la misère. Elle tenta de se distraire +en inspectant successivement le dos et la nuque des huit élèves. Deux +étaient chauves déjà . Trois portaient entre les épaules cette barre +brillante qu'impriment dans les étoffes les durs dossiers des omnibus. +Le veston d'un autre était passé de couleur. Et vers le bout de la +table, à gauche, il y en avait un avec une tignasse brune--oh! cette +tête de loup!--qui ne devait pas souvent se ruiner chez le +coiffeur!... + +Elle les prenait en pitié, ces braves jeunes hommes. Elle aurait voulu +leur donner des avis de toilette et, s'il l'avait fallu, les aider de +sa bourse. + +Un bruit de chaises la tira de ces rêveries charitables. Le cours +était fini. M. Raindal avait disparu. Par où? Dans le mur, sans doute. +Et pas même un applaudissement! Zozé en restait confondue. + +Elle se leva tout engourdie par l'immobilité et suivit les élèves qui +sortaient. Quelques-uns s'effacèrent afin de lui livrer passage. Aucun +ne la dévisagea, et ceux qui marchaient en avant ne se retournaient +pas pour la regarder. Elle les trouva discrets, bien élevés, quoique +un peu timides. + +Puis elle se mit à flâner dans l'immense vestibule, en faisant sonner +ses talons contre les dalles, pour le plaisir d'entendre l'écho. Dix +minutes s'écoulèrent. Zozé frissonnait de froid. Elle allait +s'informer auprès de Pageot, quand M. Raindal surgit dans l'ombre du +fond, sa serviette sous le bras. + +A la vue de Mme Chambannes, il réprima un mouvement de contrariété et +s'avança vers elle avec une mine souriante: + +--Vous ici, chère madame! s'écriait-il hypocritement. + +--Vous ne m'avez donc pas reconnue? J'étais à votre cours... Je n'ai +pas tout compris, mais comme c'était intéressant! + +M. Raindal s'excusa sur sa presbytie, et, d'un ton plus inquiet: + +--Eh bien! chère madame, en quoi puis-je vous être utile?... Que +désirez-vous de moi?... A quel heureux hasard dois-je votre présence? + +A quel heureux hasard? Pas si heureux que cela! Elle ne pouvait +cependant pas lui répondre: «Gérald m'a encore joué un de ses vilains +tours, s'est encore dérobé de deux heures à mes tendresses... Alors, +par désÅ“uvrement, par ennui, je suis venue voir un peu comment +c'était, un de vos cours, et peut-être aussi, à l'occasion, combiner +un dîner!...» + +Et elle riposta avec un petit rire candide: + +--Mais pas le moindre hasard, cher maître!... Je voulais vous +entendre, simplement... Après, je vous ai attendu pour vous serrer la +main... + +--Vous êtes trop bonne, mille fois bonne, en vérité! murmurait +distraitement M. Raindal. + +Et, tout en marchant, il ne cessait de jeter à droite, à gauche, des +regards apeurés. Mais, arrivé dehors, devant le coupé de Mme +Chambannes, il ne put dominer l'envie de fuir qui le tourmentait, et, +retirant son chapeau: + +--Au revoir, chère madame... A bientôt, j'espère... Mes compliments à +M. Chambannes, je vous prie... + +Zozé s'écria: + +--Comment, maître! Vous ne voulez pas que je vous reconduise?... Par +ce temps?... + +Et d'une moue elle lui désignait la chaussée que le dégel semblait +avoir enduite d'une couche sirupeuse de café glacé. Le maître se +défendait. Zozé, dans le coupé, insistait, et elle frappait de la main +le cuir des coussins, comme pour appeler un petit chien. M. Raindal +perdait tout sang-froid. Si des élèves, des collègues le voyaient en +cette posture ridicule! La crainte l'emporta. Il s'assit à côté de Mme +Chambannes. + +--A la bonne heure! Ç'aurait été fou de refuser! fit Zozé en baissant +la glace de devant, afin de donner l'adresse au cocher. + +Quand elle la releva, M. Raindal observa avec soulagement que la large +vitre, comme celle des portières, était couverte d'un voile de buée. A +l'abri de ces carreaux opaques, il se ressaisissait peu à peu. Il +sourit à Mme Chambannes qui lui sourit aussi. + +La voiture courait lestement sur le tapis de neige jaune. Dans la +douce tiédeur qui montait de la boule, un moelleux parfum de maroquin +se mêlait à des senteurs de violette irisée. M. Raindal soupira avec +une impression de bien-être, et comme se réveillant: + +--Ainsi,--fit-il paternellement, pour essayer de racheter la rudesse +de ses adieux,--ainsi le cours ne vous a pas trop ennuyée, madame? + +--Au contraire! D'ailleurs, je compte bien que la prochaine fois... + +--Quelle prochaine fois? + +--Je veux dire le prochain cours où je viendrai, corrigea Zozé, et les +cours suivants... + +M. Raindal se rembrunissait: + +--Vous songez donc à revenir? + +--Peut-être! Pourquoi pas?... Cela vous fâche?.. + +--Nullement, chère madame, nullement!... + +Il ne put en exprimer plus. La stupeur le paralysait. Alors elle +voulait revenir tous les lundis, à tous les cours, le compromettre +publiquement, faire de lui la risée du Collège, du monde savant, de la +presse peut-être! Et il croyait entendre l'oncle Cyprien: «Ah! ah!... +Il paraît que Mme Rhâm-Bâhan--M. Raindal cadet n'appelait plus +autrement Mme Chambannes--il paraît que Mme Rhâm-Bâhan mord à +d'égyptologie... Bravo! Charmant! Délicieux!» Puis c'étaient les +ironies sournoises des collègues, les gouailleries jalouses, les +allusions, le scandale! Non, non, pour la fantaisie d'une personne +gracieuse, avenante, sympathique, il n'en disconvenait point, mais +frivole et sans réflexion, M. Raindal ne risquerait pas la mésaventure +où avait sombré le crédit de tant de ses illustres confrères. Et d'une +voix ferme il déclara: + +--Ecoutez, chère madame... Je vous estime assez pour vous devoir la +franchise... Eh bien! il ne me semble pas que vous soyez dans des +conditions à profiter de mon enseignement... Le Collège de France est +une espèce de séminaire, de pépinière destinée à former de jeunes +érudits, vous me saisissez bien?... Le Collège de France a comme but +essentiel... + +--Oui, oui, interrompit Zozé d'un ton attristé... Oui, cher maître, je +vois que ma présence vous déplaît... Mais comment apprendre pour mon +voyage en Egypte, l'hiver prochain? Comment faire?... Comment +faire?... + +Elle s'accrochait maintenant à cet ancien projet de «préparer son +voyage», elle s'y butait avec une obstination câline dont M. Raindal, +à la longue, se sentit agacé. Bah! qu'elle le préparât comme elle +pourrait, après tout! Et dans un recul d'impatience, il laissa glisser +sa serviette. + +Mme Chambannes l'avait prestement rattrapée: + +--Pauvre monsieur Raindal! fit-elle en lui lançant une de ces tendres +Å“illades qui étaient sa façon naturelle de regarder... Je vous +assomme, n'est-ce pas?... + +Il rougit de sa brusquerie: + +--Du tout, chère madame... Seulement, je cherche un moyen de vous +aider dans vos études, dans vos lectures préalables... + +Les sourcils de Zozé se fronçaient d'attention. Mais soudain un éclair +de joie fila dans ses caressantes prunelles: + +--Moi, j'aurais bien une idée, insinua-t-elle, une idée qui vient de +me venir à l'instant, tenez!... + +--Laquelle, chère madame? + +--C'est que c'est tellement indiscret!... + +--Qu'importe?... Dites-la! fit M. Raindal, qui reperdait un peu de son +ton d'indulgence. + +--Non, je n'aurai jamais le courage!... + +Elle hésitait encore, les yeux dans les yeux du maître. Enfin elle se +décida à parler, car la voiture stoppait à la porte de M. Raindal. + +Voici: elle aurait souhaité, si elle ne le dérangeait pas trop, que le +maître consentît à venir rue de Prony une fois par semaine, le jeudi, +ou même deux fois par mois, non pas lui donner des leçons, non, Zozé +ne se serait pas permis une demande aussi impudente, mais causer avec +elle, comme cela, en ami, la diriger dans ses études, lui indiquer ce +qu'il fallait lire... + +--Vous comprenez... Je sais bien que c'est très indiscret... Pourtant, +si vous vouliez, vous me feriez tant plaisir!... Vous ne voulez pas, +cher maître? + +Elle avait posé légèrement sa main gantée de blanc sur le genou du +maître dans un geste familier, sans calcul de coquetterie, comme sur +le genou d'un bon grand-père,--de l'oncle Panhias, par exemple, quand +elle en implorait quelque chose. M. Raindal intimidé n'osait retirer +son genou. Et, à voir ce petit être élégant courbé devant lui dans une +attitude si ingénue et si humblement quémandeuse, il ressentait une +sorte de trouble agréable qu'il prenait pour du regret, pour de +l'attendrissement. + +--Hum! Madame! murmura-t-il d'une voix redevenue affable... Hum!... +Je serais désolé de vous mécontenter... Néanmoins, vous devez vous +rendre compte que mes obligations, mes travaux... + +--Oh! je sais, je sais! fit Zozé avec une feinte résignation. + +Il y eut un temps. M. Raindal considérait à travers la buée les +silhouettes molles des passants, sans se résoudre aux paroles d'adieu. + +Mais subitement il tressaillit comme sous le coup d'un élancement. + +--Qu'avez-vous, cher maître? fit Zozé d'un ton de sollicitude. + +--Rien, rien, chère madame!... + +Oh! presque rien--rien que d'avoir distingué à l'extrémité de la rue +un certain balancement d'épaules, de certaines enjambées martiales, +l'oncle Cyprien tout simplement qui marchait droit sur la voiture avec +des moulinets de sa grosse canne en bois de cornouiller rougeâtre. + +M. Raindal, à ce moment, envia la demeure reculée de feu +Rhanofirnotpou. Que n'était-il au plus profond de l'hypogée, dans le +_serdab_ obscur, dans la cellule murée de ciment, au lieu de se +trouver dans cette case à vitres, avec cette jeune jolie dame qui le +harcelait de prières! + +--Vous ne voulez pas vraiment, mon cher maître?... Je vous assure, ce +ne serait pas régulier... Vous fixeriez les heures, les jours!... + +--Je cherche, je cherche! répétait-il machinalement, tandis que ses +regards suivaient attentifs la marche rapide de l'ennemi. + +L'oncle approchait cependant. Ses traits se précisaient. Il atteignait +à la voiture. Il examina le coupé, au passage, d'un Å“il en même temps +dédaigneux et méfiant; puis, sans s'arrêter plus, il entra dans +l'allée. M. Raindal, inconsciemment, poussa un soupir de délivrance; +et la main tendue vers Mme Chambannes: + +--Au revoir, chère madame... Je réfléchirai, je vous écrirai... + +Zozé eut une moue de désappointement: + +--Et moi qui espérais votre réponse tout de suite! + +M. Raindal passa la main sur ses yeux comme pour en effacer une vision +pénible: l'oncle Cyprien, qui redescendait, le rencontrait au sortir +de la voiture, acquérait un prétexte à d'interminables sarcasmes... Et +il balbutia d'une voix hâtive: + +--Eh bien, soit, madame, soit... Je viendrai cette semaine... + +--Oh! que vous êtes gentil!... Jeudi vous convient-il, jeudi à cinq +heures?... + +--Oui, jeudi à cinq heures... + +--Vous ne savez pas comme vous êtes gentil! + +Elle saisit sa main en le contemplant avec une radieuse expression de +gratitude. Mais les doigts de M. Raindal s'échappaient de son +étreinte. + +--Oh! pardon! fit-elle... Vous êtes pressé... A jeudi, cinq heures... +Je compte sur vous, cher maître... + +En refermant la portière, M. Raindal salua gauchement. La voiture +s'ébranlait. Un «Bonjour, adieu!» le fit encore se retourner. C'était +Zozé qui, à la fenêtre du coupé, lui adressait de son petit gant +blanc un dernier signal d'amitié. + + * * * * * + +De jour en jour, jusqu'au jeudi, M. Raindal retarda de confier à +Thérèse le récit de cette entrevue, comme s'il eût redouté à l'avance +ses critiques. Peuh! ne savait-il pas déjà ce qu'elle lui objecterait: +son rang dans la science européenne, sa position académique, le +ridicule qu'il encourrait dans une aussi vague besogne de +vulgarisation. Et il tenait d'autant moins à entendre ces justes +remarques, que, sans se l'avouer nettement, l'idée de retourner chez +Mme Chambannes ne lui répugnait pas. Une fois hors de la sainte +atmosphère du Collège, puis sauvé de l'oncle Cyprien, il s'était +reproché d'avoir si durement rebuté sa séduisante admiratrice. La +pauvre enfant! N'était-il pas touchant, au contraire, le cas de cette +jeune personne futile s'éprenant soudainement d'une passion de savoir? +N'y avait-il pas là un sujet d'observations captivant au plus haut +degré pour un homme de pensée, toute une étude de cérébralité à faire! +Et il la revoyait en sa pittoresque attitude de petite suppliante, le +buste de profil, la main contre son genou: «Vous ne voulez pas, cherr +maîtrre?» Mais certes que si, il voulait! Certes qu'il irait! Ne +fût-ce que par égoïsme, par curiosité de savant. Quant à Mlle +Thérèse--songeait-il presque hargneusement--quant à Mlle Thérèse, il +serait toujours temps de l'avertir lorsque les leçons se trouveraient +commencées! + +Et le jeudi matin survint, que M. Raindal n'avait pas trahi le mystère +de son rendez-vous. + +Il éprouva donc un certain malaise, en voyant, vers neuf heures, +Thérèse qui pénétrait dans le cabinet de travail. Quelle malchance! +Juste au moment où il était occupé à empaqueter des livres pour Mme +Chambannes! Il fit cependant bonne figure: + +--Tiens, te voilà fillette! s'écriait-il gaiement. + +Elle se laissa embrasser, puis amenant deux des gros volumes entassés +sur la table: + +--Qu'est-ce que cela, père?... Maspero!... Ebers!... Ah ça! tu te mets +à prêter des livres, à présent?... + +--Non! déclara M. Raindal, qui se raidissait contre l'inquiétude. Ce +sont des ouvrages que je vais envoyer tantôt chez Mme Chambannes. + +--Chez Mme Chambannes! répéta Thérèse d'un ton stupéfait. + +--Mon Dieu, oui... + +Et il raconta, trait pour trait, les épisodes du lundi, hormis +toutefois la décisive apparition de l'oncle Cyprien. + +Thérèse l'écoutait en silence. Lorsqu'il eut achevé, elle redressa la +tête. Ses lèvres minces rentraient en une plissure railleuse. De la +colère semblait s'amonceler sous l'épais froncement de ses sourcils. + +--Et tu vas y aller? questionna-t-elle. + +--Dame, puisque j'ai promis!... J'irai deux ou trois jeudis... La +politesse élémentaire le commande... Après, j'aviserai si je dois +continuer ou non... + +--Bien, bien, père! répliquait-elle d'une voix dont elle déguisait mal +le tremblement. A ton gré... Je me garderai, tu penses, de te donner +des conseils... + +--Et si je t'en demandais? fit hardiment M. Raindal. + +Elle éclata: + +--Si tu m'en demandais, je te dirais que cette Mme Chambannes est une +petite sotte, que son entourage est de la dernière trivialité, que tu +te jettes là dans une fréquentation qui ne te procurera qu'avanies, +que désagréments... Je te dirais... Mais non, tiens, père, par respect +il vaut mieux que je me taise... + +Et sur ses bras croisés, on voyait le bout de ses mains s'abattre et +se relever comme de petites ailes palpitantes. + +--Oh! oh! Nous nous emportons! riposta M. Raindal, affectant de +badiner... Bah!... Si je me rappelle bien, le soir du dîner, nous +n'étions pas tellement sévère, fillette... Tu te souviens, après +dîner... + +Thérèse ne put retenir un haussement d'épaules; + +--Comment, père!... Tu n'as pas deviné que je me moquais, que ces gens +m'étaient odieux, me révoltaient?... Tu ne les as donc pas jugés +toi-même?... Mais tout ce que nous en dira l'oncle Cyprien n'est +qu'enfantillage auprès de la vérité... La race, le sang, la religion, +la nationalité, il s'agit bien de tout cela! Ce sont des gens d'une +autre espèce que nous, entends-tu, père? Oui, tous, Allemands, +Prussiens, Français, Anglais, Italiens, que sais-je, des gens d'une +même bande, d'une même tribu et qui ne sera jamais la nôtre... Ah! +quand je réfléchis que toi, dans ta situation, parce que cette petite +nigaude t'a flatté, t'a enjôlé... + +M. Raindal, à l'énoncé de ces mots, eut une violente contraction de la +mâchoire. + +--Ah! permets! fit-il... Non, mais, permets, mon enfant... Tu +t'égares... Tu oublies un peu à qui tu parles... Et tu me reconnaîtras +le droit de te dire, avec ma vieille expérience, qu'en fait de gens je +suis peut-être aussi bon connaisseur que toi... Tu m'accorderas +peut-être également que jusqu'ici j'ai mené ma vie d'une manière dont +ni toi ni moi, nous n'avons à rougir, n'est-ce pas? + +Thérèse, sans répliquer, feignait de feuilleter un livre. Il reprit +d'un ton adouci: + +--Va, crois-moi, fillette!... Laisse ces théories et les autres à ton +excellent oncle Cyprien... Dis-moi que Mme Chambannes te déplaît, +dis-moi que sa société t'inspire de la répulsion, de la défiance... +N'aie pas peur! Si tes impressions sont justifiées, je serai le +premier à m'en apercevoir et à régler là -dessus ma conduite... Mais au +moins ne cherche pas à te faire ni à me faire illusion, à transformer +en vues sociales tes animosités personnelles... Ce sont là des +procédés indignes de toi, indignes de ta culture, de ta valeur +intellectuelle... Tu le sais bien, au fond... + +Il lui souriait, avec un regard d'appel: + +--Allons, viens m'embrasser!... + +La jeune fille s'approcha en tendant son front. M. Raindal y déposa un +long baiser, tandis qu'il la serrait fortement dans ses bras. + +--Hé là , rions donc! exhortait le maître, car le visage de Thérèse, +quoique apaisé maintenant, demeurait inerte et songeur. + +Un sourire oblique desserra ses lèvres. + +--C'est cela! Parfait! fit M. Raindal, en exagérant la satisfaction +que lui causait cette grimace incomplète. + +Le déjeuner fut silencieux. M. Raindal évitait les yeux de Thérèse. Il +éprouva un secret petit contentement, quand il sut qu'elle sortait +après le repas, pour se rendre à la Bibliothèque. Sans s'expliquer +pourquoi, il préférait qu'elle fût absente au moment de son départ. + +Vers quatre heures, il passa une redingote de cérémonie en drap lisse, +puis une paire de gants neufs dont le cuir gris collait à ses doigts. +Il se hâtait, par crainte de manquer l'omnibus. Mais en bas les +trottoirs étaient salis de boue. Il appela un fiacre. + + + + +IX + + +Mme Chambannes l'attendait dans le fumoir aménagé en salle de travail. + +Au centre, on avait disposé une grande table avec un tapis grenat, un +encrier de cristal anglais acheté tout exprès, des cigarettes d'Orient +dans une coupe et un cahier de maroquin à tranche dorée. Deux +fauteuils Empire se faisaient face. Et au parfum d'iris qu'exhalait +autour d'elle Zozé s'ajoutait harmonieusement cet arome d'encens qu'à +travers tout l'hôtel on sentait dès le vestibule. + +Mme Chambannes débarrassa M. Raindal de ses gants et de son chapeau +qu'il hésitait à poser sur la table. + +Ils s'assirent vis-à -vis l'un de l'autre et la leçon commença. + +M. Raindal, d'abord, dicta une liste d'ouvrages que Zozé devait se +procurer. + +Mme Chambannes écrivait rapidement, avec de petits mouvements des +lèvres. L'abat-jour rosé de la lampe électrique laissait dans l'ombre +le haut de ses cheveux; mais le net ovale de sa figure restait en +pleine lumière. La poudre, semée d'une touche légère, avait si bien +imprégné les chairs, qu'elle semblait un velouté naturel. Les rayons +y glissaient sans être reflétés comme sur la soie molle et ténue de +son ample robe d'intérieur. Les teintes en étaient pâles, les dessins +indistincts, cachés par des amas de dentelle crème. Et, à la blancheur +de ces tons, son visage s'avivait encore d'un éclat de pureté +matinale. On l'eût dite à peine vêtue, sous les larges plis de +l'étoffe, et fraîche comme au sortir du bain. + +A chaque arrêt de M. Raindal, elle redressait la tête. Puis ses yeux +aux aguets épandaient vers le maître leurs débordants effluves de +tendresse. M. Raindal toussait de gêne, et, ramenant plus étroitement +contre son buste ses avant-bras aux mains pendantes, il paraissait +vouloir reculer. + +Lorsqu'il eut terminé la dictée, Zozé demanda: + +--Et à présent? + +--A présent il va falloir travailler, chère madame, et vous habituer à +travailler seule! Malgré tout mon désir de vous aider, vous imaginez +bien qu'il y aura des semaines... + +Zozé l'interrompit: + +--Nous savons, mon cher maître.... Ce ne seront pas des leçons.... Ce +seront des causeries, de petits conseils d'ami, quand vous pourrez, +quand vous serez libre... + +M. Raindal, approuvant du regard, attirait à lui un des vastes +in-folio du livre d'Ebers sur l'Égypte. Il se mit à le feuilleter, et +il retournait le volume pour montrer les gravures ou donner à Zozé des +explications. Elle se penchait par-dessus la table. Alors les souples +frisons de sa chevelure chatouillaient parfois d'un frôlement le +front de M. Raindal. Il se rejetait vite en arrière; et elle s'amusait +de cet effroi. Mais elle eut honte de le taquiner. + +--Oh! nous sommes très mal! fit-elle soudain... Vous permettez, cher +maître, que je m'asseye à côté de vous? + +--Bien volontiers chère madame! + +Pourtant ils n'avaient pas repris l'examen des gravures, que déjà M. +Raindal déplorait son empressement à accepter. + +Le parfum de Zozé, maintenant à si proche distance, l'étourdissait de +ses émanations. Chaque fois qu'elle s'inclinait, le tissu léger de sa +robe flottante en laissait s'évader une bouffée plus forte. Seulement +ce n'était plus de la violette, de l'iris: c'était une odeur +savoureuse et chaude comme une senteur de fruit, le parfum vivant de +la chair qui se marie à celui de l'essence; et les commentaires de M. +Raindal s'embrouillaient à mesure. + +Sans contredit, il connaissait le don que possèdent certains élus de +répandre par l'épiderme une fragrance délicieuse. Nombre de +personnages antiques en furent gratifiés: notamment Cléopâtre, d'après +un papyrus de Boulaq, cité par M. Raindal dans son livre;--et +Plutarque n'est pas moins précis en ce qui concerne la peau +d'Alexandre. + +Mais à se remémorer ces faits ou d'autres analogues, le maître ne +faisait qu'augmenter la confusion de ses idées. Les mots en venaient à +lui manquer. A toutes les montées du parfum, timidement, il pinçait +les narines, comme s'il eût aspiré quelque gaz délétère. Souvent +devant une image, il restait interdit, sans pouvoir en achever +l'interprétation. Il songeait distraitement à la peau d'Alexandre, à +la chair de Cléopâtre; et il aurait souhaité que Zozé écartât un peu +de lui son petit fauteuil à griffes dorées. + +--Un mot, un seul mot de rien, si cela ne vous dérange pas!... + +Pour proférer cet appel, Mme de Marquesse n'avait glissé, dans +l'entre-bâillement de la portière, que son profil aux puissantes +mâchoires, et sa main gantée de blanc qui retenait au-dessous le +rideau. + +--Entrez donc, ma chérie! fit Mme Chambannes. + +Les deux femmes s'embrassèrent. M. Raindal saluait Mme de Marquesse, +en observant machinalement son costume bleu soutaché de noir qui la +sanglait aux hanches comme un habit de cheval. Puis, sur +l'autorisation du maître, ces dames passèrent dans le salon voisin. M. +Raindal soupira avec force. A présent, dans le calme de la solitude, +toutes ses anxiétés s'effaçaient subitement. Il ne lui en restait plus +qu'une vague sensation de plaisir caché, de péril surmonté, de mystère +flatteur. Et il ne lui eût même pas déplu que ses collègues de +l'Académie le vissent dans cette pièce luxueuse, à proximité de ces +deux personnes si charmantes qui le traitaient avec tant d'égards. Il +était devant la glace, à se lisser la barbe, en avançant les +maxillaires, quand ces dames reparurent. + +Mme de Marquesse voulait partir. Zozé lui barra gracieusement la +route, les bras en croix sur la portière, dans une pose de Sarah +Bernhardt. + +--Non, pas encore.... N'est-ce pas, cher maître?... Il ne faut pas +que Mme de Marquesse s'en aille déjà ! + +M. Raindal acquiesça d'un salut. Zozé avait sonné. On servit sur un +plateau d'argent du vin de Porto avec des biscuits. Ils avaient un +goût de vanille auquel M. Raindal se montra très sensible. Mme +Chambannes lui inscrivit l'adresse du confiseur où on les achetait. +Mme de Marquesse prétendait en savoir de beaucoup meilleurs. Chacune +vantait son fournisseur. Le porto les avait animées--et, en riant, la +main brandie, elles se reprochaient l'une à l'autre des traits odieux +de gourmandise. Le maître, pris pour arbitre, refusa galamment de +prononcer. Il riait du débat, mais aussi du porto dont deux verres, +absorbés coup sur coup, commençaient à lui échauffer les tempes. + +--Eh bien! Et notre travail que nous oublions! fit subitement Zozé. + +M. Raindal allait répliquer, quand la portière se souleva de nouveau, +et un ecclésiastique, d'une cinquantaine d'années, replet, chauve et +tout souriant sous ses grosses besicles, pénétra lentement dans le +fumoir. + +--Ah! c'est vous, mon cher abbé! s'écria Zozé d'un ton de surprise +tellement sincère qu'on ne pouvait deviner si la visite avait été +combinée d'avance ou si le hasard l'amenait. + +Puis elle présenta: + +--Monsieur l'abbé Touronde, directeur de l'orphelinat de +Villedouillet, notre voisin de campagne, un de nos meilleurs amis.... +Monsieur Raindal... + +Le maître s'inclinait de cet air cérémonieux, dont il dissimulait +toujours son aversion contre les gens d'église. + +L'abbé interrogea respectueusement avec un léger accent du Midi: + +--M. Raindal, l'auteur de la _Vie de Cléopâtre_?... + +--Parfaitement! confirma Zozé. + +L'abbé Touronde se confondit en politesses. Sans connaître l'ouvrage, +il en avait lu assez de comptes rendus dans les journaux pour en +parler abondamment. Il complimenta le maître au sujet de divers +chapitres; et M. Raindal remerciait avec des revers de mains modestes +qui semblaient repousser les éloges. + +Mais l'abbé continuait de sa voix un peu chantante. Le livre le +captivait d'autant plus que la matière ne lui était point complètement +étrangère. Il avait dû, jadis, étudier à fond l'histoire de l'Égypte +en vue d'une brochure sur la secte des Coptes-Unis; d'autre part, il +avait publié, dans les _Annales d'archéologie chrétienne_, deux +articles traitant des hagiographes de la Thébaïde. Et, M. Raindal +confessant ne point les avoir lus, l'abbé offrit, si ce n'était pas +trop indiscret, de lui envoyer à domicile les numéros de la revue. + +Il avait une tête à la fois oblongue et joufflue, presque toute en +chair, sauf une corde de cheveux bruns autour de sa calvitie; et M. +Raindal lui trouvait un sourire de brave homme. Peu à peu il se +départait de sa froideur première. Il communiqua à l'abbé des +particularités pittoresques sur la Thébaïde dont il avait exploré, par +métier, les parages. L'abbé écoutait d'une figure studieuse, avec des +marques de déférence, de solennels hochements de la nuque. Zozé +profita d'une pause pour demander: + +--Vous dînez avec nous, monsieur l'abbé? + +--Hé! Hé! oui, madame, fit sans hésitation l'abbé en dilatant d'un +rire cordial ses joues sphériques. Hé! oui, certes, si vous voulez de +moi... + +--Et vous, cher maître, poursuivit Zozé, acceptez-vous d'être des +nôtres?... + +--Oh! impossible, chère madame, soupira M. Raindal. On m'attend... +Croyez que je suis désolé... + +Il se tut, car Chambannes entrait, caressant d'un geste fatigué son +épaisse moustache blonde à charnière. Tout le monde s'était levé. Il +serra la main de M. Raindal, puis, tapotant le cou de Zozé comme on +fait à une écolière: + +--Et cette leçon, cher monsieur, comment a-t-elle marché?... Vous êtes +content de votre élève?... + +--Fort satisfait, monsieur, excellent début... + +--Oh! pour ce que nous avons travaillé! dit Zozé. Mais vous reviendrez +jeudi!... Jeudi je fermerai ma maison... Je n'y serai pour personne... +Vous promettez de revenir, cher maître?... + +M. Raindal promit. Zozé l'accompagna ainsi que Germaine jusqu'à la +porte du salon. + +Ils descendirent ensemble, et dehors ils se séparèrent après une +poignée de main. Mme de Marquesse lui avait secoué le bras si fort +qu'il en ressentait une sorte de crampe à l'épaule. Il consulta sa +montre près d'un bec de gaz. L'aiguille marquait sept heures moins le +quart. + +--Sapristi! murmura-t-il effaré. + +Et il appela encore un fiacre. + + * * * * * + +A dîner, par bravade de peur, pour devancer les ironies ou les +questions, il affecta une joviale loquacité. + +Il narrait sa visite sur un ton de désinvolture, comme une séance de +l'Institut, une leçon au Collège de France. Il multipliait les +détails, décrivait la toilette des dames, et il imita même l'accent +méridional de l'abbé. + +Thérèse, de son côté, feignait de s'intéresser, donnait avec bonne +grâce la réplique et semblait avoir oublié la querelle du matin. + +Quant à Mme Raindal, elle se taisait. Pourquoi protester, pourquoi +vouloir détourner son mari de ce commerce funeste avec des personnes +sans foi? Ne le savait-elle pas irréparablement damné, déjà voué pour +son athéisme aux tortures éternelles? En plus, le souvenir de la +colère du maître, un peu avant le dîner Chambannes, demeurait vivace +dans son esprit, et la bâillonnait de sagesse. + +Elle ne se permit un froncement de sourcils que lorsque M. Raindal +parodia l'abbé, et sa mine affligée fit tellement rire Mlle Raindal +que le maître en conçut des soupçons sur la bonhomie de sa fille. + +Cette gaieté, cette douceur, étaient-elles bien franches? Thérèse ne +se moquait-elle pas de lui? M. Raindal l'examina d'un coup d'Å“il +furtif; puis brusquement, mis en éveil, il cessa ses récits. + +Le jeudi suivant, plus réservé, il mentionna tout juste sa visite rue +de Prony pour transmettre à ces dames les compliments de Zozé; et le +jeudi d'après, il n'en parla point. + +Enfin le quatrième jeudi, vers six heures et demie, on reçut, rue +Notre-Dame-des-Champs, une carte-télégramme de M. Raindal. Il priait +qu'on ne l'attendît pas, étant retenu par les gracieuses instances de +Mme Chambannes; et au-dessous, Zozé avait tracé de sa haute écriture: +_Approuvé_. + +A vrai dire, M. Raindal, en partant de chez lui, se doutait bien au +fond qu'il n'y rentrerait point dîner, puisque la semaine précédente, +il avait quasiment promis d'être, ce jeudi-là , le convive de son +élève. Mais il s'était ingénié à présenter de loin cette escapade sous +les aspects d'un impromptu que rien ne lui faisait prévoir. + +Ce fut Mlle Raindal qui ouvrit la dépêche. Une fois lue, elle la jeta +au feu en haussant les épaules. + +--Qu'est-ce que c'est? demanda Mme Raindal qui entrait. + +Thérèse répliqua d'un ton railleur: + +--Un télégramme de père qui reste dîner là -bas! + +Là -bas! Les deux femmes, à ce mot, avaient instinctivement croisé le +regard. Puis, du coup, devant la figure alarmée de sa mère, Thérèse +rebaissa les yeux vers son papier. A quoi bon en ajouter plus? Jamais +entre elles il n'y aurait communion d'esprit possible, jamais contre +M. Raindal une de ces petites alliances gouailleuses du genre de +celles où s'amusaient jadis le maître et sa fille aux dépens de Mme +Raindal! Bah! il fallait se résigner à goûter seule,--seule comme +toujours, seule comme partout,--le comique de l'aventure! + +--Alors, il dîne là -bas? répéta d'une voix navrée la vieille dame. + +--Mais oui, mère, puisque je te le dis! fit Thérèse avec impatience. + +--Et tu penses qu'il va continuer à y retourner chaque jeudi? + +--Je l'ignore! + +Mme Raindal reprit de la même voix mortifiée: + +--Mon Dieu! mon Dieu! Pourvu que ces Chambannes ne lui nuisent pas!... +Voyons, toi, tu ne pourrais pas lui dire... + +--Lui dire quoi?... + +--Lui dire, lui dire... de prendre garde, par exemple, de ne pas trop +se lier... Tu t'y entends mieux que moi, à lui parler, ma fille... Et +puis vous êtes plus amis ensemble!... + +A ce reproche déguisé par lequel la vieille dame se plaignait, sans le +vouloir, de son isolement, de son antique relégation avec Dieu et avec +ses craintes, Thérèse eut un petit serrement de cÅ“ur. + +--Écoute! fit-elle d'un ton plus affectueux... Écoute, mère!... Je +t'assure qu'actuellement il n'y a pas de danger... Donc, ne t'inquiète +pas en vain à l'avance... Et, si tu m'en crois, pour le moment, +faisons bonne mine à père, ne le taquinons pas... Je le connais, nous +n'aboutirions qu'à le pousser plus encore dans l'intimité de ces +gens... + +--Et plus tard?... + +--Plus tard, nous verrons, nous discuterons à nous deux ce qu'il +conviendra de faire selon les circonstances. + +--Ainsi, tu veux bien que de temps en temps je cause avec toi de... + +Elle hésitait: + +--De cela... de cette affaire, enfin? + +Thérèse se leva pour l'embrasser, et, la berçant entre ses bras: + +--Mais oui, vieille mère... Es-tu drôle! Pourquoi non?... + +Une larme coulait le long de la joue de Mme Raindal: + +--Je ne sais pas... Vous aviez quelquefois l'air si méchants, ton père +et toi, chacun à son bureau, sans un mot, quand j'entrais... J'avais +peur de vous, ma parole!... + +Et elle sortit à petits pas accablés, afin de prévenir en hâte +Brigitte. + + * * * * * + +Pendant ce temps, Mme Chambannes, pour complaire à M. Raindal, +énonçait la liste des convives: + +--Je vous jure, cher maître, absolument entre nous... Mon oncle et ma +tante Panhias, notre ami le jeune M. de Meuze, et peut-être l'abbé +Touronde... + +Elle ne finissait pas de le nommer, qu'il fit son entrée dans le +fumoir. + +Il manifesta un grand contentement à se rencontrer avec M. Raindal. +Ses prunelles derrière les besicles étincelaient de plaisir; et Zozé, +les voyant tous deux en causerie, s'enfuit à sa toilette. + +--Oui, déclarait poliment M. Raindal, vos études m'ont paru +excellentes, bien déduites, nourries de savoir... Et je m'étonne, +dois-je vous l'avouer? qu'ainsi doué pour la science, vous n'ayez pas +un bagage littéraire, comment dirais-je? plus volumineux, plus +considérable... + +--Oh! cher maître, vous êtes trop indulgent, trop... trop +bienveillant!... bredouillait l'abbé d'une voix qui chevrotait de +satisfaction. + +Et il se justifia avec éloquence de n'avoir pas davantage produit. En +droit, on ne pouvait point l'incriminer de paresse. Non, c'était +d'autres causes que provenait sa stérilité. D'abord l'orphelinat +qui exigeait de lui des soins assidus, quotidiens, et de toute +sorte, financiers aussi bien que moraux, littéraires autant +qu'administratifs. Puis, ses ennemis, ses innombrables ennemis qui, +s'il avait publié plus, n'eussent pas manqué de trouver là un sujet de +calomnie nouvelle comme ils en découvraient à toutes ses actions, même +aux plus vertueuses, même aux plus innocentes. + +Car l'abbé Touronde était, hélas! à n'en point douter, le prêtre le +plus calomnié de Seine-et-Oise. Tous les partis le haïssaient, tous +s'évertuaient à le messervir, à le déconsidérer. Sous prétexte qu'il +était recherché dans les châteaux des alentours,--comme chez Mme +Chambannes, au château des Frettes, entre autres,--les radicaux du cru +l'accusaient auprès du préfet de faire à Villedouillet de la propagande +réactionnaire. Par contre, à l'évêché, les dénonciations anonymes +pleuvaient, où se reconnaissait aisément la facture cléricale. On y +affirmait que l'abbé Touronde compromettait chaque jour--et ici la +voix de l'abbé fléchit, devint confidentielle--compromettait chaque +jour la dignité superéminente de sa soutane dans les frivolités +mondaines et la fréquentation des hérétiques. + +--Les hérétiques! répétait avec indignation le prêtre... Hé! puis-je +choisir et réclamer aux donateurs un acte de baptême en règle? +Devais-je refuser les Israélites qui m'aident à élever mes enfants?... +Ah! les pauvres petits, sans eux, Dieu sait que le monde, les +frivolités mondaines, on ne m'y verrait plus guère... + +Puis, subitement, il s'arrêta, comme s'il eût entendu la voix de sa +conscience: + +«Si, si, Bastien Touronde, on t'y verrait encore, parce que tu aimes +la bonne chère, la vue des jolies femmes, le luxe, le confortable et +aussi parce que, dans cette société peu au courant des dogmes, tu sais +que ta présence parmi les tentations scandalise beaucoup moins qu'elle +ne ferait ailleurs...» + +A quoi les lèvres de l'abbé susurraient, en réponse, comme les jours +de visite à l'évêché, quand Monseigneur le blâmait pour ses écarts +mondains: + +«_Non culpabiliter! Non culpabiliter!_» + +--Plaît-il? fit M. Raindal qui n'avait écouté que distraitement ces +longues doléances. + +L'abbé Touronde sursauta: + +--Je songeais à ces mauvais gars, cher maître, je leur disais en +moi-même des injures... Vous savez, nous autres du Midi, nous avons le +sang vif et la langue souvent pas tout à fait assez chrétienne!... + +L'entrée de Mme Chambannes, que suivaient l'oncle et la tante Panhias, +mit un terme au dialogue. On opéra les présentations. L'oncle Panhias +était en frac et cravate noire. Il portait bas, comme une tête de +penseur, sa tête de comptable grisonnant, et il avait dans la +démarche, dans l'allure, dans les replis de sa physionomie barbue, cet +air de lassitude des hommes de bureau à qui la fortune est venue trop +tard. Mme Panhias semblait, au contraire, optimiste et gaillarde, sous +la robe de soie brune que tendaient ses grosses formes. Elle roulait +les _r_ plus fort que Mme Chambannes, et il fallait un connaisseur +pour distinguer l'Orientale à cet accent quasi d'Espagne ou d'Amérique +du Sud. + +Quelques minutes après, Gérald, puis Georges Chambannes pénétrèrent +dans le fumoir. Ils étaient l'un et l'autre en habit. M. Raindal, +instinctivement, abaissa les yeux vers sa redingote. Mais le +domestique annonçait que madame était servie, et l'on se rendit en +cortège dans la salle à manger. + +Le dîner fut cordial et gai. M. Raindal n'avait plus maintenant ces +timidités ou ces malaises d'intrus qui, au début, le guindaient si +fort. A tant frayer chez les Chambannes, il s'était familiarisé avec +les noms de leurs relations, les usages de la maison, les goûts de +l'entourage; et il n'y avait guère d'entretien auquel il hésitât à se +mêler par discrétion, crainte d'erreur ou ignorance du sujet. Rien ne +paraissait le troubler. Les Å“illades comme le parfum de la petite Mme +Chambannes n'étaient plus à présent que des stimulants à sa faconde. +Tous deux se parlaient en camarades, avec un je ne sais quoi de +paternellement supérieur dans le ton de M. Raindal et de +volontairement soumis dans celui de la jeune femme. Chambannes même, +pour s'adresser au maître, avait de ces tours de phrase qu'on +n'emploie d'habitude qu'envers un ami de vieille date. Quelle +différence avec le premier dîner, où M. Raindal s'était senti si +gauche, si lent à recouvrer l'entrain! Et l'oncle Panhias ayant, par +mégarde ou sous l'influence des vins, avoué qu'il avait Smyrne pour +patrie d'origine, le maître fut sur le point de l'en féliciter. Une +ville exquise que Smyrne, la perle de l'Ionie, dont le nom en grec +signifiait myrrhe, encens, odeur aimée des dieux. Et jusqu'au dessert +il ne tarit pas d'éloges, d'anecdotes à l'appui, de souvenirs +historiques, tandis que la tante Panhias le remerciait en répliques +enthousiastes, qui soulignaient comme des roulements de tambour +chacune de ses périodes. + +Au fumoir, Zozé demanda à M. Raindal l'autorisation d'allumer une +cigarette. Puis insensiblement elle se dirigea vers Gérald. Il s'était +affalé sur le divan et lançait, d'une lèvre boudeuse, des bouffées en +spirale. Elle s'assit à côté de lui et la voix câline: + +--Pourquoi faites-vous la tête? + +Il ne répondit pas, d'abord, mais, au bout d'un instant, il grommela: + +--Est-ce qu'il va venir comme cela souvent, le kangourou? + +--Je ne sais pas! murmura Zozé en réprimant un sourire... Vous n'êtes +pas jaloux, au moins?... + +Gérald eut un ricanement dédaigneux. + +--Jaloux!... Ah! bien!... Non... Seulement il me rase un peu! Il est +par trop bavard, votre petit ami!... + +Et, se levant, il alla rejoindre Chambannes qui se versait de +l'eau-de-vie devant la caisse à liqueurs. + +M. Raindal eut un inconscient plaisir à voir la fin de ce colloque. Il +examinait avec attention le jeune M. de Meuze, comme avait dit Zozé, +le jeune Gérald, éclairé de près, en ce moment, par une lampe +au-dessus de laquelle il se penchait pour y rallumer son cigare. Pas +si jeune que cela, en dépit de l'apparence! Au coin des yeux, au coin +des lèvres, au coin des narines, la lumière montrait à travers sa +figure encore juvénile et ferme ces linéaments vagues, ébauches +incolores des rides futures; et sur le plat de ses tempes des veines +commençaient à saillir. + +M. Raindal en ressentit une espèce de bonne humeur, qui le rendit +confus, car il avait des prétentions à la générosité, à la grandeur de +caractère. Parce que M. de Meuze manquait d'égards admiratifs, parce +qu'il avait pris durant tout le dîner des mines ennuyées et maussades, +était-ce une raison pour se réjouir des fatales petites décrépitudes +de l'âge... + +--Dites-moi, cher maître! fit Mme Chambannes, l'interrompant dans ce +revirement d'équité... Si nous causions de notre fameuse visite au +Louvre?... + +Hélas! cette semaine, comme les précédentes, on devait y renoncer, à +cette «fameuse» visite, depuis plus d'un mois chaque semaine rejetée à +la semaine suivante. Tous les jours de Zozé étaient retenus. On se +promit de fixer une date, à la leçon prochaine. La causerie déviait +vers des sujets moins graves. La tante Panhias, comme délivrée d'un +secret professionnel, s'en donnait de discourir sur Smyrne. A onze +heures, M. Raindal, par peur de céder au sommeil, se retira. En bas, +Mme Chambannes le pria d'inviter ces dames à dîner chez elle pour le +jeudi qui venait. Il remercia chaleureusement, mais dehors il ne put +maîtriser la contrariété que lui causait cette mission difficile. + +--En voilà , une idée! se disait-il... Ah! oui, ce sera commode!... + +Il resta trois jours reculant à risquer l'attaque, et sitôt qu'il s'y +hasarda, deux refus résolus lui coupèrent la parole. Son front se +teinta d'un afflux de sang. Pardieu! elles s'accordaient, et leur +double refus n'était qu'une manÅ“uvre concertée, une sournoise +manifestation de blâme. + +Il riposta avec hauteur: + +--C'est bon! A votre guise!... Cependant, je n'entends pas être +solidaire de vos fantaisies!... Et je vous avertis: j'irai seul... + +Cette menace ne fut pas relevée. Il la renouvela le jeudi matin sans +davantage obtenir réponse. De colère, il partit à trois heures, une +heure plus tôt que de coutume. Il avait endossé l'habit noir, et, +comme sa cravate de soirée apparaissait dans l'échancrure du paletot, +quelques badauds se retournaient sur son passage. Cela accrut son +mécontentement. Il pressa le pas et arriva d'une demi-heure en avance. +Mme Chambannes, par extraordinaire, fut, inversement, d'une demi-heure +en retard. Il attendit donc une grande heure dans le fumoir, où le +jour tombait graduellement. Les domestiques avaient oublié de faire +la lumière, et M. Raindal, n'osant ni sonner ni toucher au bouton des +lampes électriques, demeura dans l'obscurité. Des pensées amères +l'assaillaient. Pourquoi cet acharnement de Thérèse et de Mme Raindal +contre les Chambannes? Que pouvaient-elles imaginer sur leur compte? +Que disaient-elles de lui, quand il était absent? Et sa fureur +s'exacerbait aux piqûres venimeuses de ces questions. + +--Vous ici, cher maître, dans le noir!... Est-ce possible?... Je suis +en retard, n'est-ce pas?... Vous me pardonnez?... + +En même temps que cette voix affectueuse, la lumière jaillissait dans +la pièce; et Mme Chambannes parut, un manchon à la main, la voilette +repliée au-dessus des sourcils. Son délicat petit nez était rosé du +bout par le froid du dehors--ou peut-être par les caresses récentes. +Elle réitéra ses excuses, et jetant sur un fauteuil son collet de +zibeline et sa capote de fleurs où deux épingles vibrèrent un instant +du choc, elle déclara: + +--Vous savez, maître... J'ai un projet une nouvelle combinaison... +Vite, que je vous la dise!... A cinq heures, nous sommes dérangés sans +cesse... C'est l'un, c'est l'autre qui vient, et, soit dit entre nous, +nous ne faisons rien qui vaille... + +M. Raindal, la figure rassérénée, approuvait d'un sourire bénévole. + +--Alors, voici ma combinaison... Nous mettrions la leçon à six +heures... Nous travaillerions de six à sept... Et vous dîneriez à la +maison tous les jeudis... Cela vous va-t-il?... + +M. Raindal, comme en une hallucination, croyait apercevoir Thérèse, +son sourire narquois, ses minces lèvres pincées de dédain, quand il +lui ferait part de cet arrangement nouveau; et une envie le prit de la +défier, de se venger d'elle, de réduire par un coup d'audace ses +tacites ironies. Il toussotait, semblait réfléchir, et enfin d'une +voix nette: + +--Ma foi, oui, cela me va... C'est convenu, chère madame... + +Mais il ajouta par un restant de prudence: + +--Bien entendu, sauf contretemps, sauf empêchement majeur!... + +Mme Chambannes eut une moue de reproche: + +--Oh! cher maître, c'est très mal ces conditions!... N'êtes-vous pas +libre, complètement libre?... Pensez-vous que votre petite élève +voudrait empiéter sur vos occupations?... + +«Votre petite élève!...» De quel ton de gentillesse elle avait proféré +cela! M. Raindal, attendri, s'excusa à son tour, puis excusa +pareillement ces dames. Zozé ne parut pas offensée de leur défection. +N'avait-elle pas de quoi se consoler? Une heure de gagnée sur la leçon +pour les couturières, les visites, Gérald, et sans perdre l'amitié du +maître! Elle songeait seulement, avec simplicité: + +--Oh! à la fin elle nous embête, cette Mlle Raindal! + + * * * * * + +Chaque jeudi désormais, M. Raindal fut le convive des Chambannes. + +Vers cinq heures il passait son frac ou une redingote, selon son gré, +Zozé lui ayant laissé toute licence de toilette. Puis il hélait un +fiacre, et à six heures il parvenait rue de Prony. Le plus souvent il +stoppait en route chez un fleuriste pour acheter deux ou trois roses +de serre, une branche d'orchidées, des violettes énormes ou du lilas +hâtif, et il les offrait à Mme Chambannes qu'il savait très friande de +fleurs rares. Elle le grondait en remerciant, plaçait la gerbe dans un +vase ou, si les fleurs étaient menues, les gardait à la main. Et la +leçon s'engageait. + +Elle se réglait généralement sur des questions que Mme Chambannes +posait au hasard. Le maître répondait avec ingéniosité, rapprochant le +passé des choses contemporaines, le rabotant, l'amenuisant aux +dimensions exactes du cerveau de sa petite élève. Zozé humait les +fleurs en écoutant ou dressait les sourcils afin de mieux marquer son +zèle. + +Mais peu à peu l'enseignement dégénérait en causerie. L'Égypte, sa +chronologie, ses mystères et ses hiéroglyphes étaient relégués de +côté. Mme Chambannes confiait au maître des racontars mondains, ses +amusements de la semaine, ou dépeignait le caractère de ses +principales amies. M. Raindal, faute de détails curieux sur sa vie +coutumière, remontait aux pénibles années de sa jeunesse. Zozé le +plaignait beaucoup d'avoir tant pâti de la misère; et elle +écarquillait ses tendres yeux au récit de certaines privations. + +Parfois aussi,--et avec une insistance qui ne se lassait un jour que +pour renaître l'autre,--elle réclamait de M. Raindal qu'il consentît +à lui traduire les notes de la _Vie de Cléopâtre_. Le maître +immanquablement s'y refusait, alléguant que s'il accédait, Mme +Chambannes serait la première à regretter sa complaisance. Au surplus, +la plupart des mots, appartenant à ce qu'on nomme la basse latinité, +étaient intraduisibles. + +Il éprouva une oppression quand un soir, après le dîner, l'abbé +Touronde l'entraînant à part, lui apprit que Mme Chambannes avait +failli connaître le sens des notes défendues. + +--Figurez-vous qu'elle me demande avant-hier s'il existe un lexique de +la basse latinité. Je réponds: «Oui, madame, le _Dictionnaire_ de Du +Cange...--Eh bien, mon cher abbé! soyez donc assez aimable pour me +l'acheter...» Je flaire une tentation mauvaise, et je réplique, avec +quelque présence d'esprit, je puis le dire: «Hélas! madame, il n'est +plus en vente... Depuis quarante ans il est épuisé...» Ensuite elle +m'a avoué que c'était pour traduire vos notes... Mais convenez que +sans moi... + +M. Raindal serra énergiquement la main du prévoyant ecclésiastique. + +Outre l'abbé Touronde, sur la recommandation expresse du maître, Mme +Chambannes n'invitait, le jeudi, que des proches, tels que l'oncle et +la tante Panhias ou le marquis de Meuze, qui avait sollicité d'être +admis à ces dîners de choix. + +Gérald, lui, craignant de s'ennuyer, n'y paraissait presque plus, et +Zozé se glorifiait de cette abstention constante comme du symptôme +d'une jalousie qu'elle n'avait jamais espérée. + +Qui eût dit que ces entretiens organisés par un caprice d'oisiveté, +une inspiration fortuite, serviraient un jour de représailles contre +les perpétuelles coquetteries du jeune comte! Et des représailles sans +danger, encore, qui tout au plus autorisaient Gérald à prendre des +leçons avec une vieille dame!... En amour n'est-on pas égaux, et les +droits de l'un ne sont-ils pas calqués sur les droits de l'autre? +Zozé, du moins, y croyait fermement. + +Elle s'en attachait davantage à M. Raindal. C'était comme un allié, un +complice de parade, et, lorsque des amies s'informaient devant Gérald +si le flirt avec «son vieux savant» durait toujours, elle avait pour +se défendre des sourires malicieux, des «Vous êtes bête!», ou +«Laissez-moi donc tranquille!» qui révélaient sa joie de la +coïncidence. Comme il devait enrager, M. Raldo, comme il devait l'en +aimer plus!... Si la prudence ne l'eût empêchée, elle l'aurait à ces +instants-là , embrassé de reconnaissance. + +Puis l'exclusive intimité dont l'honorait M. Raindal lui attirait +chaque jour des remarques flatteuses. Le bruit s'en répandait parmi +les amis de la maison. On en jasait. On questionnait Mme Chambannes +sur les façons du maître comme sur les mÅ“urs d'un sauvage qu'elle +aurait apprivoisé par miracle. Beaucoup de dames jugeaient cette +amitié suspecte, cette lubie d'étudier incompréhensible, cette +préférence du maître inexplicable, et elle protestaient que sûrement +il y avait là -dessous quelque chose. D'autres disaient de Zozé: «Elle +est folle!» et dénigraient le physique de M. Raindal. Les plus fidèles +plaidaient en invoquant l'irréprochable tendresse de la jeune femme +pour Gérald. Mais devant ces arguments Marquesse haussait les épaules +et Herschstein fredonnait une fanfare de chasse, avec d'autant plus de +scepticisme que, par deux fois déjà , le maître avait décliné le +plaisir de figurer à leurs dîners. Bonnes aux femmes, ces histoires! +Les faits demeuraient les faits. Que les Chambannes fussent contents +d'avoir accaparé le père Raindal, rien de plus naturel. Seulement, +quant à leur raconter que le vieux venait là pour la science, pour +l'amour de l'art, oh! non, pas à eux, Herschstein et Marquesse! Tout +ce qu'ils concédaient à la défense, c'était de ne point spécifier la +nature ou les bornes du flirt... Et encore dans la vie, on en voit +quelquefois de si étranges! Le mieux paraissait donc à ces hommes +équitables de s'en tenir aux hypothèses et de ne pas préciser. + +Mise au courant des médisances par l'intermédiaire de Mme Pums, Zozé +répliqua fièrement «qu'elle était au-dessus de ces horreurs». Elle +négligeait maintenant l'abbé Touronde, l'otage pourtant chéri de cette +société où chacun à l'envi le choyait, comme si sa noire soutane eût +été un drapeau de garantie et de sauvegarde. Elle reportait sur M. +Raindal tous les soins délicats, toutes les prévenances qu'elle +prodiguait jadis au conciliant ecclésiastique. Le jour anniversaire de +sa naissance, elle donna au maître une somptueuse épingle formée d'un +scarabée de turquoise avec une sertissure d'or mat. Elle avait inventé +ce cadeau autant pour contenter M. Raindal que dans l'espoir de lui +voir quitter les minces cordonnets de soie noire qui d'habitude +nouaient son col. La tentative réussit. Le jeudi suivant, M. Raindal +avait arboré un large plastron de satin bleu sombre, que rehaussait au +centre le bleu pâle de la turquoise. + +--Vous avez une bien jolie cravate! remarqua Zozé pendant le dîner. + +Les traits de M. Raindal se parèrent d'une expression modeste: + +--Vraiment?... fit-il. + +D'ailleurs il ne se souciait pas d'élégance. Il s'habillait selon les +idées de son tailleur--un petit tailleur de la rue de Vaugirard dont +il était le client depuis une trentaine d'années. + +--Vous avez tort! fit Zozé... Les bons faiseurs ne reviennent pas plus +cher que les mauvais... Pourquoi n'allez-vous pas chez Blacks, le +tailleur de Georges?... + +Chambannes était de la même opinion. M. Panhias se joignit à eux; et +le maître vaincu fixa rendez-vous avec Georges, afin de se commander +un vêtement chez Blacks. + +Le tailleur, d'abord obséquieux, quand Chambannes lui nomma M. +Raindal, de l'Institut, se fit tranchant et sec dès qu'il s'agit de +choisir l'étoffe. Le maître déconcerté n'osa le contrecarrer. A +l'essayage, ce fut bien pis. M. Raindal ne voulait pas de revers en +soie à sa redingote. Blacks prétendait l'y contraindre. M. Raindal, +perdant patience, se révolta. Il ne voulait pas de revers et il n'en +aurait pas. Blacks s'inclina avec une grimace hypocrite, reconnaissant +que tous les clients ont leur goût. Seulement, lorsqu'il livra le +costume et que M. Raindal ouvrit la redingote, les revers de soie y +étalaient leurs scintillants triangles. + +Le maître se plaignit doucement de cette impudence auprès de ses amis +Chambannes. Tous deux, en riant très fort, donnèrent raison à Blacks; +et M. Raindal apaisé par ces rires se rallia à leur avis. Zozé, dès +lors, ne se gêna plus pour conseiller le maître dans les questions de +toilette. Il obéissait de bon cÅ“ur à la fois dans le désir de lui +plaire et par un besoin de raffinement qui le tourmentait en secret. + +Pourtant ces frais accumulés avaient obéré son budget. Chaque semaine, +en fiacres, en fleurs, en gants, sans compter les dépenses plus +grosses, telles que la commande chez Blacks, il augmentait le déficit. +Le prix Vital-Gerbert, que l'Académie lui avait finalement décerné, le +tira d'affaire à point. Sur les dix mille francs qu'il avait touchés, +il n'en plaça que huit mille, réservant les deux mille de reste pour +l'imprévu, pour l'argent de poche. + +A toute autre époque de sa vie, il aurait rougi de frustrer ainsi sa +famille. Mais le devoir est un fardeau qu'on ne porte volontiers qu'à +plusieurs. Et M. Raindal trouvait précisément dans la conduite des +siens un prétexte à son égoïsme. + +Non pas que la guerre fût entamée. Loin de là , fidèles à leur complot, +les deux dames Raindal multipliaient les concessions pour maintenir +l'harmonie comme naguère. Jamais, grâce à leurs efforts, le ménage +n'avait semblé plus exempt de discordes. C'était à qui d'entre elles +éviterait les allusions, les contradictions, les motifs de désaccord. +Le maître, de son côté, dans l'appréhension des railleries, observait +le silence sur ses dîners hebdomadaires. On en venait à ne plus +prononcer le nom des Chambannes que par nécessité, et ces dames en +enveloppaient même les syllabes d'une intonation légère, sympathique, +comme on entoure de ouate les objets explosifs. Lorsque M. Raindal +formulait des théories inaccoutumées sur l'utilité publique du luxe, +les dangers du puritanisme, les avantages sociaux du plaisir, Thérèse +en dissertait avec lui sans nulle acrimonie, comme sur un sujet de +science économique qu'aucun lien n'eût relié à leur vie actuelle. Par +un surcroît de précautions elle avait obtenu de l'oncle Cyprien qu'il +renonçât aux plaisanteries d'usage concernant Mme Rhâm-Bâhan; et M. +Raindal cadet ne déversait plus sa verve que dans l'oreille de son +auditeur ordinaire Schleifmann. + +Mais, malgré cette façade de calme et de bonne entente, le maître ne +se sentait plus chez lui en paix, en confiance. Il se devinait épié, +persiflé, censuré tout bas ou tout haut à chacun de ses actes, à +chacune de ses paroles; et il avait peine à contenir sa colère contre +cette hostilité muette, insaisissable, quoique toujours en éveil, qui +rôdait continuellement autour de sa personne. + +Tout en la redoutant, il aurait, certains jours, souhaité une dispute +ouverte, un éclat sans détours, quelque solide et claire altercation +de famille où chacun eût crié ses griefs, défendu sa cause. + +Qu'on l'attaquât un peu, qu'on le questionnât seulement, et il saurait +bien se disculper! Quel mal faisait-il, après tout? Courait-il les +salons comme beaucoup de ses collègues? Avait-il profité de l'élan de +son triomphe pour forcer l'accès de ces petites bastilles littéraires, +but final de tant d'ambitions mesquines? N'avait-il pas, au contraire, +repoussé toutes les invitations, celles de Mme Pums, de Mme +Herschstein, de Mme de Marquesse, voire celles de dames plus en renom +qu'au besoin il citerait? N'avait-il pas vingt fois exhorté +discrètement sa fille et sa femme à rendre chez les Chambannes la +visite qu'elles devaient? N'était-il pas prêt à les emmener rue de +Prony aussi souvent qu'elles le désireraient? Tenait-il rigueur à Mme +Raindal, comme eussent fait tant d'autres, de toutes les déceptions et +de toutes les amertumes que sa foi inquiète avait jetées entre eux? +Jouait-il le rôle d'un mauvais mari, d'un mauvais père, d'un homme +frivole et dissipé?... Donc, que lui reprochait-on? Pourquoi était-il +obligé de se méfier à présent des siens comme d'ennemis +déclarés,--comme de ce méprisable Saulvard, par exemple, qui poussait +la rancune de sa défaite au point d'avoir refusé coup sur coup trois +invitations de Mme Chambannes?... Et l'emmêlement de ces soucis, joint +au silence qu'il s'imposait, achevait de lui donner en dégoût sa +maison, son intérieur, tout ce qui avait été pour lui jusque-là le +bonheur et la quiétude. + +A force de se démontrer son innocence, des doutes, par instants, le +gagnaient. Il se demandait si réellement peut-être son amitié avec la +jeune Mme Chambannes n'était point de nature à lui causer du +préjudice dans les milieux savants, si peut-être il n'eût pas été plus +convenable d'espacer ses visites, si tant de régularité ne prêterait +pas à la malveillance. Mais sur-le-champ une rébellion, qu'il +attribuait à l'orgueil, le faisait sourire de tels scrupules. Il +puisait dans ces réflexions une énergie nouvelle à suivre son +penchant. Toute la semaine durant, il ne manquait aucune occasion de +flétrir, à table ou ailleurs, les ridicules de la pédanterie, +l'hypocrisie des gens austères, une foule de travers et de personnages +anonymes auxquels Mme Raindal, Thérèse, l'oncle Cyprien eussent pu, +sans invraisemblance, surajouter leur nom. Puis le jeudi d'après, +c'était avec un fracas de provocation, une allure quasi-belliqueuse +qu'il accomplissait son départ, en tapant une à une toutes les portes. + +Il arrivait chez Mme Chambannes; et, dès le vestibule, dans le tiède +parfum d'encens qui le caressait comme un premier salut de bienvenue, +son ressentiment tombait. Ici tout le monde lui souriait, s'empressait +à le satisfaire, depuis Firmin, le domestique qui le débarrassait de +son paletot en l'interrogeant affectueusement sur sa santé du jour +jusqu'à l'abbé Touronde, jusqu'à la tante Panhias, jusqu'à ce +nonchalant Chambannes lui-même! En haut, Zozé marchait à sa rencontre, +lui tendant une main à baiser. Et pendant quatre bonnes heures, M. +Raindal oubliait ses contrariétés, ses déboires familiaux, les petites +appréhensions de la semaine. Il ne s'en souvenait qu'au moment de +partir. Alors, quand onze heures sonnaient, il avait une impression de +mélancolie, de plaisir terminé, comme un collégien que la rentrée +appelle. + +Zozé l'accompagnait dans le vestibule, veillait à ce qu'il se couvrît +bien, lui recommandait de ne pas se refroidir, et, comme on atteignait +la fin de l'hiver, elle murmurait à son mari, la porte une fois close: + +--Pauvre vieux!... C'est tout de même une fière trotte à son âge... Je +ne suis pas fâchée que le printemps recommence! + +Si le temps était favorable, M. Raindal revenait à pied, par exercice +d'hygiène. + +La route lui semblait longue, mais, à mesure qu'il approchait de la +rue Notre-Dame-des-Champs il ralentissait le pas, sa démarche se +faisait plus irrégulière. On eût dit qu'il voulait retarder l'instant +de rentrer chez lui. + +Enfin, il gravissait son escalier, dont les marches cirées se +dérobaient sous ses semelles. Un froid de cave s'élevait des murailles +à marbrures peintes où la bougie projetait une ombre gigantesque. M. +Raindal ouvrait sa porte. Une odeur de cuisine et d'encaustique le +saisissait à la gorge. Il traversait sur la pointe des pieds le petit +appartement, et la doublure soyeuse de sa redingote bruissait le long +de ses jambes comme un dernier écho des élégances qu'il venait de +quitter. La médiocrité du logis ne lui en était que plus sensible. +Quelle pauvreté de meubles, quel manque de confortable après les +luxes, les aises et les délicatesses de toute sorte qui abondaient rue +de Prony! M. Raindal exhalait un soupir de tristesse, puis se glissait +dans son lit auprès de Mme Raindal qui ronflait imperturbablement +dans un lit parallèle... Souvent il restait sans éteindre à rêvasser, +à se remémorer la soirée: et sa nostalgie se dissipait en revivant ces +souvenirs. + +Elle ressuscitait le lendemain à la vue de Thérèse, dans son grossier +accoutrement du matin, avec cette vulgaire robe de chambre en bure, si +différente des chatoyants peignoirs de Mme Chambannes. + +Ah! M. Raindal s'expliquait la sévérité de la jeune fille envers sa +petite élève. L'envie, hélas! évidemment, l'envie! La jalousie +incapable de discerner autre chose dans Mme Chambannes que ses lacunes +de savoir, ses défauts intellectuels, comme si l'érudition était tout +en une femme, comme si la beauté, l'élégance, l'art de séduire, ne +comptaient pas aussi parmi les dons précieux, les facultés puissantes! +Et dans l'exaltation de sa découverte, au lieu d'en vouloir à sa fille +de cette disgrâce physique qui depuis quelque temps, malgré lui, +l'indisposait contre elle, il se sentait pris soudain d'un élan de +compassion. Il courait à Thérèse, il l'embrassait fougueusement au +front. Elle lui rendait le baiser sur la joue avec un effort de +tendresse. Mais son corps cambré en arrière démentait aussitôt la +simagrée de sa bouche. Entre eux un immatériel sortilège passait qui +s'opposait aux épanchements de jadis, aux confidences, à cette +solidarité de confrères qui durant tant d'années les avaient unis... + +Ils retournaient au travail, déçus de leur impuissance à se joindre de +nouveau, aigris mutuellement par leur tentative avortée, se +maudissant pour les torts dont chacun croyait l'autre coupable. Et la +semaine reprenait dans cette paix chargée de brouille. + + * * * * * + +Par une précoce soirée de mars, aussi douce qu'une nuit d'été, M. +Raindal, en revenant de chez les Chambannes, aperçut une lumière dans +la chambre de sa fille. + +Inquiet, car l'heure était avancée, il frappa et entra presque +simultanément. + +A demi étendue sur les draps défaits de son lit, Thérèse, tout +habillée, sanglotait, la tête contre l'oreiller. + +M. Raindal se précipita pour la relever. Mais d'elle-même elle s'était +redressée et vivement elle essuyait ses yeux. Il demanda, sans cesser +de la tenir dans ses bras: + +--Qu'est-ce que tu as, fillette?... Tu pleures?... Tu as du +chagrin?... + +Elle se dégagea d'un brusque mouvement d'épaules: + +--Non, père! Merci... Ce n'est rien... Laisse-moi... je t'en prie... + +--Alors, tu n'as pas besoin de moi? murmurait M. Raindal interloqué. + +--Non, non, je t'assure... Va-t'en... Je te dis que ce n'est rien... +Ce sont les nerfs!... + +Il n'osa insister, par peur de l'exaspérer, et il se retira en +refermant la porte avec un soin méticuleux, comme s'il eût quitté la +chambre d'un malade. + +Les nerfs!... Hum!... Excuse de femme, voile de maladie dont toutes +elles recouvrent le secret de leurs colères. Qu'est-ce que Thérèse +pouvait avoir? Qui lui causait une peine aussi violente? Un remords +insinuait: «Si c'était toi, pourtant, tes sorties du jeudi, ton +obstination!» Et M. Raindal se promit d'en savoir le fin mot, +d'interroger Thérèse dès le lendemain matin. + +Mais le lendemain s'écoula sans qu'il eût donné suite à son hardi +projet. Elle n'y pensait plus. Pourquoi la tourmenter de questions, la +pauvre enfant? Et puis, au fait, peut-être elle n'avait pas menti. +C'étaient peut-être bien les nerfs, en somme! + + + + +X + + +Les nerfs, cette sorte de «nerfs», elle en souffrait déjà depuis une +semaine, Mlle Raindal, ainsi que chaque année à l'approche de la +saison nouvelle. + +Le soir, quand une tiède bouffée traversait l'air glacé comme +l'haleine du printemps en marche, sa gravité coutumière tournait à la +mélancolie; et elle attendait l'inévitable épreuve, dont ce souffle +pervers lui annonçait le retour. + +L'universelle magie qui bouleverse alors tous les êtres la frappait +avec une particulière rigueur. Rien ne pouvait la garantir, ni son +savoir, ni sa raison, ni sa virile volonté. Elle succombait sous un +alanguissement de désirs sans but, qui par leur confusion même +laissaient un champ immense aux rêves de sa chasteté subitement +insurgée. Elle passait tour à tour des élans de tendresse les plus +puérils aux imaginations les plus chimériques. Des larmes d'émotion +humectaient ses paupières, ou tout à coup elle fondait en sanglots; et +pour le parfum d'une fleur, un orgue qui jouait en bas, un mendiant +qui chantait dans la rue une romance surannée, elle sentait son cÅ“ur +se gonfler de tristesse, avec des envies machinales d'appuyer sa tête +sur l'épaule robuste de quelqu'un. + +C'était dans ces instants de faiblesse qu'elle éprouvait le plus de +haine contre Mme Chambannes, et contre son père le plus d'intolérance. +Leur conduite à tous deux lui semblait plus révoltante, plus absurde, +plus dérisoire que de coutume, et elle se consolait à prendre pour du +mépris l'envie que lui inspirait leur bonheur d'être ensemble. + +Puis, le sentiment aigu de sa laideur et de son isolement l'entraînait +à des souhaits tous irréalisables. + +Ah! être belle, ou plutôt simplement être une de ces créatures +séduisantes que quelques hommes se disputent et qui peuvent choisir! +Être femme, en un mot, surexciter des convoitises, repousser des +assauts, mener la vie guerrière de son sexe au lieu de s'étioler dans +une existence factice, parmi des besognes neutres et des amusements +d'érudit! + +Mais comment changer, sans le charme nécessaire? Comment essayer de +plaire avec ces mains osseuses, ces yeux décolorés, cette bouche +amincie, qui n'avaient plu qu'une fois et pas au delà de huit jours? + +Elle en arrivait dans son découragement à jalouser les filles qu'elle +voyait passer sur le boulevard Saint-Michel, les grisettes. A certains +moments, pour partager leurs joies, elle eût de bon gré tout donné, sa +science, son honneur et l'honneur des siens. Elle se rappelait aussi +des femmes illustres par leur esprit mais qui, trop laides pour qu'on +les aimât, n'avaient pas reculé devant les débauches clandestines; et +elle relisait en cachette, avec des frissons sensuels, les historiens +de scandales où ces faits étaient relatés. Parfois en revenant chez +elle au crépuscule, elle entendait un pas d'homme qui la suivait. +Qu'allait-il faire? L'accosterait-il? Elle en avait presque l'espoir, +quoique sûre de se bien défendre... Un soir, rue de Rennes, elle osa +se retourner: elle aperçut un vieux monsieur de l'âge de M. Raindal +qui lui souriait avec des grimaces de connivence. + +Elle s'enfuit d'un pas trébuchant, chassée par la rage, la déception, +le dégoût d'elle-même. + +Elle ne retrouvait de quiétude que, la journée achevée, quand, la +bougie éteinte, elle se glissait entre les draps. Il n'y avait pas +pour elle d'instant plus savoureux. Étendue sur le dos, elle laissait +monter doucement la marée du sommeil. Ses membres se paralysaient, ses +pensées s'emmêlaient, elle avait la sensation que son corps +l'abandonnait; et la nuit sans reflets favorisait ce rassurant mirage. +A ne plus se voir laide, Mlle Raindal gagnait de l'audace. Son âme +enfin libérée et, comme nue, s'élançait bravement en oraisons d'amour. +Qui invoquait-elle donc par ces adorations? Albârt? Un autre?... Le +sommeil l'emportait avant qu'elle précisât, et durant des heures +ensuite, elle s'étirait haletante parmi des songes bizarres qu'elle +avait oubliés le lendemain au réveil. + +Mais à la plénitude enfiévrée de ses nuits elle mesurait le néant de +ses jours. Toute la matinée, des anxiétés de valétudinaire la +torturaient. Quand cela finirait-il? En était-ce fait pour toujours de +la vaillance de son cÅ“ur, de sa raison, de son esprit? Ou le chagrin, +comme tant de fois, s'userait-il peu à peu de lui-même, faute de +remèdes et de soulagement?... Ces questions l'affolaient d'angoisse. +Elle étreignait entre ses bras son oreiller, et ses lèvres +s'écrasaient contre, pour qu'à travers la porte on ne l'entendit pas +gémir... + + * * * * * + +Une après-midi, à la Bibliothèque nationale, elle feuilletait debout +devant un pupitre de chêne les énormes in-folio du _Corpus +inscriptionum ægyptiacarum_, quand tout à coup une ombre passa sur les +pages du livre. Elle redressa la tête et reconnut BÅ“rzell, le +prétendant évincé, le jeune assyriologue de la soirée Saulvard. +Accoudé en face d'elle à l'autre pente du pupitre, il la saluait en +souriant: + +--Bonjour, mademoiselle! fit-il avec un clignement de ses yeux +affectueux derrière le cristal du binocle. Heu! heu! Il me semble que +vous avez des lectures bien frivoles!... + +--N'est-ce pas? fit Thérèse, lui rendant son sourire... Mais ce n'est +rien encore après de ce que j'ai demandé... + +--Quoi donc? + +Elle énuméra les titres des livres qu'elle attendait. BÅ“rzell +feignait de s'indigner, criait au vol, à l'usurpation. Si les femmes +maintenant s'ingéraient dans de pareilles études! Et ils demeurèrent +quelques minutes à causer dans cette pose d'idylle, par-dessus le +pupitre qui leur tenait lieu de barrière fleurie. + +Enfin Thérèse s'écria: + +--Allons, monsieur, au revoir... Voilà qu'on m'apporte mes volumes... +Ce n'est plus le moment de bavarder... Je retourne à ma place... + +BÅ“rzell s'inclinait, un gros in-octavo sous le bras: + +--A bientôt, mademoiselle, j'espère... + +--A bientôt, monsieur... + +Instinctivement, elle le regarda s'éloigner, entre les rangées de +liseurs courbés à leur tâche. + +Sans savoir comment, elle le trouvait moins gauche qu'au bal, moins +déplaisant, transfiguré. + +Il s'avançait d'un air placide, décochant de-ci de-là un bonjour, +s'arrêtant pour une poignée de main, s'attardant à un bref colloque, +et dans cette atmosphère propice, sa chevelure en broussaille, sa +barbe mal taillée, sa redingote luisante, sa silhouette négligée de +combattant de l'idée, tous ses désavantages mêmes le servaient. Il +bénéficiait de cette beauté passagère que donnent l'aisance et +l'autorité dans un milieu approprié. Il était beau comme un chef de +bureau dans son cabinet de ministère, beau comme un adjudant à la +porte d'une caserne. + +--Peuh! le pauvre diable n'est pas si mal, murmura Thérèse en +regagnant sa place. + +Puis elle se mit à la besogne et l'oublia complètement. Mais comme, à +la sortie, elle s'approchait du vestiaire, la voix de BÅ“rzell +retentit encore au-dessus de son épaule. + +--Oui, c'est moi, mademoiselle!...Me permettez-vous de vous +accompagner?... Je crois que nous sommes voisins... Moi, j'habite le +haut de la rue de Rennes... + +Mlle Raindal hésitait. Non pas que la convenance de l'offre +l'inquiétât. Elle dédaignait depuis longtemps les petits préjugés sur +les cas de ce genre; car les vieilles filles sont comme des +souveraines déchues qui, le pouvoir une fois perdu, s'affranchissent +de l'étiquette. Par contre, elle supputait si jusqu'à la rue de Rennes +la société de BÅ“rzell l'ennuierait. + +Enfin elle prononça: + +--Eh bien! soit!... Je ne demande pas mieux... Faisons route +ensemble... + +Dehors il bruinait. La chaussée était grasse, et dans l'étroite rue +Richelieu les chevaux glissaient, trottant de biais comme si un grand +vent leur eût cintré la croupe. Quelques passants ouvraient leur +parapluie. BÅ“rzell les imita pour abriter Thérèse. A chaque pas, il +recevait des chocs et la pointe des baleines burinait à rebrousse-poil +des raies dans la soie de son chapeau. Ou bien une poussée de gens les +séparait. Thérèse se retournait, l'Å“il à la recherche du jeune +savant, et elle distinguait BÅ“rzell qui lui souriait par-dessus les +têtes, agitant en signal son parapluie dressé à bout de bras. + +Ils ne commencèrent à causer avec suite qu'après qu'ils eurent franchi +le guichet du Carrousel. + +Et, comme le premier soir, au bal, la causerie aussitôt prit le tour +professionnel. Seulement, c'était BÅ“rzell qui menait le jeu. Il +avait orienté l'entretien vers les notoriétés de la science; et au +sujet de chacune, insidieusement, il formulait son opinion. Elle se +trouvait être le plus souvent narquoise et irrespectueuse. Il retirait +d'un mot l'éloge qu'il avait donné de l'autre, mêlait les réserves aux +louanges, les piqûres aux caresses; et sa voix même, pateline autant +qu'habile, les sourires des lèvres ou des cils dont il corrigeait +chaque parole trop acerbe, ses expressions, ses modèles de phrases, +tout en lui paraissait d'un vieux maître orgueilleux, avec la verve de +la jeunesse en plus. + +Thérèse, de temps en temps, ne pouvait se retenir de l'examiner. Ah +ça! le soir du bal, avait-il, par calcul, dissimulé sa force, feint la +timidité pour séduire sans effaroucher? Avait-il voulu la flatter dans +son amour-propre de savante en se laissant battre et dominer par elle? +Ou avait-il été troublé par l'entourage? + +Quoi qu'il en fût, elle s'amusait. Il n'était pas sot ce garçon, ni +médiocre, ni servile. Et elle ne s'aperçut pas, tellement elle +écoutait, qu'ils avaient traversé la Seine. + +Ils montaient la rue des Saints-Pères, où, dans l'enchevêtrement des +voitures, les cochers s'entr'invectivaient. Par moments un omnibus +vacillait avec fracas contre le grès du trottoir que les roues +éraflaient en tremblant. Mlle Raindal et BÅ“rzell se serraient contre +une boutique proche. Puis la terrible machine passée, ils reprenaient +leur marche. A présent BÅ“rzell interrogeait, s'informait des travaux +de la jeune fille, et Mlle Raindal le renseignait avec complaisance, +retraçait l'emploi de ses heures, le règlement de ses études. + +Mais, comme ils tournaient l'angle du boulevard Saint-Germain, +BÅ“rzell soudain eut un soupir: + +--C'est dommage!... murmura-t-il. + +--Quoi donc? fit Thérèse. + +Il refermait son parapluie, la bruine ayant cessé. + +--Rien, mademoiselle... Ou plutôt, si... C'est dommage que je ne vous +plaise pas plus... Oh! même sans votre silence d'après, je m'en étais +bien douté à la soirée Saulvard... J'ai bien vu cela à vos yeux quand +vous êtes partie... Et cependant, vous me croirez si voulez, plus je +cause avec vous, mademoiselle, plus je me convaincs que nous aurions +fait un excellent ménage... + +Thérèse, à l'imprévu de cette déclaration, ne put réprimer un petit +éclat de rire: + +--Nous? dit-elle. + +--Oui, nous, parfaitement, nous!... poursuivait BÅ“rzell, avec un +avancement bougon des lèvres qui ajoutait quelque chose de puéril à sa +figure d'enfant barbu... Inutile, n'est-ce pas? entre gens de notre +espèce, de jouer la comédie... On nous présentait l'un à l'autre afin +de nous marier. Or supposez, mademoiselle, que je vous aie plu, à ce +bal... + +Il s'arrêta pour la regarder: + +--Et vous comprenez bien ce que signifie ce mot «plaire». Pardieu, je +n'espérais pas que vous alliez du coup tomber amoureuse de moi... +Non... Ainsi, vous, vous me plaisiez: c'est-à -dire que vous +m'inspiriez une profonde sympathie... Je pensais: «Voici une +personne de valeur, une forte intelligence, une femme comme il m'en +faudrait une, la compagne et l'amie à qui je pourrais me confier, +demander conseil, sans craindre de me heurter à de la niaiserie ou à +de l'indifférence...» Eh bien! supposez que vous eussiez pensé de même +sur mon compte, cela suffisait... Nous nous épousions et j'étais +heureux! + +Thérèse demeurait muette. + +--Mais voilà ! reprit BÅ“rzell d'un ton grognard... Vous ne l'avez pas +pensé... Je ne vous plais pas assez... Ou, pour être plus exact, je +vous déplais trop... Seulement, toute fatuité mise à part, +permettez-moi de vous dire que cela m'étonne... Intellectuellement, si +j'en juge par nos deux entretiens, nous nous entendrions à +merveille... Nous avons sur les gens, sur les choses, à peu près les +mêmes opinions... Notre vie à chacun est dirigée dans le même sens, +occupée par des travaux analogues... Nos goûts et nos aptitudes sont +d'accord... Reste le physique! Évidemment, c'est par là que je vous +déplais, et c'est justement cette faiblesse de jugement qui me +surprend chez vous... Ah! si vous étiez une de ces petites coquettes, +une de ces petites écervelées, une de ces petites poupées mondaines... + +--Pourtant, monsieur!... protestait Thérèse avec un sourire. + +BÅ“rzell lui coupa la parole, et, s'excitant graduellement: + +--Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi finir... Si, dis-je, +vous étiez une de ces petites mondaines sans culture, sans élévation +de caractère, et bourrée de préjugés, comme une oie de marrons, je ne +m'étonnerais pas... Je me connais, allez!... Je sais bien mes défauts +et tout ce qui me manque pour plaire à une petite femme de cette +catégorie... Mais que vous, une personne de votre qualité, vous +envisagiez le mariage comme ces demoiselles-là , que le mariage pour +vous ce soit le coup de foudre, le cÅ“ur bouleversé, la passion +irrésistible, le beau monsieur à moustaches et tout le tralala des +romances, je vous assure, je n'en reviens pas! Et, quand je songe que +très probablement nous sommes créés l'un pour l'autre, quand je songe +que par extraordinaire nous nous sommes rencontrés, que nous pourrions +faire ensemble un mariage intelligent, sensé, clairvoyant, et que nous +ne le faisons pas, tenez, cela me mettrait presque en colère!... + +Il tapait le bitume du bout de son parapluie. + +--Vous avez fini? questionna Thérèse d'un ton de sollicitude. + +--Oui, mademoiselle! fit-il distraitement. + +Et sur-le-champ, se dédisant: + +--Il n'y aurait qu'un cas, toutefois, où votre répugnance me +paraîtrait logique, justifiée, digne de vous, quoi!... Ce serait si, +par hasard, vous en aimiez un autre... + +Mlle Raindal subitement s'était assombrie. Le seigneur de sa vie +resurgissait: Albârt, avec son insolente prestance, ses grands yeux de +cheval, ses lèvres ironiques. Thérèse inspecta le jeune savant d'un +regard dédaigneux, puis, la voix assourdie de tristesse: + +--Je n'aime personne, monsieur!... Ou, si vous préférez, j'aime un +souvenir... + +--Un souvenir! bredouillait BÅ“rzell décontenancé... Ah! bon, bon... +C'est différent... je vous demande pardon, mademoiselle... + +Mais avec son chapeau rebroussé et ses grosses lèvres de triton, +ramenées en boule, il avait un air si déçu, si contrarié, si enfantin, +que, malgré la gravité de l'instant, Thérèse dut se contraindre pour +ne pas sourire. + +--Vous voyez, cher monsieur! reprit-elle cordialement... Vous vous +mépreniez, sinon sur mes intentions, du moins sur le fond de mes +sentiments... Et la preuve que j'ai du plaisir dans votre société, +c'est que, si vous voulez bien, de temps à autre, venir nous rendre +visite, le dimanche, en confrère, en ami, n'est-ce pas? j'en serai +tout à fait ravie... + +--Je vous remercie, mademoiselle, fit BÅ“rzell sans élan... +Certainement, je viendrai le dimanche... Ah! comme il est fâcheux, +tout de même, que vous ayez sur le mariage des idées tellement... ne +vous offensez pas... les idées reçues, les idées de tout le monde!... +Le cÅ“ur, l'amour, c'est beaucoup, je ne dis pas... Mais il n'y a pas +que cela dans l'existence!... Outre l'amour, il existe des sentiments +d'affinité, de sympathie, de considération réciproque, qui peuvent +établir des liens très solides entre deux êtres un peu indépendants et +supérieurs... + +Puis, comme Thérèse se rembrunissait: + +--Enfin, je ne veux pas vous importuner davantage, mademoiselle... Ce +serait mal reconnaître votre aimable invitation... Alors, si vous m'y +autorisez, à dimanche!... + +--A dimanche!... + +Thérèse s'engageait dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Une voix +essoufflée la rappela: + +--Encore moi, mademoiselle! fit BÅ“rzell qui la rattrapait... Un +dernier mot que j'oubliais... Il se pourrait que dans mes paroles vous +eussiez soupçonné une arrière-pensée d'intérêt... + +Thérèse faisait de la main un geste de dénégation. + +--N'importe! riposta BÅ“rzell... Pour rien au monde je ne voudrais +être confondu avec ces jeunes messieurs qui courent le beau mariage, +le mariage utile... Et, du reste, consultez M. Raindal... Il vous +apprendra lui-même que dès à présent ma vie scientifique est, selon +l'expression d'usage, tracée au cordeau... Mes maîtres m'aiment et me +soutiennent... Mes concurrents sont peu nombreux et n'ont pour la +plupart qu'un mérite de second ordre... Des Hautes Etudes je passerai +donc fatalement à la Sorbonne ou au Collège de France, et de là +j'entrerai, j'espère, à l'Institut... Calculez d'après ces données, +mademoiselle... Un mariage avec vous n'aurait certes pas été de nature +à me nuire... Cependant, sans ce mariage, au bonheur près, ma carrière +sera pareille... Voilà ce que je désirais vous dire... Convenez que +pour notre amitié future ces détails avaient bien leur petite +importance! + +--Ils en auraient eu peut-être si j'avais douté de vous... + +--Heu! fit sceptiquement le jeune savant... Vous dites cela... Vous +êtes polie... N'empêche que dans ces matières on n'est jamais trop +circonspect... Mais, je vous retarde, excusez-moi... A dimanche, +mademoiselle... + +--Entendu! fit Thérèse sur un ton déjà camarade. + +Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de travail, où M. Raindal causait +avec l'oncle Cyprien, celui-ci l'accueillit d'une bordée de +compliments: + +--Pristi! Mon neveu!... Comme nous avons une belle mine! Et des yeux +brillants!... De la gaieté plein la figure! Je jurerais que tu ne +viens pas précisément de t'ennuyer! + +--Effectivement! approuva M. Raindal avec timidité. + +--Bah! C'est possible, répliqua Thérèse... Devinez qui j'ai rencontré? +Le petit BÅ“rzell, tu te souviens, père? l'aspirant fiancé de chez les +Saulvard... Un garçon bien étrange, avec toute une série de théories, +de systèmes dont je ris encore... Bref, je l'ai invité à nous rendre +visite... Et il viendra sans doute dimanche!... + +--Tu as fort bien fait, fillette! affirma M. Raindal autant pour se +concilier Thérèse que par une manie qu'il avait de louanger ses +inférieurs... M. BÅ“rzell est un jeune homme d'un rare avenir... Tout +le monde, à l'Académie, le tient en haute estime... Et pas plus tard +qu'hier, qui donc me disait à son sujet...? + +--Mais toi-même, mon oncle, interrompit Thérèse, à mon tour de +t'interroger! Peux-tu me dire un peu ce que tu fais ici, en semaine, +un mercredi, à l'heure sacrée de l'apéritif?... + +--D'abord, objecta M. Raindal cadet, il n'est que cinq heures et +demie... L'apéritif dure normalement jusqu'à sept heures et demie... +Il me reste donc devant moi, mademoiselle, deux bonnes grandes heures, +s'il vous plaît... Maintenant, pourquoi je suis ici? Hé! cela +t'intrigue, mon neveu!... Pour demander à ton père de me mener chez +Mme Chambannes... + +Thérèse se mordit les lèvres, où montait un sourire. + +--Oui, reprit l'oncle Cyprien, en frottant son crâne ras. Une idée que +j'ai eue comme ça, une curiosité.... + +--Et je disais à ton oncle, continua vivement M. Raindal, sans +regarder Thérèse, que j'étais tout disposé à l'y mener le jour où il +voudrait... + +--Pourquoi pas demain jeudi? fit l'oncle Cyprien. + +M. Raindal poussait un soupir qu'il déguisa en ricanement: + +--Hé! hé! demain, c'est un peu tôt... Il faut bien que j'aie le temps +de prévenir Mme Chambannes... D'autant plus qu'hier soir son mari est +parti en voyage... + +--Ah!... En voyage!... Et où cela? fit l'oncle Cyprien. + +--En Bosnie, je crois. + +--En Bosnie!... Ah! vraiment, en Bosnie! répétait M. Raindal cadet +pour noter en sa tête cette particularité ou pour y découvrir un +indice à charge. + +Et d'un ton résolu: + +--Eh bien, écris-lui tout de suite, à Mme Chambannes... Deux lignes, +deux simples lignes... Je jetterai ta lettre à la boite en m'en +allant... Elle l'aura demain matin, au réveil, et, si elle ne veut pas +de moi... + +--Soit! soit! fit froidement M. Raindal qui saisissait son +porte-plume. + +Mais avant de tracer le premier mot, il ajouta: + +--Par exemple, je t'avertis loyalement... Tu verras peut-être chez Mme +Chambannes des personnes qui ne seront pas de ton goût... + +--Et qui donc? + +--Je ne sais pas au juste... Voyons, il y aura peut-être un abbé, +l'abbé Touronde, un des amis de la maison... + +A cette révélation, l'oncle Cyprien s'oublia. Comment! Mme Rhâm-Bâhan +avait un abbé, un curé, un ensoutané! Non, celle-là était par trop +bonne! Quelles mÅ“urs! Quel siècle! Quel gâchis! Et l'oncle Cyprien +s'en tenait les côtes. + +Il ne se calma que sur un regard sévère de Thérèse qui le rappelait à +ses engagements. + +--Je ris, déclara-t-il, je ris parce que... tu comprends... + +Puis, renonçant à s'expliquer: + +--Je ris sans méchanceté... Et tu peux compter que si je me rencontre +avec l'abbé Tour... Tour quoi?--baste! peu importe!--je serai très +convenable... des plus convenables... Va, écris, mon ami!... + +Thérèse était à bout de forces. Le fou rire la gagnait. Elle sortit +sous prétexte de chercher une brochure, et, arrivée à sa chambrette, +elle se laissa choir dans son fauteuil en s'esclaffant. + +--Ce malheureux papa!... Quelle tête piteuse! Et l'oncle, qui veut en +être aussi maintenant!... Ah! la vie est bien drôle! + +Elle se sentait d'humeur à plaisanter, à trouver tout cocasse, +grotesque, et au fond elle avait l'impression d'être enfin guérie, +délivrée de sa crise. Spontanément elle éprouva un élan de gratitude +pour BÅ“rzell. Le brave garçon, n'était-ce pas à lui qu'elle devait un +peu ce miracle? Ne l'avait-il pas consolée, distraite, comme un enfant +qui pleure, avec le miroitement de sa thèse conjugale, la bizarrerie +de ses discours, la chaleur tenace de sa voix? Sans lui, sans ce +comique raisonnable qui émanait de sa personne, et survivait à leur +causerie, ne serait-elle pas encore à se débattre sérieusement contre +la fièvre du mal, à s'épuiser dans le grave cauchemar de ses désirs +inassouvis? Aurait-elle même pu s'amuser des ambitions mondaines de +l'oncle, ou de sa malice sournoise, ou de quoi que ce fût? Pauvre +BÅ“rzell! Jamais elle ne parviendrait à l'exaucer, à surmonter la +répulsion que lui suggérait cette figure de vieux collégien à barbe. +Mais qui sait s'il ne l'aiderait pas aux moments de détresse, s'il ne +deviendrait pas un ami, un camarade fidèle qui ferait sa solitude +moins morne, moins abandonnée? + +Elle marchait à travers la pièce, en s'exaltant à ces espoirs, et +Brigitte dut frapper deux fois pour lui annoncer que l'on servait. + + + + +XI + + +--Son frère... le frère de M. Raindal!... murmurait songeusement Mme +Chambannes, accoudée au bord de son lit devant le cadre moelleux que +formaient autour de ses boucles éparses les dentelles de l'oreiller. + +Elle amena d'une main distraite le restant du courrier. Il y avait un +prospectus de parfumerie, une note de modiste qu'elle rejeta avec +dégoût, deux journaux et au-dessus une carte postale fermée: une drôle +de carte, l'adresse écrite en gauches capitales qui titubaient l'une +sur l'autre, un louche aspect de lettre anonyme! Zozé la déchira +lentement. Des faiblesses vibraient le long de ses bras, et elle lut, +tracées dans le même caractère, ces lignes qui emplissaient l'espace +du carton gris: + + SI VOUS N'AVEZ RIEN DE MIEUX A FAIRE, PASSEZ UN MATIN, VERS ONZE + HEURES, RUE GODOT-DE-MAUROI, AUX ENVIRONS DU DOUZE BIS. VOUS Y + CONSTATEREZ UNE FOIS DE PLUS QUE LES AMIS DE NOS AMIES SONT NOS + AMIS. + +Elle se renversa en arrière, sans un doute, sans un espoir, la main à +la poitrine, avec un geste de blessée. Elle demeurait d'abord +immobile, les paupières closes, puis, indistinctement elle se mit à +balbutier: + +--Oh!... oh!... oh! mon Dieu!... Les méchants!... L'atroce +méchanceté!... + +Elle éprouvait au cÅ“ur une sensation cuisante; et c'était à chaque +question qu'elle inventait, à chaque hypothèse, comme une nouvelle +brûlure qui aurait agrandi la plaie. + +Sûrement on dénonçait Gérald. Mais la femme, la gredine, la traîtresse +inconnue, qui cela pouvait-il être? + +Une à une, Zozé évoquait ses amies sans y discerner la coupable. +Toutes lui paraissaient également suspectes. Avec toutes, tour à tour, +Gérald avait eu des flirts équivoques, des façons familières; et dans +chacune successivement, au gré des souvenirs, elle croyait tenir la +complice. Une autre ensuite l'emportait, lui semblait plus fautive, +Flora Pums après Germaine de Marquesse, Rose Silberschmidt après Flora +Pums; et à la fin, elle s'embrouillait dans cet amas de preuves +équivalentes et de présomptions contradictoires. Elle essaya de +s'orienter en cherchant à deviner l'auteur du télégramme. Des noms lui +venaient à l'esprit, les noms d'hommes qui la désiraient et eussent +été capables de vouloir détruire son bonheur: Pums, Burzig, Mazuccio. +D'aucun des trois cet acte infâme ne l'étonnait. Alors en s'apercevant +de l'aisance avec laquelle elle les soupçonnait toutes et tous, un +rictus contracta ses lèvres. Pouah! Dans quelle bande de coquines et +de goujats vivait-elle donc pour que nul d'entre eux ne trouvât grâce +devant sa méfiance, pour que pas une fois elle n'eût craint de les +accuser à tort? Mais ce ne fut qu'un éclair de clairvoyance aussitôt +éteint sous les bouillonnements de sa colère. Elle avait bien le temps +de philosopher, la petite Mouzarkhi! Et elle exagérait le ton des +injures, comme on fait dans le délire de la désillusion, ne gardant +d'amour, de tendresse, d'indulgence que pour Gérald, son Gérald chéri +qu'elle allait peut-être perdre à jamais! Des larmes obscurcirent ses +yeux. A travers leur eau trouble elle contemplait avec angoisse +l'inconcevable scène de la séparation! Elle se figurait être rue +d'Aguesseau, sur le seuil de la porte, après l'explication finale. +Elle tournait la tête pour un dernier regard. Elle revenait encore +l'embrasser... Oh! non, non, elle ne voulait plus voir, et dans un +élan de terreur, elle ramena au-dessus de son front la toile légère +des draps. Des convulsions de sanglots agitaient par instants les +formes onduleuses que modelait son corps sous ce suaire. Puis, comme +dix heures sonnaient à la pendule de la cheminée, dans un soubresaut +plus violent, Zozé rejeta les couvertures, et, glissant d'un bond à +terre, elle sonna nerveusement: + +--Vite, de l'eau chaude dans le cabinet de toilette... Mon costume de +drap beige... Ma capote noire!... dit-elle à la femme de chambre qui +entrait. + +--Quel corset? + +--Je ne sais pas, celui que vous voudrez!... Vite, seulement, vite, +vite... + +--Madame désire-t-elle une voiture? + +--Oui, c'est cela, une voiture fermée... ou plutôt, non!... Pas de +voiture!... Dépêchez-vous... + +Une hâte belliqueuse l'activait. Il fallait être prête à l'heure; et +elle courait à cette suprême torture de surprendre les coupables comme +à un plaisir sans pareil, les narines palpitantes, un petit sourire +sauvage aux lèvres, et les yeux brillants de convoitise. + +A onze heures moins le quart, elle fut dehors. Elle suivit à pied la +rue de Prony et traversa le parc Monceau. Un jardinier enlevait aux +arbres rares de l'entrée leur étroite pelisse de paille. Les +feuillages débutants espaçaient leurs masses ajourées, d'un vert +encore tout pâle; et des parfums nouveaux roulaient avec douceur dans +la brise. Cette allégresse des éléments attrista Zozé par contraste. +Elle avait ouvert son ombrelle, car le soleil était déjà chaud; et en +marchant elle exhalait de longs murmures de regret comme si elle n'eût +plus dû revoir jamais ces gracieuses pelouses ni aspirer cet air +embaumé. + +Mais elle se raidit d'un effort contre l'amollissement de la rêverie; +et, hélant un fiacre fermé qui passait: + +--Faites attention! commanda-t-elle au cocher... Nous allons rue +Godot-de-Mauroi... Quand je frapperai à la vitre, vous arrêterez... +Vous ne bougerez plus... Vous resterez sur votre siège et vous +attendrez... Si je frappe deux fois, vous repartirez au pas... Si je +frappe trois fois, au trot... Est-ce compris? + +--Oui, madame! fit paternellement le cocher, un gros moustachu +qu'amusaient ce mystère et ce ton de jeune capitaine. + +--Alors, allez! Bon pourboire!... + +La voiture s'engagea dans la descente de l'avenue de Messine. + +A l'approche de l'attaque, l'ardeur de Zozé faiblissait. Elle avait +l'impression de recevoir dans la poitrine des coups de poing +étouffants, ou bien que son cÅ“ur était un petit oiseau chétif qu'une +main brutale étreignait. Et elle tenait ses paupières jointes pour ne +pas compter les maisons qui filaient trop vite. + +Elle rouvrit cependant les yeux à un choc. Le fiacre tournait dans la +rue Godot-de-Mauroi. Zozé eut juste le temps de frapper à la vitre. Le +cocher se rangea à la hauteur du numéro 9. De là , en biais, on +apercevait le 12 _bis_, une vieille maison dont la façade grisâtre se +confondait avec d'autres façades analogues. Au-dessus de la porte +pourtant, deux écriteaux jaunes annonçaient de petits appartements +meublés à louer. + +«C'est bien ici!» songea Zozé avec un soupir de détresse. Puis elle +consulta sa montre qui marquait onze heures cinq. Elle releva les +carreaux afin de se masquer le visage de leur trompeuse transparence. +Et s'arc-boutant dans l'angle gauche, le buste en bataille vis-à -vis +du 12 _bis_, elle commença à regarder. + +Un quart d'heure s'écoula. Dans le silence de la rue à demi déserte, +des marchands des quatre saisons glapissaient en poussant leurs +lourdes charrettes. Parfois le cheval du fiacre s'ébrouait avec un +gros frisson d'ennui qui secouait les brancards, ou bien le cocher, +dans un mouvement, faisait grincer les cuirs et les bois de la +voiture. Mais Zozé ne percevait pas plus nettement ces bruits, qu'elle +ne voyait les boutiques voisines, les piétons qui se penchaient pour +la dévisager, ou le sellier d'en face courbé sur son ouvrage derrière +la vitrine. D'immatérielles Å“illères maintenaient ses regards en +arrêt, comme l'avide attention qui figeait tout son corps, vers le +petit quadrillage de pavés où les amants allaient surgir. + +Que se disaient-ils à présent, dans quelles abjectes caresses +pâmaient-ils, à quel étage, à quelle fenêtre? Pour Gérald, à l'aide +des souvenirs, Zozé s'imaginait bien à peu près. Mais la femme lui +échappait. Elle devinait tout de la perfide, sa taille, sa nudité, sa +poitrine et ses bras, tout sauf la tête, sauf le visage. Et il lui +semblait se démener dans un de ces écrasants cauchemars où les traits +d'un des personnages se liquéfient, s'effacent dès qu'on tente de les +distinguer. + +La demie sonna à une horloge des environs. La lenteur des complices +exaspérait Zozé plus encore que leur forfaiture. Elle les appelait +inconsciemment dans une véhémente et muette prière: «Venez donc! +Arrivez!»--comme des amis en retard à un rendez-vous qui pressait. + +Et soudain une idée lui bouleversa le cÅ“ur. Si la lettre mentait, si +on l'avait mystifiée! Elle n'en ressentit aucune joie. Elle ne pouvait +l'admettre. Ses soupçons, tant de fois dépistés, refusaient de +rétrograder. On eût dit qu'ils flairaient la proie, qu'ils sentaient +l'hallali prochain. + +Elle consulta de nouveau sa montre. «Midi moins le quart... Tant +pis... A midi, j'entre chez la concierge!...» Puis, comme elle +relevait les yeux, elle eut un tragique recul de la tête. + +Là -bas, devant la voûte du 12 _bis_, une dame en costume de serge +grise faisait signe à un cocher; et, malgré la voilette blanche, +malgré l'épaisse floraison des broderies, Zozé avait reconnu un profil +familier, une mâchoire en forme de rabot, son amie, sa meilleure amie, +Germaine de Marquesse, elle-même! + +Mais déjà la voiture d'en face repartait. Elle rasa au passage le +fiacre de Mme Chambannes. Sous la capote baissée, Germaine se cambrait +dans une pose résolue, les deux mains écartées aux deux bouts de son +ombrelle placée en travers de ses genoux. La misérable! C'était bien +elle! Et elle ne voyait rien, cette Germaine, tant le contentement +l'aveuglait!... Oh! la petite Mouzarkhi n'aurait certes pas cru que le +plaisir de _les_ surprendre fût à ce point douloureux! Elle +défaillait, saisie d'une lâcheté comme une femme qu'on opère, après le +premier contact de l'acier. Qu'allait être la seconde blessure, quand +la première lui laissait un déchirement aussi affreux? + +Elle n'eut pas le loisir de se reprendre. Gérald apparaissait devant +la maison maudite. + +Il était en tenue du matin, cape noire, complet bleu, avec une touffe +d'Å“illets couleur chair, que l'autre, sans doute, venait de piquer au +revers de son veston. Et Zozé le considérait, les yeux dilatés +d'horreur et d'amour. + +Il jeta un regard à droite, un regard à gauche. Il semblait hésiter. +Enfin il s'achemina, de son pas dandinant vers la rue des Mathurins, +la canne sous le bras, les épaules voûtées, les mains réunies en +coquille pour allumer sa cigarette. + +Zozé, affolée, avait oublié les signaux convenus. Elle tira la glace +et cria au cocher: + +--Allez! + +Le fiacre démarrait au petit trot. Mme Chambannes frappa +frénétiquement à la vitre, et, la voiture encore en marche, elle +bondit sur le trottoir. + +Au fracas de cet arrêt, Gérald avait fait volte-face. En apercevant la +jeune femme, il blêmit de malaise. Et, se contraignant: + +--Tiens!... C'est vous! dit-il avec un pesant sourire. + +Zozé désignait de la main le fiacre, dont la portière restait ouverte. + +--Monte! commanda-t-elle d'une voix sourde. + +--Que je monte? Oh! quel drôle de ton vous avez!... bredouillait +Gérald, en essayant derechef un sourire. + +--Je te dis de monter! réitéra Zozé, stupéfaite elle-même de son +accent d'audace... Allons, monte!... Je ne crains rien, ni le monde, +ni le scandale... Je veux que tu montes... + +Une bande de petites ouvrières qui se rendaient à leur déjeuner, les +regardaient en se poussant du coude. + +--Soit! fit Gérald gêné... C'est égal! vous avouerez que vous avez une +bizarre manière... + +--Assez! Nous causerons tout à l'heure! + +Et tandis que le jeune comte s'installait dans le fiacre, elle dit au +cocher: + +--Où vous voudrez... Au Bois... du côté du Bois... + +La voiture s'ébranla. Tous deux, en vieux nautonniers de Paris, +experts à la manÅ“uvre du fiacre, ils tiraient la voilure des stores. +Puis Zozé s'écria: + +--Eh bien? + +Et, à bout d'énergie, elle fondit en larmes. + +--Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... Je t'assure que je +ne comprends pas! murmura hypocritement Gérald qui allongeait son bras +pour l'enlacer. + +Elle se déroba d'un brutal détour du buste: + +--Ne me touche pas... Tu me dégoûtes... Finis-en avec tes mensonges +stupides... J'ai vu Germaine... Comprends-tu, maintenant?... + +Devant le silence de Gérald, sa fureur redoubla: + +--Quelle honte! Quelle ignominie!... Avec une de mes amies, avec celle +que j'aimais le mieux! Bah! vous vous valez l'un l'autre... Vous êtes +des bandits, des canailles!... Vous deviez naturellement vous +entendre... + +Gérald tenta de se rapprocher: + +--Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo... Ne pleure pas... Cela n'a +aucune importance... Oui, c'est vrai, ce n'est pas propre... Mais +c'est plus bête encore que vilain... Tiens, si la galanterie me +permettait de parler avec franchise... + +--Eh bien, quoi? fit Zozé sans le repousser. + +--Non! fit Gérald... Ce serait répugnant... Tu ne le voudrais pas +toi-même... Sache pourtant qu'aujourd'hui c'était la première fois et +qu'à l'instant, en m'en allant... sais-tu ce que je me disais là , à +l'instant, quand tu m'as sauté dessus?... Je me disais que c'était la +première fois et aussi la dernière... + +--Tu me le jures? questionna Zozé avec un regard passionné qui faisait +plus étrange sa figure convulsée de haine. + +--Je te le jure! riposta Gérald. + +Elle l'examinait tendrement, en lui appuyant ses mains aux épaules, +puis le rejetant loin d'elle d'une rageuse bourrade: + +--Je ne te crois pas... Tu mens... Tu as des yeux de femme!... + +Elle recommençait à sangloter; et, dans la demi-lueur de répétition +qui perçait par l'étoffe des stores, auprès de cette maîtresse qui +gémissait comme à une fin de mélodrame, Gérald éprouvait peu à peu une +sorte de lassitude à se justifier plus. + +--Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo! prononçait-il encore, de +temps en temps, machinalement, par contenance. + +Cependant cette scène durait trop. L'agacement le gagnait. Sous +l'amant se révoltait confusément l'orgueilleux gentilhomme. Les +brusqueries de Zozé l'avaient au fond vexé. Lui, Gérald de Meuze se +laisser bousculer par une simple Mme Chambannes! Et si docile, si +charmante amie que fût Zozé, il en venait à regretter presque les +femmes de sa caste. Oui, parmi celles-là , il y avait bien quelques +amoureuses, quelques sentimentales, des crampons avérés et que l'on +connaissait pour telles. Mais on était prévenu, on ne s'y risquait +qu'à bon escient. Et les autres, par contre, quelles agréables +natures, faciles, enjouées, et qui vous comprenaient la vie! Ah! ni la +jeune Chitré, par exemple, ni Mme de Baugy, ni même ce gros chérubin +de Mme Torcieux, n'auraient fait tant de tapage jour une aussi banale +petite crasse! On se serait boudés un peu, on se serait quittés +peut-être. Seulement ni scandales, ni sanglots. Deux ou trois mots +secs, d'abord,--après, un solide _shake-hand_ pour se remettre ou se +séparer, et voilà tout. Car elles savaient ce que c'est qu'un homme, +un flirt, une aventure. Elles étaient du monde, elles!... + +Et subitement, entre deux cahots, la voix de Zozé proféra, sur un ton +de stupeur: + +--Oh! Raldo... Comment as-tu pu?... Comment?... Comment?... + +Comment il avait pu! Elle en avait d'exquises, la pauvre petite! Il +retint un sourire, et, attendri du coup par la candeur de cette +question: + +--Je te dirai cela plus tard... un jour, lorsque je serai absolument +sûr de ne plus te faire du mal... + +--Un jour?... Quel jour? s'écria Zozé avec une mine hautaine... Tu +supposes donc que je te reverrai?... Tu ne sens donc pas que c'est +fini? + +Il l'attirait contre sa poitrine: + +--Alors tu ne m'aimes plus?... + +Zozé haletante ne répliquait pas. Des larmes jaillirent sur ses joues +que crispait un spasme de souffrance. + +--Mais si, tu m'aimes, puisque tu pleures! reprit Gérald en la +câlinant. + +Et, avec assurance: + +--Écoute, ma petite Zozé... Evidemment, de nous revoir maintenant, +tout de suite, demain ou après-demain, cela ne pourrait qu'amener des +scènes, des chagrins, des entrevues pénibles... Tu as besoin de repos, +de réflexion... Il te faut du temps, pour me pardonner... Oh! je ne +suis pas une brute, va... Je devine bien ce que tu ressens... Et voici +ce que je te propose... Je devais partir la semaine prochaine pour le +Poitou, chez ma tante de Cambres... Eh bien, j'avancerai mon départ.. +Je partirai ce soir même... Je resterai à Cambres jusqu'à la fin du +mois, en t'écrivant autant que tu voudras... Et lorsque je reviendrai, +tout sera oublié, je t'en donne ma parole... Dis-moi, cela te +va-t-il?... + +Mme Chambannes laissait sa tête rouler rêveusement au gré des cahots +sur l'épaule de Gérald. Le jeune homme répéta: + +--Réponds, ma petite Zozé... Cela te convient-il? + +--Oui, oui! fit Mme Chambannes d'un air méditatif... Mais, moi aussi, +j'ai une idée... + +--Dis-la, mon pauvre Zozo!... + +--Je m'ennuierais à Paris... Je serais trop triste sans toi... Alors, +je vais aller me refaire aux Frettes, jusqu'à ton retour... En +rentrant, je boucle mes malles, et je décampe par l'express de cinq +heures. + +--Seule? + +--Non, je mobiliserai la tante Panhias! + +--C'est cela, excellente idée... + +Il y eut une pause. Elle éprouvait par tout son être un soulèvement de +béatitude, une sensation de salut qui l'empêchait de parler. Et, se +collant à Gérald, dans une effusion d'aveu plus forte que sa volonté, +elle soupira langoureusement: + +--Oh! mon petit Raldo!... Comme c'est bon de t'avoir gardé!... + +Elle ne rentra chez elle qu'à deux heures. + + + + +XII + + +Mme Chambannes n'était pas partie depuis une heure qu'un fiacre stoppa +devant l'hôtel. + +Les deux MM. Raindal en descendirent. Le maître, pour éviter les +remarques insidieuses de son cadet, avait endossé une vieille +redingote. L'oncle Cyprien, au contraire, portait ses vêtements de +gala, une jaquette qui gardait encore aux basques les plis contractés +dans l'armoire, un pantalon à damier gris, et des gants de peau de +chien rougeâtre. Il était rasé de frais, et sa massue de cornouiller +avait fait place à une mince badine de jonc, avec une pomme dorée et +deux glands de soie brune, héritage de M. Raindal, le père. + +Firmin, le domestique, en ouvrant recula d'étonnement. Il était, du +reste, en complet de drap anglais à carreaux et melon de feutre sur la +tête. + +--Comment, monsieur Raindal! s'écria-t-il en retirant hâtivement son +chapeau. Mais madame n'y est pas... Elle est partie, il y a une heure, +pour les Frettes... Et je dois la rejoindre demain matin... Madame n'a +pas prévenu monsieur?... + +L'oncle Cyprien se mordait la moustache pour étouffer son envie de +rire. + +--Non, madame ne m'a pas prévenu!... répéta M. Raindal d'un ton +saccadé... C'est extraordinaire... Au moins, j'espère qu'il n'y a rien +de grave!... + +--Je ne pense pas, monsieur, fit le domestique. Madame a décidé cela, +tout d'un coup vers deux heures... J'ai couru chez Mme Panhias qui est +venue aider madame à faire les malles... Et elles sont parties avec +Anna, la femme de chambre; je vous dis, il n'y a pas une heure. Si +monsieur désirait écrire un mot, j'apporterais la lettre à madame +demain matin... + +M. Raindal réfléchit. Une telle désinvolture le confondait; puis, il +avait au dedans de lui comme une impression d'angoisse mal définie, de +chagrin bizarre. + +--Non, merci! prononça-t-il enfin... J'écrirai de chez moi... Et où +dites-vous que madame est?... + +--Aux Frettes, au château des Frettes, à Villedouillet, +Seine-et-Oise... Monsieur se rappellera?... + +--Parfaitement, mon garçon... je vous remercie. + +La porte se refermait. Le maître lança un coup d'Å“il à son frère, et, +d'une voix qu'il essayait de rendre goguenarde: + +--Eh bien! mon pauvre ami... Pour ta première visite, tu n'as guère de +chance!... + +L'oncle Cyprien s'inclinait, en écartant les bras dans un geste +d'acquiescement, et, se redressant soudain: + +--Dis donc, elle ne m'a pas l'air plus poli que ça, ta Mme +Chambannes!... + +Le maître allait répliquer, quand deux voitures, qui arrivaient en +sens inverse, s'arrêtèrent ensemble devant l'hôtel. L'abbé Touronde +sortit de la première: et de la seconde, le marquis de Meuze. Ces +messieurs, informés par M. Raindal, manifestèrent une grande surprise. +Ni l'un ni l'autre n'avaient été avertis, et le groupe se perdait en +conjectures sur les raisons de cette étrange impolitesse. Le marquis +de Meuze surtout se montrait choqué. Il dut se retenir pour ne pas +pester contre Gérald. Comment! un gaillard qu'il avait vu le matin +encore, qui savait tout sans doute et qui ne lui en soufflait pas un +mot! Cela passait, en vérité, les bornes de la cachotterie! + +--Que voulez-vous! déclara-t-il, nous n'avons plus qu'une chose à +faire, c'est de rentrer chacun chez nous... Vous descendez dans Paris, +monsieur Raindal? + +--Oui, certainement! fit le maître. Mais, pardon, j'oubliais... Il +faut que je vous présente mon frère, que j'amenais justement chez Mme +Chambannes. + +Ces messieurs retirèrent leurs chapeaux. L'oncle Cyprien accentua +exprès son salut à l'abbé Touronde. Et l'on se mit en marche vers le +centre, le maître devant avec l'abbé, M. de Meuze en arrière avec +l'oncle Cyprien. + +Pourtant M. Raindal ne suivait qu'imparfaitement les propos de l'abbé +qui l'avait entrepris sur sa question favorite, l'origine et les +dogmes de la secte des Coptes-Unis. Le brutal départ de Mme Chambannes +lui causait un énervement dont il ne se sentait plus maître. Manque de +courtoisie envers les autres convives, ce trait lui semblait à son +égard un réel manque d'amitié. Puis l'aventure dissimulait un mystère +qu'il eût souhaité pouvoir percer. Que signifiait cette fuite +précipitée, cet oubli de toutes les convenances? Quel drame ou quel +caprice avait ainsi, à l'improviste, chassé de Paris Mme +Chambannes?... Une sorte d'irritation l'oppressait peu à peu, qui, +pardieu, n'était pas de la jalousie--et M. Raindal rien qu'à cette +idée eut un petit ricanement sardonique--mais qui ressemblait à de la +déception, oui, à de la désillusion, à quelque chose enfin comme un +mécompte de cÅ“ur. Et il souleva son chapeau pour s'essuyer le front, +où perlaient de légères gouttelettes. + +--Excusez! s'écria l'oncle Cyprien qui venait sans succès de décocher +un brocard contre l'abbé Touronde. Je préfère être franc... C'est plus +fort que moi... Je n'aime pas les curés!... + +Et comme le marquis, resté glacial, abaissait tout à fait sa paupière +grisâtre: + +--Mais par contre, fit-il prestement, je vous avouerai que je n'aime +pas davantage les juifs. + +Là -dessus, ils s'entendirent très vite. M. de Meuze contait +sommairement ses déboires du krach. L'oncle Cyprien riposta par +l'histoire de sa destitution et par un résumé de sa théorie des Deux +Rives. Le marquis approuvait avec des sourires, et ils conclurent +d'accord que c'était, somme toute, une bien déplorable engeance. + +Des seigneurs à ménager, cependant, ajouta le marquis, et qui +demeuraient, quoi qu'on fît, les princes du marché financier... Ah! en +82, au moment de la Timbale, on avait été bien nigaud. On s'était +attaqué à eux sans avoir appris leur tactique, sans soupçonner leurs +munitions, sans se méfier de leurs ruses de guerre; et on s'était fait +battre, rosser à plates coutures. Or, comment lutte-t-on contre des +adversaires plus habiles? En pénétrant leurs plans, en connaissant +toutes leurs batteries, en réglant son tir sur le leur, en rectifiant +la parabole selon les résistances ambiantes que figuraient ici: les +renseignements perfides, les charges en ligne des syndicats, les +manÅ“uvres de liquidation, les fausses nouvelles ou autres duplicités +stratégiques. Et telle était maintenant la seule façon savante dont +opéraient en Bourse les personnes du monde. + +--Ainsi, moi!--continuait le marquis, cessant ses comparaisons +militaires,--moi je suis actuellement à fond dans les mines d'or... Eh +bien, vous pensez peut-être que je me suis fourré là dedans à +l'aveuglette?... Pas du tout!... Le hasard des relations m'avait mis +en rapport avec quelques-uns de ces messieurs, précisément chez les +Chambannes, et je vous prie de croire que je n'ai pas boudé sur leurs +renseignements... Ah, mais non!... Des renseignements dont, soit dit +en passant, je suis loin de me trouver mal... + +--Tiens! Tiens! vous avez confiance dans ces gens-là ? questionna avec +déception M. Raindal cadet... On m'avait pourtant assuré qu'il y en a +beaucoup parmi eux qui ne sont pas la fleur des pois... + +--Et qui vous a dit cela?... + +--Un de mes amis, mon ami Johann Schleifmann, un de leurs +coreligionnaires, et, entre parenthèse, un brave homme, celui-là !... + +--Votre ami force la note, monsieur, fit doucement le marquis... +Évidemment, je ne me fierais pas à tous... Il en est même que je ne +vous nommerai point et dont je me méfie comme de la peste... +Seulement, tenez, par exemple, pour ne vous en citer qu'un, M. Pums, +le sous-directeur de la Banque de Galicie, en voilà un dont je n'ai +qu'à me louer depuis six mois qu'il me conseille... Je ne vous +jurerais pas que, par-ci par-là , je ne bois pas un petit bouillon... +Mais, tout compte fait, mes opérations se soldent par des bénéfices, +d'importants bénéfices... Et remarquez qu'il ne m'en coûte ni un +dérangement, ni une flagornerie... Pums ne rêve que de m'obliger... Ce +n'est pas un de ces vizirs de la haute finance qui vous font payer +leurs avis à soixante humiliations pour cent... Il débute, mon Pums! +On l'a pour une poignée de main... + +Le marquis s'esclaffait de cette ingénieuse tournure. Puis il +poursuivit: + +--Et bien entendu, vous, monsieur, vous ne touchez pas à ces +diableries? + +--Pas de danger! s'écria l'oncle Cyprien... Les vingt malheureux mille +francs que j'ai grattés sou à sou sur mes maigres appointements, je +les ai placés en chemins de fer... Cela me donne dans les trois pour +cent... Une misère, je vous l'accorde, mais une misère sûre et qui, +avec ma retraite, me permet de joindre les deux bouts... Spéculer, +moi?... Non, jamais de la vie!... Et puis, à quoi bon?... Je n'en ai +pas besoin! + +Le marquis était devenu songeur. Il éprouvait un élan de sympathie +démocratique envers ce fougueux petit employé, trop pauvre pour que sa +morgue de gentilhomme eût à en redouter des familiarités blessantes. +Leur distance même les rapprochait; et soudain, d'une voix +sentencieuse: + +--Qui sait si vous n'avez pas tort! fit-il... Il y a en ce moment des +fortunes à faire sur les mines... Et quand je vois des gredins ou des +imbéciles qui s'enrichissent du jour au lendemain et qu'après je +rencontre un honnête homme comme vous qui ne profite pas de l'aubaine, +j'ai des tentations de lui crier: «Mais allez donc, marchez donc!... +Ne laissez pas filer l'occasion!... Une occasion qui ne se produit que +deux ou trois fois par siècle, ça vaut la peine, que diable!...» + +--Vous croyez?... Vous croyez? répétait l'oncle Cyprien, d'un ton +sceptique encore quoique déjà ébranlé. + +--Et au fond, de quoi s'agit-il pour vous?--poursuivit le marquis, +avec cette manie de charité sermonneuse où se complaît parfois envers +autrui le joueur heureux.--Il ne s'agit pas en réalité de faire +fortune!... Tout au plus, comme on dit à la caserne, d'améliorer votre +ordinaire, de gagner les moyens de vous offrir un peu de luxe, un peu +de bien-être... Ah! si j'étais vous... Mais c'en est assez... Je ne +veux pas vous influencer... Le jour où cela vous dira, venez me voir, +monsieur Raindal... J'habite 2, rue de Bourgogne, au coin de la place +du Palais-Bourbon... + +Ils rattrapaient le maître et l'abbé, qui s'étaient arrêtés à l'angle +du pont de la Concorde. On procéda aux saluts d'adieu; puis, les deux +frères restés seuls: + +--Viens-tu dîner chez nous? interrogea M. Raindal. + +L'oncle Cyprien, sans entendre, contemplait rêveusement les striures +de velours pêche que le soleil couchant traçait au loin sur l'horizon +décoloré. + +--Je te demande si tu viens dîner? réitéra M. Raindal. + +--Hein!... Plaît-il? fit en tressaillant l'oncle Cyprien. Si je viens +dîner?... Non, merci... Schleifmann m'attend à la brasserie... Je ne +peux pas le lâcher... + +Et, comme la petite voiture verte de Panthéon-Courcelles gravissait au +pas la chaussée, il serra vivement la main de son frère. + +--A bientôt... A un de ces soirs!... + +Il avait grimpé sur l'impériale, et au tournant du boulevard +Saint-Germain, M. Raindal l'aperçut qui brandissait en signe d'amitié +sa souple badine à pomme d'or. + + * * * * * + +--Hô! bonsoir, mon ami! fit Schleifmann, tandis que l'oncle Cyprien +s'installait à la table voisine de la sienne... Vous avez vu votre +jeune dame? + +--Non, mon cher... Mais j'ai vu un de vos ennemis... + +Il se mettait à narrer l'inexplicable fugue de Mme Chambannes, le +retour avec le marquis, la causerie sur les mines d'or; et, son récit +achevé: + +--Eh bien, questionna-t-il... Qu'en dites-vous, mon cher Schleifmann? + +--De quoi?... + +--De cette histoire de mines, parbleu!... + +Les petits yeux de Schleifmann scintillèrent d'un éclat farouche, et +il passait la main dans sa tignasse crépue. + +--J'en dis que c'est encore une sale affaire où les juifs de Bourse +vont encore gagner beaucoup d'argent pour eux et créer beaucoup de +haine contre ceux de leur race... Voilà ce que j'en dis, de vos +mines!... + +M. Raindal cadet réprimait un geste d'impatience: + +--Sapristi, Schleifmann, tâchez donc de me comprendre... Je ne vous +parle pas des juifs, je vous parle de moi... Oui ou non, estimez-vous +que je doive me risquer? + +Le visage du Galicien avait pris une expression de pitié: + +--Vous, mon cher Raindal?... Vous n'y songez pas!... Vous, un _goy_, +et qui plus est un honnête garçon, vous voudriez vous mêler de +tripoter avec ces gros loups... Mais ils vous dévoreront, mon ami, ils +vous croqueront comme une côtelette!... + +--Bref! fit l'oncle Cyprien piqué, vous êtes opposé à ce projet!... + +Schleifmann eut un haussement d'épaules goguenard: + +--C'est-à -dire qu'il n'existe pas, votre projet, que c'est une folie +pure... Agissez à votre guise... Seulement, diable, je vous en prie, +ne me racontez jamais une syllabe de cette risible démence-là !... + +L'oncle Cyprien se tut, la gorge barrée de mécontentement. Il en +voulait au Galicien autant de son ton dédaigneux que de sa ténacité à +éteindre les chatoyants espoirs de richesse qu'avait fait luire le +marquis. Pour la première fois depuis huit ans, ses convictions +antisémites sévissaient contre Schleifmann; et dans l'entêtement de +son vieux camarade il retrouvait bien moins une marque d'amitié qu'un +trait de cet orgueil juif, dont ses plus chers auteurs citaient de +monstrueux exemples!... L'oncle Cyprien, taciturne, se les remémorait +un à un. L'entretien, dans ces conditions, ne tarda pas à languir; et +les deux amis se quittèrent froidement une heure plus tôt que de +coutume. + +Le lendemain, M. Raindal cadet ne résista pas au désir qui le +taquinait de connaître les cours de la Bourse. Il acheta un journal du +soir et se réfugia dans le Luxembourg pour y lire en tranquillité la +cote. Mais, faute d'habitude, il s'embrouillait parmi les lignes +transversales, les colonnes perpendiculaires, les clôtures du jour et +les clôtures précédentes. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes +d'efforts qu'il découvrit l'endroit où se marquait la hausse. Elle +était sur les mines d'or partout considérable et presque universelle, +se chiffrant par des quinze, des vingt, des trente, des cinquante +francs de différence. + +Elle continua aussi rapide le surlendemain et le jour suivant. +L'oncle Cyprien mentalement établissait le calcul des sommes que, sans +ce mulet de Schleifmann, il aurait déjà empochées; et les dîners à la +brasserie se ressentaient chaque soir davantage de ces additions +rancunières. + +Enfin le cinquième jour, M. Raindal cadet n'y tint plus. A midi et +demi, il rentrait s'habiller, et, une demi-heure après, un fiacre le +déposait rue de Bourgogne, devant la porte de M. de Meuze. + +Le marquis, en vareuse beige et la pipe à la bouche, était encore à +table quand on introduisit l'oncle Cyprien. + +--Bonjour, mon cher monsieur Raindal! s'écria-t-il en reculant sa +chaise... Enchanté de vous voir... Je vous reçois sans façons... Vous +allez prendre le café avec moi, hé? + +Et tendant à son hôte une boîte de havanes ventrus: + +--Un cigare? + +--Volontiers! fit l'ex-employé. + +Il y eut un silence. M. Raindal cadet amorçait gravement son cigare, +dont il n'avait pas osé rompre la bague en papier rouge et or. Il se +sentait au surplus ému par le majestueux aspect de la salle à manger. +Les plafonds en étaient surélevés comme dans une galerie de musée, les +fenêtres immenses. Sur tous les murs, de vieilles tapisseries +étendaient leurs peintures mourantes que rehaussaient, par +intervalles, d'antiques appliques en cuivre ciselé. Et M. de Meuze +lui-même, malgré son veston beige et sa grosse pipe d'écume, +participait de cette atmosphère d'élégance grandiose qu'épandaient +dans la pièce les objets d'alentour. + +--Eh bien, monsieur Raindal! fit-il en poussant une bouffée... Quoi de +neuf? + +--Peuh! monsieur le marquis! répliquait l'oncle Cyprien embarrassé... +Pas grand'chose!... + +M. de Meuze le fixa de son perçant petit Å“il vert. + +--Je parierais que vous venez me parler affaires... + +L'oncle Cyprien eut une moue qui ne niait point. + +--Ha! ha! s'écria victorieusement le marquis... Qu'est-ce que je vous +disais?... Je sens ça tout de suite, moi... Je n'ai qu'un Å“il, mais +qui voit pour deux... + +Il lissait d'une coquette caresse les panaches blancs de ses favoris +et, s'avançant vers la fenêtre, il souleva le rideau. + +--Tenez! avouez que pour un entresol, j'ai une jolie vue... En plein +sur la maison de nos maîtres... + +Par les carreaux à treillages blancs, on apercevait la place du +Palais-Bourbon, et, devant la porte séculaire, un petit lignard qui, +l'arme au pied, rêvait auprès de sa guérite. + +--Ah! c'est là que logent nos princes du chèque! fit l'oncle Cyprien +d'une voix sarcastique. + +--Oui, monsieur Raindal, c'est là , la porte en face!... Une fenêtre +qui vaudra cher au premier jour d'émeute... Mais nous bavardons... je +vous oublie... De quoi est-il question?... Vous venez pour les mines, +n'est-ce pas?... + +L'oncle Cyprien en convint. Sous le sceau du secret,--car il désirait +que personne, pas même son frère, ne fût informé de la tentative,--et +après mûre méditation... + +--Parfait! interrompit le marquis. Je m'en doutais... Donnez-vous la +peine de passer par ici... Nous serons plus à l'aise pour causer... + +Et, une fois dans l'autre pièce--un vaste cabinet meublé à +l'orientale, avec des panoplies de cimeterres et de carabines nacrées: + +--Donc, vous voulez entrer dans la danse?... fit le marquis. Rien de +plus simple... J'écris à M. Pums immédiatement, et sauf contre-avis, +vous irez le voir demain, vers trois heures, à la Banque de Galicie, +72, rue Vivienne... Cela vous va?... + +Il s'attablait à son large bureau et tout en écrivant: + +--Seulement, pas de bêtises! De la prudence!... Le moment est +excellent... Mais il faut prévoir la débâcle, l'inévitable, la +fâcheuse débâcle qui se produit toujours sur les fonds de +spéculation... Oh! nous n'en sommes pas encore là ... Pourtant, ayez +l'Å“il... Ne vous emballez pas!... Embêtez Pums plutôt dix fois +qu'une, avant de lâcher un ordre... Et à la moindre baisse, vendez au +galop, vendez comme un sourd! Vous m'entendez?... + +L'oncle Cyprien se confondit en promesses et en remerciements. + +Puis dehors, il s'achemina d'un pas alerte vers les Champs-Elysées. +Une radieuse gaieté de printemps frémissait dans le ciel renouvelé. +Les figures des femmes semblaient plus belles; et l'oncle Cyprien, au +passage, leur dardait de galantes Å“illades. + +Il s'assit sur une chaise, face aux voitures qui dévalaient parmi la +splendeur de l'avenue. Une joie d'espérance dilatait tout son être. +Quelle douceur c'eût été de s'en ouvrir à quelqu'un! Quel dommage que +ce Schleifmann fût un caractère aussi intraitable! Et de nouveau M. +Raindal cadet se laissa emporter contre lui aux réflexions les plus +amères... + + * * * * * + +Le lendemain, à la banque de Galicie, sitôt sa carte remise, il fut +reçu, sans attente. + +M. Pums, dès les premiers mots, protesta de sa sympathie. Le titre +d'ami de M. de Meuze et de frère de M. Raindal était à ses yeux une +double et trop puissante recommandation pour qu'il ne se sentît pas +tout disposé... + +--A propos, monsieur, s'écria l'oncle Cyprien, je vous serais obligé +de ne pas parler à mon frère de ma visite... Il pourrait peut-être +s'en alarmer, s'imaginer que je suis pris par la passion du jeu et +autres balivernes... Je préfère donc... + +--Inutile d'insister, monsieur, déclara Pums... La discrétion est de +règle en affaires... De plus, il suffit que vous m'en priiez... + +Il expliqua à l'oncle Cyprien le mécanisme de l'agio. Il l'aboucherait +avec un agent de change, M. Talloire, l'agent de la banque, du +marquis, d'une foule d'autres personnes ou établissements +respectables. M. Talloire ouvrirait un compte à M. Raindal cadet et il +ne resterait plus qu'à indiquer les ordres. + +--Ouais! ouais! ripostait l'oncle Cyprien, en clignant les +paupières... Et il faudra que j'aille chez ce M. Talloire moi-même?... +C'est bien désagréable!... + +M. Pums esquissa un cordial sourire: + +--Oh! ce n'est pas indispensable... Nous pouvons, si vous le +souhaitez, nous charger de transmettre vos ordres à M. Talloire par le +moyen que voici... + +Tandis qu'il analysait le procédé, l'ex-employé se livrait à un +colloque intime. Ce petit M. Pums lui plaisait. Impossible vraiment de +rencontrer un homme plus courtois, plus serviable et, quant à cet air +juif que d'abord il lui supposait, force devenait bien à l'oncle +Cyprien de reconnaître que Pums s'en trouvait dénué. Avec ses gros +yeux chocolat, ses joues jaunâtres, sa moustache noire, il avait aussi +bien la tête d'un créole, d'un Andalous, d'un Turc ou d'un Kirghiz +cossu. Et il n'était pas jusqu'à l'imperceptible accent qui ne parût à +l'oncle tout différent de ce qu'il attendait d'un «Prussien» +naturalisé. + +--Je vous remercie! fit-il quand l'autre eut terminé... Maintenant, un +détail!... Combien faut-il que je mette? Cinq mille francs, est-ce +assez?... + +--Mais ce que vous voudrez, monsieur... Vingt mille francs ou dix sous +à votre volonté... Vous concevez bien que je vous traite en ami et non +pas en client... Je ne déplore qu'une chose, c'est que vous ne soyez +pas venu quinze jours plus tôt... Avec cinq mille francs que je vous +aurais placés, c'était, il y a huit jours, à la liquidation du 15, +trois mille francs de bénéfice net qui tombaient dans votre poche... + +--Trois mille francs! répétait mélancoliquement l'oncle Cyprien... +Enfin, il est trop tard!... N'y songeons plus!... Et puisque cinq +mille francs vous semblent suffisants, ayez la bonté de m'acheter +pour cinq mille francs de mines... + +--Desquelles, monsieur? fit Pums avec gravité... Il y en a des +centaines!... + +--Je ne sais pas! murmurait l'oncle Cyprien... Dame, +conseillez-moi!... Faites pour moi comme pour le marquis!... + +Pums désigna une série de valeurs minières que soutenaient en Bourse +la Banque de Galicie et ses affiliés. L'oncle Cyprien, troublé par +cette nomenclature, se décida d'après la joliesse ou l'étrangeté des +noms. Il choisit l'_Etoile rose de l'Afrique du Sud_, la _Fontaine du +Diamant rouge_, la _Source des Escarboucles_, la _Pummigan and Kraft_, +la _Deemerhuis and Haarblinck_, dont Pums, complaisamment, lui +traduisait les titres. + +Puis il se leva en s'excusant d'avoir tellement abusé d'un temps aussi +précieux. Le banquier se récria qu'il était trop heureux, et il +reconduisit son visiteur jusque sur le palier. Il comptait bien +d'ailleurs le revoir dans une huitaine, au moment de la liquidation, +car ils auraient à recauser. + +«Quel charmant homme!» pensa l'oncle Cyprien quand la porte se fut +refermée. + +Il passa les huit jours qui suivirent dans une fièvre de béate +anxiété. La hausse grandissait. Mais il craignait de s'être mépris, +d'exagérer le bénéfice, qui, selon ses calculs, se montait déjà à près +de deux mille francs. Et cela gâtait, chaque soir, son bonheur. + +Il eut donc un sursaut d'émoi, quand, le 29 au matin, comme il partait +pour la brasserie, la concierge lui remit une enveloppe jaune, avec +l'en-tête de la maison Talloire. + +Que contenait-elle, cette grande lettre? Et s'il avait mal calculé? +Si, au lieu des gains attendus, c'était une perte qu'elle annonçait? + +Il revint sur ses pas, et, à l'abri de la porte cochère, il décacheta +l'enveloppe. Elle renfermait une feuille de papier zébrée de colonnes, +de chiffres, de mots abrégés, dont le tremblement de sa main +augmentait encore le chaos. Deux termes de commerce y émergeaient du +reste: à gauche, _Doit_, à droite, _Avoir_. Et au-dessus on lisait: M. +CYPRIEN RAINDAL. _Son compte en liquidation du 30 avril chez M. +Talloire, agent de change, 96, rue de Choiseul._ + +--Hum! Du sang-froid! Est-ce que je gagne ou est-ce que je perds? +murmura l'oncle pendant que son regard voletait à travers la feuille. + +Enfin il remarqua dans un coin du papier un petit amas de chiffres, +avec au total cette mention: _Créditeur_: 2700 francs. + +--Deux mille sept cents francs! proféra-t-il, le cÅ“ur cognant contre +ses côtes... Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Il y a +sûrement erreur... Et pourtant je ne me trompe pas: qui reçoit, doit; +qui doit, reçoit... Je suis créditeur... Je gagne!... + +Mais, en dépit de cette certitude, un doute grouillait dans sa +poitrine. Il eût voulu sur-le-champ s'en délivrer, savoir, et la peur +d'importuner l'agent était seule à le retenir de s'élancer rue de +Choiseul. Le conseil du marquis surgit à point dans sa détresse: +«Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une!» La solution s'imposait, +d'autant que Pums lui-même s'y était par avance offert. L'oncle +Cyprien sauta dans un fiacre. + +Tout le long du trajet, afin de raffermir sa foi, il se redisait en +cadence: + +--Qui reçoit doit!... Qui doit reçoit!... + +Cet axiome, néanmoins, ne le rassurait qu'à demi; et il fallut +l'accueil jovial de Pums pour lui rendre la sérénité. + +--Eh bien! criait le banquier à la vue de son protégé... Nous n'avons +pas à nous plaindre, il me semble... Si mes calculs sont justes, vous +gagnez dans les quinze cents francs, monsieur Raindal! + +L'oncle Cyprien, silencieusement, allongea son papier: + +--Voici. + +--Fichtre! s'écria Pums en consultant la feuille... Deux mille sept +cents francs de bénéfice!... Vous marchez bien, pour un commençant!... +Bravo!... Mes compliments... Et il va de soi que vous gardez votre +position?... + +--S'il vous plaît? fit M. Raindal cadet, avec une moue inquiète. + +--J'entends que vous laissez votre bénéfice sur les mêmes valeurs? + +L'oncle Cyprien se recueillit, puis du ton le plus docile: + +--Est-ce que je ne pourrais pas en retirer un peu? + +--Oh! ce que vous voudrez! Cet argent est à vous... Vous en êtes le +seigneur et maître... Ne vous gênez pas.. Dites votre chiffre!... + +--Sept cents francs! fit résolument l'oncle Cyprien... Je retire sept +cents francs, je laisse sept mille... Cela fait un compte rond, +n'est-ce pas? + +Et il ajouta d'une voix moins hardie: + +--Puis-je toucher ici?... + +--Heu! riposta Pums... Ce n'est guère régulier... Enfin, pour vous, +pour un ami!... Là , signez-moi une procuration pour toucher chez +Talloire... Je vais vous donner un bon que vous n'aurez qu'à présenter +à notre caisse... + +L'oncle Cyprien avait signé. + +--Et vous me continuez votre confiance? demanda Pums qui s'était +levé... Vous me chargez toujours de diriger vos ordres?... + +--Comment donc! riposta M. Raindal cadet... Vous riez, monsieur +Pums!... Ma confiance!... Vous devriez dire ma reconnaissance... ma +vive gratitude!... Achetez-moi, je vous prie des mêmes, ou achetez-en +d'autres, si c'est votre avis... Je suis convaincu que vous opérerez +au mieux de mes intérêts... A bientôt, monsieur, et merci encore!... + +Parvenu dans la rue, il bifurqua instinctivement du côté de la Bourse. +Les sept billets de cent francs qu'on lui avait soldés bossuaient sa +poche intérieure d'une dure petite protubérance qu'il palpait à chaque +pas. Des idées de largesses l'exaltaient. Il stoppa un instant pour +contempler le tumulte de la Bourse, cette mêlée vociférante qui tout à +l'heure peut-être allait l'enrichir davantage. Et, pénétrant dans un +bureau de tabac proche, il réclama des cigares à bague. On lui en +apporta de plusieurs espèces. Il les flairait d'une narine experte ou +les faisait craquer à son oreille en les pinçant par le milieu. Il se +détermina pour une boîte à un franc la pièce et y joignit deux paquets +de cigarettes américaines. + +Mais en sortant, auprès du bureau, sur la place, il avisa la vitrine +d'un marchand de pipes. Soutenues par d'invisibles supports, ou +couchées dans de riches étuis, le tuyau brutalement droit ou se +repliant en courbe serpentine, l'écume et la bruyère y mêlaient leurs +tons blancs et bruns. Des ronds d'or ou d'argent cerclaient des +porte-cigares en ambre, et dans leurs écrins de velours, ces objets +avaient tous un air de fins joyaux destinés à des bouches princières. +L'oncle Cyprien les considérait en hochant la tête. Puis soudain ses +prunelles brillèrent d'une lueur de contentement. Hé! s'il achetait +une de ces pipes, une belle grosse pipe en écume, comme celle du +marquis, pour son vieux camarade Schleifmann, que malgré les disputes, +il aimait bien pourtant! Et il entra dans la boutique. + +Le choix fut si long, si minutieux, que l'horloge de la brasserie +Klapproth marquait plus de midi trois quarts, lorsque M. Raindal cadet +arriva. + +--Un petit cadeau pour vous, mon cher Schleifmann! fit-il en +s'asseyant à la gauche du Galicien... Un cadeau que je ruminais depuis +longtemps... Prenez, oui, ouvrez, c'est pour vous!... + +Schleifmann défaisait lentement le paquet. + +--Une pipe! s'écria-t-il en maniant l'étui. + +--Parfaitement, et une pipe de luxe!... Le fruit de mes économies de +six mois sur les cigarettes, mon cher!... + +La pipe représentait une sirène dont la double queue torse s'enroulait +autour du tuyau jusqu'à l'ambre et dont la tête lascive et creuse +servait de fourneau au tabac. Schleifmann ne cacha pas son admiration. + +--Elle est merveilleuse... colossale, colossale! répétait-il d'un mot +germanique qui, pour lui, exprimait le suprême de l'enthousiasme... Je +vais la fumer tout de suite... Garçon, des allumettes!... + +L'oncle Cyprien observait d'un Å“il glorieux et attendri les apprêts +de l'inauguration. + +--Exquise! déclara Schleifmann au bout de deux bouffées... Un enfant +la fumerait... Vous êtes bien gentil, mon cher Cyprien!... + +Il avait saisi l'écrin et il en examinait la doublure, un revêtement +de peluche cramoisie avec l'adresse du fabricant frappée en lettres +d'or. Puis, brusquement, tapant du poing sur la table: + +--Raindal! s'écria-t-il... Regardez-moi donc un peu! + +--Présent! fit l'ex-employé qui offrait de biais deux prunelles +fugaces. + +--Vous jouez à la Bourse, mon ami! + +--Moi! fit d'un ton de révolte l'oncle Cyprien. + +--Oui, vous! Cette adresse me révèle tout: place de la Bourse... Vous +jouez sur les mines!... Prenez garde, Raindal!... C'est une aventure +qui peut vous coûter beaucoup plus cher que vous n'imaginez! + +Et il replaçait la pipe près de l'écrin avec un geste de renoncement. + +--Vous m'ennuyez, Schleifmann! bougonna l'oncle Cyprien... Vous me +chagrinez énormément... Comment! je m'éreinte à vous acheter une pipe, +à vous la choisir comme pour moi!... Et voilà tout ce que je récolte: +des paroles de mauvais augure!... Eh bien, oui, là , j'ai joué... J'ai +même gagné... J'ai gagné sept cents francs... Seulement, ni-i-ni c'est +fini. Aujourd'hui, j'ai tout arrêté... Êtes-vous content, vilain +oiseau?... + +--Fini! ricana le Galicien... Je n'en crois pas le premier mot, mon +ami... Commencé, oui... Mais fini, après un pareil bénéfice!... Vous +me tenez comme bêta, Raindal! + +L'oncle Cyprien eut une grimace hautaine: + +--Soit... Ne me croyez pas... Je ne puis pas vous obliger à me +croire... Entendu!... Je joue encore... Je joue à en perdre haleine... +Certainement... Et alors vous me laissez ma pipe pour compte?... On +n'est pas plus gracieux! + +Schleifmann, involontairement, jetait une Å“illade de regret vers la +sirène dodue qui semblait dormir sur le flanc. + +--Baste! je ne voudrais pas vous contrarier, mon cher Cyprien... Et, +tout de même, j'ai honte d'accepter votre pipe... Je ne devrais pas... +Ce n'est pas bien!... + +--Pas tant de manières! fit affectueusement M. Raindal cadet... +Reprenez-la vite... Puisque je vous jure que je ne joue plus!... + +--Le Seigneur soit loué, si vous dites vrai! murmura Schleifmann en +rallumant sa pipe. + +La causerie redevint amicale. De temps à autre, Schleifmann, dans une +bouffée, exhalait: «Délicieuse!... Colossale!...» L'oncle Cyprien, le +jugeant conquis, proféra d'une voix négligente: + +--Ah! au fait, pendant que j'y songe... Vous vous doutez qu'à cause de +cette petite affaire, je dois une politesse au marquis de Meuze... +Cela vous déplairait-il de déjeuner au restaurant avec lui?... + +--Entre nous, je n'y tiens pas! grommela le Galicien après une pause. + +--Pourquoi?... Oh! je devine... Les opinions du marquis!... S'il n'y a +que ça pour vous déplaire!... D'abord, soyez tranquille... Je l'ai +déjà prévenu que vous étiez un bon juif... + +--N'employez donc pas cette expression, mon ami! fit Schleifmann d'un +ton énervé... Ne vous ai-je pas appris qu'il n'y a pas de mauvais +juifs?... A peine pourrait-on dire qu'il y a des juifs dégénérés... + +--Et puis, poursuivait l'oncle Cyprien, de ce côté-là , il m'a paru +joliment calmé, le marquis!... Si vous saviez tout le bien qu'il m'a +conté de certains de vos coreligionnaires!... + +--De deux choses l'une, fit sèchement Schleifmann, ou il se moquait de +vous, ou c'est un mauvais catholique... + +--Lui! Il adore les curés!... + +--Il peut adorer les curés, riposta du même ton le Galicien... Mais, +en bon catholique, il ne peut pas aimer les juifs... Religion +catholique signifie religion universelle... Tant qu'il demeurera un +hérétique sur la terre, la croisade reste ouverte... Tirez-vous de là +si vous pouvez!... Et n'est-ce pas naturel?... Les religions ne +vivent que par le fanatisme et ne périssent que par la tolérance. + +--Ainsi, vous approuvez la Saint-Barthélemy, l'Inquisition, les +Dragonnades? s'écriait l'oncle Cyprien froissé dans son arrière-fond +bourgeois par la rudesse de ces aphorismes. + +--Comme la Terreur! fit Schleifmann. Ou plutôt je ne les approuve +pas... Je me les explique. Ce sont mesures politiques utiles à leur +parti... On ne plante pas les croyances à sec, avec des +raisonnements... Elles ne germent que dans le sang et ne fleurissent +que sous la crainte... + +--Et par conséquent, si la Révolution revenait, au besoin, vous me +feriez tout bonnement couper la tête?... + +--Est-ce qu'on sait!... répliqua Schleifmann avec un demi-sourire +railleur... Si vous étiez devenu par trop riche!... + +M. Raindal cadet, quoique peu égayé par cette plaisanterie, affecta de +s'en amuser: + +--Bien, bien, Schleifmann, en attendant de me couper ma tête, vous +vous la payez, mon vieux... Je vous dis et je vous répète que le +marquis n'est plus intolérant pour un sou!... Une fois, deux fois, +trois fois, vous ne voulez pas déjeuner avec lui? + +--Oui, je veux bien, riposta narquoisement le Galicien... Mais plus +tard, dans un an... Soyons précis. Je vais vous fixer le jour: le +lendemain du krach des mines... Ah! oui, ce jour-là , je serai bien +aise de causer des juifs et de la tolérance avec votre ami le +marquis!... + +L'oncle Cyprien haussa les épaules: + +--Il n'y a pas moyen d'être une minute sérieux avec vous... Bah! tant +pis!... Vous refusez: on se passera de vous!... + +Schleifmann, sans répliquer, s'occupait à rebourrer le crâne de sa +sirène. + +--Et votre frère? demanda-t-il subitement... Qu'est-ce qu'il pense de +tout cela, votre frère?... + +--Mon frère? Ne m'en parlez pas! Il est peut-être encore plus rasant +que vous, mon cher... J'ignore ce qu'il a depuis quinze jours... Mais +on me dirait que c'est le départ de sa Mme Rhâm-Bâhan qui le tracasse, +que je n'en serais pas plus surpris que cela... Une humeur!... Une +tête!... Inabordable, enfin... + +Puis, confidentiellement: + +--Et pas un mot, n'est-ce pas, de cette affaire de mines, si vous le +rencontrez!... Ce serait des discours, des remontrances à n'en plus +finir! + +Schleifmann s'engageait au secret. L'oncle Cyprien dressa la main, +dans une pantomime de dégoût: + +--Mon frère! Ah! la! la! un crin, un véritable crin, en ce moment! + + + + +XIII + + +Par exception, cette fois, l'oncle Cyprien n'avait pas amplifié. +Depuis le jour de leur déconvenue, rue de Prony, M. Raindal, en +apercevant son frère, ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise +hostile; et, soit que la vue de l'oncle Cyprien évoquât un fâcheux +souvenir, soit que le maître appréhendât ses questions, il lui +marquait à chaque visite une froideur plus acrimonieuse. + +Puis le départ de Mme Chambannes avait porté à M. Raindal un coup dont +son vieux cÅ“ur pantelait encore. Une semaine après, il recevait bien +de Zozé quelques lignes où elle s'excusait de cette fuite +discourtoise: elle avait eu «de petits ennuis qu'elle lui expliquerait +sans doute de vive voix». Mais le vague même de cet ajournement +impatientait autant le maître que si la jeune femme se fût abstenue de +tout détail concernant sa fugue. De petits ennuis! Sûrement ils ne +provenaient pas de Chambannes, toujours absent, loin de Paris. De qui +alors et de quelle sorte? Des ennuis d'argent? Hypothèse peu +vraisemblable. Des ennuis de famille? Non plus, puisque la seule +parente de Mme Chambannes l'avait accompagnée aux Frettes. Des ennuis +d'amour? M. Raindal repoussait avec véhémence cette dernière solution +qui, au fond, excitait plus sa colère que son incrédulité. Et quand +l'idée s'en dessinait à l'horizon de ses rêveries, il s'acharnait à +l'effacer, à la détruire comme un cauchemar absurde. + +Des chagrins d'amour, Mme Chambannes! L'amitié du maître se révoltait +à cette sotte calomnie. Coquette, frivole, enfant, si l'on voulait; +mais amoureuse, sa petite élève, fi donc! Ce n'était pas à lui qu'il +fallait conter de semblables inventions, à lui qui la connaissait, qui +l'étudiait, qui la jugeait depuis bientôt plus de quatre mois. +L'unique jeune homme en situation de la courtiser, ce grand Gérald de +Meuze, ne semblait guère, avec ses façons lasses et ses traits +fatigués, le héros propre à captiver une nature aussi vivace, aussi +primesautière. A peine un robuste officier, un jeune poète ardent, un +musicien illustre, auraient-ils eu quelque faible chance, sinon de la +séduire, du moins de la troubler. Et M. Raindal, non sans un secret +soulagement, constatait auprès de Mme Chambannes l'absence de tels +favorisés. + +Pourtant, au faîte de ses inductions, un vertige de tristesse le +faisait retomber soudain. Il se remémorait l'arrivée rue de Prony, la +maison vide et l'outrage qu'il avait subi. Comme elle l'aimait peu, +pour l'avoir ainsi oublié! Comme, dans ses affections, dans ses +pensées, il devait figurer à un rang infime et précaire! Comme il +s'était exagéré l'influence et l'attraction qu'il exerçait sur elle! + +Par dignité il avait résolu de ne pas répondre à sa lettre, et chaque +jour qui passait sans nouvelles ébranlait davantage ce fier vÅ“u. Où +était-elle? A quoi occupait-elle ses journées, ses soirées? Pourquoi +ne l'appelait-elle pas là -bas? + +Parfois, dans une brusque envolée d'orgueil, il se soulevait hors de +ces soucis. Il jurait de ne plus condescendre à des enquêtes si +mesquines, si ravalantes pour un esprit supérieur. Il atteignait aux +abruptes régions où souffle la pure brise d'éternité. Mais il ne +planait pas longtemps seul dans ces hauteurs pacifiées. Au bout d'un +instant l'image légère de Zozé avait monté l'y rejoindre. Il soupirait +en la revoyant. Un accès de lucidité lui dévoilait la forte attache +qui le liait à sa petite élève. Il haussait les épaules, revisait ses +griefs contre Mme Chambannes, essayait de la dédaigner. Vain effort. +Il aurait voulu éprouver du mépris, de la rancune. Elle ne lui +inspirait que du regret. + +Au milieu de cette inquiétude, il ne trouvait de répit que dans le +travail, dans le livre nouveau qu'il préparait. + +--Un livre, déclarait-il à Thérèse qui pourrait bien avoir le succès +du précédent... Je ne t'en dis pas plus maintenant... J'attends que ça +ait mûri... Tu verras... ce n'est pas mal... + +Et il se remettait à marcher dans son cabinet, les mains derrière le +dos, la tête basse, comme pointant contre le troupeau fugitif des +idées. + +Le livre avait pour titre provisoire: _les Oisifs dans l'Egypte +ancienne_, et serait moins un ouvrage d'érudition qu'une étude morale, +appuyée de documents historiques. + +M. Raindal se proposait d'y démontrer, par des exemples, que le grand +moteur social est la recherche des plaisirs et particulièrement des +plaisirs dits galants: vers la femme et à sa conquête s'achemine toute +l'Å“uvre du labeur humain--les raffinements surtout et les arts lui +sont redevables souvent de leur naissance et toujours de leur +prospérité--c'est pour elle que se sertissent les gemmes, que se +brodent les soies, que résonnent les mélodies... A méditer ces +développements, M. Raindal plus d'une fois avait gagné la fièvre ou la +migraine. Les faits, à son appel, bondissaient hors de leurs cellules, +accouraient se ranger en bataille comme de dociles petits soldats. Et +il y avait notamment un chapitre,--le chapitre VI,--sur l'_Amour et la +Galanterie dans l'Egypte ancienne_ d'après les légendes religieuses, +les objets de toilette et les contes populaires, dont le maître +possédait déjà la ligne et presque tous les paragraphes. + +A de certains jours, cependant, il avait des scrupules sur le mérite +de sa conception. Ne l'accuserait-on pas de poursuivre l'entreprise de +scandale inaugurée par son dernier livre? Ne lui reprocherait-on pas +de s'attarder exprès aux épisodes licencieux? Etait-il même doué de la +compétence nécessaire pour approfondir les prestigieux problèmes du +sentiment? + +M. Raindal rejetait en bloc les deux premières questions, au nom de ce +dédain que doit une âme élevée aux insinuations de l'envie. + +La troisième lui paraissait plus délicate, plus sujette à des +controverses. Il se plaisait à en causer au salon, avec BÅ“rzell qui, +pas un dimanche, n'avait manqué de rendre, rue Notre-Dame-des-Champs, +la visite permise. + +--Sincèrement, monsieur BÅ“rzell, interrogeait-il, pensez-vous qu'il +faille avoir été un libertin pour bien apprécier les finesses du +sentiment?... Croyez-vous, en un mot, que pour parler convenablement +de l'amour, il soit obligatoire d'en être un spécialiste, un +professionnel, un pratiquant?... + +--Heu! maître! répliquait avec réserve BÅ“rzell... La question est +complexe... J'avoue que je n'y ai point encore réfléchi... + +--Et ne croyez-vous pas, continuait M. Raindal, qu'il existe une +multitude de sentiments que l'on apprécie d'autant mieux qu'on ne les +a pas éprouvés soi-même?... + +--Incontestablement! ripostait BÅ“rzell. + +--Remarquez qu'en ce cas, on garde une fraîcheur d'impressions, une +netteté de vues qui sont du plus haut prix pour l'analyse +scientifique... On n'est dès lors aveuglé ni par la vanité, ni par +l'intervention des souvenirs personnels... L'esprit conserve intacts +son impartialité, sa pénétration, le calme indispensable aux +observations régulières... + +--Assurément, maître!... répondait BÅ“rzell. Toutefois ne +craignez-vous pas que de cette procédure il ne résulte dans les écrits +quelque peu de froideur? + +--Du tout, cher monsieur! protestait M. Raindal. L'essentiel est +d'aimer l'idée du sujet qu'on traite, d'aimer l'amour si c'est d'amour +qu'on parle... La chaleur de la sympathie réchauffe tout... Les +Å“uvres sont comme nos enfants. Il n'y a de froides, de mal venues que +celles qu'en les faisant nous n'avons pas aimées... + +Et il regagnait lentement le cabinet de travail, tandis que BÅ“rzell +souriait à Thérèse. Car, dans leurs fréquentes causeries, le jeune +savant avait obtenu des semblants de confidences qui ne lui laissaient +guère de doutes sur les écarts mondains du maître. + +Le quatrième dimanche, M. Raindal ne parut pas au salon. Il était +sorti censément pour faire visite au directeur du Collège, mais en +réalité pour aller s'assurer si sa petite élève n'avait point, sans le +prévenir, réintégré peut-être l'hôtel. La vue des volets clos lui ôta +ses espoirs. Il sonna pourtant, recarillonna. Personne ne répondit. Et +l'on avait atteint aux premiers jours de mai! Elle était partie depuis +quatre semaines! Quand reviendrait-elle donc? + +Il s'en alla à pied par les rues à demi solitaires. Tout y était pour +lui ressouvenir pénible. Que de fois il avait accompli ce trajet, +l'âme et les yeux encore lénifiés par la gentillesse de Mme +Chambannes! Quel changement à présent! Quel abandon! Et, le long de la +route, comme pour se détourner de ces pensées chagrines, ou y opposer +des lèvres un démenti physique, il souriait aux petites filles, aux +petits garçons endimanchés que traînaient leurs parents d'une main +indolente. + +BÅ“rzell, quand le maître rentra, n'avait pas pris congé. Il était +dans le salon à babiller avec Thérèse. Mme Raindal, auprès d'eux, +lisait un ouvrage de piété. Le maître s'évertua à montrer une humeur +joyeuse. La récente mésaventure d'un de ses collègues, que des +faussaires avaient abusé, lui servit de prétexte à plaisanter les +érudits. Que vaut au fond la science brute, si l'esprit ne l'anime +point? Que serait, entre autres, son prochain ouvrage, à lui M. +Raindal, s'il ne s'étayait pas de considérations générales et +humaines? BÅ“rzell l'approuvait complètement; et, d'une ingénieuse +digression, il ramena peu à peu la causerie sur le rôle social de +l'amour. Le maître mordit à l'appât avec fougue. Ses nerfs se +détendaient voluptueusement dans cet agréable assaut de dialectique +contre un adversaire si subtil. La nuit tomba qu'il n'avait pas cessé +de discourir. + +--Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, M. BÅ“rzell? fit-il, comme +Brigitte allumait les lampes. + +Et il ne le lâcha qu'à onze heures, étourdi par la lutte, et +balbutiant de lassitude. Mais, sitôt seul devant sa fille, la +mélancolie l'avait ressaisi. Il se sauva vers son lit, sans presque +souhaiter le bonsoir, comme vers une distraction, vers un refuge +d'oubli. + +Le lendemain matin il se leva tard, à huit heures et demie. Le +courrier ne lui avait rien apporté de Mme Chambannes; et, la tête dans +l'eau, il s'ébrouait maussadement lorsque Brigitte entra. + +--Une dépêche pour monsieur... + +--Mon pince-nez!... Donnez-moi mon pince-nez, vous dis-je! + +Il éprouva une commotion, en déchiffrant sur le papier bleu, +l'écriture de Mme Chambannes. Il ouvrait le télégramme et lut: + + Dimanche soir. + + «Mon cher maître, + + «Me voici enfin de retour. J'ai hâte de vous revoir. Si nous + profitions de ce que les fournisseurs et les amis me laissent + encore la paix pour faire demain matin notre fameuse visite au + Louvre? Alors, sauf contre-ordre, à demain matin, neuf heures et + demie, rendez-vous place du Carrousel, devant le pavillon de + Sully. Comme ce sera charmant de nous revoir! + + «Votre petite élève, + + «Z. CHAMBANNES.» + +D'instinct, M. Raindal avait consulté la pendule qui marquait neuf +heures, et se précipitant vers la porte: + +--Brigitte! clama-t-il dans le couloir... Brigitte! Ma redingote... la +neuve... Mes bottines vernies... Mon chapeau... Vite, ma fille... + +--Qu'y a-t-il, père? fit Thérèse qui survenait à ce tapage. + +M. Raindal déplora d'avoir crié si fort. Il se trouvait acculé à dire +la vérité. + +--Peuh! c'est Mme Chambannes! répliqua-t-il en se grattant le dessous +de la barbe... Elle me donne rendez-vous à neuf heures et demie pour +la mener au Louvre... Je n'ai pas à flâner, tu vois... + +Et, sur un sourire de la jeune fille: + +--Pourquoi ris-tu? + +--Je ne ris pas! riposta Thérèse qui avait recouvré son sérieux. + +M. Raindal s'énervait: + +--Si, tu ris! Il n'y a pas à nier... Va, parle... Pourquoi riais-tu? + +--Tu veux absolument le savoir, père?... Eh bien! c'est parce +qu'aujourd'hui, lundi, le musée est fermé... + +--Je n'y songeais plus... C'est ma foi vrai!... Je ne puis cependant +pas la laisser poser... + +Et brusquement, devinant qu'on le soupçonnait de mensonge: + +--Du reste, regarde! fit-il en tendant le télégramme... Le jour et +l'heure y sont... Demain matin, neuf heures et demie. + +Thérèse, hautainement, écartait le papier: + +--Oh! inutile, père!... + +--Si! si! j'exige que tu regardes... + +Elle jeta sur la feuille un coup d'Å“il sommaire, et, la rendant à M. +Raindal: + +--Tu as raison!... Dépêche-toi!... + +--Bon! bon!... Je te remercie toujours! fit-il d'un ton bourru. + +Il ne reprit ses sens qu'en parvenant au Pavillon de Sully. La demie +sonnait à la grande horloge qui surplombe les pilastres rosés de la +porte. M. Raindal poussa un murmure rassuré. Déjà , d'être arrivé à +temps, il en oubliait sa colère contre Thérèse. + +Devant lui la vaste place s'étendait ombreuse et déserte dans le noble +encadrement de ses palais illustres. Au loin la trouée des Tuileries +semblait une région de lumière sans bornes, dont la réfraction blanche +pâlissait jusqu'au ciel. Des rafales tièdes s'en échappaient qui +courbèrent un instant les verdures des deux jardinets proches. Le +maître respira fortement. Au printemps, il aimait cet arome lacté et +savoureux que charrie l'air des matinées. Puis son âme s'harmonisait +peu à peu avec la quiétude auguste du décor. + +Il se mit à marcher devant le péristyle, la tête baissée vers ses +gants de Suède clair qu'il achevait de boutonner. Quand, au bruit +d'une voiture, il relevait les yeux, à l'une des hautes fenêtres du +pavillon Colbert, il distinguait deux scribes du ministère des +finances qui l'épiaient en souriant. Cette surveillance ne +l'offusquait point. Il se figurait l'ébahissement admiratif des jeunes +gens lorsque Mme Chambannes paraîtrait. Eh! oui, c'était une dame +qu'il attendait! Et quelle dame! De leur vie, probablement, ces +messieurs n'en avaient jamais aperçu de si élégante ni de si spéciale! + +Mais par l'avenue de gauche, un fiacre découvert s'acheminait dans la +direction du Pavillon de Sully. Le maître s'élança juste pour aider +Mme Chambannes à descendre. Elle était en costume bleu sombre avec une +blouse dont la soie changeante miroitait dans l'entre-bâillement de sa +courte jaquette, et elle appuya à la main de M. Raindal sa main gantée +de blanc, en exhalant un petit rire candide de bonjour ou de merci. + +--Eh bien! cher maître, dit-elle, quand elle eut payé le cocher, vous +ne m'en voulez pas trop? Vous n'êtes pas trop fâché contre votre +méchante élève?... + +M. Raindal cligna des paupières sous le tendre regard dont elle le +pénétrait. Il avait perdu l'habitude. + +--Mais non! chère madame! bredouillait-il... Je suis, avant tout, +charmé de vous revoir... M. Chambannes se porte bien?... + +--A merveille... Revenu d'hier... A propos, il m'a prié de vous +inviter à l'Opéra ce soir... On donne _Samson et Dalila_ et _la +Korrigane_. Nous avons une seconde loge... Vous viendrez, n'est-ce +pas?... + +--Peuh! madame... + +--Si, si, vous viendrez... Je le veux!... + +Elle inspectait les alentours d'un coup d'Å“il scrutateur; et, avisant +le cartouche à lettres dorées qui surmontait le péristyle: + +--C'est là , n'est-ce pas? + +--Hélas! impossible aujourd'hui, chère madame!... + +Aux explications du maître, Zozé eut une moue bougonne: + +--Pour une fois que je suis libre, comme c'est contrariant!... Alors +où irons-nous?... + +--Je ne sais pas, madame!... Où vous voudrez! + +Il considérait distraitement les petits squares circulaires dont les +feuilles bruissaient sous un courant de brise. L'intérieur ne s'en +voyait pas; et, dans l'emmêlement de leurs branchages serrés contre la +grille, l'accès même en paraissait clos. On eût dit deux galantes +charmilles de théâtre, posées là , par mégarde, ou provisoirement. Le +maître songea: «Mais ce serait parfait!» et tout haut, désignant d'un +geste le jardinet le plus voisin: + +--Si nous entrions ici pour causer un instant, avant de nous séparer? + +--C'est une idée!... fit Mme Chambannes... Ils sont délicieux, ces +amours de squares... + +Le jardin se composait, au dedans, d'une minuscule pelouse +qu'entouraient quatre bancs verts, ouvragés à l'antique. Ils +s'assirent sur l'un d'eux, en face du pavillon Denon. Au fronton +s'alignaient, à intervalles égaux, une rangée de statues, isolées et +pareilles sous leur égalitaire costume de marbre. Seuls ces regards +sans vie plongeaient dans le petit square. + +--Il n'y a pas foule! remarqua Mme Chambannes. + +Puis, visant de son ombrelle les statues du fronton: + +--Dire que vous serez un jour comme cela, cher maître! + +--Rien n'est moins certain, madame, fit modestement M. Raindal. + +--Et moi, où serai-je à cette époque? poursuivit Zozé d'une voix +grave. + +--Oh! les vilaines pensées!... Est-ce votre séjour aux Frettes qui +vous a rendue si morose? + +Non, à parler franchement, Zozé s'y était au fond divertie. Les +promenades, la nature, la solitude l'avaient ragaillardie, remise de +Paris! Car quelle est la femme, en vérité, qu'à un moment donné, +Paris ne dégoûte pas? Quelle est la femme qui ne finit pas par en être +excédée, des visites, des potins, des théâtres, des couturières, de +tout le surmenage mondain?... La campagne avec un ou deux bons amis, +comme M. Raindal, par exemple, le repos, une cure de grand air, tel +semblait présentement à Mme Chambannes «l'idéal», «le rêve». Et si +elle était revenue... + +--Mais pardon, interrompit le maître... Pourquoi êtes-vous partie?... +Je suis peut-être indiscret en vous rappelant votre promesse... + +--Non, pas du tout... + +Elle fouillait âprement le sol du bout de son ombrelle, les deux +coudes aux genoux, en une pose de méditation. + +--Je suis partie parce que j'ai eu des ennuis... Une amie en qui +j'avais confiance et qui m'a indignement trompée... + +--Ah!... Je vous plains bien! fit-il. + +Elle levait les yeux au ciel dans une extase mélancolique. Des +langueurs humides glissèrent entre ses cils. La tristesse la +transfigurait. Avec son petit col-carcan, si moderne, si masculin, ses +traits prenaient dans l'affliction un reflet de sainteté perverse. + +--Ainsi vous avez eu beaucoup de peine? fit derechef M. Raindal qui ne +la quittait pas du regard. + +--Oh! oui, beaucoup!... + +--Ma pauvre amie! murmura le maître dont la voix s'altérait... Vous me +permettez de vous appeler de ce nom? + +Mme Chambannes hochait la tête. + +--Je ne vous en demanderai pas plus au sujet de votre départ! +continua-t-il... Sans le vouloir, je vous ai fait mal... Et je serais +inexcusable d'insister... Mais à l'avenir, si jamais vous êtes +malheureuse, je vous en prie, traitez-moi en ami, confiez-vous à +moi... Sans me donner de détails, dites-moi que vous souffrez, et je +m'emploierai de tout mon cÅ“ur à vous soulager, à vous distraire... +J'ai pour vous tant d'affection!... + +--Merci! fit-elle un peu surprise du ton pressant dont il parlait... +Je vous remercie... Comme vous êtes bon, cher maître! + +Elle s'était à demi retournée vers lui et le fixait, en souriant, d'un +de ses plus fervents regards. Des profondeurs béantes s'ouvraient dans +ses prunelles. Tout son visage frémissait de malice coquette. M. +Raindal crut sentir une flamme qui lui perçait les tempes. Le délire +l'emportait. Il saisit avec une craintive brusquerie la main de Mme +Chambannes; et, dans un frénétique baiser, ses lèvres y écrasèrent +l'aveu d'amour qu'elles n'avaient osé prononcer. + +--Oh! prenez garde! fit Mme Chambannes en se reculant. + +--A quoi donc? riposta gauchement le maître. + +Une sueur d'angoisse lui humectait le front. Il essaya de ricaner par +contenance. Il s'arrêta, perplexe. La physionomie de la jeune femme le +déconcertait. Elle avait une expression sévère, mais sans rigueur, où, +plutôt que la rancune, dominait l'alarme décente. Ses yeux demeuraient +sombres malgré le palpitement narquois qui plissait l'angle de leurs +paupières. Qu'allait-elle faire? S'indigner, pardonner ou sourire? + +Elle se leva, et, d'une voix paisible où tremblait à peine un écho +d'ironie: + +--Cher maître, au revoir. Il faut que je rentre... Me conduisez-vous +jusqu'à un fiacre?... + +M. Raindal lui serrait la main d'une imperceptible pression. + +--Volontiers, chère madame! fit-il tandis que ses regards s'évadaient +vers les statues de la colonnade. + +Elle passa la première par l'étroite porte de la grille. M. Raindal la +suivait en tirant machinalement sur le poignet de ses gants de Suède. + +Lorsqu'elle fut en voiture, et que les roues déjà s'ébranlaient, il +recouvra l'audace de la contempler. Elle avait de nouveau sa figure +coutumière, ses yeux tendres et hardis. + +--A ce soir, au fait! cria-t-elle... N'oubliez pas, cher maître, loge +40... + +Le guichet du Carrousel franchi, elle ne put garder son sérieux. Elle +souriait d'un sourire si franc, si intense, qu'un gavroche à pied la +singea, s'écriant: + +--Bon Dieu, que c'est drôle!... + +Certes oui, c'était drôle. Le père Raindal amoureux! Qui s'en fût +douté? Et ce baiser qu'il lui avait appliqué, ce baiser en coup de +massue, tellement brutal et timide à la fois! Le pauvre homme!... Quel +dommage qu'on fût brouillé avec l'ignoble Germaine! Comme on se serait +amusées ensemble de cette petite histoire! + +Au souvenir de l'amie perfide, Mme Chambannes s'était rembrunie. Elle +ne retrouva sa bonne humeur qu'après déjeuner, quand elle eut narré +l'entrevue à sa tante Panhias. + +--Fais attention, mon enfant! recommanda la grosse dame... A cet +âge-là , c'est quelquefois très dangereux!... + +--Pour qui? interrogea Zozé. + +--Pas pour toi, naturellement! + +Mme Chambannes fit tournoyer dans l'air une bouffée de sa cigarette: + +--N'aie pas peur... Je serai prudente... Et qui sait? je me suis +peut-être trompée!... + +--Peut-être! répéta d'un ton sceptique la tante Panhias. + +Zozé ne répliqua pas. Elle revoyait le jardin du Louvre, les mines +ardentes et timorées de M. Raindal. Oh! si Gérald avait été là , caché +derrière, dans un massif! Cette idée de quasi représailles la +ravissait. Elle fuma encore deux cigarettes à s'en imaginer +successivement les scènes burlesques ou pathétiques. + + * * * * * + +Le soir, à l'Opéra, c'était une de ces salles de printemps où renaît +dans un resplendissement de lumière, de pierreries et de chairs +offertes, tout cet éclat public de luxes et de beautés, de richesse et +d'aristocratie qui a semblé s'éteindre, se dissiper avec les derniers +poudroiements du jour. + +Dès que Zozé parut, plusieurs jumelles des clubs et des premières +loges se braquèrent de son côté. + +Car elle avait avancé en grade, la petite Mouzarkhi! A présent, on +lui tenait compte de ses deux années de liaison. Cela lui créait, +sinon un lien de parenté avec cette élite mondaine d'alentour, du +moins comme un fait de guerre à son actif, une campagne heureuse qui +diminuait les distances. Elle n'était plus la petite exotique inconnue +dont on s'enquérait sur un ton de semi-mépris. Elle était presque une +des leurs: la petite Chambannes, celle qui durant deux ans avait +capté, «chambré» le jeune Meuze; et, sous le masque des lorgnettes, +les lèvres esquissaient vers elle des sourires de bon vouloir. + +Puis la présence du vieux monsieur assis auprès de Zozé, au premier +rang de la loge, intriguait les curiosités. On dut attendre +l'entr'acte pour être renseigné. + +Cependant, au fond du théâtre, apparaissait la théorie des jeunes +Philistines. Dalila marchait à leur tête, sa noire chevelure +surchargée de fleurs et de joyaux versicolores. Elles chantaient, la +voix pâmante, une sensuelle mélopée: + + Beau-té, don du ciel, prin-temps de nos jours, + Doux char-me des yeux, es-poir des amours, + Pé-nè-tre les cÅ“urs, ver-se dans les â-mes, + Tes dou-ces flam-mes! + Aimons, mes sÅ“urs, ai-aimons tou-jours! + +M. Raindal se raidit contre un piquant frisson qui lui courait des +reins à l'occiput. Instinctivement, il considéra la salle. Le silence +s'y faisait plus grave et plus vibrant. Une marée de volupté montait +de l'orchestre aux loges avec les langueurs de la musique. Les +prunelles de quelques femmes étincelaient de lueurs sauvages. Des +seins haletaient. Les lourds obusiers des jumelles tiraient à pleins +regards. Tous et toutes presque, après cette longue journée +d'hypocrisie, s'avouaient enfin amants sous l'entraînant cynisme de la +mélopée. + +Le maître s'absorba dans des comparaisons. Il se rappelait d'autres +soirées passées à l'Opéra, avec Thérèse et Mme Raindal, dans des loges +données par le ministère, en été, ou à l'occasion des séances des +Sociétés savantes. Quelle transformation--pour ne pas dire quel +progrès--s'était depuis opérée dans son esprit! Que de phénomènes +sociaux lui restaient à cette époque inaccessibles, indifférents et +comme nuls! Il s'expliquait par là ses bâillements de jadis, l'ennui +et l'espèce de gêne qu'il ressentait à ces spectacles. Tant de notions +lui manquaient pour en goûter les agréments! Au lieu qu'aujourd'hui... + +Il reporta ses regards vers la salle. Toutes les places en étaient +garnies. Le ballet des prêtresses de Dagon allait commencer et une +gaieté libertine relâchait maintenant les visages, d'accord avec la +grâce enjouée des danseuses. + +M. Raindal, à part lui, nota ce changement. Combien de nuances dans la +dépravation aristocratique de l'assemblée! Combien de degrés ténus +entre la gravité de l'instant d'auparavant et la jovialité d'après! + +Puis, tout en battant la mesure du preste rythme oriental qui réglait +les passes des ballerines, il examinait de temps à autre Mme +Chambannes, sa chère amie, comme il n'osait pas encore ouvertement +l'appeler. + +L'effleurement d'un sourire indécis ondulait à travers sa fine petite +figure qu'immobilisait la rêverie. Parfois elle saisissait sa jumelle, +visait une loge, un rang de fauteuils, et, l'inspection achevée, elle +décochait à M. Raindal comme un regard de compensation. Lorsque le +rideau s'abaissa, elle se réfugia avec le maître dans le salon exigu +qui formait, en arrière, une sorte de boudoir rutilant. Chambannes se +tenait debout devant eux. Il ne prêta que peu d'attention aux propos +de M. Raindal qui décrivait selon les plus récentes données de +l'exégèse, les rites et les vicissitudes du culte de Dagon. Le rideau +d'ailleurs se releva avant que le maître eût terminé. + +Le décor représentait un jardin avec un banc vert au premier plan, et, +à droite, la villa de délices où le crime devait s'accomplir. + +Quand Dalila s'assit sur le banc enserré d'arbustes et que Samson, +chancelant d'amour, s'y laissa tomber auprès d'elle, M. Raindal ne put +se retenir de lancer du côté de Zozé un sournois coup d'Å“il allusion. +Sans feindre de le remarquer, Mme Chambannes accentua complaisamment +d'un sourire la rêverie de son profil. Le maître la remercia d'une +petite toux amicale. + +Eh! somme toute, le matin, avait-il été si coupable? De sang-froid +même et à distance, il ne regrettait pas ce baiser de folie, cette +caresse incorrecte, dont la franchise au moins méritait le respect. Et +pourquoi s'ingénier à cacher plus longtemps des sentiments sincères? +Pourquoi jouer l'indifférence, quand c'était le contraire que Mme +Chambannes lui suggérait?... De l'amour? Non pas. Mais une certaine +tendresse, une espèce d'affection, qui, pour n'être pas exclusivement +paternelle, ne dépassait point cependant ce que l'âge autorise entre +une toute jeune femme et un homme sur le retour. A quoi bon se +dissimuler par des subterfuges intimes, par des mensonges illusoires, +la vivacité de ce penchant? Les exemples n'en pullulaient-ils pas dans +l'histoire? Sans parler de Ruth et Booz dont il semble que le roman +ait eu une fin bourgeoise, ne citait-on pas une foule de maîtres qui +s'étaient très purement épris de leurs disciples, hommes ou femmes, +malgré la dissemblance des intellects ou des années? Ainsi, quoi de +commun entre le cerveau d'un Socrate et le cerveau d'un Alcibiade?... + +La suave cantilène que murmurait Dalila à Samson détourna fort à point +le maître de ces scabreux rapprochements. La pièce se dramatisait. Au +tomber du rideau les milices philistines cernaient silencieusement la +maisonnette où sommeillait le héros trahi. M. Raindal, à mi-voix, +récita les strophes inoubliables: + + Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu, + Se livre sur la terre, en présence de Dieu, + Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme... + +Il continuait. Mme Chambannes déclara ces vers très jolis. Elle +voulait connaître le nom de l'auteur. + +--C'est de Vigny, madame! fit M. Raindal en la rejoignant dans +l'arrière-salon de la loge. + +Chambannes était sorti. Ils demeuraient en tête à tête. M. Raindal se +demandait s'il ne conviendrait pas de réitérer le baiser du matin, ne +fût-ce que pour signifier à Mme Chambannes la persistance de ses +velléités nouvelles. Par un reste d'irrésolution, il préféra s'en +tenir à la causerie littéraire. + +Mais comme il se mettait à raconter les poignantes amours de Vigny et +de Mme Dorval, brusquement la porte s'ouvrit. Sur le seuil de la loge, +se dressait un grand jeune homme brun dont M. Raindal ne vit d'abord +que la moustache noire et les larges prunelles railleuses. + +--Tiens, monsieur de Meuze!... Entrez donc! s'écria avec aisance Mme +Chambannes. + +Pourtant elle avait rougi; et, d'entre ses paupières, il partait vers +Gérald des Å“illades si caressantes, si réjouies et si humbles, que M. +Raindal du coup se sentit mortifié. Il voulut se mêler à la +conversation, critiquer les interprètes, louer la musique. Les mots se +dérobaient. Une crue soudaine de méchante humeur avait noyé sa verve. +Il se leva. + +--Vous sortez, cher maître? interrogea Zozé. + +--Oh! une minute, pour me dégourdir, prendre l'air... + +Involontairement il avait claqué la porte. Il erra au hasard par les +couloirs jusqu'au loggia de l'escalier. + +--Vous! s'écria Chambannes en venant à sa rencontre. + +M. Raindal riposta sans entrain: + +--Oui, il faisait trop chaud dans ce petit salon... J'ai laissé votre +femme avec M. de Meuze, le jeune, ou enfin, le fils, si vous aimez +mieux... + +Chambannes ne semblait pas frappé par cette révélation. M. Raindal le +jugea un peu benêt. Ils rentrèrent ensemble au premier tintement de la +sonnerie d'entr'acte. + +Zozé était seule dans la loge. Elle accueillit le maître d'un +rayonnant sourire de bienvenue. + +--Bonne promenade? + +--Pas mauvaise! fit M. Raindal que tant de charme désarmait. + +Néanmoins, il garda une figure revêche durant tout le troisième acte. +Il ne cessait de songer à Gérald. Ce jeune homme, au surplus, ne lui +avait jamais été que médiocrement sympathique. Fat, bellâtre, des +mines impertinentes que ne justifiaient guère une intelligence fort +pauvre, des opinions banales, un rare manque de lettres, rien en lui +n'était de nature à conquérir M. Raindal. Et puis--le maître +s'accrocha à ce souvenir avec ténacité--et puis n'évoquait-il pas au +physique Dastarac, ce gredin de Dastarac? N'avait-il pas, à la soirée +Saulvard, fait échouer l'excellent BÅ“rzell? C'était de là , à n'en +point douter, que provenait l'antipathie première. Sottise de chercher +plus loin! M. Raindal ne chercha donc pas. + +A peine essayait-il de suivre les regards de Zozé à travers l'immense +nef, d'en découvrir l'aboutissement. Difficile poursuite. Ils étaient +si incertains, si fuyants, ces regards, ils embrassaient de leur +tendresse tellement de personnes et d'espace! Après quelques +tentatives infructueuses, le maître renonça. + +--Et où est placé M. de Meuze? interrogea-t-il seulement, d'un ton +d'insouciance. + +--M. de Meuze?... A l'orchestre, je crois... Mais il ne doit plus y +être... Il allait finir la soirée chez des amis... + +--Ah! bon! fit négligemment M. Raindal. Je vous demandais cela, vous +savez... + +Effectivement, Zozé savait! Elle se mordit les lèvres pour ne pas +sourire. Hé! hé! la tante Panhias n'avait pas si mal dit. Il faudrait +faire attention. + + * * * * * + +La soirée s'acheva sans nulle autre algarade. M. Raindal s'était +beaucoup plu au ballet final; et le pas de la Sabotière l'avait +transporté. + +En rentrant, il se rendit dans son cabinet de travail. Il tenait à +consigner, avant de se mettre au lit, un petit nombre d'observations +morales qu'il avait ébauchées au cours de la soirée. Elles se +rapportaient toutes au rôle de la femme en tant que moteur social et +trouveraient leur emploi dans le chapitre VI. + +Quand il eut tracé la dernière, M. Raindal rassembla les feuilles. Il +n'y avait pas moins de six grandes pages écrites sans ratures et d'un +caractère serré. + + + + +XIV + + +Les leçons du jeudi avaient recommencé. Sans en être bannie, l'Égypte +y pâtissait d'une graduelle disgrâce. Le plus souvent, Mme Chambannes +n'avait pas fait les lectures prescrites. Ou bien un saut de phrase +les projetait tous deux dans un entretien familier sur de petits +événements du jour: une robe nouvelle de Zozé, que le maître déclarait +à son goût, le récit d'un bal, d'une pièce de théâtre, des sujets plus +futiles encore. Une fois évadés, ni l'un ni l'autre n'avait le courage +de reculer vers les arides régions de la science. D'un commun accord, +ils évitaient les sentiers de causerie qui eussent pu les y ramener. +C'était seulement vers la fin que Mme Chambannes s'écriait: + +--Eh bien!... Encore une jolie leçon!... Si cela continue, j'en saurai +long au bout de l'année!... Ah! quel déplorable professeur vous +êtes!... + +M. Raindal souriait. Puis, s'il n'avait pas auparavant abusé de cette +licence, il saisissait la main de Zozé et il y pressait fortement ses +lèvres. Par sagesse, elle ne lui permettait, à chaque leçon, que deux +ou trois de ces élans tendres. Mais elle en était au fond flattée. +Cela l'amusait de voir inclinée devant elle, par l'amour, cette tête +illustre et chenue. L'épiderme en semblait plus rose par le contraste +des cheveux blancs et elle trouvait propre, plaisant à l'Å“il, ce jeu +de nuances rapprochées. + +Dès la troisième leçon, elle s'enquit de l'oncle Cyprien. Pourquoi M. +Raindal ne présentait-il pas son frère? Elle ne demandait qu'à le +connaître. Le maître répondit évasivement: + +--Peuh, chère amie!--il l'appelait ainsi seul à seule avec elle, dans +l'intimité des leçons--mon frère est un brave homme... Pourtant je +doute que vous vous entendiez... Il a un caractère brusque, entier, +saugrenu... Et, d'un autre côté, d'après certains indices, j'imagine +que votre absence d'il y a un mois a dû le mécontenter... Je préfère +donc ne pas me risquer dans des explications auxquelles je n'augure +guère une issue favorable... + +--Comme vous voudrez! fit Zozé qui n'insistait que par un égard de +politesse. + +M. Raindal cependant avait dit presque vrai. Depuis quelques semaines, +l'oncle Cyprien n'omettait aucune occasion de flétrir, au passage, les +discourtoises façons de Mme Rhâm-Bâhan! + +Il s'y acharnait systématiquement, résolu, vaille que vaille, à +dégoûter son frère de toute idée de présentation. Fréquenter les +Chambannes, il ne lui eût plus manqué que cela! Pour y rencontrer +Pums, le marquis, Talloire peut-être, qui viendraient bêtement lui +taper sur l'épaule, le compromettre, le dénoncer par leurs cordialités +complices! Pour que M. Raindal apprît ses histoires de Bourse, de +spéculation, de mines d'or! Merci! Plutôt mentir, plutôt avoir +recours aux pires stratagèmes, aux rancunes simulées, aux ricanements +feints, aux colères factices, que de glisser dans ce guêpier-là ! Et, +s'emparant du moindre prétexte, il lâchait ses imprécations! + +Une femme du monde, Mme Rhâm-Bâhan? Une femme du monde, cette dame qui +vous plantait là les gens sans les prévenir, sans un mot d'excuse? Une +femme du monde, cette dame qui filait à l'anglaise, ni vu ni connu, je +t'embrouille! Une femme du monde, cette dame qui... + +--Oh! je t'en prie! interrompait M. Raindal d'un ton excédé... +Laisse-moi en paix... Je ne te propose point de t'y conduire, n'est-ce +pas? + +--Et ajoute que tu as bigrement raison! ripostait l'oncle Cyprien, +ravi du succès de sa tactique. + +Au reste, sauf les petites ruses auxquelles le contraignaient la +crainte des censures, la peur de son frère et la peur de Schleifmann, +jamais il n'avait été plus heureux. + +S'il ne se montrait en Bourse qu'à de rares intervalles, par contre, +maintenant il opérait sans aide, directement avec Talloire. Il avait +la fiévreuse jouissance de donner lui-même ses ordres, d'en suivre les +vicissitudes, d'en reporter ailleurs les gains. Diverses inspirations +le menaient: les conseils de son ami Pums, des intuitions secrètes, +les avis d'une feuille spéciale, _le Lingot_, à laquelle il s'était +pour trois mois abonné. Et, la chance s'y mêlant, le total de ses +profits atteignait présentement le chiffre net de trente-cinq mille +francs. + +Plus que soixante-cinq mille francs à gagner, c'est-à -dire, d'après +les calculs les moins optimistes, plus que quatre mois à spéculer! + +Ah! alors, les cent mille francs au complet en poche, l'oncle Cyprien, +jetant le masque, romprait avec Talloire, arrêterait la partie et +avouerait ses bénéfices. Mais jusque-là , _motus_, silence, mystère, +toutes les hypocrisies qu'on voudrait! + +Ainsi les cigares de choix que fumait à la brasserie M. Raindal cadet +étaient, selon ses dires, un cadeau du marquis. + +--Oui, mon cher Schleifmann! avait-il affirmé... J'ai trouvé la boîte +chez moi en rentrant! + +Une boîte immense, une caisse, une malle, à en juger par le nombre de +havanes qu'elle fournissait sans s'épuiser. + +De même pour le tricycle que l'ancien employé n'avait pu s'interdire +d'acheter: le fruit de nouvelles opérations, croyait peut-être +Schleifmann? Erreur, profonde erreur! Payé avec le reliquat des sept +cents francs de gain, notre tricycle... Hé! voilà qui lui clouait le +bec, à monsieur le moraliste!... Ou bien aux questions de son frère, +de sa nièce, de sa belle-sÅ“ur, l'oncle Cyprien opposait une stoïque +réponse: + +--Avec quoi je me suis offert ma machine?... Avec mes économies sur +les cigarettes, mes amis!... Que voulez-vous! Quand on désire ceci, on +n'a qu'à se priver sur cela. C'est on ne peut plus simple! + +Il avait corsé cette dépense par l'acquisition d'un chapeau marron en +feutre mou, dont les bords, largement cambrés, donnaient à sa tête +rase un certain je ne sais quoi de Cromwell. Et toute la semaine, +sombrero en cap, pinces au pantalon, on le voyait chevaucher son +tricycle par la ville, fût-ce même pour ne se rendre que rue de +Fleurus chez Schleifmann, rue Vavin chez Klapproth, rue +Notre-Dame-des-Champs chez M. Raindal. + +Mais à ces courses trop proches il préférait le Bois, principalement +le dimanche, où le souci de la cote ne le tourmentait pas. + +Il s'y dirigeait vers dix heures, en suivant le boulevard +Saint-Germain, la place de la Concorde, l'avenue des Champs-Élysées. +Ganté de rouge, cigare aux dents, il pédalait avec délices, courbé sur +le guidon, se baignant la figure dans les bons flots de brise matinale +qui déferlaient contre ses joues. Puis, près de l'Arc de Triomphe, il +relevait le buste, ralentissait l'allure, rectifiait sa position. +Devant lui l'avenue du Bois déroulait au loin l'ample magnificence de +ses bandes de terre jaune ou grise. La chaleur déjà fervente et mûre +jetait dans l'atmosphère comme des relents d'été. Sous les marronniers +de l'entrée, une foule de jolies dames en toilettes pâles causaient +assises ou debout, avec des messieurs élégants. Du fond de l'allée +cavalière, des jeunes gens, des officiers, arrivaient dans un galop +souple et, d'un coup, ils passaient au pas. Leurs montures +s'ébrouaient, allongeant l'encolure, et, si on les retenait, elles +grattaient à plein fer le sol durci de la chaussée. Ou bien un mail de +nuance vive débouchait dans l'avenue, au trot majestueux de ses quatre +chevaux. On apercevait, au sommet, des robes claires, des chapeaux +fleuris, des femmes gracieuses qui souriaient, des hommes à face +libertine. Derrière, en une crâne posture de héraut, le laquais +annonciateur, coude levé, torse renversé, tirait d'un long buccin de +cuivre des appels rauques et triomphants. On eût dit le char fastueux +des Voluptés et de la Jeunesse. + +Ce spectacle et ce vacarme achevaient d'enflammer l'oncle Cyprien. Ses +yeux, ses poumons, ses oreilles, enivrés par la fête des couleurs, des +parfums et des sons, subissaient, malgré lui, un enchantement suprême. +Il se ruait à la poursuite du mail fascinateur, le rattrapait, le +côtoyait, le précédait, la poitrine dilatée d'orgueil et le souffle +coupé par la vitesse. + +Il franchissait la grille, errait sous les ombrages, stoppait à un +café pour boire l'apéritif, et ne reprenait la route du +retour--l'avenue du Bois encore--qu'à l'approche du déjeuner. + +Quelquefois, en revenant, il distinguait parmi les piétons, un vieux +monsieur à barbe blanche, qu'une jeune dame accompagnait. + +«Sapristi! songeait-il... Mon frère et Mme Rhâm-Bâhan, probablement... +Pas de bêtises!... Pédalons sec, pédalons dru!...» + +Il affectait de fermer les yeux, comme aveuglé par la poussière, +filait à travers les voitures en une fuite de possédé. + +Précaution superflue, péril imaginaire! M. Raindal, pareillement, +avait eu soin de tourner la tête. + +Ces sorties du dimanche matin étaient l'Å“uvre de Mme Chambannes. Elle +y avait découvert un cauteleux moyen d'afficher en public son amitié +avec le maître. Et, bien que l'exhibition n'eût guère lieu qu'un +dimanche par mois ou deux, Zozé en récoltait mainte satisfaction +vaniteuse. + +Les sourires, les Å“illades goguenardes, les grimaces d'entente qui la +visaient, le long du chemin, ne faisaient qu'augmenter son aise. + +«Riez, mes enfants, pensait-elle, blaguez, n'empêche que vous m'enviez +rudement!» + +La plupart du temps, Chambannes ou l'oncle Panhias se joignait, par +décence, au couple. D'autres jours, Gérald, soit à pied, soit à +bicyclette, s'arrêtait un instant pour causer avec eux. + +Hormis le désagrément d'une telle rencontre. M. Raindal ne répugnait +pas à ces promenades dominicales. Elles tranchaient la semaine, +semblaient illuminer du reflet de leur éclat l'obscure stagnation des +jours jusqu'au jeudi. Cela lui procurait comme un supplément de congé, +de réjouissance bimensuelle, et sans la crainte des siens, il fût venu +chaque dimanche. + +Puis, que de documents, que d'observations précieuses il accumulait +là , en vue de son ouvrage! Ces jeunes hommes raffinés et ces dames +avenantes n'étaient-ils pas les représentants actuels de l'élite +voluptueuse qui se perpétue à travers les siècles? Ne formaient-ils +pas ce bataillon sacré du plaisir, qui, à toute époque de l'histoire, +mène le chÅ“ur des élégances, promulgue les lois de la mode, domine la +société par le charme, la grâce, la beauté? De discerner en eux les +coquettes et les godelureaux contemporains de Ramsès ou du roi +Touthmosis, simple effort de transposition! + +Aussi M. Raindal n'avait garde d'oublier durant la promenade ses +sévères devoirs d'historien. Dès qu'il cessait de regarder Mme +Chambannes, il transposait, gravait, piquait dans sa mémoire mille +détails significatifs. Les dames plus que les hommes bénéficiaient de +son attention. Dans leurs gestes câlins, dans leurs yeux alliciants, +il cherchait l'éternel, et à défaut de l'y trouver, il en retirait du +contentement. Plusieurs, à force de le croiser, avaient frappé son +souvenir; et quand il reconnaissait, à distance, leur silhouette, il +s'apprêtait à les fixer. Ses gants neufs, tenus à la main contre le +pommeau de sa canne, écartaient leurs doigtures comme les raides +pétales d'un lotus; et, avec son veston de cheviotte bleu, son +pantalon grisâtre, son chapeau melon de feutre noir, sa rosette +d'officier, sa barbe aux poils d'argent soigneusement lustrés, il +avait un aspect cossu et bien pensant, un air d'industriel vieilli +dans la fortune, de riche conservateur fidèle aux bons principes. + +Sur le coup de midi, on rentrait vers la rue de Prony. Le déjeuner se +prolongeait tard. Les stores ne laissaient pénétrer qu'une lumière +jaunâtre. Des fleurs, au milieu de la table, exhalaient, en concert, +l'harmonie de leurs haleines. Et, quand, de plus, Chambannes allumait +son cigare, puis Zozé son tabac d'Orient, cela parachevait l'écrasant +besoin de sieste que ressentait le maître dans ce demi-jour. Les yeux +brûlés par le soleil, les jambes lasses de la promenade, il luttait +entre le désir de voir encore sa petite élève et le poids de sommeil +qui tirait ses paupières. Enfin, au moment de succomber, il se levait +et prenait congé. + +Par contre, à peine dehors, un regret lui tenaillait le cÅ“ur. Il se +reprochait gravement sa sotte somnolence, ces instants de douceur +gaspillés par veulerie. Pour un peu, il serait retourné sur ses pas, +feignant d'avoir oublié un objet, un renseignement à réclamer. Mais +lesquels? La honte l'empêchait. Il poursuivait le chemin, avec une +maussaderie croissante; et, sitôt parvenu rue Notre-Dame-des-Champs, +son spleen exacerbé dégénérait en haine. L'odieux quartier, les +sépulcrales bâtisses! Ah bien! son bail fini, on verrait s'il le +renouvelait! + +Du palier, à travers la porte, il entendait chez lui un bruit de rires +et de causerie. C'était, dans le salon, Thérèse avec BÅ“rzell, +toujours assidu des dimanches. + +Une fois, en entrant, M. Raindal perçut le nom de Dastarac. + +--Tiens! fit-il stupéfié... Vous parlez de ce méchant garnement?... + +Thérèse répliqua: + +--Eh! oui, de Dastarac... J'ai tout dit à M. BÅ“rzell... Il n'y a pas +à s'en cacher... + +--Certes non! répliqua le maître. + +--Et sais-tu ce que monsieur me contait?... Qu'il a très mal tourné, +notre Dastarac... Une histoire de dettes assez véreuses, d'abus de +confiance et de fausses garanties. Bref, chassé de l'Université, +obligé de gagner la Belgique... M. BÅ“rzell t'expliquera ça mieux que +moi... + +Le jeune savant répéta les faits en détail. + +--Hein!... Un joli monsieur!... s'écria la jeune fille sur un ton de +mépris rageur, quand BÅ“rzell eut achevé. + +--Rien ne m'étonne de ce gaillard! déclara M. Raindal... C'est +égal!... Nous devons à son beau-père maître Gaussine une fameuse +gratitude! + +Ce jour-là , il ne maugréa point contre la lenteur du dimanche. Des +pensées consolantes l'occupèrent jusqu'au dîner. Jusqu'ici, en aucune +occasion, il ne s'était enhardi à questionner Thérèse sur les visites +de BÅ“rzell. Il redoutait des représailles, des questions +reconventionnelles sur la maison Chambannes. Mais, maintenant que +Dastarac semblait anéanti, écroulé sous le dégoût même de Thérèse, +pourquoi cette sympathie entre les jeunes gens ne suivrait-elle pas la +marche normale? Pourquoi, de camarades, ne deviendraient-ils pas +époux? Et alors, outre la joie de marier sa fille, quelle aubaine pour +le maître, quelle libération! Comme témoin de ses sorties, il ne +demeurerait que Mme Raindal, toute aux soins de sa piété, femme facile +et sans rigueur, pourvu qu'on ne gênât point sa foi. Plus de contrôle, +plus de guet, plus de mensonges à forger ou de silence à tenir! M. +Raindal se promit de surveiller l'affaire finement, politiquement, par +peur de la gâter. + +Après le dîner, cependant, un souci coutumier le ressaisit. Il +songeait à l'été, aux vacances imminentes, aux trois mois que sans +doute il lui faudrait passer loin de Mme Chambannes; et, en se +remémorant ses impatiences, ses alarmes récentes durant un seul mois +de privation, il éprouvait à l'épigastre une sorte d'étouffement +d'angoisse. + +Où irait-elle? Sur quelles plages? Dans quelles montagnes? A combien +de lieues? Et avec qui? + +Autant de questions qu'en maintes leçons il avait discrètement posées +à sa petite élève. Elle répliquait sans précision. Elle prétendait +n'être pas résolue encore, hésiter entre les Frettes, la mer, la +Suisse ou une ville d'eaux. Son choix se déciderait selon l'époque du +voyage que Georges devait sous peu accomplir en Bosnie. Et aussitôt +elle soupirait. Une ombre de mélancolie voilait la tendresse de ses +regards. Elle détournait l'entretien. + +La chère amie!... Qui sait si quelque tourment analogue n'oppressait +pas sa gentille petite âme? Qui sait si elle aussi ne s'affligeait pas +à l'idée de la séparation?... M. Raindal ne poussait point +l'immodestie jusqu'à s'attribuer la totalité de ces regrets. +Seulement, il ne lui déplaisait pas de penser qu'une part peut-être +lui en revenait. Sur quoi il ne se trompait que du tout. + +Assurément, aux questions du maître, Mme Chambannes se rembrunissait. +Mais l'unique raison de son chagrin était la méchanceté de Raldo. +Depuis plus de trois semaines il se débattait entre eux à chacun de +leurs rendez-vous, ce problème de la villégiature. Gérald, dont la +trahison n'avait fait que renforcer le despotisme, s'obstinait au +projet de s'installer à Deauville, en compagnie de son père, pendant +la durée du mois d'août. Des invitations, «de la jolie femme», le tir +aux pigeons, le polo, les courses, tout l'appelait là -bas, et contre +l'attrait de tant de plaisirs les larmes muettes de Mme Chambannes +glissaient comme des gouttes de pluie contre une vitre. + +--Viens-y! objectait-il... Je ne t'empêche pas d'y venir!... + +Elle haussait les épaules. Ne présageait-elle pas les souffrances +qu'elle endurerait à Deauville, sans amis, sans relations et éloignée +de son amant!... Ne se voyait-elle pas déjà écartée de Raldo et du +monde où il fréquenterait, par cette barrière plus dure qu'une grille +de fer qui, partout, environne de ses immatérielles clôtures le +troupeau de la bonne société? S'exposer aux regards fermés de ces +dames, aux échos insultants de leurs joies, au spectacle de leurs +flirts, à cette diminution sociale qui ne se mesure bien que de +près?... Non, pour son amour même, pour la sauvegarde de sa passion, +Zozé, mille fois, préférait la retraite, l'abandon provisoire. Puis +comme ces sacrifices, d'avance, lui poignardaient le cÅ“ur, elle se +mettait à pleurer silencieusement des larmes intermittentes, trop +longtemps refoulées et qui, entre deux baisers, au milieu d'une +étreinte, mouillaient à l'improviste les joues de M. Raldo. + +Comment se venger de lui? Comment répondre à cet égoïsme impitoyable? +Ah! Zozé commençait enfin à le comprendre: en amour, on n'est pas +égaux. Sinon, n'eût-elle pas naguère châtié la forfaiture de Gérald +par une trahison immédiate? Et à présent de même, ne riposterait-elle +pas par quelque invention barbare, par le choix d'une villégiature où +de ses amoureux se trouveraient: à Dieppe, par exemple, où +séjournerait Mazuccio; à Bagnères, où Pums ferait une saison, à +Dinard, où Burzig, en Anglais authentique, avait loué une petite +villa? Aucune de ces représailles ne la satisfaisait. Rapidement, +elle se convainquait que Gérald ne prendrait ombrage d'aucune. Alors, +à quoi bon ces déplacements dans des stations mondaines qui, par +similitude et par évocation, emporteraient sans trêve ses songeries +vers Deauville? Ne valait-il pas mieux aller se terrer aux Frettes, +chercher dans cet endroit paisible l'hébétude et l'oubli, se plonger +dans le néant de la vie campagnarde, jusqu'au retour du méchant Raldo? + +Dès les premiers jours de juillet, elle opta pour cette solution. +Gérald promit de venir la rejoindre au début de septembre, moment +auquel Chambannes rentrerait de Bosnie. Zozé partirait vers le 20, +avec la tante et l'oncle Panhias. Du reste, dans le voisinage de +l'abbé Touronde, des Herschstein et des Silberschmidt, elle ne +manquerait pas de visiteurs. + +--Et, somme toute, observait Gérald, un mois ce n'est que quatre +semaines... Et quatre semaines, c'est bien vite passé!... + +Mme Chambannes en tomba d'accord. Une grimace de dédain lui convulsait +les lèvres devant cette inconscience. Par orgueil, elle feignit de +sourire. + +Puis le jeudi d'après, elle informa M. Raindal de ses dispositifs de +départ, sauf ce qui concernait Gérald. + +--Ah bah! bredouilla-t-il avec un clignement des yeux si douloureux, +si suppliant, que Zozé, sur-le-champ, se sentit émue... Ah! vous allez +aux Frettes?... C'est très bien... très bien! + +--Et vous, cher maître? fit-elle... Que ferez-vous de votre été? + +--Moi?... + +Il cherchait, ahuri, l'esprit en déroute, ne se souvenait plus. A la +fin il se rappela: + +--Moi?... Nous?... Nous allons à Langrune, comme chaque année... Et +vous resterez aux Frettes combien de temps?... + +--Un mois, deux mois, trois mois... Tout dépend des affaires de +Georges... + +--Trois mois! répétait M. Raindal, s'arrêtant au plus cruel des +chiffres. + +Et il ajouta, d'un accent sincère: + +--Cela me chagrine beaucoup, mon amie!... + +En même temps, il avait saisi la main de Mme Chambannes et il y +appuyait ses lèvres avidement. Elle exhala un soupir de pitié. Pauvre +père Raindal! Comme il avait le cÅ“ur gros! + +Elle songeait: «Suis-je méchante!... Oui, je suis son Gérald, voilà !» +Mais brusquement, à ce nom, une idée neuve raya sa pensée. Pourquoi +pas, au fait?... Une revanche fort innocente, une société, une +distraction qui en valaient bien d'autres! Et à demi souriante, +retirant doucement la main qu'elle avait oubliée sous les lèvres de M. +Raindal: + +--Voyons, cher maître, questionna-t-elle, que diriez-vous de venir +passer quelques semaines aux Frettes?... Cela ne dérangerait-il pas +trop vos habitudes?... + +M. Raindal avait redressé son front congestionné: + +--Moi?... Non! Pas du tout! fit-il avec la sensation d'une onde +réconfortante qui lui baignait le cÅ“ur... Seulement, il y a ma femme, +ma fille... + +--Elles viendraient aussi!... + +--Croyez-vous? fit le maître d'un ton dubitatif. + +--Certainement, à moins qu'elles ne refusent, qu'elles n'aient des +raisons pour cela! + +M. Raindal se taisait, le visage déconfit, et, se cabrant contre un +besoin de dénoncer ses bourreaux domestiques: + +--Des raisons! s'écria-t-il enfin... Pardieu, elles n'en ont aucune... +pas la moindre!... Pourtant vous les connaissez vaguement... Ma fille, +une sauvage; ma femme une dévote... En présence de tels caractères, on +est toujours sur le qui-vive... De toutes façons j'essaierai, ma chère +amie, et vous devinez avec quel zèle, avec quelle vigueur +d'affection... + +Il s'autorisa de cette période éloquente pour rembrasser la main de +Zozé. La véhémence de son engagement soutint, la soirée durant, ses +espoirs. Au surplus, jamais encore il n'avait affronté la lutte. Il +l'avait plutôt esquivée, ajournée par la patience et par la ruse. +Savait-on ce que donnerait, dans une rencontre ouverte, l'élan de ses +griefs et de ses désirs retenus pendant tant de mois! + + + + +XV + + +Le lendemain, néanmoins, il attendit la fin du déjeuner pour tenter le +premier assaut; et, comme Brigitte servait le café: + +--Mes enfants! dit-il... Je suis chargé de vous transmettre une +invitation... Si elle ne vous agrée pas, vous serez libres de la +décliner!... Mais je vous en conjure, d'abord, veuillez m'écouter +jusqu'au bout... + +Tandis qu'il parlait, la tête basse, griffant machinalement de l'ongle +la toile cirée de la table, Mme Raindal décochait à sa fille des +Å“illades épouvantées. Thérèse y répliquait par une mimique rassurante +des lèvres ou des paupières. Et, au dernier mot de M. Raindal, elle +proféra d'une voix paisible, sans nulle altération ni de colère, ni de +peur: + +--Mme Chambannes est très aimable, père... Seulement, pour ma part, je +juge son invitation inacceptable. Et je serais étonnée que maman ne +fût pas de mon avis! + +--Oh! tout à fait! approuva Mme Raindal avec un hochement de la tête. + +--Et puis-je vous demander vos raisons? interrogea le maître d'un ton +qu'il s'appliquait à rendre onctueux. + +--Ma raison, et je ne donne que la mienne, fit Thérèse d'un ton +similaire, ma raison c'est que, soit dit sans t'offenser, Mme +Chambannes n'est pas une société pour nous... + +Le maître se contenait encore: + +--Qu'entends-tu par là ?... + +Thérèse repartit: + +--Il me semble que c'est assez clair... + +M. Raindal s'était levé et tournait autour de la table, en écrasant un +cure-dents dont la pointe craquait sous ses doigts: + +--Bon! bon!... Je vous ai promis que vous seriez libres... Vous êtes +libres... Je ne m'en dédis pas... + +Puis, d'une voix plus forte; + +--Mais, sapristi cependant, il m'est impossible de m'en tenir à ces +insinuations... Mme Chambannes est une personne pour laquelle je +professe la plus grande sympathie, et, je ne crains pas de l'avouer, +la plus vive estime... Je ne peux pas laisser passer des accusations +aussi abominables et aussi indécises... + +D'un suprême effort il se maîtrisait, et il ajouta sur un ton moins +rude: + +--Je vous en prie, toi ou ta mère, parlez franchement... Qu'avez-vous +à reprocher à Mme Chambannes?... + +Il y eut un silence. Brigitte, effarée dans cette atmosphère lourde de +querelle, avait prestement regagné sa cuisine. Des deux côtés on +serrait la bride aux fureurs et aux invectives qui se rebellaient, +prêtes à bondir. + +--Allons! réitéra le maître... J'attends vos explications... Je +t'attends, Thérèse, puisque ta mère ne répond pas... + +Mlle Raindal riposta avec gravité: + +--Père, qu'il soit bien établi, n'est-ce pas? que nous n'avons pas +l'intention de te froisser dans tes amitiés, que nous ne parlons que +pour ton bien, que pour le nôtre... + +Le maître s'impatientait: + +--Oui, oui, va... + +--Eh bien! je t'assure que Mme Chambannes n'est pas pour nous une +personne à fréquenter, ni surtout une personne dont nous puissions +accepter l'hospitalité... Faut-il mettre les points sur les _i_? + +--Mets-les! ne te gêne pas... + +--Nous ne pouvons aller habiter chez une femme qui, presque +publiquement, a un amant... + +M. Raindal faillit étouffer et, ayant aspiré une large bouffée d'air: + +--Un amant! clama-t-il... Qui cela?... Qui te l'a dit?... + +--Personne! mes yeux... Il n'y avait qu'à regarder et à voir... +D'ailleurs ses amies m'ont paru de la même trempe... A aucun prix, je +ne fréquenterai ces femmes-là !... + +--Tes yeux! fit M. Raindal qui suivait son idée... Et comment +s'appellerait, selon tes yeux, le jeune homme en question?... + +Thérèse répliqua: + +--Ce que j'ai dit suffit... Je n'ajouterai pas un mot... + +Le maître jetait à sa fille un regard de défi et de haine; puis, +haussant les épaules: + +--Oh! tu me fais pitié... Tes indignes calomnies n'ont pas même +l'excuse de la bonne foi, de l'erreur... C'est la rancune qui te +pousse... Tu en veux à Mme Chambannes de sa beauté, de sa grâce... Tu +es une envieuse et une sotte!... Oui, je le répète, une sotte!... + +--Mon ami! supplia Mme Raindal. + +--Laisse, mère! fit Thérèse, dont les doigts frémissaient contre le +rebord de son assiette... Papa ne sait plus ce qu'il dit... Tout ce +que je souhaiterais, c'est qu'avec les autres, il fût plus +clairvoyant, qu'il aperçût l'abîme de ridicule où il court et où il +nous entraîne... + +M. Raindal asséna sur la table un coup de poing exaspéré et, prenant +sa femme à témoin: + +--Tu entends comme elle ose me traiter!... Elle perd la raison... Elle +est folle... + +--Je suis folle? cria Thérèse. + +Elle courait vers sa chambre. Elle rentra un instant après, et, +lançant à travers la table, trois journaux dépliés: + +--Si je suis folle, je ne suis pas la seule... Lis un peu! Ils ne sont +pas fous, je suppose, tous ceux qui écrivent là -dedans!... + +Elle signalait de sa main tremblante, sur les feuilles, des passages +marqués au crayon. + +M. Raindal, d'un geste méprisant, rafla, au hasard, l'une des trois et +parmi les échos, il lut: + +«Qui racontait donc que les femmes ne s'intéressent plus à l'histoire? +Ce n'est certes pas mon vieux camarade La Croix-Charmerilles, qui me +narrait hier l'anecdote que voici: + +«Depuis six mois, une de nos plus jolies exotiques s'est éprise +d'histoire ancienne. Et, chaque semaine, un de nos savants les plus en +vue vient à domicile lui donner des leçons. + +«Quant à la période de l'histoire enseignée et au nom de l'illustre +professeur, cherchez dans les environs de l'Institut et rappelez-vous +aussi un des plus gros succès littéraires de l'automne dernier. + +«Histoire ancienne, ancienne histoire!» + +M. Raindal, d'une poussée, avait projeté à terre les deux autres +gazettes: + +--Et tu prétends me salir avec ces infamies? + +Il piétinait à coups de talon les feuilles: + +--Tiens, voilà le cas que j'en fais de tes immondes journaux!... +Pouah! Dire que c'est ma fille, ma propre fille, qui collectionne ces +ordures et qui s'institue chez moi l'auxiliaire de mes ennemis! + +Il s'affaissait sur une chaise. Thérèse accourut auprès de lui: + +--Père, père! implorait-elle en s'agenouillant, pardonne-moi... Tu +m'as mal comprise... J'ai manqué d'égards, de ménagements... Mais tu +sais bien que je t'aime, que je suis incapable de vouloir te peiner... + +M. Raindal la contemplait d'un air attendri. Elle insista: + +--Embrasse-moi... Pardonne-moi ma vivacité... Je te jure... + +Il la relevait doucement, et, l'asseyant sur ses genoux comme un +petit enfant qu'on dorlote: + +--Tout est oublié... Je te pardonne... Là , ne pleure pas, c'est +fini... Cela n'a pas d'importance. + +Elle reprit, d'une voix entrecoupée de sanglots: + +--Je te jure, père... c'était dans ton intérêt... + +--Quel intérêt? fit M. Raindal, en relâchant soudain l'étreinte. + +--L'intérêt de ta réputation, murmura Thérèse timidement, l'intérêt de +ton nom... Tu ne t'en rends pas compte, père. L'amitié t'aveugle... +Mais tu es en train de compromettre l'une et l'autre... + +M. Raindal, d'un brusque élan, s'était relevé: + +--Ainsi, je vous compromets! fit-il avec une intonation sardonique... +Je vous déshonore?... Je déshonore votre nom? C'est exact... En effet, +depuis bientôt trente-cinq ans, je ne travaille guère qu'à cela... Ha! +ha!... C'est la pure vérité!... + +Il s'exaltait, recommençait, autour de la table, sa promenade: + +--Oui, vous êtes bien à plaindre, d'avoir un mari, un père aussi +compromettant, comme vous dites!... Un homme qui amasse turpitudes sur +turpitudes, dont la vie n'est qu'un tissu de folies et de débauches... +un homme... + +Thérèse l'interrompit: + +--Tu te fâches encore, père... Tu te moques de nous... Tu travestis +exprès mes paroles... J'ai dit, et je le maintiens, que tu ne peux que +te nuire en conservant cette intimité avec Mme Chambannes... Je l'ai +dit parce que c'était mon devoir, parce que le moment en était venu... +Et rien ne m'empêchera de te le redire... + +M. Raindal s'était arrêté et croisait les bras sur sa poitrine: + +--Alors, quoi? fit-il en provoquant du regard tour à tour sa femme et +Thérèse... Qu'est-ce que vous voulez?... Il s'agirait de vous +expliquer, pourtant!... Vous voulez que je n'aille pas aux Frettes?... + +--D'abord! répliqua fermement Mlle Raindal. + +--«D'abord!»... Le mot est plaisant en soi... Mais je suis +accommodant!... Va pour «d'abord»... Et ensuite?... + +--Ensuite, dit la jeune fille, nous voudrions que, sans rompre avec +Mme Chambannes, tu diminues le nombre de ces visites régulières, de +ces dîners à jour fixe, parce qu'à tort ou à raison, on en rit, on en +jase... + +--Et où en jase-t-on, s'il te plaît? + +--Partout!... Au Collège, à l'Institut, chez tes confrères, dans les +journaux... + +Le maître eut un sourire amer: + +--Ah! vous êtes bien renseignées!... C'est probablement M. BÅ“rzell +qui... + +--Lui et tout le monde, père... Lui et les allusions, les paroles +méchantes dont on s'amuse à nous blesser, parmi nos relations, dans +les visites que nous faisons ou qu'on nous fait... + +M. Raindal riposta par une bordée de bruyants sarcasmes: + +--Évidemment, le danger est plus grave que je ne pensais... Il ne faut +pas négliger les avertissements de tous ces honnêtes gens. Il faut se +méfier, enrayer... Et, dès maintenant, je me remets entre vos +mains... C'est vous qui réglerez les jours et les heures de mes +visites rue de Prony... Au besoin, Brigitte pourra m'y conduire et +m'en ramener. Je suis si faible, si inexpérimenté, si enfant!... + +Il continua sur ce ton pendant quelques minutes; et, par un phénomène +de suggestion, toute sa virilité tardive s'affolait, s'insurgeait à +mesure contre cette servitude dont il créait lui-même le détail et les +épisodes. Chaque trait l'aiguillonnait d'une piqûre nouvelle, lui +infusait aux veines un poison chaleureux qui surexcitait sa souffrance +avec son énergie. Il se voyait dans l'avenir privé à tout jamais de +Mme Chambannes, interné pour toujours loin d'elle, en proie aux pires +tortures de la séparation et de la jalousie peut-être. Car, si Thérèse +avait dit vrai!... Une angoisse lui cingla le cÅ“ur. Ses regrets +imaginaires touchaient au paroxysme. Il changea soudainement d'accent; +et, d'une voix sourde, précipitée, qui sonnait la révolte: + +--Assez plaisanté! fit-il... C'en est assez... Oh! depuis longtemps je +me doutais de toutes les pensées mauvaises, de tous les honteux +soupçons que vous accumuliez contre moi!... Vos complots, vos risées, +vos conciliabules et jusqu'à vos silences plus insidieux que le reste, +rien ne m'a échappé!... Si tout à l'heure, quand vous m'avez montré le +fond de vos âmes, j'ai éprouvé de la surprise, je la dois moins à +l'imprévu qu'au dégoût!... Oui, véritablement, je ne croyais pas y +trouver tant de vase et de vilenie... Bah, passons!... Je ne sais qui +vous inspire, qui vous guide et je ne tiens pas à le savoir... Mais ce +que je veux et ce que j'exige dorénavant, c'est d'être maître chez +moi, libre au dehors. Ce que je veux et ce que j'exige, c'est la fin +de ces mines hypocrites, de ces mutismes agressifs, de toutes ces +manÅ“uvres sournoises qui ne sont que la comédie de la docilité et qui +m'offusquent plus que vos insultes d'il y a un instant... Ce que je +veux, enfin, c'est la confiance, c'est l'estime, c'est le respect +auxquels j'ai droit par mon âge, par une vie continue de travail +forcené, et, je le dis sans fausse modestie, par mon rang, par ma +valeur même... Si je ne puis les obtenir, nous cesserons l'existence +commune, puisque la poursuivre dans ces conditions nous serait à tous +insupportable... Voilà qui est net, n'est-ce pas?... Je n'y reviendrai +plus... Et pour commencer, aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous +informer qu'avec vous ou sans vous, j'irai casser un mois aux +Frettes... Consultez-vous. Délibérez... Vous en avez le loisir: Mme +Chambannes ne part que dans dix jours... Seulement, d'ici-là , pas un +mot à ce sujet, pas une remarque... Je n'en tolérerai aucune. Un oui +ou un non. Je n'admets pas davantage. + +Il se dirigeait vers son cabinet, et, la main au bouton de la porte: + +--Je ne me dissimule pas, fit-il, ce qu'a de désolant une telle +situation. Mais ne vous en prenez qu'à vous, qu'à vos hostilités +cachées... Tout a un terme, même la patience... Or, vous avez depuis +six mois étrangement abusé de la mienne!... + +Il disparaissait; puis, comme s'il eût voulu se barricader contre les +tentatives conciliantes, par deux fois le glissement du pêne claqua +dans le fer de la serrure. M. Raindal venait de s'emprisonner à +double tour. + +--Eh bien, ma pauvre enfant! chuchota Mme Raindal, les prunelles +luisantes de larmes. + +Soit crainte d'être écoutée, soit imitant instinctivement l'accent +assourdi de son père, Thérèse riposta à mi-voix: + +--Que veux-tu, maman!... C'est lamentable!... Je ne pensais pas que le +mal fût si profond... Nous sommes intervenues trop tard!... + +--A qui le dis-tu, ma fille? soupira la vieille dame. + +Thérèse demeurait muette, accoudée à la table, dans une pose de +farouche rêverie. + +--Qu'allons-nous devenir? reprit Mme Raindal d'un ton pleurard. Si +nous fermons les yeux, cette vilaine femme nous l'enlèvera. Si nous le +contrarions, il nous quittera. Et nous sommes seules, complètement +seules, sans qui que ce soit pour nous conseiller, pour nous +défendre... + +--Peut-être pas! riposta la jeune fille en se redressant. + +--Tu songes à quelqu'un?... + +--Oui, à l'oncle Cyprien... Je ne vois guère que lui qui fasse peur à +papa... Je vais y courir tout de suite... Je le monterai, je le +chaufferai à blanc... Et ce sera bien le diable si avec une pareille +machine de siège nous ne triomphons pas des résistances de père!... + +Mme Raindal, à cette comparaison, malgré ses larmes, avait souri: + +--Si tu espères réussir, vas-y vite, mon enfant! Hélas! il n'y a plus +de temps à gaspiller!.. + +Thérèse se penchait sur elle pour l'embrasser: + +--Ne pleurons pas, vieille maman!... Courage!... J'ai idée que tout +n'est pas perdu!... + +--Que Dieu t'entende, ma fille! murmura Mme Raindal, qui roulait au +plafond des regards implorateurs. + + * * * * * + +La porte de l'oncle Cyprien n'était qu'aux trois quarts close, quand +Thérèse atteignit le palier du sixième étage. + +--On peut entrer? héla Mlle Raindal en frappant. + +--Entrez!... Entrez!... + +Une odeur de pétrole planait dès l'antichambre. L'oncle Cyprien, assis +sur un petit pliant, une serviette au travers des genoux, astiquait +son tricycle, selle à terre, roues en haut comme une voiture versée. + +--C'est toi, mon neveu! fit-il du coin de la bouche, l'autre coin +étant obstrué par un énorme cigare... Prends donc une chaise... Tu +m'excuses?... Quand je nettoie ma machine, si je me dérange, cela me +détraque mon fourbi... Tu as ta chaise?... Parfait!... Ah bien, par +exemple, si je m'attendais à cette visite!... Rien de mauvais, au +moins?... Ton père n'est pas malade?... + +Thérèse répliqua: + +--Malade, ce ne serait encore rien!... + +--Sapristi, s'écria l'oncle Cyprien qui écarquillait les paupières... +Tu m'effraies! Pis que malade, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça +peut être, bon Dieu?... + +--Je vais te le dire, mon oncle! Mais j'ai besoin de tout ton +dévouement, de toute ton attention... + +--Tu les as, mon neveu!... Je travaille en t'écoutant... ou je +t'écoute en travaillant... Les oreilles pour toi, les yeux pour ma +machine!... Mais _presto_, parce que tu m'inquiètes, avec tes mines +solennelles... + +Pendant que sa nièce parlait, M. Raindal cadet, pas une fois, en +effet, ne leva les regards. Il frottait, polissait, pétrolait, les +mains voletant parmi l'étalage de burettes, de chiffons noirs, de +flanelles grasses, de tournevis et de clefs anglaises, qui lui +donnait, à première vue, un air de tondeur de tricycles. + +--Fâcheux! se contentait-il de murmurer par instants, le front +toujours baissé... Très fâcheux!... Extrêmement fâcheux!... + +Toutefois, sous cet aspect affairé, il calculait de plein sang-froid. +Bien que ses pertes fussent minimes, elles avaient, la semaine +d'avant, contrebalancé la somme des bénéfices. Le bilan des derniers +huit jours se soldait sans profit, sorte d'échec pour un spéculateur +accoutumé, comme lui, au gain. De plus, d'autres valeurs minières +avaient subi de violentes fluctuations. Le marché présentait des +signes, sinon d'alarme, du moins de prudence. Les affaires se +ralentissaient et la baisse avait frappé beaucoup de titres jusqu'ici +en hausse quotidienne. Ces considérations laissaient l'oncle Cyprien +pensif. Etait-ce bien le moment de prendre parti contre son frère, de +pousser ouvertement à une rupture avec les Chambannes? Ne risquait-il +pas de s'aliéner, par cette attitude décidée, les puissantes +sympathies du camp adverse,--à savoir des Chambannes et de la bande +adjacente, des Pums, des Meuze, des Talloire, c'est-à -dire de tous ses +amis de Bourse et de tous ses conseillers? La question méritait qu'on +n'y répondît pas à la légère. + +--Et c'est alors, conclut Thérèse, que l'idée m'est venue d'avoir +recours à ton aide... Il n'y a que toi qui puisses nous sauver, qui +possèdes sur papa une autorité suffisante pour le tirer de la voie +dangereuse où il s'enfonce plus chaque jour... + +--Fâcheux! Très fâcheux! réitérait M. Raindal cadet. + +Un silence passa. L'oncle Cyprien s'appliquait à égoutter le pétrole +de sa burette dans un trou de graissage. + +--Mais enfin, mon oncle! reprit Thérèse que cette réserve +déconcertait... Tu ne dis rien?... Tu es bien de notre avis, +pourtant... Il faut que ce scandale cesse... il faut arracher papa à +ces gens! + +--Peuh! mon neveu! fit l'oncle Cyprien en rangeant le pliant et +redressant sur ses roues le tricycle... Peuh! Tu me demandes mon avis, +n'est-ce pas, mon avis sincère, mon avis amical?... Je te l'exprimerai +brutalement... M'est avis, à moi, que cette histoire est rudement +délicate... Pardi, la conduite de ton père me paraît fâcheuse, +déplorable même, et je donnerais je ne sais quoi pour l'en faire +changer... Mais entre cela et aller dire à un homme de cet âge, à un +homme de l'importance de ton père: «Mon petit, je te défends de +retourner chez madame Une Telle... Et désormais tu n'iras plus...», +entre cela et ceci il y a une différence!... + +--Ainsi tu refuses de le raisonner, d'avoir avec lui un entretien +sérieux?... fit Mlle Raindal qui repoussait sa chaise. + +--Je ne refuse pas! rectifia l'ex-employé... Je t'explique la +difficulté, la presque impossibilité de la mission dont tu désirerais +me charger... Sans compter que ton père n'est pas commode, que c'est +très bien un homme à m'envoyer promener, à me déclarer que tout cela +ne me regarde pas... Après quoi il ne me restera plus qu'à prendre mes +cliques et mes claques et à me brouiller avec lui! + +Il avait saisi son tricycle par le guidon et le manÅ“uvrait autour de +la pièce, pour en expérimenter les roulements. Puis il ajouta: + +--En résumé, tu m'as bien compris?... Je ne te refuse pas... Je te +soumets le problème... Estimes-tu, la main sur la conscience, que j'ai +des chances de succès?... Si oui, le temps de mettre mon chapeau et je +suis en route... Si non, il vaudrait mieux ne pas m'exposer, pour le +plaisir, à un camouflet inutile... Réfléchis! + +--C'est tout réfléchi, mon oncle! fit Thérèse en domptant un sourire +dédaigneux... Je finis par penser comme toi... Il est plus convenable +que tu ne paraisses pas dans cette triste affaire... + +M. Raindal cadet dévisageait sa nièce d'un coup d'Å“il défiant. + +--Ho! ho! mademoiselle, nous sommes vexée, on dirait?... Je suis +encore à tes ordres... Mais, crois-moi, ne t'emballe pas... Considère +la question à tête reposée... Et je te parie une discrétion contre +une boîte de cigares que pas plus tard que dans deux jours, tu +donneras raison à ton vieux scélérat d'oncle!... + +Il l'attirait entre ses bras et la baisant au front: + +--Du reste, qui nous dit que cet engouement durera?... Ton père s'est +emporté, parce que vous le contrecarriez, et que les Raindal ont +horreur de la contradiction... Soupes au lait!... Sitôt retirées du +feu, elles tombent... Et tu viendrais ce soir m'apprendre que tout est +arrangé, que ton père va avec vous à Langrune, baste! je n'en serais +pas autrement étonné!... + +Ils arrivaient sur le palier. Thérèse serra mollement la main de son +oncle. + +--Oh! cette main en coton! protesta M. Raindal cadet... Voulez-vous +donner la main un peu mieux? + +Thérèse lui obéit. + +--Très bien! approuva-t-il... Bravo! A bientôt, mon neveu... Et sans +rancune aucune, hein?... + +Thérèse descendit en se retenant à la rampe. Elle éprouvait dans les +jambes une faiblesse d'étourdissement. Ses idées s'emmêlaient dans une +accablante impression de défaite et d'impuissance. + +Sous la porte cochère, elle s'arrêta, hésitante. Elle ne cherchait +même pas à définir son isolement, ni à élucider la grossière défection +de l'oncle. Elle se sentait hébétée, paralysée, irrémédiablement +vaincue. + +Elle s'achemina à pas lents vers la rue Notre-Dame-des-Champs. Les +passants la dévisageaient, surpris par sa physionomie égarée, ses yeux +sans regard, son expression de douleur secrète. Chagrin d'amour?... +Ces gants de fil jaunâtres, cette robe en alpaga roussi, ce chapeau de +paille à prix fixe--et de plus pas bien jolie!... Non! Une gouvernante +congédiée plutôt... + +Sans s'inquiéter de leurs coups d'Å“il, sans les voir, elle longeait +la façade des maisons, comme par besoin d'appui, au cas où elle +pâmerait. Mais, à l'angle de la rue Vavin, une brusque image, un nom, +l'immobilisèrent subitement: BÅ“rzell. Eh! oui, c'était la suprême +ressource, le suprême protecteur contre la catastrophe prochaine, +contre la ruine qui menaçait à bref délai le foyer familial! + +Ses traits détendus par l'angoisse se vivifièrent d'un reflet +d'espoir. Elle pressait l'allure. En cinq minutes, elle fut rue de +Rennes, devant la porte de Pierre BÅ“rzell. + +Au coup de sonnette, il vint ouvrir lui-même. Il était en bras de +chemise, sans faux col à cause de la chaleur, son cou gras et blanc +émergeant à l'aise hors du linge. + +Il poussa un cri de stupeur en reconnaissant Thérèse, et vivement il +lissait de la main sa chevelure ébouriffée: + +--Vous, mademoiselle!... Ce n'est pas un malheur qui vous amène? + +Thérèse eut un sourire contraint: + +--Non, monsieur BÅ“rzell!... Un service, un conseil à vous demander... + +--Vous permettez, mademoiselle?... Je passe devant... + +Et, sitôt dans la pièce attenante au vestibule,--son cabinet de +travail, une minuscule chambrette dont livres et brochures +encombraient la table, les chaises, le divan,--il s'excusa sur la +petitesse du local: + +--Vous voyez!... Je suis bien à l'étroit... Et ma chambre est encore +plus bourrée de livres... Il faudra que je déménage un de ces jours! + +Il débarrassait en hâte le divan: + +--Veuillez vous asseoir, mademoiselle... De quoi s'agit-il? + +Mais en même temps il s'esquivait du côté de sa chambre. Il rentra +sans tarder. Il avait endossé un veston et attaché à sa chemise un col +blanc avec une cravate. + +--Voilà !... Je suis tout à vous... En quoi puis-je vous servir, +mademoiselle?... + +Thérèse, avec mille réticences, recommença son récit. BÅ“rzell +l'entrecoupait de hochements de tête navrés. Mais l'égoïste accueil de +l'oncle Cyprien poussa au comble son indignation. + +--C'est trop fort! déclarait-il... Non, c'est trop écÅ“urant!... + +--C'est cependant ainsi! riposta Thérèse... Vous saviez déjà une +partie de nos anxiétés, avant la scène de ce matin. Vous savez tout +maintenant!... Je suis venue chez vous comme chez un ami sûr... J'ai +en votre discrétion, en votre jugement, en votre affection, une foi +absolue... Répondez sans ambages... A notre place, que feriez-vous?... + +BÅ“rzell dressa les bras dans un geste désespéré: + +--Ah! mademoiselle!... Vous me direz que je choisis mal mon heure pour +vous adresser des reproches... Pourtant vous conviendrez que, si vous +vous aviez été moins rigoureuse, moins impitoyable, nous ne serions +pas aujourd'hui dans une détresse aussi cruelle!... + +--Comment cela? fit Thérèse. + +--Oui, j'ai tenu ma promesse, je l'ai tenue religieusement... Jamais +je ne vous ai parlé mariage... Une foule d'occasions s'en offraient... +Je n'ai profité d'aucune... Je comptais sur votre bon cÅ“ur pour me +délier un jour de ce serment... Plus je pénétrais dans votre intimité, +plus mon espoir s'affermissait... Eh bien! je déplore ma patience, je +déplore ma fidélité... Si j'y avais manqué, je présume qu'actuellement +nous serions mariés... Et, une fois votre mari, je pouvais vous +secourir, je pouvais m'immiscer dans vos dissensions de famille, je +pouvais discuter avec M. Raindal, je pouvais le persuader, le +fléchir... Tandis que maintenant, qu'est-ce que je puis? Rien, rien, +moins que rien!... M. Raindal, aux premiers mots, me désignerait la +porte... Ah! mademoiselle, tenez, en voilà un cas, un bien pénible +cas, hélas! où ce mariage dont vous faisiez tellement fi aurait pu +devenir utile!... + +Il marchait à travers la pièce, se cognant à la table, aux sièges +qu'il écartait ensuite de la main. + +Thérèse murmura: + +--Et, en dehors de ce mariage, vous n'entrevoyez pas de solution?... + +--Non, mademoiselle! riposta fébrilement BÅ“rzell... Je ne suis ni +votre parent, ni votre allié... Je n'ai aucune prise sur votre père... + +Il exhala un long soupir: + +--Et moi qui me jetterais au feu pour vous, moi qui vous sacrifierais +tout, oui tout ce que vous réclameriez de moi, voyez un peu où j'en +suis réduit!... A vous renvoyer comme une pauvresse, comme une +étrangère qui implore la charité!... Il ne me reste même pas la +consolation de vous donner un conseil... Votre père est le maître... +Vous n'avez qu'à vous incliner, à le laisser partir seul si tel est +son désir... + +Thérèse, à bout de forces, s'était mise à pleurer, la tête renversée +contre le dossier du divan, son mouchoir appuyé aux yeux. + +--Et vous pleurez! poursuivait BÅ“rzell... Et je suis obligé de vous +laisser pleurer... Si j'osais seulement vous approcher ou prendre +votre main sans votre permission, je vous deviendrais aussitôt +odieux... Un ami, oui, mais un ami qu'on tient à distance, et qu'à la +moindre protestation d'amour on traiterait comme le contraire d'un +galant homme!... + +--Non, monsieur BÅ“rzell!... balbutiait Thérèse entre deux sanglots... +Vous exagérez... C'est vrai, j'ai été très dure envers vous... Mais je +vous aime beaucoup... beaucoup plus que jadis... + +Il s'arrêta pour la contempler. Elle le fixait sympathiquement de ses +yeux gris noyés de larmes. En un inconscient mouvement de tendresse +elle tendit vers lui sa main. Il avait eu un naïf recul d'incrédulité; +et, saisissant la main de Thérèse, sans s'agenouiller, sans nulle +démonstration de prétendant exaucé: + +--Quoi, mademoiselle! fit-il d'une voix grave où perçait l'intensité +de son émoi... Est-ce que je me trompe?... Est-ce que je me méprends +sur le sens de vos paroles?... Vous voudriez bien, vous +consentiriez?... + +--Je ne sais pas! soupira Mlle Raindal à la fois opprimée par le +découragement et touchée par cette anxiété... Plus tard... +peut-être... Je verrai... + +--Oh! merci! s'écria BÅ“rzell en pressant ardemment la main fiévreuse +de Thérèse... Merci, mademoiselle... Vous verrez, vous aussi... Vous +verrez comme je m'efforcerai à vous rendre heureuse, tranquille... + +Il la regardait avec bonté, de petits frissons de gratitude courant à +l'angle de ses tempes. Mais, d'un coup, toute sa figure se rembrunit, +et lâchant, sans rudesse, la main de la jeune fille: + +--Au fait, non... Ce serait abuser de votre état, de votre désarroi... +Je ne veux pas d'un consentement que je vous aurais extorqué au milieu +du chagrin et des larmes... Notre mariage ne doit s'accomplir que par +votre libre volonté et dans la parfaite maîtrise de vous-même... Plus +tard, comme vous dites, quand vous aurez recouvré votre calme, votre +clairvoyance, si vous éprouvez envers moi les mêmes sentiments, vous +savez quel bonheur vous me causerez en acceptant d'être ma femme... +Jusque-là je ne désire rien de vous que votre amitié... Nous ne sommes +pas des héros de roman, ni des sots, ni des détraqués... Il ne faut +pas que notre union se conclue par subterfuge, par surprise, par +entraînement irréfléchi... Plutôt renoncer à vous toujours que vous +avoir conquise par ces moyens médiocres... Et dans la suite, quoi +qu'il advienne, je vous affirme que ni vous ni moi nous ne +regretterons notre sagesse d'aujourd'hui, n'est-ce pas, +mademoiselle?... + +Il s'était planté devant Thérèse et l'interrogeait des yeux. Elle +soutint longuement la ténacité de ce regard, puis, d'un accent +mélancolique: + +--Vous êtes la raison même! fit-elle... Vous êtes le meilleur et le +plus loyal des amis... Soit!... Attendons... C'est effectivement plus +digne des vieux sages que nous sommes... Cependant j'aurais aimé à +vous prouver ma reconnaissance, à ne pas vous quitter, après ce que +nous nous sommes dit, sans une marque d'amitié... + +--Bien facile, mademoiselle! repartit posément BÅ“rzell. + +--Quoi donc?... + +--Permettez-moi, de toutes façons,--que M. Raindal vienne ou non,--de +vous accompagner à Langrune. C'était pour moi une peine réelle que +cette villégiature qui allait nous éloigner l'un de l'autre... Plus +d'une fois, j'ai été sur le point de vous demander l'autorisation... +Et j'ajournais la demande par peur de vous déplaire... A présent, je +suis plus brave... Dites, me permettez-vous? + +Mlle Raindal derechef lui tendait la main: + +--Quelle question, monsieur BÅ“rzell!... Mais avec joie!... + +Cette fois, il s'enhardit à un baiser de remerciement. Thérèse, par +mégarde, s'était plainte d'avoir soif. Il se précipita vers sa chambre +et revint portant un plateau. En un moment il eut préparé un verre +d'eau sucrée où il versa quelques gouttes de rhum. + +--Ménage de garçon, ménage de savant! grommelait-il par plaisanterie +en tournant la cuiller... Pas d'eau de mélisse... pas de sels +anglais... rien de ce qu'il faut pour recevoir les dames!... + +Et, se corrigeant aussitôt: + +--Chut!... Je me lance dans les allusions au mariage... Je ne me +rappelais plus que mon serment recommence... + +Thérèse buvait avidement, en lui souriant des paupières. Elle sursauta +au timbre de la pendule, où tintaient les trois coups de trois heures. + +--Et cette pauvre mère que j'oublie!... Au revoir... Merci encore. +Merci de tout cÅ“ur!... A dimanche, n'est-ce pas? Peut-être y +aura-t-il eu du nouveau et du bon!... + +--C'est mon vÅ“u le plus cher, mademoiselle, répliquait sceptiquement +BÅ“rzell. + +Il s'accouda à la fenêtre pour la regarder partir. D'un pas viril et +balancé, elle se frayait la route à travers les passants, avec ce port +de tête un peu hautain, que seuls donnent aux femmes la conscience de +leur grâce ou l'orgueil de leur pensée. Et BÅ“rzell avait l'intuition +que c'était plus qu'une jeune fille qui s'en allait là -bas: une sorte +de tutrice, de mère par l'intellect,--le vrai chef de la famille +Raindal. + +Le tournant de la rue la dérobait à ses regards. Il referma la +fenêtre. Il se sentait la poitrine gonflée par un contentement +glorieux. Leur conduite à tous deux, la cordiale pureté de leur récent +tête-à -tête lui paraissait le fait de personnes non vulgaires. + +--Nous avons été très chic! résuma-t-il en son dialecte de vieil +écolier. + +Puis se rasseyant à sa table de travail, les yeux rêveurs, et comme +formulant un souhait: + +--Si elle voulait! murmura-t-il... Quelle société pour moi! Quelle +épouse!... Car c'est un homme... un homme dans la plus noble acception +du mot!... + + + + +XVI + + +Devant le train qui allait l'emmener aux Frettes, M. Raindal, arrivé +un quart d'heure d'avance, faisait les cent pas en réfléchissant. + +La plupart des compartiments restaient vides, et le quai solitaire +déroulait à perte de vue, sans un facteur, sans un camion, le tapis de +son asphalte grisâtre. La verrière du haut réfractait une chaleur +ombreuse et lourde. C'était ce moment de quasi repos, entre le matin +fini et l'après-midi commençante, où, dans les gares, sauf les +machines, hommes, wagons, marchandises, tout semble sommeiller. + +M. Raindal se promenait la tête basse, les mains jointes dans le dos, +son grand panama blanc imperceptiblement rejeté en arrière. Il se +remémorait une à une les journées précédentes, ce pénible siège de dix +jours, dont il sortait enfin vainqueur, quoique confus, lassé, +meurtri. Et, par instants, il soupirait. + +Ah! la semaine avait été rude! Vingt repas de bouderie, de silence +absolu, de regards détournés et de mines contrites! Dans l'intervalle, +pas un mot, la guerre muette des résistances qui s'entrechoquent sans +s'aborder, la parodie forcée de l'aise, parmi le malaise même. Puis, +la veille, une heure avant le départ de ces dames pour Langrune, la +dernière bataille: Thérèse et Mme Raindal abdiquant tout orgueil, +venant affectueusement prier M. Raindal de les suivre, essayant de +suprêmes conseils... Un peu plus, et il leur cédait. Ses refus +s'atténuaient. Les liens de son serment craquaient. Un imprudent aveu +de Thérèse avait changé le sort du combat. + +--Eh bien! père, j'en conviens!... répondait-elle à un reproche du +maître... Nous aurions pu, à la rigueur, nous montrer moins nettement +hostiles envers Mme Chambannes, moins froides quand tu parlais de ses +réceptions... + +A cette phrase, M. Raindal s'était senti soulevé par un regain de +rancune, un ressouvenir haineux de toutes les taquineries de jadis: + +--Oui, tu en conviens maintenant! criait-il... Maintenant que tu me +vois ancré dans ma résolution, maintenant que tu aperçois l'étendue de +vos fautes... Et tu voudrais que j'y ajoute une impolitesse de plus, +que je manque de parole à Mme Chambannes qui m'attend... Trop tard! +vous n'aviez qu'à vous y prendre plus tôt... + +Il poursuivit, en grommelant indistinctement, des récriminations +vindicatives. Et d'intimes arguments le soutenaient. Supposé qu'il les +écoutât, ces dames, ne serait-ce pas encore à recommencer au retour? +Non, il leur fallait une petite leçon, un avertissement exemplaire!... +Brigitte, qui annonçait l'omnibus de la gare, avait terminé le débat. +On s'était embrassé glacialement, du bout des lèvres, avec des +promesses précipitées de s'écrire chaque semaine, de se retrouver au +mois de septembre. La porte avait claqué. Un roulement de roues +pesantes grondait en bas dans la rue. M. Raindal était seul, sauvé, +délivré de Langrune... + + * * * * * + +Sans cesser de marcher, le maître exhala un nouveau soupir. A présent, +il ne s'illusionnait guère sur la gravité de cette séparation. Combien +de ménages survivent à de pareils éclats? La malveillance d'autrui +s'en mêle, exacerbe le désaccord. Les griefs s'aiguisent de loin, +reviennent plus acérés; et lorsqu'on se revoit, on est presque +ennemis. + +Eh quoi! aurait-il dû subir la tyrannie que sa femme et sa fille +tentaient de lui imposer? Aurait-il dû sacrifier une précieuse +sympathie, une amitié exceptionnelle à leur envie, à leurs préjugés? +Aurait-il dû aveuglément se plier à leurs ordres comme un coupable +repentant, au lieu d'y opposer la fermeté de l'innocence? + +--Les voyageurs pour la ligne de Mantes, Maisons-Laffitte, Poissy, +Villedouillet, les Mureaux, en voiture! clamait un employé. + +M. Raindal monta dans son compartiment. Un vieil homme d'équipe +fermait après lui la portière. Le maître remarqua sa ressemblance avec +l'oncle Cyprien. + +«Encore un, grommelait-il, qui ne me molestera plus!» + +Il s'était accoté dans un coin du wagon, son chapeau retiré, tout le +buste prêt à la sieste. La pensée de Cyprien le retint quelques +minutes éveillé. Jusqu'au dernier moment il avait redouté ses +harangues, ses anathèmes et ses malédictions. Mais non. La veille du +départ, à dîner, l'oncle Cyprien n'avait exprimé nulle opinion +violente en apprenant de la bouche du maître, la double villégiature +où se partageait la famille. A peine s'était-il permis une anodine +plaisanterie: + +--Alors, mes bons amis, vous bifurquez?... Bah! si c'est votre goût... +Cela repose, quand on se voit l'année entière!... + +Il paraissait presque gêné, ne quittait pas son assiette des yeux, et +n'avait repris sa belle humeur qu'une fois sorti de table... Un drôle +de corps, ce Cyprien, un cerveau bien fumeux et sur lequel toute +induction était fatalement téméraire!... + +Ce jugement dédaigneux contenta pleinement le maître. Il +s'assoupissait peu à peu. Il ne se réveilla qu'à la station de +Villedouillet. + +Sur le quai, Mme Chambannes, en robe de batiste à fleurs roses et +souliers de daim blanc, lui faisait signe de son ombrelle. Elle suivit +le train jusqu'à l'arrêt et, postée devant le wagon, elle souriait au +maître tandis qu'il descendait le raide marche-pied. + +--Ainsi, ces dames n'ont pas voulu? dit-elle malicieusement, après les +premières paroles de bonjour. + +--Non, chère amie... Pas moyen de les entraîner... Du reste, je n'ai +pas trop insisté... La mer est fort salutaire pour Thérèse... + +--Elles doivent me détester, avouez-le! + +M. Raindal, qui rougissait, affecta de ricaner: + +--Heu! heu! Je ne vous dirai pas que ce départ se soit effectué sans +certaines objections de part et d'autre... Ces dames ont leurs +idées... Moi, j'ai les miennes... Et vous savez que ce ne sont pas +toujours les mêmes... + +Puis il ajouta d'un ton plus fanfaron: + +--Seulement, elles ont pour habitude de respecter mes volontés et, +somme toute, la séparation s'est opérée mieux que je ne l'espérais, +malgré la scène regrettable dont, à Paris, je vous avais touché deux +mots... Enfin, me voici!... N'est-ce pas l'important?... + +Il y eut une pause. Zozé, le visage railleusement songeur, s'était +arrêtée sur le seuil de la gare. Un _tonneau_ de bois jaune attelé +d'un poney bai, à crinière rase, attendait contre le trottoir. Firmin, +le valet de chambre, qui se tenait à la tête du poney, salua +discrètement le maître. + +--Tenez, Firmin! dit Mme Chambannes... Gardez le bulletin de M. +Raindal... Vous vous occuperez de ses bagages, et vous les ramènerez +avec la carriole que j'ai commandée chez le loueur... + +Elle s'installait dans le tonneau, assise de trois quarts, face à la +croupe du cheval dont elle avait saisi les rênes. Le maître prit place +vis-à -vis. Zozé caressait d'un léger coup de fouet les flancs du +poney. La voiturette dévala par la cour inclinée, tanguant au choc des +aspérités. Quelques curieux, campés au bord du trottoir, avaient en la +regardant partir un sourire à demi narquois. + +Au bout d'un petit quart d'heure, la voiture s'engagea dans l'avenue, +semée de gravier, qui conduisait au perron des Frettes. + +Des arbres l'encadraient et soudain la maison surgissait,--une vaste +construction moderne avec des parois blanches que tranchait, à deux ou +trois fenêtres, la tenture bise des stores. + +Devant, une large pelouse était incrustée, dans les angles, de +rosiers, de dahlias et de flox variés en corbeilles. Puis aussitôt, le +parc commençait, sombre, touffu, sans bornes apparentes et longeant, +sur une longue distance, la route départementale dont une muraille le +séparait. + +A droite, à gauche de la maison, des arbres encore s'enlaçaient, +masquant de leurs branchages la campagne d'au delà , formant une +clôture épaisse jusqu'en arrière du bâtiment, autour d'une autre +pelouse, semblable à un petit pré où le filet d'un tennis cintrait le +réseau de ses mailles flasques. «Pour jouir de la vue», comme disait +Mme Chambannes, il fallait gagner le second étage. + +--L'étage de votre chambre, cher maître, et juste, votre côté, en face +de la pelouse du tennis... Une vue superbe, vous allez voir. + +M. Raindal la suivit dans l'escalier qu'emplissait une odeur d'iris. + +Zozé poussa la fenêtre. Une grande rafale de vent doux entra. Le +maître accoudé au balcon contempla lentement le paysage. + +Par-dessus les arbres, l'immensité de la plaine inférieure se +découvrait à l'infini. Les villages avec leurs clochers semblaient des +points topographiques marqués, comme sur la carte, d'un dessin +puéril. Sur la gauche, les coteaux adverses bombaient leurs pentes +quadrillées de cultures jaunes, brunes ou vertes. Et dans le bas, sans +qu'on la vît, on devinait la Seine dont une boucle au fond scintillait +en forme de serpe. + +--N'est-ce pas que c'est joli? fit Mme Chambannes qui, contre l'appui +du balcon, touchait de son coude dodu le coude de M. Raindal. + +--Fort beau! déclara le maître. + +Et il murmura, en tournant le regard vers Zozé: + +--Je suis bien heureux, ma chère amie, bien content d'être près de +vous! + +Elle remercia, de profil, par un sourire candide. A la pleine lumière, +la clarté de son teint s'avivait. On y discernait les subtiles nuances +finement superposées en un mélange diaphane. Le jour pénétrait la +batiste de sa blouse, et un reflet rose-pâle haletait sous l'étoffe. +M. Raindal, par devers lui, détailla tous ces charmes. Insensiblement, +sans le savoir, il appuyait son coude à celui de la jeune femme. Il +s'apprêtait même à saisir la main de sa petite élève--opération +toujours périlleuse qu'il ne risquait jamais que par un élan +d'audace,--mais, d'un coup, la porte s'ouvrit. + +La tante Panhias entrait, escortée par un domestique qui portait sur +l'épaule la malle de M. Raindal. + +Dès lors, jusqu'au lendemain, le maître et Zozé ne furent plus seuls. +La malle déballée, les visites se succédèrent: Mme Herschstein, Mme +Silberschmidt avec une de ses cousines de Breslau, et, à cinq heures, +l'abbé Touronde. + +On se réunit alors, à l'abri d'une sorte de clairière ombreuse, +encerclée de tilleuls et de basse futaie,--qui s'ouvrait dans le parc, +un peu après l'entrée, sur le flanc de l'allée principale. Au centre +de ce vide circulaire, le champignon d'une table en pierre était fiché +dans le sol. + +On y déposa du thé, des gâteaux et des fruits glacés au champagne, que +Zozé puisait à l'aide d'une petite louche dorée. + +Les dames s'étaient assises sur de confortables sièges en jonc, qui +avaient toutefois le défaut de crier au poids des personnes trop +lourdes. M. Raindal adopta de préférence un rocking-chair solide, dont +le balancement l'amusait. + +La causerie se poursuivit à travers des sujets faciles jusqu'au retour +de l'oncle Panhias, qui rentra de Paris sur le coup de six heures et +demie. Au moment de partir, l'abbé Touronde avait obtenu du maître +qu'il viendrait, dans la semaine, visiter son orphelinat. + +Le dîner fini, M. Raindal demanda la permission de se retirer. Il se +disait fatigué par cette journée d'installation. Mme Chambannes +l'encouragea à s'aller reposer. + +Avant de se coucher pourtant, il inspecta sa chambre. Tout y était +aménagé avec un raffinement parfait d'élégance campagnarde: les +meubles en frêne à poignées de cuivre, les cretonnes anglaises du +baldaquin et des rideaux, voire les simples cristaux de la toilette et +les sachets de lavande disséminés dans les tiroirs ou sur les planches +de l'armoire à glace. + +Les draps du lit fleuraient l'iris, un iris plus grossier, mais au +relent plus sain que celui dont se servait personnellement Zozé. M. +Raindal huma avec persistance cette senteur insolite où baignait son +corps; puis il souffla d'un trait sa bougie. + +Il allait s'endormir. Un bruit de pas, au-dessous, lui fit, dans le +noir, distendre les paupières. Qui était-ce? Sa petite élève, sa chère +amie? Quel flatteur et rare agrément de dormir sous le même toit +qu'elle!... A différentes reprises, le maître se retourna dans son +lit. Tumultueuses et indécises, mille images lui montraient Zozé. Il +soupirait, s'impatientait contre cette captivante insomnie. Le grand +air, probablement, la surexcitation du grand air! A la fin il s'y +résigna. Étendu sur le dos, il contemplait sans résister le défilé de +ses songeries fiévreuses. Elles s'accentuaient plus qu'il n'aurait +fallu, lorsque par bonheur le sommeil les balaya toutes. + + * * * * * + +Le matin, vers dix heures, Mme Chambannes proposa au maître une +promenade en tonneau. + +Ils partirent avec Anselme, le cocher, qui se tenait raide et +respectueux, malgré les cahots, dans l'angle de la charrette, près de +l'étui à parapluies. + +La matinée était limpide et fraîche, de cette fraîcheur d'août, tiède +encore entre les ardeurs de la veille et celles de la journée, mais +d'été quand même, rassurée, et sans rien de frileux qui annonce le +froid. + +Zozé conduisait, les mains hautes, les regards à l'aise et pivotant +au gré de la causerie, tandis que le poney trottait de toutes ses +forces, en secouant la croupe. + +Vingt minutes plus tard, on eut atteint la montée sous bois qui +précède la minuscule forêt de Verneuil. Le poney se mit d'instinct au +pas. De grosses mouches jaillissaient en essaim sous ses fers. +D'autres se collèrent goulûment à son encolure ou à ses flancs +rebondis. + +La futaie se diversifiait des plus harmonieuses couleurs. Clairsemée +en certains endroits, elle semblait toute blanche par les rangées des +minces bouleaux argentés. Plus loin, elle offrait des espaces +entièrement roses que la bruyère sauvage avait envahis. La masse +sombre des pins, qui dominait partout, se clarifiait aussi de jeunes +pousses vert tendre; et leurs fines aiguilles, apportées par le vent, +séchaient éparses dans la poussière. + +Au retour, on fit halte dans la route qui traverse le bois. Le maître +et Mme Chambannes s'assirent sur le talus où Anselme avait étendu une +couverture. Après quoi, Zozé tira son porte-cigarettes, en s'excusant. +A la campagne, n'est-ce pas? la correction peut se relâcher. Et puis, +dans un petit bois où on ne rencontre personne!... + +Elle n'achevait pas cette phrase, que deux jeunes cyclistes +apparurent. Ils pédalaient sans hâte, côte à côte. M. Raindal, +aussitôt, se rappela avec humeur l'intolérant oncle Cyprien. + +Les deux jeunes gens se désignaient Zozé d'un clin d'Å“il goguenard. + +--Gentille! proféra distinctement le premier. + +Cette remarque familière acheva d'agacer M. Raindal. + +--Quel goujat! déclara-t-il, quand les bicyclistes furent passés. + +--Pourquoi? riposta Zozé en projetant une bouffée... Il ne faut pas se +formaliser pour si peu, à la campagne!... + +Ces trois mots lui constituaient, aux Frettes, une devise favorite, +une permanente justification de toutes les fantaisies qu'inventait sa +tristesse ou son désÅ“uvrement. + +Elle s'en autorisa, le lendemain, pour se priver, durant la promenade, +des services d'Anselme, dont la présence évidemment paralysait M. +Raindal. + +--Très bonne idée! approuva le maître dès qu'ils furent en route... +D'ailleurs il ne servait à rien, ce garçon!... + +Et il s'empara de la main de sa petite élève, si brusquement, si +violemment, que Notpou--c'était le nom, quasi égyptien, donné par Mme +Chambannes au poney--exécuta sous le heurt du mors un écart presque +épouvanté. + +--Tenez-vous donc tranquille, cher maître! gronda Zozé qui ramenait la +bête dans l'allure... Vous effrayez Notpou... Vous allez nous faire +verser!... + +--Il y avait si longtemps! bredouilla M. Raindal. + +Elle esquissait un sourire d'indulgence. Le maître, soudain enhardi, +interrogea de la voix distraite qu'il employait à ces questions: + +--Et ces messieurs de Meuze?... Vous avez de leurs nouvelles?... + +Mme Chambannes répliqua, avec un effort pour contenir le sang qu'elle +sentait fuser vers ses joues: + +--Aucune!... Je crois qu'ils sont à Deauville jusqu'à la fin du mois, +comme je vous l'ai dit l'autre semaine... Ils devaient y arriver la +veille de mon départ... + +M. Raindal, les mains pendantes au bout des bras, la fixait d'un +studieux regard: + +--Alors ils ne viendront pas ici?... + +--Pas que je sache, pendant le mois d'août, repartit Zozé qui avait à +demi maîtrisé sa rougeur... Et après, ce sera la chasse... Ainsi, vous +voyez!... + +--Parfaitement! murmura le maître, tandis qu'au dedans de lui-même il +interpellait avec rage Thérèse. + +Ah! qu'il l'eût souhaitée là , pour un instant seulement, à portée +d'entendre! Voilà comme on accuse et comme on calomnie, sans preuves, +sur des impressions jalouses et incertaines! «Une dame qui a +publiquement un amant!» se redisait M. Raindal. Publiquement! Un +amant! Où cela?... A Deauville peut-être! (Car peu à peu le maître +avait circonscrit ses soupçons, rassemblé toute leur vigilance sur la +tête de Gérald, l'unique jeune homme, au demeurant, que vît +fréquemment Mme Chambannes.) Oui, à Deauville, à cinquante lieues des +Frettes, délaissant ses amours durant un mois et plus! Un bel amant, +en vérité!... Quelle misère et quelle injustice! Il eut un ricanement +de mépris. + +--Vous riez, cher maître? interrogeait Mme Chambannes. + +Pour toute réponse d'abord, il prit doucement la main droite de Zozé +qui, au-dessous de la main conductrice, retenait l'extrémité des +rênes, et, l'élevant jusqu'à ses lèvres: + +--Je ris, dit-il entre deux baisers, je ris de la méchanceté, ou plus +exactement, de la sottise humaine! + + * * * * * + +Bientôt le programme des journées se régularisa. Lorsque la chaleur +n'y faisait pas obstacle, le matin était réservé aux promenades en +tonneau. + +On fuyait les parages mondains qui, au delà de Poissy, avoisinent +Saint-Germain. On s'acheminait plutôt, selon le cours de la Seine, +vers Pontoise, ou même vers Mantes: régions accidentées, montueuses et +souvent grandioses dont, comme Mme Chambannes, le maître s'était +épris. + +Le vent y roule ses amples ondes à travers plateaux et collines, avec +des saveurs fortes qu'on croirait issues de la mer. Parfois, au sommet +d'un chemin encaissé qui monte sous l'ombrage, une perspective +inattendue étale des espaces énormes, des forêts, des routes +entre-croisées, la largeur du fleuve, un gros bourg, des bÅ“ufs dans +une prairie, des vignes sur un coteau, tout l'imprévu complexe des +campagnes provinciales, loin de Paris, loin de la banlieue... + +Le maître et Mme Chambannes partaient donc vers neuf heures et ne +rentraient que pour déjeuner. D'autres jours, afin de parer aux +médisances, ils emmenaient l'abbé Touronde. + +M. Raindal et l'abbé occupaient une banquette. Zozé, sur l'autre, +conduisait. + +Un jeudi qu'ils avaient, tous trois, poussé jusqu'à Mantes où le +maître désirait acheter une paire de souliers jaunes, leur entrée fit +sensation. L'étrangeté de la voiture, la grâce mutine de Mme +Chambannes, les cheveux blancs de M. Raindal et la soutane de l'abbé +s'étaient accumulés pour frapper les curieux. Devant la porte du +bottier, des gamins avaient entouré le tonneau. Les boutiquiers du +voisinage étaient sortis sur le pas de leur magasin et échangeaient +des plaisanteries. L'ensemble de ces émotions populaires fut résumé en +un court filet anonyme du _Petit Impartial de Seine-et-Oise_. Nul nom +n'y était imprimé. Mais on ne pouvait se méprendre au sens de +l'allusion, au titre de l'article: _Suzanne_, ni à l'âpreté déployée +par le rédacteur contre «certains ecclésiastiques amis des orphelins», +dont la masse, à ne s'y point tromper, pâtissait pour l'abbé Touronde. + +A la suite de cette mésaventure, Mme Chambannes évita désormais les +villes. + +Du reste, les promenades lui étaient moins un plaisir qu'un +passe-temps entre l'heure de lire les lettres de Gérald--quand il en +arrivait--et l'heure de lui écrire. + +Chaque jour, après déjeuner, elle s'enfermait chez elle pour lui +tracer de longues pages astucieusement rédigées de manière à stimuler +son inerte tendresse et sa jalousie somnolente. Pendant ce laps, M. +Raindal, remonté censément au travail, faisait la sieste à l'étage +supérieur ou, par imitation, écrivait quelques mots aux siens. Et +c'eût été une piquante comparaison que celle de leurs deux lettres: +Zozé se noircissant à dessein, multipliant les détails équivoques, +les récits d'épisodes où sa coquetterie s'ébattait parmi les +admirations, les hommages masculins, les regards fervents de M. +Raindal, de l'abbé, d'un passant, de tous les hommes,--et le maître, +au contraire, épuisant les exemples à la blanchir des suspicions, à +prouver sa candeur enfantine, sa vertu, son indubitable pureté. + +On ne se retrouvait que vers quatre heures; et, selon la température, +on demeurait dans le jardin, ou l'on rendait visite aux gens du +voisinage: à l'abbé Touronde dont M. Raindal inspecta par deux fois +les petits orphelins, aux Herschstein, aux Silberschmidt. + +Nulle part le maître ne s'ennuyait, sauf les cas où pour une course +jusqu'au village, des ordres à donner, une toilette à changer, Zozé le +laissait seul avec la tante Panhias. Il n'avait d'autre consolation +que de parler de sa petite élève. Il confiait à Mme Panhias ses +remarques sur l'humeur variable de Zozé. Certains matins, elle +paraissait en proie au spleen, sans qu'aucun motif saisissable +justifiât ces accès de tristesse. A quoi donc les attribuer? Mme +Panhias, qui avait, en secret, noté la concordance de ces crises avec +le retard des lettres timbrées de Deauville, répondait évasivement: + +--C'est sa _natourre_ comme cela! Que voulez-vous?... + +--Je ne dis pas! approuvait M. Raindal... En effet!... Nature +rêveuse!... Nature essentiellement mélancolique!... + +Et il se promettait de ne rien négliger pour distraire sa petite +élève. + +Une après-midi même, par crainte de la contrarier, il consentit à +jouer avec elle au tennis. Zozé défendait un camp, M. Raindal et la +tante Panhias coalisés, l'autre camp. Plus par essoufflement que par +respect de sa dignité, le maître, au bout de quelques minutes, renonça +à ce jeu. Il n'y avait que médiocrement réussi. Zozé, dans un esprit +d'abnégation, ne renouvela pas la tentative. + +Elle aussi se targuait de sollicitude. Elle plaignait le pauvre M. +Raindal pour les tracas de famille dont il avait avoué quelques traits +significatifs. Et quand le maître, en sa présence, ouvrait une lettre +provenant de Langrune, elle ne manquait pas de s'informer si ces dames +étaient moins méchantes. + +--Peuh!... La glace... toujours la glace!... Des questions sur ma +santé... des nouvelles de la leur... des compliments pour vous... des +baisers... Dix lignes à peine!... Lisez plutôt!... + +Elle parcourait la feuille et se remémorant les lettres de Gérald--des +lettres dont le laconisme n'excédait guère celui du billet qu'elle +lisait: + +--Oui, cher maître! soupirait-elle... Comme vous disiez, l'humanité +est joliment bête!... + +Ces jours-là , par pitié pour ces douleurs pareilles aux siennes, elle +opposait moins de rigueur aux baisers furtifs dont M. Raindal +poursuivait, en toute occasion, ses mains nues ou gantées. Elle +s'ingéniait à commander des plats succulents qu'elle savait +devoir lui plaire. Puis, le dîner fini, dans le salon, s'il ne +s'endormait pas, elle lui faisait la lecture--le journal, un ouvrage +d'histoire--timidement, de son mieux, avec des intonations inexactes, +des erreurs de petite fille, qui attendrissaient le maître au plus +haut point. Ou, comble de délices, elle acceptait son bras pour un +tour au jardin, le long de la pelouse, devant la terrasse du perron. +Quand des nuages chargeaient le ciel, au couvert de l'obscurité, M. +Raindal, bravement, baisait la main de la jeune femme qui le +repoussait en chuchotant. Une fois, il faillit hasarder un baiser plus +proche, dans la nuque, profitant du corsage à demi décolleté que +portait le soir Mme Chambannes. Mais au moment d'exécuter, une telle +frayeur l'empoigna, qu'il s'arrêta du coup sur place. + +--Vous êtes souffrant, cher maître? interrogea Zozé. + +--Non! fit-il se remettant en route... J'écoutais le vent dans le +feuillage!... + +Quand il remontait vers sa chambre, après ces nocturnes équipées, il +avait peine à se mettre au lit. Les réflexions sourdaient en lui par +bouillonnantes cascades. Il comptait le nombre des baisers tolérés par +Mme Chambannes depuis le matin: un dans le bois de Verneuil, un autre +dans le parc avant le déjeuner, un autre l'après-midi, dans la chambre +de Zozé où il s'était rendu sous prétexte de réclamer un livre, un +cinquième, un sixième, ce soir, au-dessous de la terrasse... Additions +enfantines et non sans vanité,--il en convenait modestement! + +Mais que pèsent les considérations métaphysiques auprès de l'écrasante +réalité de nos joies? A celle-ci il n'est de mesure que les variations +de notre sentiment. S'il s'exalte, ne dédaignons point ses +enthousiasmes; s'il s'abaisse et fléchit, quelle philosophie le +relèvera?... Ainsi méditait M. Raindal, avec un mépris graduel pour +les plaisirs spéculatifs. + +Souvent il atteignait à l'extrême franchise, à ces examens solennels +où l'âme parle à l'esprit, comme l'épouse fidèle à l'époux. Eh bien! +oui, là , sous les yeux clairs de sa conscience, M. Raindal ne le niait +pas. Il était un peu amoureux de sa gentille petite élève. Il +éprouvait à son approche des rougeurs, des émois, des sursauts +intérieurs qui, de l'aveu général, sont l'indice de l'inclination. +Amour certes inoffensif, flamme qui n'ardait pas, rayons ultimes du +cÅ“ur! Quel danger courait-il à se réjouir de ces lueurs +crépusculaires que la Vie, par un dernier bienfait, rallume +quelquefois sur la route de la tombe? Quelle faute commettait-il en +puisant dans ces illicites baisers une fougue de jeunesse renaissante, +un démenti continuel au déclin fatal des années? + +Ces pensées graves l'attristaient. Il déplorait d'être si vieux, de +n'avoir pas connu plus tôt sa chère amie Mme Chambannes. Puis, sans +mentionner le départ prochain qui le séparerait de la jeune femme, +combien d'heures auprès d'elle lui ménageait encore la Destinée?... Et +sous une poussée d'amertume, il s'attablait pour écrire à Thérèse, +faire l'essai de nouveaux projets. Août allait finir, et, de certains +propos échappés à Mme Chambannes, M. Raindal n'était pas éloigné de +conclure qu'une prolongation de séjour charmerait la châtelaine. Dans +maintes causeries elle semblait avoir indiqué que la venue de ces +dames en septembre ne serait pas pour lui déplaire. Qu'en +disaient-elles, ces dames? Le cas échéant, voudraient-elles rejoindre +le maître au lieu de rentrer à Paris, par ces «grosses chaleurs» qui +menaçaient de persister? M. Raindal ne prétendait pas les contraindre. +Pourtant, à son avis, la bouderie durait trop; et il ne lui paraissait +guère séant de rebuter une seconde fois des avances tellement +cordiales... + +Il se couchait ragaillardi par cette espérance qu'on a, d'avoir +exprimé ses espoirs. Et le lendemain, à la vue de Zozé, toute +souriante et fraîche dans un peignoir léger, comme une nymphe +matinale, les dernières vapeurs de sa mélancolie fuyaient. + +--Où allez-vous donc, cher maître? lui criait-elle allègrement du haut +de sa fenêtre. + +Il relevait la tête, et, lançant à Mme Chambannes un camarade bonjour +de la main: + +--Je vais à l'écurie donner du sucre à Notpou... Et après, je vais à +la poste jeter une lettre pour ces dames!... + +--Dépêchez-vous, cher maître!... Dans une demi-heure, je suis +prête!... + +Il se retournait tous les cinq pas, en plaçant la main contre ses +yeux. Elle souriait toujours, accoudée au balcon. Les larges manches +de son peignoir avaient glissé. Et son bras replié sur la balustrade +dressait une solide massue de chair blanche. + +«Pourvu que ces dames veuillent!» songeait M. Raindal en s'acheminant +vers l'écurie. + +Un matin qu'il revenait de porter à la poste la quatrième lettre +depuis le début de la semaine,--trois étaient demeurées sans +réponse,--il rattrapa, en route, le facteur cantonal qui desservait le +château. + +--Une lettre pour vous, monsieur! fit l'homme en saluant. + +Le maître ralentit l'allure. C'était une lettre de Langrune. Ces dames +reconnaissaient la justesse des remarques concernant les grosses +chaleurs. En conséquence, elles retarderaient leur départ et ne se +réinstalleraient à Paris que vers le 15 septembre. Des Frettes, de Mme +Chambannes, pas un mot. + +--Les sottes! murmurait le maître avec contrariété. + +Mais son contentement fut plus fort. Au fait, il acquérait la +prolongation désirée, le droit de rester aux Frettes. Qui sait même si +en venant, ces dames ne l'eussent pas incommodé d'une humiliante +surveillance! Et quant à leurs froideurs, quant à leur sourde +inimitié, on aviserait au retour, on les materait coûte que coûte. + +Il marchait si vite qu'il croisa le facteur à la porte du château. + +Au milieu de la terrasse à balustrade de pierre, qui longeait le +pourtour de la maison, Zozé rêvait assise dans un fauteuil de paille. +Devant elle, sur une petite table, près d'un plateau à thé, gisaient +des lettres dépliées. + +--Y a-t-il du neuf, cher maître? questionna-t-elle.. Le facteur m'a +dit qu'il vous avait remis une lettre... Est-ce que c'est de ces +dames?... + +M. Raindal balbutia des explications confuses. + +--Alors, quand partez-vous? fit Zozé avec calme. + +Il la contemplait d'un air un peu déçu. + +--Eh! je ne pars pas, mon amie... Puisque vous le voulez bien, j'aurai +le bonheur de ne pas partir!... + +Il avait décoché--à droite, à gauche--deux regards circonspects, et il +saisit la main de Zozé en inclinant le buste. + +--Maintenant, moi aussi, j'ai de grandes nouvelles! déclara la jeune +femme qui réprimait un geste d'énervement tandis que M. Raindal +achevait son lourd baiser... D'abord, j'ai reçu un télégramme de +Georges. Il revient le 1er septembre, lundi, dans trois jours... + +--Ah! fit M. Raindal machinalement... Tant mieux!... Il va bien?... + +--Très bien!... Vous lirez sa dépêche... Et ensuite... + +--Ensuite? redit le maître avec une oppression d'anxiété. + +--Ensuite, j'ai reçu une lettre de ces messieurs de Meuze m'annonçant +qu'ils viennent passer une huitaine aux Frettes. + +M. Raindal, dont la bouche se tordait, tenta une objection suprême: + +--Cependant vous m'aviez assuré... + +--Oui, qu'ils devaient faire l'ouverture... Ils la font en Poitou, où +elle n'a lieu que le 12... + +--C'est différent! murmura le maître d'un ton vaincu... Ils arrivent +quand, ces messieurs? + +--Lundi également... + +Le maître respira et, d'un accent plus ferme: + +--Le même jour que votre mari? + +--Oui! fit Zozé qui l'observait du coin de la paupière... C'est-à -dire +que Georges débarque à Paris vers neuf heures... L'oncle Panhias va le +chercher à la gare du Nord et il ne pourra pas être ici avant onze +heures... Ces messieurs de Meuze, eux, y seront dans l'après-midi... +Georges les suivra de quelques heures, en somme! + +--C'est ça, de quelques heures! répétait au hasard M. Raindal. + +Il appuya la main à son front, se plaignant d'une subite migraine. Le +soleil, sans doute, ou sa hâte à rentrer! + +--Si vous permettez, je ne sortirai pas ce matin, dit-il... Je préfère +me reposer... + +Mme Chambannes, en souriant, le regardait s'en aller. Puis une chute +de maussaderie lui abaissa les lèvres. Au fond, il n'y avait pas de +quoi rire! Tout s'arrangeait très mal. Le maître prenant au sérieux de +banales phrases de politesse, ou des regrets formulés dans un moment +de colère contre Gérald; le père Raindal collant au Frettes pour +quinze jours! Là -dessus Georges qui tombait de Bosnie! Le marquis et +son fils arrivant en même temps, comme convenu! Pas d'espoir que Raldo +consentit à hâter leur retour! A peine une soirée pour se revoir, se +retrouver! Et cela, devant le père Raindal qui faisait déjà la tête, +et les aurait sous l'Å“il! Que de malchances, de complications, de +difficultés!... + +Mme Chambannes, pendant les trois jours qui suivirent, s'excusa de +son humeur morose. Elle se sentait souffrante, elle avait mal aux +nerfs. + +M. Raindal affecta la pitié, le bon vouloir. A peine essayait-il un +baiser ou deux, par contenance. Mais lui non plus n'était pas gai. +L'oncle Panhias, courtoisement, lui en adressa le reproche. Le maître +feignit de s'étonner. Non, franchement, il n'avait nulle raison d'être +triste; et pour prouver son insouciance, il ricanait en se tapant la +poitrine: + +--Ha! ha! Moi pas gai! Ha! ha! Et pourquoi ne serais-je pas gai? +Ha!... + +L'image de Gérald retraversait, plus vivace, son esprit: le petit rire +du maître s'arrêta net, comme brisé en deux par un choc. + + + + +XVII + + +Le lundi soir, après dîner, on passa au salon pour prendre le café. + +Zozé inaugurait une robe en mousseline bleu de lin, dont le corsage +échancré laissait à nu son cou cerclé d'un double rang de perles. Le +marquis était en habit et cravate blanche, Gérald en smoking avec une +rose jaune à la boutonnière. Et il émanait d'eux comme un reflet de +fête. + +Les hautes croisées de la pièce étaient demeurées ouvertes. Elles +donnaient de plain-pied sur la terrasse du pourtour. Par l'écartement +de leurs battants, on apercevait la pelouse et les corbeilles, l'amas +touffu des arbres du parc. Le jour ne se retirait qu'à regret. Ses +clartés grises semblaient, dans l'air, disputer à la nuit la tiède +saveur de cette journée finissante. + +--Jolie soirée! fit M. de Meuze qui fumait un cigare au balcon de la +terrasse. + +M. Raindal, assis dans le fond du salon, face à la fenêtre, lisait le +journal près d'une lampe. Mme Chambannes et Gérald causaient dans +l'angle de gauche sur un petit divan de cretonne. La tante Panhias +servit à chacun le café, tout en maugréant contre son mari qui s'était +obstiné à ne partir qu'après le dessert. Avait-on jamais vu entêtement +si absurde! Dès lors que l'on se rendait au-devant de quelqu'un, +n'était-ce pas le moins que de sacrifier son dessert? Et elle +tourmentait Zozé pour connaître l'heure des trains, calculer les +correspondances, décider si l'oncle Panhias arriverait en temps voulu! + +M. de Meuze, qui reparaissait, interrompit ces doléances: + +--Vous m'excuserez, mesdames! fit-il... Le voyage m'a harassé... Je +vais aller mettre au lit ma vieille patraque de personne!... + +Il s'approchait de M. Raindal pour lui tendre la main. + +--Chut! murmura-t-il en se retournant vers les jeunes gens... La +science dort... Paix à son sommeil!... Bonsoir, chère madame!... + +Zozé lui adressait de la tête un amical adieu. + +--Oh! ce n'est rien! déclara à mi-voix la tante Panhias... Cela lui +prend presque chaque soir, à ce brave M. Raindal!... + +Elle s'esquivait avec le marquis, ayant vingt choses à commander pour +les appartements des nouveaux hôtes, le retour de Chambannes, la +voiture qu'il fallait atteler. + +--Enfin seuls! susurra gouailleusement Gérald. + +--Plus bas, mon chéri! implora Zozé qui lui pressait la main. + +--Quoi?... Puisqu'il dort!... + +Zozé, les sourcils froncés, examinait M. Raindal sans lâcher la main +de son Raldo. Puis, se levant et tirant à elle le jeune homme: + +--Tiens, venons sur la terrasse... Je serai plus tranquille... + +Elle soupirait: + +--Oh! mon Raldo, quelle scie qu'il soit resté!... Et tu sais, nous +l'avons encore pour quinze jours!... + +--Oui, tu m'as dit!... Bah! s'il nous gêne, on le sèmera, le +Kangourou!... Ce ne doit pas être bien difficile!... + +Il s'étaient accoudés dehors à la balustrade de pierre blanche. M. +Raindal, minutieusement, entr'ouvrit les paupières. D'où il se +trouvait placé, il ne voyait que de biais que Mme Chambannes, +l'évasement de sa jupe bleu pâle, son buste de trois quarts, sa fine +tête profilée à droite.... Pour parler à Gérald, sans doute, à Gérald +qu'il devinait tout près, coude à coude avec elle, comme il avait été +lui-même, là -haut, dans la chambre lumineuse, le premier jour de +l'arrivée!... Il retint sa respiration afin d'essayer de les entendre. +Il ne distinguait qu'une mélopée de paroles confuses, une cascade de +syllabes ouatées dont le sens se brisait aux invisibles cloisons de +l'air. + +Parfois le buste de la jeune femme oscillait, son profil sombrait dans +le noir. Un meurtrier arrêt tranchait l'entretien. M. Raindal, les +mains collées à son fauteuil, contemplait avec un recul de souffrance +la robe pâle sans tête, le corps décapité de sa petite élève. Pourquoi +se penchait-elle tant? A quel mystère inclinait-elle le chuchotement +de sa bouche rieuse? + +Et soudain une grande ombre fila derrière Mme Chambannes, la +silhouette de Gérald, sa rose, sa moustache brune. Des pas agiles +descendirent les marches du perron. Les cailloux grincèrent dans le +jardin. Maintenant, d'en bas, une voix contenue monologuait par +intervalles. Mme Chambannes, la tête fixe, paraissait l'écouter; et +son index, devant le visage, opposait des gestes de refus. + +M. Raindal, oubliant toute prudence, avait complètement écarquillé les +yeux. Une brusque volte-face de Zozé les lui fit refermer juste à +temps. Que se passait-il donc? Elle pénétrait dans le salon, y +cherchait un objet,--une mantille, présuma M. Raindal, au froissement +de la soie, des dentelles,--resortait sur la pointe des pieds, se +retournait un instant à la hauteur du seuil... Puis ses talons +sonnaient contre les degrés du perron. Le sable de l'allée recraquait +sous des pas. + +--C'est un peu fort! murmura le maître qui se levait en s'étirant. + +Il prêta l'oreille. Tout, dehors, s'était tu. Ah çà ! où se +sauvait-elle? Oui, dans le jardin, se promener avec le jeune Gérald. +Mais s'ils se promenaient, comment expliquer ce silence? Auraient-ils, +par hasard, franchi la limite coutumière, été jusqu'à la pelouse, +peut-être même au delà ? Invraisemblable licence! Pourtant M. Raindal +tenait à s'en assurer. A son tour, il vint s'appuyer au balustre de +pierre blanche. Son cÅ“ur, par chocs désordonnés, tapait contre les +côtes, et ce martèlement continu se propageait à son bras gauche comme +un sourd tocsin intérieur. Il plongea d'un coup d'Å“il dans le jardin. + +Le silence y persistait, sous le ciel chamarré d'étoiles. Un demi-jour +bleuâtre s'étalait partout où les massifs, les arbres, quelque +obstacle résistant et dense n'avait pas rabattu ses fragiles lueurs. +Ainsi la pelouse se discernait avec tous ses contours, toutes ses +corbeilles fleuries et sa pente légère. L'allée du bord aussi +dessinait nettement ses clairs méandres de gravier. Et l'obscurité ne +renaissait qu'après, à la haute muraille des tilleuls, qui dilataient +au loin, dans l'atmosphère humide, la senteur de leurs floraisons +tardives. + +D'habitude, M. Raindal raffolait de ce parfum sucré. Il l'aspirait +avec gourmandise, la bouche grande ouverte, les narines palpitantes. +Mais, à présent, l'angoisse pétrifiait tout son corps, sauf les yeux. +Il n'avait plus de force, de vie, de conscience que pour inspecter +l'ombre, que pour fouiller les ténèbres de ses regards cupides, des +regards qui voulaient et voulaient encore voir... + +Non, personne sur la pelouse, personne dans l'allée, nul bruit par le +gravier! Ils se cachaient donc dans le parc, les misérables? + +A cette question terrible, le maître ne prit pas le loisir de +répondre. Brusquement, il s'était redressé; et d'une allure +automatique, dont la raideur même titubait, il descendit les marches. + +Deux enjambées lui avaient suffi pour gagner la pelouse, la terre +grasse qui étouffait le bruit de ses pas. Il eut un ricanement +sardonique, une sorte de toux victorieuse. Au moins par ici, par ce +sol mou, on ne l'entendrait pas venir. Heu! heu!... Où se dirigeait-il +de sa démarche fascinée? Que dire, que faire, qu'inventer, si au coin +d'un sentier il se heurtait à eux? Y songeait-il seulement, sous la +sauvage douleur qui le brûlait sans trêve, le poussait en avant comme +une bête folle sous l'incendie? Il ne sentait plus rien, ni le parfum +des tilleuls, ni la fraîcheur de l'herbe qui humectait ses chevilles, +ni l'odieux de cette poursuite, ni la honte de ses ruses!... Il +approchait, il atteignait le parc, il allait voir!... + +Il s'était engagé au plus épais de la futaie. Le tapis des feuilles +mortes exhalait lentement vers lui son âcre odeur de pourriture +éternelle et toujours renouvelée. Des branchettes souples lui +cinglaient la face. Des racines entravaient ses pieds. Et il +continuait, les yeux à moitié clos par crainte des épines, la sueur +coulant à son front, les mains projetées en avant pour palper l'ombre +et le feuillage. + +Mais subitement, il s'arrêta. De la gauche, de l'endroit où il +supposait la clairière des tilleuls, l'espacement des arbres, le +champignon de pierre et les sièges de jonc, une rumeur montait, comme +un duo de voix violentes et langoureuses. Un instant, elles cessaient, +puis elles réitéraient leurs plaintes. Il eut l'impression que son +cÅ“ur se rétrécissait, s'annihilait dans sa poitrine. Il avait stoppé +une minute, car ses jambes pliaient... Il reprit sa marche, haletant, +courbé en deux comme un gorille, frôlant des mains le sol. Les voix +se précisaient à mesure qu'il rampait vers elles et soudain il faillit +fléchir. Il percevait tout maintenant, jusqu'au son familier de ces +voix. Et c'était un échange d'invocations tellement éhontées, +d'apostrophes à la fois si bestiales et si tendres qu'il en demeura +stupéfié. Ah! seule peut-être la reine Cléopâtre avait jamais déchu à +ce degré d'impudeur!... M. Raindal n'eut pas le courage de regarder, +de voir. Une panique rageuse l'emportait, un besoin frénétique de +fuir, d'échapper aux tortures de cette futaie infernale. Alors il se +précipita dans une course éperdue, furieuse, sans peur du bruit cette +fois, sans peur de se trahir, broyant les branches sur son chemin, se +vengeant contre les arbustes, ahanant, galopant avec un fracas de gros +gibier qui détale sous bois devant la meute. Il était à bout de +souffle. Il buta contre la pelouse où les dahlias le reçurent. Il +s'était prestement relevé, les genoux alourdis de terre moite. Il se +remit en route d'un train plus modéré, quoique hâtif encore. + +Sans courir, ses jambes nerveusement pressaient le pas, se +soulageaient à cette allure vive. Parvenu au bas du perron, +instinctivement il brossa de la manche ses habits. Par un restant de +clairvoyance, il redoutait la tante Panhias, sa curiosité, ses +questions possibles. Mais le salon demeurait vide. Le maître s'élança +dans le vestibule, gravit moelleusement l'escalier... Enfin il était +dans sa chambre. D'un coup de pied retentissant il referma la porte. +Sa main tremblante tournait à double tour la clef dans la serrure. Il +se laissa tomber, épuisé, au bord de son vaste lit apprêté déjà pour +le sommeil... + +La lassitude pourtant ne l'avait pas calmé. Des bouillonnements de +colère déferlaient dans ses veines. Il esquissait avec les mains des +gestes de destruction. Il aurait voulu tenir Mme Chambannes, la briser +comme les branches du parc, l'émietter, l'anéantir. + +Sa petite élève! Sa petite élève! Était-ce elle, était-ce cette bouche +candide qui avait proféré de si abominables mots? A chaque souvenir de +chaque parole, il sentait dans son cÅ“ur s'enfoncer comme une lame. +Non, son jugement prévenu s'insurgeait contre tant d'opprobre, sa +mémoire mentait!... Sa petite élève! Sa chère amie! Et, simultanément, +à ces noms d'affection il joignait les plus basses insultes. Il +évoquait Thérèse, sa haine contre Zozé, et il l'eût voulue auprès de +lui pour haïr la coupable ensemble. + +Oh! Thérèse ne s'était pas trompée sur la niaiserie de cette Mme +Chambannes, sur sa dépravation, sur sa médiocrité. En une fois, elle +l'avait mieux appréciée, devinée, condamnée, que lui en cent +rencontres. Car elle n'aimait pas, Thérèse, tandis que lui, il aimait, +hélas! + +--Oui, je l'aimais, je l'aime! murmurait-il d'une voix fervente comme +pour renier par cet aveu repentant tous les chétifs travestissements, +tous les artifices de pruderie où s'était abritée sa passion sans +vaillance. + +Un bruit de volets qu'on fermait, de pas dans l'escalier, interrompit +ses oraisons. Il espérait que Mme Chambannes monterait demander de +ses nouvelles. Que lui répondrait-il? Se jetterait-il à ses genoux, en +balbutiant piteusement des prières d'amour? Ou la repousserait-il de +quelque riposte méprisante? + +Il n'eut pas à choisir. Zozé ne montait pas. Et, à sa place, les échos +du parc reprenaient dans l'esprit du maître leur diabolique et vil +concert, le duo de leurs accents ravis. + +Oh! les atroces, les répugnantes paroles! M. Raindal comparait avec +les notes latines de son livre. C'était à vingt siècles de distance +presque les mêmes mots, les mêmes folies que celles dont Cléopâtre, +dans les pires extases, se plaisait à stimuler son amant, le soudard +Antoine! Par quel miracle d'universelle et immuable perversité ce +vocabulaire infâme s'était-il transmis honteusement de la reine des +Égyptes à la gentille amie du maître? Que de couples amoureux avaient +dû, d'âge en âge, le redire et le conserver!... + +Puis tout d'un coup, dans le trouble de ces parallèles historiques, +une nette intuition brilla. M. Raindal comprenait, il s'expliquait +enfin l'Å“uvre de sa petite élève... Son professeur plutôt, sa petite +éducatrice, qui depuis le premier jour, peu à peu, lui avait appris +l'existence raffinée, les jouissances matérielles, la réalité +saisissable de tous ces termes qu'il employait naguère distraitement +dans ses phrases, dans ses livres, comme les pièces symboliques d'un +échiquier sans vie!... Plaisir, amour, luxe, élégance, ardeur des +sens, beauté, grâce, passion, tendresse, autant de vocables inertes, +avant que Mme Chambannes les lui eût vivifiés! + +Et la leçon dernière, l'achèvement de cet apprentissage, ne venait-il +pas de s'accomplir, là -bas dans la futaie où peut-être elle était +encore, pâmée, à l'oublier aux bras d'un autre!... + +La souffrance inconnue dont le déchirait cette vision apparut à ses +lèvres en un rictus d'horreur. Il s'était levé de son lit, les +paupières clignantes. Ses poings battirent l'air dans un élan de +menace. Il fut quelques minutes sans retrouver le fil de ses +méditations. + +Dans le fauteuil de cretonne où il s'était écroulé, fourbu, il +revivait toute sa carrière, la succession de ces années vertueuses +dont la droiture jadis exaltait son orgueil. Comme elle lui semblait +aujourd'hui maussade, mesquine, cette étroite petite sente parcourue +au prix de tant de peines et de tant d'efforts! Elle lui faisait +l'effet d'un de ces petits chemins détournés qu'on longe aux jours de +fête, pour fuir la joie des autres... Auprès, il entrevoyait, comme +dans une estampe ancienne, la kermesse bruyante de la Vie, des groupes +qui chantaient, des gerbes fleuries, des ivresses, des femmes avec des +hommes, l'exubérance fougueuse de la multitude en liesse... Et lui +cependant, à l'écart, poursuivait pas à pas sa route, après l'étape +franchie n'apercevant que l'étape prochaine, ne s'appliquant qu'à ne +pas dévier, ne mettant son zèle qu'à ne pas se distraire... Que lui +importait de l'autre côté qu'on s'amusât et qu'on vécût?... Ne +savait-il pas de science certaine la vanité vulgaire des plaisirs qui +contentent la foule, et le dégoût qu'ils laissent, et la sottise où +ils ravalent, et ce peu de chose qu'est la femme, _mulier_, devant un +esprit supérieur?... + +Les femmes, il n'en avait guère connu qu'une, la sienne. Sauf des +escapades d'étudiant, oubliées aussitôt que faites, il se rappelait +son existence de jeune homme, les quatre ans écoulés au désert sous +les ordres de Mariette-Bey, son imperturbable chasteté, ce précoce +mépris de l'amour dont le «Grand Bey» lui-même le raillait. Quand les +camarades quittaient le campement, se rendaient à la ville voisine +pour voir les danses des bayadères ou passer une nuit de congé avec +les filles indigènes, le plus souvent M. Raindal découvrait quelque +prétexte à ne pas les rejoindre: un travail à achever, un papyrus à +déchiffrer, une indisposition fortuite. «Sapristi, Raindal, +dégourdissez-vous donc, mon garçon! commandait le Grand Bey de sa voix +sarcastique... Vous finirez par nous faire croire que vous avez une +liaison avec une momie!» Le jeune savant riait, promettait de suivre +les camarades, et, à la dernière minute, se rétractait. Les bayadères +l'ennuyaient. Depuis, hormis sa femme, rien, pas une aventure, pas un +souvenir, ni un gracieux visage, ni aucun de ces fantômes chéris dont +une particulière beauté--la main, le sourire, la finesse des baisers, +la douceur des yeux--vous flatte jusqu'à la tombe de sa compagnie +secrète. + +Et à présent il était là , blanchi, défiguré par l'âge, incapable de +plaire, pantelant d'amour à l'heure où les voluptés cessent, épris +d'une jeune femme qui en aimait un autre... Quel châtiment! Quelle +agonie! Combien de temps durerait-elle à lui montrer toutes les +béatitudes manquées par morgue pédantesque ou superbe confiance en +soi?... + +Il s'était rapproché de la cheminée; et debout, vis-à -vis du miroir, +il tordait ses traits en grimaces pour se convaincre encore plus de sa +décrépitude sans recours. Ah! oui, un joli teint, de jolies dents, et +des rides, et des boursouflures, et des mollesses de chair, tout ce +qu'il fallait, ma foi, pour séduire une femme! + +Les roues d'une voiture écrasèrent le gravier du jardin. On entendait +des appels de voix, des rires. Georges arrivait. + +M. Raindal fut saisi de l'envie de descendre. Il alléguerait le retour +de Chambannes, la bienvenue à lui souhaiter, et il pourrait revoir +Zozé. La main sur le bouton de la porte, un scrupule d'amour-propre le +retint. Non, c'eût été trop lâche! Il resta. + +Des portes claquèrent au-dessous. Le silence se refaisait par la +maison. M. Raindal eut au cÅ“ur un nouvel élancement. Il réfléchissait +que maintenant le mari était chez sa femme... Ses épaules se +secouèrent dans un ricanement mauvais. Bah! il ne l'enviait pas ce +malheureux Chambannes. Non, vraiment, il n'y avait pas de quoi! Être +le mari d'une écervelée, d'une petite sotte, d'une indigne créature +qui l'instant d'avant... Il ne termina pas. Ses yeux s'injectaient de +sang. Des malédictions brutales jaillissaient de ses lèvres. Il +étouffait. Il ouvrit la fenêtre. + +La nuit avait fraîchi. Dans le lointain, parfois, dans la plaine, un +train faisait sinuer à l'horizon son serpent de lumières jaunes. Ou +bien les coqs du voisinage, abusés par la fausse pâleur du ciel, se +lançaient à travers les espaces leurs intrépides saluts, auxquels des +chiens répondaient en hurlant. + +M. Raindal gravement contempla les étoiles bleuissantes. Chacune lui +représentait un soleil avec des satellites gravitant autour. Il se +demandait combien de douleurs identiques à la sienne devaient en ce +moment gémir sur ces planètes obscures. Il raisonnait, calculait, se +grisait de pensées altières. Il invoquait la Douleur humaine, la +Souffrance des Mondes, la Plainte universelle,--toute la pitié +convenue, toute la charité verbale, toute l'hygiène égoïste et +hypocritement tendre, tous les remèdes déclamatoires que les livres +enseignent aux chagrins personnels. Mais il n'en éprouvait aucun +soulagement. + +Pauvre penseur, pauvre maître, pauvre homme! Ah! oui! il pouvait +appeler à son aide les spectacles célestes, les astronomes, les +philosophes Newton, Laplace, Kant et Hegel! Il pouvait se gonfler! Il +pouvait se grandir! + +Il n'en gardait pas moins à gauche de sa poitrine un atome de chair +plus sensible, plus réel que tous ces infinis de parade, impuissants à +le guérir comme à le dominer. + +Que lui demeurait-il donc dans l'accablante catastrophe? Sa famille? +Il avait, depuis un an, perdu jusqu'au goût de la chérir! Son travail? +Il en détestait l'Å“uvre, le mirage menteur, la routine malfaisante! + +Alors il referma la fenêtre. Il renonça aux étoiles. Il se rassit sur +son lit et se mit à pleurer. + +Finies, les illusions! Finies, les fatuités de vieillard! Il s'en +irait le lendemain. Il ne serait pas témoin de _leur_ humiliant amour. +Il ne verrait plus jamais sa chère petite élève. Et il pleurait... +Douleur enfin sincère, sans vilenies de rancune, sans parodie +d'orgueil, douleur humble qui s'avoue et qui aime ses larmes! M. +Raindal y trouva l'apaisement, puis le sommeil. + + * * * * * + +Le lendemain cependant, vers dix heures, comme il descendait au +jardin, une commotion soudaine rouvrit sa plaie intime. + +--Oui, monsieur, Madame est sortie, assurait Firmin... Elle est allée +se promener en tonneau avec M. de Meuze.. + +--Avec lequel? aboya presque M. Raindal. + +--Avec M. le marquis... M. le comte et Monsieur sont encore dans leurs +chambres. + +--Ah! bien! Bon! fit M. Raindal en recouvrant son flegme. + +Il s'assit dans un rocking-chair, à l'ombre de la terrasse, et il +affecta de s'absorber à la lecture d'un journal. + +Mais ses yeux immobiles ne parcouraient pas les lignes. Leur zèle +intérieur suivait d'autres idées, d'autres phrases, le petit discours +de séparation, quelques paroles mystérieuses et fermes dont le maître +annoncerait son projet de partir. Il en savait le principal, quand +Notpou montra sa noire crinière rase à l'orée du feuillage. + +Le marquis dans la voiture saluait cordialement de la main M. +Raindal. Oh! plus de retardements! Plus d'hésitations! Le maître était +bien évincé, destitué de son pouvoir! Jusqu'au père de Gérald, jusqu'à +ce vieux marquis qui lui prenait aussi sa chère petite élève et dont +il se sentait jaloux!... S'en aller, il fallait s'en aller au plus +tôt! La souffrance elle-même exigeait ce prompt sacrifice! + +Le maître se leva. Il guettait le premier regard de Mme Chambannes, la +mine défaite, les paupières baissées qu'elle aurait immanquablement +pour lui dire bonjour. La physionomie de Zozé le déçut. Elle +s'avançait vers lui souriante selon son habitude, les yeux à l'aise +sous sa voilette relevée, tel un bandeau, à hauteur des sourcils; et +elle lui tendait sa petite main gantée de blanc, sans contrainte, +comme la veille, comme le matin d'avant, comme si entre eux la nuit, +Gérald, le parc, rien de toutes ces hontes n'eût été!... Il lui serra +la main d'une pression timide, et, se rasseyant dans le rocking-chair: + +--Auriez-vous quelques minutes d'entretien à m'accorder, chère madame? +questionna-t-il en considérant le cuir bruni de ses souliers jaunes. + +--Volontiers! fit délibérément Mme Chambannes qui traînait un fauteuil +auprès de celui du maître. + +Elle s'assit, et, caressant M. Raindal d'une de ses chaudes Å“illades. + +--Je vous écoute, cher maître... Vous avez des ennuis? Pas de la part +de ces dames, au moins?... + +Elle se dégantait sans cesser de sourire; et, les bras relevés en +anses gracieuses des deux côtés de son visage, elle s'évertuait à +retirer la longue épingle cachée qui piquait son chapeau marin. + +--Vous vous trompez! bredouilla M. Raindal, les prunelles toujours +vagues. Il s'agit justement de Langrune. + +Ses mains pendantes se crispaient au bout de ses poignets. L'air +ingénu de Mme Chambannes le révoltait, comme un dernier défi à sa +crédulité. + +--Alors?... interrogea la jeune femme. + +Il osa la dévisager. Quoi! ces lèvres restaient fraîches après tant de +souillures! Nulle trace ignominieuse ne salissait ce limpide regard! +Pas même un frémissement! Pas même une rougeur! Le mensonge lavait +donc tout de ses eaux scélérates! Un regain de fureur souleva M. +Raindal. Sa prudence chancelait. Les phrases préparées fuyaient. Et, +le regard fixe, la voix bourrue, les mains cramponnées au fauteuil +comme pour y prendre plus d'élan, tout simplement il déclara: + +--Je m'en vais! + +--Vous partez! se récriait Zozé d'un ton de stupéfaction bien joué. + +M. Raindal se ressouvint à peu près des paroles à dire: + +--Excusez ma rudesse, ma mauvaise humeur... J'ai reçu ce matin, de ces +dames, de Langrune, une lettre si pressante que je dois y céder... +Elles me réclament là -bas, et je pars... Croyez que je suis navré!... + +Il y eut une pause. Zozé se recueillait. Sûre à présent qu'il +partirait, pourquoi ne pas conserver ce maintien d'innocence dont la +ténacité ne pouvait que dérouter ses soupçons? Et avec un +imperceptible sourire: + +--Je vous crois, cher maître, dit-elle, quoique vous m'étonniez... + +--Je vous étonne, chère madame? fit sournoisement M. Raindal dont le +cÅ“ur battait plus fort. + +--Voilà ... J'étais en bas, ce matin, quand le facteur est venu... Il +m'a remis tout le courrier et il n'apportait pas de lettre pour +vous!... + +M. Raindal se taisait par bravade, dédaignant de se disculper, ne +niant pas sa supercherie. + +--Voyons, cher maître! reprit doucement Zozé... Puisqu'il n'y avait +pas de lettre, qu'est-ce qui vous fait partir? Quelqu'un vous a +mécontenté?... On vous a froissé sans le savoir?... Qui, dites-moi +qui, je vous prie? + +Et ses yeux, alentour, semblaient chercher le fautif, le vilain, le +méchant qui avait contrarié son cher maître. M. Raindal l'observa un +instant, les lèvres convulsées de dégoût. + +«Qui, dites-moi qui?» se répétait-il mentalement. C'était trop de +fourberie et trop d'impudence, à la fin! Il repoussa son fauteuil, les +mâchoires distendues, prêtes à mordre, à lâcher tout leur faix de +questions, d'outrages et de reproches! Mais d'un effort, il se +maîtrisait; et, marchant devant Zozé, allant, revenant, sur un court +espace de dix pas, il proféra d'une voix que la fureur hachait: + +--Ne me demandez rien, chère madame, rien, ce serait inutile!... Je +dois partir et je pars... Je ne puis vous en dire plus... Je ne sais +si vous me comprenez, et je souhaite que vous ne me compreniez pas... +Oui, je le souhaite de toute mon âme... Hélas! au contraire, je +crains bien que vous ne m'ayez compris... + +--Mais, cher maître!... protestait Zozé. + +--Bon! bon! chère madame!... Vous ne me comprenez pas?... Tant +mieux... Vous me comprendrez plus tard, à la réflexion... Je vous +prierai uniquement de m'éviter toute lutte, de vous prêter à mon petit +stratagème: la lettre reçue, vous savez, la lettre que je n'ai pas +reçue... Car ma résolution est irrévocable... Je partirai cette +après-midi... Rester ici une journée de plus me mettrait au +supplice... Je ne peux pas!... Je ne peux pas! + +Il suffoquait. Zozé s'était levée et lui avait saisi la main sans +qu'il se dérobât à l'étreinte: + +--Je ne vous comprends pas, cher maître... Vous êtes libre... Je n'ai +pas le droit de vous retenir... Pourtant, je vous demande pardon si je +vous ai offensé! fit-elle d'un accent ému, où la simulation n'était +que pour moitié. + +M. Raindal détourna la tête. Il ne voulait pas qu'elle vît ses yeux +chargés de larmes. Il dégagea sa main, et, feignant d'examiner la +pelouse, le parc, les nuages: + +--Je vous remercie, chère madame... Je n'ai pas à vous pardonner! +fit-il en toussant pour refouler une nouvelle montée de larmes qui +éraillait sa voix... Je partirai tantôt par le train de cinq heures... +Ne vous inquiétez pas de moi... Veuillez seulement me donner Firmin... +Il m'aidera à faire ma malle... Hum!... hum!... hum!... + +Il prolongeait sa toux, et, mélancoliquement: + +--Hum!... hum!... Quand je serai parti, quand je ne serai plus là , +j'espère que quelquefois vous penserez à votre cher... + +Il se corrigeait: + +--... A votre vieux maître, qui, lui, même de loin, ne vous oubliera +pas... + +La solennité de cette promesse achevait de le bouleverser. D'un pas +précipité, comme frappé d'un malaise, il gagna le salon, puis le +vestibule, puis l'escalier. + +Zozé courait derrière en pépiant de son intonation la plus suave, la +plus attendrie: + +--Cher maître!... Mon cher maître!... Et à Paris... à Paris, nous nous +reverrons, n'est-ce pas?... + +Il ne répondit que d'en haut, la voix redevenue nette, pour ne laisser +nul doute ensuite aux personnes de la maison: + +--Entendu, chère madame... Je transmettrai à ma fille votre +commission... D'ailleurs nous en recauserons à déjeuner, avant que je +parte! + + * * * * * + +Sitôt débarqué à Paris, M. Raindal s'informa des trains pour Langrune. +On lui en indiqua deux: un du soir qui arrivait dans la nuit, un autre +du matin qui le déposerait à Langrune dans l'après-midi. Aviser par +dépêche de son arrivée aurait alarmé ces dames. Il adopta de ne partir +que le lendemain, quitte à passer la nuit dans l'hôtel le plus proche; +et il descendit lentement vers la cour de la gare, où le soleil au +déclin distillait une buée d'or. + +Des cortèges mouvants et sans fin y défilaient sur la chaussée, sous +les arcades: toute la rentrée de la banlieue laborieuse qui retourne +le soir aux champs, toute la population élégante des _villas_ de +Seine-et-Oise,--tour à tour, de petits employés marchant allègrement, +deux par deux, au pas militaire, le chapeau rejeté en arrière à cause +de la chaleur, des bourgeois soulevant soigneusement hors de la portée +des chocs un paquet de friandises attaché d'une ficelle rouge, de +jeunes dames en toilettes claires avec des gants blancs comme Zozé, +des collégiens, des ouvriers, des messieurs bien vêtus qui se tenaient +debout dans leur fiacre pour sauter à terre plus vite... Et tous, ils +allaient vers le repos, vers l'amour peut-être, vers la quiétude des +campagnes, vers la belle nuit sous les arbres, vers le bonheur sans +prix que M. Raindal venait de déserter! + +La tristesse du maître s'en accrut, et aussi sa fatigue. Il eut l'idée +de s'étourdir. Il s'attabla à la terrasse d'un café voisin et demanda +une absinthe. + +Les paupières lui cuisaient, car dans le train derechef il avait +pleuré, négligeant toute fierté, ne résistant plus au chagrin. Zozé, +selon ses vÅ“ux, ne l'avait pas accompagné à la gare. Les adieux, +s'étaient faits en public, devant la tante Panhias, le marquis de +Meuze, Gérald et Chambannes assemblés. Exprès le maître était descendu +tard pour écourter ces cruels instants. Vain calcul. Cinq minutes +encore il avait dû attendre sur le perron, en présence de tous, et +sourire, et parler, et répondre aux questions... Quel martyre!... S'il +avait pu seulement embrasser la main de Zozé, l'embrasser avec +fougue, avec ivresse, comme jadis, goûter une dernière fois cette +volupté perdue!... Mais non! On le regardait, et ç'avait été sur les +doigts de sa petite élève un baiser glacial et superficiel dont il lui +paraissait que ses lèvres mêmes s'étonnaient!... Bah! peu de chose que +ces tourments auprès de ceux qui suivraient bientôt! + +Demain, il serait à Langrune, à des lieues et des lieues, forcé +d'expliquer son retour, prisonnier de sa famille, exilé sur une plage +morose! Demain, il serait redevenu le mari de Mme Raindal, le père de +Mlle Raindal, M. Raindal de l'Institut, un vieux savant austère, sans +personne pour charmer sa vie, sans nulle amitié clandestine, sans +nulle petite élève, sans nulle distraction secrète, sauf ses livres, +livres à écrire, livres à lire, livres à juger... + +--Des livres, des livres, toujours des livres! murmurait-il d'un ton +écÅ“uré. + +Et la pensée le taquinait de rester à Paris, de trouver un moyen pour +éviter Langrune. + +Sept heures sonnaient à l'horloge de la gare. Il paya le garçon et se +dirigea du côté des boulevards. + +Où dîner? Il se rappelait un restaurant, place de la Madeleine, dont +Chambannes et le marquis lui avaient, plusieurs fois, vanté la +cuisine. + +Il s'y achemina en flânant. La salle était encore à demi solitaire. Il +commanda un repas fin, avec des plats semblables à ceux que Zozé +préférait, une bouteille de Saint-Estèphe et une bouteille de +champagne glacé qu'on servit sur la table dans un vase d'argent. +L'absinthe l'encourageait à ces libations. Depuis qu'il l'avait bue, +il se sentait plus gaillard, moins triste. + +Il mangea copieusement et s'appliqua à boire. Ses idées s'allégeaient +et semblaient se pénétrer l'une l'autre. Confusion plaisante qui, par +moments, le faisait ricaner. Vers la fin du dîner, il conçut le projet +d'un drame, d'un mythe dialogué qu'il intitulerait _Hercule_. On y +verrait le Vice, sous la figure d'une femme--qui dans le cerveau du +maître ressemblait trait pour trait à Zozé--se présenter dans la +demeure du héros vieilli. Et le héros se lamenterait, pleurerait sa +jeunesse enfuie, implorerait les Dieux de la lui rendre... Le drame se +développait selon ce thème en axiomes grandioses et en plaintes +lyriques. + +Conception autrement vraisemblable que de représenter Hercule, dans sa +prime jeunesse, choisissant entre le Vice et la Vertu. Un tel choix +s'offre-t-il dans la vie coutumière? Non, on chemine avec l'une en +méconnaissant l'autre, ou inversement. Quel libertin ne regrette pas +un jour les heures passées dans la débauche? Quel intellectuel ne se +désole, à un instant fatal, d'avoir vécu dans l'ignorance des plaisirs +interdits? Rares sont les hommes qui, par la grâce divine, mêlèrent en +une juste proportion la pratique des deux... Et il y aurait de plus, +dans le mythe, des strophes en prose vengeresse contre le Vice, contre +Mme Chambannes. + +M. Raindal se levait et secouait les miettes qui tachetaient son +veston. Il prit d'une main vacillante le chapeau de feutre et la canne +que lui tendait le maître d'hôtel. Puis, les yeux un peu troubles, il +remonta le boulevard. Les ténèbres étaient venues. La foule joyeuse +des promeneurs nocturnes se coudoyait sur les trottoirs. Des souffles +d'arrière-été courbaient la cime des marronniers flétris. + +M. Raindal resongea à Zozé, aux tilleuls, au parc. Mille images +tentatrices zigzaguaient sous son crâne brûlant. Il aurait voulu +embrasser, étreindre, aimer. + +Devant la porte de l'Olympia des affiches l'attirèrent. On y +apercevait des femmes en maillot, des équilibristes, une jeune +personne décolletée entre des chiens savants. En haut, formé de +verroteries rouges, le nom de l'établissement étincelait en lettres de +rubis. Des filles entraient seules ou à deux. Par les portières +entr'ouvertes fusaient des bouffées de musique guillerette et +canaille. + +M. Raindal hésita. + +Mais d'un geste rapide comme un larcin, il avait arraché de la +boutonnière sa rosette d'officier. Il s'avança droit au contrôle et +disparut dans l'intérieur. + + + + +XVIII + + +Le lendemain matin vers onze heures, Mlle Clara Lancret, plus connue +dans les cabarets de nuit sous le surnom de l'_Irlandaise_, se +penchait à la rampe de son palier pour regarder quelqu'un descendre. + +--Dites donc, monsieur! cria-t-elle soudain, dans un élan de rappel +discret... Vous reviendrez, n'est-ce pas? + +Et le «Monsieur»--c'est-à -dire M. Eusèbe Raindal, membre de +l'Institut, officier de la Légion d'honneur, auteur de _la Vie de +Cléopâtre_ et de plusieurs autres ouvrages capitaux--le «Monsieur» +répliqua d'une voix faible qu'assourdissait encore la distance des +étages: + +--Oui, oui, certainement, je reviendrai!... + +Quelle déchéance! Quelle turpitude! Il avait suivi cette fille brune, +manqué son train, perdu tout respect de soi-même! Ah! si sa famille, +si Zozé le voyait dans cet escalier sordide s'enfuir sous les +tendresses de Clara l'Irlandaise!... Et où aller maintenant? Que faire +jusqu'au départ? + +Il stationnait au bord du trottoir, essayant de déchiffrer, +sur l'écriteau d'émail, le nom de la rue--rue d'Ams... rue +d'Amsterdam--qu'il avait oublié. Il se sentait la tête pesante, la +langue pâteuse, une envie de se rendormir. + +«Si j'allais voir Cyprien!» songeait-il en se raidissant contre le +sommeil. + +Il appela un fiacre. Mais rue d'Assas, l'oncle Cyprien était sorti +avec son tricycle. + +--Il n'y a pas trois minutes! affirmait la portière. + +Effectivement, l'oncle Cyprien s'arrêtait deux cents mètres plus loin, +rue de Fleurus, devant la maison de Johann Schleifmann. + +Il rangea sous la voûte son tricycle, «sa bête» comme il l'appelait, +puis, le recommandant à la vigilance du concierge, il s'engagea dans +l'escalier. + +--Vous venez me chercher pour déjeuner, mon garçon? fit Schleifmann +qui avait ouvert... Une minute: j'endosse ma redingote et je suis à +vous! + +Ils étaient entrés dans le cabinet de travail, une mansarde spacieuse +et claire, où deux nattes de paille recouvraient à demi le carrelage +rouge du sol. + +M. Raindal cadet avait une mine à la fois ricanante et cérémonieuse. +Il s'assit dans un vieux fauteuil et il déclara en retirant, d'un +geste théâtral, son vaste sombrero marron: + +--Non, mon ami, je ne viens pas vous chercher... Je viens causer avec +vous... + +--Qu'arrive-t-il donc? questionna Schleifmann. + +--Il arrive, mon cher, que je vous présente un homme fichu, +archifichu!... + +Et comme le Galicien levait les bras, dans une mimique de stupeur: + +--Oui, Schleifmann, lit M. Raindal cadet. J'ai joué sur les mines d'or +et j'ai perdu... + +--J'en étais sûr! clama le Galicien en assénant sur le carrelage un +coup de talon rageur. Et vous perdez combien? + +--Cent dix mille francs, mon cher!... Oh! vous n'avez pas besoin +d'écarquiller les yeux... Je dis bien: cent dix mille francs!... A la +dernière liquidation, le 15, je ne perdais que quarante mille +francs... Grâce à l'appui de M. de Meuze qui avait écrit à son ami M. +Pums, le père de votre élève, j'ai obtenu de Talloire, mon agent de +change--car j'avais un agent de change, est-ce assez comique, hé? moi, +un agent de change!--j'ai obtenu de Talloire un délai, moyennant un +à -compte de vingt mille francs, que je lui ai versés, oui, mon cher, +toute ma petite fortune d'un coup... Restaient vingt mille francs à +casquer... Bon!... Pour m'en libérer, j'ai rejoué... La débâcle est +survenue, plus terrible que jamais, organisée par toute la clique de +la bande noire... Je me suis entêté... J'ai décoché des ordres à tort +et à travers, comme un fou... Ci au total quatre-vingt-dix mille +francs de perte actuelle, et cent dix mille avec les vingt mille +d'avant. + +--Oh! mon pauvre Raindal, mon pauvre ami! murmurait le Galicien en +agitant la tête. + +--Ce n'est pas tout! reprit l'oncle Cyprien... J'ai demandé un nouveau +délai... Bernique!... Pums ne m'a pas reçu et Talloire m'a envoyé +promener... J'ai écrit au marquis qui est en villégiature à Deauville, +pas de réponse!... Alors, tantôt, si je n'ai pas payé, je serai +exécuté à la Bourse, et ce soir je m'exécuterai moi-même à +domicile!... Dites donc, Schleifmann, suis-je un homme fichu ou ne le +suis-je pas?... + +Le Galicien tournait de son pas traînard autour de la pièce, en +grommelant: + +--Diable de bête!... Diable de bête!... + +Puis brusquement: + +--Et votre retraite, Raindal?... Vous pourriez peut-être emprunter +dessus? + +--Enfant! s'écria paternellement M. Raindal cadet... Vous croyez que +je vous ai attendu?... Devinez ce qu'on m'en offre, chez les usuriers, +de ma retraite: quinze mille francs, quinze malheureux mille francs, +pas un fichtre de plus!... + +Le Galicien réfléchissait: + +--Écoutez, Raindal! répliqua-t-il enfin... J'ai cinq mille francs de +côté... Avec vos quinze mille francs, cela fournirait vingt. Les +voulez-vous?... + +L'oncle Cyprien s'était rapproché pour lui serrer la main: + +--Vous êtes un très gentil ami, Schleifmann, dit-il... Je vous +remercie bien... Cela «fournirait» vingt, oui, c'est-à -dire environ +vingt pour cent, de quoi prendre des arrangements qui me feraient +traiter par les uns d'honnête homme et par les autres de filou... Mais +après, mon ami, après, comment vivrais-je? Je n'aurais plus le sou, +plus un rotin... Il faudrait chercher une place, et, ce qui est plus +malaisé, la trouver... Non, voyez-vous, je n'aurais pas la patience... +Je préfère en finir tout de suite!... + +--Vous parlez comme bêta! se récria Schleifmann... En finir!... Et +pourquoi?... En voilà , un rentier! Tous travaillerez, diable!... + +--Je travaillerai! bougonnait l'oncle Cyprien... Je travaillerai si on +me donne du travail!... Et un homme de mon âge qui a sauté à la +Bourse, ce n'est pas précisément une recommandation, vous savez! + +Schleifmann grattait d'un air songeur son épaisse tignasse grise: + +--Voyons, mon cher Cyprien! fit-il au bout d'un instant... J'ai une +idée... Est-ce que, si on vous accordait le délai en question vous +seriez capable de rétablir vos finances?... + +--Je ne puis rien promettre! fit l'oncle Cyprien... Mais il y aurait +des chances... Le krach ne durera pas... De tous les côtés on affirme +qu'il est dû à une manÅ“uvre de la bande noire... D'ici quinze jours, +tout peut changer... En tout cas, claquer pour claquer, il serait plus +chic de s'être défendu jusqu'à la fin... + +--Et, naturellement, vous rejoueriez?... + +--Non, Schleifmann, je ne rejouerais pas... Je conserverais ma +position, comme ils disent, ma superbe position, et je regarderais +venir!... + +--Vous me le jurez sur la tête de votre neveu, Mlle Thérèse?... + +--Je n'aime pas beaucoup ce serment... Bah! soit... Je vous le jure +sur la tête de mon neveu... Mais pourquoi tous ces préambules?... + +--Eh bien, voici mon idée! fit Schleifmann d'un ton solennel... Où est +M. Pums à cette heure-ci?.. + +L'oncle Cyprien consultait sa montre: + +--Midi... Il doit être à la Bourse... + +--Bon!... Je vais aller le voir pour vous... Ce n'est pas un méchant +garçon... Au moment de mon histoire de réformes, vous vous rappelez, +mon cher Cyprien, c'est encore un de ceux qui m'ont accueilli le moins +mal... Et aussi il m'a laissé son fils comme élève, son petit gommeux +de fils... Quoi, j'espère, j'ai de l'espoir... Ça vous va?... + +--Ça me va, si on vous écoute! fit sceptiquement l'oncle Cyprien... + +--Donc descendons... Vite un fiacre!... Huf! huf! + +En bas, l'oncle Cyprien chargea le concierge de ramener «sa bête» rue +d'Assas et les deux vieux amis montèrent dans une voiture ouverte. + +Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, puis M. Raindal +cadet proféra d'un ton sarcastique: + +--Pour une fois dans ma vie que j'ai affaire aux juifs, avouez, mon +cher Schleifmann, que cela ne me réussit guère!... + +--Et M. de Meuze, riposta hargneusement le Galicien... M. de Meuze qui +vous a poussé là -dedans, est-il juif, lui?... + +--Non, en effet, concéda l'oncle Cyprien, il n'est pas juif... +Seulement, il est enjuivé, ce qui revient au même... + +--Et moi qui suis juif, et qui vous avais toujours dit de ne jamais +toucher à ces saletés-là , est-ce que... + +--Vous, c'est différent! interrompit l'oncle Cyprien... Vous êtes un +bon juif!... + +Schleifmann, comme de coutume, à cette réplique, ne put dissimuler un +geste de mécontentement. M. Raindal cadet regrettait sa maladresse +et, afin de détourner, aussitôt il se prodigua en indications +minutieuses, en renseignements topographiques sur le plan de la Bourse +et l'endroit où siégeait son Pums. + +--En outre, ajoutait-il, attention aux farces des commis... Il est +vrai qu'aujourd'hui on ne sera probablement pas à la plaisanterie... +Cependant, prenez garde aux blagues de ces messieurs... Ainsi, moi, la +première fois que je suis allé à la Bourse, ne s'étaient-ils pas +avisés de me glisser, sous le col de ma jaquette, une flèche de papier +avec écrit dessus en grosses lettres: _Cocu!_... Je sais bien que cela +n'a pas d'importance... Mais, sur le moment tout de même, c'est +quelquefois très ennuyeux!... + +La voiture s'arrêtait devant la grille du monument. + +--Je vous guette ici! cria M. Raindal cadet au Galicien qui +s'éloignait... Bonne chance pour nous deux et bon courage, mon cher! + +Là -haut, sous la colonnade, au sommet des marches, c'était la morne +Bourse des journées de débâcle. Pas un rire, pas une causerie, nul +éclat de voix joyeuses. Sur les visages, des teintes blafardes, les +plus braves s'essayant à railler, se convulsant les traits en sourires +menteurs, plus hideux qu'une grimace. Et, dominant ce lugubre mutisme, +les vociférations des commis, les surenchères de baisse, la clameur +monotone des ventes, des ventes à tout prix. On vendait. + +Une malencontreuse méprise entraîna le Galicien juste au milieu du +groupe des commis aux Mines d'Or. + +Poliment il soulevait son chapeau, et, se postant devant un jeune +homme blond qui avait cessé de hurler: + +--Pardon, monsieur, fit-il... Auriez-vous l'obligeance de me dire où +se tient M. Pums? + +L'autre le considérait d'un regard ébahi. M. Pums, en un pareil jour, +en un pareil moment! Comme si l'on n'avait que cela à faire! Attends, +attends un peu, ma vieille, on allait t'en donner du Pums!... Et +alors, sur un clin d'Å“il du jeune homme blond, aux cris répétés de: +«Monsieur Pums! Monsieur Pums!» une bousculade effrénée projeta en +avant l'infortuné Schleifmann. + +«Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Le Galicien passait de mains en +mains, de groupe en groupe, lancé par l'_Or_ au _Comptant_, par le +_Comptant_ à l'_Or_, par l'_Or_ aux _Valeurs_, par les _Valeurs_ à +l'_Extérieure_, par l'_Extérieure_ aux _Turcs_. Et tous, malgré le +tragique de l'instant, malgré les angoisses de la séance, se +soulageaient les nerfs dans ce jeu brutal, se délassaient les bras et +le cÅ“ur à molester le vieil intrus... «Monsieur Pums! Monsieur Pums! +Monsieur Pums!...» + +Il avait échoué à l'angle du pourtour, ses lunettes d'or chavirées, le +chapeau tombé à terre sous une dernière bourrade. + +Un petit saute-ruisseau, en livrée vert-bouteille, eut pitié de sa +détresse. + +--Tenez, monsieur! fit-il en lui ramassant son chapeau... Vous +demandez M. Pums!... Je suis groom à la Banque... M. Pums est au +bureau 72, rue Vivienne... + +--Merci, mon petiot! bredouilla le Galicien. Merci bien, mon petit!... + +Puis lentement, se retournant à chaque pas par peur d'un mauvais coup +traître, et lissant de la manche son chapeau rebroussé, il descendit +les marches. + + * * * * * + +L'antichambre de la Banque était remplie de solliciteurs quand le +Galicien y pénétra: remisiers, teneurs de carnet, courtiers de toute +sorte, les uns assis, le regard vers leurs chaussures, dans une pose +méditative, les autres debout causant à plusieurs dans les coins, dans +l'embrasure des fenêtres, avec cette voix mesurée qu'on a près d'une +chambre d'agonisant. + +Seul, l'huissier en livrée verte, derrière sa tribune de chêne, +semblait indifférent aux soucis d'alentour et parcourait d'un Å“il +placide le feuilleton du _Petit Journal_. + +Il leva un peu les paupières pour déchiffrer la carte que Schleifmann +glissait devant lui, et, recommençant sa lecture: + +--C'est bon, monsieur... Si vous voulez vous asseoir!... + +--Je ne veux pas m'asseoir! fit Schleifmann qui se contenait... Je +vous prie de remettre ma carte à M. Pums, et tout de suite, n'est-ce +pas? + +--Impossible, monsieur... M. le sous-directeur est en conseil. Il a +donné l'ordre qu'on ne frappe pas jusqu'à ce qu'il ait sonné... + +Et désignant de la main les courtiers assemblés: + +--Du reste, tous ces messieurs sont à passer avant vous! + +--Je ne sais pas si ces messieurs--et la voix du Galicien devenait +rogue--je ne sais pas si ces messieurs passeront avant moi... Mais je +vous prie encore une fois de remettre ma carte... Vous direz à M. Pums +qu'il s'agit d'une affaire grave, de la vie d'un homme... + +L'huissier dévisagea Schleifmann. Ces propos dramatiques, ce chapeau +hérissé, cette cravate de travers, cet accent étranger,--un pauvre +diable, un mendiant juif, sans doute! Et dédaignant de répondre, il +retournait à son feuilleton. + +--Ah çà ! oui ou non, m'avez-vous entendu? balbutia Schleifmann, outré +par tant d'insolence... Irez-vous remettre ma carte, oui ou non? + +--Quand M. Pums sonnera, monsieur!... réitérait l'huissier en se +frisant la moustache, le buste obstinément penché sur son journal... +Je ne peux pas avant... + +--Vous ne pouvez pas! glapit Schleifmann... Parfait!... Nous verrons +bien... + +Il se dirigeait vers une haute porte peinte en brun, qu'il supposait +être celle du cabinet de Pums. + +--Où allez-vous? clama l'huissier en lui barrant le passage, les bras +étendus. + +Le Galicien l'écarta d'une rude poussée d'épaule: + +--Je vais où cela me plaît... Retirez-vous de là , diable!... + +Des remisiers accouraient à l'appel de l'huissier, cernaient +Schleifmann en le questionnant. Cette intervention acheva d'exaspérer +le Galicien. Il revoyait la scène récente, les bousculades, les poings +brandis, les visages mauvais, tout ce qui peut-être était sur le point +de reprendre, et d'une voix véhémente: + +--De quoi vous mêlez-vous, vous autres? Nous ne sommes pas à la +Bourse, hé? Fichez-moi le repos, ou le premier qui me touche, je lui +fourre mon pied dans le ventre!... + +--Comment! vous, monsieur Schleifmann! fit Pums en entr'ouvrant sa +porte au bruit de la bagarre... C'est vous qui parlez de pied dans le +ventre?... + +Le Galicien enlevait son chapeau, et, plus bas, à mi-voix: + +--Oui, c'est moi, monsieur Pums... On veut m'empêcher de vous voir... +Et cela presse... Comme je le disais à cet huissier grossier, il +s'agit de la vie d'un homme... + +--Mais c'est qu'en ce moment, protestait le sous-directeur. + +--Pour la vie d'un homme, monsieur Pums, il n'y a pas de moment! +Croyez-moi... Laissez-moi vous voir... Un jour, vous m'en +remercierez!... + +--Soit! fit Pums qui adressait aux remisiers un sourire d'excuse et de +connivence. + +Schleifmann suivait le banquier. La porte se referma. + +Pums s'était installé devant son bureau de palissandre; Schleifmann, +vis-à -vis de lui, tournait le dos à la porte d'entrée. + +--Je serai bref, monsieur Pums! fit-il en posant son chapeau sur la +table... D'un mot, je vous le répète, il s'agit de la vie d'un +homme... Et cet homme, je ne vous cacherai pas son nom plus longtemps: +c'est mon meilleur ami, M. Cyprien Raindal, le frère de M. Raindal de +l'Institut... Sa situation, je n'ai pas à vous l'apprendre... S'il ne +paie pas, il saute... Et j'ajoute: s'il saute, il se tue... Je viens +vous demander de le faire reporter... + +--Ce serait avec plaisir, monsieur Schleifmann, que je... murmura en +allemand Pums qui préférait cette langue pour les transactions +délicates. + +--Permettez! riposta Schleifmann en allemand, de même, par une +préférence analogue... Permettez... je n'ai pas fini... Vous me +demanderez quel intérêt vous avez à sauver mon ami Cyprien, à le faire +reporter... Cet intérêt, je vais vous le dire... C'est un intérêt +sacré, c'est l'intérêt de votre race, c'est l'intérêt des vôtres, de +vos enfants, de vos petits-enfants, de vos arrière-petits-enfants... + +--Désolé de vous interrompre! fit Pums qui tambourinait la table d'un +doigté impatient... Mais nous sommes en plein krach... J'ai vingt +personnes à recevoir... Je vous en conjure: vous m'avez promis d'être +bref... soyez-le... + +--Je le serai! dit Schleifmann. + +Et il partit d'emblée dans un interminable discours. Sa thèse était +que Pums, ayant guidé l'oncle Cyprien dans les spéculations premières, +devait le soutenir aux heures de débâcle. Que lui coûterait, au +demeurant, ce secours tout moral? A peine un risque, une signature. +Au cas même qu'il perdît la somme dont il se déclarerait garant, en +serait-il appauvri, incommodé dans son train de vie, lui dont on +évaluait la fortune actuelle à trois millions ou plus? Et d'autre +part, quelle gloire pour Israël, quelle noble tradition dans la +famille, quel magnanime exemple attaché au nom de Pums, cette légende +qui se redirait de bouche en bouche: un riche israélite, sauvant +libéralement de la misère, du suicide, un petit employé chrétien, +entraîné à la ruine par le goût du lucre et l'agio... De tels actes, +en se multipliant, feraient plus pour les Juifs que mille dons aux +pauvres, mille fondations sanitaires célébrées par la presse à grand +fracas d'éloges. De tels actes porteraient beaucoup plus loin que +l'aumône. Car ils découleraient de plus haut: de l'humanité, de la +justice même... + +Le Galicien s'était enfin tu. Pums redressa la tête, d'une légère +secousse, et, se renversant dans son fauteuil: + +--Mon cher monsieur Schleifmann, proféra-t-il d'un petit ton +doctoral... Je rends hommage à vos intentions, vous êtes un excellent +homme, mais laissez-moi vous le dire, vous n'entendez rien aux +affaires... + +Un clignement des paupières accentuait tout ce que ce verdict avait de +défavorable dans l'esprit de M. Pums; puis le financier continua: + +--Non, rien, absolument rien... Ainsi, vous vous imaginez savoir la +situation de votre ami? Vous n'en savez pas le premier mot... Si M. +Cyprien Raindal m'avait écouté, s'il s'était contenté de suivre mes +conseils, ses pertes seraient insignifiantes, dans le genre des pertes +du marquis de Meuze, son protecteur: sept mille, huit mille, dix mille +francs au _maximum_... Seulement, il a voulu faire le malin, votre +ami... Il a joué à son idée... Il s'est enfilé, comme nous disons en +argot de Bourse... Et, aujourd'hui, il trinque... A qui la faute?... A +moi ou à lui, répondez? + +--Monsieur Pums, riposta le têtu Galicien, je ne suis pas venu pour +vous parler affaires... En effet, je n'y entends rien... Je suis venu +en juif et en ami vous parler cÅ“ur, vous parler justice, vous +réclamer votre aide pour un brave homme que j'aime bien... Si vous ne +l'accordez pas, ce sera tant pis et ce sera triste, parce qu'il en +mourra, le garçon! + +--Très regrettable, fit Pums, mais pas sûr... Hum! vous m'avez +dérouté... Où en étais-je? Ah oui!... Je vous expliquais que M. +Cyprien Raindal a joué comme un enfant, comme un malade... Malgré +tout, à la liquidation du 15, par égard pour son frère, pour M. de +Meuze, je me suis démené, j'ai intercédé auprès de l'agent de change, +j'ai sorti provisoirement votre ami de son bourbier... Et maintenant +vous venez me demander de le faire reporter?... Reporter! Vous êtes +extraordinaire, ma parole!... D'abord le krach est général. On ne +reporte plus personne!... Et puis, ça l'avancerait à grand chose +d'être reporté!... Oui, je saisis, parbleu!... Vous pensez qu'il +n'aurait rien à payer pour le moment, que le report c'est comme qui +dirait un délai, un ajournement. Voilà qui montre encore votre +ignorance des affaires de Bourse, excusez-moi monsieur Schleifmann, +il n'existe pas d'autre mot, votre profonde ignorance des opérations +financières... Reporté ou non, M. Cyprien Raindal doit ses +quatre-vingt-dix mille francs de différences, et il faut qu'il les +paie tôt ou tard jusqu'au dernier décime! + +--Alors? questionna Schleifmann d'un air accablé. + +--Alors le seul moyen de sauver votre ami, ce serait de me mettre à sa +place, d'assumer sa situation. Eh bien franchement, monsieur +Schleifmann, je vous trouve un peu trop exigeant... Ce n'est pas un +parent, M. Cyprien Raindal, ce n'est pas un ami, tout juste une +relation... Et selon vous, néanmoins, je devrais m'engager +personnellement de quatre-vingt-dix mille francs--ou plus, si la +baisse persiste,--en l'honneur de ce monsieur que j'ai vu trois fois +dans ma vie?... Non, ce n'est pas raisonnable... A chaque séance de +Bourse, il y en aurait dix comme lui à sauver... Ma fortune n'y +suffirait pas... + +Il s'animait à mesure, piétinant auprès de la table, les pouces dans +les échancrures de son gilet: + +--Et tout cela pourquoi? Pour qu'on dise du bien des Juifs, pour qu'on +encense Israël... Allons donc!... Je m'en moque des Juifs... Je n'ai +pas de préjugés, moi... Chacun pour soi... Qu'ils se débrouillent, +après tout! Je n'ai pas des quatre-vingt-dix mille francs comme cela à +leur jeter par la fenêtre!... + +Il stoppait devant Schleifmann: + +--Bah! vous figurez-vous que je gagne dans cette histoire des +mines?... Je suis pincé comme les autres... J'y perds les yeux de la +tête... + +Et, involontairement, ses grosses prunelles rebondies montraient dans +une saillie dénonciatrice que de ces yeux pourtant il ne perdait pas +tout. Schleifmann paraissait, pour le moins, n'en être pas convaincu, +car d'une voix doucereuse, il objecta à Pums: + +--Cependant la baisse est fomentée par la bande noire... Et la bande +noire, ce sont vos amis! + +--Mes amis? répétait Pums, d'abord interloqué. + +Puis, se ressaisissant: + +--Oh! oui! de jolis amis... Parlons-en... Des misérables!... Des +imbéciles!... Des gens qui mènent stupidement le marché à la ruine, +qui ne connaissent que la baisse et la baisse! Ah! c'est malin... je +les félicite!... + +Schleifmann ne lâchait pas la trame de ses arguments: + +--Cependant, ces imbéciles, ces misérables, demain, après-demain, vous +les reverrez, vous recommencerez à les voir... + +--Qu'est-ce que vous racontez? s'écriait Pums pour masquer son +hésitation... Si je les reverrai?... Oui, je présume. Mais je vous +garantis que je ne leur mâcherai pas mon opinion, et en ce moment, +tenez, si j'avais l'un d'eux sous la main... + +--Eh bien, ça va! criait en allemand une voix cordiale derrière +Schleifmann. + +Pums n'acheva pas sa phrase. Il blémissait sinistrement,--ses +prunelles chocolat plus hagardes encore et plus exorbitantes, à croire +qu'elles allaient bondir. Schleifmann se retourna et reconnut +Herschstein. + +Il entrait par une porte latérale, le chef de la bande noire, chapeau +sur la tête, souriant, sans frapper, comme chez lui, en maître; et, +dans sa barbe grise de patriarche, la brillantine luisait en remous +argentés. + +Il eut, à la vue de Schleifmann, un recul de prudence dont s'altéra +soudain sa face vénérable: + +--Ah! vous êtes occupé! murmurait-il d'un air modeste. + +Pums, qui classait studieusement des papiers, ne répliqua pas. +Schleifmann les contemplait l'un et l'autre, tour à tour, le regard +flamboyant de mépris. + +--Eh! monsieur Pums! commanda-t-il d'un ton goguenard. Je vous +attends... En voici un... Allez-y... Ne lui mâchez pas votre +opinion.... Ne la lui mâchez donc pas!... Hein?... Vous ne vous +souvenez plus? Patience, monsieur Herschstein... Cela va venir... M. +Pums en a gros sur le cÅ“ur à vous dire... Il cherche... +Asseyez-vous!... + +--Que signifie? interrogea glacialement Herschstein. + +--Je vous expliquerai, cher ami, bégayait Pums. Nous causions du frère +de M. Raindal, qui perd la forte somme sur les mines... M. Schleifmann +plaisante... + +--Je plaisante! reprit le Galicien en ébranlant la table d'un coup de +poing si violent que l'encre gicla de l'encrier... En vérité, il y a +bien de quoi plaisanter... + +Il les toisa tous les deux: + +--Ainsi, vous êtes compères!... Ainsi, «ça va»!... Ainsi vous, +monsieur Pums, vous faites la paire de bottes avec M. Herschstein!... +Et vous, monsieur Herschstein, vous venez rendre des comptes!... Mes +compliments!... La journée doit être belle... Inscrivez, monsieur +Pums... Je dicte... Bénéfices du 2 septembre: M. Cyprien Raindal, +quatre-vingt-dix mille francs... Hô! monsieur Pums, là -dessus combien +toucherez-vous? Dix mille? Quinze mille?... + +Il ricanait, puis subitement ses traits fléchirent sous un intolérable +chagrin: + +--Malédiction! gémissait-il en rôdant par la pièce... Malédiction et +malheur!... Oui, depuis le Sinaï, c'est l'éternel malentendu!... Dieu +qui donne à son peuple l'intelligence suprême et son peuple qui la +prostitue aux plus basses besognes, et Dieu qui se venge ensuite de ce +que son peuple l'ait méconnu. C'est toute l'histoire d'Israël, c'est +toute son infortune... Malédiction!... Malédiction!... Quand cela +cessera-t-il?... Ah! vous n'êtes pas bête vous, monsieur Pums, ni vous +non plus, monsieur Herschstein... Mais vous croyez, n'est-ce pas, que +le Seigneur vous a attribué cette puissance de l'esprit pour faire des +coups de Bourse, pour amasser de l'or... Insensés que vous êtes! Je +vois la main du Seigneur sur vous... C'est pour avoir trahi sa loi que +vos ancêtres allèrent à Babylone, à Ninive, en Egypte... Et c'est pour +cela aussi que vous irez ailleurs!... + +Il allongeait son bras vers des lointains de mystère: + +--Oui, le Seigneur vous fera encore coucher sous les tentes et, avec +vous, des innocents peut-être, des humbles, des laborieux... à moins +qu'auparavant tous ceux-là ne se séparent de vous!... + +--Il suffit, monsieur Schleifmann! déclara sèchement Herschstein, qui +recouvrait peu à peu son arrogance... Trêve à ces jérémiades!... Nous +savons vos idées... Vous êtes un antisémite, un renégat!... C'est +connu!... + +Schleifmann dressa les bras, et, les yeux au plafond: + +--Renégat! répétait-il. Antisémite!... Adonaï! Adonaï! tu entends ce +que me dit cet homme! + +--Sans compter, poursuivit Pums,--qui, sur l'exemple d'Herschstein, +retrouvait son aisance,--sans compter qu'en fait de gens expulsés vous +pourriez fort bien l'être avant nous, monsieur Schleifmann... Car nous +sommes Français, nous, tandis que vous... + +Un éclat de rire frénétique lui coupa la parole. Schleifmann se +tordait, en proie à un accès d'hilarité sauvage: + +--Français! Vous Français! clamait-il entre deux sanglots de rire... +Mais vous n'êtes ni Français, ni Allemands, ni Autrichiens, ni rien, +ni surtout même Juifs!... Elle vous étouffe sous vos habits, votre +juiverie... Elle vous oppresse dans vos salons... Elle vous pèse dans +vos clubs... Elle vous gratte comme un cilice... Vous la portez sans +bonne grâce, sans bonhomie, sans fierté... Vous ne l'avouez qu'à +regret... Et vous en pâlissez... Et vous en ignorez les dogmes les +plus élémentaires... Et si vous ne craigniez pas que ça nuise à vos +affaires, je parie que, demain matin, vous vous feriez tous +naturaliser catholiques!... + +--Nous ne discutons pas avec les énergumènes! cria Herschstein, dont +le front et les joues se striaient de bandes livides. + +--Et avec qui discutez-vous, s'il vous plaît? vociférait +Schleifmann... Avec des scories comme vous-mêmes?... Car je vous dirai +selon Ezéchiel: «Vous êtes tous des scories, tous de l'airain, du +plomb, de l'étain, du fer, vous êtes des scories d'argent... Et Dieu +vous précipitera au creuset pour vous fondre au souffle de sa +colère!...» + +Il avait cité le texte en hébreu. Il le traduisit en allemand, et +c'était un tel déchaînement de syllabes rauques ou tonitruantes, que +Pums commença à prendre peur. Que pensaient de ce vacarme les +remisiers, les commis, dans l'antichambre voisine? Il voulut jouer +d'audace, et, la voix trébuchante: + +--Assez! monsieur Schleifmann, fit-il... Assez de scandale!... Je vous +prie de vous retirer... Taisez-vous et sortez, ou, sacrebleu, je fais +monter la police!... + +--Ah! ce serait complet! s'écria Schleifmann... Non, faites donc cela, +que je rie un peu plus!... Faites-moi mener au violon pour tapage +religieux... Faites-moi donc arrêter... Jérémie le fut deux fois... +Hamasia aussi et Michée, et bien d'autres... C'est dans l'ordre... +Non, je reste, rien que pour voir ça... La police!... Ha! Ha! + +--Il est fou, fou à lier! murmurait Pums, la physionomie consternée. + +--Pas du tout, fit Herschstein qui s'efforçait à l'ironie... Vous ne +saisissez pas... C'est un prophète, mon ami, un grand prophète... + +--Hélas, non, monsieur Herschstein! rétorqua plus simplement le +Galicien... Je suis trop vieux, je n'ai plus l'âge... Je regrette... +D'ici à ce qu'on règle scientifiquement pour tous la question sociale, +comme le veut mon maître Karl Marx, cela ne vous ferait pas de mal +d'avoir, le samedi, à la synagogue, au lieu de vos rabbins qui vous +flagornent, un autre qui vous fustige, une espèce de Sophonie qui vous +dise: «Lamentez-vous, habitants du quartier des trafics!... Tous ceux +qui trafiquent seront... + +L'avalanche d'hébreu et d'allemand dévalait derechef. Pums, les nerfs +excédés, se bouchait les oreilles. Herschstein crispait la main à sa +barbe de Moïse. + +Mais une lueur d'espoir sillonna ses prunelles anxieuses. Il +découvrait une objection: + +--Et les chrétiens! fit-il victorieusement... Est-ce qu'ils ne +trafiquent pas, les chrétiens?... + +--Les chrétiens, cela ne nous regarde pas! fulmina le Galicien en +sabrant l'air d'un large geste d'interdiction... Ils ont leur Dieu +pour les châtier et le socialisme pour les réduire!... Vous, vous êtes +le peuple du Seigneur!... Vous devez spontanément donner l'exemple à +tous!... Vous devez être meilleurs!... Vous devez jouir moins, vous +devez souffrir plus!... Voilà votre destinée, votre gloire +difficile... Elles sont uniques au monde!... Vous ne vous y déroberez +qu'au prix de souffrances pires... Vous êtes le peuple du Seigneur!... + +Ah! d'être ce peuple-là , ils s'en seraient volontiers privés, M. Pums +et M. Herschstein! Donner l'exemple à tous, eux! Pourquoi eux plutôt +que les autres? Non, cette fois, sur l'honneur, ils ne comprenaient +plus. Et l'averse de citations, la trombe prophétique qui déferlait +toujours! Mieux valait lui céder la place, inventer un prétexte de +fuite. + +Pums, d'un clin d'Å“il rapide, avertissait Herschstein, et, +délibérément: + +--Vous veniez signer vos titres, n'est-ce pas? + +--En effet! dit Herschstein, lui rendant le clin d'Å“il. + +--Alors, si vous voulez passer par ici... + +Il ouvrait une porte au fond et, la main sur le bouton, protégeant +crânement la retraite de son allié: + +--Je vous laisse, monsieur Schleifmann! fit-il. La sortie est en +face... Quant aux leçons à mon fils, inutile désormais de vous +déranger. Vous m'enverrez votre note et nous en resterons là ... Au +plaisir!... + +Schleifmann, ahuri par cette fugue, était demeuré bouche bée. Il se +fouillait le cerveau à la recherche d'un mot cinglant, d'une +apostrophe dernière au venin sans remède. Puis, s'approchant de la +porte par où Pums avait disparu: + +--Vous êtes le peuple du Seigneur! clama-t-il d'une voix forcenée. + +Il regagnait l'antichambre. Il défia l'huissier d'une Å“illade +provocatrice; et songeant à l'inquiétude de l'ami Cyprien, il +dégringola en hâte l'escalier. + +--Eh bien? questionna M. Raindal cadet avec un suppliant élan de la +mâchoire. + +--Rien! fit Schleifmann... Rien!... Il n'a rien voulu savoir, ce +coquin! + +--Je l'aurais juré, soupira l'oncle Cyprien qui s'affalait de +désespoir. + +Schleifmann s'était assis auprès de lui dans la voiture: + +--Où est-ce que je vous conduis, mon cher Raindal?... A la +brasserie?... + +--Non, Schleifmann! Je n'ai pas faim... Ramenez-moi plutôt chez +moi!... + +La voiture repartit. Le Galicien narrait l'entrevue. L'oncle Cyprien +écoutait sans répondre, le buste recroquevillé, le regard terne, le +visage rigide. On atteignit le pont des Saints-Pères, que Schleifmann +racontait encore. + +--Et je ne vous en rapporte pas le quart, mon cher! concluait le +Galicien tout à la fièvre de son épopée... J'en oublie!... Je n'ai +rien obtenu, c'est vrai!... J'ai perdu un élève, c'est vrai!... +Seulement, je leur en ai dit de bonnes!... + +--Il se peut que vous leur en ayez dit de bonnes, mon ami! observa +judicieusement l'oncle Cyprien... Mais cela ne m'empêche pas d'être un +homme fichu, le plus archifichu des hommes! + +Il faisait le simulacre d'enjamber le marche-pied du fiacre. +Schleifmann le retint par le bras: + +--Hô, Cyprien... Quoi donc?... + +--C'est que j'ai bien envie de me f... à la Seine... Elle est là sous +mon nez!... Ça m'éviterait la course!... + +Le Galicien eut un haussement d'épaules philosophique: + +--Pas de sottises, Raindal!... Soyons sérieux, mon garçon... Votre +frère n'est pas votre frère pour un chien!... Il vous en tirera, +diable, il arrangera l'affaire!... + +--S'il l'arrange comme vous, soit dit sans reproches, Schleifmann, je +plains mes créanciers!... riposta avec flegme M. Raindal cadet. + +Jusqu'à la rue d'Assas, il ne desserra plus les lèvres. Mais tandis +que devant la porte Schleifmann payait le cocher, il éprouva une +brusque sensation de faiblesse. + +--Schleifmann! appelait-il. + +--J'arrive! fit le Galicien. + +Un choc mat retentit. Un sombrero marron roula dans le ruisseau. M. +Raindal cadet s'était affaissé, replié en deux sur le trottoir, tous +les nerfs détendus, les membres flasques, paquet de chair inerte, la +figure d'une pâleur crayeuse. + + * * * * * + +Près du lit où l'on avait couché l'oncle Cyprien, toujours inanimé, +Schleifmann écrivait fébrilement sur un guéridon. + +--Voici, dit-il à la concierge qui finissait de ranger les vêtements +du malade... En allant chez le pharmacien, vous déposerez au +télégraphe cette dépêche pour M. Eusèbe, le frère de M. Raindal... + +--M. Eusèbe Raindal! se récriait la concierge... Mais il est à Paris, +monsieur!... Il est passé ce matin, comme M. Cyprien sortait, et il +m'a dit de prévenir son frère qu'il serait chez lui l'après-midi... + +--Ah bah! fit Schleifmann étonné... Alors pas de télégramme... Allez +tout droit rue Notre-Dame-des-Champs. Hô! pourtant ne l'effrayez pas, +cet homme... Dites-lui que son frère est souffrant... + +--Oui, oui, que monsieur soit tranquille... Je lui annoncerai ça comme +il faut. + +M. Raindal cependant était balbutiant d'émoi, quand, une demi-heure +plus tard, il parut dans la chambre. + +--Quoi?... Quoi?... questionnait-il, oubliant de saluer Schleifmann... +Cyprien est malade?... Gravement?... + +--Vous voyez, monsieur, répliqua le Galicien... Une attaque!... Il est +tombé raide dans la rue... Mon médecin, le docteur Chesnard, vient de +venir et pense une embolie. Il repassera ce soir. Cyprien avait joué +sur les mines et perdu des sommes fantastiques... + +Il continua de fournir les détails. Le maître l'interrompait +d'exclamations navrées: + +--Est-ce possible!... Si j'avais su... Oh! le malheureux!... Le +malheureux!... Pourquoi s'est-il caché de moi? + +Puis, le récit terminé, il y eut quelques minutes d'embarras mutuel. A +aucune époque, l'un et l'autre n'avaient ressenti d'affinité. +Schleifmann tenait M. Raindal pour un esprit étroit, timoré, racorni +par l'érudition, et sans nier le mérite de ses ouvrages, il lui +reprochait de s'abstraire des grandes questions contemporaines. M. +Raindal, par contre, en avait, de tout temps, voulu à Schleifmann +qu'il accusait de surexciter les instincts subversifs de son frère. +Et maintenant, dans l'obligation de s'accorder pour une tâche pieuse, +ils eussent aimé détruire ces antiques griefs que leur loyauté +rougissait de taire. M. Raindal, le premier, s'enhardit à mentir; et, +du ton le plus cordial: + +--Monsieur Schleifmann! dit-il... Les circonstances ont fait que nous +ne nous sommes pas liés d'amitié... Mais je connaissais votre +affection pour mon pauvre Cyprien, je connaissais la variété de votre +culture, la sûreté de votre caractère, et soyez persuadé que je +professais pour vous la plus sérieuse estime... + +Le Galicien riposta par des louanges sagaces sur les livres de M. +Raindal. + +Le malaise était dissipé. Il disparut entièrement avec le retour de la +concierge qui apportait des médicaments, des sinapismes, des sangsues. +Tous deux se mirent à soigner le malade; et jusqu'au soir ils n'eurent +plus de loisir. + +Vers la tombée du crépuscule, l'oncle Cyprien s'éveilla de sa torpeur. +Il entr'ouvrit les yeux, et roulant autour de la chambre des regards +hébétés, il semblait peu à peu se souvenir. + +--Ah oui! murmurait-il. La Bourse! Le krach! + +Il tentait de s'étirer. Une résistance à gauche lui fit froncer le +sourcil. Il palpa son épaule gauche avec sa main droite restée libre. + +--Tiens, tiens... je suis paralysé, par là ... C'est du propre! +grognait-il. + +Il inspecta encore la pièce de son même regard de poupon, les +prunelles mobiles et atones. La présence de Schleifmann et de son +frère, qui l'épiaient au bout du lit, lui causa un trouble passager. +Qui étaient donc ces hommes? Il hésitait, avec l'impression de les +reconnaître sans pouvoir les nommer. + +--Eusèbe! prononça-t-il enfin... Sch... Schleifmann!... + +M. Raindal s'avançait en lui tendant la main. L'oncle Cyprien eut un +sourire mélancolique, et, la voix enrouée, bégayante un peu: + +--Hein! dans quel état ils m'ont fichu, ces gaillards!... Je me suis +étalé sur le trottoir... Schleifmann t'a expliqué?... + +--Oui, mon ami, ne te fatigue pas!... + +--Et l'argent? reprit l'ex-employé... Schleifmann t'a expliqué aussi? +Tu sais que je dois quatre-vingt-dix mille francs?... C'est du joli +pour un Raindal!... Claquer avec quatre-vingt-dix mille francs de +dettes! Si ce pauvre père avait vu ça, lui!... + +--Chut! Rassure-toi! fit le maître... D'abord, tu me parais en voie de +guérison... + +L'oncle Cyprien, en guise de réponse, frappait avec la main son épaule +morte. + +--Quant à tes dettes, ajouta le maître, je m'en charge... J'ai +soixante-dix mille francs d'économies que je t'abandonne sans +danger... Mon traitement, ce que je touche pour mes livres, mes +articles, etc., suffira largement à nous faire vivre tous et même à +éteindre, année par année, le reliquat impayé... Eh bien, j'espère que +te voilà hors d'inquiétude!... + +--Ouais! Merci!... Je te remercie! répliqua distraitement M. Raindal +cadet que les sangsues et les sinapismes piquaient avec furie. + +Puis, se contraignant: + +--C'est égal, mon pauvre Eusèbe... Je t'ai bien souvent taquiné, +turlupiné... Je t'ai bien souvent monté des bateaux... Mais si on +m'avait dit qu'un jour je te ruinerais, moi, l'oncle Cyprien, avec ma +brasserie de cent francs par mois et mon galetas de cinq cents francs +par an!... Non, non, c'est incroyable! Et dire que tout cela est +arrivé parce que... parce que... + +Sa pensée impotente s'égarait aux complications de ces aventures +anciennes. + +--Oui, parce que, poursuivit-il après une pause, parce que, pour +t'embêter, j'ai désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai +rencontré le... le... le marquis, le marquis de... + +Ses paupières battaient. Une pesanteur les domina. Il se rendormait +d'un souffle inégal, tantôt imperceptible, tantôt ronflant et galopant +comme le vent sur un feu de bois. Ses joues se violaçaient. Des râles +raclaient sa gorge. La congestion se déclarait. Le docteur Chesnard, +lorsqu'il revint, eut une moue mal augurante. Il renouvela +l'ordonnance, prescrivit des révulsifs plus intenses. + +Comme il prenait congé, M. Raindal lui offrit pour le lendemain une +consultation avec le docteur Gombauld, son collègue de l'Académie des +sciences. + +--Mon Dieu, monsieur! fit dédaigneusement le docteur Chesnard en +hochant sa petite tête grisonnante et chauve... Je ne suis qu'un +médecin de quartier et je n'ai pas d'ambition... Je vous parlerai donc +en toute franchise... Un Gombauld ou pas de Gombauld, cela n'y +changera guère... Une embolie est une embolie... Il n'existe pas pour +ce cas dix mille thérapeutiques... Il n'en existe qu'une: celle que +j'ai indiquée... Néanmoins, si une consultation vous séduit, je n'y +vois aucun inconvénient... + +On fixa le rendez-vous à midi. + +Dans la première pièce, sur le canapé de reps vert, on avait +confectionné un lit de repos avec un matelas et des couvertures. +Toutes les heures, tour à tour, le Galicien et le maître revenaient +s'y étendre, après avoir veillé le malade. + +M. Raindal n'y dormait point. Quand le regret de sa petite élève +cessait de le supplicier, c'étaient les remords qui le torturaient, +les scrupules de conscience, le besoin de s'innocenter. Les +vacillantes paroles de l'oncle Cyprien sonnaient à ses oreilles, comme +répercutées par un écho sans fin: «Tout cela est arrivé parce que j'ai +désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... +le... le marquis...» Raisonnement certes faux! Conception puérile des +rapports entre effets et causes! Mais la parcelle de vérité qui +parfume toute erreur n'en épandait pas moins son vénéneux arome dans +l'âme de M. Raindal. Evidemment il n'était pas responsable de +l'accident mortel qui avait foudroyé son frère. Informé en temps +opportun, il eût même accompli les plus durs sacrifices pour arracher +le pauvre homme à l'engrenage de l'agio. Pourtant qui sait si, sans +son entremise, sans cet amour funeste dont il était féru, qui sait si +l'oncle Cyprien aurait jamais rencontré «le... le... le marquis»? Qui +sait si cet amour, coupable déjà de tant de fautes contre la saine +morale et les sentiments dus, n'avait pas, de plus, sa part, infime +quoique réelle, dans la calamité présente?... + +M. Raindal en exhalait des soupirs continus. Son corps se mouillait de +sueur. Finalement, la fatigue eut raison de l'insomnie. Il ne se +réveilla que vers huit heures, pour ouvrir à Thérèse et à Mme Raindal. +Derrière, saluait la face barbue du jeune BÅ“rzell. + +Mandées par télégramme, ces dames avaient voyagé la nuit, et leurs +coiffures défaites, leurs visages charbonneux, où les larmes séchées +traçaient des rayures blanches, exprimaient mieux que leurs voix les +angoisses du trajet. M. Raindal les embrassa toutes deux avec une +effusion de tendresse insolite; puis il les mena, en pleurant, à la +chambre de l'oncle Cyprien. + +Il sommeillait toujours de son tumultueux ou léthargique sommeil, la +peau plus violette, plus noire, par endroits, que la veille, au début +de la crise. Mme Raindal s'agenouilla près du chevet, les mains +jointes. On attendit les médecins en commentant le drame. Ils vinrent +à midi précis. La consultation dura peu. Le docteur Gombauld +approuvait les prescriptions de son confrère. Pour le reste, il +refusait de présager: la nature en déciderait. + +--Qu'est-ce que je vous disais! fit à la porte le dédaigneux docteur +Chesnard. + +Et il promit sa visite pour le soir. + +Elle n'eut d'autre résultat que d'accroître les alarmes. Le médecin +était parti sans consentir à se prononcer sur l'issue de la nuit. + +Une heure après son départ, le délire s'empara de l'oncle Cyprien. +Dans les premiers instants, ce ne fut qu'exclamations vagues, plaintes +inarticulées. Mais bientôt elles se précisèrent. Elles désignaient des +gens, invectivaient des ennemis: tous les immémoriaux ennemis de +l'oncle Cyprien, toute la troupe des chéquards, des youpins, des +calotins et des rastas! On eût dit qu'ils dansaient autour de sa +couchette une ronde satanique avec des rires triomphants. Parfois +leurs lourdes semelles devaient défoncer sa poitrine, car il avait des +mines de défense ou d'effroi comme sous les fers d'un cheval qui +l'aurait écrasé. Pour exorciser ce sabbat, il s'époumonait en injures, +prises au vocabulaire de ses auteurs favoris. Son index menaçait, son +poing martelait le vide. Puis, soudain, il sembla que la sarabande +s'égrenait. Par un hasard de ressouvenir, une image prépondérante +effaçait la malice des autres: l'image d'un illustre homme d'État, +d'un ministre renommé pour la lutte qu'il soutint contre le +Boulangisme. Sa légendaire figure s'érigeait devant le lit, et, sans +qu'il se courbât, ses mains, au bout de bras énormes, atteignaient +l'oncle Cyprien. + +--Oh! oh!... rugit avec terreur M. Raindal cadet. Voilà le vieux +Forban à présent! Oh! ces bras!... En a-t-il des bras! Veux-tu bien +t'en aller, vieux Forban!... Veux-tu bien me lâcher! + +L'étreinte imaginaire était plus forte que ses cris. Il porta +vainement les deux mains à sa gorge. Il suffoquait. Il retomba dans le +coma. + +Il y demeura toute la soirée, toute la nuit. Dans la pièce voisine, +la famille veillait, se relayant auprès du malade avec Schleifmann, +BÅ“rzell et un interne envoyé par le docteur Gombauld. A onze heures, +comme ces dames et le Galicien s'étaient assoupis de fatigue sur un +fauteuil, sur le canapé, sur une chaise, M. Raindal appela le jeune +savant d'un clin d'Å“il familier. + +--Mon cher monsieur BÅ“rzell, susurra le maître à voix basse, cette +après-midi Thérèse m'a tout appris... Il paraît qu'à Langrune vous +vous êtes accordés... J'en suis pour ma part fort heureux... Cependant +vous savez le désastre qui nous frappe... Sans parler de ce pauvre +Cyprien, c'est pour nous la ruine complète, et pour Thérèse, ni dot, +ni espérances d'aucune sorte... Je tenais à vous en avertir +formellement, sachant par expérience ce que sont les charges d'un +ménage, des enfants à élever, les dépenses... + +--Je vous suis fort obligé de votre sincérité, cher maître! +interrompit de même BÅ“rzell... Seulement, ces tristes événements +n'ont pas modifié mes intentions à l'égard de Mlle Thérèse... + +Il s'arrêtait, toujours soucieux de mesure, de vérité, d'exactitude, +et il reprit: + +--Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ces considérations d'argent me +soient indifférentes... Il est, au contraire, certain que pour le +bien-être de ma femme, pour l'éducation de nos enfants, une dot, des +espérances eussent été un précieux appoint... Mais faute de cet +appoint, notre mariage peut aisément se conclure... Je me sens plein +d'énergie et la perspective d'un peu plus de travail et d'un peu plus +de médiocrité n'est pas pour émouvoir un homme jeune et vigoureux +comme moi... Je maintiens donc ma demande, cher maître... + +Schleifmann quittait la pièce pour rejoindre l'interne. M. Raindal et +le jeune savant échangèrent une poignée de main affectueuse; puis, +chacun sur sa chaise, le menton à la poitrine, ils s'endormirent +progressivement. + +Vers l'aube, l'interne les réveilla tous. L'agonie avait commencé. +Elle fut longue. L'âme insoumise de l'oncle Cyprien s'insurgeait +contre la mort, comme elle s'était rebellée contre la vie. Etouffé par +le sang, il voulait respirer, vivre encore; et son bras valide +repoussait l'asphyxie d'un geste impératif qui semblait s'indigner. + +Enfin le souffle lui manqua. Il soulevait d'un suprême effort sa face +violette, ses lèvres torves, et il s'abattit en arrière, vaincu, +immobile, délivré. + +Mme Raindal s'était précipitée à genoux et priait, en larmes. +Schleifmann, accoudé au marbre de la cheminée, la main contre les +yeux, psalmodiait à mi-voix des paroles hébraïques. Thérèse sanglotait +sur l'épaule de son père. + +L'interne ouvrit la fenêtre et rejeta les volets par où glissaient +déjà des rayonnements dorés. + +Avec la fraîche splendeur de la clarté matinale un hourvari de +gazouillements jaillit dans la pièce. + +C'étaient les passereaux du Luxembourg qui, sur les branches, sans le +savoir, pépiaient joyeusement le dernier adieu à leur vieil ami +Cyprien Raindal. + + + + +XIX + + +Le matin des obsèques, Thérèse était dans sa chambre, occupée à trier +des papiers trouvés chez l'oncle Cyprien, quand Brigitte frappa. + +--C'est une dame, mademoiselle, fit la bonne, Mme Chambannes, je +crois... + +Mlle Raindal fronça ses sourcils veloutés: + +--Vous lui avez répondu que monsieur et madame étaient sortis?... + +--Oui, mademoiselle, mais elle dit qu'elle voudrait voir +mademoiselle... Elle est dans le salon... + +--C'est bien, j'y vais!... répliqua Thérèse. + +Elle jeta dans la glace, un rapide coup d'Å“il sur sa toilette, sa +coiffure, comme une femme qui marche à une rencontre décisive. Son +raide collet de crêpe faisait sa physionomie plus rogue, plus sévère, +lui maintenant la tête haute comme le gorgerin d'une armure. Ses +minces lèvres, dans les coins, s'arquèrent d'un sourire agressif. Ah! +Mme Chambannes voulait la voir. Eh bien, soit, elle la verrait, elle +l'entendrait même! On allait l'exaucer, cette dame, et au delà de ses +vÅ“ux, peut-être! + +Thérèse ouvrait la porte du salon. Mme Chambannes en robe noire, gants +noirs, chapeau noir, se leva lentement. Et ce fut, de part et d'autre, +un cérémonieux salut de la nuque, avec des regards qui s'épiaient, se +tâtaient déjà dans une quasi prévision de lutte. + +Thérèse resta debout sans prier Zozé de s'asseoir. Mme Chambannes +murmura d'une voix hésitante: + +--J'étais venue dire à M. Raindal tout le chagrin que nous avons eu de +son malheur... + +--Je vous remercie, madame! fit sèchement Thérèse... Mon père est à la +maison mortuaire... Je lui transmettrai vos condoléances, sitôt qu'il +rentrera... + +Elle se taisait. Mme Chambannes poursuivit plus timidement: + +--Nous avons tout appris par un de nos amis communs, le marquis de +Meuze... Monsieur votre oncle n'était pas très âgé, n'est-ce pas? + +--Cinquante-deux ans, madame... + +--C'est jeune! remarqua Zozé, que le regard farouche de Thérèse +induisait à exagérer. + +Elle se dirigea vers la porte, et s'arrêtant à mi-chemin: + +--Auriez-vous l'obligeance de dire à M. Raindal que je viendrai lui +rendre visite demain? + +Thérèse, d'un ton glacial, riposta: + +--Ne vous donnez pas la peine, madame... Mon père ne recevra pas... + +--Pas même les intimes? + +--Non, Madame... Ses intentions sont formelles... Il n'y aura +d'exception pour qui que ce soit... + +--Pas même pour moi? insista Zozé avec une feinte douceur de défi. + +Ses prunelles langoureuses semblaient sourire, parachever la question: +«Moi, vous savez bien, moi, madame Chambannes, moi qui vous l'ai +enlevé, votre père, moi qui le tiens, moi qui le mène...» + +A cette provocation Thérèse devint toute pâle: + +--Pas même pour vous, madame!... fit-elle en se contenant... Mon père +a décidé d'observer strictement son deuil, et j'espère que personne ne +tentera de l'en détourner... + +--Ainsi vous l'empêcherez de fréquenter ses amis?... + +Thérèse pétrissait d'une main tremblante le dossier d'un fauteuil: + +--Nous ne l'empêchons de rien, madame... Et je m'étonne que ce soit +vous qui usiez de ces termes... Depuis six mois pourtant, vous devriez +savoir que nos volontés sont peu de chose auprès de celles de mon +père... + +--Que voulez-vous dire, mademoiselle?... fit Zozé avec ce flegme +impertinent qui, dans les discussions, est souvent toute la ressource +des mondaines. + +--Je veux dire, répliqua Thérèse d'une voix saccadée, je veux dire ou +plutôt vous me forcez à dire que, depuis six mois, vous nous avez pris +mon père, vous l'avez éloigné de nous, vous l'avez engagé dans une +aventure grotesque dont je ne connais ni les détails ni le but, mais +dont le souci n'a cessé de nous tourmenter affreusement ma mère et +moi... + +--Cependant, mademois... + +--Oh! je vous en conjure, madame!... interrompit Thérèse avec +fermeté... Vous avez réclamé des explications. Permettez-moi de +terminer... Oui, vous trouviez tout naturel de nous désunir, +d'accaparer ce pauvre homme, de le traîner à votre suite, par +gloriole, par je ne sais quelle fantaisie vaniteuse et sans excuse... +Aujourd'hui cette catastrophe nous le ramène... Vous trouverez naturel +aussi que nous le défendions et que, le voyant sauvé, nous ne voulions +pas le reperdre... Est-ce la mort de mon oncle ou d'autres émotions +que j'ignore, mais il m'a paru, au retour, bien las, bien vieilli. Lui +d'habitude si courageux dans les douleurs, il pleure à tout instant... +de grosses crises de larmes soudaines, comme un enfant... Il a besoin +de tranquillité, d'une vie réglée et bourgeoise... Il retournera à sa +famille, à son travail peu à peu... Vous, à vos plaisirs que son +absence ne diminuera guère, je présume... + +Zozé avait imperceptiblement rougi au ton narquois dont Thérèse +prononçait cette phrase. Mlle Raindal ajouta, profitant de son +trouble: + +--Je vous assure, madame, laissez-le nous maintenant!... Ce sera mieux +ainsi!... Ce sera loyal et charitable!... + +Elles s'examinèrent un moment en silence; et le mépris de leurs +regards semblait un reflet réciproque. «Pas à son avantage dans la +toilette de deuil, cette Mlle Raindal!» songeait Mme Chambannes avec +une moue haineuse. Et Thérèse, de son côté, en ce charmant visage +n'apercevait qu'indices de bassesse ou de niaiserie. + +Un glissement de clef dans une serrure leur fit à toutes deux abaisser +les paupières. + +--Vous m'excusez, madame? dit Thérèse avec un sommaire salut de la +tête. + +Sans attendre la réplique de la jeune femme, elle avait gagné +l'antichambre, fermé la porte du salon, et, d'une voix brève, énervée, +tandis que M. Raindal déposait sa canne et ses gants: + +--Père, murmura-t-elle, Mme Chambannes est là ... + +--Où? Où cela? bégayait M. Raindal, dont le front s'était empourpré. + +--Dans le salon! continua Thérèse en le fixant âprement. Tu désires la +voir?... + +--Peuh! ça serait convenable, il me semble... Qu'en penses-tu?... + +Il guettait anxieusement dans les yeux de sa fille, la permission, +l'approbation. + +--Si tu veux, père! proféra moins durement Thérèse. + +--Alors bien! conclut le maître sans bouger. + +Et, d'un regard involontaire, il suppliait la jeune fille de partir, +de ne pas demeurer traîtreusement aux aguets derrière cette porte. +Elle comprit sa méfiance. A quoi bon le contrarier, l'inquiéter au +cours de cette épreuve, dont l'issue, favorable ou non, serait +significative? Et avec un coup d'Å“il amical: + +--A tout à l'heure, fit-elle... Je rentre dans ma chambre... + +Il pénétrait au salon, puis il en refermait la porte après s'être +assuré que le vestibule était bien vide. + +--Mon cher maître! s'écria tendrement Zozé qui s'avançait au-devant de +lui. + +Et, en même temps, soit par une manÅ“uvre dernière pour n'être pas +vaincue, soit par un mouvement de compassion filiale, elle se +précipita dans ses bras. + +Il ne résista pas. Il la serrait contre sa poitrine, l'embrassant au +hasard, sur la joue, sur les cheveux de la nuque, sanglotant, +balbutiant, ne sachant plus ce qu'il pleurait, si c'était son frère +perdu ou son bonheur détruit. + +--Ma chère amie! Ma chère amie! bredouillait-il, enivré par cette joie +étrange de la tenir entre ses bras. + +Elle se dégagea de l'étreinte qu'elle jugeait trop longue; et, après +les premières paroles de sympathie, elle questionna posément: + +--Est-ce vrai, mon cher maître, ce que vient de me dire Mlle Thérèse? + +--Quoi donc? fit M. Raindal qui se tamponnait les yeux. + +--Que vous ne voulez plus me revoir, que vous voulez rompre avec +nous?... + +Le maître ne répondit pas. Il s'écroulait derechef en un accès de +sanglots. + +--Pourquoi ne voulez-vous pas? insista Zozé, qui s'asseyait auprès de +lui sur un tabouret bas. + +--Parce que... sanglotait M. Raindal, sans pouvoir finir. + +--Parce que quoi? reprit Zozé, l'aidant comme un collégien qui recule +devant l'aveu... Parlez-moi franchement... Ne suis-je pas votre +amie?... + +Il la contemplait avidement de ses yeux luisants où les larmes +avivaient un lacis de veinules rouges, et il exhala plutôt qu'il ne +dit: + +--Parce que mon affection pour vous a pris un tour... un tour fâcheux, +un tour hélas! excessif, j'oserai dire un tour coupable... + +Elle essaya de jouer la surprise, malgré le calme de sa figure: + +--Comment, cher maître? + +--Oui, oui, poursuivit-il plus nettement, comme soulagé du coup... Et +vous le savez bien, ma chère amie... Vous le savez depuis le jour de +mon départ, là -bas, aux Frettes, vous vous souvenez? + +Il se recueillait en hochant la tête: + +--Est-ce triste et ridicule, hein?... A mon âge!... Vieux et décrépit +comme je suis!... Bah! ce n'est pas votre faute... Je ne vous garde +pas rancune... Vous êtes si jolie!... Mais, je vous en prie, ne +revenez plus!... Laissez-moi!... Laissez-moi me guérir seul, si je +peux!... Ce sera plus charitable!... + +Presque les mêmes mots que Thérèse, l'instant d'avant, et presque la +même intonation! Mme Chambannes, qui n'était point méchante au fond, +se sentit bouleversée par cette similitude. + +--Adieu donc, cher maître! soupira-t-elle en offrant sa main à M. +Raindal. + +--Adieu, ma chère amie! dit le maître dont les traits se crispaient de +souffrance. + +Il pressait passionnément à ses lèvres la petite main gantée de noir, +véritable main de funérailles et d'adieux éternels. + +--Adieu, adieu, puisque vous le voulez! répétait Mme Chambannes. + +--Non, je ne le veux pas! spécifiait M. Raindal... Il faut que je le +veuille!... + +Elle franchissait la porte, disparaissait dans l'escalier, avec la +démarche cadencée que le maître admirait tellement. + +--Il le fallait! déclara-t-il tout haut, quand la porte fut close. + +Il évoquait en retournant vers sa chambre, des séparations célèbres, +des adieux historiques: Tite et Bérénice, le _Dimisit invitus_..., et +aussi Louis XIV et Marie Mancini. + +Puis, subitement, ses forces le trahirent. Le désespoir refoulé par la +littérature lui montait à la gorge en larmes. Il s'effondra sur une +chaise, le mouchoir aux yeux. + +--Je ne la reverrai plus! chuchotait-il dramatiquement... Je ne la +reverrai plus jamais... jamais... jamais!... + + * * * * * + +Il la revit pourtant quelques heures plus tard, au cimetière +Montparnasse, tandis qu'un délégué de l'_Association des Athées_ +prononçait, devant la tombe béante, l'éloge de l'oncle Cyprien. + +Il y avait peu de monde, à cause de la saison, peu de femmes surtout. +Elles étaient en noir, mais les noirs atours de Zozé semblaient parmi +les leurs un costume de reine. Sa grâce, sa jeune beauté triomphaient +encore dans le deuil et son fin petit visage, plus pâle que de coutume +près de l'étoffe sombre, avait une gentille gravité dont le maître eût +souri s'il n'eût pas tant pleuré. + +Successivement ses regards mornes oscillaient de Zozé à la tombe, de +la tombe à Zozé, et ses larmes coulaient confusément pour toutes deux. + +Le délégué, en finissant, avait suspendu au marbre une vaste couronne +d'immortelles rouges. + +La famille se rangea, avec Schleifmann, dans une petite allée proche: +et les condoléances défilèrent. M. Raindal, à l'aveuglette, serrait la +main de chacun, celle des indifférents comme celles de Zozé, de +Chambannes, du marquis, de Gérald même et de l'abbé Touronde un peu +décontenancé parmi tous ces libres penseurs. Personne ne passait plus. +On se dirigea vers la sortie. + +Schleifmann s'attardait en arrière, rôdant autour de la tombe de son +ami Cyprien. Sitôt à l'abri des curieux, il glissa deux pièces de +vingt sous dans la main d'un des fossoyeurs. Puis, selon le rite +israélite, grattant le sol d'un jardinet voisin, il lança par trois +fois à travers le sépulcre une poignée de terre et de gravier. Les +cailloux résonnèrent sur le bois de la bière. Le Galicien, en réponse, +modulait un verset hébreu. + +Ses yeux s'étaient levés au ciel et, leur fervent regard semblait +vouloir percer le mystère des nues, jusqu'à l'inaccessible région des +destinées. Il ne maudissait pas. Il interrogeait seulement. + +Pourquoi le Seigneur tolérait-il des ruines aussi iniques? Dans quels +formidables desseins associait-il son peuple à l'accomplissement de +tels méfaits? Quand donc susciterait-il en son temple, parmi ses +prêtres, quelqu'un, une voix libre et hardie, pour rappeler aux Juifs, +aux plus altiers comme aux plus humbles, le solennel dépôt de pureté +et de justice qu'ils reçurent jadis au pied du Sinaï?... + +Nul signe ne répondait à ces questions muettes. Les nuages +poursuivaient leur paisible promenade sur le fond bleu du ciel. + +Schleifmann s'achemina vers la sortie à pas traînards; et, dans le +floconnement crêpu de sa barbe grise, ses lèvres inconsciemment +marmonnaient: «Cyprien!... Pauvre Cyprien!...» Il se remémorait les +bonnes heures passées chez Klapproth, l'édification progressive de la +vieille théorie des Deux Rives... Une théorie bien incertaine, bien +contestable, si l'on voulait,--qui cependant recélait sa faible part +de vérité! Puis, comme il la disait vaillamment, cet infortuné +Cyprien, avec quelle gaieté, quelle fougue, quelle conviction; avec +une sorte de pressentiment peut-être! A présent, hélas, plus de +Cyprien! Désormais, Schleifmann, mon garçon, tu seras dans la vie un +misérable solitaire, livré à ses bouquins, à sa mansarde déserte, à sa +brasserie sans ami!... Les yeux du Galicien s'emplissaient de grosses +larmes. + +Mais, comme il atteignait la grille du cimetière, il s'arrêta court et +demeura planté gravement sur le seuil. + +Dehors, devant la porte, deux voitures se faisaient face, contre le +trottoir. Dans la première, un coupé de maître attelé sobrement, Zozé, +Chambannes et Gérald s'installaient tous les trois; dans la seconde, +un noir carrosse des pompes funèbres, le jeune BÅ“rzell grimpait +auprès de la famille Raindal. + +Les deux cochers touchèrent simultanément. Les deux voitures +tournèrent en sens inverse, l'une regagnant au grand trot les +élégances de la rive droite, l'autre s'enfonçant de nouveau dans les +modestes parages de la rive gauche. + +Schleifmann les suivait de l'Å“il alternativement. Ah! si le brave +Cyprien eût pu ressusciter pour voir!... + +Peu à peu, les voilures diminuèrent aux deux extrémités du boulevard. +A peine distinguait-on leurs silhouettes fuyantes, celle-ci massive et +sans reflet comme un bloc de crêpe noir, celle-là pimpante et légère +sous l'étincelle de son vernis neuf. + +Schleifmann eut un mélancolique sourire d'orgueil. + + +FIN + + + + +LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF + +28 _bis_, rue de Richelieu, Paris. + + +DERNIÈRES NOUVEAUTÉS + +Collection grand in-18 à 3 fr. 50 le volume. + + Paul ADAM _L'Année de Clarisse_ 1 vol. + Cte D'ADHÉMAR _Hérédité_ 1 vol. + Emile ANTOINE _Chansons de CÅ“ur_ 1 vol. + Alphonse ALLAIS _Le Bec en l'air_ 1 vol. + Charles BUET _Acquitté!_ 1 vol. + Jules CASE _L'Etranger_ 1 vol. + CATULLE MENDÈS _L'Homme Orchestre_ 1 vol. + Félicien CHAMPSAUR _Le Mandarin_ 3 vol. + Léon CLADEL _Juive-Errante_ 1 vol. + Maurice DONNAY _Amants_ 1 vol. + Charles EPHEYRE _La Douleur des Autres_ 1 vol. + Fritz FRIEDMANN _Loisirs forcés_ 1 vol. + Paul FAURE _André Kerner_ 1 vol. + Charles FOLEY _Monsieur Belle-Humeur_ 1 vol. + Paul GAULOT _L'Epingle verte_ 1 vol. + Abel HERMANT _La Meute_ 1 vol. + Arthur HEULARD _La Ville de l'or_ 1 vol. + Jan KERMOR _La Vipère au nid_ 1 vol. + Maurice LEBLANC _Armelle et Claude_ 1 vol. + Pierre MAËL _Le Bois d'Amour_ 2 vol. + René MAIZEROY _Joujou!_ 1 vol. + J. MARNI _Les Enfants qu'elles ont_ 1 vol. + Camille MAUCLAIR _L'Orient vierge_ 1 vol. + MERMEIX _Le Transvaal et la Chartered_ 1 vol. + Gabriel MOUREY _Les Brisants_ 1 vol. + Georges OHNET _Le Curé de Favières_ 1 vol. + Henri PAGAT _Les Funérailles de l'argent_ 1 vol. + Guy DE PASILLÉ _Histoire d'un Gentilhomme de Province_ 1 vol. + Paul PERRET _Madame Victoire_ 1 vol. + Emile POUVILLON _L'Image_ 1 vol. + Jean RAMEAU _Le CÅ“ur de Régine_ 1 vol. + A. RUFFIN _La Petite Femme_ 1 vol. + André THEURIET _Fleur de Nice_ 1 vol. + Lucien TROTIGNON _Les Hobereaux_ 1 vol. + Pierre VALDAGNE _Variations sur le même air_ 1 vol. + Guy VALVOR _Les Treize_ 1 vol. + Charles VALOIS _Les Bourbiers de Paris_ 2 vol. + Fernand VANDÉREM _Les Deux Rives_ 1 vol. + Pierre VEBER _Chez les Snobs_ 1 vol. + + +Envoi franco du Catalogue complet de la Librairie Paul Ollendorff + + +EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES *** + +***** This file should be named 44260-0.txt or 44260-0.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/2/6/44260/ + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Deux Rives + +Author: Fernand Vandérem + +Release Date: November 23, 2013 [EBook #44260] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES *** + + + + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + + +Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le +typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée +et n'a pas été harmonisée. + +Les mots et phrases imprimés en gras dans le texte d'origine sont +marqués =ainsi=. + + + + +LES + +DEUX RIVES + + + + +DU MÊME AUTEUR + + + =La Cendre=, roman 1 vol. + + =Charlie=, roman 1 vol. + + =Le Chemin de velours=, nouvelles 1 vol. + + =La Patronne=, roman. (Collection OLLENDORFF + illustrée.) 1 vol. + + + Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les + pays, y compris la Suède et la Norvège. + + S'adresser, pour traiter, à M. PAUL OLLENDORFF, éditeur, rue de + Richelieu, _28 bis_, Paris. + + + + + FERNAND VANDÉREM + + Les + Deux Rives + + ROMAN + + [Illustration] + + PARIS + PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR + _28 bis_, RUE DE RICHELIEU, _28 bis_ + + 1897 + + Tous droits réservés. + + + + + IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE + + TRENTE EXEMPLAIRES DE LUXE + + SAVOIR + + 10 exemplaires sur papier du Japon numérotés à la presse (1 à 10) + 20 -- de Hollande -- (11 à 30) + + + + + A + LOUIS GANDERAX + A L'ÉCRIVAIN ET A L'AMI + + _En témoignage d'affectueuse + et profonde gratitude._ + + F. V. + + + + +LES DEUX RIVES + + + + +I + + +Comme la voiture s'arrêtait devant la grille du Collège de France, Mme +Chambannes sauta vivement à terre; et sans prendre la peine de +refermer la portière, elle s'achemina d'un pas hâtif, balançant du +bras son manchon, à travers la cour solennelle où trois pigeons +déambulaient dans une sécurité de désert et de silence. + +Par les carreaux de la porte vitrée du fond, M. Pageot, premier +appariteur du Collège, la regardait s'avancer, sa grosse moustache +retroussée un peu par un sourire de sympathie. + +«Encore une!» songeait-il en se remémorant toutes les dames élégantes +que, depuis une heure, il voyait défiler. Et gentille qui plus est! +Avec sa petite figure fine et hardie, son veston d'astrakan, son +toquet de velours pourpre, à bordure d'astrakan pareil s'emmêlant à +ses frisons bruns, et piqué sur le côté d'une petite aigrette de +plumes blanches, elle lui rappelait, révérence parler, et moins les +favoris, une vieille lithographie placée au-dessus de son lit: +_Murat, futur roi de Naples, à la bataille d'Eylau_. + +Aussi, fut-ce d'une main empressée qu'il ouvrit devant elle la porte. + +--Vous désirez, madame? + +--Le cours d'Égyptologie, s'il vous plaît. + +--Le cours de M. Raindal? C'est ici, juste en face de nous. + +Elle s'élançait. D'un geste d'apaisement M. Pageot la retint. + +--Oh! inutile, madame, la salle est comble, archibondée... Du reste, +vous ne perdez pas grand'chose... Dans cinq minutes ce sera fini!... + +--Je vous remercie! fit Mme Chambannes d'un ton de regret. + +Puis après une pause: + +--Vous n'auriez pas vu une grande dame en costume bleu... une grande +dame blonde, avec une veste à brandebourgs?... + +Pageot se recueillait: + +--Vue? vue?... Sûrement que je l'ai vue; mais il y en a tellement, +madame!... Ma parole, depuis quinze ans que je suis huissier au +Collège, je ne me souviens pas d'avoir compté tant de monde à une +leçon d'ouverture... + +Et, redressant négligemment sa légère chaîne de nickel, il ajouta d'un +air compétent: + +--C'est rapport, je suppose, à son livre sur Cléopâtre qu'on vient... + +Mme Chambannes baissa la tête en signe d'assentiment. Mais en même +temps une poussée de gens rabattait la porte du cours, et l'immense +vestibule retentit du choc avec une sonorité d'église. + +--Tenez, la voilà peut-être, votre amie en bleu! fit Pageot, désignant +une dame qui sortait parmi les premières. + +Mme Chambannes se précipita pour saisir Mme de Marquesse au passage. + +--Vous! se récriait l'autre... Par exemple, vous pouvez vous vanter +d'être une fière lâcheuse! Moi qui n'étais venue que pour vous être +agréable! + +La jeune femme s'excusa: + +--Une lettre de Gérald que j'attendais... Je vous raconterai cela... +J'en ai assez ragé, je vous jure!... Enfin, était-ce bien là-dedans, +au moins? Ça valait-il le dérangement?... A-t-il parlé de Cléopâtre? +A-t-il dit des horreurs? + +Mme de Marquesse prit un accent gamin: + +--_I don't know..._ Vous m'en demandez trop... Je suis comme la petite +fille de l'Ambigu... Je n'ai rien vu, rien entendu... Debout, des tas +de bonshommes devant moi, et une odeur de respirations!... Oh! on ne +m'y repincera pas de sitôt... ou j'enverrai mon valet de chambre +retenir mes places d'avance... + +--C'est gai!... + +--Bah, ce n'est pas la catastrophe!... fit d'un air protecteur Mme de +Marquesse... Grand Dieu! Êtes-vous enfant, ma petite Zozé!... Vous le +reverrez ici ou autre part, votre M. Raindal... Il n'y a rien de +perdu!... Et tout cela parce que M. de Meuze vous a monté la tête avec +ses boniments!... + +--Il ne s'agit pas de M. de Meuze!... + +--Et de qui alors?... De Gérald, peut-être?... S'il ne s'agit du +père, il s'agit du fils... Non, mais sincèrement, vous croyez que ça +mord sur lui les notoriétés?... Ah! vous avez votre dose de +candeur!... + +--Comment donc! approuva Mme Chambannes dune voix gouailleuse... Avec +ces idées-là, en trois mois je finirais par avoir une maison comme +celle des Pums ou des Silberschmidt... Merci!... Allez, mon système +n'est pas tellement bête... Je sais ce que je fais!... + +Puis d'un ton plus cordial: + +--Nous regardons la sortie?... + +--Je veux bien! fit Mme de Marquesse. + +Elles se rangèrent auprès de l'étroite issue par où s'écoulait +l'auditoire. + +C'était évidemment un public de parade, une délégation de cette +brillante garde citoyenne que Paris entretient autour des gloires à +succès, tout le monde des salons littéraires, des revues à fort +tirage, des gazettes modérées, illustrations authentiques en tête, +académiciens célèbres ou obscurs, penseurs, songeurs, réfléchisseurs, +remueurs d'idées, souleveurs de questions et agitateurs de problèmes, +maîtresses attitrées des grandes tables à parler,--plus leur +sémillante cohorte, petites femmes, petits hommes, petits jeunes, +petits vieux, la volée entière de celles et de ceux qui jasent, +pépient, caquettent sur les cimes de l'art comme les moineaux sur les +hautes branches; de gracieux minois mats de poudre dans le mol +évasement des collets de zibeline, des silhouettes fureteuses aux +moustaches quasi militaires, des voix disciplinées à la pratique du +bien dire, des fronts rayés de plis par les années d'étude ou la +recherche constante du mot spirituel, des sourires, des fourrures, des +bouffées de bons parfums. Et l'on s'appelait, on se saluait, on se +communiquait l'opinion qu'on avait ou que l'on allait avoir, sous les +yeux ébahis de quelques profanes qui se citaient à voix basse des noms +avec respect. + +Mme Chambannes, surtout, paraissait ravie du spectacle. Faire partie +de ce clan d'élite ne l'avait jamais bien tentée. Par un hasard de +destinée, elle visait ailleurs, vers un objet plus simple, plus +humain, plus tendre, où malgré même l'apparence contraire, +s'acheminaient toutes ses actions. Mais assister aux papotages, aux +coquetteries, aux rassemblements amicaux de ces personnes connues dont +si souvent parlaient les feuilles, cela lui constituait un naïf régal, +une joie de l'oeil et de la pensée qui rendait sa petite figure toute +grave d'attention. + +Et soudain, dans un involontaire mouvement de surprise, elle poussa du +coude Mme de Marquesse: + +--Oh! voyez donc celle-là! + +Elle indiquait du regard une jeune fille pauvrement nippée qui venait +dans leur direction. + +Son paletot en drap vert à parements de vison semblait plus défraîchi +encore que la capote de tulle poussiéreuse épinglée de travers dans sa +chevelure. Et elle avait cette démarche hautaine, cette physionomie +agressive et revêche que font souvent aux femmes de science la +fatigue, l'orgueil ou des soucis d'homme. Elle passa auprès des deux +dames en les dévisageant d'un coup d'oeil presque hostile; puis, +s'approchant de l'huissier: + +--Pageot! demanda-t-elle d'un ton d'autorité... Est-ce que mon père +est sorti? + +L'appariteur, prestement, avait retiré sa calotte: + +--Non, mademoiselle... Faut-il le prévenir que mademoiselle... + +--Merci, Pageot... Vous lui direz que je l'attends là-bas, devant la +grille... + +--Bien, mademoiselle!... fit l'huissier qui courait lui ouvrir la +porte. + +Et, retournant aussitôt vers Mme Chambannes: + +--Vous ne savez pas qui c'est? questionna-t-il d'une voix +mystérieuse... Non?... C'est mademoiselle Thérèse Raindal, la +demoiselle de M. Raindal!... + + * * * * * + +Dehors, devant la grille dévernie, Mlle Raindal s'était mise à marcher +activement, allant, revenant, le cou blotti entre les épaules, le +buste courbé en avant, comme une sentinelle qui lutte contre le froid. + +Parfois elle s'arrêtait et lançait un regard vers le perron du fond. +On apercevait, contre une vitre, la figure méditative de Pageot: et +l'air épais, comme peint en ocre, de cette obscure après-midi de +novembre lui donnait, à distance, un teint jaune d'hôpital. Mais M. +Raindal n'arrivait pas. + +Alors Thérèse reprenait sa faction, les coudes appuyés aux hanches, +les mains croisées dans son manchon de peluche; et peu à peu la ligne +de ses lèvres, minces à peine comme des lisières de soie rose, +blanchissait, s'effaçait dans une expression de maussaderie. + +Elle songeait, tout en marchant, à la corvée du soir, à cette +présentation forcée chez les Lemeunier de Saulvard, de la section des +Sciences morales,--à cet inconnu qu'on lui présenterait dans un bal, +afin d'en faire son mari, au besoin, l'être qui aurait droit à ses +baisers, à son corps, et passerait ensuite toutes les nuits auprès +d'elle. Un de plus à refuser! Le neuvième depuis dix ans! «Un jeune +savant du plus réel mérite, avait écrit Saulvard, un des espoirs de +l'assyriologie française, M. Pierre Boerzell. Catholique, mais +libre-penseur. Pas de fortune, mais honorabilité parfaite et brillant +avenir...» + +M. Boerzell! M. Boerzell! Elle répétait à mi-voix ce nom rude et +barbare. Allons, il devait être encore bien campé, bien avenant, cet +espoir-là! A peu près comme le petit monsieur bedonnant à serviette +d'avocat, qui remontait, en face, l'autre trottoir. + +Elle avait stoppé machinalement pour détailler de loin le passant, la +bouche pincée de méchanceté, l'oeil aguiché comme par une proie. + +Puis, faisant demi-tour, les lèvres relâchées d'un sourire de dédain: + +--Oui, un gaillard dans ce genre-là, probablement! murmura-t-elle avec +un haussement d'épaules. + +Elle souffrait. Quelque chose de froid lui harponnait la chair du +coeur, comme la bise qui mordait son visage. + +Elle se rappelait l'autre--celui qu'elle avait manqué naguère--le +fiancé fuyard et félon, cet Albert Dastarac, dont après dix années, +certaines nuits, dans ses rêves de vierge, elle croyait encore +ressentir les affolantes étreintes ou les baisers à goût de fraise. + +Ah! qui aurait prévu qu'il serait aussi perfide, ce jeune agrégé +d'histoire, ce Méridional enjôleur, ce séduisant _Albârt_,--ainsi +qu'il prononçait de sa voix grave comme un bourdon? Lui si câlin, si +passionné, et dont le directeur de l'Ecole normale avait tellement +fait l'éloge! Non, à présent encore, devant la grille, dans le +brouillard glacé, Mlle Raindal ne pouvait y croire, à cette antique +trahison, se l'expliquer, y rien comprendre. + +Il lui semblait,--tant restaient familières, récentes, ces images +chaque jour évoquées,--être auprès d'Albârt, dans le petit salon +paternel, rue Notre-Dame-des-Champs. Elle revoyait son insolente +silhouette de spadassin classique, sa stature élancée et ses jarrets +pliants, ses prunelles brunes, énormes, sans nul blanc alentour, +pareilles à des yeux de cheval, et la fine moustache noire qu'il +épointait de ses doigts aigus, cuivrés par le tabac. Comme il l'avait +aimée, durant ces huit jours de fiançailles! + +Elle avait la taille plate, la bouche exsangue, menue, rétrécie comme +par un lacet, et le visage terni de ce hâle verdâtre qu'on gagne loin +du soleil, dans la poussière des livres, la tiédeur des bibliothèques +ou l'air fiévreux des salles de cours. Mais de tous ces défauts +qu'elle connaissait mieux que personne et dont, plus d'une fois, en +secret, elle s'était affligée, Albârt paraissait n'en remarquer aucun. +Il n'était frappé que de ses charmes. Il s'extasiait, à tout moment, +sur son nez pâle et droit, modelé à l'antique, sur ses terribles yeux +gris surmontés de velours noir comme ceux de Minerve, disait-il, ou +sur les enroulements massifs de sa chevelure brune qu'il eût voulu +défaire pour s'y plonger la face. Et la tendresse de ses propos +égalait son talent à flatter. + +Sans cesse, sans motif, ardemment, il appelait Thérèse d'un ton +d'invocation, de prière: «O ma _Thérézoun_! O ma _chato_!» Il lui +chantait de lentes romances provençales, plaintives comme des +airs de chasse au loin, et que Mme Raindal,--du Midi, elle +aussi,--accompagnait tant bien que mal au piano en chevrotant le +refrain. Ou, s'il demeurait seul avec la jeune fille, il se postait à +ses pieds, sur un tabouret de satin bleu, tandis qu'elle lui confiait +des projets d'avenir, comment elle désirait régler le temps de son +travail, l'aider dans sa carrière, le pousser aux plus hauts emplois. +Et soudain, sauvagement, il vous sautait sur elle, vous l'empoignait +entre ses bras en balbutiant: «Ma Thérézoun!» Elle sentait les fermes +biceps rouler contre son buste comme des pierres rondes, une moustache +fleurant l'oeillet s'approcher de sa bouche, des lèvres savoureuses se +poser à ses lèvres; et elle renversait la tête, les paupières closes, +avec des envies de succomber, laissant couler en tout son être le +baume bienfaisant des baisers. + +Puis, un matin, on avait reçu une lettre embarrassée d'Albârt. Des +affaires de famille l'obligeaient à repartir immédiatement pour +Saint-Gaudens, son pays natal, et à ajourner le mariage. Il +s'excusait, l'honnête jeune homme, pleurnichait, protestait de son +chagrin. Et trois semaines plus tard, au Luxembourg, où M. Raindal +l'avait menée, comme une convalescente, prendre un peu de repos, dans +l'air printanier du jardin, Thérèse rencontrait son fiancé, un +Dastarac pimpant, guilleret, avec une jeune fille au bras, une petite +créature malingre et osseuse: la troisième fille de M. Gaussine, le +professeur de langue sumérienne à la Sorbonne. En arrière, le père les +suivait. + +--Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal pour entraîner Thérèse. +Eh oui, ils vont se marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître +Gaussine a la réputation de bien placer ses gendres... C'est ce qui +aura attiré notre mauvais drôle... Viens, je t'expliquerai... + +Elle n'avançait plus. + +Elle avait failli crier de douleur, tomber là, en public, dans une +attaque de nerfs. Quel outrageant souvenir! Et après, les affreuses +journées, dans sa chambre tout imprégnée encore des parfums du +gredin--ces longues heures de songeries où elle avait, devant +elle-même, prononcé ses voeux de renoncement, se vouant désormais à +une vie d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent en religion! + +Mais, malgré l'éloignement--car on _le_ disait enfoui à des lieues de +Paris, bloqué dans un obscur lycée de Provence, en dépit des +intrigues de Gaussine,--malgré le labeur, malgré les années, malgré +tout, elle n'avait pu chasser de son cerveau, si peuplé pourtant de +savoir, l'image tenace du charmant Albârt. + +Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement, comme ces +mortelles de jadis qu'un dieu avait aimées. Il demeurait son époux +regretté, son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait la +marier, la livrer à un autre, c'était lui qui s'interposait, la +reprenait, ressuscitait en ce corps austère sa folle Thérézoun, sa +Thérézoun captivée. + +Elle croyait le voir surgir, invisible à tous quoique présent, poing +sur la hanche, jarret pliant, dans sa bravache posture de reître, et +ses lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma _chato_, non, mais +regarde, compare!... Est-ce que c'est possible après moi?» Oui, +comment déroger? Comment le trahir? Et brusquement, en quelques mots, +le prétendant était éconduit. + +--Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait d'un ton piteux M. +Raindal. + +Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec, rageur, violent comme +une bourrade, et dont il chancelait presque, étourdi, réduit au +silence, incapable de discuter. + + * * * * * + +--Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été retardé par un +journaliste, un reporter, qui m'interviewait sur Cléopâtre, les +Anglais en Egypte... est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop +impatientée, dis-moi? + +Thérèse, à la voix joviale de son père, avait sursauté: + +--Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en marchant. + +--Bon! bon! tant mieux!... + +Puis la prenant sous le bras comme un ami, un collègue, il se dirigea +d'une allure rapide vers le boulevard Saint-Michel. + +On se retournait à leur passage, intrigué par ce couple étrange, ce +vieil officier de la Légion d'honneur, ce vieux monsieur à barbe +blanche et cette jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras +dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des conjectures, on +souriait instinctivement à des idées vagues, sympathiques, et +quelquefois des étudiants, qui connaissaient de vue le maître, le +fixaient à dessein pour attirer son regard ou le saluaient même comme +par élan de respect. + +Mais M. Raindal n'apercevait que confusément ces hommages. Maintenant +il était tout entier à questionner Thérèse, à savoir sur la leçon +d'ouverture son opinion exacte. Était-elle satisfaite? Cela avait-il +bien été? Pas trop de longueurs, non? Et la péroraison, qu'en +pensait-elle? Leur avait-il convenablement signifié leur congé aux +badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir son cours, sa +petite chapelle tranquille? + +--Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te reprocherais, c'est de +t'être montré dans le ton un peu sévère, un peu mordant!... + +--Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne tous ces godelureaux, +toutes ces belles dames... Chez nous, il ne faut que des +travailleurs, de vrais apprentis... + +Puis il partit en des commentaires diffus sur les devoirs, la dignité, +la destination du Collège de France. La Science! Le Collège de France! +Sa foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres! Et Thérèse, +qui savait par le menu la marche et les versets de ces fougueuses +litanies, le laissait aller sans interrompre. + +--N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix essoufflée... Ils sont +avertis... On ne les reverra plus, j'imagine... Du reste, cette +affluence a ses raisons... C'est encore un miracle de notre +_Cléopâtre_. + +--Oh! «notre»! protesta Thérèse. + +--Si, si, «notre»! Je maintiens le mot... + +Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à parler de soi, il se mit +à retracer les phases de son déconcertant triomphe: la célébrité venue +de la veille au lendemain, la presse entière, les revues, les salons, +s'employant ensemble à le rendre illustre, cinq mille exemplaires +écoulés en trois semaines, des articles chaque soir, chaque matin, +partout,--les retardataires plus chauds que les premiers, cherchant +dans la ferveur de l'adhésion une excuse à la honte du retard,--des +lettres, des interviews, des demandes de copie, d'autographes, de +portraits. Le succès, en un mot, l'investiture impériale que Paris +donne parfois à certains de ses élus, avec les théories d'offrandes +sans fin, les prétoriens en délire, et même cet enthousiasme +intolérant qui force les envieux d'attendre. + +Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein? Qui donc, trois ans +avant, lui avait suggéré le sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une +_Vie de Cléopâtre_, rédigée au point de vue national, égyptien et +s'inspirant des documents indigènes, des sentiments populaires de +l'époque? Qui l'avait ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans +cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux, recopié les +papyrus, transcrit les inscriptions, lu et relu les épreuves une à +une, sauf les notes en latin? Qui avait... + +--Ah çà! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il en quittant le ton +de réquisitoire amical qu'il avait pris pour prononcer ce panégyrique. + +Thérèse eut un sourire attendri: + +--Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On oublie le reste, on +ne se connaît plus... Je te conduis au _Bon Marché_, où je vais +acheter des gants pour ce soir... + +--Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant, comme s'il venait déjà +de recevoir l'estocade du refus coutumier. + +Puis il reprit: + +--Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je monte chez ton oncle +Cyprien chercher des nouvelles de son rhumatisme et m'informer s'il +dînera tantôt... + +Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés. Ils +s'arrêtèrent au milieu de la foule mélancolique qui piétinait auprès +du bureau des tramways,--et, se serrant la main vigoureusement, comme +deux camarades: + +--Au revoir, ma fille... A tout à l'heure! + +--Au revoir, père! + +Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous son bras sa serviette +de cuir qui glissait et, d'un pas flâneur, comme alourdi par les +pensées, il s'engagea lentement dans la rue Bonaparte. + + + + +II + + +M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille maison formant le coin de +la rue Vavin et de la rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un +petit logement dont les deux pièces spacieuses dominaient, à perte de +vue, les charmilles du Luxembourg. + +C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, trapu, sanguin, la +moustache grisonnante et la tête rasée de près, comme un soldat +d'Afrique. + +D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait eu grand'peine à se +maintenir dans les bureaux du Ministère de l'Industrie, où, dès 1860, +son aîné l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué pour +insubordination ou propos factieux, sans l'intervention puissante de +son frère Eusèbe. Il était né au temps de misère où M. Raindal, le +père, chassé de l'Université comme complice de Barbès, courait les +leçons à deux francs le cachet; et l'on eût dit qu'il avait hérité de +lui le goût de l'opposition. + +L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme, il avait tour à +tour détesté tous les gouvernements que ses fonctions l'obligeaient à +servir. Et finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine du +général Boulanger une carte à son nom, complétée par ces lignes +d'exhortation cordiale: «Bravo, général! En avant! Tout le pays est +avec vous.» + +Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef de bureau. Convoqué +aussitôt dans le cabinet du ministre, il arrivait souriant, la bouche +mâchonnant déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de sa +révocation l'avait frappé en plein esprit de paix, comme l'insulte +imprévue, la gifle sur la joue qui se tend au baiser. + +Il était rentré dans son bureau en vociférant des hurlements de rage +et de menace. Puis, tout de suite, il avait couru se commander des +cartes nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait: «_Ancien +sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie_»,--et il avait même +cloué l'une d'elles à la porte de son logement. + +Mais sa vengeance s'était arrêtée là. Le fonctionnaire qui subsistait +en lui n'avait osé pousser plus loin cette quasi usurpation de titre. +Il s'était décidé à brûler le restant des cartes fallacieuses. En +outre son frère intriguait pour lui garder, quand même, le bénéfice de +la retraite, trois mille francs sans lesquels il fût tombé dans la +pire des gênes. Il attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et +ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on eut +officiellement liquidé sa pension. + +Seulement, alors, la fougue de ses opinions et la violence de son +langage éclatèrent terriblement, comme des explosifs trop longtemps +comprimés. Trente années d'exaspérations retenues, dans le besoin de +vivre et la crainte des supérieurs, firent irruption par sa bouche en +avalanches qu'on pouvait croire intarissables. + +Au début, il voulait donner une formule à ses animosités, étayer de +certains principes son mécontentement; et il inclina vers le +socialisme. Par malheur, il se perdait dans les questions de capital +et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et l'économie politique +le dérouta par ses systèmes instables ou que d'autres démentent. + +Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux comme son frère par +éducation, rond-de-cuir par accoutumance, il lui fallait une doctrine +plus humaine et moins subversive, des théories faciles à embrasser, de +la morale plutôt que des chiffres, du sentiment plutôt que de la +déduction. + +Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il se fabriqua un credo +social où il se trouvait à l'aise, comme dans un habit sur mesure. +Persuadé qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il +désirait voir établir. Le châtiment des méchants, la mort ou l'exil +des voleurs, le retour des moeurs probes, l'écrasement de l'iniquité, +voilà, en premier lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après? Bah! on +aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces purifications; puis on +s'occuperait du reste pour le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de +ces rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et de rebâtir la +société comme s'il s'agissait de la hutte d'un cantonnier. Il savait +la force de la tradition, la nécessité de la famille, le charme +indispensable de la liberté. Avant de supprimer tout cela, qu'on +songeât donc à nettoyer le pays de la vermine qui l'infectait. A +l'occasion, l'oncle Cyprien ne refuserait pas son coup de main. + +Il se déclarait prêt à marcher le jour où les camarades iraient en +masse appréhender, jusque dans leurs palais, les prévaricateurs, les +juifs et les calotins dont la coalition clouait la France au sol comme +une fourche à trois branches. La comparaison était de son cru et il la +répétait volontiers, en parlant de se faire casser la tête ou de +casser celle de beaucoup d'autres. + +La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs préparé à +merveille pour figurer dans cette armée de justiciers sincères que la +mort du général rebelle a laissée sans chef, mais non sans espoir. + +D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires qui dénoncent +les ennemis des faibles ou soutiennent les victimes contre leurs +oppresseurs. Et même, successivement, par une anomalie curieuse, il +s'était découvert toutes les haines, souvent disparates, dont ces +maîtres attisent la flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son +coeur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou ses disciples, la +haine du prêtre et des dévots; avec Drumont, la haine du juif et de +l'exotique. Il relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en +citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation s'en +ressentait. Les fanfares des injures les plus diverses y croisaient +leurs notes discordantes. Les mots de chéquard, de repu, de panamiste, +les mots de calotin, de cafard, de ratichon, joints à ceux de youtre, +youpin ou rasta, vibraient pêle-mêle comme la basse continue de ses +indignations. Et il navrait les siens par sa virulence quand, devant +des étrangers, il discutait sociologie. + + * * * * * + +Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il s'élança du petit canapé +de reps vert où il somnolait, et, la main appuyée aux reins, il alla +ouvrir en boitant un peu. + +Un sourire de joie dilata sa physionomie à la vue de M. Raindal. Les +deux frères s'embrassèrent selon leur coutume. + +Puis Cyprien s'écria: + +--Ah! je suis bien content de te voir! Viens par ici... J'avais +justement des tas de choses à te lire... + +--Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous à dîner ce soir? +questionnait M. Raindal tout en suivant son frère. + +--Mais oui, mais certainement!... + +Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait de salon: + +--Là, assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant affectueusement sur +les épaules de M. Raindal. + +Après quoi, il se mit à fouiller d'une main hâtive parmi les journaux +qui jonchaient le canapé, dépliés, froissés et s'amputant les uns aux +autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une gâterie, une +débauche de malade, tous ces journaux brouillés,--un luxe qu'il +s'offrait quand des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais +autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la brasserie, et +en petit nombre,--deux ou trois gazettes de combat qui lui chauffaient +délicieusement le cerveau après déjeuner comme le petit verre de fine +dont il se brûlait la gorge. Enfin il eut achevé son triage, trouvé +les trois journaux qu'il cherchait, et les brandissant dans un +crépitement de papier chiffonné: + +--Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!... De quoi m'amuser +et de quoi te faire claquer d'orgueil... _Primo_, bien entendu, ce qui +m'amuse... + +Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture du premier journal. +En termes discrets, quoique impitoyables, on y annonçait à bref délai +l'arrestation d'un sénateur, ancien ministre, ancien député, bien +connu pour ses tripotages, ses complaisances envers la haute banque, +ses tendances cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce +prochain acte d'énergie. + +--Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant... Je ne sais +pas qui c'est... J'ai réfléchi pendant des heures sans trouver... Et +pourtant, je te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une +excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous balaie toutes ces +fripouilles... Un de plus à Mazas! Je le marque!... + +Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux mains posées sur +ses genoux: + +--Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se corse!... Ça crève, tous ces +abcès! + +M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une controverse ou tout au +moins l'ajourner en bloc jusqu'après la lecture imminente des deux +autres journaux. Habitué par profession, par tournure d'esprit, à ne +considérer les choses qu'à travers l'immensité du temps, l'infini des +siècles passés et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que +l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait à causer +politique, il se sentait plus gêné que s'il eût fallu débattre en +langue indigène sur une question de _tabou_ avec un chef sauvage de la +Polynésie. + +Alors il procéda comme il faisait en pareil cas, et déchaînant +hypocritement entre eux le flux tiède des généralités: + +--Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous vivons dans une époque +fort troublée... Il y a eu beaucoup d'abus... Que veux-tu?... La +concussion est la plaie des démocraties... Polybe l'a dit... + +--Laisse-moi donc tranquille avec ton Polybe! interrompit l'oncle +Cyprien en secouant la tête comme pour se désengluer de ces +aphorismes. Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés par des +crapules... Ce sera plus juste et plus vite fait... + +Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé cet illustre aîné, qu'il +vénérait au fond de son âme tumultueuse: + +--Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute... Tu m'agaces avec +tes grandes phrases vagues... Tiens, voici pour gagner mon pardon... +Demandez le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du jour, le drapeau +de la famille, la gloire de l'égyptologie française, avec l'histoire +de sa vie depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!... Tara +ta ta ta ta ta ta!... + +Il avait tendu le second journal à son frère et il fit le tour de la +pièce en sonnant, dans sa main roulée en cornet, une marche +triomphale, comme jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un +collègue. + +M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le journal qu'il tenait à +bouts de bras, éloigné du buste, en raison de sa presbytie. + +Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses, c'était bien +lui, son nez charnu, sa barbe blanche, sa paterne figure,--une vraie +figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien. + +Et au-dessous s'étageait sa biographie,--des dates, des dates encore +ou les titres de ses livres, à la suite, qui n'en disaient pas plus +sur son existence, ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme, que +les bornes de la route ou les poteaux des carrefours sur les pays que +l'on traverse. Mais pour lui ces chiffres et ces mots secs vivaient +comme de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres. Des rafales de +vanité montaient de son coeur à sa bouche,--et une honte le faisait +rougir comme s'il eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule +qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se maîtrisa pourtant, +par pudeur, puis avec calme: + +--C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai cela à la +maison... + +Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle Cyprien lui commanda de +se rasseoir. + +--Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà le déplaisir, +maintenant! On t'injurie dans le _Fléau_ un sale journal rédigé par +des calotins et lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le +morceau... C'est du propre! + +Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse où tremblait un peu +de colère: + +INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES + +«C'est prochainement que se réunit à l'Académie française la +commission chargée de décerner le prix Vital-Gerbert (15 000 francs) +au meilleur livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en croyons les +on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs candidats étant en présence. +L'un d'eux serait M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette +_Vie de Cléopâtre_ autour de laquelle une certaine presse a mené +quelque bruit depuis un mois. Mais la candidature de M. Raindal compte +dans les milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs +estiment que le succès de son livre est dû en grande partie aux +détails pornographiques qui y fourmillent et qui ont captivé une +clientèle spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans ce délicat +débat, force pourtant nous est de convenir que ce livre est un des +plus immoraux qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole. Les +notes principalement, quoique rédigées en latin, y sont d'une +révoltante obscénité. L'auteur aura beau alléguer, pour sa défense, +qu'il n'a fait que traduire des pamphlets égyptiens de l'époque, et +même qu'il a eu soin de les traduire en latin, il n'en demeure pas +moins acquis que, volontairement ou non, il a publié là un recueil +d'authentiques ordures. Nous savons que l'histoire a ses droits et que +l'historien a ses devoirs. Mais M. Raindal nous prouvera difficilement +qu'il était du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre râlant +des mots de portefaix dans les plus abjects abandons de l'amour ou +raffinant en termes immondes sur la débauche comme une Néron femelle. +C'est à d'autres oeuvres, traitant de plus vastes questions et à un +point de vue social et élevé qu'à notre avis sont réservées les +récompenses académiques. A MM. les Immortels de décider si nous avons +tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient cette année, que +l'embarras du choix.» + +--Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à terre le papier qu'il +avait pétri en boule... Comme éreintement, c'est coquet!... Cela n'a +aucune importance, étant donné, je te l'ai dit, que cette feuille +n'est lue que par des youpins... Mais, tout de même, si tu m'y +autorisais, j'irais de bon coeur tirer les oreilles au cafard dont la +plume s'est permis... + +M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à mesure qu'avançait la +lecture, dressa la main en un geste philosophique et, d'une voix +encore mal assurée: + +--Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits revenants-bons de la +célébrité... Et puis, je sais de qui c'est!... + +--De qui donc? + +--Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par mon collègue et +concurrent Saulvard, Le meunier de Saulvard, des Sciences morales... +Je reconnais sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son +_Histoire des affranchis sous l'Empire romain_... Je le gêne... Il me +fait diffamer... Le coup est classique... Il n'y a qu'à plaindre ce +malheureux et à sourire. + +M. Raindal effectivement grimaça un sourire avec peine. Mais cette +rage qu'on ressent devant l'injustice lui obstruait la gorge comme un +caillot amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra: + +--Pornographe! + +Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix soulagée, il répéta: + +--Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit de plus fort dans le +métier, où j'en ai vu cependant, des jalousies, et des petitesses, et +des calomnies... Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous de +ce qu'on appelle les pures régions de la science!... et les saletés +qui s'y dégorgent! Pornographe!... Après une carrière comme la +mienne!... Les misérables! + +Il exhala un petit rire méprisant: + +--Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme qui s'est marié presque +vierge!... Un homme qui depuis quarante ans travaille douze heures par +jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en ris!... C'est +trop drôle! C'est plus comique qu'autre chose. + +L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan à cette crise de +révolte dont la véhémence ravissait ses instincts. + +--Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant serrer la main de son +frère... Allons, tu as encore du sang de Raindal dans les veines... Tu +n'aimes pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne heure! Et +j'espère bien que quand tu reverras ce monsieur... + +--Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant soudain son ardeur. + +--Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire. Comment?... +Où cela?... + +--Chez lui... A un bal qu'il donne... + +--Et tu iras? + +--Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On doit nous y présenter un +jeune homme, un jeune savant... + +L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la sphère lisse de son +crâne, et, le regard songeur: + +--Ah! ah! un mariage pour mon neveu!--il appelait ainsi Thérèse, en +raison de ses allures masculines--Bon! bon! C'est un motif cela... +Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en voudra pas, de ce jeune +savant... Enfin, tu fais bien, il faut voir... Mais de la prudence! +Ton Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais guère +confiance en ce qui me viendrait de lui... + +M. Raindal se leva: + +--Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs, tu te trompes... En +dehors de ses ambitions, Saulvard n'est pas un méchant homme... + +L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité: + +--Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt, sept heures!... + +Et il accompagna son frère jusque sur le palier. + + * * * * * + +On allumait dehors les réverbères, quand M. Raindal arriva chez lui, +rue Notre-Dame-des-Champs. + +Vivement, il avait passé un coin-de-feu en molleton marron, des +pantoufles à semelles de feutre, et, dans le noir, à pas veloutés, il +se dirigea vers son cabinet de travail. + +Deux bureaux de chêne accolés, face à face, comme dans une salle de +banque, emplissaient presque la pièce de leurs lourdes masses +rectangulaires. Assise à l'un d'eux, Thérèse écrivait auprès d'une +lampe à pétrole, et l'abat-jour de carton vert rabattait durement sur +elle la lumière que son front incliné reflétait par endroits. + +--Déjà à l'oeuvre! s'écria M. Raindal. + +Il lui avait saisi la tête entre ses deux mains, comme à une fillette, +et il l'embrassait avec ce redoublement de tendresse égoïste, ce +besoin de rapprochement que vous inspirent les êtres chers, après +qu'on a subi la méchanceté d'autrui. + +Elle se dégagea en souriant, et doucement: + +--Laisse-moi, père!... Je corrige les épreuves de ton article pour la +_Revue_. On vient les chercher à cinq heures et demie. Tu vois que +c'est pressé. + +--Parfait! J'obéis, fit M. Raindal. + +Et, s'asseyant à l'autre table, en face d'elle, il amena des papiers +qu'il se mit à annoter. Alentour, la pièce était sombre, sauf quelques +fils d'or qui luisaient dans l'algérienne des rideaux fermés, et un +mince rond jaunâtre que la lampe faisait frémir au plafond. On +n'entendait que la respiration un peu embarrassée de M. Raindal, le +craquement du coke dans la grille ou parfois une cloche qui, dans le +voisinage, lançait, à longs intervalles, quelques sons isolés et +tristes. + +--Dis donc! s'écria tout à coup le maître... Et ta mère?... Elle n'est +pas rentrée? + +--Non, mais elle ne tardera pas, fit Thérèse, elle ne peut pas +tarder... + +Puis, sans cesser d'écrire, elle ajouta, d'une voix plutôt goguenarde: + +--Il me semble bien... Non je ne devrais pas te le dire... Enfin, j'ai +commencé, tant pis!... Oui, il me semble bien avoir vu tout à l'heure +maman qui entrait à Saint-Germain-des-Prés!... + +--Encore! murmura M. Raindal, avec un hochement de pitié... Cela fait +au moins deux fois depuis ce matin... C'est déplorable!.. + +Thérèse fixait son père en souriant: + +--Qu'est-ce que tu veux?... Puisque c'est son bonheur, sa +tranquillité! + +M. Raindal eut une grimace de mélancolie. + +Lui, qui dans son athéisme philosophique et rogue, ne croyait à rien +qu'à la science; lui que, même chez ses amis, la foi religieuse +irritait comme une marque d'incompréhension, n'avait-il pas tout fait +jadis pour les procurer à sa femme, ce bonheur, cette tranquillité, ou +du moins ce qu'il jugeait tel? Et avec quelle patience, quelle +abnégation, madame Raindal, mieux que quiconque, pouvait en +témoigner, si encore elle se rappelait!... + +La surprise, pourtant, avait été cruelle. A voir mademoiselle +Desjannières, si gaie, si rieuse, si enfant malgré ses vingt ans, ou +bien à voir son père, un avocat de Marseille venu par aventure tenter +la fortune en Égypte, beau parleur, bon garçon, chanteur de +chansonnettes, personne n'aurait soupçonné les secrètes ferveurs qui +travaillaient la jeune fille. Bah! qu'importait à M. Raindal, +puisqu'il aimait sa fiancée! Il la soignerait, la guérirait! Et dès le +lendemain des noces à Alexandrie, puis à Paris où le ménage rentrait, +la cure commençait, se poursuivait méthodiquement. Chaque jour, des +heures durant, il discutait avec sa femme, la sermonnait, la +raisonnait. Et elle, de son côté, se prêtait au régime, essayait par +tendresse de vaincre ses terreurs. Mais, au bout de trois mois, un +matin, elle se jetait aux genoux de son mari, en pleurant, en +demandant grâce. Elle le suppliait d'interrompre le martyre, de la +laisser retourner au confessionnal; et, devant tant d'affliction, il +avait dû y consentir. + +C'était une force surhumaine qui la poussait, une peur invincible, la +crainte des châtiments que le péché entraîne. Une vieille bonne +provençale, sorte de Dante domestique, lui avait, toute petite, infusé +le germe du mal. Le soir elle lui décrivait, comme si elle en +revenait, les sites rouges, les brûlantes horreurs, les affres +éternelles où se débattent les pécheurs dans le pays d'enfer, la peine +du dam, la peine du sens, les hurlements, les plaintes, les +contorsions diaboliques. Et, à mesure que l'enfant devenait jeune +fille, à la flamme de ces récits, son âme graduellement se faisait +plus étroite, plus sensible, plus douillette au péché. Le moins grave +d'entre eux lui pesait comme une faute irrémissible. Sous cet épineux +fardeau, elle sentait son coeur étouffer. Il lui fallait alors courir +auprès d'un prêtre, se décharger dans son indulgence de ce poids +d'angoisse plus dur qu'un poids de fer. Souvent même, à la porte du +sanctuaire, un scrupule l'arrêtait, un semblant d'oubli, qui la +ramenait en hâte sur ses pas, pour implorer encore l'assistance de +celui qui quittait la clôture sacrée. Et, depuis son mariage, depuis +trente-deux ans, elle continuait ainsi, chassée sans cesse vers les +églises par des tourments de conscience nouveaux, cachant chez elle +ses épouvantes, incapable dehors de les dominer, craignant les +railleries des siens et pleurant sur leur damnation. + +--Son bonheur! Sa tranquillité! grommelait M. Raindal en écrivant... +Ah! si seulement elle avait eu l'énergie de m'en charger!... + + * * * * * + +Mais deux coups vifs retentissaient au timbre de l'entrée. + +--Attention! fit le maître, voici ta mère... Je suis curieux de ce +qu'elle va nous dire... + +Mme Raindal apparut sur le seuil, enserrée dans une longue douillette +noire doublée de petit-gris et dont le drap usé brillait un peu aux +épaules. Elle susurra d'une voix essoufflée: + +--Attendez!... + +Sous le manteau elle avait porté la main à son coeur pour en écraser +les battements, et elle expliqua: + +--Je suis montée trop vite... + +--Assieds-toi, repose-toi, fit avec flegme M. Raindal. + +--Mais non, c'est fini, cela va mieux! + +Elle décrocha l'agrafe de la pèlerine, et alla embrasser son mari, +puis sa fille. Elle avait les joues glacées par le vent du soir, +froides comme une vitre, et sa poitrine haletait encore en se penchant +sur eux. + +--D'où arrives-tu donc si tard? demanda M. Raindal sans relever la +tête de dessus son papier. + +Elle se récria: + +--Si tard!... Mais il n'est pas si tard... Il est cinq heures un quart +tout au plus... Je viens de chez Guerbois commander un vol-au-vent +pour dîner... Cyprien dîne, n'est-ce pas? + +--Cyprien dîne! + +Elle n'insista pas. Un commencement de frayeur l'étranglait, car elle +venait de commettre quasiment le péché de mensonge. Alors elle tisonna +le coke rougeoyant de la cheminée, abaissa la mèche de la lampe qui +filait, et n'y tenant plus sous ce silence imprégné d'ironie, et de +soupçons peut-être, elle sortit, les joues en feu maintenant, la +poitrine gonflée de soupirs. + +Thérèse et M. Raindal avaient simultanément redressé le front et +échangeaient un sourire d'entente. + +--Hein! as-tu vu... son vol-au-vent?... + +Il haussait les épaules d'un air découragé. La jeune fille murmura +avec compassion: + +--Cette pauvre maman!... Elle est si bonne!... + + + + +III + + +Vers six heures moins le quart, l'oncle Cyprien passa dans son étroite +cuisine obscure où il avait coutume de se cirer les bottes avant de +sortir. + +Il formait le projet d'aller rejoindre à la petite brasserie +Klapproth, rue Vavin, son vieil ami, Johann Schleifmann, et de causer +une bonne heure avec lui en sirotant l'apéritif. + +Les personnes qui connaissaient l'antisémitisme de M. Raindal cadet +s'étonnaient de son intimité avec ce juif de Galicie. + +Mais lorsqu'on le questionnait à ce sujet, l'oncle Cyprien ne +manifestait aucun embarras. Loin de là, il toisait dédaigneusement +l'interrogateur, haussait les épaules, puis il vous apprenait--si vous +teniez à le savoir--que ce Schleifmann était la plus brave pâte +d'homme qui fût. Depuis huit ans qu'il le fréquentait, pas une seule +fois il n'avait eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui +semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann, quoique juif, +était «aussi antisémite que vous et moi.» + +En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien exagérait, ou du moins +il se méprenait sur les sentiments de son ami. + +Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces juifs prudents qui renient +leur juiverie par crainte des préjugés, platitude devant la majorité, +intérêt professionnel ou mondain. + +Son antisémitisme n'était fait au contraire que d'amour pour sa race +et d'orgueil atavique. S'il paraissait antisémite, ce devait être à la +façon d'un Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité, l'âpre esprit +des vieux prophètes soufflait dans son coeur; et il ne maudissait ceux +de sa religion que parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël +et se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu de régir le monde +par l'influence de la pensée. + +Cet orgueil sémitique avait même causé toutes les difficultés de sa +vie aventureuse. + +Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université de Lemberg, il +n'avait pas tardé à négliger l'ancienne loi mosaïque pour adopter la +foi récente qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De cette +loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs comme de +l'autre. Karl Marx et Lassalle lui apparaissaient les modernes +délégués de Iaveh sur la terre pour apporter l'évangile nouveau et la +religion économique de l'avenir. Il considérait leurs ouvrages comme +des livres presque saints, et se réjouissait de voir une fois de plus +la divine prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il s'était +affilié aux principaux groupes socialistes de la ville et faisait, +dans les faubourgs, une propagande active. Trois mois de forteresse, +dix ans d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans son zèle +sinon dans ses croyances. + +En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit où il se +réfugierait après sa libération. En Autriche, en Allemagne, surveillé +par la police et exposé aux attaques des antisémites, l'existence, +pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement de se +retirer quelque temps en France et vint s'y installer vers la fin de +1882. + +Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand, de philosophie +ou d'histoire naturelle. Il arrivait muni de chaleureuses +recommandations que lui avaient fournies des israélites de Vienne pour +leurs parents et coreligionnaires établis à Paris. Et rapidement +ainsi, il eut une petite clientèle d'élèves qui le mit hors du besoin, +voire dans une certaine aisance. + +Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce bien-être par +ambition idéaliste, manie de réaliser ses théories tout en ramenant +les juifs aux devoirs héréditaires. + +Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les contagieux progrès de +l'antisémitisme, et il était imbu de cette conviction que le microbe +antisémitique continuerait sa marche inflexible vers l'Occident, +gagnant successivement la France, l'Angleterre, puis le nouveau monde, +toute la chrétienté enfin. + +Comment y résister, le combattre, lutter contre? Schleifmann avait +là-dessus une doctrine fort nette qu'il déclarait puisée aux sources +du plus pur judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites +riches, revenir aux traditions de leur race dont la mission +providentielle est de fournir aux peuples des exemples moraux, aux +cerveaux des idées, aux coeurs une religion. + +Dans ce sens, rompre avec les errements passés, quitter la société +mondaine et cléricale où ils s'amollissaient au détriment de leur +dignité, rentrer dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer +leurs rares facultés à la défense des humbles, à la victoire du +droit, aux conquêtes sur l'injustice, et, finalement, sauf une +rente individuelle qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de +dix mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises dont +l'ensemble servirait à des fondations nationales, populaires ou +colonisatrices,--tels se formulaient en bref les principaux moyens +pratiques par lesquels Schleifmann prétendait assurer le salut et la +gloire du peuple élu de Dieu. + +Puis, au bout de quelques mois de séjour à Paris, il crut le moment +propice pour soumettre aux parents de ses élèves, au clergé et aux +notabilités de la juiverie, son audacieux plan de régénération. Mais +il ne garda pas longtemps d'illusions sur le succès de l'entreprise. + +Les juifs de finance venaient de se heurter contre la catholicité dans +la première grande bataille. Une version disait: avec l'appui du +ministère. Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement +gagné, de longue date, à la cause juive. Une troisième, plus modérée: +avec la sympathie officieuse de l'Administration qu'inquiétait la +révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus ou seuls, ils +avaient triomphé; et l'enthousiasme de la victoire les aveuglait. +Jamais leur arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance dans +la loi plus obtuse. + +Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins, effarés à la pensée des +ennuis qu'il pourrait leur susciter avec la haute finance, +toute-puissante dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner +suite à ses dangereuses utopies. Les riches et les demi-riches le +congédièrent par des paroles sèches, ou des plaisanteries méprisantes. + +Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un air paternel sur +l'épaule du têtu Galicien et lui demandaient si c'était sérieusement, +voyons, que lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé, parlait de +toutes ces sornettes. L'antisémitisme? Bon pour les pays germaniques, +les pays slaves où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs +étaient ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le pays de toutes +les libertés, sur la belle terre de France, mère de la Révolution et +de la sublime Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais, au +grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne fleurirait. Et on +éclatait de rire en lui offrant un cigare. + +A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la mésaventure du coupable +Schleifmann. Beaucoup de parents, effrayés par ses théories, lui +retirèrent leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre ou de ne +pas mourir de faim, avec le tiers à peine de sa jeune clientèle. + +La catastrophe était complète. Il la supporta vaillamment. + +Afin de parer aux éventualités, aux maladies possibles, il vendit +tous ses meubles, tous ses livres sauf une centaine de volumes +indispensables,--la Bible, l'Imitation, Goethe, Spinosa, Shakespeare, +Mendelssohn, Renan, Taine, les poésies de Victor Hugo et les écrivains +socialistes. + +Puis il loua, au sixième étage d'une maison de la rue de Fleurus, une +vaste chambre bien éclairée, où il attendit en lisant que la fortune +et l'humanité lui devinssent moins mauvaises. + +Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la fin, de sa +perspicacité prophétique, quand les faits brusquement lui rendirent la +foi. + +Tout de même, sous le fumier de l'envie et des ressentiments, sous +l'engrais des maladresses et des exactions, l'antisémitisme commençait +à germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et chaque jour, en +dépit des grillages et des règlements, des lois écrites et des droits +de l'homme promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait davantage. + +Johann Schleifmann en eut d'abord une joie vaniteuse, puis un vif +chagrin. Et il suivit l'affaire, partagé toujours entre ces +impressions adverses. + +Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales, qu'on prodiguait à +ses coreligionnaires, mais il ne pouvait se défendre d'un certain +orgueil, en songeant qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait +injustement, plus sa fureur croissait contre eux. Ah! les imbéciles, +les pauvres êtres! S'ils avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les +journaux mondains racontaient les magnificences de leurs +garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses à courre, il +avait des ricanements méchants et navrés, il répétait tout haut d'un +ton sardonique comme des mots de malédiction: «Garden-parties, raout, +chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient qu'à «gardener», à +danser, à chevaucher. Ils jouissaient de leur reste, les gaillards! Et +l'indignation l'emportait, au calcul de tant d'argent gaspillé par +sottise, dont une part seulement donnée de bon coeur au peuple, eût +tout refait, tout arrangé, en servant une cause généreuse. + +C'était vers cette époque qu'il avait lié connaissance avec M. Cyprien +Raindal, à la brasserie Klapproth où ils prenaient tous deux pension. + +Dès les premiers mots, ils s'étaient plu, ils s'étaient sentis +mutuellement attirés. De nationalités différentes, de religions +antagonistes, de tempéraments divergents, ils se trouvaient, sans +avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes castes. La curiosité, de +plus, les avait associés, l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann +pour ses haines une mine de documents exceptionnels, et Schleifmann +dans l'oncle Cyprien un spécimen inappréciable des ennemis de sa race. +Puis, ils mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur l'autre. Le +Galicien voulait convertir son ami aux doctrines de Karl Marx, tandis +que M. Raindal cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions +internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté les unissait, +la Pauvreté qui de ses mains rugueuses malaxe tous les humbles en une +pâte identique, les coagule en une famille pareille, les transforme en +frères et alliés, malgré l'âge, l'origine et tout ce qui s'y oppose. +De sorte que, depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un jour +sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter dans leurs mansardes +respectives. + + * * * * * + +L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait la porte pour +sortir. Il recula de stupeur en apercevant, sur le seuil, la main au +cordon de la sonnette, Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même. + +--Comment, c'est vous? + +--Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix que la pratique de +l'hébreu avait rendue un peu nasillarde et traînante... Je ne vous ai +pas vu hier et je venais savoir si vous étiez malade... + +--Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré rhumatisme... Mais, +entrez donc, mon cher,--fit M. Raindal cadet qui enlevait son +chapeau.--Il me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons +causé!... + +Il referma la porte, en tirant par la manche son vieil ami Johann. + +--Soit! Causons... Je vous apporte, du reste, une surprise, que je +vous avais annoncée l'autre jour! répliqua Schleifmann avec un +sourire... Tenez, savourez!... + +Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire à couverture de +toile rousse au dos duquel se lisait en lettres noires: _Annuaire de +la Finance française_. + +Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait le volume, Schleifmann +s'était à moitié étendu sur le petit canapé de reps et semblait suivre +des pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques, une +figure de kalmouk au teint cireux, le nez camard, retroussé du bout, +largement ouvert, des yeux jaunâtres, petits et scintillants de +malice. Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues, floconneuses +comme une toison de mouton, et, pour atténuer sa myopie, il portait de +larges lunettes d'or, suprême élégance des universitaires teutons. + +--Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de sa voix traînarde... Il +y en a là-dedans, des noms!... Et des juifs, et des musulmans, et des +chrétiens, des _goys_ aussi... Des noms de tous les pays et de toutes +les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là qu'appartient la +richesse du pays... C'est tous ces noms-là qui signent ce qui nous +tond et nous gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un de ces +noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une cartouche de dynamite au +bas d'une maison... Ça vous fait sauter, danser les millions comme des +oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur soit loué, cela +ne durera pas toujours, mon ami!... + +--Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann! murmura M. Raindal cadet en +décochant au Galicien un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il +tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous voulez de nouveau +m'allumer sur votre socialisme... Eh bien, non! bernique! Cela ne +prendra pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi, et pour la +propriété, et pour tout le tremblement de notre sale société, à +condition qu'on soit honnête, par exemple... Ah! mais oui... Sans ça, +pan, pan! Au mur, messieurs les chéquards!... + +Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement de ses +remarques; puis, approchant de l'oncle Cyprien qui s'était attablé +pour mieux consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se mit à +le guider dans ses fouilles parmi le réseau terrible des banques, +conseils d'administration, comités, sous-comités et autres mystérieux +groupements de combat. + +M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait à cette lecture. +Quand un même nom se répétait en deux, trois, quatre conseils, il +poussait des cris de détresse comme un homme qu'on égorge ou qu'on +pille. Mais surtout les noms à désinences hébraïques l'exaltaient +d'une joviale colère. + +--Encore un! lançait-il à Schleifmann. + +--Il me semble! ripostait mélancoliquement le Galicien... Est-ce de ma +faute? + +Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos, ainsi penchés sur +le gros volume, les têtes proches, les coudes entreserrés, on eût dit +deux sages petits garçons parcourant avidement ensemble quelque livre +d'images ou un passionnant recueil d'aventures. + +Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste et frappant son front +bombé aux angles: + +--A propos, Schleifmann, vous qui connaissez tout Paris, +connaissez-vous un nommé Lemeunier de Saulvard?... + +--De l'Institut? + +--Oui, parfaitement. + +Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne connaissait que cela. +Justement, Saulvard déposait ses fonds à la banque Stummerwitz; et, +plus d'une fois, le Galicien en avait entendu parler chez les +Stummerwitz, car il enseignait l'allemand aux petits de la maison, ou +plutôt il les affermissait dans la science de cette langue, dont, dès +le berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur grand-père +maternel, né à Stuttgart, ainsi que de leur aïeul paternel, originaire +de Cologne. Et, vivement, en une centaine de mots acerbes, le compte +de Saulvard fut réglé. + +Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique, ce Saulvard!... +Savant de troisième ordre, esprit des plus médiocres, écrivain +anémique, flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était servi +de ses relations avec la haute finance pour parvenir à l'Institut, +puis de son titre d'académicien pour pénétrer dans les conseils +d'administration. On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la table +de l'_Annuaire_. (L'oncle Cyprien, fébrilement s'y reporta.) Il y +figurait trois fois, comme membre de trois conseils lucratifs, quoique +discrédités. Quant à sa femme... + +--Une cafarde, probablement? interrogea M. Raindal cadet. + +Non, pas une cafarde:--une dévergondée. Schleifmann, mieux informé +d'habitude, ignorait le nom de ses amants divers: mais il en citait +deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire, affirmant qu'elle +avait forniqué avec Dieu et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part, +menée par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux reins, médisante, +aigrie par une maladie d'estom... + +M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il étouffait, débordait. + +--Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant amicalement sa main +sur l'épaule du Galicien... J'oublie l'heure... Je dîne avec mon +frère, qui, précisément, va ce soir au bal chez ce coquin... Je suis +bien aise d'être si complètement renseigné; non, je vous jure... bien +satisfait... Vous ne m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le +temps! Je file... Vous venez!... + +Et au bas de l'escalier il précipita les adieux, tant la hâte le +talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs et de déverser là, +sur l'indolence fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement +Schleifmann l'avait empli. + + * * * * * + +M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une certaine appréhension. + +Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse et pressentait +pour la soirée une reprise d'hostilités, de controverses, qui d'avance +l'indisposait. Il l'accueillit donc d'un air froid, comme afin de +prévenir toute nouvelle tentative d'attaque; et, lui tendant +distraitement la main: + +--Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si tu veux m'attendre +au salon, ces dames y sont... + +Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son énergie. De tout temps, +au demeurant, sur quelque sujet que ce fût, il avait horreur de +discuter avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan interdit aux +vilains, il lui fallait comme antagonistes des pairs, des preux de sa +caste, du même rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la +noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour décliner la lutte, +se défilait par des acquiescements courtois, ou feignait, au besoin, +une surdité subite. + +Mais à table, son contentement redoubla. Jamais l'oncle Cyprien ne +s'était montré aussi gai, aussi affable et peu enclin aux querelles. +Il plaisantait Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à tout +propos «Madame mon neveu», ou annonçait à Brigitte, la servante, une +jeune Bretonne rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son +tour. + +Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un peu vulgaires. Elle +permettait beaucoup à son oncle, ayant deviné tout ce qui se +dissimulait de tendresse réelle dans ce coeur intolérant et sous ces +imprécations furibondes. + +Quant à Mme Raindal, secrètement elle admirait son beau-frère. Elle +lui était reconnaissante de détester les juifs, en qui elle exécrait +les bourreaux du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes concernant +les ecclésiastiques, en faveur de son aversion contre la race déicide. + +Sa petite figure ronde, aux joues molles et blêmes, s'empourpra d'un +afflux de vanité, quand il la complimenta sur l'excellence du +vol-au-vent; et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer à +toutes ses saillies, bien que le comique véritable souvent lui en +échappât. + +M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire; et le café pris, il +regagna, avec son frère, le cabinet de travail, tandis que ces dames +se rendaient à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer +isolément, sans rien dire. Le maître somnolait, les yeux mi-clos, les +pieds vers la grille rutilante de la cheminée, dans cette parfaite +quiétude qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle Cyprien, lui, avait +allumé sa lourde pipe de merisier des Vosges et marchait par la pièce +en poussant de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer sa +mitraille exterminatrice, toutes ces révélations meurtrières, que +depuis deux heures il retenait par raffinement de plaisir intime. + +Et, brutalement, il lâcha la première bordée: + +--Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de ce soir! + +Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le soldat endormi au +bivouac. M. Raindal tressaillit d'émoi, et, avec humeur: + +--Quoi? fit-il. Quel bonhomme? + +--Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de gentils +renseignements... Il peut s'en féliciter, le monsieur! + +Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées par Schleifmann y +passèrent. + +--Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal... Je connais peu +Saulvard, j'en conviens... Je n'ai guère eu avec lui que des relations +professionnelles.. Cependant jamais je n'avais entendu dire... Ton ami +Schleifmann doit exagérer... + +A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous, sans répondre, +tout au soin de vider dans un cendrier le culot éteint de sa pipe. + +--Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de silence... Où +habite-t-il, ce Saulvard?... + +M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la gravité de la +réponse à faire, et, essayant d'équivoquer: + +--Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première fois que nous y +allons... Thérèse a la carte d'invitation et te le dira... + +--Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif l'oncle +Cyprien... Allons donc!... J'admets que tu ne saches pas le numéro... +Mais la rue, le quartier, tu le sais bien? + +--Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant son malaise et simulant +des recherches lointaines... Il me semble qu'il habite avenue +Kléber... oui, c'est cela, avenue Kléber... + +--Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur l'oncle Cyprien... Je +l'aurais parié... + +Et alors, dans un tumulte de vociférations et de phrases comminatoires +éclata sur le maître la tempête redoutée. + +L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une occasion pour replacer +sa théorie des _Deux Rives_, et il la retonitruait avec fracas. + +A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur. Schleifmann et lui +devaient s'en partager la gloire. Le Galicien avait fourni l'idée, +l'oncle Cyprien les développements d'éloquence et la vigueur de son +organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement, de la ciseler +ensemble et de l'accroître en commun, ils avaient fini par n'y plus +discerner leur lot personnel de collaboration, et par s'en attribuer +chacun la paternité, quand l'autre était absent. + +Selon eux, Paris se composait de deux villes absolument distinctes par +la population, les moeurs, les coutumes. La Seine séparait ces deux +cités ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable s'étendait en +face de Gomorrhe. + +Sion, la rive gauche, figurait la contrée de vertu, de science et de +foi. Son peuple, chaste, modeste et laborieux, avait conservé, dans la +pauvreté et le labeur, les traditions nationales, honnêtes et +décentes. Les hommes y étaient purs, les femmes irréprochables. Tout +l'héritage des ancêtres, loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y +transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions de l'argent et +des honteux exemples de l'étranger. C'était en réalité la ville +sainte. + +Gomorrhe, la rive droite, représentait la région du vice, de la +licence et de l'improbité. Elle servait de repaire à toute cette +racaille cosmopolite, à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui, +peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement glissées, +agglomérées en France. Multitude nomade, scélérate et pillarde sans +principes, sans patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif de +l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli ses coffres et les +manoeuvres criminelles payé ses fastueuses demeures. Les femmes y +valaient les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de +l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus beaux, étaient +devenus son domaine. Chaillot, Monceau, Malesherbes, le Roule +courbaient devant ses ordres et devant son argent. On voyait là de +longues rangées d'hôtels tous peuplés de rastaquouères, et des maisons +que du haut en bas, à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le +Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier du Nouveau-Monde, +l'Américain suspect avec l'Oriental douteux. Et tout le pays +s'épuisait à servir cette tourbe impudente, qui commandait en +baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite. + +De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle Cyprien tirait +toujours de gros effets, d'interminables discours et comme une marque +locale pour apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche, tout +de suite on acquérait ses sympathies. Qu'on logeât sur la rive droite, +en un quartier riche, du coup il vous décernait sa méfiance, quitte à +vous rendre justice, après, si vous méritiez son estime. + +Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à combattre tout ce que +cette théorie pouvait avoir d'incertain psychologiquement ou +topographiquement d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce +qu'elle était simple, violente et corroborait ses passions. + +Mais ce soir surtout, reposé par le silence des deux journées d'avant +et fouetté par la visite de Schleifmann, il chevauchait sa doctrine +autour de M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice et +caracoleuse. + +--Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans la pièce... Tu ne +sais rien... Tu ne connais rien... Tu vis dans ton coin, enfoui au +milieu de tes momies, dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as jamais +été plus loin que le pont des Saints-Pères... Tu es une dupe, un +exploité, un enfant... un _goy_, comme dit Schleifmann. Mais va donc +te promener un jour où je t'indique... Cause, informe-toi, +questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce monde-là, dans ces +maisons-là, des saletés de premier choix, des choses abominables!... + +M. Raindal, à bout de patience muette, risqua une des parades usitées +par lui dans cette polémique où les ripostes à la longue étaient +devenues régulières, machinales, comme dans un duel de théâtre. + +--Pourtant tu ne prétendras pas que toute la vertu de Paris s'est +réfugiée dans notre quartier!... Et je te le répéterai sans me lasser: +il y a de l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la bonne +société, de l'aristocratie même, qui ont quitté le Faubourg pour +s'installer dans les quartiers neufs, aux Champs-Elysées, par +exemple... Eh bien! ceux-là, tu ne me diras pas que ceux-là... + +L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement apitoyé: + +--Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon ami, je te dirai!... + +Et il se mit à dire, bondissant de digressions en digressions, sabrant +à gauche, à droite, en avant, en arrière, faisant le moulinet des +idées et abattant partout des têtes, dans une furie de charge +universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, la juiverie, la +chéquardise et la prêtraille subissaient le choc de ses coups, et il +les renforçait par des citations de ses maîtres favoris, qui +l'excitaient comme des cris de guerre. + +M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant que le silence exaspérait +peut-être plus l'adversaire que des répliques anodines, il rouvrit le +robinet aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses lèvres par +phrases amorphes, inachevées, par petits jets intermittents, comme la +bave incolore et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, ou +cela séchait soudain au vent des invectives: + +«... La plaie des démocraties... mal nécessaire... Ce M. Rochefort a +bien de l'esprit... L'expérience nous enseigne... Ce M. Drumont ne +manque pas de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... Ça +n'est pas d'aujourd'hui que les traitants ou les financiers... Je ne +nie pas que M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... Nous +atteignons à un tournant de l'histoire...» + +Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. En la voyant, l'oncle +Cyprien avait instinctivement baissé la voix. Car, autant les détours +timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, autant il craignait +les gouailleries ou les nettes reparties de mademoiselle son neveu. + +--Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna doucereusement Thérèse... +Je gagerais, mon oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre père? + +--Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint l'oncle Cyprien... Pas du +tout, nous causions... Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe... + +Thérèse le considéra, avec une moue railleuse: + +--Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu t'échauffes... Je l'ai bien +entendu de ma chambre... + +Et, se tournant vers M. Raindal: + +--Allons, père, il est onze heures... Maman est prête... Va passer ton +habit... + +Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha de la cheminée, pour +rétablir, devant la glace, sa coiffure que les fleurs avaient écrasée +par endroits. C'étaient des oeillets blancs, qu'elle portait en +mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue égayait sa physionomie; et +dans l'encadrement de mousseline rose que lui faisait le corsage, sa +poitrine, par reflet, semblait d'un grain moins jaune, plus délicat. + +Elle se sourit ingénument. Elle était surprise de se trouver ainsi, +gracieuse, séduisante, presque jolie. Et de fait, elle avait cet +immatériel chatoiement de beauté que projette d'abord sur les femmes +la splendeur insolite des toilettes de gala. Charme éphémère, léger +comme une teinte de pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et +les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les plus laides. Un +instant, dans la solitude du chez soi, devant son miroir, on se trouve +belle, assez belle, trop belle--et l'on ose partir, on part. + +--Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien qui observait d'un +regard amical ces petits manèges de coquetterie... Alors, comme cela, +nous allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?... + +--Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse avec un soupir. Et il faut +s'amuser ici-bas... Il y aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y +aura toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne s'amusaient +pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient par ici, voilà tout... +C'est la loi. Tu n'y peux rien... + +L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de sa tête rase, qui +crépitaient un à un sous ses doigts. + +--Philosophie! Philosophie! murmurait-il dédaigneusement... Et puis, +tu sais, mon neveu, nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop +forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me gênes!... + +M. Raindal rentrait suivi de Mme Raindal, emmitouflée dans sa longue +pèlerine, les cheveux piqués d'une vieille aigrette mauve, aux poils +épars et fléchissants comme un pinceau usé. + +--Eh bien! nous descendons tous? demanda le maître à son frère. + +--Mais oui, en route, mauvaise troupe! + +Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte remit le numéro à +M. Raindal. + +La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien referma la +portière; et, comme la voiture s'ébranlait: + +--Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon neveu! + +Après quoi, il pinça cordialement le menton de Brigitte, qui souriait +d'un air nigaud. + +--Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis! + +Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue Vavin: et, tout enfiévré +de son triomphe, il faisait tournoyer à chaque pas, comme une +sanguinaire masse d'armes, sa grosse canne en bois de cornouiller. + + + + +IV + + +Le bal qu'offraient M. et Mme Lemeunier de Saulvard (de l'institut) +«en leur appartement» de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles +de Mlle Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec M. Brisset de Saffry +de Lamorneraie, lieutenant au 21e hussards, avait attiré une grande +affluence. + +Armée, beaux-arts, littérature, science, haute bourgeoisie, gens de +savoir, gens de club, gens de banque et gens de salon, le contingent +complet de leurs relations emplissait dès onze heures ledit +appartement; et tout le monde, à défaut d'autre sujet d'entente, +s'accordait pour déclarer la fête très réussie. + +Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, n'ayant pas ménagé les +frais. Le buffet était somptueux, surchargé d'argenteries, de viandes, +de sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, et les +assiettes de fruits frappés y étalaient de loin en loin leurs larges +rondelles roses ou vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout +on avait prodigué les fleurs, en massifs, en corbeilles, en +guirlandes. Des digues de chrysanthèmes blancs masquaient de leurs +enchevêtrements crochus les croisées jusqu'à la moitié; et des +chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le long des lustres, où, +par les facettes du cristal, fulgurait avec calme l'intense lumière +des lampes électriques. + +L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes rouges soutachées +d'or. Ils formaient devant le piano une sorte de garde d'honneur +barbare; et, dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les voir +fourbir leurs instruments étranges, comme des sauvages au camp. + +Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. Un couple, deux +couples, trois couples se levaient; et aussitôt les lueurs du parquet +vide qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la foule emmêlée +des danseurs. Des mères souriaient. De vieux savants, rêveusement, +rythmaient du pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se +penchaient en arrière avec des regards enamourés. Sous la béatitude de +cette musique énervante, tous frémissaient un instant, malgré eux, +d'une jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait se croire +alors à une de ces réunions où des gens du même monde fusionnent dans +une intimité joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi. + +Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était comme ces liquides, +réfractaires au mélange, qui, dès qu'on cesse de les agiter, se +séparent et mécaniquement reprennent leur couleur et leur place. Le +tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements se +dégrafaient, les regards affiliés rompaient leurs attaches. Chacun, +d'instinct, retournait à son rang, vers les siens. Et de nouveau, +dans l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de la salle, le +parquet étendait sa steppe intimidante qui luisait sous les lustres. + +Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que quelques hardis jeunes +gens des grands clubs: Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de +Vernaise, Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, qui s'étaient +commis là sur les suppliantes instances de Mme de Saulvard; et aussi +des camarades du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon garance à +bande claire, titrés pour la plupart ou portant de ces noms bourgeois +qui, à défaut de la noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille +dûment établie. + +Ils se promenaient autour des salons, seuls ou bien deux par deux, +l'air méditatif, soutenant d'une main leur coude replié et frisant de +l'autre leur moustache. Ils examinaient les femmes une à une, +studieusement, comme des bêtes à la foire; et ils avaient tous la +paupière si lourde, si dégoûtée, qu'on ne savait au juste s'ils +rapetissaient exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit monde, ou +s'ils n'étaient point tourmentés peut-être par une permanente et +rebelle envie d'éternuer. + +Quant aux autres éléments de l'assemblée, Saulvard avait vainement +tenté de les fondre ensemble, au début du bal, puis, devant les +résistances, il avait renoncé. + +La haute banque avec la grande industrie et leurs tenants à toutes +deux formaient ainsi un clan compact dans l'angle de droite du +premier salon. Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même, +ce groupe s'assombrissait si un intrus osait y quémander une chaise, +un peu de terrain, le moindre accès. Il ne se montrait accueillant que +pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, massés à coté, +en une petite élite, se serraient étroitement après les saluts de +rigueur; et affectant, dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils +se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. Sauf +quelques gentilshommes que le goût de la chair fraîche ou le besoin de +conseils financiers aguichait vers l'autre clan, le groupe de la +noblesse demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme et à ses +virtuosités de morgue. + +Les Académies également conservaient leurs distances. Les cinq +sections de l'institut siégeaient à la ronde sans fraterniser. A peine +y échangeait-on de brèves aménités ou se passait-on des chaises pour +éviter la promiscuité avec l'Académie de Médecine, cette intruse, que +signalait à tous une odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée +dans l'étoffe des habits. + +Les ménages de littérateurs s'étaient constitués en cercle fermé avec +les ménages des peintres et des musiciens. Mais la gêne y régnait ou +l'animosité réciproque. + +Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à la porte, prenait +l'aspect d'un surveillant de bal public, d'un contrôleur de casino qui +marque l'entrée des abonnés, en cajolant de même ses clientèles +diverses. + +Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune bandée de courts +favoris blancs--une tête de Japonais devenu maître d'hôtel--il +souriait sans cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses +hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le remerciement d'un +pourboire. A chaque invité, dès le seuil, il murmurait, pendant quatre +ou cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards roulaient +alentour, discrets, confidentiels, et, de loin, on eût dit qu'il +désignait aux arrivants le chemin du vestiaire ou de quelque autre +endroit. + +Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade il s'élança à leur +rencontre. + +--Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je commençais à +désespérer... + +Il avait happé entre ses deux mains la main de M. Raindal, et il +continua: + +--Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... Quel triomphe!... +Quel beau livre!... Madame... Mademoiselle... + +Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de M. Raindal, il +chuchota: + +--Vous savez, notre jeune homme est là... Un charmant garçon... Il +plaira tout à fait à mademoiselle votre fille... C'est forcé.. _Fata +volunt!..._ Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je vous amène +le phénix... + +D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait M. Raindal vers +le coin du salon où la section des Inscriptions avait disposé ses +retranchements. Quelques chaises y demeuraient libres au premier et au +second rang. M. et Mme Raindal s'installèrent en arrière, Thérèse +devant, entre les deux filles d'un collègue de son père. Elles étaient +maigres, menues, comme un attelage étique de fiacre à galerie, et, en +causant, à la dérobée, elles inspectaient sa toilette. A la voix de +Saulvard qui reparaissait suivi d'un jeune homme de petite taille, +Thérèse dressa la tête. + +--Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus les demoiselles, +permettez-moi de vous présenter un de nos jeunes confrères que vous +connaissez assurément de nom: M. Pierre Boerzell... + +Les deux savants balbutiaient des paroles de courtoisie que ni l'un ni +l'autre n'entendit. Saulvard ajouta: + +--M. Pierre Boerzell... Mlle Raindal... + +Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, comme le prélude d'une +valse déroulait ses lentes harmonies, il murmura: + +--Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette valse? + +Thérèse refusa d'un ton de sympathie: + +--Non, monsieur, je vous remercie... Je ne danse pas... Mais, si vous +le désirez, nous pouvons la causer, comme on dit, je crois... + +Boerzell bredouilla une acceptation reconnaissante. Justement les +petits chevaux de fiacre venaient de partir en course pour la valse. +Il s'empara d'une des chaises restées vides à côté de Thérèse; et, +tout de suite, la conversation, habilement engagée par elle sur le +terrain scientifique, devint cordiale, presque familière. + +Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le nez un peu court, +des joues boursouflées, qui débordaient comme des cloques hors d'une +barbe enfantine, et les paupières rougies par le travail du soir. Mais +ses yeux, derrière les verres épais du pince-nez, brillaient d'un +éclat tendre et bon. Il avait dans la causerie ces inflexions +caressantes, minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à faire +tinter leurs mots comme des pièces de solide aloi; et, tandis qu'il +parlait, ses gestes se démenaient plus allègres, plus vivaces, ses +bras se déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace de malaise. + +Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa chaise et se mêla au +marivaudage des deux jeunes gens. Ils flirtaient sur le sens d'une +inscription trilingue récemment découverte en Mésopotamie, et Thérèse +défendait son interprétation, avec cette assurance de professionnelle, +cette voix d'homme qu'elle prenait toujours dans les discussions de +science. + +--Ah! monsieur! s'écria Boerzell, découragé... Mademoiselle est très +forte, beaucoup plus forte que moi!... Elle m'a battu... + +M. Raindal acquiesça d'un sourire: + +--Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... Tenez, moi-même, +souvent... + +Mais la valse finissait, et les petites haridelles, rentrant à la +station, délogeaient le jeune savant. Il proposa à Thérèse: + +--Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous conduise au buffet, ainsi +que madame votre mère?... + +--Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman? + +Et, tous trois, Mme Raindal au bras de Boerzell, Thérèse les suivant, +ils se dirigèrent vers le buffet, parmi la presse des danseurs qui +regagnaient leurs chaises. + +M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans sa posture favorite: +les coudes serrés au buste, les avant-bras relevés, les mains pendant +au bout du poignet, toutes molles, comme les pattes d'un chien qui +fait le beau. De sa place, par la baie de la porte ouverte à deux +battants, il pouvait apercevoir, sans se pencher, la salle du buffet. +Il voyait le dos de sa femme courbée sur la table d'apparat, où elle +picorait hâtivement. Puis, contre la haute cheminée, bourrée jusqu'au +marbre de floraisons blanches, Thérèse avec Boerzell, dégustant à +petits coups de cuiller des glaces roses qui semblaient des fruits, ou +s'arrêtant par moments pour rire en se regardant, se parlant de près +comme des amis de vieille date. + +Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune homme! Non, ce +serait trop beau!... Et qui sait, pourtant!... Tour à tour, aux remous +des réflexions contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en +sourires attendris ou se plissaient d'une grimace d'amertume. + +Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient de son livre. +D'autres accoururent. Un petit rassemblement d'ovation s'amassa autour +de M. Raindal, lui cachant sa fille. Les derniers survenants +inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour saisir les +réponses du maître. On percevait des «Vous êtes infiniment bon...», +des «Je suis confus, en vérité...», des «Croyez bien que, de mon +côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un l'autre à renchérir, +protestaient de leur sincérité par un redoublement d'éloges. + +Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait afin d'écouter M. +Raindal qui retraçait ses souvenirs de jeunesse, la misère des débuts. + +Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir les rangs +de l'auditoire. + +--Pardon, messieurs!... Pardon.. + +La main en proue de navire, il frayait le chemin devant une jeune +femme brune qu'il avait à son bras, et, stoppant près de M. Raindal: + +--Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer les voeux d'une de vos +admiratrices qui brûle de vous connaître?... M. Eusèbe Raindal... Mme +Georges Chambannes... + +M. Raindal s'était levé et saluait, la main au dossier d'une chaise. + +--Madame, trop heureux... + +Mme Chambannes se récria: + +--Mais c'est moi, monsieur... + +Puis ils restèrent un instant en détresse, comme ne sachant plus que +se dire, malgré leur bon vouloir mutuel. + +M. Raindal examina timidement la jeune femme. Sa petite figure +d'aiglonne était adoucie par des yeux marrons à reflets langoureux; et +les ondulations de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à l'antique, +avaient en leurs riches replis quelque chose de sauvage et de +volontaire. Enfin, elle poursuivit par phrases hésitantes où les mots +déviaient souvent de la précision qu'elle leur eût souhaitée: + +--Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre livre... C'est un livre +charmant, une très grande oeuvre... Je ne peux pas vous dire combien +elle m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce doit être si +intéressant d'écrire des ouvrages comme cela... Et le style est si +joli, si agréable à lire! + +--Je vous abandonne! interrompit Saulvard en clignant ses yeux +obliques... Mes invités... Vous m'excusez!... + +Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, par discrétion, +les gens de l'attroupement s'étaient écartés. + +D'un coup d'oeil d'entente, M. Raindal et la jeune femme convinrent de +s'asseoir pour continuer la causerie. Mais il vit si près du drap noir +de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de Mme Chambannes que, +machinalement, il se retira un peu. Elle accumulait en souriant les +éloges, les offrant un à un, la poitrine tendue vers M. Raindal, +comme si elle les eût détachés de son corsage. Alors l'embarras +qu'éprouvait d'habitude le maître à causer avec les personnes de +culture inférieure--telles que les ignorants, les femmes ou les +mondains--s'accrut encore d'un trouble pudique devant le décolletage +de son admiratrice. Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, en +suivaient les courbes pleines et tranquilles. Il lui semblait qu'une +invisible force les attirât vers cette peau mate et diaphane comme +une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, dans la quiétude de +leur jeune fermeté, haletaient contre le ruché de l'échancrure sans +daigner même y prendre appui. Il répondait incomplètement, de travers, +avec des fuites soudaines de pensée, aux exclamations, aux questions +multiples de Mme Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter, +intérieurement il la comparait à une suivante de Cléopâtre, oui, à une +de ces gentilles esclaves grecques dont les beautés espiègles +sertissaient la Reine des Égyptes, comme des nymphes autour d'une +déesse. + +Cependant la verve louangeuse de la jeune femme se ralentissait. +Maintenant son petit front uni se fronçait d'un pli de recherche dans +l'encadrement des deux boucles plates qui le limitaient. Elle ne +trouvait plus de chapitres, de passages, où piquer ses «si joli» et +ses «si charmant», comme des bons points égaux de couleur alternante. +Mais tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines +retroussées palpitèrent de malice; et elle donna en mille à M. Raindal +une autre raison, une dernière raison, pour laquelle elle aimait tant +son livre. + +Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara avec modestie: + +--Je ne sais pas! + +--Eh! cherchez donc! ordonna familièrement Mme Chambannes en roulant +les «r». + +M. Raindal, sans chercher, songeait: + +«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!» + +Et il répéta du même ton: + +--Non, décidément, je ne sais pas! + +Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise finale et, en +réalité, son prétexte à relations, son amorce suprême... Eh bien! +précisément l'hiver suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari +un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre de M. Raindal était +donc venu à propos, au moment où elle commençait à étudier les +antiquités égyptiennes en vue de ce voyage; et naturellement... + +--Chère madame, interrompit une voix à l'accent guttural. +Pardonnez-moi... Voudriez-vous me faire le plaisir de me présenter à +monsieur... + +--Mais certainement! + +Et elle présenta: + +--M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs amis... et qui adore +votre livre. + +C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux et à la prestance +aristocratique. Avec ses favoris blancs et sa blanche moustache en +croc il avait un type de général autrichien, une de ces têtes que +volontiers on s'imagine coiffées d'un bicorne doré, à flottant panache +de plumes vertes. Dans une attaque de paralysie faciale, causée par le +krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière gauche qui +retombait inerte, grisâtre, voilant l'oeil aux trois quarts--et cette +infirmité complétait, comme une glorieuse blessure, son air de vieux +combattant de Custozza. + +Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, selon l'immuable +règle qui veut que la plupart des gens achèvent leurs compliments par +une apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui l'amenait vers +le maître. Autrefois, il avait possédé une collection de camées, une +collection tout à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité +des objets qui la composaient, M. Raindal pouvait consulter plusieurs +de ses collègues: le comte de Lastreins, de l'Académie des +Inscriptions; le baron Grollet, membre libre de l'Académie des +Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de l'Académie française, tous bons +amis ou vieux camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette +collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! M. de Meuze avait dû +s'en défaire, à la suite de revers financiers. Mais il en connaissait +l'acquéreur, un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si M. Raindal +désirait, le marquis se targuait d'obtenir communication de la pierre. + +Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien se +circonscrivit à l'art des camées, plus quelques commentaires adjacents +sur la numismatique, dont le marquis avait des notions. Mme +Chambannes, déroutée, pépiait de temps à autre, en sourdine, ses «si +joli» et ses «charmant». M. Chambannes, un long garçon blond, au teint +fripé, à l'oeil veule, au cheveu fin et rare, l'avait rejointe. Sa +grosse moustache cylindrique semblait un couvercle à charnière, tant +elle recouvrait hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble de sa +personne lasse paraissait aussi bien celui d'une fripouille avachie +que celui d'un brave jeune homme épuisé par la fête. + +Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait à leurs babillages +par des sourires approbatifs et fatigués. Il se fût reproché la plus +légère rebuffade envers des étrangers si courtois malgré leur +niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, cela l'impatientait, +ces civilités forcées dont il n'apercevait pas le terme; et il ne +l'ennuyait pas moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos de +brocanteur, ses histoires de camées, de ventes d'occasions, ou ses +nomenclatures de catalogue. + +Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. Mme Raindal revenait, +accompagnée de Thérèse et de Boerzell. Ce furent de nouvelles +présentations. Mme Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses louanges. +Mme Raindal bégayait, toute rougissante, comme des paroles d'excuse. +Thérèse observait en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, Mme +Chambannes demanda le jour de ces dames, l'autorisation de leur rendre +visite. Il y eut une accalmie. On parlait pour parler, du bal, des +tziganes, des danseurs. Et, soudain, Mme Chambannes interpella le +marquis: + +--Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous dire... Vous permettez, +mesdames?... + +--Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste infléchi, les sourcils +arqués d'attention. + +Mme Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix: + +--Si vous disiez à Gérald d'inviter Mlle Raindal... Ce serait poli! + +--Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais courir la chance! + +Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, portant haut sa +fière tête de feld-maréchal, et fouillant l'assistance de son unique +petit oeil vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua promptement, +la main brandie comme un crochet pour happer quelqu'un qui fuyait. + +Du grand jeune homme que le marquis avait empoigné, Thérèse ne +distinguait que les épaules carrées et la nuque brune au-dessus d'un +reluisant col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger des choses +absurdes, impraticables, car la nuque brune se secouait en dénis +indignés, semblant affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du +monde... Et brusquement, la nuque obéit, le grand monsieur fit +volte-face en haussant les épaules. Thérèse sentit son coeur se tordre +comme un serpent blessé. + +C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué par l'âge, plus affiné, +plus à la mode, d'une classe supérieure. Mais c'était lui: les mêmes +yeux aux larges prunelles couleur d'agate foncée, la même moustache +noire aux pointes impertinentes, le même dandinement sur des jarrets +pliants. Et il marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard +en éveil comme pour reconnaître à distance contre quel ennemi on le +menait. + +Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, dans un +ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus ni ses parents, ni les +Chambannes, ni Boerzell, ni les couples qui commençaient à valser, ni +les gens auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues bottines +vernies, les pieds étroits et souples du jeune homme, qui se +rapprochaient, se rapprochaient toujours. + +Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, et, saluant: + +--Mademoiselle, je vous présente mon fils, M. Gérald de Meuze. + +Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets: + +--Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin de cette valse?... + +Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de petite fille: + +--Mais, monsieur, je ne sais pas danser... + +--Qu'importe? Tout dépend du danseur... + +Il décochait à Mme Chambannes une preste oeillade d'amitié ou +d'ironie, et, comme tenant une gageure: + +--Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis la valse... + +Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien le voir, de s'abreuver +à fond de ses traits. Elle ne put résister. Une raie de sueur lui +mouillait le dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis dans +d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, puis d'une voix brève, +presque bourrue malgré le sourire dont elle tentait de la corriger: + +--Soit, monsieur... Essayons!... + +Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. Aux premiers pas elle +trébuchait, par ignorance, crainte de manquer de rythme. Alors, la +soulevant comme une enfant, il l'emporta délicatement parmi les +danseurs. Ses pieds ne touchaient plus le sol. Les couples la +frôlaient sans heurts. Elle avait l'impression de glisser avec un +amant robuste sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. Des +sanglots lui barraient la gorge. Il la crut essoufflée, et, +s'arrêtant: + +--Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je vous disais?... Cela va à +merveille... + +Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses minces lèvres pâlies +de plaisir. + +--La danse, c'est comme la nage! poursuivait le comte d'un ton +paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... La musique vous pousse +comme les vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller... + +Et il continua sa théorie, ses comparaisons, pour éviter un silence +impoli. Thérèse répondait à demi, par monosyllabes indistincts. Elle +se reprenait maintenant, comme au réveil de ces songes coupables où +Albârt, la nuit, parfois la pressait si doucement. Quoi! elle, Thérèse +Raindal, faiblir ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, sous +l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait à l'autre! Un +dégoût d'elle-même l'envahit. Pour dissimuler sa tristesse, elle +s'appliquait à regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre +qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet arrachaient du +violon les mélodies pantelantes comme de longues lanières d'épiderme, +et il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à veste +cramoisie, l'oeil écouteur, les paupières battantes. Elle enviait sa +bestialité, la joie irréfléchie dont frissonnait son sombre visage. +Ah! que n'était-elle comme lui, une brute sans pensée, sans subtilité +et ne vivant que par les sens qui le soutenaient jusqu'en son art!... +Un mouvement de Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant +elle, le bras prêt à l'enlacer. + +--Nous repartons, mademoiselle?... + +Elle espérait encore refuser et, se contraignant, elle murmura: + +--Mais, monsieur, la valse va finir! + +--Profitons-en... Un dernier tour! + +Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux viraient vers la +place où il allait la reconduire. Elle eut peur. Elle se vit +remerciée, rassise, sevrée pour la soirée de ces délices retrouvées; +et, dans un élan de concupiscence plus forte, résolument elle +prononça: + +--Eh bien! oui, un dernier tour. + +Il rentra avec elle dans la cohue des couples. D'un imperceptible +palpitement son bras étendu scandait la mesure, et, à chacune de leurs +moelleuses passes, il semblait à Thérèse que le parquet ployait sous +eux. Involontairement elle se colla à Gérald, s'incrusta à son +enlacement. Tout le passé rejaillissait en elle au prestige de ce +contact, par saccades brutales qui l'affolaient. + +Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier appel à sa puissance +d'esprit, à sa dignité, à cette Mlle Raindal qu'elle était. + +--Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières de nouveau closes. + +--Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le jeune comte. + +Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. Sans rien deviner de +son angoisse, il souriait aux camarades, et d'un coup d'oeil +goguenard, il les prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet, +du coffre à bois qu'il lui fallait manoeuvrer. Encore une heureuse +idée qu'ils avaient eue là, son père et Zozé!... Sans compter qu'elle +lui dépiautait l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, dont +elle se cramponnait afin de ne pas tomber. Ah! par exemple, cela, +c'était trop violent! Un pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et, +comme il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, ne +perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des deux bras, car elle +pâmait, toute blême et raide comme une morte. + +--Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... Voilà bien ma +guigne!... + +Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, bousculant un peu les +gens qui encombraient le chemin, et, l'ayant accotée sur une +banquette, contre le mur, il courut prévenir la famille. + +En un moment, les Raindal, les Chambannes, Boerzell, le marquis, +furent debout, se précipitèrent avec Gérald auprès de Thérèse. + +Mme Chambannes avait tiré de sa poche un flacon de sels en or où +luisait un rubis cabochon, et, s'agenouillant presque, elle le fit +respirer à la jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible +gémissement de chagrin fusait seulement de ses lèvres disjointes qui +découvraient ses dents inégales. On lui bassina les tempes d'eau +fraîche, sans plus de résultat. Saulvard, comme on va réquisitionner +les pompiers à leur poste, avait pointé droit vers le campement de +l'Académie de médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien +appuya son oreille à la poitrine moite de Thérèse et diagnostiqua: + +--Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite! + +Enfin, dans la chambre de Mme Saulvard, où sa mère et Mme Chambannes +l'avaient conduite, elle rouvrit les yeux. + +Tout de suite, ses regards étaient allés avec stupeur à son corsage +défait. Puis elle reconnut Mme Chambannes penchée sur elle, dans une +pose d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme au chevet +d'une agonisante. + +Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails de l'accident, +l'ivresse inavouable qui l'avait étourdie et cette chute ridicule en +plein bal. Quel double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu +replonger au néant, détruire avec son corps le souvenir. Elle +suffoquait de révolte, et subitement elle fondit en sanglots. + +--C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs! exhortait Mme +Chambannes. + +Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse. D'un coup, se +maîtrisant, elle s'était redressée, et, devant l'armoire à glace, elle +commença rageusement à refaire sa toilette. + +Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa mère, de Mme Chambannes, +et une colère croissante lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait +la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une femme qui vient +de défaillir! Un homme l'eût ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se +fût pas relevée plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles étaient +agrandies d'éclat, ses paupières meurtries d'une ombre brune comme +après une nuit d'insomnie. La sueur avait posé des teintes huileuses +sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses à travers la +poudre de ses joues. La touffe d'oeillets était tombée, formant dans +ses cheveux, au-dessus du front, une alvéole profonde, une sorte de +blessure aux bords noirs. Et les agrafes du corsage mal ajustées, dans +sa hâte, faisaient bâiller la gaze autour de ses seins comme une corde +transparente et lâche. + +--Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer Mme Chambannes... Vous +sentez-vous mieux? + +Thérèse riposta froidement. + +--Beaucoup mieux, madame, je vous remercie. + +Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une voix qui commandait: + +--Nous partons, maman? + +--Comme tu voudras, ma fille! répliqua Mme Raindal. + +Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs les attendaient. + +A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner et Boerzell +l'imitait. Mais, comme par mégarde, Thérèse s'échappa dans la +direction du vestiaire. Ils n'étaient plus là quand elle revint au +bras de son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à demi replié, +la soutenait, en traînant la jambe. Mme Raindal fermait la marche, le +dos voûté dans sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard leur fit +escorte jusqu'au palier. + +--C'est la chaleur, cette damnée chaleur! répétait-il d'un ton +compétent. + +Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène de la rampe, il cria: + +--J'enverrai chercher des nouvelles demain... Ce ne sera rien, +j'espère, mon cher collègue! + + * * * * * + +Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur le strapontin, avait +laissé le fond aux dames. Tous trois restèrent longtemps silencieux. +Ils contemplaient songeusement, à travers les carreaux dépolis par la +buée, les rues noires et les becs de gaz dont les flammes jaunes dans +la brume s'aplatissaient en éventail. Le maître, assis de côté, à +chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper à la courroie +de la vitre dont le cuir dur lui tranchait les mains, et le bois de la +portière macérait sans répit ses rotules. A un choc plus rude qui +l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée s'écria: + +--Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici entre nous deux. + +--Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne bougez pas... Et toi, +fillette, cela va-t-il? + +--Très bien, père, merci... + +La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée derechef. Dans la +pénombre, M. Raindal contemplait son profil maussade en arrêt vers des +pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute son énergie et, avec +bonhomie: + +--Eh bien, fillette? demanda-t-il. + +--Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse. + +Il y eut un temps, puis M. Raindal articula: + +--Eh bien, ce jeune homme du bal!... + +Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches, elle repartit +d'un ton de bravade: + +--Quel jeune homme? + +--Ce M. Boerzell! + +Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il ne s'agissait que de +celui-là!... Elle l'avait tellement oublié, le pauvre garçon! Et, en +souriant, d'une voix ferme, elle prononça: + +--Non, jamais, père! + +M. Raindal insista: + +--Pourquoi? Il avait l'air de te plaire... + +--Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est tout... + +--Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?... Que je sache, au +moins... + +--Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas. + +Elle avait saisi la main de son père et lui offrait tendrement sa joue +à baiser. M. Raindal l'embrassa en grommelant: + +--Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te forcer... + +Et par matoiserie, besoin de se rendre compte, il ajouta, sans quitter +la main de la jeune fille: + +--Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que l'autre. + +Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse qui se rétractait. + +--Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?... ce M. de +Meuze... + +Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec dépit: + +--Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie... M. Boerzell ne me plaît +pas... je le refuse... cela suffit... Je crois que j'ai l'âge, +n'est-ce pas? + +Le maître ne répliqua point. Plus de doute, maintenant. C'était ce +grand monsieur, cette espèce de Dastarac mondain, qui avait gâté tout, +écrasé le petit Boerzell par son avantageuse stature. Une partie +perdue, quoi! + +Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations intérieures. + +On n'entendait plus que le ferraillement des roues contre le pavé ou +les stridentes vibrations des vitres dans leur cadre. + +Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie, et Mme Raindal, en son +coin, paraissait aussi sommeiller. Mais elle ne dormait pas. Une +torture de remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait sous les +paupières ses regards éveillés. Elle supputait avec angoisse combien +d'heures s'étendaient jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni +où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser ses récents +péchés. Car, poussée par la soif ou cédant à la tentation, elle avait +repris par trois fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise +au champagne, sans compter nombre de petits fours et autres menues +friandises. + + + + +V + + +Comme, vers onze heures un quart, Mme Chambannes achevait sa toilette, +on frappa à la porte, et, par l'huis entrouvert, un bras à manche de +lustrine tendit un petit bleu. + +--Une dépêche pour madame! annonçait une voix. + +--Donnez vite! fit Mme Chambannes. + +La femme de chambre, quittant la jupe de sa maîtresse, qu'elle était +en train d'agrafer, courut prendre la dépêche. + +Mme Chambannes avait déchiré le pointillé d'une main déjà tremblante, +et elle lut avidement, les regards galopant le long des lignes: + + «Mardi matin, 10 heures. + + «Ma bonne petite Zozé, je ne sais où j'avais la tête en te disant + hier soir à ce bal que nous déjeunerions aujourd'hui ensemble chez + nous. Je suis engagé depuis huit jours chez les Mathay. + Heureusement que je m'en suis souvenu à temps. Nous rattraperons + cela. Pardonne-moi mon étourderie, et à tantôt quatre heures. En + hâte tous les baisers de ton _old_. + + «G.» + +Elle déposa avec flegme, sur le lavabo, la dépêche repliée. Puis dans +une pelote de velours carmin, elle choisit deux petites épingles de +perle dont elle piqua soigneusement sa cravate à larges pans de +dentelles. Mais elle ne se contenait plus, et, d'une voix un peu +rauque: + +--Lâchez tout cela, Anna, murmura-t-elle... Cherchez-moi ma robe de +chambre rose... + +--Mais, madame ne sort donc plus? se récria la camériste en simulant +la surprise. + +Mme Chambannes avait jeté son corsage sur une chaise et dégrafait +fiévreusement sa jupe. + +--Non, je ne sors plus... + +--Madame déjeunera ici? Dois-je appeler la cuisinière?... + +--Oui... non..., balbutia Zozé. Dites-lui de me faire à déjeuner... ce +qu'elle voudra... + +--Bien, madame! + +Elle rentrait, portant sur le bras un long peignoir soyeux, enrubanné +de satin rose. Mme Chambannes l'endossa, et, tout en nouant les +rubans, sèchement, elle commanda: + +--Maintenant, allez-vous-en!... + +Anna disparut. Mme Chambannes s'affala dans un fauteuil de cretonne. + + * * * * * + +Ainsi, ils ne déjeuneraient pas ensemble, c'était sûr, définitif, +irrévocable. Gérald n'avait pas hésité entre elle et cette Mathay! Il +prévoyait bien pourtant quelle poignante déception il lui causerait en +rompant, au dernier moment, sa promesse. + +Le misérable! Elle se l'imaginait d'avance chez les Mathay, à table, +assis à côté de la comtesse, une petite blonde au nez retroussé, à la +figure puérile, impudique et gouailleuse. Il faisait l'aimable, le +joli parleur, appuyant ses regards à ceux de la dame, se livrant de +ses grands yeux en gentils abandons. Et le déjeuner finissait. On se +rendait dans le hall. On buvait le café. Qui sait? Mathay sortait +peut-être, les laissait seuls en vrai nigaud de mari qu'il était. +Alors que se passerait-il? Car on la connaissait la jeune gaillarde de +comtesse. Elle ne passait pas pour une citadelle, pour le Capitole!... +Oh! l'infamie et l'abjection! + +Mme Chambannes aurait voulu saisir son coeur à deux mains et le lancer +loin d'elle, dehors, par la fenêtre. Ses ongles griffèrent la place où +il palpitait, à travers la soie du peignoir, la cuirasse du corset, et +elle songea à des représailles, comme chaque fois que la trahison de +Gérald lui semblait un fait accompli. + +C'est cela, elle se vengerait, elle le tromperait, elle irait se +donner à un autre, à n'importe lequel de tous ceux qui la +courtisaient. Des noms d'hommes, avec des décors, surgissaient dans +son esprit: l'atelier de Mazuccio, le petit sculpteur, les +garçonnières de Burzig ou de Pums, le mari de son amie Flora. Partout +on l'attendait, partout on l'accueillerait comme une souveraine qui +daigne s'offrir. Elle leur crierait dès le seuil: «Me voici, +prenez-moi!» Et ils choiraient à genoux, en bégayant: «Merci!» avec +des sanglots de bonheur. + +Ces visions flatteuses la calmèrent. Elle marchait dans le cabinet de +toilette, essayant de fixer son choix. Auquel s'adresserait-elle? Ils +lui répugnaient pareillement. En se figurant aux bras de chacun d'eux, +un frisson de répulsion lui faisait secouer la tête. Pouah! Quel +courage de rancune il lui faudrait pour s'abaisser là! De plus, aucun +peut-être ne se trouvait libre. Elle risquait des refus polis, un +camouflet. Non, tout s'y opposait. Puis elle s'avoua mélancoliquement: +«D'ailleurs, jamais je ne pourrai!» + +Elle était retombée dans le fauteuil, les muscles mous et meurtris de +tiraillements, comme si elle eût marché des journées durant. + +Elle ramassa sur le marbre le petit bleu pour le relire. Chaque mot +lui paraissait insulte ou mensonge. Des larmes lui montèrent aux yeux. +A la rage le chagrin succédait. Comme il était méchant, glacial, +impitoyable parfois, ce Gérald! Elle eût aimé avoir auprès d'elle une +amie maternelle, capable de comprendre et de plaindre, à qui elle se +fût confiée en pleurant. Mais qui? Hélas! pour recevoir de telles +confidences, ni Flora Pums, ni Rose Silberschmidt, ni Germaine de +Marquesse, ses anciennes compagnes du cours Levannier, ni la bonne +tante Panhias n'avaient l'âme assez haute et assez charitable! Rien +qu'à la pensée de leur joie dissimulée ou de leurs consolations +grossières, l'orgueil de Zozé s'insurgeait. + +Elle recommença à sangloter. + +Elle avait l'impression d'être échouée sur une île déserte, et +volontiers elle eût appelé la mort. Elle se sentait à ces instants de +drame, si délaissée de tous, si petite Mouzarkhi, si seule et si +étrangère, l'infortunée Mme Chambannes, malgré son nom français et son +éducation de Parisienne! Pauvre fleur exotique plantée à ras de terre +sur un sol ennemi où ses brèves racines craquaient comme des fils aux +plus faibles bourrasques! Nulle aide ne la soutenait dans la détresse. +Elle ne possédait pas même le recours d'invoquer le ciel, de se +réfugier en Dieu, puisqu'on l'avait élevée hors de toute foi +religieuse. Et quand elle voulait prier, il ne lui revenait qu'une +courte et bizarre oraison, celle que chaque soir, à l'époque de son +enfance, la bonne tante Panhias lui faisait réciter en chemise, avant +de se mettre au lit. Inconsciemment elle la répéta: + +«Mon Dieu, soyez béni! + +«Faites que je sois sage, faites que je travaille bien, faites que je +contente papa, ma tante, mon oncle, et faites que papa ne saute pas +demain à la Bourse. _Amen!_» + +Elle sourit à cette dernière phrase. Elle se remémorait son père, mort +depuis bientôt sept ans, son brave homme de père, si étrangement +tendre et improbe à la fois. + +Un type, ce Mouzarkhi dont les origines, pour les intimes, les +compatriotes, comme pour les autres, étaient demeurées obscures, +inexplicables. + +Débarqué un jour d'Alep à Paris, sans relations, sans truchements, +sans patrons d'aucune sorte, au bout de six mois il acquérait à la +Bourse une des plus puissantes situations de remisier qui fussent sur +la place. On disait bien qu'il jouait, gagnait plus par l'agio que +par les courtages. Mais il bénéficiait de l'indulgence mêlée de +respect qu'on accorde aisément dans ce monde-là aux joueurs heureux. +Il ne se cachait pas, par contre, de ses spéculations. Il avait juré +de s'arrêter, de cesser tout labeur, sitôt qu'il aurait le million. Il +allait y atteindre quand, pour la première fois, il sauta. Son passif +était du double. Pendant quelques semaines, discrètement, il se +retira. Puis il revint. Actif, cordial, ingénieux, il se refit +rapidement des clients, du crédit. Son négoce maintenant avait un but +plus noble; acquitter les créances. Durant deux ans, il solda +régulièrement des arrérages. Il ne lui manquait que trois cent mille +francs pour épuiser le reliquat de ses dettes. Il ne sut pas +patienter, rejoua afin de les gagner plus vite, et pour la seconde +fois, il sauta. La malchance ne l'abattait point. Il reprit son +trafic, menant l'existence large et gaie, travaillant, payant, +spéculant, resautant, rebondissant comme un ballon léger et solide. A +son sixième saut, il ne survécut pas. Il était tombé de trop haut, +d'une fortune fictive de deux millions au néant et moins. Il mourut +d'apoplexie en pleine Bourse, insolvable, mais laissant la réputation +d'un camarade fort sympathique et d'un financier merveilleusement +doué. + +Pourtant, auparavant, il avait assuré le sort des siens en bon père de +famille. + +D'abord, à la mort de Mme Mouzarkhi, décédée peu d'années après +l'arrivée à Paris, il avait appelé en France son beau-frère, M. +Panhias, avec sa femme, pour les charger de l'éducation de la petite +Zozé. D'où venaient-ils, ceux-là? D'Alep, de Ghazir ou de Stamboul? +Étaient-ils Grecs, Juifs, Turcs ou Maronites? Personne n'avait pu +l'apprendre, les Panhias se montrant aussi réservés que M. Mouzarkhi +sur le problème de leur extraction. Ils avaient tous deux un accent +indéfinissable qui tenait simultanément de l'espagnol, du hongrois et +du moldo-valaque. Panhias, un homme modeste et taciturne, faisait +fonctions de fondé de pouvoirs dans la maison de son beau-frère. Mme +Panhias veillait fidèlement à l'instruction de la petite, +l'accompagnant le jour au cours Levannier, demeurant avec elle le +soir, quand le père allait au théâtre ou ailleurs. Elle était +corpulente, enjouée, et, par accès, communicative. Grâce à elle, on +savait que les Panhias n'avaient point gravement pâti dans les +déconfitures de leur parent, et conservaient, malgré les déboires, une +quinzaine de bonnes mille livres de rente. Mais sur le reste elle +gardait le silence, vertu traditionnelle de la famille. + +Puis M. Mouzarkhi, un an avant le saut suprême, avait prudemment muni +sa fille d'un mari. L'affaire, proposée par un collègue de la Bourse, +ne s'était pas amorcée sans mal. Des deux côtés on se méfiait. Les +agences consultées avaient fourni des renseignements à faire peur. +Elles représentaient M. Mouzarkhi comme un homme très choyé parmi les +gens de son métier, mais d'un crédit suspect et souvent entamé. +Georges Chambannes, fils d'un petit médecin du Berri, ex-élève de +l'École centrale, était, selon elles, un ingénieur d'avenir, +industrieux, hardi, mais ayant jusqu'ici végété, cherché vainement sa +voie dans des entreprises louches. Enfin, après réflexion, on sentit +de part et d'autre que trop d'exigences seraient messéantes. On +transigea sur le terrain de l'espoir, de la confiance respective en +des époques meilleures. Et les pourparlers aboutirent. + +Zozé qui ne souhaitait que mariage, délivrance de la tutelle Panhias, +liberté, agréa, dès la première entrevue le jeune Chambannes. Il +était, au surplus, joli homme, élégant et d'allures caressantes. Il +n'insista pas pour la cérémonie religieuse que M. Mouzarkhi, désireux +d'observer la neutralité ou l'incognito en matière de foi, déclarait +contraire à ses principes de vieux républicain et de positiviste. Au +vrai, on eût réclamé à Zozé un acte de baptême dont M. Mouzarkhi +s'était abstenu de la pourvoir et l'obtention de ce diplôme eût encore +retardé l'union. Le mariage fut donc célébré civilement. La moyenne +Bourse tout entière y assista, voire même quelques personnalités de la +Haute Banque, où M. Mouzarkhi comptait des admirateurs, sinon des +amis. Et, le soir de la célébration, le jeune ménage s'installait dans +un coquet hôtel de la rue de Prony, cadeau de noces du financier. Il +joignait à l'immeuble un capital de cent mille francs pour aider +l'ingénieur à trouver cette voie qu'il cherchait. + +En deux ans, sans rien découvrir, Georges Chambannes eut mangé toute +la somme et lourdement hypothéqué l'hôtel. + +Il ne restreignait pas son budget. Au contraire. Il le soutint et +l'étendit par le jeu, des expédients cachés, de sombres tripotages. On +affirmait aussi qu'il touchait des secours chez de vieilles dames +généreuses dont on citait les noms; et ces bruits ne rencontraient que +peu d'incrédules, car il était beau garçon, dépensier, sans profession +ni ressources avérées, et puis le discrédit, comme la gloire, a ses +légendes auxquelles tout le monde veut ajouter foi par malice ou +niaiserie. + +Mais qu'il passât la nuit au tripot, découchât ou parût maussade, Zozé +ne s'alarmait pas. Même aux périodes de malheur, ayant toujours ignoré +la gêne, empocher des sommes d'argent et, celles-là gaspillées, en +redemander et recevoir d'autres, lui semblait la fonction naturelle de +la femme. Un refus, une remontrance, une diminution de son luxe seuls +auraient pu l'inquiéter, et Georges jamais ne lésinait. + +Elle ne modifia donc son existence que du jour où, par une amie, elle +apprit que Georges courait les filles. Le changement fut +imperceptible, se fit sans scènes et sans fracas. Elle prit un amant. + +C'était un de ses parents qu'elle avait lieu de tenir pour son cousin, +Démètre Vassipoulo. Établi à Paris depuis dix-huit mois à peine, tout +jeune,--il avait vingt-trois ans,--une mince moustache brune comme +tracée au charbon, Démètre courait déjà sur les traces de l'oncle +Mouzarkhi. A la Bourse on escomptait son avenir comme une valeur +d'État, sûr qu'il ferait une colossale fortune ou une banqueroute +retentissante. + +Il sillonnait tout le jour Paris, à demi affalé en sa voiture au mois, +le bras languissamment posé le long de la capote, ainsi qu'un riche +capitaliste qui s'étire, et le cuivre de ses harnais ou le grelot +signalant son approche scintillaient au soleil comme des insignes +triomphaux. + +Zozé l'aima pendant trois mois. Il avait des ardeurs de bête et des +ingénuités de sauvage. Elle s'en amusait, puis elle les contait à deux +ou trois de ses amies intimes qui comparaient avec leurs amants. Ou +bien elle lui révélait l'attrait du savoir-vivre, enroulant sa candeur +dans la trame des usages, comme son tailleur lui faisait des vêtements +à la mode. + +Mais au bout de trois mois, Démètre la fatiguait. Elle le garda deux +mois encore, par charité, pensait-elle, quoique ce fût par prudence +et, à son insu peut-être, en attendant mieux. + +Sitôt qu'elle crut avoir trouvé l'amant irréprochable, elle quitta +bien vite le jeune boursier. Comme prétexte, elle alléguait des +dénonciations, sa sécurité, son honneur à sauver. Démètre pleura +beaucoup et rugit sa douleur en un dialecte si rauque que l'on eût +dit les cris d'un lionceau malade. Elle eut des remords pendant +huit jours. La nuit, elle s'imaginait entendre ses clameurs +inintelligibles. Elle rêvait de fauves qui la menaçaient. Et son +nouvel amant lui reprochait d'être morose, de soupirer sans raison +valable. + +Elle ne se consola vraiment qu'un soir au Nouveau-Cirque. Elle y avait +vu Démètre en frac, cravate blanche, bouquet d'oeillet au revers, +occupant le bord d'une loge avec une grosse fille blonde, et pouffant +aux farces des clowns. + +Dès lors, ses regrets finirent, et son nouvel amant, Lastours, n'eut +plus qu'à se louer d'elle. + +Il tenait commerce de peinture dans un petit hôtel de la rue +d'Offémont. Brun, chauve, une barbe de mignon, une bouche brutale, des +mains de portefaix, il figurait avec avantage parmi ce syndicat de +certains peintres négociants dont le Paris parvenu assure +fraternellement le vivre en même temps que la notoriété. Familier +assidu des hauts salons mondains, frayant avec l'élite des clubs et de +l'art, vêtu comme un sportsman, drôle comme un cabotin, un suave +parfum d'au delà, une vapeur aristocratique semblait flotter autour de +ses épaules carrées. Zozé, en l'écoutant, se sentait plus près du +monde. Il était pour elle l'échelon supérieur où l'on se croit déjà +rien qu'à l'apercevoir, et elle s'y cramponnait avec ferveur. Elle +admirait comme de l'esprit le plus fin son bagout d'atelier, ses +gamines scies d'école, l'obscénité de ses propos. Il n'avait qu'à +parler pour qu'elle pâmât de rire, à formuler un souhait pour qu'elle +se précipitât; et en quatre mois, Chambannes lui acheta trois toiles. +Néanmoins bientôt Lastours abusa. Il traitait en servante celle qui ne +rêvait que de le servir, la malmenait au gré de sa mauvaise humeur et +parfois, après l'entrevue, enjoignait à la douce Zozé de lui +reboutonner ses bottines. + +Ces insolences, chaque jour renouvelées, exaspéraient la malheureuse, +tombaient sur son amour comme des crachats sur une flamme. + +Fraîche, jolie, aimante et d'humeur gaie, pourquoi n'obtenait-elle pas +ces béatitudes du coeur qui sont le lot de tant d'autres moins belles? +Et dans une intuition fugace, mélancoliquement Zozé se répondait: Oui, +moins belles souvent, mais Parisiennes, mais informées et résolues, +mais opérant sur le sol natal, au lieu d'être comme elle une petite +Mouzarkhi, vaguant aveuglément au souffle de ses instincts, plus +hésitante et malhabile qu'une fillette égarée en pays inconnu!... +Puis, le lendemain, dans un regain d'espoir, elle retournait chez +Lastours! + +Quand elle cessa de l'aimer, elle voulut se venger des outrages +endurés; et, par une tactique instinctive et banale, elle se donna à +un de ses amis, un peintre aussi,--un concurrent,--du nom de Moutiers, +qui logeait deux portes plus loin. + +Celui-là, un petit monsieur ventru et roux, déguisa encore moins que +l'autre. Plus ambitieux et plus âpre au gain que Lastours, Moutiers +n'entendait nullement perdre son temps avec les dames. Les affaires +avant tout, et, pour une vente projetée, un rendez-vous d'acheteur, +une visite de cliente, il renvoyait Zozé ou la décommandait sans +ambages. Une fois, elle dut ainsi rester une heure enfermée dans +l'arrière-soupente où se dévêtaient les modèles, affolée et transie, +parce qu'un riche Américain était venu, pendant la séance, faire +emplette chez le peintre. + +Moutiers, après le départ de son Yankee, tout à l'allégresse du marché +conclu, se promenait dans l'atelier, oubliait de délivrer la captive; +et à ses cris seulement, il lui avait ouvert, souriant, la trouvant +bien bonne, quoique Zozé pleurât de dépit. + +Six semaines de ce régime la dégoûtèrent d'abord de Moutiers, puis à +jamais des peintres mondains et, croyait-elle, des aventures. + +Qui eût pensé que ces hommes, si galants au dehors, fêtés et cajolés +par les plus belles, fussent dans l'intimité à ce point malotrus? Et +pourquoi même s'astreindre à ces liaisons fortuites, s'exposer aux +insultes sans l'excuse de la tendresse, chercher le bonheur d'amour au +lieu d'attendre qu'il vînt? + +Que lui manquait-il, d'ailleurs, pour être la plus enviée des jeunes +femmes? + +Georges sortait moins la nuit, se montrait plus affable, la menait +plus souvent au bal et au théâtre. Il lui avait, pour le jour de sa +naissance, fait présent d'une voiture au mois. Ses affaires enfin +prospéraient. Il payait une à une les vieilles notes de fournisseurs, +les dettes criardes, les intérêts de l'hypothèque en retard; et Zozé, +vaguement, savait qu'il dirigeait de loin, comme ingénieur-conseil, +une vaste exploitation de mines en Bosnie. + +Un renouveau d'affection la rapprocha alors soudain de son mari. Elle +s'en vantait à ses amies, déclarait l'époque des folies passée! Et +pour remplacer ses amants, elle se jeta avec fougue dans les plaisirs +de l'intelligence. + +Elle se mit à lire sans merci, sans choix et sans trêve tous les +ouvrages du jour que son libraire lui désignait. Mémoires, romans, +poèmes, voyages, rien ne lassait son appétit. «Je dévore!» +disait-elle. Et, de fait, elle avalait, elle engouffrait sans digérer +ni retenir. + +Elle s'abonna aux conférences, savoura l'ancienne chanson et +s'enthousiasma de la nouvelle. Le dimanche, elle fréquentait les +concerts et rêvait en musique à ses liaisons d'antan. Elle ne +négligeait que les Salons, par rancune contre les peintres. Mais nulle +lueur de raison ne perçait ce tumulte d'études contraires. Mme +Chambannes s'étonnait, qu'ayant tant appris, elle n'acquît pas plus +d'assurance. Ses opinions fuyaient à l'appel comme des mouches. Elle +balbutiait chaque fois qu'il s'agissait d'exprimer son avis. Et +finalement les joies d'intellect l'ennuyèrent... + +A partir de ce moment, pour le laps de deux ans, ses souvenirs +s'embrumaient... + +Qu'avait-elle fait ensuite, durant ces deux années? Elle se rappelait +bien qu'au 14 juillet, Georges avait obtenu la croix. Mais le reste, +cette chasse forcenée à l'amant parfait que, malgré elle, invoquaient +son coeur et ses sens,--que demeurait-il de tout cela, séché, tassé au +fond de son cerveau par des amours brûlantes et plus lourdes? Deux +ombres anémiées dans une lumière grisâtre reparaissaient devant ses +yeux: toujours elle et auprès un homme, celui-ci, celui-là, noms et +traits oubliés, emmêlés, confondus par l'estompe du temps: flirts dans +des bals, promenades blanches en fiacre de cercle, baisers inachevés, +ébauches d'abandons, vaines tentatives, espoirs et illusions déçues! +Comment eût-elle chéri ces êtres, ces commis de Bourse allemands, ces +courtauds exotiques mieux nippés que des seigneurs et plus goujats que +des rustres? Leur avait-elle cédé? Peut-être. A un, à deux, ou pas du +tout. D'honneur, elle n'eût pu préciser, et plus tard, quand gravement +elle jurait à Gérald qu'elle n'avait jadis connu qu'un amant, elle ne +mentait sciemment que de deux, la brouillonne petite Mouzarkhi! + +Pourtant, dans ces recherches, le dévergondage ne la guidait pas +uniquement. + +Elle désirait en secret un amant idéal dont traits par traits +l'effigie exquise s'accentuait dans ses songeries. Mais l'imagination +de beaucoup de femmes est comme leur corps. Elle ne sait que +reproduire et non pas créer. Celle de Mme Chambannes, fécondée par la +lecture de certains romans en vogue, agissait selon leurs formules. + +Elle se figurait donc le héros espéré avec une grande barbe blonde, un +regard mélancolieux où flottait l'ombre humide de la douleur passée, +trente ou quarante mille francs de rente et un nom qui, pour n'être +pas noble, restait dans la roture élégant et cossu. + +Il aurait naguère cruellement pâti par les femmes, par une surtout, +actrice traîtresse, éprise de tromperie, de réclame et d'argent. Mme +Chambannes, involontairement, se complaisait à ce détail. Un pli amer +soulevait parfois la lèvre de l'amant désabusé. Par cette fissure, des +blasphèmes jaillissaient contre le sexe perfide et ennemi de l'homme. +Mme Chambannes, de ses baisers, arrêtait tendrement la fuite des +anathèmes, posait sur sa poitrine cette tête pleine de chagrin, +ramenait sur cette bouche défiante le sourire. Au besoin, s'il l'eût +exigé, elle partait avec lui. Ils s'exilaient alors dans une petite +île anglaise, loin du monde mauvais, et demeuraient des heures seuls +côte à côte sur la grève, leurs deux mains jointes, à contempler +indéfiniment les jeux changeants des lames ou les navires rentrant du +large. + +Que n'arrivait-il pas? Tout était prêt pour le recevoir, pour le +suivre, jusqu'à la liste imaginaire des objets, des toilettes de +voyage que fébrilement on empilerait dans une malle d'osier sanglée de +courroies jaunes et recouverte de luisante vache noire! + +Il tarda, mais il arriva. + +Il était sédentaire, égoïste, titré, libertin, sans barbe, sans +langueur, sans rancoeur. Dès le début, Mme Chambannes l'adora tout de +même. + +Il se nommait Gérald de Meuze, fils du marquis de Meuze, de la branche +des Meuze du Poitou. Georges l'avait connu en classe au lycée +Chamfort, puis, leurs études terminées, l'avait perdu de vue. + +La présentation se fit aux courses d'Auteuil, un jeudi tranquille, +dans une intime réunion de printemps. Elle fut décisive. + +Tandis que Georges, par orgueil ou par passion de joueur, les laissait +ensemble, s'éloignait pour vaquer à l'oeuvre de ses paris, Gérald +partout accompagnait Mme Chambannes, ne quittait point ses pas. + +Il la promena devant les tribunes, l'escorta au paddock, s'égara avec +elle derrière les bâtiments, sur les pelouses que le public désertait +à l'instant des épreuves. + +De larges odeurs de gazon coupé, moites et âpres comme la brise de +mer, pénétraient leur poitrine. Mme Chambannes balbutiait de bonheur. +Une extase nouvelle faisait palpiter ses seins sous le foulard léger +de son corsage. Elle allait la tête basse, suivant des yeux la pointe +de ses souliers vernis qui luisaient en glissant dans l'herbe. Enfin, +il était venu, l'amant tant souhaité! Elle le tenait enfin! Nul +n'aurait pu l'en dissuader. Elle riait d'un rire nerveux à toutes les +remarques de Gérald, pensant lui répliquer quand elle le regardait, se +sentant devenir comme folle; et le manche de son ombrelle safran +tremblait au creux de son épaule. + +Ah! quelle n'eût pas été l'ivresse de la petite Mouzarkhi, si elle +avait perçu ce qui se disait d'elle parmi les amis du jeune comte, +dans la sévère tribune du club! + +On s'y demandait avec des clins d'oeil égrillards ce que c'était que +cette jolie petite femme à laquelle s'acharnait Gérald. Personne ne +pouvait répondre. Une fille? Non. Une petite pays-chaud sans doute, +que cette canaille de Meuze se payait de chauffer davantage, histoire +de taquiner un peu la baronne... parfaitement... la baronne Mussan, +avec qui on avait rompu, vous ne saviez pas? il y a bien de ça quinze +jours tout au plus... C'est égal, une crânement jolie petite créature! + +Et dans la tribune des dames, le succès de Zozé n'était pas moindre. + +Certes ces dames ne lui épargnaient pas ce ton de mépris paisible +qu'elles emploient indifféremment pour juger toutes les femmes +étrangères à leur caste: filles, actrices, ou simples bourgeoises. +Pourtant, au dédain près, leur verdict était favorable. Elles +trouvaient l'inconnue gentille, sa toilette d'une coupe seyante et ce +Gérald, un garçon de goût. Plusieurs, malicieusement, s'enquirent du +nom de Zozé auprès de la baronne qui, par contenance, joignit ses +éloges aux leurs. + +Mais de ce triomphe exceptionnel, Mme Chambannes ne distinguait rien. +Puis, comment l'eût-elle discerné? Voyait-elle dans cette foule autre +chose que Gérald, son époux, son amant prochain? Et elle s'avançait le +regard insaisissable, comme une heureuse fiancée qui marche vers +l'autel. + +Elle y atteignait presque quand les courses finirent. Gérald la +suppliait, la pressait en maître déjà! Il eût désiré la revoir, +l'avoir, le lendemain même. Elle se remémorait la voix ardente, dont +au départ, dans la cohue, à portée de Georges, il osait murmurer: + +--Ainsi, vous ne voulez pas demain?... Oh! je vous en prie, ne refusez +pas! + +Si! Elle avait refusé d'un lent mouvement de tête, pendant que ses +prunelles exprès se renversaient en arrière, comme plongeant dans le +désespoir. + +Il fallait encore résister, opposer à celui-là autant de froideur et +de scrupules qu'il méritait d'amour, se faire gagner par lui au lieu +de se livrer. Une voix intérieure dictait à Mme Chambannes cette +réserve insolite--et elle l'écouta comme la voix du devoir, persuadée +que par ces retards, c'était l'avenir qu'elle préservait. + +Elle ne s'abandonna qu'après trois semaines de siège, au moment où, +rebuté, il allait renoncer. + +Mais pendant ce temps elle avait réfléchi, agi, questionné, avec cette +surhumaine habileté que déploient souvent les femmes pour armer et +défendre leur passion menacée. + +Maintenant elle savait tout de Gérald: son existence oisive et +mécontente depuis l'époque où, par un coup de rancune juvénile, il +avait, après le krach de 1882, donné sa démission de sous-lieutenant +au 30e cuirassiers, puis les quarante mille francs de rente sauvés du +désastre par son père, les amitiés mondaines du jeune homme, beaucoup +de ses liaisons, sans les noms, la dernière avec la baronne, et son +antipathie pour un monde où la petitesse de sa fortune ne lui +permettait plus de représenter assez. + +Sur ces données morales, elle eut tôt fait de dresser son plan. Deux +méthodes s'offraient pour garder Gérald, le retenir prisonnier. + +Ou bien se hisser par son aide jusqu'aux salons hautains de ses pairs +où il n'aurait pas de peine à l'introduire, à l'imposer. Ainsi elle +pourrait connaître tous ses actes, le surveiller aisément et parer aux +dangers possibles. + +Ou bien profiter de son dégoût, l'arracher doucement à ce monde dont +il se prétendait las, lui former chez elle un foyer plus gai, plus +facile et nouveau. + +Mais dans le premier cas, mille obstacles l'arrêtaient, mille +bassesses à accomplir parmi l'incertitude, la lenteur et les +humiliations. Georges, peu de temps auparavant, venait d'être ajourné +à deux cercles de plein air. Les comités de ces clubs, plus rigoureux +en leurs verdicts qu'un conseil de ministres, avaient, l'un après +l'autre, refusé les boules blanches à celui que le gouvernement +garantissait de sa croix d'honneur. Par là, en terrain hostile, en +état d'infériorité, on s'exposait à un échec. Mme Chambannes adopta la +seconde méthode. + +Quelques mois lui avaient suffi pour transformer son train de vie, +organiser des réceptions, prendre des jours réguliers. Elle y conviait +ses plus avenantes amies, des camarades de Gérald, des gens de +lettres, des musiciens ou, vainquant même sa répugnance, des peintres. +Et peu à peu, de cette manière, elle s'était constitué, pour le soir, +une sorte de brillante annexe à l'entresol des rendez-vous, un salon +composite, mais d'accès sympathique, lieu de plaisirs bourgeois où les +hommes allaient comme les femmes, sans calcul, sans morgue, dans le +seul projet de se rencontrer et le ferme espoir de se divertir. + +Mme Chambannes touchait au but. Gérald captivé, séduit, ligoté, se +rendit à sa dame, lui jura attachement, fidélité, amour durable--et +fit de la maison de Zozé la sienne. Il y régnait en tout-puissant +despote, cajolé par le mari, flatté par l'entourage, servilement obéi +par Mme Chambannes, qui se réjouissait et lui savait gré de l'amour +acquis enfin et conquis, à jamais unique, et plus que légitime: +romanesque, glorieux!... Puis, un soir, le jeune comte avait amené son +père. Et le marquis de Meuze, charmé par sa bru,--comme en lui-même il +surnommait Zozé,--était revenu spontanément, ayant trouvé l'endroit +plaisant, les femmes jolies, la table excellente... + +Mais que de luttes, que d'efforts avant de remporter cette victoire! +Que de ruses encore chaque jour, que de stratagèmes pour conserver son +grand seigneur, écarter les voleuses et se garer de la concurrence!... + + * * * * * + +Mme Chambannes en exhala un gros soupir. Machinalement elle +contemplait la mousse irisée que du fond de son café le sucre +soufflait à la surface. La voix sournoise d'Anna la tira brusquement +de ses réflexions. + +--Madame sort-elle?... Puis-je préparer les affaires de madame?... + +Mme Chambannes s'écria avec stupéfaction: + +--Quelle heure est-il donc? + +--Près de deux heures, madame!... + +Deux heures! Et elle était venue de sa chambre ici, avait déjeuné, +mangé, bu, demeuré, sans conscience de ce qu'elle faisait, l'esprit +cheminant ailleurs, sur les routes obscures du passé! + +Elle répliqua d'une voix ensommeillée: + +--Oui, je sors... Ma robe de drap bleu... Ma veste d'astrakan... + +Puis, d'un pas fatigué, elle se dirigea vers la croisée, et elle +souleva le rideau. Dehors, une brume épaisse et blanche stagnait entre +les masses des maisons. Tout paraissait fumer, les arbres du parc au +bout de la rue, les pavés de la chaussée, le bitume du trottoir, même +les chevaux ou les passants qui projetaient par leurs narines des +bouffées parallèles. Et démesurément loin, le soleil, en haut, +pâlissait comme une lampe dans une tabagie. + +Une journée si froide, si funèbre, si bonne pour s'aimer, n'est-ce +pas? songeait Mme Chambannes. Car pour l'amour avec Gérald, tous les +temps lui semblaient propices, comme aux humbles pour la ripaille. + +Où était-il maintenant, M. Raldo, avec ses grands yeux adorés, ses +indignes regards?--Oh! qu'elle le détestait!--Et que se murmurait-on +là-bas chez les Mathay, dans le salon assombri, sous le crépuscule du +brouillard? Elle laissa naïvement retomber le rideau, comme par +crainte de voir. Les larmes lui gonflaient de nouveau la gorge. Elle +se cambra en une posture d'énergie. Allons! il fallait oublier, se +distraire, se promener jusqu'à quatre heures. Mais où? + +Elle s'ingéniait, s'énumérait des noms de dames à visiter, des +adresses de couturières ou de modistes. Et tout à coup, d'une gambade +enfantine, elle sauta en tapant dans ses mains. + +Parfait! Bravo! Puisque la veille elle avait décidé d'inviter M. +Raindal, d'en faire un figurant et, si possible, une vedette, un doyen +notoire de son salon, pourquoi temporiser, ne pas profiter de +l'occasion? Mardi, c'était le jour de Mme Raindal. Puis, +l'indisposition de la petite, des nouvelles à chercher, prétextes +insoupçonnables. Pas une seconde à perdre! + +Elle s'était élancée vers sa chambre; et dix minutes plus tard, son +manchon sous le bras, elle achevait de se ganter dans la rue, devant +l'hôtel, en attendant le fiacre qu'elle avait fait appeler. + + + + +VI + + +La voiture franchit au pas le parc Monceau, puis, prenant le trot, +gagna, par les Champs-Élysées, le boulevard Saint-Germain. + +Mme Chambannes, blottie dans l'angle de gauche, les pieds collés à la +chaufferette dont le métal blanc lui brûlait les semelles, se laissait +bercer par les cahots, fermant à demi les paupières. + +Elle ne les rouvrit un peu qu'à l'entrée du boulevard Saint-Germain, +pour saluer d'un regard, au passage, la rue de Bourgogne où Gérald +habitait avec le marquis; et, après, elle retomba dans sa torpeur. + +Elle préférait ne pas penser, tenter de s'engourdir dans la +somnolence. Mais, comme le fiacre tournait rue Notre-Dame-des-Champs, +au sortir de la rue de Rennes, instinctivement Mme Chambannes se +redressa, ainsi qu'un voyageur, quand soudain le paysage change. + +La rue était déserte, bordée de longs bâtiments austères. Des +collèges, des séminaires, des couvents? Mme Chambannes ne savait. +Partout aux fenêtres du bas on apercevait des barres de fer noires +serrant contre le jour, contre les bruits de l'extérieur, leurs +sombres tiges. De place en place une maison moins haute avait une +façade claire. Par-dessus, des faîtes d'arbres dénudés écartaient leur +branchages sans feuilles. On devinait au delà des préaux, des jardins +immenses, avec des allées discrètes pour y marcher en méditant. + +D'autres rues, dans son quartier, dans son district de la plaine +Monceau, avaient déjà paru à Mme Chambannes aussi mornes. On eût dit, +par certains après-midi de semaine, le calme dominical, et les maisons +semblaient dénuées d'habitants, tout le monde parti vers le centre, +vers la fête des promenades. Mais ici l'aspect était différent, la +quiétude moins oisive et comme vibrante de pensée. Derrière ces fortes +murailles, on sentait une foule occupée à des besognes chéries ou +pieuses, une muette activité, du zèle, de l'ambition et de la foi, des +passions dans la discipline. Par moments, une cloche cachée lançait à +travers l'espace ses notes graves. + +Mme Chambannes, sans bien comprendre, eut un petit frisson de +surprise. Elle se figurait dans ces édifices une multitude de prêtres +ou de nonnes. Ils priaient, agenouillés, en files noires ou grises. +L'ombre du sanctuaire mollifiait leurs silhouettes, et la fumée de +l'encens tordait au-dessus de leurs fronts ses volutes. Dans un élan +de curiosité, elle eût souhaité être parmi eux, apprendre leurs +prières, partager leurs extases. Elle eût voulu surtout entrer et +voir. + +Le cocher dut frapper à la vitre pour l'avertir qu'elle était arrivée. +La concierge, une vieille femme catarrheuse, lui indiqua +l'appartement de M. Raindal: au bout de l'allée, au cinquième à +droite. + +Elle stoppa avant de sonner, pour inspecter les alentours. En face +c'était le mur de la maison voisine qui longeait l'allée. Mais, à +droite, on distinguait des jardins, des maisons inégales, tout un +panorama de toitures inconnues, séparées par des rues ou la +broussaille violette des arbres. De la porte de M. Raindal un parfum +de pot-au-feu s'échappait. + +Enfin elle sonna, et Brigitte l'introduisit dans le salon. + +Mme Raindal, en robe de soie noire, causait avec deux dames mûres, à +mise démodée. Elle hésita, à la vue de Zozé, puis, la reconnaissant, +s'avança au-devant d'elle. + +--Je viens avoir des nouvelles de la jeune malade, fit Mme Chambannes, +en s'asseyant sur le fauteuil de velours grenat que lui désignait Mme +Raindal. + +--Thérèse! oh! elle est tout à fait rétablie... Elle travaille avec +son père... Vous la verrez dans un instant... Mais comme c'est aimable +à vous... + +Mme Chambannes remerciait d'un sourire. + +Mme Boudois, une des deux dames, femme d'un professeur à la Sorbonne, +s'écria: + +--La pauvre enfant!... Elle a été souffrante? + +--Grâce au ciel, pas grand'chose! fit Mme Raindal... Un simple malaise +au bal, hier soir, chez les Saulvard, en dansant... + +Mme Lebercq, l'autre dame, femme de M. Lebercq, le célèbre +mathématicien, questionna: + +--Un étourdissement, sans doute?... + +--Je suppose, fit Mme Raindal. + +Mme Boudois confirma ces présomptions. Son mari, par exemple, qui, +Dieu sait! avait le pied marin et, l'été, chaque jour, à Langrune, +sillonnait la mer en bachot de pêcheur, eh bien! son mari n'avait +jamais pu valser. La tête lui tournait aussitôt. + +Mme Lebercq, elle, par contre, avait peu navigué, mais, au temps de sa +jeunesse, supportait sans inconvénient la valse. + +Il y eut un silence, et Mme Chambannes reprit: + +--Elle était très jolie, cette soirée, n'est-ce pas?... + +--Admirable! approuva Mme Raindal. + +Mme Boudois et Mme Lebercq réclamaient des détails; on leur en +fournit. Mais subitement, à un détour de phrase, l'entretien dévia. +Mme Boudois parlait des fêtes de l'Avent dont l'époque approchait. +Elle engageait Mme Raindal à suivre quelques-uns des saluts de +Saint-Jacques-du-Haut-Pas, où «les _O_ de Noël» promettaient d'être +chantés avec un rare éclat. Mme Raindal tenait plutôt pour ceux de +Saint-Etienne-du-Mont. La discussion s'échauffa. Mme Lebercq, qui +n'était point dévote, se taisait. Mme Chambannes, gênée par les +mystères de cette causerie, considérait les arabesques noires de la +carpette à fond rouge qu'entouraient les fauteuils du salon. + +Enfin, saisissant une pause de répit, elle questionna: + +--Serait-il indiscret de déranger le maître et mademoiselle votre +fille?... J'aurais tant de plaisir à leur dire bonjour! + +--Mais du tout, du tout! Au contraire... Ils seront ravis... + +Elle frappait à une porte latérale. + +--Qui est là? grommela la voix de M. Raindal. + +--Une visite. + +Elle s'était effacée devant la jeune femme. Au bruit, Thérèse se leva +de son bureau en même temps que le maître. + +--C'est Mme Chambannes qui vient prendre de tes nouvelles, mon enfant, +expliqua Mme Raindal. + +Thérèse, dont les lèvres se pinçaient déjà de mécontentement, essaya +de sourire: + +--Oh! vous êtes trop gracieuse, chère madame... Cela ne valait pas la +peine! + +M. Raindal mêlait ses protestations de gratitude à celles de sa fille. +Mme Raindal, en s'excusant, retourna auprès de ses visiteuses. Le +maître, ainsi que la veille, au bal, lors de la présentation, +demeurait interdit. Puis il proféra: + +--Asseyez-vous donc, madame! + +Zozé s'assit et déclara: + +--Comme c'est gai, votre cabinet!... Comme vous avez de la lumière!... + +--Oui, nous n'en manquons point! dit M. Raindal... La pièce est fort +bien éclairée!... + +Mme Chambannes continua: + +--Vous travailliez?... Je vous ai interrompus... + +--Par la plus agréable des surprises, riposta M. Raindal avec un salut +de la main. + +La causerie languissait. Thérèse, le visage renfrogné, ne l'activait +guère, s'absorbant à tracer des hachures sur une feuille de papier. La +venue de Mme Chambannes l'indignait. Pourquoi était-elle là, cette +femme? Que voulait-elle encore? De quel droit osait-elle les troubler +de ses babillages, de ses questions puériles, de sa présence même qui +évoquait les souvenirs de la veille, les hontes de cette soirée +maudite? + +--Vos fenêtres donnent sur des jardins, n'est-ce pas? demanda Mme +Chambannes. + +--Sur des jardins et sur tout notre Paris! Nous avons une vue +merveilleuse! fit M. Raindal. + +Elle s'approcha avec lui de la croisée. Le soleil enfin avait dissipé +la brume. Et, au-dessous d'eux, tout le Paris de M. Raindal, tout le +Paris croyant, studieux et candide, étendait à l'infini, dans une +clarté laiteuse, ses raides vallonnements de pierre. Les sommets de +certains édifices dominaient le niveau du reste. A droite, la tour +carrée de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, puis le dôme monstrueux du +Panthéon, une fine petite pointe après,--la flèche de la +Sorbonne;--plus à gauche, la sphère luisante de la coupole des +Missions, et, à l'extrémité, une pyramide tronquée où flottait un +minuscule drapeau sans couleur, le palais du Louvre. Dans +l'intervalle, les maisons marquaient sur le ciel la ligne irrégulière +de leurs toits. Les cheminées amincies, avec le bec de leurs +capuchons, se hérissaient en rangs compacts, comme des baïonnettes +renversées. Et dans le fond, une large trouée signalait des avenues, +un parc, le Luxembourg qu'on ne voyait pas. + +M. Raindal, complaisamment, commentait le panorama. Mme Chambannes +s'extasiait à tout, trouvait tout charmant ou joli. Et quand il eut +fini, il montra du doigt le jardin qui flanquait la maison: + +--C'est le jardin des soeurs visitandines de +Notre-Dame-du-Saint-Rosaire... Tenez, voilà deux de nos voisines qui +se promènent! + +Mme Chambannes se pencha pour les regarder. Elles marchaient l'une +derrière l'autre autour des pelouses de terre brune. Dans leurs mains +rougies par le froid, elles tenaient un chapelet dont elles faisaient +graduellement glisser les grains. Leurs coiffes, inclinées vers le +sol, cachaient entièrement leurs figures. L'une, maigre et légère, +paraissait jeune. L'autre, plus grosse, semblait être âgée. Toutes +deux avaient cette taille carrée et boursouflée que dessine dans la +chair sans corset des béguines la sangle du tablier. Mme Chambannes +les examina quelques secondes en silence, mais elle jugea plus adroit +de ne pas s'enquérir du genre d'exercice auquel se livraient les +saintes filles avec leurs rosaires. Et avisant une vitrine appuyée au +mur, près de la fenêtre, elle s'écria: + +--Oh! les jolis objets, les gentilles petites momies!... On dirait +qu'elles dorment debout... + +Elle désignait la planche centrale où s'alignaient des figurines en +émail bleu-paon, vert pâle ou blanc de porcelaine. Toutes avaient la +coiffure égyptienne, retombant aux épaules en forme de crinière. Leurs +yeux étaient faits de traits noirs au-dessus d'un nez camard et +souvent éraillé du bout. Le long de leurs corps jusqu'aux pieds, +enflés comme des pieds de podagres, des inscriptions s'étageaient. +Certaines avaient les bras entre-croisés sur la poitrine. A d'autres, +on ne distinguait que les mains sortant comme d'un étroit peignoir. Et +sur beaucoup, le sable du désert avait adhéré, laissant aux jambes, au +buste, au visage, la marque de ses atomes séculaires. + +M. Raindal expliqua l'usage de ces statuettes, qu'on plaçait dans les +tombes pour aider le défunt aux travaux de l'autre vie. Puis il nomma +à Mme Chambannes les divinités qui occupaient la planche supérieure: +Hathor à tête de vache, Anubis, à tête de chacal, Horus, à tête +d'épervier, Osiris, le dieu des enfers, avec sa vaste tiare, Thouéris, +une terrible idole à tête d'hippopotame et à mamelles de femme, que +l'on croyait consacrée à la maternité ou à sauver du mauvais sort. Le +maître parlait de toutes avec tendresse, volubilité, comme s'il les +eût imaginées, pétries lui-même de ses mains. Et de fait, ne les +avait-il pas créées, mises au monde, en les arrachant une à une au +néant des sables ou aux profondeurs des sépulcres? Les scarabées en +pierres de couleur étaient aussi chacun de ses trouvailles. Le corps +traversé d'une épingle, on les avait piqués côte à côte, sur des +rainures blanches, comme une collection d'insectes authentiques. Et +auprès d eux, dans un écrin, gisaient, pêle-mêle, deux ou trois +lourdes bagues d'or à chaton gravé d'hiéroglyphes, qui avaient dû +orner de longs doigts jaunes et autoritaires, la main sèche d'un +Pharaon. + +--Et c'est extraordinairement vieux, tout ça, n'est-ce pas? interrogea +Mme Chambannes. + +--Cela varie, fit M. Raindal... En moyenne ces objets datent de trois +mille, quatre mille, cinq mille ans!... + +--Pas possible!... Et si j'allais en Egypte, l'an prochain, je +pourrais en découvrir de pareilles? + +--Il y a des chances... en fouillant bien... Le désert en est +farci!... + +--Comme c'est intéressant! murmura rêveusement la jeune femme. + +Thérèse, derrière elle, battait le parquet du pied avec impatience. +Mais elle tressaillit en entendant Mme Chambannes qui disait: + +--Maintenant, mon cher maître, il me reste une petite faveur à +solliciter à vous... Êtes-vous libre dans une quinzaine, le 12 +décembre? + +--Mon Dieu, madame!... bredouilla M. Raindal, s'efforçant de deviner, +malgré sa faible vue, le sens des grimaces que Thérèse lui adressait. + +--Parce que, si vous étiez libre, vous me feriez un grand honneur et +un grand plaisir en venant dîner chez moi!... + +M. Raindal s'inclinait: + +--Heu!... Hum!... Certainement, madame... Je puis demander à Mme +Raindal... Toutefois je ne suppose pas qu'elle se soit engagée pour ce +soir-là... + +Et se tournant vers sa fille: + +--N'est-ce pas, mon enfant, ta mère ne nous a pas, que je sache... + +Thérèse, brutalement, lui coupa la parole: + +--Non, père, nous sommes libres... + +Elle sentait sa main frémir de rage au montant de la vitrine. Oh! tout +pour se débarrasser de cette femme! Tout pour qu'elle disparût, s'en +allât rejoindre son grand godelureau, ce Gérald dont sûrement elle +était la maîtresse! Plus tard, on s'en tirerait toujours. Seulement +qu'elle partît! Ne plus la voir, ne plus l'entendre, ne plus respirer +son parfum qui fleurait fort comme celui de l'autre! + +On était revenu dans le salon. Mme Raindal, surprise, accepta +d'emblée, puis toute la famille accompagna Zozé à la porte. Thérèse +même suivait, et, dans l'escalier, en relevant la tête pour un dernier +adieu, ce fut son regard braqué que rencontra Mme Chambannes. + + * * * * * + +Un drôle de regard!--réfléchissait Zozé dans le fiacre qui la +remportait. Oui, un regard presque d'admiration et presque aussi +d'envie, comme les pauvres en ont, à l'entrée des théâtres, devant les +belles dames qui passent. Quelle singulière fille que cette petite +Raindal! + +Mais la voiture franchissait le pont de la Concorde et pénétrait dans +les Champs-Élysées. + +Au premier jeune homme élégant que croisa le fiacre, Zozé ne put se +retenir de décocher un coup d'oeil sympathique. Enfin elle rentrait +dans son climat, dans son pays, dans son quartier. + +Déjà elle avait eu une impression semblable au retour de l'étranger, +en voyant, après la frontière, l'uniforme du premier douanier. Ici +tout se modifiait, les vêtements, les visages, les allures. Le froid +semblait moins rude, moins cruel aux joues. Des messieurs descendaient +l'avenue, d'un pas tranquille, la démarche dodue, sous leurs molles +pelisses. Des femmes filaient dans des victorias, la tête souriante, +au milieu des fourrures, et des enfants se poursuivaient en jouant à +travers les arbres. Partout les joies de l'été continuaient malgré +l'hiver hostile. On se retrouvait entre gens riches, bien mis, au +courant, entre connaisseurs, entre soi. Et Zozé serrait fort les +paupières pour tâcher de revoir la rue Notre-Dame-des-Champs, si loin, +si loin, si loin, en province, grise et morte comme une vue dans un +stéréoscope... + +Le premier coup de quatre heures, qui tintait à l'horloge de l'Élysée, +arrêta net ces comparaisons. Quatre heures, déjà! Elle allait être en +retard. Et Gérald, que dirait-il? Heureusement on arrivait. Pas assez +vite cependant, car Zozé, arc-boutée au fond de la voiture, poussait +des deux pieds la chaufferette, comme pour seconder le cheval. + +Enfin la voiture stoppa rue d'Aguesseau, devant une maison bourgeoise. + +Zozé, à l'aveuglette, payait le cocher. Elle gravit d'une course folle +un étage et entra en haletant. + +Il était là. + +Il sommeillait sur le divan du cabinet de toilette, les bras repliés +autour du front, en une auréole noire; et l'ombre de l'encoignure, où +reposait sa tête, ajoutait encore de la douceur à la paix de son +visage. + +Mme Chambannes le contempla avec attendrissement. Pauvre petit Raldo! +Etait-il joli, quand il dormait! + +Et s'enhardissant, à mi-voix, elle murmura: + +--Tu dors?... Tu dors, mon chéri? + +Gérald, sans ouvrir les yeux, riposta: + +--Non, je ne dors pas, mais j'affecte un profond sommeil!... + +--Pourquoi? demanda Zozé en souriant. + +--Parce que, fit de même Gérald, parce que vous êtes en retard, +madame, et que j'ai horreur de ces plaisanteries!... + +Il se levait pour l'embrasser. Elle lui rendit son baiser avec +effusion, et, d'un ton gamin: + +--Devine d'où je viens? + +--Je ne reçois d'ordre de personne! fit Gérald. + +--Eh bien! je viens de chez le père Raindal. + +--De chez le Kangourou! + +Zozé ouvrit des yeux étonnés: + +--Le Kangourou? + +--Mais oui, fit Gérald. Tu n'as pas remarqué la façon dont il tenait +ses bras, ses mains? Un vrai kangourou! Il ne lui manque que la poche, +devant, et des petits dedans! + +Zozé se mit à rire. Puis elle conta en détail sa visite, blaguant le +mobilier, le tapis, les étoffes, l'odeur de pot-au-feu, ou imitant Mme +Raindal, Mme Boudois, Mme Lebercq, dans le désir d'amuser Gérald. + +Le jeune homme, sans avoir paradé dans les cirques mondains, possédait +un certain talent d'acrobate; et pour se dégourdir, tout en +l'écoutant, il faisait sur ses mains le tour du cabinet, les pieds +pendant au-dessus de la nuque. + +Quand elle eut terminé, il se redressa d'un saut périlleux, et +gouailleusement: + +--Alors, tu vas embaucher ce marchand de momies? + +--Pourquoi pas? fit Zozé d'une voix un peu inquiète... Cela te +déplaît? + +--Moi? fit Gérald... Pas le moins du monde... Tous les goûts sont dans +la nature... Tu as déjà un romancier, trois peintres, deux musiciens, +un sculpteur, un abbé... Le Kangourou complétera ta collection... Mes +compliments... + +Et, dans un salut cérémonieux, indiquant la chambre voisine, il +déclara: + +--Vous êtes ici chez vous, chère madame!... + +Zozé obéit en lui jetant une oeillade passionnée. Gérald, un instant +après, la rejoignait. Et tandis qu'il allumait les candélabres de la +cheminée, Mme Chambannes, les yeux au plafond, s'était tue, la +physionomie devenue subitement grave. + +Une vision rapide repassait sous ses regards: les soeurs, les deux +soeurs marchant dans le froid, autour des pelouses sans herbe, leurs +chapelets à la main. + +Elle en éprouva une sorte de honte. Confusément, dans son cerveau, +l'idée s'esquissait d'une vie aussi bonne, meilleure peut-être que la +sienne, vouée à un autre but que de s'aliter, chaque après-midi, les +bougies allumées. + +Mais Gérald s'approchait et la voix impérieuse: + +--A quoi pense-t-on donc? + +D'un trait, comme prise en faute, Zozé avait retrouvé son bienheureux +sourire d'amante: + +--On pense... on pense qu'on vous adore, méchant Raldo, qui m'avez +fait tant souffrir ce matin... + +Elle lui tendait les bras, dans un geste d'abandon et d'appel. + +Il s'y laissa glisser en murmurant des gentillesses grossières. + + + + +VII + + +Jamais Thérèse ne travailla avec autant d'ardeur que durant les jours +qui suivirent. + +C'était sa façon de se soigner à elle, sa médication infaillible, +quand la retroublaient ce qu'elle nommait ses «crises de souvenir». + +Alors elle macérait son cerveau par l'étude comme les dévots leur +chair rebelle dans les exercices de piété. + +Pendant des semaines, elle ne quittait plus son bureau que pour se +rendre aux bibliothèques. Sitôt rentrée elle s'attablait à la besogne. +Puis, le dîner à peine fini, elle se remettait fiévreusement au +travail jusqu'à ce que le sommeil la gagnât; et le lendemain elle +recommençait. + +Rarement la guérison tardait. Sous cet afflux glacial de savoir, toute +son effervescence peu à peu s'éteignait. La fatigue pliait ses désirs +et l'immense drame de l'histoire lui faisait prendre en dérision ses +petits chagrins de sentiment. Un dernier souffle d'orgueil, à ces +pensées hautaines, achevait de sécher les larmes intérieures que +distillait encore son coeur. La discipline l'avait ressaisie et, comme +un cheval rétif qui revient enfin au brancard, elle reprenait sa vie +coutumière, d'une âme tranquille et sans joie, mais trop lasse pour se +révolter. + +Cette fois même, en plus, par un excès de scrupule, elle s'était +promis de ne rien tenter pour esquiver le dîner Chambannes. La rechute +avait été si grave, si subite, si puérile qu'il lui fallait un +châtiment. Elle voulait revoir en face ce beau M. de Meuze, se +convaincre de sa sottise en affrontant de nouveau le danger. + +Mais au fond sa bravoure ressemblait à cette confiance qu'inspire le +dédain de l'adversaire. Elle ne redoutait plus Gérald parce que, le +supposant l'amant de Mme Chambannes, elle reportait sur lui le mépris +qu'elle éprouvait pour la jeune femme. + +Etait-ce bien uniquement du mépris? Dans sa fierté, Thérèse ne pouvait +croire qu'elle enviait cette petite créature dénuée d'intellect. Non, +tout au plus en avait-elle pitié! + +Elle aimait à se rappeler les maladresses d'expression, les fautes +d'ignorance ou contre le langage commises presque à chaque phrase par +la gentille Mme Chambannes. Et la niaiserie des propos de Gérald! Et +sa voix, une voix de viveur, traînante et grasse, avec ces accents +impérieux mais sans autorité qui semblent n'avoir jamais commandé qu'à +des filles ou des maîtres d'hôtel! Un joli couple qu'ils formaient +tous deux! Un ménage assorti! + +Et elle trouvait le dîner lent à venir, tant elle eût voulu à présent +les braver l'un et l'autre, les tenir sous la froideur hostile de ses +yeux gris... + +Le soir, à plusieurs reprises, M. Raindal dut l'arracher à son +travail. Elle ne se levait qu'en rechignant, après des prières +répétées. Il la grondait doucement et, par plaisanterie, il lui +offrait son bras pour la reconduire à sa chambre. Ils s'en allaient +ainsi le long du corridor obscur. Tout reposait dans la maison. +Parfois les puissants ronflements de Mme Raindal atteignaient jusqu'à +eux, malgré les portes closes. Ils s'arrêtaient à l'écouter en +souriant. Puis, sur le seuil, ils s'embrassaient et M. Raindal +repartait à tâtons. + +«Pauvre fille!» songeait-il dans un attendrissement mêlé d'admiration. + +Ah! s'il avait su! S'il avait deviné les luttes, les angoisses de +cette âme masculine! S'il avait entendu le «Pauvre père!» dont Mlle +Raindal, tout bas, plaignait son manque de clairvoyance! + +Mais les semaines, à ce régime, s'écoulaient rapidement, et enfin le +jour du dîner Chambannes arriva. + +Vers sept heures un quart, Thérèse était occupée à ajuster devant la +glace la lourde pelisse de bure qui lui servait de sortie de bal, +quand un grand bruit de dispute retentit dans le couloir et aussitôt +quelqu'un frappa. + +--Entrez! fit la jeune fille. + +M. Raindal parut, en gilet et manches de chemise. Sa cravate blanche +dénouée pendait à travers son plastron. + +--Tu ne sais pas ce qui se passe? s'écria-t-il... Ta mère qui trouve +que nous avons accepté trop vite l'invitation de Mme Chambannes, que +nous aurions dû nous renseigner... Nous renseigner! Sur quoi, auprès +de qui, je te le demande, pour un dîner sans importance!... Et elle +voulait que nous nous excusions maintenant, au dernier moment, cinq +minutes avant départir! Non, je t'en prends à témoin, toi qui, à ce +que j'ai cru voir, n'aimes pas beaucoup cette dame, que dis-tu de +celle-là? + +--Peuh! fit Thérèse déroutée. + +--Tu t'imagines, n'est-ce pas, d'où cette idée lui vient? poursuivit +M. Raindal en tournant autour de la chambre... De ces messieurs, +naturellement!... De la sacristie!... Oh! elle n'a pas été longue à +avouer... Aussi je l'ai prévenue que si, à l'avenir, ces gaillards +s'avisaient encore... + +Il n'acheva pas. Mme Raindal venait d'entrer le corsage à demi agrafé. + +--Chut!... murmura-t-elle... On a sonné!... Thérèse, il faut que tu +ailles ouvrir, mon enfant!... Brigitte est descendue pour chercher une +voiture. + +--Bien, mère! + +Thérèse courait tirer la porte et elle retint un petit cri de surprise +en reconnaissant, dans la pénombre, l'oncle Cyprien qui s'essuyait les +bottes sur la carpette jaune du palier. + +--Bonsoir, mon neveu! fit-il joyeusement. + +Mais, apercevant la pelisse et les gants blancs de Thérèse: + +--Tiens! vous sortez?... Et moi qui venais manger la soupe... En voilà +une déveine!... + +L'oncle Cyprien était entré. Thérèse répliqua d'un ton contraint, car, +de peur des critiques, on avait caché à M. Raindal cadet le dîner chez +les Chambannes: + +--Oui, mon oncle, nous dînons en ville! + +Le maître, au bruit de la voix fraternelle, était accouru. Il échangea +avec son frère l'accolade coutumière. Et, prévenant les questions: + +--Tu n'as pas de chance... Nous ne dînons pas ici... Voyons, veux-tu +venir demain?... + +--Parfaitement! fit l'oncle Cyprien. + +Et, après une pause: + +--Hum! Y aurait-il indiscrétion à vous demander où vous dînez? + +Thérèse n'osa plus nier: + +--Nous dînons rue de Prony, chez Mme Chambannes, une dame dont nous +avons fait connaissance au bal Saulvard... + +--Chambannes! fit l'oncle Cyprien avec une grimace de défiance... +Comment écris-tu cela? + +Thérèse épela lettre par lettre. M. Raindal cadet fronçait le sourcil: + +--Chambannes! Chambannes!... répétait-il, comme pour essayer à son +oreille le son de ce nom inconnu. + +Enfin se résignant: + +--Eh bien! au revoir! déclara-t-il... A demain!... + +Il serrait la main de son frère, de sa nièce. Et il descendit +l'escalier en grommelant: «Chambannes! Chambannes!» + +Ce nom, malgré son ensemble, avait une espèce de résonnance juive qui +lui déplaisait. Puis, tout le monde sait la malice des Juifs à +déguiser leurs noms d'origine, à les changer en noms français. Tel qui +s'appelle Duval, Durand, Dubourg dissimule, sous ces syllabes +gallo-romaines ou franques, un nom reçu au Sinaï; et l'oncle Cyprien +se glorifiait d'un flair exceptionnel pour déceler ces supercheries. +Il n'avait même admis la pureté de son nom familial qu'après de +minutieuses recherches dans les bibliothèques. Aussi, dehors, +s'élança-t-il vivement vers la brasserie Klapproth où Schleifmann ne +manquerait pas d'éclairer ses soupçons. + + * * * * * + +--Comme vous arrivez tard! s'écria le Galicien qui entamait une +plantureuse portion de rôti de veau aux confitures. + +L'oncle Cyprien s'assit à côté de lui, et tout en étudiant la carte: + +--Oui, je voulais dîner chez mon frère... Mais ils dînent dehors, chez +une Mme Chambannes... + +--Rue de Prony? fit Schleifmann. + +--Vous connaissez donc cette dame? demanda l'oncle Cyprien. + +--Oh! très peu... C'est une fort charmante personne... Je la rencontre +quelquefois chez les parents d'un de mes élèves, le jeune Pums, le +fils de M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie. + +--Ah bah! fit l'oncle Cyprien. + +--Et même je savais que votre frère devait dîner chez elle... Mme +Chambannes a invité Mme Pums, devant moi, en lui donnant la liste des +convives... Elle paraît, du reste, faire grand cas de votre frère... + +--Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? s'écria M. Raindal +cadet avec un regard de reproche. + +Schleifmann retint un sourire. + +--Mon Dieu, non!... Vous ne m'en disiez mot... J'en ai conclu que +votre frère ne vous avait pas informé... Alors, la discrétion, vous +comprenez?... + +L'oncle Cyprien devint soucieux: + +--Ecoutez-moi, Schleifmann... Répondez franchement!... Qu'est-ce c'est +que ces Chambannes?... Sont-ce des gens bien?... + +Schleifmann feignit d'avaler de travers une bouchée, pour gagner le +temps de réfléchir. Il ne voulait certes point mentir à son ami. Mais, +d'autre part, pourquoi aiguillonner encore cette fougueuse +malveillance, toujours prête à bondir, pourquoi susciter peut-être +ensuite des querelles de famille? Il choisit un demi-mensonge, et, +d'une voix indifférente: + +--Peuh!... Je ne saurais trop vous dire... Le mari m'a semblé un assez +pâle personnage... Il est ingénieur et s'occupe d'affaires de mines, +je crois... La femme est jolie, élégante, avenante... D'ailleurs, je +vous le répète, je les connais à peine... + +L'oncle Cyprien avait cessé de manger et se mordillait la moustache. +Puis, brusquement, comme lâchant un déclic: + +--Ils sont juifs, n'est-ce pas? + +--Je n'en suis pas sûr! fit Schleifmann. Le mari est originaire du +Berri où les juifs ont, en général, peu colonisé... Quant à la femme, +elle aurait plutôt le type sémitique... mais si affiné, si mélangé, +que je n'ose pas affirmer... + +--Pourtant leur nom! insista l'oncle Cyprien. + +--Leur nom? répliqua le Galicien, provoqué dans son amour-propre de +philologue. Effectivement, il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce +fût un nom juif francisé... Chambannes pourrait très bien être un +arrangement de Rhâm-Bâhal, ou, par corruption, Rhâm-Bâhan, +c'est-à-dire, si mes souvenirs sont fidèles, quelque chose comme +_haute-idole, idole-élevée_... + +--Rhâm-Bâhan! répétait avec satisfaction l'oncle Cyprien... +Rhâm-Bâhan!... Évidemment c'est cela... Je me disais aussi... + +Mais les aveux de Schleifmann le mettaient en appétit, et, d'une +intonation négligente, la bouche à dessein remplie de nourriture, il +insinua: + +--Vous parliez tout à l'heure d'une liste, il me semble, des convives +qui seraient chez cette dame... + +--Ouais! Ouais! fit évasivement Schleifmann. + +--Eh bien, qui était-ce? interrogea de même l'oncle Cyprien. + +Le Galicien équivoqua: + +--Je ne me rappelle plus au juste!... Non, je vous assure... J'ai +oublié! + +--Allons donc, Schleifmann! Cherchez, tâchez de retrouver... Qu'est-ce +qui nous presse? + +La tentation était trop forte. Manquer cette occasion de contenter ses +rancunes, renoncer à flageller toute cette clique incrédule qui +l'avait méconnu jadis, non, Schleifmann, à la fin, ne s'en sentait +plus le pouvoir. Et doucement, par gouttelettes légères, il commença +d'abord à lancer son venin contre les moins haïs: + +--Eh bien, soit! disait-il... Cherchons!... Il y aura là-bas M. +Givonne, un peintre qui peint des éventails ou des tambours de basque +pour les bals de la haute société et qui vend tout ce qu'il veut sur +le marché américain... Hum!... M. Mazuccio, un petit sculpteur italien +qui passe son temps à raconter comment sont faites, en dessous, les +femmes dont il a sculpté le buste... + +--Joli monde! encouragea l'oncle Cyprien. + +--M. Herschstein, poursuivit Schleifmann, qui s'animait, cet excellent +homme d'Herschstein.. Ho! Ho! Un que je vous recommande!... Une barbe +grise de patriarche, de grosses joues, une tête de bon papa, la pâte +du bon Dieu... Ce qui ne l'empêche pas d'être un des grands chefs de +la bande noire... Vous savez, ce clan de boursiers allemands qui +spécule chaque jour contre les fonds français... Ah! on propage bien +des légendes, bien des faussetés sur les juifs... Mais, hélas! elle +est vraie, celle-là, elle existe, cette sale bande! Et, le premier +jour d'émeute où le peuple s'avisera d'aller regarder un peu sous leur +nez ce qu'ils tripotent dans ce coin-là, rien ne dit que votre +camarade Schleifmann ne sera pas de la partie, mon cher Cyprien!... + +--Brave ami! fit M. Raindal cadet avec émotion. + +--M. Herschstein donc et madame, une grande bringue à l'esprit étroit, +routinier, qui s'imagine tout effacer en faisant des largesses à tous +les pauvres, à toutes les oeuvres de charité... + +Schleifmann tapa du poing sur le marbre de la table: + +--La charité! Diable de bête! Oui, on t'en donnera de la charité, le +jour où ta canaille de mari nous aura tous fait expulser... + +--Chut! Chut! Du calme, Schleifmann!--murmura l'oncle Cyprien, sûr +maintenant du Galicien comme d'un feu qui ronfle et qui flambe--... Du +calme, mon ami!... Et puis?... + +--Et puis M. de Marquesse! continua Schleifmann... Un propre coco, +encore... Un ingénieur conseil... Conseil! Ha! Ha!... Conseil +judiciaire probablement... Déjà deux sociétés où il conseillait et qui +ont fini devant le juge... Mais il s'en tire tout de même, le +garçon!... On dit que sa femme l'aide... Elle n'est pas belle +pourtant, une vraie tête de cheval... Seulement les hommes sont si +stupides dans ce monde-là... Pour une particule, ils vous +entretiendraient une jument, mon cher! + +--Adorable! fit M. Raindal cadet en se tordant les lèvres d'une +plissure de dégoût. + +--Ensuite, mon compatriote Pums, un petit brun à moustache noire, une +figure de tzigane, et sa femme une petite rousse... Oh! par exemple, +jolie, elle, grassouillette, le nez retroussé, une vraie chair à +peintre, quoi! + +--Vous dites? questionna l'oncle Cyprien. + +--Oui, je les appelle ainsi, ces dames, à cause de leur goût pour les +peintres... Quand on est peintre, on n'a qu'à se baisser pour les +prendre, comme un chiffonnier dans un tas... + +--Alors, Mme Chambannes, vous pensez que... + +Schleifmann, prestement, l'interrompit: + +--Non, non, oh! non!... Au contraire! + +Puis, d'un ton malicieux: + +--Mme Chambannes a une vie régulière, tout à fait régulière... + +Et, suivant l'association normale des idées: + +--Je retourne à mes gens... Le marquis de Meuze et son fils, le comte +de Meuze... + +--Tiens, tiens! fit ironiquement M. Raindal cadet... De faux nobles, +je suppose? + +--Non, de véritables... Ils sont très liés avec les Chambannes... Et +tenez, le vieux marquis vous plairait extrêmement... Il a, comme vous, +m'a-t-on assuré, horreur des juifs, qui l'ont presque ruiné à l'époque +du krach... + +Mais la flamme satirique du Galicien tombait. Il cita encore quelques +noms sans commentaires: Jean Bunel, le romancier, M. Burzig, un jeune +remisier, M. Silberschmidt avec sa femme. + +Et, comme il se taisait: + +--C'est tout? demanda l'oncle Cyprien. + +--Absolument tout! déclara Schleifmann en frottant ses lunettes d'or +dont la transpiration avait terni les verres. + +M. Raindal cadet prit une mine goguenarde: + +--Un dernier détail, s'il vous plaît? + +--Je vous écoute, fit Schleifmann. + +L'oncle Cyprien se rapprocha, et, la voix engageante: + +--Tous Prussiens, naturellement? + +--Non, mon cher Raindal! riposta le Galicien... Tous Français ou, ce +qui est pareil, naturalisés... Naturalisés depuis la guerre... Le +petit Pums est leur vétéran... Français de 78, le petit Pums... Ah! +je me souviens très bien comme il était fier, après, quand il est +revenu à Lemberg, lors de sa visite annuelle... Il courait de maison +en maison, chez les amis, chez les parents, déployant partout son +décret de naturalisation... On aurait dit qu'il montrait le diplôme +d'un grade... + +--C'en est un! observa l'oncle Cyprien. + +--Oui, oui, poursuivait Schleifmann, tous naturalisés Français, sauf +le jeune Burzig que j'oubliais... Mais ce n'est pas sa faute... C'est +la faute à monsieur son père... Une manie de changement qu'ils ont +dans cette famille... Le grand-père naît à Mayence et se fait +Américain. Bon! Le père vient à Paris et se transforme en Français... +Puf! Ce n'est pas assez!... Voilà qu'il fait son fils Anglais pour lui +éviter le service militaire... Je vous dis jamais, jamais contents, +ces damnés Burzig!... + +Il ricanait, la bouche méprisante. + +--Ah! si les juifs de France avaient un peu de sang aux veines, je +vous garantis que depuis beau jour ils auraient mis dehors tous ces +touristes-là... Il fallait vous leur faire la vie si dure, si +terrible... + +--Mais vous-même, Schleifmann, demanda M. Raindal cadet, est-ce que +vous n'allez pas bientôt vous naturaliser?... + +Le Galicien eut un sourire mélancolique: + +--Moi, mon ami?... A mon âge!... A quoi bon?... Le destin m'a créé +sans patrie et sans patrie je reste... Je suis M. Schleifmann, citoyen +de l'humanité, comme disait l'autre... + +--C'est très gentil tout cela, objecta l'oncle Cyprien... Cependant, +en cas de guerre... + +--La guerre? murmura rêveusement Schleifmann... La verrai-je, +d'abord?... Puis, je suis bien vieux, mon cher Raindal, je serais un +bien pauvre soldat... Je le regrette... Quoique je déteste la guerre, +les imbéciles raisons pour lesquelles les nations se massacrent, +j'aurais tout de même aimé servir la France, le pays le moins bête, en +somme, le plus généreux que j'aie connu... + +--Baste! fit M. Raindal cadet... Vous pourriez vous rendre utile +autrement... + +--Oui, c'est vrai! murmura à mi-voix Schleifmann comme se parlant à +lui-même... En 1871, il y a eu la Commune!... + +Mais l'oncle Cyprien n'avait pas entendu cette tragique réponse. Déjà +il était tout aux farces du lendemain. Il se figurait avec délices +l'ébahissement de son frère quand il l'interpellerait: «Eh bien!... Et +notre vieux Herschstein, comment va-t-il? Et cette charmante Mme +Pums?... Et l'honorable M. Burzig?...» Il en riait si fort qu'il +s'excusa auprès de Schleifmann. + +--Pardonnez-moi, je pense à quelque chose... quelque chose de +tellement drôle... Ha! ha! c'est impayable!... + +Et, dans un mouvement de reconnaissance: + +--Voyons, Schleifmann, vous accepterez bien un petit verre de +kirschenwasser?... Garçon, du kirschenwasser et deux verres, deux +grands, des verres de clients, vous savez, mon petit!... + +Le garçon reparaissait avec une fiole enveloppée de paille. L'oncle +Cyprien versa deux hautes rasades et, soulevant son verre pour +trinquer: + +--A l'humanité, Schleifmann! fit-il courtoisement. + +--A la France! riposta le Galicien en choquant les verres. + + * * * * * + +Au même instant, la famille Raindal faisait son entrée dans le salon +des Chambannes. + +Zozé marcha vivement à la rencontre du maître. Elle portait une ample +robe de soie rose à ramages effacés qui lui donnait une silhouette +d'infante. Chambannes la suivit, en souriant peut-être sous le mystère +de son énorme moustache blonde. Et le défilé des présentations +commença. + +Les dames, les premières: la petite Mme Pums, dans une gaine noire +pailletée d'or d'où jaillissait plus fraîche, plus blanche, par +contraste, sa chair potelée de rousse rieuse; Mme de Marquesse, une +grande blonde aux mâchoires chevalines et dont la jupe de crêpe mauve +dessinait vers les hanches une ossature massive de République ou de +Liberté; Mme Silberschmidt, une maigre brunette à figure de poule +malade; Mme Herschstein, plus anguleuse et hautaine en son corsage de +satin blanc qu'une lady de vieille race. Puis les messieurs un à un, +au hasard de la proximité. Ils s'inclinaient profondément, et ils +avaient tous des regards déférents en même temps que curieux, des +serrements de main empressés et timides, des phrases respectueuses et +inachevées, comme devant un souverain étranger dont on ne sait pas +bien l'étiquette ni la langue. + +Pums, le petit doyen des naturalisés, fut présenté le dernier. Menu, +propret, de teint jaunâtre, vêtu avec la plus sobre correction, ce +qui frappait d'abord dans sa physionomie, ce n'était pas son type de +boursier viennois ni sa forte moustache noire, ni le grisonnement de +ses tempes, c'était la saillie de ses deux grosses prunelles couleur +chocolat clair, et si avides de voir, si ingénues, si langoureuses +que, sans une flamme de malice qui vacillait parfois au fond, on eût +dit des yeux de bon petit garçon étonnés par le vaste monde. Il +s'exprimait en un français convenable, juste à la lisière de l'accent +tudesque, un français naturalisé comme lui, et seul il vint à bout de +son compliment de présentation. + +M. Raindal n'eut pas le temps de le remercier. On passait dans la +salle à manger. + +Mme Chambannes s'assit entre le maître et le marquis de Meuze. Son +mari en face d'elle avec Mme Raindal à sa droite et, à sa gauche, Mme +de Marquesse. Un peu plus loin, Thérèse avait pour voisins Gérald et +Mazuccio, un remuant petit faune brun, qui zézayait avec une furia de +moustique vénitien. Les autres s'installèrent à la ronde, selon les +cartes de bristol qui marquaient leurs places; et l'on servit le +potage parmi un silence d'attention. + +Visiblement, on guettait le maître. On attendait ce qu'il allait dire +d'important, d'extraordinaire; et les dames surtout prêtaient +l'oreille, se représentant M. Raindal, d'après la _Vie de Cléopâtre_, +comme une espèce de roquentin célèbre qui, à table, devait sûrement en +débiter de «raides». + +La déception ne tarda point. Décidément, il n'était pas bien amusant, +ce M. Raindal, ni bien original, avec son gros nez mou, ses mains +pendantes, ses manières de vieux préfet gêné--et sa voix qu'on +n'entendait guère. Sans compter qu'on y perdait peu. Des +renseignements sur le climat de l'Egypte, les moyens de transport, les +époques de voyage favorables, je vous demande un peu si le _Bædeker_, +le _Joanne_ ne vous en auraient pas dit autant! + +Et bientôt M. Raindal n'eut plus pour auditeurs que le marquis et Mme +Chambannes, qui ne se lassait pas de le questionner. + +Au fond, il ne se sentait point en verve. Non pas que Mme Chambannes +l'intimidât par ses fervents regards ou ce caressant roulement des _r_ +qui rendait sa voix si doucement impérieuse. Il lui savait gré, au +contraire, de n'être pas décolletée plus; et il la trouvait pleine de +grâce dans ce corsage pudiquement échancré pour découvrir à peine, +avec un petit carré de peau mate, son cou svelte sans bijoux. Mais, +bien plus que les tendres oeillades de la jeune femme, le luxe +environnant l'incommodait. Lui qui avait consacré un chapitre entier +au _Faste de Cléopâtre_, lui qui n'avait pas bronché devant les +gemmes, les ors, les encens et toutes les somptuosités de la _Vie +inimitable_, il demeurait comme ébloui devant la réalité d'une +magnificence de beaucoup inférieure. La profusion des fleurs qui +serpentaient en guirlandes autour de la table, le scintillement des +cristaux taillés, les menus objets du service, l'élégance lustrée des +convives formaient autant d'aspérités brillantes où son oeil +s'accrochait avec ses pensées. Puis, ce qui augmentait encore ses +distractions, c'était le ronronnement de locomotives à l'arrêt, les +_schh_, les _harrh_, les _horrh_, les _pff_ qui fusaient maintenant du +groupe Silberschmidt, Herschstein et Pums, massés à l'extrémité de la +table. + +Car on se mettait à l'aise là-bas, on se déliait la langue dans un +petit gargarisme de parler du pays. Le français? Un dialecte de +cérémonie, bon pour les politesses, pour les rapports mondains. Mais +entre soi, en causant affaires, choses sérieuses ou intimes, pourquoi +se retenir? D'ailleurs, comment l'auraient-ils pu? N'était-il pas plus +fort que tout, plus fort que les décrets, plus fort que les serments, +ce langage natal qui leur remontait aux lèvres avec la naïve vigueur +de l'instinct? Et il fallait voir le clin-d'oeil goguenard dont Pums +corsait ses demandes sur la _Krankheit_ (la maladie) du sultan, ou +l'autre clin-d'oeil narquois dont Herschstein accompagnait ses +réponses. Un coup diablement réussi que cette indisposition du sultan, +une idée de Herschstein, lancée de Paris à Vienne, relancée de Vienne +à Paris et qui, l'après-midi durant, avait bouleversé la Bourse. Des +trois francs, des six francs, des dix francs de baisse sur les valeurs +turques, la masse des fonds d'Etat saisie dans la débâcle! Ci une +centaine de mille francs pour chacun des membres actifs de la bande +noire, et vingt-cinq mille francs seulement pour Pums, simple allié, +sorte de complice honoraire. N'importe! Il n'avait pas à se plaindre +et, comme voulant payer Herschstein de retour, il lui expliquait le +plan nouveau de la Banque de Galicie concernant les mines d'or: un +immense syndicat qui, sous le nom de Société d'études, raflerait dans +le marché les valeurs minières les moins suspectes. Manoeuvre aisée, +au demeurant, qui consistait à les déprécier d'abord par des nouvelles +alarmantes pour les hausser ensuite aux cours les plus élevés par des +nouvelles optimistes. L'enfance de l'art, quoi! le procédé +infaillible. Et le jeune Burzig, qui, à titre de citoyen britannique, +n'avait cessé de flirter en anglais avec la jolie Mme Pums, revint +brusquement à l'allemand familial pour se joindre aux projets du +groupe. On discutait avec Marquesse sur les valeurs à choisir, les +mines qu'on drainerait dans l'opération. On citait des noms anglais ou +bataves, plus fulgurants que des diadèmes: _l'Etoile rose de l'Afrique +du Sud_, _le Soleil du Transvaal_, _la Source des Escarboucles_... + +Et soudain la petite pupille verte du marquis de Meuze donna des +signes d'inattention. Elle fuyait, virait, vacillait dans l'orbite +comme un bouchon de ligne à fleur d'eau. Elle semblait essayer +d'entendre. Hein! il ne se trompait pas? On parlait bien de mines +d'or, au bout de la table? Parfaitement... De mines d'or? Nom d'un +bonhomme! Nom d'un chien! Comment écouter ces seigneurs, sans +désobliger l'autre, ce M. Raindal, avec ses satanées histoires de +momies et de Mariette-Bey?... Le marquis s'empourprait en vain à +tenter de suivre les deux conversations. Des bribes seulement lui +parvenaient de la plus éloignée: _fontein_... _rand_... _Chartered_... +_Cecil Rhodes_... _de Beers_... _claim_..., dont les syllabes +techniques aiguillonnaient encore sa curiosité. C'est qu'il ne +s'agissait pas non plus d'une bagatelle! Cent vingt mille francs +d'engagés sur le marché des mines. «Cent vingt mille!» se répétait le +marquis, cela ne vous conférait-il pas les droits à un peu d'anxiété? +Et, comme lui répondant, dans un demi-silence, la voix de Pums +proféra: + +--_Ja! gewiss... Ich glaube dass die Red Diamond..._ + +La _Red-Diamond-Fontein_!... La mine préférée du marquis, sa valeur de +prédilection, «sa petite _Red-Diamond_», comme il l'appelait +victorieusement! Pour le coup, M. de Meuze ne put plus se contenir. +D'une volte brutale, son buste avait pivoté vers les financiers et il +interrogea: + +--Pardon, monsieur Pums, vous venez de nommer, je crois, la +_Red-Diamond_?... Serait-il indiscret de savoir ce que vous en disiez? + +--Du tout, marquis, fit Pums, qui s'honorait toujours que M. de Meuze +le consultât. + +Et, par égard pour le vieux gentilhomme, le procès des valeurs +minières se poursuivit sur-le-champ en français. + +Mais M. Raindal n'avait pas remarqué cette défection. Depuis quelques +instants, déjà, il ne parlait plus que pour Zozé, et, graduellement, +il lui semblait qu'un brouillard de sympathie les isolait ensemble du +restant des convives. + +«Je disais bien, songeait-il, charmé et aguerri aussi par le mélange +des vins qu'il avait bus... Une suivante de Cléopâtre!... Une petite +Grecque!... Une vraie petite Grecque!...» + +Puis il reprenait: + +--Un jour que les fellahs refusaient de porter à bord nos bagages, +Mariette-Bey se précipite sur eux, le revolver au poing... + +Et Zozé, en se récriant, s'émerveillait de ces récits. Elle ne +manquait, au surplus, ni de bon vouloir, ni de respect devant les +maximes de philosophie ou les développements historiques, quitte à +relâcher son zèle quand elle ne comprenait plus. Alors son regard se +dérobait, allait tour à tour s'appuyer innocemment sur chacun des +convives, par un besoin de tendresse impersonnel et quasi mécanique +qu'elle conservait encore de ses recherches d'antan. + +Le petit Pums s'élançait au-devant, les paupières battantes, comme un +gymnasiarque qui vise son trapèze. Il était si amoureux, le brave +garçon! Gérald, lui, ripostait par une grimace cordiale du nez, de la +bouche ou des joues, et Zozé devinait: «Oui, oui, c'est entendu, nous +sommes amants nous deux!» Mais Mlle Raindal, hélas! paraissait moins +contente. La pauvre demoiselle! Gérald et Mazuccio la lâchaient-ils +assez,--l'un, la tête inclinée, à la toucher presque, sur la poitrine +plane de Germaine de Marquesse; l'autre, le visage en feu, le buste +poussé tout de travers contre cette petite poulette lascive de Mme +Silberschmidt! Quel vide il y avait de chaque côté de la malheureuse +fille! Non, véritablement ce n'était pas bien, ce n'était pas gentil +de la traiter ainsi, comme une institutrice. + +Après quoi, Mme Chambannes revenait plonger dans le regard de M. +Raindal. Cela lui coulait intérieurement une chaleur dont il devenait +rouge. Ses yeux clignaient de plaisir. Il toussait pour se ressaisir +et le front relevé, il attendait inconsciemment le plongeon d'une +oeillade nouvelle. Ou bien il admirait le profil de Zozé, si net, si +délicat sous le ramassé de sa coiffure que serrait à la nuque une +minuscule bouclette de perles. Et il se disait tout en continuant ses +anecdotes: + +«Une vraie petite Grecque!... Une petite Grecque des Iles!...» + +Cependant la vraie petite Grecque s'agitait sur sa chaise, la figure +méfiante, l'oeil en arrêt vers Mlle Raindal que lui cachait à demi le +buisson d'orchidées mauves dressé au centre de la table. + +Ah ça! de quoi s'amusait-elle donc tant, la jeune fille? Qu'est-ce qui +lui creusait donc au coin des lèvres ce sourire immobile et vieillot +comme une ride? Et ces regards méprisants, ces airs de pitié qu'elle +avait pour vous dévisager les gens, tous les convives l'un après +l'autre! + +«Ma parole, songeait Mme Chambannes, on dirait qu'elle regarde des +sauvages, des nègres!» + +Puis aussitôt elle pensa: + +«Bah! elle est vexée, la pauvre petite!... Cela se comprend aussi!...» + +Et elle appelait Gérald, d'une toux amicale afin de le ramener à ses +devoirs. Mais on apportait les bols. Tant pis! Trop tard! Ce serait +pour une autre fois! Elle enfonça ses ongles dans la rondelle +translucide qui remuait à la surface de l'eau. Et comme elle écartait +sa chaise avec une discrète lenteur, tout le monde se leva. + +--Mademoiselle! fit Gérald, qui tendait le bras à Thérèse. + +La jeune fille y posa la main en évitant son regard d'un dédaigneux +détour de tête; et ils s'avancèrent, sans un mot, du côté du salon. +Gérald multipliait les mines courtoises, les attitudes déférentes, les +effacements du buste, toutes les marques d'une politesse qui se sent +en défaut et s'exonère à la muette. Arrivé dans le salon, jusqu'auprès +de Mme Raindal, il dégagea moelleusement son bras: + +--Mademoiselle!... + +Il avait salué d'une courbette cérémonieuse et s'acheminait vers le +fumoir. Thérèse ne put s'empêcher de le suivre des yeux. + +Avec le dandinement de son grand corps sur ses jarrets pliants, il +avait l'allure soulagée et lasse d'un homme qui descend de cheval ou +qui revient d'une corvée. A l'entrée du fumoir, il empoigna +familièrement Mazuccio par les épaules pour le faire passer avant lui; +et derrière la portière en vieille tapisserie, on les entendait encore +rire, d'un mystérieux rire du gosier, qui, à distance même, avait un +son obscène. + +--Eh bien? fillette, murmura M. Raindal en s'approchant à petits pas +un peu lourds... Eh bien, ce dîner? + +--Excellent! fit froidement Thérèse qui s'asseyait à la droite de sa +mère. Je suis enchantée d'être venue... + +--N'est-ce pas? continuait à mi-voix M. Raindal, se méprenant au ton +de sa fille. Cette Mme Chambannes reçoit d'une façon parfaite... +Voyons... avoue que j'ai eu raison de ne pas m'arrêter à certaines +préventions, à certaines idées préconçues?... + +Mme Raindal, devant l'allusion, avait soudainement rougi. Thérèse, la +lèvre gouailleuse, chuchota: + +--Mais, certainement père, je te le répète... Ces gens-là gagnent +beaucoup à être vus de près... + +M. Raindal se retourna à l'appel de Mme Chambannes qui lui offrait une +tasse de café. + +Au fond du salon, la petite Mme Pums et la grande Mme de Marquesse se +tenaient enlacées par la taille, en se communiquant des secrets joyeux +sur l'emploi de l'après-midi. Mais justement leurs dissemblances les +faisaient valoir l'une l'autre, et on leur devinait les mêmes goûts, +les mêmes aptitudes, tout ce qu'il fallait pour s'accorder dans des +parties carrées avec deux bons garçons de tailles équivalentes. + +Elles traversaient le salon toujours enlacées. Mme de Marquesse +souleva la portière du fumoir. Une vive clameur salua le gracieux +couple. Elles entrèrent tout à fait et la clameur redoubla. Ces +messieurs n'étaient point ingrats. + +Jusqu'à leur retour, la conversation dans le salon se traîna +péniblement. Mme Chambannes essayait de causer avec Thérèse et Mme +Raindal, tandis que Mme Herschstein complimentait, à part, le maître. +Peu à peu, les sujets se faisaient rares. Après quelques remarques sur +l'heure tardive des dîners modernes et quelques pronostics sur l'hiver +qui venait, Zozé perdit de son aisance. De quoi leur parler, grand +Dieu? Toilette? Il n'y avait pas à y songer! Les pauvres dames, vrai, +elles étaient plutôt «fagotées»! Théâtres? Elles confessaient n'y être +pas allées depuis près de deux ans. Alors? Zozé cherchait, +s'évertuait, et les yeux gris de Thérèse, fixés durement sur elle, +l'intimidaient encore davantage. Très intelligente peut-être, cette +Mlle Raindal, mais pas commode, pas allante du tout, aurait déclaré +Gérald. Et Zozé en arrivait presque à lui pardonner son brutal silence +du dîner. + +Enfin les messieurs revinrent, sauf le marquis, que Chambannes excusa +auprès de M. Raindal. De coutume c'était l'instant des gaillardises. +On se séparait deux par deux pour chuchoter dans les coins sombres; et +en vue, dans le centre du salon, il ne restait que les personnes +âgées, qui s'entretenaient paisiblement à haute voix de leurs affaires +d'argent ou de leurs infirmités. + +La présence des Raindal gênait sans doute l'assistance, car la +manoeuvre accoutumée n'eut pas lieu. Seuls Givonne, le peintre de +tambours, et la petite Mme Pums, sortis les derniers du fumoir, +osèrent maintenir la tradition. Ils s'étaient installés dans +l'encoignure d'une fenêtre. Et, avec sa face correcte de calicot +anglais, Givonne semblait de loin vanter à Mme Pums un article dont il +lui promettait entière satisfaction. + +M. Raindal les examina un moment avec une machinale bienveillance. +Mais il sentait de l'engourdissement s'appesantir sur ses paupières. +L'abondance du repas ou ses efforts de mémoire pendant le dîner lui +avaient laissé une lourde fatigue. Et il abusait des sourires affables +pour se dispenser de parler. + +L'entrée de Jean Bunel, que Mme Chambannes amenait dans sa direction, +lui fut un prétexte à se lever. + +--M. Jean Bunel, dont vous avez lu, j'en suis sûre, les beaux romans! +présentait Zozé. + +--Mais certes, certes... Ravi, mon cher confrère! fit chaleureusement +M. Raindal, en serrant la main de Bunel dont il ignorait pourtant +jusqu'au nom. + +L'autre, un jeune homme à fine barbe brune, avait vivement tourné une +phrase d'admiration, effilée et jolie comme un cornet de bonbons. + +M. Raindal remercia d'un salut. Mme Raindal et Thérèse, sur un regard +du maître, s'étaient également levées. + +--Vous partez! fit Mme Chambannes d'un ton de regret qu'elle +exagérait. + +M. Raindal balbutia des excuses, et l'on se dirigea en troupe vers +l'antichambre. + +Un frisson de délivrance courut dans l'assemblée. Ce n'était pas une +jeune fille, c'en étaient trois qui disparaissaient par cette porte! +Et il y avait de la blague dans l'air, un besoin de lâcher des folies, +de reprendre ses habitudes. Mais on se retenait encore, par cette +espèce de respect que la notoriété impose aux personnes incultes. + +Le retour de Mme Chambannes s'accomplit dans un profond silence. + +--Ah! vous êtes gais, par ici! s'écria-t-elle. + +Puis après une pause: + +--Eh bien! comment le trouvez-vous? + +--Oh! il est très gentil votre petit ami! fit Gérald au milieu d'une +explosion de rires. + +Et déjà Pums, encouragé par ce succès, cherchait à dire, lui aussi, +quelque chose de très comique, quand Jean Bunel, d'un ton impératif, +déclara: + +--C'est tout bonnement une des plus remarquables intelligences +d'aujourd'hui! + +--N'est-ce pas? murmura Zozé. + +--Oui, poursuivait Bunel, autant par un noble élan de solidarité que +pour le malin plaisir d'accabler un clubman... Oui, sans le comparer à +Taine ni à Renan, je ne crois pas que l'histoire ait, dans ces +dernières années, produit de cerveau plus vigoureux ni d'écrivain plus +pur... + +--En vérité? s'exclama Pums subitement retourné. + +Du reste, il ne reprochait à M. Raindal que de parler un peu trop bas. +Silberschmidt se rallia à ces considérants. Mme Herschstein, que le +maître avait écoutée, affirma que M. Raindal était un homme des plus +intéressants. Mme Pums lui trouvait une figure très expressive. +Givonne se fit conspuer pour avoir formulé des réserves sur la +toilette de Mme Raindal. Est-ce que ces choses-là comptaient? + +Et le revirement était si décisif, si général, que Zozé en eut de la +peine pour son petit Raldo. Pauvre chéri! Quel four! + +Elle marchait vers la cheminée devant laquelle il se tenait accoté +debout, les coudes contre le marbre. Puis quand elle fut tout près, +elle murmura, dans un chuchotement passionné, la question qui, depuis +trois grandes heures, lui desséchait la gorge: + +--Tu m'aimes? + +D'un clin d'oeil, sans rancune, le comte affirma que oui. + + + + +VIII + + +Comme trois heures sonnaient d'un timbre énergique à l'horloge du +Collège de France, la petite porte dissimulée dans les grisailles du +mur s'entr'ouvrit, et M. Raindal fit son entrée. + +Il s'était assis à sa vaste table de bois blanc, ayant en face de lui +ses huit auditeurs familiers qui attendaient, la plume dressée, prêts +à écrire. + +Il tira de sa serviette quelques feuilles manuscrites et commença +d'une voix simple: + +«Nous avons terminé, dans notre leçon d'avant le Jour de l'An, l'étude +des peintures oblatoires qu'on a retrouvées dans les mastabas +d'Abou-Roash. Nous aborderons aujourd'hui, au même point de vue, +l'étude des mastabas de Dahshour. Les peintures que renferme cette +nécropole sont peut-être pour l'historien des moeurs d'un plus grand +intérêt que celles d'Abou-Roash. Nous y trouvons sur la vie privée et +la vie industrielle des Égyptiens des renseignements qu'on peut +considérer à bon droit comme uniques. J'attire donc particulièrement +votre attention sur cette leçon et les leçons qui vont suivre...» + +M. Raindal prit un temps, et, consultant ses notes: + +«La principale peinture des mastabas de Dahshour est celle conservée +dans la tombe d'un riche négociant de l'époque, un de ces gros +armateurs dont les caravanes exerçaient le trafic avec la Libye et la +côte syrienne. Signalée en premier par Brugsch, elle a fait l'objet de +deux notices fort détaillées de mon éminent et jeune confrère M. +Maspero, parues dans les _Annales du Musée de Boulaq_ et dans la +_Revue d'Égyptologie_. Ledit armateur s'appelait Rhanofirnotpou...» + +M. Raindal s'était levé et essuyait à puissants coups de torchon le +tableau noir placé derrière sa chaise. Un petit nuage de craie, léger +comme une fumée, voleta autour de sa manche. + +--Rha-no-fir-not-pou!... épelait-il à mesure que s'inscrivaient sur le +tableau les hiéroglyphes du nom. + +Mais il n'avait pas achevé que le tambour de la porte se rabattit en +gémissant. De suaves émanations de violette à l'iris traversèrent +brusquement la salle. Une dame entrait et s'asseyait avec un +bruissement de soies, en arrière des élèves. M. Raindal, malgré lui, +comme forcé par l'odeur, se retourna anxieusement. Oui, c'était elle, +c'était la jolie petite Mme Chambannes! + +Il fut si bouleversé qu'en revenant à sa place il ne put que répéter +sa première phrase sur le défunt Rhanofirnotpou: + +«... Un de ces riches négociants, vous disais-je, un de ces gros +armateurs, dont les caravanes...» + +Mme Chambannes! Mme Chambannes au cours, en jupe de drap bleu, avec +une voilette blanche et un veston de loutre! Avait-on idée d'une +pareille folie, d'un aussi puéril caprice! Et voilà maintenant qu'elle +lui adressait de petits signes de tête, comme on fait au théâtre entre +amis, de loge à loge. «Bonjour, monsieur Raindal, bonjour, bonjour, ça +va bien?» continuait la tête de Mme Chambannes. + +Elle s'arrêta pourtant en remarquant que le visage du maître demeurait +impassible devant ces politesses. + +Du reste la froideur de M. Raindal n'était pas sa seule déception. +D'abord, elle ne comprenait rien à cette histoire des peintures de feu +Rhanofirnotpou. Quoi! Des peintures dans une tombe! Un rude original +que ce gros armateur! Et puis, le décor l'étonnait. + +Elle pensait pénétrer dans un grandiose amphithéâtre, où la foule +s'entassait sur des gradins de chêne vernis par l'âge. En bas, elle se +figurait une chaire énorme, haute comme un tribunal, que flanquaient +deux appariteurs à chaînes argentées. Et dans la chaire, M. Raindal, +en robe ponceau bordée d'hermine, M. Raindal pérorant, jouant avec sa +toque galonnée, buvant de l'eau sucrée et interrompu à chaque mot par +l'enthousiasme de l'assistance... + +Quelle désillusion! Quel contraste avec la réalité! Qui eût imaginé +cette étroite pièce aux murailles d'un gris sale, ces deux bustes en +simili-bronze,--Platon et Epictète,--juchés, tels que deux potiches, +sur des socles en carton-pierre, cette grossière table de bois blanc +pareille à une table de cuisine, et les chaises de paille empilées, +dans un coin, près du Platon déteint, comme dans un vieux grenier à +meubles? + +Zozé éprouvait presque cette imperceptible mélancolie qu'inspire aux +personnes riches le spectacle de la misère. Elle tenta de se distraire +en inspectant successivement le dos et la nuque des huit élèves. Deux +étaient chauves déjà. Trois portaient entre les épaules cette barre +brillante qu'impriment dans les étoffes les durs dossiers des omnibus. +Le veston d'un autre était passé de couleur. Et vers le bout de la +table, à gauche, il y en avait un avec une tignasse brune--oh! cette +tête de loup!--qui ne devait pas souvent se ruiner chez le +coiffeur!... + +Elle les prenait en pitié, ces braves jeunes hommes. Elle aurait voulu +leur donner des avis de toilette et, s'il l'avait fallu, les aider de +sa bourse. + +Un bruit de chaises la tira de ces rêveries charitables. Le cours +était fini. M. Raindal avait disparu. Par où? Dans le mur, sans doute. +Et pas même un applaudissement! Zozé en restait confondue. + +Elle se leva tout engourdie par l'immobilité et suivit les élèves qui +sortaient. Quelques-uns s'effacèrent afin de lui livrer passage. Aucun +ne la dévisagea, et ceux qui marchaient en avant ne se retournaient +pas pour la regarder. Elle les trouva discrets, bien élevés, quoique +un peu timides. + +Puis elle se mit à flâner dans l'immense vestibule, en faisant sonner +ses talons contre les dalles, pour le plaisir d'entendre l'écho. Dix +minutes s'écoulèrent. Zozé frissonnait de froid. Elle allait +s'informer auprès de Pageot, quand M. Raindal surgit dans l'ombre du +fond, sa serviette sous le bras. + +A la vue de Mme Chambannes, il réprima un mouvement de contrariété et +s'avança vers elle avec une mine souriante: + +--Vous ici, chère madame! s'écriait-il hypocritement. + +--Vous ne m'avez donc pas reconnue? J'étais à votre cours... Je n'ai +pas tout compris, mais comme c'était intéressant! + +M. Raindal s'excusa sur sa presbytie, et, d'un ton plus inquiet: + +--Eh bien! chère madame, en quoi puis-je vous être utile?... Que +désirez-vous de moi?... A quel heureux hasard dois-je votre présence? + +A quel heureux hasard? Pas si heureux que cela! Elle ne pouvait +cependant pas lui répondre: «Gérald m'a encore joué un de ses vilains +tours, s'est encore dérobé de deux heures à mes tendresses... Alors, +par désoeuvrement, par ennui, je suis venue voir un peu comment +c'était, un de vos cours, et peut-être aussi, à l'occasion, combiner +un dîner!...» + +Et elle riposta avec un petit rire candide: + +--Mais pas le moindre hasard, cher maître!... Je voulais vous +entendre, simplement... Après, je vous ai attendu pour vous serrer la +main... + +--Vous êtes trop bonne, mille fois bonne, en vérité! murmurait +distraitement M. Raindal. + +Et, tout en marchant, il ne cessait de jeter à droite, à gauche, des +regards apeurés. Mais, arrivé dehors, devant le coupé de Mme +Chambannes, il ne put dominer l'envie de fuir qui le tourmentait, et, +retirant son chapeau: + +--Au revoir, chère madame... A bientôt, j'espère... Mes compliments à +M. Chambannes, je vous prie... + +Zozé s'écria: + +--Comment, maître! Vous ne voulez pas que je vous reconduise?... Par +ce temps?... + +Et d'une moue elle lui désignait la chaussée que le dégel semblait +avoir enduite d'une couche sirupeuse de café glacé. Le maître se +défendait. Zozé, dans le coupé, insistait, et elle frappait de la main +le cuir des coussins, comme pour appeler un petit chien. M. Raindal +perdait tout sang-froid. Si des élèves, des collègues le voyaient en +cette posture ridicule! La crainte l'emporta. Il s'assit à côté de Mme +Chambannes. + +--A la bonne heure! Ç'aurait été fou de refuser! fit Zozé en baissant +la glace de devant, afin de donner l'adresse au cocher. + +Quand elle la releva, M. Raindal observa avec soulagement que la large +vitre, comme celle des portières, était couverte d'un voile de buée. A +l'abri de ces carreaux opaques, il se ressaisissait peu à peu. Il +sourit à Mme Chambannes qui lui sourit aussi. + +La voiture courait lestement sur le tapis de neige jaune. Dans la +douce tiédeur qui montait de la boule, un moelleux parfum de maroquin +se mêlait à des senteurs de violette irisée. M. Raindal soupira avec +une impression de bien-être, et comme se réveillant: + +--Ainsi,--fit-il paternellement, pour essayer de racheter la rudesse +de ses adieux,--ainsi le cours ne vous a pas trop ennuyée, madame? + +--Au contraire! D'ailleurs, je compte bien que la prochaine fois... + +--Quelle prochaine fois? + +--Je veux dire le prochain cours où je viendrai, corrigea Zozé, et les +cours suivants... + +M. Raindal se rembrunissait: + +--Vous songez donc à revenir? + +--Peut-être! Pourquoi pas?... Cela vous fâche?.. + +--Nullement, chère madame, nullement!... + +Il ne put en exprimer plus. La stupeur le paralysait. Alors elle +voulait revenir tous les lundis, à tous les cours, le compromettre +publiquement, faire de lui la risée du Collège, du monde savant, de la +presse peut-être! Et il croyait entendre l'oncle Cyprien: «Ah! ah!... +Il paraît que Mme Rhâm-Bâhan--M. Raindal cadet n'appelait plus +autrement Mme Chambannes--il paraît que Mme Rhâm-Bâhan mord à +d'égyptologie... Bravo! Charmant! Délicieux!» Puis c'étaient les +ironies sournoises des collègues, les gouailleries jalouses, les +allusions, le scandale! Non, non, pour la fantaisie d'une personne +gracieuse, avenante, sympathique, il n'en disconvenait point, mais +frivole et sans réflexion, M. Raindal ne risquerait pas la mésaventure +où avait sombré le crédit de tant de ses illustres confrères. Et d'une +voix ferme il déclara: + +--Ecoutez, chère madame... Je vous estime assez pour vous devoir la +franchise... Eh bien! il ne me semble pas que vous soyez dans des +conditions à profiter de mon enseignement... Le Collège de France est +une espèce de séminaire, de pépinière destinée à former de jeunes +érudits, vous me saisissez bien?... Le Collège de France a comme but +essentiel... + +--Oui, oui, interrompit Zozé d'un ton attristé... Oui, cher maître, je +vois que ma présence vous déplaît... Mais comment apprendre pour mon +voyage en Egypte, l'hiver prochain? Comment faire?... Comment +faire?... + +Elle s'accrochait maintenant à cet ancien projet de «préparer son +voyage», elle s'y butait avec une obstination câline dont M. Raindal, +à la longue, se sentit agacé. Bah! qu'elle le préparât comme elle +pourrait, après tout! Et dans un recul d'impatience, il laissa glisser +sa serviette. + +Mme Chambannes l'avait prestement rattrapée: + +--Pauvre monsieur Raindal! fit-elle en lui lançant une de ces tendres +oeillades qui étaient sa façon naturelle de regarder... Je vous +assomme, n'est-ce pas?... + +Il rougit de sa brusquerie: + +--Du tout, chère madame... Seulement, je cherche un moyen de vous +aider dans vos études, dans vos lectures préalables... + +Les sourcils de Zozé se fronçaient d'attention. Mais soudain un éclair +de joie fila dans ses caressantes prunelles: + +--Moi, j'aurais bien une idée, insinua-t-elle, une idée qui vient de +me venir à l'instant, tenez!... + +--Laquelle, chère madame? + +--C'est que c'est tellement indiscret!... + +--Qu'importe?... Dites-la! fit M. Raindal, qui reperdait un peu de son +ton d'indulgence. + +--Non, je n'aurai jamais le courage!... + +Elle hésitait encore, les yeux dans les yeux du maître. Enfin elle se +décida à parler, car la voiture stoppait à la porte de M. Raindal. + +Voici: elle aurait souhaité, si elle ne le dérangeait pas trop, que le +maître consentît à venir rue de Prony une fois par semaine, le jeudi, +ou même deux fois par mois, non pas lui donner des leçons, non, Zozé +ne se serait pas permis une demande aussi impudente, mais causer avec +elle, comme cela, en ami, la diriger dans ses études, lui indiquer ce +qu'il fallait lire... + +--Vous comprenez... Je sais bien que c'est très indiscret... Pourtant, +si vous vouliez, vous me feriez tant plaisir!... Vous ne voulez pas, +cher maître? + +Elle avait posé légèrement sa main gantée de blanc sur le genou du +maître dans un geste familier, sans calcul de coquetterie, comme sur +le genou d'un bon grand-père,--de l'oncle Panhias, par exemple, quand +elle en implorait quelque chose. M. Raindal intimidé n'osait retirer +son genou. Et, à voir ce petit être élégant courbé devant lui dans une +attitude si ingénue et si humblement quémandeuse, il ressentait une +sorte de trouble agréable qu'il prenait pour du regret, pour de +l'attendrissement. + +--Hum! Madame! murmura-t-il d'une voix redevenue affable... Hum!... +Je serais désolé de vous mécontenter... Néanmoins, vous devez vous +rendre compte que mes obligations, mes travaux... + +--Oh! je sais, je sais! fit Zozé avec une feinte résignation. + +Il y eut un temps. M. Raindal considérait à travers la buée les +silhouettes molles des passants, sans se résoudre aux paroles d'adieu. + +Mais subitement il tressaillit comme sous le coup d'un élancement. + +--Qu'avez-vous, cher maître? fit Zozé d'un ton de sollicitude. + +--Rien, rien, chère madame!... + +Oh! presque rien--rien que d'avoir distingué à l'extrémité de la rue +un certain balancement d'épaules, de certaines enjambées martiales, +l'oncle Cyprien tout simplement qui marchait droit sur la voiture avec +des moulinets de sa grosse canne en bois de cornouiller rougeâtre. + +M. Raindal, à ce moment, envia la demeure reculée de feu +Rhanofirnotpou. Que n'était-il au plus profond de l'hypogée, dans le +_serdab_ obscur, dans la cellule murée de ciment, au lieu de se +trouver dans cette case à vitres, avec cette jeune jolie dame qui le +harcelait de prières! + +--Vous ne voulez pas vraiment, mon cher maître?... Je vous assure, ce +ne serait pas régulier... Vous fixeriez les heures, les jours!... + +--Je cherche, je cherche! répétait-il machinalement, tandis que ses +regards suivaient attentifs la marche rapide de l'ennemi. + +L'oncle approchait cependant. Ses traits se précisaient. Il atteignait +à la voiture. Il examina le coupé, au passage, d'un oeil en même temps +dédaigneux et méfiant; puis, sans s'arrêter plus, il entra dans +l'allée. M. Raindal, inconsciemment, poussa un soupir de délivrance; +et la main tendue vers Mme Chambannes: + +--Au revoir, chère madame... Je réfléchirai, je vous écrirai... + +Zozé eut une moue de désappointement: + +--Et moi qui espérais votre réponse tout de suite! + +M. Raindal passa la main sur ses yeux comme pour en effacer une vision +pénible: l'oncle Cyprien, qui redescendait, le rencontrait au sortir +de la voiture, acquérait un prétexte à d'interminables sarcasmes... Et +il balbutia d'une voix hâtive: + +--Eh bien, soit, madame, soit... Je viendrai cette semaine... + +--Oh! que vous êtes gentil!... Jeudi vous convient-il, jeudi à cinq +heures?... + +--Oui, jeudi à cinq heures... + +--Vous ne savez pas comme vous êtes gentil! + +Elle saisit sa main en le contemplant avec une radieuse expression de +gratitude. Mais les doigts de M. Raindal s'échappaient de son +étreinte. + +--Oh! pardon! fit-elle... Vous êtes pressé... A jeudi, cinq heures... +Je compte sur vous, cher maître... + +En refermant la portière, M. Raindal salua gauchement. La voiture +s'ébranlait. Un «Bonjour, adieu!» le fit encore se retourner. C'était +Zozé qui, à la fenêtre du coupé, lui adressait de son petit gant +blanc un dernier signal d'amitié. + + * * * * * + +De jour en jour, jusqu'au jeudi, M. Raindal retarda de confier à +Thérèse le récit de cette entrevue, comme s'il eût redouté à l'avance +ses critiques. Peuh! ne savait-il pas déjà ce qu'elle lui objecterait: +son rang dans la science européenne, sa position académique, le +ridicule qu'il encourrait dans une aussi vague besogne de +vulgarisation. Et il tenait d'autant moins à entendre ces justes +remarques, que, sans se l'avouer nettement, l'idée de retourner chez +Mme Chambannes ne lui répugnait pas. Une fois hors de la sainte +atmosphère du Collège, puis sauvé de l'oncle Cyprien, il s'était +reproché d'avoir si durement rebuté sa séduisante admiratrice. La +pauvre enfant! N'était-il pas touchant, au contraire, le cas de cette +jeune personne futile s'éprenant soudainement d'une passion de savoir? +N'y avait-il pas là un sujet d'observations captivant au plus haut +degré pour un homme de pensée, toute une étude de cérébralité à faire! +Et il la revoyait en sa pittoresque attitude de petite suppliante, le +buste de profil, la main contre son genou: «Vous ne voulez pas, cherr +maîtrre?» Mais certes que si, il voulait! Certes qu'il irait! Ne +fût-ce que par égoïsme, par curiosité de savant. Quant à Mlle +Thérèse--songeait-il presque hargneusement--quant à Mlle Thérèse, il +serait toujours temps de l'avertir lorsque les leçons se trouveraient +commencées! + +Et le jeudi matin survint, que M. Raindal n'avait pas trahi le mystère +de son rendez-vous. + +Il éprouva donc un certain malaise, en voyant, vers neuf heures, +Thérèse qui pénétrait dans le cabinet de travail. Quelle malchance! +Juste au moment où il était occupé à empaqueter des livres pour Mme +Chambannes! Il fit cependant bonne figure: + +--Tiens, te voilà fillette! s'écriait-il gaiement. + +Elle se laissa embrasser, puis amenant deux des gros volumes entassés +sur la table: + +--Qu'est-ce que cela, père?... Maspero!... Ebers!... Ah ça! tu te mets +à prêter des livres, à présent?... + +--Non! déclara M. Raindal, qui se raidissait contre l'inquiétude. Ce +sont des ouvrages que je vais envoyer tantôt chez Mme Chambannes. + +--Chez Mme Chambannes! répéta Thérèse d'un ton stupéfait. + +--Mon Dieu, oui... + +Et il raconta, trait pour trait, les épisodes du lundi, hormis +toutefois la décisive apparition de l'oncle Cyprien. + +Thérèse l'écoutait en silence. Lorsqu'il eut achevé, elle redressa la +tête. Ses lèvres minces rentraient en une plissure railleuse. De la +colère semblait s'amonceler sous l'épais froncement de ses sourcils. + +--Et tu vas y aller? questionna-t-elle. + +--Dame, puisque j'ai promis!... J'irai deux ou trois jeudis... La +politesse élémentaire le commande... Après, j'aviserai si je dois +continuer ou non... + +--Bien, bien, père! répliquait-elle d'une voix dont elle déguisait mal +le tremblement. A ton gré... Je me garderai, tu penses, de te donner +des conseils... + +--Et si je t'en demandais? fit hardiment M. Raindal. + +Elle éclata: + +--Si tu m'en demandais, je te dirais que cette Mme Chambannes est une +petite sotte, que son entourage est de la dernière trivialité, que tu +te jettes là dans une fréquentation qui ne te procurera qu'avanies, +que désagréments... Je te dirais... Mais non, tiens, père, par respect +il vaut mieux que je me taise... + +Et sur ses bras croisés, on voyait le bout de ses mains s'abattre et +se relever comme de petites ailes palpitantes. + +--Oh! oh! Nous nous emportons! riposta M. Raindal, affectant de +badiner... Bah!... Si je me rappelle bien, le soir du dîner, nous +n'étions pas tellement sévère, fillette... Tu te souviens, après +dîner... + +Thérèse ne put retenir un haussement d'épaules; + +--Comment, père!... Tu n'as pas deviné que je me moquais, que ces gens +m'étaient odieux, me révoltaient?... Tu ne les as donc pas jugés +toi-même?... Mais tout ce que nous en dira l'oncle Cyprien n'est +qu'enfantillage auprès de la vérité... La race, le sang, la religion, +la nationalité, il s'agit bien de tout cela! Ce sont des gens d'une +autre espèce que nous, entends-tu, père? Oui, tous, Allemands, +Prussiens, Français, Anglais, Italiens, que sais-je, des gens d'une +même bande, d'une même tribu et qui ne sera jamais la nôtre... Ah! +quand je réfléchis que toi, dans ta situation, parce que cette petite +nigaude t'a flatté, t'a enjôlé... + +M. Raindal, à l'énoncé de ces mots, eut une violente contraction de la +mâchoire. + +--Ah! permets! fit-il... Non, mais, permets, mon enfant... Tu +t'égares... Tu oublies un peu à qui tu parles... Et tu me reconnaîtras +le droit de te dire, avec ma vieille expérience, qu'en fait de gens je +suis peut-être aussi bon connaisseur que toi... Tu m'accorderas +peut-être également que jusqu'ici j'ai mené ma vie d'une manière dont +ni toi ni moi, nous n'avons à rougir, n'est-ce pas? + +Thérèse, sans répliquer, feignait de feuilleter un livre. Il reprit +d'un ton adouci: + +--Va, crois-moi, fillette!... Laisse ces théories et les autres à ton +excellent oncle Cyprien... Dis-moi que Mme Chambannes te déplaît, +dis-moi que sa société t'inspire de la répulsion, de la défiance... +N'aie pas peur! Si tes impressions sont justifiées, je serai le +premier à m'en apercevoir et à régler là-dessus ma conduite... Mais au +moins ne cherche pas à te faire ni à me faire illusion, à transformer +en vues sociales tes animosités personnelles... Ce sont là des +procédés indignes de toi, indignes de ta culture, de ta valeur +intellectuelle... Tu le sais bien, au fond... + +Il lui souriait, avec un regard d'appel: + +--Allons, viens m'embrasser!... + +La jeune fille s'approcha en tendant son front. M. Raindal y déposa un +long baiser, tandis qu'il la serrait fortement dans ses bras. + +--Hé là, rions donc! exhortait le maître, car le visage de Thérèse, +quoique apaisé maintenant, demeurait inerte et songeur. + +Un sourire oblique desserra ses lèvres. + +--C'est cela! Parfait! fit M. Raindal, en exagérant la satisfaction +que lui causait cette grimace incomplète. + +Le déjeuner fut silencieux. M. Raindal évitait les yeux de Thérèse. Il +éprouva un secret petit contentement, quand il sut qu'elle sortait +après le repas, pour se rendre à la Bibliothèque. Sans s'expliquer +pourquoi, il préférait qu'elle fût absente au moment de son départ. + +Vers quatre heures, il passa une redingote de cérémonie en drap lisse, +puis une paire de gants neufs dont le cuir gris collait à ses doigts. +Il se hâtait, par crainte de manquer l'omnibus. Mais en bas les +trottoirs étaient salis de boue. Il appela un fiacre. + + + + +IX + + +Mme Chambannes l'attendait dans le fumoir aménagé en salle de travail. + +Au centre, on avait disposé une grande table avec un tapis grenat, un +encrier de cristal anglais acheté tout exprès, des cigarettes d'Orient +dans une coupe et un cahier de maroquin à tranche dorée. Deux +fauteuils Empire se faisaient face. Et au parfum d'iris qu'exhalait +autour d'elle Zozé s'ajoutait harmonieusement cet arome d'encens qu'à +travers tout l'hôtel on sentait dès le vestibule. + +Mme Chambannes débarrassa M. Raindal de ses gants et de son chapeau +qu'il hésitait à poser sur la table. + +Ils s'assirent vis-à-vis l'un de l'autre et la leçon commença. + +M. Raindal, d'abord, dicta une liste d'ouvrages que Zozé devait se +procurer. + +Mme Chambannes écrivait rapidement, avec de petits mouvements des +lèvres. L'abat-jour rosé de la lampe électrique laissait dans l'ombre +le haut de ses cheveux; mais le net ovale de sa figure restait en +pleine lumière. La poudre, semée d'une touche légère, avait si bien +imprégné les chairs, qu'elle semblait un velouté naturel. Les rayons +y glissaient sans être reflétés comme sur la soie molle et ténue de +son ample robe d'intérieur. Les teintes en étaient pâles, les dessins +indistincts, cachés par des amas de dentelle crème. Et, à la blancheur +de ces tons, son visage s'avivait encore d'un éclat de pureté +matinale. On l'eût dite à peine vêtue, sous les larges plis de +l'étoffe, et fraîche comme au sortir du bain. + +A chaque arrêt de M. Raindal, elle redressait la tête. Puis ses yeux +aux aguets épandaient vers le maître leurs débordants effluves de +tendresse. M. Raindal toussait de gêne, et, ramenant plus étroitement +contre son buste ses avant-bras aux mains pendantes, il paraissait +vouloir reculer. + +Lorsqu'il eut terminé la dictée, Zozé demanda: + +--Et à présent? + +--A présent il va falloir travailler, chère madame, et vous habituer à +travailler seule! Malgré tout mon désir de vous aider, vous imaginez +bien qu'il y aura des semaines... + +Zozé l'interrompit: + +--Nous savons, mon cher maître.... Ce ne seront pas des leçons.... Ce +seront des causeries, de petits conseils d'ami, quand vous pourrez, +quand vous serez libre... + +M. Raindal, approuvant du regard, attirait à lui un des vastes +in-folio du livre d'Ebers sur l'Égypte. Il se mit à le feuilleter, et +il retournait le volume pour montrer les gravures ou donner à Zozé des +explications. Elle se penchait par-dessus la table. Alors les souples +frisons de sa chevelure chatouillaient parfois d'un frôlement le +front de M. Raindal. Il se rejetait vite en arrière; et elle s'amusait +de cet effroi. Mais elle eut honte de le taquiner. + +--Oh! nous sommes très mal! fit-elle soudain... Vous permettez, cher +maître, que je m'asseye à côté de vous? + +--Bien volontiers chère madame! + +Pourtant ils n'avaient pas repris l'examen des gravures, que déjà M. +Raindal déplorait son empressement à accepter. + +Le parfum de Zozé, maintenant à si proche distance, l'étourdissait de +ses émanations. Chaque fois qu'elle s'inclinait, le tissu léger de sa +robe flottante en laissait s'évader une bouffée plus forte. Seulement +ce n'était plus de la violette, de l'iris: c'était une odeur +savoureuse et chaude comme une senteur de fruit, le parfum vivant de +la chair qui se marie à celui de l'essence; et les commentaires de M. +Raindal s'embrouillaient à mesure. + +Sans contredit, il connaissait le don que possèdent certains élus de +répandre par l'épiderme une fragrance délicieuse. Nombre de +personnages antiques en furent gratifiés: notamment Cléopâtre, d'après +un papyrus de Boulaq, cité par M. Raindal dans son livre;--et +Plutarque n'est pas moins précis en ce qui concerne la peau +d'Alexandre. + +Mais à se remémorer ces faits ou d'autres analogues, le maître ne +faisait qu'augmenter la confusion de ses idées. Les mots en venaient à +lui manquer. A toutes les montées du parfum, timidement, il pinçait +les narines, comme s'il eût aspiré quelque gaz délétère. Souvent +devant une image, il restait interdit, sans pouvoir en achever +l'interprétation. Il songeait distraitement à la peau d'Alexandre, à +la chair de Cléopâtre; et il aurait souhaité que Zozé écartât un peu +de lui son petit fauteuil à griffes dorées. + +--Un mot, un seul mot de rien, si cela ne vous dérange pas!... + +Pour proférer cet appel, Mme de Marquesse n'avait glissé, dans +l'entre-bâillement de la portière, que son profil aux puissantes +mâchoires, et sa main gantée de blanc qui retenait au-dessous le +rideau. + +--Entrez donc, ma chérie! fit Mme Chambannes. + +Les deux femmes s'embrassèrent. M. Raindal saluait Mme de Marquesse, +en observant machinalement son costume bleu soutaché de noir qui la +sanglait aux hanches comme un habit de cheval. Puis, sur +l'autorisation du maître, ces dames passèrent dans le salon voisin. M. +Raindal soupira avec force. A présent, dans le calme de la solitude, +toutes ses anxiétés s'effaçaient subitement. Il ne lui en restait plus +qu'une vague sensation de plaisir caché, de péril surmonté, de mystère +flatteur. Et il ne lui eût même pas déplu que ses collègues de +l'Académie le vissent dans cette pièce luxueuse, à proximité de ces +deux personnes si charmantes qui le traitaient avec tant d'égards. Il +était devant la glace, à se lisser la barbe, en avançant les +maxillaires, quand ces dames reparurent. + +Mme de Marquesse voulait partir. Zozé lui barra gracieusement la +route, les bras en croix sur la portière, dans une pose de Sarah +Bernhardt. + +--Non, pas encore.... N'est-ce pas, cher maître?... Il ne faut pas +que Mme de Marquesse s'en aille déjà! + +M. Raindal acquiesça d'un salut. Zozé avait sonné. On servit sur un +plateau d'argent du vin de Porto avec des biscuits. Ils avaient un +goût de vanille auquel M. Raindal se montra très sensible. Mme +Chambannes lui inscrivit l'adresse du confiseur où on les achetait. +Mme de Marquesse prétendait en savoir de beaucoup meilleurs. Chacune +vantait son fournisseur. Le porto les avait animées--et, en riant, la +main brandie, elles se reprochaient l'une à l'autre des traits odieux +de gourmandise. Le maître, pris pour arbitre, refusa galamment de +prononcer. Il riait du débat, mais aussi du porto dont deux verres, +absorbés coup sur coup, commençaient à lui échauffer les tempes. + +--Eh bien! Et notre travail que nous oublions! fit subitement Zozé. + +M. Raindal allait répliquer, quand la portière se souleva de nouveau, +et un ecclésiastique, d'une cinquantaine d'années, replet, chauve et +tout souriant sous ses grosses besicles, pénétra lentement dans le +fumoir. + +--Ah! c'est vous, mon cher abbé! s'écria Zozé d'un ton de surprise +tellement sincère qu'on ne pouvait deviner si la visite avait été +combinée d'avance ou si le hasard l'amenait. + +Puis elle présenta: + +--Monsieur l'abbé Touronde, directeur de l'orphelinat de +Villedouillet, notre voisin de campagne, un de nos meilleurs amis.... +Monsieur Raindal... + +Le maître s'inclinait de cet air cérémonieux, dont il dissimulait +toujours son aversion contre les gens d'église. + +L'abbé interrogea respectueusement avec un léger accent du Midi: + +--M. Raindal, l'auteur de la _Vie de Cléopâtre_?... + +--Parfaitement! confirma Zozé. + +L'abbé Touronde se confondit en politesses. Sans connaître l'ouvrage, +il en avait lu assez de comptes rendus dans les journaux pour en +parler abondamment. Il complimenta le maître au sujet de divers +chapitres; et M. Raindal remerciait avec des revers de mains modestes +qui semblaient repousser les éloges. + +Mais l'abbé continuait de sa voix un peu chantante. Le livre le +captivait d'autant plus que la matière ne lui était point complètement +étrangère. Il avait dû, jadis, étudier à fond l'histoire de l'Égypte +en vue d'une brochure sur la secte des Coptes-Unis; d'autre part, il +avait publié, dans les _Annales d'archéologie chrétienne_, deux +articles traitant des hagiographes de la Thébaïde. Et, M. Raindal +confessant ne point les avoir lus, l'abbé offrit, si ce n'était pas +trop indiscret, de lui envoyer à domicile les numéros de la revue. + +Il avait une tête à la fois oblongue et joufflue, presque toute en +chair, sauf une corde de cheveux bruns autour de sa calvitie; et M. +Raindal lui trouvait un sourire de brave homme. Peu à peu il se +départait de sa froideur première. Il communiqua à l'abbé des +particularités pittoresques sur la Thébaïde dont il avait exploré, par +métier, les parages. L'abbé écoutait d'une figure studieuse, avec des +marques de déférence, de solennels hochements de la nuque. Zozé +profita d'une pause pour demander: + +--Vous dînez avec nous, monsieur l'abbé? + +--Hé! Hé! oui, madame, fit sans hésitation l'abbé en dilatant d'un +rire cordial ses joues sphériques. Hé! oui, certes, si vous voulez de +moi... + +--Et vous, cher maître, poursuivit Zozé, acceptez-vous d'être des +nôtres?... + +--Oh! impossible, chère madame, soupira M. Raindal. On m'attend... +Croyez que je suis désolé... + +Il se tut, car Chambannes entrait, caressant d'un geste fatigué son +épaisse moustache blonde à charnière. Tout le monde s'était levé. Il +serra la main de M. Raindal, puis, tapotant le cou de Zozé comme on +fait à une écolière: + +--Et cette leçon, cher monsieur, comment a-t-elle marché?... Vous êtes +content de votre élève?... + +--Fort satisfait, monsieur, excellent début... + +--Oh! pour ce que nous avons travaillé! dit Zozé. Mais vous reviendrez +jeudi!... Jeudi je fermerai ma maison... Je n'y serai pour personne... +Vous promettez de revenir, cher maître?... + +M. Raindal promit. Zozé l'accompagna ainsi que Germaine jusqu'à la +porte du salon. + +Ils descendirent ensemble, et dehors ils se séparèrent après une +poignée de main. Mme de Marquesse lui avait secoué le bras si fort +qu'il en ressentait une sorte de crampe à l'épaule. Il consulta sa +montre près d'un bec de gaz. L'aiguille marquait sept heures moins le +quart. + +--Sapristi! murmura-t-il effaré. + +Et il appela encore un fiacre. + + * * * * * + +A dîner, par bravade de peur, pour devancer les ironies ou les +questions, il affecta une joviale loquacité. + +Il narrait sa visite sur un ton de désinvolture, comme une séance de +l'Institut, une leçon au Collège de France. Il multipliait les +détails, décrivait la toilette des dames, et il imita même l'accent +méridional de l'abbé. + +Thérèse, de son côté, feignait de s'intéresser, donnait avec bonne +grâce la réplique et semblait avoir oublié la querelle du matin. + +Quant à Mme Raindal, elle se taisait. Pourquoi protester, pourquoi +vouloir détourner son mari de ce commerce funeste avec des personnes +sans foi? Ne le savait-elle pas irréparablement damné, déjà voué pour +son athéisme aux tortures éternelles? En plus, le souvenir de la +colère du maître, un peu avant le dîner Chambannes, demeurait vivace +dans son esprit, et la bâillonnait de sagesse. + +Elle ne se permit un froncement de sourcils que lorsque M. Raindal +parodia l'abbé, et sa mine affligée fit tellement rire Mlle Raindal +que le maître en conçut des soupçons sur la bonhomie de sa fille. + +Cette gaieté, cette douceur, étaient-elles bien franches? Thérèse ne +se moquait-elle pas de lui? M. Raindal l'examina d'un coup d'oeil +furtif; puis brusquement, mis en éveil, il cessa ses récits. + +Le jeudi suivant, plus réservé, il mentionna tout juste sa visite rue +de Prony pour transmettre à ces dames les compliments de Zozé; et le +jeudi d'après, il n'en parla point. + +Enfin le quatrième jeudi, vers six heures et demie, on reçut, rue +Notre-Dame-des-Champs, une carte-télégramme de M. Raindal. Il priait +qu'on ne l'attendît pas, étant retenu par les gracieuses instances de +Mme Chambannes; et au-dessous, Zozé avait tracé de sa haute écriture: +_Approuvé_. + +A vrai dire, M. Raindal, en partant de chez lui, se doutait bien au +fond qu'il n'y rentrerait point dîner, puisque la semaine précédente, +il avait quasiment promis d'être, ce jeudi-là, le convive de son +élève. Mais il s'était ingénié à présenter de loin cette escapade sous +les aspects d'un impromptu que rien ne lui faisait prévoir. + +Ce fut Mlle Raindal qui ouvrit la dépêche. Une fois lue, elle la jeta +au feu en haussant les épaules. + +--Qu'est-ce que c'est? demanda Mme Raindal qui entrait. + +Thérèse répliqua d'un ton railleur: + +--Un télégramme de père qui reste dîner là-bas! + +Là-bas! Les deux femmes, à ce mot, avaient instinctivement croisé le +regard. Puis, du coup, devant la figure alarmée de sa mère, Thérèse +rebaissa les yeux vers son papier. A quoi bon en ajouter plus? Jamais +entre elles il n'y aurait communion d'esprit possible, jamais contre +M. Raindal une de ces petites alliances gouailleuses du genre de +celles où s'amusaient jadis le maître et sa fille aux dépens de Mme +Raindal! Bah! il fallait se résigner à goûter seule,--seule comme +toujours, seule comme partout,--le comique de l'aventure! + +--Alors, il dîne là-bas? répéta d'une voix navrée la vieille dame. + +--Mais oui, mère, puisque je te le dis! fit Thérèse avec impatience. + +--Et tu penses qu'il va continuer à y retourner chaque jeudi? + +--Je l'ignore! + +Mme Raindal reprit de la même voix mortifiée: + +--Mon Dieu! mon Dieu! Pourvu que ces Chambannes ne lui nuisent pas!... +Voyons, toi, tu ne pourrais pas lui dire... + +--Lui dire quoi?... + +--Lui dire, lui dire... de prendre garde, par exemple, de ne pas trop +se lier... Tu t'y entends mieux que moi, à lui parler, ma fille... Et +puis vous êtes plus amis ensemble!... + +A ce reproche déguisé par lequel la vieille dame se plaignait, sans le +vouloir, de son isolement, de son antique relégation avec Dieu et avec +ses craintes, Thérèse eut un petit serrement de coeur. + +--Écoute! fit-elle d'un ton plus affectueux... Écoute, mère!... Je +t'assure qu'actuellement il n'y a pas de danger... Donc, ne t'inquiète +pas en vain à l'avance... Et, si tu m'en crois, pour le moment, +faisons bonne mine à père, ne le taquinons pas... Je le connais, nous +n'aboutirions qu'à le pousser plus encore dans l'intimité de ces +gens... + +--Et plus tard?... + +--Plus tard, nous verrons, nous discuterons à nous deux ce qu'il +conviendra de faire selon les circonstances. + +--Ainsi, tu veux bien que de temps en temps je cause avec toi de... + +Elle hésitait: + +--De cela... de cette affaire, enfin? + +Thérèse se leva pour l'embrasser, et, la berçant entre ses bras: + +--Mais oui, vieille mère... Es-tu drôle! Pourquoi non?... + +Une larme coulait le long de la joue de Mme Raindal: + +--Je ne sais pas... Vous aviez quelquefois l'air si méchants, ton père +et toi, chacun à son bureau, sans un mot, quand j'entrais... J'avais +peur de vous, ma parole!... + +Et elle sortit à petits pas accablés, afin de prévenir en hâte +Brigitte. + + * * * * * + +Pendant ce temps, Mme Chambannes, pour complaire à M. Raindal, +énonçait la liste des convives: + +--Je vous jure, cher maître, absolument entre nous... Mon oncle et ma +tante Panhias, notre ami le jeune M. de Meuze, et peut-être l'abbé +Touronde... + +Elle ne finissait pas de le nommer, qu'il fit son entrée dans le +fumoir. + +Il manifesta un grand contentement à se rencontrer avec M. Raindal. +Ses prunelles derrière les besicles étincelaient de plaisir; et Zozé, +les voyant tous deux en causerie, s'enfuit à sa toilette. + +--Oui, déclarait poliment M. Raindal, vos études m'ont paru +excellentes, bien déduites, nourries de savoir... Et je m'étonne, +dois-je vous l'avouer? qu'ainsi doué pour la science, vous n'ayez pas +un bagage littéraire, comment dirais-je? plus volumineux, plus +considérable... + +--Oh! cher maître, vous êtes trop indulgent, trop... trop +bienveillant!... bredouillait l'abbé d'une voix qui chevrotait de +satisfaction. + +Et il se justifia avec éloquence de n'avoir pas davantage produit. En +droit, on ne pouvait point l'incriminer de paresse. Non, c'était +d'autres causes que provenait sa stérilité. D'abord l'orphelinat +qui exigeait de lui des soins assidus, quotidiens, et de toute +sorte, financiers aussi bien que moraux, littéraires autant +qu'administratifs. Puis, ses ennemis, ses innombrables ennemis qui, +s'il avait publié plus, n'eussent pas manqué de trouver là un sujet de +calomnie nouvelle comme ils en découvraient à toutes ses actions, même +aux plus vertueuses, même aux plus innocentes. + +Car l'abbé Touronde était, hélas! à n'en point douter, le prêtre le +plus calomnié de Seine-et-Oise. Tous les partis le haïssaient, tous +s'évertuaient à le messervir, à le déconsidérer. Sous prétexte qu'il +était recherché dans les châteaux des alentours,--comme chez Mme +Chambannes, au château des Frettes, entre autres,--les radicaux du cru +l'accusaient auprès du préfet de faire à Villedouillet de la propagande +réactionnaire. Par contre, à l'évêché, les dénonciations anonymes +pleuvaient, où se reconnaissait aisément la facture cléricale. On y +affirmait que l'abbé Touronde compromettait chaque jour--et ici la +voix de l'abbé fléchit, devint confidentielle--compromettait chaque +jour la dignité superéminente de sa soutane dans les frivolités +mondaines et la fréquentation des hérétiques. + +--Les hérétiques! répétait avec indignation le prêtre... Hé! puis-je +choisir et réclamer aux donateurs un acte de baptême en règle? +Devais-je refuser les Israélites qui m'aident à élever mes enfants?... +Ah! les pauvres petits, sans eux, Dieu sait que le monde, les +frivolités mondaines, on ne m'y verrait plus guère... + +Puis, subitement, il s'arrêta, comme s'il eût entendu la voix de sa +conscience: + +«Si, si, Bastien Touronde, on t'y verrait encore, parce que tu aimes +la bonne chère, la vue des jolies femmes, le luxe, le confortable et +aussi parce que, dans cette société peu au courant des dogmes, tu sais +que ta présence parmi les tentations scandalise beaucoup moins qu'elle +ne ferait ailleurs...» + +A quoi les lèvres de l'abbé susurraient, en réponse, comme les jours +de visite à l'évêché, quand Monseigneur le blâmait pour ses écarts +mondains: + +«_Non culpabiliter! Non culpabiliter!_» + +--Plaît-il? fit M. Raindal qui n'avait écouté que distraitement ces +longues doléances. + +L'abbé Touronde sursauta: + +--Je songeais à ces mauvais gars, cher maître, je leur disais en +moi-même des injures... Vous savez, nous autres du Midi, nous avons le +sang vif et la langue souvent pas tout à fait assez chrétienne!... + +L'entrée de Mme Chambannes, que suivaient l'oncle et la tante Panhias, +mit un terme au dialogue. On opéra les présentations. L'oncle Panhias +était en frac et cravate noire. Il portait bas, comme une tête de +penseur, sa tête de comptable grisonnant, et il avait dans la +démarche, dans l'allure, dans les replis de sa physionomie barbue, cet +air de lassitude des hommes de bureau à qui la fortune est venue trop +tard. Mme Panhias semblait, au contraire, optimiste et gaillarde, sous +la robe de soie brune que tendaient ses grosses formes. Elle roulait +les _r_ plus fort que Mme Chambannes, et il fallait un connaisseur +pour distinguer l'Orientale à cet accent quasi d'Espagne ou d'Amérique +du Sud. + +Quelques minutes après, Gérald, puis Georges Chambannes pénétrèrent +dans le fumoir. Ils étaient l'un et l'autre en habit. M. Raindal, +instinctivement, abaissa les yeux vers sa redingote. Mais le +domestique annonçait que madame était servie, et l'on se rendit en +cortège dans la salle à manger. + +Le dîner fut cordial et gai. M. Raindal n'avait plus maintenant ces +timidités ou ces malaises d'intrus qui, au début, le guindaient si +fort. A tant frayer chez les Chambannes, il s'était familiarisé avec +les noms de leurs relations, les usages de la maison, les goûts de +l'entourage; et il n'y avait guère d'entretien auquel il hésitât à se +mêler par discrétion, crainte d'erreur ou ignorance du sujet. Rien ne +paraissait le troubler. Les oeillades comme le parfum de la petite Mme +Chambannes n'étaient plus à présent que des stimulants à sa faconde. +Tous deux se parlaient en camarades, avec un je ne sais quoi de +paternellement supérieur dans le ton de M. Raindal et de +volontairement soumis dans celui de la jeune femme. Chambannes même, +pour s'adresser au maître, avait de ces tours de phrase qu'on +n'emploie d'habitude qu'envers un ami de vieille date. Quelle +différence avec le premier dîner, où M. Raindal s'était senti si +gauche, si lent à recouvrer l'entrain! Et l'oncle Panhias ayant, par +mégarde ou sous l'influence des vins, avoué qu'il avait Smyrne pour +patrie d'origine, le maître fut sur le point de l'en féliciter. Une +ville exquise que Smyrne, la perle de l'Ionie, dont le nom en grec +signifiait myrrhe, encens, odeur aimée des dieux. Et jusqu'au dessert +il ne tarit pas d'éloges, d'anecdotes à l'appui, de souvenirs +historiques, tandis que la tante Panhias le remerciait en répliques +enthousiastes, qui soulignaient comme des roulements de tambour +chacune de ses périodes. + +Au fumoir, Zozé demanda à M. Raindal l'autorisation d'allumer une +cigarette. Puis insensiblement elle se dirigea vers Gérald. Il s'était +affalé sur le divan et lançait, d'une lèvre boudeuse, des bouffées en +spirale. Elle s'assit à côté de lui et la voix câline: + +--Pourquoi faites-vous la tête? + +Il ne répondit pas, d'abord, mais, au bout d'un instant, il grommela: + +--Est-ce qu'il va venir comme cela souvent, le kangourou? + +--Je ne sais pas! murmura Zozé en réprimant un sourire... Vous n'êtes +pas jaloux, au moins?... + +Gérald eut un ricanement dédaigneux. + +--Jaloux!... Ah! bien!... Non... Seulement il me rase un peu! Il est +par trop bavard, votre petit ami!... + +Et, se levant, il alla rejoindre Chambannes qui se versait de +l'eau-de-vie devant la caisse à liqueurs. + +M. Raindal eut un inconscient plaisir à voir la fin de ce colloque. Il +examinait avec attention le jeune M. de Meuze, comme avait dit Zozé, +le jeune Gérald, éclairé de près, en ce moment, par une lampe +au-dessus de laquelle il se penchait pour y rallumer son cigare. Pas +si jeune que cela, en dépit de l'apparence! Au coin des yeux, au coin +des lèvres, au coin des narines, la lumière montrait à travers sa +figure encore juvénile et ferme ces linéaments vagues, ébauches +incolores des rides futures; et sur le plat de ses tempes des veines +commençaient à saillir. + +M. Raindal en ressentit une espèce de bonne humeur, qui le rendit +confus, car il avait des prétentions à la générosité, à la grandeur de +caractère. Parce que M. de Meuze manquait d'égards admiratifs, parce +qu'il avait pris durant tout le dîner des mines ennuyées et maussades, +était-ce une raison pour se réjouir des fatales petites décrépitudes +de l'âge... + +--Dites-moi, cher maître! fit Mme Chambannes, l'interrompant dans ce +revirement d'équité... Si nous causions de notre fameuse visite au +Louvre?... + +Hélas! cette semaine, comme les précédentes, on devait y renoncer, à +cette «fameuse» visite, depuis plus d'un mois chaque semaine rejetée à +la semaine suivante. Tous les jours de Zozé étaient retenus. On se +promit de fixer une date, à la leçon prochaine. La causerie déviait +vers des sujets moins graves. La tante Panhias, comme délivrée d'un +secret professionnel, s'en donnait de discourir sur Smyrne. A onze +heures, M. Raindal, par peur de céder au sommeil, se retira. En bas, +Mme Chambannes le pria d'inviter ces dames à dîner chez elle pour le +jeudi qui venait. Il remercia chaleureusement, mais dehors il ne put +maîtriser la contrariété que lui causait cette mission difficile. + +--En voilà, une idée! se disait-il... Ah! oui, ce sera commode!... + +Il resta trois jours reculant à risquer l'attaque, et sitôt qu'il s'y +hasarda, deux refus résolus lui coupèrent la parole. Son front se +teinta d'un afflux de sang. Pardieu! elles s'accordaient, et leur +double refus n'était qu'une manoeuvre concertée, une sournoise +manifestation de blâme. + +Il riposta avec hauteur: + +--C'est bon! A votre guise!... Cependant, je n'entends pas être +solidaire de vos fantaisies!... Et je vous avertis: j'irai seul... + +Cette menace ne fut pas relevée. Il la renouvela le jeudi matin sans +davantage obtenir réponse. De colère, il partit à trois heures, une +heure plus tôt que de coutume. Il avait endossé l'habit noir, et, +comme sa cravate de soirée apparaissait dans l'échancrure du paletot, +quelques badauds se retournaient sur son passage. Cela accrut son +mécontentement. Il pressa le pas et arriva d'une demi-heure en avance. +Mme Chambannes, par extraordinaire, fut, inversement, d'une demi-heure +en retard. Il attendit donc une grande heure dans le fumoir, où le +jour tombait graduellement. Les domestiques avaient oublié de faire +la lumière, et M. Raindal, n'osant ni sonner ni toucher au bouton des +lampes électriques, demeura dans l'obscurité. Des pensées amères +l'assaillaient. Pourquoi cet acharnement de Thérèse et de Mme Raindal +contre les Chambannes? Que pouvaient-elles imaginer sur leur compte? +Que disaient-elles de lui, quand il était absent? Et sa fureur +s'exacerbait aux piqûres venimeuses de ces questions. + +--Vous ici, cher maître, dans le noir!... Est-ce possible?... Je suis +en retard, n'est-ce pas?... Vous me pardonnez?... + +En même temps que cette voix affectueuse, la lumière jaillissait dans +la pièce; et Mme Chambannes parut, un manchon à la main, la voilette +repliée au-dessus des sourcils. Son délicat petit nez était rosé du +bout par le froid du dehors--ou peut-être par les caresses récentes. +Elle réitéra ses excuses, et jetant sur un fauteuil son collet de +zibeline et sa capote de fleurs où deux épingles vibrèrent un instant +du choc, elle déclara: + +--Vous savez, maître... J'ai un projet une nouvelle combinaison... +Vite, que je vous la dise!... A cinq heures, nous sommes dérangés sans +cesse... C'est l'un, c'est l'autre qui vient, et, soit dit entre nous, +nous ne faisons rien qui vaille... + +M. Raindal, la figure rassérénée, approuvait d'un sourire bénévole. + +--Alors, voici ma combinaison... Nous mettrions la leçon à six +heures... Nous travaillerions de six à sept... Et vous dîneriez à la +maison tous les jeudis... Cela vous va-t-il?... + +M. Raindal, comme en une hallucination, croyait apercevoir Thérèse, +son sourire narquois, ses minces lèvres pincées de dédain, quand il +lui ferait part de cet arrangement nouveau; et une envie le prit de la +défier, de se venger d'elle, de réduire par un coup d'audace ses +tacites ironies. Il toussotait, semblait réfléchir, et enfin d'une +voix nette: + +--Ma foi, oui, cela me va... C'est convenu, chère madame... + +Mais il ajouta par un restant de prudence: + +--Bien entendu, sauf contretemps, sauf empêchement majeur!... + +Mme Chambannes eut une moue de reproche: + +--Oh! cher maître, c'est très mal ces conditions!... N'êtes-vous pas +libre, complètement libre?... Pensez-vous que votre petite élève +voudrait empiéter sur vos occupations?... + +«Votre petite élève!...» De quel ton de gentillesse elle avait proféré +cela! M. Raindal, attendri, s'excusa à son tour, puis excusa +pareillement ces dames. Zozé ne parut pas offensée de leur défection. +N'avait-elle pas de quoi se consoler? Une heure de gagnée sur la leçon +pour les couturières, les visites, Gérald, et sans perdre l'amitié du +maître! Elle songeait seulement, avec simplicité: + +--Oh! à la fin elle nous embête, cette Mlle Raindal! + + * * * * * + +Chaque jeudi désormais, M. Raindal fut le convive des Chambannes. + +Vers cinq heures il passait son frac ou une redingote, selon son gré, +Zozé lui ayant laissé toute licence de toilette. Puis il hélait un +fiacre, et à six heures il parvenait rue de Prony. Le plus souvent il +stoppait en route chez un fleuriste pour acheter deux ou trois roses +de serre, une branche d'orchidées, des violettes énormes ou du lilas +hâtif, et il les offrait à Mme Chambannes qu'il savait très friande de +fleurs rares. Elle le grondait en remerciant, plaçait la gerbe dans un +vase ou, si les fleurs étaient menues, les gardait à la main. Et la +leçon s'engageait. + +Elle se réglait généralement sur des questions que Mme Chambannes +posait au hasard. Le maître répondait avec ingéniosité, rapprochant le +passé des choses contemporaines, le rabotant, l'amenuisant aux +dimensions exactes du cerveau de sa petite élève. Zozé humait les +fleurs en écoutant ou dressait les sourcils afin de mieux marquer son +zèle. + +Mais peu à peu l'enseignement dégénérait en causerie. L'Égypte, sa +chronologie, ses mystères et ses hiéroglyphes étaient relégués de +côté. Mme Chambannes confiait au maître des racontars mondains, ses +amusements de la semaine, ou dépeignait le caractère de ses +principales amies. M. Raindal, faute de détails curieux sur sa vie +coutumière, remontait aux pénibles années de sa jeunesse. Zozé le +plaignait beaucoup d'avoir tant pâti de la misère; et elle +écarquillait ses tendres yeux au récit de certaines privations. + +Parfois aussi,--et avec une insistance qui ne se lassait un jour que +pour renaître l'autre,--elle réclamait de M. Raindal qu'il consentît +à lui traduire les notes de la _Vie de Cléopâtre_. Le maître +immanquablement s'y refusait, alléguant que s'il accédait, Mme +Chambannes serait la première à regretter sa complaisance. Au surplus, +la plupart des mots, appartenant à ce qu'on nomme la basse latinité, +étaient intraduisibles. + +Il éprouva une oppression quand un soir, après le dîner, l'abbé +Touronde l'entraînant à part, lui apprit que Mme Chambannes avait +failli connaître le sens des notes défendues. + +--Figurez-vous qu'elle me demande avant-hier s'il existe un lexique de +la basse latinité. Je réponds: «Oui, madame, le _Dictionnaire_ de Du +Cange...--Eh bien, mon cher abbé! soyez donc assez aimable pour me +l'acheter...» Je flaire une tentation mauvaise, et je réplique, avec +quelque présence d'esprit, je puis le dire: «Hélas! madame, il n'est +plus en vente... Depuis quarante ans il est épuisé...» Ensuite elle +m'a avoué que c'était pour traduire vos notes... Mais convenez que +sans moi... + +M. Raindal serra énergiquement la main du prévoyant ecclésiastique. + +Outre l'abbé Touronde, sur la recommandation expresse du maître, Mme +Chambannes n'invitait, le jeudi, que des proches, tels que l'oncle et +la tante Panhias ou le marquis de Meuze, qui avait sollicité d'être +admis à ces dîners de choix. + +Gérald, lui, craignant de s'ennuyer, n'y paraissait presque plus, et +Zozé se glorifiait de cette abstention constante comme du symptôme +d'une jalousie qu'elle n'avait jamais espérée. + +Qui eût dit que ces entretiens organisés par un caprice d'oisiveté, +une inspiration fortuite, serviraient un jour de représailles contre +les perpétuelles coquetteries du jeune comte! Et des représailles sans +danger, encore, qui tout au plus autorisaient Gérald à prendre des +leçons avec une vieille dame!... En amour n'est-on pas égaux, et les +droits de l'un ne sont-ils pas calqués sur les droits de l'autre? +Zozé, du moins, y croyait fermement. + +Elle s'en attachait davantage à M. Raindal. C'était comme un allié, un +complice de parade, et, lorsque des amies s'informaient devant Gérald +si le flirt avec «son vieux savant» durait toujours, elle avait pour +se défendre des sourires malicieux, des «Vous êtes bête!», ou +«Laissez-moi donc tranquille!» qui révélaient sa joie de la +coïncidence. Comme il devait enrager, M. Raldo, comme il devait l'en +aimer plus!... Si la prudence ne l'eût empêchée, elle l'aurait à ces +instants-là, embrassé de reconnaissance. + +Puis l'exclusive intimité dont l'honorait M. Raindal lui attirait +chaque jour des remarques flatteuses. Le bruit s'en répandait parmi +les amis de la maison. On en jasait. On questionnait Mme Chambannes +sur les façons du maître comme sur les moeurs d'un sauvage qu'elle +aurait apprivoisé par miracle. Beaucoup de dames jugeaient cette +amitié suspecte, cette lubie d'étudier incompréhensible, cette +préférence du maître inexplicable, et elle protestaient que sûrement +il y avait là-dessous quelque chose. D'autres disaient de Zozé: «Elle +est folle!» et dénigraient le physique de M. Raindal. Les plus fidèles +plaidaient en invoquant l'irréprochable tendresse de la jeune femme +pour Gérald. Mais devant ces arguments Marquesse haussait les épaules +et Herschstein fredonnait une fanfare de chasse, avec d'autant plus de +scepticisme que, par deux fois déjà, le maître avait décliné le +plaisir de figurer à leurs dîners. Bonnes aux femmes, ces histoires! +Les faits demeuraient les faits. Que les Chambannes fussent contents +d'avoir accaparé le père Raindal, rien de plus naturel. Seulement, +quant à leur raconter que le vieux venait là pour la science, pour +l'amour de l'art, oh! non, pas à eux, Herschstein et Marquesse! Tout +ce qu'ils concédaient à la défense, c'était de ne point spécifier la +nature ou les bornes du flirt... Et encore dans la vie, on en voit +quelquefois de si étranges! Le mieux paraissait donc à ces hommes +équitables de s'en tenir aux hypothèses et de ne pas préciser. + +Mise au courant des médisances par l'intermédiaire de Mme Pums, Zozé +répliqua fièrement «qu'elle était au-dessus de ces horreurs». Elle +négligeait maintenant l'abbé Touronde, l'otage pourtant chéri de cette +société où chacun à l'envi le choyait, comme si sa noire soutane eût +été un drapeau de garantie et de sauvegarde. Elle reportait sur M. +Raindal tous les soins délicats, toutes les prévenances qu'elle +prodiguait jadis au conciliant ecclésiastique. Le jour anniversaire de +sa naissance, elle donna au maître une somptueuse épingle formée d'un +scarabée de turquoise avec une sertissure d'or mat. Elle avait inventé +ce cadeau autant pour contenter M. Raindal que dans l'espoir de lui +voir quitter les minces cordonnets de soie noire qui d'habitude +nouaient son col. La tentative réussit. Le jeudi suivant, M. Raindal +avait arboré un large plastron de satin bleu sombre, que rehaussait au +centre le bleu pâle de la turquoise. + +--Vous avez une bien jolie cravate! remarqua Zozé pendant le dîner. + +Les traits de M. Raindal se parèrent d'une expression modeste: + +--Vraiment?... fit-il. + +D'ailleurs il ne se souciait pas d'élégance. Il s'habillait selon les +idées de son tailleur--un petit tailleur de la rue de Vaugirard dont +il était le client depuis une trentaine d'années. + +--Vous avez tort! fit Zozé... Les bons faiseurs ne reviennent pas plus +cher que les mauvais... Pourquoi n'allez-vous pas chez Blacks, le +tailleur de Georges?... + +Chambannes était de la même opinion. M. Panhias se joignit à eux; et +le maître vaincu fixa rendez-vous avec Georges, afin de se commander +un vêtement chez Blacks. + +Le tailleur, d'abord obséquieux, quand Chambannes lui nomma M. +Raindal, de l'Institut, se fit tranchant et sec dès qu'il s'agit de +choisir l'étoffe. Le maître déconcerté n'osa le contrecarrer. A +l'essayage, ce fut bien pis. M. Raindal ne voulait pas de revers en +soie à sa redingote. Blacks prétendait l'y contraindre. M. Raindal, +perdant patience, se révolta. Il ne voulait pas de revers et il n'en +aurait pas. Blacks s'inclina avec une grimace hypocrite, reconnaissant +que tous les clients ont leur goût. Seulement, lorsqu'il livra le +costume et que M. Raindal ouvrit la redingote, les revers de soie y +étalaient leurs scintillants triangles. + +Le maître se plaignit doucement de cette impudence auprès de ses amis +Chambannes. Tous deux, en riant très fort, donnèrent raison à Blacks; +et M. Raindal apaisé par ces rires se rallia à leur avis. Zozé, dès +lors, ne se gêna plus pour conseiller le maître dans les questions de +toilette. Il obéissait de bon coeur à la fois dans le désir de lui +plaire et par un besoin de raffinement qui le tourmentait en secret. + +Pourtant ces frais accumulés avaient obéré son budget. Chaque semaine, +en fiacres, en fleurs, en gants, sans compter les dépenses plus +grosses, telles que la commande chez Blacks, il augmentait le déficit. +Le prix Vital-Gerbert, que l'Académie lui avait finalement décerné, le +tira d'affaire à point. Sur les dix mille francs qu'il avait touchés, +il n'en plaça que huit mille, réservant les deux mille de reste pour +l'imprévu, pour l'argent de poche. + +A toute autre époque de sa vie, il aurait rougi de frustrer ainsi sa +famille. Mais le devoir est un fardeau qu'on ne porte volontiers qu'à +plusieurs. Et M. Raindal trouvait précisément dans la conduite des +siens un prétexte à son égoïsme. + +Non pas que la guerre fût entamée. Loin de là, fidèles à leur complot, +les deux dames Raindal multipliaient les concessions pour maintenir +l'harmonie comme naguère. Jamais, grâce à leurs efforts, le ménage +n'avait semblé plus exempt de discordes. C'était à qui d'entre elles +éviterait les allusions, les contradictions, les motifs de désaccord. +Le maître, de son côté, dans l'appréhension des railleries, observait +le silence sur ses dîners hebdomadaires. On en venait à ne plus +prononcer le nom des Chambannes que par nécessité, et ces dames en +enveloppaient même les syllabes d'une intonation légère, sympathique, +comme on entoure de ouate les objets explosifs. Lorsque M. Raindal +formulait des théories inaccoutumées sur l'utilité publique du luxe, +les dangers du puritanisme, les avantages sociaux du plaisir, Thérèse +en dissertait avec lui sans nulle acrimonie, comme sur un sujet de +science économique qu'aucun lien n'eût relié à leur vie actuelle. Par +un surcroît de précautions elle avait obtenu de l'oncle Cyprien qu'il +renonçât aux plaisanteries d'usage concernant Mme Rhâm-Bâhan; et M. +Raindal cadet ne déversait plus sa verve que dans l'oreille de son +auditeur ordinaire Schleifmann. + +Mais, malgré cette façade de calme et de bonne entente, le maître ne +se sentait plus chez lui en paix, en confiance. Il se devinait épié, +persiflé, censuré tout bas ou tout haut à chacun de ses actes, à +chacune de ses paroles; et il avait peine à contenir sa colère contre +cette hostilité muette, insaisissable, quoique toujours en éveil, qui +rôdait continuellement autour de sa personne. + +Tout en la redoutant, il aurait, certains jours, souhaité une dispute +ouverte, un éclat sans détours, quelque solide et claire altercation +de famille où chacun eût crié ses griefs, défendu sa cause. + +Qu'on l'attaquât un peu, qu'on le questionnât seulement, et il saurait +bien se disculper! Quel mal faisait-il, après tout? Courait-il les +salons comme beaucoup de ses collègues? Avait-il profité de l'élan de +son triomphe pour forcer l'accès de ces petites bastilles littéraires, +but final de tant d'ambitions mesquines? N'avait-il pas, au contraire, +repoussé toutes les invitations, celles de Mme Pums, de Mme +Herschstein, de Mme de Marquesse, voire celles de dames plus en renom +qu'au besoin il citerait? N'avait-il pas vingt fois exhorté +discrètement sa fille et sa femme à rendre chez les Chambannes la +visite qu'elles devaient? N'était-il pas prêt à les emmener rue de +Prony aussi souvent qu'elles le désireraient? Tenait-il rigueur à Mme +Raindal, comme eussent fait tant d'autres, de toutes les déceptions et +de toutes les amertumes que sa foi inquiète avait jetées entre eux? +Jouait-il le rôle d'un mauvais mari, d'un mauvais père, d'un homme +frivole et dissipé?... Donc, que lui reprochait-on? Pourquoi était-il +obligé de se méfier à présent des siens comme d'ennemis +déclarés,--comme de ce méprisable Saulvard, par exemple, qui poussait +la rancune de sa défaite au point d'avoir refusé coup sur coup trois +invitations de Mme Chambannes?... Et l'emmêlement de ces soucis, joint +au silence qu'il s'imposait, achevait de lui donner en dégoût sa +maison, son intérieur, tout ce qui avait été pour lui jusque-là le +bonheur et la quiétude. + +A force de se démontrer son innocence, des doutes, par instants, le +gagnaient. Il se demandait si réellement peut-être son amitié avec la +jeune Mme Chambannes n'était point de nature à lui causer du +préjudice dans les milieux savants, si peut-être il n'eût pas été plus +convenable d'espacer ses visites, si tant de régularité ne prêterait +pas à la malveillance. Mais sur-le-champ une rébellion, qu'il +attribuait à l'orgueil, le faisait sourire de tels scrupules. Il +puisait dans ces réflexions une énergie nouvelle à suivre son +penchant. Toute la semaine durant, il ne manquait aucune occasion de +flétrir, à table ou ailleurs, les ridicules de la pédanterie, +l'hypocrisie des gens austères, une foule de travers et de personnages +anonymes auxquels Mme Raindal, Thérèse, l'oncle Cyprien eussent pu, +sans invraisemblance, surajouter leur nom. Puis le jeudi d'après, +c'était avec un fracas de provocation, une allure quasi-belliqueuse +qu'il accomplissait son départ, en tapant une à une toutes les portes. + +Il arrivait chez Mme Chambannes; et, dès le vestibule, dans le tiède +parfum d'encens qui le caressait comme un premier salut de bienvenue, +son ressentiment tombait. Ici tout le monde lui souriait, s'empressait +à le satisfaire, depuis Firmin, le domestique qui le débarrassait de +son paletot en l'interrogeant affectueusement sur sa santé du jour +jusqu'à l'abbé Touronde, jusqu'à la tante Panhias, jusqu'à ce +nonchalant Chambannes lui-même! En haut, Zozé marchait à sa rencontre, +lui tendant une main à baiser. Et pendant quatre bonnes heures, M. +Raindal oubliait ses contrariétés, ses déboires familiaux, les petites +appréhensions de la semaine. Il ne s'en souvenait qu'au moment de +partir. Alors, quand onze heures sonnaient, il avait une impression de +mélancolie, de plaisir terminé, comme un collégien que la rentrée +appelle. + +Zozé l'accompagnait dans le vestibule, veillait à ce qu'il se couvrît +bien, lui recommandait de ne pas se refroidir, et, comme on atteignait +la fin de l'hiver, elle murmurait à son mari, la porte une fois close: + +--Pauvre vieux!... C'est tout de même une fière trotte à son âge... Je +ne suis pas fâchée que le printemps recommence! + +Si le temps était favorable, M. Raindal revenait à pied, par exercice +d'hygiène. + +La route lui semblait longue, mais, à mesure qu'il approchait de la +rue Notre-Dame-des-Champs il ralentissait le pas, sa démarche se +faisait plus irrégulière. On eût dit qu'il voulait retarder l'instant +de rentrer chez lui. + +Enfin, il gravissait son escalier, dont les marches cirées se +dérobaient sous ses semelles. Un froid de cave s'élevait des murailles +à marbrures peintes où la bougie projetait une ombre gigantesque. M. +Raindal ouvrait sa porte. Une odeur de cuisine et d'encaustique le +saisissait à la gorge. Il traversait sur la pointe des pieds le petit +appartement, et la doublure soyeuse de sa redingote bruissait le long +de ses jambes comme un dernier écho des élégances qu'il venait de +quitter. La médiocrité du logis ne lui en était que plus sensible. +Quelle pauvreté de meubles, quel manque de confortable après les +luxes, les aises et les délicatesses de toute sorte qui abondaient rue +de Prony! M. Raindal exhalait un soupir de tristesse, puis se glissait +dans son lit auprès de Mme Raindal qui ronflait imperturbablement +dans un lit parallèle... Souvent il restait sans éteindre à rêvasser, +à se remémorer la soirée: et sa nostalgie se dissipait en revivant ces +souvenirs. + +Elle ressuscitait le lendemain à la vue de Thérèse, dans son grossier +accoutrement du matin, avec cette vulgaire robe de chambre en bure, si +différente des chatoyants peignoirs de Mme Chambannes. + +Ah! M. Raindal s'expliquait la sévérité de la jeune fille envers sa +petite élève. L'envie, hélas! évidemment, l'envie! La jalousie +incapable de discerner autre chose dans Mme Chambannes que ses lacunes +de savoir, ses défauts intellectuels, comme si l'érudition était tout +en une femme, comme si la beauté, l'élégance, l'art de séduire, ne +comptaient pas aussi parmi les dons précieux, les facultés puissantes! +Et dans l'exaltation de sa découverte, au lieu d'en vouloir à sa fille +de cette disgrâce physique qui depuis quelque temps, malgré lui, +l'indisposait contre elle, il se sentait pris soudain d'un élan de +compassion. Il courait à Thérèse, il l'embrassait fougueusement au +front. Elle lui rendait le baiser sur la joue avec un effort de +tendresse. Mais son corps cambré en arrière démentait aussitôt la +simagrée de sa bouche. Entre eux un immatériel sortilège passait qui +s'opposait aux épanchements de jadis, aux confidences, à cette +solidarité de confrères qui durant tant d'années les avaient unis... + +Ils retournaient au travail, déçus de leur impuissance à se joindre de +nouveau, aigris mutuellement par leur tentative avortée, se +maudissant pour les torts dont chacun croyait l'autre coupable. Et la +semaine reprenait dans cette paix chargée de brouille. + + * * * * * + +Par une précoce soirée de mars, aussi douce qu'une nuit d'été, M. +Raindal, en revenant de chez les Chambannes, aperçut une lumière dans +la chambre de sa fille. + +Inquiet, car l'heure était avancée, il frappa et entra presque +simultanément. + +A demi étendue sur les draps défaits de son lit, Thérèse, tout +habillée, sanglotait, la tête contre l'oreiller. + +M. Raindal se précipita pour la relever. Mais d'elle-même elle s'était +redressée et vivement elle essuyait ses yeux. Il demanda, sans cesser +de la tenir dans ses bras: + +--Qu'est-ce que tu as, fillette?... Tu pleures?... Tu as du +chagrin?... + +Elle se dégagea d'un brusque mouvement d'épaules: + +--Non, père! Merci... Ce n'est rien... Laisse-moi... je t'en prie... + +--Alors, tu n'as pas besoin de moi? murmurait M. Raindal interloqué. + +--Non, non, je t'assure... Va-t'en... Je te dis que ce n'est rien... +Ce sont les nerfs!... + +Il n'osa insister, par peur de l'exaspérer, et il se retira en +refermant la porte avec un soin méticuleux, comme s'il eût quitté la +chambre d'un malade. + +Les nerfs!... Hum!... Excuse de femme, voile de maladie dont toutes +elles recouvrent le secret de leurs colères. Qu'est-ce que Thérèse +pouvait avoir? Qui lui causait une peine aussi violente? Un remords +insinuait: «Si c'était toi, pourtant, tes sorties du jeudi, ton +obstination!» Et M. Raindal se promit d'en savoir le fin mot, +d'interroger Thérèse dès le lendemain matin. + +Mais le lendemain s'écoula sans qu'il eût donné suite à son hardi +projet. Elle n'y pensait plus. Pourquoi la tourmenter de questions, la +pauvre enfant? Et puis, au fait, peut-être elle n'avait pas menti. +C'étaient peut-être bien les nerfs, en somme! + + + + +X + + +Les nerfs, cette sorte de «nerfs», elle en souffrait déjà depuis une +semaine, Mlle Raindal, ainsi que chaque année à l'approche de la +saison nouvelle. + +Le soir, quand une tiède bouffée traversait l'air glacé comme +l'haleine du printemps en marche, sa gravité coutumière tournait à la +mélancolie; et elle attendait l'inévitable épreuve, dont ce souffle +pervers lui annonçait le retour. + +L'universelle magie qui bouleverse alors tous les êtres la frappait +avec une particulière rigueur. Rien ne pouvait la garantir, ni son +savoir, ni sa raison, ni sa virile volonté. Elle succombait sous un +alanguissement de désirs sans but, qui par leur confusion même +laissaient un champ immense aux rêves de sa chasteté subitement +insurgée. Elle passait tour à tour des élans de tendresse les plus +puérils aux imaginations les plus chimériques. Des larmes d'émotion +humectaient ses paupières, ou tout à coup elle fondait en sanglots; et +pour le parfum d'une fleur, un orgue qui jouait en bas, un mendiant +qui chantait dans la rue une romance surannée, elle sentait son coeur +se gonfler de tristesse, avec des envies machinales d'appuyer sa tête +sur l'épaule robuste de quelqu'un. + +C'était dans ces instants de faiblesse qu'elle éprouvait le plus de +haine contre Mme Chambannes, et contre son père le plus d'intolérance. +Leur conduite à tous deux lui semblait plus révoltante, plus absurde, +plus dérisoire que de coutume, et elle se consolait à prendre pour du +mépris l'envie que lui inspirait leur bonheur d'être ensemble. + +Puis, le sentiment aigu de sa laideur et de son isolement l'entraînait +à des souhaits tous irréalisables. + +Ah! être belle, ou plutôt simplement être une de ces créatures +séduisantes que quelques hommes se disputent et qui peuvent choisir! +Être femme, en un mot, surexciter des convoitises, repousser des +assauts, mener la vie guerrière de son sexe au lieu de s'étioler dans +une existence factice, parmi des besognes neutres et des amusements +d'érudit! + +Mais comment changer, sans le charme nécessaire? Comment essayer de +plaire avec ces mains osseuses, ces yeux décolorés, cette bouche +amincie, qui n'avaient plu qu'une fois et pas au delà de huit jours? + +Elle en arrivait dans son découragement à jalouser les filles qu'elle +voyait passer sur le boulevard Saint-Michel, les grisettes. A certains +moments, pour partager leurs joies, elle eût de bon gré tout donné, sa +science, son honneur et l'honneur des siens. Elle se rappelait aussi +des femmes illustres par leur esprit mais qui, trop laides pour qu'on +les aimât, n'avaient pas reculé devant les débauches clandestines; et +elle relisait en cachette, avec des frissons sensuels, les historiens +de scandales où ces faits étaient relatés. Parfois en revenant chez +elle au crépuscule, elle entendait un pas d'homme qui la suivait. +Qu'allait-il faire? L'accosterait-il? Elle en avait presque l'espoir, +quoique sûre de se bien défendre... Un soir, rue de Rennes, elle osa +se retourner: elle aperçut un vieux monsieur de l'âge de M. Raindal +qui lui souriait avec des grimaces de connivence. + +Elle s'enfuit d'un pas trébuchant, chassée par la rage, la déception, +le dégoût d'elle-même. + +Elle ne retrouvait de quiétude que, la journée achevée, quand, la +bougie éteinte, elle se glissait entre les draps. Il n'y avait pas +pour elle d'instant plus savoureux. Étendue sur le dos, elle laissait +monter doucement la marée du sommeil. Ses membres se paralysaient, ses +pensées s'emmêlaient, elle avait la sensation que son corps +l'abandonnait; et la nuit sans reflets favorisait ce rassurant mirage. +A ne plus se voir laide, Mlle Raindal gagnait de l'audace. Son âme +enfin libérée et, comme nue, s'élançait bravement en oraisons d'amour. +Qui invoquait-elle donc par ces adorations? Albârt? Un autre?... Le +sommeil l'emportait avant qu'elle précisât, et durant des heures +ensuite, elle s'étirait haletante parmi des songes bizarres qu'elle +avait oubliés le lendemain au réveil. + +Mais à la plénitude enfiévrée de ses nuits elle mesurait le néant de +ses jours. Toute la matinée, des anxiétés de valétudinaire la +torturaient. Quand cela finirait-il? En était-ce fait pour toujours de +la vaillance de son coeur, de sa raison, de son esprit? Ou le chagrin, +comme tant de fois, s'userait-il peu à peu de lui-même, faute de +remèdes et de soulagement?... Ces questions l'affolaient d'angoisse. +Elle étreignait entre ses bras son oreiller, et ses lèvres +s'écrasaient contre, pour qu'à travers la porte on ne l'entendit pas +gémir... + + * * * * * + +Une après-midi, à la Bibliothèque nationale, elle feuilletait debout +devant un pupitre de chêne les énormes in-folio du _Corpus +inscriptionum ægyptiacarum_, quand tout à coup une ombre passa sur les +pages du livre. Elle redressa la tête et reconnut Boerzell, le +prétendant évincé, le jeune assyriologue de la soirée Saulvard. +Accoudé en face d'elle à l'autre pente du pupitre, il la saluait en +souriant: + +--Bonjour, mademoiselle! fit-il avec un clignement de ses yeux +affectueux derrière le cristal du binocle. Heu! heu! Il me semble que +vous avez des lectures bien frivoles!... + +--N'est-ce pas? fit Thérèse, lui rendant son sourire... Mais ce n'est +rien encore après de ce que j'ai demandé... + +--Quoi donc? + +Elle énuméra les titres des livres qu'elle attendait. Boerzell +feignait de s'indigner, criait au vol, à l'usurpation. Si les femmes +maintenant s'ingéraient dans de pareilles études! Et ils demeurèrent +quelques minutes à causer dans cette pose d'idylle, par-dessus le +pupitre qui leur tenait lieu de barrière fleurie. + +Enfin Thérèse s'écria: + +--Allons, monsieur, au revoir... Voilà qu'on m'apporte mes volumes... +Ce n'est plus le moment de bavarder... Je retourne à ma place... + +Boerzell s'inclinait, un gros in-octavo sous le bras: + +--A bientôt, mademoiselle, j'espère... + +--A bientôt, monsieur... + +Instinctivement, elle le regarda s'éloigner, entre les rangées de +liseurs courbés à leur tâche. + +Sans savoir comment, elle le trouvait moins gauche qu'au bal, moins +déplaisant, transfiguré. + +Il s'avançait d'un air placide, décochant de-ci de-là un bonjour, +s'arrêtant pour une poignée de main, s'attardant à un bref colloque, +et dans cette atmosphère propice, sa chevelure en broussaille, sa +barbe mal taillée, sa redingote luisante, sa silhouette négligée de +combattant de l'idée, tous ses désavantages mêmes le servaient. Il +bénéficiait de cette beauté passagère que donnent l'aisance et +l'autorité dans un milieu approprié. Il était beau comme un chef de +bureau dans son cabinet de ministère, beau comme un adjudant à la +porte d'une caserne. + +--Peuh! le pauvre diable n'est pas si mal, murmura Thérèse en +regagnant sa place. + +Puis elle se mit à la besogne et l'oublia complètement. Mais comme, à +la sortie, elle s'approchait du vestiaire, la voix de Boerzell +retentit encore au-dessus de son épaule. + +--Oui, c'est moi, mademoiselle!...Me permettez-vous de vous +accompagner?... Je crois que nous sommes voisins... Moi, j'habite le +haut de la rue de Rennes... + +Mlle Raindal hésitait. Non pas que la convenance de l'offre +l'inquiétât. Elle dédaignait depuis longtemps les petits préjugés sur +les cas de ce genre; car les vieilles filles sont comme des +souveraines déchues qui, le pouvoir une fois perdu, s'affranchissent +de l'étiquette. Par contre, elle supputait si jusqu'à la rue de Rennes +la société de Boerzell l'ennuierait. + +Enfin elle prononça: + +--Eh bien! soit!... Je ne demande pas mieux... Faisons route +ensemble... + +Dehors il bruinait. La chaussée était grasse, et dans l'étroite rue +Richelieu les chevaux glissaient, trottant de biais comme si un grand +vent leur eût cintré la croupe. Quelques passants ouvraient leur +parapluie. Boerzell les imita pour abriter Thérèse. A chaque pas, il +recevait des chocs et la pointe des baleines burinait à rebrousse-poil +des raies dans la soie de son chapeau. Ou bien une poussée de gens les +séparait. Thérèse se retournait, l'oeil à la recherche du jeune +savant, et elle distinguait Boerzell qui lui souriait par-dessus les +têtes, agitant en signal son parapluie dressé à bout de bras. + +Ils ne commencèrent à causer avec suite qu'après qu'ils eurent franchi +le guichet du Carrousel. + +Et, comme le premier soir, au bal, la causerie aussitôt prit le tour +professionnel. Seulement, c'était Boerzell qui menait le jeu. Il +avait orienté l'entretien vers les notoriétés de la science; et au +sujet de chacune, insidieusement, il formulait son opinion. Elle se +trouvait être le plus souvent narquoise et irrespectueuse. Il retirait +d'un mot l'éloge qu'il avait donné de l'autre, mêlait les réserves aux +louanges, les piqûres aux caresses; et sa voix même, pateline autant +qu'habile, les sourires des lèvres ou des cils dont il corrigeait +chaque parole trop acerbe, ses expressions, ses modèles de phrases, +tout en lui paraissait d'un vieux maître orgueilleux, avec la verve de +la jeunesse en plus. + +Thérèse, de temps en temps, ne pouvait se retenir de l'examiner. Ah +ça! le soir du bal, avait-il, par calcul, dissimulé sa force, feint la +timidité pour séduire sans effaroucher? Avait-il voulu la flatter dans +son amour-propre de savante en se laissant battre et dominer par elle? +Ou avait-il été troublé par l'entourage? + +Quoi qu'il en fût, elle s'amusait. Il n'était pas sot ce garçon, ni +médiocre, ni servile. Et elle ne s'aperçut pas, tellement elle +écoutait, qu'ils avaient traversé la Seine. + +Ils montaient la rue des Saints-Pères, où, dans l'enchevêtrement des +voitures, les cochers s'entr'invectivaient. Par moments un omnibus +vacillait avec fracas contre le grès du trottoir que les roues +éraflaient en tremblant. Mlle Raindal et Boerzell se serraient contre +une boutique proche. Puis la terrible machine passée, ils reprenaient +leur marche. A présent Boerzell interrogeait, s'informait des travaux +de la jeune fille, et Mlle Raindal le renseignait avec complaisance, +retraçait l'emploi de ses heures, le règlement de ses études. + +Mais, comme ils tournaient l'angle du boulevard Saint-Germain, +Boerzell soudain eut un soupir: + +--C'est dommage!... murmura-t-il. + +--Quoi donc? fit Thérèse. + +Il refermait son parapluie, la bruine ayant cessé. + +--Rien, mademoiselle... Ou plutôt, si... C'est dommage que je ne vous +plaise pas plus... Oh! même sans votre silence d'après, je m'en étais +bien douté à la soirée Saulvard... J'ai bien vu cela à vos yeux quand +vous êtes partie... Et cependant, vous me croirez si voulez, plus je +cause avec vous, mademoiselle, plus je me convaincs que nous aurions +fait un excellent ménage... + +Thérèse, à l'imprévu de cette déclaration, ne put réprimer un petit +éclat de rire: + +--Nous? dit-elle. + +--Oui, nous, parfaitement, nous!... poursuivait Boerzell, avec un +avancement bougon des lèvres qui ajoutait quelque chose de puéril à sa +figure d'enfant barbu... Inutile, n'est-ce pas? entre gens de notre +espèce, de jouer la comédie... On nous présentait l'un à l'autre afin +de nous marier. Or supposez, mademoiselle, que je vous aie plu, à ce +bal... + +Il s'arrêta pour la regarder: + +--Et vous comprenez bien ce que signifie ce mot «plaire». Pardieu, je +n'espérais pas que vous alliez du coup tomber amoureuse de moi... +Non... Ainsi, vous, vous me plaisiez: c'est-à-dire que vous +m'inspiriez une profonde sympathie... Je pensais: «Voici une +personne de valeur, une forte intelligence, une femme comme il m'en +faudrait une, la compagne et l'amie à qui je pourrais me confier, +demander conseil, sans craindre de me heurter à de la niaiserie ou à +de l'indifférence...» Eh bien! supposez que vous eussiez pensé de même +sur mon compte, cela suffisait... Nous nous épousions et j'étais +heureux! + +Thérèse demeurait muette. + +--Mais voilà! reprit Boerzell d'un ton grognard... Vous ne l'avez pas +pensé... Je ne vous plais pas assez... Ou, pour être plus exact, je +vous déplais trop... Seulement, toute fatuité mise à part, +permettez-moi de vous dire que cela m'étonne... Intellectuellement, si +j'en juge par nos deux entretiens, nous nous entendrions à +merveille... Nous avons sur les gens, sur les choses, à peu près les +mêmes opinions... Notre vie à chacun est dirigée dans le même sens, +occupée par des travaux analogues... Nos goûts et nos aptitudes sont +d'accord... Reste le physique! Évidemment, c'est par là que je vous +déplais, et c'est justement cette faiblesse de jugement qui me +surprend chez vous... Ah! si vous étiez une de ces petites coquettes, +une de ces petites écervelées, une de ces petites poupées mondaines... + +--Pourtant, monsieur!... protestait Thérèse avec un sourire. + +Boerzell lui coupa la parole, et, s'excitant graduellement: + +--Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi finir... Si, dis-je, +vous étiez une de ces petites mondaines sans culture, sans élévation +de caractère, et bourrée de préjugés, comme une oie de marrons, je ne +m'étonnerais pas... Je me connais, allez!... Je sais bien mes défauts +et tout ce qui me manque pour plaire à une petite femme de cette +catégorie... Mais que vous, une personne de votre qualité, vous +envisagiez le mariage comme ces demoiselles-là, que le mariage pour +vous ce soit le coup de foudre, le coeur bouleversé, la passion +irrésistible, le beau monsieur à moustaches et tout le tralala des +romances, je vous assure, je n'en reviens pas! Et, quand je songe que +très probablement nous sommes créés l'un pour l'autre, quand je songe +que par extraordinaire nous nous sommes rencontrés, que nous pourrions +faire ensemble un mariage intelligent, sensé, clairvoyant, et que nous +ne le faisons pas, tenez, cela me mettrait presque en colère!... + +Il tapait le bitume du bout de son parapluie. + +--Vous avez fini? questionna Thérèse d'un ton de sollicitude. + +--Oui, mademoiselle! fit-il distraitement. + +Et sur-le-champ, se dédisant: + +--Il n'y aurait qu'un cas, toutefois, où votre répugnance me +paraîtrait logique, justifiée, digne de vous, quoi!... Ce serait si, +par hasard, vous en aimiez un autre... + +Mlle Raindal subitement s'était assombrie. Le seigneur de sa vie +resurgissait: Albârt, avec son insolente prestance, ses grands yeux de +cheval, ses lèvres ironiques. Thérèse inspecta le jeune savant d'un +regard dédaigneux, puis, la voix assourdie de tristesse: + +--Je n'aime personne, monsieur!... Ou, si vous préférez, j'aime un +souvenir... + +--Un souvenir! bredouillait Boerzell décontenancé... Ah! bon, bon... +C'est différent... je vous demande pardon, mademoiselle... + +Mais avec son chapeau rebroussé et ses grosses lèvres de triton, +ramenées en boule, il avait un air si déçu, si contrarié, si enfantin, +que, malgré la gravité de l'instant, Thérèse dut se contraindre pour +ne pas sourire. + +--Vous voyez, cher monsieur! reprit-elle cordialement... Vous vous +mépreniez, sinon sur mes intentions, du moins sur le fond de mes +sentiments... Et la preuve que j'ai du plaisir dans votre société, +c'est que, si vous voulez bien, de temps à autre, venir nous rendre +visite, le dimanche, en confrère, en ami, n'est-ce pas? j'en serai +tout à fait ravie... + +--Je vous remercie, mademoiselle, fit Boerzell sans élan... +Certainement, je viendrai le dimanche... Ah! comme il est fâcheux, +tout de même, que vous ayez sur le mariage des idées tellement... ne +vous offensez pas... les idées reçues, les idées de tout le monde!... +Le coeur, l'amour, c'est beaucoup, je ne dis pas... Mais il n'y a pas +que cela dans l'existence!... Outre l'amour, il existe des sentiments +d'affinité, de sympathie, de considération réciproque, qui peuvent +établir des liens très solides entre deux êtres un peu indépendants et +supérieurs... + +Puis, comme Thérèse se rembrunissait: + +--Enfin, je ne veux pas vous importuner davantage, mademoiselle... Ce +serait mal reconnaître votre aimable invitation... Alors, si vous m'y +autorisez, à dimanche!... + +--A dimanche!... + +Thérèse s'engageait dans la rue Notre-Dame-des-Champs. Une voix +essoufflée la rappela: + +--Encore moi, mademoiselle! fit Boerzell qui la rattrapait... Un +dernier mot que j'oubliais... Il se pourrait que dans mes paroles vous +eussiez soupçonné une arrière-pensée d'intérêt... + +Thérèse faisait de la main un geste de dénégation. + +--N'importe! riposta Boerzell... Pour rien au monde je ne voudrais +être confondu avec ces jeunes messieurs qui courent le beau mariage, +le mariage utile... Et, du reste, consultez M. Raindal... Il vous +apprendra lui-même que dès à présent ma vie scientifique est, selon +l'expression d'usage, tracée au cordeau... Mes maîtres m'aiment et me +soutiennent... Mes concurrents sont peu nombreux et n'ont pour la +plupart qu'un mérite de second ordre... Des Hautes Etudes je passerai +donc fatalement à la Sorbonne ou au Collège de France, et de là +j'entrerai, j'espère, à l'Institut... Calculez d'après ces données, +mademoiselle... Un mariage avec vous n'aurait certes pas été de nature +à me nuire... Cependant, sans ce mariage, au bonheur près, ma carrière +sera pareille... Voilà ce que je désirais vous dire... Convenez que +pour notre amitié future ces détails avaient bien leur petite +importance! + +--Ils en auraient eu peut-être si j'avais douté de vous... + +--Heu! fit sceptiquement le jeune savant... Vous dites cela... Vous +êtes polie... N'empêche que dans ces matières on n'est jamais trop +circonspect... Mais, je vous retarde, excusez-moi... A dimanche, +mademoiselle... + +--Entendu! fit Thérèse sur un ton déjà camarade. + +Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de travail, où M. Raindal causait +avec l'oncle Cyprien, celui-ci l'accueillit d'une bordée de +compliments: + +--Pristi! Mon neveu!... Comme nous avons une belle mine! Et des yeux +brillants!... De la gaieté plein la figure! Je jurerais que tu ne +viens pas précisément de t'ennuyer! + +--Effectivement! approuva M. Raindal avec timidité. + +--Bah! C'est possible, répliqua Thérèse... Devinez qui j'ai rencontré? +Le petit Boerzell, tu te souviens, père? l'aspirant fiancé de chez les +Saulvard... Un garçon bien étrange, avec toute une série de théories, +de systèmes dont je ris encore... Bref, je l'ai invité à nous rendre +visite... Et il viendra sans doute dimanche!... + +--Tu as fort bien fait, fillette! affirma M. Raindal autant pour se +concilier Thérèse que par une manie qu'il avait de louanger ses +inférieurs... M. Boerzell est un jeune homme d'un rare avenir... Tout +le monde, à l'Académie, le tient en haute estime... Et pas plus tard +qu'hier, qui donc me disait à son sujet...? + +--Mais toi-même, mon oncle, interrompit Thérèse, à mon tour de +t'interroger! Peux-tu me dire un peu ce que tu fais ici, en semaine, +un mercredi, à l'heure sacrée de l'apéritif?... + +--D'abord, objecta M. Raindal cadet, il n'est que cinq heures et +demie... L'apéritif dure normalement jusqu'à sept heures et demie... +Il me reste donc devant moi, mademoiselle, deux bonnes grandes heures, +s'il vous plaît... Maintenant, pourquoi je suis ici? Hé! cela +t'intrigue, mon neveu!... Pour demander à ton père de me mener chez +Mme Chambannes... + +Thérèse se mordit les lèvres, où montait un sourire. + +--Oui, reprit l'oncle Cyprien, en frottant son crâne ras. Une idée que +j'ai eue comme ça, une curiosité.... + +--Et je disais à ton oncle, continua vivement M. Raindal, sans +regarder Thérèse, que j'étais tout disposé à l'y mener le jour où il +voudrait... + +--Pourquoi pas demain jeudi? fit l'oncle Cyprien. + +M. Raindal poussait un soupir qu'il déguisa en ricanement: + +--Hé! hé! demain, c'est un peu tôt... Il faut bien que j'aie le temps +de prévenir Mme Chambannes... D'autant plus qu'hier soir son mari est +parti en voyage... + +--Ah!... En voyage!... Et où cela? fit l'oncle Cyprien. + +--En Bosnie, je crois. + +--En Bosnie!... Ah! vraiment, en Bosnie! répétait M. Raindal cadet +pour noter en sa tête cette particularité ou pour y découvrir un +indice à charge. + +Et d'un ton résolu: + +--Eh bien, écris-lui tout de suite, à Mme Chambannes... Deux lignes, +deux simples lignes... Je jetterai ta lettre à la boite en m'en +allant... Elle l'aura demain matin, au réveil, et, si elle ne veut pas +de moi... + +--Soit! soit! fit froidement M. Raindal qui saisissait son +porte-plume. + +Mais avant de tracer le premier mot, il ajouta: + +--Par exemple, je t'avertis loyalement... Tu verras peut-être chez Mme +Chambannes des personnes qui ne seront pas de ton goût... + +--Et qui donc? + +--Je ne sais pas au juste... Voyons, il y aura peut-être un abbé, +l'abbé Touronde, un des amis de la maison... + +A cette révélation, l'oncle Cyprien s'oublia. Comment! Mme Rhâm-Bâhan +avait un abbé, un curé, un ensoutané! Non, celle-là était par trop +bonne! Quelles moeurs! Quel siècle! Quel gâchis! Et l'oncle Cyprien +s'en tenait les côtes. + +Il ne se calma que sur un regard sévère de Thérèse qui le rappelait à +ses engagements. + +--Je ris, déclara-t-il, je ris parce que... tu comprends... + +Puis, renonçant à s'expliquer: + +--Je ris sans méchanceté... Et tu peux compter que si je me rencontre +avec l'abbé Tour... Tour quoi?--baste! peu importe!--je serai très +convenable... des plus convenables... Va, écris, mon ami!... + +Thérèse était à bout de forces. Le fou rire la gagnait. Elle sortit +sous prétexte de chercher une brochure, et, arrivée à sa chambrette, +elle se laissa choir dans son fauteuil en s'esclaffant. + +--Ce malheureux papa!... Quelle tête piteuse! Et l'oncle, qui veut en +être aussi maintenant!... Ah! la vie est bien drôle! + +Elle se sentait d'humeur à plaisanter, à trouver tout cocasse, +grotesque, et au fond elle avait l'impression d'être enfin guérie, +délivrée de sa crise. Spontanément elle éprouva un élan de gratitude +pour Boerzell. Le brave garçon, n'était-ce pas à lui qu'elle devait un +peu ce miracle? Ne l'avait-il pas consolée, distraite, comme un enfant +qui pleure, avec le miroitement de sa thèse conjugale, la bizarrerie +de ses discours, la chaleur tenace de sa voix? Sans lui, sans ce +comique raisonnable qui émanait de sa personne, et survivait à leur +causerie, ne serait-elle pas encore à se débattre sérieusement contre +la fièvre du mal, à s'épuiser dans le grave cauchemar de ses désirs +inassouvis? Aurait-elle même pu s'amuser des ambitions mondaines de +l'oncle, ou de sa malice sournoise, ou de quoi que ce fût? Pauvre +Boerzell! Jamais elle ne parviendrait à l'exaucer, à surmonter la +répulsion que lui suggérait cette figure de vieux collégien à barbe. +Mais qui sait s'il ne l'aiderait pas aux moments de détresse, s'il ne +deviendrait pas un ami, un camarade fidèle qui ferait sa solitude +moins morne, moins abandonnée? + +Elle marchait à travers la pièce, en s'exaltant à ces espoirs, et +Brigitte dut frapper deux fois pour lui annoncer que l'on servait. + + + + +XI + + +--Son frère... le frère de M. Raindal!... murmurait songeusement Mme +Chambannes, accoudée au bord de son lit devant le cadre moelleux que +formaient autour de ses boucles éparses les dentelles de l'oreiller. + +Elle amena d'une main distraite le restant du courrier. Il y avait un +prospectus de parfumerie, une note de modiste qu'elle rejeta avec +dégoût, deux journaux et au-dessus une carte postale fermée: une drôle +de carte, l'adresse écrite en gauches capitales qui titubaient l'une +sur l'autre, un louche aspect de lettre anonyme! Zozé la déchira +lentement. Des faiblesses vibraient le long de ses bras, et elle lut, +tracées dans le même caractère, ces lignes qui emplissaient l'espace +du carton gris: + + SI VOUS N'AVEZ RIEN DE MIEUX A FAIRE, PASSEZ UN MATIN, VERS ONZE + HEURES, RUE GODOT-DE-MAUROI, AUX ENVIRONS DU DOUZE BIS. VOUS Y + CONSTATEREZ UNE FOIS DE PLUS QUE LES AMIS DE NOS AMIES SONT NOS + AMIS. + +Elle se renversa en arrière, sans un doute, sans un espoir, la main à +la poitrine, avec un geste de blessée. Elle demeurait d'abord +immobile, les paupières closes, puis, indistinctement elle se mit à +balbutier: + +--Oh!... oh!... oh! mon Dieu!... Les méchants!... L'atroce +méchanceté!... + +Elle éprouvait au coeur une sensation cuisante; et c'était à chaque +question qu'elle inventait, à chaque hypothèse, comme une nouvelle +brûlure qui aurait agrandi la plaie. + +Sûrement on dénonçait Gérald. Mais la femme, la gredine, la traîtresse +inconnue, qui cela pouvait-il être? + +Une à une, Zozé évoquait ses amies sans y discerner la coupable. +Toutes lui paraissaient également suspectes. Avec toutes, tour à tour, +Gérald avait eu des flirts équivoques, des façons familières; et dans +chacune successivement, au gré des souvenirs, elle croyait tenir la +complice. Une autre ensuite l'emportait, lui semblait plus fautive, +Flora Pums après Germaine de Marquesse, Rose Silberschmidt après Flora +Pums; et à la fin, elle s'embrouillait dans cet amas de preuves +équivalentes et de présomptions contradictoires. Elle essaya de +s'orienter en cherchant à deviner l'auteur du télégramme. Des noms lui +venaient à l'esprit, les noms d'hommes qui la désiraient et eussent +été capables de vouloir détruire son bonheur: Pums, Burzig, Mazuccio. +D'aucun des trois cet acte infâme ne l'étonnait. Alors en s'apercevant +de l'aisance avec laquelle elle les soupçonnait toutes et tous, un +rictus contracta ses lèvres. Pouah! Dans quelle bande de coquines et +de goujats vivait-elle donc pour que nul d'entre eux ne trouvât grâce +devant sa méfiance, pour que pas une fois elle n'eût craint de les +accuser à tort? Mais ce ne fut qu'un éclair de clairvoyance aussitôt +éteint sous les bouillonnements de sa colère. Elle avait bien le temps +de philosopher, la petite Mouzarkhi! Et elle exagérait le ton des +injures, comme on fait dans le délire de la désillusion, ne gardant +d'amour, de tendresse, d'indulgence que pour Gérald, son Gérald chéri +qu'elle allait peut-être perdre à jamais! Des larmes obscurcirent ses +yeux. A travers leur eau trouble elle contemplait avec angoisse +l'inconcevable scène de la séparation! Elle se figurait être rue +d'Aguesseau, sur le seuil de la porte, après l'explication finale. +Elle tournait la tête pour un dernier regard. Elle revenait encore +l'embrasser... Oh! non, non, elle ne voulait plus voir, et dans un +élan de terreur, elle ramena au-dessus de son front la toile légère +des draps. Des convulsions de sanglots agitaient par instants les +formes onduleuses que modelait son corps sous ce suaire. Puis, comme +dix heures sonnaient à la pendule de la cheminée, dans un soubresaut +plus violent, Zozé rejeta les couvertures, et, glissant d'un bond à +terre, elle sonna nerveusement: + +--Vite, de l'eau chaude dans le cabinet de toilette... Mon costume de +drap beige... Ma capote noire!... dit-elle à la femme de chambre qui +entrait. + +--Quel corset? + +--Je ne sais pas, celui que vous voudrez!... Vite, seulement, vite, +vite... + +--Madame désire-t-elle une voiture? + +--Oui, c'est cela, une voiture fermée... ou plutôt, non!... Pas de +voiture!... Dépêchez-vous... + +Une hâte belliqueuse l'activait. Il fallait être prête à l'heure; et +elle courait à cette suprême torture de surprendre les coupables comme +à un plaisir sans pareil, les narines palpitantes, un petit sourire +sauvage aux lèvres, et les yeux brillants de convoitise. + +A onze heures moins le quart, elle fut dehors. Elle suivit à pied la +rue de Prony et traversa le parc Monceau. Un jardinier enlevait aux +arbres rares de l'entrée leur étroite pelisse de paille. Les +feuillages débutants espaçaient leurs masses ajourées, d'un vert +encore tout pâle; et des parfums nouveaux roulaient avec douceur dans +la brise. Cette allégresse des éléments attrista Zozé par contraste. +Elle avait ouvert son ombrelle, car le soleil était déjà chaud; et en +marchant elle exhalait de longs murmures de regret comme si elle n'eût +plus dû revoir jamais ces gracieuses pelouses ni aspirer cet air +embaumé. + +Mais elle se raidit d'un effort contre l'amollissement de la rêverie; +et, hélant un fiacre fermé qui passait: + +--Faites attention! commanda-t-elle au cocher... Nous allons rue +Godot-de-Mauroi... Quand je frapperai à la vitre, vous arrêterez... +Vous ne bougerez plus... Vous resterez sur votre siège et vous +attendrez... Si je frappe deux fois, vous repartirez au pas... Si je +frappe trois fois, au trot... Est-ce compris? + +--Oui, madame! fit paternellement le cocher, un gros moustachu +qu'amusaient ce mystère et ce ton de jeune capitaine. + +--Alors, allez! Bon pourboire!... + +La voiture s'engagea dans la descente de l'avenue de Messine. + +A l'approche de l'attaque, l'ardeur de Zozé faiblissait. Elle avait +l'impression de recevoir dans la poitrine des coups de poing +étouffants, ou bien que son coeur était un petit oiseau chétif qu'une +main brutale étreignait. Et elle tenait ses paupières jointes pour ne +pas compter les maisons qui filaient trop vite. + +Elle rouvrit cependant les yeux à un choc. Le fiacre tournait dans la +rue Godot-de-Mauroi. Zozé eut juste le temps de frapper à la vitre. Le +cocher se rangea à la hauteur du numéro 9. De là, en biais, on +apercevait le 12 _bis_, une vieille maison dont la façade grisâtre se +confondait avec d'autres façades analogues. Au-dessus de la porte +pourtant, deux écriteaux jaunes annonçaient de petits appartements +meublés à louer. + +«C'est bien ici!» songea Zozé avec un soupir de détresse. Puis elle +consulta sa montre qui marquait onze heures cinq. Elle releva les +carreaux afin de se masquer le visage de leur trompeuse transparence. +Et s'arc-boutant dans l'angle gauche, le buste en bataille vis-à-vis +du 12 _bis_, elle commença à regarder. + +Un quart d'heure s'écoula. Dans le silence de la rue à demi déserte, +des marchands des quatre saisons glapissaient en poussant leurs +lourdes charrettes. Parfois le cheval du fiacre s'ébrouait avec un +gros frisson d'ennui qui secouait les brancards, ou bien le cocher, +dans un mouvement, faisait grincer les cuirs et les bois de la +voiture. Mais Zozé ne percevait pas plus nettement ces bruits, qu'elle +ne voyait les boutiques voisines, les piétons qui se penchaient pour +la dévisager, ou le sellier d'en face courbé sur son ouvrage derrière +la vitrine. D'immatérielles oeillères maintenaient ses regards en +arrêt, comme l'avide attention qui figeait tout son corps, vers le +petit quadrillage de pavés où les amants allaient surgir. + +Que se disaient-ils à présent, dans quelles abjectes caresses +pâmaient-ils, à quel étage, à quelle fenêtre? Pour Gérald, à l'aide +des souvenirs, Zozé s'imaginait bien à peu près. Mais la femme lui +échappait. Elle devinait tout de la perfide, sa taille, sa nudité, sa +poitrine et ses bras, tout sauf la tête, sauf le visage. Et il lui +semblait se démener dans un de ces écrasants cauchemars où les traits +d'un des personnages se liquéfient, s'effacent dès qu'on tente de les +distinguer. + +La demie sonna à une horloge des environs. La lenteur des complices +exaspérait Zozé plus encore que leur forfaiture. Elle les appelait +inconsciemment dans une véhémente et muette prière: «Venez donc! +Arrivez!»--comme des amis en retard à un rendez-vous qui pressait. + +Et soudain une idée lui bouleversa le coeur. Si la lettre mentait, si +on l'avait mystifiée! Elle n'en ressentit aucune joie. Elle ne pouvait +l'admettre. Ses soupçons, tant de fois dépistés, refusaient de +rétrograder. On eût dit qu'ils flairaient la proie, qu'ils sentaient +l'hallali prochain. + +Elle consulta de nouveau sa montre. «Midi moins le quart... Tant +pis... A midi, j'entre chez la concierge!...» Puis, comme elle +relevait les yeux, elle eut un tragique recul de la tête. + +Là-bas, devant la voûte du 12 _bis_, une dame en costume de serge +grise faisait signe à un cocher; et, malgré la voilette blanche, +malgré l'épaisse floraison des broderies, Zozé avait reconnu un profil +familier, une mâchoire en forme de rabot, son amie, sa meilleure amie, +Germaine de Marquesse, elle-même! + +Mais déjà la voiture d'en face repartait. Elle rasa au passage le +fiacre de Mme Chambannes. Sous la capote baissée, Germaine se cambrait +dans une pose résolue, les deux mains écartées aux deux bouts de son +ombrelle placée en travers de ses genoux. La misérable! C'était bien +elle! Et elle ne voyait rien, cette Germaine, tant le contentement +l'aveuglait!... Oh! la petite Mouzarkhi n'aurait certes pas cru que le +plaisir de _les_ surprendre fût à ce point douloureux! Elle +défaillait, saisie d'une lâcheté comme une femme qu'on opère, après le +premier contact de l'acier. Qu'allait être la seconde blessure, quand +la première lui laissait un déchirement aussi affreux? + +Elle n'eut pas le loisir de se reprendre. Gérald apparaissait devant +la maison maudite. + +Il était en tenue du matin, cape noire, complet bleu, avec une touffe +d'oeillets couleur chair, que l'autre, sans doute, venait de piquer au +revers de son veston. Et Zozé le considérait, les yeux dilatés +d'horreur et d'amour. + +Il jeta un regard à droite, un regard à gauche. Il semblait hésiter. +Enfin il s'achemina, de son pas dandinant vers la rue des Mathurins, +la canne sous le bras, les épaules voûtées, les mains réunies en +coquille pour allumer sa cigarette. + +Zozé, affolée, avait oublié les signaux convenus. Elle tira la glace +et cria au cocher: + +--Allez! + +Le fiacre démarrait au petit trot. Mme Chambannes frappa +frénétiquement à la vitre, et, la voiture encore en marche, elle +bondit sur le trottoir. + +Au fracas de cet arrêt, Gérald avait fait volte-face. En apercevant la +jeune femme, il blêmit de malaise. Et, se contraignant: + +--Tiens!... C'est vous! dit-il avec un pesant sourire. + +Zozé désignait de la main le fiacre, dont la portière restait ouverte. + +--Monte! commanda-t-elle d'une voix sourde. + +--Que je monte? Oh! quel drôle de ton vous avez!... bredouillait +Gérald, en essayant derechef un sourire. + +--Je te dis de monter! réitéra Zozé, stupéfaite elle-même de son +accent d'audace... Allons, monte!... Je ne crains rien, ni le monde, +ni le scandale... Je veux que tu montes... + +Une bande de petites ouvrières qui se rendaient à leur déjeuner, les +regardaient en se poussant du coude. + +--Soit! fit Gérald gêné... C'est égal! vous avouerez que vous avez une +bizarre manière... + +--Assez! Nous causerons tout à l'heure! + +Et tandis que le jeune comte s'installait dans le fiacre, elle dit au +cocher: + +--Où vous voudrez... Au Bois... du côté du Bois... + +La voiture s'ébranla. Tous deux, en vieux nautonniers de Paris, +experts à la manoeuvre du fiacre, ils tiraient la voilure des stores. +Puis Zozé s'écria: + +--Eh bien? + +Et, à bout d'énergie, elle fondit en larmes. + +--Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... Je t'assure que je +ne comprends pas! murmura hypocritement Gérald qui allongeait son bras +pour l'enlacer. + +Elle se déroba d'un brutal détour du buste: + +--Ne me touche pas... Tu me dégoûtes... Finis-en avec tes mensonges +stupides... J'ai vu Germaine... Comprends-tu, maintenant?... + +Devant le silence de Gérald, sa fureur redoubla: + +--Quelle honte! Quelle ignominie!... Avec une de mes amies, avec celle +que j'aimais le mieux! Bah! vous vous valez l'un l'autre... Vous êtes +des bandits, des canailles!... Vous deviez naturellement vous +entendre... + +Gérald tenta de se rapprocher: + +--Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo... Ne pleure pas... Cela n'a +aucune importance... Oui, c'est vrai, ce n'est pas propre... Mais +c'est plus bête encore que vilain... Tiens, si la galanterie me +permettait de parler avec franchise... + +--Eh bien, quoi? fit Zozé sans le repousser. + +--Non! fit Gérald... Ce serait répugnant... Tu ne le voudrais pas +toi-même... Sache pourtant qu'aujourd'hui c'était la première fois et +qu'à l'instant, en m'en allant... sais-tu ce que je me disais là, à +l'instant, quand tu m'as sauté dessus?... Je me disais que c'était la +première fois et aussi la dernière... + +--Tu me le jures? questionna Zozé avec un regard passionné qui faisait +plus étrange sa figure convulsée de haine. + +--Je te le jure! riposta Gérald. + +Elle l'examinait tendrement, en lui appuyant ses mains aux épaules, +puis le rejetant loin d'elle d'une rageuse bourrade: + +--Je ne te crois pas... Tu mens... Tu as des yeux de femme!... + +Elle recommençait à sangloter; et, dans la demi-lueur de répétition +qui perçait par l'étoffe des stores, auprès de cette maîtresse qui +gémissait comme à une fin de mélodrame, Gérald éprouvait peu à peu une +sorte de lassitude à se justifier plus. + +--Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo! prononçait-il encore, de +temps en temps, machinalement, par contenance. + +Cependant cette scène durait trop. L'agacement le gagnait. Sous +l'amant se révoltait confusément l'orgueilleux gentilhomme. Les +brusqueries de Zozé l'avaient au fond vexé. Lui, Gérald de Meuze se +laisser bousculer par une simple Mme Chambannes! Et si docile, si +charmante amie que fût Zozé, il en venait à regretter presque les +femmes de sa caste. Oui, parmi celles-là, il y avait bien quelques +amoureuses, quelques sentimentales, des crampons avérés et que l'on +connaissait pour telles. Mais on était prévenu, on ne s'y risquait +qu'à bon escient. Et les autres, par contre, quelles agréables +natures, faciles, enjouées, et qui vous comprenaient la vie! Ah! ni la +jeune Chitré, par exemple, ni Mme de Baugy, ni même ce gros chérubin +de Mme Torcieux, n'auraient fait tant de tapage jour une aussi banale +petite crasse! On se serait boudés un peu, on se serait quittés +peut-être. Seulement ni scandales, ni sanglots. Deux ou trois mots +secs, d'abord,--après, un solide _shake-hand_ pour se remettre ou se +séparer, et voilà tout. Car elles savaient ce que c'est qu'un homme, +un flirt, une aventure. Elles étaient du monde, elles!... + +Et subitement, entre deux cahots, la voix de Zozé proféra, sur un ton +de stupeur: + +--Oh! Raldo... Comment as-tu pu?... Comment?... Comment?... + +Comment il avait pu! Elle en avait d'exquises, la pauvre petite! Il +retint un sourire, et, attendri du coup par la candeur de cette +question: + +--Je te dirai cela plus tard... un jour, lorsque je serai absolument +sûr de ne plus te faire du mal... + +--Un jour?... Quel jour? s'écria Zozé avec une mine hautaine... Tu +supposes donc que je te reverrai?... Tu ne sens donc pas que c'est +fini? + +Il l'attirait contre sa poitrine: + +--Alors tu ne m'aimes plus?... + +Zozé haletante ne répliquait pas. Des larmes jaillirent sur ses joues +que crispait un spasme de souffrance. + +--Mais si, tu m'aimes, puisque tu pleures! reprit Gérald en la +câlinant. + +Et, avec assurance: + +--Écoute, ma petite Zozé... Evidemment, de nous revoir maintenant, +tout de suite, demain ou après-demain, cela ne pourrait qu'amener des +scènes, des chagrins, des entrevues pénibles... Tu as besoin de repos, +de réflexion... Il te faut du temps, pour me pardonner... Oh! je ne +suis pas une brute, va... Je devine bien ce que tu ressens... Et voici +ce que je te propose... Je devais partir la semaine prochaine pour le +Poitou, chez ma tante de Cambres... Eh bien, j'avancerai mon départ.. +Je partirai ce soir même... Je resterai à Cambres jusqu'à la fin du +mois, en t'écrivant autant que tu voudras... Et lorsque je reviendrai, +tout sera oublié, je t'en donne ma parole... Dis-moi, cela te +va-t-il?... + +Mme Chambannes laissait sa tête rouler rêveusement au gré des cahots +sur l'épaule de Gérald. Le jeune homme répéta: + +--Réponds, ma petite Zozé... Cela te convient-il? + +--Oui, oui! fit Mme Chambannes d'un air méditatif... Mais, moi aussi, +j'ai une idée... + +--Dis-la, mon pauvre Zozo!... + +--Je m'ennuierais à Paris... Je serais trop triste sans toi... Alors, +je vais aller me refaire aux Frettes, jusqu'à ton retour... En +rentrant, je boucle mes malles, et je décampe par l'express de cinq +heures. + +--Seule? + +--Non, je mobiliserai la tante Panhias! + +--C'est cela, excellente idée... + +Il y eut une pause. Elle éprouvait par tout son être un soulèvement de +béatitude, une sensation de salut qui l'empêchait de parler. Et, se +collant à Gérald, dans une effusion d'aveu plus forte que sa volonté, +elle soupira langoureusement: + +--Oh! mon petit Raldo!... Comme c'est bon de t'avoir gardé!... + +Elle ne rentra chez elle qu'à deux heures. + + + + +XII + + +Mme Chambannes n'était pas partie depuis une heure qu'un fiacre stoppa +devant l'hôtel. + +Les deux MM. Raindal en descendirent. Le maître, pour éviter les +remarques insidieuses de son cadet, avait endossé une vieille +redingote. L'oncle Cyprien, au contraire, portait ses vêtements de +gala, une jaquette qui gardait encore aux basques les plis contractés +dans l'armoire, un pantalon à damier gris, et des gants de peau de +chien rougeâtre. Il était rasé de frais, et sa massue de cornouiller +avait fait place à une mince badine de jonc, avec une pomme dorée et +deux glands de soie brune, héritage de M. Raindal, le père. + +Firmin, le domestique, en ouvrant recula d'étonnement. Il était, du +reste, en complet de drap anglais à carreaux et melon de feutre sur la +tête. + +--Comment, monsieur Raindal! s'écria-t-il en retirant hâtivement son +chapeau. Mais madame n'y est pas... Elle est partie, il y a une heure, +pour les Frettes... Et je dois la rejoindre demain matin... Madame n'a +pas prévenu monsieur?... + +L'oncle Cyprien se mordait la moustache pour étouffer son envie de +rire. + +--Non, madame ne m'a pas prévenu!... répéta M. Raindal d'un ton +saccadé... C'est extraordinaire... Au moins, j'espère qu'il n'y a rien +de grave!... + +--Je ne pense pas, monsieur, fit le domestique. Madame a décidé cela, +tout d'un coup vers deux heures... J'ai couru chez Mme Panhias qui est +venue aider madame à faire les malles... Et elles sont parties avec +Anna, la femme de chambre; je vous dis, il n'y a pas une heure. Si +monsieur désirait écrire un mot, j'apporterais la lettre à madame +demain matin... + +M. Raindal réfléchit. Une telle désinvolture le confondait; puis, il +avait au dedans de lui comme une impression d'angoisse mal définie, de +chagrin bizarre. + +--Non, merci! prononça-t-il enfin... J'écrirai de chez moi... Et où +dites-vous que madame est?... + +--Aux Frettes, au château des Frettes, à Villedouillet, +Seine-et-Oise... Monsieur se rappellera?... + +--Parfaitement, mon garçon... je vous remercie. + +La porte se refermait. Le maître lança un coup d'oeil à son frère, et, +d'une voix qu'il essayait de rendre goguenarde: + +--Eh bien! mon pauvre ami... Pour ta première visite, tu n'as guère de +chance!... + +L'oncle Cyprien s'inclinait, en écartant les bras dans un geste +d'acquiescement, et, se redressant soudain: + +--Dis donc, elle ne m'a pas l'air plus poli que ça, ta Mme +Chambannes!... + +Le maître allait répliquer, quand deux voitures, qui arrivaient en +sens inverse, s'arrêtèrent ensemble devant l'hôtel. L'abbé Touronde +sortit de la première: et de la seconde, le marquis de Meuze. Ces +messieurs, informés par M. Raindal, manifestèrent une grande surprise. +Ni l'un ni l'autre n'avaient été avertis, et le groupe se perdait en +conjectures sur les raisons de cette étrange impolitesse. Le marquis +de Meuze surtout se montrait choqué. Il dut se retenir pour ne pas +pester contre Gérald. Comment! un gaillard qu'il avait vu le matin +encore, qui savait tout sans doute et qui ne lui en soufflait pas un +mot! Cela passait, en vérité, les bornes de la cachotterie! + +--Que voulez-vous! déclara-t-il, nous n'avons plus qu'une chose à +faire, c'est de rentrer chacun chez nous... Vous descendez dans Paris, +monsieur Raindal? + +--Oui, certainement! fit le maître. Mais, pardon, j'oubliais... Il +faut que je vous présente mon frère, que j'amenais justement chez Mme +Chambannes. + +Ces messieurs retirèrent leurs chapeaux. L'oncle Cyprien accentua +exprès son salut à l'abbé Touronde. Et l'on se mit en marche vers le +centre, le maître devant avec l'abbé, M. de Meuze en arrière avec +l'oncle Cyprien. + +Pourtant M. Raindal ne suivait qu'imparfaitement les propos de l'abbé +qui l'avait entrepris sur sa question favorite, l'origine et les +dogmes de la secte des Coptes-Unis. Le brutal départ de Mme Chambannes +lui causait un énervement dont il ne se sentait plus maître. Manque de +courtoisie envers les autres convives, ce trait lui semblait à son +égard un réel manque d'amitié. Puis l'aventure dissimulait un mystère +qu'il eût souhaité pouvoir percer. Que signifiait cette fuite +précipitée, cet oubli de toutes les convenances? Quel drame ou quel +caprice avait ainsi, à l'improviste, chassé de Paris Mme +Chambannes?... Une sorte d'irritation l'oppressait peu à peu, qui, +pardieu, n'était pas de la jalousie--et M. Raindal rien qu'à cette +idée eut un petit ricanement sardonique--mais qui ressemblait à de la +déception, oui, à de la désillusion, à quelque chose enfin comme un +mécompte de coeur. Et il souleva son chapeau pour s'essuyer le front, +où perlaient de légères gouttelettes. + +--Excusez! s'écria l'oncle Cyprien qui venait sans succès de décocher +un brocard contre l'abbé Touronde. Je préfère être franc... C'est plus +fort que moi... Je n'aime pas les curés!... + +Et comme le marquis, resté glacial, abaissait tout à fait sa paupière +grisâtre: + +--Mais par contre, fit-il prestement, je vous avouerai que je n'aime +pas davantage les juifs. + +Là-dessus, ils s'entendirent très vite. M. de Meuze contait +sommairement ses déboires du krach. L'oncle Cyprien riposta par +l'histoire de sa destitution et par un résumé de sa théorie des Deux +Rives. Le marquis approuvait avec des sourires, et ils conclurent +d'accord que c'était, somme toute, une bien déplorable engeance. + +Des seigneurs à ménager, cependant, ajouta le marquis, et qui +demeuraient, quoi qu'on fît, les princes du marché financier... Ah! en +82, au moment de la Timbale, on avait été bien nigaud. On s'était +attaqué à eux sans avoir appris leur tactique, sans soupçonner leurs +munitions, sans se méfier de leurs ruses de guerre; et on s'était fait +battre, rosser à plates coutures. Or, comment lutte-t-on contre des +adversaires plus habiles? En pénétrant leurs plans, en connaissant +toutes leurs batteries, en réglant son tir sur le leur, en rectifiant +la parabole selon les résistances ambiantes que figuraient ici: les +renseignements perfides, les charges en ligne des syndicats, les +manoeuvres de liquidation, les fausses nouvelles ou autres duplicités +stratégiques. Et telle était maintenant la seule façon savante dont +opéraient en Bourse les personnes du monde. + +--Ainsi, moi!--continuait le marquis, cessant ses comparaisons +militaires,--moi je suis actuellement à fond dans les mines d'or... Eh +bien, vous pensez peut-être que je me suis fourré là dedans à +l'aveuglette?... Pas du tout!... Le hasard des relations m'avait mis +en rapport avec quelques-uns de ces messieurs, précisément chez les +Chambannes, et je vous prie de croire que je n'ai pas boudé sur leurs +renseignements... Ah, mais non!... Des renseignements dont, soit dit +en passant, je suis loin de me trouver mal... + +--Tiens! Tiens! vous avez confiance dans ces gens-là? questionna avec +déception M. Raindal cadet... On m'avait pourtant assuré qu'il y en a +beaucoup parmi eux qui ne sont pas la fleur des pois... + +--Et qui vous a dit cela?... + +--Un de mes amis, mon ami Johann Schleifmann, un de leurs +coreligionnaires, et, entre parenthèse, un brave homme, celui-là!... + +--Votre ami force la note, monsieur, fit doucement le marquis... +Évidemment, je ne me fierais pas à tous... Il en est même que je ne +vous nommerai point et dont je me méfie comme de la peste... +Seulement, tenez, par exemple, pour ne vous en citer qu'un, M. Pums, +le sous-directeur de la Banque de Galicie, en voilà un dont je n'ai +qu'à me louer depuis six mois qu'il me conseille... Je ne vous +jurerais pas que, par-ci par-là, je ne bois pas un petit bouillon... +Mais, tout compte fait, mes opérations se soldent par des bénéfices, +d'importants bénéfices... Et remarquez qu'il ne m'en coûte ni un +dérangement, ni une flagornerie... Pums ne rêve que de m'obliger... Ce +n'est pas un de ces vizirs de la haute finance qui vous font payer +leurs avis à soixante humiliations pour cent... Il débute, mon Pums! +On l'a pour une poignée de main... + +Le marquis s'esclaffait de cette ingénieuse tournure. Puis il +poursuivit: + +--Et bien entendu, vous, monsieur, vous ne touchez pas à ces +diableries? + +--Pas de danger! s'écria l'oncle Cyprien... Les vingt malheureux mille +francs que j'ai grattés sou à sou sur mes maigres appointements, je +les ai placés en chemins de fer... Cela me donne dans les trois pour +cent... Une misère, je vous l'accorde, mais une misère sûre et qui, +avec ma retraite, me permet de joindre les deux bouts... Spéculer, +moi?... Non, jamais de la vie!... Et puis, à quoi bon?... Je n'en ai +pas besoin! + +Le marquis était devenu songeur. Il éprouvait un élan de sympathie +démocratique envers ce fougueux petit employé, trop pauvre pour que sa +morgue de gentilhomme eût à en redouter des familiarités blessantes. +Leur distance même les rapprochait; et soudain, d'une voix +sentencieuse: + +--Qui sait si vous n'avez pas tort! fit-il... Il y a en ce moment des +fortunes à faire sur les mines... Et quand je vois des gredins ou des +imbéciles qui s'enrichissent du jour au lendemain et qu'après je +rencontre un honnête homme comme vous qui ne profite pas de l'aubaine, +j'ai des tentations de lui crier: «Mais allez donc, marchez donc!... +Ne laissez pas filer l'occasion!... Une occasion qui ne se produit que +deux ou trois fois par siècle, ça vaut la peine, que diable!...» + +--Vous croyez?... Vous croyez? répétait l'oncle Cyprien, d'un ton +sceptique encore quoique déjà ébranlé. + +--Et au fond, de quoi s'agit-il pour vous?--poursuivit le marquis, +avec cette manie de charité sermonneuse où se complaît parfois envers +autrui le joueur heureux.--Il ne s'agit pas en réalité de faire +fortune!... Tout au plus, comme on dit à la caserne, d'améliorer votre +ordinaire, de gagner les moyens de vous offrir un peu de luxe, un peu +de bien-être... Ah! si j'étais vous... Mais c'en est assez... Je ne +veux pas vous influencer... Le jour où cela vous dira, venez me voir, +monsieur Raindal... J'habite 2, rue de Bourgogne, au coin de la place +du Palais-Bourbon... + +Ils rattrapaient le maître et l'abbé, qui s'étaient arrêtés à l'angle +du pont de la Concorde. On procéda aux saluts d'adieu; puis, les deux +frères restés seuls: + +--Viens-tu dîner chez nous? interrogea M. Raindal. + +L'oncle Cyprien, sans entendre, contemplait rêveusement les striures +de velours pêche que le soleil couchant traçait au loin sur l'horizon +décoloré. + +--Je te demande si tu viens dîner? réitéra M. Raindal. + +--Hein!... Plaît-il? fit en tressaillant l'oncle Cyprien. Si je viens +dîner?... Non, merci... Schleifmann m'attend à la brasserie... Je ne +peux pas le lâcher... + +Et, comme la petite voiture verte de Panthéon-Courcelles gravissait au +pas la chaussée, il serra vivement la main de son frère. + +--A bientôt... A un de ces soirs!... + +Il avait grimpé sur l'impériale, et au tournant du boulevard +Saint-Germain, M. Raindal l'aperçut qui brandissait en signe d'amitié +sa souple badine à pomme d'or. + + * * * * * + +--Hô! bonsoir, mon ami! fit Schleifmann, tandis que l'oncle Cyprien +s'installait à la table voisine de la sienne... Vous avez vu votre +jeune dame? + +--Non, mon cher... Mais j'ai vu un de vos ennemis... + +Il se mettait à narrer l'inexplicable fugue de Mme Chambannes, le +retour avec le marquis, la causerie sur les mines d'or; et, son récit +achevé: + +--Eh bien, questionna-t-il... Qu'en dites-vous, mon cher Schleifmann? + +--De quoi?... + +--De cette histoire de mines, parbleu!... + +Les petits yeux de Schleifmann scintillèrent d'un éclat farouche, et +il passait la main dans sa tignasse crépue. + +--J'en dis que c'est encore une sale affaire où les juifs de Bourse +vont encore gagner beaucoup d'argent pour eux et créer beaucoup de +haine contre ceux de leur race... Voilà ce que j'en dis, de vos +mines!... + +M. Raindal cadet réprimait un geste d'impatience: + +--Sapristi, Schleifmann, tâchez donc de me comprendre... Je ne vous +parle pas des juifs, je vous parle de moi... Oui ou non, estimez-vous +que je doive me risquer? + +Le visage du Galicien avait pris une expression de pitié: + +--Vous, mon cher Raindal?... Vous n'y songez pas!... Vous, un _goy_, +et qui plus est un honnête garçon, vous voudriez vous mêler de +tripoter avec ces gros loups... Mais ils vous dévoreront, mon ami, ils +vous croqueront comme une côtelette!... + +--Bref! fit l'oncle Cyprien piqué, vous êtes opposé à ce projet!... + +Schleifmann eut un haussement d'épaules goguenard: + +--C'est-à-dire qu'il n'existe pas, votre projet, que c'est une folie +pure... Agissez à votre guise... Seulement, diable, je vous en prie, +ne me racontez jamais une syllabe de cette risible démence-là!... + +L'oncle Cyprien se tut, la gorge barrée de mécontentement. Il en +voulait au Galicien autant de son ton dédaigneux que de sa ténacité à +éteindre les chatoyants espoirs de richesse qu'avait fait luire le +marquis. Pour la première fois depuis huit ans, ses convictions +antisémites sévissaient contre Schleifmann; et dans l'entêtement de +son vieux camarade il retrouvait bien moins une marque d'amitié qu'un +trait de cet orgueil juif, dont ses plus chers auteurs citaient de +monstrueux exemples!... L'oncle Cyprien, taciturne, se les remémorait +un à un. L'entretien, dans ces conditions, ne tarda pas à languir; et +les deux amis se quittèrent froidement une heure plus tôt que de +coutume. + +Le lendemain, M. Raindal cadet ne résista pas au désir qui le +taquinait de connaître les cours de la Bourse. Il acheta un journal du +soir et se réfugia dans le Luxembourg pour y lire en tranquillité la +cote. Mais, faute d'habitude, il s'embrouillait parmi les lignes +transversales, les colonnes perpendiculaires, les clôtures du jour et +les clôtures précédentes. Ce ne fut qu'au bout de dix minutes +d'efforts qu'il découvrit l'endroit où se marquait la hausse. Elle +était sur les mines d'or partout considérable et presque universelle, +se chiffrant par des quinze, des vingt, des trente, des cinquante +francs de différence. + +Elle continua aussi rapide le surlendemain et le jour suivant. +L'oncle Cyprien mentalement établissait le calcul des sommes que, sans +ce mulet de Schleifmann, il aurait déjà empochées; et les dîners à la +brasserie se ressentaient chaque soir davantage de ces additions +rancunières. + +Enfin le cinquième jour, M. Raindal cadet n'y tint plus. A midi et +demi, il rentrait s'habiller, et, une demi-heure après, un fiacre le +déposait rue de Bourgogne, devant la porte de M. de Meuze. + +Le marquis, en vareuse beige et la pipe à la bouche, était encore à +table quand on introduisit l'oncle Cyprien. + +--Bonjour, mon cher monsieur Raindal! s'écria-t-il en reculant sa +chaise... Enchanté de vous voir... Je vous reçois sans façons... Vous +allez prendre le café avec moi, hé? + +Et tendant à son hôte une boîte de havanes ventrus: + +--Un cigare? + +--Volontiers! fit l'ex-employé. + +Il y eut un silence. M. Raindal cadet amorçait gravement son cigare, +dont il n'avait pas osé rompre la bague en papier rouge et or. Il se +sentait au surplus ému par le majestueux aspect de la salle à manger. +Les plafonds en étaient surélevés comme dans une galerie de musée, les +fenêtres immenses. Sur tous les murs, de vieilles tapisseries +étendaient leurs peintures mourantes que rehaussaient, par +intervalles, d'antiques appliques en cuivre ciselé. Et M. de Meuze +lui-même, malgré son veston beige et sa grosse pipe d'écume, +participait de cette atmosphère d'élégance grandiose qu'épandaient +dans la pièce les objets d'alentour. + +--Eh bien, monsieur Raindal! fit-il en poussant une bouffée... Quoi de +neuf? + +--Peuh! monsieur le marquis! répliquait l'oncle Cyprien embarrassé... +Pas grand'chose!... + +M. de Meuze le fixa de son perçant petit oeil vert. + +--Je parierais que vous venez me parler affaires... + +L'oncle Cyprien eut une moue qui ne niait point. + +--Ha! ha! s'écria victorieusement le marquis... Qu'est-ce que je vous +disais?... Je sens ça tout de suite, moi... Je n'ai qu'un oeil, mais +qui voit pour deux... + +Il lissait d'une coquette caresse les panaches blancs de ses favoris +et, s'avançant vers la fenêtre, il souleva le rideau. + +--Tenez! avouez que pour un entresol, j'ai une jolie vue... En plein +sur la maison de nos maîtres... + +Par les carreaux à treillages blancs, on apercevait la place du +Palais-Bourbon, et, devant la porte séculaire, un petit lignard qui, +l'arme au pied, rêvait auprès de sa guérite. + +--Ah! c'est là que logent nos princes du chèque! fit l'oncle Cyprien +d'une voix sarcastique. + +--Oui, monsieur Raindal, c'est là, la porte en face!... Une fenêtre +qui vaudra cher au premier jour d'émeute... Mais nous bavardons... je +vous oublie... De quoi est-il question?... Vous venez pour les mines, +n'est-ce pas?... + +L'oncle Cyprien en convint. Sous le sceau du secret,--car il désirait +que personne, pas même son frère, ne fût informé de la tentative,--et +après mûre méditation... + +--Parfait! interrompit le marquis. Je m'en doutais... Donnez-vous la +peine de passer par ici... Nous serons plus à l'aise pour causer... + +Et, une fois dans l'autre pièce--un vaste cabinet meublé à +l'orientale, avec des panoplies de cimeterres et de carabines nacrées: + +--Donc, vous voulez entrer dans la danse?... fit le marquis. Rien de +plus simple... J'écris à M. Pums immédiatement, et sauf contre-avis, +vous irez le voir demain, vers trois heures, à la Banque de Galicie, +72, rue Vivienne... Cela vous va?... + +Il s'attablait à son large bureau et tout en écrivant: + +--Seulement, pas de bêtises! De la prudence!... Le moment est +excellent... Mais il faut prévoir la débâcle, l'inévitable, la +fâcheuse débâcle qui se produit toujours sur les fonds de +spéculation... Oh! nous n'en sommes pas encore là... Pourtant, ayez +l'oeil... Ne vous emballez pas!... Embêtez Pums plutôt dix fois +qu'une, avant de lâcher un ordre... Et à la moindre baisse, vendez au +galop, vendez comme un sourd! Vous m'entendez?... + +L'oncle Cyprien se confondit en promesses et en remerciements. + +Puis dehors, il s'achemina d'un pas alerte vers les Champs-Elysées. +Une radieuse gaieté de printemps frémissait dans le ciel renouvelé. +Les figures des femmes semblaient plus belles; et l'oncle Cyprien, au +passage, leur dardait de galantes oeillades. + +Il s'assit sur une chaise, face aux voitures qui dévalaient parmi la +splendeur de l'avenue. Une joie d'espérance dilatait tout son être. +Quelle douceur c'eût été de s'en ouvrir à quelqu'un! Quel dommage que +ce Schleifmann fût un caractère aussi intraitable! Et de nouveau M. +Raindal cadet se laissa emporter contre lui aux réflexions les plus +amères... + + * * * * * + +Le lendemain, à la banque de Galicie, sitôt sa carte remise, il fut +reçu, sans attente. + +M. Pums, dès les premiers mots, protesta de sa sympathie. Le titre +d'ami de M. de Meuze et de frère de M. Raindal était à ses yeux une +double et trop puissante recommandation pour qu'il ne se sentît pas +tout disposé... + +--A propos, monsieur, s'écria l'oncle Cyprien, je vous serais obligé +de ne pas parler à mon frère de ma visite... Il pourrait peut-être +s'en alarmer, s'imaginer que je suis pris par la passion du jeu et +autres balivernes... Je préfère donc... + +--Inutile d'insister, monsieur, déclara Pums... La discrétion est de +règle en affaires... De plus, il suffit que vous m'en priiez... + +Il expliqua à l'oncle Cyprien le mécanisme de l'agio. Il l'aboucherait +avec un agent de change, M. Talloire, l'agent de la banque, du +marquis, d'une foule d'autres personnes ou établissements +respectables. M. Talloire ouvrirait un compte à M. Raindal cadet et il +ne resterait plus qu'à indiquer les ordres. + +--Ouais! ouais! ripostait l'oncle Cyprien, en clignant les +paupières... Et il faudra que j'aille chez ce M. Talloire moi-même?... +C'est bien désagréable!... + +M. Pums esquissa un cordial sourire: + +--Oh! ce n'est pas indispensable... Nous pouvons, si vous le +souhaitez, nous charger de transmettre vos ordres à M. Talloire par le +moyen que voici... + +Tandis qu'il analysait le procédé, l'ex-employé se livrait à un +colloque intime. Ce petit M. Pums lui plaisait. Impossible vraiment de +rencontrer un homme plus courtois, plus serviable et, quant à cet air +juif que d'abord il lui supposait, force devenait bien à l'oncle +Cyprien de reconnaître que Pums s'en trouvait dénué. Avec ses gros +yeux chocolat, ses joues jaunâtres, sa moustache noire, il avait aussi +bien la tête d'un créole, d'un Andalous, d'un Turc ou d'un Kirghiz +cossu. Et il n'était pas jusqu'à l'imperceptible accent qui ne parût à +l'oncle tout différent de ce qu'il attendait d'un «Prussien» +naturalisé. + +--Je vous remercie! fit-il quand l'autre eut terminé... Maintenant, un +détail!... Combien faut-il que je mette? Cinq mille francs, est-ce +assez?... + +--Mais ce que vous voudrez, monsieur... Vingt mille francs ou dix sous +à votre volonté... Vous concevez bien que je vous traite en ami et non +pas en client... Je ne déplore qu'une chose, c'est que vous ne soyez +pas venu quinze jours plus tôt... Avec cinq mille francs que je vous +aurais placés, c'était, il y a huit jours, à la liquidation du 15, +trois mille francs de bénéfice net qui tombaient dans votre poche... + +--Trois mille francs! répétait mélancoliquement l'oncle Cyprien... +Enfin, il est trop tard!... N'y songeons plus!... Et puisque cinq +mille francs vous semblent suffisants, ayez la bonté de m'acheter +pour cinq mille francs de mines... + +--Desquelles, monsieur? fit Pums avec gravité... Il y en a des +centaines!... + +--Je ne sais pas! murmurait l'oncle Cyprien... Dame, +conseillez-moi!... Faites pour moi comme pour le marquis!... + +Pums désigna une série de valeurs minières que soutenaient en Bourse +la Banque de Galicie et ses affiliés. L'oncle Cyprien, troublé par +cette nomenclature, se décida d'après la joliesse ou l'étrangeté des +noms. Il choisit l'_Etoile rose de l'Afrique du Sud_, la _Fontaine du +Diamant rouge_, la _Source des Escarboucles_, la _Pummigan and Kraft_, +la _Deemerhuis and Haarblinck_, dont Pums, complaisamment, lui +traduisait les titres. + +Puis il se leva en s'excusant d'avoir tellement abusé d'un temps aussi +précieux. Le banquier se récria qu'il était trop heureux, et il +reconduisit son visiteur jusque sur le palier. Il comptait bien +d'ailleurs le revoir dans une huitaine, au moment de la liquidation, +car ils auraient à recauser. + +«Quel charmant homme!» pensa l'oncle Cyprien quand la porte se fut +refermée. + +Il passa les huit jours qui suivirent dans une fièvre de béate +anxiété. La hausse grandissait. Mais il craignait de s'être mépris, +d'exagérer le bénéfice, qui, selon ses calculs, se montait déjà à près +de deux mille francs. Et cela gâtait, chaque soir, son bonheur. + +Il eut donc un sursaut d'émoi, quand, le 29 au matin, comme il partait +pour la brasserie, la concierge lui remit une enveloppe jaune, avec +l'en-tête de la maison Talloire. + +Que contenait-elle, cette grande lettre? Et s'il avait mal calculé? +Si, au lieu des gains attendus, c'était une perte qu'elle annonçait? + +Il revint sur ses pas, et, à l'abri de la porte cochère, il décacheta +l'enveloppe. Elle renfermait une feuille de papier zébrée de colonnes, +de chiffres, de mots abrégés, dont le tremblement de sa main +augmentait encore le chaos. Deux termes de commerce y émergeaient du +reste: à gauche, _Doit_, à droite, _Avoir_. Et au-dessus on lisait: M. +CYPRIEN RAINDAL. _Son compte en liquidation du 30 avril chez M. +Talloire, agent de change, 96, rue de Choiseul._ + +--Hum! Du sang-froid! Est-ce que je gagne ou est-ce que je perds? +murmura l'oncle pendant que son regard voletait à travers la feuille. + +Enfin il remarqua dans un coin du papier un petit amas de chiffres, +avec au total cette mention: _Créditeur_: 2700 francs. + +--Deux mille sept cents francs! proféra-t-il, le coeur cognant contre +ses côtes... Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Il y a +sûrement erreur... Et pourtant je ne me trompe pas: qui reçoit, doit; +qui doit, reçoit... Je suis créditeur... Je gagne!... + +Mais, en dépit de cette certitude, un doute grouillait dans sa +poitrine. Il eût voulu sur-le-champ s'en délivrer, savoir, et la peur +d'importuner l'agent était seule à le retenir de s'élancer rue de +Choiseul. Le conseil du marquis surgit à point dans sa détresse: +«Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une!» La solution s'imposait, +d'autant que Pums lui-même s'y était par avance offert. L'oncle +Cyprien sauta dans un fiacre. + +Tout le long du trajet, afin de raffermir sa foi, il se redisait en +cadence: + +--Qui reçoit doit!... Qui doit reçoit!... + +Cet axiome, néanmoins, ne le rassurait qu'à demi; et il fallut +l'accueil jovial de Pums pour lui rendre la sérénité. + +--Eh bien! criait le banquier à la vue de son protégé... Nous n'avons +pas à nous plaindre, il me semble... Si mes calculs sont justes, vous +gagnez dans les quinze cents francs, monsieur Raindal! + +L'oncle Cyprien, silencieusement, allongea son papier: + +--Voici. + +--Fichtre! s'écria Pums en consultant la feuille... Deux mille sept +cents francs de bénéfice!... Vous marchez bien, pour un commençant!... +Bravo!... Mes compliments... Et il va de soi que vous gardez votre +position?... + +--S'il vous plaît? fit M. Raindal cadet, avec une moue inquiète. + +--J'entends que vous laissez votre bénéfice sur les mêmes valeurs? + +L'oncle Cyprien se recueillit, puis du ton le plus docile: + +--Est-ce que je ne pourrais pas en retirer un peu? + +--Oh! ce que vous voudrez! Cet argent est à vous... Vous en êtes le +seigneur et maître... Ne vous gênez pas.. Dites votre chiffre!... + +--Sept cents francs! fit résolument l'oncle Cyprien... Je retire sept +cents francs, je laisse sept mille... Cela fait un compte rond, +n'est-ce pas? + +Et il ajouta d'une voix moins hardie: + +--Puis-je toucher ici?... + +--Heu! riposta Pums... Ce n'est guère régulier... Enfin, pour vous, +pour un ami!... Là, signez-moi une procuration pour toucher chez +Talloire... Je vais vous donner un bon que vous n'aurez qu'à présenter +à notre caisse... + +L'oncle Cyprien avait signé. + +--Et vous me continuez votre confiance? demanda Pums qui s'était +levé... Vous me chargez toujours de diriger vos ordres?... + +--Comment donc! riposta M. Raindal cadet... Vous riez, monsieur +Pums!... Ma confiance!... Vous devriez dire ma reconnaissance... ma +vive gratitude!... Achetez-moi, je vous prie des mêmes, ou achetez-en +d'autres, si c'est votre avis... Je suis convaincu que vous opérerez +au mieux de mes intérêts... A bientôt, monsieur, et merci encore!... + +Parvenu dans la rue, il bifurqua instinctivement du côté de la Bourse. +Les sept billets de cent francs qu'on lui avait soldés bossuaient sa +poche intérieure d'une dure petite protubérance qu'il palpait à chaque +pas. Des idées de largesses l'exaltaient. Il stoppa un instant pour +contempler le tumulte de la Bourse, cette mêlée vociférante qui tout à +l'heure peut-être allait l'enrichir davantage. Et, pénétrant dans un +bureau de tabac proche, il réclama des cigares à bague. On lui en +apporta de plusieurs espèces. Il les flairait d'une narine experte ou +les faisait craquer à son oreille en les pinçant par le milieu. Il se +détermina pour une boîte à un franc la pièce et y joignit deux paquets +de cigarettes américaines. + +Mais en sortant, auprès du bureau, sur la place, il avisa la vitrine +d'un marchand de pipes. Soutenues par d'invisibles supports, ou +couchées dans de riches étuis, le tuyau brutalement droit ou se +repliant en courbe serpentine, l'écume et la bruyère y mêlaient leurs +tons blancs et bruns. Des ronds d'or ou d'argent cerclaient des +porte-cigares en ambre, et dans leurs écrins de velours, ces objets +avaient tous un air de fins joyaux destinés à des bouches princières. +L'oncle Cyprien les considérait en hochant la tête. Puis soudain ses +prunelles brillèrent d'une lueur de contentement. Hé! s'il achetait +une de ces pipes, une belle grosse pipe en écume, comme celle du +marquis, pour son vieux camarade Schleifmann, que malgré les disputes, +il aimait bien pourtant! Et il entra dans la boutique. + +Le choix fut si long, si minutieux, que l'horloge de la brasserie +Klapproth marquait plus de midi trois quarts, lorsque M. Raindal cadet +arriva. + +--Un petit cadeau pour vous, mon cher Schleifmann! fit-il en +s'asseyant à la gauche du Galicien... Un cadeau que je ruminais depuis +longtemps... Prenez, oui, ouvrez, c'est pour vous!... + +Schleifmann défaisait lentement le paquet. + +--Une pipe! s'écria-t-il en maniant l'étui. + +--Parfaitement, et une pipe de luxe!... Le fruit de mes économies de +six mois sur les cigarettes, mon cher!... + +La pipe représentait une sirène dont la double queue torse s'enroulait +autour du tuyau jusqu'à l'ambre et dont la tête lascive et creuse +servait de fourneau au tabac. Schleifmann ne cacha pas son admiration. + +--Elle est merveilleuse... colossale, colossale! répétait-il d'un mot +germanique qui, pour lui, exprimait le suprême de l'enthousiasme... Je +vais la fumer tout de suite... Garçon, des allumettes!... + +L'oncle Cyprien observait d'un oeil glorieux et attendri les apprêts +de l'inauguration. + +--Exquise! déclara Schleifmann au bout de deux bouffées... Un enfant +la fumerait... Vous êtes bien gentil, mon cher Cyprien!... + +Il avait saisi l'écrin et il en examinait la doublure, un revêtement +de peluche cramoisie avec l'adresse du fabricant frappée en lettres +d'or. Puis, brusquement, tapant du poing sur la table: + +--Raindal! s'écria-t-il... Regardez-moi donc un peu! + +--Présent! fit l'ex-employé qui offrait de biais deux prunelles +fugaces. + +--Vous jouez à la Bourse, mon ami! + +--Moi! fit d'un ton de révolte l'oncle Cyprien. + +--Oui, vous! Cette adresse me révèle tout: place de la Bourse... Vous +jouez sur les mines!... Prenez garde, Raindal!... C'est une aventure +qui peut vous coûter beaucoup plus cher que vous n'imaginez! + +Et il replaçait la pipe près de l'écrin avec un geste de renoncement. + +--Vous m'ennuyez, Schleifmann! bougonna l'oncle Cyprien... Vous me +chagrinez énormément... Comment! je m'éreinte à vous acheter une pipe, +à vous la choisir comme pour moi!... Et voilà tout ce que je récolte: +des paroles de mauvais augure!... Eh bien, oui, là, j'ai joué... J'ai +même gagné... J'ai gagné sept cents francs... Seulement, ni-i-ni c'est +fini. Aujourd'hui, j'ai tout arrêté... Êtes-vous content, vilain +oiseau?... + +--Fini! ricana le Galicien... Je n'en crois pas le premier mot, mon +ami... Commencé, oui... Mais fini, après un pareil bénéfice!... Vous +me tenez comme bêta, Raindal! + +L'oncle Cyprien eut une grimace hautaine: + +--Soit... Ne me croyez pas... Je ne puis pas vous obliger à me +croire... Entendu!... Je joue encore... Je joue à en perdre haleine... +Certainement... Et alors vous me laissez ma pipe pour compte?... On +n'est pas plus gracieux! + +Schleifmann, involontairement, jetait une oeillade de regret vers la +sirène dodue qui semblait dormir sur le flanc. + +--Baste! je ne voudrais pas vous contrarier, mon cher Cyprien... Et, +tout de même, j'ai honte d'accepter votre pipe... Je ne devrais pas... +Ce n'est pas bien!... + +--Pas tant de manières! fit affectueusement M. Raindal cadet... +Reprenez-la vite... Puisque je vous jure que je ne joue plus!... + +--Le Seigneur soit loué, si vous dites vrai! murmura Schleifmann en +rallumant sa pipe. + +La causerie redevint amicale. De temps à autre, Schleifmann, dans une +bouffée, exhalait: «Délicieuse!... Colossale!...» L'oncle Cyprien, le +jugeant conquis, proféra d'une voix négligente: + +--Ah! au fait, pendant que j'y songe... Vous vous doutez qu'à cause de +cette petite affaire, je dois une politesse au marquis de Meuze... +Cela vous déplairait-il de déjeuner au restaurant avec lui?... + +--Entre nous, je n'y tiens pas! grommela le Galicien après une pause. + +--Pourquoi?... Oh! je devine... Les opinions du marquis!... S'il n'y a +que ça pour vous déplaire!... D'abord, soyez tranquille... Je l'ai +déjà prévenu que vous étiez un bon juif... + +--N'employez donc pas cette expression, mon ami! fit Schleifmann d'un +ton énervé... Ne vous ai-je pas appris qu'il n'y a pas de mauvais +juifs?... A peine pourrait-on dire qu'il y a des juifs dégénérés... + +--Et puis, poursuivait l'oncle Cyprien, de ce côté-là, il m'a paru +joliment calmé, le marquis!... Si vous saviez tout le bien qu'il m'a +conté de certains de vos coreligionnaires!... + +--De deux choses l'une, fit sèchement Schleifmann, ou il se moquait de +vous, ou c'est un mauvais catholique... + +--Lui! Il adore les curés!... + +--Il peut adorer les curés, riposta du même ton le Galicien... Mais, +en bon catholique, il ne peut pas aimer les juifs... Religion +catholique signifie religion universelle... Tant qu'il demeurera un +hérétique sur la terre, la croisade reste ouverte... Tirez-vous de là +si vous pouvez!... Et n'est-ce pas naturel?... Les religions ne +vivent que par le fanatisme et ne périssent que par la tolérance. + +--Ainsi, vous approuvez la Saint-Barthélemy, l'Inquisition, les +Dragonnades? s'écriait l'oncle Cyprien froissé dans son arrière-fond +bourgeois par la rudesse de ces aphorismes. + +--Comme la Terreur! fit Schleifmann. Ou plutôt je ne les approuve +pas... Je me les explique. Ce sont mesures politiques utiles à leur +parti... On ne plante pas les croyances à sec, avec des +raisonnements... Elles ne germent que dans le sang et ne fleurissent +que sous la crainte... + +--Et par conséquent, si la Révolution revenait, au besoin, vous me +feriez tout bonnement couper la tête?... + +--Est-ce qu'on sait!... répliqua Schleifmann avec un demi-sourire +railleur... Si vous étiez devenu par trop riche!... + +M. Raindal cadet, quoique peu égayé par cette plaisanterie, affecta de +s'en amuser: + +--Bien, bien, Schleifmann, en attendant de me couper ma tête, vous +vous la payez, mon vieux... Je vous dis et je vous répète que le +marquis n'est plus intolérant pour un sou!... Une fois, deux fois, +trois fois, vous ne voulez pas déjeuner avec lui? + +--Oui, je veux bien, riposta narquoisement le Galicien... Mais plus +tard, dans un an... Soyons précis. Je vais vous fixer le jour: le +lendemain du krach des mines... Ah! oui, ce jour-là, je serai bien +aise de causer des juifs et de la tolérance avec votre ami le +marquis!... + +L'oncle Cyprien haussa les épaules: + +--Il n'y a pas moyen d'être une minute sérieux avec vous... Bah! tant +pis!... Vous refusez: on se passera de vous!... + +Schleifmann, sans répliquer, s'occupait à rebourrer le crâne de sa +sirène. + +--Et votre frère? demanda-t-il subitement... Qu'est-ce qu'il pense de +tout cela, votre frère?... + +--Mon frère? Ne m'en parlez pas! Il est peut-être encore plus rasant +que vous, mon cher... J'ignore ce qu'il a depuis quinze jours... Mais +on me dirait que c'est le départ de sa Mme Rhâm-Bâhan qui le tracasse, +que je n'en serais pas plus surpris que cela... Une humeur!... Une +tête!... Inabordable, enfin... + +Puis, confidentiellement: + +--Et pas un mot, n'est-ce pas, de cette affaire de mines, si vous le +rencontrez!... Ce serait des discours, des remontrances à n'en plus +finir! + +Schleifmann s'engageait au secret. L'oncle Cyprien dressa la main, +dans une pantomime de dégoût: + +--Mon frère! Ah! la! la! un crin, un véritable crin, en ce moment! + + + + +XIII + + +Par exception, cette fois, l'oncle Cyprien n'avait pas amplifié. +Depuis le jour de leur déconvenue, rue de Prony, M. Raindal, en +apercevant son frère, ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise +hostile; et, soit que la vue de l'oncle Cyprien évoquât un fâcheux +souvenir, soit que le maître appréhendât ses questions, il lui +marquait à chaque visite une froideur plus acrimonieuse. + +Puis le départ de Mme Chambannes avait porté à M. Raindal un coup dont +son vieux coeur pantelait encore. Une semaine après, il recevait bien +de Zozé quelques lignes où elle s'excusait de cette fuite +discourtoise: elle avait eu «de petits ennuis qu'elle lui expliquerait +sans doute de vive voix». Mais le vague même de cet ajournement +impatientait autant le maître que si la jeune femme se fût abstenue de +tout détail concernant sa fugue. De petits ennuis! Sûrement ils ne +provenaient pas de Chambannes, toujours absent, loin de Paris. De qui +alors et de quelle sorte? Des ennuis d'argent? Hypothèse peu +vraisemblable. Des ennuis de famille? Non plus, puisque la seule +parente de Mme Chambannes l'avait accompagnée aux Frettes. Des ennuis +d'amour? M. Raindal repoussait avec véhémence cette dernière solution +qui, au fond, excitait plus sa colère que son incrédulité. Et quand +l'idée s'en dessinait à l'horizon de ses rêveries, il s'acharnait à +l'effacer, à la détruire comme un cauchemar absurde. + +Des chagrins d'amour, Mme Chambannes! L'amitié du maître se révoltait +à cette sotte calomnie. Coquette, frivole, enfant, si l'on voulait; +mais amoureuse, sa petite élève, fi donc! Ce n'était pas à lui qu'il +fallait conter de semblables inventions, à lui qui la connaissait, qui +l'étudiait, qui la jugeait depuis bientôt plus de quatre mois. +L'unique jeune homme en situation de la courtiser, ce grand Gérald de +Meuze, ne semblait guère, avec ses façons lasses et ses traits +fatigués, le héros propre à captiver une nature aussi vivace, aussi +primesautière. A peine un robuste officier, un jeune poète ardent, un +musicien illustre, auraient-ils eu quelque faible chance, sinon de la +séduire, du moins de la troubler. Et M. Raindal, non sans un secret +soulagement, constatait auprès de Mme Chambannes l'absence de tels +favorisés. + +Pourtant, au faîte de ses inductions, un vertige de tristesse le +faisait retomber soudain. Il se remémorait l'arrivée rue de Prony, la +maison vide et l'outrage qu'il avait subi. Comme elle l'aimait peu, +pour l'avoir ainsi oublié! Comme, dans ses affections, dans ses +pensées, il devait figurer à un rang infime et précaire! Comme il +s'était exagéré l'influence et l'attraction qu'il exerçait sur elle! + +Par dignité il avait résolu de ne pas répondre à sa lettre, et chaque +jour qui passait sans nouvelles ébranlait davantage ce fier voeu. Où +était-elle? A quoi occupait-elle ses journées, ses soirées? Pourquoi +ne l'appelait-elle pas là-bas? + +Parfois, dans une brusque envolée d'orgueil, il se soulevait hors de +ces soucis. Il jurait de ne plus condescendre à des enquêtes si +mesquines, si ravalantes pour un esprit supérieur. Il atteignait aux +abruptes régions où souffle la pure brise d'éternité. Mais il ne +planait pas longtemps seul dans ces hauteurs pacifiées. Au bout d'un +instant l'image légère de Zozé avait monté l'y rejoindre. Il soupirait +en la revoyant. Un accès de lucidité lui dévoilait la forte attache +qui le liait à sa petite élève. Il haussait les épaules, revisait ses +griefs contre Mme Chambannes, essayait de la dédaigner. Vain effort. +Il aurait voulu éprouver du mépris, de la rancune. Elle ne lui +inspirait que du regret. + +Au milieu de cette inquiétude, il ne trouvait de répit que dans le +travail, dans le livre nouveau qu'il préparait. + +--Un livre, déclarait-il à Thérèse qui pourrait bien avoir le succès +du précédent... Je ne t'en dis pas plus maintenant... J'attends que ça +ait mûri... Tu verras... ce n'est pas mal... + +Et il se remettait à marcher dans son cabinet, les mains derrière le +dos, la tête basse, comme pointant contre le troupeau fugitif des +idées. + +Le livre avait pour titre provisoire: _les Oisifs dans l'Egypte +ancienne_, et serait moins un ouvrage d'érudition qu'une étude morale, +appuyée de documents historiques. + +M. Raindal se proposait d'y démontrer, par des exemples, que le grand +moteur social est la recherche des plaisirs et particulièrement des +plaisirs dits galants: vers la femme et à sa conquête s'achemine toute +l'oeuvre du labeur humain--les raffinements surtout et les arts lui +sont redevables souvent de leur naissance et toujours de leur +prospérité--c'est pour elle que se sertissent les gemmes, que se +brodent les soies, que résonnent les mélodies... A méditer ces +développements, M. Raindal plus d'une fois avait gagné la fièvre ou la +migraine. Les faits, à son appel, bondissaient hors de leurs cellules, +accouraient se ranger en bataille comme de dociles petits soldats. Et +il y avait notamment un chapitre,--le chapitre VI,--sur l'_Amour et la +Galanterie dans l'Egypte ancienne_ d'après les légendes religieuses, +les objets de toilette et les contes populaires, dont le maître +possédait déjà la ligne et presque tous les paragraphes. + +A de certains jours, cependant, il avait des scrupules sur le mérite +de sa conception. Ne l'accuserait-on pas de poursuivre l'entreprise de +scandale inaugurée par son dernier livre? Ne lui reprocherait-on pas +de s'attarder exprès aux épisodes licencieux? Etait-il même doué de la +compétence nécessaire pour approfondir les prestigieux problèmes du +sentiment? + +M. Raindal rejetait en bloc les deux premières questions, au nom de ce +dédain que doit une âme élevée aux insinuations de l'envie. + +La troisième lui paraissait plus délicate, plus sujette à des +controverses. Il se plaisait à en causer au salon, avec Boerzell qui, +pas un dimanche, n'avait manqué de rendre, rue Notre-Dame-des-Champs, +la visite permise. + +--Sincèrement, monsieur Boerzell, interrogeait-il, pensez-vous qu'il +faille avoir été un libertin pour bien apprécier les finesses du +sentiment?... Croyez-vous, en un mot, que pour parler convenablement +de l'amour, il soit obligatoire d'en être un spécialiste, un +professionnel, un pratiquant?... + +--Heu! maître! répliquait avec réserve Boerzell... La question est +complexe... J'avoue que je n'y ai point encore réfléchi... + +--Et ne croyez-vous pas, continuait M. Raindal, qu'il existe une +multitude de sentiments que l'on apprécie d'autant mieux qu'on ne les +a pas éprouvés soi-même?... + +--Incontestablement! ripostait Boerzell. + +--Remarquez qu'en ce cas, on garde une fraîcheur d'impressions, une +netteté de vues qui sont du plus haut prix pour l'analyse +scientifique... On n'est dès lors aveuglé ni par la vanité, ni par +l'intervention des souvenirs personnels... L'esprit conserve intacts +son impartialité, sa pénétration, le calme indispensable aux +observations régulières... + +--Assurément, maître!... répondait Boerzell. Toutefois ne +craignez-vous pas que de cette procédure il ne résulte dans les écrits +quelque peu de froideur? + +--Du tout, cher monsieur! protestait M. Raindal. L'essentiel est +d'aimer l'idée du sujet qu'on traite, d'aimer l'amour si c'est d'amour +qu'on parle... La chaleur de la sympathie réchauffe tout... Les +oeuvres sont comme nos enfants. Il n'y a de froides, de mal venues que +celles qu'en les faisant nous n'avons pas aimées... + +Et il regagnait lentement le cabinet de travail, tandis que Boerzell +souriait à Thérèse. Car, dans leurs fréquentes causeries, le jeune +savant avait obtenu des semblants de confidences qui ne lui laissaient +guère de doutes sur les écarts mondains du maître. + +Le quatrième dimanche, M. Raindal ne parut pas au salon. Il était +sorti censément pour faire visite au directeur du Collège, mais en +réalité pour aller s'assurer si sa petite élève n'avait point, sans le +prévenir, réintégré peut-être l'hôtel. La vue des volets clos lui ôta +ses espoirs. Il sonna pourtant, recarillonna. Personne ne répondit. Et +l'on avait atteint aux premiers jours de mai! Elle était partie depuis +quatre semaines! Quand reviendrait-elle donc? + +Il s'en alla à pied par les rues à demi solitaires. Tout y était pour +lui ressouvenir pénible. Que de fois il avait accompli ce trajet, +l'âme et les yeux encore lénifiés par la gentillesse de Mme +Chambannes! Quel changement à présent! Quel abandon! Et, le long de la +route, comme pour se détourner de ces pensées chagrines, ou y opposer +des lèvres un démenti physique, il souriait aux petites filles, aux +petits garçons endimanchés que traînaient leurs parents d'une main +indolente. + +Boerzell, quand le maître rentra, n'avait pas pris congé. Il était +dans le salon à babiller avec Thérèse. Mme Raindal, auprès d'eux, +lisait un ouvrage de piété. Le maître s'évertua à montrer une humeur +joyeuse. La récente mésaventure d'un de ses collègues, que des +faussaires avaient abusé, lui servit de prétexte à plaisanter les +érudits. Que vaut au fond la science brute, si l'esprit ne l'anime +point? Que serait, entre autres, son prochain ouvrage, à lui M. +Raindal, s'il ne s'étayait pas de considérations générales et +humaines? Boerzell l'approuvait complètement; et, d'une ingénieuse +digression, il ramena peu à peu la causerie sur le rôle social de +l'amour. Le maître mordit à l'appât avec fougue. Ses nerfs se +détendaient voluptueusement dans cet agréable assaut de dialectique +contre un adversaire si subtil. La nuit tomba qu'il n'avait pas cessé +de discourir. + +--Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, M. Boerzell? fit-il, comme +Brigitte allumait les lampes. + +Et il ne le lâcha qu'à onze heures, étourdi par la lutte, et +balbutiant de lassitude. Mais, sitôt seul devant sa fille, la +mélancolie l'avait ressaisi. Il se sauva vers son lit, sans presque +souhaiter le bonsoir, comme vers une distraction, vers un refuge +d'oubli. + +Le lendemain matin il se leva tard, à huit heures et demie. Le +courrier ne lui avait rien apporté de Mme Chambannes; et, la tête dans +l'eau, il s'ébrouait maussadement lorsque Brigitte entra. + +--Une dépêche pour monsieur... + +--Mon pince-nez!... Donnez-moi mon pince-nez, vous dis-je! + +Il éprouva une commotion, en déchiffrant sur le papier bleu, +l'écriture de Mme Chambannes. Il ouvrait le télégramme et lut: + + Dimanche soir. + + «Mon cher maître, + + «Me voici enfin de retour. J'ai hâte de vous revoir. Si nous + profitions de ce que les fournisseurs et les amis me laissent + encore la paix pour faire demain matin notre fameuse visite au + Louvre? Alors, sauf contre-ordre, à demain matin, neuf heures et + demie, rendez-vous place du Carrousel, devant le pavillon de + Sully. Comme ce sera charmant de nous revoir! + + «Votre petite élève, + + «Z. CHAMBANNES.» + +D'instinct, M. Raindal avait consulté la pendule qui marquait neuf +heures, et se précipitant vers la porte: + +--Brigitte! clama-t-il dans le couloir... Brigitte! Ma redingote... la +neuve... Mes bottines vernies... Mon chapeau... Vite, ma fille... + +--Qu'y a-t-il, père? fit Thérèse qui survenait à ce tapage. + +M. Raindal déplora d'avoir crié si fort. Il se trouvait acculé à dire +la vérité. + +--Peuh! c'est Mme Chambannes! répliqua-t-il en se grattant le dessous +de la barbe... Elle me donne rendez-vous à neuf heures et demie pour +la mener au Louvre... Je n'ai pas à flâner, tu vois... + +Et, sur un sourire de la jeune fille: + +--Pourquoi ris-tu? + +--Je ne ris pas! riposta Thérèse qui avait recouvré son sérieux. + +M. Raindal s'énervait: + +--Si, tu ris! Il n'y a pas à nier... Va, parle... Pourquoi riais-tu? + +--Tu veux absolument le savoir, père?... Eh bien! c'est parce +qu'aujourd'hui, lundi, le musée est fermé... + +--Je n'y songeais plus... C'est ma foi vrai!... Je ne puis cependant +pas la laisser poser... + +Et brusquement, devinant qu'on le soupçonnait de mensonge: + +--Du reste, regarde! fit-il en tendant le télégramme... Le jour et +l'heure y sont... Demain matin, neuf heures et demie. + +Thérèse, hautainement, écartait le papier: + +--Oh! inutile, père!... + +--Si! si! j'exige que tu regardes... + +Elle jeta sur la feuille un coup d'oeil sommaire, et, la rendant à M. +Raindal: + +--Tu as raison!... Dépêche-toi!... + +--Bon! bon!... Je te remercie toujours! fit-il d'un ton bourru. + +Il ne reprit ses sens qu'en parvenant au Pavillon de Sully. La demie +sonnait à la grande horloge qui surplombe les pilastres rosés de la +porte. M. Raindal poussa un murmure rassuré. Déjà, d'être arrivé à +temps, il en oubliait sa colère contre Thérèse. + +Devant lui la vaste place s'étendait ombreuse et déserte dans le noble +encadrement de ses palais illustres. Au loin la trouée des Tuileries +semblait une région de lumière sans bornes, dont la réfraction blanche +pâlissait jusqu'au ciel. Des rafales tièdes s'en échappaient qui +courbèrent un instant les verdures des deux jardinets proches. Le +maître respira fortement. Au printemps, il aimait cet arome lacté et +savoureux que charrie l'air des matinées. Puis son âme s'harmonisait +peu à peu avec la quiétude auguste du décor. + +Il se mit à marcher devant le péristyle, la tête baissée vers ses +gants de Suède clair qu'il achevait de boutonner. Quand, au bruit +d'une voiture, il relevait les yeux, à l'une des hautes fenêtres du +pavillon Colbert, il distinguait deux scribes du ministère des +finances qui l'épiaient en souriant. Cette surveillance ne +l'offusquait point. Il se figurait l'ébahissement admiratif des jeunes +gens lorsque Mme Chambannes paraîtrait. Eh! oui, c'était une dame +qu'il attendait! Et quelle dame! De leur vie, probablement, ces +messieurs n'en avaient jamais aperçu de si élégante ni de si spéciale! + +Mais par l'avenue de gauche, un fiacre découvert s'acheminait dans la +direction du Pavillon de Sully. Le maître s'élança juste pour aider +Mme Chambannes à descendre. Elle était en costume bleu sombre avec une +blouse dont la soie changeante miroitait dans l'entre-bâillement de sa +courte jaquette, et elle appuya à la main de M. Raindal sa main gantée +de blanc, en exhalant un petit rire candide de bonjour ou de merci. + +--Eh bien! cher maître, dit-elle, quand elle eut payé le cocher, vous +ne m'en voulez pas trop? Vous n'êtes pas trop fâché contre votre +méchante élève?... + +M. Raindal cligna des paupières sous le tendre regard dont elle le +pénétrait. Il avait perdu l'habitude. + +--Mais non! chère madame! bredouillait-il... Je suis, avant tout, +charmé de vous revoir... M. Chambannes se porte bien?... + +--A merveille... Revenu d'hier... A propos, il m'a prié de vous +inviter à l'Opéra ce soir... On donne _Samson et Dalila_ et _la +Korrigane_. Nous avons une seconde loge... Vous viendrez, n'est-ce +pas?... + +--Peuh! madame... + +--Si, si, vous viendrez... Je le veux!... + +Elle inspectait les alentours d'un coup d'oeil scrutateur; et, avisant +le cartouche à lettres dorées qui surmontait le péristyle: + +--C'est là, n'est-ce pas? + +--Hélas! impossible aujourd'hui, chère madame!... + +Aux explications du maître, Zozé eut une moue bougonne: + +--Pour une fois que je suis libre, comme c'est contrariant!... Alors +où irons-nous?... + +--Je ne sais pas, madame!... Où vous voudrez! + +Il considérait distraitement les petits squares circulaires dont les +feuilles bruissaient sous un courant de brise. L'intérieur ne s'en +voyait pas; et, dans l'emmêlement de leurs branchages serrés contre la +grille, l'accès même en paraissait clos. On eût dit deux galantes +charmilles de théâtre, posées là, par mégarde, ou provisoirement. Le +maître songea: «Mais ce serait parfait!» et tout haut, désignant d'un +geste le jardinet le plus voisin: + +--Si nous entrions ici pour causer un instant, avant de nous séparer? + +--C'est une idée!... fit Mme Chambannes... Ils sont délicieux, ces +amours de squares... + +Le jardin se composait, au dedans, d'une minuscule pelouse +qu'entouraient quatre bancs verts, ouvragés à l'antique. Ils +s'assirent sur l'un d'eux, en face du pavillon Denon. Au fronton +s'alignaient, à intervalles égaux, une rangée de statues, isolées et +pareilles sous leur égalitaire costume de marbre. Seuls ces regards +sans vie plongeaient dans le petit square. + +--Il n'y a pas foule! remarqua Mme Chambannes. + +Puis, visant de son ombrelle les statues du fronton: + +--Dire que vous serez un jour comme cela, cher maître! + +--Rien n'est moins certain, madame, fit modestement M. Raindal. + +--Et moi, où serai-je à cette époque? poursuivit Zozé d'une voix +grave. + +--Oh! les vilaines pensées!... Est-ce votre séjour aux Frettes qui +vous a rendue si morose? + +Non, à parler franchement, Zozé s'y était au fond divertie. Les +promenades, la nature, la solitude l'avaient ragaillardie, remise de +Paris! Car quelle est la femme, en vérité, qu'à un moment donné, +Paris ne dégoûte pas? Quelle est la femme qui ne finit pas par en être +excédée, des visites, des potins, des théâtres, des couturières, de +tout le surmenage mondain?... La campagne avec un ou deux bons amis, +comme M. Raindal, par exemple, le repos, une cure de grand air, tel +semblait présentement à Mme Chambannes «l'idéal», «le rêve». Et si +elle était revenue... + +--Mais pardon, interrompit le maître... Pourquoi êtes-vous partie?... +Je suis peut-être indiscret en vous rappelant votre promesse... + +--Non, pas du tout... + +Elle fouillait âprement le sol du bout de son ombrelle, les deux +coudes aux genoux, en une pose de méditation. + +--Je suis partie parce que j'ai eu des ennuis... Une amie en qui +j'avais confiance et qui m'a indignement trompée... + +--Ah!... Je vous plains bien! fit-il. + +Elle levait les yeux au ciel dans une extase mélancolique. Des +langueurs humides glissèrent entre ses cils. La tristesse la +transfigurait. Avec son petit col-carcan, si moderne, si masculin, ses +traits prenaient dans l'affliction un reflet de sainteté perverse. + +--Ainsi vous avez eu beaucoup de peine? fit derechef M. Raindal qui ne +la quittait pas du regard. + +--Oh! oui, beaucoup!... + +--Ma pauvre amie! murmura le maître dont la voix s'altérait... Vous me +permettez de vous appeler de ce nom? + +Mme Chambannes hochait la tête. + +--Je ne vous en demanderai pas plus au sujet de votre départ! +continua-t-il... Sans le vouloir, je vous ai fait mal... Et je serais +inexcusable d'insister... Mais à l'avenir, si jamais vous êtes +malheureuse, je vous en prie, traitez-moi en ami, confiez-vous à +moi... Sans me donner de détails, dites-moi que vous souffrez, et je +m'emploierai de tout mon coeur à vous soulager, à vous distraire... +J'ai pour vous tant d'affection!... + +--Merci! fit-elle un peu surprise du ton pressant dont il parlait... +Je vous remercie... Comme vous êtes bon, cher maître! + +Elle s'était à demi retournée vers lui et le fixait, en souriant, d'un +de ses plus fervents regards. Des profondeurs béantes s'ouvraient dans +ses prunelles. Tout son visage frémissait de malice coquette. M. +Raindal crut sentir une flamme qui lui perçait les tempes. Le délire +l'emportait. Il saisit avec une craintive brusquerie la main de Mme +Chambannes; et, dans un frénétique baiser, ses lèvres y écrasèrent +l'aveu d'amour qu'elles n'avaient osé prononcer. + +--Oh! prenez garde! fit Mme Chambannes en se reculant. + +--A quoi donc? riposta gauchement le maître. + +Une sueur d'angoisse lui humectait le front. Il essaya de ricaner par +contenance. Il s'arrêta, perplexe. La physionomie de la jeune femme le +déconcertait. Elle avait une expression sévère, mais sans rigueur, où, +plutôt que la rancune, dominait l'alarme décente. Ses yeux demeuraient +sombres malgré le palpitement narquois qui plissait l'angle de leurs +paupières. Qu'allait-elle faire? S'indigner, pardonner ou sourire? + +Elle se leva, et, d'une voix paisible où tremblait à peine un écho +d'ironie: + +--Cher maître, au revoir. Il faut que je rentre... Me conduisez-vous +jusqu'à un fiacre?... + +M. Raindal lui serrait la main d'une imperceptible pression. + +--Volontiers, chère madame! fit-il tandis que ses regards s'évadaient +vers les statues de la colonnade. + +Elle passa la première par l'étroite porte de la grille. M. Raindal la +suivait en tirant machinalement sur le poignet de ses gants de Suède. + +Lorsqu'elle fut en voiture, et que les roues déjà s'ébranlaient, il +recouvra l'audace de la contempler. Elle avait de nouveau sa figure +coutumière, ses yeux tendres et hardis. + +--A ce soir, au fait! cria-t-elle... N'oubliez pas, cher maître, loge +40... + +Le guichet du Carrousel franchi, elle ne put garder son sérieux. Elle +souriait d'un sourire si franc, si intense, qu'un gavroche à pied la +singea, s'écriant: + +--Bon Dieu, que c'est drôle!... + +Certes oui, c'était drôle. Le père Raindal amoureux! Qui s'en fût +douté? Et ce baiser qu'il lui avait appliqué, ce baiser en coup de +massue, tellement brutal et timide à la fois! Le pauvre homme!... Quel +dommage qu'on fût brouillé avec l'ignoble Germaine! Comme on se serait +amusées ensemble de cette petite histoire! + +Au souvenir de l'amie perfide, Mme Chambannes s'était rembrunie. Elle +ne retrouva sa bonne humeur qu'après déjeuner, quand elle eut narré +l'entrevue à sa tante Panhias. + +--Fais attention, mon enfant! recommanda la grosse dame... A cet +âge-là, c'est quelquefois très dangereux!... + +--Pour qui? interrogea Zozé. + +--Pas pour toi, naturellement! + +Mme Chambannes fit tournoyer dans l'air une bouffée de sa cigarette: + +--N'aie pas peur... Je serai prudente... Et qui sait? je me suis +peut-être trompée!... + +--Peut-être! répéta d'un ton sceptique la tante Panhias. + +Zozé ne répliqua pas. Elle revoyait le jardin du Louvre, les mines +ardentes et timorées de M. Raindal. Oh! si Gérald avait été là, caché +derrière, dans un massif! Cette idée de quasi représailles la +ravissait. Elle fuma encore deux cigarettes à s'en imaginer +successivement les scènes burlesques ou pathétiques. + + * * * * * + +Le soir, à l'Opéra, c'était une de ces salles de printemps où renaît +dans un resplendissement de lumière, de pierreries et de chairs +offertes, tout cet éclat public de luxes et de beautés, de richesse et +d'aristocratie qui a semblé s'éteindre, se dissiper avec les derniers +poudroiements du jour. + +Dès que Zozé parut, plusieurs jumelles des clubs et des premières +loges se braquèrent de son côté. + +Car elle avait avancé en grade, la petite Mouzarkhi! A présent, on +lui tenait compte de ses deux années de liaison. Cela lui créait, +sinon un lien de parenté avec cette élite mondaine d'alentour, du +moins comme un fait de guerre à son actif, une campagne heureuse qui +diminuait les distances. Elle n'était plus la petite exotique inconnue +dont on s'enquérait sur un ton de semi-mépris. Elle était presque une +des leurs: la petite Chambannes, celle qui durant deux ans avait +capté, «chambré» le jeune Meuze; et, sous le masque des lorgnettes, +les lèvres esquissaient vers elle des sourires de bon vouloir. + +Puis la présence du vieux monsieur assis auprès de Zozé, au premier +rang de la loge, intriguait les curiosités. On dut attendre +l'entr'acte pour être renseigné. + +Cependant, au fond du théâtre, apparaissait la théorie des jeunes +Philistines. Dalila marchait à leur tête, sa noire chevelure +surchargée de fleurs et de joyaux versicolores. Elles chantaient, la +voix pâmante, une sensuelle mélopée: + + Beau-té, don du ciel, prin-temps de nos jours, + Doux char-me des yeux, es-poir des amours, + Pé-nè-tre les coeurs, ver-se dans les â-mes, + Tes dou-ces flam-mes! + Aimons, mes soeurs, ai-aimons tou-jours! + +M. Raindal se raidit contre un piquant frisson qui lui courait des +reins à l'occiput. Instinctivement, il considéra la salle. Le silence +s'y faisait plus grave et plus vibrant. Une marée de volupté montait +de l'orchestre aux loges avec les langueurs de la musique. Les +prunelles de quelques femmes étincelaient de lueurs sauvages. Des +seins haletaient. Les lourds obusiers des jumelles tiraient à pleins +regards. Tous et toutes presque, après cette longue journée +d'hypocrisie, s'avouaient enfin amants sous l'entraînant cynisme de la +mélopée. + +Le maître s'absorba dans des comparaisons. Il se rappelait d'autres +soirées passées à l'Opéra, avec Thérèse et Mme Raindal, dans des loges +données par le ministère, en été, ou à l'occasion des séances des +Sociétés savantes. Quelle transformation--pour ne pas dire quel +progrès--s'était depuis opérée dans son esprit! Que de phénomènes +sociaux lui restaient à cette époque inaccessibles, indifférents et +comme nuls! Il s'expliquait par là ses bâillements de jadis, l'ennui +et l'espèce de gêne qu'il ressentait à ces spectacles. Tant de notions +lui manquaient pour en goûter les agréments! Au lieu qu'aujourd'hui... + +Il reporta ses regards vers la salle. Toutes les places en étaient +garnies. Le ballet des prêtresses de Dagon allait commencer et une +gaieté libertine relâchait maintenant les visages, d'accord avec la +grâce enjouée des danseuses. + +M. Raindal, à part lui, nota ce changement. Combien de nuances dans la +dépravation aristocratique de l'assemblée! Combien de degrés ténus +entre la gravité de l'instant d'auparavant et la jovialité d'après! + +Puis, tout en battant la mesure du preste rythme oriental qui réglait +les passes des ballerines, il examinait de temps à autre Mme +Chambannes, sa chère amie, comme il n'osait pas encore ouvertement +l'appeler. + +L'effleurement d'un sourire indécis ondulait à travers sa fine petite +figure qu'immobilisait la rêverie. Parfois elle saisissait sa jumelle, +visait une loge, un rang de fauteuils, et, l'inspection achevée, elle +décochait à M. Raindal comme un regard de compensation. Lorsque le +rideau s'abaissa, elle se réfugia avec le maître dans le salon exigu +qui formait, en arrière, une sorte de boudoir rutilant. Chambannes se +tenait debout devant eux. Il ne prêta que peu d'attention aux propos +de M. Raindal qui décrivait selon les plus récentes données de +l'exégèse, les rites et les vicissitudes du culte de Dagon. Le rideau +d'ailleurs se releva avant que le maître eût terminé. + +Le décor représentait un jardin avec un banc vert au premier plan, et, +à droite, la villa de délices où le crime devait s'accomplir. + +Quand Dalila s'assit sur le banc enserré d'arbustes et que Samson, +chancelant d'amour, s'y laissa tomber auprès d'elle, M. Raindal ne put +se retenir de lancer du côté de Zozé un sournois coup d'oeil allusion. +Sans feindre de le remarquer, Mme Chambannes accentua complaisamment +d'un sourire la rêverie de son profil. Le maître la remercia d'une +petite toux amicale. + +Eh! somme toute, le matin, avait-il été si coupable? De sang-froid +même et à distance, il ne regrettait pas ce baiser de folie, cette +caresse incorrecte, dont la franchise au moins méritait le respect. Et +pourquoi s'ingénier à cacher plus longtemps des sentiments sincères? +Pourquoi jouer l'indifférence, quand c'était le contraire que Mme +Chambannes lui suggérait?... De l'amour? Non pas. Mais une certaine +tendresse, une espèce d'affection, qui, pour n'être pas exclusivement +paternelle, ne dépassait point cependant ce que l'âge autorise entre +une toute jeune femme et un homme sur le retour. A quoi bon se +dissimuler par des subterfuges intimes, par des mensonges illusoires, +la vivacité de ce penchant? Les exemples n'en pullulaient-ils pas dans +l'histoire? Sans parler de Ruth et Booz dont il semble que le roman +ait eu une fin bourgeoise, ne citait-on pas une foule de maîtres qui +s'étaient très purement épris de leurs disciples, hommes ou femmes, +malgré la dissemblance des intellects ou des années? Ainsi, quoi de +commun entre le cerveau d'un Socrate et le cerveau d'un Alcibiade?... + +La suave cantilène que murmurait Dalila à Samson détourna fort à point +le maître de ces scabreux rapprochements. La pièce se dramatisait. Au +tomber du rideau les milices philistines cernaient silencieusement la +maisonnette où sommeillait le héros trahi. M. Raindal, à mi-voix, +récita les strophes inoubliables: + + Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu, + Se livre sur la terre, en présence de Dieu, + Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme... + +Il continuait. Mme Chambannes déclara ces vers très jolis. Elle +voulait connaître le nom de l'auteur. + +--C'est de Vigny, madame! fit M. Raindal en la rejoignant dans +l'arrière-salon de la loge. + +Chambannes était sorti. Ils demeuraient en tête à tête. M. Raindal se +demandait s'il ne conviendrait pas de réitérer le baiser du matin, ne +fût-ce que pour signifier à Mme Chambannes la persistance de ses +velléités nouvelles. Par un reste d'irrésolution, il préféra s'en +tenir à la causerie littéraire. + +Mais comme il se mettait à raconter les poignantes amours de Vigny et +de Mme Dorval, brusquement la porte s'ouvrit. Sur le seuil de la loge, +se dressait un grand jeune homme brun dont M. Raindal ne vit d'abord +que la moustache noire et les larges prunelles railleuses. + +--Tiens, monsieur de Meuze!... Entrez donc! s'écria avec aisance Mme +Chambannes. + +Pourtant elle avait rougi; et, d'entre ses paupières, il partait vers +Gérald des oeillades si caressantes, si réjouies et si humbles, que M. +Raindal du coup se sentit mortifié. Il voulut se mêler à la +conversation, critiquer les interprètes, louer la musique. Les mots se +dérobaient. Une crue soudaine de méchante humeur avait noyé sa verve. +Il se leva. + +--Vous sortez, cher maître? interrogea Zozé. + +--Oh! une minute, pour me dégourdir, prendre l'air... + +Involontairement il avait claqué la porte. Il erra au hasard par les +couloirs jusqu'au loggia de l'escalier. + +--Vous! s'écria Chambannes en venant à sa rencontre. + +M. Raindal riposta sans entrain: + +--Oui, il faisait trop chaud dans ce petit salon... J'ai laissé votre +femme avec M. de Meuze, le jeune, ou enfin, le fils, si vous aimez +mieux... + +Chambannes ne semblait pas frappé par cette révélation. M. Raindal le +jugea un peu benêt. Ils rentrèrent ensemble au premier tintement de la +sonnerie d'entr'acte. + +Zozé était seule dans la loge. Elle accueillit le maître d'un +rayonnant sourire de bienvenue. + +--Bonne promenade? + +--Pas mauvaise! fit M. Raindal que tant de charme désarmait. + +Néanmoins, il garda une figure revêche durant tout le troisième acte. +Il ne cessait de songer à Gérald. Ce jeune homme, au surplus, ne lui +avait jamais été que médiocrement sympathique. Fat, bellâtre, des +mines impertinentes que ne justifiaient guère une intelligence fort +pauvre, des opinions banales, un rare manque de lettres, rien en lui +n'était de nature à conquérir M. Raindal. Et puis--le maître +s'accrocha à ce souvenir avec ténacité--et puis n'évoquait-il pas au +physique Dastarac, ce gredin de Dastarac? N'avait-il pas, à la soirée +Saulvard, fait échouer l'excellent Boerzell? C'était de là, à n'en +point douter, que provenait l'antipathie première. Sottise de chercher +plus loin! M. Raindal ne chercha donc pas. + +A peine essayait-il de suivre les regards de Zozé à travers l'immense +nef, d'en découvrir l'aboutissement. Difficile poursuite. Ils étaient +si incertains, si fuyants, ces regards, ils embrassaient de leur +tendresse tellement de personnes et d'espace! Après quelques +tentatives infructueuses, le maître renonça. + +--Et où est placé M. de Meuze? interrogea-t-il seulement, d'un ton +d'insouciance. + +--M. de Meuze?... A l'orchestre, je crois... Mais il ne doit plus y +être... Il allait finir la soirée chez des amis... + +--Ah! bon! fit négligemment M. Raindal. Je vous demandais cela, vous +savez... + +Effectivement, Zozé savait! Elle se mordit les lèvres pour ne pas +sourire. Hé! hé! la tante Panhias n'avait pas si mal dit. Il faudrait +faire attention. + + * * * * * + +La soirée s'acheva sans nulle autre algarade. M. Raindal s'était +beaucoup plu au ballet final; et le pas de la Sabotière l'avait +transporté. + +En rentrant, il se rendit dans son cabinet de travail. Il tenait à +consigner, avant de se mettre au lit, un petit nombre d'observations +morales qu'il avait ébauchées au cours de la soirée. Elles se +rapportaient toutes au rôle de la femme en tant que moteur social et +trouveraient leur emploi dans le chapitre VI. + +Quand il eut tracé la dernière, M. Raindal rassembla les feuilles. Il +n'y avait pas moins de six grandes pages écrites sans ratures et d'un +caractère serré. + + + + +XIV + + +Les leçons du jeudi avaient recommencé. Sans en être bannie, l'Égypte +y pâtissait d'une graduelle disgrâce. Le plus souvent, Mme Chambannes +n'avait pas fait les lectures prescrites. Ou bien un saut de phrase +les projetait tous deux dans un entretien familier sur de petits +événements du jour: une robe nouvelle de Zozé, que le maître déclarait +à son goût, le récit d'un bal, d'une pièce de théâtre, des sujets plus +futiles encore. Une fois évadés, ni l'un ni l'autre n'avait le courage +de reculer vers les arides régions de la science. D'un commun accord, +ils évitaient les sentiers de causerie qui eussent pu les y ramener. +C'était seulement vers la fin que Mme Chambannes s'écriait: + +--Eh bien!... Encore une jolie leçon!... Si cela continue, j'en saurai +long au bout de l'année!... Ah! quel déplorable professeur vous +êtes!... + +M. Raindal souriait. Puis, s'il n'avait pas auparavant abusé de cette +licence, il saisissait la main de Zozé et il y pressait fortement ses +lèvres. Par sagesse, elle ne lui permettait, à chaque leçon, que deux +ou trois de ces élans tendres. Mais elle en était au fond flattée. +Cela l'amusait de voir inclinée devant elle, par l'amour, cette tête +illustre et chenue. L'épiderme en semblait plus rose par le contraste +des cheveux blancs et elle trouvait propre, plaisant à l'oeil, ce jeu +de nuances rapprochées. + +Dès la troisième leçon, elle s'enquit de l'oncle Cyprien. Pourquoi M. +Raindal ne présentait-il pas son frère? Elle ne demandait qu'à le +connaître. Le maître répondit évasivement: + +--Peuh, chère amie!--il l'appelait ainsi seul à seule avec elle, dans +l'intimité des leçons--mon frère est un brave homme... Pourtant je +doute que vous vous entendiez... Il a un caractère brusque, entier, +saugrenu... Et, d'un autre côté, d'après certains indices, j'imagine +que votre absence d'il y a un mois a dû le mécontenter... Je préfère +donc ne pas me risquer dans des explications auxquelles je n'augure +guère une issue favorable... + +--Comme vous voudrez! fit Zozé qui n'insistait que par un égard de +politesse. + +M. Raindal cependant avait dit presque vrai. Depuis quelques semaines, +l'oncle Cyprien n'omettait aucune occasion de flétrir, au passage, les +discourtoises façons de Mme Rhâm-Bâhan! + +Il s'y acharnait systématiquement, résolu, vaille que vaille, à +dégoûter son frère de toute idée de présentation. Fréquenter les +Chambannes, il ne lui eût plus manqué que cela! Pour y rencontrer +Pums, le marquis, Talloire peut-être, qui viendraient bêtement lui +taper sur l'épaule, le compromettre, le dénoncer par leurs cordialités +complices! Pour que M. Raindal apprît ses histoires de Bourse, de +spéculation, de mines d'or! Merci! Plutôt mentir, plutôt avoir +recours aux pires stratagèmes, aux rancunes simulées, aux ricanements +feints, aux colères factices, que de glisser dans ce guêpier-là! Et, +s'emparant du moindre prétexte, il lâchait ses imprécations! + +Une femme du monde, Mme Rhâm-Bâhan? Une femme du monde, cette dame qui +vous plantait là les gens sans les prévenir, sans un mot d'excuse? Une +femme du monde, cette dame qui filait à l'anglaise, ni vu ni connu, je +t'embrouille! Une femme du monde, cette dame qui... + +--Oh! je t'en prie! interrompait M. Raindal d'un ton excédé... +Laisse-moi en paix... Je ne te propose point de t'y conduire, n'est-ce +pas? + +--Et ajoute que tu as bigrement raison! ripostait l'oncle Cyprien, +ravi du succès de sa tactique. + +Au reste, sauf les petites ruses auxquelles le contraignaient la +crainte des censures, la peur de son frère et la peur de Schleifmann, +jamais il n'avait été plus heureux. + +S'il ne se montrait en Bourse qu'à de rares intervalles, par contre, +maintenant il opérait sans aide, directement avec Talloire. Il avait +la fiévreuse jouissance de donner lui-même ses ordres, d'en suivre les +vicissitudes, d'en reporter ailleurs les gains. Diverses inspirations +le menaient: les conseils de son ami Pums, des intuitions secrètes, +les avis d'une feuille spéciale, _le Lingot_, à laquelle il s'était +pour trois mois abonné. Et, la chance s'y mêlant, le total de ses +profits atteignait présentement le chiffre net de trente-cinq mille +francs. + +Plus que soixante-cinq mille francs à gagner, c'est-à-dire, d'après +les calculs les moins optimistes, plus que quatre mois à spéculer! + +Ah! alors, les cent mille francs au complet en poche, l'oncle Cyprien, +jetant le masque, romprait avec Talloire, arrêterait la partie et +avouerait ses bénéfices. Mais jusque-là, _motus_, silence, mystère, +toutes les hypocrisies qu'on voudrait! + +Ainsi les cigares de choix que fumait à la brasserie M. Raindal cadet +étaient, selon ses dires, un cadeau du marquis. + +--Oui, mon cher Schleifmann! avait-il affirmé... J'ai trouvé la boîte +chez moi en rentrant! + +Une boîte immense, une caisse, une malle, à en juger par le nombre de +havanes qu'elle fournissait sans s'épuiser. + +De même pour le tricycle que l'ancien employé n'avait pu s'interdire +d'acheter: le fruit de nouvelles opérations, croyait peut-être +Schleifmann? Erreur, profonde erreur! Payé avec le reliquat des sept +cents francs de gain, notre tricycle... Hé! voilà qui lui clouait le +bec, à monsieur le moraliste!... Ou bien aux questions de son frère, +de sa nièce, de sa belle-soeur, l'oncle Cyprien opposait une stoïque +réponse: + +--Avec quoi je me suis offert ma machine?... Avec mes économies sur +les cigarettes, mes amis!... Que voulez-vous! Quand on désire ceci, on +n'a qu'à se priver sur cela. C'est on ne peut plus simple! + +Il avait corsé cette dépense par l'acquisition d'un chapeau marron en +feutre mou, dont les bords, largement cambrés, donnaient à sa tête +rase un certain je ne sais quoi de Cromwell. Et toute la semaine, +sombrero en cap, pinces au pantalon, on le voyait chevaucher son +tricycle par la ville, fût-ce même pour ne se rendre que rue de +Fleurus chez Schleifmann, rue Vavin chez Klapproth, rue +Notre-Dame-des-Champs chez M. Raindal. + +Mais à ces courses trop proches il préférait le Bois, principalement +le dimanche, où le souci de la cote ne le tourmentait pas. + +Il s'y dirigeait vers dix heures, en suivant le boulevard +Saint-Germain, la place de la Concorde, l'avenue des Champs-Élysées. +Ganté de rouge, cigare aux dents, il pédalait avec délices, courbé sur +le guidon, se baignant la figure dans les bons flots de brise matinale +qui déferlaient contre ses joues. Puis, près de l'Arc de Triomphe, il +relevait le buste, ralentissait l'allure, rectifiait sa position. +Devant lui l'avenue du Bois déroulait au loin l'ample magnificence de +ses bandes de terre jaune ou grise. La chaleur déjà fervente et mûre +jetait dans l'atmosphère comme des relents d'été. Sous les marronniers +de l'entrée, une foule de jolies dames en toilettes pâles causaient +assises ou debout, avec des messieurs élégants. Du fond de l'allée +cavalière, des jeunes gens, des officiers, arrivaient dans un galop +souple et, d'un coup, ils passaient au pas. Leurs montures +s'ébrouaient, allongeant l'encolure, et, si on les retenait, elles +grattaient à plein fer le sol durci de la chaussée. Ou bien un mail de +nuance vive débouchait dans l'avenue, au trot majestueux de ses quatre +chevaux. On apercevait, au sommet, des robes claires, des chapeaux +fleuris, des femmes gracieuses qui souriaient, des hommes à face +libertine. Derrière, en une crâne posture de héraut, le laquais +annonciateur, coude levé, torse renversé, tirait d'un long buccin de +cuivre des appels rauques et triomphants. On eût dit le char fastueux +des Voluptés et de la Jeunesse. + +Ce spectacle et ce vacarme achevaient d'enflammer l'oncle Cyprien. Ses +yeux, ses poumons, ses oreilles, enivrés par la fête des couleurs, des +parfums et des sons, subissaient, malgré lui, un enchantement suprême. +Il se ruait à la poursuite du mail fascinateur, le rattrapait, le +côtoyait, le précédait, la poitrine dilatée d'orgueil et le souffle +coupé par la vitesse. + +Il franchissait la grille, errait sous les ombrages, stoppait à un +café pour boire l'apéritif, et ne reprenait la route du +retour--l'avenue du Bois encore--qu'à l'approche du déjeuner. + +Quelquefois, en revenant, il distinguait parmi les piétons, un vieux +monsieur à barbe blanche, qu'une jeune dame accompagnait. + +«Sapristi! songeait-il... Mon frère et Mme Rhâm-Bâhan, probablement... +Pas de bêtises!... Pédalons sec, pédalons dru!...» + +Il affectait de fermer les yeux, comme aveuglé par la poussière, +filait à travers les voitures en une fuite de possédé. + +Précaution superflue, péril imaginaire! M. Raindal, pareillement, +avait eu soin de tourner la tête. + +Ces sorties du dimanche matin étaient l'oeuvre de Mme Chambannes. Elle +y avait découvert un cauteleux moyen d'afficher en public son amitié +avec le maître. Et, bien que l'exhibition n'eût guère lieu qu'un +dimanche par mois ou deux, Zozé en récoltait mainte satisfaction +vaniteuse. + +Les sourires, les oeillades goguenardes, les grimaces d'entente qui la +visaient, le long du chemin, ne faisaient qu'augmenter son aise. + +«Riez, mes enfants, pensait-elle, blaguez, n'empêche que vous m'enviez +rudement!» + +La plupart du temps, Chambannes ou l'oncle Panhias se joignait, par +décence, au couple. D'autres jours, Gérald, soit à pied, soit à +bicyclette, s'arrêtait un instant pour causer avec eux. + +Hormis le désagrément d'une telle rencontre. M. Raindal ne répugnait +pas à ces promenades dominicales. Elles tranchaient la semaine, +semblaient illuminer du reflet de leur éclat l'obscure stagnation des +jours jusqu'au jeudi. Cela lui procurait comme un supplément de congé, +de réjouissance bimensuelle, et sans la crainte des siens, il fût venu +chaque dimanche. + +Puis, que de documents, que d'observations précieuses il accumulait +là, en vue de son ouvrage! Ces jeunes hommes raffinés et ces dames +avenantes n'étaient-ils pas les représentants actuels de l'élite +voluptueuse qui se perpétue à travers les siècles? Ne formaient-ils +pas ce bataillon sacré du plaisir, qui, à toute époque de l'histoire, +mène le choeur des élégances, promulgue les lois de la mode, domine la +société par le charme, la grâce, la beauté? De discerner en eux les +coquettes et les godelureaux contemporains de Ramsès ou du roi +Touthmosis, simple effort de transposition! + +Aussi M. Raindal n'avait garde d'oublier durant la promenade ses +sévères devoirs d'historien. Dès qu'il cessait de regarder Mme +Chambannes, il transposait, gravait, piquait dans sa mémoire mille +détails significatifs. Les dames plus que les hommes bénéficiaient de +son attention. Dans leurs gestes câlins, dans leurs yeux alliciants, +il cherchait l'éternel, et à défaut de l'y trouver, il en retirait du +contentement. Plusieurs, à force de le croiser, avaient frappé son +souvenir; et quand il reconnaissait, à distance, leur silhouette, il +s'apprêtait à les fixer. Ses gants neufs, tenus à la main contre le +pommeau de sa canne, écartaient leurs doigtures comme les raides +pétales d'un lotus; et, avec son veston de cheviotte bleu, son +pantalon grisâtre, son chapeau melon de feutre noir, sa rosette +d'officier, sa barbe aux poils d'argent soigneusement lustrés, il +avait un aspect cossu et bien pensant, un air d'industriel vieilli +dans la fortune, de riche conservateur fidèle aux bons principes. + +Sur le coup de midi, on rentrait vers la rue de Prony. Le déjeuner se +prolongeait tard. Les stores ne laissaient pénétrer qu'une lumière +jaunâtre. Des fleurs, au milieu de la table, exhalaient, en concert, +l'harmonie de leurs haleines. Et, quand, de plus, Chambannes allumait +son cigare, puis Zozé son tabac d'Orient, cela parachevait l'écrasant +besoin de sieste que ressentait le maître dans ce demi-jour. Les yeux +brûlés par le soleil, les jambes lasses de la promenade, il luttait +entre le désir de voir encore sa petite élève et le poids de sommeil +qui tirait ses paupières. Enfin, au moment de succomber, il se levait +et prenait congé. + +Par contre, à peine dehors, un regret lui tenaillait le coeur. Il se +reprochait gravement sa sotte somnolence, ces instants de douceur +gaspillés par veulerie. Pour un peu, il serait retourné sur ses pas, +feignant d'avoir oublié un objet, un renseignement à réclamer. Mais +lesquels? La honte l'empêchait. Il poursuivait le chemin, avec une +maussaderie croissante; et, sitôt parvenu rue Notre-Dame-des-Champs, +son spleen exacerbé dégénérait en haine. L'odieux quartier, les +sépulcrales bâtisses! Ah bien! son bail fini, on verrait s'il le +renouvelait! + +Du palier, à travers la porte, il entendait chez lui un bruit de rires +et de causerie. C'était, dans le salon, Thérèse avec Boerzell, +toujours assidu des dimanches. + +Une fois, en entrant, M. Raindal perçut le nom de Dastarac. + +--Tiens! fit-il stupéfié... Vous parlez de ce méchant garnement?... + +Thérèse répliqua: + +--Eh! oui, de Dastarac... J'ai tout dit à M. Boerzell... Il n'y a pas +à s'en cacher... + +--Certes non! répliqua le maître. + +--Et sais-tu ce que monsieur me contait?... Qu'il a très mal tourné, +notre Dastarac... Une histoire de dettes assez véreuses, d'abus de +confiance et de fausses garanties. Bref, chassé de l'Université, +obligé de gagner la Belgique... M. Boerzell t'expliquera ça mieux que +moi... + +Le jeune savant répéta les faits en détail. + +--Hein!... Un joli monsieur!... s'écria la jeune fille sur un ton de +mépris rageur, quand Boerzell eut achevé. + +--Rien ne m'étonne de ce gaillard! déclara M. Raindal... C'est +égal!... Nous devons à son beau-père maître Gaussine une fameuse +gratitude! + +Ce jour-là, il ne maugréa point contre la lenteur du dimanche. Des +pensées consolantes l'occupèrent jusqu'au dîner. Jusqu'ici, en aucune +occasion, il ne s'était enhardi à questionner Thérèse sur les visites +de Boerzell. Il redoutait des représailles, des questions +reconventionnelles sur la maison Chambannes. Mais, maintenant que +Dastarac semblait anéanti, écroulé sous le dégoût même de Thérèse, +pourquoi cette sympathie entre les jeunes gens ne suivrait-elle pas la +marche normale? Pourquoi, de camarades, ne deviendraient-ils pas +époux? Et alors, outre la joie de marier sa fille, quelle aubaine pour +le maître, quelle libération! Comme témoin de ses sorties, il ne +demeurerait que Mme Raindal, toute aux soins de sa piété, femme facile +et sans rigueur, pourvu qu'on ne gênât point sa foi. Plus de contrôle, +plus de guet, plus de mensonges à forger ou de silence à tenir! M. +Raindal se promit de surveiller l'affaire finement, politiquement, par +peur de la gâter. + +Après le dîner, cependant, un souci coutumier le ressaisit. Il +songeait à l'été, aux vacances imminentes, aux trois mois que sans +doute il lui faudrait passer loin de Mme Chambannes; et, en se +remémorant ses impatiences, ses alarmes récentes durant un seul mois +de privation, il éprouvait à l'épigastre une sorte d'étouffement +d'angoisse. + +Où irait-elle? Sur quelles plages? Dans quelles montagnes? A combien +de lieues? Et avec qui? + +Autant de questions qu'en maintes leçons il avait discrètement posées +à sa petite élève. Elle répliquait sans précision. Elle prétendait +n'être pas résolue encore, hésiter entre les Frettes, la mer, la +Suisse ou une ville d'eaux. Son choix se déciderait selon l'époque du +voyage que Georges devait sous peu accomplir en Bosnie. Et aussitôt +elle soupirait. Une ombre de mélancolie voilait la tendresse de ses +regards. Elle détournait l'entretien. + +La chère amie!... Qui sait si quelque tourment analogue n'oppressait +pas sa gentille petite âme? Qui sait si elle aussi ne s'affligeait pas +à l'idée de la séparation?... M. Raindal ne poussait point +l'immodestie jusqu'à s'attribuer la totalité de ces regrets. +Seulement, il ne lui déplaisait pas de penser qu'une part peut-être +lui en revenait. Sur quoi il ne se trompait que du tout. + +Assurément, aux questions du maître, Mme Chambannes se rembrunissait. +Mais l'unique raison de son chagrin était la méchanceté de Raldo. +Depuis plus de trois semaines il se débattait entre eux à chacun de +leurs rendez-vous, ce problème de la villégiature. Gérald, dont la +trahison n'avait fait que renforcer le despotisme, s'obstinait au +projet de s'installer à Deauville, en compagnie de son père, pendant +la durée du mois d'août. Des invitations, «de la jolie femme», le tir +aux pigeons, le polo, les courses, tout l'appelait là-bas, et contre +l'attrait de tant de plaisirs les larmes muettes de Mme Chambannes +glissaient comme des gouttes de pluie contre une vitre. + +--Viens-y! objectait-il... Je ne t'empêche pas d'y venir!... + +Elle haussait les épaules. Ne présageait-elle pas les souffrances +qu'elle endurerait à Deauville, sans amis, sans relations et éloignée +de son amant!... Ne se voyait-elle pas déjà écartée de Raldo et du +monde où il fréquenterait, par cette barrière plus dure qu'une grille +de fer qui, partout, environne de ses immatérielles clôtures le +troupeau de la bonne société? S'exposer aux regards fermés de ces +dames, aux échos insultants de leurs joies, au spectacle de leurs +flirts, à cette diminution sociale qui ne se mesure bien que de +près?... Non, pour son amour même, pour la sauvegarde de sa passion, +Zozé, mille fois, préférait la retraite, l'abandon provisoire. Puis +comme ces sacrifices, d'avance, lui poignardaient le coeur, elle se +mettait à pleurer silencieusement des larmes intermittentes, trop +longtemps refoulées et qui, entre deux baisers, au milieu d'une +étreinte, mouillaient à l'improviste les joues de M. Raldo. + +Comment se venger de lui? Comment répondre à cet égoïsme impitoyable? +Ah! Zozé commençait enfin à le comprendre: en amour, on n'est pas +égaux. Sinon, n'eût-elle pas naguère châtié la forfaiture de Gérald +par une trahison immédiate? Et à présent de même, ne riposterait-elle +pas par quelque invention barbare, par le choix d'une villégiature où +de ses amoureux se trouveraient: à Dieppe, par exemple, où +séjournerait Mazuccio; à Bagnères, où Pums ferait une saison, à +Dinard, où Burzig, en Anglais authentique, avait loué une petite +villa? Aucune de ces représailles ne la satisfaisait. Rapidement, +elle se convainquait que Gérald ne prendrait ombrage d'aucune. Alors, +à quoi bon ces déplacements dans des stations mondaines qui, par +similitude et par évocation, emporteraient sans trêve ses songeries +vers Deauville? Ne valait-il pas mieux aller se terrer aux Frettes, +chercher dans cet endroit paisible l'hébétude et l'oubli, se plonger +dans le néant de la vie campagnarde, jusqu'au retour du méchant Raldo? + +Dès les premiers jours de juillet, elle opta pour cette solution. +Gérald promit de venir la rejoindre au début de septembre, moment +auquel Chambannes rentrerait de Bosnie. Zozé partirait vers le 20, +avec la tante et l'oncle Panhias. Du reste, dans le voisinage de +l'abbé Touronde, des Herschstein et des Silberschmidt, elle ne +manquerait pas de visiteurs. + +--Et, somme toute, observait Gérald, un mois ce n'est que quatre +semaines... Et quatre semaines, c'est bien vite passé!... + +Mme Chambannes en tomba d'accord. Une grimace de dédain lui convulsait +les lèvres devant cette inconscience. Par orgueil, elle feignit de +sourire. + +Puis le jeudi d'après, elle informa M. Raindal de ses dispositifs de +départ, sauf ce qui concernait Gérald. + +--Ah bah! bredouilla-t-il avec un clignement des yeux si douloureux, +si suppliant, que Zozé, sur-le-champ, se sentit émue... Ah! vous allez +aux Frettes?... C'est très bien... très bien! + +--Et vous, cher maître? fit-elle... Que ferez-vous de votre été? + +--Moi?... + +Il cherchait, ahuri, l'esprit en déroute, ne se souvenait plus. A la +fin il se rappela: + +--Moi?... Nous?... Nous allons à Langrune, comme chaque année... Et +vous resterez aux Frettes combien de temps?... + +--Un mois, deux mois, trois mois... Tout dépend des affaires de +Georges... + +--Trois mois! répétait M. Raindal, s'arrêtant au plus cruel des +chiffres. + +Et il ajouta, d'un accent sincère: + +--Cela me chagrine beaucoup, mon amie!... + +En même temps, il avait saisi la main de Mme Chambannes et il y +appuyait ses lèvres avidement. Elle exhala un soupir de pitié. Pauvre +père Raindal! Comme il avait le coeur gros! + +Elle songeait: «Suis-je méchante!... Oui, je suis son Gérald, voilà!» +Mais brusquement, à ce nom, une idée neuve raya sa pensée. Pourquoi +pas, au fait?... Une revanche fort innocente, une société, une +distraction qui en valaient bien d'autres! Et à demi souriante, +retirant doucement la main qu'elle avait oubliée sous les lèvres de M. +Raindal: + +--Voyons, cher maître, questionna-t-elle, que diriez-vous de venir +passer quelques semaines aux Frettes?... Cela ne dérangerait-il pas +trop vos habitudes?... + +M. Raindal avait redressé son front congestionné: + +--Moi?... Non! Pas du tout! fit-il avec la sensation d'une onde +réconfortante qui lui baignait le coeur... Seulement, il y a ma femme, +ma fille... + +--Elles viendraient aussi!... + +--Croyez-vous? fit le maître d'un ton dubitatif. + +--Certainement, à moins qu'elles ne refusent, qu'elles n'aient des +raisons pour cela! + +M. Raindal se taisait, le visage déconfit, et, se cabrant contre un +besoin de dénoncer ses bourreaux domestiques: + +--Des raisons! s'écria-t-il enfin... Pardieu, elles n'en ont aucune... +pas la moindre!... Pourtant vous les connaissez vaguement... Ma fille, +une sauvage; ma femme une dévote... En présence de tels caractères, on +est toujours sur le qui-vive... De toutes façons j'essaierai, ma chère +amie, et vous devinez avec quel zèle, avec quelle vigueur +d'affection... + +Il s'autorisa de cette période éloquente pour rembrasser la main de +Zozé. La véhémence de son engagement soutint, la soirée durant, ses +espoirs. Au surplus, jamais encore il n'avait affronté la lutte. Il +l'avait plutôt esquivée, ajournée par la patience et par la ruse. +Savait-on ce que donnerait, dans une rencontre ouverte, l'élan de ses +griefs et de ses désirs retenus pendant tant de mois! + + + + +XV + + +Le lendemain, néanmoins, il attendit la fin du déjeuner pour tenter le +premier assaut; et, comme Brigitte servait le café: + +--Mes enfants! dit-il... Je suis chargé de vous transmettre une +invitation... Si elle ne vous agrée pas, vous serez libres de la +décliner!... Mais je vous en conjure, d'abord, veuillez m'écouter +jusqu'au bout... + +Tandis qu'il parlait, la tête basse, griffant machinalement de l'ongle +la toile cirée de la table, Mme Raindal décochait à sa fille des +oeillades épouvantées. Thérèse y répliquait par une mimique rassurante +des lèvres ou des paupières. Et, au dernier mot de M. Raindal, elle +proféra d'une voix paisible, sans nulle altération ni de colère, ni de +peur: + +--Mme Chambannes est très aimable, père... Seulement, pour ma part, je +juge son invitation inacceptable. Et je serais étonnée que maman ne +fût pas de mon avis! + +--Oh! tout à fait! approuva Mme Raindal avec un hochement de la tête. + +--Et puis-je vous demander vos raisons? interrogea le maître d'un ton +qu'il s'appliquait à rendre onctueux. + +--Ma raison, et je ne donne que la mienne, fit Thérèse d'un ton +similaire, ma raison c'est que, soit dit sans t'offenser, Mme +Chambannes n'est pas une société pour nous... + +Le maître se contenait encore: + +--Qu'entends-tu par là?... + +Thérèse repartit: + +--Il me semble que c'est assez clair... + +M. Raindal s'était levé et tournait autour de la table, en écrasant un +cure-dents dont la pointe craquait sous ses doigts: + +--Bon! bon!... Je vous ai promis que vous seriez libres... Vous êtes +libres... Je ne m'en dédis pas... + +Puis, d'une voix plus forte; + +--Mais, sapristi cependant, il m'est impossible de m'en tenir à ces +insinuations... Mme Chambannes est une personne pour laquelle je +professe la plus grande sympathie, et, je ne crains pas de l'avouer, +la plus vive estime... Je ne peux pas laisser passer des accusations +aussi abominables et aussi indécises... + +D'un suprême effort il se maîtrisait, et il ajouta sur un ton moins +rude: + +--Je vous en prie, toi ou ta mère, parlez franchement... Qu'avez-vous +à reprocher à Mme Chambannes?... + +Il y eut un silence. Brigitte, effarée dans cette atmosphère lourde de +querelle, avait prestement regagné sa cuisine. Des deux côtés on +serrait la bride aux fureurs et aux invectives qui se rebellaient, +prêtes à bondir. + +--Allons! réitéra le maître... J'attends vos explications... Je +t'attends, Thérèse, puisque ta mère ne répond pas... + +Mlle Raindal riposta avec gravité: + +--Père, qu'il soit bien établi, n'est-ce pas? que nous n'avons pas +l'intention de te froisser dans tes amitiés, que nous ne parlons que +pour ton bien, que pour le nôtre... + +Le maître s'impatientait: + +--Oui, oui, va... + +--Eh bien! je t'assure que Mme Chambannes n'est pas pour nous une +personne à fréquenter, ni surtout une personne dont nous puissions +accepter l'hospitalité... Faut-il mettre les points sur les _i_? + +--Mets-les! ne te gêne pas... + +--Nous ne pouvons aller habiter chez une femme qui, presque +publiquement, a un amant... + +M. Raindal faillit étouffer et, ayant aspiré une large bouffée d'air: + +--Un amant! clama-t-il... Qui cela?... Qui te l'a dit?... + +--Personne! mes yeux... Il n'y avait qu'à regarder et à voir... +D'ailleurs ses amies m'ont paru de la même trempe... A aucun prix, je +ne fréquenterai ces femmes-là!... + +--Tes yeux! fit M. Raindal qui suivait son idée... Et comment +s'appellerait, selon tes yeux, le jeune homme en question?... + +Thérèse répliqua: + +--Ce que j'ai dit suffit... Je n'ajouterai pas un mot... + +Le maître jetait à sa fille un regard de défi et de haine; puis, +haussant les épaules: + +--Oh! tu me fais pitié... Tes indignes calomnies n'ont pas même +l'excuse de la bonne foi, de l'erreur... C'est la rancune qui te +pousse... Tu en veux à Mme Chambannes de sa beauté, de sa grâce... Tu +es une envieuse et une sotte!... Oui, je le répète, une sotte!... + +--Mon ami! supplia Mme Raindal. + +--Laisse, mère! fit Thérèse, dont les doigts frémissaient contre le +rebord de son assiette... Papa ne sait plus ce qu'il dit... Tout ce +que je souhaiterais, c'est qu'avec les autres, il fût plus +clairvoyant, qu'il aperçût l'abîme de ridicule où il court et où il +nous entraîne... + +M. Raindal asséna sur la table un coup de poing exaspéré et, prenant +sa femme à témoin: + +--Tu entends comme elle ose me traiter!... Elle perd la raison... Elle +est folle... + +--Je suis folle? cria Thérèse. + +Elle courait vers sa chambre. Elle rentra un instant après, et, +lançant à travers la table, trois journaux dépliés: + +--Si je suis folle, je ne suis pas la seule... Lis un peu! Ils ne sont +pas fous, je suppose, tous ceux qui écrivent là-dedans!... + +Elle signalait de sa main tremblante, sur les feuilles, des passages +marqués au crayon. + +M. Raindal, d'un geste méprisant, rafla, au hasard, l'une des trois et +parmi les échos, il lut: + +«Qui racontait donc que les femmes ne s'intéressent plus à l'histoire? +Ce n'est certes pas mon vieux camarade La Croix-Charmerilles, qui me +narrait hier l'anecdote que voici: + +«Depuis six mois, une de nos plus jolies exotiques s'est éprise +d'histoire ancienne. Et, chaque semaine, un de nos savants les plus en +vue vient à domicile lui donner des leçons. + +«Quant à la période de l'histoire enseignée et au nom de l'illustre +professeur, cherchez dans les environs de l'Institut et rappelez-vous +aussi un des plus gros succès littéraires de l'automne dernier. + +«Histoire ancienne, ancienne histoire!» + +M. Raindal, d'une poussée, avait projeté à terre les deux autres +gazettes: + +--Et tu prétends me salir avec ces infamies? + +Il piétinait à coups de talon les feuilles: + +--Tiens, voilà le cas que j'en fais de tes immondes journaux!... +Pouah! Dire que c'est ma fille, ma propre fille, qui collectionne ces +ordures et qui s'institue chez moi l'auxiliaire de mes ennemis! + +Il s'affaissait sur une chaise. Thérèse accourut auprès de lui: + +--Père, père! implorait-elle en s'agenouillant, pardonne-moi... Tu +m'as mal comprise... J'ai manqué d'égards, de ménagements... Mais tu +sais bien que je t'aime, que je suis incapable de vouloir te peiner... + +M. Raindal la contemplait d'un air attendri. Elle insista: + +--Embrasse-moi... Pardonne-moi ma vivacité... Je te jure... + +Il la relevait doucement, et, l'asseyant sur ses genoux comme un +petit enfant qu'on dorlote: + +--Tout est oublié... Je te pardonne... Là, ne pleure pas, c'est +fini... Cela n'a pas d'importance. + +Elle reprit, d'une voix entrecoupée de sanglots: + +--Je te jure, père... c'était dans ton intérêt... + +--Quel intérêt? fit M. Raindal, en relâchant soudain l'étreinte. + +--L'intérêt de ta réputation, murmura Thérèse timidement, l'intérêt de +ton nom... Tu ne t'en rends pas compte, père. L'amitié t'aveugle... +Mais tu es en train de compromettre l'une et l'autre... + +M. Raindal, d'un brusque élan, s'était relevé: + +--Ainsi, je vous compromets! fit-il avec une intonation sardonique... +Je vous déshonore?... Je déshonore votre nom? C'est exact... En effet, +depuis bientôt trente-cinq ans, je ne travaille guère qu'à cela... Ha! +ha!... C'est la pure vérité!... + +Il s'exaltait, recommençait, autour de la table, sa promenade: + +--Oui, vous êtes bien à plaindre, d'avoir un mari, un père aussi +compromettant, comme vous dites!... Un homme qui amasse turpitudes sur +turpitudes, dont la vie n'est qu'un tissu de folies et de débauches... +un homme... + +Thérèse l'interrompit: + +--Tu te fâches encore, père... Tu te moques de nous... Tu travestis +exprès mes paroles... J'ai dit, et je le maintiens, que tu ne peux que +te nuire en conservant cette intimité avec Mme Chambannes... Je l'ai +dit parce que c'était mon devoir, parce que le moment en était venu... +Et rien ne m'empêchera de te le redire... + +M. Raindal s'était arrêté et croisait les bras sur sa poitrine: + +--Alors, quoi? fit-il en provoquant du regard tour à tour sa femme et +Thérèse... Qu'est-ce que vous voulez?... Il s'agirait de vous +expliquer, pourtant!... Vous voulez que je n'aille pas aux Frettes?... + +--D'abord! répliqua fermement Mlle Raindal. + +--«D'abord!»... Le mot est plaisant en soi... Mais je suis +accommodant!... Va pour «d'abord»... Et ensuite?... + +--Ensuite, dit la jeune fille, nous voudrions que, sans rompre avec +Mme Chambannes, tu diminues le nombre de ces visites régulières, de +ces dîners à jour fixe, parce qu'à tort ou à raison, on en rit, on en +jase... + +--Et où en jase-t-on, s'il te plaît? + +--Partout!... Au Collège, à l'Institut, chez tes confrères, dans les +journaux... + +Le maître eut un sourire amer: + +--Ah! vous êtes bien renseignées!... C'est probablement M. Boerzell +qui... + +--Lui et tout le monde, père... Lui et les allusions, les paroles +méchantes dont on s'amuse à nous blesser, parmi nos relations, dans +les visites que nous faisons ou qu'on nous fait... + +M. Raindal riposta par une bordée de bruyants sarcasmes: + +--Évidemment, le danger est plus grave que je ne pensais... Il ne faut +pas négliger les avertissements de tous ces honnêtes gens. Il faut se +méfier, enrayer... Et, dès maintenant, je me remets entre vos +mains... C'est vous qui réglerez les jours et les heures de mes +visites rue de Prony... Au besoin, Brigitte pourra m'y conduire et +m'en ramener. Je suis si faible, si inexpérimenté, si enfant!... + +Il continua sur ce ton pendant quelques minutes; et, par un phénomène +de suggestion, toute sa virilité tardive s'affolait, s'insurgeait à +mesure contre cette servitude dont il créait lui-même le détail et les +épisodes. Chaque trait l'aiguillonnait d'une piqûre nouvelle, lui +infusait aux veines un poison chaleureux qui surexcitait sa souffrance +avec son énergie. Il se voyait dans l'avenir privé à tout jamais de +Mme Chambannes, interné pour toujours loin d'elle, en proie aux pires +tortures de la séparation et de la jalousie peut-être. Car, si Thérèse +avait dit vrai!... Une angoisse lui cingla le coeur. Ses regrets +imaginaires touchaient au paroxysme. Il changea soudainement d'accent; +et, d'une voix sourde, précipitée, qui sonnait la révolte: + +--Assez plaisanté! fit-il... C'en est assez... Oh! depuis longtemps je +me doutais de toutes les pensées mauvaises, de tous les honteux +soupçons que vous accumuliez contre moi!... Vos complots, vos risées, +vos conciliabules et jusqu'à vos silences plus insidieux que le reste, +rien ne m'a échappé!... Si tout à l'heure, quand vous m'avez montré le +fond de vos âmes, j'ai éprouvé de la surprise, je la dois moins à +l'imprévu qu'au dégoût!... Oui, véritablement, je ne croyais pas y +trouver tant de vase et de vilenie... Bah, passons!... Je ne sais qui +vous inspire, qui vous guide et je ne tiens pas à le savoir... Mais ce +que je veux et ce que j'exige dorénavant, c'est d'être maître chez +moi, libre au dehors. Ce que je veux et ce que j'exige, c'est la fin +de ces mines hypocrites, de ces mutismes agressifs, de toutes ces +manoeuvres sournoises qui ne sont que la comédie de la docilité et qui +m'offusquent plus que vos insultes d'il y a un instant... Ce que je +veux, enfin, c'est la confiance, c'est l'estime, c'est le respect +auxquels j'ai droit par mon âge, par une vie continue de travail +forcené, et, je le dis sans fausse modestie, par mon rang, par ma +valeur même... Si je ne puis les obtenir, nous cesserons l'existence +commune, puisque la poursuivre dans ces conditions nous serait à tous +insupportable... Voilà qui est net, n'est-ce pas?... Je n'y reviendrai +plus... Et pour commencer, aujourd'hui, j'ai l'honneur de vous +informer qu'avec vous ou sans vous, j'irai casser un mois aux +Frettes... Consultez-vous. Délibérez... Vous en avez le loisir: Mme +Chambannes ne part que dans dix jours... Seulement, d'ici-là, pas un +mot à ce sujet, pas une remarque... Je n'en tolérerai aucune. Un oui +ou un non. Je n'admets pas davantage. + +Il se dirigeait vers son cabinet, et, la main au bouton de la porte: + +--Je ne me dissimule pas, fit-il, ce qu'a de désolant une telle +situation. Mais ne vous en prenez qu'à vous, qu'à vos hostilités +cachées... Tout a un terme, même la patience... Or, vous avez depuis +six mois étrangement abusé de la mienne!... + +Il disparaissait; puis, comme s'il eût voulu se barricader contre les +tentatives conciliantes, par deux fois le glissement du pêne claqua +dans le fer de la serrure. M. Raindal venait de s'emprisonner à +double tour. + +--Eh bien, ma pauvre enfant! chuchota Mme Raindal, les prunelles +luisantes de larmes. + +Soit crainte d'être écoutée, soit imitant instinctivement l'accent +assourdi de son père, Thérèse riposta à mi-voix: + +--Que veux-tu, maman!... C'est lamentable!... Je ne pensais pas que le +mal fût si profond... Nous sommes intervenues trop tard!... + +--A qui le dis-tu, ma fille? soupira la vieille dame. + +Thérèse demeurait muette, accoudée à la table, dans une pose de +farouche rêverie. + +--Qu'allons-nous devenir? reprit Mme Raindal d'un ton pleurard. Si +nous fermons les yeux, cette vilaine femme nous l'enlèvera. Si nous le +contrarions, il nous quittera. Et nous sommes seules, complètement +seules, sans qui que ce soit pour nous conseiller, pour nous +défendre... + +--Peut-être pas! riposta la jeune fille en se redressant. + +--Tu songes à quelqu'un?... + +--Oui, à l'oncle Cyprien... Je ne vois guère que lui qui fasse peur à +papa... Je vais y courir tout de suite... Je le monterai, je le +chaufferai à blanc... Et ce sera bien le diable si avec une pareille +machine de siège nous ne triomphons pas des résistances de père!... + +Mme Raindal, à cette comparaison, malgré ses larmes, avait souri: + +--Si tu espères réussir, vas-y vite, mon enfant! Hélas! il n'y a plus +de temps à gaspiller!.. + +Thérèse se penchait sur elle pour l'embrasser: + +--Ne pleurons pas, vieille maman!... Courage!... J'ai idée que tout +n'est pas perdu!... + +--Que Dieu t'entende, ma fille! murmura Mme Raindal, qui roulait au +plafond des regards implorateurs. + + * * * * * + +La porte de l'oncle Cyprien n'était qu'aux trois quarts close, quand +Thérèse atteignit le palier du sixième étage. + +--On peut entrer? héla Mlle Raindal en frappant. + +--Entrez!... Entrez!... + +Une odeur de pétrole planait dès l'antichambre. L'oncle Cyprien, assis +sur un petit pliant, une serviette au travers des genoux, astiquait +son tricycle, selle à terre, roues en haut comme une voiture versée. + +--C'est toi, mon neveu! fit-il du coin de la bouche, l'autre coin +étant obstrué par un énorme cigare... Prends donc une chaise... Tu +m'excuses?... Quand je nettoie ma machine, si je me dérange, cela me +détraque mon fourbi... Tu as ta chaise?... Parfait!... Ah bien, par +exemple, si je m'attendais à cette visite!... Rien de mauvais, au +moins?... Ton père n'est pas malade?... + +Thérèse répliqua: + +--Malade, ce ne serait encore rien!... + +--Sapristi, s'écria l'oncle Cyprien qui écarquillait les paupières... +Tu m'effraies! Pis que malade, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça +peut être, bon Dieu?... + +--Je vais te le dire, mon oncle! Mais j'ai besoin de tout ton +dévouement, de toute ton attention... + +--Tu les as, mon neveu!... Je travaille en t'écoutant... ou je +t'écoute en travaillant... Les oreilles pour toi, les yeux pour ma +machine!... Mais _presto_, parce que tu m'inquiètes, avec tes mines +solennelles... + +Pendant que sa nièce parlait, M. Raindal cadet, pas une fois, en +effet, ne leva les regards. Il frottait, polissait, pétrolait, les +mains voletant parmi l'étalage de burettes, de chiffons noirs, de +flanelles grasses, de tournevis et de clefs anglaises, qui lui +donnait, à première vue, un air de tondeur de tricycles. + +--Fâcheux! se contentait-il de murmurer par instants, le front +toujours baissé... Très fâcheux!... Extrêmement fâcheux!... + +Toutefois, sous cet aspect affairé, il calculait de plein sang-froid. +Bien que ses pertes fussent minimes, elles avaient, la semaine +d'avant, contrebalancé la somme des bénéfices. Le bilan des derniers +huit jours se soldait sans profit, sorte d'échec pour un spéculateur +accoutumé, comme lui, au gain. De plus, d'autres valeurs minières +avaient subi de violentes fluctuations. Le marché présentait des +signes, sinon d'alarme, du moins de prudence. Les affaires se +ralentissaient et la baisse avait frappé beaucoup de titres jusqu'ici +en hausse quotidienne. Ces considérations laissaient l'oncle Cyprien +pensif. Etait-ce bien le moment de prendre parti contre son frère, de +pousser ouvertement à une rupture avec les Chambannes? Ne risquait-il +pas de s'aliéner, par cette attitude décidée, les puissantes +sympathies du camp adverse,--à savoir des Chambannes et de la bande +adjacente, des Pums, des Meuze, des Talloire, c'est-à-dire de tous ses +amis de Bourse et de tous ses conseillers? La question méritait qu'on +n'y répondît pas à la légère. + +--Et c'est alors, conclut Thérèse, que l'idée m'est venue d'avoir +recours à ton aide... Il n'y a que toi qui puisses nous sauver, qui +possèdes sur papa une autorité suffisante pour le tirer de la voie +dangereuse où il s'enfonce plus chaque jour... + +--Fâcheux! Très fâcheux! réitérait M. Raindal cadet. + +Un silence passa. L'oncle Cyprien s'appliquait à égoutter le pétrole +de sa burette dans un trou de graissage. + +--Mais enfin, mon oncle! reprit Thérèse que cette réserve +déconcertait... Tu ne dis rien?... Tu es bien de notre avis, +pourtant... Il faut que ce scandale cesse... il faut arracher papa à +ces gens! + +--Peuh! mon neveu! fit l'oncle Cyprien en rangeant le pliant et +redressant sur ses roues le tricycle... Peuh! Tu me demandes mon avis, +n'est-ce pas, mon avis sincère, mon avis amical?... Je te l'exprimerai +brutalement... M'est avis, à moi, que cette histoire est rudement +délicate... Pardi, la conduite de ton père me paraît fâcheuse, +déplorable même, et je donnerais je ne sais quoi pour l'en faire +changer... Mais entre cela et aller dire à un homme de cet âge, à un +homme de l'importance de ton père: «Mon petit, je te défends de +retourner chez madame Une Telle... Et désormais tu n'iras plus...», +entre cela et ceci il y a une différence!... + +--Ainsi tu refuses de le raisonner, d'avoir avec lui un entretien +sérieux?... fit Mlle Raindal qui repoussait sa chaise. + +--Je ne refuse pas! rectifia l'ex-employé... Je t'explique la +difficulté, la presque impossibilité de la mission dont tu désirerais +me charger... Sans compter que ton père n'est pas commode, que c'est +très bien un homme à m'envoyer promener, à me déclarer que tout cela +ne me regarde pas... Après quoi il ne me restera plus qu'à prendre mes +cliques et mes claques et à me brouiller avec lui! + +Il avait saisi son tricycle par le guidon et le manoeuvrait autour de +la pièce, pour en expérimenter les roulements. Puis il ajouta: + +--En résumé, tu m'as bien compris?... Je ne te refuse pas... Je te +soumets le problème... Estimes-tu, la main sur la conscience, que j'ai +des chances de succès?... Si oui, le temps de mettre mon chapeau et je +suis en route... Si non, il vaudrait mieux ne pas m'exposer, pour le +plaisir, à un camouflet inutile... Réfléchis! + +--C'est tout réfléchi, mon oncle! fit Thérèse en domptant un sourire +dédaigneux... Je finis par penser comme toi... Il est plus convenable +que tu ne paraisses pas dans cette triste affaire... + +M. Raindal cadet dévisageait sa nièce d'un coup d'oeil défiant. + +--Ho! ho! mademoiselle, nous sommes vexée, on dirait?... Je suis +encore à tes ordres... Mais, crois-moi, ne t'emballe pas... Considère +la question à tête reposée... Et je te parie une discrétion contre +une boîte de cigares que pas plus tard que dans deux jours, tu +donneras raison à ton vieux scélérat d'oncle!... + +Il l'attirait entre ses bras et la baisant au front: + +--Du reste, qui nous dit que cet engouement durera?... Ton père s'est +emporté, parce que vous le contrecarriez, et que les Raindal ont +horreur de la contradiction... Soupes au lait!... Sitôt retirées du +feu, elles tombent... Et tu viendrais ce soir m'apprendre que tout est +arrangé, que ton père va avec vous à Langrune, baste! je n'en serais +pas autrement étonné!... + +Ils arrivaient sur le palier. Thérèse serra mollement la main de son +oncle. + +--Oh! cette main en coton! protesta M. Raindal cadet... Voulez-vous +donner la main un peu mieux? + +Thérèse lui obéit. + +--Très bien! approuva-t-il... Bravo! A bientôt, mon neveu... Et sans +rancune aucune, hein?... + +Thérèse descendit en se retenant à la rampe. Elle éprouvait dans les +jambes une faiblesse d'étourdissement. Ses idées s'emmêlaient dans une +accablante impression de défaite et d'impuissance. + +Sous la porte cochère, elle s'arrêta, hésitante. Elle ne cherchait +même pas à définir son isolement, ni à élucider la grossière défection +de l'oncle. Elle se sentait hébétée, paralysée, irrémédiablement +vaincue. + +Elle s'achemina à pas lents vers la rue Notre-Dame-des-Champs. Les +passants la dévisageaient, surpris par sa physionomie égarée, ses yeux +sans regard, son expression de douleur secrète. Chagrin d'amour?... +Ces gants de fil jaunâtres, cette robe en alpaga roussi, ce chapeau de +paille à prix fixe--et de plus pas bien jolie!... Non! Une gouvernante +congédiée plutôt... + +Sans s'inquiéter de leurs coups d'oeil, sans les voir, elle longeait +la façade des maisons, comme par besoin d'appui, au cas où elle +pâmerait. Mais, à l'angle de la rue Vavin, une brusque image, un nom, +l'immobilisèrent subitement: Boerzell. Eh! oui, c'était la suprême +ressource, le suprême protecteur contre la catastrophe prochaine, +contre la ruine qui menaçait à bref délai le foyer familial! + +Ses traits détendus par l'angoisse se vivifièrent d'un reflet +d'espoir. Elle pressait l'allure. En cinq minutes, elle fut rue de +Rennes, devant la porte de Pierre Boerzell. + +Au coup de sonnette, il vint ouvrir lui-même. Il était en bras de +chemise, sans faux col à cause de la chaleur, son cou gras et blanc +émergeant à l'aise hors du linge. + +Il poussa un cri de stupeur en reconnaissant Thérèse, et vivement il +lissait de la main sa chevelure ébouriffée: + +--Vous, mademoiselle!... Ce n'est pas un malheur qui vous amène? + +Thérèse eut un sourire contraint: + +--Non, monsieur Boerzell!... Un service, un conseil à vous demander... + +--Vous permettez, mademoiselle?... Je passe devant... + +Et, sitôt dans la pièce attenante au vestibule,--son cabinet de +travail, une minuscule chambrette dont livres et brochures +encombraient la table, les chaises, le divan,--il s'excusa sur la +petitesse du local: + +--Vous voyez!... Je suis bien à l'étroit... Et ma chambre est encore +plus bourrée de livres... Il faudra que je déménage un de ces jours! + +Il débarrassait en hâte le divan: + +--Veuillez vous asseoir, mademoiselle... De quoi s'agit-il? + +Mais en même temps il s'esquivait du côté de sa chambre. Il rentra +sans tarder. Il avait endossé un veston et attaché à sa chemise un col +blanc avec une cravate. + +--Voilà!... Je suis tout à vous... En quoi puis-je vous servir, +mademoiselle?... + +Thérèse, avec mille réticences, recommença son récit. Boerzell +l'entrecoupait de hochements de tête navrés. Mais l'égoïste accueil de +l'oncle Cyprien poussa au comble son indignation. + +--C'est trop fort! déclarait-il... Non, c'est trop écoeurant!... + +--C'est cependant ainsi! riposta Thérèse... Vous saviez déjà une +partie de nos anxiétés, avant la scène de ce matin. Vous savez tout +maintenant!... Je suis venue chez vous comme chez un ami sûr... J'ai +en votre discrétion, en votre jugement, en votre affection, une foi +absolue... Répondez sans ambages... A notre place, que feriez-vous?... + +Boerzell dressa les bras dans un geste désespéré: + +--Ah! mademoiselle!... Vous me direz que je choisis mal mon heure pour +vous adresser des reproches... Pourtant vous conviendrez que, si vous +vous aviez été moins rigoureuse, moins impitoyable, nous ne serions +pas aujourd'hui dans une détresse aussi cruelle!... + +--Comment cela? fit Thérèse. + +--Oui, j'ai tenu ma promesse, je l'ai tenue religieusement... Jamais +je ne vous ai parlé mariage... Une foule d'occasions s'en offraient... +Je n'ai profité d'aucune... Je comptais sur votre bon coeur pour me +délier un jour de ce serment... Plus je pénétrais dans votre intimité, +plus mon espoir s'affermissait... Eh bien! je déplore ma patience, je +déplore ma fidélité... Si j'y avais manqué, je présume qu'actuellement +nous serions mariés... Et, une fois votre mari, je pouvais vous +secourir, je pouvais m'immiscer dans vos dissensions de famille, je +pouvais discuter avec M. Raindal, je pouvais le persuader, le +fléchir... Tandis que maintenant, qu'est-ce que je puis? Rien, rien, +moins que rien!... M. Raindal, aux premiers mots, me désignerait la +porte... Ah! mademoiselle, tenez, en voilà un cas, un bien pénible +cas, hélas! où ce mariage dont vous faisiez tellement fi aurait pu +devenir utile!... + +Il marchait à travers la pièce, se cognant à la table, aux sièges +qu'il écartait ensuite de la main. + +Thérèse murmura: + +--Et, en dehors de ce mariage, vous n'entrevoyez pas de solution?... + +--Non, mademoiselle! riposta fébrilement Boerzell... Je ne suis ni +votre parent, ni votre allié... Je n'ai aucune prise sur votre père... + +Il exhala un long soupir: + +--Et moi qui me jetterais au feu pour vous, moi qui vous sacrifierais +tout, oui tout ce que vous réclameriez de moi, voyez un peu où j'en +suis réduit!... A vous renvoyer comme une pauvresse, comme une +étrangère qui implore la charité!... Il ne me reste même pas la +consolation de vous donner un conseil... Votre père est le maître... +Vous n'avez qu'à vous incliner, à le laisser partir seul si tel est +son désir... + +Thérèse, à bout de forces, s'était mise à pleurer, la tête renversée +contre le dossier du divan, son mouchoir appuyé aux yeux. + +--Et vous pleurez! poursuivait Boerzell... Et je suis obligé de vous +laisser pleurer... Si j'osais seulement vous approcher ou prendre +votre main sans votre permission, je vous deviendrais aussitôt +odieux... Un ami, oui, mais un ami qu'on tient à distance, et qu'à la +moindre protestation d'amour on traiterait comme le contraire d'un +galant homme!... + +--Non, monsieur Boerzell!... balbutiait Thérèse entre deux sanglots... +Vous exagérez... C'est vrai, j'ai été très dure envers vous... Mais je +vous aime beaucoup... beaucoup plus que jadis... + +Il s'arrêta pour la contempler. Elle le fixait sympathiquement de ses +yeux gris noyés de larmes. En un inconscient mouvement de tendresse +elle tendit vers lui sa main. Il avait eu un naïf recul d'incrédulité; +et, saisissant la main de Thérèse, sans s'agenouiller, sans nulle +démonstration de prétendant exaucé: + +--Quoi, mademoiselle! fit-il d'une voix grave où perçait l'intensité +de son émoi... Est-ce que je me trompe?... Est-ce que je me méprends +sur le sens de vos paroles?... Vous voudriez bien, vous +consentiriez?... + +--Je ne sais pas! soupira Mlle Raindal à la fois opprimée par le +découragement et touchée par cette anxiété... Plus tard... +peut-être... Je verrai... + +--Oh! merci! s'écria Boerzell en pressant ardemment la main fiévreuse +de Thérèse... Merci, mademoiselle... Vous verrez, vous aussi... Vous +verrez comme je m'efforcerai à vous rendre heureuse, tranquille... + +Il la regardait avec bonté, de petits frissons de gratitude courant à +l'angle de ses tempes. Mais, d'un coup, toute sa figure se rembrunit, +et lâchant, sans rudesse, la main de la jeune fille: + +--Au fait, non... Ce serait abuser de votre état, de votre désarroi... +Je ne veux pas d'un consentement que je vous aurais extorqué au milieu +du chagrin et des larmes... Notre mariage ne doit s'accomplir que par +votre libre volonté et dans la parfaite maîtrise de vous-même... Plus +tard, comme vous dites, quand vous aurez recouvré votre calme, votre +clairvoyance, si vous éprouvez envers moi les mêmes sentiments, vous +savez quel bonheur vous me causerez en acceptant d'être ma femme... +Jusque-là je ne désire rien de vous que votre amitié... Nous ne sommes +pas des héros de roman, ni des sots, ni des détraqués... Il ne faut +pas que notre union se conclue par subterfuge, par surprise, par +entraînement irréfléchi... Plutôt renoncer à vous toujours que vous +avoir conquise par ces moyens médiocres... Et dans la suite, quoi +qu'il advienne, je vous affirme que ni vous ni moi nous ne +regretterons notre sagesse d'aujourd'hui, n'est-ce pas, +mademoiselle?... + +Il s'était planté devant Thérèse et l'interrogeait des yeux. Elle +soutint longuement la ténacité de ce regard, puis, d'un accent +mélancolique: + +--Vous êtes la raison même! fit-elle... Vous êtes le meilleur et le +plus loyal des amis... Soit!... Attendons... C'est effectivement plus +digne des vieux sages que nous sommes... Cependant j'aurais aimé à +vous prouver ma reconnaissance, à ne pas vous quitter, après ce que +nous nous sommes dit, sans une marque d'amitié... + +--Bien facile, mademoiselle! repartit posément Boerzell. + +--Quoi donc?... + +--Permettez-moi, de toutes façons,--que M. Raindal vienne ou non,--de +vous accompagner à Langrune. C'était pour moi une peine réelle que +cette villégiature qui allait nous éloigner l'un de l'autre... Plus +d'une fois, j'ai été sur le point de vous demander l'autorisation... +Et j'ajournais la demande par peur de vous déplaire... A présent, je +suis plus brave... Dites, me permettez-vous? + +Mlle Raindal derechef lui tendait la main: + +--Quelle question, monsieur Boerzell!... Mais avec joie!... + +Cette fois, il s'enhardit à un baiser de remerciement. Thérèse, par +mégarde, s'était plainte d'avoir soif. Il se précipita vers sa chambre +et revint portant un plateau. En un moment il eut préparé un verre +d'eau sucrée où il versa quelques gouttes de rhum. + +--Ménage de garçon, ménage de savant! grommelait-il par plaisanterie +en tournant la cuiller... Pas d'eau de mélisse... pas de sels +anglais... rien de ce qu'il faut pour recevoir les dames!... + +Et, se corrigeant aussitôt: + +--Chut!... Je me lance dans les allusions au mariage... Je ne me +rappelais plus que mon serment recommence... + +Thérèse buvait avidement, en lui souriant des paupières. Elle sursauta +au timbre de la pendule, où tintaient les trois coups de trois heures. + +--Et cette pauvre mère que j'oublie!... Au revoir... Merci encore. +Merci de tout coeur!... A dimanche, n'est-ce pas? Peut-être y +aura-t-il eu du nouveau et du bon!... + +--C'est mon voeu le plus cher, mademoiselle, répliquait sceptiquement +Boerzell. + +Il s'accouda à la fenêtre pour la regarder partir. D'un pas viril et +balancé, elle se frayait la route à travers les passants, avec ce port +de tête un peu hautain, que seuls donnent aux femmes la conscience de +leur grâce ou l'orgueil de leur pensée. Et Boerzell avait l'intuition +que c'était plus qu'une jeune fille qui s'en allait là-bas: une sorte +de tutrice, de mère par l'intellect,--le vrai chef de la famille +Raindal. + +Le tournant de la rue la dérobait à ses regards. Il referma la +fenêtre. Il se sentait la poitrine gonflée par un contentement +glorieux. Leur conduite à tous deux, la cordiale pureté de leur récent +tête-à-tête lui paraissait le fait de personnes non vulgaires. + +--Nous avons été très chic! résuma-t-il en son dialecte de vieil +écolier. + +Puis se rasseyant à sa table de travail, les yeux rêveurs, et comme +formulant un souhait: + +--Si elle voulait! murmura-t-il... Quelle société pour moi! Quelle +épouse!... Car c'est un homme... un homme dans la plus noble acception +du mot!... + + + + +XVI + + +Devant le train qui allait l'emmener aux Frettes, M. Raindal, arrivé +un quart d'heure d'avance, faisait les cent pas en réfléchissant. + +La plupart des compartiments restaient vides, et le quai solitaire +déroulait à perte de vue, sans un facteur, sans un camion, le tapis de +son asphalte grisâtre. La verrière du haut réfractait une chaleur +ombreuse et lourde. C'était ce moment de quasi repos, entre le matin +fini et l'après-midi commençante, où, dans les gares, sauf les +machines, hommes, wagons, marchandises, tout semble sommeiller. + +M. Raindal se promenait la tête basse, les mains jointes dans le dos, +son grand panama blanc imperceptiblement rejeté en arrière. Il se +remémorait une à une les journées précédentes, ce pénible siège de dix +jours, dont il sortait enfin vainqueur, quoique confus, lassé, +meurtri. Et, par instants, il soupirait. + +Ah! la semaine avait été rude! Vingt repas de bouderie, de silence +absolu, de regards détournés et de mines contrites! Dans l'intervalle, +pas un mot, la guerre muette des résistances qui s'entrechoquent sans +s'aborder, la parodie forcée de l'aise, parmi le malaise même. Puis, +la veille, une heure avant le départ de ces dames pour Langrune, la +dernière bataille: Thérèse et Mme Raindal abdiquant tout orgueil, +venant affectueusement prier M. Raindal de les suivre, essayant de +suprêmes conseils... Un peu plus, et il leur cédait. Ses refus +s'atténuaient. Les liens de son serment craquaient. Un imprudent aveu +de Thérèse avait changé le sort du combat. + +--Eh bien! père, j'en conviens!... répondait-elle à un reproche du +maître... Nous aurions pu, à la rigueur, nous montrer moins nettement +hostiles envers Mme Chambannes, moins froides quand tu parlais de ses +réceptions... + +A cette phrase, M. Raindal s'était senti soulevé par un regain de +rancune, un ressouvenir haineux de toutes les taquineries de jadis: + +--Oui, tu en conviens maintenant! criait-il... Maintenant que tu me +vois ancré dans ma résolution, maintenant que tu aperçois l'étendue de +vos fautes... Et tu voudrais que j'y ajoute une impolitesse de plus, +que je manque de parole à Mme Chambannes qui m'attend... Trop tard! +vous n'aviez qu'à vous y prendre plus tôt... + +Il poursuivit, en grommelant indistinctement, des récriminations +vindicatives. Et d'intimes arguments le soutenaient. Supposé qu'il les +écoutât, ces dames, ne serait-ce pas encore à recommencer au retour? +Non, il leur fallait une petite leçon, un avertissement exemplaire!... +Brigitte, qui annonçait l'omnibus de la gare, avait terminé le débat. +On s'était embrassé glacialement, du bout des lèvres, avec des +promesses précipitées de s'écrire chaque semaine, de se retrouver au +mois de septembre. La porte avait claqué. Un roulement de roues +pesantes grondait en bas dans la rue. M. Raindal était seul, sauvé, +délivré de Langrune... + + * * * * * + +Sans cesser de marcher, le maître exhala un nouveau soupir. A présent, +il ne s'illusionnait guère sur la gravité de cette séparation. Combien +de ménages survivent à de pareils éclats? La malveillance d'autrui +s'en mêle, exacerbe le désaccord. Les griefs s'aiguisent de loin, +reviennent plus acérés; et lorsqu'on se revoit, on est presque +ennemis. + +Eh quoi! aurait-il dû subir la tyrannie que sa femme et sa fille +tentaient de lui imposer? Aurait-il dû sacrifier une précieuse +sympathie, une amitié exceptionnelle à leur envie, à leurs préjugés? +Aurait-il dû aveuglément se plier à leurs ordres comme un coupable +repentant, au lieu d'y opposer la fermeté de l'innocence? + +--Les voyageurs pour la ligne de Mantes, Maisons-Laffitte, Poissy, +Villedouillet, les Mureaux, en voiture! clamait un employé. + +M. Raindal monta dans son compartiment. Un vieil homme d'équipe +fermait après lui la portière. Le maître remarqua sa ressemblance avec +l'oncle Cyprien. + +«Encore un, grommelait-il, qui ne me molestera plus!» + +Il s'était accoté dans un coin du wagon, son chapeau retiré, tout le +buste prêt à la sieste. La pensée de Cyprien le retint quelques +minutes éveillé. Jusqu'au dernier moment il avait redouté ses +harangues, ses anathèmes et ses malédictions. Mais non. La veille du +départ, à dîner, l'oncle Cyprien n'avait exprimé nulle opinion +violente en apprenant de la bouche du maître, la double villégiature +où se partageait la famille. A peine s'était-il permis une anodine +plaisanterie: + +--Alors, mes bons amis, vous bifurquez?... Bah! si c'est votre goût... +Cela repose, quand on se voit l'année entière!... + +Il paraissait presque gêné, ne quittait pas son assiette des yeux, et +n'avait repris sa belle humeur qu'une fois sorti de table... Un drôle +de corps, ce Cyprien, un cerveau bien fumeux et sur lequel toute +induction était fatalement téméraire!... + +Ce jugement dédaigneux contenta pleinement le maître. Il +s'assoupissait peu à peu. Il ne se réveilla qu'à la station de +Villedouillet. + +Sur le quai, Mme Chambannes, en robe de batiste à fleurs roses et +souliers de daim blanc, lui faisait signe de son ombrelle. Elle suivit +le train jusqu'à l'arrêt et, postée devant le wagon, elle souriait au +maître tandis qu'il descendait le raide marche-pied. + +--Ainsi, ces dames n'ont pas voulu? dit-elle malicieusement, après les +premières paroles de bonjour. + +--Non, chère amie... Pas moyen de les entraîner... Du reste, je n'ai +pas trop insisté... La mer est fort salutaire pour Thérèse... + +--Elles doivent me détester, avouez-le! + +M. Raindal, qui rougissait, affecta de ricaner: + +--Heu! heu! Je ne vous dirai pas que ce départ se soit effectué sans +certaines objections de part et d'autre... Ces dames ont leurs +idées... Moi, j'ai les miennes... Et vous savez que ce ne sont pas +toujours les mêmes... + +Puis il ajouta d'un ton plus fanfaron: + +--Seulement, elles ont pour habitude de respecter mes volontés et, +somme toute, la séparation s'est opérée mieux que je ne l'espérais, +malgré la scène regrettable dont, à Paris, je vous avais touché deux +mots... Enfin, me voici!... N'est-ce pas l'important?... + +Il y eut une pause. Zozé, le visage railleusement songeur, s'était +arrêtée sur le seuil de la gare. Un _tonneau_ de bois jaune attelé +d'un poney bai, à crinière rase, attendait contre le trottoir. Firmin, +le valet de chambre, qui se tenait à la tête du poney, salua +discrètement le maître. + +--Tenez, Firmin! dit Mme Chambannes... Gardez le bulletin de M. +Raindal... Vous vous occuperez de ses bagages, et vous les ramènerez +avec la carriole que j'ai commandée chez le loueur... + +Elle s'installait dans le tonneau, assise de trois quarts, face à la +croupe du cheval dont elle avait saisi les rênes. Le maître prit place +vis-à-vis. Zozé caressait d'un léger coup de fouet les flancs du +poney. La voiturette dévala par la cour inclinée, tanguant au choc des +aspérités. Quelques curieux, campés au bord du trottoir, avaient en la +regardant partir un sourire à demi narquois. + +Au bout d'un petit quart d'heure, la voiture s'engagea dans l'avenue, +semée de gravier, qui conduisait au perron des Frettes. + +Des arbres l'encadraient et soudain la maison surgissait,--une vaste +construction moderne avec des parois blanches que tranchait, à deux ou +trois fenêtres, la tenture bise des stores. + +Devant, une large pelouse était incrustée, dans les angles, de +rosiers, de dahlias et de flox variés en corbeilles. Puis aussitôt, le +parc commençait, sombre, touffu, sans bornes apparentes et longeant, +sur une longue distance, la route départementale dont une muraille le +séparait. + +A droite, à gauche de la maison, des arbres encore s'enlaçaient, +masquant de leurs branchages la campagne d'au delà, formant une +clôture épaisse jusqu'en arrière du bâtiment, autour d'une autre +pelouse, semblable à un petit pré où le filet d'un tennis cintrait le +réseau de ses mailles flasques. «Pour jouir de la vue», comme disait +Mme Chambannes, il fallait gagner le second étage. + +--L'étage de votre chambre, cher maître, et juste, votre côté, en face +de la pelouse du tennis... Une vue superbe, vous allez voir. + +M. Raindal la suivit dans l'escalier qu'emplissait une odeur d'iris. + +Zozé poussa la fenêtre. Une grande rafale de vent doux entra. Le +maître accoudé au balcon contempla lentement le paysage. + +Par-dessus les arbres, l'immensité de la plaine inférieure se +découvrait à l'infini. Les villages avec leurs clochers semblaient des +points topographiques marqués, comme sur la carte, d'un dessin +puéril. Sur la gauche, les coteaux adverses bombaient leurs pentes +quadrillées de cultures jaunes, brunes ou vertes. Et dans le bas, sans +qu'on la vît, on devinait la Seine dont une boucle au fond scintillait +en forme de serpe. + +--N'est-ce pas que c'est joli? fit Mme Chambannes qui, contre l'appui +du balcon, touchait de son coude dodu le coude de M. Raindal. + +--Fort beau! déclara le maître. + +Et il murmura, en tournant le regard vers Zozé: + +--Je suis bien heureux, ma chère amie, bien content d'être près de +vous! + +Elle remercia, de profil, par un sourire candide. A la pleine lumière, +la clarté de son teint s'avivait. On y discernait les subtiles nuances +finement superposées en un mélange diaphane. Le jour pénétrait la +batiste de sa blouse, et un reflet rose-pâle haletait sous l'étoffe. +M. Raindal, par devers lui, détailla tous ces charmes. Insensiblement, +sans le savoir, il appuyait son coude à celui de la jeune femme. Il +s'apprêtait même à saisir la main de sa petite élève--opération +toujours périlleuse qu'il ne risquait jamais que par un élan +d'audace,--mais, d'un coup, la porte s'ouvrit. + +La tante Panhias entrait, escortée par un domestique qui portait sur +l'épaule la malle de M. Raindal. + +Dès lors, jusqu'au lendemain, le maître et Zozé ne furent plus seuls. +La malle déballée, les visites se succédèrent: Mme Herschstein, Mme +Silberschmidt avec une de ses cousines de Breslau, et, à cinq heures, +l'abbé Touronde. + +On se réunit alors, à l'abri d'une sorte de clairière ombreuse, +encerclée de tilleuls et de basse futaie,--qui s'ouvrait dans le parc, +un peu après l'entrée, sur le flanc de l'allée principale. Au centre +de ce vide circulaire, le champignon d'une table en pierre était fiché +dans le sol. + +On y déposa du thé, des gâteaux et des fruits glacés au champagne, que +Zozé puisait à l'aide d'une petite louche dorée. + +Les dames s'étaient assises sur de confortables sièges en jonc, qui +avaient toutefois le défaut de crier au poids des personnes trop +lourdes. M. Raindal adopta de préférence un rocking-chair solide, dont +le balancement l'amusait. + +La causerie se poursuivit à travers des sujets faciles jusqu'au retour +de l'oncle Panhias, qui rentra de Paris sur le coup de six heures et +demie. Au moment de partir, l'abbé Touronde avait obtenu du maître +qu'il viendrait, dans la semaine, visiter son orphelinat. + +Le dîner fini, M. Raindal demanda la permission de se retirer. Il se +disait fatigué par cette journée d'installation. Mme Chambannes +l'encouragea à s'aller reposer. + +Avant de se coucher pourtant, il inspecta sa chambre. Tout y était +aménagé avec un raffinement parfait d'élégance campagnarde: les +meubles en frêne à poignées de cuivre, les cretonnes anglaises du +baldaquin et des rideaux, voire les simples cristaux de la toilette et +les sachets de lavande disséminés dans les tiroirs ou sur les planches +de l'armoire à glace. + +Les draps du lit fleuraient l'iris, un iris plus grossier, mais au +relent plus sain que celui dont se servait personnellement Zozé. M. +Raindal huma avec persistance cette senteur insolite où baignait son +corps; puis il souffla d'un trait sa bougie. + +Il allait s'endormir. Un bruit de pas, au-dessous, lui fit, dans le +noir, distendre les paupières. Qui était-ce? Sa petite élève, sa chère +amie? Quel flatteur et rare agrément de dormir sous le même toit +qu'elle!... A différentes reprises, le maître se retourna dans son +lit. Tumultueuses et indécises, mille images lui montraient Zozé. Il +soupirait, s'impatientait contre cette captivante insomnie. Le grand +air, probablement, la surexcitation du grand air! A la fin il s'y +résigna. Étendu sur le dos, il contemplait sans résister le défilé de +ses songeries fiévreuses. Elles s'accentuaient plus qu'il n'aurait +fallu, lorsque par bonheur le sommeil les balaya toutes. + + * * * * * + +Le matin, vers dix heures, Mme Chambannes proposa au maître une +promenade en tonneau. + +Ils partirent avec Anselme, le cocher, qui se tenait raide et +respectueux, malgré les cahots, dans l'angle de la charrette, près de +l'étui à parapluies. + +La matinée était limpide et fraîche, de cette fraîcheur d'août, tiède +encore entre les ardeurs de la veille et celles de la journée, mais +d'été quand même, rassurée, et sans rien de frileux qui annonce le +froid. + +Zozé conduisait, les mains hautes, les regards à l'aise et pivotant +au gré de la causerie, tandis que le poney trottait de toutes ses +forces, en secouant la croupe. + +Vingt minutes plus tard, on eut atteint la montée sous bois qui +précède la minuscule forêt de Verneuil. Le poney se mit d'instinct au +pas. De grosses mouches jaillissaient en essaim sous ses fers. +D'autres se collèrent goulûment à son encolure ou à ses flancs +rebondis. + +La futaie se diversifiait des plus harmonieuses couleurs. Clairsemée +en certains endroits, elle semblait toute blanche par les rangées des +minces bouleaux argentés. Plus loin, elle offrait des espaces +entièrement roses que la bruyère sauvage avait envahis. La masse +sombre des pins, qui dominait partout, se clarifiait aussi de jeunes +pousses vert tendre; et leurs fines aiguilles, apportées par le vent, +séchaient éparses dans la poussière. + +Au retour, on fit halte dans la route qui traverse le bois. Le maître +et Mme Chambannes s'assirent sur le talus où Anselme avait étendu une +couverture. Après quoi, Zozé tira son porte-cigarettes, en s'excusant. +A la campagne, n'est-ce pas? la correction peut se relâcher. Et puis, +dans un petit bois où on ne rencontre personne!... + +Elle n'achevait pas cette phrase, que deux jeunes cyclistes +apparurent. Ils pédalaient sans hâte, côte à côte. M. Raindal, +aussitôt, se rappela avec humeur l'intolérant oncle Cyprien. + +Les deux jeunes gens se désignaient Zozé d'un clin d'oeil goguenard. + +--Gentille! proféra distinctement le premier. + +Cette remarque familière acheva d'agacer M. Raindal. + +--Quel goujat! déclara-t-il, quand les bicyclistes furent passés. + +--Pourquoi? riposta Zozé en projetant une bouffée... Il ne faut pas se +formaliser pour si peu, à la campagne!... + +Ces trois mots lui constituaient, aux Frettes, une devise favorite, +une permanente justification de toutes les fantaisies qu'inventait sa +tristesse ou son désoeuvrement. + +Elle s'en autorisa, le lendemain, pour se priver, durant la promenade, +des services d'Anselme, dont la présence évidemment paralysait M. +Raindal. + +--Très bonne idée! approuva le maître dès qu'ils furent en route... +D'ailleurs il ne servait à rien, ce garçon!... + +Et il s'empara de la main de sa petite élève, si brusquement, si +violemment, que Notpou--c'était le nom, quasi égyptien, donné par Mme +Chambannes au poney--exécuta sous le heurt du mors un écart presque +épouvanté. + +--Tenez-vous donc tranquille, cher maître! gronda Zozé qui ramenait la +bête dans l'allure... Vous effrayez Notpou... Vous allez nous faire +verser!... + +--Il y avait si longtemps! bredouilla M. Raindal. + +Elle esquissait un sourire d'indulgence. Le maître, soudain enhardi, +interrogea de la voix distraite qu'il employait à ces questions: + +--Et ces messieurs de Meuze?... Vous avez de leurs nouvelles?... + +Mme Chambannes répliqua, avec un effort pour contenir le sang qu'elle +sentait fuser vers ses joues: + +--Aucune!... Je crois qu'ils sont à Deauville jusqu'à la fin du mois, +comme je vous l'ai dit l'autre semaine... Ils devaient y arriver la +veille de mon départ... + +M. Raindal, les mains pendantes au bout des bras, la fixait d'un +studieux regard: + +--Alors ils ne viendront pas ici?... + +--Pas que je sache, pendant le mois d'août, repartit Zozé qui avait à +demi maîtrisé sa rougeur... Et après, ce sera la chasse... Ainsi, vous +voyez!... + +--Parfaitement! murmura le maître, tandis qu'au dedans de lui-même il +interpellait avec rage Thérèse. + +Ah! qu'il l'eût souhaitée là, pour un instant seulement, à portée +d'entendre! Voilà comme on accuse et comme on calomnie, sans preuves, +sur des impressions jalouses et incertaines! «Une dame qui a +publiquement un amant!» se redisait M. Raindal. Publiquement! Un +amant! Où cela?... A Deauville peut-être! (Car peu à peu le maître +avait circonscrit ses soupçons, rassemblé toute leur vigilance sur la +tête de Gérald, l'unique jeune homme, au demeurant, que vît +fréquemment Mme Chambannes.) Oui, à Deauville, à cinquante lieues des +Frettes, délaissant ses amours durant un mois et plus! Un bel amant, +en vérité!... Quelle misère et quelle injustice! Il eut un ricanement +de mépris. + +--Vous riez, cher maître? interrogeait Mme Chambannes. + +Pour toute réponse d'abord, il prit doucement la main droite de Zozé +qui, au-dessous de la main conductrice, retenait l'extrémité des +rênes, et, l'élevant jusqu'à ses lèvres: + +--Je ris, dit-il entre deux baisers, je ris de la méchanceté, ou plus +exactement, de la sottise humaine! + + * * * * * + +Bientôt le programme des journées se régularisa. Lorsque la chaleur +n'y faisait pas obstacle, le matin était réservé aux promenades en +tonneau. + +On fuyait les parages mondains qui, au delà de Poissy, avoisinent +Saint-Germain. On s'acheminait plutôt, selon le cours de la Seine, +vers Pontoise, ou même vers Mantes: régions accidentées, montueuses et +souvent grandioses dont, comme Mme Chambannes, le maître s'était +épris. + +Le vent y roule ses amples ondes à travers plateaux et collines, avec +des saveurs fortes qu'on croirait issues de la mer. Parfois, au sommet +d'un chemin encaissé qui monte sous l'ombrage, une perspective +inattendue étale des espaces énormes, des forêts, des routes +entre-croisées, la largeur du fleuve, un gros bourg, des boeufs dans +une prairie, des vignes sur un coteau, tout l'imprévu complexe des +campagnes provinciales, loin de Paris, loin de la banlieue... + +Le maître et Mme Chambannes partaient donc vers neuf heures et ne +rentraient que pour déjeuner. D'autres jours, afin de parer aux +médisances, ils emmenaient l'abbé Touronde. + +M. Raindal et l'abbé occupaient une banquette. Zozé, sur l'autre, +conduisait. + +Un jeudi qu'ils avaient, tous trois, poussé jusqu'à Mantes où le +maître désirait acheter une paire de souliers jaunes, leur entrée fit +sensation. L'étrangeté de la voiture, la grâce mutine de Mme +Chambannes, les cheveux blancs de M. Raindal et la soutane de l'abbé +s'étaient accumulés pour frapper les curieux. Devant la porte du +bottier, des gamins avaient entouré le tonneau. Les boutiquiers du +voisinage étaient sortis sur le pas de leur magasin et échangeaient +des plaisanteries. L'ensemble de ces émotions populaires fut résumé en +un court filet anonyme du _Petit Impartial de Seine-et-Oise_. Nul nom +n'y était imprimé. Mais on ne pouvait se méprendre au sens de +l'allusion, au titre de l'article: _Suzanne_, ni à l'âpreté déployée +par le rédacteur contre «certains ecclésiastiques amis des orphelins», +dont la masse, à ne s'y point tromper, pâtissait pour l'abbé Touronde. + +A la suite de cette mésaventure, Mme Chambannes évita désormais les +villes. + +Du reste, les promenades lui étaient moins un plaisir qu'un +passe-temps entre l'heure de lire les lettres de Gérald--quand il en +arrivait--et l'heure de lui écrire. + +Chaque jour, après déjeuner, elle s'enfermait chez elle pour lui +tracer de longues pages astucieusement rédigées de manière à stimuler +son inerte tendresse et sa jalousie somnolente. Pendant ce laps, M. +Raindal, remonté censément au travail, faisait la sieste à l'étage +supérieur ou, par imitation, écrivait quelques mots aux siens. Et +c'eût été une piquante comparaison que celle de leurs deux lettres: +Zozé se noircissant à dessein, multipliant les détails équivoques, +les récits d'épisodes où sa coquetterie s'ébattait parmi les +admirations, les hommages masculins, les regards fervents de M. +Raindal, de l'abbé, d'un passant, de tous les hommes,--et le maître, +au contraire, épuisant les exemples à la blanchir des suspicions, à +prouver sa candeur enfantine, sa vertu, son indubitable pureté. + +On ne se retrouvait que vers quatre heures; et, selon la température, +on demeurait dans le jardin, ou l'on rendait visite aux gens du +voisinage: à l'abbé Touronde dont M. Raindal inspecta par deux fois +les petits orphelins, aux Herschstein, aux Silberschmidt. + +Nulle part le maître ne s'ennuyait, sauf les cas où pour une course +jusqu'au village, des ordres à donner, une toilette à changer, Zozé le +laissait seul avec la tante Panhias. Il n'avait d'autre consolation +que de parler de sa petite élève. Il confiait à Mme Panhias ses +remarques sur l'humeur variable de Zozé. Certains matins, elle +paraissait en proie au spleen, sans qu'aucun motif saisissable +justifiât ces accès de tristesse. A quoi donc les attribuer? Mme +Panhias, qui avait, en secret, noté la concordance de ces crises avec +le retard des lettres timbrées de Deauville, répondait évasivement: + +--C'est sa _natourre_ comme cela! Que voulez-vous?... + +--Je ne dis pas! approuvait M. Raindal... En effet!... Nature +rêveuse!... Nature essentiellement mélancolique!... + +Et il se promettait de ne rien négliger pour distraire sa petite +élève. + +Une après-midi même, par crainte de la contrarier, il consentit à +jouer avec elle au tennis. Zozé défendait un camp, M. Raindal et la +tante Panhias coalisés, l'autre camp. Plus par essoufflement que par +respect de sa dignité, le maître, au bout de quelques minutes, renonça +à ce jeu. Il n'y avait que médiocrement réussi. Zozé, dans un esprit +d'abnégation, ne renouvela pas la tentative. + +Elle aussi se targuait de sollicitude. Elle plaignait le pauvre M. +Raindal pour les tracas de famille dont il avait avoué quelques traits +significatifs. Et quand le maître, en sa présence, ouvrait une lettre +provenant de Langrune, elle ne manquait pas de s'informer si ces dames +étaient moins méchantes. + +--Peuh!... La glace... toujours la glace!... Des questions sur ma +santé... des nouvelles de la leur... des compliments pour vous... des +baisers... Dix lignes à peine!... Lisez plutôt!... + +Elle parcourait la feuille et se remémorant les lettres de Gérald--des +lettres dont le laconisme n'excédait guère celui du billet qu'elle +lisait: + +--Oui, cher maître! soupirait-elle... Comme vous disiez, l'humanité +est joliment bête!... + +Ces jours-là, par pitié pour ces douleurs pareilles aux siennes, elle +opposait moins de rigueur aux baisers furtifs dont M. Raindal +poursuivait, en toute occasion, ses mains nues ou gantées. Elle +s'ingéniait à commander des plats succulents qu'elle savait +devoir lui plaire. Puis, le dîner fini, dans le salon, s'il ne +s'endormait pas, elle lui faisait la lecture--le journal, un ouvrage +d'histoire--timidement, de son mieux, avec des intonations inexactes, +des erreurs de petite fille, qui attendrissaient le maître au plus +haut point. Ou, comble de délices, elle acceptait son bras pour un +tour au jardin, le long de la pelouse, devant la terrasse du perron. +Quand des nuages chargeaient le ciel, au couvert de l'obscurité, M. +Raindal, bravement, baisait la main de la jeune femme qui le +repoussait en chuchotant. Une fois, il faillit hasarder un baiser plus +proche, dans la nuque, profitant du corsage à demi décolleté que +portait le soir Mme Chambannes. Mais au moment d'exécuter, une telle +frayeur l'empoigna, qu'il s'arrêta du coup sur place. + +--Vous êtes souffrant, cher maître? interrogea Zozé. + +--Non! fit-il se remettant en route... J'écoutais le vent dans le +feuillage!... + +Quand il remontait vers sa chambre, après ces nocturnes équipées, il +avait peine à se mettre au lit. Les réflexions sourdaient en lui par +bouillonnantes cascades. Il comptait le nombre des baisers tolérés par +Mme Chambannes depuis le matin: un dans le bois de Verneuil, un autre +dans le parc avant le déjeuner, un autre l'après-midi, dans la chambre +de Zozé où il s'était rendu sous prétexte de réclamer un livre, un +cinquième, un sixième, ce soir, au-dessous de la terrasse... Additions +enfantines et non sans vanité,--il en convenait modestement! + +Mais que pèsent les considérations métaphysiques auprès de l'écrasante +réalité de nos joies? A celle-ci il n'est de mesure que les variations +de notre sentiment. S'il s'exalte, ne dédaignons point ses +enthousiasmes; s'il s'abaisse et fléchit, quelle philosophie le +relèvera?... Ainsi méditait M. Raindal, avec un mépris graduel pour +les plaisirs spéculatifs. + +Souvent il atteignait à l'extrême franchise, à ces examens solennels +où l'âme parle à l'esprit, comme l'épouse fidèle à l'époux. Eh bien! +oui, là, sous les yeux clairs de sa conscience, M. Raindal ne le niait +pas. Il était un peu amoureux de sa gentille petite élève. Il +éprouvait à son approche des rougeurs, des émois, des sursauts +intérieurs qui, de l'aveu général, sont l'indice de l'inclination. +Amour certes inoffensif, flamme qui n'ardait pas, rayons ultimes du +coeur! Quel danger courait-il à se réjouir de ces lueurs +crépusculaires que la Vie, par un dernier bienfait, rallume +quelquefois sur la route de la tombe? Quelle faute commettait-il en +puisant dans ces illicites baisers une fougue de jeunesse renaissante, +un démenti continuel au déclin fatal des années? + +Ces pensées graves l'attristaient. Il déplorait d'être si vieux, de +n'avoir pas connu plus tôt sa chère amie Mme Chambannes. Puis, sans +mentionner le départ prochain qui le séparerait de la jeune femme, +combien d'heures auprès d'elle lui ménageait encore la Destinée?... Et +sous une poussée d'amertume, il s'attablait pour écrire à Thérèse, +faire l'essai de nouveaux projets. Août allait finir, et, de certains +propos échappés à Mme Chambannes, M. Raindal n'était pas éloigné de +conclure qu'une prolongation de séjour charmerait la châtelaine. Dans +maintes causeries elle semblait avoir indiqué que la venue de ces +dames en septembre ne serait pas pour lui déplaire. Qu'en +disaient-elles, ces dames? Le cas échéant, voudraient-elles rejoindre +le maître au lieu de rentrer à Paris, par ces «grosses chaleurs» qui +menaçaient de persister? M. Raindal ne prétendait pas les contraindre. +Pourtant, à son avis, la bouderie durait trop; et il ne lui paraissait +guère séant de rebuter une seconde fois des avances tellement +cordiales... + +Il se couchait ragaillardi par cette espérance qu'on a, d'avoir +exprimé ses espoirs. Et le lendemain, à la vue de Zozé, toute +souriante et fraîche dans un peignoir léger, comme une nymphe +matinale, les dernières vapeurs de sa mélancolie fuyaient. + +--Où allez-vous donc, cher maître? lui criait-elle allègrement du haut +de sa fenêtre. + +Il relevait la tête, et, lançant à Mme Chambannes un camarade bonjour +de la main: + +--Je vais à l'écurie donner du sucre à Notpou... Et après, je vais à +la poste jeter une lettre pour ces dames!... + +--Dépêchez-vous, cher maître!... Dans une demi-heure, je suis +prête!... + +Il se retournait tous les cinq pas, en plaçant la main contre ses +yeux. Elle souriait toujours, accoudée au balcon. Les larges manches +de son peignoir avaient glissé. Et son bras replié sur la balustrade +dressait une solide massue de chair blanche. + +«Pourvu que ces dames veuillent!» songeait M. Raindal en s'acheminant +vers l'écurie. + +Un matin qu'il revenait de porter à la poste la quatrième lettre +depuis le début de la semaine,--trois étaient demeurées sans +réponse,--il rattrapa, en route, le facteur cantonal qui desservait le +château. + +--Une lettre pour vous, monsieur! fit l'homme en saluant. + +Le maître ralentit l'allure. C'était une lettre de Langrune. Ces dames +reconnaissaient la justesse des remarques concernant les grosses +chaleurs. En conséquence, elles retarderaient leur départ et ne se +réinstalleraient à Paris que vers le 15 septembre. Des Frettes, de Mme +Chambannes, pas un mot. + +--Les sottes! murmurait le maître avec contrariété. + +Mais son contentement fut plus fort. Au fait, il acquérait la +prolongation désirée, le droit de rester aux Frettes. Qui sait même si +en venant, ces dames ne l'eussent pas incommodé d'une humiliante +surveillance! Et quant à leurs froideurs, quant à leur sourde +inimitié, on aviserait au retour, on les materait coûte que coûte. + +Il marchait si vite qu'il croisa le facteur à la porte du château. + +Au milieu de la terrasse à balustrade de pierre, qui longeait le +pourtour de la maison, Zozé rêvait assise dans un fauteuil de paille. +Devant elle, sur une petite table, près d'un plateau à thé, gisaient +des lettres dépliées. + +--Y a-t-il du neuf, cher maître? questionna-t-elle.. Le facteur m'a +dit qu'il vous avait remis une lettre... Est-ce que c'est de ces +dames?... + +M. Raindal balbutia des explications confuses. + +--Alors, quand partez-vous? fit Zozé avec calme. + +Il la contemplait d'un air un peu déçu. + +--Eh! je ne pars pas, mon amie... Puisque vous le voulez bien, j'aurai +le bonheur de ne pas partir!... + +Il avait décoché--à droite, à gauche--deux regards circonspects, et il +saisit la main de Zozé en inclinant le buste. + +--Maintenant, moi aussi, j'ai de grandes nouvelles! déclara la jeune +femme qui réprimait un geste d'énervement tandis que M. Raindal +achevait son lourd baiser... D'abord, j'ai reçu un télégramme de +Georges. Il revient le 1er septembre, lundi, dans trois jours... + +--Ah! fit M. Raindal machinalement... Tant mieux!... Il va bien?... + +--Très bien!... Vous lirez sa dépêche... Et ensuite... + +--Ensuite? redit le maître avec une oppression d'anxiété. + +--Ensuite, j'ai reçu une lettre de ces messieurs de Meuze m'annonçant +qu'ils viennent passer une huitaine aux Frettes. + +M. Raindal, dont la bouche se tordait, tenta une objection suprême: + +--Cependant vous m'aviez assuré... + +--Oui, qu'ils devaient faire l'ouverture... Ils la font en Poitou, où +elle n'a lieu que le 12... + +--C'est différent! murmura le maître d'un ton vaincu... Ils arrivent +quand, ces messieurs? + +--Lundi également... + +Le maître respira et, d'un accent plus ferme: + +--Le même jour que votre mari? + +--Oui! fit Zozé qui l'observait du coin de la paupière... C'est-à-dire +que Georges débarque à Paris vers neuf heures... L'oncle Panhias va le +chercher à la gare du Nord et il ne pourra pas être ici avant onze +heures... Ces messieurs de Meuze, eux, y seront dans l'après-midi... +Georges les suivra de quelques heures, en somme! + +--C'est ça, de quelques heures! répétait au hasard M. Raindal. + +Il appuya la main à son front, se plaignant d'une subite migraine. Le +soleil, sans doute, ou sa hâte à rentrer! + +--Si vous permettez, je ne sortirai pas ce matin, dit-il... Je préfère +me reposer... + +Mme Chambannes, en souriant, le regardait s'en aller. Puis une chute +de maussaderie lui abaissa les lèvres. Au fond, il n'y avait pas de +quoi rire! Tout s'arrangeait très mal. Le maître prenant au sérieux de +banales phrases de politesse, ou des regrets formulés dans un moment +de colère contre Gérald; le père Raindal collant au Frettes pour +quinze jours! Là-dessus Georges qui tombait de Bosnie! Le marquis et +son fils arrivant en même temps, comme convenu! Pas d'espoir que Raldo +consentit à hâter leur retour! A peine une soirée pour se revoir, se +retrouver! Et cela, devant le père Raindal qui faisait déjà la tête, +et les aurait sous l'oeil! Que de malchances, de complications, de +difficultés!... + +Mme Chambannes, pendant les trois jours qui suivirent, s'excusa de +son humeur morose. Elle se sentait souffrante, elle avait mal aux +nerfs. + +M. Raindal affecta la pitié, le bon vouloir. A peine essayait-il un +baiser ou deux, par contenance. Mais lui non plus n'était pas gai. +L'oncle Panhias, courtoisement, lui en adressa le reproche. Le maître +feignit de s'étonner. Non, franchement, il n'avait nulle raison d'être +triste; et pour prouver son insouciance, il ricanait en se tapant la +poitrine: + +--Ha! ha! Moi pas gai! Ha! ha! Et pourquoi ne serais-je pas gai? +Ha!... + +L'image de Gérald retraversait, plus vivace, son esprit: le petit rire +du maître s'arrêta net, comme brisé en deux par un choc. + + + + +XVII + + +Le lundi soir, après dîner, on passa au salon pour prendre le café. + +Zozé inaugurait une robe en mousseline bleu de lin, dont le corsage +échancré laissait à nu son cou cerclé d'un double rang de perles. Le +marquis était en habit et cravate blanche, Gérald en smoking avec une +rose jaune à la boutonnière. Et il émanait d'eux comme un reflet de +fête. + +Les hautes croisées de la pièce étaient demeurées ouvertes. Elles +donnaient de plain-pied sur la terrasse du pourtour. Par l'écartement +de leurs battants, on apercevait la pelouse et les corbeilles, l'amas +touffu des arbres du parc. Le jour ne se retirait qu'à regret. Ses +clartés grises semblaient, dans l'air, disputer à la nuit la tiède +saveur de cette journée finissante. + +--Jolie soirée! fit M. de Meuze qui fumait un cigare au balcon de la +terrasse. + +M. Raindal, assis dans le fond du salon, face à la fenêtre, lisait le +journal près d'une lampe. Mme Chambannes et Gérald causaient dans +l'angle de gauche sur un petit divan de cretonne. La tante Panhias +servit à chacun le café, tout en maugréant contre son mari qui s'était +obstiné à ne partir qu'après le dessert. Avait-on jamais vu entêtement +si absurde! Dès lors que l'on se rendait au-devant de quelqu'un, +n'était-ce pas le moins que de sacrifier son dessert? Et elle +tourmentait Zozé pour connaître l'heure des trains, calculer les +correspondances, décider si l'oncle Panhias arriverait en temps voulu! + +M. de Meuze, qui reparaissait, interrompit ces doléances: + +--Vous m'excuserez, mesdames! fit-il... Le voyage m'a harassé... Je +vais aller mettre au lit ma vieille patraque de personne!... + +Il s'approchait de M. Raindal pour lui tendre la main. + +--Chut! murmura-t-il en se retournant vers les jeunes gens... La +science dort... Paix à son sommeil!... Bonsoir, chère madame!... + +Zozé lui adressait de la tête un amical adieu. + +--Oh! ce n'est rien! déclara à mi-voix la tante Panhias... Cela lui +prend presque chaque soir, à ce brave M. Raindal!... + +Elle s'esquivait avec le marquis, ayant vingt choses à commander pour +les appartements des nouveaux hôtes, le retour de Chambannes, la +voiture qu'il fallait atteler. + +--Enfin seuls! susurra gouailleusement Gérald. + +--Plus bas, mon chéri! implora Zozé qui lui pressait la main. + +--Quoi?... Puisqu'il dort!... + +Zozé, les sourcils froncés, examinait M. Raindal sans lâcher la main +de son Raldo. Puis, se levant et tirant à elle le jeune homme: + +--Tiens, venons sur la terrasse... Je serai plus tranquille... + +Elle soupirait: + +--Oh! mon Raldo, quelle scie qu'il soit resté!... Et tu sais, nous +l'avons encore pour quinze jours!... + +--Oui, tu m'as dit!... Bah! s'il nous gêne, on le sèmera, le +Kangourou!... Ce ne doit pas être bien difficile!... + +Il s'étaient accoudés dehors à la balustrade de pierre blanche. M. +Raindal, minutieusement, entr'ouvrit les paupières. D'où il se +trouvait placé, il ne voyait que de biais que Mme Chambannes, +l'évasement de sa jupe bleu pâle, son buste de trois quarts, sa fine +tête profilée à droite.... Pour parler à Gérald, sans doute, à Gérald +qu'il devinait tout près, coude à coude avec elle, comme il avait été +lui-même, là-haut, dans la chambre lumineuse, le premier jour de +l'arrivée!... Il retint sa respiration afin d'essayer de les entendre. +Il ne distinguait qu'une mélopée de paroles confuses, une cascade de +syllabes ouatées dont le sens se brisait aux invisibles cloisons de +l'air. + +Parfois le buste de la jeune femme oscillait, son profil sombrait dans +le noir. Un meurtrier arrêt tranchait l'entretien. M. Raindal, les +mains collées à son fauteuil, contemplait avec un recul de souffrance +la robe pâle sans tête, le corps décapité de sa petite élève. Pourquoi +se penchait-elle tant? A quel mystère inclinait-elle le chuchotement +de sa bouche rieuse? + +Et soudain une grande ombre fila derrière Mme Chambannes, la +silhouette de Gérald, sa rose, sa moustache brune. Des pas agiles +descendirent les marches du perron. Les cailloux grincèrent dans le +jardin. Maintenant, d'en bas, une voix contenue monologuait par +intervalles. Mme Chambannes, la tête fixe, paraissait l'écouter; et +son index, devant le visage, opposait des gestes de refus. + +M. Raindal, oubliant toute prudence, avait complètement écarquillé les +yeux. Une brusque volte-face de Zozé les lui fit refermer juste à +temps. Que se passait-il donc? Elle pénétrait dans le salon, y +cherchait un objet,--une mantille, présuma M. Raindal, au froissement +de la soie, des dentelles,--resortait sur la pointe des pieds, se +retournait un instant à la hauteur du seuil... Puis ses talons +sonnaient contre les degrés du perron. Le sable de l'allée recraquait +sous des pas. + +--C'est un peu fort! murmura le maître qui se levait en s'étirant. + +Il prêta l'oreille. Tout, dehors, s'était tu. Ah çà! où se +sauvait-elle? Oui, dans le jardin, se promener avec le jeune Gérald. +Mais s'ils se promenaient, comment expliquer ce silence? Auraient-ils, +par hasard, franchi la limite coutumière, été jusqu'à la pelouse, +peut-être même au delà? Invraisemblable licence! Pourtant M. Raindal +tenait à s'en assurer. A son tour, il vint s'appuyer au balustre de +pierre blanche. Son coeur, par chocs désordonnés, tapait contre les +côtes, et ce martèlement continu se propageait à son bras gauche comme +un sourd tocsin intérieur. Il plongea d'un coup d'oeil dans le jardin. + +Le silence y persistait, sous le ciel chamarré d'étoiles. Un demi-jour +bleuâtre s'étalait partout où les massifs, les arbres, quelque +obstacle résistant et dense n'avait pas rabattu ses fragiles lueurs. +Ainsi la pelouse se discernait avec tous ses contours, toutes ses +corbeilles fleuries et sa pente légère. L'allée du bord aussi +dessinait nettement ses clairs méandres de gravier. Et l'obscurité ne +renaissait qu'après, à la haute muraille des tilleuls, qui dilataient +au loin, dans l'atmosphère humide, la senteur de leurs floraisons +tardives. + +D'habitude, M. Raindal raffolait de ce parfum sucré. Il l'aspirait +avec gourmandise, la bouche grande ouverte, les narines palpitantes. +Mais, à présent, l'angoisse pétrifiait tout son corps, sauf les yeux. +Il n'avait plus de force, de vie, de conscience que pour inspecter +l'ombre, que pour fouiller les ténèbres de ses regards cupides, des +regards qui voulaient et voulaient encore voir... + +Non, personne sur la pelouse, personne dans l'allée, nul bruit par le +gravier! Ils se cachaient donc dans le parc, les misérables? + +A cette question terrible, le maître ne prit pas le loisir de +répondre. Brusquement, il s'était redressé; et d'une allure +automatique, dont la raideur même titubait, il descendit les marches. + +Deux enjambées lui avaient suffi pour gagner la pelouse, la terre +grasse qui étouffait le bruit de ses pas. Il eut un ricanement +sardonique, une sorte de toux victorieuse. Au moins par ici, par ce +sol mou, on ne l'entendrait pas venir. Heu! heu!... Où se dirigeait-il +de sa démarche fascinée? Que dire, que faire, qu'inventer, si au coin +d'un sentier il se heurtait à eux? Y songeait-il seulement, sous la +sauvage douleur qui le brûlait sans trêve, le poussait en avant comme +une bête folle sous l'incendie? Il ne sentait plus rien, ni le parfum +des tilleuls, ni la fraîcheur de l'herbe qui humectait ses chevilles, +ni l'odieux de cette poursuite, ni la honte de ses ruses!... Il +approchait, il atteignait le parc, il allait voir!... + +Il s'était engagé au plus épais de la futaie. Le tapis des feuilles +mortes exhalait lentement vers lui son âcre odeur de pourriture +éternelle et toujours renouvelée. Des branchettes souples lui +cinglaient la face. Des racines entravaient ses pieds. Et il +continuait, les yeux à moitié clos par crainte des épines, la sueur +coulant à son front, les mains projetées en avant pour palper l'ombre +et le feuillage. + +Mais subitement, il s'arrêta. De la gauche, de l'endroit où il +supposait la clairière des tilleuls, l'espacement des arbres, le +champignon de pierre et les sièges de jonc, une rumeur montait, comme +un duo de voix violentes et langoureuses. Un instant, elles cessaient, +puis elles réitéraient leurs plaintes. Il eut l'impression que son +coeur se rétrécissait, s'annihilait dans sa poitrine. Il avait stoppé +une minute, car ses jambes pliaient... Il reprit sa marche, haletant, +courbé en deux comme un gorille, frôlant des mains le sol. Les voix +se précisaient à mesure qu'il rampait vers elles et soudain il faillit +fléchir. Il percevait tout maintenant, jusqu'au son familier de ces +voix. Et c'était un échange d'invocations tellement éhontées, +d'apostrophes à la fois si bestiales et si tendres qu'il en demeura +stupéfié. Ah! seule peut-être la reine Cléopâtre avait jamais déchu à +ce degré d'impudeur!... M. Raindal n'eut pas le courage de regarder, +de voir. Une panique rageuse l'emportait, un besoin frénétique de +fuir, d'échapper aux tortures de cette futaie infernale. Alors il se +précipita dans une course éperdue, furieuse, sans peur du bruit cette +fois, sans peur de se trahir, broyant les branches sur son chemin, se +vengeant contre les arbustes, ahanant, galopant avec un fracas de gros +gibier qui détale sous bois devant la meute. Il était à bout de +souffle. Il buta contre la pelouse où les dahlias le reçurent. Il +s'était prestement relevé, les genoux alourdis de terre moite. Il se +remit en route d'un train plus modéré, quoique hâtif encore. + +Sans courir, ses jambes nerveusement pressaient le pas, se +soulageaient à cette allure vive. Parvenu au bas du perron, +instinctivement il brossa de la manche ses habits. Par un restant de +clairvoyance, il redoutait la tante Panhias, sa curiosité, ses +questions possibles. Mais le salon demeurait vide. Le maître s'élança +dans le vestibule, gravit moelleusement l'escalier... Enfin il était +dans sa chambre. D'un coup de pied retentissant il referma la porte. +Sa main tremblante tournait à double tour la clef dans la serrure. Il +se laissa tomber, épuisé, au bord de son vaste lit apprêté déjà pour +le sommeil... + +La lassitude pourtant ne l'avait pas calmé. Des bouillonnements de +colère déferlaient dans ses veines. Il esquissait avec les mains des +gestes de destruction. Il aurait voulu tenir Mme Chambannes, la briser +comme les branches du parc, l'émietter, l'anéantir. + +Sa petite élève! Sa petite élève! Était-ce elle, était-ce cette bouche +candide qui avait proféré de si abominables mots? A chaque souvenir de +chaque parole, il sentait dans son coeur s'enfoncer comme une lame. +Non, son jugement prévenu s'insurgeait contre tant d'opprobre, sa +mémoire mentait!... Sa petite élève! Sa chère amie! Et, simultanément, +à ces noms d'affection il joignait les plus basses insultes. Il +évoquait Thérèse, sa haine contre Zozé, et il l'eût voulue auprès de +lui pour haïr la coupable ensemble. + +Oh! Thérèse ne s'était pas trompée sur la niaiserie de cette Mme +Chambannes, sur sa dépravation, sur sa médiocrité. En une fois, elle +l'avait mieux appréciée, devinée, condamnée, que lui en cent +rencontres. Car elle n'aimait pas, Thérèse, tandis que lui, il aimait, +hélas! + +--Oui, je l'aimais, je l'aime! murmurait-il d'une voix fervente comme +pour renier par cet aveu repentant tous les chétifs travestissements, +tous les artifices de pruderie où s'était abritée sa passion sans +vaillance. + +Un bruit de volets qu'on fermait, de pas dans l'escalier, interrompit +ses oraisons. Il espérait que Mme Chambannes monterait demander de +ses nouvelles. Que lui répondrait-il? Se jetterait-il à ses genoux, en +balbutiant piteusement des prières d'amour? Ou la repousserait-il de +quelque riposte méprisante? + +Il n'eut pas à choisir. Zozé ne montait pas. Et, à sa place, les échos +du parc reprenaient dans l'esprit du maître leur diabolique et vil +concert, le duo de leurs accents ravis. + +Oh! les atroces, les répugnantes paroles! M. Raindal comparait avec +les notes latines de son livre. C'était à vingt siècles de distance +presque les mêmes mots, les mêmes folies que celles dont Cléopâtre, +dans les pires extases, se plaisait à stimuler son amant, le soudard +Antoine! Par quel miracle d'universelle et immuable perversité ce +vocabulaire infâme s'était-il transmis honteusement de la reine des +Égyptes à la gentille amie du maître? Que de couples amoureux avaient +dû, d'âge en âge, le redire et le conserver!... + +Puis tout d'un coup, dans le trouble de ces parallèles historiques, +une nette intuition brilla. M. Raindal comprenait, il s'expliquait +enfin l'oeuvre de sa petite élève... Son professeur plutôt, sa petite +éducatrice, qui depuis le premier jour, peu à peu, lui avait appris +l'existence raffinée, les jouissances matérielles, la réalité +saisissable de tous ces termes qu'il employait naguère distraitement +dans ses phrases, dans ses livres, comme les pièces symboliques d'un +échiquier sans vie!... Plaisir, amour, luxe, élégance, ardeur des +sens, beauté, grâce, passion, tendresse, autant de vocables inertes, +avant que Mme Chambannes les lui eût vivifiés! + +Et la leçon dernière, l'achèvement de cet apprentissage, ne venait-il +pas de s'accomplir, là-bas dans la futaie où peut-être elle était +encore, pâmée, à l'oublier aux bras d'un autre!... + +La souffrance inconnue dont le déchirait cette vision apparut à ses +lèvres en un rictus d'horreur. Il s'était levé de son lit, les +paupières clignantes. Ses poings battirent l'air dans un élan de +menace. Il fut quelques minutes sans retrouver le fil de ses +méditations. + +Dans le fauteuil de cretonne où il s'était écroulé, fourbu, il +revivait toute sa carrière, la succession de ces années vertueuses +dont la droiture jadis exaltait son orgueil. Comme elle lui semblait +aujourd'hui maussade, mesquine, cette étroite petite sente parcourue +au prix de tant de peines et de tant d'efforts! Elle lui faisait +l'effet d'un de ces petits chemins détournés qu'on longe aux jours de +fête, pour fuir la joie des autres... Auprès, il entrevoyait, comme +dans une estampe ancienne, la kermesse bruyante de la Vie, des groupes +qui chantaient, des gerbes fleuries, des ivresses, des femmes avec des +hommes, l'exubérance fougueuse de la multitude en liesse... Et lui +cependant, à l'écart, poursuivait pas à pas sa route, après l'étape +franchie n'apercevant que l'étape prochaine, ne s'appliquant qu'à ne +pas dévier, ne mettant son zèle qu'à ne pas se distraire... Que lui +importait de l'autre côté qu'on s'amusât et qu'on vécût?... Ne +savait-il pas de science certaine la vanité vulgaire des plaisirs qui +contentent la foule, et le dégoût qu'ils laissent, et la sottise où +ils ravalent, et ce peu de chose qu'est la femme, _mulier_, devant un +esprit supérieur?... + +Les femmes, il n'en avait guère connu qu'une, la sienne. Sauf des +escapades d'étudiant, oubliées aussitôt que faites, il se rappelait +son existence de jeune homme, les quatre ans écoulés au désert sous +les ordres de Mariette-Bey, son imperturbable chasteté, ce précoce +mépris de l'amour dont le «Grand Bey» lui-même le raillait. Quand les +camarades quittaient le campement, se rendaient à la ville voisine +pour voir les danses des bayadères ou passer une nuit de congé avec +les filles indigènes, le plus souvent M. Raindal découvrait quelque +prétexte à ne pas les rejoindre: un travail à achever, un papyrus à +déchiffrer, une indisposition fortuite. «Sapristi, Raindal, +dégourdissez-vous donc, mon garçon! commandait le Grand Bey de sa voix +sarcastique... Vous finirez par nous faire croire que vous avez une +liaison avec une momie!» Le jeune savant riait, promettait de suivre +les camarades, et, à la dernière minute, se rétractait. Les bayadères +l'ennuyaient. Depuis, hormis sa femme, rien, pas une aventure, pas un +souvenir, ni un gracieux visage, ni aucun de ces fantômes chéris dont +une particulière beauté--la main, le sourire, la finesse des baisers, +la douceur des yeux--vous flatte jusqu'à la tombe de sa compagnie +secrète. + +Et à présent il était là, blanchi, défiguré par l'âge, incapable de +plaire, pantelant d'amour à l'heure où les voluptés cessent, épris +d'une jeune femme qui en aimait un autre... Quel châtiment! Quelle +agonie! Combien de temps durerait-elle à lui montrer toutes les +béatitudes manquées par morgue pédantesque ou superbe confiance en +soi?... + +Il s'était rapproché de la cheminée; et debout, vis-à-vis du miroir, +il tordait ses traits en grimaces pour se convaincre encore plus de sa +décrépitude sans recours. Ah! oui, un joli teint, de jolies dents, et +des rides, et des boursouflures, et des mollesses de chair, tout ce +qu'il fallait, ma foi, pour séduire une femme! + +Les roues d'une voiture écrasèrent le gravier du jardin. On entendait +des appels de voix, des rires. Georges arrivait. + +M. Raindal fut saisi de l'envie de descendre. Il alléguerait le retour +de Chambannes, la bienvenue à lui souhaiter, et il pourrait revoir +Zozé. La main sur le bouton de la porte, un scrupule d'amour-propre le +retint. Non, c'eût été trop lâche! Il resta. + +Des portes claquèrent au-dessous. Le silence se refaisait par la +maison. M. Raindal eut au coeur un nouvel élancement. Il réfléchissait +que maintenant le mari était chez sa femme... Ses épaules se +secouèrent dans un ricanement mauvais. Bah! il ne l'enviait pas ce +malheureux Chambannes. Non, vraiment, il n'y avait pas de quoi! Être +le mari d'une écervelée, d'une petite sotte, d'une indigne créature +qui l'instant d'avant... Il ne termina pas. Ses yeux s'injectaient de +sang. Des malédictions brutales jaillissaient de ses lèvres. Il +étouffait. Il ouvrit la fenêtre. + +La nuit avait fraîchi. Dans le lointain, parfois, dans la plaine, un +train faisait sinuer à l'horizon son serpent de lumières jaunes. Ou +bien les coqs du voisinage, abusés par la fausse pâleur du ciel, se +lançaient à travers les espaces leurs intrépides saluts, auxquels des +chiens répondaient en hurlant. + +M. Raindal gravement contempla les étoiles bleuissantes. Chacune lui +représentait un soleil avec des satellites gravitant autour. Il se +demandait combien de douleurs identiques à la sienne devaient en ce +moment gémir sur ces planètes obscures. Il raisonnait, calculait, se +grisait de pensées altières. Il invoquait la Douleur humaine, la +Souffrance des Mondes, la Plainte universelle,--toute la pitié +convenue, toute la charité verbale, toute l'hygiène égoïste et +hypocritement tendre, tous les remèdes déclamatoires que les livres +enseignent aux chagrins personnels. Mais il n'en éprouvait aucun +soulagement. + +Pauvre penseur, pauvre maître, pauvre homme! Ah! oui! il pouvait +appeler à son aide les spectacles célestes, les astronomes, les +philosophes Newton, Laplace, Kant et Hegel! Il pouvait se gonfler! Il +pouvait se grandir! + +Il n'en gardait pas moins à gauche de sa poitrine un atome de chair +plus sensible, plus réel que tous ces infinis de parade, impuissants à +le guérir comme à le dominer. + +Que lui demeurait-il donc dans l'accablante catastrophe? Sa famille? +Il avait, depuis un an, perdu jusqu'au goût de la chérir! Son travail? +Il en détestait l'oeuvre, le mirage menteur, la routine malfaisante! + +Alors il referma la fenêtre. Il renonça aux étoiles. Il se rassit sur +son lit et se mit à pleurer. + +Finies, les illusions! Finies, les fatuités de vieillard! Il s'en +irait le lendemain. Il ne serait pas témoin de _leur_ humiliant amour. +Il ne verrait plus jamais sa chère petite élève. Et il pleurait... +Douleur enfin sincère, sans vilenies de rancune, sans parodie +d'orgueil, douleur humble qui s'avoue et qui aime ses larmes! M. +Raindal y trouva l'apaisement, puis le sommeil. + + * * * * * + +Le lendemain cependant, vers dix heures, comme il descendait au +jardin, une commotion soudaine rouvrit sa plaie intime. + +--Oui, monsieur, Madame est sortie, assurait Firmin... Elle est allée +se promener en tonneau avec M. de Meuze.. + +--Avec lequel? aboya presque M. Raindal. + +--Avec M. le marquis... M. le comte et Monsieur sont encore dans leurs +chambres. + +--Ah! bien! Bon! fit M. Raindal en recouvrant son flegme. + +Il s'assit dans un rocking-chair, à l'ombre de la terrasse, et il +affecta de s'absorber à la lecture d'un journal. + +Mais ses yeux immobiles ne parcouraient pas les lignes. Leur zèle +intérieur suivait d'autres idées, d'autres phrases, le petit discours +de séparation, quelques paroles mystérieuses et fermes dont le maître +annoncerait son projet de partir. Il en savait le principal, quand +Notpou montra sa noire crinière rase à l'orée du feuillage. + +Le marquis dans la voiture saluait cordialement de la main M. +Raindal. Oh! plus de retardements! Plus d'hésitations! Le maître était +bien évincé, destitué de son pouvoir! Jusqu'au père de Gérald, jusqu'à +ce vieux marquis qui lui prenait aussi sa chère petite élève et dont +il se sentait jaloux!... S'en aller, il fallait s'en aller au plus +tôt! La souffrance elle-même exigeait ce prompt sacrifice! + +Le maître se leva. Il guettait le premier regard de Mme Chambannes, la +mine défaite, les paupières baissées qu'elle aurait immanquablement +pour lui dire bonjour. La physionomie de Zozé le déçut. Elle +s'avançait vers lui souriante selon son habitude, les yeux à l'aise +sous sa voilette relevée, tel un bandeau, à hauteur des sourcils; et +elle lui tendait sa petite main gantée de blanc, sans contrainte, +comme la veille, comme le matin d'avant, comme si entre eux la nuit, +Gérald, le parc, rien de toutes ces hontes n'eût été!... Il lui serra +la main d'une pression timide, et, se rasseyant dans le rocking-chair: + +--Auriez-vous quelques minutes d'entretien à m'accorder, chère madame? +questionna-t-il en considérant le cuir bruni de ses souliers jaunes. + +--Volontiers! fit délibérément Mme Chambannes qui traînait un fauteuil +auprès de celui du maître. + +Elle s'assit, et, caressant M. Raindal d'une de ses chaudes oeillades. + +--Je vous écoute, cher maître... Vous avez des ennuis? Pas de la part +de ces dames, au moins?... + +Elle se dégantait sans cesser de sourire; et, les bras relevés en +anses gracieuses des deux côtés de son visage, elle s'évertuait à +retirer la longue épingle cachée qui piquait son chapeau marin. + +--Vous vous trompez! bredouilla M. Raindal, les prunelles toujours +vagues. Il s'agit justement de Langrune. + +Ses mains pendantes se crispaient au bout de ses poignets. L'air +ingénu de Mme Chambannes le révoltait, comme un dernier défi à sa +crédulité. + +--Alors?... interrogea la jeune femme. + +Il osa la dévisager. Quoi! ces lèvres restaient fraîches après tant de +souillures! Nulle trace ignominieuse ne salissait ce limpide regard! +Pas même un frémissement! Pas même une rougeur! Le mensonge lavait +donc tout de ses eaux scélérates! Un regain de fureur souleva M. +Raindal. Sa prudence chancelait. Les phrases préparées fuyaient. Et, +le regard fixe, la voix bourrue, les mains cramponnées au fauteuil +comme pour y prendre plus d'élan, tout simplement il déclara: + +--Je m'en vais! + +--Vous partez! se récriait Zozé d'un ton de stupéfaction bien joué. + +M. Raindal se ressouvint à peu près des paroles à dire: + +--Excusez ma rudesse, ma mauvaise humeur... J'ai reçu ce matin, de ces +dames, de Langrune, une lettre si pressante que je dois y céder... +Elles me réclament là-bas, et je pars... Croyez que je suis navré!... + +Il y eut une pause. Zozé se recueillait. Sûre à présent qu'il +partirait, pourquoi ne pas conserver ce maintien d'innocence dont la +ténacité ne pouvait que dérouter ses soupçons? Et avec un +imperceptible sourire: + +--Je vous crois, cher maître, dit-elle, quoique vous m'étonniez... + +--Je vous étonne, chère madame? fit sournoisement M. Raindal dont le +coeur battait plus fort. + +--Voilà... J'étais en bas, ce matin, quand le facteur est venu... Il +m'a remis tout le courrier et il n'apportait pas de lettre pour +vous!... + +M. Raindal se taisait par bravade, dédaignant de se disculper, ne +niant pas sa supercherie. + +--Voyons, cher maître! reprit doucement Zozé... Puisqu'il n'y avait +pas de lettre, qu'est-ce qui vous fait partir? Quelqu'un vous a +mécontenté?... On vous a froissé sans le savoir?... Qui, dites-moi +qui, je vous prie? + +Et ses yeux, alentour, semblaient chercher le fautif, le vilain, le +méchant qui avait contrarié son cher maître. M. Raindal l'observa un +instant, les lèvres convulsées de dégoût. + +«Qui, dites-moi qui?» se répétait-il mentalement. C'était trop de +fourberie et trop d'impudence, à la fin! Il repoussa son fauteuil, les +mâchoires distendues, prêtes à mordre, à lâcher tout leur faix de +questions, d'outrages et de reproches! Mais d'un effort, il se +maîtrisait; et, marchant devant Zozé, allant, revenant, sur un court +espace de dix pas, il proféra d'une voix que la fureur hachait: + +--Ne me demandez rien, chère madame, rien, ce serait inutile!... Je +dois partir et je pars... Je ne puis vous en dire plus... Je ne sais +si vous me comprenez, et je souhaite que vous ne me compreniez pas... +Oui, je le souhaite de toute mon âme... Hélas! au contraire, je +crains bien que vous ne m'ayez compris... + +--Mais, cher maître!... protestait Zozé. + +--Bon! bon! chère madame!... Vous ne me comprenez pas?... Tant +mieux... Vous me comprendrez plus tard, à la réflexion... Je vous +prierai uniquement de m'éviter toute lutte, de vous prêter à mon petit +stratagème: la lettre reçue, vous savez, la lettre que je n'ai pas +reçue... Car ma résolution est irrévocable... Je partirai cette +après-midi... Rester ici une journée de plus me mettrait au +supplice... Je ne peux pas!... Je ne peux pas! + +Il suffoquait. Zozé s'était levée et lui avait saisi la main sans +qu'il se dérobât à l'étreinte: + +--Je ne vous comprends pas, cher maître... Vous êtes libre... Je n'ai +pas le droit de vous retenir... Pourtant, je vous demande pardon si je +vous ai offensé! fit-elle d'un accent ému, où la simulation n'était +que pour moitié. + +M. Raindal détourna la tête. Il ne voulait pas qu'elle vît ses yeux +chargés de larmes. Il dégagea sa main, et, feignant d'examiner la +pelouse, le parc, les nuages: + +--Je vous remercie, chère madame... Je n'ai pas à vous pardonner! +fit-il en toussant pour refouler une nouvelle montée de larmes qui +éraillait sa voix... Je partirai tantôt par le train de cinq heures... +Ne vous inquiétez pas de moi... Veuillez seulement me donner Firmin... +Il m'aidera à faire ma malle... Hum!... hum!... hum!... + +Il prolongeait sa toux, et, mélancoliquement: + +--Hum!... hum!... Quand je serai parti, quand je ne serai plus là, +j'espère que quelquefois vous penserez à votre cher... + +Il se corrigeait: + +--... A votre vieux maître, qui, lui, même de loin, ne vous oubliera +pas... + +La solennité de cette promesse achevait de le bouleverser. D'un pas +précipité, comme frappé d'un malaise, il gagna le salon, puis le +vestibule, puis l'escalier. + +Zozé courait derrière en pépiant de son intonation la plus suave, la +plus attendrie: + +--Cher maître!... Mon cher maître!... Et à Paris... à Paris, nous nous +reverrons, n'est-ce pas?... + +Il ne répondit que d'en haut, la voix redevenue nette, pour ne laisser +nul doute ensuite aux personnes de la maison: + +--Entendu, chère madame... Je transmettrai à ma fille votre +commission... D'ailleurs nous en recauserons à déjeuner, avant que je +parte! + + * * * * * + +Sitôt débarqué à Paris, M. Raindal s'informa des trains pour Langrune. +On lui en indiqua deux: un du soir qui arrivait dans la nuit, un autre +du matin qui le déposerait à Langrune dans l'après-midi. Aviser par +dépêche de son arrivée aurait alarmé ces dames. Il adopta de ne partir +que le lendemain, quitte à passer la nuit dans l'hôtel le plus proche; +et il descendit lentement vers la cour de la gare, où le soleil au +déclin distillait une buée d'or. + +Des cortèges mouvants et sans fin y défilaient sur la chaussée, sous +les arcades: toute la rentrée de la banlieue laborieuse qui retourne +le soir aux champs, toute la population élégante des _villas_ de +Seine-et-Oise,--tour à tour, de petits employés marchant allègrement, +deux par deux, au pas militaire, le chapeau rejeté en arrière à cause +de la chaleur, des bourgeois soulevant soigneusement hors de la portée +des chocs un paquet de friandises attaché d'une ficelle rouge, de +jeunes dames en toilettes claires avec des gants blancs comme Zozé, +des collégiens, des ouvriers, des messieurs bien vêtus qui se tenaient +debout dans leur fiacre pour sauter à terre plus vite... Et tous, ils +allaient vers le repos, vers l'amour peut-être, vers la quiétude des +campagnes, vers la belle nuit sous les arbres, vers le bonheur sans +prix que M. Raindal venait de déserter! + +La tristesse du maître s'en accrut, et aussi sa fatigue. Il eut l'idée +de s'étourdir. Il s'attabla à la terrasse d'un café voisin et demanda +une absinthe. + +Les paupières lui cuisaient, car dans le train derechef il avait +pleuré, négligeant toute fierté, ne résistant plus au chagrin. Zozé, +selon ses voeux, ne l'avait pas accompagné à la gare. Les adieux, +s'étaient faits en public, devant la tante Panhias, le marquis de +Meuze, Gérald et Chambannes assemblés. Exprès le maître était descendu +tard pour écourter ces cruels instants. Vain calcul. Cinq minutes +encore il avait dû attendre sur le perron, en présence de tous, et +sourire, et parler, et répondre aux questions... Quel martyre!... S'il +avait pu seulement embrasser la main de Zozé, l'embrasser avec +fougue, avec ivresse, comme jadis, goûter une dernière fois cette +volupté perdue!... Mais non! On le regardait, et ç'avait été sur les +doigts de sa petite élève un baiser glacial et superficiel dont il lui +paraissait que ses lèvres mêmes s'étonnaient!... Bah! peu de chose que +ces tourments auprès de ceux qui suivraient bientôt! + +Demain, il serait à Langrune, à des lieues et des lieues, forcé +d'expliquer son retour, prisonnier de sa famille, exilé sur une plage +morose! Demain, il serait redevenu le mari de Mme Raindal, le père de +Mlle Raindal, M. Raindal de l'Institut, un vieux savant austère, sans +personne pour charmer sa vie, sans nulle amitié clandestine, sans +nulle petite élève, sans nulle distraction secrète, sauf ses livres, +livres à écrire, livres à lire, livres à juger... + +--Des livres, des livres, toujours des livres! murmurait-il d'un ton +écoeuré. + +Et la pensée le taquinait de rester à Paris, de trouver un moyen pour +éviter Langrune. + +Sept heures sonnaient à l'horloge de la gare. Il paya le garçon et se +dirigea du côté des boulevards. + +Où dîner? Il se rappelait un restaurant, place de la Madeleine, dont +Chambannes et le marquis lui avaient, plusieurs fois, vanté la +cuisine. + +Il s'y achemina en flânant. La salle était encore à demi solitaire. Il +commanda un repas fin, avec des plats semblables à ceux que Zozé +préférait, une bouteille de Saint-Estèphe et une bouteille de +champagne glacé qu'on servit sur la table dans un vase d'argent. +L'absinthe l'encourageait à ces libations. Depuis qu'il l'avait bue, +il se sentait plus gaillard, moins triste. + +Il mangea copieusement et s'appliqua à boire. Ses idées s'allégeaient +et semblaient se pénétrer l'une l'autre. Confusion plaisante qui, par +moments, le faisait ricaner. Vers la fin du dîner, il conçut le projet +d'un drame, d'un mythe dialogué qu'il intitulerait _Hercule_. On y +verrait le Vice, sous la figure d'une femme--qui dans le cerveau du +maître ressemblait trait pour trait à Zozé--se présenter dans la +demeure du héros vieilli. Et le héros se lamenterait, pleurerait sa +jeunesse enfuie, implorerait les Dieux de la lui rendre... Le drame se +développait selon ce thème en axiomes grandioses et en plaintes +lyriques. + +Conception autrement vraisemblable que de représenter Hercule, dans sa +prime jeunesse, choisissant entre le Vice et la Vertu. Un tel choix +s'offre-t-il dans la vie coutumière? Non, on chemine avec l'une en +méconnaissant l'autre, ou inversement. Quel libertin ne regrette pas +un jour les heures passées dans la débauche? Quel intellectuel ne se +désole, à un instant fatal, d'avoir vécu dans l'ignorance des plaisirs +interdits? Rares sont les hommes qui, par la grâce divine, mêlèrent en +une juste proportion la pratique des deux... Et il y aurait de plus, +dans le mythe, des strophes en prose vengeresse contre le Vice, contre +Mme Chambannes. + +M. Raindal se levait et secouait les miettes qui tachetaient son +veston. Il prit d'une main vacillante le chapeau de feutre et la canne +que lui tendait le maître d'hôtel. Puis, les yeux un peu troubles, il +remonta le boulevard. Les ténèbres étaient venues. La foule joyeuse +des promeneurs nocturnes se coudoyait sur les trottoirs. Des souffles +d'arrière-été courbaient la cime des marronniers flétris. + +M. Raindal resongea à Zozé, aux tilleuls, au parc. Mille images +tentatrices zigzaguaient sous son crâne brûlant. Il aurait voulu +embrasser, étreindre, aimer. + +Devant la porte de l'Olympia des affiches l'attirèrent. On y +apercevait des femmes en maillot, des équilibristes, une jeune +personne décolletée entre des chiens savants. En haut, formé de +verroteries rouges, le nom de l'établissement étincelait en lettres de +rubis. Des filles entraient seules ou à deux. Par les portières +entr'ouvertes fusaient des bouffées de musique guillerette et +canaille. + +M. Raindal hésita. + +Mais d'un geste rapide comme un larcin, il avait arraché de la +boutonnière sa rosette d'officier. Il s'avança droit au contrôle et +disparut dans l'intérieur. + + + + +XVIII + + +Le lendemain matin vers onze heures, Mlle Clara Lancret, plus connue +dans les cabarets de nuit sous le surnom de l'_Irlandaise_, se +penchait à la rampe de son palier pour regarder quelqu'un descendre. + +--Dites donc, monsieur! cria-t-elle soudain, dans un élan de rappel +discret... Vous reviendrez, n'est-ce pas? + +Et le «Monsieur»--c'est-à-dire M. Eusèbe Raindal, membre de +l'Institut, officier de la Légion d'honneur, auteur de _la Vie de +Cléopâtre_ et de plusieurs autres ouvrages capitaux--le «Monsieur» +répliqua d'une voix faible qu'assourdissait encore la distance des +étages: + +--Oui, oui, certainement, je reviendrai!... + +Quelle déchéance! Quelle turpitude! Il avait suivi cette fille brune, +manqué son train, perdu tout respect de soi-même! Ah! si sa famille, +si Zozé le voyait dans cet escalier sordide s'enfuir sous les +tendresses de Clara l'Irlandaise!... Et où aller maintenant? Que faire +jusqu'au départ? + +Il stationnait au bord du trottoir, essayant de déchiffrer, +sur l'écriteau d'émail, le nom de la rue--rue d'Ams... rue +d'Amsterdam--qu'il avait oublié. Il se sentait la tête pesante, la +langue pâteuse, une envie de se rendormir. + +«Si j'allais voir Cyprien!» songeait-il en se raidissant contre le +sommeil. + +Il appela un fiacre. Mais rue d'Assas, l'oncle Cyprien était sorti +avec son tricycle. + +--Il n'y a pas trois minutes! affirmait la portière. + +Effectivement, l'oncle Cyprien s'arrêtait deux cents mètres plus loin, +rue de Fleurus, devant la maison de Johann Schleifmann. + +Il rangea sous la voûte son tricycle, «sa bête» comme il l'appelait, +puis, le recommandant à la vigilance du concierge, il s'engagea dans +l'escalier. + +--Vous venez me chercher pour déjeuner, mon garçon? fit Schleifmann +qui avait ouvert... Une minute: j'endosse ma redingote et je suis à +vous! + +Ils étaient entrés dans le cabinet de travail, une mansarde spacieuse +et claire, où deux nattes de paille recouvraient à demi le carrelage +rouge du sol. + +M. Raindal cadet avait une mine à la fois ricanante et cérémonieuse. +Il s'assit dans un vieux fauteuil et il déclara en retirant, d'un +geste théâtral, son vaste sombrero marron: + +--Non, mon ami, je ne viens pas vous chercher... Je viens causer avec +vous... + +--Qu'arrive-t-il donc? questionna Schleifmann. + +--Il arrive, mon cher, que je vous présente un homme fichu, +archifichu!... + +Et comme le Galicien levait les bras, dans une mimique de stupeur: + +--Oui, Schleifmann, lit M. Raindal cadet. J'ai joué sur les mines d'or +et j'ai perdu... + +--J'en étais sûr! clama le Galicien en assénant sur le carrelage un +coup de talon rageur. Et vous perdez combien? + +--Cent dix mille francs, mon cher!... Oh! vous n'avez pas besoin +d'écarquiller les yeux... Je dis bien: cent dix mille francs!... A la +dernière liquidation, le 15, je ne perdais que quarante mille +francs... Grâce à l'appui de M. de Meuze qui avait écrit à son ami M. +Pums, le père de votre élève, j'ai obtenu de Talloire, mon agent de +change--car j'avais un agent de change, est-ce assez comique, hé? moi, +un agent de change!--j'ai obtenu de Talloire un délai, moyennant un +à-compte de vingt mille francs, que je lui ai versés, oui, mon cher, +toute ma petite fortune d'un coup... Restaient vingt mille francs à +casquer... Bon!... Pour m'en libérer, j'ai rejoué... La débâcle est +survenue, plus terrible que jamais, organisée par toute la clique de +la bande noire... Je me suis entêté... J'ai décoché des ordres à tort +et à travers, comme un fou... Ci au total quatre-vingt-dix mille +francs de perte actuelle, et cent dix mille avec les vingt mille +d'avant. + +--Oh! mon pauvre Raindal, mon pauvre ami! murmurait le Galicien en +agitant la tête. + +--Ce n'est pas tout! reprit l'oncle Cyprien... J'ai demandé un nouveau +délai... Bernique!... Pums ne m'a pas reçu et Talloire m'a envoyé +promener... J'ai écrit au marquis qui est en villégiature à Deauville, +pas de réponse!... Alors, tantôt, si je n'ai pas payé, je serai +exécuté à la Bourse, et ce soir je m'exécuterai moi-même à +domicile!... Dites donc, Schleifmann, suis-je un homme fichu ou ne le +suis-je pas?... + +Le Galicien tournait de son pas traînard autour de la pièce, en +grommelant: + +--Diable de bête!... Diable de bête!... + +Puis brusquement: + +--Et votre retraite, Raindal?... Vous pourriez peut-être emprunter +dessus? + +--Enfant! s'écria paternellement M. Raindal cadet... Vous croyez que +je vous ai attendu?... Devinez ce qu'on m'en offre, chez les usuriers, +de ma retraite: quinze mille francs, quinze malheureux mille francs, +pas un fichtre de plus!... + +Le Galicien réfléchissait: + +--Écoutez, Raindal! répliqua-t-il enfin... J'ai cinq mille francs de +côté... Avec vos quinze mille francs, cela fournirait vingt. Les +voulez-vous?... + +L'oncle Cyprien s'était rapproché pour lui serrer la main: + +--Vous êtes un très gentil ami, Schleifmann, dit-il... Je vous +remercie bien... Cela «fournirait» vingt, oui, c'est-à-dire environ +vingt pour cent, de quoi prendre des arrangements qui me feraient +traiter par les uns d'honnête homme et par les autres de filou... Mais +après, mon ami, après, comment vivrais-je? Je n'aurais plus le sou, +plus un rotin... Il faudrait chercher une place, et, ce qui est plus +malaisé, la trouver... Non, voyez-vous, je n'aurais pas la patience... +Je préfère en finir tout de suite!... + +--Vous parlez comme bêta! se récria Schleifmann... En finir!... Et +pourquoi?... En voilà, un rentier! Tous travaillerez, diable!... + +--Je travaillerai! bougonnait l'oncle Cyprien... Je travaillerai si on +me donne du travail!... Et un homme de mon âge qui a sauté à la +Bourse, ce n'est pas précisément une recommandation, vous savez! + +Schleifmann grattait d'un air songeur son épaisse tignasse grise: + +--Voyons, mon cher Cyprien! fit-il au bout d'un instant... J'ai une +idée... Est-ce que, si on vous accordait le délai en question vous +seriez capable de rétablir vos finances?... + +--Je ne puis rien promettre! fit l'oncle Cyprien... Mais il y aurait +des chances... Le krach ne durera pas... De tous les côtés on affirme +qu'il est dû à une manoeuvre de la bande noire... D'ici quinze jours, +tout peut changer... En tout cas, claquer pour claquer, il serait plus +chic de s'être défendu jusqu'à la fin... + +--Et, naturellement, vous rejoueriez?... + +--Non, Schleifmann, je ne rejouerais pas... Je conserverais ma +position, comme ils disent, ma superbe position, et je regarderais +venir!... + +--Vous me le jurez sur la tête de votre neveu, Mlle Thérèse?... + +--Je n'aime pas beaucoup ce serment... Bah! soit... Je vous le jure +sur la tête de mon neveu... Mais pourquoi tous ces préambules?... + +--Eh bien, voici mon idée! fit Schleifmann d'un ton solennel... Où est +M. Pums à cette heure-ci?.. + +L'oncle Cyprien consultait sa montre: + +--Midi... Il doit être à la Bourse... + +--Bon!... Je vais aller le voir pour vous... Ce n'est pas un méchant +garçon... Au moment de mon histoire de réformes, vous vous rappelez, +mon cher Cyprien, c'est encore un de ceux qui m'ont accueilli le moins +mal... Et aussi il m'a laissé son fils comme élève, son petit gommeux +de fils... Quoi, j'espère, j'ai de l'espoir... Ça vous va?... + +--Ça me va, si on vous écoute! fit sceptiquement l'oncle Cyprien... + +--Donc descendons... Vite un fiacre!... Huf! huf! + +En bas, l'oncle Cyprien chargea le concierge de ramener «sa bête» rue +d'Assas et les deux vieux amis montèrent dans une voiture ouverte. + +Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, puis M. Raindal +cadet proféra d'un ton sarcastique: + +--Pour une fois dans ma vie que j'ai affaire aux juifs, avouez, mon +cher Schleifmann, que cela ne me réussit guère!... + +--Et M. de Meuze, riposta hargneusement le Galicien... M. de Meuze qui +vous a poussé là-dedans, est-il juif, lui?... + +--Non, en effet, concéda l'oncle Cyprien, il n'est pas juif... +Seulement, il est enjuivé, ce qui revient au même... + +--Et moi qui suis juif, et qui vous avais toujours dit de ne jamais +toucher à ces saletés-là, est-ce que... + +--Vous, c'est différent! interrompit l'oncle Cyprien... Vous êtes un +bon juif!... + +Schleifmann, comme de coutume, à cette réplique, ne put dissimuler un +geste de mécontentement. M. Raindal cadet regrettait sa maladresse +et, afin de détourner, aussitôt il se prodigua en indications +minutieuses, en renseignements topographiques sur le plan de la Bourse +et l'endroit où siégeait son Pums. + +--En outre, ajoutait-il, attention aux farces des commis... Il est +vrai qu'aujourd'hui on ne sera probablement pas à la plaisanterie... +Cependant, prenez garde aux blagues de ces messieurs... Ainsi, moi, la +première fois que je suis allé à la Bourse, ne s'étaient-ils pas +avisés de me glisser, sous le col de ma jaquette, une flèche de papier +avec écrit dessus en grosses lettres: _Cocu!_... Je sais bien que cela +n'a pas d'importance... Mais, sur le moment tout de même, c'est +quelquefois très ennuyeux!... + +La voiture s'arrêtait devant la grille du monument. + +--Je vous guette ici! cria M. Raindal cadet au Galicien qui +s'éloignait... Bonne chance pour nous deux et bon courage, mon cher! + +Là-haut, sous la colonnade, au sommet des marches, c'était la morne +Bourse des journées de débâcle. Pas un rire, pas une causerie, nul +éclat de voix joyeuses. Sur les visages, des teintes blafardes, les +plus braves s'essayant à railler, se convulsant les traits en sourires +menteurs, plus hideux qu'une grimace. Et, dominant ce lugubre mutisme, +les vociférations des commis, les surenchères de baisse, la clameur +monotone des ventes, des ventes à tout prix. On vendait. + +Une malencontreuse méprise entraîna le Galicien juste au milieu du +groupe des commis aux Mines d'Or. + +Poliment il soulevait son chapeau, et, se postant devant un jeune +homme blond qui avait cessé de hurler: + +--Pardon, monsieur, fit-il... Auriez-vous l'obligeance de me dire où +se tient M. Pums? + +L'autre le considérait d'un regard ébahi. M. Pums, en un pareil jour, +en un pareil moment! Comme si l'on n'avait que cela à faire! Attends, +attends un peu, ma vieille, on allait t'en donner du Pums!... Et +alors, sur un clin d'oeil du jeune homme blond, aux cris répétés de: +«Monsieur Pums! Monsieur Pums!» une bousculade effrénée projeta en +avant l'infortuné Schleifmann. + +«Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Le Galicien passait de mains en +mains, de groupe en groupe, lancé par l'_Or_ au _Comptant_, par le +_Comptant_ à l'_Or_, par l'_Or_ aux _Valeurs_, par les _Valeurs_ à +l'_Extérieure_, par l'_Extérieure_ aux _Turcs_. Et tous, malgré le +tragique de l'instant, malgré les angoisses de la séance, se +soulageaient les nerfs dans ce jeu brutal, se délassaient les bras et +le coeur à molester le vieil intrus... «Monsieur Pums! Monsieur Pums! +Monsieur Pums!...» + +Il avait échoué à l'angle du pourtour, ses lunettes d'or chavirées, le +chapeau tombé à terre sous une dernière bourrade. + +Un petit saute-ruisseau, en livrée vert-bouteille, eut pitié de sa +détresse. + +--Tenez, monsieur! fit-il en lui ramassant son chapeau... Vous +demandez M. Pums!... Je suis groom à la Banque... M. Pums est au +bureau 72, rue Vivienne... + +--Merci, mon petiot! bredouilla le Galicien. Merci bien, mon petit!... + +Puis lentement, se retournant à chaque pas par peur d'un mauvais coup +traître, et lissant de la manche son chapeau rebroussé, il descendit +les marches. + + * * * * * + +L'antichambre de la Banque était remplie de solliciteurs quand le +Galicien y pénétra: remisiers, teneurs de carnet, courtiers de toute +sorte, les uns assis, le regard vers leurs chaussures, dans une pose +méditative, les autres debout causant à plusieurs dans les coins, dans +l'embrasure des fenêtres, avec cette voix mesurée qu'on a près d'une +chambre d'agonisant. + +Seul, l'huissier en livrée verte, derrière sa tribune de chêne, +semblait indifférent aux soucis d'alentour et parcourait d'un oeil +placide le feuilleton du _Petit Journal_. + +Il leva un peu les paupières pour déchiffrer la carte que Schleifmann +glissait devant lui, et, recommençant sa lecture: + +--C'est bon, monsieur... Si vous voulez vous asseoir!... + +--Je ne veux pas m'asseoir! fit Schleifmann qui se contenait... Je +vous prie de remettre ma carte à M. Pums, et tout de suite, n'est-ce +pas? + +--Impossible, monsieur... M. le sous-directeur est en conseil. Il a +donné l'ordre qu'on ne frappe pas jusqu'à ce qu'il ait sonné... + +Et désignant de la main les courtiers assemblés: + +--Du reste, tous ces messieurs sont à passer avant vous! + +--Je ne sais pas si ces messieurs--et la voix du Galicien devenait +rogue--je ne sais pas si ces messieurs passeront avant moi... Mais je +vous prie encore une fois de remettre ma carte... Vous direz à M. Pums +qu'il s'agit d'une affaire grave, de la vie d'un homme... + +L'huissier dévisagea Schleifmann. Ces propos dramatiques, ce chapeau +hérissé, cette cravate de travers, cet accent étranger,--un pauvre +diable, un mendiant juif, sans doute! Et dédaignant de répondre, il +retournait à son feuilleton. + +--Ah çà! oui ou non, m'avez-vous entendu? balbutia Schleifmann, outré +par tant d'insolence... Irez-vous remettre ma carte, oui ou non? + +--Quand M. Pums sonnera, monsieur!... réitérait l'huissier en se +frisant la moustache, le buste obstinément penché sur son journal... +Je ne peux pas avant... + +--Vous ne pouvez pas! glapit Schleifmann... Parfait!... Nous verrons +bien... + +Il se dirigeait vers une haute porte peinte en brun, qu'il supposait +être celle du cabinet de Pums. + +--Où allez-vous? clama l'huissier en lui barrant le passage, les bras +étendus. + +Le Galicien l'écarta d'une rude poussée d'épaule: + +--Je vais où cela me plaît... Retirez-vous de là, diable!... + +Des remisiers accouraient à l'appel de l'huissier, cernaient +Schleifmann en le questionnant. Cette intervention acheva d'exaspérer +le Galicien. Il revoyait la scène récente, les bousculades, les poings +brandis, les visages mauvais, tout ce qui peut-être était sur le point +de reprendre, et d'une voix véhémente: + +--De quoi vous mêlez-vous, vous autres? Nous ne sommes pas à la +Bourse, hé? Fichez-moi le repos, ou le premier qui me touche, je lui +fourre mon pied dans le ventre!... + +--Comment! vous, monsieur Schleifmann! fit Pums en entr'ouvrant sa +porte au bruit de la bagarre... C'est vous qui parlez de pied dans le +ventre?... + +Le Galicien enlevait son chapeau, et, plus bas, à mi-voix: + +--Oui, c'est moi, monsieur Pums... On veut m'empêcher de vous voir... +Et cela presse... Comme je le disais à cet huissier grossier, il +s'agit de la vie d'un homme... + +--Mais c'est qu'en ce moment, protestait le sous-directeur. + +--Pour la vie d'un homme, monsieur Pums, il n'y a pas de moment! +Croyez-moi... Laissez-moi vous voir... Un jour, vous m'en +remercierez!... + +--Soit! fit Pums qui adressait aux remisiers un sourire d'excuse et de +connivence. + +Schleifmann suivait le banquier. La porte se referma. + +Pums s'était installé devant son bureau de palissandre; Schleifmann, +vis-à-vis de lui, tournait le dos à la porte d'entrée. + +--Je serai bref, monsieur Pums! fit-il en posant son chapeau sur la +table... D'un mot, je vous le répète, il s'agit de la vie d'un +homme... Et cet homme, je ne vous cacherai pas son nom plus longtemps: +c'est mon meilleur ami, M. Cyprien Raindal, le frère de M. Raindal de +l'Institut... Sa situation, je n'ai pas à vous l'apprendre... S'il ne +paie pas, il saute... Et j'ajoute: s'il saute, il se tue... Je viens +vous demander de le faire reporter... + +--Ce serait avec plaisir, monsieur Schleifmann, que je... murmura en +allemand Pums qui préférait cette langue pour les transactions +délicates. + +--Permettez! riposta Schleifmann en allemand, de même, par une +préférence analogue... Permettez... je n'ai pas fini... Vous me +demanderez quel intérêt vous avez à sauver mon ami Cyprien, à le faire +reporter... Cet intérêt, je vais vous le dire... C'est un intérêt +sacré, c'est l'intérêt de votre race, c'est l'intérêt des vôtres, de +vos enfants, de vos petits-enfants, de vos arrière-petits-enfants... + +--Désolé de vous interrompre! fit Pums qui tambourinait la table d'un +doigté impatient... Mais nous sommes en plein krach... J'ai vingt +personnes à recevoir... Je vous en conjure: vous m'avez promis d'être +bref... soyez-le... + +--Je le serai! dit Schleifmann. + +Et il partit d'emblée dans un interminable discours. Sa thèse était +que Pums, ayant guidé l'oncle Cyprien dans les spéculations premières, +devait le soutenir aux heures de débâcle. Que lui coûterait, au +demeurant, ce secours tout moral? A peine un risque, une signature. +Au cas même qu'il perdît la somme dont il se déclarerait garant, en +serait-il appauvri, incommodé dans son train de vie, lui dont on +évaluait la fortune actuelle à trois millions ou plus? Et d'autre +part, quelle gloire pour Israël, quelle noble tradition dans la +famille, quel magnanime exemple attaché au nom de Pums, cette légende +qui se redirait de bouche en bouche: un riche israélite, sauvant +libéralement de la misère, du suicide, un petit employé chrétien, +entraîné à la ruine par le goût du lucre et l'agio... De tels actes, +en se multipliant, feraient plus pour les Juifs que mille dons aux +pauvres, mille fondations sanitaires célébrées par la presse à grand +fracas d'éloges. De tels actes porteraient beaucoup plus loin que +l'aumône. Car ils découleraient de plus haut: de l'humanité, de la +justice même... + +Le Galicien s'était enfin tu. Pums redressa la tête, d'une légère +secousse, et, se renversant dans son fauteuil: + +--Mon cher monsieur Schleifmann, proféra-t-il d'un petit ton +doctoral... Je rends hommage à vos intentions, vous êtes un excellent +homme, mais laissez-moi vous le dire, vous n'entendez rien aux +affaires... + +Un clignement des paupières accentuait tout ce que ce verdict avait de +défavorable dans l'esprit de M. Pums; puis le financier continua: + +--Non, rien, absolument rien... Ainsi, vous vous imaginez savoir la +situation de votre ami? Vous n'en savez pas le premier mot... Si M. +Cyprien Raindal m'avait écouté, s'il s'était contenté de suivre mes +conseils, ses pertes seraient insignifiantes, dans le genre des pertes +du marquis de Meuze, son protecteur: sept mille, huit mille, dix mille +francs au _maximum_... Seulement, il a voulu faire le malin, votre +ami... Il a joué à son idée... Il s'est enfilé, comme nous disons en +argot de Bourse... Et, aujourd'hui, il trinque... A qui la faute?... A +moi ou à lui, répondez? + +--Monsieur Pums, riposta le têtu Galicien, je ne suis pas venu pour +vous parler affaires... En effet, je n'y entends rien... Je suis venu +en juif et en ami vous parler coeur, vous parler justice, vous +réclamer votre aide pour un brave homme que j'aime bien... Si vous ne +l'accordez pas, ce sera tant pis et ce sera triste, parce qu'il en +mourra, le garçon! + +--Très regrettable, fit Pums, mais pas sûr... Hum! vous m'avez +dérouté... Où en étais-je? Ah oui!... Je vous expliquais que M. +Cyprien Raindal a joué comme un enfant, comme un malade... Malgré +tout, à la liquidation du 15, par égard pour son frère, pour M. de +Meuze, je me suis démené, j'ai intercédé auprès de l'agent de change, +j'ai sorti provisoirement votre ami de son bourbier... Et maintenant +vous venez me demander de le faire reporter?... Reporter! Vous êtes +extraordinaire, ma parole!... D'abord le krach est général. On ne +reporte plus personne!... Et puis, ça l'avancerait à grand chose +d'être reporté!... Oui, je saisis, parbleu!... Vous pensez qu'il +n'aurait rien à payer pour le moment, que le report c'est comme qui +dirait un délai, un ajournement. Voilà qui montre encore votre +ignorance des affaires de Bourse, excusez-moi monsieur Schleifmann, +il n'existe pas d'autre mot, votre profonde ignorance des opérations +financières... Reporté ou non, M. Cyprien Raindal doit ses +quatre-vingt-dix mille francs de différences, et il faut qu'il les +paie tôt ou tard jusqu'au dernier décime! + +--Alors? questionna Schleifmann d'un air accablé. + +--Alors le seul moyen de sauver votre ami, ce serait de me mettre à sa +place, d'assumer sa situation. Eh bien franchement, monsieur +Schleifmann, je vous trouve un peu trop exigeant... Ce n'est pas un +parent, M. Cyprien Raindal, ce n'est pas un ami, tout juste une +relation... Et selon vous, néanmoins, je devrais m'engager +personnellement de quatre-vingt-dix mille francs--ou plus, si la +baisse persiste,--en l'honneur de ce monsieur que j'ai vu trois fois +dans ma vie?... Non, ce n'est pas raisonnable... A chaque séance de +Bourse, il y en aurait dix comme lui à sauver... Ma fortune n'y +suffirait pas... + +Il s'animait à mesure, piétinant auprès de la table, les pouces dans +les échancrures de son gilet: + +--Et tout cela pourquoi? Pour qu'on dise du bien des Juifs, pour qu'on +encense Israël... Allons donc!... Je m'en moque des Juifs... Je n'ai +pas de préjugés, moi... Chacun pour soi... Qu'ils se débrouillent, +après tout! Je n'ai pas des quatre-vingt-dix mille francs comme cela à +leur jeter par la fenêtre!... + +Il stoppait devant Schleifmann: + +--Bah! vous figurez-vous que je gagne dans cette histoire des +mines?... Je suis pincé comme les autres... J'y perds les yeux de la +tête... + +Et, involontairement, ses grosses prunelles rebondies montraient dans +une saillie dénonciatrice que de ces yeux pourtant il ne perdait pas +tout. Schleifmann paraissait, pour le moins, n'en être pas convaincu, +car d'une voix doucereuse, il objecta à Pums: + +--Cependant la baisse est fomentée par la bande noire... Et la bande +noire, ce sont vos amis! + +--Mes amis? répétait Pums, d'abord interloqué. + +Puis, se ressaisissant: + +--Oh! oui! de jolis amis... Parlons-en... Des misérables!... Des +imbéciles!... Des gens qui mènent stupidement le marché à la ruine, +qui ne connaissent que la baisse et la baisse! Ah! c'est malin... je +les félicite!... + +Schleifmann ne lâchait pas la trame de ses arguments: + +--Cependant, ces imbéciles, ces misérables, demain, après-demain, vous +les reverrez, vous recommencerez à les voir... + +--Qu'est-ce que vous racontez? s'écriait Pums pour masquer son +hésitation... Si je les reverrai?... Oui, je présume. Mais je vous +garantis que je ne leur mâcherai pas mon opinion, et en ce moment, +tenez, si j'avais l'un d'eux sous la main... + +--Eh bien, ça va! criait en allemand une voix cordiale derrière +Schleifmann. + +Pums n'acheva pas sa phrase. Il blémissait sinistrement,--ses +prunelles chocolat plus hagardes encore et plus exorbitantes, à croire +qu'elles allaient bondir. Schleifmann se retourna et reconnut +Herschstein. + +Il entrait par une porte latérale, le chef de la bande noire, chapeau +sur la tête, souriant, sans frapper, comme chez lui, en maître; et, +dans sa barbe grise de patriarche, la brillantine luisait en remous +argentés. + +Il eut, à la vue de Schleifmann, un recul de prudence dont s'altéra +soudain sa face vénérable: + +--Ah! vous êtes occupé! murmurait-il d'un air modeste. + +Pums, qui classait studieusement des papiers, ne répliqua pas. +Schleifmann les contemplait l'un et l'autre, tour à tour, le regard +flamboyant de mépris. + +--Eh! monsieur Pums! commanda-t-il d'un ton goguenard. Je vous +attends... En voici un... Allez-y... Ne lui mâchez pas votre +opinion.... Ne la lui mâchez donc pas!... Hein?... Vous ne vous +souvenez plus? Patience, monsieur Herschstein... Cela va venir... M. +Pums en a gros sur le coeur à vous dire... Il cherche... +Asseyez-vous!... + +--Que signifie? interrogea glacialement Herschstein. + +--Je vous expliquerai, cher ami, bégayait Pums. Nous causions du frère +de M. Raindal, qui perd la forte somme sur les mines... M. Schleifmann +plaisante... + +--Je plaisante! reprit le Galicien en ébranlant la table d'un coup de +poing si violent que l'encre gicla de l'encrier... En vérité, il y a +bien de quoi plaisanter... + +Il les toisa tous les deux: + +--Ainsi, vous êtes compères!... Ainsi, «ça va»!... Ainsi vous, +monsieur Pums, vous faites la paire de bottes avec M. Herschstein!... +Et vous, monsieur Herschstein, vous venez rendre des comptes!... Mes +compliments!... La journée doit être belle... Inscrivez, monsieur +Pums... Je dicte... Bénéfices du 2 septembre: M. Cyprien Raindal, +quatre-vingt-dix mille francs... Hô! monsieur Pums, là-dessus combien +toucherez-vous? Dix mille? Quinze mille?... + +Il ricanait, puis subitement ses traits fléchirent sous un intolérable +chagrin: + +--Malédiction! gémissait-il en rôdant par la pièce... Malédiction et +malheur!... Oui, depuis le Sinaï, c'est l'éternel malentendu!... Dieu +qui donne à son peuple l'intelligence suprême et son peuple qui la +prostitue aux plus basses besognes, et Dieu qui se venge ensuite de ce +que son peuple l'ait méconnu. C'est toute l'histoire d'Israël, c'est +toute son infortune... Malédiction!... Malédiction!... Quand cela +cessera-t-il?... Ah! vous n'êtes pas bête vous, monsieur Pums, ni vous +non plus, monsieur Herschstein... Mais vous croyez, n'est-ce pas, que +le Seigneur vous a attribué cette puissance de l'esprit pour faire des +coups de Bourse, pour amasser de l'or... Insensés que vous êtes! Je +vois la main du Seigneur sur vous... C'est pour avoir trahi sa loi que +vos ancêtres allèrent à Babylone, à Ninive, en Egypte... Et c'est pour +cela aussi que vous irez ailleurs!... + +Il allongeait son bras vers des lointains de mystère: + +--Oui, le Seigneur vous fera encore coucher sous les tentes et, avec +vous, des innocents peut-être, des humbles, des laborieux... à moins +qu'auparavant tous ceux-là ne se séparent de vous!... + +--Il suffit, monsieur Schleifmann! déclara sèchement Herschstein, qui +recouvrait peu à peu son arrogance... Trêve à ces jérémiades!... Nous +savons vos idées... Vous êtes un antisémite, un renégat!... C'est +connu!... + +Schleifmann dressa les bras, et, les yeux au plafond: + +--Renégat! répétait-il. Antisémite!... Adonaï! Adonaï! tu entends ce +que me dit cet homme! + +--Sans compter, poursuivit Pums,--qui, sur l'exemple d'Herschstein, +retrouvait son aisance,--sans compter qu'en fait de gens expulsés vous +pourriez fort bien l'être avant nous, monsieur Schleifmann... Car nous +sommes Français, nous, tandis que vous... + +Un éclat de rire frénétique lui coupa la parole. Schleifmann se +tordait, en proie à un accès d'hilarité sauvage: + +--Français! Vous Français! clamait-il entre deux sanglots de rire... +Mais vous n'êtes ni Français, ni Allemands, ni Autrichiens, ni rien, +ni surtout même Juifs!... Elle vous étouffe sous vos habits, votre +juiverie... Elle vous oppresse dans vos salons... Elle vous pèse dans +vos clubs... Elle vous gratte comme un cilice... Vous la portez sans +bonne grâce, sans bonhomie, sans fierté... Vous ne l'avouez qu'à +regret... Et vous en pâlissez... Et vous en ignorez les dogmes les +plus élémentaires... Et si vous ne craigniez pas que ça nuise à vos +affaires, je parie que, demain matin, vous vous feriez tous +naturaliser catholiques!... + +--Nous ne discutons pas avec les énergumènes! cria Herschstein, dont +le front et les joues se striaient de bandes livides. + +--Et avec qui discutez-vous, s'il vous plaît? vociférait +Schleifmann... Avec des scories comme vous-mêmes?... Car je vous dirai +selon Ezéchiel: «Vous êtes tous des scories, tous de l'airain, du +plomb, de l'étain, du fer, vous êtes des scories d'argent... Et Dieu +vous précipitera au creuset pour vous fondre au souffle de sa +colère!...» + +Il avait cité le texte en hébreu. Il le traduisit en allemand, et +c'était un tel déchaînement de syllabes rauques ou tonitruantes, que +Pums commença à prendre peur. Que pensaient de ce vacarme les +remisiers, les commis, dans l'antichambre voisine? Il voulut jouer +d'audace, et, la voix trébuchante: + +--Assez! monsieur Schleifmann, fit-il... Assez de scandale!... Je vous +prie de vous retirer... Taisez-vous et sortez, ou, sacrebleu, je fais +monter la police!... + +--Ah! ce serait complet! s'écria Schleifmann... Non, faites donc cela, +que je rie un peu plus!... Faites-moi mener au violon pour tapage +religieux... Faites-moi donc arrêter... Jérémie le fut deux fois... +Hamasia aussi et Michée, et bien d'autres... C'est dans l'ordre... +Non, je reste, rien que pour voir ça... La police!... Ha! Ha! + +--Il est fou, fou à lier! murmurait Pums, la physionomie consternée. + +--Pas du tout, fit Herschstein qui s'efforçait à l'ironie... Vous ne +saisissez pas... C'est un prophète, mon ami, un grand prophète... + +--Hélas, non, monsieur Herschstein! rétorqua plus simplement le +Galicien... Je suis trop vieux, je n'ai plus l'âge... Je regrette... +D'ici à ce qu'on règle scientifiquement pour tous la question sociale, +comme le veut mon maître Karl Marx, cela ne vous ferait pas de mal +d'avoir, le samedi, à la synagogue, au lieu de vos rabbins qui vous +flagornent, un autre qui vous fustige, une espèce de Sophonie qui vous +dise: «Lamentez-vous, habitants du quartier des trafics!... Tous ceux +qui trafiquent seront... + +L'avalanche d'hébreu et d'allemand dévalait derechef. Pums, les nerfs +excédés, se bouchait les oreilles. Herschstein crispait la main à sa +barbe de Moïse. + +Mais une lueur d'espoir sillonna ses prunelles anxieuses. Il +découvrait une objection: + +--Et les chrétiens! fit-il victorieusement... Est-ce qu'ils ne +trafiquent pas, les chrétiens?... + +--Les chrétiens, cela ne nous regarde pas! fulmina le Galicien en +sabrant l'air d'un large geste d'interdiction... Ils ont leur Dieu +pour les châtier et le socialisme pour les réduire!... Vous, vous êtes +le peuple du Seigneur!... Vous devez spontanément donner l'exemple à +tous!... Vous devez être meilleurs!... Vous devez jouir moins, vous +devez souffrir plus!... Voilà votre destinée, votre gloire +difficile... Elles sont uniques au monde!... Vous ne vous y déroberez +qu'au prix de souffrances pires... Vous êtes le peuple du Seigneur!... + +Ah! d'être ce peuple-là, ils s'en seraient volontiers privés, M. Pums +et M. Herschstein! Donner l'exemple à tous, eux! Pourquoi eux plutôt +que les autres? Non, cette fois, sur l'honneur, ils ne comprenaient +plus. Et l'averse de citations, la trombe prophétique qui déferlait +toujours! Mieux valait lui céder la place, inventer un prétexte de +fuite. + +Pums, d'un clin d'oeil rapide, avertissait Herschstein, et, +délibérément: + +--Vous veniez signer vos titres, n'est-ce pas? + +--En effet! dit Herschstein, lui rendant le clin d'oeil. + +--Alors, si vous voulez passer par ici... + +Il ouvrait une porte au fond et, la main sur le bouton, protégeant +crânement la retraite de son allié: + +--Je vous laisse, monsieur Schleifmann! fit-il. La sortie est en +face... Quant aux leçons à mon fils, inutile désormais de vous +déranger. Vous m'enverrez votre note et nous en resterons là... Au +plaisir!... + +Schleifmann, ahuri par cette fugue, était demeuré bouche bée. Il se +fouillait le cerveau à la recherche d'un mot cinglant, d'une +apostrophe dernière au venin sans remède. Puis, s'approchant de la +porte par où Pums avait disparu: + +--Vous êtes le peuple du Seigneur! clama-t-il d'une voix forcenée. + +Il regagnait l'antichambre. Il défia l'huissier d'une oeillade +provocatrice; et songeant à l'inquiétude de l'ami Cyprien, il +dégringola en hâte l'escalier. + +--Eh bien? questionna M. Raindal cadet avec un suppliant élan de la +mâchoire. + +--Rien! fit Schleifmann... Rien!... Il n'a rien voulu savoir, ce +coquin! + +--Je l'aurais juré, soupira l'oncle Cyprien qui s'affalait de +désespoir. + +Schleifmann s'était assis auprès de lui dans la voiture: + +--Où est-ce que je vous conduis, mon cher Raindal?... A la +brasserie?... + +--Non, Schleifmann! Je n'ai pas faim... Ramenez-moi plutôt chez +moi!... + +La voiture repartit. Le Galicien narrait l'entrevue. L'oncle Cyprien +écoutait sans répondre, le buste recroquevillé, le regard terne, le +visage rigide. On atteignit le pont des Saints-Pères, que Schleifmann +racontait encore. + +--Et je ne vous en rapporte pas le quart, mon cher! concluait le +Galicien tout à la fièvre de son épopée... J'en oublie!... Je n'ai +rien obtenu, c'est vrai!... J'ai perdu un élève, c'est vrai!... +Seulement, je leur en ai dit de bonnes!... + +--Il se peut que vous leur en ayez dit de bonnes, mon ami! observa +judicieusement l'oncle Cyprien... Mais cela ne m'empêche pas d'être un +homme fichu, le plus archifichu des hommes! + +Il faisait le simulacre d'enjamber le marche-pied du fiacre. +Schleifmann le retint par le bras: + +--Hô, Cyprien... Quoi donc?... + +--C'est que j'ai bien envie de me f... à la Seine... Elle est là sous +mon nez!... Ça m'éviterait la course!... + +Le Galicien eut un haussement d'épaules philosophique: + +--Pas de sottises, Raindal!... Soyons sérieux, mon garçon... Votre +frère n'est pas votre frère pour un chien!... Il vous en tirera, +diable, il arrangera l'affaire!... + +--S'il l'arrange comme vous, soit dit sans reproches, Schleifmann, je +plains mes créanciers!... riposta avec flegme M. Raindal cadet. + +Jusqu'à la rue d'Assas, il ne desserra plus les lèvres. Mais tandis +que devant la porte Schleifmann payait le cocher, il éprouva une +brusque sensation de faiblesse. + +--Schleifmann! appelait-il. + +--J'arrive! fit le Galicien. + +Un choc mat retentit. Un sombrero marron roula dans le ruisseau. M. +Raindal cadet s'était affaissé, replié en deux sur le trottoir, tous +les nerfs détendus, les membres flasques, paquet de chair inerte, la +figure d'une pâleur crayeuse. + + * * * * * + +Près du lit où l'on avait couché l'oncle Cyprien, toujours inanimé, +Schleifmann écrivait fébrilement sur un guéridon. + +--Voici, dit-il à la concierge qui finissait de ranger les vêtements +du malade... En allant chez le pharmacien, vous déposerez au +télégraphe cette dépêche pour M. Eusèbe, le frère de M. Raindal... + +--M. Eusèbe Raindal! se récriait la concierge... Mais il est à Paris, +monsieur!... Il est passé ce matin, comme M. Cyprien sortait, et il +m'a dit de prévenir son frère qu'il serait chez lui l'après-midi... + +--Ah bah! fit Schleifmann étonné... Alors pas de télégramme... Allez +tout droit rue Notre-Dame-des-Champs. Hô! pourtant ne l'effrayez pas, +cet homme... Dites-lui que son frère est souffrant... + +--Oui, oui, que monsieur soit tranquille... Je lui annoncerai ça comme +il faut. + +M. Raindal cependant était balbutiant d'émoi, quand, une demi-heure +plus tard, il parut dans la chambre. + +--Quoi?... Quoi?... questionnait-il, oubliant de saluer Schleifmann... +Cyprien est malade?... Gravement?... + +--Vous voyez, monsieur, répliqua le Galicien... Une attaque!... Il est +tombé raide dans la rue... Mon médecin, le docteur Chesnard, vient de +venir et pense une embolie. Il repassera ce soir. Cyprien avait joué +sur les mines et perdu des sommes fantastiques... + +Il continua de fournir les détails. Le maître l'interrompait +d'exclamations navrées: + +--Est-ce possible!... Si j'avais su... Oh! le malheureux!... Le +malheureux!... Pourquoi s'est-il caché de moi? + +Puis, le récit terminé, il y eut quelques minutes d'embarras mutuel. A +aucune époque, l'un et l'autre n'avaient ressenti d'affinité. +Schleifmann tenait M. Raindal pour un esprit étroit, timoré, racorni +par l'érudition, et sans nier le mérite de ses ouvrages, il lui +reprochait de s'abstraire des grandes questions contemporaines. M. +Raindal, par contre, en avait, de tout temps, voulu à Schleifmann +qu'il accusait de surexciter les instincts subversifs de son frère. +Et maintenant, dans l'obligation de s'accorder pour une tâche pieuse, +ils eussent aimé détruire ces antiques griefs que leur loyauté +rougissait de taire. M. Raindal, le premier, s'enhardit à mentir; et, +du ton le plus cordial: + +--Monsieur Schleifmann! dit-il... Les circonstances ont fait que nous +ne nous sommes pas liés d'amitié... Mais je connaissais votre +affection pour mon pauvre Cyprien, je connaissais la variété de votre +culture, la sûreté de votre caractère, et soyez persuadé que je +professais pour vous la plus sérieuse estime... + +Le Galicien riposta par des louanges sagaces sur les livres de M. +Raindal. + +Le malaise était dissipé. Il disparut entièrement avec le retour de la +concierge qui apportait des médicaments, des sinapismes, des sangsues. +Tous deux se mirent à soigner le malade; et jusqu'au soir ils n'eurent +plus de loisir. + +Vers la tombée du crépuscule, l'oncle Cyprien s'éveilla de sa torpeur. +Il entr'ouvrit les yeux, et roulant autour de la chambre des regards +hébétés, il semblait peu à peu se souvenir. + +--Ah oui! murmurait-il. La Bourse! Le krach! + +Il tentait de s'étirer. Une résistance à gauche lui fit froncer le +sourcil. Il palpa son épaule gauche avec sa main droite restée libre. + +--Tiens, tiens... je suis paralysé, par là... C'est du propre! +grognait-il. + +Il inspecta encore la pièce de son même regard de poupon, les +prunelles mobiles et atones. La présence de Schleifmann et de son +frère, qui l'épiaient au bout du lit, lui causa un trouble passager. +Qui étaient donc ces hommes? Il hésitait, avec l'impression de les +reconnaître sans pouvoir les nommer. + +--Eusèbe! prononça-t-il enfin... Sch... Schleifmann!... + +M. Raindal s'avançait en lui tendant la main. L'oncle Cyprien eut un +sourire mélancolique, et, la voix enrouée, bégayante un peu: + +--Hein! dans quel état ils m'ont fichu, ces gaillards!... Je me suis +étalé sur le trottoir... Schleifmann t'a expliqué?... + +--Oui, mon ami, ne te fatigue pas!... + +--Et l'argent? reprit l'ex-employé... Schleifmann t'a expliqué aussi? +Tu sais que je dois quatre-vingt-dix mille francs?... C'est du joli +pour un Raindal!... Claquer avec quatre-vingt-dix mille francs de +dettes! Si ce pauvre père avait vu ça, lui!... + +--Chut! Rassure-toi! fit le maître... D'abord, tu me parais en voie de +guérison... + +L'oncle Cyprien, en guise de réponse, frappait avec la main son épaule +morte. + +--Quant à tes dettes, ajouta le maître, je m'en charge... J'ai +soixante-dix mille francs d'économies que je t'abandonne sans +danger... Mon traitement, ce que je touche pour mes livres, mes +articles, etc., suffira largement à nous faire vivre tous et même à +éteindre, année par année, le reliquat impayé... Eh bien, j'espère que +te voilà hors d'inquiétude!... + +--Ouais! Merci!... Je te remercie! répliqua distraitement M. Raindal +cadet que les sangsues et les sinapismes piquaient avec furie. + +Puis, se contraignant: + +--C'est égal, mon pauvre Eusèbe... Je t'ai bien souvent taquiné, +turlupiné... Je t'ai bien souvent monté des bateaux... Mais si on +m'avait dit qu'un jour je te ruinerais, moi, l'oncle Cyprien, avec ma +brasserie de cent francs par mois et mon galetas de cinq cents francs +par an!... Non, non, c'est incroyable! Et dire que tout cela est +arrivé parce que... parce que... + +Sa pensée impotente s'égarait aux complications de ces aventures +anciennes. + +--Oui, parce que, poursuivit-il après une pause, parce que, pour +t'embêter, j'ai désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai +rencontré le... le... le marquis, le marquis de... + +Ses paupières battaient. Une pesanteur les domina. Il se rendormait +d'un souffle inégal, tantôt imperceptible, tantôt ronflant et galopant +comme le vent sur un feu de bois. Ses joues se violaçaient. Des râles +raclaient sa gorge. La congestion se déclarait. Le docteur Chesnard, +lorsqu'il revint, eut une moue mal augurante. Il renouvela +l'ordonnance, prescrivit des révulsifs plus intenses. + +Comme il prenait congé, M. Raindal lui offrit pour le lendemain une +consultation avec le docteur Gombauld, son collègue de l'Académie des +sciences. + +--Mon Dieu, monsieur! fit dédaigneusement le docteur Chesnard en +hochant sa petite tête grisonnante et chauve... Je ne suis qu'un +médecin de quartier et je n'ai pas d'ambition... Je vous parlerai donc +en toute franchise... Un Gombauld ou pas de Gombauld, cela n'y +changera guère... Une embolie est une embolie... Il n'existe pas pour +ce cas dix mille thérapeutiques... Il n'en existe qu'une: celle que +j'ai indiquée... Néanmoins, si une consultation vous séduit, je n'y +vois aucun inconvénient... + +On fixa le rendez-vous à midi. + +Dans la première pièce, sur le canapé de reps vert, on avait +confectionné un lit de repos avec un matelas et des couvertures. +Toutes les heures, tour à tour, le Galicien et le maître revenaient +s'y étendre, après avoir veillé le malade. + +M. Raindal n'y dormait point. Quand le regret de sa petite élève +cessait de le supplicier, c'étaient les remords qui le torturaient, +les scrupules de conscience, le besoin de s'innocenter. Les +vacillantes paroles de l'oncle Cyprien sonnaient à ses oreilles, comme +répercutées par un écho sans fin: «Tout cela est arrivé parce que j'ai +désiré aller chez cette Mme Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... +le... le marquis...» Raisonnement certes faux! Conception puérile des +rapports entre effets et causes! Mais la parcelle de vérité qui +parfume toute erreur n'en épandait pas moins son vénéneux arome dans +l'âme de M. Raindal. Evidemment il n'était pas responsable de +l'accident mortel qui avait foudroyé son frère. Informé en temps +opportun, il eût même accompli les plus durs sacrifices pour arracher +le pauvre homme à l'engrenage de l'agio. Pourtant qui sait si, sans +son entremise, sans cet amour funeste dont il était féru, qui sait si +l'oncle Cyprien aurait jamais rencontré «le... le... le marquis»? Qui +sait si cet amour, coupable déjà de tant de fautes contre la saine +morale et les sentiments dus, n'avait pas, de plus, sa part, infime +quoique réelle, dans la calamité présente?... + +M. Raindal en exhalait des soupirs continus. Son corps se mouillait de +sueur. Finalement, la fatigue eut raison de l'insomnie. Il ne se +réveilla que vers huit heures, pour ouvrir à Thérèse et à Mme Raindal. +Derrière, saluait la face barbue du jeune Boerzell. + +Mandées par télégramme, ces dames avaient voyagé la nuit, et leurs +coiffures défaites, leurs visages charbonneux, où les larmes séchées +traçaient des rayures blanches, exprimaient mieux que leurs voix les +angoisses du trajet. M. Raindal les embrassa toutes deux avec une +effusion de tendresse insolite; puis il les mena, en pleurant, à la +chambre de l'oncle Cyprien. + +Il sommeillait toujours de son tumultueux ou léthargique sommeil, la +peau plus violette, plus noire, par endroits, que la veille, au début +de la crise. Mme Raindal s'agenouilla près du chevet, les mains +jointes. On attendit les médecins en commentant le drame. Ils vinrent +à midi précis. La consultation dura peu. Le docteur Gombauld +approuvait les prescriptions de son confrère. Pour le reste, il +refusait de présager: la nature en déciderait. + +--Qu'est-ce que je vous disais! fit à la porte le dédaigneux docteur +Chesnard. + +Et il promit sa visite pour le soir. + +Elle n'eut d'autre résultat que d'accroître les alarmes. Le médecin +était parti sans consentir à se prononcer sur l'issue de la nuit. + +Une heure après son départ, le délire s'empara de l'oncle Cyprien. +Dans les premiers instants, ce ne fut qu'exclamations vagues, plaintes +inarticulées. Mais bientôt elles se précisèrent. Elles désignaient des +gens, invectivaient des ennemis: tous les immémoriaux ennemis de +l'oncle Cyprien, toute la troupe des chéquards, des youpins, des +calotins et des rastas! On eût dit qu'ils dansaient autour de sa +couchette une ronde satanique avec des rires triomphants. Parfois +leurs lourdes semelles devaient défoncer sa poitrine, car il avait des +mines de défense ou d'effroi comme sous les fers d'un cheval qui +l'aurait écrasé. Pour exorciser ce sabbat, il s'époumonait en injures, +prises au vocabulaire de ses auteurs favoris. Son index menaçait, son +poing martelait le vide. Puis, soudain, il sembla que la sarabande +s'égrenait. Par un hasard de ressouvenir, une image prépondérante +effaçait la malice des autres: l'image d'un illustre homme d'État, +d'un ministre renommé pour la lutte qu'il soutint contre le +Boulangisme. Sa légendaire figure s'érigeait devant le lit, et, sans +qu'il se courbât, ses mains, au bout de bras énormes, atteignaient +l'oncle Cyprien. + +--Oh! oh!... rugit avec terreur M. Raindal cadet. Voilà le vieux +Forban à présent! Oh! ces bras!... En a-t-il des bras! Veux-tu bien +t'en aller, vieux Forban!... Veux-tu bien me lâcher! + +L'étreinte imaginaire était plus forte que ses cris. Il porta +vainement les deux mains à sa gorge. Il suffoquait. Il retomba dans le +coma. + +Il y demeura toute la soirée, toute la nuit. Dans la pièce voisine, +la famille veillait, se relayant auprès du malade avec Schleifmann, +Boerzell et un interne envoyé par le docteur Gombauld. A onze heures, +comme ces dames et le Galicien s'étaient assoupis de fatigue sur un +fauteuil, sur le canapé, sur une chaise, M. Raindal appela le jeune +savant d'un clin d'oeil familier. + +--Mon cher monsieur Boerzell, susurra le maître à voix basse, cette +après-midi Thérèse m'a tout appris... Il paraît qu'à Langrune vous +vous êtes accordés... J'en suis pour ma part fort heureux... Cependant +vous savez le désastre qui nous frappe... Sans parler de ce pauvre +Cyprien, c'est pour nous la ruine complète, et pour Thérèse, ni dot, +ni espérances d'aucune sorte... Je tenais à vous en avertir +formellement, sachant par expérience ce que sont les charges d'un +ménage, des enfants à élever, les dépenses... + +--Je vous suis fort obligé de votre sincérité, cher maître! +interrompit de même Boerzell... Seulement, ces tristes événements +n'ont pas modifié mes intentions à l'égard de Mlle Thérèse... + +Il s'arrêtait, toujours soucieux de mesure, de vérité, d'exactitude, +et il reprit: + +--Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ces considérations d'argent me +soient indifférentes... Il est, au contraire, certain que pour le +bien-être de ma femme, pour l'éducation de nos enfants, une dot, des +espérances eussent été un précieux appoint... Mais faute de cet +appoint, notre mariage peut aisément se conclure... Je me sens plein +d'énergie et la perspective d'un peu plus de travail et d'un peu plus +de médiocrité n'est pas pour émouvoir un homme jeune et vigoureux +comme moi... Je maintiens donc ma demande, cher maître... + +Schleifmann quittait la pièce pour rejoindre l'interne. M. Raindal et +le jeune savant échangèrent une poignée de main affectueuse; puis, +chacun sur sa chaise, le menton à la poitrine, ils s'endormirent +progressivement. + +Vers l'aube, l'interne les réveilla tous. L'agonie avait commencé. +Elle fut longue. L'âme insoumise de l'oncle Cyprien s'insurgeait +contre la mort, comme elle s'était rebellée contre la vie. Etouffé par +le sang, il voulait respirer, vivre encore; et son bras valide +repoussait l'asphyxie d'un geste impératif qui semblait s'indigner. + +Enfin le souffle lui manqua. Il soulevait d'un suprême effort sa face +violette, ses lèvres torves, et il s'abattit en arrière, vaincu, +immobile, délivré. + +Mme Raindal s'était précipitée à genoux et priait, en larmes. +Schleifmann, accoudé au marbre de la cheminée, la main contre les +yeux, psalmodiait à mi-voix des paroles hébraïques. Thérèse sanglotait +sur l'épaule de son père. + +L'interne ouvrit la fenêtre et rejeta les volets par où glissaient +déjà des rayonnements dorés. + +Avec la fraîche splendeur de la clarté matinale un hourvari de +gazouillements jaillit dans la pièce. + +C'étaient les passereaux du Luxembourg qui, sur les branches, sans le +savoir, pépiaient joyeusement le dernier adieu à leur vieil ami +Cyprien Raindal. + + + + +XIX + + +Le matin des obsèques, Thérèse était dans sa chambre, occupée à trier +des papiers trouvés chez l'oncle Cyprien, quand Brigitte frappa. + +--C'est une dame, mademoiselle, fit la bonne, Mme Chambannes, je +crois... + +Mlle Raindal fronça ses sourcils veloutés: + +--Vous lui avez répondu que monsieur et madame étaient sortis?... + +--Oui, mademoiselle, mais elle dit qu'elle voudrait voir +mademoiselle... Elle est dans le salon... + +--C'est bien, j'y vais!... répliqua Thérèse. + +Elle jeta dans la glace, un rapide coup d'oeil sur sa toilette, sa +coiffure, comme une femme qui marche à une rencontre décisive. Son +raide collet de crêpe faisait sa physionomie plus rogue, plus sévère, +lui maintenant la tête haute comme le gorgerin d'une armure. Ses +minces lèvres, dans les coins, s'arquèrent d'un sourire agressif. Ah! +Mme Chambannes voulait la voir. Eh bien, soit, elle la verrait, elle +l'entendrait même! On allait l'exaucer, cette dame, et au delà de ses +voeux, peut-être! + +Thérèse ouvrait la porte du salon. Mme Chambannes en robe noire, gants +noirs, chapeau noir, se leva lentement. Et ce fut, de part et d'autre, +un cérémonieux salut de la nuque, avec des regards qui s'épiaient, se +tâtaient déjà dans une quasi prévision de lutte. + +Thérèse resta debout sans prier Zozé de s'asseoir. Mme Chambannes +murmura d'une voix hésitante: + +--J'étais venue dire à M. Raindal tout le chagrin que nous avons eu de +son malheur... + +--Je vous remercie, madame! fit sèchement Thérèse... Mon père est à la +maison mortuaire... Je lui transmettrai vos condoléances, sitôt qu'il +rentrera... + +Elle se taisait. Mme Chambannes poursuivit plus timidement: + +--Nous avons tout appris par un de nos amis communs, le marquis de +Meuze... Monsieur votre oncle n'était pas très âgé, n'est-ce pas? + +--Cinquante-deux ans, madame... + +--C'est jeune! remarqua Zozé, que le regard farouche de Thérèse +induisait à exagérer. + +Elle se dirigea vers la porte, et s'arrêtant à mi-chemin: + +--Auriez-vous l'obligeance de dire à M. Raindal que je viendrai lui +rendre visite demain? + +Thérèse, d'un ton glacial, riposta: + +--Ne vous donnez pas la peine, madame... Mon père ne recevra pas... + +--Pas même les intimes? + +--Non, Madame... Ses intentions sont formelles... Il n'y aura +d'exception pour qui que ce soit... + +--Pas même pour moi? insista Zozé avec une feinte douceur de défi. + +Ses prunelles langoureuses semblaient sourire, parachever la question: +«Moi, vous savez bien, moi, madame Chambannes, moi qui vous l'ai +enlevé, votre père, moi qui le tiens, moi qui le mène...» + +A cette provocation Thérèse devint toute pâle: + +--Pas même pour vous, madame!... fit-elle en se contenant... Mon père +a décidé d'observer strictement son deuil, et j'espère que personne ne +tentera de l'en détourner... + +--Ainsi vous l'empêcherez de fréquenter ses amis?... + +Thérèse pétrissait d'une main tremblante le dossier d'un fauteuil: + +--Nous ne l'empêchons de rien, madame... Et je m'étonne que ce soit +vous qui usiez de ces termes... Depuis six mois pourtant, vous devriez +savoir que nos volontés sont peu de chose auprès de celles de mon +père... + +--Que voulez-vous dire, mademoiselle?... fit Zozé avec ce flegme +impertinent qui, dans les discussions, est souvent toute la ressource +des mondaines. + +--Je veux dire, répliqua Thérèse d'une voix saccadée, je veux dire ou +plutôt vous me forcez à dire que, depuis six mois, vous nous avez pris +mon père, vous l'avez éloigné de nous, vous l'avez engagé dans une +aventure grotesque dont je ne connais ni les détails ni le but, mais +dont le souci n'a cessé de nous tourmenter affreusement ma mère et +moi... + +--Cependant, mademois... + +--Oh! je vous en conjure, madame!... interrompit Thérèse avec +fermeté... Vous avez réclamé des explications. Permettez-moi de +terminer... Oui, vous trouviez tout naturel de nous désunir, +d'accaparer ce pauvre homme, de le traîner à votre suite, par +gloriole, par je ne sais quelle fantaisie vaniteuse et sans excuse... +Aujourd'hui cette catastrophe nous le ramène... Vous trouverez naturel +aussi que nous le défendions et que, le voyant sauvé, nous ne voulions +pas le reperdre... Est-ce la mort de mon oncle ou d'autres émotions +que j'ignore, mais il m'a paru, au retour, bien las, bien vieilli. Lui +d'habitude si courageux dans les douleurs, il pleure à tout instant... +de grosses crises de larmes soudaines, comme un enfant... Il a besoin +de tranquillité, d'une vie réglée et bourgeoise... Il retournera à sa +famille, à son travail peu à peu... Vous, à vos plaisirs que son +absence ne diminuera guère, je présume... + +Zozé avait imperceptiblement rougi au ton narquois dont Thérèse +prononçait cette phrase. Mlle Raindal ajouta, profitant de son +trouble: + +--Je vous assure, madame, laissez-le nous maintenant!... Ce sera mieux +ainsi!... Ce sera loyal et charitable!... + +Elles s'examinèrent un moment en silence; et le mépris de leurs +regards semblait un reflet réciproque. «Pas à son avantage dans la +toilette de deuil, cette Mlle Raindal!» songeait Mme Chambannes avec +une moue haineuse. Et Thérèse, de son côté, en ce charmant visage +n'apercevait qu'indices de bassesse ou de niaiserie. + +Un glissement de clef dans une serrure leur fit à toutes deux abaisser +les paupières. + +--Vous m'excusez, madame? dit Thérèse avec un sommaire salut de la +tête. + +Sans attendre la réplique de la jeune femme, elle avait gagné +l'antichambre, fermé la porte du salon, et, d'une voix brève, énervée, +tandis que M. Raindal déposait sa canne et ses gants: + +--Père, murmura-t-elle, Mme Chambannes est là... + +--Où? Où cela? bégayait M. Raindal, dont le front s'était empourpré. + +--Dans le salon! continua Thérèse en le fixant âprement. Tu désires la +voir?... + +--Peuh! ça serait convenable, il me semble... Qu'en penses-tu?... + +Il guettait anxieusement dans les yeux de sa fille, la permission, +l'approbation. + +--Si tu veux, père! proféra moins durement Thérèse. + +--Alors bien! conclut le maître sans bouger. + +Et, d'un regard involontaire, il suppliait la jeune fille de partir, +de ne pas demeurer traîtreusement aux aguets derrière cette porte. +Elle comprit sa méfiance. A quoi bon le contrarier, l'inquiéter au +cours de cette épreuve, dont l'issue, favorable ou non, serait +significative? Et avec un coup d'oeil amical: + +--A tout à l'heure, fit-elle... Je rentre dans ma chambre... + +Il pénétrait au salon, puis il en refermait la porte après s'être +assuré que le vestibule était bien vide. + +--Mon cher maître! s'écria tendrement Zozé qui s'avançait au-devant de +lui. + +Et, en même temps, soit par une manoeuvre dernière pour n'être pas +vaincue, soit par un mouvement de compassion filiale, elle se +précipita dans ses bras. + +Il ne résista pas. Il la serrait contre sa poitrine, l'embrassant au +hasard, sur la joue, sur les cheveux de la nuque, sanglotant, +balbutiant, ne sachant plus ce qu'il pleurait, si c'était son frère +perdu ou son bonheur détruit. + +--Ma chère amie! Ma chère amie! bredouillait-il, enivré par cette joie +étrange de la tenir entre ses bras. + +Elle se dégagea de l'étreinte qu'elle jugeait trop longue; et, après +les premières paroles de sympathie, elle questionna posément: + +--Est-ce vrai, mon cher maître, ce que vient de me dire Mlle Thérèse? + +--Quoi donc? fit M. Raindal qui se tamponnait les yeux. + +--Que vous ne voulez plus me revoir, que vous voulez rompre avec +nous?... + +Le maître ne répondit pas. Il s'écroulait derechef en un accès de +sanglots. + +--Pourquoi ne voulez-vous pas? insista Zozé, qui s'asseyait auprès de +lui sur un tabouret bas. + +--Parce que... sanglotait M. Raindal, sans pouvoir finir. + +--Parce que quoi? reprit Zozé, l'aidant comme un collégien qui recule +devant l'aveu... Parlez-moi franchement... Ne suis-je pas votre +amie?... + +Il la contemplait avidement de ses yeux luisants où les larmes +avivaient un lacis de veinules rouges, et il exhala plutôt qu'il ne +dit: + +--Parce que mon affection pour vous a pris un tour... un tour fâcheux, +un tour hélas! excessif, j'oserai dire un tour coupable... + +Elle essaya de jouer la surprise, malgré le calme de sa figure: + +--Comment, cher maître? + +--Oui, oui, poursuivit-il plus nettement, comme soulagé du coup... Et +vous le savez bien, ma chère amie... Vous le savez depuis le jour de +mon départ, là-bas, aux Frettes, vous vous souvenez? + +Il se recueillait en hochant la tête: + +--Est-ce triste et ridicule, hein?... A mon âge!... Vieux et décrépit +comme je suis!... Bah! ce n'est pas votre faute... Je ne vous garde +pas rancune... Vous êtes si jolie!... Mais, je vous en prie, ne +revenez plus!... Laissez-moi!... Laissez-moi me guérir seul, si je +peux!... Ce sera plus charitable!... + +Presque les mêmes mots que Thérèse, l'instant d'avant, et presque la +même intonation! Mme Chambannes, qui n'était point méchante au fond, +se sentit bouleversée par cette similitude. + +--Adieu donc, cher maître! soupira-t-elle en offrant sa main à M. +Raindal. + +--Adieu, ma chère amie! dit le maître dont les traits se crispaient de +souffrance. + +Il pressait passionnément à ses lèvres la petite main gantée de noir, +véritable main de funérailles et d'adieux éternels. + +--Adieu, adieu, puisque vous le voulez! répétait Mme Chambannes. + +--Non, je ne le veux pas! spécifiait M. Raindal... Il faut que je le +veuille!... + +Elle franchissait la porte, disparaissait dans l'escalier, avec la +démarche cadencée que le maître admirait tellement. + +--Il le fallait! déclara-t-il tout haut, quand la porte fut close. + +Il évoquait en retournant vers sa chambre, des séparations célèbres, +des adieux historiques: Tite et Bérénice, le _Dimisit invitus_..., et +aussi Louis XIV et Marie Mancini. + +Puis, subitement, ses forces le trahirent. Le désespoir refoulé par la +littérature lui montait à la gorge en larmes. Il s'effondra sur une +chaise, le mouchoir aux yeux. + +--Je ne la reverrai plus! chuchotait-il dramatiquement... Je ne la +reverrai plus jamais... jamais... jamais!... + + * * * * * + +Il la revit pourtant quelques heures plus tard, au cimetière +Montparnasse, tandis qu'un délégué de l'_Association des Athées_ +prononçait, devant la tombe béante, l'éloge de l'oncle Cyprien. + +Il y avait peu de monde, à cause de la saison, peu de femmes surtout. +Elles étaient en noir, mais les noirs atours de Zozé semblaient parmi +les leurs un costume de reine. Sa grâce, sa jeune beauté triomphaient +encore dans le deuil et son fin petit visage, plus pâle que de coutume +près de l'étoffe sombre, avait une gentille gravité dont le maître eût +souri s'il n'eût pas tant pleuré. + +Successivement ses regards mornes oscillaient de Zozé à la tombe, de +la tombe à Zozé, et ses larmes coulaient confusément pour toutes deux. + +Le délégué, en finissant, avait suspendu au marbre une vaste couronne +d'immortelles rouges. + +La famille se rangea, avec Schleifmann, dans une petite allée proche: +et les condoléances défilèrent. M. Raindal, à l'aveuglette, serrait la +main de chacun, celle des indifférents comme celles de Zozé, de +Chambannes, du marquis, de Gérald même et de l'abbé Touronde un peu +décontenancé parmi tous ces libres penseurs. Personne ne passait plus. +On se dirigea vers la sortie. + +Schleifmann s'attardait en arrière, rôdant autour de la tombe de son +ami Cyprien. Sitôt à l'abri des curieux, il glissa deux pièces de +vingt sous dans la main d'un des fossoyeurs. Puis, selon le rite +israélite, grattant le sol d'un jardinet voisin, il lança par trois +fois à travers le sépulcre une poignée de terre et de gravier. Les +cailloux résonnèrent sur le bois de la bière. Le Galicien, en réponse, +modulait un verset hébreu. + +Ses yeux s'étaient levés au ciel et, leur fervent regard semblait +vouloir percer le mystère des nues, jusqu'à l'inaccessible région des +destinées. Il ne maudissait pas. Il interrogeait seulement. + +Pourquoi le Seigneur tolérait-il des ruines aussi iniques? Dans quels +formidables desseins associait-il son peuple à l'accomplissement de +tels méfaits? Quand donc susciterait-il en son temple, parmi ses +prêtres, quelqu'un, une voix libre et hardie, pour rappeler aux Juifs, +aux plus altiers comme aux plus humbles, le solennel dépôt de pureté +et de justice qu'ils reçurent jadis au pied du Sinaï?... + +Nul signe ne répondait à ces questions muettes. Les nuages +poursuivaient leur paisible promenade sur le fond bleu du ciel. + +Schleifmann s'achemina vers la sortie à pas traînards; et, dans le +floconnement crêpu de sa barbe grise, ses lèvres inconsciemment +marmonnaient: «Cyprien!... Pauvre Cyprien!...» Il se remémorait les +bonnes heures passées chez Klapproth, l'édification progressive de la +vieille théorie des Deux Rives... Une théorie bien incertaine, bien +contestable, si l'on voulait,--qui cependant recélait sa faible part +de vérité! Puis, comme il la disait vaillamment, cet infortuné +Cyprien, avec quelle gaieté, quelle fougue, quelle conviction; avec +une sorte de pressentiment peut-être! A présent, hélas, plus de +Cyprien! Désormais, Schleifmann, mon garçon, tu seras dans la vie un +misérable solitaire, livré à ses bouquins, à sa mansarde déserte, à sa +brasserie sans ami!... Les yeux du Galicien s'emplissaient de grosses +larmes. + +Mais, comme il atteignait la grille du cimetière, il s'arrêta court et +demeura planté gravement sur le seuil. + +Dehors, devant la porte, deux voitures se faisaient face, contre le +trottoir. Dans la première, un coupé de maître attelé sobrement, Zozé, +Chambannes et Gérald s'installaient tous les trois; dans la seconde, +un noir carrosse des pompes funèbres, le jeune Boerzell grimpait +auprès de la famille Raindal. + +Les deux cochers touchèrent simultanément. Les deux voitures +tournèrent en sens inverse, l'une regagnant au grand trot les +élégances de la rive droite, l'autre s'enfonçant de nouveau dans les +modestes parages de la rive gauche. + +Schleifmann les suivait de l'oeil alternativement. Ah! si le brave +Cyprien eût pu ressusciter pour voir!... + +Peu à peu, les voilures diminuèrent aux deux extrémités du boulevard. +A peine distinguait-on leurs silhouettes fuyantes, celle-ci massive et +sans reflet comme un bloc de crêpe noir, celle-là pimpante et légère +sous l'étincelle de son vernis neuf. + +Schleifmann eut un mélancolique sourire d'orgueil. + + +FIN + + + + +LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF + +28 _bis_, rue de Richelieu, Paris. + + +DERNIÈRES NOUVEAUTÉS + +Collection grand in-18 à 3 fr. 50 le volume. + + Paul ADAM _L'Année de Clarisse_ 1 vol. + Cte D'ADHÉMAR _Hérédité_ 1 vol. + Emile ANTOINE _Chansons de Coeur_ 1 vol. + Alphonse ALLAIS _Le Bec en l'air_ 1 vol. + Charles BUET _Acquitté!_ 1 vol. + Jules CASE _L'Etranger_ 1 vol. + CATULLE MENDÈS _L'Homme Orchestre_ 1 vol. + Félicien CHAMPSAUR _Le Mandarin_ 3 vol. + Léon CLADEL _Juive-Errante_ 1 vol. + Maurice DONNAY _Amants_ 1 vol. + Charles EPHEYRE _La Douleur des Autres_ 1 vol. + Fritz FRIEDMANN _Loisirs forcés_ 1 vol. + Paul FAURE _André Kerner_ 1 vol. + Charles FOLEY _Monsieur Belle-Humeur_ 1 vol. + Paul GAULOT _L'Epingle verte_ 1 vol. + Abel HERMANT _La Meute_ 1 vol. + Arthur HEULARD _La Ville de l'or_ 1 vol. + Jan KERMOR _La Vipère au nid_ 1 vol. + Maurice LEBLANC _Armelle et Claude_ 1 vol. + Pierre MAËL _Le Bois d'Amour_ 2 vol. + René MAIZEROY _Joujou!_ 1 vol. + J. MARNI _Les Enfants qu'elles ont_ 1 vol. + Camille MAUCLAIR _L'Orient vierge_ 1 vol. + MERMEIX _Le Transvaal et la Chartered_ 1 vol. + Gabriel MOUREY _Les Brisants_ 1 vol. + Georges OHNET _Le Curé de Favières_ 1 vol. + Henri PAGAT _Les Funérailles de l'argent_ 1 vol. + Guy DE PASILLÉ _Histoire d'un Gentilhomme de Province_ 1 vol. + Paul PERRET _Madame Victoire_ 1 vol. + Emile POUVILLON _L'Image_ 1 vol. + Jean RAMEAU _Le Coeur de Régine_ 1 vol. + A. RUFFIN _La Petite Femme_ 1 vol. + André THEURIET _Fleur de Nice_ 1 vol. + Lucien TROTIGNON _Les Hobereaux_ 1 vol. + Pierre VALDAGNE _Variations sur le même air_ 1 vol. + Guy VALVOR _Les Treize_ 1 vol. + Charles VALOIS _Les Bourbiers de Paris_ 2 vol. + Fernand VANDÉREM _Les Deux Rives_ 1 vol. + Pierre VEBER _Chez les Snobs_ 1 vol. + + +Envoi franco du Catalogue complet de la Librairie Paul Ollendorff + + +EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES *** + +***** This file should be named 44260-8.txt or 44260-8.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/2/6/44260/ + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation information page at www.gutenberg.org + + +Section 3. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily +keep eBooks in compliance with any particular paper edition. + +Most people start at our Web site which has the main PG search facility: + + www.gutenberg.org + +This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, +including how to make donations to the Project Gutenberg Literary +Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to +subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks. + diff --git a/old/44260-8.zip b/old/44260-8.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..9181d3e --- /dev/null +++ b/old/44260-8.zip diff --git a/old/44260-h.zip b/old/44260-h.zip Binary files differnew file mode 100644 index 0000000..ab5c804 --- /dev/null +++ b/old/44260-h.zip diff --git a/old/44260-h/44260-h.htm b/old/44260-h/44260-h.htm new file mode 100644 index 0000000..49afb3a --- /dev/null +++ b/old/44260-h/44260-h.htm @@ -0,0 +1,16093 @@ + <!DOCTYPE html PUBLIC "-//W3C//DTD XHTML 1.0 Strict//EN" + "http://www.w3.org/TR/xhtml1/DTD/xhtml1-strict.dtd"> + <html xmlns="http://www.w3.org/1999/xhtml" lang="fr" xml:lang="fr"> + <head> + <meta http-equiv="Content-Type" + content="text/html;charset=iso-8859-1" /> + <meta http-equiv="Content-Style-Type" content="text/css" /> + <title> + The Project Gutenberg's eBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem </title> + <link rel="coverpage" href="images/cover.jpg" /> + <style type="text/css"> + + h1,h2 {text-align: center; + clear: both;} + + h1 {margin-top: 2em;} + + h2 {margin-top: 4em; margin-bottom: 2em;} + + div.titlepage, + div.frontmatter + { + margin-top: 4em; + page-break-before: always; + page-break-after: always; + } + + div.titlepage p + { + text-align: center; + font-weight: bold; + line-height: 1.3em; + } + + div.frontmatter p + { + text-align: center; + } + + div.frontmatter p.normal {text-align: left; margin-left: 25%;} + + .titlepage p + { + text-align: center; + font-weight: bold; + line-height: 1.3em; + } + + div.pub {margin-top: 4em; font-weight: normal; + page-break-before: always;} + + div.pub p {text-align: center;} + + div.header + {page-break-before: always; margin-top: 4em; + page-break-after: avoid;} + + div.header p {text-align: center;} + + .end + { + text-align: center; + font-size: small; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 4em; + } + + hr.deco {width: 5%;} + hr.tb {width: 15%; margin-top: 2em; margin-bottom: 2em;} + + .poetry {font-size: 95%; margin-left: 20%; margin-right: 10%; + margin-bottom: 1em; text-align: left; } + .poetry .stanza { margin: 1em 0em 1em 0em; } + .poetry p { margin: 0; padding-left: 3em; text-indent: -3em; } + .poetry p.i6 {margin-left: 6em;} + + table {margin-left: auto; margin-right: auto;} + .tdl {text-align: left; vertical-align: top; + padding-left: 1em; text-indent: -1em; padding-right: 2em;} + .tdr {text-align: right; vertical-align: bottom;} + + .pagenum { /* uncomment the next line for invisible page numbers */ + /* visibility: hidden; */ + position: absolute; + right: 5%; + font-size: 0.6em; + font-variant: normal; + font-style: normal; + text-align: right; + background-color: #FFFACD; + padding: 0.3em; + } /* page numbers */ + + .pagenumh { display: none; } + + .blockquote {font-size: 95%; margin-left: 5%; margin-right: 10%;} + + .tnote {margin: auto; + margin-top: 2em; + border: 1px solid; + padding: 1em; + background-color: #F0FFFF; + width: 25em;} + + sup {font-size: 0.7em; font-variant: normal;} + + .smcap {font-variant: small-caps; font-size: 90%;} + .center {text-align: center;} + .date {text-align: right; clear: both; margin-left: 25%; width: 75%;} + .signature {text-align: right; clear: both; margin-left: 25%; width: 75%;} + + .figcenter {margin: auto; text-align: center;} + + .p4 {margin-top: 4em;} + + .i3 {margin-left: 3em;} + .i4 {margin-left: 4em;} + + .xs {font-size: x-small;} + .small {font-size: small;} + .medium {font-size: medium;} + .large {font-size: large;} + .xlarge {font-size: x-large;} + +@media screen +{ + body + { + width: 90%; + max-width: 45em; + margin: auto; + } + + p + { + margin-top: .75em; + margin-bottom: .75em; + text-align: justify; + } +} + +@media print, handheld +{ + p + { + margin-top: .75em; + text-align: justify; + margin-bottom: .75em; + } + + .poetry + { + margin: 2em; + display: block; + } + + .smcap + { + text-transform: uppercase; + font-size: 90%; + } + + hr.deco + { + width: 5%; + margin-left: 47.5%; + } + + hr.tb + { + width: 15%; + margin-left: 42.5%; + margin-top: 2em; + margin-bottom: 2em; + } + + div.frontmatter p.normal + { + margin: 0; + } +} + +@media handheld +{ + body + { + margin: 0; + padding: 0; + width: 90%; + } + + .tnote + { + width: auto; + } +} + + </style> + </head> +<body> + + +<pre> + +The Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem + +This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with +almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or +re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included +with this eBook or online at www.gutenberg.org + + +Title: Les Deux Rives + +Author: Fernand Vandérem + +Release Date: November 23, 2013 [EBook #44260] + +Language: French + +Character set encoding: ISO-8859-1 + +*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES *** + + + + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + + + + + +</pre> + + +<div class="tnote"> +<p>Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. +L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. +Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.</p></div> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_I"> I</a></span></p> + +<h1><span class="medium">LES</span><br /> +DEUX RIVES</h1> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_II"> II</a></span></p> + +<div class="pub"> +<p>DU MÊME AUTEUR</p> + +<hr class="deco" /> +</div> + +<table id="author" summary="morebooks"> +<tr> + <td class="tdl"><b>La Cendre</b>, roman</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl"><b>Charlie</b>, roman</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl"><b>Le Chemin de velours</b>, nouvelles</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> + <td class="tdl"><b>La Patronne</b>, roman. (Collection <span class="smcap">Ollendorff</span> + illustrée.)</td> + <td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +</table> + +<hr class="deco" /> + +<div class="p4"> +<p class="center">Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les<br /> +pays, y compris la Suède et la Norvège.</p> + +<p class="center">S'adresser, pour traiter, à <span class="smcap">M. Paul Ollendorff</span>, éditeur,<br /> +rue de Richelieu, <em>28 bis</em>, Paris.</p> +</div> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_III"> III</a></span></p> + +<div class="titlepage"> +<p class="large">FERNAND VANDÉREM</p> + +<p><span class="medium">Les</span><br /> +<span class="xlarge">Deux Rives</span></p> + +<p><span class="small">ROMAN</span></p> + +<div class="figcenter"> +<img src="images/logo.jpg" width="120" height="124" alt="" title="" /> +</div> + +<p><span class="large">PARIS</span><br /> +PAUL OLLENDORFF, ÉDITEUR<br /> +<span class="xs"><em>28 bis</em>, <span class="smcap">RUE DE RICHELIEU</span>, <em>28 bis</em></span></p> + +<hr class="deco" /> +<p><span class="small">1897</span><br /> +<span class="xs">Tous droits réservés.</span></p> +</div> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_IV"> IV</a></span></p> + +<div class="frontmatter"> +<p>IL A ÉTÉ TIRÉ A PART DE CET OUVRAGE<br /> +TRENTE EXEMPLAIRES DE LUXE</p> + +<p>SAVOIR</p> + +<p class="normal">10 exemplaires sur papier du Japon numérotés à la presse (1 à 10)<br /> +20<span class="i4">—</span><span class="i4">de Hollande</span><span class="i4">—</span><span class="i3">(11 à 30)</span></p> +</div> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_V"> V</a></span></p> + +<div class="frontmatter"> +<p>A<br /> +LOUIS GANDERAX<br /> +A L'ÉCRIVAIN ET A L'AMI</p> + +<p><em>En témoignage d'affectueuse<br /> +et profonde gratitude.</em></p> + +<p>F. V.</p> +</div> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_VI"> VI</a></span></p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_1"> 1</a></span></p> +<div class="header"> +<p class="xlarge">LES DEUX RIVES</p> +</div> + +<h2>I</h2> + +<p>Comme la voiture s'arrêtait devant la grille du +Collège de France, M<sup>me</sup> Chambannes sauta vivement +à terre; et sans prendre la peine de refermer +la portière, elle s'achemina d'un pas hâtif, balançant +du bras son manchon, à travers la cour +solennelle où trois pigeons déambulaient dans une +sécurité de désert et de silence.</p> + +<p>Par les carreaux de la porte vitrée du fond, +M. Pageot, premier appariteur du Collège, la regardait +s'avancer, sa grosse moustache retroussée un +peu par un sourire de sympathie.</p> + +<p>«Encore une!» songeait-il en se remémorant +toutes les dames élégantes que, depuis une heure, +il voyait défiler. Et gentille qui plus est! Avec sa +petite figure fine et hardie, son veston d'astrakan, +son toquet de velours pourpre, à bordure d'astrakan +pareil s'emmêlant à ses frisons bruns, et +piqué sur le côté d'une petite aigrette de plumes +blanches, elle lui rappelait, révérence parler, et +moins les favoris, une vieille lithographie placée +<span class="pagenum"><a id="Page_2"> 2</a></span> +au-dessus de son lit: <em>Murat, futur roi de Naples, +à la bataille d'Eylau</em>.</p> + +<p>Aussi, fut-ce d'une main empressée qu'il ouvrit +devant elle la porte.</p> + +<p>—Vous désirez, madame?</p> + +<p>—Le cours d'Égyptologie, s'il vous plaît.</p> + +<p>—Le cours de M. Raindal? C'est ici, juste en +face de nous.</p> + +<p>Elle s'élançait. D'un geste d'apaisement M. Pageot +la retint.</p> + +<p>—Oh! inutile, madame, la salle est comble, +archibondée... Du reste, vous ne perdez pas grand'chose... +Dans cinq minutes ce sera fini!...</p> + +<p>—Je vous remercie! fit M<sup>me</sup> Chambannes d'un +ton de regret.</p> + +<p>Puis après une pause:</p> + +<p>—Vous n'auriez pas vu une grande dame en +costume bleu... une grande dame blonde, avec une +veste à brandebourgs?...</p> + +<p>Pageot se recueillait:</p> + +<p>—Vue? vue?... Sûrement que je l'ai vue; mais +il y en a tellement, madame!... Ma parole, depuis +quinze ans que je suis huissier au Collège, je ne +me souviens pas d'avoir compté tant de monde à +une leçon d'ouverture...</p> + +<p>Et, redressant négligemment sa légère chaîne +de nickel, il ajouta d'un air compétent:</p> + +<p>—C'est rapport, je suppose, à son livre sur +Cléopâtre qu'on vient...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes baissa la tête en signe d'assentiment. +Mais en même temps une poussée de +gens rabattait la porte du cours, et l'immense vestibule +<span class="pagenum"><a id="Page_3"> 3</a></span> +retentit du choc avec une sonorité d'église.</p> + +<p>—Tenez, la voilà peut-être, votre amie en +bleu! fit Pageot, désignant une dame qui sortait +parmi les premières.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes se précipita pour saisir M<sup>me</sup> de +Marquesse au passage.</p> + +<p>—Vous! se récriait l'autre... Par exemple, vous +pouvez vous vanter d'être une fière lâcheuse! +Moi qui n'étais venue que pour vous être agréable!</p> + +<p>La jeune femme s'excusa:</p> + +<p>—Une lettre de Gérald que j'attendais... Je +vous raconterai cela... J'en ai assez ragé, je vous +jure!... Enfin, était-ce bien là-dedans, au moins? +Ça valait-il le dérangement?... A-t-il parlé de +Cléopâtre? A-t-il dit des horreurs?</p> + +<p>M<sup>me</sup> de Marquesse prit un accent gamin:</p> + +<p>—<i lang="en" xml:lang="en">I don't know...</i> Vous m'en demandez trop... +Je suis comme la petite fille de l'Ambigu... Je +n'ai rien vu, rien entendu... Debout, des tas de +bonshommes devant moi, et une odeur de respirations!... +Oh! on ne m'y repincera pas de sitôt... +ou j'enverrai mon valet de chambre retenir mes +places d'avance...</p> + +<p>—C'est gai!...</p> + +<p>—Bah, ce n'est pas la catastrophe!... fit d'un air +protecteur M<sup>me</sup> de Marquesse... Grand Dieu! Êtes-vous +enfant, ma petite Zozé!... Vous le reverrez +ici ou autre part, votre M. Raindal... Il n'y a rien +de perdu!... Et tout cela parce que M. de Meuze +vous a monté la tête avec ses boniments!...</p> + +<p>—Il ne s'agit pas de M. de Meuze!...</p> + +<p>—Et de qui alors?... De Gérald, peut-être?... +<span class="pagenum"><a id="Page_4"> 4</a></span> +S'il ne s'agit du père, il s'agit du fils... Non, +mais sincèrement, vous croyez que ça mord sur +lui les notoriétés?... Ah! vous avez votre dose de +candeur!...</p> + +<p>—Comment donc! approuva M<sup>me</sup> Chambannes +dune voix gouailleuse... Avec ces idées-là, en +trois mois je finirais par avoir une maison comme +celle des Pums ou des Silberschmidt... Merci!... +Allez, mon système n'est pas tellement bête... Je +sais ce que je fais!...</p> + +<p>Puis d'un ton plus cordial:</p> + +<p>—Nous regardons la sortie?...</p> + +<p>—Je veux bien! fit M<sup>me</sup> de Marquesse.</p> + +<p>Elles se rangèrent auprès de l'étroite issue par +où s'écoulait l'auditoire.</p> + +<p>C'était évidemment un public de parade, une +délégation de cette brillante garde citoyenne que +Paris entretient autour des gloires à succès, tout +le monde des salons littéraires, des revues à fort +tirage, des gazettes modérées, illustrations authentiques +en tête, académiciens célèbres ou obscurs, +penseurs, songeurs, réfléchisseurs, remueurs +d'idées, souleveurs de questions et agitateurs de +problèmes, maîtresses attitrées des grandes tables +à parler,—plus leur sémillante cohorte, petites +femmes, petits hommes, petits jeunes, petits +vieux, la volée entière de celles et de ceux qui +jasent, pépient, caquettent sur les cimes de l'art +comme les moineaux sur les hautes branches; de +gracieux minois mats de poudre dans le mol évasement +des collets de zibeline, des silhouettes fureteuses +aux moustaches quasi militaires, des voix +<span class="pagenum"><a id="Page_5"> 5</a></span> +disciplinées à la pratique du bien dire, des fronts +rayés de plis par les années d'étude ou la recherche +constante du mot spirituel, des sourires, des fourrures, +des bouffées de bons parfums. Et l'on s'appelait, +on se saluait, on se communiquait l'opinion +qu'on avait ou que l'on allait avoir, sous les +yeux ébahis de quelques profanes qui se citaient +à voix basse des noms avec respect.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes, surtout, paraissait ravie du +spectacle. Faire partie de ce clan d'élite ne l'avait +jamais bien tentée. Par un hasard de destinée, elle +visait ailleurs, vers un objet plus simple, plus +humain, plus tendre, où malgré même l'apparence +contraire, s'acheminaient toutes ses actions. +Mais assister aux papotages, aux coquetteries, +aux rassemblements amicaux de ces personnes +connues dont si souvent parlaient les feuilles, +cela lui constituait un naïf régal, une joie de l'œil +et de la pensée qui rendait sa petite figure toute +grave d'attention.</p> + +<p>Et soudain, dans un involontaire mouvement +de surprise, elle poussa du coude M<sup>me</sup> de Marquesse:</p> + +<p>—Oh! voyez donc celle-là!</p> + +<p>Elle indiquait du regard une jeune fille pauvrement +nippée qui venait dans leur direction.</p> + +<p>Son paletot en drap vert à parements de vison +semblait plus défraîchi encore que la capote de +tulle poussiéreuse épinglée de travers dans sa +chevelure. Et elle avait cette démarche hautaine, +cette physionomie agressive et revêche que font +souvent aux femmes de science la fatigue, l'orgueil +<span class="pagenum"><a id="Page_6"> 6</a></span> +ou des soucis d'homme. Elle passa auprès des deux +dames en les dévisageant d'un coup d'œil presque +hostile; puis, s'approchant de l'huissier:</p> + +<p>—Pageot! demanda-t-elle d'un ton d'autorité... +Est-ce que mon père est sorti?</p> + +<p>L'appariteur, prestement, avait retiré sa calotte:</p> + +<p>—Non, mademoiselle... Faut-il le prévenir +que mademoiselle...</p> + +<p>—Merci, Pageot... Vous lui direz que je l'attends +là-bas, devant la grille...</p> + +<p>—Bien, mademoiselle!... fit l'huissier qui +courait lui ouvrir la porte.</p> + +<p>Et, retournant aussitôt vers M<sup>me</sup> Chambannes:</p> + +<p>—Vous ne savez pas qui c'est? questionna-t-il +d'une voix mystérieuse... Non?... C'est mademoiselle +Thérèse Raindal, la demoiselle de M. Raindal!...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Dehors, devant la grille dévernie, M<sup>lle</sup> Raindal +s'était mise à marcher activement, allant, revenant, +le cou blotti entre les épaules, le buste +courbé en avant, comme une sentinelle qui lutte +contre le froid.</p> + +<p>Parfois elle s'arrêtait et lançait un regard vers +le perron du fond. On apercevait, contre une vitre, +la figure méditative de Pageot: et l'air épais, +comme peint en ocre, de cette obscure après-midi +de novembre lui donnait, à distance, un teint jaune +d'hôpital. Mais M. Raindal n'arrivait pas.</p> + +<p>Alors Thérèse reprenait sa faction, les coudes +appuyés aux hanches, les mains croisées dans son +manchon de peluche; et peu à peu la ligne de ses +<span class="pagenum"><a id="Page_7"> 7</a></span> +lèvres, minces à peine comme des lisières de soie +rose, blanchissait, s'effaçait dans une expression +de maussaderie.</p> + +<p>Elle songeait, tout en marchant, à la corvée du +soir, à cette présentation forcée chez les Lemeunier +de Saulvard, de la section des Sciences +morales,—à cet inconnu qu'on lui présenterait +dans un bal, afin d'en faire son mari, au besoin, +l'être qui aurait droit à ses baisers, à son corps, +et passerait ensuite toutes les nuits auprès d'elle. +Un de plus à refuser! Le neuvième depuis dix +ans! «Un jeune savant du plus réel mérite, avait +écrit Saulvard, un des espoirs de l'assyriologie +française, M. Pierre Bœrzell. Catholique, mais +libre-penseur. Pas de fortune, mais honorabilité +parfaite et brillant avenir...»</p> + +<p>M. Bœrzell! M. Bœrzell! Elle répétait à mi-voix +ce nom rude et barbare. Allons, il devait être encore +bien campé, bien avenant, cet espoir-là! A peu près +comme le petit monsieur bedonnant à serviette +d'avocat, qui remontait, en face, l'autre trottoir.</p> + +<p>Elle avait stoppé machinalement pour détailler +de loin le passant, la bouche pincée de méchanceté, +l'œil aguiché comme par une proie.</p> + +<p>Puis, faisant demi-tour, les lèvres relâchées d'un +sourire de dédain:</p> + +<p>—Oui, un gaillard dans ce genre-là, probablement! +murmura-t-elle avec un haussement d'épaules.</p> + +<p>Elle souffrait. Quelque chose de froid lui harponnait +la chair du cœur, comme la bise qui +mordait son visage.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_8"> 8</a></span> +Elle se rappelait l'autre—celui qu'elle avait +manqué naguère—le fiancé fuyard et félon, cet +Albert Dastarac, dont après dix années, certaines +nuits, dans ses rêves de vierge, elle croyait encore +ressentir les affolantes étreintes ou les baisers à +goût de fraise.</p> + +<p>Ah! qui aurait prévu qu'il serait aussi perfide, +ce jeune agrégé d'histoire, ce Méridional enjôleur, +ce séduisant <em>Albârt</em>,—ainsi qu'il prononçait de sa +voix grave comme un bourdon? Lui si câlin, si +passionné, et dont le directeur de l'Ecole normale +avait tellement fait l'éloge! Non, à présent encore, +devant la grille, dans le brouillard glacé, M<sup>lle</sup> Raindal +ne pouvait y croire, à cette antique trahison, +se l'expliquer, y rien comprendre.</p> + +<p>Il lui semblait,—tant restaient familières, +récentes, ces images chaque jour évoquées,—être +auprès d'Albârt, dans le petit salon paternel, +rue Notre-Dame-des-Champs. Elle revoyait son +insolente silhouette de spadassin classique, sa stature +élancée et ses jarrets pliants, ses prunelles +brunes, énormes, sans nul blanc alentour, pareilles +à des yeux de cheval, et la fine moustache noire +qu'il épointait de ses doigts aigus, cuivrés par le +tabac. Comme il l'avait aimée, durant ces huit +jours de fiançailles!</p> + +<p>Elle avait la taille plate, la bouche exsangue, +menue, rétrécie comme par un lacet, et le visage +terni de ce hâle verdâtre qu'on gagne loin du +soleil, dans la poussière des livres, la tiédeur des +bibliothèques ou l'air fiévreux des salles de cours. +Mais de tous ces défauts qu'elle connaissait mieux +<span class="pagenum"><a id="Page_9"> 9</a></span> +que personne et dont, plus d'une fois, en secret, +elle s'était affligée, Albârt paraissait n'en remarquer +aucun. Il n'était frappé que de ses charmes. +Il s'extasiait, à tout moment, sur son nez pâle et +droit, modelé à l'antique, sur ses terribles yeux +gris surmontés de velours noir comme ceux de +Minerve, disait-il, ou sur les enroulements massifs +de sa chevelure brune qu'il eût voulu défaire pour +s'y plonger la face. Et la tendresse de ses propos +égalait son talent à flatter.</p> + +<p>Sans cesse, sans motif, ardemment, il appelait +Thérèse d'un ton d'invocation, de prière: «O ma +<em>Thérézoun</em>! O ma <em>chato</em>!» Il lui chantait de lentes +romances provençales, plaintives comme des airs +de chasse au loin, et que M<sup>me</sup> Raindal,—du +Midi, elle aussi,—accompagnait tant bien que +mal au piano en chevrotant le refrain. Ou, s'il +demeurait seul avec la jeune fille, il se postait à +ses pieds, sur un tabouret de satin bleu, tandis +qu'elle lui confiait des projets d'avenir, comment +elle désirait régler le temps de son travail, l'aider +dans sa carrière, le pousser aux plus hauts emplois. +Et soudain, sauvagement, il vous sautait +sur elle, vous l'empoignait entre ses bras en balbutiant: +«Ma Thérézoun!» Elle sentait les fermes +biceps rouler contre son buste comme des pierres +rondes, une moustache fleurant l'œillet s'approcher +de sa bouche, des lèvres savoureuses se +poser à ses lèvres; et elle renversait la tête, les +paupières closes, avec des envies de succomber, +laissant couler en tout son être le baume bienfaisant +des baisers.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_10"> 10</a></span> +Puis, un matin, on avait reçu une lettre embarrassée +d'Albârt. Des affaires de famille l'obligeaient +à repartir immédiatement pour Saint-Gaudens, +son pays natal, et à ajourner le mariage. Il s'excusait, +l'honnête jeune homme, pleurnichait, +protestait de son chagrin. Et trois semaines plus +tard, au Luxembourg, où M. Raindal l'avait +menée, comme une convalescente, prendre un peu +de repos, dans l'air printanier du jardin, Thérèse +rencontrait son fiancé, un Dastarac pimpant, guilleret, +avec une jeune fille au bras, une petite +créature malingre et osseuse: la troisième fille de +M. Gaussine, le professeur de langue sumérienne +à la Sorbonne. En arrière, le père les suivait.</p> + +<p>—Viens donc! mon enfant, murmurait M. Raindal +pour entraîner Thérèse. Eh oui, ils vont se +marier... Je ne le sais que d'hier!... Maître Gaussine +a la réputation de bien placer ses gendres... +C'est ce qui aura attiré notre mauvais drôle... +Viens, je t'expliquerai...</p> + +<p>Elle n'avançait plus.</p> + +<p>Elle avait failli crier de douleur, tomber là, en +public, dans une attaque de nerfs. Quel outrageant +souvenir! Et après, les affreuses journées, dans +sa chambre tout imprégnée encore des parfums +du gredin—ces longues heures de songeries où +elle avait, devant elle-même, prononcé ses vœux +de renoncement, se vouant désormais à une vie +d'études, comme d'autres, par désespoir, entrent +en religion!</p> + +<p>Mais, malgré l'éloignement—car on <em>le</em> disait +enfoui à des lieues de Paris, bloqué dans un +<span class="pagenum"><a id="Page_11"> 11</a></span> +obscur lycée de Provence, en dépit des intrigues +de Gaussine,—malgré le labeur, malgré les +années, malgré tout, elle n'avait pu chasser de son +cerveau, si peuplé pourtant de savoir, l'image +tenace du charmant Albârt.</p> + +<p>Elle gardait de ses caresses une sorte d'éblouissement, +comme ces mortelles de jadis qu'un dieu +avait aimées. Il demeurait son époux regretté, +son seigneur impérieux, occulte. Et lorsqu'on voulait +la marier, la livrer à un autre, c'était lui qui +s'interposait, la reprenait, ressuscitait en ce corps +austère sa folle Thérézoun, sa Thérézoun captivée.</p> + +<p>Elle croyait le voir surgir, invisible à tous +quoique présent, poing sur la hanche, jarret +pliant, dans sa bravache posture de reître, et ses +lèvres narquoises murmuraient: «Voyons, ma +<em>chato</em>, non, mais regarde, compare!... Est-ce que +c'est possible après moi?» Oui, comment déroger? +Comment le trahir? Et brusquement, en quelques +mots, le prétendant était éconduit.</p> + +<p>—Ainsi tu n'en veux pas, mon enfant? demandait +d'un ton piteux M. Raindal.</p> + +<p>Oh! le refus qui l'accueillait! Un refus sec, +rageur, violent comme une bourrade, et dont il +chancelait presque, étourdi, réduit au silence, +incapable de discuter.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>—Hé! fillette, nous sommes prêts?... J'ai été +retardé par un journaliste, un reporter, qui m'interviewait +sur Cléopâtre, les Anglais en Egypte... +est-ce que je sais?... Tu ne t'es pas trop impatientée, +dis-moi?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_12"> 12</a></span> +Thérèse, à la voix joviale de son père, avait +sursauté:</p> + +<p>—Mais non, je réfléchissais, je travaillais, en +marchant.</p> + +<p>—Bon! bon! tant mieux!...</p> + +<p>Puis la prenant sous le bras comme un ami, un +collègue, il se dirigea d'une allure rapide vers le +boulevard Saint-Michel.</p> + +<p>On se retournait à leur passage, intrigué par ce +couple étrange, ce vieil officier de la Légion d'honneur, +ce vieux monsieur à barbe blanche et cette +jeune fille à mine d'institutrice, s'en allant bras +dessus, bras dessous, tendrement. On faisait des +conjectures, on souriait instinctivement à des idées +vagues, sympathiques, et quelquefois des étudiants, +qui connaissaient de vue le maître, le fixaient à +dessein pour attirer son regard ou le saluaient +même comme par élan de respect.</p> + +<p>Mais M. Raindal n'apercevait que confusément +ces hommages. Maintenant il était tout entier à +questionner Thérèse, à savoir sur la leçon d'ouverture +son opinion exacte. Était-elle satisfaite? +Cela avait-il bien été? Pas trop de longueurs, +non? Et la péroraison, qu'en pensait-elle? Leur +avait-il convenablement signifié leur congé aux +badaudes et aux badauds qui se permettaient d'envahir +son cours, sa petite chapelle tranquille?</p> + +<p>—Oui, certes, fit Thérèse... Tout ce que je te +reprocherais, c'est de t'être montré dans le ton +un peu sévère, un peu mordant!...</p> + +<p>—Jamais assez... C'est bon pour la Sorbonne +tous ces godelureaux, toutes ces belles dames... +<span class="pagenum"><a id="Page_13"> 13</a></span> +Chez nous, il ne faut que des travailleurs, de +vrais apprentis...</p> + +<p>Puis il partit en des commentaires diffus sur +les devoirs, la dignité, la destination du Collège +de France. La Science! Le Collège de France! Sa +foi, son église à lui, qui n'en avait point d'autres! +Et Thérèse, qui savait par le menu la marche et +les versets de ces fougueuses litanies, le laissait +aller sans interrompre.</p> + +<p>—N'importe, mon enfant, conclut-il d'une voix +essoufflée... Ils sont avertis... On ne les reverra plus, +j'imagine... Du reste, cette affluence a ses raisons... +C'est encore un miracle de notre <em>Cléopâtre</em>.</p> + +<p>—Oh! «notre»! protesta Thérèse.</p> + +<p>—Si, si, «notre»! Je maintiens le mot...</p> + +<p>Et d'abord, par la pente naturelle qui mène à +parler de soi, il se mit à retracer les phases de +son déconcertant triomphe: la célébrité venue de +la veille au lendemain, la presse entière, les +revues, les salons, s'employant ensemble à le +rendre illustre, cinq mille exemplaires écoulés en +trois semaines, des articles chaque soir, chaque +matin, partout,—les retardataires plus chauds +que les premiers, cherchant dans la ferveur de +l'adhésion une excuse à la honte du retard,—des +lettres, des interviews, des demandes de copie, +d'autographes, de portraits. Le succès, en un mot, +l'investiture impériale que Paris donne parfois à +certains de ses élus, avec les théories d'offrandes +sans fin, les prétoriens en délire, et même cet +enthousiasme intolérant qui force les envieux +d'attendre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_14"> 14</a></span> +Or, à qui M. Raindal devait-il tout cela, hein? +Qui donc, trois ans avant, lui avait suggéré le +sujet du livre? Qui avait eu l'idée d'une <cite>Vie de +Cléopâtre</cite>, rédigée au point de vue national, égyptien +et s'inspirant des documents indigènes, des +sentiments populaires de l'époque? Qui l'avait +ensuite, jusqu'au bout, secondé fidèlement dans +cette lourde besogne? Qui avait classé les matériaux, +recopié les papyrus, transcrit les inscriptions, +lu et relu les épreuves une à une, sauf les +notes en latin? Qui avait...</p> + +<p>—Ah çà! mais où me conduis-tu donc? s'écria-t-il +en quittant le ton de réquisitoire amical qu'il +avait pris pour prononcer ce panégyrique.</p> + +<p>Thérèse eut un sourire attendri:</p> + +<p>—Voilà ce que c'est, père, que d'exagérer... On +oublie le reste, on ne se connaît plus... Je te conduis +au <cite>Bon Marché</cite>, où je vais acheter des gants +pour ce soir...</p> + +<p>—Ah, oui! ce bal! fit M. Raindal en soupirant, +comme s'il venait déjà de recevoir l'estocade du +refus coutumier.</p> + +<p>Puis il reprit:</p> + +<p>—Eh bien! non, je te laisse... Il faut que je +monte chez ton oncle Cyprien chercher des nouvelles +de son rhumatisme et m'informer s'il dînera +tantôt...</p> + +<p>Ils parvenaient devant l'église Saint-Germain-des-Prés. +Ils s'arrêtèrent au milieu de la foule +mélancolique qui piétinait auprès du bureau des +tramways,—et, se serrant la main vigoureusement, +comme deux camarades:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_15"> 15</a></span> +—Au revoir, ma fille... A tout à l'heure!</p> + +<p>—Au revoir, père!</p> + +<p>Thérèse traversait. M. Raindal assujettit sous +son bras sa serviette de cuir qui glissait et, d'un +pas flâneur, comme alourdi par les pensées, il +s'engagea lentement dans la rue Bonaparte.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_16"> 16</a></span></p> + +<h2>II</h2> + +<p>M. Cyprien Raindal habitait dans une vieille +maison formant le coin de la rue Vavin et de la +rue d'Assas. Il y occupait, au sixième étage, un petit +logement dont les deux pièces spacieuses dominaient, +à perte de vue, les charmilles du Luxembourg.</p> + +<p>C'était un homme d'environ cinquante-cinq ans, +trapu, sanguin, la moustache grisonnante et la tête +rasée de près, comme un soldat d'Afrique.</p> + +<p>D'un tempérament irascible, indiscipliné, il avait +eu grand'peine à se maintenir dans les bureaux du +Ministère de l'Industrie, où, dès 1860, son aîné +l'avait placé. Plus d'une fois il eût été révoqué +pour insubordination ou propos factieux, sans l'intervention +puissante de son frère Eusèbe. Il était +né au temps de misère où M. Raindal, le père, +chassé de l'Université comme complice de Barbès, +courait les leçons à deux francs le cachet; et l'on +eût dit qu'il avait hérité de lui le goût de l'opposition.</p> + +<p>L'Empire, M. Thiers, le Seize-Mai, l'opportunisme, +il avait tour à tour détesté tous les gouvernements +que ses fonctions l'obligeaient à servir. Et +<span class="pagenum"><a id="Page_17"> 17</a></span> +finalement, en 1889, on saisissait dans la cantine +du général Boulanger une carte à son nom, complétée +par ces lignes d'exhortation cordiale: «Bravo, +général! En avant! Tout le pays est avec vous.»</p> + +<p>Il allait, à cette époque, être nommé sous-chef +de bureau. Convoqué aussitôt dans le cabinet du +ministre, il arrivait souriant, la bouche mâchonnant +déjà les paroles de gratitude; et l'annonce de +sa révocation l'avait frappé en plein esprit de paix, +comme l'insulte imprévue, la gifle sur la joue qui +se tend au baiser.</p> + +<p>Il était rentré dans son bureau en vociférant +des hurlements de rage et de menace. Puis, tout +de suite, il avait couru se commander des cartes +nouvelles où, au-dessous de son nom, on lisait: +«<em>Ancien sous-chef de bureau au Ministère de l'Industrie</em>»,—et +il avait même cloué l'une d'elles à +la porte de son logement.</p> + +<p>Mais sa vengeance s'était arrêtée là. Le fonctionnaire +qui subsistait en lui n'avait osé pousser plus +loin cette quasi usurpation de titre. Il s'était décidé +à brûler le restant des cartes fallacieuses. En outre +son frère intriguait pour lui garder, quand même, +le bénéfice de la retraite, trois mille francs sans +lesquels il fût tombé dans la pire des gênes. Il +attendit, se tint coi pendant quelques semaines, et +ne recommença de s'exprimer en liberté que lorsqu'on +eut officiellement liquidé sa pension.</p> + +<p>Seulement, alors, la fougue de ses opinions et +la violence de son langage éclatèrent terriblement, +comme des explosifs trop longtemps comprimés. +Trente années d'exaspérations retenues, dans le +<span class="pagenum"><a id="Page_18"> 18</a></span> +besoin de vivre et la crainte des supérieurs, firent +irruption par sa bouche en avalanches qu'on pouvait +croire intarissables.</p> + +<p>Au début, il voulait donner une formule à ses +animosités, étayer de certains principes son mécontentement; +et il inclina vers le socialisme. Par +malheur, il se perdait dans les questions de capital +et de salaire. Les statistiques l'ennuyaient et +l'économie politique le dérouta par ses systèmes +instables ou que d'autres démentent.</p> + +<p>Bourgeois de goûts sinon d'opinions, irréligieux +comme son frère par éducation, rond-de-cuir par +accoutumance, il lui fallait une doctrine plus humaine +et moins subversive, des théories faciles à +embrasser, de la morale plutôt que des chiffres, +du sentiment plutôt que de la déduction.</p> + +<p>Et peu à peu, de lui-même, inconsciemment, il +se fabriqua un credo social où il se trouvait à +l'aise, comme dans un habit sur mesure. Persuadé +qu'il avait pâti de l'injustice, c'était la justice qu'il +désirait voir établir. Le châtiment des méchants, +la mort ou l'exil des voleurs, le retour des mœurs +probes, l'écrasement de l'iniquité, voilà, en premier +lieu, ce qu'on devait poursuivre. Après? +Bah! on aviserait. Que l'on obtînt d'abord ces +purifications; puis on s'occuperait du reste pour +le mieux. M. Raindal cadet n'était pas de ces +rêveurs fanfarons qui promettent de détruire et +de rebâtir la société comme s'il s'agissait de la +hutte d'un cantonnier. Il savait la force de la tradition, +la nécessité de la famille, le charme indispensable +de la liberté. Avant de supprimer tout +<span class="pagenum"><a id="Page_19"> 19</a></span> +cela, qu'on songeât donc à nettoyer le pays de la +vermine qui l'infectait. A l'occasion, l'oncle Cyprien +ne refuserait pas son coup de main.</p> + +<p>Il se déclarait prêt à marcher le jour où les +camarades iraient en masse appréhender, jusque +dans leurs palais, les prévaricateurs, les juifs et +les calotins dont la coalition clouait la France au +sol comme une fourche à trois branches. La comparaison +était de son cru et il la répétait volontiers, +en parlant de se faire casser la tête ou de casser +celle de beaucoup d'autres.</p> + +<p>La lecture des journaux opposants l'avait d'ailleurs +préparé à merveille pour figurer dans cette +armée de justiciers sincères que la mort du général +rebelle a laissée sans chef, mais non sans +espoir.</p> + +<p>D'instinct, l'oncle Cyprien était allé aux pamphlétaires +qui dénoncent les ennemis des faibles +ou soutiennent les victimes contre leurs oppresseurs. +Et même, successivement, par une anomalie +curieuse, il s'était découvert toutes les haines, +souvent disparates, dont ces maîtres attisent la +flamme. Avec Rochefort, il avait discerné en son +cœur la haine des politiciens; avec Paul Bert ou +ses disciples, la haine du prêtre et des dévots; +avec Drumont, la haine du juif et de l'exotique. Il +relisait sans cesse leurs articles, leurs livres, et en +citait de mémoire des passages entiers. Sa conversation +s'en ressentait. Les fanfares des injures les +plus diverses y croisaient leurs notes discordantes. +Les mots de chéquard, de repu, de panamiste, +les mots de calotin, de cafard, de ratichon, +<span class="pagenum"><a id="Page_20"> 20</a></span> +joints à ceux de youtre, youpin ou rasta, vibraient +pêle-mêle comme la basse continue de ses indignations. +Et il navrait les siens par sa virulence +quand, devant des étrangers, il discutait sociologie.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Au coup de sonnette de la porte d'entrée, il +s'élança du petit canapé de reps vert où il somnolait, +et, la main appuyée aux reins, il alla ouvrir +en boitant un peu.</p> + +<p>Un sourire de joie dilata sa physionomie à la +vue de M. Raindal. Les deux frères s'embrassèrent +selon leur coutume.</p> + +<p>Puis Cyprien s'écria:</p> + +<p>—Ah! je suis bien content de te voir! Viens +par ici... J'avais justement des tas de choses à te +lire...</p> + +<p>—Et la santé? Comment cela va-t-il? T'aurons-nous +à dîner ce soir? questionnait M. Raindal +tout en suivant son frère.</p> + +<p>—Mais oui, mais certainement!...</p> + +<p>Et, comme ils pénétraient dans la pièce qui servait +de salon:</p> + +<p>—Là, assieds-toi, et écoute, fit-il en appuyant +affectueusement sur les épaules de M. Raindal.</p> + +<p>Après quoi, il se mit à fouiller d'une main +hâtive parmi les journaux qui jonchaient le canapé, +dépliés, froissés et s'amputant les uns aux +autres leurs vastes titres en lettres grasses. Une +gâterie, une débauche de malade, tous ces journaux +brouillés,—un luxe qu'il s'offrait quand +des rhumatismes le retenaient à la chambre. Mais +<span class="pagenum"><a id="Page_21"> 21</a></span> +autrement, il ne lisait les feuilles qu'au café, à la +brasserie, et en petit nombre,—deux ou trois +gazettes de combat qui lui chauffaient délicieusement +le cerveau après déjeuner comme le petit +verre de fine dont il se brûlait la gorge. Enfin il +eut achevé son triage, trouvé les trois journaux +qu'il cherchait, et les brandissant dans un crépitement +de papier chiffonné:</p> + +<p>—Voilà du nanan! fit-il... Du bon, du meilleur!... +De quoi m'amuser et de quoi te faire claquer +d'orgueil... <em>Primo</em>, bien entendu, ce qui +m'amuse...</p> + +<p>Puis il entama d'une voix victorieuse la lecture +du premier journal. En termes discrets, quoique +impitoyables, on y annonçait à bref délai l'arrestation +d'un sénateur, ancien ministre, ancien +député, bien connu pour ses tripotages, ses complaisances +envers la haute banque, ses tendances +cléricales, et l'on félicitait le gouvernement de ce +prochain acte d'énergie.</p> + +<p>—Tiens, tu vois, s'écria l'oncle Cyprien en terminant... +Je ne sais pas qui c'est... J'ai réfléchi +pendant des heures sans trouver... Et pourtant, je +te l'avouerai, cette nouvelle m'a fait passer une +excellente journée... Il n'est que temps qu'on nous +balaie toutes ces fripouilles... Un de plus à Mazas! +Je le marque!...</p> + +<p>Il sourit de cette plaisanterie et ajouta, les deux +mains posées sur ses genoux:</p> + +<p>—Hein! qu'est-ce que tu en penses? Ça se +corse!... Ça crève, tous ces abcès!</p> + +<p>M. Raindal hésitait. Il voulait s'épargner une +<span class="pagenum"><a id="Page_22"> 22</a></span> +controverse ou tout au moins l'ajourner en bloc +jusqu'après la lecture imminente des deux autres +journaux. Habitué par profession, par tournure +d'esprit, à ne considérer les choses qu'à travers +l'immensité du temps, l'infini des siècles passés +et futurs, il avait du présent plutôt le dédain que +l'insouciance. Et chaque fois que son frère le provoquait +à causer politique, il se sentait plus gêné +que s'il eût fallu débattre en langue indigène sur +une question de <em>tabou</em> avec un chef sauvage de la +Polynésie.</p> + +<p>Alors il procéda comme il faisait en pareil cas, +et déchaînant hypocritement entre eux le flux +tiède des généralités:</p> + +<p>—Évidemment! Certes!... déclara-t-il. Nous +vivons dans une époque fort troublée... Il y a eu +beaucoup d'abus... Que veux-tu?... La concussion +est la plaie des démocraties... Polybe l'a dit...</p> + +<p>—Laisse-moi donc tranquille avec ton Polybe! +interrompit l'oncle Cyprien en secouant la tête +comme pour se désengluer de ces aphorismes. +Dis-moi donc simplement que nous sommes gouvernés +par des crapules... Ce sera plus juste et plus +vite fait...</p> + +<p>Puis un peu honteux d'avoir ainsi gourmandé +cet illustre aîné, qu'il vénérait au fond de son +âme tumultueuse:</p> + +<p>—Bah! ne nous fâchons pas... C'est de ta faute... +Tu m'agaces avec tes grandes phrases vagues... +Tiens, voici pour gagner mon pardon... Demandez +le portrait de M. Eusèbe Raindal, l'homme du +jour, le drapeau de la famille, la gloire de l'égyptologie +<span class="pagenum"><a id="Page_23"> 23</a></span> +française, avec l'histoire de sa vie depuis +les temps les plus reculés jusqu'à nos jours!... +Tara ta ta ta ta ta ta!...</p> + +<p>Il avait tendu le second journal à son frère et il +fit le tour de la pièce en sonnant, dans sa main +roulée en cornet, une marche triomphale, comme +jadis au bureau, lorsqu'on célébrait le succès d'un +collègue.</p> + +<p>M. Raindal demeurait les yeux attachés sur le +journal qu'il tenait à bouts de bras, éloigné du +buste, en raison de sa presbytie.</p> + +<p>Oui, cette grossière gravure, à hachures charbonneuses, +c'était bien lui, son nez charnu, sa +barbe blanche, sa paterne figure,—une vraie +figure de sénateur, assurait l'oncle Cyprien.</p> + +<p>Et au-dessous s'étageait sa biographie,—des +dates, des dates encore ou les titres de ses livres, +à la suite, qui n'en disaient pas plus sur son existence, +ses idées, ses joies et ses douleurs d'homme, +que les bornes de la route ou les poteaux des carrefours +sur les pays que l'on traverse. Mais pour +lui ces chiffres et ces mots secs vivaient comme +de la chair. Un sourire nerveux remua ses lèvres. +Des rafales de vanité montaient de son cœur à sa +bouche,—et une honte le faisait rougir comme s'il +eût vu fixés sur lui les regards de toute la foule +qui, ce jour même, contemplait ses traits. Il se +maîtrisa pourtant, par pudeur, puis avec calme:</p> + +<p>—C'est très exact! fit-il. Je te remercie... J'emporterai +cela à la maison...</p> + +<p>Il se levait pour partir. D'un geste, l'oncle +Cyprien lui commanda de se rasseoir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_24"> 24</a></span> +—Attends! Attends!... Ce n'est pas tout... Voilà +le déplaisir, maintenant! On t'injurie dans le +<cite>Fléau</cite> un sale journal rédigé par des calotins et +lu par toute la haute juiverie... Tiens, écoute le +morceau... C'est du propre!</p> + +<p>Et l'oncle Cyprien commença d'une voix railleuse +où tremblait un peu de colère:</p> + + +<p class="center">INDISCRÉTIONS ACADÉMIQUES</p> + +<p class="blockquote">«C'est prochainement que se réunit à l'Académie +française la commission chargée de décerner +le prix Vital-Gerbert (15 000 francs) au meilleur +livre d'histoire paru dans l'année. Si nous en +croyons les on-dit, la lutte sera chaude, plusieurs +candidats étant en présence. L'un d'eux serait +M. Eusèbe Raindal, de l'Institut, l'auteur de cette +<cite>Vie de Cléopâtre</cite> autour de laquelle une certaine +presse a mené quelque bruit depuis un mois. Mais +la candidature de M. Raindal compte dans les +milieux académiques de sérieux adversaires. Plusieurs +estiment que le succès de son livre est dû +en grande partie aux détails pornographiques qui +y fourmillent et qui ont captivé une clientèle +spéciale. Or, sans vouloir nous prononcer dans +ce délicat débat, force pourtant nous est de convenir +que ce livre est un des plus immoraux +qui soient sortis, depuis longtemps, de la Coupole. +Les notes principalement, quoique rédigées +en latin, y sont d'une révoltante obscénité. L'auteur +aura beau alléguer, pour sa défense, qu'il n'a +fait que traduire des pamphlets égyptiens de +<span class="pagenum"><a id="Page_25"> 25</a></span> +l'époque, et même qu'il a eu soin de les traduire en +latin, il n'en demeure pas moins acquis que, volontairement +ou non, il a publié là un recueil d'authentiques +ordures. Nous savons que l'histoire a +ses droits et que l'historien a ses devoirs. Mais +M. Raindal nous prouvera difficilement qu'il était +du devoir de l'historien de nous montrer Cléopâtre +râlant des mots de portefaix dans les plus abjects +abandons de l'amour ou raffinant en termes immondes +sur la débauche comme une Néron femelle. +C'est à d'autres œuvres, traitant de plus vastes +questions et à un point de vue social et élevé qu'à +notre avis sont réservées les récompenses académiques. +A MM. les Immortels de décider si nous +avons tort. Pour nous donner raison, ils n'auraient +cette année, que l'embarras du choix.»</p> + +<p>—Eh bien! conclut l'oncle Cyprien, en jetant à +terre le papier qu'il avait pétri en boule... Comme +éreintement, c'est coquet!... Cela n'a aucune importance, +étant donné, je te l'ai dit, que cette +feuille n'est lue que par des youpins... Mais, tout +de même, si tu m'y autorisais, j'irais de bon cœur +tirer les oreilles au cafard dont la plume s'est permis...</p> + +<p>M. Raindal, qui avait blêmi de souffrance à +mesure qu'avançait la lecture, dressa la main en +un geste philosophique et, d'une voix encore mal +assurée:</p> + +<p>—Inutile, murmura-t-il... Ce sont les petits +revenants-bons de la célébrité... Et puis, je sais de +qui c'est!...</p> + +<p>—De qui donc?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_26"> 26</a></span> +—Je parierais que c'est inspiré, sinon écrit, par +mon collègue et concurrent Saulvard, Le meunier +de Saulvard, des Sciences morales... Je reconnais +sa manière... Il voudrait obtenir le prix, avec son +<cite>Histoire des affranchis sous l'Empire romain</cite>... Je le +gêne... Il me fait diffamer... Le coup est classique... +Il n'y a qu'à plaindre ce malheureux et à sourire.</p> + +<p>M. Raindal effectivement grimaça un sourire +avec peine. Mais cette rage qu'on ressent devant +l'injustice lui obstruait la gorge comme un caillot +amer; et il cracha plutôt qu'il ne proféra:</p> + +<p>—Pornographe!</p> + +<p>Il avait pris un temps de répit; puis, d'une voix +soulagée, il répéta:</p> + +<p>—Pornographe!... Non, on ne m'avait rien dit +de plus fort dans le métier, où j'en ai vu cependant, +des jalousies, et des petitesses, et des calomnies... +Oh! si l'on savait quels égouts il y a au-dessous +de ce qu'on appelle les pures régions de la +science!... et les saletés qui s'y dégorgent! Pornographe!... +Après une carrière comme la mienne!... +Les misérables!</p> + +<p>Il exhala un petit rire méprisant:</p> + +<p>—Ha! ha!... Traiter de pornographe un homme +qui s'est marié presque vierge!... Un homme +qui depuis quarante ans travaille douze heures par +jour... C'est tout ce qu'ils ont trouvé... Tiens! j'en +ris!... C'est trop drôle! C'est plus comique qu'autre +chose.</p> + +<p>L'oncle Cyprien se taisait pour laisser libre élan +à cette crise de révolte dont la véhémence ravissait +ses instincts.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_27"> 27</a></span> +—Voilà qui est parler! approuva-t-il en venant +serrer la main de son frère... Allons, tu as encore +du sang de Raindal dans les veines... Tu n'aimes +pas qu'on te taquine... Tu te rebiffes... A la bonne +heure! Et j'espère bien que quand tu reverras ce +monsieur...</p> + +<p>—Je le verrai ce soir! fit M. Raindal, éteignant +soudain son ardeur.</p> + +<p>—Ce soir? balbutia avec stupeur l'ancien fonctionnaire. +Comment?... Où cela?...</p> + +<p>—Chez lui... A un bal qu'il donne...</p> + +<p>—Et tu iras?</p> + +<p>—Dame! oui... un mariage pour Thérèse... On +doit nous y présenter un jeune homme, un jeune +savant...</p> + +<p>L'oncle Cyprien empoigna de sa main droite la +sphère lisse de son crâne, et, le regard songeur:</p> + +<p>—Ah! ah! un mariage pour mon neveu!—il +appelait ainsi Thérèse, en raison de ses allures +masculines—Bon! bon! C'est un motif cela... +Moi, j'ai comme une idée que mon neveu n'en +voudra pas, de ce jeune savant... Enfin, tu fais +bien, il faut voir... Mais de la prudence! Ton +Saulvard m'a tout l'air d'un jean-f... et je n'aurais +guère confiance en ce qui me viendrait de +lui...</p> + +<p>M. Raindal se leva:</p> + +<p>—Sois tranquille... Je veillerai... D'ailleurs, +tu te trompes... En dehors de ses ambitions, Saulvard +n'est pas un méchant homme...</p> + +<p>L'oncle Cyprien poussa un sifflement d'incrédulité:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_28"> 28</a></span> +—Phui!... C'est possible!... Allons, à tantôt, +sept heures!...</p> + +<p>Et il accompagna son frère jusque sur le palier.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>On allumait dehors les réverbères, quand +M. Raindal arriva chez lui, rue Notre-Dame-des-Champs.</p> + +<p>Vivement, il avait passé un coin-de-feu en molleton +marron, des pantoufles à semelles de feutre, +et, dans le noir, à pas veloutés, il se dirigea vers +son cabinet de travail.</p> + +<p>Deux bureaux de chêne accolés, face à face, +comme dans une salle de banque, emplissaient +presque la pièce de leurs lourdes masses rectangulaires. +Assise à l'un d'eux, Thérèse écrivait +auprès d'une lampe à pétrole, et l'abat-jour de +carton vert rabattait durement sur elle la lumière +que son front incliné reflétait par endroits.</p> + +<p>—Déjà à l'œuvre! s'écria M. Raindal.</p> + +<p>Il lui avait saisi la tête entre ses deux mains, +comme à une fillette, et il l'embrassait avec ce +redoublement de tendresse égoïste, ce besoin de +rapprochement que vous inspirent les êtres chers, +après qu'on a subi la méchanceté d'autrui.</p> + +<p>Elle se dégagea en souriant, et doucement:</p> + +<p>—Laisse-moi, père!... Je corrige les épreuves +de ton article pour la <cite>Revue</cite>. On vient les chercher +à cinq heures et demie. Tu vois que c'est pressé.</p> + +<p>—Parfait! J'obéis, fit M. Raindal.</p> + +<p>Et, s'asseyant à l'autre table, en face d'elle, +il amena des papiers qu'il se mit à annoter. Alentour, +la pièce était sombre, sauf quelques fils d'or +<span class="pagenum"><a id="Page_29"> 29</a></span> +qui luisaient dans l'algérienne des rideaux fermés, +et un mince rond jaunâtre que la lampe faisait +frémir au plafond. On n'entendait que la respiration +un peu embarrassée de M. Raindal, le craquement +du coke dans la grille ou parfois une cloche qui, +dans le voisinage, lançait, à longs intervalles, +quelques sons isolés et tristes.</p> + +<p>—Dis donc! s'écria tout à coup le maître... Et +ta mère?... Elle n'est pas rentrée?</p> + +<p>—Non, mais elle ne tardera pas, fit Thérèse, +elle ne peut pas tarder...</p> + +<p>Puis, sans cesser d'écrire, elle ajouta, d'une +voix plutôt goguenarde:</p> + +<p>—Il me semble bien... Non je ne devrais pas +te le dire... Enfin, j'ai commencé, tant pis!... Oui, +il me semble bien avoir vu tout à l'heure maman +qui entrait à Saint-Germain-des-Prés!...</p> + +<p>—Encore! murmura M. Raindal, avec un +hochement de pitié... Cela fait au moins deux fois +depuis ce matin... C'est déplorable!..</p> + +<p>Thérèse fixait son père en souriant:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu veux?... Puisque c'est son +bonheur, sa tranquillité!</p> + +<p>M. Raindal eut une grimace de mélancolie.</p> + +<p>Lui, qui dans son athéisme philosophique et +rogue, ne croyait à rien qu'à la science; lui que, +même chez ses amis, la foi religieuse irritait +comme une marque d'incompréhension, n'avait-il +pas tout fait jadis pour les procurer à sa femme, +ce bonheur, cette tranquillité, ou du moins ce +qu'il jugeait tel? Et avec quelle patience, quelle +abnégation, madame Raindal, mieux que quiconque, +<span class="pagenum"><a id="Page_30"> 30</a></span> +pouvait en témoigner, si encore elle se +rappelait!...</p> + +<p>La surprise, pourtant, avait été cruelle. A voir +mademoiselle Desjannières, si gaie, si rieuse, si +enfant malgré ses vingt ans, ou bien à voir son +père, un avocat de Marseille venu par aventure +tenter la fortune en Égypte, beau parleur, bon +garçon, chanteur de chansonnettes, personne n'aurait +soupçonné les secrètes ferveurs qui travaillaient +la jeune fille. Bah! qu'importait à M. Raindal, +puisqu'il aimait sa fiancée! Il la soignerait, +la guérirait! Et dès le lendemain des noces à +Alexandrie, puis à Paris où le ménage rentrait, la +cure commençait, se poursuivait méthodiquement. +Chaque jour, des heures durant, il discutait avec +sa femme, la sermonnait, la raisonnait. Et elle, de +son côté, se prêtait au régime, essayait par tendresse +de vaincre ses terreurs. Mais, au bout de +trois mois, un matin, elle se jetait aux genoux de +son mari, en pleurant, en demandant grâce. Elle +le suppliait d'interrompre le martyre, de la laisser +retourner au confessionnal; et, devant tant +d'affliction, il avait dû y consentir.</p> + +<p>C'était une force surhumaine qui la poussait, +une peur invincible, la crainte des châtiments +que le péché entraîne. Une vieille bonne provençale, +sorte de Dante domestique, lui avait, toute +petite, infusé le germe du mal. Le soir elle lui +décrivait, comme si elle en revenait, les sites +rouges, les brûlantes horreurs, les affres éternelles +où se débattent les pécheurs dans le pays d'enfer, +la peine du dam, la peine du sens, les hurlements, +<span class="pagenum"><a id="Page_31"> 31</a></span> +les plaintes, les contorsions diaboliques. +Et, à mesure que l'enfant devenait jeune fille, à +la flamme de ces récits, son âme graduellement +se faisait plus étroite, plus sensible, plus douillette +au péché. Le moins grave d'entre eux lui +pesait comme une faute irrémissible. Sous cet +épineux fardeau, elle sentait son cœur étouffer. Il +lui fallait alors courir auprès d'un prêtre, se +décharger dans son indulgence de ce poids d'angoisse +plus dur qu'un poids de fer. Souvent même, +à la porte du sanctuaire, un scrupule l'arrêtait, un +semblant d'oubli, qui la ramenait en hâte sur ses +pas, pour implorer encore l'assistance de celui qui +quittait la clôture sacrée. Et, depuis son mariage, +depuis trente-deux ans, elle continuait ainsi, +chassée sans cesse vers les églises par des tourments +de conscience nouveaux, cachant chez elle +ses épouvantes, incapable dehors de les dominer, +craignant les railleries des siens et pleurant sur +leur damnation.</p> + +<p>—Son bonheur! Sa tranquillité! grommelait +M. Raindal en écrivant... Ah! si seulement elle +avait eu l'énergie de m'en charger!...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Mais deux coups vifs retentissaient au timbre de +l'entrée.</p> + +<p>—Attention! fit le maître, voici ta mère... Je +suis curieux de ce qu'elle va nous dire...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Raindal apparut sur le seuil, enserrée dans +une longue douillette noire doublée de petit-gris +et dont le drap usé brillait un peu aux épaules. +Elle susurra d'une voix essoufflée:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_32"> 32</a></span> +—Attendez!...</p> + +<p>Sous le manteau elle avait porté la main à son +cœur pour en écraser les battements, et elle +expliqua:</p> + +<p>—Je suis montée trop vite...</p> + +<p>—Assieds-toi, repose-toi, fit avec flegme +M. Raindal.</p> + +<p>—Mais non, c'est fini, cela va mieux!</p> + +<p>Elle décrocha l'agrafe de la pèlerine, et alla +embrasser son mari, puis sa fille. Elle avait les +joues glacées par le vent du soir, froides comme +une vitre, et sa poitrine haletait encore en se penchant +sur eux.</p> + +<p>—D'où arrives-tu donc si tard? demanda +M. Raindal sans relever la tête de dessus son +papier.</p> + +<p>Elle se récria:</p> + +<p>—Si tard!... Mais il n'est pas si tard... Il est +cinq heures un quart tout au plus... Je viens de +chez Guerbois commander un vol-au-vent pour +dîner... Cyprien dîne, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Cyprien dîne!</p> + +<p>Elle n'insista pas. Un commencement de frayeur +l'étranglait, car elle venait de commettre quasiment +le péché de mensonge. Alors elle tisonna le +coke rougeoyant de la cheminée, abaissa la mèche +de la lampe qui filait, et n'y tenant plus sous ce +silence imprégné d'ironie, et de soupçons peut-être, +elle sortit, les joues en feu maintenant, la +poitrine gonflée de soupirs.</p> + +<p>Thérèse et M. Raindal avaient simultanément +<span class="pagenum"><a id="Page_33"> 33</a></span> +redressé le front et échangeaient un sourire d'entente.</p> + +<p>—Hein! as-tu vu... son vol-au-vent?...</p> + +<p>Il haussait les épaules d'un air découragé. La +jeune fille murmura avec compassion:</p> + +<p>—Cette pauvre maman!... Elle est si bonne!...</p> + +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_34"> 34</a></span></p> + +<h2>III</h2> + +<p>Vers six heures moins le quart, l'oncle Cyprien +passa dans son étroite cuisine obscure où il avait +coutume de se cirer les bottes avant de sortir.</p> + +<p>Il formait le projet d'aller rejoindre à la petite +brasserie Klapproth, rue Vavin, son vieil ami, +Johann Schleifmann, et de causer une bonne heure +avec lui en sirotant l'apéritif.</p> + +<p>Les personnes qui connaissaient l'antisémitisme +de M. Raindal cadet s'étonnaient de son intimité +avec ce juif de Galicie.</p> + +<p>Mais lorsqu'on le questionnait à ce sujet, l'oncle +Cyprien ne manifestait aucun embarras. Loin de +là, il toisait dédaigneusement l'interrogateur, haussait +les épaules, puis il vous apprenait—si vous +teniez à le savoir—que ce Schleifmann était la +plus brave pâte d'homme qui fût. Depuis huit ans +qu'il le fréquentait, pas une seule fois il n'avait +eu à s'en plaindre; et au reste, ces questions lui +semblaient oiseuses, car, assurait-il, Schleifmann, +quoique juif, était «aussi antisémite que vous et +moi.»</p> + +<p>En proférant cette assertion, l'oncle Cyprien +exagérait, ou du moins il se méprenait sur les +sentiments de son ami.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_35"> 35</a></span> +Schleifmann ne pouvait être rangé parmi ces +juifs prudents qui renient leur juiverie par crainte +des préjugés, platitude devant la majorité, intérêt +professionnel ou mondain.</p> + +<p>Son antisémitisme n'était fait au contraire que +d'amour pour sa race et d'orgueil atavique. S'il +paraissait antisémite, ce devait être à la façon d'un +Jérémie, d'un Isaïe ou d'un Amos. En vérité, +l'âpre esprit des vieux prophètes soufflait dans son +cœur; et il ne maudissait ceux de sa religion que +parce qu'ils se dérobaient aux destinées d'Israël et +se corrompaient dans les frivoles vanités au lieu +de régir le monde par l'influence de la pensée.</p> + +<p>Cet orgueil sémitique avait même causé toutes +les difficultés de sa vie aventureuse.</p> + +<p>Docteur ès-sciences philosophiques de l'Université +de Lemberg, il n'avait pas tardé à négliger +l'ancienne loi mosaïque pour adopter la foi récente +qui s'épandait dans l'univers: le socialisme. De +cette loi, selon lui, les juifs avaient été les initiateurs +comme de l'autre. Karl Marx et Lassalle lui +apparaissaient les modernes délégués de Iaveh sur +la terre pour apporter l'évangile nouveau et la +religion économique de l'avenir. Il considérait +leurs ouvrages comme des livres presque saints, +et se réjouissait de voir une fois de plus la divine +prépondérance juive s'affirmer par leurs écrits. Il +s'était affilié aux principaux groupes socialistes +de la ville et faisait, dans les faubourgs, une propagande +active. Trois mois de forteresse, dix ans +d'interdiction de séjour, l'arrêtèrent soudain dans +son zèle sinon dans ses croyances.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_36"> 36</a></span> +En prison, il avait longuement réfléchi sur l'endroit +où il se réfugierait après sa libération. En +Autriche, en Allemagne, surveillé par la police et +exposé aux attaques des antisémites, l'existence, +pour lui, s'annonçait très pénible. Il résolut provisoirement +de se retirer quelque temps en France +et vint s'y installer vers la fin de 1882.</p> + +<p>Il comptait subsister en donnant des leçons d'allemand, +de philosophie ou d'histoire naturelle. Il +arrivait muni de chaleureuses recommandations +que lui avaient fournies des israélites de Vienne +pour leurs parents et coreligionnaires établis à +Paris. Et rapidement ainsi, il eut une petite clientèle +d'élèves qui le mit hors du besoin, voire dans +une certaine aisance.</p> + +<p>Mais aussitôt il allait perdre volontairement ce +bien-être par ambition idéaliste, manie de réaliser +ses théories tout en ramenant les juifs aux devoirs +héréditaires.</p> + +<p>Il avait remarqué, dans les pays de l'Est, les +contagieux progrès de l'antisémitisme, et il était +imbu de cette conviction que le microbe antisémitique +continuerait sa marche inflexible vers +l'Occident, gagnant successivement la France, +l'Angleterre, puis le nouveau monde, toute la +chrétienté enfin.</p> + +<p>Comment y résister, le combattre, lutter contre? +Schleifmann avait là-dessus une doctrine fort nette +qu'il déclarait puisée aux sources du plus pur +judaïsme. Il fallait simplement, pour les israélites +riches, revenir aux traditions de leur race dont la +mission providentielle est de fournir aux peuples +<span class="pagenum"><a id="Page_37"> 37</a></span> +des exemples moraux, aux cerveaux des idées, aux +cœurs une religion.</p> + +<p>Dans ce sens, rompre avec les errements passés, +quitter la société mondaine et cléricale où ils +s'amollissaient au détriment de leur dignité, rentrer +dans la démocratie d'où ils étaient issus, employer +leurs rares facultés à la défense des humbles, +à la victoire du droit, aux conquêtes sur l'injustice, +et, finalement, sauf une rente individuelle +qui ne dépasserait en aucun cas le chiffre de dix +mille francs, opérer l'abandon des richesses acquises +dont l'ensemble servirait à des fondations +nationales, populaires ou colonisatrices,—tels se +formulaient en bref les principaux moyens pratiques +par lesquels Schleifmann prétendait assurer +le salut et la gloire du peuple élu de Dieu.</p> + +<p>Puis, au bout de quelques mois de séjour à +Paris, il crut le moment propice pour soumettre +aux parents de ses élèves, au clergé et aux notabilités +de la juiverie, son audacieux plan de régénération. +Mais il ne garda pas longtemps d'illusions +sur le succès de l'entreprise.</p> + +<p>Les juifs de finance venaient de se heurter contre +la catholicité dans la première grande bataille. +Une version disait: avec l'appui du ministère. +Une autre: avec l'approbation ouverte d'un gouvernement +gagné, de longue date, à la cause juive. +Une troisième, plus modérée: avec la sympathie +officieuse de l'Administration qu'inquiétait la +révolte des fortunes catholiques. Finalement, soutenus +ou seuls, ils avaient triomphé; et l'enthousiasme +de la victoire les aveuglait. Jamais leur +<span class="pagenum"><a id="Page_38"> 38</a></span> +arrogance n'avait été plus folle, ni leur confiance +dans la loi plus obtuse.</p> + +<p>Partout Schleifmann fut éconduit. Les rabbins, +effarés à la pensée des ennuis qu'il pourrait leur +susciter avec la haute finance, toute-puissante +dans le consistoire, le supplièrent de ne pas donner +suite à ses dangereuses utopies. Les riches et +les demi-riches le congédièrent par des paroles +sèches, ou des plaisanteries méprisantes.</p> + +<p>Fort peu daignèrent discuter. Ils tapaient d'un +air paternel sur l'épaule du têtu Galicien et lui +demandaient si c'était sérieusement, voyons, que +lui, M. Schleifmann, un homme érudit et sensé, +parlait de toutes ces sornettes. L'antisémitisme? +Bon pour les pays germaniques, les pays slaves +où, soit dit sans vouloir l'offenser, les juifs étaient +ce qu'il savait bien! Mais, en France, dans le +pays de toutes les libertés, sur la belle terre de +France, mère de la Révolution et de la sublime +Déclaration des droits de l'homme, jamais, jamais, +au grand jamais, il entendait, l'antisémitisme ne +fleurirait. Et on éclatait de rire en lui offrant un +cigare.</p> + +<p>A ces échecs d'amour-propre ne se borna pas la +mésaventure du coupable Schleifmann. Beaucoup +de parents, effrayés par ses théories, lui retirèrent +leurs enfants. Il resta, ayant juste de quoi vivre +ou de ne pas mourir de faim, avec le tiers à peine +de sa jeune clientèle.</p> + +<p>La catastrophe était complète. Il la supporta +vaillamment.</p> + +<p>Afin de parer aux éventualités, aux maladies +<span class="pagenum"><a id="Page_39"> 39</a></span> +possibles, il vendit tous ses meubles, tous ses +livres sauf une centaine de volumes indispensables,—la +Bible, l'Imitation, Gœthe, Spinosa, +Shakespeare, Mendelssohn, Renan, Taine, les +poésies de Victor Hugo et les écrivains socialistes.</p> + +<p>Puis il loua, au sixième étage d'une maison de +la rue de Fleurus, une vaste chambre bien éclairée, +où il attendit en lisant que la fortune et l'humanité +lui devinssent moins mauvaises.</p> + +<p>Trois ans s'écoulèrent ensuite, et il doutait, à la +fin, de sa perspicacité prophétique, quand les faits +brusquement lui rendirent la foi.</p> + +<p>Tout de même, sous le fumier de l'envie et +des ressentiments, sous l'engrais des maladresses +et des exactions, l'antisémitisme commençait à +germer, à fleurir sur la belle terre de France. Et +chaque jour, en dépit des grillages et des règlements, +des lois écrites et des droits de l'homme +promulgués, sa floraison ardente s'épanouissait +davantage.</p> + +<p>Johann Schleifmann en eut d'abord une joie +vaniteuse, puis un vif chagrin. Et il suivit l'affaire, +partagé toujours entre ces impressions adverses.</p> + +<p>Il s'affligeait des attaques cruelles, partiales, +qu'on prodiguait à ses coreligionnaires, mais il ne +pouvait se défendre d'un certain orgueil, en songeant +qu'il les avait prédites. Plus on les dénigrait +injustement, plus sa fureur croissait contre +eux. Ah! les imbéciles, les pauvres êtres! S'ils +avaient voulu, pourtant! Et, lorsque les journaux +mondains racontaient les magnificences de leurs +garden-parties, de leurs raouts ou de leurs chasses +<span class="pagenum"><a id="Page_40"> 40</a></span> +à courre, il avait des ricanements méchants et +navrés, il répétait tout haut d'un ton sardonique +comme des mots de malédiction: «Garden-parties, +raout, chasse à courre!...» Oui, oui, ils n'avaient +qu'à «gardener», à danser, à chevaucher. Ils +jouissaient de leur reste, les gaillards! Et l'indignation +l'emportait, au calcul de tant d'argent +gaspillé par sottise, dont une part seulement +donnée de bon cœur au peuple, eût tout refait, +tout arrangé, en servant une cause généreuse.</p> + +<p>C'était vers cette époque qu'il avait lié connaissance +avec M. Cyprien Raindal, à la brasserie +Klapproth où ils prenaient tous deux pension.</p> + +<p>Dès les premiers mots, ils s'étaient plu, ils +s'étaient sentis mutuellement attirés. De nationalités +différentes, de religions antagonistes, de tempéraments +divergents, ils se trouvaient, sans +avoir les mêmes rancunes, détester les mêmes +castes. La curiosité, de plus, les avait associés, +l'oncle Cyprien découvrant dans Schleifmann pour +ses haines une mine de documents exceptionnels, +et Schleifmann dans l'oncle Cyprien un spécimen +inappréciable des ennemis de sa race. Puis, ils +mûrissaient, en cachette, des projets l'un sur +l'autre. Le Galicien voulait convertir son ami aux +doctrines de Karl Marx, tandis que M. Raindal +cadet s'était juré d'arracher l'exilé à ses opinions +internationalistes. Et enfin, par surcroît, la Pauvreté +les unissait, la Pauvreté qui de ses mains +rugueuses malaxe tous les humbles en une pâte +identique, les coagule en une famille pareille, +les transforme en frères et alliés, malgré l'âge, +<span class="pagenum"><a id="Page_41"> 41</a></span> +l'origine et tout ce qui s'y oppose. De sorte que, +depuis huit ans, ils n'avaient presque pas passé un +jour sans se rencontrer dehors ou s'aller visiter +dans leurs mansardes respectives.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>L'oncle Cyprien, ayant achevé sa toilette, ouvrait +la porte pour sortir. Il recula de stupeur en apercevant, +sur le seuil, la main au cordon de la sonnette, +Schleifmann, Johann Schleifmann lui-même.</p> + +<p>—Comment, c'est vous?</p> + +<p>—Oui, c'est moi! fit Schleifmann de sa voix +que la pratique de l'hébreu avait rendue un peu +nasillarde et traînante... Je ne vous ai pas vu hier +et je venais savoir si vous étiez malade...</p> + +<p>—Oh! rien, un brin de rhumatisme, mon sacré +rhumatisme... Mais, entrez donc, mon cher,—fit +M. Raindal cadet qui enlevait son chapeau.—Il +me semble qu'il y a des siècles que nous n'avons +causé!...</p> + +<p>Il referma la porte, en tirant par la manche son +vieil ami Johann.</p> + +<p>—Soit! Causons... Je vous apporte, du reste, +une surprise, que je vous avais annoncée l'autre +jour! répliqua Schleifmann avec un sourire... +Tenez, savourez!...</p> + +<p>Et il jeta sur la table une sorte de dictionnaire +à couverture de toile rousse au dos duquel se lisait +en lettres noires: <cite>Annuaire de la Finance française</cite>.</p> + +<p>Pendant que l'oncle Cyprien examinait, palpait +le volume, Schleifmann s'était à moitié étendu sur +le petit canapé de reps et semblait suivre des +<span class="pagenum"><a id="Page_42"> 42</a></span> +pensées narquoises. Il avait le type des juifs asiatiques, +une figure de kalmouk au teint cireux, le +nez camard, retroussé du bout, largement ouvert, +des yeux jaunâtres, petits et scintillants de malice. +Sa barbe et sa chevelure grises étaient crépues, +floconneuses comme une toison de mouton, et, +pour atténuer sa myopie, il portait de larges lunettes +d'or, suprême élégance des universitaires +teutons.</p> + +<p>—Hô, mon garçon! s'écria-t-il tout à coup de +sa voix traînarde... Il y en a là-dedans, des noms!... +Et des juifs, et des musulmans, et des chrétiens, +des <em>goys</em> aussi... Des noms de tous les pays et de +toutes les religions... Oui, c'est à tous ces noms-là +qu'appartient la richesse du pays... C'est tous ces +noms-là qui signent ce qui nous tond et nous +gruge, vous comprenez, mon bon Raindal?... Un +de ces noms-là au bas d'un papier, c'est plus qu'une +cartouche de dynamite au bas d'une maison... Ça +vous fait sauter, danser les millions comme des +oranges aux mains d'un jongleur... Mais, le Seigneur +soit loué, cela ne durera pas toujours, mon +ami!...</p> + +<p>—Ouais! vous êtes un malin, Schleifmann! +murmura M. Raindal cadet en décochant au Galicien +un regard scrutateur par-dessus le livre qu'il +tenait entr'ouvert... Nous savons votre jeu... Vous +voulez de nouveau m'allumer sur votre socialisme... +Eh bien, non! bernique! Cela ne prendra +pas encore ce soir... Je suis pour la liberté, moi, +et pour la propriété, et pour tout le tremblement +de notre sale société, à condition qu'on soit honnête, +<span class="pagenum"><a id="Page_43"> 43</a></span> +par exemple... Ah! mais oui... Sans ça, pan, +pan! Au mur, messieurs les chéquards!...</p> + +<p>Schleifmann protesta avec mollesse du désintéressement +de ses remarques; puis, approchant +de l'oncle Cyprien qui s'était attablé pour mieux +consulter l'annuaire, il s'assit à côté de lui et se +mit à le guider dans ses fouilles parmi le réseau +terrible des banques, conseils d'administration, comités, +sous-comités et autres mystérieux groupements +de combat.</p> + +<p>M. Raindal cadet, progressivement, se surexcitait +à cette lecture. Quand un même nom se +répétait en deux, trois, quatre conseils, il poussait +des cris de détresse comme un homme qu'on +égorge ou qu'on pille. Mais surtout les noms à +désinences hébraïques l'exaltaient d'une joviale +colère.</p> + +<p>—Encore un! lançait-il à Schleifmann.</p> + +<p>—Il me semble! ripostait mélancoliquement +le Galicien... Est-ce de ma faute?</p> + +<p>Ils reprenaient leur lecture et, à les voir de dos, +ainsi penchés sur le gros volume, les têtes proches, +les coudes entreserrés, on eût dit deux sages petits +garçons parcourant avidement ensemble quelque +livre d'images ou un passionnant recueil d'aventures.</p> + +<p>Mais, soudain, l'oncle Cyprien redressa le buste +et frappant son front bombé aux angles:</p> + +<p>—A propos, Schleifmann, vous qui connaissez +tout Paris, connaissez-vous un nommé Lemeunier +de Saulvard?...</p> + +<p>—De l'Institut?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_44"> 44</a></span> +—Oui, parfaitement.</p> + +<p>Si Schleifmann connaissait Saulvard? Mais il ne +connaissait que cela. Justement, Saulvard déposait +ses fonds à la banque Stummerwitz; et, plus +d'une fois, le Galicien en avait entendu parler +chez les Stummerwitz, car il enseignait l'allemand +aux petits de la maison, ou plutôt il les affermissait +dans la science de cette langue, dont, dès le +berceau, ils avaient reçu les rudiments de leur +grand-père maternel, né à Stuttgart, ainsi que de +leur aïeul paternel, originaire de Cologne. Et, +vivement, en une centaine de mots acerbes, le +compte de Saulvard fut réglé.</p> + +<p>Un monsieur, soit dit sans reproche, peu catholique, +ce Saulvard!... Savant de troisième ordre, +esprit des plus médiocres, écrivain anémique, +flagorneur en outre, intrigant et rapace, il s'était +servi de ses relations avec la haute finance pour +parvenir à l'Institut, puis de son titre d'académicien +pour pénétrer dans les conseils d'administration. +On n'avait, d'ailleurs, qu'à se reporter à la +table de l'<cite>Annuaire</cite>. (L'oncle Cyprien, fébrilement +s'y reporta.) Il y figurait trois fois, comme membre +de trois conseils lucratifs, quoique discrédités. +Quant à sa femme...</p> + +<p>—Une cafarde, probablement? interrogea +M. Raindal cadet.</p> + +<p>Non, pas une cafarde:—une dévergondée. +Schleifmann, mieux informé d'habitude, ignorait +le nom de ses amants divers: mais il en citait +deux, tout au moins, au sens symbolique et sommaire, +affirmant qu'elle avait forniqué avec Dieu +<span class="pagenum"><a id="Page_45"> 45</a></span> +et avec le diable. Vaniteuse, d'autre part, menée +par le snobisme, peinte et poudrée jusqu'aux +reins, médisante, aigrie par une maladie d'estom...</p> + +<p>M. Raindal cadet n'en put écouter plus, il +étouffait, débordait.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, Schleifmann, fit-il, en posant +amicalement sa main sur l'épaule du Galicien... +J'oublie l'heure... Je dîne avec mon frère, qui, +précisément, va ce soir au bal chez ce coquin... +Je suis bien aise d'être si complètement renseigné; +non, je vous jure... bien satisfait... Vous ne +m'en voulez point, n'est-ce pas? Je n'ai que le +temps! Je file... Vous venez!...</p> + +<p>Et au bas de l'escalier il précipita les adieux, +tant la hâte le talonnait d'être arrivé rue Notre-Dame-des-Champs +et de déverser là, sur l'indolence +fraternelle, la masse d'immondices dont libéralement +Schleifmann l'avait empli.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>M. Raindal ne vit pas entrer son frère sans une +certaine appréhension.</p> + +<p>Il le savait en un de ses jours de crise discoureuse +et pressentait pour la soirée une reprise +d'hostilités, de controverses, qui d'avance l'indisposait. +Il l'accueillit donc d'un air froid, comme +afin de prévenir toute nouvelle tentative d'attaque; +et, lui tendant distraitement la main:</p> + +<p>—Je suis à toi, je finis un travail urgent... Si +tu veux m'attendre au salon, ces dames y sont...</p> + +<p>Puis, l'oncle Cyprien sorti, il se loua de son +énergie. De tout temps, au demeurant, sur quelque +sujet que ce fût, il avait horreur de discuter +<span class="pagenum"><a id="Page_46"> 46</a></span> +avec son frère. Comme dans le tournoi d'antan +interdit aux vilains, il lui fallait comme antagonistes +des pairs, des preux de sa caste, du même +rang intellectuel et pratiquant sans défaillance la +noble escrime des idées. Autrement, il fuyait pour +décliner la lutte, se défilait par des acquiescements +courtois, ou feignait, au besoin, une surdité subite.</p> + +<p>Mais à table, son contentement redoubla. Jamais +l'oncle Cyprien ne s'était montré aussi gai, aussi +affable et peu enclin aux querelles. Il plaisantait +Thérèse sur son mariage prochain, l'appelait à +tout propos «Madame mon neveu», ou annonçait +à Brigitte, la servante, une jeune Bretonne +rougeaude, que, sapristi! bientôt ç'allait être son +tour.</p> + +<p>Thérèse acceptait de bonne grâce ces facéties un +peu vulgaires. Elle permettait beaucoup à son +oncle, ayant deviné tout ce qui se dissimulait de +tendresse réelle dans ce cœur intolérant et sous +ces imprécations furibondes.</p> + +<p>Quant à M<sup>me</sup> Raindal, secrètement elle admirait +son beau-frère. Elle lui était reconnaissante de +détester les juifs, en qui elle exécrait les bourreaux +du Sauveur, et elle excusait ses blasphèmes +concernant les ecclésiastiques, en faveur de son +aversion contre la race déicide.</p> + +<p>Sa petite figure ronde, aux joues molles et +blêmes, s'empourpra d'un afflux de vanité, quand +il la complimenta sur l'excellence du vol-au-vent; +et jusqu'à la fin du dîner elle ne cessa de s'esclaffer +à toutes ses saillies, bien que le comique +véritable souvent lui en échappât.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_47"> 47</a></span> +M. Raindal, par politesse, l'imitait d'un sourire; +et le café pris, il regagna, avec son frère, le cabinet +de travail, tandis que ces dames se rendaient +à leur toilette. Ils restèrent quelque temps à méditer +isolément, sans rien dire. Le maître somnolait, +les yeux mi-clos, les pieds vers la grille +rutilante de la cheminée, dans cette parfaite quiétude +qu'on éprouve près d'un ami sûr. L'oncle +Cyprien, lui, avait allumé sa lourde pipe de merisier +des Vosges et marchait par la pièce en poussant +de puissantes bouffées. Il se préparait à lancer +sa mitraille exterminatrice, toutes ces révélations +meurtrières, que depuis deux heures il retenait +par raffinement de plaisir intime.</p> + +<p>Et, brutalement, il lâcha la première bordée:</p> + +<p>—Ah! au fait, il est frais, ton bonhomme de +ce soir!</p> + +<p>Ce fut comme le canon d'alarme réveillant le +soldat endormi au bivouac. M. Raindal tressaillit +d'émoi, et, avec humeur:</p> + +<p>—Quoi? fit-il. Quel bonhomme?</p> + +<p>—Ton Saulvard, pardi!... Oh! j'ai sur lui de +gentils renseignements... Il peut s'en féliciter, le +monsieur!</p> + +<p>Et, coup sur coup, toutes les munitions amoncelées +par Schleifmann y passèrent.</p> + +<p>—Tu m'étonnes infiniment! balbutiait M. Raindal... +Je connais peu Saulvard, j'en conviens... +Je n'ai guère eu avec lui que des relations professionnelles.. +Cependant jamais je n'avais entendu +dire... Ton ami Schleifmann doit exagérer...</p> + +<p>A ces défaites, l'oncle Cyprien souriait en dessous, +<span class="pagenum"><a id="Page_48"> 48</a></span> +sans répondre, tout au soin de vider dans +un cendrier le culot éteint de sa pipe.</p> + +<p>—Mais, dis-moi, reprit-il après un moment de +silence... Où habite-t-il, ce Saulvard?...</p> + +<p>M. Raindal s'agita sur sa chaise. Il prévoyait la +gravité de la réponse à faire, et, essayant d'équivoquer:</p> + +<p>—Je ne sais, mon Dieu plus... C'est la première +fois que nous y allons... Thérèse a la carte +d'invitation et te le dira...</p> + +<p>—Tu ne sais pas? fit d'un ton sceptique et agressif +l'oncle Cyprien... Allons donc!... J'admets que +tu ne saches pas le numéro... Mais la rue, le quartier, +tu le sais bien?</p> + +<p>—Il me semble, répliqua M. Raindal en cachant +son malaise et simulant des recherches lointaines... +Il me semble qu'il habite avenue Kléber... oui, +c'est cela, avenue Kléber...</p> + +<p>—Evidemment! s'écria d'un ton vainqueur +l'oncle Cyprien... Je l'aurais parié...</p> + +<p>Et alors, dans un tumulte de vociférations et de +phrases comminatoires éclata sur le maître la +tempête redoutée.</p> + +<p>L'oncle Cyprien venait en effet de trouver une +occasion pour replacer sa théorie des <em>Deux Rives</em>, +et il la retonitruait avec fracas.</p> + +<p>A vrai dire, il n'en était pas l'unique auteur. +Schleifmann et lui devaient s'en partager la gloire. +Le Galicien avait fourni l'idée, l'oncle Cyprien les +développements d'éloquence et la vigueur de son +organe. Mais, à force de se la réciter réciproquement, +de la ciseler ensemble et de l'accroître en +<span class="pagenum"><a id="Page_49"> 49</a></span> +commun, ils avaient fini par n'y plus discerner +leur lot personnel de collaboration, et par s'en +attribuer chacun la paternité, quand l'autre était +absent.</p> + +<p>Selon eux, Paris se composait de deux villes +absolument distinctes par la population, les mœurs, +les coutumes. La Seine séparait ces deux cités +ennemies; et, sur ses rives, Sion la vénérable +s'étendait en face de Gomorrhe.</p> + +<p>Sion, la rive gauche, figurait la contrée de +vertu, de science et de foi. Son peuple, chaste, modeste +et laborieux, avait conservé, dans la pauvreté +et le labeur, les traditions nationales, honnêtes +et décentes. Les hommes y étaient purs, les +femmes irréprochables. Tout l'héritage des ancêtres, +loyauté, dévouement, grandeur d'âme, s'y +transmettait de père en fils, à l'abri des corruptions +de l'argent et des honteux exemples de +l'étranger. C'était en réalité la ville sainte.</p> + +<p>Gomorrhe, la rive droite, représentait la région +du vice, de la licence et de l'improbité. Elle servait +de repaire à toute cette racaille cosmopolite, +à toutes ces hordes sournoises d'exotiques, qui, +peu à peu, après la guerre, s'étaient silencieusement +glissées, agglomérées en France. Multitude +nomade, scélérate et pillarde sans principes, sans +patrie, sans morale, et que seule unifiait la soif +de l'or ou des plaisirs grossiers. L'agio avait rempli +ses coffres et les manœuvres criminelles payé +ses fastueuses demeures. Les femmes y valaient +les hommes, faisant fleurir l'adultère auprès de +l'escroquerie. Des quartiers entiers, et des plus +<span class="pagenum"><a id="Page_50"> 50</a></span> +beaux, étaient devenus son domaine. Chaillot, +Monceau, Malesherbes, le Roule courbaient devant +ses ordres et devant son argent. On voyait +là de longues rangées d'hôtels tous peuplés de +rastaquouères, et des maisons que du haut en bas, +à chaque étage, les juifs avaient conquises. Le +Sémite de Francfort y fraternisait avec l'aventurier +du Nouveau-Monde, l'Américain suspect avec +l'Oriental douteux. Et tout le pays s'épuisait à +servir cette tourbe impudente, qui commandait en +baragouin. La rive droite, c'était la ville maudite.</p> + +<p>De ces descriptions et de ces parallèles, l'oncle +Cyprien tirait toujours de gros effets, d'interminables +discours et comme une marque locale pour +apprécier les gens. Qu'on habitât sur la rive gauche, +tout de suite on acquérait ses sympathies. +Qu'on logeât sur la rive droite, en un quartier +riche, du coup il vous décernait sa méfiance, +quitte à vous rendre justice, après, si vous méritiez +son estime.</p> + +<p>Et quoique M. Raindal se fût souvent évertué à +combattre tout ce que cette théorie pouvait avoir +d'incertain psychologiquement ou topographiquement +d'inexact, l'oncle Cyprien y persistait parce +qu'elle était simple, violente et corroborait ses +passions.</p> + +<p>Mais ce soir surtout, reposé par le silence des +deux journées d'avant et fouetté par la visite de +Schleifmann, il chevauchait sa doctrine autour de +M. Raindal avec une recrudescence d'audace provocatrice +et caracoleuse.</p> + +<p>—Oui! criait-il à son frère, en piétinant dans +<span class="pagenum"><a id="Page_51"> 51</a></span> +la pièce... Tu ne sais rien... Tu ne connais rien... +Tu vis dans ton coin, enfoui au milieu de tes momies, +dans ton carphanaüm de livres... Tu n'as +jamais été plus loin que le pont des Saints-Pères... +Tu es une dupe, un exploité, un enfant... un <em>goy</em>, +comme dit Schleifmann. Mais va donc te promener +un jour où je t'indique... Cause, informe-toi, +questionne... Et tu verras... Il se passe, dans ce +monde-là, dans ces maisons-là, des saletés de premier +choix, des choses abominables!...</p> + +<p>M. Raindal, à bout de patience muette, risqua +une des parades usitées par lui dans cette polémique +où les ripostes à la longue étaient devenues +régulières, machinales, comme dans un duel de +théâtre.</p> + +<p>—Pourtant tu ne prétendras pas que toute la +vertu de Paris s'est réfugiée dans notre quartier!... +Et je te le répéterai sans me lasser: il y a de +l'autre côté de l'eau beaucoup de personnes de la +bonne société, de l'aristocratie même, qui ont +quitté le Faubourg pour s'installer dans les quartiers +neufs, aux Champs-Elysées, par exemple... +Eh bien! ceux-là, tu ne me diras pas que ceux-là...</p> + +<p>L'oncle Cyprien releva le défi, d'un ricanement +apitoyé:</p> + +<p>—Ha! ha!... je ne te dirai pas?... Mais si, mon +ami, je te dirai!...</p> + +<p>Et il se mit à dire, bondissant de digressions en +digressions, sabrant à gauche, à droite, en avant, +en arrière, faisant le moulinet des idées et abattant +partout des têtes, dans une furie de charge +<span class="pagenum"><a id="Page_52"> 52</a></span> +universelle. Tour à tour l'aristocratie dégénérée, +la juiverie, la chéquardise et la prêtraille subissaient +le choc de ses coups, et il les renforçait par +des citations de ses maîtres favoris, qui l'excitaient +comme des cris de guerre.</p> + +<p>M. Raindal se tut, un moment. Mais, sentant +que le silence exaspérait peut-être plus l'adversaire +que des répliques anodines, il rouvrit le robinet +aux généralités conciliantes. Cela suintait de ses +lèvres par phrases amorphes, inachevées, par +petits jets intermittents, comme la bave incolore +et limpide qu'on voit couler au menton des poupards, +ou cela séchait soudain au vent des invectives:</p> + +<p>«... La plaie des démocraties... mal nécessaire... +Ce M. Rochefort a bien de l'esprit... L'expérience +nous enseigne... Ce M. Drumont ne manque pas +de verve... Une des fautes du régime ploutocratique... +Ça n'est pas d'aujourd'hui que les traitants +ou les financiers... Je ne nie pas que +M. Schleifmann soit un cerveau fort distingué... +Nous atteignons à un tournant de l'histoire...»</p> + +<p>Il fallut l'entrée de Thérèse pour le délivrer. +En la voyant, l'oncle Cyprien avait instinctivement +baissé la voix. Car, autant les détours +timides de M. Raindal lui inspiraient d'assurance, +autant il craignait les gouailleries ou les nettes +reparties de mademoiselle son neveu.</p> + +<p>—Eh bien! qu'arrive-t-il donc? questionna +doucereusement Thérèse... Je gagerais, mon +oncle, que tu es encore à taquiner ce pauvre +père?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_53"> 53</a></span> +—Hum!... Non, non! fit d'un ton contraint +l'oncle Cyprien... Pas du tout, nous causions... +Et tu comprends, on se monte, on s'échauffe...</p> + +<p>Thérèse le considéra, avec une moue railleuse:</p> + +<p>—Oui, oui, mon oncle, tu te montes, tu +t'échauffes... Je l'ai bien entendu de ma chambre...</p> + +<p>Et, se tournant vers M. Raindal:</p> + +<p>—Allons, père, il est onze heures... Maman +est prête... Va passer ton habit...</p> + +<p>Demeurée seule avec l'oncle, elle se rapprocha +de la cheminée, pour rétablir, devant la glace, +sa coiffure que les fleurs avaient écrasée par endroits. +C'étaient des œillets blancs, qu'elle portait +en mémoire d'Albârt. Leur blancheur touffue +égayait sa physionomie; et dans l'encadrement de +mousseline rose que lui faisait le corsage, sa poitrine, +par reflet, semblait d'un grain moins jaune, +plus délicat.</p> + +<p>Elle se sourit ingénument. Elle était surprise +de se trouver ainsi, gracieuse, séduisante, presque +jolie. Et de fait, elle avait cet immatériel chatoiement +de beauté que projette d'abord sur les +femmes la splendeur insolite des toilettes de gala. +Charme éphémère, léger comme une teinte de +pastel, qui s'efface, s'évapore dans la chaleur et +les rivalités du bal. Mais, au logis, il rassure les +plus laides. Un instant, dans la solitude du chez +soi, devant son miroir, on se trouve belle, assez +belle, trop belle—et l'on ose partir, on part.</p> + +<p>—Alors, mon neveu? interrogea l'oncle Cyprien +<span class="pagenum"><a id="Page_54"> 54</a></span> +qui observait d'un regard amical ces petits manèges +de coquetterie... Alors, comme cela, nous +allons nous amuser dans le monde où l'on s'amuse?...</p> + +<p>—Prodigieusement, mon oncle! fit Thérèse +avec un soupir. Et il faut s'amuser ici-bas... Il y +aura toujours des gens qui s'amuseront. Il y aura +toujours une société dépravée, frivole... S'ils ne +s'amusaient pas de l'autre côté de l'eau, ils s'amuseraient +par ici, voilà tout... C'est la loi. Tu n'y +peux rien...</p> + +<p>L'oncle Cyprien rebroussa de la main les crins de +sa tête rase, qui crépitaient un à un sous ses doigts.</p> + +<p>—Philosophie! Philosophie! murmurait-il +dédaigneusement... Et puis, tu sais, mon neveu, +nous ne discutons pas, nous deux... Tu es trop +forte, trop sûre de toi. Là! je l'avoue, tu me +gênes!...</p> + +<p>M. Raindal rentrait suivi de M<sup>me</sup> Raindal, emmitouflée +dans sa longue pèlerine, les cheveux piqués +d'une vieille aigrette mauve, aux poils épars et +fléchissants comme un pinceau usé.</p> + +<p>—Eh bien! nous descendons tous? demanda le +maître à son frère.</p> + +<p>—Mais oui, en route, mauvaise troupe!</p> + +<p>Devant la porte un fiacre attendait, dont Brigitte +remit le numéro à M. Raindal.</p> + +<p>La famille s'entassa dans le fond. L'oncle Cyprien +referma la portière; et, comme la voiture s'ébranlait:</p> + +<p>—Bonne chance! cria-t-il. Bonne soirée, mon +neveu!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_55"> 55</a></span> +Après quoi, il pinça cordialement le menton de +Brigitte, qui souriait d'un air nigaud.</p> + +<p>—Dormez bien, ma fille... Rêvez d'un promis!</p> + +<p>Puis, le collet relevé, il tourna dans la rue +Vavin: et, tout enfiévré de son triomphe, il faisait +tournoyer à chaque pas, comme une sanguinaire +masse d'armes, sa grosse canne en bois de +cornouiller.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_56"> 56</a></span></p> + +<h2>IV</h2> + +<p>Le bal qu'offraient M. et M<sup>me</sup> Lemeunier de +Saulvard (de l'institut) «en leur appartement» +de l'avenue Kléber à l'occasion des fiançailles de +M<sup>lle</sup> Geneviève de Saulvard, leur nièce, avec +M. Brisset de Saffry de Lamorneraie, lieutenant +au 21<sup>e</sup> hussards, avait attiré une grande affluence.</p> + +<p>Armée, beaux-arts, littérature, science, haute +bourgeoisie, gens de savoir, gens de club, gens +de banque et gens de salon, le contingent complet +de leurs relations emplissait dès onze heures ledit +appartement; et tout le monde, à défaut d'autre +sujet d'entente, s'accordait pour déclarer la fête +très réussie.</p> + +<p>Les Saulvard, au reste, méritaient cet éloge, +n'ayant pas ménagé les frais. Le buffet était somptueux, +surchargé d'argenteries, de viandes, de +sandwiches en pile, de glaces, de boissons odorantes, +et les assiettes de fruits frappés y étalaient +de loin en loin leurs larges rondelles roses ou +vert pâle, comme des plaques de soie terne. Partout +on avait prodigué les fleurs, en massifs, en +corbeilles, en guirlandes. Des digues de chrysanthèmes +blancs masquaient de leurs enchevêtrements +<span class="pagenum"><a id="Page_57"> 57</a></span> +crochus les croisées jusqu'à la moitié; et +des chaînons de roses d'hiver frêles grimpaient le +long des lustres, où, par les facettes du cristal, +fulgurait avec calme l'intense lumière des lampes +électriques.</p> + +<p>L'orchestre était composé de Tziganes, en vestes +rouges soutachées d'or. Ils formaient devant le +piano une sorte de garde d'honneur barbare; et, +dans l'intervalle des danses, on s'arrêtait pour les +voir fourbir leurs instruments étranges, comme +des sauvages au camp.</p> + +<p>Puis ils commençaient à jouer leurs airs sensuels. +Un couple, deux couples, trois couples se +levaient; et aussitôt les lueurs du parquet vide +qui reflétait les lustres, disparaissaient sous la +foule emmêlée des danseurs. Des mères souriaient. +De vieux savants, rêveusement, rythmaient du +pied la mesure, et des têtes de jeunes femmes se +penchaient en arrière avec des regards enamourés. +Sous la béatitude de cette musique énervante, +tous frémissaient un instant, malgré eux, d'une +jouissance pareille qui les rapprochait; et on pouvait +se croire alors à une de ces réunions où des +gens du même monde fusionnent dans une intimité +joyeuse, avec la sécurité de l'entre-soi.</p> + +<p>Mais à l'accord final, l'illusion tombait. C'était +comme ces liquides, réfractaires au mélange, qui, +dès qu'on cesse de les agiter, se séparent et mécaniquement +reprennent leur couleur et leur place. +Le tourbillon des danseurs se désagrégeait, les enlacements +se dégrafaient, les regards affiliés rompaient +leurs attaches. Chacun, d'instinct, retournait +<span class="pagenum"><a id="Page_58"> 58</a></span> +à son rang, vers les siens. Et de nouveau, dans +l'interstice des groupes hostiles ou au milieu de +la salle, le parquet étendait sa steppe intimidante +qui luisait sous les lustres.</p> + +<p>Pour s'y aventurer, il ne se trouvait guère que +quelques hardis jeunes gens des grands clubs: +Gérald de Meuze, Tommy Barbier, Patrice de Vernaise, +Saint-Pons, le petit prince de Tavarande, +qui s'étaient commis là sur les suppliantes instances +de M<sup>me</sup> de Saulvard; et aussi des camarades +du fiancé, en dolman bleu ciel et pantalon +garance à bande claire, titrés pour la plupart ou +portant de ces noms bourgeois qui, à défaut de la +noblesse, sonnent la vieille fortune, la famille +dûment établie.</p> + +<p>Ils se promenaient autour des salons, seuls ou +bien deux par deux, l'air méditatif, soutenant +d'une main leur coude replié et frisant de l'autre +leur moustache. Ils examinaient les femmes une +à une, studieusement, comme des bêtes à la foire; +et ils avaient tous la paupière si lourde, si dégoûtée, +qu'on ne savait au juste s'ils rapetissaient +exprès leurs yeux aux dimensions de ce petit +monde, ou s'ils n'étaient point tourmentés peut-être +par une permanente et rebelle envie d'éternuer.</p> + +<p>Quant aux autres éléments de l'assemblée, +Saulvard avait vainement tenté de les fondre +ensemble, au début du bal, puis, devant les résistances, +il avait renoncé.</p> + +<p>La haute banque avec la grande industrie et +leurs tenants à toutes deux formaient ainsi un clan +<span class="pagenum"><a id="Page_59"> 59</a></span> +compact dans l'angle de droite du premier salon. +Rieur, papoteur, caquetant et se suffisant à soi-même, +ce groupe s'assombrissait si un intrus osait +y quémander une chaise, un peu de terrain, le +moindre accès. Il ne se montrait accueillant que +pour les représentants de l'aristocratie. Mais ceux-ci, +massés à coté, en une petite élite, se serraient +étroitement après les saluts de rigueur; et affectant, +dès lors, d'ignorer leurs joviaux voisins, ils +se réservaient entre eux les cordialités et les sourires. +Sauf quelques gentilshommes que le goût de +la chair fraîche ou le besoin de conseils financiers +aguichait vers l'autre clan, le groupe de la noblesse +demeurait donc fidèle à ses principes de séparatisme +et à ses virtuosités de morgue.</p> + +<p>Les Académies également conservaient leurs +distances. Les cinq sections de l'institut siégeaient +à la ronde sans fraterniser. A peine y échangeait-on +de brèves aménités ou se passait-on des chaises +pour éviter la promiscuité avec l'Académie de +Médecine, cette intruse, que signalait à tous une +odeur volatile d'iodoforme ou de phénol apportée +dans l'étoffe des habits.</p> + +<p>Les ménages de littérateurs s'étaient constitués +en cercle fermé avec les ménages des peintres et +des musiciens. Mais la gêne y régnait ou l'animosité +réciproque.</p> + +<p>Si bien que peu à peu, Saulvard, en faction à +la porte, prenait l'aspect d'un surveillant de bal +public, d'un contrôleur de casino qui marque l'entrée +des abonnés, en cajolant de même ses clientèles +diverses.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_60"> 60</a></span> +Petit, chauve, les yeux obliques, la face jaune +bandée de courts favoris blancs—une tête de +Japonais devenu maître d'hôtel—il souriait sans +cesse, s'inclinant, se redressant, sautillant sur ses +hauts talons pointus, comme dans l'attente ou le +remerciement d'un pourboire. A chaque invité, +dès le seuil, il murmurait, pendant quatre ou +cinq pas, des flatteries appropriées. Ses regards +roulaient alentour, discrets, confidentiels, et, de +loin, on eût dit qu'il désignait aux arrivants le +chemin du vestiaire ou de quelque autre endroit.</p> + +<p>Lorsque les Raindal parurent, d'une alerte glissade +il s'élança à leur rencontre.</p> + +<p>—Ah! mon cher collègue!... Quelle joie!... Je +commençais à désespérer...</p> + +<p>Il avait happé entre ses deux mains la main de +M. Raindal, et il continua:</p> + +<p>—Je ne vous ai pas revu depuis votre succès!... +Quel triomphe!... Quel beau livre!... Madame... +Mademoiselle...</p> + +<p>Il saluait, puis, se haussant jusqu'à l'oreille de +M. Raindal, il chuchota:</p> + +<p>—Vous savez, notre jeune homme est là... Un +charmant garçon... Il plaira tout à fait à mademoiselle +votre fille... C'est forcé.. <i lang="la" xml:lang="la">Fata volunt!...</i> +Venez par ici, venez, mon cher collègue, et je +vous amène le phénix...</p> + +<p>D'une instinctive pression sur l'épaule, il aiguillait +M. Raindal vers le coin du salon où la section +des Inscriptions avait disposé ses retranchements. +Quelques chaises y demeuraient libres au premier +et au second rang. M. et M<sup>me</sup> Raindal s'installèrent +<span class="pagenum"><a id="Page_61"> 61</a></span> +en arrière, Thérèse devant, entre les deux filles +d'un collègue de son père. Elles étaient maigres, +menues, comme un attelage étique de fiacre à +galerie, et, en causant, à la dérobée, elles inspectaient +sa toilette. A la voix de Saulvard qui reparaissait +suivi d'un jeune homme de petite taille, +Thérèse dressa la tête.</p> + +<p>—Mon cher ami, mon cher maître, héla-t-il par-dessus +les demoiselles, permettez-moi de vous +présenter un de nos jeunes confrères que vous +connaissez assurément de nom: M. Pierre Bœrzell...</p> + +<p>Les deux savants balbutiaient des paroles de +courtoisie que ni l'un ni l'autre n'entendit. Saulvard +ajouta:</p> + +<p>—M. Pierre Bœrzell... M<sup>lle</sup> Raindal...</p> + +<p>Le jeune homme esquissait un salut gauche, et, +comme le prélude d'une valse déroulait ses lentes +harmonies, il murmura:</p> + +<p>—Mademoiselle, voulez-vous m'accorder cette +valse?</p> + +<p>Thérèse refusa d'un ton de sympathie:</p> + +<p>—Non, monsieur, je vous remercie... Je ne +danse pas... Mais, si vous le désirez, nous pouvons +la causer, comme on dit, je crois...</p> + +<p>Bœrzell bredouilla une acceptation reconnaissante. +Justement les petits chevaux de fiacre +venaient de partir en course pour la valse. Il +s'empara d'une des chaises restées vides à côté de +Thérèse; et, tout de suite, la conversation, habilement +engagée par elle sur le terrain scientifique, +devint cordiale, presque familière.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_62"> 62</a></span> +Il n'était pas beau, ayant la poitrine étroite, le +nez un peu court, des joues boursouflées, qui +débordaient comme des cloques hors d'une barbe +enfantine, et les paupières rougies par le travail du +soir. Mais ses yeux, derrière les verres épais du +pince-nez, brillaient d'un éclat tendre et bon. Il +avait dans la causerie ces inflexions caressantes, +minutieuses, des gens d'intellect qui aiment à +faire tinter leurs mots comme des pièces de solide +aloi; et, tandis qu'il parlait, ses gestes se démenaient +plus allègres, plus vivaces, ses bras se +déglaçaient, rejetant graduellement leur carapace +de malaise.</p> + +<p>Bientôt, M. Raindal, par curiosité, avança sa +chaise et se mêla au marivaudage des deux jeunes +gens. Ils flirtaient sur le sens d'une inscription +trilingue récemment découverte en Mésopotamie, +et Thérèse défendait son interprétation, avec cette +assurance de professionnelle, cette voix d'homme +qu'elle prenait toujours dans les discussions de +science.</p> + +<p>—Ah! monsieur! s'écria Bœrzell, découragé... +Mademoiselle est très forte, beaucoup plus forte +que moi!... Elle m'a battu...</p> + +<p>M. Raindal acquiesça d'un sourire:</p> + +<p>—Et vous n'êtes pas le premier, monsieur!... +Tenez, moi-même, souvent...</p> + +<p>Mais la valse finissait, et les petites haridelles, +rentrant à la station, délogeaient le jeune savant. +Il proposa à Thérèse:</p> + +<p>—Accepterez-vous, mademoiselle, que je vous +conduise au buffet, ainsi que madame votre mère?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_63"> 63</a></span> +—Avec plaisir, monsieur!... Viens-tu, maman?</p> + +<p>Et, tous trois, M<sup>me</sup> Raindal au bras de Bœrzell, +Thérèse les suivant, ils se dirigèrent vers le buffet, +parmi la presse des danseurs qui regagnaient leurs +chaises.</p> + +<p>M. Raindal les contemplait s'éloigner, figé dans +sa posture favorite: les coudes serrés au buste, les +avant-bras relevés, les mains pendant au bout du +poignet, toutes molles, comme les pattes d'un +chien qui fait le beau. De sa place, par la baie de +la porte ouverte à deux battants, il pouvait apercevoir, +sans se pencher, la salle du buffet. Il +voyait le dos de sa femme courbée sur la table +d'apparat, où elle picorait hâtivement. Puis, contre +la haute cheminée, bourrée jusqu'au marbre de +floraisons blanches, Thérèse avec Bœrzell, dégustant +à petits coups de cuiller des glaces roses qui +semblaient des fruits, ou s'arrêtant par moments +pour rire en se regardant, se parlant de près comme +des amis de vieille date.</p> + +<p>Oh! si elle se décidait, si elle agréait le jeune +homme! Non, ce serait trop beau!... Et qui sait, +pourtant!... Tour à tour, aux remous des réflexions +contraires, les lèvres de M. Raindal s'étiraient en +sourires attendris ou se plissaient d'une grimace +d'amertume.</p> + +<p>Mais des collègues s'approchaient, le félicitaient +de son livre. D'autres accoururent. Un petit rassemblement +d'ovation s'amassa autour de M. Raindal, +lui cachant sa fille. Les derniers survenants +inclinaient la tête de profil, tendaient l'oreille pour +saisir les réponses du maître. On percevait des +<span class="pagenum"><a id="Page_64"> 64</a></span> +«Vous êtes infiniment bon...», des «Je suis confus, +en vérité...», des «Croyez bien que, de mon +côté...»; et les complimenteurs s'excitant l'un +l'autre à renchérir, protestaient de leur sincérité +par un redoublement d'éloges.</p> + +<p>Pourtant l'enthousiasme s'épuisa. On se taisait +afin d'écouter M. Raindal qui retraçait ses souvenirs +de jeunesse, la misère des débuts.</p> + +<p>Et, au milieu, la voix câline de Saulvard fit s'entr'ouvrir +les rangs de l'auditoire.</p> + +<p>—Pardon, messieurs!... Pardon..</p> + +<p>La main en proue de navire, il frayait le chemin +devant une jeune femme brune qu'il avait à +son bras, et, stoppant près de M. Raindal:</p> + +<p>—Mon cher ami... Voulez-vous m'aider à exaucer +les vœux d'une de vos admiratrices qui brûle de vous +connaître?... M. Eusèbe Raindal... M<sup>me</sup> Georges +Chambannes...</p> + +<p>M. Raindal s'était levé et saluait, la main au +dossier d'une chaise.</p> + +<p>—Madame, trop heureux...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes se récria:</p> + +<p>—Mais c'est moi, monsieur...</p> + +<p>Puis ils restèrent un instant en détresse, comme +ne sachant plus que se dire, malgré leur bon vouloir +mutuel.</p> + +<p>M. Raindal examina timidement la jeune femme. +Sa petite figure d'aiglonne était adoucie par des +yeux marrons à reflets langoureux; et les ondulations +de sa chevelure noire, tirée sur la nuque à +l'antique, avaient en leurs riches replis quelque +chose de sauvage et de volontaire. Enfin, elle +<span class="pagenum"><a id="Page_65"> 65</a></span> +poursuivit par phrases hésitantes où les mots déviaient +souvent de la précision qu'elle leur eût +souhaitée:</p> + +<p>—Oui, monsieur, j'admire beaucoup votre +livre... C'est un livre charmant, une très grande +œuvre... Je ne peux pas vous dire combien elle +m'a charmée, combien elle m'a amusée... Ah! ce +doit être si intéressant d'écrire des ouvrages +comme cela... Et le style est si joli, si agréable à +lire!</p> + +<p>—Je vous abandonne! interrompit Saulvard en +clignant ses yeux obliques... Mes invités... Vous +m'excusez!...</p> + +<p>Il disparaissait, les laissant seuls, car peu à peu, +par discrétion, les gens de l'attroupement s'étaient +écartés.</p> + +<p>D'un coup d'œil d'entente, M. Raindal et la +jeune femme convinrent de s'asseoir pour continuer +la causerie. Mais il vit si près du drap noir +de son pantalon la jupe en satin bleu pâle de +M<sup>me</sup> Chambannes que, machinalement, il se retira +un peu. Elle accumulait en souriant les éloges, +les offrant un à un, la poitrine tendue vers +M. Raindal, comme si elle les eût détachés de son +corsage. Alors l'embarras qu'éprouvait d'habitude +le maître à causer avec les personnes de culture +inférieure—telles que les ignorants, les +femmes ou les mondains—s'accrut encore d'un +trouble pudique devant le décolletage de son admiratrice. +Malgré lui, ses regards s'y appesantissaient, +en suivaient les courbes pleines et tranquilles. +Il lui semblait qu'une invisible force les +<span class="pagenum"><a id="Page_66"> 66</a></span> +attirât vers cette peau mate et diaphane comme +une porcelaine fine, vers ces seins parfumés qui, +dans la quiétude de leur jeune fermeté, haletaient +contre le ruché de l'échancrure sans daigner même +y prendre appui. Il répondait incomplètement, +de travers, avec des fuites soudaines de pensée, +aux exclamations, aux questions multiples de +M<sup>me</sup> Chambannes. Et tout en essayant de l'écouter, +intérieurement il la comparait à une suivante de +Cléopâtre, oui, à une de ces gentilles esclaves +grecques dont les beautés espiègles sertissaient la +Reine des Égyptes, comme des nymphes autour +d'une déesse.</p> + +<p>Cependant la verve louangeuse de la jeune +femme se ralentissait. Maintenant son petit front +uni se fronçait d'un pli de recherche dans l'encadrement +des deux boucles plates qui le limitaient. +Elle ne trouvait plus de chapitres, de passages, où +piquer ses «si joli» et ses «si charmant», comme +des bons points égaux de couleur alternante. Mais +tout à coup sa gracieuse figure se rasséréna, ses narines +retroussées palpitèrent de malice; et elle donna +en mille à M. Raindal une autre raison, une dernière +raison, pour laquelle elle aimait tant son livre.</p> + +<p>Le maître feignait de s'ingénier. Enfin, il déclara +avec modestie:</p> + +<p>—Je ne sais pas!</p> + +<p>—Eh! cherchez donc! ordonna familièrement +M<sup>me</sup> Chambannes en roulant les «r».</p> + +<p>M. Raindal, sans chercher, songeait:</p> + +<p>«Elle est fort plaisante, mais un peu sotte!»</p> + +<p>Et il répéta du même ton:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_67"> 67</a></span> +—Non, décidément, je ne sais pas!</p> + +<p>Elle se résigna à lâcher son mystère, sa surprise +finale et, en réalité, son prétexte à relations, son +amorce suprême... Eh bien! précisément l'hiver +suivant, elle projetait d'accomplir avec son mari +un voyage au Caire, à Alexandrie, au Nil. Le livre +de M. Raindal était donc venu à propos, au moment +où elle commençait à étudier les antiquités égyptiennes +en vue de ce voyage; et naturellement...</p> + +<p>—Chère madame, interrompit une voix à l'accent +guttural. Pardonnez-moi... Voudriez-vous me +faire le plaisir de me présenter à monsieur...</p> + +<p>—Mais certainement!</p> + +<p>Et elle présenta:</p> + +<p>—M. le marquis de Meuze... un de nos meilleurs +amis... et qui adore votre livre.</p> + +<p>C'était un puissant vieillard à l'abdomen majestueux +et à la prestance aristocratique. Avec ses +favoris blancs et sa blanche moustache en croc il +avait un type de général autrichien, une de ces +têtes que volontiers on s'imagine coiffées d'un +bicorne doré, à flottant panache de plumes vertes. +Dans une attaque de paralysie faciale, causée par +le krach de 1882, il avait perdu l'usage de sa paupière +gauche qui retombait inerte, grisâtre, voilant +l'œil aux trois quarts—et cette infirmité complétait, +comme une glorieuse blessure, son air de +vieux combattant de Custozza.</p> + +<p>Il s'empressa en protestations admiratives. Puis, +selon l'immuable règle qui veut que la plupart +des gens achèvent leurs compliments par une +apologie d'eux-mêmes, il aborda le vrai sujet qui +<span class="pagenum"><a id="Page_68"> 68</a></span> +l'amenait vers le maître. Autrefois, il avait possédé +une collection de camées, une collection tout +à fait remarquable, exceptionnelle. (Et sur la qualité +des objets qui la composaient, M. Raindal +pouvait consulter plusieurs de ses collègues: le +comte de Lastreins, de l'Académie des Inscriptions; +le baron Grollet, membre libre de l'Académie +des Beaux-Arts; le vicomte de Sernhac, de +l'Académie française, tous bons amis ou vieux +camarades du marquis.) Or, un des joyaux de cette +collection était un camée de Cléopâtre. Hélas! +M. de Meuze avait dû s'en défaire, à la suite de +revers financiers. Mais il en connaissait l'acquéreur, +un boursier juif, un M. Strahlhaus, et, si +M. Raindal désirait, le marquis se targuait d'obtenir +communication de la pierre.</p> + +<p>Le maître, sans accepter, ne refusa point. L'entretien +se circonscrivit à l'art des camées, plus +quelques commentaires adjacents sur la numismatique, +dont le marquis avait des notions. +M<sup>me</sup> Chambannes, déroutée, pépiait de temps à +autre, en sourdine, ses «si joli» et ses «charmant». +M. Chambannes, un long garçon blond, +au teint fripé, à l'œil veule, au cheveu fin et rare, +l'avait rejointe. Sa grosse moustache cylindrique +semblait un couvercle à charnière, tant elle recouvrait +hermétiquement ses lèvres; et l'ensemble +de sa personne lasse paraissait aussi bien celui +d'une fripouille avachie que celui d'un brave +jeune homme épuisé par la fête.</p> + +<p>Tous trois, ils cernaient M. Raindal qui répondait +à leurs babillages par des sourires approbatifs +<span class="pagenum"><a id="Page_69"> 69</a></span> +et fatigués. Il se fût reproché la plus légère rebuffade +envers des étrangers si courtois malgré leur +niaiserie. Seulement, tout de même, à la longue, +cela l'impatientait, ces civilités forcées dont il n'apercevait +pas le terme; et il ne l'ennuyait pas +moins, ce vieux marquis, avec ses verbeux propos +de brocanteur, ses histoires de camées, de ventes +d'occasions, ou ses nomenclatures de catalogue.</p> + +<p>Enfin, du renfort lui arriva, du sauvetage. +M<sup>me</sup> Raindal revenait, accompagnée de Thérèse et +de Bœrzell. Ce furent de nouvelles présentations. +M<sup>me</sup> Chambannes, aussitôt, réitéra en bref ses +louanges. M<sup>me</sup> Raindal bégayait, toute rougissante, +comme des paroles d'excuse. Thérèse observait +en silence, d'un regard viril qui jugeait. Puis, +M<sup>me</sup> Chambannes demanda le jour de ces dames, +l'autorisation de leur rendre visite. Il y eut une +accalmie. On parlait pour parler, du bal, des tziganes, +des danseurs. Et, soudain, M<sup>me</sup> Chambannes +interpella le marquis:</p> + +<p>—Monsieur de Meuze... Un petit secret à vous +dire... Vous permettez, mesdames?...</p> + +<p>—Je vous écoute! fit M. de Meuze, le buste +infléchi, les sourcils arqués d'attention.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes déploya son éventail, et à mi-voix:</p> + +<p>—Si vous disiez à Gérald d'inviter M<sup>lle</sup> Raindal... +Ce serait poli!</p> + +<p>—Croyez-vous qu'il voudra?... Baste! je vais +courir la chance!</p> + +<p>Il s'acheminait à pas indécis vers la salle voisine, +portant haut sa fière tête de feld-maréchal, +<span class="pagenum"><a id="Page_70"> 70</a></span> +et fouillant l'assistance de son unique petit œil +vert, quand, à la porte du buffet, il bifurqua +promptement, la main brandie comme un crochet +pour happer quelqu'un qui fuyait.</p> + +<p>Du grand jeune homme que le marquis avait +empoigné, Thérèse ne distinguait que les épaules +carrées et la nuque brune au-dessus d'un reluisant +col blanc. Sans doute, M. de Meuze devait exiger +des choses absurdes, impraticables, car la nuque +brune se secouait en dénis indignés, semblant +affirmer que l'on était fou, qu'on se moquait du +monde... Et brusquement, la nuque obéit, le +grand monsieur fit volte-face en haussant les +épaules. Thérèse sentit son cœur se tordre comme +un serpent blessé.</p> + +<p>C'était presque Albârt. Un Albârt plus marqué +par l'âge, plus affiné, plus à la mode, d'une classe +supérieure. Mais c'était lui: les mêmes yeux aux +larges prunelles couleur d'agate foncée, la même +moustache noire aux pointes impertinentes, le +même dandinement sur des jarrets pliants. Et il +marchait vers elle, précédé par le marquis, le regard +en éveil comme pour reconnaître à distance +contre quel ennemi on le menait.</p> + +<p>Thérèse baissa la tête, le dos arcbouté à sa chaise, +dans un ramassement d'effroi. Elle ne voyait plus +ni ses parents, ni les Chambannes, ni Bœrzell, ni +les couples qui commençaient à valser, ni les gens +auprès ou au delà. Elle ne voyait que les longues +bottines vernies, les pieds étroits et souples du +jeune homme, qui se rapprochaient, se rapprochaient +toujours.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_71"> 71</a></span> +Quand ils furent tout près, le marquis s'effaça, +et, saluant:</p> + +<p>—Mademoiselle, je vous présente mon fils, +M. Gérald de Meuze.</p> + +<p>Le jeune comte se balançait un peu sur ses jarrets:</p> + +<p>—Mademoiselle, voulez-vous m'accorder la fin +de cette valse?...</p> + +<p>Thérèse proféra inconsciemment, d'un ton de +petite fille:</p> + +<p>—Mais, monsieur, je ne sais pas danser...</p> + +<p>—Qu'importe? Tout dépend du danseur...</p> + +<p>Il décochait à M<sup>me</sup> Chambannes une preste œillade +d'amitié ou d'ironie, et, comme tenant une +gageure:</p> + +<p>—Pas de danger, mademoiselle, je vous garantis +la valse...</p> + +<p>Thérèse le fixa vivement dans un besoin de bien +le voir, de s'abreuver à fond de ses traits. Elle ne +put résister. Une raie de sueur lui mouillait le +dos. Le désir d'être dans ces bras, comme jadis +dans d'autres si pareils, la dominait. Elle se leva, +puis d'une voix brève, presque bourrue malgré le +sourire dont elle tentait de la corriger:</p> + +<p>—Soit, monsieur... Essayons!...</p> + +<p>Gérald l'enlaça et ils partirent en tournant. +Aux premiers pas elle trébuchait, par ignorance, +crainte de manquer de rythme. Alors, la soulevant +comme une enfant, il l'emporta délicatement +parmi les danseurs. Ses pieds ne touchaient plus +le sol. Les couples la frôlaient sans heurts. Elle +avait l'impression de glisser avec un amant robuste +<span class="pagenum"><a id="Page_72"> 72</a></span> +sur des nuages, en cadence. Elle ferma les yeux. +Des sanglots lui barraient la gorge. Il la crut +essoufflée, et, s'arrêtant:</p> + +<p>—Eh bien! mademoiselle... Qu'est-ce que je +vous disais?... Cela va à merveille...</p> + +<p>Thérèse approuva d'une inclination de tête, ses +minces lèvres pâlies de plaisir.</p> + +<p>—La danse, c'est comme la nage! poursuivait le +comte d'un ton paternel... Il faut s'y jeter à l'aveuglette... +La musique vous pousse comme les +vagues... Ensuite on n'a plus qu'à se laisser aller...</p> + +<p>Et il continua sa théorie, ses comparaisons, +pour éviter un silence impoli. Thérèse répondait à +demi, par monosyllabes indistincts. Elle se reprenait +maintenant, comme au réveil de ces songes +coupables où Albârt, la nuit, parfois la pressait si +doucement. Quoi! elle, Thérèse Raindal, faiblir +ainsi qu'une pensionnaire, une gamine perverse, +sous l'étreinte de ce bellâtre, parce qu'il ressemblait +à l'autre! Un dégoût d'elle-même l'envahit. +Pour dissimuler sa tristesse, elle s'appliquait à +regarder le chef des tziganes, un gros homme olivâtre +qui jouait avec gravité. Ses lents coups d'archet +arrachaient du violon les mélodies pantelantes +comme de longues lanières d'épiderme, et +il faisait tanguer, dans l'effort, son buste dodu à +veste cramoisie, l'œil écouteur, les paupières battantes. +Elle enviait sa bestialité, la joie irréfléchie +dont frissonnait son sombre visage. Ah! que n'était-elle +comme lui, une brute sans pensée, sans +subtilité et ne vivant que par les sens qui le soutenaient +jusqu'en son art!... Un mouvement de +<span class="pagenum"><a id="Page_73"> 73</a></span> +Gérald la tira de sa rêverie. Il se tenait devant +elle, le bras prêt à l'enlacer.</p> + +<p>—Nous repartons, mademoiselle?...</p> + +<p>Elle espérait encore refuser et, se contraignant, +elle murmura:</p> + +<p>—Mais, monsieur, la valse va finir!</p> + +<p>—Profitons-en... Un dernier tour!</p> + +<p>Il avait dit cela sans entrain, et, déjà ses yeux +viraient vers la place où il allait la reconduire. Elle +eut peur. Elle se vit remerciée, rassise, sevrée +pour la soirée de ces délices retrouvées; et, dans +un élan de concupiscence plus forte, résolument +elle prononça:</p> + +<p>—Eh bien! oui, un dernier tour.</p> + +<p>Il rentra avec elle dans la cohue des couples. +D'un imperceptible palpitement son bras étendu +scandait la mesure, et, à chacune de leurs moelleuses +passes, il semblait à Thérèse que le parquet +ployait sous eux. Involontairement elle se colla +à Gérald, s'incrusta à son enlacement. Tout le +passé rejaillissait en elle au prestige de ce contact, +par saccades brutales qui l'affolaient.</p> + +<p>Elle voulut dompter l'illusion, faire un dernier +appel à sa puissance d'esprit, à sa dignité, à cette +M<sup>lle</sup> Raindal qu'elle était.</p> + +<p>—Arrêtons-nous! supplia-t-elle, les paupières +de nouveau closes.</p> + +<p>—Plaît-il, mademoiselle? fit distraitement le +jeune comte.</p> + +<p>Elle se taisait, faute de voix. Il n'insista pas. +Sans rien deviner de son angoisse, il souriait aux +camarades, et d'un coup d'œil goguenard, il les +<span class="pagenum"><a id="Page_74"> 74</a></span> +prenait tous à témoin de la tapisserie, du paquet, +du coffre à bois qu'il lui fallait manœuvrer. Encore +une heureuse idée qu'ils avaient eue là, son père +et Zozé!... Sans compter qu'elle lui dépiautait +l'épaule, la jeune enfant, avec ses doigts osseux, +dont elle se cramponnait afin de ne pas tomber. +Ah! par exemple, cela, c'était trop violent! Un +pinçon fiévreux lui tenaillait l'épaule, et, comme +il inclinait la tête pour voir si la petite, par hasard, +ne perdait pas la boule, il dut retenir Thérèse des +deux bras, car elle pâmait, toute blême et raide +comme une morte.</p> + +<p>—Allons bon! Il ne manquait plus que cela!... +Voilà bien ma guigne!...</p> + +<p>Rapidement, il l'entraînait vers l'antichambre, +bousculant un peu les gens qui encombraient le +chemin, et, l'ayant accotée sur une banquette, +contre le mur, il courut prévenir la famille.</p> + +<p>En un moment, les Raindal, les Chambannes, +Bœrzell, le marquis, furent debout, se précipitèrent +avec Gérald auprès de Thérèse.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes avait tiré de sa poche un flacon +de sels en or où luisait un rubis cabochon, et, +s'agenouillant presque, elle le fit respirer à la +jeune fille. Thérèse ne remuait pas. Un faible +gémissement de chagrin fusait seulement de ses +lèvres disjointes qui découvraient ses dents inégales. +On lui bassina les tempes d'eau fraîche, +sans plus de résultat. Saulvard, comme on va +réquisitionner les pompiers à leur poste, avait +pointé droit vers le campement de l'Académie de +médecine afin d'y chercher un docteur. Le praticien +<span class="pagenum"><a id="Page_75"> 75</a></span> +appuya son oreille à la poitrine moite de +Thérèse et diagnostiqua:</p> + +<p>—Elle étouffe... Il faut la délacer, cette petite!</p> + +<p>Enfin, dans la chambre de M<sup>me</sup> Saulvard, où sa +mère et M<sup>me</sup> Chambannes l'avaient conduite, elle +rouvrit les yeux.</p> + +<p>Tout de suite, ses regards étaient allés avec +stupeur à son corsage défait. Puis elle reconnut +M<sup>me</sup> Chambannes penchée sur elle, dans une pose +d'ange gardien, et sa mère qui priait à côté, comme +au chevet d'une agonisante.</p> + +<p>Elle détourna la tête. Elle revoyait tous les détails +de l'accident, l'ivresse inavouable qui l'avait +étourdie et cette chute ridicule en plein bal. Quel +double affront pour son orgueil! Elle aurait voulu +replonger au néant, détruire avec son corps le +souvenir. Elle suffoquait de révolte, et subitement +elle fondit en sanglots.</p> + +<p>—C'est cela, pleurez, calmez-vous les nerfs! +exhortait M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>Mais cette sollicitude vulgaire exaspéra Thérèse. +D'un coup, se maîtrisant, elle s'était redressée, +et, devant l'armoire à glace, elle commença rageusement +à refaire sa toilette.</p> + +<p>Elle esquivait dans le miroir les yeux de sa +mère, de M<sup>me</sup> Chambannes, et une colère croissante +lui activait les doigts. Oh! oui, on pouvait +la regarder! Elle avait bien l'allure, la mine d'une +femme qui vient de défaillir! Un homme l'eût +ainsi dévêtue, froissée, qu'elle ne se fût pas relevée +plus en désordre et plus égarée. Ses prunelles +étaient agrandies d'éclat, ses paupières meurtries +<span class="pagenum"><a id="Page_76"> 76</a></span> +d'une ombre brune comme après une nuit d'insomnie. +La sueur avait posé des teintes huileuses +sur les ailes de son nez et tracé des raies grasses +à travers la poudre de ses joues. La touffe d'œillets +était tombée, formant dans ses cheveux, au-dessus +du front, une alvéole profonde, une sorte +de blessure aux bords noirs. Et les agrafes du +corsage mal ajustées, dans sa hâte, faisaient bâiller +la gaze autour de ses seins comme une corde +transparente et lâche.</p> + +<p>—Pauvre mademoiselle! se risqua à murmurer +M<sup>me</sup> Chambannes... Vous sentez-vous mieux?</p> + +<p>Thérèse riposta froidement.</p> + +<p>—Beaucoup mieux, madame, je vous remercie.</p> + +<p>Puis s'adressant à sa mère, elle interrogea d'une +voix qui commandait:</p> + +<p>—Nous partons, maman?</p> + +<p>—Comme tu voudras, ma fille! répliqua +M<sup>me</sup> Raindal.</p> + +<p>Elles gagnèrent l'antichambre où ces messieurs +les attendaient.</p> + +<p>A leur vue, Gérald s'élança pour les questionner +et Bœrzell l'imitait. Mais, comme par mégarde, +Thérèse s'échappa dans la direction du vestiaire. +Ils n'étaient plus là quand elle revint au bras de +son père. M. Raindal ahuri, son claque de satin à +demi replié, la soutenait, en traînant la jambe. +M<sup>me</sup> Raindal fermait la marche, le dos voûté dans +sa pèlerine comme une vieille bonne. Saulvard +leur fit escorte jusqu'au palier.</p> + +<p>—C'est la chaleur, cette damnée chaleur! +répétait-il d'un ton compétent.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_77"> 77</a></span> +Et, courbant en deux son petit corps sur l'ébène +de la rampe, il cria:</p> + +<p>—J'enverrai chercher des nouvelles demain... +Ce ne sera rien, j'espère, mon cher collègue!</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Dans le fiacre qui les ramenait, M. Raindal, sur +le strapontin, avait laissé le fond aux dames. Tous +trois restèrent longtemps silencieux. Ils contemplaient +songeusement, à travers les carreaux dépolis +par la buée, les rues noires et les becs de +gaz dont les flammes jaunes dans la brume s'aplatissaient +en éventail. Le maître, assis de côté, à +chaque cahot perdait l'équilibre. Il devait se rattraper +à la courroie de la vitre dont le cuir dur +lui tranchait les mains, et le bois de la portière +macérait sans répit ses rotules. A un choc plus +rude qui l'avait projeté sur elle, Thérèse agacée +s'écria:</p> + +<p>—Voyons, père, tu es très mal, viens donc ici +entre nous deux.</p> + +<p>—Mais non! fit M. Raindal. Pas du tout... Ne +bougez pas... Et toi, fillette, cela va-t-il?</p> + +<p>—Très bien, père, merci...</p> + +<p>La causerie tomba court. Thérèse s'était immobilisée +derechef. Dans la pénombre, M. Raindal +contemplait son profil maussade en arrêt vers des +pensées sûrement douloureuses. Il ramassa toute +son énergie et, avec bonhomie:</p> + +<p>—Eh bien, fillette? demanda-t-il.</p> + +<p>—Eh bien, quoi, père? répéta Thérèse.</p> + +<p>Il y eut un temps, puis M. Raindal articula:</p> + +<p>—Eh bien, ce jeune homme du bal!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_78"> 78</a></span> +Thérèse tressauta et, dardant des regards farouches, +elle repartit d'un ton de bravade:</p> + +<p>—Quel jeune homme?</p> + +<p>—Ce M. Bœrzell!</p> + +<p>Elle exhala un soupir de soulagement. Ah! il +ne s'agissait que de celui-là!... Elle l'avait tellement +oublié, le pauvre garçon! Et, en souriant, +d'une voix ferme, elle prononça:</p> + +<p>—Non, jamais, père!</p> + +<p>M. Raindal insista:</p> + +<p>—Pourquoi? Il avait l'air de te plaire...</p> + +<p>—Oui, pour causer, peut-être... Mais c'est +tout...</p> + +<p>—Alors tu n'en veux pas?... Tu as bien réfléchi?... +Que je sache, au moins...</p> + +<p>—Tu sais... je t'ai dit... je n'en veux pas.</p> + +<p>Elle avait saisi la main de son père et lui offrait +tendrement sa joue à baiser. M. Raindal l'embrassa +en grommelant:</p> + +<p>—Bon, à ton aise!... Je n'ai pas le droit de te +forcer...</p> + +<p>Et par matoiserie, besoin de se rendre compte, +il ajouta, sans quitter la main de la jeune fille:</p> + +<p>—Évidemment, il n'est pas aussi beau gars que +l'autre.</p> + +<p>Il prit une pause, en sentant la main de Thérèse +qui se rétractait.</p> + +<p>—Oui, l'autre... ton danseur... comment l'appelles-tu?... +ce M. de Meuze...</p> + +<p>Thérèse, d'un coup, retirait sa main, et avec +dépit:</p> + +<p>—Oh! pas de parallèle, père, je t'en prie... +<span class="pagenum"><a id="Page_79"> 79</a></span> +M. Bœrzell ne me plaît pas... je le refuse... cela +suffit... Je crois que j'ai l'âge, n'est-ce pas?</p> + +<p>Le maître ne répliqua point. Plus de doute, +maintenant. C'était ce grand monsieur, cette espèce +de Dastarac mondain, qui avait gâté tout, écrasé le +petit Bœrzell par son avantageuse stature. Une +partie perdue, quoi!</p> + +<p>Et M. Raindal s'absorba dans des récriminations +intérieures.</p> + +<p>On n'entendait plus que le ferraillement des +roues contre le pavé ou les stridentes vibrations +des vitres dans leur cadre.</p> + +<p>Thérèse, la tête renversée, semblait assoupie, +et M<sup>me</sup> Raindal, en son coin, paraissait aussi sommeiller. +Mais elle ne dormait pas. Une torture de +remords, plus atroce qu'un cauchemar, tenait +sous les paupières ses regards éveillés. Elle supputait +avec angoisse combien d'heures s'étendaient +jusqu'au lendemain matin, jusqu'à l'instant béni +où elle pourrait, dans la sérénité de l'église, confesser +ses récents péchés. Car, poussée par la soif +ou cédant à la tentation, elle avait repris par trois +fois du café glacé et, par deux fois, de la marquise +au champagne, sans compter nombre de +petits fours et autres menues friandises.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_80"> 80</a></span></p> + +<h2>V</h2> + +<p>Comme, vers onze heures un quart, M<sup>me</sup> Chambannes +achevait sa toilette, on frappa à la porte, +et, par l'huis entrouvert, un bras à manche de +lustrine tendit un petit bleu.</p> + +<p>—Une dépêche pour madame! annonçait une +voix.</p> + +<p>—Donnez vite! fit M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>La femme de chambre, quittant la jupe de sa +maîtresse, qu'elle était en train d'agrafer, courut +prendre la dépêche.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes avait déchiré le pointillé d'une +main déjà tremblante, et elle lut avidement, les +regards galopant le long des lignes:</p> + +<div class="blockquote"> +<p class="date">«Mardi matin, 10 heures.</p> + +<p>«Ma bonne petite Zozé, je ne sais où j'avais la +tête en te disant hier soir à ce bal que nous déjeunerions +aujourd'hui ensemble chez nous. Je suis +engagé depuis huit jours chez les Mathay. Heureusement +que je m'en suis souvenu à temps. Nous +rattraperons cela. Pardonne-moi mon étourderie, +et à tantôt quatre heures. En hâte tous les baisers +de ton <i lang="en" xml:lang="en">old</i>.</p> + +<p class="signature">«G.»</p> +</div> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_81"> 81</a></span> +Elle déposa avec flegme, sur le lavabo, la dépêche +repliée. Puis dans une pelote de velours carmin, +elle choisit deux petites épingles de perle dont +elle piqua soigneusement sa cravate à larges pans +de dentelles. Mais elle ne se contenait plus, et, +d'une voix un peu rauque:</p> + +<p>—Lâchez tout cela, Anna, murmura-t-elle... +Cherchez-moi ma robe de chambre rose...</p> + +<p>—Mais, madame ne sort donc plus? se récria +la camériste en simulant la surprise.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes avait jeté son corsage sur une +chaise et dégrafait fiévreusement sa jupe.</p> + +<p>—Non, je ne sors plus...</p> + +<p>—Madame déjeunera ici? Dois-je appeler la cuisinière?...</p> + +<p>—Oui... non..., balbutia Zozé. Dites-lui de me +faire à déjeuner... ce qu'elle voudra...</p> + +<p>—Bien, madame!</p> + +<p>Elle rentrait, portant sur le bras un long peignoir +soyeux, enrubanné de satin rose. M<sup>me</sup> Chambannes +l'endossa, et, tout en nouant les rubans, +sèchement, elle commanda:</p> + +<p>—Maintenant, allez-vous-en!...</p> + +<p>Anna disparut. M<sup>me</sup> Chambannes s'affala dans un +fauteuil de cretonne.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Ainsi, ils ne déjeuneraient pas ensemble, c'était +sûr, définitif, irrévocable. Gérald n'avait pas hésité +entre elle et cette Mathay! Il prévoyait bien pourtant +quelle poignante déception il lui causerait en +rompant, au dernier moment, sa promesse.</p> + +<p>Le misérable! Elle se l'imaginait d'avance chez +<span class="pagenum"><a id="Page_82"> 82</a></span> +les Mathay, à table, assis à côté de la comtesse, +une petite blonde au nez retroussé, à la figure puérile, +impudique et gouailleuse. Il faisait l'aimable, +le joli parleur, appuyant ses regards à ceux de la +dame, se livrant de ses grands yeux en gentils +abandons. Et le déjeuner finissait. On se rendait +dans le hall. On buvait le café. Qui sait? Mathay +sortait peut-être, les laissait seuls en vrai nigaud +de mari qu'il était. Alors que se passerait-il? Car +on la connaissait la jeune gaillarde de comtesse. +Elle ne passait pas pour une citadelle, pour le +Capitole!... Oh! l'infamie et l'abjection!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes aurait voulu saisir son cœur à +deux mains et le lancer loin d'elle, dehors, par la +fenêtre. Ses ongles griffèrent la place où il palpitait, +à travers la soie du peignoir, la cuirasse du +corset, et elle songea à des représailles, comme +chaque fois que la trahison de Gérald lui semblait +un fait accompli.</p> + +<p>C'est cela, elle se vengerait, elle le tromperait, +elle irait se donner à un autre, à n'importe lequel +de tous ceux qui la courtisaient. Des noms +d'hommes, avec des décors, surgissaient dans son +esprit: l'atelier de Mazuccio, le petit sculpteur, les +garçonnières de Burzig ou de Pums, le mari de +son amie Flora. Partout on l'attendait, partout on +l'accueillerait comme une souveraine qui daigne +s'offrir. Elle leur crierait dès le seuil: «Me voici, +prenez-moi!» Et ils choiraient à genoux, en +bégayant: «Merci!» avec des sanglots de bonheur.</p> + +<p>Ces visions flatteuses la calmèrent. Elle marchait +<span class="pagenum"><a id="Page_83"> 83</a></span> +dans le cabinet de toilette, essayant de fixer +son choix. Auquel s'adresserait-elle? Ils lui répugnaient +pareillement. En se figurant aux bras de +chacun d'eux, un frisson de répulsion lui faisait +secouer la tête. Pouah! Quel courage de rancune +il lui faudrait pour s'abaisser là! De plus, aucun +peut-être ne se trouvait libre. Elle risquait des +refus polis, un camouflet. Non, tout s'y opposait. +Puis elle s'avoua mélancoliquement: «D'ailleurs, +jamais je ne pourrai!»</p> + +<p>Elle était retombée dans le fauteuil, les muscles +mous et meurtris de tiraillements, comme si elle +eût marché des journées durant.</p> + +<p>Elle ramassa sur le marbre le petit bleu pour +le relire. Chaque mot lui paraissait insulte ou +mensonge. Des larmes lui montèrent aux yeux. A +la rage le chagrin succédait. Comme il était méchant, +glacial, impitoyable parfois, ce Gérald! +Elle eût aimé avoir auprès d'elle une amie maternelle, +capable de comprendre et de plaindre, à qui +elle se fût confiée en pleurant. Mais qui? Hélas! +pour recevoir de telles confidences, ni Flora +Pums, ni Rose Silberschmidt, ni Germaine de Marquesse, +ses anciennes compagnes du cours Levannier, +ni la bonne tante Panhias n'avaient l'âme +assez haute et assez charitable! Rien qu'à la +pensée de leur joie dissimulée ou de leurs consolations +grossières, l'orgueil de Zozé s'insurgeait.</p> + +<p>Elle recommença à sangloter.</p> + +<p>Elle avait l'impression d'être échouée sur une +île déserte, et volontiers elle eût appelé la mort. +Elle se sentait à ces instants de drame, si délaissée +<span class="pagenum"><a id="Page_84"> 84</a></span> +de tous, si petite Mouzarkhi, si seule et si +étrangère, l'infortunée M<sup>me</sup> Chambannes, malgré +son nom français et son éducation de Parisienne! +Pauvre fleur exotique plantée à ras de terre sur +un sol ennemi où ses brèves racines craquaient +comme des fils aux plus faibles bourrasques! +Nulle aide ne la soutenait dans la détresse. Elle +ne possédait pas même le recours d'invoquer le +ciel, de se réfugier en Dieu, puisqu'on l'avait +élevée hors de toute foi religieuse. Et quand +elle voulait prier, il ne lui revenait qu'une courte +et bizarre oraison, celle que chaque soir, à l'époque +de son enfance, la bonne tante Panhias lui +faisait réciter en chemise, avant de se mettre au +lit. Inconsciemment elle la répéta:</p> + +<p>«Mon Dieu, soyez béni!</p> + +<p>«Faites que je sois sage, faites que je travaille +bien, faites que je contente papa, ma tante, mon +oncle, et faites que papa ne saute pas demain à la +Bourse. <em>Amen!</em>»</p> + +<p>Elle sourit à cette dernière phrase. Elle se remémorait +son père, mort depuis bientôt sept ans, +son brave homme de père, si étrangement tendre +et improbe à la fois.</p> + +<p>Un type, ce Mouzarkhi dont les origines, pour +les intimes, les compatriotes, comme pour les +autres, étaient demeurées obscures, inexplicables.</p> + +<p>Débarqué un jour d'Alep à Paris, sans relations, +sans truchements, sans patrons d'aucune sorte, au +bout de six mois il acquérait à la Bourse une des +plus puissantes situations de remisier qui fussent +sur la place. On disait bien qu'il jouait, gagnait +<span class="pagenum"><a id="Page_85"> 85</a></span> +plus par l'agio que par les courtages. Mais il bénéficiait +de l'indulgence mêlée de respect qu'on +accorde aisément dans ce monde-là aux joueurs +heureux. Il ne se cachait pas, par contre, de ses +spéculations. Il avait juré de s'arrêter, de cesser +tout labeur, sitôt qu'il aurait le million. Il allait y +atteindre quand, pour la première fois, il sauta. +Son passif était du double. Pendant quelques semaines, +discrètement, il se retira. Puis il revint. +Actif, cordial, ingénieux, il se refit rapidement +des clients, du crédit. Son négoce maintenant +avait un but plus noble; acquitter les créances. +Durant deux ans, il solda régulièrement des +arrérages. Il ne lui manquait que trois cent +mille francs pour épuiser le reliquat de ses dettes. +Il ne sut pas patienter, rejoua afin de les gagner +plus vite, et pour la seconde fois, il sauta. La +malchance ne l'abattait point. Il reprit son trafic, +menant l'existence large et gaie, travaillant, +payant, spéculant, resautant, rebondissant comme +un ballon léger et solide. A son sixième saut, il +ne survécut pas. Il était tombé de trop haut, d'une +fortune fictive de deux millions au néant et moins. +Il mourut d'apoplexie en pleine Bourse, insolvable, +mais laissant la réputation d'un camarade +fort sympathique et d'un financier merveilleusement +doué.</p> + +<p>Pourtant, auparavant, il avait assuré le sort des +siens en bon père de famille.</p> + +<p>D'abord, à la mort de M<sup>me</sup> Mouzarkhi, décédée +peu d'années après l'arrivée à Paris, il avait appelé +en France son beau-frère, M. Panhias, avec +<span class="pagenum"><a id="Page_86"> 86</a></span> +sa femme, pour les charger de l'éducation de la +petite Zozé. D'où venaient-ils, ceux-là? D'Alep, de +Ghazir ou de Stamboul? Étaient-ils Grecs, Juifs, +Turcs ou Maronites? Personne n'avait pu l'apprendre, +les Panhias se montrant aussi réservés +que M. Mouzarkhi sur le problème de leur extraction. +Ils avaient tous deux un accent indéfinissable +qui tenait simultanément de l'espagnol, du +hongrois et du moldo-valaque. Panhias, un homme +modeste et taciturne, faisait fonctions de fondé de +pouvoirs dans la maison de son beau-frère. +M<sup>me</sup> Panhias veillait fidèlement à l'instruction de +la petite, l'accompagnant le jour au cours Levannier, +demeurant avec elle le soir, quand le père +allait au théâtre ou ailleurs. Elle était corpulente, +enjouée, et, par accès, communicative. Grâce à elle, +on savait que les Panhias n'avaient point gravement +pâti dans les déconfitures de leur parent, et +conservaient, malgré les déboires, une quinzaine +de bonnes mille livres de rente. Mais sur le reste +elle gardait le silence, vertu traditionnelle de la +famille.</p> + +<p>Puis M. Mouzarkhi, un an avant le saut suprême, +avait prudemment muni sa fille d'un mari. +L'affaire, proposée par un collègue de la Bourse, +ne s'était pas amorcée sans mal. Des deux côtés +on se méfiait. Les agences consultées avaient fourni +des renseignements à faire peur. Elles représentaient +M. Mouzarkhi comme un homme très choyé +parmi les gens de son métier, mais d'un crédit +suspect et souvent entamé. Georges Chambannes, +fils d'un petit médecin du Berri, ex-élève de l'École +<span class="pagenum"><a id="Page_87"> 87</a></span> +centrale, était, selon elles, un ingénieur d'avenir, +industrieux, hardi, mais ayant jusqu'ici végété, +cherché vainement sa voie dans des entreprises +louches. Enfin, après réflexion, on sentit de part et +d'autre que trop d'exigences seraient messéantes. +On transigea sur le terrain de l'espoir, de la confiance +respective en des époques meilleures. Et +les pourparlers aboutirent.</p> + +<p>Zozé qui ne souhaitait que mariage, délivrance +de la tutelle Panhias, liberté, agréa, dès la première +entrevue le jeune Chambannes. Il était, au +surplus, joli homme, élégant et d'allures caressantes. +Il n'insista pas pour la cérémonie religieuse +que M. Mouzarkhi, désireux d'observer la neutralité +ou l'incognito en matière de foi, déclarait +contraire à ses principes de vieux républicain et +de positiviste. Au vrai, on eût réclamé à Zozé un +acte de baptême dont M. Mouzarkhi s'était abstenu +de la pourvoir et l'obtention de ce diplôme eût +encore retardé l'union. Le mariage fut donc célébré +civilement. La moyenne Bourse tout entière y +assista, voire même quelques personnalités de la +Haute Banque, où M. Mouzarkhi comptait des +admirateurs, sinon des amis. Et, le soir de la +célébration, le jeune ménage s'installait dans un +coquet hôtel de la rue de Prony, cadeau de noces +du financier. Il joignait à l'immeuble un capital +de cent mille francs pour aider l'ingénieur à trouver +cette voie qu'il cherchait.</p> + +<p>En deux ans, sans rien découvrir, Georges +Chambannes eut mangé toute la somme et lourdement +hypothéqué l'hôtel.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_88"> 88</a></span> +Il ne restreignait pas son budget. Au contraire. +Il le soutint et l'étendit par le jeu, des expédients +cachés, de sombres tripotages. On affirmait aussi +qu'il touchait des secours chez de vieilles dames +généreuses dont on citait les noms; et ces bruits +ne rencontraient que peu d'incrédules, car il était +beau garçon, dépensier, sans profession ni ressources +avérées, et puis le discrédit, comme la +gloire, a ses légendes auxquelles tout le monde +veut ajouter foi par malice ou niaiserie.</p> + +<p>Mais qu'il passât la nuit au tripot, découchât ou +parût maussade, Zozé ne s'alarmait pas. Même aux +périodes de malheur, ayant toujours ignoré la +gêne, empocher des sommes d'argent et, celles-là +gaspillées, en redemander et recevoir d'autres, +lui semblait la fonction naturelle de la femme. Un +refus, une remontrance, une diminution de son +luxe seuls auraient pu l'inquiéter, et Georges jamais +ne lésinait.</p> + +<p>Elle ne modifia donc son existence que du jour +où, par une amie, elle apprit que Georges courait +les filles. Le changement fut imperceptible, se +fit sans scènes et sans fracas. Elle prit un amant.</p> + +<p>C'était un de ses parents qu'elle avait lieu de +tenir pour son cousin, Démètre Vassipoulo. Établi +à Paris depuis dix-huit mois à peine, tout jeune,—il +avait vingt-trois ans,—une mince moustache +brune comme tracée au charbon, Démètre +courait déjà sur les traces de l'oncle Mouzarkhi. +A la Bourse on escomptait son avenir comme une +valeur d'État, sûr qu'il ferait une colossale fortune +ou une banqueroute retentissante.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_89"> 89</a></span> +Il sillonnait tout le jour Paris, à demi affalé en sa +voiture au mois, le bras languissamment posé le +long de la capote, ainsi qu'un riche capitaliste qui +s'étire, et le cuivre de ses harnais ou le grelot +signalant son approche scintillaient au soleil +comme des insignes triomphaux.</p> + +<p>Zozé l'aima pendant trois mois. Il avait des +ardeurs de bête et des ingénuités de sauvage. Elle +s'en amusait, puis elle les contait à deux ou trois +de ses amies intimes qui comparaient avec leurs +amants. Ou bien elle lui révélait l'attrait du savoir-vivre, +enroulant sa candeur dans la trame des +usages, comme son tailleur lui faisait des vêtements +à la mode.</p> + +<p>Mais au bout de trois mois, Démètre la fatiguait. +Elle le garda deux mois encore, par charité, pensait-elle, +quoique ce fût par prudence et, à son +insu peut-être, en attendant mieux.</p> + +<p>Sitôt qu'elle crut avoir trouvé l'amant irréprochable, +elle quitta bien vite le jeune boursier. +Comme prétexte, elle alléguait des dénonciations, +sa sécurité, son honneur à sauver. Démètre pleura +beaucoup et rugit sa douleur en un dialecte si +rauque que l'on eût dit les cris d'un lionceau malade. +Elle eut des remords pendant huit jours. La +nuit, elle s'imaginait entendre ses clameurs inintelligibles. +Elle rêvait de fauves qui la menaçaient. +Et son nouvel amant lui reprochait d'être morose, +de soupirer sans raison valable.</p> + +<p>Elle ne se consola vraiment qu'un soir au Nouveau-Cirque. +Elle y avait vu Démètre en frac, cravate +blanche, bouquet d'œillet au revers, occupant +<span class="pagenum"><a id="Page_90"> 90</a></span> +le bord d'une loge avec une grosse fille blonde, et +pouffant aux farces des clowns.</p> + +<p>Dès lors, ses regrets finirent, et son nouvel +amant, Lastours, n'eut plus qu'à se louer d'elle.</p> + +<p>Il tenait commerce de peinture dans un petit +hôtel de la rue d'Offémont. Brun, chauve, une +barbe de mignon, une bouche brutale, des mains +de portefaix, il figurait avec avantage parmi ce +syndicat de certains peintres négociants dont le +Paris parvenu assure fraternellement le vivre en +même temps que la notoriété. Familier assidu des +hauts salons mondains, frayant avec l'élite des +clubs et de l'art, vêtu comme un sportsman, drôle +comme un cabotin, un suave parfum d'au delà, +une vapeur aristocratique semblait flotter autour de +ses épaules carrées. Zozé, en l'écoutant, se sentait +plus près du monde. Il était pour elle l'échelon supérieur +où l'on se croit déjà rien qu'à l'apercevoir, +et elle s'y cramponnait avec ferveur. Elle admirait +comme de l'esprit le plus fin son bagout d'atelier, +ses gamines scies d'école, l'obscénité de ses propos. +Il n'avait qu'à parler pour qu'elle pâmât de +rire, à formuler un souhait pour qu'elle se précipitât; +et en quatre mois, Chambannes lui acheta +trois toiles. Néanmoins bientôt Lastours abusa. Il +traitait en servante celle qui ne rêvait que de le +servir, la malmenait au gré de sa mauvaise humeur +et parfois, après l'entrevue, enjoignait à la douce +Zozé de lui reboutonner ses bottines.</p> + +<p>Ces insolences, chaque jour renouvelées, exaspéraient +la malheureuse, tombaient sur son amour +comme des crachats sur une flamme.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_91"> 91</a></span> +Fraîche, jolie, aimante et d'humeur gaie, pourquoi +n'obtenait-elle pas ces béatitudes du cœur qui +sont le lot de tant d'autres moins belles? Et dans +une intuition fugace, mélancoliquement Zozé se +répondait: Oui, moins belles souvent, mais Parisiennes, +mais informées et résolues, mais opérant +sur le sol natal, au lieu d'être comme elle une petite +Mouzarkhi, vaguant aveuglément au souffle de ses +instincts, plus hésitante et malhabile qu'une fillette +égarée en pays inconnu!... Puis, le lendemain, +dans un regain d'espoir, elle retournait +chez Lastours!</p> + +<p>Quand elle cessa de l'aimer, elle voulut se venger +des outrages endurés; et, par une tactique +instinctive et banale, elle se donna à un de ses +amis, un peintre aussi,—un concurrent,—du +nom de Moutiers, qui logeait deux portes plus +loin.</p> + +<p>Celui-là, un petit monsieur ventru et roux, +déguisa encore moins que l'autre. Plus ambitieux +et plus âpre au gain que Lastours, Moutiers n'entendait +nullement perdre son temps avec les +dames. Les affaires avant tout, et, pour une +vente projetée, un rendez-vous d'acheteur, une +visite de cliente, il renvoyait Zozé ou la décommandait +sans ambages. Une fois, elle dut ainsi +rester une heure enfermée dans l'arrière-soupente +où se dévêtaient les modèles, affolée et transie, +parce qu'un riche Américain était venu, pendant +la séance, faire emplette chez le peintre.</p> + +<p>Moutiers, après le départ de son Yankee, tout +à l'allégresse du marché conclu, se promenait +<span class="pagenum"><a id="Page_92"> 92</a></span> +dans l'atelier, oubliait de délivrer la captive; et +à ses cris seulement, il lui avait ouvert, souriant, +la trouvant bien bonne, quoique Zozé pleurât de +dépit.</p> + +<p>Six semaines de ce régime la dégoûtèrent d'abord +de Moutiers, puis à jamais des peintres mondains +et, croyait-elle, des aventures.</p> + +<p>Qui eût pensé que ces hommes, si galants au +dehors, fêtés et cajolés par les plus belles, fussent +dans l'intimité à ce point malotrus? Et pourquoi +même s'astreindre à ces liaisons fortuites, s'exposer +aux insultes sans l'excuse de la tendresse, +chercher le bonheur d'amour au lieu d'attendre +qu'il vînt?</p> + +<p>Que lui manquait-il, d'ailleurs, pour être la +plus enviée des jeunes femmes?</p> + +<p>Georges sortait moins la nuit, se montrait plus +affable, la menait plus souvent au bal et au +théâtre. Il lui avait, pour le jour de sa naissance, +fait présent d'une voiture au mois. Ses affaires +enfin prospéraient. Il payait une à une les vieilles +notes de fournisseurs, les dettes criardes, les intérêts +de l'hypothèque en retard; et Zozé, vaguement, +savait qu'il dirigeait de loin, comme ingénieur-conseil, +une vaste exploitation de mines en +Bosnie.</p> + +<p>Un renouveau d'affection la rapprocha alors +soudain de son mari. Elle s'en vantait à ses +amies, déclarait l'époque des folies passée! Et +pour remplacer ses amants, elle se jeta avec fougue +dans les plaisirs de l'intelligence.</p> + +<p>Elle se mit à lire sans merci, sans choix et +<span class="pagenum"><a id="Page_93"> 93</a></span> +sans trêve tous les ouvrages du jour que son +libraire lui désignait. Mémoires, romans, poèmes, +voyages, rien ne lassait son appétit. «Je dévore!» +disait-elle. Et, de fait, elle avalait, elle engouffrait +sans digérer ni retenir.</p> + +<p>Elle s'abonna aux conférences, savoura l'ancienne +chanson et s'enthousiasma de la nouvelle. +Le dimanche, elle fréquentait les concerts et rêvait +en musique à ses liaisons d'antan. Elle ne négligeait +que les Salons, par rancune contre les +peintres. Mais nulle lueur de raison ne perçait +ce tumulte d'études contraires. M<sup>me</sup> Chambannes +s'étonnait, qu'ayant tant appris, elle n'acquît pas +plus d'assurance. Ses opinions fuyaient à l'appel +comme des mouches. Elle balbutiait chaque fois +qu'il s'agissait d'exprimer son avis. Et finalement +les joies d'intellect l'ennuyèrent...</p> + +<p>A partir de ce moment, pour le laps de deux +ans, ses souvenirs s'embrumaient...</p> + +<p>Qu'avait-elle fait ensuite, durant ces deux +années? Elle se rappelait bien qu'au 14 juillet, +Georges avait obtenu la croix. Mais le reste, cette +chasse forcenée à l'amant parfait que, malgré +elle, invoquaient son cœur et ses sens,—que +demeurait-il de tout cela, séché, tassé au fond de +son cerveau par des amours brûlantes et plus +lourdes? Deux ombres anémiées dans une lumière +grisâtre reparaissaient devant ses yeux: +toujours elle et auprès un homme, celui-ci, +celui-là, noms et traits oubliés, emmêlés, confondus +par l'estompe du temps: flirts dans des +bals, promenades blanches en fiacre de cercle, +<span class="pagenum"><a id="Page_94"> 94</a></span> +baisers inachevés, ébauches d'abandons, vaines +tentatives, espoirs et illusions déçues! Comment +eût-elle chéri ces êtres, ces commis de Bourse +allemands, ces courtauds exotiques mieux nippés +que des seigneurs et plus goujats que des rustres? +Leur avait-elle cédé? Peut-être. A un, à deux, ou +pas du tout. D'honneur, elle n'eût pu préciser, et +plus tard, quand gravement elle jurait à Gérald +qu'elle n'avait jadis connu qu'un amant, elle ne +mentait sciemment que de deux, la brouillonne +petite Mouzarkhi!</p> + +<p>Pourtant, dans ces recherches, le dévergondage +ne la guidait pas uniquement.</p> + +<p>Elle désirait en secret un amant idéal dont +traits par traits l'effigie exquise s'accentuait dans +ses songeries. Mais l'imagination de beaucoup de +femmes est comme leur corps. Elle ne sait que +reproduire et non pas créer. Celle de M<sup>me</sup> Chambannes, +fécondée par la lecture de certains romans +en vogue, agissait selon leurs formules.</p> + +<p>Elle se figurait donc le héros espéré avec une +grande barbe blonde, un regard mélancolieux où +flottait l'ombre humide de la douleur passée, +trente ou quarante mille francs de rente et un +nom qui, pour n'être pas noble, restait dans la +roture élégant et cossu.</p> + +<p>Il aurait naguère cruellement pâti par les +femmes, par une surtout, actrice traîtresse, éprise +de tromperie, de réclame et d'argent. M<sup>me</sup> Chambannes, +involontairement, se complaisait à ce +détail. Un pli amer soulevait parfois la lèvre de +l'amant désabusé. Par cette fissure, des blasphèmes +<span class="pagenum"><a id="Page_95"> 95</a></span> +jaillissaient contre le sexe perfide et +ennemi de l'homme. M<sup>me</sup> Chambannes, de ses +baisers, arrêtait tendrement la fuite des anathèmes, +posait sur sa poitrine cette tête pleine +de chagrin, ramenait sur cette bouche défiante le +sourire. Au besoin, s'il l'eût exigé, elle partait +avec lui. Ils s'exilaient alors dans une petite île +anglaise, loin du monde mauvais, et demeuraient +des heures seuls côte à côte sur la grève, leurs +deux mains jointes, à contempler indéfiniment +les jeux changeants des lames ou les navires rentrant +du large.</p> + +<p>Que n'arrivait-il pas? Tout était prêt pour le +recevoir, pour le suivre, jusqu'à la liste imaginaire +des objets, des toilettes de voyage que fébrilement +on empilerait dans une malle d'osier sanglée de +courroies jaunes et recouverte de luisante vache +noire!</p> + +<p>Il tarda, mais il arriva.</p> + +<p>Il était sédentaire, égoïste, titré, libertin, sans +barbe, sans langueur, sans rancœur. Dès le début, +M<sup>me</sup> Chambannes l'adora tout de même.</p> + +<p>Il se nommait Gérald de Meuze, fils du marquis +de Meuze, de la branche des Meuze du Poitou. +Georges l'avait connu en classe au lycée Chamfort, +puis, leurs études terminées, l'avait perdu +de vue.</p> + +<p>La présentation se fit aux courses d'Auteuil, un +jeudi tranquille, dans une intime réunion de printemps. +Elle fut décisive.</p> + +<p>Tandis que Georges, par orgueil ou par passion +de joueur, les laissait ensemble, s'éloignait pour +<span class="pagenum"><a id="Page_96"> 96</a></span> +vaquer à l'œuvre de ses paris, Gérald partout +accompagnait M<sup>me</sup> Chambannes, ne quittait point +ses pas.</p> + +<p>Il la promena devant les tribunes, l'escorta au +paddock, s'égara avec elle derrière les bâtiments, +sur les pelouses que le public désertait à l'instant +des épreuves.</p> + +<p>De larges odeurs de gazon coupé, moites et âpres +comme la brise de mer, pénétraient leur poitrine. +M<sup>me</sup> Chambannes balbutiait de bonheur. +Une extase nouvelle faisait palpiter ses seins sous +le foulard léger de son corsage. Elle allait la tête +basse, suivant des yeux la pointe de ses souliers +vernis qui luisaient en glissant dans l'herbe. Enfin, +il était venu, l'amant tant souhaité! Elle le tenait +enfin! Nul n'aurait pu l'en dissuader. Elle riait +d'un rire nerveux à toutes les remarques de +Gérald, pensant lui répliquer quand elle le regardait, +se sentant devenir comme folle; et le manche +de son ombrelle safran tremblait au creux de son +épaule.</p> + +<p>Ah! quelle n'eût pas été l'ivresse de la petite +Mouzarkhi, si elle avait perçu ce qui se disait +d'elle parmi les amis du jeune comte, dans la +sévère tribune du club!</p> + +<p>On s'y demandait avec des clins d'œil égrillards +ce que c'était que cette jolie petite femme à +laquelle s'acharnait Gérald. Personne ne pouvait +répondre. Une fille? Non. Une petite pays-chaud +sans doute, que cette canaille de Meuze se payait +de chauffer davantage, histoire de taquiner un +peu la baronne... parfaitement... la baronne Mussan, +<span class="pagenum"><a id="Page_97"> 97</a></span> +avec qui on avait rompu, vous ne saviez +pas? il y a bien de ça quinze jours tout au plus... +C'est égal, une crânement jolie petite créature!</p> + +<p>Et dans la tribune des dames, le succès de Zozé +n'était pas moindre.</p> + +<p>Certes ces dames ne lui épargnaient pas ce ton +de mépris paisible qu'elles emploient indifféremment +pour juger toutes les femmes étrangères à leur +caste: filles, actrices, ou simples bourgeoises. Pourtant, +au dédain près, leur verdict était favorable. +Elles trouvaient l'inconnue gentille, sa toilette +d'une coupe seyante et ce Gérald, un garçon de +goût. Plusieurs, malicieusement, s'enquirent du +nom de Zozé auprès de la baronne qui, par contenance, +joignit ses éloges aux leurs.</p> + +<p>Mais de ce triomphe exceptionnel, M<sup>me</sup> Chambannes +ne distinguait rien. Puis, comment l'eût-elle +discerné? Voyait-elle dans cette foule autre chose +que Gérald, son époux, son amant prochain? Et +elle s'avançait le regard insaisissable, comme une +heureuse fiancée qui marche vers l'autel.</p> + +<p>Elle y atteignait presque quand les courses finirent. +Gérald la suppliait, la pressait en maître +déjà! Il eût désiré la revoir, l'avoir, le lendemain +même. Elle se remémorait la voix ardente, dont +au départ, dans la cohue, à portée de Georges, il +osait murmurer:</p> + +<p>—Ainsi, vous ne voulez pas demain?... Oh! je +vous en prie, ne refusez pas!</p> + +<p>Si! Elle avait refusé d'un lent mouvement de tête, +pendant que ses prunelles exprès se renversaient +en arrière, comme plongeant dans le désespoir.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_98"> 98</a></span> +Il fallait encore résister, opposer à celui-là autant +de froideur et de scrupules qu'il méritait +d'amour, se faire gagner par lui au lieu de se +livrer. Une voix intérieure dictait à M<sup>me</sup> Chambannes +cette réserve insolite—et elle l'écouta +comme la voix du devoir, persuadée que par ces +retards, c'était l'avenir qu'elle préservait.</p> + +<p>Elle ne s'abandonna qu'après trois semaines de +siège, au moment où, rebuté, il allait renoncer.</p> + +<p>Mais pendant ce temps elle avait réfléchi, agi, +questionné, avec cette surhumaine habileté que +déploient souvent les femmes pour armer et défendre +leur passion menacée.</p> + +<p>Maintenant elle savait tout de Gérald: son existence +oisive et mécontente depuis l'époque où, par +un coup de rancune juvénile, il avait, après le +krach de 1882, donné sa démission de sous-lieutenant +au 30<sup>e</sup> cuirassiers, puis les quarante mille +francs de rente sauvés du désastre par son père, +les amitiés mondaines du jeune homme, beaucoup +de ses liaisons, sans les noms, la dernière avec la +baronne, et son antipathie pour un monde où la +petitesse de sa fortune ne lui permettait plus de +représenter assez.</p> + +<p>Sur ces données morales, elle eut tôt fait de +dresser son plan. Deux méthodes s'offraient pour +garder Gérald, le retenir prisonnier.</p> + +<p>Ou bien se hisser par son aide jusqu'aux salons +hautains de ses pairs où il n'aurait pas de peine à +l'introduire, à l'imposer. Ainsi elle pourrait connaître +tous ses actes, le surveiller aisément et +parer aux dangers possibles.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_99"> 99</a></span> +Ou bien profiter de son dégoût, l'arracher doucement +à ce monde dont il se prétendait las, lui +former chez elle un foyer plus gai, plus facile et +nouveau.</p> + +<p>Mais dans le premier cas, mille obstacles l'arrêtaient, +mille bassesses à accomplir parmi l'incertitude, +la lenteur et les humiliations. Georges, peu +de temps auparavant, venait d'être ajourné à deux +cercles de plein air. Les comités de ces clubs, plus +rigoureux en leurs verdicts qu'un conseil de ministres, +avaient, l'un après l'autre, refusé les +boules blanches à celui que le gouvernement +garantissait de sa croix d'honneur. Par là, en terrain +hostile, en état d'infériorité, on s'exposait à +un échec. M<sup>me</sup> Chambannes adopta la seconde méthode.</p> + +<p>Quelques mois lui avaient suffi pour transformer +son train de vie, organiser des réceptions, +prendre des jours réguliers. Elle y conviait ses +plus avenantes amies, des camarades de Gérald, +des gens de lettres, des musiciens ou, vainquant +même sa répugnance, des peintres. Et peu à peu, +de cette manière, elle s'était constitué, pour +le soir, une sorte de brillante annexe à l'entresol +des rendez-vous, un salon composite, mais +d'accès sympathique, lieu de plaisirs bourgeois +où les hommes allaient comme les femmes, sans +calcul, sans morgue, dans le seul projet de se +rencontrer et le ferme espoir de se divertir.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes touchait au but. Gérald captivé, +séduit, ligoté, se rendit à sa dame, lui jura +attachement, fidélité, amour durable—et fit de +<span class="pagenum"><a id="Page_100"> 100</a></span> +la maison de Zozé la sienne. Il y régnait en tout-puissant +despote, cajolé par le mari, flatté par +l'entourage, servilement obéi par M<sup>me</sup> Chambannes, +qui se réjouissait et lui savait gré de l'amour +acquis enfin et conquis, à jamais unique, et plus +que légitime: romanesque, glorieux!... Puis, un +soir, le jeune comte avait amené son père. Et le +marquis de Meuze, charmé par sa bru,—comme +en lui-même il surnommait Zozé,—était revenu +spontanément, ayant trouvé l'endroit plaisant, les +femmes jolies, la table excellente...</p> + +<p>Mais que de luttes, que d'efforts avant de remporter +cette victoire! Que de ruses encore chaque +jour, que de stratagèmes pour conserver son grand +seigneur, écarter les voleuses et se garer de la +concurrence!...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes en exhala un gros soupir. +Machinalement elle contemplait la mousse irisée +que du fond de son café le sucre soufflait à la surface. +La voix sournoise d'Anna la tira brusquement +de ses réflexions.</p> + +<p>—Madame sort-elle?... Puis-je préparer les +affaires de madame?...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes s'écria avec stupéfaction:</p> + +<p>—Quelle heure est-il donc?</p> + +<p>—Près de deux heures, madame!...</p> + +<p>Deux heures! Et elle était venue de sa chambre +ici, avait déjeuné, mangé, bu, demeuré, sans +conscience de ce qu'elle faisait, l'esprit cheminant +ailleurs, sur les routes obscures du passé!</p> + +<p>Elle répliqua d'une voix ensommeillée:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_101"> 101</a></span> +—Oui, je sors... Ma robe de drap bleu... Ma +veste d'astrakan...</p> + +<p>Puis, d'un pas fatigué, elle se dirigea vers la +croisée, et elle souleva le rideau. Dehors, une +brume épaisse et blanche stagnait entre les masses +des maisons. Tout paraissait fumer, les arbres du +parc au bout de la rue, les pavés de la chaussée, +le bitume du trottoir, même les chevaux ou les +passants qui projetaient par leurs narines des +bouffées parallèles. Et démesurément loin, le +soleil, en haut, pâlissait comme une lampe dans +une tabagie.</p> + +<p>Une journée si froide, si funèbre, si bonne +pour s'aimer, n'est-ce pas? songeait M<sup>me</sup> Chambannes. +Car pour l'amour avec Gérald, tous les +temps lui semblaient propices, comme aux humbles +pour la ripaille.</p> + +<p>Où était-il maintenant, M. Raldo, avec ses +grands yeux adorés, ses indignes regards?—Oh! +qu'elle le détestait!—Et que se murmurait-on là-bas +chez les Mathay, dans le salon assombri, sous +le crépuscule du brouillard? Elle laissa naïvement +retomber le rideau, comme par crainte de voir. +Les larmes lui gonflaient de nouveau la gorge. +Elle se cambra en une posture d'énergie. Allons! +il fallait oublier, se distraire, se promener jusqu'à +quatre heures. Mais où?</p> + +<p>Elle s'ingéniait, s'énumérait des noms de dames +à visiter, des adresses de couturières ou de modistes. +Et tout à coup, d'une gambade enfantine, +elle sauta en tapant dans ses mains.</p> + +<p>Parfait! Bravo! Puisque la veille elle avait +<span class="pagenum"><a id="Page_102"> 102</a></span> +décidé d'inviter M. Raindal, d'en faire un figurant +et, si possible, une vedette, un doyen notoire de +son salon, pourquoi temporiser, ne pas profiter de +l'occasion? Mardi, c'était le jour de M<sup>me</sup> Raindal. +Puis, l'indisposition de la petite, des nouvelles +à chercher, prétextes insoupçonnables. Pas une +seconde à perdre!</p> + +<p>Elle s'était élancée vers sa chambre; et dix +minutes plus tard, son manchon sous le bras, +elle achevait de se ganter dans la rue, devant +l'hôtel, en attendant le fiacre qu'elle avait fait +appeler.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_103"> 103</a></span></p> + +<h2>VI</h2> + +<p>La voiture franchit au pas le parc Monceau, +puis, prenant le trot, gagna, par les Champs-Élysées, +le boulevard Saint-Germain.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes, blottie dans l'angle de gauche, +les pieds collés à la chaufferette dont le métal +blanc lui brûlait les semelles, se laissait bercer +par les cahots, fermant à demi les paupières.</p> + +<p>Elle ne les rouvrit un peu qu'à l'entrée du boulevard +Saint-Germain, pour saluer d'un regard, +au passage, la rue de Bourgogne où Gérald habitait +avec le marquis; et, après, elle retomba dans +sa torpeur.</p> + +<p>Elle préférait ne pas penser, tenter de s'engourdir +dans la somnolence. Mais, comme le +fiacre tournait rue Notre-Dame-des-Champs, au +sortir de la rue de Rennes, instinctivement +M<sup>me</sup> Chambannes se redressa, ainsi qu'un voyageur, +quand soudain le paysage change.</p> + +<p>La rue était déserte, bordée de longs bâtiments +austères. Des collèges, des séminaires, des couvents? +M<sup>me</sup> Chambannes ne savait. Partout aux +fenêtres du bas on apercevait des barres de fer +noires serrant contre le jour, contre les bruits de +<span class="pagenum"><a id="Page_104"> 104</a></span> +l'extérieur, leurs sombres tiges. De place en place +une maison moins haute avait une façade claire. +Par-dessus, des faîtes d'arbres dénudés écartaient +leur branchages sans feuilles. On devinait au delà +des préaux, des jardins immenses, avec des allées +discrètes pour y marcher en méditant.</p> + +<p>D'autres rues, dans son quartier, dans son district +de la plaine Monceau, avaient déjà paru à +M<sup>me</sup> Chambannes aussi mornes. On eût dit, par +certains après-midi de semaine, le calme dominical, +et les maisons semblaient dénuées d'habitants, +tout le monde parti vers le centre, vers +la fête des promenades. Mais ici l'aspect était différent, +la quiétude moins oisive et comme vibrante +de pensée. Derrière ces fortes murailles, on sentait +une foule occupée à des besognes chéries ou +pieuses, une muette activité, du zèle, de l'ambition +et de la foi, des passions dans la discipline. Par +moments, une cloche cachée lançait à travers l'espace +ses notes graves.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes, sans bien comprendre, eut +un petit frisson de surprise. Elle se figurait dans +ces édifices une multitude de prêtres ou de nonnes. +Ils priaient, agenouillés, en files noires ou grises. +L'ombre du sanctuaire mollifiait leurs silhouettes, +et la fumée de l'encens tordait au-dessus de leurs +fronts ses volutes. Dans un élan de curiosité, elle +eût souhaité être parmi eux, apprendre leurs +prières, partager leurs extases. Elle eût voulu surtout +entrer et voir.</p> + +<p>Le cocher dut frapper à la vitre pour l'avertir +qu'elle était arrivée. La concierge, une vieille +<span class="pagenum"><a id="Page_105"> 105</a></span> +femme catarrheuse, lui indiqua l'appartement de +M. Raindal: au bout de l'allée, au cinquième à +droite.</p> + +<p>Elle stoppa avant de sonner, pour inspecter les +alentours. En face c'était le mur de la maison voisine +qui longeait l'allée. Mais, à droite, on distinguait +des jardins, des maisons inégales, tout un +panorama de toitures inconnues, séparées par des +rues ou la broussaille violette des arbres. De la +porte de M. Raindal un parfum de pot-au-feu s'échappait.</p> + +<p>Enfin elle sonna, et Brigitte l'introduisit dans le +salon.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Raindal, en robe de soie noire, causait avec +deux dames mûres, à mise démodée. Elle hésita, +à la vue de Zozé, puis, la reconnaissant, s'avança +au-devant d'elle.</p> + +<p>—Je viens avoir des nouvelles de la jeune +malade, fit M<sup>me</sup> Chambannes, en s'asseyant sur le +fauteuil de velours grenat que lui désignait +M<sup>me</sup> Raindal.</p> + +<p>—Thérèse! oh! elle est tout à fait rétablie... +Elle travaille avec son père... Vous la verrez dans +un instant... Mais comme c'est aimable à vous...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes remerciait d'un sourire.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Boudois, une des deux dames, femme d'un +professeur à la Sorbonne, s'écria:</p> + +<p>—La pauvre enfant!... Elle a été souffrante?</p> + +<p>—Grâce au ciel, pas grand'chose! fit M<sup>me</sup> Raindal... +Un simple malaise au bal, hier soir, chez +les Saulvard, en dansant...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_106"> 106</a></span> +M<sup>me</sup> Lebercq, l'autre dame, femme de M. Lebercq, +le célèbre mathématicien, questionna:</p> + +<p>—Un étourdissement, sans doute?...</p> + +<p>—Je suppose, fit M<sup>me</sup> Raindal.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Boudois confirma ces présomptions. Son +mari, par exemple, qui, Dieu sait! avait le pied +marin et, l'été, chaque jour, à Langrune, sillonnait +la mer en bachot de pêcheur, eh bien! son mari +n'avait jamais pu valser. La tête lui tournait aussitôt.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Lebercq, elle, par contre, avait peu navigué, +mais, au temps de sa jeunesse, supportait sans +inconvénient la valse.</p> + +<p>Il y eut un silence, et M<sup>me</sup> Chambannes reprit:</p> + +<p>—Elle était très jolie, cette soirée, n'est-ce pas?...</p> + +<p>—Admirable! approuva M<sup>me</sup> Raindal.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Boudois et M<sup>me</sup> Lebercq réclamaient des +détails; on leur en fournit. Mais subitement, à un +détour de phrase, l'entretien dévia. M<sup>me</sup> Boudois +parlait des fêtes de l'Avent dont l'époque approchait. +Elle engageait M<sup>me</sup> Raindal à suivre quelques-uns +des saluts de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, +où «les <em>O</em> de Noël» promettaient d'être chantés +avec un rare éclat. M<sup>me</sup> Raindal tenait plutôt pour +ceux de Saint-Etienne-du-Mont. La discussion s'échauffa. +M<sup>me</sup> Lebercq, qui n'était point dévote, se +taisait. M<sup>me</sup> Chambannes, gênée par les mystères +de cette causerie, considérait les arabesques noires +de la carpette à fond rouge qu'entouraient les fauteuils +du salon.</p> + +<p>Enfin, saisissant une pause de répit, elle questionna:</p> + +<p>—Serait-il indiscret de déranger le maître et +<span class="pagenum"><a id="Page_107"> 107</a></span> +mademoiselle votre fille?... J'aurais tant de plaisir +à leur dire bonjour!</p> + +<p>—Mais du tout, du tout! Au contraire... Ils +seront ravis...</p> + +<p>Elle frappait à une porte latérale.</p> + +<p>—Qui est là? grommela la voix de M. Raindal.</p> + +<p>—Une visite.</p> + +<p>Elle s'était effacée devant la jeune femme. Au +bruit, Thérèse se leva de son bureau en même +temps que le maître.</p> + +<p>—C'est M<sup>me</sup> Chambannes qui vient prendre de +tes nouvelles, mon enfant, expliqua M<sup>me</sup> Raindal.</p> + +<p>Thérèse, dont les lèvres se pinçaient déjà de +mécontentement, essaya de sourire:</p> + +<p>—Oh! vous êtes trop gracieuse, chère madame... +Cela ne valait pas la peine!</p> + +<p>M. Raindal mêlait ses protestations de gratitude +à celles de sa fille. M<sup>me</sup> Raindal, en s'excusant, +retourna auprès de ses visiteuses. Le maître, ainsi +que la veille, au bal, lors de la présentation, +demeurait interdit. Puis il proféra:</p> + +<p>—Asseyez-vous donc, madame!</p> + +<p>Zozé s'assit et déclara:</p> + +<p>—Comme c'est gai, votre cabinet!... Comme +vous avez de la lumière!...</p> + +<p>—Oui, nous n'en manquons point! dit M. Raindal... +La pièce est fort bien éclairée!...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes continua:</p> + +<p>—Vous travailliez?... Je vous ai interrompus...</p> + +<p>—Par la plus agréable des surprises, riposta +M. Raindal avec un salut de la main.</p> + +<p>La causerie languissait. Thérèse, le visage renfrogné, +<span class="pagenum"><a id="Page_108"> 108</a></span> +ne l'activait guère, s'absorbant à tracer des +hachures sur une feuille de papier. La venue de +M<sup>me</sup> Chambannes l'indignait. Pourquoi était-elle là, +cette femme? Que voulait-elle encore? De quel droit +osait-elle les troubler de ses babillages, de ses questions +puériles, de sa présence même qui évoquait +les souvenirs de la veille, les hontes de cette soirée +maudite?</p> + +<p>—Vos fenêtres donnent sur des jardins, n'est-ce +pas? demanda M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>—Sur des jardins et sur tout notre Paris! Nous +avons une vue merveilleuse! fit M. Raindal.</p> + +<p>Elle s'approcha avec lui de la croisée. Le soleil +enfin avait dissipé la brume. Et, au-dessous d'eux, +tout le Paris de M. Raindal, tout le Paris croyant, +studieux et candide, étendait à l'infini, dans une +clarté laiteuse, ses raides vallonnements de pierre. +Les sommets de certains édifices dominaient le +niveau du reste. A droite, la tour carrée de Saint-Jacques-du-Haut-Pas, +puis le dôme monstrueux du +Panthéon, une fine petite pointe après,—la flèche +de la Sorbonne;—plus à gauche, la sphère luisante +de la coupole des Missions, et, à l'extrémité, +une pyramide tronquée où flottait un minuscule +drapeau sans couleur, le palais du Louvre. Dans +l'intervalle, les maisons marquaient sur le ciel la +ligne irrégulière de leurs toits. Les cheminées +amincies, avec le bec de leurs capuchons, se hérissaient +en rangs compacts, comme des baïonnettes +renversées. Et dans le fond, une large trouée signalait +des avenues, un parc, le Luxembourg qu'on +ne voyait pas.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_109"> 109</a></span> +M. Raindal, complaisamment, commentait le +panorama. M<sup>me</sup> Chambannes s'extasiait à tout, +trouvait tout charmant ou joli. Et quand il eut +fini, il montra du doigt le jardin qui flanquait la +maison:</p> + +<p>—C'est le jardin des sœurs visitandines de Notre-Dame-du-Saint-Rosaire... +Tenez, voilà deux de nos +voisines qui se promènent!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes se pencha pour les regarder. +Elles marchaient l'une derrière l'autre autour des +pelouses de terre brune. Dans leurs mains rougies +par le froid, elles tenaient un chapelet dont elles +faisaient graduellement glisser les grains. Leurs +coiffes, inclinées vers le sol, cachaient entièrement +leurs figures. L'une, maigre et légère, paraissait +jeune. L'autre, plus grosse, semblait être âgée. +Toutes deux avaient cette taille carrée et boursouflée +que dessine dans la chair sans corset des béguines +la sangle du tablier. M<sup>me</sup> Chambannes les +examina quelques secondes en silence, mais elle +jugea plus adroit de ne pas s'enquérir du genre +d'exercice auquel se livraient les saintes filles avec +leurs rosaires. Et avisant une vitrine appuyée au +mur, près de la fenêtre, elle s'écria:</p> + +<p>—Oh! les jolis objets, les gentilles petites momies!... +On dirait qu'elles dorment debout...</p> + +<p>Elle désignait la planche centrale où s'alignaient +des figurines en émail bleu-paon, vert pâle ou +blanc de porcelaine. Toutes avaient la coiffure +égyptienne, retombant aux épaules en forme de +crinière. Leurs yeux étaient faits de traits noirs +au-dessus d'un nez camard et souvent éraillé du +<span class="pagenum"><a id="Page_110"> 110</a></span> +bout. Le long de leurs corps jusqu'aux pieds, enflés +comme des pieds de podagres, des inscriptions +s'étageaient. Certaines avaient les bras entre-croisés +sur la poitrine. A d'autres, on ne distinguait +que les mains sortant comme d'un étroit peignoir. +Et sur beaucoup, le sable du désert avait adhéré, +laissant aux jambes, au buste, au visage, la marque +de ses atomes séculaires.</p> + +<p>M. Raindal expliqua l'usage de ces statuettes, +qu'on plaçait dans les tombes pour aider le défunt +aux travaux de l'autre vie. Puis il nomma à +M<sup>me</sup> Chambannes les divinités qui occupaient la +planche supérieure: Hathor à tête de vache, Anubis, +à tête de chacal, Horus, à tête d'épervier, +Osiris, le dieu des enfers, avec sa vaste tiare, +Thouéris, une terrible idole à tête d'hippopotame +et à mamelles de femme, que l'on croyait consacrée +à la maternité ou à sauver du mauvais sort. +Le maître parlait de toutes avec tendresse, volubilité, +comme s'il les eût imaginées, pétries lui-même +de ses mains. Et de fait, ne les avait-il pas +créées, mises au monde, en les arrachant une à +une au néant des sables ou aux profondeurs des +sépulcres? Les scarabées en pierres de couleur +étaient aussi chacun de ses trouvailles. Le corps +traversé d'une épingle, on les avait piqués côte à +côte, sur des rainures blanches, comme une collection +d'insectes authentiques. Et auprès d eux, dans +un écrin, gisaient, pêle-mêle, deux ou trois lourdes +bagues d'or à chaton gravé d'hiéroglyphes, qui +avaient dû orner de longs doigts jaunes et autoritaires, +la main sèche d'un Pharaon.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_111"> 111</a></span> +—Et c'est extraordinairement vieux, tout ça, +n'est-ce pas? interrogea M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>—Cela varie, fit M. Raindal... En moyenne ces +objets datent de trois mille, quatre mille, cinq mille +ans!...</p> + +<p>—Pas possible!... Et si j'allais en Egypte, l'an +prochain, je pourrais en découvrir de pareilles?</p> + +<p>—Il y a des chances... en fouillant bien... Le +désert en est farci!...</p> + +<p>—Comme c'est intéressant! murmura rêveusement +la jeune femme.</p> + +<p>Thérèse, derrière elle, battait le parquet du pied +avec impatience. Mais elle tressaillit en entendant +M<sup>me</sup> Chambannes qui disait:</p> + +<p>—Maintenant, mon cher maître, il me reste une +petite faveur à solliciter à vous... Êtes-vous libre +dans une quinzaine, le 12 décembre?</p> + +<p>—Mon Dieu, madame!... bredouilla M. Raindal, +s'efforçant de deviner, malgré sa faible vue, le sens +des grimaces que Thérèse lui adressait.</p> + +<p>—Parce que, si vous étiez libre, vous me feriez +un grand honneur et un grand plaisir en venant +dîner chez moi!...</p> + +<p>M. Raindal s'inclinait:</p> + +<p>—Heu!... Hum!... Certainement, madame... +Je puis demander à M<sup>me</sup> Raindal... Toutefois je ne +suppose pas qu'elle se soit engagée pour ce soir-là...</p> + +<p>Et se tournant vers sa fille:</p> + +<p>—N'est-ce pas, mon enfant, ta mère ne nous a +pas, que je sache...</p> + +<p>Thérèse, brutalement, lui coupa la parole:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_112"> 112</a></span> +—Non, père, nous sommes libres...</p> + +<p>Elle sentait sa main frémir de rage au montant +de la vitrine. Oh! tout pour se débarrasser de cette +femme! Tout pour qu'elle disparût, s'en allât +rejoindre son grand godelureau, ce Gérald dont +sûrement elle était la maîtresse! Plus tard, on s'en +tirerait toujours. Seulement qu'elle partît! Ne plus +la voir, ne plus l'entendre, ne plus respirer son +parfum qui fleurait fort comme celui de l'autre!</p> + +<p>On était revenu dans le salon. M<sup>me</sup> Raindal, surprise, +accepta d'emblée, puis toute la famille +accompagna Zozé à la porte. Thérèse même suivait, +et, dans l'escalier, en relevant la tête pour +un dernier adieu, ce fut son regard braqué que +rencontra M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Un drôle de regard!—réfléchissait Zozé dans le +fiacre qui la remportait. Oui, un regard presque +d'admiration et presque aussi d'envie, comme les +pauvres en ont, à l'entrée des théâtres, devant les +belles dames qui passent. Quelle singulière fille que +cette petite Raindal!</p> + +<p>Mais la voiture franchissait le pont de la Concorde +et pénétrait dans les Champs-Élysées.</p> + +<p>Au premier jeune homme élégant que croisa le +fiacre, Zozé ne put se retenir de décocher un coup +d'œil sympathique. Enfin elle rentrait dans son climat, +dans son pays, dans son quartier.</p> + +<p>Déjà elle avait eu une impression semblable au +retour de l'étranger, en voyant, après la frontière, +l'uniforme du premier douanier. Ici tout se modifiait, +les vêtements, les visages, les allures. Le +<span class="pagenum"><a id="Page_113"> 113</a></span> +froid semblait moins rude, moins cruel aux joues. +Des messieurs descendaient l'avenue, d'un pas +tranquille, la démarche dodue, sous leurs molles +pelisses. Des femmes filaient dans des victorias, la +tête souriante, au milieu des fourrures, et des +enfants se poursuivaient en jouant à travers les +arbres. Partout les joies de l'été continuaient +malgré l'hiver hostile. On se retrouvait entre gens +riches, bien mis, au courant, entre connaisseurs, +entre soi. Et Zozé serrait fort les paupières pour +tâcher de revoir la rue Notre-Dame-des-Champs, +si loin, si loin, si loin, en province, grise et morte +comme une vue dans un stéréoscope...</p> + +<p>Le premier coup de quatre heures, qui tintait +à l'horloge de l'Élysée, arrêta net ces comparaisons. +Quatre heures, déjà! Elle allait être en +retard. Et Gérald, que dirait-il? Heureusement on +arrivait. Pas assez vite cependant, car Zozé, arc-boutée +au fond de la voiture, poussait des deux +pieds la chaufferette, comme pour seconder le +cheval.</p> + +<p>Enfin la voiture stoppa rue d'Aguesseau, devant +une maison bourgeoise.</p> + +<p>Zozé, à l'aveuglette, payait le cocher. Elle gravit +d'une course folle un étage et entra en haletant.</p> + +<p>Il était là.</p> + +<p>Il sommeillait sur le divan du cabinet de toilette, +les bras repliés autour du front, en une auréole +noire; et l'ombre de l'encoignure, où reposait sa +tête, ajoutait encore de la douceur à la paix de +son visage.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_114"> 114</a></span> +M<sup>me</sup> Chambannes le contempla avec attendrissement. +Pauvre petit Raldo! Etait-il joli, quand il +dormait!</p> + +<p>Et s'enhardissant, à mi-voix, elle murmura:</p> + +<p>—Tu dors?... Tu dors, mon chéri?</p> + +<p>Gérald, sans ouvrir les yeux, riposta:</p> + +<p>—Non, je ne dors pas, mais j'affecte un profond +sommeil!...</p> + +<p>—Pourquoi? demanda Zozé en souriant.</p> + +<p>—Parce que, fit de même Gérald, parce que +vous êtes en retard, madame, et que j'ai horreur +de ces plaisanteries!...</p> + +<p>Il se levait pour l'embrasser. Elle lui rendit son +baiser avec effusion, et, d'un ton gamin:</p> + +<p>—Devine d'où je viens?</p> + +<p>—Je ne reçois d'ordre de personne! fit Gérald.</p> + +<p>—Eh bien! je viens de chez le père Raindal.</p> + +<p>—De chez le Kangourou!</p> + +<p>Zozé ouvrit des yeux étonnés:</p> + +<p>—Le Kangourou?</p> + +<p>—Mais oui, fit Gérald. Tu n'as pas remarqué +la façon dont il tenait ses bras, ses mains? Un vrai +kangourou! Il ne lui manque que la poche, devant, +et des petits dedans!</p> + +<p>Zozé se mit à rire. Puis elle conta en détail sa +visite, blaguant le mobilier, le tapis, les étoffes, +l'odeur de pot-au-feu, ou imitant M<sup>me</sup> Raindal, +M<sup>me</sup> Boudois, M<sup>me</sup> Lebercq, dans le désir d'amuser +Gérald.</p> + +<p>Le jeune homme, sans avoir paradé dans les +cirques mondains, possédait un certain talent d'acrobate; +et pour se dégourdir, tout en l'écoutant, +<span class="pagenum"><a id="Page_115"> 115</a></span> +il faisait sur ses mains le tour du cabinet, les pieds +pendant au-dessus de la nuque.</p> + +<p>Quand elle eut terminé, il se redressa d'un saut +périlleux, et gouailleusement:</p> + +<p>—Alors, tu vas embaucher ce marchand de +momies?</p> + +<p>—Pourquoi pas? fit Zozé d'une voix un peu +inquiète... Cela te déplaît?</p> + +<p>—Moi? fit Gérald... Pas le moins du monde... +Tous les goûts sont dans la nature... Tu as déjà un +romancier, trois peintres, deux musiciens, un +sculpteur, un abbé... Le Kangourou complétera +ta collection... Mes compliments...</p> + +<p>Et, dans un salut cérémonieux, indiquant la +chambre voisine, il déclara:</p> + +<p>—Vous êtes ici chez vous, chère madame!...</p> + +<p>Zozé obéit en lui jetant une œillade passionnée. +Gérald, un instant après, la rejoignait. Et tandis +qu'il allumait les candélabres de la cheminée, +M<sup>me</sup> Chambannes, les yeux au plafond, s'était tue, +la physionomie devenue subitement grave.</p> + +<p>Une vision rapide repassait sous ses regards: les +sœurs, les deux sœurs marchant dans le froid, +autour des pelouses sans herbe, leurs chapelets à +la main.</p> + +<p>Elle en éprouva une sorte de honte. Confusément, +dans son cerveau, l'idée s'esquissait d'une +vie aussi bonne, meilleure peut-être que la sienne, +vouée à un autre but que de s'aliter, chaque après-midi, +les bougies allumées.</p> + +<p>Mais Gérald s'approchait et la voix impérieuse:</p> + +<p>—A quoi pense-t-on donc?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_116"> 116</a></span> +D'un trait, comme prise en faute, Zozé avait +retrouvé son bienheureux sourire d'amante:</p> + +<p>—On pense... on pense qu'on vous adore, méchant +Raldo, qui m'avez fait tant souffrir ce +matin...</p> + +<p>Elle lui tendait les bras, dans un geste d'abandon +et d'appel.</p> + +<p>Il s'y laissa glisser en murmurant des gentillesses +grossières.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_117"> 117</a></span></p> + +<h2>VII</h2> + +<p>Jamais Thérèse ne travailla avec autant d'ardeur +que durant les jours qui suivirent.</p> + +<p>C'était sa façon de se soigner à elle, sa médication +infaillible, quand la retroublaient ce qu'elle +nommait ses «crises de souvenir».</p> + +<p>Alors elle macérait son cerveau par l'étude +comme les dévots leur chair rebelle dans les exercices +de piété.</p> + +<p>Pendant des semaines, elle ne quittait plus son +bureau que pour se rendre aux bibliothèques. Sitôt +rentrée elle s'attablait à la besogne. Puis, le dîner +à peine fini, elle se remettait fiévreusement au travail +jusqu'à ce que le sommeil la gagnât; et le lendemain +elle recommençait.</p> + +<p>Rarement la guérison tardait. Sous cet afflux +glacial de savoir, toute son effervescence peu à peu +s'éteignait. La fatigue pliait ses désirs et l'immense +drame de l'histoire lui faisait prendre en dérision +ses petits chagrins de sentiment. Un dernier souffle +d'orgueil, à ces pensées hautaines, achevait de +sécher les larmes intérieures que distillait encore +son cœur. La discipline l'avait ressaisie et, comme +un cheval rétif qui revient enfin au brancard, elle +<span class="pagenum"><a id="Page_118"> 118</a></span> +reprenait sa vie coutumière, d'une âme tranquille +et sans joie, mais trop lasse pour se révolter.</p> + +<p>Cette fois même, en plus, par un excès de scrupule, +elle s'était promis de ne rien tenter pour +esquiver le dîner Chambannes. La rechute avait été +si grave, si subite, si puérile qu'il lui fallait un +châtiment. Elle voulait revoir en face ce beau M. de +Meuze, se convaincre de sa sottise en affrontant +de nouveau le danger.</p> + +<p>Mais au fond sa bravoure ressemblait à cette +confiance qu'inspire le dédain de l'adversaire. Elle +ne redoutait plus Gérald parce que, le supposant +l'amant de M<sup>me</sup> Chambannes, elle reportait sur lui +le mépris qu'elle éprouvait pour la jeune femme.</p> + +<p>Etait-ce bien uniquement du mépris? Dans sa +fierté, Thérèse ne pouvait croire qu'elle enviait +cette petite créature dénuée d'intellect. Non, tout +au plus en avait-elle pitié!</p> + +<p>Elle aimait à se rappeler les maladresses d'expression, +les fautes d'ignorance ou contre le langage +commises presque à chaque phrase par la gentille +M<sup>me</sup> Chambannes. Et la niaiserie des propos de +Gérald! Et sa voix, une voix de viveur, traînante +et grasse, avec ces accents impérieux mais sans autorité +qui semblent n'avoir jamais commandé qu'à +des filles ou des maîtres d'hôtel! Un joli couple +qu'ils formaient tous deux! Un ménage assorti!</p> + +<p>Et elle trouvait le dîner lent à venir, tant elle +eût voulu à présent les braver l'un et l'autre, les +tenir sous la froideur hostile de ses yeux gris...</p> + +<p>Le soir, à plusieurs reprises, M. Raindal dut l'arracher +à son travail. Elle ne se levait qu'en rechignant, +<span class="pagenum"><a id="Page_119"> 119</a></span> +après des prières répétées. Il la grondait +doucement et, par plaisanterie, il lui offrait son +bras pour la reconduire à sa chambre. Ils s'en +allaient ainsi le long du corridor obscur. Tout +reposait dans la maison. Parfois les puissants ronflements +de M<sup>me</sup> Raindal atteignaient jusqu'à eux, +malgré les portes closes. Ils s'arrêtaient à l'écouter +en souriant. Puis, sur le seuil, ils s'embrassaient +et M. Raindal repartait à tâtons.</p> + +<p>«Pauvre fille!» songeait-il dans un attendrissement +mêlé d'admiration.</p> + +<p>Ah! s'il avait su! S'il avait deviné les luttes, les +angoisses de cette âme masculine! S'il avait entendu +le «Pauvre père!» dont M<sup>lle</sup> Raindal, tout bas, +plaignait son manque de clairvoyance!</p> + +<p>Mais les semaines, à ce régime, s'écoulaient +rapidement, et enfin le jour du dîner Chambannes +arriva.</p> + +<p>Vers sept heures un quart, Thérèse était occupée +à ajuster devant la glace la lourde pelisse de bure +qui lui servait de sortie de bal, quand un grand +bruit de dispute retentit dans le couloir et aussitôt +quelqu'un frappa.</p> + +<p>—Entrez! fit la jeune fille.</p> + +<p>M. Raindal parut, en gilet et manches de chemise. +Sa cravate blanche dénouée pendait à travers +son plastron.</p> + +<p>—Tu ne sais pas ce qui se passe? s'écria-t-il... +Ta mère qui trouve que nous avons accepté trop +vite l'invitation de M<sup>me</sup> Chambannes, que nous +aurions dû nous renseigner... Nous renseigner! +Sur quoi, auprès de qui, je te le demande, pour +<span class="pagenum"><a id="Page_120"> 120</a></span> +un dîner sans importance!... Et elle voulait que +nous nous excusions maintenant, au dernier moment, +cinq minutes avant départir! Non, je t'en +prends à témoin, toi qui, à ce que j'ai cru voir, +n'aimes pas beaucoup cette dame, que dis-tu de +celle-là?</p> + +<p>—Peuh! fit Thérèse déroutée.</p> + +<p>—Tu t'imagines, n'est-ce pas, d'où cette idée +lui vient? poursuivit M. Raindal en tournant autour +de la chambre... De ces messieurs, naturellement!... +De la sacristie!... Oh! elle n'a pas été +longue à avouer... Aussi je l'ai prévenue que si, +à l'avenir, ces gaillards s'avisaient encore...</p> + +<p>Il n'acheva pas. M<sup>me</sup> Raindal venait d'entrer le +corsage à demi agrafé.</p> + +<p>—Chut!... murmura-t-elle... On a sonné!... +Thérèse, il faut que tu ailles ouvrir, mon enfant!... +Brigitte est descendue pour chercher une voiture.</p> + +<p>—Bien, mère!</p> + +<p>Thérèse courait tirer la porte et elle retint un +petit cri de surprise en reconnaissant, dans la pénombre, +l'oncle Cyprien qui s'essuyait les bottes +sur la carpette jaune du palier.</p> + +<p>—Bonsoir, mon neveu! fit-il joyeusement.</p> + +<p>Mais, apercevant la pelisse et les gants blancs +de Thérèse:</p> + +<p>—Tiens! vous sortez?... Et moi qui venais +manger la soupe... En voilà une déveine!...</p> + +<p>L'oncle Cyprien était entré. Thérèse répliqua +d'un ton contraint, car, de peur des critiques, on +avait caché à M. Raindal cadet le dîner chez les +Chambannes:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_121"> 121</a></span> +—Oui, mon oncle, nous dînons en ville!</p> + +<p>Le maître, au bruit de la voix fraternelle, était +accouru. Il échangea avec son frère l'accolade coutumière. +Et, prévenant les questions:</p> + +<p>—Tu n'as pas de chance... Nous ne dînons pas +ici... Voyons, veux-tu venir demain?...</p> + +<p>—Parfaitement! fit l'oncle Cyprien.</p> + +<p>Et, après une pause:</p> + +<p>—Hum! Y aurait-il indiscrétion à vous demander +où vous dînez?</p> + +<p>Thérèse n'osa plus nier:</p> + +<p>—Nous dînons rue de Prony, chez M<sup>me</sup> Chambannes, +une dame dont nous avons fait connaissance +au bal Saulvard...</p> + +<p>—Chambannes! fit l'oncle Cyprien avec une +grimace de défiance... Comment écris-tu cela?</p> + +<p>Thérèse épela lettre par lettre. M. Raindal cadet +fronçait le sourcil:</p> + +<p>—Chambannes! Chambannes!... répétait-il, +comme pour essayer à son oreille le son de ce +nom inconnu.</p> + +<p>Enfin se résignant:</p> + +<p>—Eh bien! au revoir! déclara-t-il... A demain!...</p> + +<p>Il serrait la main de son frère, de sa nièce. Et il +descendit l'escalier en grommelant: «Chambannes! +Chambannes!»</p> + +<p>Ce nom, malgré son ensemble, avait une espèce +de résonnance juive qui lui déplaisait. Puis, tout +le monde sait la malice des Juifs à déguiser leurs +noms d'origine, à les changer en noms français. +Tel qui s'appelle Duval, Durand, Dubourg dissimule, +<span class="pagenum"><a id="Page_122"> 122</a></span> +sous ces syllabes gallo-romaines ou franques, +un nom reçu au Sinaï; et l'oncle Cyprien se glorifiait +d'un flair exceptionnel pour déceler ces +supercheries. Il n'avait même admis la pureté de +son nom familial qu'après de minutieuses recherches +dans les bibliothèques. Aussi, dehors, s'élança-t-il +vivement vers la brasserie Klapproth où Schleifmann +ne manquerait pas d'éclairer ses soupçons.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>—Comme vous arrivez tard! s'écria le Galicien +qui entamait une plantureuse portion de rôti de +veau aux confitures.</p> + +<p>L'oncle Cyprien s'assit à côté de lui, et tout en +étudiant la carte:</p> + +<p>—Oui, je voulais dîner chez mon frère... Mais +ils dînent dehors, chez une M<sup>me</sup> Chambannes...</p> + +<p>—Rue de Prony? fit Schleifmann.</p> + +<p>—Vous connaissez donc cette dame? demanda +l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—Oh! très peu... C'est une fort charmante personne... +Je la rencontre quelquefois chez les parents +d'un de mes élèves, le jeune Pums, le fils de +M. Pums, le sous-directeur de la Banque de Galicie.</p> + +<p>—Ah bah! fit l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—Et même je savais que votre frère devait dîner +chez elle... M<sup>me</sup> Chambannes a invité M<sup>me</sup> Pums, +devant moi, en lui donnant la liste des convives... +Elle paraît, du reste, faire grand cas de votre +frère...</p> + +<p>—Vous le saviez et vous ne me l'avez pas dit? +s'écria M. Raindal cadet avec un regard de reproche.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_123"> 123</a></span> +Schleifmann retint un sourire.</p> + +<p>—Mon Dieu, non!... Vous ne m'en disiez +mot... J'en ai conclu que votre frère ne vous avait +pas informé... Alors, la discrétion, vous comprenez?...</p> + +<p>L'oncle Cyprien devint soucieux:</p> + +<p>—Ecoutez-moi, Schleifmann... Répondez franchement!... +Qu'est-ce c'est que ces Chambannes?... +Sont-ce des gens bien?...</p> + +<p>Schleifmann feignit d'avaler de travers une +bouchée, pour gagner le temps de réfléchir. Il ne +voulait certes point mentir à son ami. Mais, d'autre +part, pourquoi aiguillonner encore cette fougueuse +malveillance, toujours prête à bondir, pourquoi +susciter peut-être ensuite des querelles de famille? +Il choisit un demi-mensonge, et, d'une voix indifférente:</p> + +<p>—Peuh!... Je ne saurais trop vous dire... Le +mari m'a semblé un assez pâle personnage... Il +est ingénieur et s'occupe d'affaires de mines, je +crois... La femme est jolie, élégante, avenante... +D'ailleurs, je vous le répète, je les connais à peine...</p> + +<p>L'oncle Cyprien avait cessé de manger et se mordillait +la moustache. Puis, brusquement, comme +lâchant un déclic:</p> + +<p>—Ils sont juifs, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Je n'en suis pas sûr! fit Schleifmann. Le +mari est originaire du Berri où les juifs ont, en +général, peu colonisé... Quant à la femme, elle +aurait plutôt le type sémitique... mais si affiné, si +mélangé, que je n'ose pas affirmer...</p> + +<p>—Pourtant leur nom! insista l'oncle Cyprien.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_124"> 124</a></span> +—Leur nom? répliqua le Galicien, provoqué +dans son amour-propre de philologue. Effectivement, +il n'y aurait rien d'impossible à ce que ce +fût un nom juif francisé... Chambannes pourrait +très bien être un arrangement de Rhâm-Bâhal, ou, +par corruption, Rhâm-Bâhan, c'est-à-dire, si mes +souvenirs sont fidèles, quelque chose comme +<em>haute-idole, idole-élevée</em>...</p> + +<p>—Rhâm-Bâhan! répétait avec satisfaction l'oncle +Cyprien... Rhâm-Bâhan!... Évidemment c'est +cela... Je me disais aussi...</p> + +<p>Mais les aveux de Schleifmann le mettaient en +appétit, et, d'une intonation négligente, la bouche +à dessein remplie de nourriture, il insinua:</p> + +<p>—Vous parliez tout à l'heure d'une liste, il me +semble, des convives qui seraient chez cette +dame...</p> + +<p>—Ouais! Ouais! fit évasivement Schleifmann.</p> + +<p>—Eh bien, qui était-ce? interrogea de même +l'oncle Cyprien.</p> + +<p>Le Galicien équivoqua:</p> + +<p>—Je ne me rappelle plus au juste!... Non, je +vous assure... J'ai oublié!</p> + +<p>—Allons donc, Schleifmann! Cherchez, tâchez +de retrouver... Qu'est-ce qui nous presse?</p> + +<p>La tentation était trop forte. Manquer cette +occasion de contenter ses rancunes, renoncer à +flageller toute cette clique incrédule qui l'avait +méconnu jadis, non, Schleifmann, à la fin, ne s'en +sentait plus le pouvoir. Et doucement, par gouttelettes +légères, il commença d'abord à lancer son +venin contre les moins haïs:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_125"> 125</a></span> +—Eh bien, soit! disait-il... Cherchons!... Il y +aura là-bas M. Givonne, un peintre qui peint des +éventails ou des tambours de basque pour les bals +de la haute société et qui vend tout ce qu'il veut +sur le marché américain... Hum!... M. Mazuccio, +un petit sculpteur italien qui passe son temps à +raconter comment sont faites, en dessous, les +femmes dont il a sculpté le buste...</p> + +<p>—Joli monde! encouragea l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—M. Herschstein, poursuivit Schleifmann, qui +s'animait, cet excellent homme d'Herschstein.. +Ho! Ho! Un que je vous recommande!... Une +barbe grise de patriarche, de grosses joues, une +tête de bon papa, la pâte du bon Dieu... Ce qui +ne l'empêche pas d'être un des grands chefs de la +bande noire... Vous savez, ce clan de boursiers +allemands qui spécule chaque jour contre les fonds +français... Ah! on propage bien des légendes, +bien des faussetés sur les juifs... Mais, hélas! elle +est vraie, celle-là, elle existe, cette sale bande! +Et, le premier jour d'émeute où le peuple s'avisera +d'aller regarder un peu sous leur nez ce qu'ils +tripotent dans ce coin-là, rien ne dit que votre +camarade Schleifmann ne sera pas de la partie, +mon cher Cyprien!...</p> + +<p>—Brave ami! fit M. Raindal cadet avec émotion.</p> + +<p>—M. Herschstein donc et madame, une grande +bringue à l'esprit étroit, routinier, qui s'imagine +tout effacer en faisant des largesses à tous les +pauvres, à toutes les œuvres de charité...</p> + +<p>Schleifmann tapa du poing sur le marbre de la +table:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_126"> 126</a></span> +—La charité! Diable de bête! Oui, on t'en +donnera de la charité, le jour où ta canaille de +mari nous aura tous fait expulser...</p> + +<p>—Chut! Chut! Du calme, Schleifmann!—murmura +l'oncle Cyprien, sûr maintenant du Galicien +comme d'un feu qui ronfle et qui flambe—... +Du calme, mon ami!... Et puis?...</p> + +<p>—Et puis M. de Marquesse! continua Schleifmann... +Un propre coco, encore... Un ingénieur +conseil... Conseil! Ha! Ha!... Conseil judiciaire +probablement... Déjà deux sociétés où il conseillait +et qui ont fini devant le juge... Mais il s'en tire +tout de même, le garçon!... On dit que sa femme +l'aide... Elle n'est pas belle pourtant, une vraie +tête de cheval... Seulement les hommes sont si +stupides dans ce monde-là... Pour une particule, ils +vous entretiendraient une jument, mon cher!</p> + +<p>—Adorable! fit M. Raindal cadet en se tordant +les lèvres d'une plissure de dégoût.</p> + +<p>—Ensuite, mon compatriote Pums, un petit +brun à moustache noire, une figure de tzigane, et +sa femme une petite rousse... Oh! par exemple, +jolie, elle, grassouillette, le nez retroussé, une +vraie chair à peintre, quoi!</p> + +<p>—Vous dites? questionna l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—Oui, je les appelle ainsi, ces dames, à cause +de leur goût pour les peintres... Quand on est +peintre, on n'a qu'à se baisser pour les prendre, +comme un chiffonnier dans un tas...</p> + +<p>—Alors, M<sup>me</sup> Chambannes, vous pensez que...</p> + +<p>Schleifmann, prestement, l'interrompit:</p> + +<p>—Non, non, oh! non!... Au contraire!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_127"> 127</a></span> +Puis, d'un ton malicieux:</p> + +<p>—M<sup>me</sup> Chambannes a une vie régulière, tout à +fait régulière...</p> + +<p>Et, suivant l'association normale des idées:</p> + +<p>—Je retourne à mes gens... Le marquis de +Meuze et son fils, le comte de Meuze...</p> + +<p>—Tiens, tiens! fit ironiquement M. Raindal +cadet... De faux nobles, je suppose?</p> + +<p>—Non, de véritables... Ils sont très liés avec +les Chambannes... Et tenez, le vieux marquis vous +plairait extrêmement... Il a, comme vous, m'a-t-on +assuré, horreur des juifs, qui l'ont presque ruiné à +l'époque du krach...</p> + +<p>Mais la flamme satirique du Galicien tombait. Il +cita encore quelques noms sans commentaires: +Jean Bunel, le romancier, M. Burzig, un jeune +remisier, M. Silberschmidt avec sa femme.</p> + +<p>Et, comme il se taisait:</p> + +<p>—C'est tout? demanda l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—Absolument tout! déclara Schleifmann en +frottant ses lunettes d'or dont la transpiration +avait terni les verres.</p> + +<p>M. Raindal cadet prit une mine goguenarde:</p> + +<p>—Un dernier détail, s'il vous plaît?</p> + +<p>—Je vous écoute, fit Schleifmann.</p> + +<p>L'oncle Cyprien se rapprocha, et, la voix engageante:</p> + +<p>—Tous Prussiens, naturellement?</p> + +<p>—Non, mon cher Raindal! riposta le Galicien... +Tous Français ou, ce qui est pareil, naturalisés... +Naturalisés depuis la guerre... Le petit Pums est +leur vétéran... Français de 78, le petit Pums... Ah! +<span class="pagenum"><a id="Page_128"> 128</a></span> +je me souviens très bien comme il était fier, après, +quand il est revenu à Lemberg, lors de sa visite +annuelle... Il courait de maison en maison, chez +les amis, chez les parents, déployant partout son +décret de naturalisation... On aurait dit qu'il montrait +le diplôme d'un grade...</p> + +<p>—C'en est un! observa l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—Oui, oui, poursuivait Schleifmann, tous naturalisés +Français, sauf le jeune Burzig que j'oubliais... +Mais ce n'est pas sa faute... C'est la faute +à monsieur son père... Une manie de changement +qu'ils ont dans cette famille... Le grand-père naît +à Mayence et se fait Américain. Bon! Le père vient +à Paris et se transforme en Français... Puf! Ce +n'est pas assez!... Voilà qu'il fait son fils Anglais +pour lui éviter le service militaire... Je vous dis +jamais, jamais contents, ces damnés Burzig!...</p> + +<p>Il ricanait, la bouche méprisante.</p> + +<p>—Ah! si les juifs de France avaient un peu de +sang aux veines, je vous garantis que depuis beau +jour ils auraient mis dehors tous ces touristes-là... +Il fallait vous leur faire la vie si dure, si terrible...</p> + +<p>—Mais vous-même, Schleifmann, demanda +M. Raindal cadet, est-ce que vous n'allez pas bientôt +vous naturaliser?...</p> + +<p>Le Galicien eut un sourire mélancolique:</p> + +<p>—Moi, mon ami?... A mon âge!... A quoi +bon?... Le destin m'a créé sans patrie et sans patrie +je reste... Je suis M. Schleifmann, citoyen de +l'humanité, comme disait l'autre...</p> + +<p>—C'est très gentil tout cela, objecta l'oncle +Cyprien... Cependant, en cas de guerre...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_129"> 129</a></span> +—La guerre? murmura rêveusement Schleifmann... +La verrai-je, d'abord?... Puis, je suis bien +vieux, mon cher Raindal, je serais un bien pauvre +soldat... Je le regrette... Quoique je déteste la +guerre, les imbéciles raisons pour lesquelles les +nations se massacrent, j'aurais tout de même aimé +servir la France, le pays le moins bête, en somme, +le plus généreux que j'aie connu...</p> + +<p>—Baste! fit M. Raindal cadet... Vous pourriez +vous rendre utile autrement...</p> + +<p>—Oui, c'est vrai! murmura à mi-voix Schleifmann +comme se parlant à lui-même... En 1871, +il y a eu la Commune!...</p> + +<p>Mais l'oncle Cyprien n'avait pas entendu cette +tragique réponse. Déjà il était tout aux farces du +lendemain. Il se figurait avec délices l'ébahissement +de son frère quand il l'interpellerait: «Eh +bien!... Et notre vieux Herschstein, comment va-t-il? +Et cette charmante M<sup>me</sup> Pums?... Et l'honorable +M. Burzig?...» Il en riait si fort qu'il s'excusa +auprès de Schleifmann.</p> + +<p>—Pardonnez-moi, je pense à quelque chose... +quelque chose de tellement drôle... Ha! ha! c'est +impayable!...</p> + +<p>Et, dans un mouvement de reconnaissance:</p> + +<p>—Voyons, Schleifmann, vous accepterez bien +un petit verre de kirschenwasser?... Garçon, du +kirschenwasser et deux verres, deux grands, des +verres de clients, vous savez, mon petit!...</p> + +<p>Le garçon reparaissait avec une fiole enveloppée +de paille. L'oncle Cyprien versa deux hautes rasades +et, soulevant son verre pour trinquer:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_130"> 130</a></span> +—A l'humanité, Schleifmann! fit-il courtoisement.</p> + +<p>—A la France! riposta le Galicien en choquant +les verres.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Au même instant, la famille Raindal faisait son +entrée dans le salon des Chambannes.</p> + +<p>Zozé marcha vivement à la rencontre du maître. +Elle portait une ample robe de soie rose à ramages +effacés qui lui donnait une silhouette d'infante. +Chambannes la suivit, en souriant peut-être sous +le mystère de son énorme moustache blonde. Et le +défilé des présentations commença.</p> + +<p>Les dames, les premières: la petite M<sup>me</sup> Pums, +dans une gaine noire pailletée d'or d'où jaillissait +plus fraîche, plus blanche, par contraste, sa chair +potelée de rousse rieuse; M<sup>me</sup> de Marquesse, une +grande blonde aux mâchoires chevalines et dont la +jupe de crêpe mauve dessinait vers les hanches +une ossature massive de République ou de Liberté; +M<sup>me</sup> Silberschmidt, une maigre brunette à figure +de poule malade; M<sup>me</sup> Herschstein, plus anguleuse +et hautaine en son corsage de satin blanc qu'une +lady de vieille race. Puis les messieurs un à un, au +hasard de la proximité. Ils s'inclinaient profondément, +et ils avaient tous des regards déférents en +même temps que curieux, des serrements de main +empressés et timides, des phrases respectueuses et +inachevées, comme devant un souverain étranger +dont on ne sait pas bien l'étiquette ni la langue.</p> + +<p>Pums, le petit doyen des naturalisés, fut présenté +le dernier. Menu, propret, de teint jaunâtre, vêtu +<span class="pagenum"><a id="Page_131"> 131</a></span> +avec la plus sobre correction, ce qui frappait +d'abord dans sa physionomie, ce n'était pas son +type de boursier viennois ni sa forte moustache +noire, ni le grisonnement de ses tempes, c'était la +saillie de ses deux grosses prunelles couleur chocolat +clair, et si avides de voir, si ingénues, si langoureuses +que, sans une flamme de malice qui +vacillait parfois au fond, on eût dit des yeux de +bon petit garçon étonnés par le vaste monde. Il +s'exprimait en un français convenable, juste à la +lisière de l'accent tudesque, un français naturalisé +comme lui, et seul il vint à bout de son compliment +de présentation.</p> + +<p>M. Raindal n'eut pas le temps de le remercier. +On passait dans la salle à manger.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes s'assit entre le maître et le +marquis de Meuze. Son mari en face d'elle avec +M<sup>me</sup> Raindal à sa droite et, à sa gauche, M<sup>me</sup> de +Marquesse. Un peu plus loin, Thérèse avait pour +voisins Gérald et Mazuccio, un remuant petit faune +brun, qui zézayait avec une furia de moustique +vénitien. Les autres s'installèrent à la ronde, selon +les cartes de bristol qui marquaient leurs places; +et l'on servit le potage parmi un silence d'attention.</p> + +<p>Visiblement, on guettait le maître. On attendait +ce qu'il allait dire d'important, d'extraordinaire; +et les dames surtout prêtaient l'oreille, se représentant +M. Raindal, d'après la <cite>Vie de Cléopâtre</cite>, +comme une espèce de roquentin célèbre qui, à table, +devait sûrement en débiter de «raides».</p> + +<p>La déception ne tarda point. Décidément, il n'était +<span class="pagenum"><a id="Page_132"> 132</a></span> +pas bien amusant, ce M. Raindal, ni bien original, +avec son gros nez mou, ses mains pendantes, ses +manières de vieux préfet gêné—et sa voix qu'on +n'entendait guère. Sans compter qu'on y perdait +peu. Des renseignements sur le climat de l'Egypte, +les moyens de transport, les époques de voyage +favorables, je vous demande un peu si le <cite>Bædeker</cite>, +le <cite>Joanne</cite> ne vous en auraient pas dit autant!</p> + +<p>Et bientôt M. Raindal n'eut plus pour auditeurs +que le marquis et M<sup>me</sup> Chambannes, qui ne se +lassait pas de le questionner.</p> + +<p>Au fond, il ne se sentait point en verve. Non pas +que M<sup>me</sup> Chambannes l'intimidât par ses fervents +regards ou ce caressant roulement des <em>r</em> qui rendait +sa voix si doucement impérieuse. Il lui savait +gré, au contraire, de n'être pas décolletée plus; et +il la trouvait pleine de grâce dans ce corsage pudiquement +échancré pour découvrir à peine, avec un +petit carré de peau mate, son cou svelte sans +bijoux. Mais, bien plus que les tendres œillades de +la jeune femme, le luxe environnant l'incommodait. +Lui qui avait consacré un chapitre entier +au <em>Faste de Cléopâtre</em>, lui qui n'avait pas bronché +devant les gemmes, les ors, les encens et toutes +les somptuosités de la <cite>Vie inimitable</cite>, il demeurait +comme ébloui devant la réalité d'une magnificence +de beaucoup inférieure. La profusion des fleurs +qui serpentaient en guirlandes autour de la table, +le scintillement des cristaux taillés, les menus +objets du service, l'élégance lustrée des convives +formaient autant d'aspérités brillantes où son œil +s'accrochait avec ses pensées. Puis, ce qui augmentait +<span class="pagenum"><a id="Page_133"> 133</a></span> +encore ses distractions, c'était le ronronnement +de locomotives à l'arrêt, les <em>schh</em>, les <em>harrh</em>, +les <em>horrh</em>, les <em>pff</em> qui fusaient maintenant du groupe +Silberschmidt, Herschstein et Pums, massés à l'extrémité +de la table.</p> + +<p>Car on se mettait à l'aise là-bas, on se déliait la +langue dans un petit gargarisme de parler du pays. +Le français? Un dialecte de cérémonie, bon pour +les politesses, pour les rapports mondains. Mais +entre soi, en causant affaires, choses sérieuses ou +intimes, pourquoi se retenir? D'ailleurs, comment +l'auraient-ils pu? N'était-il pas plus fort que tout, +plus fort que les décrets, plus fort que les serments, +ce langage natal qui leur remontait aux lèvres +avec la naïve vigueur de l'instinct? Et il fallait +voir le clin-d'œil goguenard dont Pums corsait ses +demandes sur la <i lang="de" xml:lang="de">Krankheit</i> (la maladie) du sultan, +ou l'autre clin-d'œil narquois dont Herschstein +accompagnait ses réponses. Un coup diablement +réussi que cette indisposition du sultan, une idée +de Herschstein, lancée de Paris à Vienne, relancée +de Vienne à Paris et qui, l'après-midi durant, +avait bouleversé la Bourse. Des trois francs, des six +francs, des dix francs de baisse sur les valeurs turques, +la masse des fonds d'Etat saisie dans la débâcle! +Ci une centaine de mille francs pour chacun +des membres actifs de la bande noire, et vingt-cinq +mille francs seulement pour Pums, simple allié, +sorte de complice honoraire. N'importe! Il n'avait +pas à se plaindre et, comme voulant payer Herschstein +de retour, il lui expliquait le plan nouveau de +la Banque de Galicie concernant les mines d'or: +<span class="pagenum"><a id="Page_134"> 134</a></span> +un immense syndicat qui, sous le nom de Société +d'études, raflerait dans le marché les valeurs minières +les moins suspectes. Manœuvre aisée, au +demeurant, qui consistait à les déprécier d'abord +par des nouvelles alarmantes pour les hausser ensuite +aux cours les plus élevés par des nouvelles +optimistes. L'enfance de l'art, quoi! le procédé infaillible. +Et le jeune Burzig, qui, à titre de citoyen +britannique, n'avait cessé de flirter en anglais avec +la jolie M<sup>me</sup> Pums, revint brusquement à l'allemand +familial pour se joindre aux projets du groupe. +On discutait avec Marquesse sur les valeurs à choisir, +les mines qu'on drainerait dans l'opération. +On citait des noms anglais ou bataves, plus fulgurants +que des diadèmes: <cite>l'Etoile rose de l'Afrique +du Sud</cite>, <cite>le Soleil du Transvaal</cite>, <cite>la Source des Escarboucles</cite>...</p> + +<p>Et soudain la petite pupille verte du marquis de +Meuze donna des signes d'inattention. Elle fuyait, +virait, vacillait dans l'orbite comme un bouchon +de ligne à fleur d'eau. Elle semblait essayer d'entendre. +Hein! il ne se trompait pas? On parlait +bien de mines d'or, au bout de la table? Parfaitement... +De mines d'or? Nom d'un bonhomme! +Nom d'un chien! Comment écouter ces seigneurs, +sans désobliger l'autre, ce M. Raindal, avec ses +satanées histoires de momies et de Mariette-Bey?... +Le marquis s'empourprait en vain à tenter de suivre +les deux conversations. Des bribes seulement +lui parvenaient de la plus éloignée: <i lang="za" xml:lang="za">fontein</i>... +<i lang="za" xml:lang="za">rand</i>... <i lang="en" xml:lang="en">Chartered</i>... <cite>Cecil Rhodes</cite>... <cite>de Beers</cite>... +<i lang="en" xml:lang="en">claim</i>..., dont les syllabes techniques aiguillonnaient +<span class="pagenum"><a id="Page_135"> 135</a></span> +encore sa curiosité. C'est qu'il ne s'agissait +pas non plus d'une bagatelle! Cent vingt mille +francs d'engagés sur le marché des mines. «Cent +vingt mille!» se répétait le marquis, cela ne vous +conférait-il pas les droits à un peu d'anxiété? Et, +comme lui répondant, dans un demi-silence, la voix +de Pums proféra:</p> + +<p>—<i lang="de" xml:lang="de">Ja! gewiss... Ich glaube dass die Red Diamond...</i></p> + +<p>La <i>Red-Diamond-Fontein</i>!... La mine préférée +du marquis, sa valeur de prédilection, «sa petite +<i>Red-Diamond</i>», comme il l'appelait victorieusement! +Pour le coup, M. de Meuze ne put plus se +contenir. D'une volte brutale, son buste avait pivoté +vers les financiers et il interrogea:</p> + +<p>—Pardon, monsieur Pums, vous venez de nommer, +je crois, la <i>Red-Diamond</i>?... Serait-il indiscret +de savoir ce que vous en disiez?</p> + +<p>—Du tout, marquis, fit Pums, qui s'honorait +toujours que M. de Meuze le consultât.</p> + +<p>Et, par égard pour le vieux gentilhomme, le procès +des valeurs minières se poursuivit sur-le-champ +en français.</p> + +<p>Mais M. Raindal n'avait pas remarqué cette défection. +Depuis quelques instants, déjà, il ne parlait +plus que pour Zozé, et, graduellement, il lui semblait +qu'un brouillard de sympathie les isolait +ensemble du restant des convives.</p> + +<p>«Je disais bien, songeait-il, charmé et aguerri +aussi par le mélange des vins qu'il avait bus... Une +suivante de Cléopâtre!... Une petite Grecque!... +Une vraie petite Grecque!...»</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_136"> 136</a></span> +Puis il reprenait:</p> + +<p>—Un jour que les fellahs refusaient de porter à +bord nos bagages, Mariette-Bey se précipite sur +eux, le revolver au poing...</p> + +<p>Et Zozé, en se récriant, s'émerveillait de ces +récits. Elle ne manquait, au surplus, ni de bon +vouloir, ni de respect devant les maximes de philosophie +ou les développements historiques, quitte +à relâcher son zèle quand elle ne comprenait plus. +Alors son regard se dérobait, allait tour à tour +s'appuyer innocemment sur chacun des convives, +par un besoin de tendresse impersonnel et quasi +mécanique qu'elle conservait encore de ses recherches +d'antan.</p> + +<p>Le petit Pums s'élançait au-devant, les paupières +battantes, comme un gymnasiarque qui vise son +trapèze. Il était si amoureux, le brave garçon! +Gérald, lui, ripostait par une grimace cordiale +du nez, de la bouche ou des joues, et Zozé devinait: +«Oui, oui, c'est entendu, nous sommes +amants nous deux!» Mais M<sup>lle</sup> Raindal, hélas! +paraissait moins contente. La pauvre demoiselle! +Gérald et Mazuccio la lâchaient-ils assez,—l'un, +la tête inclinée, à la toucher presque, sur la poitrine +plane de Germaine de Marquesse; l'autre, le +visage en feu, le buste poussé tout de travers contre +cette petite poulette lascive de M<sup>me</sup> Silberschmidt! +Quel vide il y avait de chaque côté de +la malheureuse fille! Non, véritablement ce n'était +pas bien, ce n'était pas gentil de la traiter ainsi, +comme une institutrice.</p> + +<p>Après quoi, M<sup>me</sup> Chambannes revenait plonger +<span class="pagenum"><a id="Page_137"> 137</a></span> +dans le regard de M. Raindal. Cela lui coulait intérieurement +une chaleur dont il devenait rouge. Ses +yeux clignaient de plaisir. Il toussait pour se ressaisir +et le front relevé, il attendait inconsciemment +le plongeon d'une œillade nouvelle. Ou bien il +admirait le profil de Zozé, si net, si délicat sous le +ramassé de sa coiffure que serrait à la nuque une +minuscule bouclette de perles. Et il se disait tout +en continuant ses anecdotes:</p> + +<p>«Une vraie petite Grecque!... Une petite Grecque +des Iles!...»</p> + +<p>Cependant la vraie petite Grecque s'agitait sur sa +chaise, la figure méfiante, l'œil en arrêt vers +M<sup>lle</sup> Raindal que lui cachait à demi le buisson d'orchidées +mauves dressé au centre de la table.</p> + +<p>Ah ça! de quoi s'amusait-elle donc tant, la jeune +fille? Qu'est-ce qui lui creusait donc au coin des +lèvres ce sourire immobile et vieillot comme une +ride? Et ces regards méprisants, ces airs de pitié +qu'elle avait pour vous dévisager les gens, tous les +convives l'un après l'autre!</p> + +<p>«Ma parole, songeait M<sup>me</sup> Chambannes, on dirait +qu'elle regarde des sauvages, des nègres!»</p> + +<p>Puis aussitôt elle pensa:</p> + +<p>«Bah! elle est vexée, la pauvre petite!... Cela se +comprend aussi!...»</p> + +<p>Et elle appelait Gérald, d'une toux amicale afin +de le ramener à ses devoirs. Mais on apportait les +bols. Tant pis! Trop tard! Ce serait pour une autre +fois! Elle enfonça ses ongles dans la rondelle translucide +qui remuait à la surface de l'eau. Et comme +<span class="pagenum"><a id="Page_138"> 138</a></span> +elle écartait sa chaise avec une discrète lenteur, +tout le monde se leva.</p> + +<p>—Mademoiselle! fit Gérald, qui tendait le bras +à Thérèse.</p> + +<p>La jeune fille y posa la main en évitant son +regard d'un dédaigneux détour de tête; et ils s'avancèrent, +sans un mot, du côté du salon. Gérald +multipliait les mines courtoises, les attitudes déférentes, +les effacements du buste, toutes les marques +d'une politesse qui se sent en défaut et s'exonère +à la muette. Arrivé dans le salon, jusqu'auprès de +M<sup>me</sup> Raindal, il dégagea moelleusement son bras:</p> + +<p>—Mademoiselle!...</p> + +<p>Il avait salué d'une courbette cérémonieuse et +s'acheminait vers le fumoir. Thérèse ne put s'empêcher +de le suivre des yeux.</p> + +<p>Avec le dandinement de son grand corps sur ses +jarrets pliants, il avait l'allure soulagée et lasse +d'un homme qui descend de cheval ou qui revient +d'une corvée. A l'entrée du fumoir, il empoigna +familièrement Mazuccio par les épaules pour le +faire passer avant lui; et derrière la portière en +vieille tapisserie, on les entendait encore rire, d'un +mystérieux rire du gosier, qui, à distance même, +avait un son obscène.</p> + +<p>—Eh bien? fillette, murmura M. Raindal en +s'approchant à petits pas un peu lourds... Eh bien, +ce dîner?</p> + +<p>—Excellent! fit froidement Thérèse qui s'asseyait +à la droite de sa mère. Je suis enchantée +d'être venue...</p> + +<p>—N'est-ce pas? continuait à mi-voix M. Raindal, +<span class="pagenum"><a id="Page_139"> 139</a></span> +se méprenant au ton de sa fille. Cette M<sup>me</sup> Chambannes +reçoit d'une façon parfaite... Voyons... avoue +que j'ai eu raison de ne pas m'arrêter à certaines +préventions, à certaines idées préconçues?...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Raindal, devant l'allusion, avait soudainement +rougi. Thérèse, la lèvre gouailleuse, chuchota:</p> + +<p>—Mais, certainement père, je te le répète... +Ces gens-là gagnent beaucoup à être vus de près...</p> + +<p>M. Raindal se retourna à l'appel de M<sup>me</sup> Chambannes +qui lui offrait une tasse de café.</p> + +<p>Au fond du salon, la petite M<sup>me</sup> Pums et la grande +M<sup>me</sup> de Marquesse se tenaient enlacées par la +taille, en se communiquant des secrets joyeux sur +l'emploi de l'après-midi. Mais justement leurs dissemblances +les faisaient valoir l'une l'autre, et on +leur devinait les mêmes goûts, les mêmes aptitudes, +tout ce qu'il fallait pour s'accorder dans des parties +carrées avec deux bons garçons de tailles équivalentes.</p> + +<p>Elles traversaient le salon toujours enlacées. +M<sup>me</sup> de Marquesse souleva la portière du fumoir. +Une vive clameur salua le gracieux couple. Elles +entrèrent tout à fait et la clameur redoubla. Ces +messieurs n'étaient point ingrats.</p> + +<p>Jusqu'à leur retour, la conversation dans le salon +se traîna péniblement. M<sup>me</sup> Chambannes essayait +de causer avec Thérèse et M<sup>me</sup> Raindal, tandis que +M<sup>me</sup> Herschstein complimentait, à part, le maître. +Peu à peu, les sujets se faisaient rares. Après +quelques remarques sur l'heure tardive des dîners +modernes et quelques pronostics sur l'hiver qui +<span class="pagenum"><a id="Page_140"> 140</a></span> +venait, Zozé perdit de son aisance. De quoi leur +parler, grand Dieu? Toilette? Il n'y avait pas à y +songer! Les pauvres dames, vrai, elles étaient plutôt +«fagotées»! Théâtres? Elles confessaient n'y +être pas allées depuis près de deux ans. Alors? +Zozé cherchait, s'évertuait, et les yeux gris de +Thérèse, fixés durement sur elle, l'intimidaient +encore davantage. Très intelligente peut-être, cette +M<sup>lle</sup> Raindal, mais pas commode, pas allante du +tout, aurait déclaré Gérald. Et Zozé en arrivait presque +à lui pardonner son brutal silence du dîner.</p> + +<p>Enfin les messieurs revinrent, sauf le marquis, +que Chambannes excusa auprès de M. Raindal. De +coutume c'était l'instant des gaillardises. On se +séparait deux par deux pour chuchoter dans les +coins sombres; et en vue, dans le centre du salon, +il ne restait que les personnes âgées, qui s'entretenaient +paisiblement à haute voix de leurs affaires +d'argent ou de leurs infirmités.</p> + +<p>La présence des Raindal gênait sans doute l'assistance, +car la manœuvre accoutumée n'eut pas +lieu. Seuls Givonne, le peintre de tambours, et la +petite M<sup>me</sup> Pums, sortis les derniers du fumoir, +osèrent maintenir la tradition. Ils s'étaient installés +dans l'encoignure d'une fenêtre. Et, avec sa face +correcte de calicot anglais, Givonne semblait de +loin vanter à M<sup>me</sup> Pums un article dont il lui promettait +entière satisfaction.</p> + +<p>M. Raindal les examina un moment avec une +machinale bienveillance. Mais il sentait de l'engourdissement +s'appesantir sur ses paupières. L'abondance +du repas ou ses efforts de mémoire pendant +<span class="pagenum"><a id="Page_141"> 141</a></span> +le dîner lui avaient laissé une lourde fatigue. Et +il abusait des sourires affables pour se dispenser +de parler.</p> + +<p>L'entrée de Jean Bunel, que M<sup>me</sup> Chambannes +amenait dans sa direction, lui fut un prétexte à +se lever.</p> + +<p>—M. Jean Bunel, dont vous avez lu, j'en suis +sûre, les beaux romans! présentait Zozé.</p> + +<p>—Mais certes, certes... Ravi, mon cher confrère! +fit chaleureusement M. Raindal, en serrant +la main de Bunel dont il ignorait pourtant jusqu'au +nom.</p> + +<p>L'autre, un jeune homme à fine barbe brune, +avait vivement tourné une phrase d'admiration, +effilée et jolie comme un cornet de bonbons.</p> + +<p>M. Raindal remercia d'un salut. M<sup>me</sup> Raindal et +Thérèse, sur un regard du maître, s'étaient également +levées.</p> + +<p>—Vous partez! fit M<sup>me</sup> Chambannes d'un ton de +regret qu'elle exagérait.</p> + +<p>M. Raindal balbutia des excuses, et l'on se +dirigea en troupe vers l'antichambre.</p> + +<p>Un frisson de délivrance courut dans l'assemblée. +Ce n'était pas une jeune fille, c'en étaient +trois qui disparaissaient par cette porte! Et il y +avait de la blague dans l'air, un besoin de lâcher +des folies, de reprendre ses habitudes. Mais on se +retenait encore, par cette espèce de respect que la +notoriété impose aux personnes incultes.</p> + +<p>Le retour de M<sup>me</sup> Chambannes s'accomplit dans +un profond silence.</p> + +<p>—Ah! vous êtes gais, par ici! s'écria-t-elle.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_142"> 142</a></span> +Puis après une pause:</p> + +<p>—Eh bien! comment le trouvez-vous?</p> + +<p>—Oh! il est très gentil votre petit ami! fit +Gérald au milieu d'une explosion de rires.</p> + +<p>Et déjà Pums, encouragé par ce succès, cherchait +à dire, lui aussi, quelque chose de très comique, +quand Jean Bunel, d'un ton impératif, déclara:</p> + +<p>—C'est tout bonnement une des plus remarquables +intelligences d'aujourd'hui!</p> + +<p>—N'est-ce pas? murmura Zozé.</p> + +<p>—Oui, poursuivait Bunel, autant par un noble +élan de solidarité que pour le malin plaisir d'accabler +un clubman... Oui, sans le comparer à Taine +ni à Renan, je ne crois pas que l'histoire ait, dans +ces dernières années, produit de cerveau plus vigoureux +ni d'écrivain plus pur...</p> + +<p>—En vérité? s'exclama Pums subitement retourné.</p> + +<p>Du reste, il ne reprochait à M. Raindal que de +parler un peu trop bas. Silberschmidt se rallia à +ces considérants. M<sup>me</sup> Herschstein, que le maître +avait écoutée, affirma que M. Raindal était un +homme des plus intéressants. M<sup>me</sup> Pums lui trouvait +une figure très expressive. Givonne se fit +conspuer pour avoir formulé des réserves sur la +toilette de M<sup>me</sup> Raindal. Est-ce que ces choses-là +comptaient?</p> + +<p>Et le revirement était si décisif, si général, que +Zozé en eut de la peine pour son petit Raldo. Pauvre +chéri! Quel four!</p> + +<p>Elle marchait vers la cheminée devant laquelle +il se tenait accoté debout, les coudes contre le marbre. +<span class="pagenum"><a id="Page_143"> 143</a></span> +Puis quand elle fut tout près, elle murmura, +dans un chuchotement passionné, la question qui, +depuis trois grandes heures, lui desséchait la +gorge:</p> + +<p>—Tu m'aimes?</p> + +<p>D'un clin d'œil, sans rancune, le comte affirma +que oui.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_144"> 144</a></span></p> + +<h2>VIII</h2> + +<p>Comme trois heures sonnaient d'un timbre +énergique à l'horloge du Collège de France, la +petite porte dissimulée dans les grisailles du mur +s'entr'ouvrit, et M. Raindal fit son entrée.</p> + +<p>Il s'était assis à sa vaste table de bois blanc, +ayant en face de lui ses huit auditeurs familiers +qui attendaient, la plume dressée, prêts à écrire.</p> + +<p>Il tira de sa serviette quelques feuilles manuscrites +et commença d'une voix simple:</p> + +<p>«Nous avons terminé, dans notre leçon d'avant +le Jour de l'An, l'étude des peintures oblatoires +qu'on a retrouvées dans les mastabas d'Abou-Roash. +Nous aborderons aujourd'hui, au même point de +vue, l'étude des mastabas de Dahshour. Les +peintures que renferme cette nécropole sont peut-être +pour l'historien des mœurs d'un plus grand +intérêt que celles d'Abou-Roash. Nous y trouvons +sur la vie privée et la vie industrielle des Égyptiens +des renseignements qu'on peut considérer à bon +droit comme uniques. J'attire donc particulièrement +votre attention sur cette leçon et les leçons qui +vont suivre...»</p> + +<p>M. Raindal prit un temps, et, consultant ses notes:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_145"> 145</a></span> +«La principale peinture des mastabas de Dahshour +est celle conservée dans la tombe d'un riche +négociant de l'époque, un de ces gros armateurs +dont les caravanes exerçaient le trafic avec la Libye +et la côte syrienne. Signalée en premier par Brugsch, +elle a fait l'objet de deux notices fort détaillées de +mon éminent et jeune confrère M. Maspero, parues +dans les <cite>Annales du Musée de Boulaq</cite> et dans la +<cite>Revue d'Égyptologie</cite>. Ledit armateur s'appelait Rhanofirnotpou...»</p> + +<p>M. Raindal s'était levé et essuyait à puissants +coups de torchon le tableau noir placé derrière sa +chaise. Un petit nuage de craie, léger comme une +fumée, voleta autour de sa manche.</p> + +<p>—Rha-no-fir-not-pou!... épelait-il à mesure +que s'inscrivaient sur le tableau les hiéroglyphes +du nom.</p> + +<p>Mais il n'avait pas achevé que le tambour de la +porte se rabattit en gémissant. De suaves émanations +de violette à l'iris traversèrent brusquement +la salle. Une dame entrait et s'asseyait avec un +bruissement de soies, en arrière des élèves. +M. Raindal, malgré lui, comme forcé par l'odeur, +se retourna anxieusement. Oui, c'était elle, c'était +la jolie petite M<sup>me</sup> Chambannes!</p> + +<p>Il fut si bouleversé qu'en revenant à sa place il +ne put que répéter sa première phrase sur le défunt +Rhanofirnotpou:</p> + +<p>«... Un de ces riches négociants, vous disais-je, +un de ces gros armateurs, dont les caravanes...»</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes! M<sup>me</sup> Chambannes au cours, +en jupe de drap bleu, avec une voilette blanche et +<span class="pagenum"><a id="Page_146"> 146</a></span> +un veston de loutre! Avait-on idée d'une pareille +folie, d'un aussi puéril caprice! Et voilà maintenant +qu'elle lui adressait de petits signes de tête, +comme on fait au théâtre entre amis, de loge à +loge. «Bonjour, monsieur Raindal, bonjour, bonjour, +ça va bien?» continuait la tête de M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>Elle s'arrêta pourtant en remarquant que le visage +du maître demeurait impassible devant ces politesses.</p> + +<p>Du reste la froideur de M. Raindal n'était pas +sa seule déception. D'abord, elle ne comprenait +rien à cette histoire des peintures de feu Rhanofirnotpou. +Quoi! Des peintures dans une tombe! Un +rude original que ce gros armateur! Et puis, le +décor l'étonnait.</p> + +<p>Elle pensait pénétrer dans un grandiose amphithéâtre, +où la foule s'entassait sur des gradins de +chêne vernis par l'âge. En bas, elle se figurait +une chaire énorme, haute comme un tribunal, que +flanquaient deux appariteurs à chaînes argentées. +Et dans la chaire, M. Raindal, en robe ponceau +bordée d'hermine, M. Raindal pérorant, jouant +avec sa toque galonnée, buvant de l'eau sucrée et +interrompu à chaque mot par l'enthousiasme de +l'assistance...</p> + +<p>Quelle désillusion! Quel contraste avec la réalité! +Qui eût imaginé cette étroite pièce aux murailles +d'un gris sale, ces deux bustes en simili-bronze,—Platon +et Epictète,—juchés, tels que +deux potiches, sur des socles en carton-pierre, +cette grossière table de bois blanc pareille à une +<span class="pagenum"><a id="Page_147"> 147</a></span> +table de cuisine, et les chaises de paille empilées, +dans un coin, près du Platon déteint, comme dans +un vieux grenier à meubles?</p> + +<p>Zozé éprouvait presque cette imperceptible mélancolie +qu'inspire aux personnes riches le spectacle +de la misère. Elle tenta de se distraire en +inspectant successivement le dos et la nuque des +huit élèves. Deux étaient chauves déjà. Trois portaient +entre les épaules cette barre brillante qu'impriment +dans les étoffes les durs dossiers des +omnibus. Le veston d'un autre était passé de couleur. +Et vers le bout de la table, à gauche, il y en +avait un avec une tignasse brune—oh! cette tête +de loup!—qui ne devait pas souvent se ruiner +chez le coiffeur!...</p> + +<p>Elle les prenait en pitié, ces braves jeunes +hommes. Elle aurait voulu leur donner des avis +de toilette et, s'il l'avait fallu, les aider de sa +bourse.</p> + +<p>Un bruit de chaises la tira de ces rêveries charitables. +Le cours était fini. M. Raindal avait disparu. +Par où? Dans le mur, sans doute. Et pas +même un applaudissement! Zozé en restait confondue.</p> + +<p>Elle se leva tout engourdie par l'immobilité et +suivit les élèves qui sortaient. Quelques-uns s'effacèrent +afin de lui livrer passage. Aucun ne la dévisagea, +et ceux qui marchaient en avant ne se +retournaient pas pour la regarder. Elle les trouva +discrets, bien élevés, quoique un peu timides.</p> + +<p>Puis elle se mit à flâner dans l'immense vestibule, +en faisant sonner ses talons contre les dalles, +<span class="pagenum"><a id="Page_148"> 148</a></span> +pour le plaisir d'entendre l'écho. Dix minutes +s'écoulèrent. Zozé frissonnait de froid. Elle allait +s'informer auprès de Pageot, quand M. Raindal +surgit dans l'ombre du fond, sa serviette sous le +bras.</p> + +<p>A la vue de M<sup>me</sup> Chambannes, il réprima un +mouvement de contrariété et s'avança vers elle +avec une mine souriante:</p> + +<p>—Vous ici, chère madame! s'écriait-il hypocritement.</p> + +<p>—Vous ne m'avez donc pas reconnue? J'étais +à votre cours... Je n'ai pas tout compris, mais +comme c'était intéressant!</p> + +<p>M. Raindal s'excusa sur sa presbytie, et, d'un +ton plus inquiet:</p> + +<p>—Eh bien! chère madame, en quoi puis-je vous +être utile?... Que désirez-vous de moi?... A quel +heureux hasard dois-je votre présence?</p> + +<p>A quel heureux hasard? Pas si heureux que cela! +Elle ne pouvait cependant pas lui répondre: «Gérald +m'a encore joué un de ses vilains tours, s'est encore +dérobé de deux heures à mes tendresses... +Alors, par désœuvrement, par ennui, je suis venue +voir un peu comment c'était, un de vos cours, et +peut-être aussi, à l'occasion, combiner un dîner!...»</p> + +<p>Et elle riposta avec un petit rire candide:</p> + +<p>—Mais pas le moindre hasard, cher maître!... +Je voulais vous entendre, simplement... Après, je +vous ai attendu pour vous serrer la main...</p> + +<p>—Vous êtes trop bonne, mille fois bonne, en +vérité! murmurait distraitement M. Raindal.</p> + +<p>Et, tout en marchant, il ne cessait de jeter à +<span class="pagenum"><a id="Page_149"> 149</a></span> +droite, à gauche, des regards apeurés. Mais, arrivé +dehors, devant le coupé de M<sup>me</sup> Chambannes, il +ne put dominer l'envie de fuir qui le tourmentait, +et, retirant son chapeau:</p> + +<p>—Au revoir, chère madame... A bientôt, j'espère... +Mes compliments à M. Chambannes, je vous +prie...</p> + +<p>Zozé s'écria:</p> + +<p>—Comment, maître! Vous ne voulez pas que je +vous reconduise?... Par ce temps?...</p> + +<p>Et d'une moue elle lui désignait la chaussée que +le dégel semblait avoir enduite d'une couche sirupeuse +de café glacé. Le maître se défendait. Zozé, +dans le coupé, insistait, et elle frappait de la main +le cuir des coussins, comme pour appeler un petit +chien. M. Raindal perdait tout sang-froid. Si des +élèves, des collègues le voyaient en cette posture +ridicule! La crainte l'emporta. Il s'assit à côté de +M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>—A la bonne heure! Ç'aurait été fou de refuser! +fit Zozé en baissant la glace de devant, afin de donner +l'adresse au cocher.</p> + +<p>Quand elle la releva, M. Raindal observa avec +soulagement que la large vitre, comme celle des +portières, était couverte d'un voile de buée. A l'abri +de ces carreaux opaques, il se ressaisissait peu +à peu. Il sourit à M<sup>me</sup> Chambannes qui lui sourit +aussi.</p> + +<p>La voiture courait lestement sur le tapis de neige +jaune. Dans la douce tiédeur qui montait de la +boule, un moelleux parfum de maroquin se mêlait +à des senteurs de violette irisée. M. Raindal soupira +<span class="pagenum"><a id="Page_150"> 150</a></span> +avec une impression de bien-être, et comme +se réveillant:</p> + +<p>—Ainsi,—fit-il paternellement, pour essayer +de racheter la rudesse de ses adieux,—ainsi le +cours ne vous a pas trop ennuyée, madame?</p> + +<p>—Au contraire! D'ailleurs, je compte bien que +la prochaine fois...</p> + +<p>—Quelle prochaine fois?</p> + +<p>—Je veux dire le prochain cours où je viendrai, +corrigea Zozé, et les cours suivants...</p> + +<p>M. Raindal se rembrunissait:</p> + +<p>—Vous songez donc à revenir?</p> + +<p>—Peut-être! Pourquoi pas?... Cela vous fâche?..</p> + +<p>—Nullement, chère madame, nullement!...</p> + +<p>Il ne put en exprimer plus. La stupeur le paralysait. +Alors elle voulait revenir tous les lundis, à +tous les cours, le compromettre publiquement, faire +de lui la risée du Collège, du monde savant, de la +presse peut-être! Et il croyait entendre l'oncle +Cyprien: «Ah! ah!... Il paraît que M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan—M. +Raindal cadet n'appelait plus autrement +M<sup>me</sup> Chambannes—il paraît que M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan +mord à d'égyptologie... Bravo! Charmant! +Délicieux!» Puis c'étaient les ironies sournoises +des collègues, les gouailleries jalouses, les allusions, +le scandale! Non, non, pour la fantaisie d'une +personne gracieuse, avenante, sympathique, il n'en +disconvenait point, mais frivole et sans réflexion, +M. Raindal ne risquerait pas la mésaventure où +avait sombré le crédit de tant de ses illustres confrères. +Et d'une voix ferme il déclara:</p> + +<p>—Ecoutez, chère madame... Je vous estime +<span class="pagenum"><a id="Page_151"> 151</a></span> +assez pour vous devoir la franchise... Eh bien! il +ne me semble pas que vous soyez dans des conditions +à profiter de mon enseignement... Le Collège +de France est une espèce de séminaire, de pépinière +destinée à former de jeunes érudits, vous me +saisissez bien?... Le Collège de France a comme +but essentiel...</p> + +<p>—Oui, oui, interrompit Zozé d'un ton attristé... +Oui, cher maître, je vois que ma présence vous +déplaît... Mais comment apprendre pour mon +voyage en Egypte, l'hiver prochain? Comment +faire?... Comment faire?...</p> + +<p>Elle s'accrochait maintenant à cet ancien projet +de «préparer son voyage», elle s'y butait avec +une obstination câline dont M. Raindal, à la longue, +se sentit agacé. Bah! qu'elle le préparât comme +elle pourrait, après tout! Et dans un recul d'impatience, +il laissa glisser sa serviette.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes l'avait prestement rattrapée:</p> + +<p>—Pauvre monsieur Raindal! fit-elle en lui lançant +une de ces tendres œillades qui étaient sa +façon naturelle de regarder... Je vous assomme, +n'est-ce pas?...</p> + +<p>Il rougit de sa brusquerie:</p> + +<p>—Du tout, chère madame... Seulement, je +cherche un moyen de vous aider dans vos études, +dans vos lectures préalables...</p> + +<p>Les sourcils de Zozé se fronçaient d'attention. +Mais soudain un éclair de joie fila dans ses caressantes +prunelles:</p> + +<p>—Moi, j'aurais bien une idée, insinua-t-elle, +une idée qui vient de me venir à l'instant, tenez!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_152"> 152</a></span> +—Laquelle, chère madame?</p> + +<p>—C'est que c'est tellement indiscret!...</p> + +<p>—Qu'importe?... Dites-la! fit M. Raindal, qui +reperdait un peu de son ton d'indulgence.</p> + +<p>—Non, je n'aurai jamais le courage!...</p> + +<p>Elle hésitait encore, les yeux dans les yeux du +maître. Enfin elle se décida à parler, car la voiture +stoppait à la porte de M. Raindal.</p> + +<p>Voici: elle aurait souhaité, si elle ne le dérangeait +pas trop, que le maître consentît à venir rue +de Prony une fois par semaine, le jeudi, ou même +deux fois par mois, non pas lui donner des leçons, +non, Zozé ne se serait pas permis une demande +aussi impudente, mais causer avec elle, comme +cela, en ami, la diriger dans ses études, lui indiquer +ce qu'il fallait lire...</p> + +<p>—Vous comprenez... Je sais bien que c'est très +indiscret... Pourtant, si vous vouliez, vous me +feriez tant plaisir!... Vous ne voulez pas, cher +maître?</p> + +<p>Elle avait posé légèrement sa main gantée de +blanc sur le genou du maître dans un geste familier, +sans calcul de coquetterie, comme sur le +genou d'un bon grand-père,—de l'oncle Panhias, +par exemple, quand elle en implorait quelque +chose. M. Raindal intimidé n'osait retirer son genou. +Et, à voir ce petit être élégant courbé devant lui +dans une attitude si ingénue et si humblement quémandeuse, +il ressentait une sorte de trouble agréable +qu'il prenait pour du regret, pour de l'attendrissement.</p> + +<p>—Hum! Madame! murmura-t-il d'une voix +<span class="pagenum"><a id="Page_153"> 153</a></span> +redevenue affable... Hum!... Je serais désolé de +vous mécontenter... Néanmoins, vous devez vous +rendre compte que mes obligations, mes travaux...</p> + +<p>—Oh! je sais, je sais! fit Zozé avec une feinte +résignation.</p> + +<p>Il y eut un temps. M. Raindal considérait à travers +la buée les silhouettes molles des passants, +sans se résoudre aux paroles d'adieu.</p> + +<p>Mais subitement il tressaillit comme sous le coup +d'un élancement.</p> + +<p>—Qu'avez-vous, cher maître? fit Zozé d'un ton +de sollicitude.</p> + +<p>—Rien, rien, chère madame!...</p> + +<p>Oh! presque rien—rien que d'avoir distingué +à l'extrémité de la rue un certain balancement d'épaules, +de certaines enjambées martiales, l'oncle +Cyprien tout simplement qui marchait droit sur la +voiture avec des moulinets de sa grosse canne en +bois de cornouiller rougeâtre.</p> + +<p>M. Raindal, à ce moment, envia la demeure +reculée de feu Rhanofirnotpou. Que n'était-il au +plus profond de l'hypogée, dans le <em>serdab</em> obscur, +dans la cellule murée de ciment, au lieu de se trouver +dans cette case à vitres, avec cette jeune jolie +dame qui le harcelait de prières!</p> + +<p>—Vous ne voulez pas vraiment, mon cher +maître?... Je vous assure, ce ne serait pas régulier... +Vous fixeriez les heures, les jours!...</p> + +<p>—Je cherche, je cherche! répétait-il machinalement, +tandis que ses regards suivaient attentifs +la marche rapide de l'ennemi.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_154"> 154</a></span> +L'oncle approchait cependant. Ses traits se précisaient. +Il atteignait à la voiture. Il examina le +coupé, au passage, d'un œil en même temps dédaigneux +et méfiant; puis, sans s'arrêter plus, il entra +dans l'allée. M. Raindal, inconsciemment, poussa +un soupir de délivrance; et la main tendue vers +M<sup>me</sup> Chambannes:</p> + +<p>—Au revoir, chère madame... Je réfléchirai, je +vous écrirai...</p> + +<p>Zozé eut une moue de désappointement:</p> + +<p>—Et moi qui espérais votre réponse tout de +suite!</p> + +<p>M. Raindal passa la main sur ses yeux comme +pour en effacer une vision pénible: l'oncle Cyprien, +qui redescendait, le rencontrait au sortir de la voiture, +acquérait un prétexte à d'interminables sarcasmes... +Et il balbutia d'une voix hâtive:</p> + +<p>—Eh bien, soit, madame, soit... Je viendrai +cette semaine...</p> + +<p>—Oh! que vous êtes gentil!... Jeudi vous +convient-il, jeudi à cinq heures?...</p> + +<p>—Oui, jeudi à cinq heures...</p> + +<p>—Vous ne savez pas comme vous êtes gentil!</p> + +<p>Elle saisit sa main en le contemplant avec une +radieuse expression de gratitude. Mais les doigts +de M. Raindal s'échappaient de son étreinte.</p> + +<p>—Oh! pardon! fit-elle... Vous êtes pressé... A +jeudi, cinq heures... Je compte sur vous, cher +maître...</p> + +<p>En refermant la portière, M. Raindal salua gauchement. +La voiture s'ébranlait. Un «Bonjour, +adieu!» le fit encore se retourner. C'était Zozé +<span class="pagenum"><a id="Page_155"> 155</a></span> +qui, à la fenêtre du coupé, lui adressait de son +petit gant blanc un dernier signal d'amitié.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>De jour en jour, jusqu'au jeudi, M. Raindal +retarda de confier à Thérèse le récit de cette entrevue, +comme s'il eût redouté à l'avance ses critiques. +Peuh! ne savait-il pas déjà ce qu'elle lui +objecterait: son rang dans la science européenne, +sa position académique, le ridicule qu'il encourrait +dans une aussi vague besogne de vulgarisation. +Et il tenait d'autant moins à entendre ces +justes remarques, que, sans se l'avouer nettement, +l'idée de retourner chez M<sup>me</sup> Chambannes ne lui +répugnait pas. Une fois hors de la sainte atmosphère +du Collège, puis sauvé de l'oncle Cyprien, il +s'était reproché d'avoir si durement rebuté sa séduisante +admiratrice. La pauvre enfant! N'était-il +pas touchant, au contraire, le cas de cette jeune +personne futile s'éprenant soudainement d'une +passion de savoir? N'y avait-il pas là un sujet +d'observations captivant au plus haut degré pour +un homme de pensée, toute une étude de cérébralité +à faire! Et il la revoyait en sa pittoresque +attitude de petite suppliante, le buste de profil, +la main contre son genou: «Vous ne voulez +pas, cherr maîtrre?» Mais certes que si, il voulait! +Certes qu'il irait! Ne fût-ce que par égoïsme, +par curiosité de savant. Quant à M<sup>lle</sup> Thérèse—songeait-il +presque hargneusement—quant +à M<sup>lle</sup> Thérèse, il serait toujours temps de l'avertir +lorsque les leçons se trouveraient commencées!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_156"> 156</a></span> +Et le jeudi matin survint, que M. Raindal n'avait +pas trahi le mystère de son rendez-vous.</p> + +<p>Il éprouva donc un certain malaise, en voyant, +vers neuf heures, Thérèse qui pénétrait dans le +cabinet de travail. Quelle malchance! Juste au +moment où il était occupé à empaqueter des livres +pour M<sup>me</sup> Chambannes! Il fit cependant bonne +figure:</p> + +<p>—Tiens, te voilà fillette! s'écriait-il gaiement.</p> + +<p>Elle se laissa embrasser, puis amenant deux des +gros volumes entassés sur la table:</p> + +<p>—Qu'est-ce que cela, père?... Maspero!... +Ebers!... Ah ça! tu te mets à prêter des livres, à +présent?...</p> + +<p>—Non! déclara M. Raindal, qui se raidissait +contre l'inquiétude. Ce sont des ouvrages que je +vais envoyer tantôt chez M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>—Chez M<sup>me</sup> Chambannes! répéta Thérèse d'un +ton stupéfait.</p> + +<p>—Mon Dieu, oui...</p> + +<p>Et il raconta, trait pour trait, les épisodes du +lundi, hormis toutefois la décisive apparition de +l'oncle Cyprien.</p> + +<p>Thérèse l'écoutait en silence. Lorsqu'il eut +achevé, elle redressa la tête. Ses lèvres minces +rentraient en une plissure railleuse. De la colère +semblait s'amonceler sous l'épais froncement de +ses sourcils.</p> + +<p>—Et tu vas y aller? questionna-t-elle.</p> + +<p>—Dame, puisque j'ai promis!... J'irai deux ou +trois jeudis... La politesse élémentaire le commande... +<span class="pagenum"><a id="Page_157"> 157</a></span> +Après, j'aviserai si je dois continuer ou +non...</p> + +<p>—Bien, bien, père! répliquait-elle d'une voix +dont elle déguisait mal le tremblement. A ton +gré... Je me garderai, tu penses, de te donner des +conseils...</p> + +<p>—Et si je t'en demandais? fit hardiment M. Raindal.</p> + +<p>Elle éclata:</p> + +<p>—Si tu m'en demandais, je te dirais que cette +M<sup>me</sup> Chambannes est une petite sotte, que son entourage +est de la dernière trivialité, que tu te +jettes là dans une fréquentation qui ne te procurera +qu'avanies, que désagréments... Je te dirais... +Mais non, tiens, père, par respect il vaut mieux +que je me taise...</p> + +<p>Et sur ses bras croisés, on voyait le bout de ses +mains s'abattre et se relever comme de petites ailes +palpitantes.</p> + +<p>—Oh! oh! Nous nous emportons! riposta +M. Raindal, affectant de badiner... Bah!... Si je +me rappelle bien, le soir du dîner, nous n'étions +pas tellement sévère, fillette... Tu te souviens, +après dîner...</p> + +<p>Thérèse ne put retenir un haussement d'épaules;</p> + +<p>—Comment, père!... Tu n'as pas deviné que je +me moquais, que ces gens m'étaient odieux, me +révoltaient?... Tu ne les as donc pas jugés toi-même?... +Mais tout ce que nous en dira l'oncle +Cyprien n'est qu'enfantillage auprès de la vérité... La +race, le sang, la religion, la nationalité, il s'agit bien +de tout cela! Ce sont des gens d'une autre espèce +<span class="pagenum"><a id="Page_158"> 158</a></span> +que nous, entends-tu, père? Oui, tous, Allemands, +Prussiens, Français, Anglais, Italiens, que sais-je, +des gens d'une même bande, d'une même tribu +et qui ne sera jamais la nôtre... Ah! quand je +réfléchis que toi, dans ta situation, parce que +cette petite nigaude t'a flatté, t'a enjôlé...</p> + +<p>M. Raindal, à l'énoncé de ces mots, eut une violente +contraction de la mâchoire.</p> + +<p>—Ah! permets! fit-il... Non, mais, permets, +mon enfant... Tu t'égares... Tu oublies un peu à +qui tu parles... Et tu me reconnaîtras le droit de +te dire, avec ma vieille expérience, qu'en fait de +gens je suis peut-être aussi bon connaisseur que +toi... Tu m'accorderas peut-être également que +jusqu'ici j'ai mené ma vie d'une manière dont ni +toi ni moi, nous n'avons à rougir, n'est-ce pas?</p> + +<p>Thérèse, sans répliquer, feignait de feuilleter un +livre. Il reprit d'un ton adouci:</p> + +<p>—Va, crois-moi, fillette!... Laisse ces théories +et les autres à ton excellent oncle Cyprien... Dis-moi +que M<sup>me</sup> Chambannes te déplaît, dis-moi que +sa société t'inspire de la répulsion, de la défiance... +N'aie pas peur! Si tes impressions sont justifiées, +je serai le premier à m'en apercevoir et à régler +là-dessus ma conduite... Mais au moins ne cherche +pas à te faire ni à me faire illusion, à transformer +en vues sociales tes animosités personnelles... Ce +sont là des procédés indignes de toi, indignes de +ta culture, de ta valeur intellectuelle... Tu le sais +bien, au fond...</p> + +<p>Il lui souriait, avec un regard d'appel:</p> + +<p>—Allons, viens m'embrasser!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_159"> 159</a></span> +La jeune fille s'approcha en tendant son front. +M. Raindal y déposa un long baiser, tandis qu'il la +serrait fortement dans ses bras.</p> + +<p>—Hé là, rions donc! exhortait le maître, car le +visage de Thérèse, quoique apaisé maintenant, +demeurait inerte et songeur.</p> + +<p>Un sourire oblique desserra ses lèvres.</p> + +<p>—C'est cela! Parfait! fit M. Raindal, en exagérant +la satisfaction que lui causait cette grimace +incomplète.</p> + +<p>Le déjeuner fut silencieux. M. Raindal évitait les +yeux de Thérèse. Il éprouva un secret petit contentement, +quand il sut qu'elle sortait après le repas, +pour se rendre à la Bibliothèque. Sans s'expliquer +pourquoi, il préférait qu'elle fût absente au moment +de son départ.</p> + +<p>Vers quatre heures, il passa une redingote de cérémonie +en drap lisse, puis une paire de gants +neufs dont le cuir gris collait à ses doigts. Il se +hâtait, par crainte de manquer l'omnibus. Mais en +bas les trottoirs étaient salis de boue. Il appela un +fiacre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_160"> 160</a></span></p> + +<h2>IX</h2> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes l'attendait dans le fumoir aménagé +en salle de travail.</p> + +<p>Au centre, on avait disposé une grande table +avec un tapis grenat, un encrier de cristal anglais +acheté tout exprès, des cigarettes d'Orient dans +une coupe et un cahier de maroquin à tranche +dorée. Deux fauteuils Empire se faisaient face. +Et au parfum d'iris qu'exhalait autour d'elle Zozé +s'ajoutait harmonieusement cet arome d'encens +qu'à travers tout l'hôtel on sentait dès le vestibule.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes débarrassa M. Raindal de ses +gants et de son chapeau qu'il hésitait à poser sur +la table.</p> + +<p>Ils s'assirent vis-à-vis l'un de l'autre et la leçon +commença.</p> + +<p>M. Raindal, d'abord, dicta une liste d'ouvrages +que Zozé devait se procurer.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes écrivait rapidement, avec de +petits mouvements des lèvres. L'abat-jour rosé de +la lampe électrique laissait dans l'ombre le haut de +ses cheveux; mais le net ovale de sa figure restait +en pleine lumière. La poudre, semée d'une touche +légère, avait si bien imprégné les chairs, qu'elle +<span class="pagenum"><a id="Page_161"> 161</a></span> +semblait un velouté naturel. Les rayons y glissaient +sans être reflétés comme sur la soie molle +et ténue de son ample robe d'intérieur. Les teintes +en étaient pâles, les dessins indistincts, cachés par +des amas de dentelle crème. Et, à la blancheur de +ces tons, son visage s'avivait encore d'un éclat de +pureté matinale. On l'eût dite à peine vêtue, sous +les larges plis de l'étoffe, et fraîche comme au +sortir du bain.</p> + +<p>A chaque arrêt de M. Raindal, elle redressait la +tête. Puis ses yeux aux aguets épandaient vers +le maître leurs débordants effluves de tendresse. +M. Raindal toussait de gêne, et, ramenant plus +étroitement contre son buste ses avant-bras aux +mains pendantes, il paraissait vouloir reculer.</p> + +<p>Lorsqu'il eut terminé la dictée, Zozé demanda:</p> + +<p>—Et à présent?</p> + +<p>—A présent il va falloir travailler, chère madame, +et vous habituer à travailler seule! Malgré +tout mon désir de vous aider, vous imaginez bien +qu'il y aura des semaines...</p> + +<p>Zozé l'interrompit:</p> + +<p>—Nous savons, mon cher maître.... Ce ne seront +pas des leçons.... Ce seront des causeries, de petits +conseils d'ami, quand vous pourrez, quand vous serez +libre...</p> + +<p>M. Raindal, approuvant du regard, attirait à lui +un des vastes in-folio du livre d'Ebers sur l'Égypte. +Il se mit à le feuilleter, et il retournait le volume +pour montrer les gravures ou donner à Zozé des +explications. Elle se penchait par-dessus la table. +Alors les souples frisons de sa chevelure chatouillaient +<span class="pagenum"><a id="Page_162"> 162</a></span> +parfois d'un frôlement le front de M. Raindal. +Il se rejetait vite en arrière; et elle s'amusait +de cet effroi. Mais elle eut honte de le taquiner.</p> + +<p>—Oh! nous sommes très mal! fit-elle soudain... +Vous permettez, cher maître, que je m'asseye à +côté de vous?</p> + +<p>—Bien volontiers chère madame!</p> + +<p>Pourtant ils n'avaient pas repris l'examen des +gravures, que déjà M. Raindal déplorait son empressement +à accepter.</p> + +<p>Le parfum de Zozé, maintenant à si proche distance, +l'étourdissait de ses émanations. Chaque +fois qu'elle s'inclinait, le tissu léger de sa robe +flottante en laissait s'évader une bouffée plus forte. +Seulement ce n'était plus de la violette, de l'iris: +c'était une odeur savoureuse et chaude comme une +senteur de fruit, le parfum vivant de la chair qui +se marie à celui de l'essence; et les commentaires +de M. Raindal s'embrouillaient à mesure.</p> + +<p>Sans contredit, il connaissait le don que possèdent +certains élus de répandre par l'épiderme une +fragrance délicieuse. Nombre de personnages antiques +en furent gratifiés: notamment Cléopâtre, +d'après un papyrus de Boulaq, cité par M. Raindal +dans son livre;—et Plutarque n'est pas moins +précis en ce qui concerne la peau d'Alexandre.</p> + +<p>Mais à se remémorer ces faits ou d'autres analogues, +le maître ne faisait qu'augmenter la confusion +de ses idées. Les mots en venaient à lui +manquer. A toutes les montées du parfum, timidement, +il pinçait les narines, comme s'il eût aspiré +quelque gaz délétère. Souvent devant une image, +<span class="pagenum"><a id="Page_163"> 163</a></span> +il restait interdit, sans pouvoir en achever l'interprétation. +Il songeait distraitement à la peau +d'Alexandre, à la chair de Cléopâtre; et il aurait +souhaité que Zozé écartât un peu de lui son petit +fauteuil à griffes dorées.</p> + +<p>—Un mot, un seul mot de rien, si cela ne vous +dérange pas!...</p> + +<p>Pour proférer cet appel, M<sup>me</sup> de Marquesse n'avait +glissé, dans l'entre-bâillement de la portière, que +son profil aux puissantes mâchoires, et sa main +gantée de blanc qui retenait au-dessous le rideau.</p> + +<p>—Entrez donc, ma chérie! fit M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>Les deux femmes s'embrassèrent. M. Raindal +saluait M<sup>me</sup> de Marquesse, en observant machinalement +son costume bleu soutaché de noir qui la +sanglait aux hanches comme un habit de cheval. +Puis, sur l'autorisation du maître, ces dames passèrent +dans le salon voisin. M. Raindal soupira +avec force. A présent, dans le calme de la solitude, +toutes ses anxiétés s'effaçaient subitement. Il +ne lui en restait plus qu'une vague sensation de +plaisir caché, de péril surmonté, de mystère flatteur. +Et il ne lui eût même pas déplu que ses +collègues de l'Académie le vissent dans cette pièce +luxueuse, à proximité de ces deux personnes si +charmantes qui le traitaient avec tant d'égards. Il +était devant la glace, à se lisser la barbe, en avançant +les maxillaires, quand ces dames reparurent.</p> + +<p>M<sup>me</sup> de Marquesse voulait partir. Zozé lui barra +gracieusement la route, les bras en croix sur la +portière, dans une pose de Sarah Bernhardt.</p> + +<p>—Non, pas encore.... N'est-ce pas, cher maître?... +<span class="pagenum"><a id="Page_164"> 164</a></span> +Il ne faut pas que M<sup>me</sup> de Marquesse s'en aille +déjà!</p> + +<p>M. Raindal acquiesça d'un salut. Zozé avait sonné. +On servit sur un plateau d'argent du vin de +Porto avec des biscuits. Ils avaient un goût de +vanille auquel M. Raindal se montra très sensible. +M<sup>me</sup> Chambannes lui inscrivit l'adresse du confiseur +où on les achetait. M<sup>me</sup> de Marquesse prétendait +en savoir de beaucoup meilleurs. Chacune vantait +son fournisseur. Le porto les avait animées—et, +en riant, la main brandie, elles se reprochaient +l'une à l'autre des traits odieux de gourmandise. +Le maître, pris pour arbitre, refusa galamment de +prononcer. Il riait du débat, mais aussi du porto +dont deux verres, absorbés coup sur coup, commençaient +à lui échauffer les tempes.</p> + +<p>—Eh bien! Et notre travail que nous oublions! +fit subitement Zozé.</p> + +<p>M. Raindal allait répliquer, quand la portière se +souleva de nouveau, et un ecclésiastique, d'une +cinquantaine d'années, replet, chauve et tout souriant +sous ses grosses besicles, pénétra lentement +dans le fumoir.</p> + +<p>—Ah! c'est vous, mon cher abbé! s'écria Zozé +d'un ton de surprise tellement sincère qu'on ne +pouvait deviner si la visite avait été combinée +d'avance ou si le hasard l'amenait.</p> + +<p>Puis elle présenta:</p> + +<p>—Monsieur l'abbé Touronde, directeur de l'orphelinat +de Villedouillet, notre voisin de campagne, +un de nos meilleurs amis.... Monsieur Raindal...</p> + +<p>Le maître s'inclinait de cet air cérémonieux, dont +<span class="pagenum"><a id="Page_165"> 165</a></span> +il dissimulait toujours son aversion contre les gens +d'église.</p> + +<p>L'abbé interrogea respectueusement avec un léger +accent du Midi:</p> + +<p>—M. Raindal, l'auteur de la <cite>Vie de Cléopâtre</cite>?...</p> + +<p>—Parfaitement! confirma Zozé.</p> + +<p>L'abbé Touronde se confondit en politesses. Sans +connaître l'ouvrage, il en avait lu assez de comptes +rendus dans les journaux pour en parler abondamment. +Il complimenta le maître au sujet de divers +chapitres; et M. Raindal remerciait avec des revers +de mains modestes qui semblaient repousser les +éloges.</p> + +<p>Mais l'abbé continuait de sa voix un peu chantante. +Le livre le captivait d'autant plus que la +matière ne lui était point complètement étrangère. +Il avait dû, jadis, étudier à fond l'histoire de l'Égypte +en vue d'une brochure sur la secte des +Coptes-Unis; d'autre part, il avait publié, dans les +<cite>Annales d'archéologie chrétienne</cite>, deux articles traitant +des hagiographes de la Thébaïde. Et, M. Raindal +confessant ne point les avoir lus, l'abbé offrit, +si ce n'était pas trop indiscret, de lui envoyer à +domicile les numéros de la revue.</p> + +<p>Il avait une tête à la fois oblongue et joufflue, +presque toute en chair, sauf une corde de cheveux +bruns autour de sa calvitie; et M. Raindal lui +trouvait un sourire de brave homme. Peu à peu il +se départait de sa froideur première. Il communiqua +à l'abbé des particularités pittoresques sur la +Thébaïde dont il avait exploré, par métier, les +parages. L'abbé écoutait d'une figure studieuse, +<span class="pagenum"><a id="Page_166"> 166</a></span> +avec des marques de déférence, de solennels hochements +de la nuque. Zozé profita d'une pause pour +demander:</p> + +<p>—Vous dînez avec nous, monsieur l'abbé?</p> + +<p>—Hé! Hé! oui, madame, fit sans hésitation +l'abbé en dilatant d'un rire cordial ses joues sphériques. +Hé! oui, certes, si vous voulez de moi...</p> + +<p>—Et vous, cher maître, poursuivit Zozé, acceptez-vous +d'être des nôtres?...</p> + +<p>—Oh! impossible, chère madame, soupira +M. Raindal. On m'attend... Croyez que je suis +désolé...</p> + +<p>Il se tut, car Chambannes entrait, caressant d'un +geste fatigué son épaisse moustache blonde à charnière. +Tout le monde s'était levé. Il serra la main +de M. Raindal, puis, tapotant le cou de Zozé comme +on fait à une écolière:</p> + +<p>—Et cette leçon, cher monsieur, comment a-t-elle +marché?... Vous êtes content de votre élève?...</p> + +<p>—Fort satisfait, monsieur, excellent début...</p> + +<p>—Oh! pour ce que nous avons travaillé! dit +Zozé. Mais vous reviendrez jeudi!... Jeudi je fermerai +ma maison... Je n'y serai pour personne... +Vous promettez de revenir, cher maître?...</p> + +<p>M. Raindal promit. Zozé l'accompagna ainsi que +Germaine jusqu'à la porte du salon.</p> + +<p>Ils descendirent ensemble, et dehors ils se séparèrent +après une poignée de main. M<sup>me</sup> de Marquesse +lui avait secoué le bras si fort qu'il en ressentait +une sorte de crampe à l'épaule. Il consulta +sa montre près d'un bec de gaz. L'aiguille marquait +sept heures moins le quart.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_167"> 167</a></span> +—Sapristi! murmura-t-il effaré.</p> + +<p>Et il appela encore un fiacre.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>A dîner, par bravade de peur, pour devancer les +ironies ou les questions, il affecta une joviale +loquacité.</p> + +<p>Il narrait sa visite sur un ton de désinvolture, +comme une séance de l'Institut, une leçon au Collège +de France. Il multipliait les détails, décrivait +la toilette des dames, et il imita même l'accent méridional +de l'abbé.</p> + +<p>Thérèse, de son côté, feignait de s'intéresser, +donnait avec bonne grâce la réplique et semblait +avoir oublié la querelle du matin.</p> + +<p>Quant à M<sup>me</sup> Raindal, elle se taisait. Pourquoi +protester, pourquoi vouloir détourner son mari de +ce commerce funeste avec des personnes sans foi? +Ne le savait-elle pas irréparablement damné, déjà +voué pour son athéisme aux tortures éternelles? +En plus, le souvenir de la colère du maître, un +peu avant le dîner Chambannes, demeurait vivace +dans son esprit, et la bâillonnait de sagesse.</p> + +<p>Elle ne se permit un froncement de sourcils que +lorsque M. Raindal parodia l'abbé, et sa mine +affligée fit tellement rire M<sup>lle</sup> Raindal que le maître +en conçut des soupçons sur la bonhomie de sa fille.</p> + +<p>Cette gaieté, cette douceur, étaient-elles bien +franches? Thérèse ne se moquait-elle pas de lui? +M. Raindal l'examina d'un coup d'œil furtif; puis +brusquement, mis en éveil, il cessa ses récits.</p> + +<p>Le jeudi suivant, plus réservé, il mentionna tout +juste sa visite rue de Prony pour transmettre à ces +<span class="pagenum"><a id="Page_168"> 168</a></span> +dames les compliments de Zozé; et le jeudi d'après, +il n'en parla point.</p> + +<p>Enfin le quatrième jeudi, vers six heures et demie, +on reçut, rue Notre-Dame-des-Champs, une +carte-télégramme de M. Raindal. Il priait qu'on ne +l'attendît pas, étant retenu par les gracieuses instances +de M<sup>me</sup> Chambannes; et au-dessous, Zozé +avait tracé de sa haute écriture: <em>Approuvé</em>.</p> + +<p>A vrai dire, M. Raindal, en partant de chez lui, +se doutait bien au fond qu'il n'y rentrerait point +dîner, puisque la semaine précédente, il avait quasiment +promis d'être, ce jeudi-là, le convive de +son élève. Mais il s'était ingénié à présenter de loin +cette escapade sous les aspects d'un impromptu que +rien ne lui faisait prévoir.</p> + +<p>Ce fut M<sup>lle</sup> Raindal qui ouvrit la dépêche. Une +fois lue, elle la jeta au feu en haussant les épaules.</p> + +<p>—Qu'est-ce que c'est? demanda M<sup>me</sup> Raindal +qui entrait.</p> + +<p>Thérèse répliqua d'un ton railleur:</p> + +<p>—Un télégramme de père qui reste dîner là-bas!</p> + +<p>Là-bas! Les deux femmes, à ce mot, avaient +instinctivement croisé le regard. Puis, du coup, +devant la figure alarmée de sa mère, Thérèse +rebaissa les yeux vers son papier. A quoi bon en +ajouter plus? Jamais entre elles il n'y aurait communion +d'esprit possible, jamais contre M. Raindal +une de ces petites alliances gouailleuses du genre +de celles où s'amusaient jadis le maître et sa fille +aux dépens de M<sup>me</sup> Raindal! Bah! il fallait se résigner +à goûter seule,—seule comme toujours, seule +comme partout,—le comique de l'aventure!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_169"> 169</a></span> +—Alors, il dîne là-bas? répéta d'une voix navrée +la vieille dame.</p> + +<p>—Mais oui, mère, puisque je te le dis! fit Thérèse +avec impatience.</p> + +<p>—Et tu penses qu'il va continuer à y retourner +chaque jeudi?</p> + +<p>—Je l'ignore!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Raindal reprit de la même voix mortifiée:</p> + +<p>—Mon Dieu! mon Dieu! Pourvu que ces Chambannes +ne lui nuisent pas!... Voyons, toi, tu ne +pourrais pas lui dire...</p> + +<p>—Lui dire quoi?...</p> + +<p>—Lui dire, lui dire... de prendre garde, par +exemple, de ne pas trop se lier... Tu t'y entends +mieux que moi, à lui parler, ma fille... Et puis vous +êtes plus amis ensemble!...</p> + +<p>A ce reproche déguisé par lequel la vieille dame +se plaignait, sans le vouloir, de son isolement, de +son antique relégation avec Dieu et avec ses +craintes, Thérèse eut un petit serrement de cœur.</p> + +<p>—Écoute! fit-elle d'un ton plus affectueux... +Écoute, mère!... Je t'assure qu'actuellement il n'y +a pas de danger... Donc, ne t'inquiète pas en vain +à l'avance... Et, si tu m'en crois, pour le moment, +faisons bonne mine à père, ne le taquinons pas... +Je le connais, nous n'aboutirions qu'à le pousser +plus encore dans l'intimité de ces gens...</p> + +<p>—Et plus tard?...</p> + +<p>—Plus tard, nous verrons, nous discuterons à +nous deux ce qu'il conviendra de faire selon les +circonstances.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_170"> 170</a></span> +—Ainsi, tu veux bien que de temps en temps je +cause avec toi de...</p> + +<p>Elle hésitait:</p> + +<p>—De cela... de cette affaire, enfin?</p> + +<p>Thérèse se leva pour l'embrasser, et, la berçant +entre ses bras:</p> + +<p>—Mais oui, vieille mère... Es-tu drôle! Pourquoi +non?...</p> + +<p>Une larme coulait le long de la joue de M<sup>me</sup> Raindal:</p> + +<p>—Je ne sais pas... Vous aviez quelquefois l'air +si méchants, ton père et toi, chacun à son bureau, +sans un mot, quand j'entrais... J'avais peur de +vous, ma parole!...</p> + +<p>Et elle sortit à petits pas accablés, afin de prévenir +en hâte Brigitte.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Pendant ce temps, M<sup>me</sup> Chambannes, pour complaire +à M. Raindal, énonçait la liste des convives:</p> + +<p>—Je vous jure, cher maître, absolument entre +nous... Mon oncle et ma tante Panhias, notre ami +le jeune M. de Meuze, et peut-être l'abbé Touronde...</p> + +<p>Elle ne finissait pas de le nommer, qu'il fit son +entrée dans le fumoir.</p> + +<p>Il manifesta un grand contentement à se rencontrer +avec M. Raindal. Ses prunelles derrière +les besicles étincelaient de plaisir; et Zozé, les +voyant tous deux en causerie, s'enfuit à sa toilette.</p> + +<p>—Oui, déclarait poliment M. Raindal, vos +études m'ont paru excellentes, bien déduites, nourries +de savoir... Et je m'étonne, dois-je vous +<span class="pagenum"><a id="Page_171"> 171</a></span> +l'avouer? qu'ainsi doué pour la science, vous +n'ayez pas un bagage littéraire, comment dirais-je? +plus volumineux, plus considérable...</p> + +<p>—Oh! cher maître, vous êtes trop indulgent, +trop... trop bienveillant!... bredouillait l'abbé d'une +voix qui chevrotait de satisfaction.</p> + +<p>Et il se justifia avec éloquence de n'avoir pas +davantage produit. En droit, on ne pouvait point +l'incriminer de paresse. Non, c'était d'autres causes +que provenait sa stérilité. D'abord l'orphelinat qui +exigeait de lui des soins assidus, quotidiens, et de +toute sorte, financiers aussi bien que moraux, littéraires +autant qu'administratifs. Puis, ses ennemis, +ses innombrables ennemis qui, s'il avait publié +plus, n'eussent pas manqué de trouver là un sujet +de calomnie nouvelle comme ils en découvraient à +toutes ses actions, même aux plus vertueuses, même +aux plus innocentes.</p> + +<p>Car l'abbé Touronde était, hélas! à n'en point +douter, le prêtre le plus calomnié de Seine-et-Oise. +Tous les partis le haïssaient, tous s'évertuaient à le +messervir, à le déconsidérer. Sous prétexte qu'il +était recherché dans les châteaux des alentours,—comme +chez M<sup>me</sup> Chambannes, au château des +Frettes, entre autres,—les radicaux du cru l'accusaient +auprès du préfet de faire à Villedouillet de +la propagande réactionnaire. Par contre, à l'évêché, +les dénonciations anonymes pleuvaient, où se +reconnaissait aisément la facture cléricale. On y +affirmait que l'abbé Touronde compromettait chaque +jour—et ici la voix de l'abbé fléchit, devint confidentielle—compromettait +chaque jour la dignité +<span class="pagenum"><a id="Page_172"> 172</a></span> +superéminente de sa soutane dans les frivolités +mondaines et la fréquentation des hérétiques.</p> + +<p>—Les hérétiques! répétait avec indignation le +prêtre... Hé! puis-je choisir et réclamer aux donateurs +un acte de baptême en règle? Devais-je refuser les +Israélites qui m'aident à élever mes enfants?... +Ah! les pauvres petits, sans eux, Dieu sait que le +monde, les frivolités mondaines, on ne m'y verrait +plus guère...</p> + +<p>Puis, subitement, il s'arrêta, comme s'il eût entendu +la voix de sa conscience:</p> + +<p>«Si, si, Bastien Touronde, on t'y verrait encore, +parce que tu aimes la bonne chère, la vue des jolies +femmes, le luxe, le confortable et aussi parce que, +dans cette société peu au courant des dogmes, tu +sais que ta présence parmi les tentations scandalise +beaucoup moins qu'elle ne ferait ailleurs...»</p> + +<p>A quoi les lèvres de l'abbé susurraient, en réponse, +comme les jours de visite à l'évêché, quand +Monseigneur le blâmait pour ses écarts mondains:</p> + +<p>«<i lang="la" xml:lang="la">Non culpabiliter! Non culpabiliter!</i>»</p> + +<p>—Plaît-il? fit M. Raindal qui n'avait écouté +que distraitement ces longues doléances.</p> + +<p>L'abbé Touronde sursauta:</p> + +<p>—Je songeais à ces mauvais gars, cher maître, +je leur disais en moi-même des injures... Vous +savez, nous autres du Midi, nous avons le sang +vif et la langue souvent pas tout à fait assez chrétienne!...</p> + +<p>L'entrée de M<sup>me</sup> Chambannes, que suivaient +l'oncle et la tante Panhias, mit un terme au dialogue. +On opéra les présentations. L'oncle Panhias +<span class="pagenum"><a id="Page_173"> 173</a></span> +était en frac et cravate noire. Il portait bas, comme +une tête de penseur, sa tête de comptable grisonnant, +et il avait dans la démarche, dans l'allure, +dans les replis de sa physionomie barbue, cet air +de lassitude des hommes de bureau à qui la fortune +est venue trop tard. M<sup>me</sup> Panhias semblait, +au contraire, optimiste et gaillarde, sous la robe +de soie brune que tendaient ses grosses formes. +Elle roulait les <em>r</em> plus fort que M<sup>me</sup> Chambannes, +et il fallait un connaisseur pour distinguer l'Orientale +à cet accent quasi d'Espagne ou d'Amérique +du Sud.</p> + +<p>Quelques minutes après, Gérald, puis Georges +Chambannes pénétrèrent dans le fumoir. Ils étaient +l'un et l'autre en habit. M. Raindal, instinctivement, +abaissa les yeux vers sa redingote. Mais le +domestique annonçait que madame était servie, et +l'on se rendit en cortège dans la salle à manger.</p> + +<p>Le dîner fut cordial et gai. M. Raindal n'avait +plus maintenant ces timidités ou ces malaises d'intrus +qui, au début, le guindaient si fort. A tant +frayer chez les Chambannes, il s'était familiarisé +avec les noms de leurs relations, les usages de la +maison, les goûts de l'entourage; et il n'y avait +guère d'entretien auquel il hésitât à se mêler par +discrétion, crainte d'erreur ou ignorance du sujet. +Rien ne paraissait le troubler. Les œillades comme +le parfum de la petite M<sup>me</sup> Chambannes n'étaient +plus à présent que des stimulants à sa faconde. +Tous deux se parlaient en camarades, avec un je +ne sais quoi de paternellement supérieur dans le +ton de M. Raindal et de volontairement soumis +<span class="pagenum"><a id="Page_174"> 174</a></span> +dans celui de la jeune femme. Chambannes même, +pour s'adresser au maître, avait de ces tours de +phrase qu'on n'emploie d'habitude qu'envers un +ami de vieille date. Quelle différence avec le premier +dîner, où M. Raindal s'était senti si gauche, +si lent à recouvrer l'entrain! Et l'oncle Panhias +ayant, par mégarde ou sous l'influence des vins, +avoué qu'il avait Smyrne pour patrie d'origine, le +maître fut sur le point de l'en féliciter. Une ville +exquise que Smyrne, la perle de l'Ionie, dont le nom +en grec signifiait myrrhe, encens, odeur aimée des +dieux. Et jusqu'au dessert il ne tarit pas d'éloges, +d'anecdotes à l'appui, de souvenirs historiques, +tandis que la tante Panhias le remerciait en répliques +enthousiastes, qui soulignaient comme des +roulements de tambour chacune de ses périodes.</p> + +<p>Au fumoir, Zozé demanda à M. Raindal l'autorisation +d'allumer une cigarette. Puis insensiblement +elle se dirigea vers Gérald. Il s'était affalé sur le +divan et lançait, d'une lèvre boudeuse, des bouffées +en spirale. Elle s'assit à côté de lui et la voix câline:</p> + +<p>—Pourquoi faites-vous la tête?</p> + +<p>Il ne répondit pas, d'abord, mais, au bout d'un +instant, il grommela:</p> + +<p>—Est-ce qu'il va venir comme cela souvent, le +kangourou?</p> + +<p>—Je ne sais pas! murmura Zozé en réprimant +un sourire... Vous n'êtes pas jaloux, au moins?...</p> + +<p>Gérald eut un ricanement dédaigneux.</p> + +<p>—Jaloux!... Ah! bien!... Non... Seulement il +me rase un peu! Il est par trop bavard, votre +petit ami!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_175"> 175</a></span> +Et, se levant, il alla rejoindre Chambannes qui +se versait de l'eau-de-vie devant la caisse à liqueurs.</p> + +<p>M. Raindal eut un inconscient plaisir à voir la +fin de ce colloque. Il examinait avec attention le +jeune M. de Meuze, comme avait dit Zozé, le jeune +Gérald, éclairé de près, en ce moment, par une +lampe au-dessus de laquelle il se penchait pour y +rallumer son cigare. Pas si jeune que cela, en +dépit de l'apparence! Au coin des yeux, au coin +des lèvres, au coin des narines, la lumière montrait +à travers sa figure encore juvénile et ferme +ces linéaments vagues, ébauches incolores des rides +futures; et sur le plat de ses tempes des veines +commençaient à saillir.</p> + +<p>M. Raindal en ressentit une espèce de bonne +humeur, qui le rendit confus, car il avait des prétentions +à la générosité, à la grandeur de caractère. +Parce que M. de Meuze manquait d'égards admiratifs, +parce qu'il avait pris durant tout le dîner +des mines ennuyées et maussades, était-ce une raison +pour se réjouir des fatales petites décrépitudes +de l'âge...</p> + +<p>—Dites-moi, cher maître! fit M<sup>me</sup> Chambannes, +l'interrompant dans ce revirement d'équité... Si +nous causions de notre fameuse visite au Louvre?...</p> + +<p>Hélas! cette semaine, comme les précédentes, +on devait y renoncer, à cette «fameuse» visite, +depuis plus d'un mois chaque semaine rejetée à la +semaine suivante. Tous les jours de Zozé étaient +retenus. On se promit de fixer une date, à la leçon +prochaine. La causerie déviait vers des sujets +<span class="pagenum"><a id="Page_176"> 176</a></span> +moins graves. La tante Panhias, comme délivrée +d'un secret professionnel, s'en donnait de discourir +sur Smyrne. A onze heures, M. Raindal, par +peur de céder au sommeil, se retira. En bas, +M<sup>me</sup> Chambannes le pria d'inviter ces dames à +dîner chez elle pour le jeudi qui venait. Il remercia +chaleureusement, mais dehors il ne put maîtriser +la contrariété que lui causait cette mission difficile.</p> + +<p>—En voilà, une idée! se disait-il... Ah! oui, ce +sera commode!...</p> + +<p>Il resta trois jours reculant à risquer l'attaque, et +sitôt qu'il s'y hasarda, deux refus résolus lui coupèrent +la parole. Son front se teinta d'un afflux de +sang. Pardieu! elles s'accordaient, et leur double +refus n'était qu'une manœuvre concertée, une +sournoise manifestation de blâme.</p> + +<p>Il riposta avec hauteur:</p> + +<p>—C'est bon! A votre guise!... Cependant, je +n'entends pas être solidaire de vos fantaisies!... Et +je vous avertis: j'irai seul...</p> + +<p>Cette menace ne fut pas relevée. Il la renouvela +le jeudi matin sans davantage obtenir réponse. De +colère, il partit à trois heures, une heure plus tôt +que de coutume. Il avait endossé l'habit noir, et, +comme sa cravate de soirée apparaissait dans l'échancrure +du paletot, quelques badauds se retournaient +sur son passage. Cela accrut son mécontentement. +Il pressa le pas et arriva d'une demi-heure +en avance. M<sup>me</sup> Chambannes, par extraordinaire, +fut, inversement, d'une demi-heure en retard. Il +attendit donc une grande heure dans le fumoir, où +le jour tombait graduellement. Les domestiques +<span class="pagenum"><a id="Page_177"> 177</a></span> +avaient oublié de faire la lumière, et M. Raindal, +n'osant ni sonner ni toucher au bouton des lampes +électriques, demeura dans l'obscurité. Des pensées +amères l'assaillaient. Pourquoi cet acharnement +de Thérèse et de M<sup>me</sup> Raindal contre les Chambannes? +Que pouvaient-elles imaginer sur leur +compte? Que disaient-elles de lui, quand il était +absent? Et sa fureur s'exacerbait aux piqûres venimeuses +de ces questions.</p> + +<p>—Vous ici, cher maître, dans le noir!... Est-ce +possible?... Je suis en retard, n'est-ce pas?... Vous +me pardonnez?...</p> + +<p>En même temps que cette voix affectueuse, la +lumière jaillissait dans la pièce; et M<sup>me</sup> Chambannes +parut, un manchon à la main, la voilette +repliée au-dessus des sourcils. Son délicat petit +nez était rosé du bout par le froid du dehors—ou +peut-être par les caresses récentes. Elle réitéra ses +excuses, et jetant sur un fauteuil son collet de zibeline +et sa capote de fleurs où deux épingles vibrèrent +un instant du choc, elle déclara:</p> + +<p>—Vous savez, maître... J'ai un projet une nouvelle +combinaison... Vite, que je vous la dise!... A +cinq heures, nous sommes dérangés sans cesse... +C'est l'un, c'est l'autre qui vient, et, soit dit entre +nous, nous ne faisons rien qui vaille...</p> + +<p>M. Raindal, la figure rassérénée, approuvait d'un +sourire bénévole.</p> + +<p>—Alors, voici ma combinaison... Nous mettrions +la leçon à six heures... Nous travaillerions de six à +sept... Et vous dîneriez à la maison tous les jeudis... +Cela vous va-t-il?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_178"> 178</a></span> +M. Raindal, comme en une hallucination, croyait +apercevoir Thérèse, son sourire narquois, ses +minces lèvres pincées de dédain, quand il lui ferait +part de cet arrangement nouveau; et une +envie le prit de la défier, de se venger d'elle, de +réduire par un coup d'audace ses tacites ironies. +Il toussotait, semblait réfléchir, et enfin d'une voix +nette:</p> + +<p>—Ma foi, oui, cela me va... C'est convenu, +chère madame...</p> + +<p>Mais il ajouta par un restant de prudence:</p> + +<p>—Bien entendu, sauf contretemps, sauf empêchement +majeur!...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes eut une moue de reproche:</p> + +<p>—Oh! cher maître, c'est très mal ces conditions!... +N'êtes-vous pas libre, complètement libre?... +Pensez-vous que votre petite élève voudrait empiéter +sur vos occupations?...</p> + +<p>«Votre petite élève!...» De quel ton de gentillesse +elle avait proféré cela! M. Raindal, attendri, +s'excusa à son tour, puis excusa pareillement +ces dames. Zozé ne parut pas offensée de leur défection. +N'avait-elle pas de quoi se consoler? Une +heure de gagnée sur la leçon pour les couturières, +les visites, Gérald, et sans perdre l'amitié du +maître! Elle songeait seulement, avec simplicité:</p> + +<p>—Oh! à la fin elle nous embête, cette M<sup>lle</sup> Raindal!</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Chaque jeudi désormais, M. Raindal fut le convive +des Chambannes.</p> + +<p>Vers cinq heures il passait son frac ou une redingote, +<span class="pagenum"><a id="Page_179"> 179</a></span> +selon son gré, Zozé lui ayant laissé toute +licence de toilette. Puis il hélait un fiacre, et à six +heures il parvenait rue de Prony. Le plus souvent +il stoppait en route chez un fleuriste pour acheter +deux ou trois roses de serre, une branche d'orchidées, +des violettes énormes ou du lilas hâtif, et il +les offrait à M<sup>me</sup> Chambannes qu'il savait très +friande de fleurs rares. Elle le grondait en remerciant, +plaçait la gerbe dans un vase ou, si les +fleurs étaient menues, les gardait à la main. Et la +leçon s'engageait.</p> + +<p>Elle se réglait généralement sur des questions +que M<sup>me</sup> Chambannes posait au hasard. Le maître +répondait avec ingéniosité, rapprochant le passé +des choses contemporaines, le rabotant, l'amenuisant +aux dimensions exactes du cerveau de sa +petite élève. Zozé humait les fleurs en écoutant ou +dressait les sourcils afin de mieux marquer son +zèle.</p> + +<p>Mais peu à peu l'enseignement dégénérait en causerie. +L'Égypte, sa chronologie, ses mystères et +ses hiéroglyphes étaient relégués de côté. M<sup>me</sup> Chambannes +confiait au maître des racontars mondains, +ses amusements de la semaine, ou dépeignait le +caractère de ses principales amies. M. Raindal, +faute de détails curieux sur sa vie coutumière, remontait +aux pénibles années de sa jeunesse. Zozé +le plaignait beaucoup d'avoir tant pâti de la misère; +et elle écarquillait ses tendres yeux au récit de certaines +privations.</p> + +<p>Parfois aussi,—et avec une insistance qui ne +se lassait un jour que pour renaître l'autre,—elle +<span class="pagenum"><a id="Page_180"> 180</a></span> +réclamait de M. Raindal qu'il consentît à lui traduire +les notes de la <cite>Vie de Cléopâtre</cite>. Le maître +immanquablement s'y refusait, alléguant que s'il +accédait, M<sup>me</sup> Chambannes serait la première à +regretter sa complaisance. Au surplus, la plupart +des mots, appartenant à ce qu'on nomme la basse +latinité, étaient intraduisibles.</p> + +<p>Il éprouva une oppression quand un soir, après +le dîner, l'abbé Touronde l'entraînant à part, lui +apprit que M<sup>me</sup> Chambannes avait failli connaître +le sens des notes défendues.</p> + +<p>—Figurez-vous qu'elle me demande avant-hier +s'il existe un lexique de la basse latinité. Je +réponds: «Oui, madame, le <cite>Dictionnaire</cite> de Du +Cange...—Eh bien, mon cher abbé! soyez donc +assez aimable pour me l'acheter...» Je flaire une +tentation mauvaise, et je réplique, avec quelque +présence d'esprit, je puis le dire: «Hélas! madame, +il n'est plus en vente... Depuis quarante ans il est +épuisé...» Ensuite elle m'a avoué que c'était pour +traduire vos notes... Mais convenez que sans moi...</p> + +<p>M. Raindal serra énergiquement la main du prévoyant +ecclésiastique.</p> + +<p>Outre l'abbé Touronde, sur la recommandation +expresse du maître, M<sup>me</sup> Chambannes n'invitait, +le jeudi, que des proches, tels que l'oncle et la +tante Panhias ou le marquis de Meuze, qui avait +sollicité d'être admis à ces dîners de choix.</p> + +<p>Gérald, lui, craignant de s'ennuyer, n'y paraissait +presque plus, et Zozé se glorifiait de cette +abstention constante comme du symptôme d'une +jalousie qu'elle n'avait jamais espérée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_181"> 181</a></span> +Qui eût dit que ces entretiens organisés par un +caprice d'oisiveté, une inspiration fortuite, serviraient +un jour de représailles contre les perpétuelles +coquetteries du jeune comte! Et des représailles +sans danger, encore, qui tout au plus autorisaient +Gérald à prendre des leçons avec une vieille dame!... +En amour n'est-on pas égaux, et les droits de l'un +ne sont-ils pas calqués sur les droits de l'autre? +Zozé, du moins, y croyait fermement.</p> + +<p>Elle s'en attachait davantage à M. Raindal. C'était +comme un allié, un complice de parade, et, lorsque +des amies s'informaient devant Gérald si le flirt +avec «son vieux savant» durait toujours, elle avait +pour se défendre des sourires malicieux, des «Vous +êtes bête!», ou «Laissez-moi donc tranquille!» +qui révélaient sa joie de la coïncidence. Comme il +devait enrager, M. Raldo, comme il devait l'en aimer +plus!... Si la prudence ne l'eût empêchée, elle l'aurait +à ces instants-là, embrassé de reconnaissance.</p> + +<p>Puis l'exclusive intimité dont l'honorait M. Raindal +lui attirait chaque jour des remarques flatteuses. +Le bruit s'en répandait parmi les amis de la maison. +On en jasait. On questionnait M<sup>me</sup> Chambannes +sur les façons du maître comme sur les mœurs +d'un sauvage qu'elle aurait apprivoisé par miracle. +Beaucoup de dames jugeaient cette amitié suspecte, +cette lubie d'étudier incompréhensible, cette préférence +du maître inexplicable, et elle protestaient +que sûrement il y avait là-dessous quelque chose. +D'autres disaient de Zozé: «Elle est folle!» et +dénigraient le physique de M. Raindal. Les plus +fidèles plaidaient en invoquant l'irréprochable tendresse +<span class="pagenum"><a id="Page_182"> 182</a></span> +de la jeune femme pour Gérald. Mais devant +ces arguments Marquesse haussait les épaules +et Herschstein fredonnait une fanfare de chasse, +avec d'autant plus de scepticisme que, par deux fois +déjà, le maître avait décliné le plaisir de figurer à +leurs dîners. Bonnes aux femmes, ces histoires! +Les faits demeuraient les faits. Que les Chambannes +fussent contents d'avoir accaparé le père +Raindal, rien de plus naturel. Seulement, quant à +leur raconter que le vieux venait là pour la science, +pour l'amour de l'art, oh! non, pas à eux, Herschstein +et Marquesse! Tout ce qu'ils concédaient à la +défense, c'était de ne point spécifier la nature ou +les bornes du flirt... Et encore dans la vie, on en +voit quelquefois de si étranges! Le mieux paraissait +donc à ces hommes équitables de s'en tenir +aux hypothèses et de ne pas préciser.</p> + +<p>Mise au courant des médisances par l'intermédiaire +de M<sup>me</sup> Pums, Zozé répliqua fièrement «qu'elle +était au-dessus de ces horreurs». Elle négligeait +maintenant l'abbé Touronde, l'otage pourtant chéri +de cette société où chacun à l'envi le choyait, +comme si sa noire soutane eût été un drapeau de +garantie et de sauvegarde. Elle reportait sur +M. Raindal tous les soins délicats, toutes les prévenances +qu'elle prodiguait jadis au conciliant ecclésiastique. +Le jour anniversaire de sa naissance, elle +donna au maître une somptueuse épingle formée +d'un scarabée de turquoise avec une sertissure d'or +mat. Elle avait inventé ce cadeau autant pour +contenter M. Raindal que dans l'espoir de lui voir +quitter les minces cordonnets de soie noire qui +<span class="pagenum"><a id="Page_183"> 183</a></span> +d'habitude nouaient son col. La tentative réussit. +Le jeudi suivant, M. Raindal avait arboré un large +plastron de satin bleu sombre, que rehaussait au +centre le bleu pâle de la turquoise.</p> + +<p>—Vous avez une bien jolie cravate! remarqua +Zozé pendant le dîner.</p> + +<p>Les traits de M. Raindal se parèrent d'une expression +modeste:</p> + +<p>—Vraiment?... fit-il.</p> + +<p>D'ailleurs il ne se souciait pas d'élégance. Il +s'habillait selon les idées de son tailleur—un +petit tailleur de la rue de Vaugirard dont il était le +client depuis une trentaine d'années.</p> + +<p>—Vous avez tort! fit Zozé... Les bons faiseurs +ne reviennent pas plus cher que les mauvais... +Pourquoi n'allez-vous pas chez Blacks, le tailleur +de Georges?...</p> + +<p>Chambannes était de la même opinion. M. Panhias +se joignit à eux; et le maître vaincu fixa +rendez-vous avec Georges, afin de se commander +un vêtement chez Blacks.</p> + +<p>Le tailleur, d'abord obséquieux, quand Chambannes +lui nomma M. Raindal, de l'Institut, se fit +tranchant et sec dès qu'il s'agit de choisir l'étoffe. +Le maître déconcerté n'osa le contrecarrer. A +l'essayage, ce fut bien pis. M. Raindal ne voulait +pas de revers en soie à sa redingote. Blacks +prétendait l'y contraindre. M. Raindal, perdant +patience, se révolta. Il ne voulait pas de revers et +il n'en aurait pas. Blacks s'inclina avec une grimace +hypocrite, reconnaissant que tous les clients +ont leur goût. Seulement, lorsqu'il livra le costume +<span class="pagenum"><a id="Page_184"> 184</a></span> +et que M. Raindal ouvrit la redingote, les revers +de soie y étalaient leurs scintillants triangles.</p> + +<p>Le maître se plaignit doucement de cette impudence +auprès de ses amis Chambannes. Tous deux, +en riant très fort, donnèrent raison à Blacks; et +M. Raindal apaisé par ces rires se rallia à leur avis. +Zozé, dès lors, ne se gêna plus pour conseiller le +maître dans les questions de toilette. Il obéissait de +bon cœur à la fois dans le désir de lui plaire et +par un besoin de raffinement qui le tourmentait en +secret.</p> + +<p>Pourtant ces frais accumulés avaient obéré son +budget. Chaque semaine, en fiacres, en fleurs, en +gants, sans compter les dépenses plus grosses, telles +que la commande chez Blacks, il augmentait le +déficit. Le prix Vital-Gerbert, que l'Académie lui +avait finalement décerné, le tira d'affaire à point. +Sur les dix mille francs qu'il avait touchés, il n'en +plaça que huit mille, réservant les deux mille de +reste pour l'imprévu, pour l'argent de poche.</p> + +<p>A toute autre époque de sa vie, il aurait rougi +de frustrer ainsi sa famille. Mais le devoir est un +fardeau qu'on ne porte volontiers qu'à plusieurs. +Et M. Raindal trouvait précisément dans la conduite +des siens un prétexte à son égoïsme.</p> + +<p>Non pas que la guerre fût entamée. Loin de là, +fidèles à leur complot, les deux dames Raindal +multipliaient les concessions pour maintenir l'harmonie +comme naguère. Jamais, grâce à leurs +efforts, le ménage n'avait semblé plus exempt de +discordes. C'était à qui d'entre elles éviterait les +allusions, les contradictions, les motifs de désaccord. +<span class="pagenum"><a id="Page_185"> 185</a></span> +Le maître, de son côté, dans l'appréhension +des railleries, observait le silence sur ses dîners +hebdomadaires. On en venait à ne plus prononcer +le nom des Chambannes que par nécessité, et ces +dames en enveloppaient même les syllabes d'une +intonation légère, sympathique, comme on entoure +de ouate les objets explosifs. Lorsque M. Raindal +formulait des théories inaccoutumées sur l'utilité +publique du luxe, les dangers du puritanisme, les +avantages sociaux du plaisir, Thérèse en dissertait +avec lui sans nulle acrimonie, comme sur un sujet +de science économique qu'aucun lien n'eût relié +à leur vie actuelle. Par un surcroît de précautions +elle avait obtenu de l'oncle Cyprien qu'il renonçât +aux plaisanteries d'usage concernant M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan; +et M. Raindal cadet ne déversait plus sa +verve que dans l'oreille de son auditeur ordinaire +Schleifmann.</p> + +<p>Mais, malgré cette façade de calme et de bonne +entente, le maître ne se sentait plus chez lui en +paix, en confiance. Il se devinait épié, persiflé, +censuré tout bas ou tout haut à chacun de ses +actes, à chacune de ses paroles; et il avait peine à +contenir sa colère contre cette hostilité muette, +insaisissable, quoique toujours en éveil, qui rôdait +continuellement autour de sa personne.</p> + +<p>Tout en la redoutant, il aurait, certains jours, +souhaité une dispute ouverte, un éclat sans détours, +quelque solide et claire altercation de famille +où chacun eût crié ses griefs, défendu sa cause.</p> + +<p>Qu'on l'attaquât un peu, qu'on le questionnât +seulement, et il saurait bien se disculper! Quel +<span class="pagenum"><a id="Page_186"> 186</a></span> +mal faisait-il, après tout? Courait-il les salons +comme beaucoup de ses collègues? Avait-il profité +de l'élan de son triomphe pour forcer l'accès de +ces petites bastilles littéraires, but final de tant +d'ambitions mesquines? N'avait-il pas, au contraire, +repoussé toutes les invitations, celles de +M<sup>me</sup> Pums, de M<sup>me</sup> Herschstein, de M<sup>me</sup> de Marquesse, +voire celles de dames plus en renom qu'au +besoin il citerait? N'avait-il pas vingt fois exhorté +discrètement sa fille et sa femme à rendre chez les +Chambannes la visite qu'elles devaient? N'était-il +pas prêt à les emmener rue de Prony aussi souvent +qu'elles le désireraient? Tenait-il rigueur à +M<sup>me</sup> Raindal, comme eussent fait tant d'autres, +de toutes les déceptions et de toutes les amertumes +que sa foi inquiète avait jetées entre eux? +Jouait-il le rôle d'un mauvais mari, d'un mauvais +père, d'un homme frivole et dissipé?... Donc, +que lui reprochait-on? Pourquoi était-il obligé de +se méfier à présent des siens comme d'ennemis +déclarés,—comme de ce méprisable Saulvard, +par exemple, qui poussait la rancune de sa défaite +au point d'avoir refusé coup sur coup trois invitations +de M<sup>me</sup> Chambannes?... Et l'emmêlement de +ces soucis, joint au silence qu'il s'imposait, achevait +de lui donner en dégoût sa maison, son intérieur, +tout ce qui avait été pour lui jusque-là le +bonheur et la quiétude.</p> + +<p>A force de se démontrer son innocence, des +doutes, par instants, le gagnaient. Il se demandait +si réellement peut-être son amitié avec la +jeune M<sup>me</sup> Chambannes n'était point de nature à +<span class="pagenum"><a id="Page_187"> 187</a></span> +lui causer du préjudice dans les milieux savants, si +peut-être il n'eût pas été plus convenable d'espacer +ses visites, si tant de régularité ne prêterait pas à +la malveillance. Mais sur-le-champ une rébellion, +qu'il attribuait à l'orgueil, le faisait sourire de tels +scrupules. Il puisait dans ces réflexions une énergie +nouvelle à suivre son penchant. Toute la semaine +durant, il ne manquait aucune occasion de flétrir, +à table ou ailleurs, les ridicules de la pédanterie, +l'hypocrisie des gens austères, une foule de travers +et de personnages anonymes auxquels M<sup>me</sup> Raindal, +Thérèse, l'oncle Cyprien eussent pu, sans +invraisemblance, surajouter leur nom. Puis le +jeudi d'après, c'était avec un fracas de provocation, +une allure quasi-belliqueuse qu'il accomplissait son +départ, en tapant une à une toutes les portes.</p> + +<p>Il arrivait chez M<sup>me</sup> Chambannes; et, dès le vestibule, +dans le tiède parfum d'encens qui le caressait +comme un premier salut de bienvenue, son ressentiment +tombait. Ici tout le monde lui souriait, +s'empressait à le satisfaire, depuis Firmin, le +domestique qui le débarrassait de son paletot en +l'interrogeant affectueusement sur sa santé du jour +jusqu'à l'abbé Touronde, jusqu'à la tante Panhias, +jusqu'à ce nonchalant Chambannes lui-même! En +haut, Zozé marchait à sa rencontre, lui tendant +une main à baiser. Et pendant quatre bonnes +heures, M. Raindal oubliait ses contrariétés, ses +déboires familiaux, les petites appréhensions de +la semaine. Il ne s'en souvenait qu'au moment +de partir. Alors, quand onze heures sonnaient, il +avait une impression de mélancolie, de plaisir terminé, +<span class="pagenum"><a id="Page_188"> 188</a></span> +comme un collégien que la rentrée appelle.</p> + +<p>Zozé l'accompagnait dans le vestibule, veillait à +ce qu'il se couvrît bien, lui recommandait de ne +pas se refroidir, et, comme on atteignait la fin de +l'hiver, elle murmurait à son mari, la porte une fois +close:</p> + +<p>—Pauvre vieux!... C'est tout de même une fière +trotte à son âge... Je ne suis pas fâchée que le +printemps recommence!</p> + +<p>Si le temps était favorable, M. Raindal revenait +à pied, par exercice d'hygiène.</p> + +<p>La route lui semblait longue, mais, à mesure +qu'il approchait de la rue Notre-Dame-des-Champs +il ralentissait le pas, sa démarche se faisait plus +irrégulière. On eût dit qu'il voulait retarder l'instant +de rentrer chez lui.</p> + +<p>Enfin, il gravissait son escalier, dont les marches +cirées se dérobaient sous ses semelles. Un froid de +cave s'élevait des murailles à marbrures peintes où +la bougie projetait une ombre gigantesque. M. Raindal +ouvrait sa porte. Une odeur de cuisine et d'encaustique +le saisissait à la gorge. Il traversait sur +la pointe des pieds le petit appartement, et la +doublure soyeuse de sa redingote bruissait le long +de ses jambes comme un dernier écho des élégances +qu'il venait de quitter. La médiocrité du +logis ne lui en était que plus sensible. Quelle +pauvreté de meubles, quel manque de confortable +après les luxes, les aises et les délicatesses de +toute sorte qui abondaient rue de Prony! M. Raindal +exhalait un soupir de tristesse, puis se glissait +dans son lit auprès de M<sup>me</sup> Raindal qui ronflait imperturbablement +<span class="pagenum"><a id="Page_189"> 189</a></span> +dans un lit parallèle... Souvent +il restait sans éteindre à rêvasser, à se remémorer +la soirée: et sa nostalgie se dissipait en revivant +ces souvenirs.</p> + +<p>Elle ressuscitait le lendemain à la vue de Thérèse, +dans son grossier accoutrement du matin, +avec cette vulgaire robe de chambre en bure, si +différente des chatoyants peignoirs de M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>Ah! M. Raindal s'expliquait la sévérité de la +jeune fille envers sa petite élève. L'envie, hélas! +évidemment, l'envie! La jalousie incapable de +discerner autre chose dans M<sup>me</sup> Chambannes que +ses lacunes de savoir, ses défauts intellectuels, +comme si l'érudition était tout en une femme, +comme si la beauté, l'élégance, l'art de séduire, +ne comptaient pas aussi parmi les dons précieux, +les facultés puissantes! Et dans l'exaltation de sa +découverte, au lieu d'en vouloir à sa fille de cette +disgrâce physique qui depuis quelque temps, malgré +lui, l'indisposait contre elle, il se sentait pris soudain +d'un élan de compassion. Il courait à Thérèse, +il l'embrassait fougueusement au front. Elle lui +rendait le baiser sur la joue avec un effort de tendresse. +Mais son corps cambré en arrière démentait +aussitôt la simagrée de sa bouche. Entre eux un +immatériel sortilège passait qui s'opposait aux +épanchements de jadis, aux confidences, à cette +solidarité de confrères qui durant tant d'années les +avaient unis...</p> + +<p>Ils retournaient au travail, déçus de leur impuissance +à se joindre de nouveau, aigris mutuellement +<span class="pagenum"><a id="Page_190"> 190</a></span> +par leur tentative avortée, se maudissant +pour les torts dont chacun croyait l'autre coupable. +Et la semaine reprenait dans cette paix chargée de +brouille.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Par une précoce soirée de mars, aussi douce +qu'une nuit d'été, M. Raindal, en revenant de chez +les Chambannes, aperçut une lumière dans la +chambre de sa fille.</p> + +<p>Inquiet, car l'heure était avancée, il frappa et +entra presque simultanément.</p> + +<p>A demi étendue sur les draps défaits de son lit, +Thérèse, tout habillée, sanglotait, la tête contre +l'oreiller.</p> + +<p>M. Raindal se précipita pour la relever. Mais +d'elle-même elle s'était redressée et vivement elle +essuyait ses yeux. Il demanda, sans cesser de la +tenir dans ses bras:</p> + +<p>—Qu'est-ce que tu as, fillette?... Tu pleures?... +Tu as du chagrin?...</p> + +<p>Elle se dégagea d'un brusque mouvement d'épaules:</p> + +<p>—Non, père! Merci... Ce n'est rien... Laisse-moi... +je t'en prie...</p> + +<p>—Alors, tu n'as pas besoin de moi? murmurait +M. Raindal interloqué.</p> + +<p>—Non, non, je t'assure... Va-t'en... Je te dis +que ce n'est rien... Ce sont les nerfs!...</p> + +<p>Il n'osa insister, par peur de l'exaspérer, et il se +retira en refermant la porte avec un soin méticuleux, +comme s'il eût quitté la chambre d'un malade.</p> + +<p>Les nerfs!... Hum!... Excuse de femme, voile +<span class="pagenum"><a id="Page_191"> 191</a></span> +de maladie dont toutes elles recouvrent le secret +de leurs colères. Qu'est-ce que Thérèse pouvait +avoir? Qui lui causait une peine aussi violente? +Un remords insinuait: «Si c'était toi, pourtant, +tes sorties du jeudi, ton obstination!» Et M. Raindal +se promit d'en savoir le fin mot, d'interroger +Thérèse dès le lendemain matin.</p> + +<p>Mais le lendemain s'écoula sans qu'il eût donné +suite à son hardi projet. Elle n'y pensait plus. +Pourquoi la tourmenter de questions, la pauvre +enfant? Et puis, au fait, peut-être elle n'avait pas +menti. C'étaient peut-être bien les nerfs, en +somme!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_192"> 192</a></span></p> + +<h2>X</h2> + +<p>Les nerfs, cette sorte de «nerfs», elle en souffrait +déjà depuis une semaine, M<sup>lle</sup> Raindal, ainsi +que chaque année à l'approche de la saison nouvelle.</p> + +<p>Le soir, quand une tiède bouffée traversait l'air +glacé comme l'haleine du printemps en marche, +sa gravité coutumière tournait à la mélancolie; +et elle attendait l'inévitable épreuve, dont ce souffle +pervers lui annonçait le retour.</p> + +<p>L'universelle magie qui bouleverse alors tous les +êtres la frappait avec une particulière rigueur. Rien +ne pouvait la garantir, ni son savoir, ni sa raison, +ni sa virile volonté. Elle succombait sous un alanguissement +de désirs sans but, qui par leur confusion +même laissaient un champ immense aux rêves +de sa chasteté subitement insurgée. Elle passait +tour à tour des élans de tendresse les plus puérils +aux imaginations les plus chimériques. Des larmes +d'émotion humectaient ses paupières, ou tout à +coup elle fondait en sanglots; et pour le parfum +d'une fleur, un orgue qui jouait en bas, un mendiant +qui chantait dans la rue une romance surannée, +<span class="pagenum"><a id="Page_193"> 193</a></span> +elle sentait son cœur se gonfler de tristesse, +avec des envies machinales d'appuyer sa tête sur +l'épaule robuste de quelqu'un.</p> + +<p>C'était dans ces instants de faiblesse qu'elle +éprouvait le plus de haine contre M<sup>me</sup> Chambannes, +et contre son père le plus d'intolérance. Leur +conduite à tous deux lui semblait plus révoltante, +plus absurde, plus dérisoire que de coutume, et +elle se consolait à prendre pour du mépris l'envie +que lui inspirait leur bonheur d'être ensemble.</p> + +<p>Puis, le sentiment aigu de sa laideur et de son +isolement l'entraînait à des souhaits tous irréalisables.</p> + +<p>Ah! être belle, ou plutôt simplement être une +de ces créatures séduisantes que quelques hommes +se disputent et qui peuvent choisir! Être femme, +en un mot, surexciter des convoitises, repousser +des assauts, mener la vie guerrière de son sexe +au lieu de s'étioler dans une existence factice, +parmi des besognes neutres et des amusements +d'érudit!</p> + +<p>Mais comment changer, sans le charme nécessaire? +Comment essayer de plaire avec ces mains +osseuses, ces yeux décolorés, cette bouche amincie, +qui n'avaient plu qu'une fois et pas au delà de +huit jours?</p> + +<p>Elle en arrivait dans son découragement à jalouser +les filles qu'elle voyait passer sur le boulevard +Saint-Michel, les grisettes. A certains moments, +pour partager leurs joies, elle eût de bon gré tout +donné, sa science, son honneur et l'honneur des +siens. Elle se rappelait aussi des femmes illustres +<span class="pagenum"><a id="Page_194"> 194</a></span> +par leur esprit mais qui, trop laides pour qu'on les +aimât, n'avaient pas reculé devant les débauches +clandestines; et elle relisait en cachette, avec des +frissons sensuels, les historiens de scandales où +ces faits étaient relatés. Parfois en revenant chez +elle au crépuscule, elle entendait un pas d'homme +qui la suivait. Qu'allait-il faire? L'accosterait-il? +Elle en avait presque l'espoir, quoique sûre de se +bien défendre... Un soir, rue de Rennes, elle osa +se retourner: elle aperçut un vieux monsieur de +l'âge de M. Raindal qui lui souriait avec des grimaces +de connivence.</p> + +<p>Elle s'enfuit d'un pas trébuchant, chassée par +la rage, la déception, le dégoût d'elle-même.</p> + +<p>Elle ne retrouvait de quiétude que, la journée +achevée, quand, la bougie éteinte, elle se glissait +entre les draps. Il n'y avait pas pour elle d'instant +plus savoureux. Étendue sur le dos, elle laissait +monter doucement la marée du sommeil. Ses +membres se paralysaient, ses pensées s'emmêlaient, +elle avait la sensation que son corps l'abandonnait; +et la nuit sans reflets favorisait ce rassurant mirage. +A ne plus se voir laide, M<sup>lle</sup> Raindal gagnait +de l'audace. Son âme enfin libérée et, comme nue, +s'élançait bravement en oraisons d'amour. Qui invoquait-elle +donc par ces adorations? Albârt? Un +autre?... Le sommeil l'emportait avant qu'elle +précisât, et durant des heures ensuite, elle s'étirait +haletante parmi des songes bizarres qu'elle +avait oubliés le lendemain au réveil.</p> + +<p>Mais à la plénitude enfiévrée de ses nuits elle +mesurait le néant de ses jours. Toute la matinée, +<span class="pagenum"><a id="Page_195"> 195</a></span> +des anxiétés de valétudinaire la torturaient. Quand +cela finirait-il? En était-ce fait pour toujours de la +vaillance de son cœur, de sa raison, de son esprit? +Ou le chagrin, comme tant de fois, s'userait-il peu +à peu de lui-même, faute de remèdes et de soulagement?... +Ces questions l'affolaient d'angoisse. +Elle étreignait entre ses bras son oreiller, et ses +lèvres s'écrasaient contre, pour qu'à travers la +porte on ne l'entendit pas gémir...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Une après-midi, à la Bibliothèque nationale, elle +feuilletait debout devant un pupitre de chêne les +énormes in-folio du <i lang="la" xml:lang="la">Corpus inscriptionum ægyptiacarum</i>, +quand tout à coup une ombre passa sur +les pages du livre. Elle redressa la tête et reconnut +Bœrzell, le prétendant évincé, le jeune assyriologue +de la soirée Saulvard. Accoudé en face +d'elle à l'autre pente du pupitre, il la saluait en +souriant:</p> + +<p>—Bonjour, mademoiselle! fit-il avec un clignement +de ses yeux affectueux derrière le cristal du +binocle. Heu! heu! Il me semble que vous avez +des lectures bien frivoles!...</p> + +<p>—N'est-ce pas? fit Thérèse, lui rendant son +sourire... Mais ce n'est rien encore après de ce que +j'ai demandé...</p> + +<p>—Quoi donc?</p> + +<p>Elle énuméra les titres des livres qu'elle attendait. +Bœrzell feignait de s'indigner, criait au vol, +à l'usurpation. Si les femmes maintenant s'ingéraient +dans de pareilles études! Et ils demeurèrent +quelques minutes à causer dans cette pose d'idylle, +<span class="pagenum"><a id="Page_196"> 196</a></span> +par-dessus le pupitre qui leur tenait lieu de barrière +fleurie.</p> + +<p>Enfin Thérèse s'écria:</p> + +<p>—Allons, monsieur, au revoir... Voilà qu'on +m'apporte mes volumes... Ce n'est plus le moment +de bavarder... Je retourne à ma place...</p> + +<p>Bœrzell s'inclinait, un gros in-octavo sous le +bras:</p> + +<p>—A bientôt, mademoiselle, j'espère...</p> + +<p>—A bientôt, monsieur...</p> + +<p>Instinctivement, elle le regarda s'éloigner, entre +les rangées de liseurs courbés à leur tâche.</p> + +<p>Sans savoir comment, elle le trouvait moins +gauche qu'au bal, moins déplaisant, transfiguré.</p> + +<p>Il s'avançait d'un air placide, décochant de-ci +de-là un bonjour, s'arrêtant pour une poignée de +main, s'attardant à un bref colloque, et dans cette +atmosphère propice, sa chevelure en broussaille, +sa barbe mal taillée, sa redingote luisante, sa +silhouette négligée de combattant de l'idée, tous +ses désavantages mêmes le servaient. Il bénéficiait +de cette beauté passagère que donnent l'aisance et +l'autorité dans un milieu approprié. Il était beau +comme un chef de bureau dans son cabinet de +ministère, beau comme un adjudant à la porte d'une +caserne.</p> + +<p>—Peuh! le pauvre diable n'est pas si mal, murmura +Thérèse en regagnant sa place.</p> + +<p>Puis elle se mit à la besogne et l'oublia complètement. +Mais comme, à la sortie, elle s'approchait +du vestiaire, la voix de Bœrzell retentit encore au-dessus +de son épaule.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_197"> 197</a></span> +—Oui, c'est moi, mademoiselle!...Me permettez-vous +de vous accompagner?... Je crois que nous +sommes voisins... Moi, j'habite le haut de la rue de +Rennes...</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Raindal hésitait. Non pas que la convenance +de l'offre l'inquiétât. Elle dédaignait depuis longtemps +les petits préjugés sur les cas de ce genre; +car les vieilles filles sont comme des souveraines +déchues qui, le pouvoir une fois perdu, s'affranchissent +de l'étiquette. Par contre, elle supputait +si jusqu'à la rue de Rennes la société de Bœrzell +l'ennuierait.</p> + +<p>Enfin elle prononça:</p> + +<p>—Eh bien! soit!... Je ne demande pas mieux... +Faisons route ensemble...</p> + +<p>Dehors il bruinait. La chaussée était grasse, et +dans l'étroite rue Richelieu les chevaux glissaient, +trottant de biais comme si un grand vent leur eût +cintré la croupe. Quelques passants ouvraient leur +parapluie. Bœrzell les imita pour abriter Thérèse. +A chaque pas, il recevait des chocs et la pointe des +baleines burinait à rebrousse-poil des raies dans +la soie de son chapeau. Ou bien une poussée de +gens les séparait. Thérèse se retournait, l'œil à la +recherche du jeune savant, et elle distinguait Bœrzell +qui lui souriait par-dessus les têtes, agitant en +signal son parapluie dressé à bout de bras.</p> + +<p>Ils ne commencèrent à causer avec suite qu'après +qu'ils eurent franchi le guichet du Carrousel.</p> + +<p>Et, comme le premier soir, au bal, la causerie +aussitôt prit le tour professionnel. Seulement, c'était +<span class="pagenum"><a id="Page_198"> 198</a></span> +Bœrzell qui menait le jeu. Il avait orienté l'entretien +vers les notoriétés de la science; et au sujet +de chacune, insidieusement, il formulait son opinion. +Elle se trouvait être le plus souvent narquoise +et irrespectueuse. Il retirait d'un mot l'éloge qu'il +avait donné de l'autre, mêlait les réserves aux +louanges, les piqûres aux caresses; et sa voix +même, pateline autant qu'habile, les sourires des +lèvres ou des cils dont il corrigeait chaque parole +trop acerbe, ses expressions, ses modèles de phrases, +tout en lui paraissait d'un vieux maître orgueilleux, +avec la verve de la jeunesse en plus.</p> + +<p>Thérèse, de temps en temps, ne pouvait se retenir +de l'examiner. Ah ça! le soir du bal, avait-il, par +calcul, dissimulé sa force, feint la timidité pour +séduire sans effaroucher? Avait-il voulu la flatter +dans son amour-propre de savante en se laissant +battre et dominer par elle? Ou avait-il été troublé +par l'entourage?</p> + +<p>Quoi qu'il en fût, elle s'amusait. Il n'était pas +sot ce garçon, ni médiocre, ni servile. Et elle ne +s'aperçut pas, tellement elle écoutait, qu'ils avaient +traversé la Seine.</p> + +<p>Ils montaient la rue des Saints-Pères, où, dans +l'enchevêtrement des voitures, les cochers s'entr'invectivaient. +Par moments un omnibus vacillait +avec fracas contre le grès du trottoir que les roues +éraflaient en tremblant. M<sup>lle</sup> Raindal et Bœrzell se +serraient contre une boutique proche. Puis la terrible +machine passée, ils reprenaient leur marche. +A présent Bœrzell interrogeait, s'informait des travaux +de la jeune fille, et M<sup>lle</sup> Raindal le renseignait +<span class="pagenum"><a id="Page_199"> 199</a></span> +avec complaisance, retraçait l'emploi de ses heures, +le règlement de ses études.</p> + +<p>Mais, comme ils tournaient l'angle du boulevard +Saint-Germain, Bœrzell soudain eut un soupir:</p> + +<p>—C'est dommage!... murmura-t-il.</p> + +<p>—Quoi donc? fit Thérèse.</p> + +<p>Il refermait son parapluie, la bruine ayant +cessé.</p> + +<p>—Rien, mademoiselle... Ou plutôt, si... C'est +dommage que je ne vous plaise pas plus... Oh! +même sans votre silence d'après, je m'en étais bien +douté à la soirée Saulvard... J'ai bien vu cela à +vos yeux quand vous êtes partie... Et cependant, +vous me croirez si voulez, plus je cause avec vous, +mademoiselle, plus je me convaincs que nous +aurions fait un excellent ménage...</p> + +<p>Thérèse, à l'imprévu de cette déclaration, ne put +réprimer un petit éclat de rire:</p> + +<p>—Nous? dit-elle.</p> + +<p>—Oui, nous, parfaitement, nous!... poursuivait +Bœrzell, avec un avancement bougon des lèvres +qui ajoutait quelque chose de puéril à sa figure +d'enfant barbu... Inutile, n'est-ce pas? entre gens +de notre espèce, de jouer la comédie... On nous +présentait l'un à l'autre afin de nous marier. Or +supposez, mademoiselle, que je vous aie plu, à ce +bal...</p> + +<p>Il s'arrêta pour la regarder:</p> + +<p>—Et vous comprenez bien ce que signifie ce +mot «plaire». Pardieu, je n'espérais pas que vous +alliez du coup tomber amoureuse de moi... Non... +Ainsi, vous, vous me plaisiez: c'est-à-dire que vous +<span class="pagenum"><a id="Page_200"> 200</a></span> +m'inspiriez une profonde sympathie... Je pensais: +«Voici une personne de valeur, une forte intelligence, +une femme comme il m'en faudrait une, la +compagne et l'amie à qui je pourrais me confier, +demander conseil, sans craindre de me heurter à de +la niaiserie ou à de l'indifférence...» Eh bien! +supposez que vous eussiez pensé de même sur mon +compte, cela suffisait... Nous nous épousions et +j'étais heureux!</p> + +<p>Thérèse demeurait muette.</p> + +<p>—Mais voilà! reprit Bœrzell d'un ton grognard... +Vous ne l'avez pas pensé... Je ne vous plais pas +assez... Ou, pour être plus exact, je vous déplais +trop... Seulement, toute fatuité mise à part, permettez-moi +de vous dire que cela m'étonne... +Intellectuellement, si j'en juge par nos deux entretiens, +nous nous entendrions à merveille... Nous +avons sur les gens, sur les choses, à peu près les +mêmes opinions... Notre vie à chacun est dirigée +dans le même sens, occupée par des travaux analogues... +Nos goûts et nos aptitudes sont d'accord... +Reste le physique! Évidemment, c'est par là que +je vous déplais, et c'est justement cette faiblesse +de jugement qui me surprend chez vous... Ah! si +vous étiez une de ces petites coquettes, une de ces +petites écervelées, une de ces petites poupées mondaines...</p> + +<p>—Pourtant, monsieur!... protestait Thérèse avec +un sourire.</p> + +<p>Bœrzell lui coupa la parole, et, s'excitant graduellement:</p> + +<p>—Je vous en prie, mademoiselle, laissez-moi +<span class="pagenum"><a id="Page_201"> 201</a></span> +finir... Si, dis-je, vous étiez une de ces petites +mondaines sans culture, sans élévation de caractère, +et bourrée de préjugés, comme une oie de +marrons, je ne m'étonnerais pas... Je me connais, +allez!... Je sais bien mes défauts et tout ce qui me +manque pour plaire à une petite femme de cette +catégorie... Mais que vous, une personne de votre +qualité, vous envisagiez le mariage comme ces +demoiselles-là, que le mariage pour vous ce soit le +coup de foudre, le cœur bouleversé, la passion irrésistible, +le beau monsieur à moustaches et tout le +tralala des romances, je vous assure, je n'en reviens +pas! Et, quand je songe que très probablement +nous sommes créés l'un pour l'autre, quand je +songe que par extraordinaire nous nous sommes +rencontrés, que nous pourrions faire ensemble un +mariage intelligent, sensé, clairvoyant, et que nous +ne le faisons pas, tenez, cela me mettrait presque +en colère!...</p> + +<p>Il tapait le bitume du bout de son parapluie.</p> + +<p>—Vous avez fini? questionna Thérèse d'un ton +de sollicitude.</p> + +<p>—Oui, mademoiselle! fit-il distraitement.</p> + +<p>Et sur-le-champ, se dédisant:</p> + +<p>—Il n'y aurait qu'un cas, toutefois, où votre +répugnance me paraîtrait logique, justifiée, digne +de vous, quoi!... Ce serait si, par hasard, vous en +aimiez un autre...</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Raindal subitement s'était assombrie. Le +seigneur de sa vie resurgissait: Albârt, avec son +insolente prestance, ses grands yeux de cheval, ses +lèvres ironiques. Thérèse inspecta le jeune savant +<span class="pagenum"><a id="Page_202"> 202</a></span> +d'un regard dédaigneux, puis, la voix assourdie de +tristesse:</p> + +<p>—Je n'aime personne, monsieur!... Ou, si vous +préférez, j'aime un souvenir...</p> + +<p>—Un souvenir! bredouillait Bœrzell décontenancé... +Ah! bon, bon... C'est différent... je vous +demande pardon, mademoiselle...</p> + +<p>Mais avec son chapeau rebroussé et ses grosses +lèvres de triton, ramenées en boule, il avait un air +si déçu, si contrarié, si enfantin, que, malgré la +gravité de l'instant, Thérèse dut se contraindre +pour ne pas sourire.</p> + +<p>—Vous voyez, cher monsieur! reprit-elle cordialement... +Vous vous mépreniez, sinon sur mes +intentions, du moins sur le fond de mes sentiments... +Et la preuve que j'ai du plaisir dans +votre société, c'est que, si vous voulez bien, de +temps à autre, venir nous rendre visite, le dimanche, +en confrère, en ami, n'est-ce pas? j'en serai +tout à fait ravie...</p> + +<p>—Je vous remercie, mademoiselle, fit Bœrzell +sans élan... Certainement, je viendrai le dimanche... +Ah! comme il est fâcheux, tout de même, +que vous ayez sur le mariage des idées tellement... +ne vous offensez pas... les idées reçues, les idées +de tout le monde!... Le cœur, l'amour, c'est beaucoup, +je ne dis pas... Mais il n'y a pas que cela +dans l'existence!... Outre l'amour, il existe des +sentiments d'affinité, de sympathie, de considération +réciproque, qui peuvent établir des liens très +solides entre deux êtres un peu indépendants et +supérieurs...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_203"> 203</a></span> +Puis, comme Thérèse se rembrunissait:</p> + +<p>—Enfin, je ne veux pas vous importuner davantage, +mademoiselle... Ce serait mal reconnaître +votre aimable invitation... Alors, si vous m'y autorisez, +à dimanche!...</p> + +<p>—A dimanche!...</p> + +<p>Thérèse s'engageait dans la rue Notre-Dame-des-Champs. +Une voix essoufflée la rappela:</p> + +<p>—Encore moi, mademoiselle! fit Bœrzell qui la +rattrapait... Un dernier mot que j'oubliais... Il se +pourrait que dans mes paroles vous eussiez soupçonné +une arrière-pensée d'intérêt...</p> + +<p>Thérèse faisait de la main un geste de dénégation.</p> + +<p>—N'importe! riposta Bœrzell... Pour rien au +monde je ne voudrais être confondu avec ces jeunes +messieurs qui courent le beau mariage, le mariage +utile... Et, du reste, consultez M. Raindal... +Il vous apprendra lui-même que dès à présent +ma vie scientifique est, selon l'expression d'usage, +tracée au cordeau... Mes maîtres m'aiment et me +soutiennent... Mes concurrents sont peu nombreux +et n'ont pour la plupart qu'un mérite de second +ordre... Des Hautes Etudes je passerai donc fatalement +à la Sorbonne ou au Collège de France, et +de là j'entrerai, j'espère, à l'Institut... Calculez +d'après ces données, mademoiselle... Un mariage +avec vous n'aurait certes pas été de nature à me +nuire... Cependant, sans ce mariage, au bonheur +près, ma carrière sera pareille... Voilà ce que je +désirais vous dire... Convenez que pour notre amitié +future ces détails avaient bien leur petite importance!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_204"> 204</a></span> +—Ils en auraient eu peut-être si j'avais douté +de vous...</p> + +<p>—Heu! fit sceptiquement le jeune savant... +Vous dites cela... Vous êtes polie... N'empêche +que dans ces matières on n'est jamais trop circonspect... +Mais, je vous retarde, excusez-moi... A +dimanche, mademoiselle...</p> + +<p>—Entendu! fit Thérèse sur un ton déjà camarade.</p> + +<p>Lorsqu'elle pénétra dans le cabinet de travail, +où M. Raindal causait avec l'oncle Cyprien, celui-ci +l'accueillit d'une bordée de compliments:</p> + +<p>—Pristi! Mon neveu!... Comme nous avons +une belle mine! Et des yeux brillants!... De la +gaieté plein la figure! Je jurerais que tu ne viens +pas précisément de t'ennuyer!</p> + +<p>—Effectivement! approuva M. Raindal avec +timidité.</p> + +<p>—Bah! C'est possible, répliqua Thérèse... +Devinez qui j'ai rencontré? Le petit Bœrzell, tu +te souviens, père? l'aspirant fiancé de chez les +Saulvard... Un garçon bien étrange, avec toute +une série de théories, de systèmes dont je ris +encore... Bref, je l'ai invité à nous rendre visite... +Et il viendra sans doute dimanche!...</p> + +<p>—Tu as fort bien fait, fillette! affirma M. Raindal +autant pour se concilier Thérèse que par une +manie qu'il avait de louanger ses inférieurs... +M. Bœrzell est un jeune homme d'un rare avenir... +Tout le monde, à l'Académie, le tient en haute +estime... Et pas plus tard qu'hier, qui donc me +disait à son sujet...?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_205"> 205</a></span> +—Mais toi-même, mon oncle, interrompit Thérèse, +à mon tour de t'interroger! Peux-tu me dire +un peu ce que tu fais ici, en semaine, un mercredi, +à l'heure sacrée de l'apéritif?...</p> + +<p>—D'abord, objecta M. Raindal cadet, il n'est +que cinq heures et demie... L'apéritif dure normalement +jusqu'à sept heures et demie... Il me +reste donc devant moi, mademoiselle, deux bonnes +grandes heures, s'il vous plaît... Maintenant, pourquoi +je suis ici? Hé! cela t'intrigue, mon neveu!... +Pour demander à ton père de me mener chez +M<sup>me</sup> Chambannes...</p> + +<p>Thérèse se mordit les lèvres, où montait un sourire.</p> + +<p>—Oui, reprit l'oncle Cyprien, en frottant son +crâne ras. Une idée que j'ai eue comme ça, une +curiosité....</p> + +<p>—Et je disais à ton oncle, continua vivement +M. Raindal, sans regarder Thérèse, que j'étais tout +disposé à l'y mener le jour où il voudrait...</p> + +<p>—Pourquoi pas demain jeudi? fit l'oncle Cyprien.</p> + +<p>M. Raindal poussait un soupir qu'il déguisa en +ricanement:</p> + +<p>—Hé! hé! demain, c'est un peu tôt... Il faut +bien que j'aie le temps de prévenir M<sup>me</sup> Chambannes... +D'autant plus qu'hier soir son mari est +parti en voyage...</p> + +<p>—Ah!... En voyage!... Et où cela? fit l'oncle +Cyprien.</p> + +<p>—En Bosnie, je crois.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_206"> 206</a></span> +—En Bosnie!... Ah! vraiment, en Bosnie! +répétait M. Raindal cadet pour noter en sa tête +cette particularité ou pour y découvrir un indice à +charge.</p> + +<p>Et d'un ton résolu:</p> + +<p>—Eh bien, écris-lui tout de suite, à M<sup>me</sup> Chambannes... +Deux lignes, deux simples lignes... Je +jetterai ta lettre à la boite en m'en allant... Elle +l'aura demain matin, au réveil, et, si elle ne veut +pas de moi...</p> + +<p>—Soit! soit! fit froidement M. Raindal qui saisissait +son porte-plume.</p> + +<p>Mais avant de tracer le premier mot, il ajouta:</p> + +<p>—Par exemple, je t'avertis loyalement... Tu +verras peut-être chez M<sup>me</sup> Chambannes des personnes +qui ne seront pas de ton goût...</p> + +<p>—Et qui donc?</p> + +<p>—Je ne sais pas au juste... Voyons, il y aura +peut-être un abbé, l'abbé Touronde, un des amis +de la maison...</p> + +<p>A cette révélation, l'oncle Cyprien s'oublia. Comment! +M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan avait un abbé, un curé, +un ensoutané! Non, celle-là était par trop bonne! +Quelles mœurs! Quel siècle! Quel gâchis! Et +l'oncle Cyprien s'en tenait les côtes.</p> + +<p>Il ne se calma que sur un regard sévère de Thérèse +qui le rappelait à ses engagements.</p> + +<p>—Je ris, déclara-t-il, je ris parce que... tu comprends...</p> + +<p>Puis, renonçant à s'expliquer:</p> + +<p>—Je ris sans méchanceté... Et tu peux compter +<span class="pagenum"><a id="Page_207"> 207</a></span> +que si je me rencontre avec l'abbé Tour... Tour +quoi?—baste! peu importe!—je serai très convenable... +des plus convenables... Va, écris, mon +ami!...</p> + +<p>Thérèse était à bout de forces. Le fou rire la +gagnait. Elle sortit sous prétexte de chercher une +brochure, et, arrivée à sa chambrette, elle se +laissa choir dans son fauteuil en s'esclaffant.</p> + +<p>—Ce malheureux papa!... Quelle tête piteuse! +Et l'oncle, qui veut en être aussi maintenant!... +Ah! la vie est bien drôle!</p> + +<p>Elle se sentait d'humeur à plaisanter, à trouver +tout cocasse, grotesque, et au fond elle avait l'impression +d'être enfin guérie, délivrée de sa crise. +Spontanément elle éprouva un élan de gratitude +pour Bœrzell. Le brave garçon, n'était-ce pas à lui +qu'elle devait un peu ce miracle? Ne l'avait-il pas +consolée, distraite, comme un enfant qui pleure, +avec le miroitement de sa thèse conjugale, la bizarrerie +de ses discours, la chaleur tenace de sa voix? +Sans lui, sans ce comique raisonnable qui émanait +de sa personne, et survivait à leur causerie, ne serait-elle +pas encore à se débattre sérieusement contre +la fièvre du mal, à s'épuiser dans le grave cauchemar +de ses désirs inassouvis? Aurait-elle même pu +s'amuser des ambitions mondaines de l'oncle, ou +de sa malice sournoise, ou de quoi que ce fût? +Pauvre Bœrzell! Jamais elle ne parviendrait à +l'exaucer, à surmonter la répulsion que lui suggérait +cette figure de vieux collégien à barbe. Mais qui +sait s'il ne l'aiderait pas aux moments de détresse, +s'il ne deviendrait pas un ami, un camarade fidèle +<span class="pagenum"><a id="Page_208"> 208</a></span> +qui ferait sa solitude moins morne, moins abandonnée?</p> + +<p>Elle marchait à travers la pièce, en s'exaltant à +ces espoirs, et Brigitte dut frapper deux fois pour +lui annoncer que l'on servait.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_209"> 209</a></span></p> + +<h2>XI</h2> + +<p>—Son frère... le frère de M. Raindal!... murmurait +songeusement M<sup>me</sup> Chambannes, accoudée +au bord de son lit devant le cadre moelleux que +formaient autour de ses boucles éparses les dentelles +de l'oreiller.</p> + +<p>Elle amena d'une main distraite le restant du +courrier. Il y avait un prospectus de parfumerie, +une note de modiste qu'elle rejeta avec dégoût, +deux journaux et au-dessus une carte postale +fermée: une drôle de carte, l'adresse écrite en +gauches capitales qui titubaient l'une sur l'autre, +un louche aspect de lettre anonyme! Zozé la déchira +lentement. Des faiblesses vibraient le long de ses +bras, et elle lut, tracées dans le même caractère, +ces lignes qui emplissaient l'espace du carton gris:</p> + +<p class="blockquote"> +SI VOUS N'AVEZ RIEN DE MIEUX A FAIRE, PASSEZ UN +MATIN, VERS ONZE HEURES, RUE GODOT-DE-MAUROI, AUX +ENVIRONS DU DOUZE BIS. VOUS Y CONSTATEREZ UNE FOIS +DE PLUS QUE LES AMIS DE NOS AMIES SONT NOS AMIS.</p> + +<p>Elle se renversa en arrière, sans un doute, sans +un espoir, la main à la poitrine, avec un geste de +<span class="pagenum"><a id="Page_210"> 210</a></span> +blessée. Elle demeurait d'abord immobile, les paupières +closes, puis, indistinctement elle se mit à +balbutier:</p> + +<p>—Oh!... oh!... oh! mon Dieu!... Les méchants!... +L'atroce méchanceté!...</p> + +<p>Elle éprouvait au cœur une sensation cuisante; +et c'était à chaque question qu'elle inventait, à +chaque hypothèse, comme une nouvelle brûlure +qui aurait agrandi la plaie.</p> + +<p>Sûrement on dénonçait Gérald. Mais la femme, +la gredine, la traîtresse inconnue, qui cela pouvait-il +être?</p> + +<p>Une à une, Zozé évoquait ses amies sans y discerner +la coupable. Toutes lui paraissaient également +suspectes. Avec toutes, tour à tour, Gérald +avait eu des flirts équivoques, des façons familières; +et dans chacune successivement, au gré des souvenirs, +elle croyait tenir la complice. Une autre +ensuite l'emportait, lui semblait plus fautive, Flora +Pums après Germaine de Marquesse, Rose Silberschmidt +après Flora Pums; et à la fin, elle s'embrouillait +dans cet amas de preuves équivalentes et +de présomptions contradictoires. Elle essaya de +s'orienter en cherchant à deviner l'auteur du télégramme. +Des noms lui venaient à l'esprit, les noms +d'hommes qui la désiraient et eussent été capables +de vouloir détruire son bonheur: Pums, Burzig, +Mazuccio. D'aucun des trois cet acte infâme ne +l'étonnait. Alors en s'apercevant de l'aisance avec +laquelle elle les soupçonnait toutes et tous, un +rictus contracta ses lèvres. Pouah! Dans quelle +bande de coquines et de goujats vivait-elle donc +<span class="pagenum"><a id="Page_211"> 211</a></span> +pour que nul d'entre eux ne trouvât grâce devant +sa méfiance, pour que pas une fois elle n'eût craint +de les accuser à tort? Mais ce ne fut qu'un éclair +de clairvoyance aussitôt éteint sous les bouillonnements +de sa colère. Elle avait bien le temps de +philosopher, la petite Mouzarkhi! Et elle exagérait +le ton des injures, comme on fait dans le délire de +la désillusion, ne gardant d'amour, de tendresse, +d'indulgence que pour Gérald, son Gérald chéri +qu'elle allait peut-être perdre à jamais! Des larmes +obscurcirent ses yeux. A travers leur eau trouble +elle contemplait avec angoisse l'inconcevable scène +de la séparation! Elle se figurait être rue d'Aguesseau, +sur le seuil de la porte, après l'explication +finale. Elle tournait la tête pour un dernier regard. +Elle revenait encore l'embrasser... Oh! non, non, +elle ne voulait plus voir, et dans un élan de terreur, +elle ramena au-dessus de son front la toile +légère des draps. Des convulsions de sanglots agitaient +par instants les formes onduleuses que modelait +son corps sous ce suaire. Puis, comme dix +heures sonnaient à la pendule de la cheminée, dans +un soubresaut plus violent, Zozé rejeta les couvertures, +et, glissant d'un bond à terre, elle sonna +nerveusement:</p> + +<p>—Vite, de l'eau chaude dans le cabinet de toilette... +Mon costume de drap beige... Ma capote +noire!... dit-elle à la femme de chambre qui entrait.</p> + +<p>—Quel corset?</p> + +<p>—Je ne sais pas, celui que vous voudrez!... +Vite, seulement, vite, vite...</p> + +<p>—Madame désire-t-elle une voiture?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_212"> 212</a></span> +—Oui, c'est cela, une voiture fermée... ou plutôt, +non!... Pas de voiture!... Dépêchez-vous...</p> + +<p>Une hâte belliqueuse l'activait. Il fallait être +prête à l'heure; et elle courait à cette suprême +torture de surprendre les coupables comme à un +plaisir sans pareil, les narines palpitantes, un petit +sourire sauvage aux lèvres, et les yeux brillants de +convoitise.</p> + +<p>A onze heures moins le quart, elle fut dehors. +Elle suivit à pied la rue de Prony et traversa le +parc Monceau. Un jardinier enlevait aux arbres +rares de l'entrée leur étroite pelisse de paille. Les +feuillages débutants espaçaient leurs masses ajourées, +d'un vert encore tout pâle; et des parfums nouveaux +roulaient avec douceur dans la brise. Cette +allégresse des éléments attrista Zozé par contraste. +Elle avait ouvert son ombrelle, car le soleil était +déjà chaud; et en marchant elle exhalait de longs +murmures de regret comme si elle n'eût plus dû +revoir jamais ces gracieuses pelouses ni aspirer cet +air embaumé.</p> + +<p>Mais elle se raidit d'un effort contre l'amollissement +de la rêverie; et, hélant un fiacre fermé qui +passait:</p> + +<p>—Faites attention! commanda-t-elle au cocher... +Nous allons rue Godot-de-Mauroi... Quand je frapperai +à la vitre, vous arrêterez... Vous ne bougerez +plus... Vous resterez sur votre siège et vous attendrez... +Si je frappe deux fois, vous repartirez au +pas... Si je frappe trois fois, au trot... Est-ce compris?</p> + + +<p>—Oui, madame! fit paternellement le cocher, +<span class="pagenum"><a id="Page_213"> 213</a></span> +un gros moustachu qu'amusaient ce mystère et ce +ton de jeune capitaine.</p> + +<p>—Alors, allez! Bon pourboire!...</p> + +<p>La voiture s'engagea dans la descente de l'avenue +de Messine.</p> + +<p>A l'approche de l'attaque, l'ardeur de Zozé faiblissait. +Elle avait l'impression de recevoir dans la poitrine +des coups de poing étouffants, ou bien que son +cœur était un petit oiseau chétif qu'une main brutale +étreignait. Et elle tenait ses paupières jointes +pour ne pas compter les maisons qui filaient trop vite.</p> + +<p>Elle rouvrit cependant les yeux à un choc. Le +fiacre tournait dans la rue Godot-de-Mauroi. Zozé +eut juste le temps de frapper à la vitre. Le cocher +se rangea à la hauteur du numéro 9. De là, en biais, +on apercevait le 12 <em>bis</em>, une vieille maison dont la +façade grisâtre se confondait avec d'autres façades +analogues. Au-dessus de la porte pourtant, deux +écriteaux jaunes annonçaient de petits appartements +meublés à louer.</p> + +<p>«C'est bien ici!» songea Zozé avec un soupir de +détresse. Puis elle consulta sa montre qui marquait +onze heures cinq. Elle releva les carreaux +afin de se masquer le visage de leur trompeuse +transparence. Et s'arc-boutant dans l'angle gauche, +le buste en bataille vis-à-vis du 12 <em>bis</em>, elle commença +à regarder.</p> + +<p>Un quart d'heure s'écoula. Dans le silence de la +rue à demi déserte, des marchands des quatre saisons +glapissaient en poussant leurs lourdes charrettes. +Parfois le cheval du fiacre s'ébrouait avec +un gros frisson d'ennui qui secouait les brancards, +<span class="pagenum"><a id="Page_214"> 214</a></span> +ou bien le cocher, dans un mouvement, faisait +grincer les cuirs et les bois de la voiture. Mais +Zozé ne percevait pas plus nettement ces bruits, +qu'elle ne voyait les boutiques voisines, les piétons +qui se penchaient pour la dévisager, ou le sellier +d'en face courbé sur son ouvrage derrière la vitrine. +D'immatérielles œillères maintenaient ses regards +en arrêt, comme l'avide attention qui figeait tout +son corps, vers le petit quadrillage de pavés où +les amants allaient surgir.</p> + +<p>Que se disaient-ils à présent, dans quelles abjectes +caresses pâmaient-ils, à quel étage, à quelle fenêtre? +Pour Gérald, à l'aide des souvenirs, Zozé s'imaginait +bien à peu près. Mais la femme lui échappait. +Elle devinait tout de la perfide, sa taille, sa nudité, +sa poitrine et ses bras, tout sauf la tête, sauf le +visage. Et il lui semblait se démener dans un de +ces écrasants cauchemars où les traits d'un des +personnages se liquéfient, s'effacent dès qu'on +tente de les distinguer.</p> + +<p>La demie sonna à une horloge des environs. La +lenteur des complices exaspérait Zozé plus encore +que leur forfaiture. Elle les appelait inconsciemment +dans une véhémente et muette prière: +«Venez donc! Arrivez!»—comme des amis en +retard à un rendez-vous qui pressait.</p> + +<p>Et soudain une idée lui bouleversa le cœur. Si +la lettre mentait, si on l'avait mystifiée! Elle n'en +ressentit aucune joie. Elle ne pouvait l'admettre. +Ses soupçons, tant de fois dépistés, refusaient de +rétrograder. On eût dit qu'ils flairaient la proie, +qu'ils sentaient l'hallali prochain.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_215"> 215</a></span> +Elle consulta de nouveau sa montre. «Midi +moins le quart... Tant pis... A midi, j'entre chez +la concierge!...» Puis, comme elle relevait les +yeux, elle eut un tragique recul de la tête.</p> + +<p>Là-bas, devant la voûte du 12 <em>bis</em>, une dame en +costume de serge grise faisait signe à un cocher; +et, malgré la voilette blanche, malgré l'épaisse floraison +des broderies, Zozé avait reconnu un profil +familier, une mâchoire en forme de rabot, son +amie, sa meilleure amie, Germaine de Marquesse, +elle-même!</p> + +<p>Mais déjà la voiture d'en face repartait. Elle rasa +au passage le fiacre de M<sup>me</sup> Chambannes. Sous la +capote baissée, Germaine se cambrait dans une +pose résolue, les deux mains écartées aux deux +bouts de son ombrelle placée en travers de ses +genoux. La misérable! C'était bien elle! Et elle ne +voyait rien, cette Germaine, tant le contentement +l'aveuglait!... Oh! la petite Mouzarkhi n'aurait +certes pas cru que le plaisir de <em>les</em> surprendre fût à +ce point douloureux! Elle défaillait, saisie d'une +lâcheté comme une femme qu'on opère, après le +premier contact de l'acier. Qu'allait être la seconde +blessure, quand la première lui laissait un déchirement +aussi affreux?</p> + +<p>Elle n'eut pas le loisir de se reprendre. Gérald +apparaissait devant la maison maudite.</p> + +<p>Il était en tenue du matin, cape noire, complet +bleu, avec une touffe d'œillets couleur chair, que +l'autre, sans doute, venait de piquer au revers de +son veston. Et Zozé le considérait, les yeux dilatés +d'horreur et d'amour.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_216"> 216</a></span> +Il jeta un regard à droite, un regard à gauche. +Il semblait hésiter. Enfin il s'achemina, de son pas +dandinant vers la rue des Mathurins, la canne sous +le bras, les épaules voûtées, les mains réunies en +coquille pour allumer sa cigarette.</p> + +<p>Zozé, affolée, avait oublié les signaux convenus. +Elle tira la glace et cria au cocher:</p> + +<p>—Allez!</p> + +<p>Le fiacre démarrait au petit trot. M<sup>me</sup> Chambannes +frappa frénétiquement à la vitre, et, la voiture +encore en marche, elle bondit sur le trottoir.</p> + +<p>Au fracas de cet arrêt, Gérald avait fait volte-face. +En apercevant la jeune femme, il blêmit de +malaise. Et, se contraignant:</p> + +<p>—Tiens!... C'est vous! dit-il avec un pesant +sourire.</p> + +<p>Zozé désignait de la main le fiacre, dont la portière +restait ouverte.</p> + +<p>—Monte! commanda-t-elle d'une voix sourde.</p> + +<p>—Que je monte? Oh! quel drôle de ton vous +avez!... bredouillait Gérald, en essayant derechef +un sourire.</p> + +<p>—Je te dis de monter! réitéra Zozé, stupéfaite +elle-même de son accent d'audace... Allons, +monte!... Je ne crains rien, ni le monde, ni le +scandale... Je veux que tu montes...</p> + +<p>Une bande de petites ouvrières qui se rendaient +à leur déjeuner, les regardaient en se poussant du +coude.</p> + +<p>—Soit! fit Gérald gêné... C'est égal! vous +avouerez que vous avez une bizarre manière...</p> + +<p>—Assez! Nous causerons tout à l'heure!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_217"> 217</a></span> +Et tandis que le jeune comte s'installait dans le +fiacre, elle dit au cocher:</p> + +<p>—Où vous voudrez... Au Bois... du côté du +Bois...</p> + +<p>La voiture s'ébranla. Tous deux, en vieux nautonniers +de Paris, experts à la manœuvre du +fiacre, ils tiraient la voilure des stores. Puis Zozé +s'écria:</p> + +<p>—Eh bien?</p> + +<p>Et, à bout d'énergie, elle fondit en larmes.</p> + +<p>—Qu'est-ce qu'il y a?... Qu'est-ce que c'est?... +Je t'assure que je ne comprends pas! murmura +hypocritement Gérald qui allongeait son bras pour +l'enlacer.</p> + +<p>Elle se déroba d'un brutal détour du buste:</p> + +<p>—Ne me touche pas... Tu me dégoûtes... Finis-en +avec tes mensonges stupides... J'ai vu Germaine... +Comprends-tu, maintenant?...</p> + +<p>Devant le silence de Gérald, sa fureur redoubla:</p> + +<p>—Quelle honte! Quelle ignominie!... Avec +une de mes amies, avec celle que j'aimais le mieux! +Bah! vous vous valez l'un l'autre... Vous êtes des +bandits, des canailles!... Vous deviez naturellement +vous entendre...</p> + +<p>Gérald tenta de se rapprocher:</p> + +<p>—Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo... +Ne pleure pas... Cela n'a aucune importance... +Oui, c'est vrai, ce n'est pas propre... Mais c'est +plus bête encore que vilain... Tiens, si la galanterie +me permettait de parler avec franchise...</p> + +<p>—Eh bien, quoi? fit Zozé sans le repousser.</p> + +<p>—Non! fit Gérald... Ce serait répugnant... Tu +<span class="pagenum"><a id="Page_218"> 218</a></span> +ne le voudrais pas toi-même... Sache pourtant +qu'aujourd'hui c'était la première fois et qu'à l'instant, +en m'en allant... sais-tu ce que je me disais +là, à l'instant, quand tu m'as sauté dessus?... Je +me disais que c'était la première fois et aussi la dernière...</p> + +<p>—Tu me le jures? questionna Zozé avec un +regard passionné qui faisait plus étrange sa figure +convulsée de haine.</p> + +<p>—Je te le jure! riposta Gérald.</p> + +<p>Elle l'examinait tendrement, en lui appuyant ses +mains aux épaules, puis le rejetant loin d'elle d'une +rageuse bourrade:</p> + +<p>—Je ne te crois pas... Tu mens... Tu as des +yeux de femme!...</p> + +<p>Elle recommençait à sangloter; et, dans la demi-lueur +de répétition qui perçait par l'étoffe des +stores, auprès de cette maîtresse qui gémissait +comme à une fin de mélodrame, Gérald éprouvait +peu à peu une sorte de lassitude à se justifier +plus.</p> + +<p>—Voyons, ma petite Zozé, mon petit Zozo! +prononçait-il encore, de temps en temps, machinalement, +par contenance.</p> + +<p>Cependant cette scène durait trop. L'agacement +le gagnait. Sous l'amant se révoltait confusément +l'orgueilleux gentilhomme. Les brusqueries de +Zozé l'avaient au fond vexé. Lui, Gérald de Meuze +se laisser bousculer par une simple M<sup>me</sup> Chambannes! +Et si docile, si charmante amie que fût +Zozé, il en venait à regretter presque les femmes +de sa caste. Oui, parmi celles-là, il y avait bien +<span class="pagenum"><a id="Page_219"> 219</a></span> +quelques amoureuses, quelques sentimentales, des +crampons avérés et que l'on connaissait pour telles. +Mais on était prévenu, on ne s'y risquait qu'à bon +escient. Et les autres, par contre, quelles agréables +natures, faciles, enjouées, et qui vous comprenaient +la vie! Ah! ni la jeune Chitré, par exemple, +ni M<sup>me</sup> de Baugy, ni même ce gros chérubin de +M<sup>me</sup> Torcieux, n'auraient fait tant de tapage +jour une aussi banale petite crasse! On se serait +boudés un peu, on se serait quittés peut-être. +Seulement ni scandales, ni sanglots. Deux ou trois +mots secs, d'abord,—après, un solide <i lang="en" xml:lang="en">shake-hand</i> +pour se remettre ou se séparer, et voilà tout. Car +elles savaient ce que c'est qu'un homme, un flirt, +une aventure. Elles étaient du monde, elles!...</p> + +<p>Et subitement, entre deux cahots, la voix de +Zozé proféra, sur un ton de stupeur:</p> + +<p>—Oh! Raldo... Comment as-tu pu?... Comment?... +Comment?...</p> + +<p>Comment il avait pu! Elle en avait d'exquises, +la pauvre petite! Il retint un sourire, et, attendri +du coup par la candeur de cette question:</p> + +<p>—Je te dirai cela plus tard... un jour, lorsque je +serai absolument sûr de ne plus te faire du mal...</p> + +<p>—Un jour?... Quel jour? s'écria Zozé avec une +mine hautaine... Tu supposes donc que je te +reverrai?... Tu ne sens donc pas que c'est fini?</p> + +<p>Il l'attirait contre sa poitrine:</p> + +<p>—Alors tu ne m'aimes plus?...</p> + +<p>Zozé haletante ne répliquait pas. Des larmes +jaillirent sur ses joues que crispait un spasme de +souffrance.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_220"> 220</a></span> +—Mais si, tu m'aimes, puisque tu pleures! +reprit Gérald en la câlinant.</p> + +<p>Et, avec assurance:</p> + +<p>—Écoute, ma petite Zozé... Evidemment, de +nous revoir maintenant, tout de suite, demain ou +après-demain, cela ne pourrait qu'amener des +scènes, des chagrins, des entrevues pénibles... Tu +as besoin de repos, de réflexion... Il te faut du +temps, pour me pardonner... Oh! je ne suis pas +une brute, va... Je devine bien ce que tu ressens... +Et voici ce que je te propose... Je devais partir la +semaine prochaine pour le Poitou, chez ma tante +de Cambres... Eh bien, j'avancerai mon départ.. +Je partirai ce soir même... Je resterai à Cambres +jusqu'à la fin du mois, en t'écrivant autant que tu +voudras... Et lorsque je reviendrai, tout sera +oublié, je t'en donne ma parole... Dis-moi, cela te +va-t-il?...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes laissait sa tête rouler rêveusement +au gré des cahots sur l'épaule de Gérald. Le +jeune homme répéta:</p> + +<p>—Réponds, ma petite Zozé... Cela te convient-il?</p> + +<p>—Oui, oui! fit M<sup>me</sup> Chambannes d'un air méditatif... +Mais, moi aussi, j'ai une idée...</p> + +<p>—Dis-la, mon pauvre Zozo!...</p> + +<p>—Je m'ennuierais à Paris... Je serais trop +triste sans toi... Alors, je vais aller me refaire aux +Frettes, jusqu'à ton retour... En rentrant, je +boucle mes malles, et je décampe par l'express de +cinq heures.</p> + +<p>—Seule?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_221"> 221</a></span> +—Non, je mobiliserai la tante Panhias!</p> + +<p>—C'est cela, excellente idée...</p> + +<p>Il y eut une pause. Elle éprouvait par tout son +être un soulèvement de béatitude, une sensation de +salut qui l'empêchait de parler. Et, se collant à +Gérald, dans une effusion d'aveu plus forte que sa +volonté, elle soupira langoureusement:</p> + +<p>—Oh! mon petit Raldo!... Comme c'est bon de +t'avoir gardé!...</p> + +<p>Elle ne rentra chez elle qu'à deux heures.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_222"> 222</a></span></p> + +<h2>XII</h2> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes n'était pas partie depuis une +heure qu'un fiacre stoppa devant l'hôtel.</p> + +<p>Les deux MM. Raindal en descendirent. Le maître, +pour éviter les remarques insidieuses de son +cadet, avait endossé une vieille redingote. L'oncle +Cyprien, au contraire, portait ses vêtements de gala, +une jaquette qui gardait encore aux basques les plis +contractés dans l'armoire, un pantalon à damier +gris, et des gants de peau de chien rougeâtre. Il +était rasé de frais, et sa massue de cornouiller avait +fait place à une mince badine de jonc, avec une +pomme dorée et deux glands de soie brune, héritage +de M. Raindal, le père.</p> + +<p>Firmin, le domestique, en ouvrant recula d'étonnement. +Il était, du reste, en complet de drap +anglais à carreaux et melon de feutre sur la tête.</p> + +<p>—Comment, monsieur Raindal! s'écria-t-il en +retirant hâtivement son chapeau. Mais madame n'y +est pas... Elle est partie, il y a une heure, pour les +Frettes... Et je dois la rejoindre demain matin... +Madame n'a pas prévenu monsieur?...</p> + +<p>L'oncle Cyprien se mordait la moustache pour +étouffer son envie de rire.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_223"> 223</a></span> +—Non, madame ne m'a pas prévenu!... répéta +M. Raindal d'un ton saccadé... C'est extraordinaire... +Au moins, j'espère qu'il n'y a rien de +grave!...</p> + +<p>—Je ne pense pas, monsieur, fit le domestique. +Madame a décidé cela, tout d'un coup vers deux +heures... J'ai couru chez M<sup>me</sup> Panhias qui est venue +aider madame à faire les malles... Et elles sont parties +avec Anna, la femme de chambre; je vous dis, +il n'y a pas une heure. Si monsieur désirait écrire +un mot, j'apporterais la lettre à madame demain +matin...</p> + +<p>M. Raindal réfléchit. Une telle désinvolture le +confondait; puis, il avait au dedans de lui comme +une impression d'angoisse mal définie, de chagrin +bizarre.</p> + +<p>—Non, merci! prononça-t-il enfin... J'écrirai +de chez moi... Et où dites-vous que madame est?...</p> + +<p>—Aux Frettes, au château des Frettes, à Villedouillet, +Seine-et-Oise... Monsieur se rappellera?...</p> + +<p>—Parfaitement, mon garçon... je vous remercie.</p> + +<p>La porte se refermait. Le maître lança un coup +d'œil à son frère, et, d'une voix qu'il essayait de +rendre goguenarde:</p> + +<p>—Eh bien! mon pauvre ami... Pour ta première +visite, tu n'as guère de chance!...</p> + +<p>L'oncle Cyprien s'inclinait, en écartant les bras +dans un geste d'acquiescement, et, se redressant +soudain:</p> + +<p>—Dis donc, elle ne m'a pas l'air plus poli que +ça, ta M<sup>me</sup> Chambannes!...</p> + +<p>Le maître allait répliquer, quand deux voitures, +<span class="pagenum"><a id="Page_224"> 224</a></span> +qui arrivaient en sens inverse, s'arrêtèrent ensemble +devant l'hôtel. L'abbé Touronde sortit de la première: +et de la seconde, le marquis de Meuze. Ces +messieurs, informés par M. Raindal, manifestèrent +une grande surprise. Ni l'un ni l'autre n'avaient +été avertis, et le groupe se perdait en conjectures +sur les raisons de cette étrange impolitesse. Le +marquis de Meuze surtout se montrait choqué. Il +dut se retenir pour ne pas pester contre Gérald. +Comment! un gaillard qu'il avait vu le matin encore, +qui savait tout sans doute et qui ne lui en +soufflait pas un mot! Cela passait, en vérité, les +bornes de la cachotterie!</p> + +<p>—Que voulez-vous! déclara-t-il, nous n'avons +plus qu'une chose à faire, c'est de rentrer chacun +chez nous... Vous descendez dans Paris, monsieur +Raindal?</p> + +<p>—Oui, certainement! fit le maître. Mais, pardon, +j'oubliais... Il faut que je vous présente mon +frère, que j'amenais justement chez M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>Ces messieurs retirèrent leurs chapeaux. L'oncle +Cyprien accentua exprès son salut à l'abbé Touronde. +Et l'on se mit en marche vers le centre, le +maître devant avec l'abbé, M. de Meuze en arrière +avec l'oncle Cyprien.</p> + +<p>Pourtant M. Raindal ne suivait qu'imparfaitement +les propos de l'abbé qui l'avait entrepris sur sa +question favorite, l'origine et les dogmes de la +secte des Coptes-Unis. Le brutal départ de +M<sup>me</sup> Chambannes lui causait un énervement dont +il ne se sentait plus maître. Manque de courtoisie +<span class="pagenum"><a id="Page_225"> 225</a></span> +envers les autres convives, ce trait lui semblait à +son égard un réel manque d'amitié. Puis l'aventure +dissimulait un mystère qu'il eût souhaité pouvoir +percer. Que signifiait cette fuite précipitée, cet +oubli de toutes les convenances? Quel drame ou +quel caprice avait ainsi, à l'improviste, chassé de +Paris M<sup>me</sup> Chambannes?... Une sorte d'irritation +l'oppressait peu à peu, qui, pardieu, n'était pas de +la jalousie—et M. Raindal rien qu'à cette idée eut +un petit ricanement sardonique—mais qui ressemblait +à de la déception, oui, à de la désillusion, +à quelque chose enfin comme un mécompte de +cœur. Et il souleva son chapeau pour s'essuyer le +front, où perlaient de légères gouttelettes.</p> + +<p>—Excusez! s'écria l'oncle Cyprien qui venait +sans succès de décocher un brocard contre l'abbé +Touronde. Je préfère être franc... C'est plus fort +que moi... Je n'aime pas les curés!...</p> + +<p>Et comme le marquis, resté glacial, abaissait +tout à fait sa paupière grisâtre:</p> + +<p>—Mais par contre, fit-il prestement, je vous +avouerai que je n'aime pas davantage les juifs.</p> + +<p>Là-dessus, ils s'entendirent très vite. M. de Meuze +contait sommairement ses déboires du krach. L'oncle +Cyprien riposta par l'histoire de sa destitution +et par un résumé de sa théorie des Deux Rives. +Le marquis approuvait avec des sourires, et ils conclurent +d'accord que c'était, somme toute, une bien +déplorable engeance.</p> + +<p>Des seigneurs à ménager, cependant, ajouta le +marquis, et qui demeuraient, quoi qu'on fît, les +princes du marché financier... Ah! en 82, au moment +<span class="pagenum"><a id="Page_226"> 226</a></span> +de la Timbale, on avait été bien nigaud. On +s'était attaqué à eux sans avoir appris leur tactique, +sans soupçonner leurs munitions, sans se méfier +de leurs ruses de guerre; et on s'était fait battre, +rosser à plates coutures. Or, comment lutte-t-on +contre des adversaires plus habiles? En pénétrant +leurs plans, en connaissant toutes leurs batteries, +en réglant son tir sur le leur, en rectifiant la parabole +selon les résistances ambiantes que figuraient +ici: les renseignements perfides, les charges en +ligne des syndicats, les manœuvres de liquidation, +les fausses nouvelles ou autres duplicités stratégiques. +Et telle était maintenant la seule façon +savante dont opéraient en Bourse les personnes du +monde.</p> + +<p>—Ainsi, moi!—continuait le marquis, cessant +ses comparaisons militaires,—moi je suis actuellement +à fond dans les mines d'or... Eh bien, vous +pensez peut-être que je me suis fourré là dedans à +l'aveuglette?... Pas du tout!... Le hasard des relations +m'avait mis en rapport avec quelques-uns de +ces messieurs, précisément chez les Chambannes, +et je vous prie de croire que je n'ai pas boudé sur +leurs renseignements... Ah, mais non!... Des renseignements +dont, soit dit en passant, je suis loin +de me trouver mal...</p> + +<p>—Tiens! Tiens! vous avez confiance dans ces +gens-là? questionna avec déception M. Raindal +cadet... On m'avait pourtant assuré qu'il y en a +beaucoup parmi eux qui ne sont pas la fleur des +pois...</p> + +<p>—Et qui vous a dit cela?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_227"> 227</a></span> +—Un de mes amis, mon ami Johann Schleifmann, +un de leurs coreligionnaires, et, entre parenthèse, +un brave homme, celui-là!...</p> + +<p>—Votre ami force la note, monsieur, fit doucement +le marquis... Évidemment, je ne me fierais +pas à tous... Il en est même que je ne vous nommerai +point et dont je me méfie comme de la +peste... Seulement, tenez, par exemple, pour ne +vous en citer qu'un, M. Pums, le sous-directeur de +la Banque de Galicie, en voilà un dont je n'ai qu'à +me louer depuis six mois qu'il me conseille... Je +ne vous jurerais pas que, par-ci par-là, je ne bois +pas un petit bouillon... Mais, tout compte fait, +mes opérations se soldent par des bénéfices, d'importants +bénéfices... Et remarquez qu'il ne m'en +coûte ni un dérangement, ni une flagornerie... +Pums ne rêve que de m'obliger... Ce n'est pas +un de ces vizirs de la haute finance qui vous font +payer leurs avis à soixante humiliations pour +cent... Il débute, mon Pums! On l'a pour une poignée +de main...</p> + +<p>Le marquis s'esclaffait de cette ingénieuse tournure. +Puis il poursuivit:</p> + +<p>—Et bien entendu, vous, monsieur, vous ne +touchez pas à ces diableries?</p> + +<p>—Pas de danger! s'écria l'oncle Cyprien... Les +vingt malheureux mille francs que j'ai grattés sou à +sou sur mes maigres appointements, je les ai placés +en chemins de fer... Cela me donne dans les +trois pour cent... Une misère, je vous l'accorde, +mais une misère sûre et qui, avec ma retraite, me +permet de joindre les deux bouts... Spéculer, +<span class="pagenum"><a id="Page_228"> 228</a></span> +moi?... Non, jamais de la vie!... Et puis, à quoi +bon?... Je n'en ai pas besoin!</p> + +<p>Le marquis était devenu songeur. Il éprouvait +un élan de sympathie démocratique envers ce +fougueux petit employé, trop pauvre pour que +sa morgue de gentilhomme eût à en redouter +des familiarités blessantes. Leur distance même +les rapprochait; et soudain, d'une voix sentencieuse:</p> + +<p>—Qui sait si vous n'avez pas tort! fit-il... Il y a +en ce moment des fortunes à faire sur les mines... +Et quand je vois des gredins ou des imbéciles qui +s'enrichissent du jour au lendemain et qu'après je +rencontre un honnête homme comme vous qui ne +profite pas de l'aubaine, j'ai des tentations de lui +crier: «Mais allez donc, marchez donc!... Ne laissez +pas filer l'occasion!... Une occasion qui ne se produit +que deux ou trois fois par siècle, ça vaut la +peine, que diable!...»</p> + +<p>—Vous croyez?... Vous croyez? répétait l'oncle +Cyprien, d'un ton sceptique encore quoique déjà +ébranlé.</p> + +<p>—Et au fond, de quoi s'agit-il pour vous?—poursuivit +le marquis, avec cette manie de charité +sermonneuse où se complaît parfois envers autrui +le joueur heureux.—Il ne s'agit pas en réalité de +faire fortune!... Tout au plus, comme on dit à la +caserne, d'améliorer votre ordinaire, de gagner les +moyens de vous offrir un peu de luxe, un peu de +bien-être... Ah! si j'étais vous... Mais c'en est +assez... Je ne veux pas vous influencer... Le jour +où cela vous dira, venez me voir, monsieur Raindal... +<span class="pagenum"><a id="Page_229"> 229</a></span> +J'habite 2, rue de Bourgogne, au coin de la +place du Palais-Bourbon...</p> + +<p>Ils rattrapaient le maître et l'abbé, qui s'étaient +arrêtés à l'angle du pont de la Concorde. On procéda +aux saluts d'adieu; puis, les deux frères restés +seuls:</p> + +<p>—Viens-tu dîner chez nous? interrogea M. Raindal.</p> + +<p>L'oncle Cyprien, sans entendre, contemplait rêveusement +les striures de velours pêche que le +soleil couchant traçait au loin sur l'horizon décoloré.</p> + +<p>—Je te demande si tu viens dîner? réitéra +M. Raindal.</p> + +<p>—Hein!... Plaît-il? fit en tressaillant l'oncle +Cyprien. Si je viens dîner?... Non, merci... Schleifmann +m'attend à la brasserie... Je ne peux pas le +lâcher...</p> + +<p>Et, comme la petite voiture verte de Panthéon-Courcelles +gravissait au pas la chaussée, il serra +vivement la main de son frère.</p> + +<p>—A bientôt... A un de ces soirs!...</p> + +<p>Il avait grimpé sur l'impériale, et au tournant +du boulevard Saint-Germain, M. Raindal l'aperçut +qui brandissait en signe d'amitié sa souple badine +à pomme d'or.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>—Hô! bonsoir, mon ami! fit Schleifmann, tandis +que l'oncle Cyprien s'installait à la table voisine +de la sienne... Vous avez vu votre jeune dame?</p> + +<p>—Non, mon cher... Mais j'ai vu un de vos ennemis...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_230"> 230</a></span> +Il se mettait à narrer l'inexplicable fugue de +M<sup>me</sup> Chambannes, le retour avec le marquis, la +causerie sur les mines d'or; et, son récit achevé:</p> + +<p>—Eh bien, questionna-t-il... Qu'en dites-vous, +mon cher Schleifmann?</p> + +<p>—De quoi?...</p> + +<p>—De cette histoire de mines, parbleu!...</p> + +<p>Les petits yeux de Schleifmann scintillèrent d'un +éclat farouche, et il passait la main dans sa tignasse +crépue.</p> + +<p>—J'en dis que c'est encore une sale affaire où +les juifs de Bourse vont encore gagner beaucoup +d'argent pour eux et créer beaucoup de haine +contre ceux de leur race... Voilà ce que j'en dis, +de vos mines!...</p> + +<p>M. Raindal cadet réprimait un geste d'impatience:</p> + +<p>—Sapristi, Schleifmann, tâchez donc de me +comprendre... Je ne vous parle pas des juifs, je +vous parle de moi... Oui ou non, estimez-vous que +je doive me risquer?</p> + +<p>Le visage du Galicien avait pris une expression +de pitié:</p> + +<p>—Vous, mon cher Raindal?... Vous n'y songez +pas!... Vous, un <em>goy</em>, et qui plus est un honnête +garçon, vous voudriez vous mêler de tripoter +avec ces gros loups... Mais ils vous dévoreront, +mon ami, ils vous croqueront comme une côtelette!...</p> + +<p>—Bref! fit l'oncle Cyprien piqué, vous êtes opposé +à ce projet!...</p> + +<p>Schleifmann eut un haussement d'épaules goguenard:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_231"> 231</a></span> +—C'est-à-dire qu'il n'existe pas, votre projet, +que c'est une folie pure... Agissez à votre guise... +Seulement, diable, je vous en prie, ne me racontez +jamais une syllabe de cette risible démence-là!...</p> + +<p>L'oncle Cyprien se tut, la gorge barrée de mécontentement. +Il en voulait au Galicien autant de son +ton dédaigneux que de sa ténacité à éteindre les +chatoyants espoirs de richesse qu'avait fait luire le +marquis. Pour la première fois depuis huit ans, ses +convictions antisémites sévissaient contre Schleifmann; +et dans l'entêtement de son vieux camarade +il retrouvait bien moins une marque d'amitié qu'un +trait de cet orgueil juif, dont ses plus chers auteurs +citaient de monstrueux exemples!... L'oncle Cyprien, +taciturne, se les remémorait un à un. L'entretien, +dans ces conditions, ne tarda pas à languir; et les +deux amis se quittèrent froidement une heure plus +tôt que de coutume.</p> + +<p>Le lendemain, M. Raindal cadet ne résista pas +au désir qui le taquinait de connaître les cours de +la Bourse. Il acheta un journal du soir et se réfugia +dans le Luxembourg pour y lire en tranquillité la +cote. Mais, faute d'habitude, il s'embrouillait parmi +les lignes transversales, les colonnes perpendiculaires, +les clôtures du jour et les clôtures précédentes. +Ce ne fut qu'au bout de dix minutes d'efforts +qu'il découvrit l'endroit où se marquait la +hausse. Elle était sur les mines d'or partout considérable +et presque universelle, se chiffrant par des +quinze, des vingt, des trente, des cinquante francs +de différence.</p> + +<p>Elle continua aussi rapide le surlendemain et le +<span class="pagenum"><a id="Page_232"> 232</a></span> +jour suivant. L'oncle Cyprien mentalement établissait +le calcul des sommes que, sans ce mulet de +Schleifmann, il aurait déjà empochées; et les +dîners à la brasserie se ressentaient chaque soir +davantage de ces additions rancunières.</p> + +<p>Enfin le cinquième jour, M. Raindal cadet n'y +tint plus. A midi et demi, il rentrait s'habiller, et, +une demi-heure après, un fiacre le déposait rue de +Bourgogne, devant la porte de M. de Meuze.</p> + +<p>Le marquis, en vareuse beige et la pipe à la +bouche, était encore à table quand on introduisit +l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—Bonjour, mon cher monsieur Raindal! s'écria-t-il +en reculant sa chaise... Enchanté de vous voir... +Je vous reçois sans façons... Vous allez prendre le +café avec moi, hé?</p> + +<p>Et tendant à son hôte une boîte de havanes ventrus:</p> + +<p>—Un cigare?</p> + +<p>—Volontiers! fit l'ex-employé.</p> + +<p>Il y eut un silence. M. Raindal cadet amorçait +gravement son cigare, dont il n'avait pas osé +rompre la bague en papier rouge et or. Il se sentait +au surplus ému par le majestueux aspect de la salle +à manger. Les plafonds en étaient surélevés comme +dans une galerie de musée, les fenêtres immenses. +Sur tous les murs, de vieilles tapisseries étendaient +leurs peintures mourantes que rehaussaient, par +intervalles, d'antiques appliques en cuivre ciselé. +Et M. de Meuze lui-même, malgré son veston +beige et sa grosse pipe d'écume, participait de cette +atmosphère d'élégance grandiose qu'épandaient dans +la pièce les objets d'alentour.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_233"> 233</a></span> +—Eh bien, monsieur Raindal! fit-il en poussant +une bouffée... Quoi de neuf?</p> + +<p>—Peuh! monsieur le marquis! répliquait l'oncle +Cyprien embarrassé... Pas grand'chose!...</p> + +<p>M. de Meuze le fixa de son perçant petit œil vert.</p> + +<p>—Je parierais que vous venez me parler affaires...</p> + +<p>L'oncle Cyprien eut une moue qui ne niait point.</p> + +<p>—Ha! ha! s'écria victorieusement le marquis... +Qu'est-ce que je vous disais?... Je sens ça tout de +suite, moi... Je n'ai qu'un œil, mais qui voit pour +deux...</p> + +<p>Il lissait d'une coquette caresse les panaches +blancs de ses favoris et, s'avançant vers la fenêtre, +il souleva le rideau.</p> + +<p>—Tenez! avouez que pour un entresol, j'ai une +jolie vue... En plein sur la maison de nos maîtres...</p> + +<p>Par les carreaux à treillages blancs, on apercevait +la place du Palais-Bourbon, et, devant la +porte séculaire, un petit lignard qui, l'arme au +pied, rêvait auprès de sa guérite.</p> + +<p>—Ah! c'est là que logent nos princes du +chèque! fit l'oncle Cyprien d'une voix sarcastique.</p> + +<p>—Oui, monsieur Raindal, c'est là, la porte en +face!... Une fenêtre qui vaudra cher au premier +jour d'émeute... Mais nous bavardons... je vous +oublie... De quoi est-il question?... Vous venez +pour les mines, n'est-ce pas?...</p> + +<p>L'oncle Cyprien en convint. Sous le sceau du +secret,—car il désirait que personne, pas même +son frère, ne fût informé de la tentative,—et +après mûre méditation...</p> + +<p>—Parfait! interrompit le marquis. Je m'en +<span class="pagenum"><a id="Page_234"> 234</a></span> +doutais... Donnez-vous la peine de passer par ici... +Nous serons plus à l'aise pour causer...</p> + +<p>Et, une fois dans l'autre pièce—un vaste cabinet +meublé à l'orientale, avec des panoplies de cimeterres +et de carabines nacrées:</p> + +<p>—Donc, vous voulez entrer dans la danse?... +fit le marquis. Rien de plus simple... J'écris à +M. Pums immédiatement, et sauf contre-avis, vous +irez le voir demain, vers trois heures, à la Banque +de Galicie, 72, rue Vivienne... Cela vous va?...</p> + +<p>Il s'attablait à son large bureau et tout en écrivant:</p> + +<p>—Seulement, pas de bêtises! De la prudence!... +Le moment est excellent... Mais il faut prévoir la +débâcle, l'inévitable, la fâcheuse débâcle qui se +produit toujours sur les fonds de spéculation... +Oh! nous n'en sommes pas encore là... Pourtant, +ayez l'œil... Ne vous emballez pas!... Embêtez +Pums plutôt dix fois qu'une, avant de lâcher un +ordre... Et à la moindre baisse, vendez au galop, +vendez comme un sourd! Vous m'entendez?...</p> + +<p>L'oncle Cyprien se confondit en promesses et en +remerciements.</p> + +<p>Puis dehors, il s'achemina d'un pas alerte vers les +Champs-Elysées. Une radieuse gaieté de printemps +frémissait dans le ciel renouvelé. Les figures des +femmes semblaient plus belles; et l'oncle Cyprien, +au passage, leur dardait de galantes œillades.</p> + +<p>Il s'assit sur une chaise, face aux voitures qui +dévalaient parmi la splendeur de l'avenue. Une +joie d'espérance dilatait tout son être. Quelle douceur +c'eût été de s'en ouvrir à quelqu'un! Quel +<span class="pagenum"><a id="Page_235"> 235</a></span> +dommage que ce Schleifmann fût un caractère +aussi intraitable! Et de nouveau M. Raindal cadet +se laissa emporter contre lui aux réflexions les plus +amères...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Le lendemain, à la banque de Galicie, sitôt sa +carte remise, il fut reçu, sans attente.</p> + +<p>M. Pums, dès les premiers mots, protesta de sa +sympathie. Le titre d'ami de M. de Meuze et de +frère de M. Raindal était à ses yeux une double et +trop puissante recommandation pour qu'il ne se +sentît pas tout disposé...</p> + +<p>—A propos, monsieur, s'écria l'oncle Cyprien, +je vous serais obligé de ne pas parler à mon frère +de ma visite... Il pourrait peut-être s'en alarmer, +s'imaginer que je suis pris par la passion du jeu et +autres balivernes... Je préfère donc...</p> + +<p>—Inutile d'insister, monsieur, déclara Pums... +La discrétion est de règle en affaires... De plus, il +suffit que vous m'en priiez...</p> + +<p>Il expliqua à l'oncle Cyprien le mécanisme de +l'agio. Il l'aboucherait avec un agent de change, +M. Talloire, l'agent de la banque, du marquis, +d'une foule d'autres personnes ou établissements +respectables. M. Talloire ouvrirait un compte à +M. Raindal cadet et il ne resterait plus qu'à indiquer +les ordres.</p> + +<p>—Ouais! ouais! ripostait l'oncle Cyprien, en +clignant les paupières... Et il faudra que j'aille +chez ce M. Talloire moi-même?... C'est bien désagréable!...</p> + +<p>M. Pums esquissa un cordial sourire:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_236"> 236</a></span> +—Oh! ce n'est pas indispensable... Nous pouvons, +si vous le souhaitez, nous charger de transmettre +vos ordres à M. Talloire par le moyen que +voici...</p> + +<p>Tandis qu'il analysait le procédé, l'ex-employé se +livrait à un colloque intime. Ce petit M. Pums lui +plaisait. Impossible vraiment de rencontrer un +homme plus courtois, plus serviable et, quant à +cet air juif que d'abord il lui supposait, force +devenait bien à l'oncle Cyprien de reconnaître que +Pums s'en trouvait dénué. Avec ses gros yeux +chocolat, ses joues jaunâtres, sa moustache noire, +il avait aussi bien la tête d'un créole, d'un Andalous, +d'un Turc ou d'un Kirghiz cossu. Et il n'était +pas jusqu'à l'imperceptible accent qui ne parût à +l'oncle tout différent de ce qu'il attendait d'un +«Prussien» naturalisé.</p> + +<p>—Je vous remercie! fit-il quand l'autre eut terminé... +Maintenant, un détail!... Combien faut-il +que je mette? Cinq mille francs, est-ce assez?...</p> + +<p>—Mais ce que vous voudrez, monsieur... Vingt +mille francs ou dix sous à votre volonté... Vous +concevez bien que je vous traite en ami et non pas +en client... Je ne déplore qu'une chose, c'est que +vous ne soyez pas venu quinze jours plus tôt... +Avec cinq mille francs que je vous aurais placés, +c'était, il y a huit jours, à la liquidation du 15, +trois mille francs de bénéfice net qui tombaient +dans votre poche...</p> + +<p>—Trois mille francs! répétait mélancoliquement +l'oncle Cyprien... Enfin, il est trop tard!... +N'y songeons plus!... Et puisque cinq mille francs +<span class="pagenum"><a id="Page_237"> 237</a></span> +vous semblent suffisants, ayez la bonté de m'acheter +pour cinq mille francs de mines...</p> + +<p>—Desquelles, monsieur? fit Pums avec gravité... +Il y en a des centaines!...</p> + +<p>—Je ne sais pas! murmurait l'oncle Cyprien... +Dame, conseillez-moi!... Faites pour moi comme +pour le marquis!...</p> + +<p>Pums désigna une série de valeurs minières que +soutenaient en Bourse la Banque de Galicie et ses +affiliés. L'oncle Cyprien, troublé par cette nomenclature, +se décida d'après la joliesse ou l'étrangeté +des noms. Il choisit l'<cite>Etoile rose de l'Afrique du +Sud</cite>, la <cite>Fontaine du Diamant rouge</cite>, la <cite>Source des +Escarboucles</cite>, la <cite>Pummigan and Kraft</cite>, la <cite>Deemerhuis +and Haarblinck</cite>, dont Pums, complaisamment, +lui traduisait les titres.</p> + +<p>Puis il se leva en s'excusant d'avoir tellement +abusé d'un temps aussi précieux. Le banquier se +récria qu'il était trop heureux, et il reconduisit +son visiteur jusque sur le palier. Il comptait bien +d'ailleurs le revoir dans une huitaine, au moment +de la liquidation, car ils auraient à recauser.</p> + +<p>«Quel charmant homme!» pensa l'oncle Cyprien +quand la porte se fut refermée.</p> + +<p>Il passa les huit jours qui suivirent dans une +fièvre de béate anxiété. La hausse grandissait. +Mais il craignait de s'être mépris, d'exagérer le +bénéfice, qui, selon ses calculs, se montait déjà à +près de deux mille francs. Et cela gâtait, chaque +soir, son bonheur.</p> + +<p>Il eut donc un sursaut d'émoi, quand, le 29 au +matin, comme il partait pour la brasserie, la concierge +<span class="pagenum"><a id="Page_238"> 238</a></span> +lui remit une enveloppe jaune, avec l'en-tête +de la maison Talloire.</p> + +<p>Que contenait-elle, cette grande lettre? Et s'il +avait mal calculé? Si, au lieu des gains attendus, +c'était une perte qu'elle annonçait?</p> + +<p>Il revint sur ses pas, et, à l'abri de la porte cochère, +il décacheta l'enveloppe. Elle renfermait une +feuille de papier zébrée de colonnes, de chiffres, de +mots abrégés, dont le tremblement de sa main +augmentait encore le chaos. Deux termes de commerce +y émergeaient du reste: à gauche, <em>Doit</em>, à +droite, <em>Avoir</em>. Et au-dessus on lisait: <span class="smcap">M. Cyprien +Raindal</span>. <em>Son compte en liquidation du 30 avril +chez M. Talloire, agent de change, 96, rue de Choiseul.</em></p> + +<p>—Hum! Du sang-froid! Est-ce que je gagne ou +est-ce que je perds? murmura l'oncle pendant que +son regard voletait à travers la feuille.</p> + +<p>Enfin il remarqua dans un coin du papier un +petit amas de chiffres, avec au total cette mention: +<em>Créditeur</em>: 2700 francs.</p> + +<p>—Deux mille sept cents francs! proféra-t-il, le +cœur cognant contre ses côtes... Deux mille sept +cents francs de bénéfice!... Il y a sûrement erreur... +Et pourtant je ne me trompe pas: qui reçoit, +doit; qui doit, reçoit... Je suis créditeur... Je +gagne!...</p> + +<p>Mais, en dépit de cette certitude, un doute grouillait +dans sa poitrine. Il eût voulu sur-le-champ +s'en délivrer, savoir, et la peur d'importuner l'agent +était seule à le retenir de s'élancer rue de Choiseul. +Le conseil du marquis surgit à point dans sa +<span class="pagenum"><a id="Page_239"> 239</a></span> +détresse: «Embêtez Pums plutôt dix fois qu'une!» +La solution s'imposait, d'autant que Pums lui-même +s'y était par avance offert. L'oncle Cyprien +sauta dans un fiacre.</p> + +<p>Tout le long du trajet, afin de raffermir sa foi, il +se redisait en cadence:</p> + +<p>—Qui reçoit doit!... Qui doit reçoit!...</p> + +<p>Cet axiome, néanmoins, ne le rassurait qu'à +demi; et il fallut l'accueil jovial de Pums pour lui +rendre la sérénité.</p> + +<p>—Eh bien! criait le banquier à la vue de son +protégé... Nous n'avons pas à nous plaindre, il me +semble... Si mes calculs sont justes, vous gagnez +dans les quinze cents francs, monsieur Raindal!</p> + +<p>L'oncle Cyprien, silencieusement, allongea son +papier:</p> + +<p>—Voici.</p> + +<p>—Fichtre! s'écria Pums en consultant la feuille... +Deux mille sept cents francs de bénéfice!... Vous +marchez bien, pour un commençant!... Bravo!... +Mes compliments... Et il va de soi que vous gardez +votre position?...</p> + +<p>—S'il vous plaît? fit M. Raindal cadet, avec +une moue inquiète.</p> + +<p>—J'entends que vous laissez votre bénéfice sur +les mêmes valeurs?</p> + +<p>L'oncle Cyprien se recueillit, puis du ton le plus +docile:</p> + +<p>—Est-ce que je ne pourrais pas en retirer un peu?</p> + +<p>—Oh! ce que vous voudrez! Cet argent est à +vous... Vous en êtes le seigneur et maître... Ne +vous gênez pas.. Dites votre chiffre!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_240"> 240</a></span> +—Sept cents francs! fit résolument l'oncle +Cyprien... Je retire sept cents francs, je laisse sept +mille... Cela fait un compte rond, n'est-ce pas?</p> + +<p>Et il ajouta d'une voix moins hardie:</p> + +<p>—Puis-je toucher ici?...</p> + +<p>—Heu! riposta Pums... Ce n'est guère régulier... +Enfin, pour vous, pour un ami!... Là, signez-moi +une procuration pour toucher chez Talloire... +Je vais vous donner un bon que vous n'aurez qu'à +présenter à notre caisse...</p> + +<p>L'oncle Cyprien avait signé.</p> + +<p>—Et vous me continuez votre confiance? demanda +Pums qui s'était levé... Vous me chargez +toujours de diriger vos ordres?...</p> + +<p>—Comment donc! riposta M. Raindal cadet... +Vous riez, monsieur Pums!... Ma confiance!... +Vous devriez dire ma reconnaissance... ma vive +gratitude!... Achetez-moi, je vous prie des mêmes, +ou achetez-en d'autres, si c'est votre avis... Je suis +convaincu que vous opérerez au mieux de mes intérêts... +A bientôt, monsieur, et merci encore!...</p> + +<p>Parvenu dans la rue, il bifurqua instinctivement +du côté de la Bourse. Les sept billets de cent francs +qu'on lui avait soldés bossuaient sa poche intérieure +d'une dure petite protubérance qu'il palpait +à chaque pas. Des idées de largesses l'exaltaient. +Il stoppa un instant pour contempler le tumulte de +la Bourse, cette mêlée vociférante qui tout à l'heure +peut-être allait l'enrichir davantage. Et, pénétrant +dans un bureau de tabac proche, il réclama des +cigares à bague. On lui en apporta de plusieurs +espèces. Il les flairait d'une narine experte ou les +<span class="pagenum"><a id="Page_241"> 241</a></span> +faisait craquer à son oreille en les pinçant par le +milieu. Il se détermina pour une boîte à un franc +la pièce et y joignit deux paquets de cigarettes +américaines.</p> + +<p>Mais en sortant, auprès du bureau, sur la place, +il avisa la vitrine d'un marchand de pipes. Soutenues +par d'invisibles supports, ou couchées dans +de riches étuis, le tuyau brutalement droit ou se +repliant en courbe serpentine, l'écume et la bruyère +y mêlaient leurs tons blancs et bruns. Des ronds +d'or ou d'argent cerclaient des porte-cigares en +ambre, et dans leurs écrins de velours, ces objets +avaient tous un air de fins joyaux destinés à des +bouches princières. L'oncle Cyprien les considérait +en hochant la tête. Puis soudain ses prunelles brillèrent +d'une lueur de contentement. Hé! s'il achetait +une de ces pipes, une belle grosse pipe en +écume, comme celle du marquis, pour son vieux +camarade Schleifmann, que malgré les disputes, il +aimait bien pourtant! Et il entra dans la boutique.</p> + +<p>Le choix fut si long, si minutieux, que l'horloge +de la brasserie Klapproth marquait plus de midi +trois quarts, lorsque M. Raindal cadet arriva.</p> + +<p>—Un petit cadeau pour vous, mon cher Schleifmann! +fit-il en s'asseyant à la gauche du Galicien... +Un cadeau que je ruminais depuis longtemps... +Prenez, oui, ouvrez, c'est pour vous!...</p> + +<p>Schleifmann défaisait lentement le paquet.</p> + +<p>—Une pipe! s'écria-t-il en maniant l'étui.</p> + +<p>—Parfaitement, et une pipe de luxe!... Le fruit +de mes économies de six mois sur les cigarettes, +mon cher!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_242"> 242</a></span> +La pipe représentait une sirène dont la double +queue torse s'enroulait autour du tuyau jusqu'à +l'ambre et dont la tête lascive et creuse servait de +fourneau au tabac. Schleifmann ne cacha pas son +admiration.</p> + +<p>—Elle est merveilleuse... colossale, colossale! +répétait-il d'un mot germanique qui, pour lui, +exprimait le suprême de l'enthousiasme... Je vais +la fumer tout de suite... Garçon, des allumettes!...</p> + +<p>L'oncle Cyprien observait d'un œil glorieux et +attendri les apprêts de l'inauguration.</p> + +<p>—Exquise! déclara Schleifmann au bout de +deux bouffées... Un enfant la fumerait... Vous +êtes bien gentil, mon cher Cyprien!...</p> + +<p>Il avait saisi l'écrin et il en examinait la doublure, +un revêtement de peluche cramoisie avec +l'adresse du fabricant frappée en lettres d'or. Puis, +brusquement, tapant du poing sur la table:</p> + +<p>—Raindal! s'écria-t-il... Regardez-moi donc un +peu!</p> + +<p>—Présent! fit l'ex-employé qui offrait de biais +deux prunelles fugaces.</p> + +<p>—Vous jouez à la Bourse, mon ami!</p> + +<p>—Moi! fit d'un ton de révolte l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—Oui, vous! Cette adresse me révèle tout: +place de la Bourse... Vous jouez sur les mines!... +Prenez garde, Raindal!... C'est une aventure qui +peut vous coûter beaucoup plus cher que vous +n'imaginez!</p> + +<p>Et il replaçait la pipe près de l'écrin avec un geste +de renoncement.</p> + +<p>—Vous m'ennuyez, Schleifmann! bougonna +<span class="pagenum"><a id="Page_243"> 243</a></span> +l'oncle Cyprien... Vous me chagrinez énormément... +Comment! je m'éreinte à vous acheter une pipe, à +vous la choisir comme pour moi!... Et voilà tout +ce que je récolte: des paroles de mauvais augure!... +Eh bien, oui, là, j'ai joué... J'ai même gagné... +J'ai gagné sept cents francs... Seulement, ni-i-ni +c'est fini. Aujourd'hui, j'ai tout arrêté... Êtes-vous +content, vilain oiseau?...</p> + +<p>—Fini! ricana le Galicien... Je n'en crois pas +le premier mot, mon ami... Commencé, oui... +Mais fini, après un pareil bénéfice!... Vous me +tenez comme bêta, Raindal!</p> + +<p>L'oncle Cyprien eut une grimace hautaine:</p> + +<p>—Soit... Ne me croyez pas... Je ne puis pas +vous obliger à me croire... Entendu!... Je joue +encore... Je joue à en perdre haleine... Certainement... +Et alors vous me laissez ma pipe pour +compte?... On n'est pas plus gracieux!</p> + +<p>Schleifmann, involontairement, jetait une œillade +de regret vers la sirène dodue qui semblait +dormir sur le flanc.</p> + +<p>—Baste! je ne voudrais pas vous contrarier, +mon cher Cyprien... Et, tout de même, j'ai honte +d'accepter votre pipe... Je ne devrais pas... Ce +n'est pas bien!...</p> + +<p>—Pas tant de manières! fit affectueusement +M. Raindal cadet... Reprenez-la vite... Puisque je +vous jure que je ne joue plus!...</p> + +<p>—Le Seigneur soit loué, si vous dites vrai! +murmura Schleifmann en rallumant sa pipe.</p> + +<p>La causerie redevint amicale. De temps à autre, +Schleifmann, dans une bouffée, exhalait: «Délicieuse!... +<span class="pagenum"><a id="Page_244"> 244</a></span> +Colossale!...» L'oncle Cyprien, le jugeant +conquis, proféra d'une voix négligente:</p> + +<p>—Ah! au fait, pendant que j'y songe... Vous +vous doutez qu'à cause de cette petite affaire, je +dois une politesse au marquis de Meuze... Cela +vous déplairait-il de déjeuner au restaurant avec +lui?...</p> + +<p>—Entre nous, je n'y tiens pas! grommela le +Galicien après une pause.</p> + +<p>—Pourquoi?... Oh! je devine... Les opinions +du marquis!... S'il n'y a que ça pour vous déplaire!... +D'abord, soyez tranquille... Je l'ai déjà +prévenu que vous étiez un bon juif...</p> + +<p>—N'employez donc pas cette expression, mon +ami! fit Schleifmann d'un ton énervé... Ne vous +ai-je pas appris qu'il n'y a pas de mauvais juifs?... +A peine pourrait-on dire qu'il y a des juifs dégénérés...</p> + +<p>—Et puis, poursuivait l'oncle Cyprien, de ce +côté-là, il m'a paru joliment calmé, le marquis!... +Si vous saviez tout le bien qu'il m'a conté de certains +de vos coreligionnaires!...</p> + +<p>—De deux choses l'une, fit sèchement Schleifmann, +ou il se moquait de vous, ou c'est un mauvais +catholique...</p> + +<p>—Lui! Il adore les curés!...</p> + +<p>—Il peut adorer les curés, riposta du même ton +le Galicien... Mais, en bon catholique, il ne peut +pas aimer les juifs... Religion catholique signifie +religion universelle... Tant qu'il demeurera un +hérétique sur la terre, la croisade reste ouverte... +Tirez-vous de là si vous pouvez!... Et n'est-ce pas +<span class="pagenum"><a id="Page_245"> 245</a></span> +naturel?... Les religions ne vivent que par le fanatisme +et ne périssent que par la tolérance.</p> + +<p>—Ainsi, vous approuvez la Saint-Barthélemy, +l'Inquisition, les Dragonnades? s'écriait l'oncle +Cyprien froissé dans son arrière-fond bourgeois +par la rudesse de ces aphorismes.</p> + +<p>—Comme la Terreur! fit Schleifmann. Ou plutôt +je ne les approuve pas... Je me les explique. +Ce sont mesures politiques utiles à leur parti... +On ne plante pas les croyances à sec, avec des +raisonnements... Elles ne germent que dans le +sang et ne fleurissent que sous la crainte...</p> + +<p>—Et par conséquent, si la Révolution revenait, +au besoin, vous me feriez tout bonnement couper +la tête?...</p> + +<p>—Est-ce qu'on sait!... répliqua Schleifmann avec +un demi-sourire railleur... Si vous étiez devenu par +trop riche!...</p> + +<p>M. Raindal cadet, quoique peu égayé par cette +plaisanterie, affecta de s'en amuser:</p> + +<p>—Bien, bien, Schleifmann, en attendant de me +couper ma tête, vous vous la payez, mon vieux... +Je vous dis et je vous répète que le marquis n'est +plus intolérant pour un sou!... Une fois, deux +fois, trois fois, vous ne voulez pas déjeuner avec +lui?</p> + +<p>—Oui, je veux bien, riposta narquoisement le +Galicien... Mais plus tard, dans un an... Soyons +précis. Je vais vous fixer le jour: le lendemain du +krach des mines... Ah! oui, ce jour-là, je serai +bien aise de causer des juifs et de la tolérance avec +votre ami le marquis!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_246"> 246</a></span> +L'oncle Cyprien haussa les épaules:</p> + +<p>—Il n'y a pas moyen d'être une minute sérieux +avec vous... Bah! tant pis!... Vous refusez: on se +passera de vous!...</p> + +<p>Schleifmann, sans répliquer, s'occupait à rebourrer +le crâne de sa sirène.</p> + +<p>—Et votre frère? demanda-t-il subitement... +Qu'est-ce qu'il pense de tout cela, votre frère?...</p> + +<p>—Mon frère? Ne m'en parlez pas! Il est peut-être +encore plus rasant que vous, mon cher... +J'ignore ce qu'il a depuis quinze jours... Mais on +me dirait que c'est le départ de sa M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan +qui le tracasse, que je n'en serais pas plus +surpris que cela... Une humeur!... Une tête!... +Inabordable, enfin...</p> + +<p>Puis, confidentiellement:</p> + +<p>—Et pas un mot, n'est-ce pas, de cette affaire +de mines, si vous le rencontrez!... Ce serait des +discours, des remontrances à n'en plus finir!</p> + +<p>Schleifmann s'engageait au secret. L'oncle Cyprien +dressa la main, dans une pantomime de dégoût:</p> + +<p>—Mon frère! Ah! la! la! un crin, un véritable +crin, en ce moment!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_247"> 247</a></span></p> + +<h2>XIII</h2> + +<p>Par exception, cette fois, l'oncle Cyprien n'avait +pas amplifié. Depuis le jour de leur déconvenue, +rue de Prony, M. Raindal, en apercevant son frère, +ne pouvait se défendre d'un sentiment de malaise +hostile; et, soit que la vue de l'oncle Cyprien +évoquât un fâcheux souvenir, soit que le maître +appréhendât ses questions, il lui marquait à chaque +visite une froideur plus acrimonieuse.</p> + +<p>Puis le départ de M<sup>me</sup> Chambannes avait porté à +M. Raindal un coup dont son vieux cœur pantelait +encore. Une semaine après, il recevait bien de +Zozé quelques lignes où elle s'excusait de cette +fuite discourtoise: elle avait eu «de petits ennuis +qu'elle lui expliquerait sans doute de vive voix». +Mais le vague même de cet ajournement impatientait +autant le maître que si la jeune femme se fût +abstenue de tout détail concernant sa fugue. De +petits ennuis! Sûrement ils ne provenaient pas de +Chambannes, toujours absent, loin de Paris. De +qui alors et de quelle sorte? Des ennuis d'argent? +Hypothèse peu vraisemblable. Des ennuis de +famille? Non plus, puisque la seule parente de +M<sup>me</sup> Chambannes l'avait accompagnée aux Frettes. +<span class="pagenum"><a id="Page_248"> 248</a></span> +Des ennuis d'amour? M. Raindal repoussait avec +véhémence cette dernière solution qui, au fond, +excitait plus sa colère que son incrédulité. Et quand +l'idée s'en dessinait à l'horizon de ses rêveries, il +s'acharnait à l'effacer, à la détruire comme un cauchemar +absurde.</p> + +<p>Des chagrins d'amour, M<sup>me</sup> Chambannes! L'amitié +du maître se révoltait à cette sotte calomnie. +Coquette, frivole, enfant, si l'on voulait; mais +amoureuse, sa petite élève, fi donc! Ce n'était pas +à lui qu'il fallait conter de semblables inventions, +à lui qui la connaissait, qui l'étudiait, qui la jugeait +depuis bientôt plus de quatre mois. L'unique jeune +homme en situation de la courtiser, ce grand Gérald +de Meuze, ne semblait guère, avec ses façons lasses +et ses traits fatigués, le héros propre à captiver +une nature aussi vivace, aussi primesautière. A peine +un robuste officier, un jeune poète ardent, un musicien +illustre, auraient-ils eu quelque faible chance, +sinon de la séduire, du moins de la troubler. Et +M. Raindal, non sans un secret soulagement, constatait +auprès de M<sup>me</sup> Chambannes l'absence de tels +favorisés.</p> + +<p>Pourtant, au faîte de ses inductions, un vertige +de tristesse le faisait retomber soudain. Il se remémorait +l'arrivée rue de Prony, la maison vide et +l'outrage qu'il avait subi. Comme elle l'aimait peu, +pour l'avoir ainsi oublié! Comme, dans ses affections, +dans ses pensées, il devait figurer à un rang +infime et précaire! Comme il s'était exagéré +l'influence et l'attraction qu'il exerçait sur elle!</p> + +<p>Par dignité il avait résolu de ne pas répondre à +<span class="pagenum"><a id="Page_249"> 249</a></span> +sa lettre, et chaque jour qui passait sans nouvelles +ébranlait davantage ce fier vœu. Où était-elle? A +quoi occupait-elle ses journées, ses soirées? Pourquoi +ne l'appelait-elle pas là-bas?</p> + +<p>Parfois, dans une brusque envolée d'orgueil, il +se soulevait hors de ces soucis. Il jurait de ne plus +condescendre à des enquêtes si mesquines, si +ravalantes pour un esprit supérieur. Il atteignait +aux abruptes régions où souffle la pure brise +d'éternité. Mais il ne planait pas longtemps seul +dans ces hauteurs pacifiées. Au bout d'un instant +l'image légère de Zozé avait monté l'y rejoindre. Il +soupirait en la revoyant. Un accès de lucidité lui +dévoilait la forte attache qui le liait à sa petite +élève. Il haussait les épaules, revisait ses griefs +contre M<sup>me</sup> Chambannes, essayait de la dédaigner. +Vain effort. Il aurait voulu éprouver du mépris, +de la rancune. Elle ne lui inspirait que du regret.</p> + +<p>Au milieu de cette inquiétude, il ne trouvait de +répit que dans le travail, dans le livre nouveau +qu'il préparait.</p> + +<p>—Un livre, déclarait-il à Thérèse qui pourrait +bien avoir le succès du précédent... Je ne t'en dis pas +plus maintenant... J'attends que ça ait mûri... Tu +verras... ce n'est pas mal...</p> + +<p>Et il se remettait à marcher dans son cabinet, +les mains derrière le dos, la tête basse, comme +pointant contre le troupeau fugitif des idées.</p> + +<p>Le livre avait pour titre provisoire: <cite>les Oisifs +dans l'Egypte ancienne</cite>, et serait moins un ouvrage +d'érudition qu'une étude morale, appuyée de documents +historiques.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_250"> 250</a></span> +M. Raindal se proposait d'y démontrer, par des +exemples, que le grand moteur social est la recherche +des plaisirs et particulièrement des plaisirs +dits galants: vers la femme et à sa conquête +s'achemine toute l'œuvre du labeur humain—les +raffinements surtout et les arts lui sont redevables +souvent de leur naissance et toujours de leur +prospérité—c'est pour elle que se sertissent les +gemmes, que se brodent les soies, que résonnent +les mélodies... A méditer ces développements, +M. Raindal plus d'une fois avait gagné la fièvre ou +la migraine. Les faits, à son appel, bondissaient +hors de leurs cellules, accouraient se ranger en +bataille comme de dociles petits soldats. Et il y avait +notamment un chapitre,—le chapitre <span class="smcap">VI</span>,—sur +l'<cite>Amour et la Galanterie dans l'Egypte ancienne</cite> +d'après les légendes religieuses, les objets de toilette +et les contes populaires, dont le maître possédait +déjà la ligne et presque tous les paragraphes.</p> + +<p>A de certains jours, cependant, il avait des scrupules +sur le mérite de sa conception. Ne l'accuserait-on +pas de poursuivre l'entreprise de scandale +inaugurée par son dernier livre? Ne lui reprocherait-on +pas de s'attarder exprès aux épisodes +licencieux? Etait-il même doué de la compétence +nécessaire pour approfondir les prestigieux problèmes +du sentiment?</p> + +<p>M. Raindal rejetait en bloc les deux premières +questions, au nom de ce dédain que doit une âme +élevée aux insinuations de l'envie.</p> + +<p>La troisième lui paraissait plus délicate, plus +sujette à des controverses. Il se plaisait à en causer +<span class="pagenum"><a id="Page_251"> 251</a></span> +au salon, avec Bœrzell qui, pas un dimanche, +n'avait manqué de rendre, rue Notre-Dame-des-Champs, +la visite permise.</p> + +<p>—Sincèrement, monsieur Bœrzell, interrogeait-il, +pensez-vous qu'il faille avoir été un libertin pour +bien apprécier les finesses du sentiment?... Croyez-vous, +en un mot, que pour parler convenablement +de l'amour, il soit obligatoire d'en être un spécialiste, +un professionnel, un pratiquant?...</p> + +<p>—Heu! maître! répliquait avec réserve Bœrzell... +La question est complexe... J'avoue que je n'y ai +point encore réfléchi...</p> + +<p>—Et ne croyez-vous pas, continuait M. Raindal, +qu'il existe une multitude de sentiments que l'on +apprécie d'autant mieux qu'on ne les a pas éprouvés +soi-même?...</p> + +<p>—Incontestablement! ripostait Bœrzell.</p> + +<p>—Remarquez qu'en ce cas, on garde une fraîcheur +d'impressions, une netteté de vues qui sont +du plus haut prix pour l'analyse scientifique... +On n'est dès lors aveuglé ni par la vanité, ni par +l'intervention des souvenirs personnels... L'esprit +conserve intacts son impartialité, sa pénétration, +le calme indispensable aux observations régulières...</p> + +<p>—Assurément, maître!... répondait Bœrzell. +Toutefois ne craignez-vous pas que de cette procédure +il ne résulte dans les écrits quelque peu de +froideur?</p> + +<p>—Du tout, cher monsieur! protestait M. Raindal. +L'essentiel est d'aimer l'idée du sujet qu'on traite, +d'aimer l'amour si c'est d'amour qu'on parle... La +<span class="pagenum"><a id="Page_252"> 252</a></span> +chaleur de la sympathie réchauffe tout... Les œuvres +sont comme nos enfants. Il n'y a de froides, +de mal venues que celles qu'en les faisant nous +n'avons pas aimées...</p> + +<p>Et il regagnait lentement le cabinet de travail, +tandis que Bœrzell souriait à Thérèse. Car, dans +leurs fréquentes causeries, le jeune savant avait +obtenu des semblants de confidences qui ne lui +laissaient guère de doutes sur les écarts mondains +du maître.</p> + +<p>Le quatrième dimanche, M. Raindal ne parut pas +au salon. Il était sorti censément pour faire visite +au directeur du Collège, mais en réalité pour aller +s'assurer si sa petite élève n'avait point, sans le +prévenir, réintégré peut-être l'hôtel. La vue des +volets clos lui ôta ses espoirs. Il sonna pourtant, +recarillonna. Personne ne répondit. Et l'on avait +atteint aux premiers jours de mai! Elle était partie +depuis quatre semaines! Quand reviendrait-elle +donc?</p> + +<p>Il s'en alla à pied par les rues à demi solitaires. +Tout y était pour lui ressouvenir pénible. Que de +fois il avait accompli ce trajet, l'âme et les yeux +encore lénifiés par la gentillesse de M<sup>me</sup> Chambannes! +Quel changement à présent! Quel abandon! +Et, le long de la route, comme pour se détourner +de ces pensées chagrines, ou y opposer des lèvres +un démenti physique, il souriait aux petites filles, +aux petits garçons endimanchés que traînaient leurs +parents d'une main indolente.</p> + +<p>Bœrzell, quand le maître rentra, n'avait pas pris +congé. Il était dans le salon à babiller avec Thérèse. +<span class="pagenum"><a id="Page_253"> 253</a></span> +M<sup>me</sup> Raindal, auprès d'eux, lisait un ouvrage +de piété. Le maître s'évertua à montrer une humeur +joyeuse. La récente mésaventure d'un de ses collègues, +que des faussaires avaient abusé, lui servit +de prétexte à plaisanter les érudits. Que vaut au +fond la science brute, si l'esprit ne l'anime point? +Que serait, entre autres, son prochain ouvrage, à +lui M. Raindal, s'il ne s'étayait pas de considérations +générales et humaines? Bœrzell l'approuvait +complètement; et, d'une ingénieuse digression, il +ramena peu à peu la causerie sur le rôle social de +l'amour. Le maître mordit à l'appât avec fougue. +Ses nerfs se détendaient voluptueusement dans cet +agréable assaut de dialectique contre un adversaire +si subtil. La nuit tomba qu'il n'avait pas cessé de +discourir.</p> + +<p>—Vous dînez avec nous, n'est-ce pas, M. Bœrzell? +fit-il, comme Brigitte allumait les lampes.</p> + +<p>Et il ne le lâcha qu'à onze heures, étourdi par la +lutte, et balbutiant de lassitude. Mais, sitôt seul +devant sa fille, la mélancolie l'avait ressaisi. Il se +sauva vers son lit, sans presque souhaiter le +bonsoir, comme vers une distraction, vers un refuge +d'oubli.</p> + +<p>Le lendemain matin il se leva tard, à huit heures +et demie. Le courrier ne lui avait rien apporté de +M<sup>me</sup> Chambannes; et, la tête dans l'eau, il s'ébrouait +maussadement lorsque Brigitte entra.</p> + +<p>—Une dépêche pour monsieur...</p> + +<p>—Mon pince-nez!... Donnez-moi mon pince-nez, +vous dis-je!</p> + +<p>Il éprouva une commotion, en déchiffrant sur le +<span class="pagenum"><a id="Page_254"> 254</a></span> +papier bleu, l'écriture de M<sup>me</sup> Chambannes. Il +ouvrait le télégramme et lut:</p> + +<div class="blockquote"> + +<p class="date">Dimanche soir.</p> + +<p>«Mon cher maître,</p> + +<p>«Me voici enfin de retour. J'ai hâte de vous +revoir. Si nous profitions de ce que les fournisseurs +et les amis me laissent encore la paix pour faire +demain matin notre fameuse visite au Louvre? +Alors, sauf contre-ordre, à demain matin, neuf +heures et demie, rendez-vous place du Carrousel, +devant le pavillon de Sully. Comme ce sera charmant +de nous revoir!</p> + +<p>«Votre petite élève,</p> + +<p class="signature">«<span class="smcap">Z. Chambannes</span>.»</p> +</div> + +<p>D'instinct, M. Raindal avait consulté la pendule +qui marquait neuf heures, et se précipitant vers la +porte:</p> + +<p>—Brigitte! clama-t-il dans le couloir... Brigitte! +Ma redingote... la neuve... Mes bottines vernies... +Mon chapeau... Vite, ma fille...</p> + +<p>—Qu'y a-t-il, père? fit Thérèse qui survenait à +ce tapage.</p> + +<p>M. Raindal déplora d'avoir crié si fort. Il se trouvait +acculé à dire la vérité.</p> + +<p>—Peuh! c'est M<sup>me</sup> Chambannes! répliqua-t-il en +se grattant le dessous de la barbe... Elle me donne +rendez-vous à neuf heures et demie pour la mener +au Louvre... Je n'ai pas à flâner, tu vois...</p> + +<p>Et, sur un sourire de la jeune fille:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_255"> 255</a></span> +—Pourquoi ris-tu?</p> + +<p>—Je ne ris pas! riposta Thérèse qui avait recouvré +son sérieux.</p> + +<p>M. Raindal s'énervait:</p> + +<p>—Si, tu ris! Il n'y a pas à nier... Va, parle... +Pourquoi riais-tu?</p> + +<p>—Tu veux absolument le savoir, père?... Eh +bien! c'est parce qu'aujourd'hui, lundi, le musée +est fermé...</p> + +<p>—Je n'y songeais plus... C'est ma foi vrai!... +Je ne puis cependant pas la laisser poser...</p> + +<p>Et brusquement, devinant qu'on le soupçonnait +de mensonge:</p> + +<p>—Du reste, regarde! fit-il en tendant le télégramme... +Le jour et l'heure y sont... Demain +matin, neuf heures et demie.</p> + +<p>Thérèse, hautainement, écartait le papier:</p> + +<p>—Oh! inutile, père!...</p> + +<p>—Si! si! j'exige que tu regardes...</p> + +<p>Elle jeta sur la feuille un coup d'œil sommaire, +et, la rendant à M. Raindal:</p> + +<p>—Tu as raison!... Dépêche-toi!...</p> + +<p>—Bon! bon!... Je te remercie toujours! fit-il +d'un ton bourru.</p> + +<p>Il ne reprit ses sens qu'en parvenant au Pavillon +de Sully. La demie sonnait à la grande horloge +qui surplombe les pilastres rosés de la porte. +M. Raindal poussa un murmure rassuré. Déjà, +d'être arrivé à temps, il en oubliait sa colère contre +Thérèse.</p> + +<p>Devant lui la vaste place s'étendait ombreuse et +déserte dans le noble encadrement de ses palais +<span class="pagenum"><a id="Page_256"> 256</a></span> +illustres. Au loin la trouée des Tuileries semblait +une région de lumière sans bornes, dont la réfraction +blanche pâlissait jusqu'au ciel. Des rafales +tièdes s'en échappaient qui courbèrent un instant +les verdures des deux jardinets proches. Le maître +respira fortement. Au printemps, il aimait cet arome +lacté et savoureux que charrie l'air des matinées. +Puis son âme s'harmonisait peu à peu avec la quiétude +auguste du décor.</p> + +<p>Il se mit à marcher devant le péristyle, la tête +baissée vers ses gants de Suède clair qu'il achevait +de boutonner. Quand, au bruit d'une voiture, il +relevait les yeux, à l'une des hautes fenêtres du +pavillon Colbert, il distinguait deux scribes du +ministère des finances qui l'épiaient en souriant. +Cette surveillance ne l'offusquait point. Il se figurait +l'ébahissement admiratif des jeunes gens lorsque +M<sup>me</sup> Chambannes paraîtrait. Eh! oui, c'était une +dame qu'il attendait! Et quelle dame! De leur vie, +probablement, ces messieurs n'en avaient jamais +aperçu de si élégante ni de si spéciale!</p> + +<p>Mais par l'avenue de gauche, un fiacre découvert +s'acheminait dans la direction du Pavillon de Sully. +Le maître s'élança juste pour aider M<sup>me</sup> Chambannes +à descendre. Elle était en costume bleu sombre avec +une blouse dont la soie changeante miroitait dans +l'entre-bâillement de sa courte jaquette, et elle +appuya à la main de M. Raindal sa main gantée de +blanc, en exhalant un petit rire candide de bonjour +ou de merci.</p> + +<p>—Eh bien! cher maître, dit-elle, quand elle eut +payé le cocher, vous ne m'en voulez pas trop? +<span class="pagenum"><a id="Page_257"> 257</a></span> +Vous n'êtes pas trop fâché contre votre méchante +élève?...</p> + +<p>M. Raindal cligna des paupières sous le tendre +regard dont elle le pénétrait. Il avait perdu l'habitude.</p> + +<p>—Mais non! chère madame! bredouillait-il... Je +suis, avant tout, charmé de vous revoir... M. Chambannes +se porte bien?...</p> + +<p>—A merveille... Revenu d'hier... A propos, il +m'a prié de vous inviter à l'Opéra ce soir... On +donne <cite>Samson et Dalila</cite> et <cite>la Korrigane</cite>. Nous +avons une seconde loge... Vous viendrez, n'est-ce +pas?...</p> + +<p>—Peuh! madame...</p> + +<p>—Si, si, vous viendrez... Je le veux!...</p> + +<p>Elle inspectait les alentours d'un coup d'œil scrutateur; +et, avisant le cartouche à lettres dorées qui +surmontait le péristyle:</p> + +<p>—C'est là, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Hélas! impossible aujourd'hui, chère madame!...</p> + +<p>Aux explications du maître, Zozé eut une moue +bougonne:</p> + +<p>—Pour une fois que je suis libre, comme c'est +contrariant!... Alors où irons-nous?...</p> + +<p>—Je ne sais pas, madame!... Où vous voudrez!</p> + +<p>Il considérait distraitement les petits squares +circulaires dont les feuilles bruissaient sous un +courant de brise. L'intérieur ne s'en voyait pas; et, +dans l'emmêlement de leurs branchages serrés +contre la grille, l'accès même en paraissait clos. +On eût dit deux galantes charmilles de théâtre, +<span class="pagenum"><a id="Page_258"> 258</a></span> +posées là, par mégarde, ou provisoirement. Le +maître songea: «Mais ce serait parfait!» et tout +haut, désignant d'un geste le jardinet le plus voisin:</p> + +<p>—Si nous entrions ici pour causer un instant, +avant de nous séparer?</p> + +<p>—C'est une idée!... fit M<sup>me</sup> Chambannes... Ils +sont délicieux, ces amours de squares...</p> + +<p>Le jardin se composait, au dedans, d'une minuscule +pelouse qu'entouraient quatre bancs verts, +ouvragés à l'antique. Ils s'assirent sur l'un d'eux, +en face du pavillon Denon. Au fronton s'alignaient, +à intervalles égaux, une rangée de statues, isolées +et pareilles sous leur égalitaire costume de marbre. +Seuls ces regards sans vie plongeaient dans le petit +square.</p> + +<p>—Il n'y a pas foule! remarqua M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>Puis, visant de son ombrelle les statues du fronton:</p> + +<p>—Dire que vous serez un jour comme cela, cher +maître!</p> + +<p>—Rien n'est moins certain, madame, fit modestement +M. Raindal.</p> + +<p>—Et moi, où serai-je à cette époque? poursuivit +Zozé d'une voix grave.</p> + +<p>—Oh! les vilaines pensées!... Est-ce votre séjour +aux Frettes qui vous a rendue si morose?</p> + +<p>Non, à parler franchement, Zozé s'y était au +fond divertie. Les promenades, la nature, la solitude +l'avaient ragaillardie, remise de Paris! Car +quelle est la femme, en vérité, qu'à un moment +<span class="pagenum"><a id="Page_259"> 259</a></span> +donné, Paris ne dégoûte pas? Quelle est la femme +qui ne finit pas par en être excédée, des visites, +des potins, des théâtres, des couturières, de tout +le surmenage mondain?... La campagne avec un ou +deux bons amis, comme M. Raindal, par exemple, +le repos, une cure de grand air, tel semblait présentement +à M<sup>me</sup> Chambannes «l'idéal», «le +rêve». Et si elle était revenue...</p> + +<p>—Mais pardon, interrompit le maître... Pourquoi +êtes-vous partie?... Je suis peut-être indiscret +en vous rappelant votre promesse...</p> + +<p>—Non, pas du tout...</p> + +<p>Elle fouillait âprement le sol du bout de son ombrelle, +les deux coudes aux genoux, en une pose +de méditation.</p> + +<p>—Je suis partie parce que j'ai eu des ennuis... +Une amie en qui j'avais confiance et qui m'a indignement +trompée...</p> + +<p>—Ah!... Je vous plains bien! fit-il.</p> + +<p>Elle levait les yeux au ciel dans une extase mélancolique. +Des langueurs humides glissèrent entre +ses cils. La tristesse la transfigurait. Avec son petit +col-carcan, si moderne, si masculin, ses traits prenaient +dans l'affliction un reflet de sainteté perverse.</p> + +<p>—Ainsi vous avez eu beaucoup de peine? fit +derechef M. Raindal qui ne la quittait pas du regard.</p> + +<p>—Oh! oui, beaucoup!...</p> + +<p>—Ma pauvre amie! murmura le maître dont la +voix s'altérait... Vous me permettez de vous appeler +de ce nom?</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_260"> 260</a></span> +M<sup>me</sup> Chambannes hochait la tête.</p> + +<p>—Je ne vous en demanderai pas plus au sujet +de votre départ! continua-t-il... Sans le vouloir, je +vous ai fait mal... Et je serais inexcusable d'insister... +Mais à l'avenir, si jamais vous êtes malheureuse, +je vous en prie, traitez-moi en ami, confiez-vous +à moi... Sans me donner de détails, +dites-moi que vous souffrez, et je m'emploierai de +tout mon cœur à vous soulager, à vous distraire... +J'ai pour vous tant d'affection!...</p> + +<p>—Merci! fit-elle un peu surprise du ton pressant +dont il parlait... Je vous remercie... Comme +vous êtes bon, cher maître!</p> + +<p>Elle s'était à demi retournée vers lui et le fixait, +en souriant, d'un de ses plus fervents regards. Des +profondeurs béantes s'ouvraient dans ses prunelles. +Tout son visage frémissait de malice coquette. +M. Raindal crut sentir une flamme qui lui perçait +les tempes. Le délire l'emportait. Il saisit avec une +craintive brusquerie la main de M<sup>me</sup> Chambannes; +et, dans un frénétique baiser, ses lèvres y écrasèrent +l'aveu d'amour qu'elles n'avaient osé prononcer.</p> + +<p>—Oh! prenez garde! fit M<sup>me</sup> Chambannes en se +reculant.</p> + +<p>—A quoi donc? riposta gauchement le maître.</p> + +<p>Une sueur d'angoisse lui humectait le front. Il +essaya de ricaner par contenance. Il s'arrêta, perplexe. +La physionomie de la jeune femme le déconcertait. +Elle avait une expression sévère, mais sans +rigueur, où, plutôt que la rancune, dominait l'alarme +décente. Ses yeux demeuraient sombres malgré +<span class="pagenum"><a id="Page_261"> 261</a></span> +le palpitement narquois qui plissait l'angle de +leurs paupières. Qu'allait-elle faire? S'indigner, +pardonner ou sourire?</p> + +<p>Elle se leva, et, d'une voix paisible où tremblait +à peine un écho d'ironie:</p> + +<p>—Cher maître, au revoir. Il faut que je rentre... +Me conduisez-vous jusqu'à un fiacre?...</p> + +<p>M. Raindal lui serrait la main d'une imperceptible +pression.</p> + +<p>—Volontiers, chère madame! fit-il tandis que +ses regards s'évadaient vers les statues de la colonnade.</p> + +<p>Elle passa la première par l'étroite porte de la +grille. M. Raindal la suivait en tirant machinalement +sur le poignet de ses gants de Suède.</p> + +<p>Lorsqu'elle fut en voiture, et que les roues déjà +s'ébranlaient, il recouvra l'audace de la contempler. +Elle avait de nouveau sa figure coutumière, +ses yeux tendres et hardis.</p> + +<p>—A ce soir, au fait! cria-t-elle... N'oubliez pas, +cher maître, loge 40...</p> + +<p>Le guichet du Carrousel franchi, elle ne put garder +son sérieux. Elle souriait d'un sourire si franc, +si intense, qu'un gavroche à pied la singea, s'écriant:</p> + +<p>—Bon Dieu, que c'est drôle!...</p> + +<p>Certes oui, c'était drôle. Le père Raindal amoureux! +Qui s'en fût douté? Et ce baiser qu'il lui +avait appliqué, ce baiser en coup de massue, tellement +brutal et timide à la fois! Le pauvre homme!... +Quel dommage qu'on fût brouillé avec l'ignoble +Germaine! Comme on se serait amusées ensemble +de cette petite histoire!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_262"> 262</a></span> +Au souvenir de l'amie perfide, M<sup>me</sup> Chambannes +s'était rembrunie. Elle ne retrouva sa bonne humeur +qu'après déjeuner, quand elle eut narré l'entrevue +à sa tante Panhias.</p> + +<p>—Fais attention, mon enfant! recommanda la +grosse dame... A cet âge-là, c'est quelquefois très +dangereux!...</p> + +<p>—Pour qui? interrogea Zozé.</p> + +<p>—Pas pour toi, naturellement!</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes fit tournoyer dans l'air une bouffée +de sa cigarette:</p> + +<p>—N'aie pas peur... Je serai prudente... Et qui +sait? je me suis peut-être trompée!...</p> + +<p>—Peut-être! répéta d'un ton sceptique la tante +Panhias.</p> + +<p>Zozé ne répliqua pas. Elle revoyait le jardin du +Louvre, les mines ardentes et timorées de M. Raindal. +Oh! si Gérald avait été là, caché derrière, dans +un massif! Cette idée de quasi représailles la ravissait. +Elle fuma encore deux cigarettes à s'en imaginer +successivement les scènes burlesques ou pathétiques.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Le soir, à l'Opéra, c'était une de ces salles de +printemps où renaît dans un resplendissement de +lumière, de pierreries et de chairs offertes, tout cet +éclat public de luxes et de beautés, de richesse et +d'aristocratie qui a semblé s'éteindre, se dissiper +avec les derniers poudroiements du jour.</p> + +<p>Dès que Zozé parut, plusieurs jumelles des clubs +et des premières loges se braquèrent de son côté.</p> + +<p>Car elle avait avancé en grade, la petite Mouzarkhi! +<span class="pagenum"><a id="Page_263"> 263</a></span> +A présent, on lui tenait compte de ses +deux années de liaison. Cela lui créait, sinon un +lien de parenté avec cette élite mondaine d'alentour, +du moins comme un fait de guerre à son actif, +une campagne heureuse qui diminuait les distances. +Elle n'était plus la petite exotique inconnue dont +on s'enquérait sur un ton de semi-mépris. Elle +était presque une des leurs: la petite Chambannes, +celle qui durant deux ans avait capté, «chambré» +le jeune Meuze; et, sous le masque des lorgnettes, +les lèvres esquissaient vers elle des sourires de bon +vouloir.</p> + +<p>Puis la présence du vieux monsieur assis auprès +de Zozé, au premier rang de la loge, intriguait les +curiosités. On dut attendre l'entr'acte pour être renseigné.</p> + +<p>Cependant, au fond du théâtre, apparaissait la +théorie des jeunes Philistines. Dalila marchait à +leur tête, sa noire chevelure surchargée de fleurs +et de joyaux versicolores. Elles chantaient, la voix +pâmante, une sensuelle mélopée:</p> + +<div class="poetry"><div class="stanza"> +<p>Beau-té, don du ciel, prin-temps de nos jours,</p> +<p>Doux char-me des yeux, es-poir des amours,</p> +<p>Pé-nè-tre les cœurs, ver-se dans les â-mes,</p> +<p class="i6"> Tes dou-ces flam-mes!</p> +<p>Aimons, mes sœurs, ai-aimons tou-jours!</p> +</div></div> + +<p>M. Raindal se raidit contre un piquant frisson +qui lui courait des reins à l'occiput. Instinctivement, +il considéra la salle. Le silence s'y faisait +plus grave et plus vibrant. Une marée de volupté +montait de l'orchestre aux loges avec les langueurs +<span class="pagenum"><a id="Page_264"> 264</a></span> +de la musique. Les prunelles de quelques femmes +étincelaient de lueurs sauvages. Des seins haletaient. +Les lourds obusiers des jumelles tiraient à pleins +regards. Tous et toutes presque, après cette longue +journée d'hypocrisie, s'avouaient enfin amants sous +l'entraînant cynisme de la mélopée.</p> + +<p>Le maître s'absorba dans des comparaisons. Il +se rappelait d'autres soirées passées à l'Opéra, avec +Thérèse et M<sup>me</sup> Raindal, dans des loges données par +le ministère, en été, ou à l'occasion des séances des +Sociétés savantes. Quelle transformation—pour +ne pas dire quel progrès—s'était depuis opérée +dans son esprit! Que de phénomènes sociaux lui +restaient à cette époque inaccessibles, indifférents +et comme nuls! Il s'expliquait par là ses bâillements +de jadis, l'ennui et l'espèce de gêne qu'il +ressentait à ces spectacles. Tant de notions lui manquaient +pour en goûter les agréments! Au lieu +qu'aujourd'hui...</p> + +<p>Il reporta ses regards vers la salle. Toutes les +places en étaient garnies. Le ballet des prêtresses +de Dagon allait commencer et une gaieté libertine +relâchait maintenant les visages, d'accord avec la +grâce enjouée des danseuses.</p> + +<p>M. Raindal, à part lui, nota ce changement. +Combien de nuances dans la dépravation aristocratique +de l'assemblée! Combien de degrés ténus +entre la gravité de l'instant d'auparavant et la jovialité +d'après!</p> + +<p>Puis, tout en battant la mesure du preste rythme +oriental qui réglait les passes des ballerines, il +examinait de temps à autre M<sup>me</sup> Chambannes, sa +<span class="pagenum"><a id="Page_265"> 265</a></span> +chère amie, comme il n'osait pas encore ouvertement +l'appeler.</p> + +<p>L'effleurement d'un sourire indécis ondulait à travers +sa fine petite figure qu'immobilisait la rêverie. +Parfois elle saisissait sa jumelle, visait une loge, un +rang de fauteuils, et, l'inspection achevée, elle décochait +à M. Raindal comme un regard de compensation. +Lorsque le rideau s'abaissa, elle se réfugia +avec le maître dans le salon exigu qui formait, en +arrière, une sorte de boudoir rutilant. Chambannes +se tenait debout devant eux. Il ne prêta que peu +d'attention aux propos de M. Raindal qui décrivait +selon les plus récentes données de l'exégèse, +les rites et les vicissitudes du culte de Dagon. Le +rideau d'ailleurs se releva avant que le maître eût +terminé.</p> + +<p>Le décor représentait un jardin avec un banc +vert au premier plan, et, à droite, la villa de délices +où le crime devait s'accomplir.</p> + +<p>Quand Dalila s'assit sur le banc enserré d'arbustes +et que Samson, chancelant d'amour, s'y +laissa tomber auprès d'elle, M. Raindal ne put se +retenir de lancer du côté de Zozé un sournois coup +d'œil allusion. Sans feindre de le remarquer, +M<sup>me</sup> Chambannes accentua complaisamment d'un +sourire la rêverie de son profil. Le maître la remercia +d'une petite toux amicale.</p> + +<p>Eh! somme toute, le matin, avait-il été si coupable? +De sang-froid même et à distance, il ne +regrettait pas ce baiser de folie, cette caresse +incorrecte, dont la franchise au moins méritait +le respect. Et pourquoi s'ingénier à cacher plus +<span class="pagenum"><a id="Page_266"> 266</a></span> +longtemps des sentiments sincères? Pourquoi +jouer l'indifférence, quand c'était le contraire que +M<sup>me</sup> Chambannes lui suggérait?... De l'amour? +Non pas. Mais une certaine tendresse, une espèce +d'affection, qui, pour n'être pas exclusivement paternelle, +ne dépassait point cependant ce que l'âge autorise +entre une toute jeune femme et un homme +sur le retour. A quoi bon se dissimuler par des +subterfuges intimes, par des mensonges illusoires, +la vivacité de ce penchant? Les exemples n'en pullulaient-ils +pas dans l'histoire? Sans parler de Ruth +et Booz dont il semble que le roman ait eu une fin +bourgeoise, ne citait-on pas une foule de maîtres +qui s'étaient très purement épris de leurs disciples, +hommes ou femmes, malgré la dissemblance des +intellects ou des années? Ainsi, quoi de commun +entre le cerveau d'un Socrate et le cerveau d'un +Alcibiade?...</p> + +<p>La suave cantilène que murmurait Dalila à Samson +détourna fort à point le maître de ces scabreux +rapprochements. La pièce se dramatisait. Au tomber +du rideau les milices philistines cernaient silencieusement +la maisonnette où sommeillait le héros +trahi. M. Raindal, à mi-voix, récita les strophes +inoubliables:</p> + +<div class="poetry"><div class="stanza"> +<p>Une lutte éternelle, en tout temps, en tout lieu,</p> +<p>Se livre sur la terre, en présence de Dieu,</p> +<p>Entre la bonté d'Homme et la ruse de Femme...</p> +</div></div> + +<p>Il continuait. M<sup>me</sup> Chambannes déclara ces vers +très jolis. Elle voulait connaître le nom de l'auteur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_267"> 267</a></span> +—C'est de Vigny, madame! fit M. Raindal en +la rejoignant dans l'arrière-salon de la loge.</p> + +<p>Chambannes était sorti. Ils demeuraient en tête +à tête. M. Raindal se demandait s'il ne conviendrait +pas de réitérer le baiser du matin, ne fût-ce +que pour signifier à M<sup>me</sup> Chambannes la persistance +de ses velléités nouvelles. Par un reste d'irrésolution, +il préféra s'en tenir à la causerie littéraire.</p> + +<p>Mais comme il se mettait à raconter les poignantes +amours de Vigny et de M<sup>me</sup> Dorval, brusquement +la porte s'ouvrit. Sur le seuil de la loge, se dressait +un grand jeune homme brun dont M. Raindal +ne vit d'abord que la moustache noire et les +larges prunelles railleuses.</p> + +<p>—Tiens, monsieur de Meuze!... Entrez donc! +s'écria avec aisance M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>Pourtant elle avait rougi; et, d'entre ses paupières, +il partait vers Gérald des œillades si caressantes, +si réjouies et si humbles, que M. Raindal +du coup se sentit mortifié. Il voulut se mêler à la +conversation, critiquer les interprètes, louer la +musique. Les mots se dérobaient. Une crue soudaine +de méchante humeur avait noyé sa verve. +Il se leva.</p> + +<p>—Vous sortez, cher maître? interrogea Zozé.</p> + +<p>—Oh! une minute, pour me dégourdir, prendre +l'air...</p> + +<p>Involontairement il avait claqué la porte. Il erra +au hasard par les couloirs jusqu'au loggia de l'escalier.</p> + +<p>—Vous! s'écria Chambannes en venant à sa +rencontre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_268"> 268</a></span> +M. Raindal riposta sans entrain:</p> + +<p>—Oui, il faisait trop chaud dans ce petit salon... +J'ai laissé votre femme avec M. de Meuze, le jeune, +ou enfin, le fils, si vous aimez mieux...</p> + +<p>Chambannes ne semblait pas frappé par cette +révélation. M. Raindal le jugea un peu benêt. Ils +rentrèrent ensemble au premier tintement de la +sonnerie d'entr'acte.</p> + +<p>Zozé était seule dans la loge. Elle accueillit le +maître d'un rayonnant sourire de bienvenue.</p> + +<p>—Bonne promenade?</p> + +<p>—Pas mauvaise! fit M. Raindal que tant de +charme désarmait.</p> + +<p>Néanmoins, il garda une figure revêche durant +tout le troisième acte. Il ne cessait de songer à +Gérald. Ce jeune homme, au surplus, ne lui avait +jamais été que médiocrement sympathique. Fat, +bellâtre, des mines impertinentes que ne justifiaient +guère une intelligence fort pauvre, des +opinions banales, un rare manque de lettres, rien +en lui n'était de nature à conquérir M. Raindal. Et +puis—le maître s'accrocha à ce souvenir avec +ténacité—et puis n'évoquait-il pas au physique +Dastarac, ce gredin de Dastarac? N'avait-il pas, à la +soirée Saulvard, fait échouer l'excellent Bœrzell? +C'était de là, à n'en point douter, que provenait +l'antipathie première. Sottise de chercher plus loin! +M. Raindal ne chercha donc pas.</p> + +<p>A peine essayait-il de suivre les regards de Zozé +à travers l'immense nef, d'en découvrir l'aboutissement. +Difficile poursuite. Ils étaient si incertains, +si fuyants, ces regards, ils embrassaient de leur +<span class="pagenum"><a id="Page_269"> 269</a></span> +tendresse tellement de personnes et d'espace! Après +quelques tentatives infructueuses, le maître renonça.</p> + +<p>—Et où est placé M. de Meuze? interrogea-t-il +seulement, d'un ton d'insouciance.</p> + +<p>—M. de Meuze?... A l'orchestre, je crois... Mais +il ne doit plus y être... Il allait finir la soirée chez +des amis...</p> + +<p>—Ah! bon! fit négligemment M. Raindal. Je +vous demandais cela, vous savez...</p> + +<p>Effectivement, Zozé savait! Elle se mordit les +lèvres pour ne pas sourire. Hé! hé! la tante Panhias +n'avait pas si mal dit. Il faudrait faire attention.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>La soirée s'acheva sans nulle autre algarade. +M. Raindal s'était beaucoup plu au ballet final; et +le pas de la Sabotière l'avait transporté.</p> + +<p>En rentrant, il se rendit dans son cabinet de +travail. Il tenait à consigner, avant de se mettre +au lit, un petit nombre d'observations morales +qu'il avait ébauchées au cours de la soirée. Elles +se rapportaient toutes au rôle de la femme en tant +que moteur social et trouveraient leur emploi dans +le chapitre VI.</p> + +<p>Quand il eut tracé la dernière, M. Raindal rassembla +les feuilles. Il n'y avait pas moins de six +grandes pages écrites sans ratures et d'un caractère serré.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_270"> 270</a></span></p> + +<h2>XIV</h2> + +<p>Les leçons du jeudi avaient recommencé. Sans +en être bannie, l'Égypte y pâtissait d'une graduelle +disgrâce. Le plus souvent, M<sup>me</sup> Chambannes n'avait +pas fait les lectures prescrites. Ou bien un saut de +phrase les projetait tous deux dans un entretien +familier sur de petits événements du jour: une robe +nouvelle de Zozé, que le maître déclarait à son +goût, le récit d'un bal, d'une pièce de théâtre, des +sujets plus futiles encore. Une fois évadés, ni l'un +ni l'autre n'avait le courage de reculer vers les +arides régions de la science. D'un commun accord, +ils évitaient les sentiers de causerie qui eussent pu +les y ramener. C'était seulement vers la fin que +M<sup>me</sup> Chambannes s'écriait:</p> + +<p>—Eh bien!... Encore une jolie leçon!... Si cela +continue, j'en saurai long au bout de l'année!... +Ah! quel déplorable professeur vous êtes!...</p> + +<p>M. Raindal souriait. Puis, s'il n'avait pas auparavant +abusé de cette licence, il saisissait la main +de Zozé et il y pressait fortement ses lèvres. Par +sagesse, elle ne lui permettait, à chaque leçon, que +deux ou trois de ces élans tendres. Mais elle en +était au fond flattée. Cela l'amusait de voir inclinée +<span class="pagenum"><a id="Page_271"> 271</a></span> +devant elle, par l'amour, cette tête illustre et +chenue. L'épiderme en semblait plus rose par le +contraste des cheveux blancs et elle trouvait propre, +plaisant à l'œil, ce jeu de nuances rapprochées.</p> + +<p>Dès la troisième leçon, elle s'enquit de l'oncle +Cyprien. Pourquoi M. Raindal ne présentait-il pas +son frère? Elle ne demandait qu'à le connaître. Le +maître répondit évasivement:</p> + +<p>—Peuh, chère amie!—il l'appelait ainsi seul +à seule avec elle, dans l'intimité des leçons—mon +frère est un brave homme... Pourtant je doute que +vous vous entendiez... Il a un caractère brusque, +entier, saugrenu... Et, d'un autre côté, d'après certains +indices, j'imagine que votre absence d'il y a +un mois a dû le mécontenter... Je préfère donc ne +pas me risquer dans des explications auxquelles je +n'augure guère une issue favorable...</p> + +<p>—Comme vous voudrez! fit Zozé qui n'insistait +que par un égard de politesse.</p> + +<p>M. Raindal cependant avait dit presque vrai. Depuis +quelques semaines, l'oncle Cyprien n'omettait +aucune occasion de flétrir, au passage, les discourtoises +façons de M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan!</p> + +<p>Il s'y acharnait systématiquement, résolu, vaille +que vaille, à dégoûter son frère de toute idée de +présentation. Fréquenter les Chambannes, il ne lui +eût plus manqué que cela! Pour y rencontrer Pums, +le marquis, Talloire peut-être, qui viendraient bêtement +lui taper sur l'épaule, le compromettre, le +dénoncer par leurs cordialités complices! Pour que +M. Raindal apprît ses histoires de Bourse, de spéculation, +de mines d'or! Merci! Plutôt mentir, plutôt +<span class="pagenum"><a id="Page_272"> 272</a></span> +avoir recours aux pires stratagèmes, aux rancunes +simulées, aux ricanements feints, aux colères factices, +que de glisser dans ce guêpier-là! Et, s'emparant +du moindre prétexte, il lâchait ses imprécations!</p> + +<p>Une femme du monde, M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan? Une +femme du monde, cette dame qui vous plantait là +les gens sans les prévenir, sans un mot d'excuse? +Une femme du monde, cette dame qui filait à l'anglaise, +ni vu ni connu, je t'embrouille! Une femme +du monde, cette dame qui...</p> + +<p>—Oh! je t'en prie! interrompait M. Raindal +d'un ton excédé... Laisse-moi en paix... Je ne te +propose point de t'y conduire, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Et ajoute que tu as bigrement raison! ripostait +l'oncle Cyprien, ravi du succès de sa tactique.</p> + +<p>Au reste, sauf les petites ruses auxquelles le contraignaient +la crainte des censures, la peur de son +frère et la peur de Schleifmann, jamais il n'avait +été plus heureux.</p> + +<p>S'il ne se montrait en Bourse qu'à de rares intervalles, +par contre, maintenant il opérait sans aide, +directement avec Talloire. Il avait la fiévreuse jouissance +de donner lui-même ses ordres, d'en suivre +les vicissitudes, d'en reporter ailleurs les gains. Diverses +inspirations le menaient: les conseils de son +ami Pums, des intuitions secrètes, les avis d'une +feuille spéciale, <cite>le Lingot</cite>, à laquelle il s'était pour +trois mois abonné. Et, la chance s'y mêlant, le total +de ses profits atteignait présentement le chiffre +net de trente-cinq mille francs.</p> + +<p>Plus que soixante-cinq mille francs à gagner, +<span class="pagenum"><a id="Page_273"> 273</a></span> +c'est-à-dire, d'après les calculs les moins optimistes, +plus que quatre mois à spéculer!</p> + +<p>Ah! alors, les cent mille francs au complet en +poche, l'oncle Cyprien, jetant le masque, romprait +avec Talloire, arrêterait la partie et avouerait ses +bénéfices. Mais jusque-là, <em>motus</em>, silence, mystère, +toutes les hypocrisies qu'on voudrait!</p> + +<p>Ainsi les cigares de choix que fumait à la brasserie +M. Raindal cadet étaient, selon ses dires, un +cadeau du marquis.</p> + +<p>—Oui, mon cher Schleifmann! avait-il affirmé... +J'ai trouvé la boîte chez moi en rentrant!</p> + +<p>Une boîte immense, une caisse, une malle, à en +juger par le nombre de havanes qu'elle fournissait +sans s'épuiser.</p> + +<p>De même pour le tricycle que l'ancien employé +n'avait pu s'interdire d'acheter: le fruit de nouvelles +opérations, croyait peut-être Schleifmann? +Erreur, profonde erreur! Payé avec le reliquat des +sept cents francs de gain, notre tricycle... Hé! voilà +qui lui clouait le bec, à monsieur le moraliste!... +Ou bien aux questions de son frère, de sa nièce, de +sa belle-sœur, l'oncle Cyprien opposait une stoïque +réponse:</p> + +<p>—Avec quoi je me suis offert ma machine?... +Avec mes économies sur les cigarettes, mes amis!... +Que voulez-vous! Quand on désire ceci, on n'a qu'à +se priver sur cela. C'est on ne peut plus simple!</p> + +<p>Il avait corsé cette dépense par l'acquisition d'un +chapeau marron en feutre mou, dont les bords, largement +cambrés, donnaient à sa tête rase un certain +je ne sais quoi de Cromwell. Et toute la semaine, +<span class="pagenum"><a id="Page_274"> 274</a></span> +sombrero en cap, pinces au pantalon, on le +voyait chevaucher son tricycle par la ville, fût-ce +même pour ne se rendre que rue de Fleurus chez +Schleifmann, rue Vavin chez Klapproth, rue Notre-Dame-des-Champs +chez M. Raindal.</p> + +<p>Mais à ces courses trop proches il préférait le +Bois, principalement le dimanche, où le souci de +la cote ne le tourmentait pas.</p> + +<p>Il s'y dirigeait vers dix heures, en suivant le boulevard +Saint-Germain, la place de la Concorde, +l'avenue des Champs-Élysées. Ganté de rouge, cigare +aux dents, il pédalait avec délices, courbé sur +le guidon, se baignant la figure dans les bons flots +de brise matinale qui déferlaient contre ses joues. +Puis, près de l'Arc de Triomphe, il relevait le buste, +ralentissait l'allure, rectifiait sa position. Devant +lui l'avenue du Bois déroulait au loin l'ample magnificence +de ses bandes de terre jaune ou grise. La +chaleur déjà fervente et mûre jetait dans l'atmosphère +comme des relents d'été. Sous les marronniers +de l'entrée, une foule de jolies dames en toilettes +pâles causaient assises ou debout, avec des +messieurs élégants. Du fond de l'allée cavalière, +des jeunes gens, des officiers, arrivaient dans un +galop souple et, d'un coup, ils passaient au pas. +Leurs montures s'ébrouaient, allongeant l'encolure, +et, si on les retenait, elles grattaient à plein fer le +sol durci de la chaussée. Ou bien un mail de nuance +vive débouchait dans l'avenue, au trot majestueux +de ses quatre chevaux. On apercevait, au sommet, +des robes claires, des chapeaux fleuris, des femmes +gracieuses qui souriaient, des hommes à face libertine. +<span class="pagenum"><a id="Page_275"> 275</a></span> +Derrière, en une crâne posture de héraut, le +laquais annonciateur, coude levé, torse renversé, +tirait d'un long buccin de cuivre des appels rauques +et triomphants. On eût dit le char fastueux des +Voluptés et de la Jeunesse.</p> + +<p>Ce spectacle et ce vacarme achevaient d'enflammer +l'oncle Cyprien. Ses yeux, ses poumons, ses +oreilles, enivrés par la fête des couleurs, des parfums +et des sons, subissaient, malgré lui, un enchantement +suprême. Il se ruait à la poursuite du +mail fascinateur, le rattrapait, le côtoyait, le précédait, +la poitrine dilatée d'orgueil et le souffle coupé +par la vitesse.</p> + +<p>Il franchissait la grille, errait sous les ombrages, +stoppait à un café pour boire l'apéritif, et ne reprenait +la route du retour—l'avenue du Bois encore—qu'à +l'approche du déjeuner.</p> + +<p>Quelquefois, en revenant, il distinguait parmi +les piétons, un vieux monsieur à barbe blanche, +qu'une jeune dame accompagnait.</p> + +<p>«Sapristi! songeait-il... Mon frère et M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan, +probablement... Pas de bêtises!... Pédalons +sec, pédalons dru!...»</p> + +<p>Il affectait de fermer les yeux, comme aveuglé +par la poussière, filait à travers les voitures en une +fuite de possédé.</p> + +<p>Précaution superflue, péril imaginaire! M. Raindal, +pareillement, avait eu soin de tourner la tête.</p> + +<p>Ces sorties du dimanche matin étaient l'œuvre de +M<sup>me</sup> Chambannes. Elle y avait découvert un cauteleux +moyen d'afficher en public son amitié avec le +maître. Et, bien que l'exhibition n'eût guère lieu +<span class="pagenum"><a id="Page_276"> 276</a></span> +qu'un dimanche par mois ou deux, Zozé en récoltait +mainte satisfaction vaniteuse.</p> + +<p>Les sourires, les œillades goguenardes, les grimaces +d'entente qui la visaient, le long du chemin, +ne faisaient qu'augmenter son aise.</p> + +<p>«Riez, mes enfants, pensait-elle, blaguez, n'empêche +que vous m'enviez rudement!»</p> + +<p>La plupart du temps, Chambannes ou l'oncle +Panhias se joignait, par décence, au couple. D'autres +jours, Gérald, soit à pied, soit à bicyclette, +s'arrêtait un instant pour causer avec eux.</p> + +<p>Hormis le désagrément d'une telle rencontre. +M. Raindal ne répugnait pas à ces promenades dominicales. +Elles tranchaient la semaine, semblaient +illuminer du reflet de leur éclat l'obscure stagnation +des jours jusqu'au jeudi. Cela lui procurait +comme un supplément de congé, de réjouissance +bimensuelle, et sans la crainte des siens, il fût venu +chaque dimanche.</p> + +<p>Puis, que de documents, que d'observations précieuses +il accumulait là, en vue de son ouvrage! +Ces jeunes hommes raffinés et ces dames avenantes +n'étaient-ils pas les représentants actuels de l'élite +voluptueuse qui se perpétue à travers les siècles? +Ne formaient-ils pas ce bataillon sacré du plaisir, +qui, à toute époque de l'histoire, mène le chœur +des élégances, promulgue les lois de la mode, domine +la société par le charme, la grâce, la beauté? +De discerner en eux les coquettes et les godelureaux +contemporains de Ramsès ou du roi Touthmosis, +simple effort de transposition!</p> + +<p>Aussi M. Raindal n'avait garde d'oublier durant +<span class="pagenum"><a id="Page_277"> 277</a></span> +la promenade ses sévères devoirs d'historien. Dès +qu'il cessait de regarder M<sup>me</sup> Chambannes, il transposait, +gravait, piquait dans sa mémoire mille +détails significatifs. Les dames plus que les hommes +bénéficiaient de son attention. Dans leurs gestes +câlins, dans leurs yeux alliciants, il cherchait +l'éternel, et à défaut de l'y trouver, il en retirait +du contentement. Plusieurs, à force de le croiser, +avaient frappé son souvenir; et quand il reconnaissait, +à distance, leur silhouette, il s'apprêtait à les +fixer. Ses gants neufs, tenus à la main contre le +pommeau de sa canne, écartaient leurs doigtures +comme les raides pétales d'un lotus; et, avec son +veston de cheviotte bleu, son pantalon grisâtre, son +chapeau melon de feutre noir, sa rosette d'officier, +sa barbe aux poils d'argent soigneusement lustrés, +il avait un aspect cossu et bien pensant, un air +d'industriel vieilli dans la fortune, de riche conservateur +fidèle aux bons principes.</p> + +<p>Sur le coup de midi, on rentrait vers la rue de +Prony. Le déjeuner se prolongeait tard. Les stores +ne laissaient pénétrer qu'une lumière jaunâtre. Des +fleurs, au milieu de la table, exhalaient, en concert, +l'harmonie de leurs haleines. Et, quand, de plus, +Chambannes allumait son cigare, puis Zozé son tabac +d'Orient, cela parachevait l'écrasant besoin de +sieste que ressentait le maître dans ce demi-jour. +Les yeux brûlés par le soleil, les jambes lasses de +la promenade, il luttait entre le désir de voir encore +sa petite élève et le poids de sommeil qui tirait ses +paupières. Enfin, au moment de succomber, il se +levait et prenait congé.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_278"> 278</a></span> +Par contre, à peine dehors, un regret lui tenaillait +le cœur. Il se reprochait gravement sa sotte +somnolence, ces instants de douceur gaspillés par +veulerie. Pour un peu, il serait retourné sur ses +pas, feignant d'avoir oublié un objet, un renseignement +à réclamer. Mais lesquels? La honte l'empêchait. +Il poursuivait le chemin, avec une maussaderie +croissante; et, sitôt parvenu rue Notre-Dame-des-Champs, +son spleen exacerbé dégénérait en +haine. L'odieux quartier, les sépulcrales bâtisses! +Ah bien! son bail fini, on verrait s'il le renouvelait!</p> + +<p>Du palier, à travers la porte, il entendait chez +lui un bruit de rires et de causerie. C'était, dans +le salon, Thérèse avec Bœrzell, toujours assidu des +dimanches.</p> + +<p>Une fois, en entrant, M. Raindal perçut le nom +de Dastarac.</p> + +<p>—Tiens! fit-il stupéfié... Vous parlez de ce méchant +garnement?...</p> + +<p>Thérèse répliqua:</p> + +<p>—Eh! oui, de Dastarac... J'ai tout dit à M. Bœrzell... +Il n'y a pas à s'en cacher...</p> + +<p>—Certes non! répliqua le maître.</p> + +<p>—Et sais-tu ce que monsieur me contait?... +Qu'il a très mal tourné, notre Dastarac... Une histoire +de dettes assez véreuses, d'abus de confiance +et de fausses garanties. Bref, chassé de l'Université, +obligé de gagner la Belgique... M. Bœrzell t'expliquera +ça mieux que moi...</p> + +<p>Le jeune savant répéta les faits en détail.</p> + +<p>—Hein!... Un joli monsieur!... s'écria la jeune +<span class="pagenum"><a id="Page_279"> 279</a></span> +fille sur un ton de mépris rageur, quand Bœrzell +eut achevé.</p> + +<p>—Rien ne m'étonne de ce gaillard! déclara +M. Raindal... C'est égal!... Nous devons à son beau-père +maître Gaussine une fameuse gratitude!</p> + +<p>Ce jour-là, il ne maugréa point contre la lenteur +du dimanche. Des pensées consolantes l'occupèrent +jusqu'au dîner. Jusqu'ici, en aucune occasion, il +ne s'était enhardi à questionner Thérèse sur les +visites de Bœrzell. Il redoutait des représailles, des +questions reconventionnelles sur la maison Chambannes. +Mais, maintenant que Dastarac semblait +anéanti, écroulé sous le dégoût même de Thérèse, +pourquoi cette sympathie entre les jeunes gens ne +suivrait-elle pas la marche normale? Pourquoi, de +camarades, ne deviendraient-ils pas époux? Et +alors, outre la joie de marier sa fille, quelle aubaine +pour le maître, quelle libération! Comme témoin +de ses sorties, il ne demeurerait que M<sup>me</sup> Raindal, +toute aux soins de sa piété, femme facile et sans +rigueur, pourvu qu'on ne gênât point sa foi. Plus +de contrôle, plus de guet, plus de mensonges à +forger ou de silence à tenir! M. Raindal se promit +de surveiller l'affaire finement, politiquement, par +peur de la gâter.</p> + +<p>Après le dîner, cependant, un souci coutumier le +ressaisit. Il songeait à l'été, aux vacances imminentes, +aux trois mois que sans doute il lui faudrait +passer loin de M<sup>me</sup> Chambannes; et, en se remémorant +ses impatiences, ses alarmes récentes durant +un seul mois de privation, il éprouvait à l'épigastre +une sorte d'étouffement d'angoisse.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_280"> 280</a></span> +Où irait-elle? Sur quelles plages? Dans quelles +montagnes? A combien de lieues? Et avec qui?</p> + +<p>Autant de questions qu'en maintes leçons il avait +discrètement posées à sa petite élève. Elle répliquait +sans précision. Elle prétendait n'être pas résolue +encore, hésiter entre les Frettes, la mer, la +Suisse ou une ville d'eaux. Son choix se déciderait +selon l'époque du voyage que Georges devait sous +peu accomplir en Bosnie. Et aussitôt elle soupirait. +Une ombre de mélancolie voilait la tendresse de ses +regards. Elle détournait l'entretien.</p> + +<p>La chère amie!... Qui sait si quelque tourment +analogue n'oppressait pas sa gentille petite âme? +Qui sait si elle aussi ne s'affligeait pas à l'idée de +la séparation?... M. Raindal ne poussait point l'immodestie +jusqu'à s'attribuer la totalité de ces regrets. +Seulement, il ne lui déplaisait pas de penser qu'une +part peut-être lui en revenait. Sur quoi il ne se +trompait que du tout.</p> + +<p>Assurément, aux questions du maître, M<sup>me</sup> Chambannes +se rembrunissait. Mais l'unique raison de +son chagrin était la méchanceté de Raldo. Depuis +plus de trois semaines il se débattait entre eux à chacun +de leurs rendez-vous, ce problème de la villégiature. +Gérald, dont la trahison n'avait fait que renforcer +le despotisme, s'obstinait au projet de s'installer +à Deauville, en compagnie de son père, pendant la +durée du mois d'août. Des invitations, «de la jolie +femme», le tir aux pigeons, le polo, les courses, +tout l'appelait là-bas, et contre l'attrait de tant de +plaisirs les larmes muettes de M<sup>me</sup> Chambannes glissaient +comme des gouttes de pluie contre une vitre.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_281"> 281</a></span> +—Viens-y! objectait-il... Je ne t'empêche pas +d'y venir!...</p> + +<p>Elle haussait les épaules. Ne présageait-elle pas +les souffrances qu'elle endurerait à Deauville, sans +amis, sans relations et éloignée de son amant!... +Ne se voyait-elle pas déjà écartée de Raldo et du +monde où il fréquenterait, par cette barrière plus +dure qu'une grille de fer qui, partout, environne +de ses immatérielles clôtures le troupeau de la +bonne société? S'exposer aux regards fermés de ces +dames, aux échos insultants de leurs joies, au spectacle +de leurs flirts, à cette diminution sociale qui +ne se mesure bien que de près?... Non, pour son +amour même, pour la sauvegarde de sa passion, +Zozé, mille fois, préférait la retraite, l'abandon +provisoire. Puis comme ces sacrifices, d'avance, +lui poignardaient le cœur, elle se mettait à pleurer +silencieusement des larmes intermittentes, trop +longtemps refoulées et qui, entre deux baisers, au +milieu d'une étreinte, mouillaient à l'improviste +les joues de M. Raldo.</p> + +<p>Comment se venger de lui? Comment répondre +à cet égoïsme impitoyable? Ah! Zozé commençait +enfin à le comprendre: en amour, on n'est pas +égaux. Sinon, n'eût-elle pas naguère châtié la forfaiture +de Gérald par une trahison immédiate? Et +à présent de même, ne riposterait-elle pas par quelque +invention barbare, par le choix d'une villégiature +où de ses amoureux se trouveraient: à Dieppe, +par exemple, où séjournerait Mazuccio; à Bagnères, +où Pums ferait une saison, à Dinard, où Burzig, +en Anglais authentique, avait loué une petite villa? +<span class="pagenum"><a id="Page_282"> 282</a></span> +Aucune de ces représailles ne la satisfaisait. Rapidement, +elle se convainquait que Gérald ne prendrait +ombrage d'aucune. Alors, à quoi bon ces déplacements +dans des stations mondaines qui, par +similitude et par évocation, emporteraient sans +trêve ses songeries vers Deauville? Ne valait-il pas +mieux aller se terrer aux Frettes, chercher dans +cet endroit paisible l'hébétude et l'oubli, se plonger +dans le néant de la vie campagnarde, jusqu'au +retour du méchant Raldo?</p> + +<p>Dès les premiers jours de juillet, elle opta pour +cette solution. Gérald promit de venir la rejoindre +au début de septembre, moment auquel Chambannes +rentrerait de Bosnie. Zozé partirait vers le 20, +avec la tante et l'oncle Panhias. Du reste, dans le +voisinage de l'abbé Touronde, des Herschstein et +des Silberschmidt, elle ne manquerait pas de visiteurs.</p> + +<p>—Et, somme toute, observait Gérald, un mois +ce n'est que quatre semaines... Et quatre semaines, +c'est bien vite passé!...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes en tomba d'accord. Une grimace +de dédain lui convulsait les lèvres devant +cette inconscience. Par orgueil, elle feignit de sourire.</p> + +<p>Puis le jeudi d'après, elle informa M. Raindal +de ses dispositifs de départ, sauf ce qui concernait +Gérald.</p> + +<p>—Ah bah! bredouilla-t-il avec un clignement +des yeux si douloureux, si suppliant, que Zozé, +sur-le-champ, se sentit émue... Ah! vous allez aux +Frettes?... C'est très bien... très bien!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_283"> 283</a></span> +—Et vous, cher maître? fit-elle... Que ferez-vous +de votre été?</p> + +<p>—Moi?...</p> + +<p>Il cherchait, ahuri, l'esprit en déroute, ne se souvenait +plus. A la fin il se rappela:</p> + +<p>—Moi?... Nous?... Nous allons à Langrune, +comme chaque année... Et vous resterez aux +Frettes combien de temps?...</p> + +<p>—Un mois, deux mois, trois mois... Tout dépend +des affaires de Georges...</p> + +<p>—Trois mois! répétait M. Raindal, s'arrêtant +au plus cruel des chiffres.</p> + +<p>Et il ajouta, d'un accent sincère:</p> + +<p>—Cela me chagrine beaucoup, mon amie!...</p> + +<p>En même temps, il avait saisi la main de +M<sup>me</sup> Chambannes et il y appuyait ses lèvres avidement. +Elle exhala un soupir de pitié. Pauvre père +Raindal! Comme il avait le cœur gros!</p> + +<p>Elle songeait: «Suis-je méchante!... Oui, je +suis son Gérald, voilà!» Mais brusquement, à ce +nom, une idée neuve raya sa pensée. Pourquoi +pas, au fait?... Une revanche fort innocente, une +société, une distraction qui en valaient bien d'autres! +Et à demi souriante, retirant doucement la +main qu'elle avait oubliée sous les lèvres de +M. Raindal:</p> + +<p>—Voyons, cher maître, questionna-t-elle, que +diriez-vous de venir passer quelques semaines aux +Frettes?... Cela ne dérangerait-il pas trop vos habitudes?...</p> + +<p>M. Raindal avait redressé son front congestionné:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_284"> 284</a></span> +—Moi?... Non! Pas du tout! fit-il avec la sensation +d'une onde réconfortante qui lui baignait le +cœur... Seulement, il y a ma femme, ma fille...</p> + +<p>—Elles viendraient aussi!...</p> + +<p>—Croyez-vous? fit le maître d'un ton dubitatif.</p> + +<p>—Certainement, à moins qu'elles ne refusent, +qu'elles n'aient des raisons pour cela!</p> + +<p>M. Raindal se taisait, le visage déconfit, et, se +cabrant contre un besoin de dénoncer ses bourreaux +domestiques:</p> + +<p>—Des raisons! s'écria-t-il enfin... Pardieu, +elles n'en ont aucune... pas la moindre!... Pourtant +vous les connaissez vaguement... Ma fille, +une sauvage; ma femme une dévote... En présence +de tels caractères, on est toujours sur le qui-vive... +De toutes façons j'essaierai, ma chère amie, et +vous devinez avec quel zèle, avec quelle vigueur +d'affection...</p> + +<p>Il s'autorisa de cette période éloquente pour +rembrasser la main de Zozé. La véhémence de son +engagement soutint, la soirée durant, ses espoirs. +Au surplus, jamais encore il n'avait affronté la +lutte. Il l'avait plutôt esquivée, ajournée par la patience +et par la ruse. Savait-on ce que donnerait, +dans une rencontre ouverte, l'élan de ses griefs et +de ses désirs retenus pendant tant de mois!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_285"> 285</a></span></p> + +<h2>XV</h2> + +<p>Le lendemain, néanmoins, il attendit la fin du +déjeuner pour tenter le premier assaut; et, comme +Brigitte servait le café:</p> + +<p>—Mes enfants! dit-il... Je suis chargé de vous +transmettre une invitation... Si elle ne vous agrée +pas, vous serez libres de la décliner!... Mais je vous +en conjure, d'abord, veuillez m'écouter jusqu'au +bout...</p> + +<p>Tandis qu'il parlait, la tête basse, griffant machinalement +de l'ongle la toile cirée de la table, +M<sup>me</sup> Raindal décochait à sa fille des œillades épouvantées. +Thérèse y répliquait par une mimique +rassurante des lèvres ou des paupières. Et, au +dernier mot de M. Raindal, elle proféra d'une voix +paisible, sans nulle altération ni de colère, ni de +peur:</p> + +<p>—M<sup>me</sup> Chambannes est très aimable, père... Seulement, +pour ma part, je juge son invitation inacceptable. +Et je serais étonnée que maman ne fût +pas de mon avis!</p> + +<p>—Oh! tout à fait! approuva M<sup>me</sup> Raindal avec +un hochement de la tête.</p> + +<p>—Et puis-je vous demander vos raisons? interrogea +<span class="pagenum"><a id="Page_286"> 286</a></span> +le maître d'un ton qu'il s'appliquait à rendre +onctueux.</p> + +<p>—Ma raison, et je ne donne que la mienne, +fit Thérèse d'un ton similaire, ma raison c'est que, +soit dit sans t'offenser, M<sup>me</sup> Chambannes n'est pas +une société pour nous...</p> + +<p>Le maître se contenait encore:</p> + +<p>—Qu'entends-tu par là?...</p> + +<p>Thérèse repartit:</p> + +<p>—Il me semble que c'est assez clair...</p> + +<p>M. Raindal s'était levé et tournait autour de la +table, en écrasant un cure-dents dont la pointe craquait +sous ses doigts:</p> + +<p>—Bon! bon!... Je vous ai promis que vous +seriez libres... Vous êtes libres... Je ne m'en dédis +pas...</p> + +<p>Puis, d'une voix plus forte;</p> + +<p>—Mais, sapristi cependant, il m'est impossible +de m'en tenir à ces insinuations... M<sup>me</sup> Chambannes +est une personne pour laquelle je professe +la plus grande sympathie, et, je ne crains pas de +l'avouer, la plus vive estime... Je ne peux pas laisser +passer des accusations aussi abominables et +aussi indécises...</p> + +<p>D'un suprême effort il se maîtrisait, et il ajouta +sur un ton moins rude:</p> + +<p>—Je vous en prie, toi ou ta mère, parlez franchement... +Qu'avez-vous à reprocher à M<sup>me</sup> Chambannes?...</p> + +<p>Il y eut un silence. Brigitte, effarée dans cette +atmosphère lourde de querelle, avait prestement +regagné sa cuisine. Des deux côtés on serrait la +<span class="pagenum"><a id="Page_287"> 287</a></span> +bride aux fureurs et aux invectives qui se rebellaient, +prêtes à bondir.</p> + +<p>—Allons! réitéra le maître... J'attends vos explications... +Je t'attends, Thérèse, puisque ta mère +ne répond pas...</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Raindal riposta avec gravité:</p> + +<p>—Père, qu'il soit bien établi, n'est-ce pas? que +nous n'avons pas l'intention de te froisser dans tes +amitiés, que nous ne parlons que pour ton bien, +que pour le nôtre...</p> + +<p>Le maître s'impatientait:</p> + +<p>—Oui, oui, va...</p> + +<p>—Eh bien! je t'assure que M<sup>me</sup> Chambannes n'est +pas pour nous une personne à fréquenter, ni surtout +une personne dont nous puissions accepter +l'hospitalité... Faut-il mettre les points sur les <em>i</em>?</p> + +<p>—Mets-les! ne te gêne pas...</p> + +<p>—Nous ne pouvons aller habiter chez une femme +qui, presque publiquement, a un amant...</p> + +<p>M. Raindal faillit étouffer et, ayant aspiré une +large bouffée d'air:</p> + +<p>—Un amant! clama-t-il... Qui cela?... Qui te +l'a dit?...</p> + +<p>—Personne! mes yeux... Il n'y avait qu'à regarder +et à voir... D'ailleurs ses amies m'ont paru de +la même trempe... A aucun prix, je ne fréquenterai +ces femmes-là!...</p> + +<p>—Tes yeux! fit M. Raindal qui suivait son idée... +Et comment s'appellerait, selon tes yeux, le jeune +homme en question?...</p> + +<p>Thérèse répliqua:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_288"> 288</a></span> +—Ce que j'ai dit suffit... Je n'ajouterai pas un +mot...</p> + +<p>Le maître jetait à sa fille un regard de défi et de +haine; puis, haussant les épaules:</p> + +<p>—Oh! tu me fais pitié... Tes indignes calomnies +n'ont pas même l'excuse de la bonne foi, de l'erreur... +C'est la rancune qui te pousse... Tu en veux +à M<sup>me</sup> Chambannes de sa beauté, de sa grâce... Tu +es une envieuse et une sotte!... Oui, je le répète, +une sotte!...</p> + +<p>—Mon ami! supplia M<sup>me</sup> Raindal.</p> + +<p>—Laisse, mère! fit Thérèse, dont les doigts frémissaient +contre le rebord de son assiette... Papa +ne sait plus ce qu'il dit... Tout ce que je souhaiterais, +c'est qu'avec les autres, il fût plus clairvoyant, +qu'il aperçût l'abîme de ridicule où il court et où +il nous entraîne...</p> + +<p>M. Raindal asséna sur la table un coup de poing +exaspéré et, prenant sa femme à témoin:</p> + +<p>—Tu entends comme elle ose me traiter!... Elle +perd la raison... Elle est folle...</p> + +<p>—Je suis folle? cria Thérèse.</p> + +<p>Elle courait vers sa chambre. Elle rentra un +instant après, et, lançant à travers la table, trois +journaux dépliés:</p> + +<p>—Si je suis folle, je ne suis pas la seule... Lis +un peu! Ils ne sont pas fous, je suppose, tous ceux +qui écrivent là-dedans!...</p> + +<p>Elle signalait de sa main tremblante, sur les +feuilles, des passages marqués au crayon.</p> + +<p>M. Raindal, d'un geste méprisant, rafla, au +hasard, l'une des trois et parmi les échos, il lut:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_289"> 289</a></span> +«Qui racontait donc que les femmes ne s'intéressent +plus à l'histoire? Ce n'est certes pas mon +vieux camarade La Croix-Charmerilles, qui me +narrait hier l'anecdote que voici:</p> + +<p>«Depuis six mois, une de nos plus jolies exotiques +s'est éprise d'histoire ancienne. Et, chaque +semaine, un de nos savants les plus en vue vient à +domicile lui donner des leçons.</p> + +<p>«Quant à la période de l'histoire enseignée et au +nom de l'illustre professeur, cherchez dans les environs +de l'Institut et rappelez-vous aussi un des plus +gros succès littéraires de l'automne dernier.</p> + +<p>«Histoire ancienne, ancienne histoire!»</p> + +<p>M. Raindal, d'une poussée, avait projeté à terre +les deux autres gazettes:</p> + +<p>—Et tu prétends me salir avec ces infamies?</p> + +<p>Il piétinait à coups de talon les feuilles:</p> + +<p>—Tiens, voilà le cas que j'en fais de tes immondes +journaux!... Pouah! Dire que c'est ma fille, +ma propre fille, qui collectionne ces ordures et qui +s'institue chez moi l'auxiliaire de mes ennemis!</p> + +<p>Il s'affaissait sur une chaise. Thérèse accourut +auprès de lui:</p> + +<p>—Père, père! implorait-elle en s'agenouillant, +pardonne-moi... Tu m'as mal comprise... J'ai manqué +d'égards, de ménagements... Mais tu sais bien que je +t'aime, que je suis incapable de vouloir te peiner...</p> + +<p>M. Raindal la contemplait d'un air attendri. Elle +insista:</p> + +<p>—Embrasse-moi... Pardonne-moi ma vivacité... +Je te jure...</p> + +<p>Il la relevait doucement, et, l'asseyant sur ses +<span class="pagenum"><a id="Page_290"> 290</a></span> +genoux comme un petit enfant qu'on dorlote:</p> + +<p>—Tout est oublié... Je te pardonne... Là, ne +pleure pas, c'est fini... Cela n'a pas d'importance.</p> + +<p>Elle reprit, d'une voix entrecoupée de sanglots:</p> + +<p>—Je te jure, père... c'était dans ton intérêt...</p> + +<p>—Quel intérêt? fit M. Raindal, en relâchant +soudain l'étreinte.</p> + +<p>—L'intérêt de ta réputation, murmura Thérèse +timidement, l'intérêt de ton nom... Tu ne t'en rends +pas compte, père. L'amitié t'aveugle... Mais tu es +en train de compromettre l'une et l'autre...</p> + +<p>M. Raindal, d'un brusque élan, s'était relevé:</p> + +<p>—Ainsi, je vous compromets! fit-il avec une intonation +sardonique... Je vous déshonore?... Je déshonore +votre nom? C'est exact... En effet, depuis +bientôt trente-cinq ans, je ne travaille guère qu'à +cela... Ha! ha!... C'est la pure vérité!...</p> + +<p>Il s'exaltait, recommençait, autour de la table, sa +promenade:</p> + +<p>—Oui, vous êtes bien à plaindre, d'avoir un +mari, un père aussi compromettant, comme vous +dites!... Un homme qui amasse turpitudes sur turpitudes, +dont la vie n'est qu'un tissu de folies et de +débauches... un homme...</p> + +<p>Thérèse l'interrompit:</p> + +<p>—Tu te fâches encore, père... Tu te moques de +nous... Tu travestis exprès mes paroles... J'ai dit, +et je le maintiens, que tu ne peux que te nuire en +conservant cette intimité avec M<sup>me</sup> Chambannes... +Je l'ai dit parce que c'était mon devoir, parce que +le moment en était venu... Et rien ne m'empêchera +de te le redire...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_291"> 291</a></span> +M. Raindal s'était arrêté et croisait les bras sur +sa poitrine:</p> + +<p>—Alors, quoi? fit-il en provoquant du regard +tour à tour sa femme et Thérèse... Qu'est-ce que +vous voulez?... Il s'agirait de vous expliquer, pourtant!... +Vous voulez que je n'aille pas aux Frettes?...</p> + +<p>—D'abord! répliqua fermement M<sup>lle</sup> Raindal.</p> + +<p>—«D'abord!»... Le mot est plaisant en soi... +Mais je suis accommodant!... Va pour «d'abord»... +Et ensuite?...</p> + +<p>—Ensuite, dit la jeune fille, nous voudrions +que, sans rompre avec M<sup>me</sup> Chambannes, tu diminues +le nombre de ces visites régulières, de ces dîners +à jour fixe, parce qu'à tort ou à raison, on en +rit, on en jase...</p> + +<p>—Et où en jase-t-on, s'il te plaît?</p> + +<p>—Partout!... Au Collège, à l'Institut, chez tes +confrères, dans les journaux...</p> + +<p>Le maître eut un sourire amer:</p> + +<p>—Ah! vous êtes bien renseignées!... C'est probablement +M. Bœrzell qui...</p> + +<p>—Lui et tout le monde, père... Lui et les allusions, +les paroles méchantes dont on s'amuse à nous +blesser, parmi nos relations, dans les visites que +nous faisons ou qu'on nous fait...</p> + +<p>M. Raindal riposta par une bordée de bruyants +sarcasmes:</p> + +<p>—Évidemment, le danger est plus grave que je +ne pensais... Il ne faut pas négliger les avertissements +de tous ces honnêtes gens. Il faut se méfier, +enrayer... Et, dès maintenant, je me remets entre +<span class="pagenum"><a id="Page_292"> 292</a></span> +vos mains... C'est vous qui réglerez les jours et les +heures de mes visites rue de Prony... Au besoin, +Brigitte pourra m'y conduire et m'en ramener. Je +suis si faible, si inexpérimenté, si enfant!...</p> + +<p>Il continua sur ce ton pendant quelques minutes; +et, par un phénomène de suggestion, toute sa virilité +tardive s'affolait, s'insurgeait à mesure contre +cette servitude dont il créait lui-même le détail et +les épisodes. Chaque trait l'aiguillonnait d'une +piqûre nouvelle, lui infusait aux veines un poison +chaleureux qui surexcitait sa souffrance avec son +énergie. Il se voyait dans l'avenir privé à tout +jamais de M<sup>me</sup> Chambannes, interné pour toujours +loin d'elle, en proie aux pires tortures de la séparation +et de la jalousie peut-être. Car, si Thérèse +avait dit vrai!... Une angoisse lui cingla le cœur. +Ses regrets imaginaires touchaient au paroxysme. +Il changea soudainement d'accent; et, d'une voix +sourde, précipitée, qui sonnait la révolte:</p> + +<p>—Assez plaisanté! fit-il... C'en est assez... Oh! +depuis longtemps je me doutais de toutes les pensées +mauvaises, de tous les honteux soupçons que +vous accumuliez contre moi!... Vos complots, vos +risées, vos conciliabules et jusqu'à vos silences plus +insidieux que le reste, rien ne m'a échappé!... Si +tout à l'heure, quand vous m'avez montré le fond +de vos âmes, j'ai éprouvé de la surprise, je la dois +moins à l'imprévu qu'au dégoût!... Oui, véritablement, +je ne croyais pas y trouver tant de vase et +de vilenie... Bah, passons!... Je ne sais qui vous +inspire, qui vous guide et je ne tiens pas à le +savoir... Mais ce que je veux et ce que j'exige dorénavant, +<span class="pagenum"><a id="Page_293"> 293</a></span> +c'est d'être maître chez moi, libre au dehors. +Ce que je veux et ce que j'exige, c'est la fin de ces +mines hypocrites, de ces mutismes agressifs, de +toutes ces manœuvres sournoises qui ne sont que +la comédie de la docilité et qui m'offusquent plus +que vos insultes d'il y a un instant... Ce que je veux, +enfin, c'est la confiance, c'est l'estime, c'est le respect +auxquels j'ai droit par mon âge, par une vie +continue de travail forcené, et, je le dis sans fausse +modestie, par mon rang, par ma valeur même... +Si je ne puis les obtenir, nous cesserons l'existence +commune, puisque la poursuivre dans ces +conditions nous serait à tous insupportable... Voilà +qui est net, n'est-ce pas?... Je n'y reviendrai plus... +Et pour commencer, aujourd'hui, j'ai l'honneur de +vous informer qu'avec vous ou sans vous, j'irai +casser un mois aux Frettes... Consultez-vous. Délibérez... +Vous en avez le loisir: M<sup>me</sup> Chambannes +ne part que dans dix jours... Seulement, d'ici-là, +pas un mot à ce sujet, pas une remarque... Je n'en +tolérerai aucune. Un oui ou un non. Je n'admets +pas davantage.</p> + +<p>Il se dirigeait vers son cabinet, et, la main au +bouton de la porte:</p> + +<p>—Je ne me dissimule pas, fit-il, ce qu'a de désolant +une telle situation. Mais ne vous en prenez +qu'à vous, qu'à vos hostilités cachées... Tout a un +terme, même la patience... Or, vous avez depuis +six mois étrangement abusé de la mienne!...</p> + +<p>Il disparaissait; puis, comme s'il eût voulu se +barricader contre les tentatives conciliantes, par +deux fois le glissement du pêne claqua dans le fer +<span class="pagenum"><a id="Page_294"> 294</a></span> +de la serrure. M. Raindal venait de s'emprisonner +à double tour.</p> + +<p>—Eh bien, ma pauvre enfant! chuchota M<sup>me</sup> +Raindal, les prunelles luisantes de larmes.</p> + +<p>Soit crainte d'être écoutée, soit imitant instinctivement +l'accent assourdi de son père, Thérèse +riposta à mi-voix:</p> + +<p>—Que veux-tu, maman!... C'est lamentable!... +Je ne pensais pas que le mal fût si profond... +Nous sommes intervenues trop tard!...</p> + +<p>—A qui le dis-tu, ma fille? soupira la vieille dame.</p> + +<p>Thérèse demeurait muette, accoudée à la table, +dans une pose de farouche rêverie.</p> + +<p>—Qu'allons-nous devenir? reprit M<sup>me</sup> Raindal +d'un ton pleurard. Si nous fermons les yeux, cette +vilaine femme nous l'enlèvera. Si nous le contrarions, +il nous quittera. Et nous sommes seules, +complètement seules, sans qui que ce soit pour +nous conseiller, pour nous défendre...</p> + +<p>—Peut-être pas! riposta la jeune fille en se +redressant.</p> + +<p>—Tu songes à quelqu'un?...</p> + +<p>—Oui, à l'oncle Cyprien... Je ne vois guère +que lui qui fasse peur à papa... Je vais y courir +tout de suite... Je le monterai, je le chaufferai à +blanc... Et ce sera bien le diable si avec une pareille +machine de siège nous ne triomphons pas +des résistances de père!...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Raindal, à cette comparaison, malgré ses +larmes, avait souri:</p> + +<p>—Si tu espères réussir, vas-y vite, mon enfant! +Hélas! il n'y a plus de temps à gaspiller!..</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_295"> 295</a></span> +Thérèse se penchait sur elle pour l'embrasser:</p> + +<p>—Ne pleurons pas, vieille maman!... Courage!... +J'ai idée que tout n'est pas perdu!...</p> + +<p>—Que Dieu t'entende, ma fille! murmura +M<sup>me</sup> Raindal, qui roulait au plafond des regards +implorateurs.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>La porte de l'oncle Cyprien n'était qu'aux trois +quarts close, quand Thérèse atteignit le palier du +sixième étage.</p> + +<p>—On peut entrer? héla M<sup>lle</sup> Raindal en frappant.</p> + +<p>—Entrez!... Entrez!...</p> + +<p>Une odeur de pétrole planait dès l'antichambre. +L'oncle Cyprien, assis sur un petit pliant, une serviette +au travers des genoux, astiquait son tricycle, +selle à terre, roues en haut comme une +voiture versée.</p> + +<p>—C'est toi, mon neveu! fit-il du coin de la +bouche, l'autre coin étant obstrué par un énorme +cigare... Prends donc une chaise... Tu m'excuses?... +Quand je nettoie ma machine, si je me dérange, +cela me détraque mon fourbi... Tu as ta chaise?... +Parfait!... Ah bien, par exemple, si je m'attendais +à cette visite!... Rien de mauvais, au moins?... +Ton père n'est pas malade?...</p> + +<p>Thérèse répliqua:</p> + +<p>—Malade, ce ne serait encore rien!...</p> + +<p>—Sapristi, s'écria l'oncle Cyprien qui écarquillait +les paupières... Tu m'effraies! Pis que +malade, qu'est-ce que c'est, qu'est-ce que ça peut +être, bon Dieu?...</p> + +<p>—Je vais te le dire, mon oncle! Mais j'ai besoin +<span class="pagenum"><a id="Page_296"> 296</a></span> +de tout ton dévouement, de toute ton attention...</p> + +<p>—Tu les as, mon neveu!... Je travaille en +t'écoutant... ou je t'écoute en travaillant... Les +oreilles pour toi, les yeux pour ma machine!... +Mais <em>presto</em>, parce que tu m'inquiètes, avec tes +mines solennelles...</p> + +<p>Pendant que sa nièce parlait, M. Raindal cadet, +pas une fois, en effet, ne leva les regards. Il frottait, +polissait, pétrolait, les mains voletant parmi +l'étalage de burettes, de chiffons noirs, de flanelles +grasses, de tournevis et de clefs anglaises, qui lui +donnait, à première vue, un air de tondeur de tricycles.</p> + +<p>—Fâcheux! se contentait-il de murmurer par +instants, le front toujours baissé... Très fâcheux!... +Extrêmement fâcheux!...</p> + +<p>Toutefois, sous cet aspect affairé, il calculait de +plein sang-froid. Bien que ses pertes fussent minimes, +elles avaient, la semaine d'avant, contrebalancé +la somme des bénéfices. Le bilan des derniers +huit jours se soldait sans profit, sorte d'échec pour +un spéculateur accoutumé, comme lui, au gain. +De plus, d'autres valeurs minières avaient subi de +violentes fluctuations. Le marché présentait des +signes, sinon d'alarme, du moins de prudence. +Les affaires se ralentissaient et la baisse avait +frappé beaucoup de titres jusqu'ici en hausse quotidienne. +Ces considérations laissaient l'oncle Cyprien +pensif. Etait-ce bien le moment de prendre +parti contre son frère, de pousser ouvertement à +une rupture avec les Chambannes? Ne risquait-il +pas de s'aliéner, par cette attitude décidée, les puissantes +<span class="pagenum"><a id="Page_297"> 297</a></span> +sympathies du camp adverse,—à savoir des +Chambannes et de la bande adjacente, des Pums, +des Meuze, des Talloire, c'est-à-dire de tous ses +amis de Bourse et de tous ses conseillers? La +question méritait qu'on n'y répondît pas à la +légère.</p> + +<p>—Et c'est alors, conclut Thérèse, que l'idée +m'est venue d'avoir recours à ton aide... Il n'y a +que toi qui puisses nous sauver, qui possèdes sur +papa une autorité suffisante pour le tirer de la voie +dangereuse où il s'enfonce plus chaque jour...</p> + +<p>—Fâcheux! Très fâcheux! réitérait M. Raindal +cadet.</p> + +<p>Un silence passa. L'oncle Cyprien s'appliquait +à égoutter le pétrole de sa burette dans un trou de +graissage.</p> + +<p>—Mais enfin, mon oncle! reprit Thérèse que +cette réserve déconcertait... Tu ne dis rien?... Tu +es bien de notre avis, pourtant... Il faut que ce +scandale cesse... il faut arracher papa à ces gens!</p> + +<p>—Peuh! mon neveu! fit l'oncle Cyprien en +rangeant le pliant et redressant sur ses roues le +tricycle... Peuh! Tu me demandes mon avis, +n'est-ce pas, mon avis sincère, mon avis amical?... +Je te l'exprimerai brutalement... M'est avis, à moi, +que cette histoire est rudement délicate... Pardi, la +conduite de ton père me paraît fâcheuse, déplorable +même, et je donnerais je ne sais quoi pour +l'en faire changer... Mais entre cela et aller dire +à un homme de cet âge, à un homme de l'importance +de ton père: «Mon petit, je te défends de +retourner chez madame Une Telle... Et désormais +<span class="pagenum"><a id="Page_298"> 298</a></span> +tu n'iras plus...», entre cela et ceci il y a une différence!...</p> + +<p>—Ainsi tu refuses de le raisonner, d'avoir avec +lui un entretien sérieux?... fit M<sup>lle</sup> Raindal qui +repoussait sa chaise.</p> + +<p>—Je ne refuse pas! rectifia l'ex-employé... Je +t'explique la difficulté, la presque impossibilité de +la mission dont tu désirerais me charger... Sans +compter que ton père n'est pas commode, que c'est +très bien un homme à m'envoyer promener, à me +déclarer que tout cela ne me regarde pas... Après +quoi il ne me restera plus qu'à prendre mes cliques +et mes claques et à me brouiller avec lui!</p> + +<p>Il avait saisi son tricycle par le guidon et le manœuvrait +autour de la pièce, pour en expérimenter +les roulements. Puis il ajouta:</p> + +<p>—En résumé, tu m'as bien compris?... Je ne +te refuse pas... Je te soumets le problème... Estimes-tu, +la main sur la conscience, que j'ai des +chances de succès?... Si oui, le temps de mettre +mon chapeau et je suis en route... Si non, il vaudrait +mieux ne pas m'exposer, pour le plaisir, à un +camouflet inutile... Réfléchis!</p> + +<p>—C'est tout réfléchi, mon oncle! fit Thérèse en +domptant un sourire dédaigneux... Je finis par +penser comme toi... Il est plus convenable que tu +ne paraisses pas dans cette triste affaire...</p> + +<p>M. Raindal cadet dévisageait sa nièce d'un coup +d'œil défiant.</p> + +<p>—Ho! ho! mademoiselle, nous sommes vexée, +on dirait?... Je suis encore à tes ordres... Mais, +crois-moi, ne t'emballe pas... Considère la question +<span class="pagenum"><a id="Page_299"> 299</a></span> +à tête reposée... Et je te parie une discrétion contre +une boîte de cigares que pas plus tard que dans +deux jours, tu donneras raison à ton vieux scélérat +d'oncle!...</p> + +<p>Il l'attirait entre ses bras et la baisant au front:</p> + +<p>—Du reste, qui nous dit que cet engouement +durera?... Ton père s'est emporté, parce que vous +le contrecarriez, et que les Raindal ont horreur de +la contradiction... Soupes au lait!... Sitôt retirées +du feu, elles tombent... Et tu viendrais ce soir m'apprendre +que tout est arrangé, que ton père va avec +vous à Langrune, baste! je n'en serais pas autrement +étonné!...</p> + +<p>Ils arrivaient sur le palier. Thérèse serra mollement +la main de son oncle.</p> + +<p>—Oh! cette main en coton! protesta M. Raindal +cadet... Voulez-vous donner la main un peu mieux?</p> + +<p>Thérèse lui obéit.</p> + +<p>—Très bien! approuva-t-il... Bravo! A bientôt, +mon neveu... Et sans rancune aucune, hein?...</p> + +<p>Thérèse descendit en se retenant à la rampe. Elle +éprouvait dans les jambes une faiblesse d'étourdissement. Ses +idées s'emmêlaient dans une accablante +impression de défaite et d'impuissance.</p> + +<p>Sous la porte cochère, elle s'arrêta, hésitante. +Elle ne cherchait même pas à définir son isolement, +ni à élucider la grossière défection de l'oncle. Elle +se sentait hébétée, paralysée, irrémédiablement +vaincue.</p> + +<p>Elle s'achemina à pas lents vers la rue Notre-Dame-des-Champs. +Les passants la dévisageaient, +surpris par sa physionomie égarée, ses yeux sans +<span class="pagenum"><a id="Page_300"> 300</a></span> +regard, son expression de douleur secrète. Chagrin +d'amour?... Ces gants de fil jaunâtres, cette robe +en alpaga roussi, ce chapeau de paille à prix fixe—et +de plus pas bien jolie!... Non! Une gouvernante +congédiée plutôt...</p> + +<p>Sans s'inquiéter de leurs coups d'œil, sans les +voir, elle longeait la façade des maisons, comme +par besoin d'appui, au cas où elle pâmerait. Mais, +à l'angle de la rue Vavin, une brusque image, un +nom, l'immobilisèrent subitement: Bœrzell. Eh! +oui, c'était la suprême ressource, le suprême protecteur +contre la catastrophe prochaine, contre la +ruine qui menaçait à bref délai le foyer familial!</p> + +<p>Ses traits détendus par l'angoisse se vivifièrent +d'un reflet d'espoir. Elle pressait l'allure. En cinq +minutes, elle fut rue de Rennes, devant la porte de +Pierre Bœrzell.</p> + +<p>Au coup de sonnette, il vint ouvrir lui-même. Il +était en bras de chemise, sans faux col à cause de +la chaleur, son cou gras et blanc émergeant à l'aise +hors du linge.</p> + +<p>Il poussa un cri de stupeur en reconnaissant +Thérèse, et vivement il lissait de la main sa chevelure +ébouriffée:</p> + +<p>—Vous, mademoiselle!... Ce n'est pas un malheur +qui vous amène?</p> + +<p>Thérèse eut un sourire contraint:</p> + +<p>—Non, monsieur Bœrzell!... Un service, un +conseil à vous demander...</p> + +<p>—Vous permettez, mademoiselle?... Je passe +devant...</p> + +<p>Et, sitôt dans la pièce attenante au vestibule,—son +<span class="pagenum"><a id="Page_301"> 301</a></span> +cabinet de travail, une minuscule chambrette +dont livres et brochures encombraient la table, les +chaises, le divan,—il s'excusa sur la petitesse du +local:</p> + +<p>—Vous voyez!... Je suis bien à l'étroit... Et ma +chambre est encore plus bourrée de livres... Il faudra +que je déménage un de ces jours!</p> + +<p>Il débarrassait en hâte le divan:</p> + +<p>—Veuillez vous asseoir, mademoiselle... De quoi +s'agit-il?</p> + +<p>Mais en même temps il s'esquivait du côté de sa +chambre. Il rentra sans tarder. Il avait endossé un +veston et attaché à sa chemise un col blanc avec +une cravate.</p> + +<p>—Voilà!... Je suis tout à vous... En quoi puis-je +vous servir, mademoiselle?...</p> + +<p>Thérèse, avec mille réticences, recommença son +récit. Bœrzell l'entrecoupait de hochements de tête +navrés. Mais l'égoïste accueil de l'oncle Cyprien +poussa au comble son indignation.</p> + +<p>—C'est trop fort! déclarait-il... Non, c'est trop +écœurant!...</p> + +<p>—C'est cependant ainsi! riposta Thérèse... +Vous saviez déjà une partie de nos anxiétés, avant +la scène de ce matin. Vous savez tout maintenant!... +Je suis venue chez vous comme chez un +ami sûr... J'ai en votre discrétion, en votre jugement, +en votre affection, une foi absolue... Répondez +sans ambages... A notre place, que feriez-vous?...</p> + +<p>Bœrzell dressa les bras dans un geste désespéré:</p> + +<p>—Ah! mademoiselle!... Vous me direz que je +choisis mal mon heure pour vous adresser des reproches... +<span class="pagenum"><a id="Page_302"> 302</a></span> +Pourtant vous conviendrez que, si vous +vous aviez été moins rigoureuse, moins impitoyable, +nous ne serions pas aujourd'hui dans une +détresse aussi cruelle!...</p> + +<p>—Comment cela? fit Thérèse.</p> + +<p>—Oui, j'ai tenu ma promesse, je l'ai tenue religieusement... +Jamais je ne vous ai parlé mariage... +Une foule d'occasions s'en offraient... Je n'ai profité +d'aucune... Je comptais sur votre bon cœur +pour me délier un jour de ce serment... Plus je pénétrais +dans votre intimité, plus mon espoir s'affermissait... +Eh bien! je déplore ma patience, je déplore +ma fidélité... Si j'y avais manqué, je présume +qu'actuellement nous serions mariés... Et, une fois +votre mari, je pouvais vous secourir, je pouvais +m'immiscer dans vos dissensions de famille, je pouvais +discuter avec M. Raindal, je pouvais le persuader, +le fléchir... Tandis que maintenant, qu'est-ce +que je puis? Rien, rien, moins que rien!... M. Raindal, +aux premiers mots, me désignerait la porte... +Ah! mademoiselle, tenez, en voilà un cas, un bien +pénible cas, hélas! où ce mariage dont vous faisiez +tellement fi aurait pu devenir utile!...</p> + +<p>Il marchait à travers la pièce, se cognant à la +table, aux sièges qu'il écartait ensuite de la main.</p> + +<p>Thérèse murmura:</p> + +<p>—Et, en dehors de ce mariage, vous n'entrevoyez +pas de solution?...</p> + +<p>—Non, mademoiselle! riposta fébrilement +Bœrzell... Je ne suis ni votre parent, ni votre allié... +Je n'ai aucune prise sur votre père...</p> + +<p>Il exhala un long soupir:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_303"> 303</a></span> +—Et moi qui me jetterais au feu pour vous, moi +qui vous sacrifierais tout, oui tout ce que vous réclameriez +de moi, voyez un peu où j'en suis réduit!... +A vous renvoyer comme une pauvresse, comme +une étrangère qui implore la charité!... Il ne me +reste même pas la consolation de vous donner un +conseil... Votre père est le maître... Vous n'avez +qu'à vous incliner, à le laisser partir seul si tel est +son désir...</p> + +<p>Thérèse, à bout de forces, s'était mise à pleurer, +la tête renversée contre le dossier du divan, son +mouchoir appuyé aux yeux.</p> + +<p>—Et vous pleurez! poursuivait Bœrzell... Et +je suis obligé de vous laisser pleurer... Si j'osais +seulement vous approcher ou prendre votre main +sans votre permission, je vous deviendrais aussitôt +odieux... Un ami, oui, mais un ami qu'on +tient à distance, et qu'à la moindre protestation d'amour +on traiterait comme le contraire d'un galant +homme!...</p> + +<p>—Non, monsieur Bœrzell!... balbutiait Thérèse +entre deux sanglots... Vous exagérez... C'est vrai, +j'ai été très dure envers vous... Mais je vous aime +beaucoup... beaucoup plus que jadis...</p> + +<p>Il s'arrêta pour la contempler. Elle le fixait sympathiquement +de ses yeux gris noyés de larmes. +En un inconscient mouvement de tendresse elle tendit +vers lui sa main. Il avait eu un naïf recul d'incrédulité; +et, saisissant la main de Thérèse, sans +s'agenouiller, sans nulle démonstration de prétendant +exaucé:</p> + +<p>—Quoi, mademoiselle! fit-il d'une voix grave +<span class="pagenum"><a id="Page_304"> 304</a></span> +où perçait l'intensité de son émoi... Est-ce que je +me trompe?... Est-ce que je me méprends sur le +sens de vos paroles?... Vous voudriez bien, vous +consentiriez?...</p> + +<p>—Je ne sais pas! soupira M<sup>lle</sup> Raindal à la fois +opprimée par le découragement et touchée par cette +anxiété... Plus tard... peut-être... Je verrai...</p> + +<p>—Oh! merci! s'écria Bœrzell en pressant ardemment +la main fiévreuse de Thérèse... Merci, mademoiselle... +Vous verrez, vous aussi... Vous verrez +comme je m'efforcerai à vous rendre heureuse, +tranquille...</p> + +<p>Il la regardait avec bonté, de petits frissons de +gratitude courant à l'angle de ses tempes. Mais, +d'un coup, toute sa figure se rembrunit, et lâchant, +sans rudesse, la main de la jeune fille:</p> + +<p>—Au fait, non... Ce serait abuser de votre état, +de votre désarroi... Je ne veux pas d'un consentement +que je vous aurais extorqué au milieu du +chagrin et des larmes... Notre mariage ne doit +s'accomplir que par votre libre volonté et dans la +parfaite maîtrise de vous-même... Plus tard, comme +vous dites, quand vous aurez recouvré votre calme, +votre clairvoyance, si vous éprouvez envers moi +les mêmes sentiments, vous savez quel bonheur +vous me causerez en acceptant d'être ma femme... +Jusque-là je ne désire rien de vous que votre amitié... +Nous ne sommes pas des héros de roman, +ni des sots, ni des détraqués... Il ne faut pas que +notre union se conclue par subterfuge, par surprise, +par entraînement irréfléchi... Plutôt renoncer +à vous toujours que vous avoir conquise par ces +<span class="pagenum"><a id="Page_305"> 305</a></span> +moyens médiocres... Et dans la suite, quoi qu'il +advienne, je vous affirme que ni vous ni moi nous +ne regretterons notre sagesse d'aujourd'hui, n'est-ce +pas, mademoiselle?...</p> + +<p>Il s'était planté devant Thérèse et l'interrogeait +des yeux. Elle soutint longuement la ténacité de ce +regard, puis, d'un accent mélancolique:</p> + +<p>—Vous êtes la raison même! fit-elle... Vous +êtes le meilleur et le plus loyal des amis... Soit!... +Attendons... C'est effectivement plus digne des +vieux sages que nous sommes... Cependant j'aurais +aimé à vous prouver ma reconnaissance, à ne pas +vous quitter, après ce que nous nous sommes dit, +sans une marque d'amitié...</p> + +<p>—Bien facile, mademoiselle! repartit posément +Bœrzell.</p> + +<p>—Quoi donc?...</p> + +<p>—Permettez-moi, de toutes façons,—que +M. Raindal vienne ou non,—de vous accompagner +à Langrune. C'était pour moi une peine réelle +que cette villégiature qui allait nous éloigner l'un +de l'autre... Plus d'une fois, j'ai été sur le point +de vous demander l'autorisation... Et j'ajournais la +demande par peur de vous déplaire... A présent, je +suis plus brave... Dites, me permettez-vous?</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Raindal derechef lui tendait la main:</p> + +<p>—Quelle question, monsieur Bœrzell!... Mais +avec joie!...</p> + +<p>Cette fois, il s'enhardit à un baiser de remerciement. +Thérèse, par mégarde, s'était plainte d'avoir +soif. Il se précipita vers sa chambre et revint portant +un plateau. En un moment il eut préparé un +<span class="pagenum"><a id="Page_306"> 306</a></span> +verre d'eau sucrée où il versa quelques gouttes de +rhum.</p> + +<p>—Ménage de garçon, ménage de savant! grommelait-il +par plaisanterie en tournant la cuiller... +Pas d'eau de mélisse... pas de sels anglais... rien +de ce qu'il faut pour recevoir les dames!...</p> + +<p>Et, se corrigeant aussitôt:</p> + +<p>—Chut!... Je me lance dans les allusions au +mariage... Je ne me rappelais plus que mon serment +recommence...</p> + +<p>Thérèse buvait avidement, en lui souriant des +paupières. Elle sursauta au timbre de la pendule, +où tintaient les trois coups de trois heures.</p> + +<p>—Et cette pauvre mère que j'oublie!... Au +revoir... Merci encore. Merci de tout cœur!... A +dimanche, n'est-ce pas? Peut-être y aura-t-il eu du +nouveau et du bon!...</p> + +<p>—C'est mon vœu le plus cher, mademoiselle, +répliquait sceptiquement Bœrzell.</p> + +<p>Il s'accouda à la fenêtre pour la regarder partir. +D'un pas viril et balancé, elle se frayait la route à +travers les passants, avec ce port de tête un peu +hautain, que seuls donnent aux femmes la conscience +de leur grâce ou l'orgueil de leur pensée. +Et Bœrzell avait l'intuition que c'était plus qu'une +jeune fille qui s'en allait là-bas: une sorte de tutrice, +de mère par l'intellect,—le vrai chef de la famille +Raindal.</p> + +<p>Le tournant de la rue la dérobait à ses regards. +Il referma la fenêtre. Il se sentait la poitrine gonflée +par un contentement glorieux. Leur conduite +à tous deux, la cordiale pureté de leur récent tête-à-tête +<span class="pagenum"><a id="Page_307"> 307</a></span> +lui paraissait le fait de personnes non vulgaires.</p> + +<p>—Nous avons été très chic! résuma-t-il en son +dialecte de vieil écolier.</p> + +<p>Puis se rasseyant à sa table de travail, les yeux +rêveurs, et comme formulant un souhait:</p> + +<p>—Si elle voulait! murmura-t-il... Quelle société +pour moi! Quelle épouse!... Car c'est un +homme... un homme dans la plus noble acception +du mot!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_308"> 308</a></span></p> + +<h2>XVI</h2> + +<p>Devant le train qui allait l'emmener aux Frettes, +M. Raindal, arrivé un quart d'heure d'avance, faisait +les cent pas en réfléchissant.</p> + +<p>La plupart des compartiments restaient vides, et +le quai solitaire déroulait à perte de vue, sans un +facteur, sans un camion, le tapis de son asphalte +grisâtre. La verrière du haut réfractait une chaleur +ombreuse et lourde. C'était ce moment de quasi +repos, entre le matin fini et l'après-midi commençante, +où, dans les gares, sauf les machines, hommes, +wagons, marchandises, tout semble sommeiller.</p> + +<p>M. Raindal se promenait la tête basse, les mains +jointes dans le dos, son grand panama blanc imperceptiblement +rejeté en arrière. Il se remémorait +une à une les journées précédentes, ce pénible +siège de dix jours, dont il sortait enfin vainqueur, +quoique confus, lassé, meurtri. Et, par instants, +il soupirait.</p> + +<p>Ah! la semaine avait été rude! Vingt repas de +bouderie, de silence absolu, de regards détournés +et de mines contrites! Dans l'intervalle, pas un +mot, la guerre muette des résistances qui s'entrechoquent +sans s'aborder, la parodie forcée de l'aise, +<span class="pagenum"><a id="Page_309"> 309</a></span> +parmi le malaise même. Puis, la veille, une heure +avant le départ de ces dames pour Langrune, +la dernière bataille: Thérèse et M<sup>me</sup> Raindal abdiquant +tout orgueil, venant affectueusement prier +M. Raindal de les suivre, essayant de suprêmes +conseils... Un peu plus, et il leur cédait. Ses refus +s'atténuaient. Les liens de son serment craquaient. +Un imprudent aveu de Thérèse avait changé le +sort du combat.</p> + +<p>—Eh bien! père, j'en conviens!... répondait-elle +à un reproche du maître... Nous aurions pu, à +la rigueur, nous montrer moins nettement hostiles +envers M<sup>me</sup> Chambannes, moins froides quand tu +parlais de ses réceptions...</p> + +<p>A cette phrase, M. Raindal s'était senti soulevé +par un regain de rancune, un ressouvenir haineux +de toutes les taquineries de jadis:</p> + +<p>—Oui, tu en conviens maintenant! criait-il... +Maintenant que tu me vois ancré dans ma résolution, +maintenant que tu aperçois l'étendue de +vos fautes... Et tu voudrais que j'y ajoute une +impolitesse de plus, que je manque de parole +à M<sup>me</sup> Chambannes qui m'attend... Trop tard! vous +n'aviez qu'à vous y prendre plus tôt...</p> + +<p>Il poursuivit, en grommelant indistinctement, des +récriminations vindicatives. Et d'intimes arguments +le soutenaient. Supposé qu'il les écoutât, ces dames, +ne serait-ce pas encore à recommencer au retour? +Non, il leur fallait une petite leçon, un avertissement +exemplaire!... Brigitte, qui annonçait l'omnibus +de la gare, avait terminé le débat. On s'était +embrassé glacialement, du bout des lèvres, avec des +<span class="pagenum"><a id="Page_310"> 310</a></span> +promesses précipitées de s'écrire chaque semaine, +de se retrouver au mois de septembre. La porte +avait claqué. Un roulement de roues pesantes grondait +en bas dans la rue. M. Raindal était seul, +sauvé, délivré de Langrune...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Sans cesser de marcher, le maître exhala un +nouveau soupir. A présent, il ne s'illusionnait +guère sur la gravité de cette séparation. Combien +de ménages survivent à de pareils éclats? La malveillance +d'autrui s'en mêle, exacerbe le désaccord. +Les griefs s'aiguisent de loin, reviennent plus acérés; +et lorsqu'on se revoit, on est presque ennemis.</p> + +<p>Eh quoi! aurait-il dû subir la tyrannie que sa +femme et sa fille tentaient de lui imposer? Aurait-il +dû sacrifier une précieuse sympathie, une amitié +exceptionnelle à leur envie, à leurs préjugés? +Aurait-il dû aveuglément se plier à leurs ordres +comme un coupable repentant, au lieu d'y opposer +la fermeté de l'innocence?</p> + +<p>—Les voyageurs pour la ligne de Mantes, Maisons-Laffitte, +Poissy, Villedouillet, les Mureaux, +en voiture! clamait un employé.</p> + +<p>M. Raindal monta dans son compartiment. Un +vieil homme d'équipe fermait après lui la portière. +Le maître remarqua sa ressemblance avec l'oncle +Cyprien.</p> + +<p>«Encore un, grommelait-il, qui ne me molestera +plus!»</p> + +<p>Il s'était accoté dans un coin du wagon, son +chapeau retiré, tout le buste prêt à la sieste. La +<span class="pagenum"><a id="Page_311"> 311</a></span> +pensée de Cyprien le retint quelques minutes +éveillé. Jusqu'au dernier moment il avait redouté +ses harangues, ses anathèmes et ses malédictions. +Mais non. La veille du départ, à dîner, l'oncle +Cyprien n'avait exprimé nulle opinion violente en +apprenant de la bouche du maître, la double villégiature +où se partageait la famille. A peine s'était-il +permis une anodine plaisanterie:</p> + +<p>—Alors, mes bons amis, vous bifurquez?... +Bah! si c'est votre goût... Cela repose, quand on +se voit l'année entière!...</p> + +<p>Il paraissait presque gêné, ne quittait pas son +assiette des yeux, et n'avait repris sa belle humeur +qu'une fois sorti de table... Un drôle de corps, ce +Cyprien, un cerveau bien fumeux et sur lequel +toute induction était fatalement téméraire!...</p> + +<p>Ce jugement dédaigneux contenta pleinement +le maître. Il s'assoupissait peu à peu. Il ne se +réveilla qu'à la station de Villedouillet.</p> + +<p>Sur le quai, M<sup>me</sup> Chambannes, en robe de batiste +à fleurs roses et souliers de daim blanc, lui +faisait signe de son ombrelle. Elle suivit le train +jusqu'à l'arrêt et, postée devant le wagon, elle souriait +au maître tandis qu'il descendait le raide +marche-pied.</p> + +<p>—Ainsi, ces dames n'ont pas voulu? dit-elle +malicieusement, après les premières paroles de +bonjour.</p> + +<p>—Non, chère amie... Pas moyen de les entraîner... +Du reste, je n'ai pas trop insisté... La mer +est fort salutaire pour Thérèse...</p> + +<p>—Elles doivent me détester, avouez-le!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_312"> 312</a></span> +M. Raindal, qui rougissait, affecta de ricaner:</p> + +<p>—Heu! heu! Je ne vous dirai pas que ce départ +se soit effectué sans certaines objections de part +et d'autre... Ces dames ont leurs idées... Moi, j'ai +les miennes... Et vous savez que ce ne sont pas +toujours les mêmes...</p> + +<p>Puis il ajouta d'un ton plus fanfaron:</p> + +<p>—Seulement, elles ont pour habitude de respecter +mes volontés et, somme toute, la séparation +s'est opérée mieux que je ne l'espérais, malgré la +scène regrettable dont, à Paris, je vous avais touché +deux mots... Enfin, me voici!... N'est-ce pas +l'important?...</p> + +<p>Il y eut une pause. Zozé, le visage railleusement +songeur, s'était arrêtée sur le seuil de la +gare. Un <em>tonneau</em> de bois jaune attelé d'un poney +bai, à crinière rase, attendait contre le trottoir. +Firmin, le valet de chambre, qui se tenait à la +tête du poney, salua discrètement le maître.</p> + +<p>—Tenez, Firmin! dit M<sup>me</sup> Chambannes... Gardez +le bulletin de M. Raindal... Vous vous occuperez +de ses bagages, et vous les ramènerez avec +la carriole que j'ai commandée chez le loueur...</p> + +<p>Elle s'installait dans le tonneau, assise de trois +quarts, face à la croupe du cheval dont elle avait +saisi les rênes. Le maître prit place vis-à-vis. +Zozé caressait d'un léger coup de fouet les flancs +du poney. La voiturette dévala par la cour inclinée, +tanguant au choc des aspérités. Quelques curieux, +campés au bord du trottoir, avaient en la regardant +partir un sourire à demi narquois.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_313"> 313</a></span> +Au bout d'un petit quart d'heure, la voiture s'engagea +dans l'avenue, semée de gravier, qui conduisait +au perron des Frettes.</p> + +<p>Des arbres l'encadraient et soudain la maison +surgissait,—une vaste construction moderne avec +des parois blanches que tranchait, à deux ou trois +fenêtres, la tenture bise des stores.</p> + +<p>Devant, une large pelouse était incrustée, dans +les angles, de rosiers, de dahlias et de flox variés +en corbeilles. Puis aussitôt, le parc commençait, +sombre, touffu, sans bornes apparentes et longeant, +sur une longue distance, la route départementale +dont une muraille le séparait.</p> + +<p>A droite, à gauche de la maison, des arbres +encore s'enlaçaient, masquant de leurs branchages +la campagne d'au delà, formant une clôture épaisse +jusqu'en arrière du bâtiment, autour d'une autre +pelouse, semblable à un petit pré où le filet d'un +tennis cintrait le réseau de ses mailles flasques. +«Pour jouir de la vue», comme disait M<sup>me</sup> Chambannes, +il fallait gagner le second étage.</p> + +<p>—L'étage de votre chambre, cher maître, et +juste, votre côté, en face de la pelouse du tennis... +Une vue superbe, vous allez voir.</p> + +<p>M. Raindal la suivit dans l'escalier qu'emplissait +une odeur d'iris.</p> + +<p>Zozé poussa la fenêtre. Une grande rafale de +vent doux entra. Le maître accoudé au balcon +contempla lentement le paysage.</p> + +<p>Par-dessus les arbres, l'immensité de la plaine +inférieure se découvrait à l'infini. Les villages avec +leurs clochers semblaient des points topographiques +<span class="pagenum"><a id="Page_314"> 314</a></span> +marqués, comme sur la carte, d'un dessin +puéril. Sur la gauche, les coteaux adverses bombaient +leurs pentes quadrillées de cultures jaunes, +brunes ou vertes. Et dans le bas, sans qu'on la vît, +on devinait la Seine dont une boucle au fond scintillait +en forme de serpe.</p> + +<p>—N'est-ce pas que c'est joli? fit M<sup>me</sup> Chambannes +qui, contre l'appui du balcon, touchait de +son coude dodu le coude de M. Raindal.</p> + +<p>—Fort beau! déclara le maître.</p> + +<p>Et il murmura, en tournant le regard vers Zozé:</p> + +<p>—Je suis bien heureux, ma chère amie, bien +content d'être près de vous!</p> + +<p>Elle remercia, de profil, par un sourire candide. +A la pleine lumière, la clarté de son teint s'avivait. +On y discernait les subtiles nuances finement +superposées en un mélange diaphane. Le jour pénétrait +la batiste de sa blouse, et un reflet rose-pâle +haletait sous l'étoffe. M. Raindal, par devers lui, +détailla tous ces charmes. Insensiblement, sans le +savoir, il appuyait son coude à celui de la jeune +femme. Il s'apprêtait même à saisir la main de sa +petite élève—opération toujours périlleuse qu'il +ne risquait jamais que par un élan d'audace,—mais, +d'un coup, la porte s'ouvrit.</p> + +<p>La tante Panhias entrait, escortée par un domestique +qui portait sur l'épaule la malle de M. Raindal.</p> + +<p>Dès lors, jusqu'au lendemain, le maître et Zozé +ne furent plus seuls. La malle déballée, les visites +se succédèrent: M<sup>me</sup> Herschstein, M<sup>me</sup> Silberschmidt +avec une de ses cousines de Breslau, et, à cinq +heures, l'abbé Touronde.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_315"> 315</a></span> +On se réunit alors, à l'abri d'une sorte de clairière +ombreuse, encerclée de tilleuls et de basse +futaie,—qui s'ouvrait dans le parc, un peu après +l'entrée, sur le flanc de l'allée principale. Au centre +de ce vide circulaire, le champignon d'une table en +pierre était fiché dans le sol.</p> + +<p>On y déposa du thé, des gâteaux et des fruits +glacés au champagne, que Zozé puisait à l'aide +d'une petite louche dorée.</p> + +<p>Les dames s'étaient assises sur de confortables +sièges en jonc, qui avaient toutefois le défaut de +crier au poids des personnes trop lourdes. M. Raindal +adopta de préférence un rocking-chair solide, +dont le balancement l'amusait.</p> + +<p>La causerie se poursuivit à travers des sujets +faciles jusqu'au retour de l'oncle Panhias, qui +rentra de Paris sur le coup de six heures et demie. +Au moment de partir, l'abbé Touronde avait +obtenu du maître qu'il viendrait, dans la semaine, +visiter son orphelinat.</p> + +<p>Le dîner fini, M. Raindal demanda la permission +de se retirer. Il se disait fatigué par cette journée +d'installation. M<sup>me</sup> Chambannes l'encouragea à +s'aller reposer.</p> + +<p>Avant de se coucher pourtant, il inspecta sa +chambre. Tout y était aménagé avec un raffinement +parfait d'élégance campagnarde: les meubles +en frêne à poignées de cuivre, les cretonnes +anglaises du baldaquin et des rideaux, voire les +simples cristaux de la toilette et les sachets de +lavande disséminés dans les tiroirs ou sur les +planches de l'armoire à glace.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_316"> 316</a></span> +Les draps du lit fleuraient l'iris, un iris plus +grossier, mais au relent plus sain que celui dont +se servait personnellement Zozé. M. Raindal huma +avec persistance cette senteur insolite où baignait +son corps; puis il souffla d'un trait sa bougie.</p> + +<p>Il allait s'endormir. Un bruit de pas, au-dessous, +lui fit, dans le noir, distendre les paupières. Qui +était-ce? Sa petite élève, sa chère amie? Quel +flatteur et rare agrément de dormir sous le même +toit qu'elle!... A différentes reprises, le maître se +retourna dans son lit. Tumultueuses et indécises, +mille images lui montraient Zozé. Il soupirait, +s'impatientait contre cette captivante insomnie. +Le grand air, probablement, la surexcitation du +grand air! A la fin il s'y résigna. Étendu sur le +dos, il contemplait sans résister le défilé de ses +songeries fiévreuses. Elles s'accentuaient plus qu'il +n'aurait fallu, lorsque par bonheur le sommeil les +balaya toutes.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Le matin, vers dix heures, M<sup>me</sup> Chambannes proposa +au maître une promenade en tonneau.</p> + +<p>Ils partirent avec Anselme, le cocher, qui se +tenait raide et respectueux, malgré les cahots, +dans l'angle de la charrette, près de l'étui à parapluies.</p> + +<p>La matinée était limpide et fraîche, de cette fraîcheur +d'août, tiède encore entre les ardeurs de la +veille et celles de la journée, mais d'été quand +même, rassurée, et sans rien de frileux qui +annonce le froid.</p> + +<p>Zozé conduisait, les mains hautes, les regards à +<span class="pagenum"><a id="Page_317"> 317</a></span> +l'aise et pivotant au gré de la causerie, tandis que +le poney trottait de toutes ses forces, en secouant +la croupe.</p> + +<p>Vingt minutes plus tard, on eut atteint la montée +sous bois qui précède la minuscule forêt de Verneuil. +Le poney se mit d'instinct au pas. De grosses +mouches jaillissaient en essaim sous ses fers. +D'autres se collèrent goulûment à son encolure ou +à ses flancs rebondis.</p> + +<p>La futaie se diversifiait des plus harmonieuses +couleurs. Clairsemée en certains endroits, elle +semblait toute blanche par les rangées des minces +bouleaux argentés. Plus loin, elle offrait des +espaces entièrement roses que la bruyère sauvage +avait envahis. La masse sombre des pins, qui dominait +partout, se clarifiait aussi de jeunes pousses +vert tendre; et leurs fines aiguilles, apportées par +le vent, séchaient éparses dans la poussière.</p> + +<p>Au retour, on fit halte dans la route qui traverse +le bois. Le maître et M<sup>me</sup> Chambannes s'assirent +sur le talus où Anselme avait étendu une couverture. +Après quoi, Zozé tira son porte-cigarettes, +en s'excusant. A la campagne, n'est-ce pas? la +correction peut se relâcher. Et puis, dans un petit +bois où on ne rencontre personne!...</p> + +<p>Elle n'achevait pas cette phrase, que deux jeunes +cyclistes apparurent. Ils pédalaient sans hâte, côte +à côte. M. Raindal, aussitôt, se rappela avec +humeur l'intolérant oncle Cyprien.</p> + +<p>Les deux jeunes gens se désignaient Zozé d'un +clin d'œil goguenard.</p> + +<p>—Gentille! proféra distinctement le premier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_318"> 318</a></span> +Cette remarque familière acheva d'agacer M. Raindal.</p> + +<p>—Quel goujat! déclara-t-il, quand les bicyclistes +furent passés.</p> + +<p>—Pourquoi? riposta Zozé en projetant une +bouffée... Il ne faut pas se formaliser pour si peu, +à la campagne!...</p> + +<p>Ces trois mots lui constituaient, aux Frettes, +une devise favorite, une permanente justification +de toutes les fantaisies qu'inventait sa tristesse ou +son désœuvrement.</p> + +<p>Elle s'en autorisa, le lendemain, pour se priver, +durant la promenade, des services d'Anselme, dont +la présence évidemment paralysait M. Raindal.</p> + +<p>—Très bonne idée! approuva le maître dès +qu'ils furent en route... D'ailleurs il ne servait à +rien, ce garçon!...</p> + +<p>Et il s'empara de la main de sa petite élève, si +brusquement, si violemment, que Notpou—c'était +le nom, quasi égyptien, donné par M<sup>me</sup> Chambannes +au poney—exécuta sous le heurt du +mors un écart presque épouvanté.</p> + +<p>—Tenez-vous donc tranquille, cher maître! +gronda Zozé qui ramenait la bête dans l'allure... +Vous effrayez Notpou... Vous allez nous faire +verser!...</p> + +<p>—Il y avait si longtemps! bredouilla M. Raindal.</p> + +<p>Elle esquissait un sourire d'indulgence. Le maître, +soudain enhardi, interrogea de la voix distraite +qu'il employait à ces questions:</p> + +<p>—Et ces messieurs de Meuze?... Vous avez de +leurs nouvelles?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_319"> 319</a></span> +M<sup>me</sup> Chambannes répliqua, avec un effort pour +contenir le sang qu'elle sentait fuser vers ses joues:</p> + +<p>—Aucune!... Je crois qu'ils sont à Deauville +jusqu'à la fin du mois, comme je vous l'ai dit l'autre +semaine... Ils devaient y arriver la veille de mon +départ...</p> + +<p>M. Raindal, les mains pendantes au bout des +bras, la fixait d'un studieux regard:</p> + +<p>—Alors ils ne viendront pas ici?...</p> + +<p>—Pas que je sache, pendant le mois d'août, repartit +Zozé qui avait à demi maîtrisé sa rougeur... +Et après, ce sera la chasse... Ainsi, vous voyez!...</p> + +<p>—Parfaitement! murmura le maître, tandis qu'au +dedans de lui-même il interpellait avec rage Thérèse.</p> + +<p>Ah! qu'il l'eût souhaitée là, pour un instant seulement, +à portée d'entendre! Voilà comme on accuse +et comme on calomnie, sans preuves, sur des +impressions jalouses et incertaines! «Une dame +qui a publiquement un amant!» se redisait M. Raindal. +Publiquement! Un amant! Où cela?... A Deauville +peut-être! (Car peu à peu le maître avait circonscrit +ses soupçons, rassemblé toute leur vigilance +sur la tête de Gérald, l'unique jeune homme, au +demeurant, que vît fréquemment M<sup>me</sup> Chambannes.) +Oui, à Deauville, à cinquante lieues des Frettes, +délaissant ses amours durant un mois et plus! Un +bel amant, en vérité!... Quelle misère et quelle +injustice! Il eut un ricanement de mépris.</p> + +<p>—Vous riez, cher maître? interrogeait M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>Pour toute réponse d'abord, il prit doucement +<span class="pagenum"><a id="Page_320"> 320</a></span> +la main droite de Zozé qui, au-dessous de la main +conductrice, retenait l'extrémité des rênes, et, l'élevant +jusqu'à ses lèvres:</p> + +<p>—Je ris, dit-il entre deux baisers, je ris de la méchanceté, +ou plus exactement, de la sottise humaine!</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Bientôt le programme des journées se régularisa. +Lorsque la chaleur n'y faisait pas obstacle, le matin +était réservé aux promenades en tonneau.</p> + +<p>On fuyait les parages mondains qui, au delà de +Poissy, avoisinent Saint-Germain. On s'acheminait +plutôt, selon le cours de la Seine, vers Pontoise, ou +même vers Mantes: régions accidentées, montueuses +et souvent grandioses dont, comme M<sup>me</sup> Chambannes, +le maître s'était épris.</p> + +<p>Le vent y roule ses amples ondes à travers plateaux +et collines, avec des saveurs fortes qu'on +croirait issues de la mer. Parfois, au sommet d'un +chemin encaissé qui monte sous l'ombrage, une +perspective inattendue étale des espaces énormes, +des forêts, des routes entre-croisées, la largeur du +fleuve, un gros bourg, des bœufs dans une prairie, +des vignes sur un coteau, tout l'imprévu complexe +des campagnes provinciales, loin de Paris, loin de +la banlieue...</p> + +<p>Le maître et M<sup>me</sup> Chambannes partaient donc vers +neuf heures et ne rentraient que pour déjeuner. +D'autres jours, afin de parer aux médisances, ils +emmenaient l'abbé Touronde.</p> + +<p>M. Raindal et l'abbé occupaient une banquette. +Zozé, sur l'autre, conduisait.</p> + +<p>Un jeudi qu'ils avaient, tous trois, poussé jusqu'à +<span class="pagenum"><a id="Page_321"> 321</a></span> +Mantes où le maître désirait acheter une paire de souliers +jaunes, leur entrée fit sensation. L'étrangeté de +la voiture, la grâce mutine de M<sup>me</sup> Chambannes, les +cheveux blancs de M. Raindal et la soutane de l'abbé +s'étaient accumulés pour frapper les curieux. Devant +la porte du bottier, des gamins avaient entouré +le tonneau. Les boutiquiers du voisinage étaient +sortis sur le pas de leur magasin et échangeaient +des plaisanteries. L'ensemble de ces émotions populaires +fut résumé en un court filet anonyme du +<cite>Petit Impartial de Seine-et-Oise</cite>. Nul nom n'y était +imprimé. Mais on ne pouvait se méprendre au sens +de l'allusion, au titre de l'article: <cite>Suzanne</cite>, ni à +l'âpreté déployée par le rédacteur contre «certains +ecclésiastiques amis des orphelins», dont la masse, +à ne s'y point tromper, pâtissait pour l'abbé Touronde.</p> + +<p>A la suite de cette mésaventure, M<sup>me</sup> Chambannes +évita désormais les villes.</p> + +<p>Du reste, les promenades lui étaient moins un +plaisir qu'un passe-temps entre l'heure de lire les +lettres de Gérald—quand il en arrivait—et l'heure +de lui écrire.</p> + +<p>Chaque jour, après déjeuner, elle s'enfermait chez +elle pour lui tracer de longues pages astucieusement +rédigées de manière à stimuler son inerte tendresse +et sa jalousie somnolente. Pendant ce laps, +M. Raindal, remonté censément au travail, faisait +la sieste à l'étage supérieur ou, par imitation, écrivait +quelques mots aux siens. Et c'eût été une piquante +comparaison que celle de leurs deux lettres: +Zozé se noircissant à dessein, multipliant les détails +<span class="pagenum"><a id="Page_322"> 322</a></span> +équivoques, les récits d'épisodes où sa coquetterie +s'ébattait parmi les admirations, les hommages masculins, +les regards fervents de M. Raindal, de l'abbé, +d'un passant, de tous les hommes,—et le maître, +au contraire, épuisant les exemples à la blanchir +des suspicions, à prouver sa candeur enfantine, sa +vertu, son indubitable pureté.</p> + +<p>On ne se retrouvait que vers quatre heures; et, +selon la température, on demeurait dans le jardin, +ou l'on rendait visite aux gens du voisinage: à +l'abbé Touronde dont M. Raindal inspecta par deux +fois les petits orphelins, aux Herschstein, aux Silberschmidt.</p> + +<p>Nulle part le maître ne s'ennuyait, sauf les cas +où pour une course jusqu'au village, des ordres à +donner, une toilette à changer, Zozé le laissait seul +avec la tante Panhias. Il n'avait d'autre consolation +que de parler de sa petite élève. Il confiait à +M<sup>me</sup> Panhias ses remarques sur l'humeur variable +de Zozé. Certains matins, elle paraissait en proie +au spleen, sans qu'aucun motif saisissable justifiât +ces accès de tristesse. A quoi donc les attribuer? +M<sup>me</sup> Panhias, qui avait, en secret, noté la concordance +de ces crises avec le retard des lettres timbrées +de Deauville, répondait évasivement:</p> + +<p>—C'est sa <em>natourre</em> comme cela! Que voulez-vous?...</p> + +<p>—Je ne dis pas! approuvait M. Raindal... En +effet!... Nature rêveuse!... Nature essentiellement +mélancolique!...</p> + +<p>Et il se promettait de ne rien négliger pour distraire +sa petite élève.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_323"> 323</a></span> +Une après-midi même, par crainte de la contrarier, +il consentit à jouer avec elle au tennis. Zozé +défendait un camp, M. Raindal et la tante Panhias +coalisés, l'autre camp. Plus par essoufflement que +par respect de sa dignité, le maître, au bout de quelques +minutes, renonça à ce jeu. Il n'y avait que +médiocrement réussi. Zozé, dans un esprit d'abnégation, +ne renouvela pas la tentative.</p> + +<p>Elle aussi se targuait de sollicitude. Elle plaignait +le pauvre M. Raindal pour les tracas de famille dont +il avait avoué quelques traits significatifs. Et quand +le maître, en sa présence, ouvrait une lettre provenant +de Langrune, elle ne manquait pas de s'informer +si ces dames étaient moins méchantes.</p> + +<p>—Peuh!... La glace... toujours la glace!... Des +questions sur ma santé... des nouvelles de la leur... +des compliments pour vous... des baisers... Dix +lignes à peine!... Lisez plutôt!...</p> + +<p>Elle parcourait la feuille et se remémorant les +lettres de Gérald—des lettres dont le laconisme +n'excédait guère celui du billet qu'elle lisait:</p> + +<p>—Oui, cher maître! soupirait-elle... Comme +vous disiez, l'humanité est joliment bête!...</p> + +<p>Ces jours-là, par pitié pour ces douleurs pareilles +aux siennes, elle opposait moins de rigueur aux +baisers furtifs dont M. Raindal poursuivait, en toute +occasion, ses mains nues ou gantées. Elle s'ingéniait +à commander des plats succulents qu'elle +savait devoir lui plaire. Puis, le dîner fini, dans le +salon, s'il ne s'endormait pas, elle lui faisait la lecture—le +journal, un ouvrage d'histoire—timidement, +de son mieux, avec des intonations +<span class="pagenum"><a id="Page_324"> 324</a></span> +inexactes, des erreurs de petite fille, qui attendrissaient +le maître au plus haut point. Ou, comble de +délices, elle acceptait son bras pour un tour au jardin, +le long de la pelouse, devant la terrasse du +perron. Quand des nuages chargeaient le ciel, au +couvert de l'obscurité, M. Raindal, bravement, baisait +la main de la jeune femme qui le repoussait en +chuchotant. Une fois, il faillit hasarder un baiser +plus proche, dans la nuque, profitant du corsage à +demi décolleté que portait le soir M<sup>me</sup> Chambannes. +Mais au moment d'exécuter, une telle frayeur l'empoigna, +qu'il s'arrêta du coup sur place.</p> + +<p>—Vous êtes souffrant, cher maître? interrogea +Zozé.</p> + +<p>—Non! fit-il se remettant en route... J'écoutais +le vent dans le feuillage!...</p> + +<p>Quand il remontait vers sa chambre, après ces +nocturnes équipées, il avait peine à se mettre au +lit. Les réflexions sourdaient en lui par bouillonnantes +cascades. Il comptait le nombre des baisers +tolérés par M<sup>me</sup> Chambannes depuis le matin: un +dans le bois de Verneuil, un autre dans le parc +avant le déjeuner, un autre l'après-midi, dans la +chambre de Zozé où il s'était rendu sous prétexte +de réclamer un livre, un cinquième, un sixième, ce +soir, au-dessous de la terrasse... Additions enfantines +et non sans vanité,—il en convenait modestement!</p> + +<p>Mais que pèsent les considérations métaphysiques +auprès de l'écrasante réalité de nos joies? +A celle-ci il n'est de mesure que les variations de +notre sentiment. S'il s'exalte, ne dédaignons point +<span class="pagenum"><a id="Page_325"> 325</a></span> +ses enthousiasmes; s'il s'abaisse et fléchit, quelle +philosophie le relèvera?... Ainsi méditait M. Raindal, +avec un mépris graduel pour les plaisirs spéculatifs.</p> + +<p>Souvent il atteignait à l'extrême franchise, à ces +examens solennels où l'âme parle à l'esprit, comme +l'épouse fidèle à l'époux. Eh bien! oui, là, sous +les yeux clairs de sa conscience, M. Raindal ne le +niait pas. Il était un peu amoureux de sa gentille +petite élève. Il éprouvait à son approche des rougeurs, +des émois, des sursauts intérieurs qui, de +l'aveu général, sont l'indice de l'inclination. Amour +certes inoffensif, flamme qui n'ardait pas, rayons +ultimes du cœur! Quel danger courait-il à se réjouir +de ces lueurs crépusculaires que la Vie, par un +dernier bienfait, rallume quelquefois sur la route +de la tombe? Quelle faute commettait-il en puisant +dans ces illicites baisers une fougue de jeunesse +renaissante, un démenti continuel au déclin fatal +des années?</p> + +<p>Ces pensées graves l'attristaient. Il déplorait +d'être si vieux, de n'avoir pas connu plus tôt sa +chère amie M<sup>me</sup> Chambannes. Puis, sans mentionner +le départ prochain qui le séparerait de +la jeune femme, combien d'heures auprès d'elle +lui ménageait encore la Destinée?... Et sous une +poussée d'amertume, il s'attablait pour écrire à +Thérèse, faire l'essai de nouveaux projets. Août +allait finir, et, de certains propos échappés à +M<sup>me</sup> Chambannes, M. Raindal n'était pas éloigné de +conclure qu'une prolongation de séjour charmerait +la châtelaine. Dans maintes causeries elle semblait +<span class="pagenum"><a id="Page_326"> 326</a></span> +avoir indiqué que la venue de ces dames en +septembre ne serait pas pour lui déplaire. Qu'en +disaient-elles, ces dames? Le cas échéant, voudraient-elles +rejoindre le maître au lieu de rentrer à Paris, +par ces «grosses chaleurs» qui menaçaient de persister? +M. Raindal ne prétendait pas les contraindre. +Pourtant, à son avis, la bouderie durait trop; et il +ne lui paraissait guère séant de rebuter une seconde +fois des avances tellement cordiales...</p> + +<p>Il se couchait ragaillardi par cette espérance +qu'on a, d'avoir exprimé ses espoirs. Et le lendemain, +à la vue de Zozé, toute souriante et fraîche +dans un peignoir léger, comme une nymphe matinale, +les dernières vapeurs de sa mélancolie +fuyaient.</p> + +<p>—Où allez-vous donc, cher maître? lui criait-elle +allègrement du haut de sa fenêtre.</p> + +<p>Il relevait la tête, et, lançant à M<sup>me</sup> Chambannes +un camarade bonjour de la main:</p> + +<p>—Je vais à l'écurie donner du sucre à Notpou... +Et après, je vais à la poste jeter une lettre pour +ces dames!...</p> + +<p>—Dépêchez-vous, cher maître!... Dans une +demi-heure, je suis prête!...</p> + +<p>Il se retournait tous les cinq pas, en plaçant la +main contre ses yeux. Elle souriait toujours, accoudée +au balcon. Les larges manches de son peignoir +avaient glissé. Et son bras replié sur la balustrade +dressait une solide massue de chair blanche.</p> + +<p>«Pourvu que ces dames veuillent!» songeait +M. Raindal en s'acheminant vers l'écurie.</p> + +<p>Un matin qu'il revenait de porter à la poste la +<span class="pagenum"><a id="Page_327"> 327</a></span> +quatrième lettre depuis le début de la semaine,—trois +étaient demeurées sans réponse,—il rattrapa, +en route, le facteur cantonal qui desservait le +château.</p> + +<p>—Une lettre pour vous, monsieur! fit l'homme +en saluant.</p> + +<p>Le maître ralentit l'allure. C'était une lettre de +Langrune. Ces dames reconnaissaient la justesse +des remarques concernant les grosses chaleurs. En +conséquence, elles retarderaient leur départ et ne +se réinstalleraient à Paris que vers le 15 septembre. +Des Frettes, de M<sup>me</sup> Chambannes, pas un +mot.</p> + +<p>—Les sottes! murmurait le maître avec contrariété.</p> + +<p>Mais son contentement fut plus fort. Au fait, il +acquérait la prolongation désirée, le droit de rester +aux Frettes. Qui sait même si en venant, ces +dames ne l'eussent pas incommodé d'une humiliante +surveillance! Et quant à leurs froideurs, +quant à leur sourde inimitié, on aviserait au retour, +on les materait coûte que coûte.</p> + +<p>Il marchait si vite qu'il croisa le facteur à la +porte du château.</p> + +<p>Au milieu de la terrasse à balustrade de pierre, +qui longeait le pourtour de la maison, Zozé rêvait +assise dans un fauteuil de paille. Devant elle, sur +une petite table, près d'un plateau à thé, gisaient +des lettres dépliées.</p> + +<p>—Y a-t-il du neuf, cher maître? questionna-t-elle.. +Le facteur m'a dit qu'il vous avait remis +une lettre... Est-ce que c'est de ces dames?...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_328"> 328</a></span> +M. Raindal balbutia des explications confuses.</p> + +<p>—Alors, quand partez-vous? fit Zozé avec calme.</p> + +<p>Il la contemplait d'un air un peu déçu.</p> + +<p>—Eh! je ne pars pas, mon amie... Puisque +vous le voulez bien, j'aurai le bonheur de ne pas +partir!...</p> + +<p>Il avait décoché—à droite, à gauche—deux +regards circonspects, et il saisit la main de Zozé en +inclinant le buste.</p> + +<p>—Maintenant, moi aussi, j'ai de grandes nouvelles! +déclara la jeune femme qui réprimait un +geste d'énervement tandis que M. Raindal achevait +son lourd baiser... D'abord, j'ai reçu un télégramme +de Georges. Il revient le 1<sup>er</sup> septembre, lundi, dans +trois jours...</p> + +<p>—Ah! fit M. Raindal machinalement... Tant +mieux!... Il va bien?...</p> + +<p>—Très bien!... Vous lirez sa dépêche... Et ensuite...</p> + +<p>—Ensuite? redit le maître avec une oppression +d'anxiété.</p> + +<p>—Ensuite, j'ai reçu une lettre de ces messieurs +de Meuze m'annonçant qu'ils viennent passer une +huitaine aux Frettes.</p> + +<p>M. Raindal, dont la bouche se tordait, tenta une +objection suprême:</p> + +<p>—Cependant vous m'aviez assuré...</p> + +<p>—Oui, qu'ils devaient faire l'ouverture... Ils la +font en Poitou, où elle n'a lieu que le 12...</p> + +<p>—C'est différent! murmura le maître d'un ton +vaincu... Ils arrivent quand, ces messieurs?</p> + +<p>—Lundi également...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_329"> 329</a></span> +Le maître respira et, d'un accent plus ferme:</p> + +<p>—Le même jour que votre mari?</p> + +<p>—Oui! fit Zozé qui l'observait du coin de la paupière... +C'est-à-dire que Georges débarque à Paris +vers neuf heures... L'oncle Panhias va le chercher +à la gare du Nord et il ne pourra pas être ici avant +onze heures... Ces messieurs de Meuze, eux, y +seront dans l'après-midi... Georges les suivra de +quelques heures, en somme!</p> + +<p>—C'est ça, de quelques heures! répétait au hasard +M. Raindal.</p> + +<p>Il appuya la main à son front, se plaignant +d'une subite migraine. Le soleil, sans doute, ou sa +hâte à rentrer!</p> + +<p>—Si vous permettez, je ne sortirai pas ce matin, +dit-il... Je préfère me reposer...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes, en souriant, le regardait s'en +aller. Puis une chute de maussaderie lui abaissa +les lèvres. Au fond, il n'y avait pas de quoi rire! +Tout s'arrangeait très mal. Le maître prenant au +sérieux de banales phrases de politesse, ou des +regrets formulés dans un moment de colère contre +Gérald; le père Raindal collant au Frettes pour +quinze jours! Là-dessus Georges qui tombait de +Bosnie! Le marquis et son fils arrivant en même +temps, comme convenu! Pas d'espoir que Raldo +consentit à hâter leur retour! A peine une soirée +pour se revoir, se retrouver! Et cela, devant le +père Raindal qui faisait déjà la tête, et les aurait +sous l'œil! Que de malchances, de complications, +de difficultés!...</p> + +<p>M<sup>me</sup> Chambannes, pendant les trois jours qui +<span class="pagenum"><a id="Page_330"> 330</a></span> +suivirent, s'excusa de son humeur morose. Elle se +sentait souffrante, elle avait mal aux nerfs.</p> + +<p>M. Raindal affecta la pitié, le bon vouloir. A +peine essayait-il un baiser ou deux, par contenance. +Mais lui non plus n'était pas gai. L'oncle +Panhias, courtoisement, lui en adressa le reproche. +Le maître feignit de s'étonner. Non, franchement, +il n'avait nulle raison d'être triste; et pour prouver +son insouciance, il ricanait en se tapant la poitrine:</p> + +<p>—Ha! ha! Moi pas gai! Ha! ha! Et pourquoi +ne serais-je pas gai? Ha!...</p> + +<p>L'image de Gérald retraversait, plus vivace, son +esprit: le petit rire du maître s'arrêta net, comme +brisé en deux par un choc.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_331"> 331</a></span></p> + +<h2>XVII</h2> + +<p>Le lundi soir, après dîner, on passa au salon +pour prendre le café.</p> + +<p>Zozé inaugurait une robe en mousseline bleu de +lin, dont le corsage échancré laissait à nu son cou +cerclé d'un double rang de perles. Le marquis était +en habit et cravate blanche, Gérald en smoking +avec une rose jaune à la boutonnière. Et il émanait +d'eux comme un reflet de fête.</p> + +<p>Les hautes croisées de la pièce étaient demeurées +ouvertes. Elles donnaient de plain-pied sur la +terrasse du pourtour. Par l'écartement de leurs +battants, on apercevait la pelouse et les corbeilles, +l'amas touffu des arbres du parc. Le jour ne se retirait +qu'à regret. Ses clartés grises semblaient, +dans l'air, disputer à la nuit la tiède saveur de +cette journée finissante.</p> + +<p>—Jolie soirée! fit M. de Meuze qui fumait un +cigare au balcon de la terrasse.</p> + +<p>M. Raindal, assis dans le fond du salon, face à +la fenêtre, lisait le journal près d'une lampe. +M<sup>me</sup> Chambannes et Gérald causaient dans l'angle +de gauche sur un petit divan de cretonne. La +<span class="pagenum"><a id="Page_332"> 332</a></span> +tante Panhias servit à chacun le café, tout en +maugréant contre son mari qui s'était obstiné à ne +partir qu'après le dessert. Avait-on jamais vu entêtement +si absurde! Dès lors que l'on se rendait +au-devant de quelqu'un, n'était-ce pas le moins +que de sacrifier son dessert? Et elle tourmentait +Zozé pour connaître l'heure des trains, calculer les +correspondances, décider si l'oncle Panhias arriverait +en temps voulu!</p> + +<p>M. de Meuze, qui reparaissait, interrompit ces +doléances:</p> + +<p>—Vous m'excuserez, mesdames! fit-il... Le +voyage m'a harassé... Je vais aller mettre au lit +ma vieille patraque de personne!...</p> + +<p>Il s'approchait de M. Raindal pour lui tendre la +main.</p> + +<p>—Chut! murmura-t-il en se retournant vers les +jeunes gens... La science dort... Paix à son sommeil!... +Bonsoir, chère madame!...</p> + +<p>Zozé lui adressait de la tête un amical adieu.</p> + +<p>—Oh! ce n'est rien! déclara à mi-voix la tante +Panhias... Cela lui prend presque chaque soir, à +ce brave M. Raindal!...</p> + +<p>Elle s'esquivait avec le marquis, ayant vingt +choses à commander pour les appartements des +nouveaux hôtes, le retour de Chambannes, la voiture +qu'il fallait atteler.</p> + +<p>—Enfin seuls! susurra gouailleusement Gérald.</p> + +<p>—Plus bas, mon chéri! implora Zozé qui lui +pressait la main.</p> + +<p>—Quoi?... Puisqu'il dort!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_333"> 333</a></span> +Zozé, les sourcils froncés, examinait M. Raindal +sans lâcher la main de son Raldo. Puis, se levant +et tirant à elle le jeune homme:</p> + +<p>—Tiens, venons sur la terrasse... Je serai plus +tranquille...</p> + +<p>Elle soupirait:</p> + +<p>—Oh! mon Raldo, quelle scie qu'il soit resté!... +Et tu sais, nous l'avons encore pour quinze +jours!...</p> + +<p>—Oui, tu m'as dit!... Bah! s'il nous gêne, on +le sèmera, le Kangourou!... Ce ne doit pas être +bien difficile!...</p> + +<p>Il s'étaient accoudés dehors à la balustrade de +pierre blanche. M. Raindal, minutieusement, entr'ouvrit +les paupières. D'où il se trouvait placé, il +ne voyait que de biais que M<sup>me</sup> Chambannes, l'évasement +de sa jupe bleu pâle, son buste de trois +quarts, sa fine tête profilée à droite.... Pour parler +à Gérald, sans doute, à Gérald qu'il devinait +tout près, coude à coude avec elle, comme il avait +été lui-même, là-haut, dans la chambre lumineuse, +le premier jour de l'arrivée!... Il retint sa respiration +afin d'essayer de les entendre. Il ne distinguait +qu'une mélopée de paroles confuses, une +cascade de syllabes ouatées dont le sens se brisait +aux invisibles cloisons de l'air.</p> + +<p>Parfois le buste de la jeune femme oscillait, son +profil sombrait dans le noir. Un meurtrier arrêt +tranchait l'entretien. M. Raindal, les mains collées +à son fauteuil, contemplait avec un recul de souffrance +la robe pâle sans tête, le corps décapité de +sa petite élève. Pourquoi se penchait-elle tant? A +<span class="pagenum"><a id="Page_334"> 334</a></span> +quel mystère inclinait-elle le chuchotement de sa +bouche rieuse?</p> + +<p>Et soudain une grande ombre fila derrière +M<sup>me</sup> Chambannes, la silhouette de Gérald, sa rose, +sa moustache brune. Des pas agiles descendirent +les marches du perron. Les cailloux grincèrent +dans le jardin. Maintenant, d'en bas, une voix +contenue monologuait par intervalles. M<sup>me</sup> Chambannes, +la tête fixe, paraissait l'écouter; et son +index, devant le visage, opposait des gestes de refus.</p> + +<p>M. Raindal, oubliant toute prudence, avait complètement +écarquillé les yeux. Une brusque volte-face +de Zozé les lui fit refermer juste à temps. Que +se passait-il donc? Elle pénétrait dans le salon, y +cherchait un objet,—une mantille, présuma +M. Raindal, au froissement de la soie, des dentelles,—resortait +sur la pointe des pieds, se retournait +un instant à la hauteur du seuil... Puis +ses talons sonnaient contre les degrés du perron. +Le sable de l'allée recraquait sous des pas.</p> + +<p>—C'est un peu fort! murmura le maître qui se +levait en s'étirant.</p> + +<p>Il prêta l'oreille. Tout, dehors, s'était tu. Ah çà! +où se sauvait-elle? Oui, dans le jardin, se promener +avec le jeune Gérald. Mais s'ils se promenaient, +comment expliquer ce silence? Auraient-ils, +par hasard, franchi la limite coutumière, été jusqu'à +la pelouse, peut-être même au delà? Invraisemblable +licence! Pourtant M. Raindal tenait à +s'en assurer. A son tour, il vint s'appuyer au balustre +de pierre blanche. Son cœur, par chocs désordonnés, +<span class="pagenum"><a id="Page_335"> 335</a></span> +tapait contre les côtes, et ce martèlement +continu se propageait à son bras gauche +comme un sourd tocsin intérieur. Il plongea d'un +coup d'œil dans le jardin.</p> + +<p>Le silence y persistait, sous le ciel chamarré +d'étoiles. Un demi-jour bleuâtre s'étalait partout +où les massifs, les arbres, quelque obstacle résistant +et dense n'avait pas rabattu ses fragiles lueurs. +Ainsi la pelouse se discernait avec tous ses contours, +toutes ses corbeilles fleuries et sa pente +légère. L'allée du bord aussi dessinait nettement +ses clairs méandres de gravier. Et l'obscurité ne +renaissait qu'après, à la haute muraille des tilleuls, +qui dilataient au loin, dans l'atmosphère humide, +la senteur de leurs floraisons tardives.</p> + +<p>D'habitude, M. Raindal raffolait de ce parfum +sucré. Il l'aspirait avec gourmandise, la bouche +grande ouverte, les narines palpitantes. Mais, à +présent, l'angoisse pétrifiait tout son corps, sauf les +yeux. Il n'avait plus de force, de vie, de conscience +que pour inspecter l'ombre, que pour fouiller les +ténèbres de ses regards cupides, des regards qui +voulaient et voulaient encore voir...</p> + +<p>Non, personne sur la pelouse, personne dans +l'allée, nul bruit par le gravier! Ils se cachaient +donc dans le parc, les misérables?</p> + +<p>A cette question terrible, le maître ne prit pas +le loisir de répondre. Brusquement, il s'était redressé; +et d'une allure automatique, dont la raideur +même titubait, il descendit les marches.</p> + +<p>Deux enjambées lui avaient suffi pour gagner la +pelouse, la terre grasse qui étouffait le bruit de +<span class="pagenum"><a id="Page_336"> 336</a></span> +ses pas. Il eut un ricanement sardonique, une +sorte de toux victorieuse. Au moins par ici, par +ce sol mou, on ne l'entendrait pas venir. Heu! +heu!... Où se dirigeait-il de sa démarche fascinée? +Que dire, que faire, qu'inventer, si au coin d'un +sentier il se heurtait à eux? Y songeait-il seulement, +sous la sauvage douleur qui le brûlait sans +trêve, le poussait en avant comme une bête folle +sous l'incendie? Il ne sentait plus rien, ni le parfum +des tilleuls, ni la fraîcheur de l'herbe qui humectait +ses chevilles, ni l'odieux de cette poursuite, +ni la honte de ses ruses!... Il approchait, il +atteignait le parc, il allait voir!...</p> + +<p>Il s'était engagé au plus épais de la futaie. Le +tapis des feuilles mortes exhalait lentement vers +lui son âcre odeur de pourriture éternelle et toujours +renouvelée. Des branchettes souples lui cinglaient +la face. Des racines entravaient ses pieds. Et +il continuait, les yeux à moitié clos par crainte des +épines, la sueur coulant à son front, les mains +projetées en avant pour palper l'ombre et le feuillage.</p> + +<p>Mais subitement, il s'arrêta. De la gauche, de +l'endroit où il supposait la clairière des tilleuls, +l'espacement des arbres, le champignon de pierre +et les sièges de jonc, une rumeur montait, comme +un duo de voix violentes et langoureuses. Un instant, +elles cessaient, puis elles réitéraient leurs +plaintes. Il eut l'impression que son cœur se rétrécissait, +s'annihilait dans sa poitrine. Il avait stoppé +une minute, car ses jambes pliaient... Il reprit sa +marche, haletant, courbé en deux comme un gorille, +<span class="pagenum"><a id="Page_337"> 337</a></span> +frôlant des mains le sol. Les voix se précisaient +à mesure qu'il rampait vers elles et soudain +il faillit fléchir. Il percevait tout maintenant, jusqu'au +son familier de ces voix. Et c'était un +échange d'invocations tellement éhontées, d'apostrophes +à la fois si bestiales et si tendres qu'il en +demeura stupéfié. Ah! seule peut-être la reine +Cléopâtre avait jamais déchu à ce degré d'impudeur!... +M. Raindal n'eut pas le courage de regarder, +de voir. Une panique rageuse l'emportait, un +besoin frénétique de fuir, d'échapper aux tortures +de cette futaie infernale. Alors il se précipita dans +une course éperdue, furieuse, sans peur du bruit +cette fois, sans peur de se trahir, broyant les +branches sur son chemin, se vengeant contre les +arbustes, ahanant, galopant avec un fracas de gros +gibier qui détale sous bois devant la meute. Il +était à bout de souffle. Il buta contre la pelouse où +les dahlias le reçurent. Il s'était prestement relevé, +les genoux alourdis de terre moite. Il se remit en +route d'un train plus modéré, quoique hâtif encore.</p> + +<p>Sans courir, ses jambes nerveusement pressaient +le pas, se soulageaient à cette allure vive. +Parvenu au bas du perron, instinctivement il brossa +de la manche ses habits. Par un restant de clairvoyance, +il redoutait la tante Panhias, sa curiosité, +ses questions possibles. Mais le salon demeurait +vide. Le maître s'élança dans le vestibule, gravit +moelleusement l'escalier... Enfin il était dans sa +chambre. D'un coup de pied retentissant il referma +la porte. Sa main tremblante tournait à double +tour la clef dans la serrure. Il se laissa tomber, +<span class="pagenum"><a id="Page_338"> 338</a></span> +épuisé, au bord de son vaste lit apprêté déjà pour +le sommeil...</p> + +<p>La lassitude pourtant ne l'avait pas calmé. Des +bouillonnements de colère déferlaient dans ses veines. +Il esquissait avec les mains des gestes de destruction. +Il aurait voulu tenir M<sup>me</sup> Chambannes, +la briser comme les branches du parc, l'émietter, +l'anéantir.</p> + +<p>Sa petite élève! Sa petite élève! Était-ce elle, +était-ce cette bouche candide qui avait proféré de +si abominables mots? A chaque souvenir de chaque +parole, il sentait dans son cœur s'enfoncer comme +une lame. Non, son jugement prévenu s'insurgeait +contre tant d'opprobre, sa mémoire mentait!... Sa +petite élève! Sa chère amie! Et, simultanément, +à ces noms d'affection il joignait les plus basses +insultes. Il évoquait Thérèse, sa haine contre Zozé, +et il l'eût voulue auprès de lui pour haïr la coupable +ensemble.</p> + +<p>Oh! Thérèse ne s'était pas trompée sur la niaiserie +de cette M<sup>me</sup> Chambannes, sur sa dépravation, +sur sa médiocrité. En une fois, elle l'avait mieux +appréciée, devinée, condamnée, que lui en cent +rencontres. Car elle n'aimait pas, Thérèse, tandis +que lui, il aimait, hélas!</p> + +<p>—Oui, je l'aimais, je l'aime! murmurait-il d'une +voix fervente comme pour renier par cet aveu +repentant tous les chétifs travestissements, tous +les artifices de pruderie où s'était abritée sa passion +sans vaillance.</p> + +<p>Un bruit de volets qu'on fermait, de pas dans +l'escalier, interrompit ses oraisons. Il espérait que +<span class="pagenum"><a id="Page_339"> 339</a></span> +M<sup>me</sup> Chambannes monterait demander de ses nouvelles. +Que lui répondrait-il? Se jetterait-il à ses +genoux, en balbutiant piteusement des prières +d'amour? Ou la repousserait-il de quelque riposte +méprisante?</p> + +<p>Il n'eut pas à choisir. Zozé ne montait pas. Et, +à sa place, les échos du parc reprenaient dans +l'esprit du maître leur diabolique et vil concert, le +duo de leurs accents ravis.</p> + +<p>Oh! les atroces, les répugnantes paroles! M. Raindal +comparait avec les notes latines de son livre. +C'était à vingt siècles de distance presque les mêmes +mots, les mêmes folies que celles dont Cléopâtre, +dans les pires extases, se plaisait à stimuler son +amant, le soudard Antoine! Par quel miracle d'universelle +et immuable perversité ce vocabulaire +infâme s'était-il transmis honteusement de la reine +des Égyptes à la gentille amie du maître? Que de +couples amoureux avaient dû, d'âge en âge, le +redire et le conserver!...</p> + +<p>Puis tout d'un coup, dans le trouble de ces parallèles +historiques, une nette intuition brilla. M. Raindal +comprenait, il s'expliquait enfin l'œuvre de sa +petite élève... Son professeur plutôt, sa petite +éducatrice, qui depuis le premier jour, peu à peu, +lui avait appris l'existence raffinée, les jouissances +matérielles, la réalité saisissable de tous ces +termes qu'il employait naguère distraitement dans +ses phrases, dans ses livres, comme les pièces +symboliques d'un échiquier sans vie!... Plaisir, +amour, luxe, élégance, ardeur des sens, beauté, +grâce, passion, tendresse, autant de vocables inertes, +<span class="pagenum"><a id="Page_340"> 340</a></span> +avant que M<sup>me</sup> Chambannes les lui eût vivifiés!</p> + +<p>Et la leçon dernière, l'achèvement de cet apprentissage, +ne venait-il pas de s'accomplir, là-bas +dans la futaie où peut-être elle était encore, pâmée, +à l'oublier aux bras d'un autre!...</p> + +<p>La souffrance inconnue dont le déchirait cette +vision apparut à ses lèvres en un rictus d'horreur. +Il s'était levé de son lit, les paupières clignantes. +Ses poings battirent l'air dans un élan de menace. +Il fut quelques minutes sans retrouver le fil de ses +méditations.</p> + +<p>Dans le fauteuil de cretonne où il s'était écroulé, +fourbu, il revivait toute sa carrière, la succession +de ces années vertueuses dont la droiture jadis +exaltait son orgueil. Comme elle lui semblait aujourd'hui +maussade, mesquine, cette étroite petite +sente parcourue au prix de tant de peines et de +tant d'efforts! Elle lui faisait l'effet d'un de ces +petits chemins détournés qu'on longe aux jours de +fête, pour fuir la joie des autres... Auprès, il entrevoyait, +comme dans une estampe ancienne, la kermesse +bruyante de la Vie, des groupes qui chantaient, +des gerbes fleuries, des ivresses, des femmes +avec des hommes, l'exubérance fougueuse de la +multitude en liesse... Et lui cependant, à l'écart, +poursuivait pas à pas sa route, après l'étape franchie +n'apercevant que l'étape prochaine, ne s'appliquant +qu'à ne pas dévier, ne mettant son zèle qu'à +ne pas se distraire... Que lui importait de l'autre +côté qu'on s'amusât et qu'on vécût?... Ne savait-il +pas de science certaine la vanité vulgaire des plaisirs +qui contentent la foule, et le dégoût qu'ils laissent, +<span class="pagenum"><a id="Page_341"> 341</a></span> +et la sottise où ils ravalent, et ce peu de chose +qu'est la femme, <em>mulier</em>, devant un esprit supérieur?...</p> + +<p>Les femmes, il n'en avait guère connu qu'une, +la sienne. Sauf des escapades d'étudiant, oubliées +aussitôt que faites, il se rappelait son existence de +jeune homme, les quatre ans écoulés au désert +sous les ordres de Mariette-Bey, son imperturbable +chasteté, ce précoce mépris de l'amour dont le +«Grand Bey» lui-même le raillait. Quand les +camarades quittaient le campement, se rendaient à +la ville voisine pour voir les danses des bayadères +ou passer une nuit de congé avec les filles indigènes, +le plus souvent M. Raindal découvrait +quelque prétexte à ne pas les rejoindre: un travail +à achever, un papyrus à déchiffrer, une indisposition +fortuite. «Sapristi, Raindal, dégourdissez-vous +donc, mon garçon! commandait le Grand +Bey de sa voix sarcastique... Vous finirez par nous +faire croire que vous avez une liaison avec une +momie!» Le jeune savant riait, promettait de +suivre les camarades, et, à la dernière minute, se +rétractait. Les bayadères l'ennuyaient. Depuis, hormis +sa femme, rien, pas une aventure, pas un souvenir, +ni un gracieux visage, ni aucun de ces fantômes +chéris dont une particulière beauté—la +main, le sourire, la finesse des baisers, la douceur +des yeux—vous flatte jusqu'à la tombe de sa +compagnie secrète.</p> + +<p>Et à présent il était là, blanchi, défiguré par +l'âge, incapable de plaire, pantelant d'amour à +l'heure où les voluptés cessent, épris d'une jeune +<span class="pagenum"><a id="Page_342"> 342</a></span> +femme qui en aimait un autre... Quel châtiment! +Quelle agonie! Combien de temps durerait-elle à lui +montrer toutes les béatitudes manquées par morgue +pédantesque ou superbe confiance en soi?...</p> + +<p>Il s'était rapproché de la cheminée; et debout, +vis-à-vis du miroir, il tordait ses traits en grimaces +pour se convaincre encore plus de sa décrépitude +sans recours. Ah! oui, un joli teint, de +jolies dents, et des rides, et des boursouflures, et +des mollesses de chair, tout ce qu'il fallait, ma foi, +pour séduire une femme!</p> + +<p>Les roues d'une voiture écrasèrent le gravier du +jardin. On entendait des appels de voix, des rires. +Georges arrivait.</p> + +<p>M. Raindal fut saisi de l'envie de descendre. Il +alléguerait le retour de Chambannes, la bienvenue +à lui souhaiter, et il pourrait revoir Zozé. La main +sur le bouton de la porte, un scrupule d'amour-propre +le retint. Non, c'eût été trop lâche! Il resta.</p> + +<p>Des portes claquèrent au-dessous. Le silence se +refaisait par la maison. M. Raindal eut au cœur un +nouvel élancement. Il réfléchissait que maintenant +le mari était chez sa femme... Ses épaules se +secouèrent dans un ricanement mauvais. Bah! il +ne l'enviait pas ce malheureux Chambannes. Non, +vraiment, il n'y avait pas de quoi! Être le mari +d'une écervelée, d'une petite sotte, d'une indigne +créature qui l'instant d'avant... Il ne termina pas. +Ses yeux s'injectaient de sang. Des malédictions +brutales jaillissaient de ses lèvres. Il étouffait. Il +ouvrit la fenêtre.</p> + +<p>La nuit avait fraîchi. Dans le lointain, parfois, +<span class="pagenum"><a id="Page_343"> 343</a></span> +dans la plaine, un train faisait sinuer à l'horizon +son serpent de lumières jaunes. Ou bien les coqs du +voisinage, abusés par la fausse pâleur du ciel, se +lançaient à travers les espaces leurs intrépides +saluts, auxquels des chiens répondaient en hurlant.</p> + +<p>M. Raindal gravement contempla les étoiles +bleuissantes. Chacune lui représentait un soleil +avec des satellites gravitant autour. Il se demandait +combien de douleurs identiques à la sienne +devaient en ce moment gémir sur ces planètes obscures. +Il raisonnait, calculait, se grisait de pensées +altières. Il invoquait la Douleur humaine, la Souffrance +des Mondes, la Plainte universelle,—toute +la pitié convenue, toute la charité verbale, toute +l'hygiène égoïste et hypocritement tendre, tous les +remèdes déclamatoires que les livres enseignent +aux chagrins personnels. Mais il n'en éprouvait +aucun soulagement.</p> + +<p>Pauvre penseur, pauvre maître, pauvre homme! +Ah! oui! il pouvait appeler à son aide les spectacles +célestes, les astronomes, les philosophes +Newton, Laplace, Kant et Hegel! Il pouvait se +gonfler! Il pouvait se grandir!</p> + +<p>Il n'en gardait pas moins à gauche de sa poitrine +un atome de chair plus sensible, plus réel que tous +ces infinis de parade, impuissants à le guérir +comme à le dominer.</p> + +<p>Que lui demeurait-il donc dans l'accablante +catastrophe? Sa famille? Il avait, depuis un an, +perdu jusqu'au goût de la chérir! Son travail? Il +en détestait l'œuvre, le mirage menteur, la routine +malfaisante!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_344"> 344</a></span> +Alors il referma la fenêtre. Il renonça aux étoiles. +Il se rassit sur son lit et se mit à pleurer.</p> + +<p>Finies, les illusions! Finies, les fatuités de vieillard! +Il s'en irait le lendemain. Il ne serait pas témoin +de <em>leur</em> humiliant amour. Il ne verrait plus jamais sa +chère petite élève. Et il pleurait... Douleur enfin sincère, +sans vilenies de rancune, sans parodie d'orgueil, +douleur humble qui s'avoue et qui aime ses larmes! +M. Raindal y trouva l'apaisement, puis le sommeil.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Le lendemain cependant, vers dix heures, comme +il descendait au jardin, une commotion soudaine +rouvrit sa plaie intime.</p> + +<p>—Oui, monsieur, Madame est sortie, assurait +Firmin... Elle est allée se promener en tonneau +avec M. de Meuze..</p> + +<p>—Avec lequel? aboya presque M. Raindal.</p> + +<p>—Avec M. le marquis... M. le comte et Monsieur +sont encore dans leurs chambres.</p> + +<p>—Ah! bien! Bon! fit M. Raindal en recouvrant +son flegme.</p> + +<p>Il s'assit dans un rocking-chair, à l'ombre de la +terrasse, et il affecta de s'absorber à la lecture +d'un journal.</p> + +<p>Mais ses yeux immobiles ne parcouraient pas +les lignes. Leur zèle intérieur suivait d'autres +idées, d'autres phrases, le petit discours de séparation, +quelques paroles mystérieuses et fermes dont +le maître annoncerait son projet de partir. Il en +savait le principal, quand Notpou montra sa noire +crinière rase à l'orée du feuillage.</p> + +<p>Le marquis dans la voiture saluait cordialement +<span class="pagenum"><a id="Page_345"> 345</a></span> +de la main M. Raindal. Oh! plus de retardements! +Plus d'hésitations! Le maître était bien évincé, +destitué de son pouvoir! Jusqu'au père de Gérald, +jusqu'à ce vieux marquis qui lui prenait aussi sa +chère petite élève et dont il se sentait jaloux!... +S'en aller, il fallait s'en aller au plus tôt! La souffrance +elle-même exigeait ce prompt sacrifice!</p> + +<p>Le maître se leva. Il guettait le premier regard +de M<sup>me</sup> Chambannes, la mine défaite, les paupières +baissées qu'elle aurait immanquablement pour lui +dire bonjour. La physionomie de Zozé le déçut. Elle +s'avançait vers lui souriante selon son habitude, les +yeux à l'aise sous sa voilette relevée, tel un bandeau, +à hauteur des sourcils; et elle lui tendait sa petite +main gantée de blanc, sans contrainte, comme +la veille, comme le matin d'avant, comme si entre +eux la nuit, Gérald, le parc, rien de toutes ces +hontes n'eût été!... Il lui serra la main d'une pression +timide, et, se rasseyant dans le rocking-chair:</p> + +<p>—Auriez-vous quelques minutes d'entretien à +m'accorder, chère madame? questionna-t-il en considérant +le cuir bruni de ses souliers jaunes.</p> + +<p>—Volontiers! fit délibérément M<sup>me</sup> Chambannes +qui traînait un fauteuil auprès de celui du maître.</p> + +<p>Elle s'assit, et, caressant M. Raindal d'une de +ses chaudes œillades.</p> + +<p>—Je vous écoute, cher maître... Vous avez des +ennuis? Pas de la part de ces dames, au moins?...</p> + +<p>Elle se dégantait sans cesser de sourire; et, les +bras relevés en anses gracieuses des deux côtés de +son visage, elle s'évertuait à retirer la longue +épingle cachée qui piquait son chapeau marin.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_346"> 346</a></span> +—Vous vous trompez! bredouilla M. Raindal, +les prunelles toujours vagues. Il s'agit justement +de Langrune.</p> + +<p>Ses mains pendantes se crispaient au bout de ses +poignets. L'air ingénu de M<sup>me</sup> Chambannes le +révoltait, comme un dernier défi à sa crédulité.</p> + +<p>—Alors?... interrogea la jeune femme.</p> + +<p>Il osa la dévisager. Quoi! ces lèvres restaient +fraîches après tant de souillures! Nulle trace ignominieuse +ne salissait ce limpide regard! Pas même +un frémissement! Pas même une rougeur! Le +mensonge lavait donc tout de ses eaux scélérates! +Un regain de fureur souleva M. Raindal. Sa prudence +chancelait. Les phrases préparées fuyaient. +Et, le regard fixe, la voix bourrue, les mains cramponnées +au fauteuil comme pour y prendre plus +d'élan, tout simplement il déclara:</p> + +<p>—Je m'en vais!</p> + +<p>—Vous partez! se récriait Zozé d'un ton de +stupéfaction bien joué.</p> + +<p>M. Raindal se ressouvint à peu près des paroles +à dire:</p> + +<p>—Excusez ma rudesse, ma mauvaise humeur... +J'ai reçu ce matin, de ces dames, de Langrune, +une lettre si pressante que je dois y céder... Elles +me réclament là-bas, et je pars... Croyez que je +suis navré!...</p> + +<p>Il y eut une pause. Zozé se recueillait. Sûre à +présent qu'il partirait, pourquoi ne pas conserver +ce maintien d'innocence dont la ténacité ne pouvait +que dérouter ses soupçons? Et avec un imperceptible +sourire:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_347"> 347</a></span> +—Je vous crois, cher maître, dit-elle, quoique +vous m'étonniez...</p> + +<p>—Je vous étonne, chère madame? fit sournoisement +M. Raindal dont le cœur battait plus fort.</p> + +<p>—Voilà... J'étais en bas, ce matin, quand le facteur +est venu... Il m'a remis tout le courrier et il +n'apportait pas de lettre pour vous!...</p> + +<p>M. Raindal se taisait par bravade, dédaignant +de se disculper, ne niant pas sa supercherie.</p> + +<p>—Voyons, cher maître! reprit doucement Zozé... +Puisqu'il n'y avait pas de lettre, qu'est-ce qui vous +fait partir? Quelqu'un vous a mécontenté?... On +vous a froissé sans le savoir?... Qui, dites-moi +qui, je vous prie?</p> + +<p>Et ses yeux, alentour, semblaient chercher le +fautif, le vilain, le méchant qui avait contrarié son +cher maître. M. Raindal l'observa un instant, les +lèvres convulsées de dégoût.</p> + +<p>«Qui, dites-moi qui?» se répétait-il mentalement. +C'était trop de fourberie et trop d'impudence, +à la fin! Il repoussa son fauteuil, les mâchoires +distendues, prêtes à mordre, à lâcher tout +leur faix de questions, d'outrages et de reproches! +Mais d'un effort, il se maîtrisait; et, marchant +devant Zozé, allant, revenant, sur un court espace +de dix pas, il proféra d'une voix que la fureur +hachait:</p> + +<p>—Ne me demandez rien, chère madame, rien, +ce serait inutile!... Je dois partir et je pars... Je +ne puis vous en dire plus... Je ne sais si vous me +comprenez, et je souhaite que vous ne me compreniez +pas... Oui, je le souhaite de toute mon âme... +<span class="pagenum"><a id="Page_348"> 348</a></span> +Hélas! au contraire, je crains bien que vous ne +m'ayez compris...</p> + +<p>—Mais, cher maître!... protestait Zozé.</p> + +<p>—Bon! bon! chère madame!... Vous ne me +comprenez pas?... Tant mieux... Vous me comprendrez +plus tard, à la réflexion... Je vous prierai +uniquement de m'éviter toute lutte, de vous prêter +à mon petit stratagème: la lettre reçue, vous +savez, la lettre que je n'ai pas reçue... Car ma +résolution est irrévocable... Je partirai cette après-midi... +Rester ici une journée de plus me mettrait +au supplice... Je ne peux pas!... Je ne peux pas!</p> + +<p>Il suffoquait. Zozé s'était levée et lui avait saisi +la main sans qu'il se dérobât à l'étreinte:</p> + +<p>—Je ne vous comprends pas, cher maître... +Vous êtes libre... Je n'ai pas le droit de vous retenir... +Pourtant, je vous demande pardon si je vous +ai offensé! fit-elle d'un accent ému, où la simulation +n'était que pour moitié.</p> + +<p>M. Raindal détourna la tête. Il ne voulait pas +qu'elle vît ses yeux chargés de larmes. Il dégagea +sa main, et, feignant d'examiner la pelouse, le +parc, les nuages:</p> + +<p>—Je vous remercie, chère madame... Je n'ai pas +à vous pardonner! fit-il en toussant pour refouler +une nouvelle montée de larmes qui éraillait sa +voix... Je partirai tantôt par le train de cinq +heures... Ne vous inquiétez pas de moi... Veuillez +seulement me donner Firmin... Il m'aidera à faire +ma malle... Hum!... hum!... hum!...</p> + +<p>Il prolongeait sa toux, et, mélancoliquement:</p> + +<p>—Hum!... hum!... Quand je serai parti, quand +<span class="pagenum"><a id="Page_349"> 349</a></span> +je ne serai plus là, j'espère que quelquefois vous +penserez à votre cher...</p> + +<p>Il se corrigeait:</p> + +<p>—... A votre vieux maître, qui, lui, même de +loin, ne vous oubliera pas...</p> + +<p>La solennité de cette promesse achevait de le +bouleverser. D'un pas précipité, comme frappé +d'un malaise, il gagna le salon, puis le vestibule, +puis l'escalier.</p> + +<p>Zozé courait derrière en pépiant de son intonation +la plus suave, la plus attendrie:</p> + +<p>—Cher maître!... Mon cher maître!... Et à +Paris... à Paris, nous nous reverrons, n'est-ce +pas?...</p> + +<p>Il ne répondit que d'en haut, la voix redevenue +nette, pour ne laisser nul doute ensuite aux personnes +de la maison:</p> + +<p>—Entendu, chère madame... Je transmettrai à +ma fille votre commission... D'ailleurs nous en +recauserons à déjeuner, avant que je parte!</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Sitôt débarqué à Paris, M. Raindal s'informa des +trains pour Langrune. On lui en indiqua deux: +un du soir qui arrivait dans la nuit, un autre du +matin qui le déposerait à Langrune dans l'après-midi. +Aviser par dépêche de son arrivée aurait +alarmé ces dames. Il adopta de ne partir que le +lendemain, quitte à passer la nuit dans l'hôtel le +plus proche; et il descendit lentement vers la cour +de la gare, où le soleil au déclin distillait une buée +d'or.</p> + +<p>Des cortèges mouvants et sans fin y défilaient +<span class="pagenum"><a id="Page_350"> 350</a></span> +sur la chaussée, sous les arcades: toute la rentrée +de la banlieue laborieuse qui retourne le soir aux +champs, toute la population élégante des <i>villas</i> de +Seine-et-Oise,—tour à tour, de petits employés +marchant allègrement, deux par deux, au pas +militaire, le chapeau rejeté en arrière à cause de +la chaleur, des bourgeois soulevant soigneusement +hors de la portée des chocs un paquet de friandises +attaché d'une ficelle rouge, de jeunes dames +en toilettes claires avec des gants blancs comme +Zozé, des collégiens, des ouvriers, des messieurs +bien vêtus qui se tenaient debout dans leur fiacre +pour sauter à terre plus vite... Et tous, ils allaient +vers le repos, vers l'amour peut-être, vers la quiétude +des campagnes, vers la belle nuit sous les +arbres, vers le bonheur sans prix que M. Raindal +venait de déserter!</p> + +<p>La tristesse du maître s'en accrut, et aussi sa +fatigue. Il eut l'idée de s'étourdir. Il s'attabla à la +terrasse d'un café voisin et demanda une absinthe.</p> + +<p>Les paupières lui cuisaient, car dans le train +derechef il avait pleuré, négligeant toute fierté, +ne résistant plus au chagrin. Zozé, selon ses vœux, +ne l'avait pas accompagné à la gare. Les adieux, +s'étaient faits en public, devant la tante Panhias, +le marquis de Meuze, Gérald et Chambannes +assemblés. Exprès le maître était descendu tard +pour écourter ces cruels instants. Vain calcul. Cinq +minutes encore il avait dû attendre sur le perron, +en présence de tous, et sourire, et parler, et +répondre aux questions... Quel martyre!... S'il +avait pu seulement embrasser la main de Zozé, +<span class="pagenum"><a id="Page_351"> 351</a></span> +l'embrasser avec fougue, avec ivresse, comme +jadis, goûter une dernière fois cette volupté perdue!... +Mais non! On le regardait, et ç'avait été +sur les doigts de sa petite élève un baiser glacial +et superficiel dont il lui paraissait que ses lèvres +mêmes s'étonnaient!... Bah! peu de chose que ces +tourments auprès de ceux qui suivraient bientôt!</p> + +<p>Demain, il serait à Langrune, à des lieues et des +lieues, forcé d'expliquer son retour, prisonnier de +sa famille, exilé sur une plage morose! Demain, +il serait redevenu le mari de M<sup>me</sup> Raindal, le père +de M<sup>lle</sup> Raindal, M. Raindal de l'Institut, un vieux +savant austère, sans personne pour charmer sa +vie, sans nulle amitié clandestine, sans nulle petite +élève, sans nulle distraction secrète, sauf ses +livres, livres à écrire, livres à lire, livres à juger...</p> + +<p>—Des livres, des livres, toujours des livres! +murmurait-il d'un ton écœuré.</p> + +<p>Et la pensée le taquinait de rester à Paris, de +trouver un moyen pour éviter Langrune.</p> + +<p>Sept heures sonnaient à l'horloge de la gare. Il +paya le garçon et se dirigea du côté des boulevards.</p> + +<p>Où dîner? Il se rappelait un restaurant, place +de la Madeleine, dont Chambannes et le marquis +lui avaient, plusieurs fois, vanté la cuisine.</p> + +<p>Il s'y achemina en flânant. La salle était encore +à demi solitaire. Il commanda un repas fin, avec +des plats semblables à ceux que Zozé préférait, +une bouteille de Saint-Estèphe et une bouteille de +champagne glacé qu'on servit sur la table dans +un vase d'argent. L'absinthe l'encourageait à ces +<span class="pagenum"><a id="Page_352"> 352</a></span> +libations. Depuis qu'il l'avait bue, il se sentait plus +gaillard, moins triste.</p> + +<p>Il mangea copieusement et s'appliqua à boire. +Ses idées s'allégeaient et semblaient se pénétrer +l'une l'autre. Confusion plaisante qui, par moments, +le faisait ricaner. Vers la fin du dîner, il +conçut le projet d'un drame, d'un mythe dialogué +qu'il intitulerait <cite>Hercule</cite>. On y verrait le Vice, sous +la figure d'une femme—qui dans le cerveau du +maître ressemblait trait pour trait à Zozé—se +présenter dans la demeure du héros vieilli. Et le +héros se lamenterait, pleurerait sa jeunesse enfuie, +implorerait les Dieux de la lui rendre... Le drame +se développait selon ce thème en axiomes grandioses +et en plaintes lyriques.</p> + +<p>Conception autrement vraisemblable que de représenter +Hercule, dans sa prime jeunesse, choisissant +entre le Vice et la Vertu. Un tel choix +s'offre-t-il dans la vie coutumière? Non, on chemine +avec l'une en méconnaissant l'autre, ou +inversement. Quel libertin ne regrette pas un jour +les heures passées dans la débauche? Quel intellectuel +ne se désole, à un instant fatal, d'avoir vécu +dans l'ignorance des plaisirs interdits? Rares sont +les hommes qui, par la grâce divine, mêlèrent en +une juste proportion la pratique des deux... Et il y +aurait de plus, dans le mythe, des strophes en +prose vengeresse contre le Vice, contre M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p>M. Raindal se levait et secouait les miettes qui +tachetaient son veston. Il prit d'une main vacillante +le chapeau de feutre et la canne que lui tendait +<span class="pagenum"><a id="Page_353"> 353</a></span> +le maître d'hôtel. Puis, les yeux un peu troubles, +il remonta le boulevard. Les ténèbres étaient +venues. La foule joyeuse des promeneurs nocturnes +se coudoyait sur les trottoirs. Des souffles +d'arrière-été courbaient la cime des marronniers +flétris.</p> + +<p>M. Raindal resongea à Zozé, aux tilleuls, au +parc. Mille images tentatrices zigzaguaient sous son +crâne brûlant. Il aurait voulu embrasser, étreindre, +aimer.</p> + +<p>Devant la porte de l'Olympia des affiches l'attirèrent. +On y apercevait des femmes en maillot, +des équilibristes, une jeune personne décolletée +entre des chiens savants. En haut, formé de verroteries +rouges, le nom de l'établissement étincelait +en lettres de rubis. Des filles entraient seules ou à +deux. Par les portières entr'ouvertes fusaient des +bouffées de musique guillerette et canaille.</p> + +<p>M. Raindal hésita.</p> + +<p>Mais d'un geste rapide comme un larcin, il avait +arraché de la boutonnière sa rosette d'officier. Il +s'avança droit au contrôle et disparut dans l'intérieur.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_354"> 354</a></span></p> + +<h2>XVIII</h2> + +<p>Le lendemain matin vers onze heures, M<sup>lle</sup> Clara +Lancret, plus connue dans les cabarets de nuit +sous le surnom de l'<em>Irlandaise</em>, se penchait à la +rampe de son palier pour regarder quelqu'un descendre.</p> + +<p>—Dites donc, monsieur! cria-t-elle soudain, +dans un élan de rappel discret... Vous reviendrez, +n'est-ce pas?</p> + +<p>Et le «Monsieur»—c'est-à-dire M. Eusèbe +Raindal, membre de l'Institut, officier de la Légion +d'honneur, auteur de <cite>la Vie de Cléopâtre</cite> et de +plusieurs autres ouvrages capitaux—le «Monsieur» +répliqua d'une voix faible qu'assourdissait +encore la distance des étages:</p> + +<p>—Oui, oui, certainement, je reviendrai!...</p> + +<p>Quelle déchéance! Quelle turpitude! Il avait +suivi cette fille brune, manqué son train, perdu +tout respect de soi-même! Ah! si sa famille, si +Zozé le voyait dans cet escalier sordide s'enfuir +sous les tendresses de Clara l'Irlandaise!... Et où +aller maintenant? Que faire jusqu'au départ?</p> + +<p>Il stationnait au bord du trottoir, essayant de +déchiffrer, sur l'écriteau d'émail, le nom de la rue—rue +<span class="pagenum"><a id="Page_355"> 355</a></span> +d'Ams... rue d'Amsterdam—qu'il avait +oublié. Il se sentait la tête pesante, la langue +pâteuse, une envie de se rendormir.</p> + +<p>«Si j'allais voir Cyprien!» songeait-il en se raidissant +contre le sommeil.</p> + +<p>Il appela un fiacre. Mais rue d'Assas, l'oncle Cyprien +était sorti avec son tricycle.</p> + +<p>—Il n'y a pas trois minutes! affirmait la portière.</p> + +<p>Effectivement, l'oncle Cyprien s'arrêtait deux +cents mètres plus loin, rue de Fleurus, devant la +maison de Johann Schleifmann.</p> + +<p>Il rangea sous la voûte son tricycle, «sa bête» +comme il l'appelait, puis, le recommandant à la +vigilance du concierge, il s'engagea dans l'escalier.</p> + +<p>—Vous venez me chercher pour déjeuner, mon +garçon? fit Schleifmann qui avait ouvert... Une +minute: j'endosse ma redingote et je suis à vous!</p> + +<p>Ils étaient entrés dans le cabinet de travail, une +mansarde spacieuse et claire, où deux nattes de +paille recouvraient à demi le carrelage rouge du +sol.</p> + +<p>M. Raindal cadet avait une mine à la fois ricanante +et cérémonieuse. Il s'assit dans un vieux fauteuil +et il déclara en retirant, d'un geste théâtral, +son vaste sombrero marron:</p> + +<p>—Non, mon ami, je ne viens pas vous chercher... +Je viens causer avec vous...</p> + +<p>—Qu'arrive-t-il donc? questionna Schleifmann.</p> + +<p>—Il arrive, mon cher, que je vous présente un +homme fichu, archifichu!...</p> + +<p>Et comme le Galicien levait les bras, dans une +mimique de stupeur:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_356"> 356</a></span> +—Oui, Schleifmann, lit M. Raindal cadet. J'ai +joué sur les mines d'or et j'ai perdu...</p> + +<p>—J'en étais sûr! clama le Galicien en assénant +sur le carrelage un coup de talon rageur. Et vous +perdez combien?</p> + +<p>—Cent dix mille francs, mon cher!... Oh! vous +n'avez pas besoin d'écarquiller les yeux... Je dis +bien: cent dix mille francs!... A la dernière liquidation, +le 15, je ne perdais que quarante mille +francs... Grâce à l'appui de M. de Meuze qui avait +écrit à son ami M. Pums, le père de votre élève, +j'ai obtenu de Talloire, mon agent de change—car +j'avais un agent de change, est-ce assez comique, +hé? moi, un agent de change!—j'ai obtenu +de Talloire un délai, moyennant un à-compte de +vingt mille francs, que je lui ai versés, oui, mon +cher, toute ma petite fortune d'un coup... Restaient +vingt mille francs à casquer... Bon!... Pour +m'en libérer, j'ai rejoué... La débâcle est survenue, +plus terrible que jamais, organisée par toute la +clique de la bande noire... Je me suis entêté... J'ai +décoché des ordres à tort et à travers, comme un +fou... Ci au total quatre-vingt-dix mille francs de +perte actuelle, et cent dix mille avec les vingt mille +d'avant.</p> + +<p>—Oh! mon pauvre Raindal, mon pauvre ami! +murmurait le Galicien en agitant la tête.</p> + +<p>—Ce n'est pas tout! reprit l'oncle Cyprien... J'ai +demandé un nouveau délai... Bernique!... Pums +ne m'a pas reçu et Talloire m'a envoyé promener... +J'ai écrit au marquis qui est en villégiature à Deauville, +pas de réponse!... Alors, tantôt, si je n'ai pas +<span class="pagenum"><a id="Page_357"> 357</a></span> +payé, je serai exécuté à la Bourse, et ce soir je +m'exécuterai moi-même à domicile!... Dites donc, +Schleifmann, suis-je un homme fichu ou ne le +suis-je pas?...</p> + +<p>Le Galicien tournait de son pas traînard autour +de la pièce, en grommelant:</p> + +<p>—Diable de bête!... Diable de bête!...</p> + +<p>Puis brusquement:</p> + +<p>—Et votre retraite, Raindal?... Vous pourriez +peut-être emprunter dessus?</p> + +<p>—Enfant! s'écria paternellement M. Raindal +cadet... Vous croyez que je vous ai attendu?... Devinez +ce qu'on m'en offre, chez les usuriers, de ma +retraite: quinze mille francs, quinze malheureux +mille francs, pas un fichtre de plus!...</p> + +<p>Le Galicien réfléchissait:</p> + +<p>—Écoutez, Raindal! répliqua-t-il enfin... J'ai +cinq mille francs de côté... Avec vos quinze mille +francs, cela fournirait vingt. Les voulez-vous?...</p> + +<p>L'oncle Cyprien s'était rapproché pour lui serrer +la main:</p> + +<p>—Vous êtes un très gentil ami, Schleifmann, +dit-il... Je vous remercie bien... Cela «fournirait» +vingt, oui, c'est-à-dire environ vingt pour cent, de +quoi prendre des arrangements qui me feraient traiter +par les uns d'honnête homme et par les autres +de filou... Mais après, mon ami, après, comment +vivrais-je? Je n'aurais plus le sou, plus un rotin... +Il faudrait chercher une place, et, ce qui est plus +malaisé, la trouver... Non, voyez-vous, je n'aurais +pas la patience... Je préfère en finir tout de suite!...</p> + +<p>—Vous parlez comme bêta! se récria Schleifmann... +<span class="pagenum"><a id="Page_358"> 358</a></span> +En finir!... Et pourquoi?... En voilà, un +rentier! Tous travaillerez, diable!...</p> + +<p>—Je travaillerai! bougonnait l'oncle Cyprien... +Je travaillerai si on me donne du travail!... Et un +homme de mon âge qui a sauté à la Bourse, ce +n'est pas précisément une recommandation, vous +savez!</p> + +<p>Schleifmann grattait d'un air songeur son épaisse +tignasse grise:</p> + +<p>—Voyons, mon cher Cyprien! fit-il au bout d'un +instant... J'ai une idée... Est-ce que, si on vous +accordait le délai en question vous seriez capable +de rétablir vos finances?...</p> + +<p>—Je ne puis rien promettre! fit l'oncle Cyprien... +Mais il y aurait des chances... Le krach ne durera +pas... De tous les côtés on affirme qu'il est dû à +une manœuvre de la bande noire... D'ici quinze +jours, tout peut changer... En tout cas, claquer +pour claquer, il serait plus chic de s'être défendu +jusqu'à la fin...</p> + +<p>—Et, naturellement, vous rejoueriez?...</p> + +<p>—Non, Schleifmann, je ne rejouerais pas... Je +conserverais ma position, comme ils disent, ma superbe +position, et je regarderais venir!...</p> + +<p>—Vous me le jurez sur la tête de votre neveu, +M<sup>lle</sup> Thérèse?...</p> + +<p>—Je n'aime pas beaucoup ce serment... Bah! +soit... Je vous le jure sur la tête de mon neveu... +Mais pourquoi tous ces préambules?...</p> + +<p>—Eh bien, voici mon idée! fit Schleifmann d'un +ton solennel... Où est M. Pums à cette heure-ci?..</p> + +<p>L'oncle Cyprien consultait sa montre:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_359"> 359</a></span> +—Midi... Il doit être à la Bourse...</p> + +<p>—Bon!... Je vais aller le voir pour vous... Ce +n'est pas un méchant garçon... Au moment de mon +histoire de réformes, vous vous rappelez, mon cher +Cyprien, c'est encore un de ceux qui m'ont accueilli +le moins mal... Et aussi il m'a laissé son fils comme +élève, son petit gommeux de fils... Quoi, j'espère, +j'ai de l'espoir... Ça vous va?...</p> + +<p>—Ça me va, si on vous écoute! fit sceptiquement +l'oncle Cyprien...</p> + +<p>—Donc descendons... Vite un fiacre!... Huf! huf!</p> + +<p>En bas, l'oncle Cyprien chargea le concierge de +ramener «sa bête» rue d'Assas et les deux vieux +amis montèrent dans une voiture ouverte.</p> + +<p>Pendant quelques minutes, ils gardèrent le silence, +puis M. Raindal cadet proféra d'un ton sarcastique:</p> + +<p>—Pour une fois dans ma vie que j'ai affaire aux +juifs, avouez, mon cher Schleifmann, que cela ne +me réussit guère!...</p> + +<p>—Et M. de Meuze, riposta hargneusement le +Galicien... M. de Meuze qui vous a poussé là-dedans, +est-il juif, lui?...</p> + +<p>—Non, en effet, concéda l'oncle Cyprien, il n'est +pas juif... Seulement, il est enjuivé, ce qui revient +au même...</p> + +<p>—Et moi qui suis juif, et qui vous avais toujours +dit de ne jamais toucher à ces saletés-là, est-ce que...</p> + +<p>—Vous, c'est différent! interrompit l'oncle Cyprien... +Vous êtes un bon juif!...</p> + +<p>Schleifmann, comme de coutume, à cette réplique, +ne put dissimuler un geste de mécontentement. +<span class="pagenum"><a id="Page_360"> 360</a></span> +M. Raindal cadet regrettait sa maladresse et, afin +de détourner, aussitôt il se prodigua en indications +minutieuses, en renseignements topographiques +sur le plan de la Bourse et l'endroit où siégeait son +Pums.</p> + +<p>—En outre, ajoutait-il, attention aux farces des +commis... Il est vrai qu'aujourd'hui on ne sera +probablement pas à la plaisanterie... Cependant, +prenez garde aux blagues de ces messieurs... +Ainsi, moi, la première fois que je suis allé à la +Bourse, ne s'étaient-ils pas avisés de me glisser, +sous le col de ma jaquette, une flèche de papier +avec écrit dessus en grosses lettres: <em>Cocu!</em>... Je +sais bien que cela n'a pas d'importance... Mais, sur +le moment tout de même, c'est quelquefois très ennuyeux!...</p> + +<p>La voiture s'arrêtait devant la grille du monument.</p> + +<p>—Je vous guette ici! cria M. Raindal cadet au +Galicien qui s'éloignait... Bonne chance pour nous +deux et bon courage, mon cher!</p> + +<p>Là-haut, sous la colonnade, au sommet des +marches, c'était la morne Bourse des journées de +débâcle. Pas un rire, pas une causerie, nul éclat +de voix joyeuses. Sur les visages, des teintes blafardes, +les plus braves s'essayant à railler, se convulsant +les traits en sourires menteurs, plus +hideux qu'une grimace. Et, dominant ce lugubre +mutisme, les vociférations des commis, les surenchères +de baisse, la clameur monotone des ventes, +des ventes à tout prix. On vendait.</p> + +<p>Une malencontreuse méprise entraîna le Galicien +<span class="pagenum"><a id="Page_361"> 361</a></span> +juste au milieu du groupe des commis aux +Mines d'Or.</p> + +<p>Poliment il soulevait son chapeau, et, se postant +devant un jeune homme blond qui avait cessé de +hurler:</p> + +<p>—Pardon, monsieur, fit-il... Auriez-vous l'obligeance +de me dire où se tient M. Pums?</p> + +<p>L'autre le considérait d'un regard ébahi. M. Pums, +en un pareil jour, en un pareil moment! Comme +si l'on n'avait que cela à faire! Attends, attends +un peu, ma vieille, on allait t'en donner du +Pums!... Et alors, sur un clin d'œil du jeune +homme blond, aux cris répétés de: «Monsieur +Pums! Monsieur Pums!» une bousculade effrénée +projeta en avant l'infortuné Schleifmann.</p> + +<p>«Monsieur Pums! Monsieur Pums!...» Le +Galicien passait de mains en mains, de groupe en +groupe, lancé par l'<em>Or</em> au <em>Comptant</em>, par le <em>Comptant</em> +à l'<em>Or</em>, par l'<em>Or</em> aux <em>Valeurs</em>, par les <em>Valeurs</em> +à l'<em>Extérieure</em>, par l'<em>Extérieure</em> aux <em>Turcs</em>. Et tous, +malgré le tragique de l'instant, malgré les angoisses +de la séance, se soulageaient les nerfs +dans ce jeu brutal, se délassaient les bras et le +cœur à molester le vieil intrus... «Monsieur +Pums! Monsieur Pums! Monsieur Pums!...»</p> + +<p>Il avait échoué à l'angle du pourtour, ses lunettes +d'or chavirées, le chapeau tombé à terre +sous une dernière bourrade.</p> + +<p>Un petit saute-ruisseau, en livrée vert-bouteille, +eut pitié de sa détresse.</p> + +<p>—Tenez, monsieur! fit-il en lui ramassant son +chapeau... Vous demandez M. Pums!... Je suis +<span class="pagenum"><a id="Page_362"> 362</a></span> +groom à la Banque... M. Pums est au bureau 72, +rue Vivienne...</p> + +<p>—Merci, mon petiot! bredouilla le Galicien. +Merci bien, mon petit!...</p> + +<p>Puis lentement, se retournant à chaque pas par +peur d'un mauvais coup traître, et lissant de la +manche son chapeau rebroussé, il descendit les +marches.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>L'antichambre de la Banque était remplie de +solliciteurs quand le Galicien y pénétra: remisiers, +teneurs de carnet, courtiers de toute sorte, +les uns assis, le regard vers leurs chaussures, dans +une pose méditative, les autres debout causant à +plusieurs dans les coins, dans l'embrasure des +fenêtres, avec cette voix mesurée qu'on a près +d'une chambre d'agonisant.</p> + +<p>Seul, l'huissier en livrée verte, derrière sa tribune +de chêne, semblait indifférent aux soucis +d'alentour et parcourait d'un œil placide le feuilleton +du <cite>Petit Journal</cite>.</p> + +<p>Il leva un peu les paupières pour déchiffrer la +carte que Schleifmann glissait devant lui, et, recommençant +sa lecture:</p> + +<p>—C'est bon, monsieur... Si vous voulez vous +asseoir!...</p> + +<p>—Je ne veux pas m'asseoir! fit Schleifmann +qui se contenait... Je vous prie de remettre ma +carte à M. Pums, et tout de suite, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Impossible, monsieur... M. le sous-directeur +est en conseil. Il a donné l'ordre qu'on ne frappe +pas jusqu'à ce qu'il ait sonné...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_363"> 363</a></span> +Et désignant de la main les courtiers assemblés:</p> + +<p>—Du reste, tous ces messieurs sont à passer +avant vous!</p> + +<p>—Je ne sais pas si ces messieurs—et la voix +du Galicien devenait rogue—je ne sais pas si ces +messieurs passeront avant moi... Mais je vous prie +encore une fois de remettre ma carte... Vous direz +à M. Pums qu'il s'agit d'une affaire grave, de la +vie d'un homme...</p> + +<p>L'huissier dévisagea Schleifmann. Ces propos +dramatiques, ce chapeau hérissé, cette cravate de +travers, cet accent étranger,—un pauvre diable, +un mendiant juif, sans doute! Et dédaignant de +répondre, il retournait à son feuilleton.</p> + +<p>—Ah çà! oui ou non, m'avez-vous entendu? +balbutia Schleifmann, outré par tant d'insolence... +Irez-vous remettre ma carte, oui ou non?</p> + +<p>—Quand M. Pums sonnera, monsieur!... réitérait +l'huissier en se frisant la moustache, le buste +obstinément penché sur son journal... Je ne peux +pas avant...</p> + +<p>—Vous ne pouvez pas! glapit Schleifmann... +Parfait!... Nous verrons bien...</p> + +<p>Il se dirigeait vers une haute porte peinte en +brun, qu'il supposait être celle du cabinet de +Pums.</p> + +<p>—Où allez-vous? clama l'huissier en lui barrant +le passage, les bras étendus.</p> + +<p>Le Galicien l'écarta d'une rude poussée d'épaule:</p> + +<p>—Je vais où cela me plaît... Retirez-vous de là, +diable!...</p> + +<p>Des remisiers accouraient à l'appel de l'huissier, +<span class="pagenum"><a id="Page_364"> 364</a></span> +cernaient Schleifmann en le questionnant. +Cette intervention acheva d'exaspérer le Galicien. +Il revoyait la scène récente, les bousculades, les +poings brandis, les visages mauvais, tout ce qui +peut-être était sur le point de reprendre, et d'une +voix véhémente:</p> + +<p>—De quoi vous mêlez-vous, vous autres? Nous +ne sommes pas à la Bourse, hé? Fichez-moi le repos, +ou le premier qui me touche, je lui fourre +mon pied dans le ventre!...</p> + +<p>—Comment! vous, monsieur Schleifmann! fit +Pums en entr'ouvrant sa porte au bruit de la +bagarre... C'est vous qui parlez de pied dans le +ventre?...</p> + +<p>Le Galicien enlevait son chapeau, et, plus bas, à +mi-voix:</p> + +<p>—Oui, c'est moi, monsieur Pums... On veut +m'empêcher de vous voir... Et cela presse... +Comme je le disais à cet huissier grossier, il s'agit +de la vie d'un homme...</p> + +<p>—Mais c'est qu'en ce moment, protestait le +sous-directeur.</p> + +<p>—Pour la vie d'un homme, monsieur Pums, il +n'y a pas de moment! Croyez-moi... Laissez-moi +vous voir... Un jour, vous m'en remercierez!...</p> + +<p>—Soit! fit Pums qui adressait aux remisiers +un sourire d'excuse et de connivence.</p> + +<p>Schleifmann suivait le banquier. La porte se referma.</p> + +<p>Pums s'était installé devant son bureau de palissandre; +Schleifmann, vis-à-vis de lui, tournait le +dos à la porte d'entrée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_365"> 365</a></span> +—Je serai bref, monsieur Pums! fit-il en +posant son chapeau sur la table... D'un mot, je +vous le répète, il s'agit de la vie d'un homme... Et +cet homme, je ne vous cacherai pas son nom plus +longtemps: c'est mon meilleur ami, M. Cyprien +Raindal, le frère de M. Raindal de l'Institut... Sa +situation, je n'ai pas à vous l'apprendre... S'il ne +paie pas, il saute... Et j'ajoute: s'il saute, il se +tue... Je viens vous demander de le faire reporter...</p> + +<p>—Ce serait avec plaisir, monsieur Schleifmann, +que je... murmura en allemand Pums qui préférait +cette langue pour les transactions délicates.</p> + +<p>—Permettez! riposta Schleifmann en allemand, +de même, par une préférence analogue... Permettez... +je n'ai pas fini... Vous me demanderez quel +intérêt vous avez à sauver mon ami Cyprien, à le +faire reporter... Cet intérêt, je vais vous le dire... +C'est un intérêt sacré, c'est l'intérêt de votre race, +c'est l'intérêt des vôtres, de vos enfants, de vos +petits-enfants, de vos arrière-petits-enfants...</p> + +<p>—Désolé de vous interrompre! fit Pums qui +tambourinait la table d'un doigté impatient... Mais +nous sommes en plein krach... J'ai vingt personnes +à recevoir... Je vous en conjure: vous m'avez +promis d'être bref... soyez-le...</p> + +<p>—Je le serai! dit Schleifmann.</p> + +<p>Et il partit d'emblée dans un interminable discours. +Sa thèse était que Pums, ayant guidé l'oncle +Cyprien dans les spéculations premières, devait +le soutenir aux heures de débâcle. Que lui coûterait, +au demeurant, ce secours tout moral? A +<span class="pagenum"><a id="Page_366"> 366</a></span> +peine un risque, une signature. Au cas même qu'il +perdît la somme dont il se déclarerait garant, en +serait-il appauvri, incommodé dans son train de +vie, lui dont on évaluait la fortune actuelle à trois +millions ou plus? Et d'autre part, quelle gloire +pour Israël, quelle noble tradition dans la famille, +quel magnanime exemple attaché au nom de Pums, +cette légende qui se redirait de bouche en bouche: +un riche israélite, sauvant libéralement de la +misère, du suicide, un petit employé chrétien, entraîné +à la ruine par le goût du lucre et l'agio... +De tels actes, en se multipliant, feraient plus pour +les Juifs que mille dons aux pauvres, mille fondations +sanitaires célébrées par la presse à grand fracas +d'éloges. De tels actes porteraient beaucoup +plus loin que l'aumône. Car ils découleraient de +plus haut: de l'humanité, de la justice même...</p> + +<p>Le Galicien s'était enfin tu. Pums redressa la +tête, d'une légère secousse, et, se renversant dans +son fauteuil:</p> + +<p>—Mon cher monsieur Schleifmann, proféra-t-il +d'un petit ton doctoral... Je rends hommage à +vos intentions, vous êtes un excellent homme, +mais laissez-moi vous le dire, vous n'entendez +rien aux affaires...</p> + +<p>Un clignement des paupières accentuait tout ce +que ce verdict avait de défavorable dans l'esprit de +M. Pums; puis le financier continua:</p> + +<p>—Non, rien, absolument rien... Ainsi, vous +vous imaginez savoir la situation de votre ami? +Vous n'en savez pas le premier mot... Si +M. Cyprien Raindal m'avait écouté, s'il s'était contenté +<span class="pagenum"><a id="Page_367"> 367</a></span> +de suivre mes conseils, ses pertes seraient +insignifiantes, dans le genre des pertes du marquis +de Meuze, son protecteur: sept mille, huit mille, +dix mille francs au <em>maximum</em>... Seulement, il a +voulu faire le malin, votre ami... Il a joué à son +idée... Il s'est enfilé, comme nous disons en argot +de Bourse... Et, aujourd'hui, il trinque... A qui la +faute?... A moi ou à lui, répondez?</p> + +<p>—Monsieur Pums, riposta le têtu Galicien, je ne +suis pas venu pour vous parler affaires... En effet, je +n'y entends rien... Je suis venu en juif et en ami +vous parler cœur, vous parler justice, vous réclamer +votre aide pour un brave homme que j'aime bien... +Si vous ne l'accordez pas, ce sera tant pis et ce +sera triste, parce qu'il en mourra, le garçon!</p> + +<p>—Très regrettable, fit Pums, mais pas sûr... +Hum! vous m'avez dérouté... Où en étais-je? Ah +oui!... Je vous expliquais que M. Cyprien Raindal +a joué comme un enfant, comme un malade... +Malgré tout, à la liquidation du 15, par égard pour +son frère, pour M. de Meuze, je me suis démené, +j'ai intercédé auprès de l'agent de change, j'ai +sorti provisoirement votre ami de son bourbier... +Et maintenant vous venez me demander de le faire +reporter?... Reporter! Vous êtes extraordinaire, +ma parole!... D'abord le krach est général. On +ne reporte plus personne!... Et puis, ça l'avancerait +à grand chose d'être reporté!... Oui, je saisis, +parbleu!... Vous pensez qu'il n'aurait rien à payer +pour le moment, que le report c'est comme qui +dirait un délai, un ajournement. Voilà qui montre +encore votre ignorance des affaires de Bourse, +<span class="pagenum"><a id="Page_368"> 368</a></span> +excusez-moi monsieur Schleifmann, il n'existe pas +d'autre mot, votre profonde ignorance des opérations +financières... Reporté ou non, M. Cyprien +Raindal doit ses quatre-vingt-dix mille francs de +différences, et il faut qu'il les paie tôt ou tard jusqu'au +dernier décime!</p> + +<p>—Alors? questionna Schleifmann d'un air accablé.</p> + +<p>—Alors le seul moyen de sauver votre ami, ce +serait de me mettre à sa place, d'assumer sa situation. +Eh bien franchement, monsieur Schleifmann, +je vous trouve un peu trop exigeant... Ce n'est +pas un parent, M. Cyprien Raindal, ce n'est pas +un ami, tout juste une relation... Et selon vous, +néanmoins, je devrais m'engager personnellement +de quatre-vingt-dix mille francs—ou plus, si la +baisse persiste,—en l'honneur de ce monsieur que +j'ai vu trois fois dans ma vie?... Non, ce n'est pas +raisonnable... A chaque séance de Bourse, il y en +aurait dix comme lui à sauver... Ma fortune n'y +suffirait pas...</p> + +<p>Il s'animait à mesure, piétinant auprès de la +table, les pouces dans les échancrures de son gilet:</p> + +<p>—Et tout cela pourquoi? Pour qu'on dise du +bien des Juifs, pour qu'on encense Israël... Allons +donc!... Je m'en moque des Juifs... Je n'ai pas de +préjugés, moi... Chacun pour soi... Qu'ils se débrouillent, +après tout! Je n'ai pas des quatre-vingt-dix +mille francs comme cela à leur jeter par la +fenêtre!...</p> + +<p>Il stoppait devant Schleifmann:</p> + +<p>—Bah! vous figurez-vous que je gagne dans +<span class="pagenum"><a id="Page_369"> 369</a></span> +cette histoire des mines?... Je suis pincé comme les +autres... J'y perds les yeux de la tête...</p> + +<p>Et, involontairement, ses grosses prunelles rebondies +montraient dans une saillie dénonciatrice que +de ces yeux pourtant il ne perdait pas tout. Schleifmann +paraissait, pour le moins, n'en être pas convaincu, +car d'une voix doucereuse, il objecta à +Pums:</p> + +<p>—Cependant la baisse est fomentée par la bande +noire... Et la bande noire, ce sont vos amis!</p> + +<p>—Mes amis? répétait Pums, d'abord interloqué.</p> + +<p>Puis, se ressaisissant:</p> + +<p>—Oh! oui! de jolis amis... Parlons-en... Des +misérables!... Des imbéciles!... Des gens qui mènent +stupidement le marché à la ruine, qui ne connaissent +que la baisse et la baisse! Ah! c'est malin... +je les félicite!...</p> + +<p>Schleifmann ne lâchait pas la trame de ses arguments:</p> + +<p>—Cependant, ces imbéciles, ces misérables, +demain, après-demain, vous les reverrez, vous +recommencerez à les voir...</p> + +<p>—Qu'est-ce que vous racontez? s'écriait Pums +pour masquer son hésitation... Si je les reverrai?... +Oui, je présume. Mais je vous garantis que je ne +leur mâcherai pas mon opinion, et en ce moment, +tenez, si j'avais l'un d'eux sous la main...</p> + +<p>—Eh bien, ça va! criait en allemand une voix +cordiale derrière Schleifmann.</p> + +<p>Pums n'acheva pas sa phrase. Il blémissait sinistrement,—ses +prunelles chocolat plus hagardes +encore et plus exorbitantes, à croire qu'elles allaient +<span class="pagenum"><a id="Page_370"> 370</a></span> +bondir. Schleifmann se retourna et reconnut Herschstein.</p> + +<p>Il entrait par une porte latérale, le chef de la +bande noire, chapeau sur la tête, souriant, sans +frapper, comme chez lui, en maître; et, dans sa +barbe grise de patriarche, la brillantine luisait en +remous argentés.</p> + +<p>Il eut, à la vue de Schleifmann, un recul de prudence +dont s'altéra soudain sa face vénérable:</p> + +<p>—Ah! vous êtes occupé! murmurait-il d'un air +modeste.</p> + +<p>Pums, qui classait studieusement des papiers, ne +répliqua pas. Schleifmann les contemplait l'un et +l'autre, tour à tour, le regard flamboyant de mépris.</p> + +<p>—Eh! monsieur Pums! commanda-t-il d'un ton +goguenard. Je vous attends... En voici un... Allez-y... +Ne lui mâchez pas votre opinion.... Ne la lui mâchez +donc pas!... Hein?... Vous ne vous souvenez plus? +Patience, monsieur Herschstein... Cela va venir... +M. Pums en a gros sur le cœur à vous dire... Il +cherche... Asseyez-vous!...</p> + +<p>—Que signifie? interrogea glacialement Herschstein.</p> + +<p>—Je vous expliquerai, cher ami, bégayait Pums. +Nous causions du frère de M. Raindal, qui perd la +forte somme sur les mines... M. Schleifmann plaisante...</p> + +<p>—Je plaisante! reprit le Galicien en ébranlant +la table d'un coup de poing si violent que l'encre +gicla de l'encrier... En vérité, il y a bien de quoi +plaisanter...</p> + +<p>Il les toisa tous les deux:</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_371"> 371</a></span> +—Ainsi, vous êtes compères!... Ainsi, «ça va»!... +Ainsi vous, monsieur Pums, vous faites la paire de +bottes avec M. Herschstein!... Et vous, monsieur +Herschstein, vous venez rendre des comptes!... Mes +compliments!... La journée doit être belle... Inscrivez, +monsieur Pums... Je dicte... Bénéfices du +2 septembre: M. Cyprien Raindal, quatre-vingt-dix +mille francs... Hô! monsieur Pums, là-dessus combien +toucherez-vous? Dix mille? Quinze mille?...</p> + +<p>Il ricanait, puis subitement ses traits fléchirent +sous un intolérable chagrin:</p> + +<p>—Malédiction! gémissait-il en rôdant par la +pièce... Malédiction et malheur!... Oui, depuis le +Sinaï, c'est l'éternel malentendu!... Dieu qui donne +à son peuple l'intelligence suprême et son peuple +qui la prostitue aux plus basses besognes, et Dieu +qui se venge ensuite de ce que son peuple l'ait méconnu. +C'est toute l'histoire d'Israël, c'est toute son +infortune... Malédiction!... Malédiction!... Quand +cela cessera-t-il?... Ah! vous n'êtes pas bête vous, +monsieur Pums, ni vous non plus, monsieur Herschstein... +Mais vous croyez, n'est-ce pas, que le +Seigneur vous a attribué cette puissance de l'esprit +pour faire des coups de Bourse, pour amasser +de l'or... Insensés que vous êtes! Je vois la main +du Seigneur sur vous... C'est pour avoir trahi sa +loi que vos ancêtres allèrent à Babylone, à Ninive, +en Egypte... Et c'est pour cela aussi que vous irez +ailleurs!...</p> + +<p>Il allongeait son bras vers des lointains de mystère:</p> + +<p>—Oui, le Seigneur vous fera encore coucher +<span class="pagenum"><a id="Page_372"> 372</a></span> +sous les tentes et, avec vous, des innocents peut-être, +des humbles, des laborieux... à moins qu'auparavant +tous ceux-là ne se séparent de vous!...</p> + +<p>—Il suffit, monsieur Schleifmann! déclara sèchement +Herschstein, qui recouvrait peu à peu son +arrogance... Trêve à ces jérémiades!... Nous savons +vos idées... Vous êtes un antisémite, un renégat!... +C'est connu!...</p> + +<p>Schleifmann dressa les bras, et, les yeux au plafond:</p> + +<p>—Renégat! répétait-il. Antisémite!... Adonaï! +Adonaï! tu entends ce que me dit cet homme!</p> + +<p>—Sans compter, poursuivit Pums,—qui, sur +l'exemple d'Herschstein, retrouvait son aisance,—sans +compter qu'en fait de gens expulsés vous +pourriez fort bien l'être avant nous, monsieur +Schleifmann... Car nous sommes Français, nous, +tandis que vous...</p> + +<p>Un éclat de rire frénétique lui coupa la parole. +Schleifmann se tordait, en proie à un accès d'hilarité +sauvage:</p> + +<p>—Français! Vous Français! clamait-il entre +deux sanglots de rire... Mais vous n'êtes ni Français, +ni Allemands, ni Autrichiens, ni rien, ni surtout +même Juifs!... Elle vous étouffe sous vos +habits, votre juiverie... Elle vous oppresse dans +vos salons... Elle vous pèse dans vos clubs... Elle +vous gratte comme un cilice... Vous la portez sans +bonne grâce, sans bonhomie, sans fierté... Vous ne +l'avouez qu'à regret... Et vous en pâlissez... Et vous +en ignorez les dogmes les plus élémentaires... Et +si vous ne craigniez pas que ça nuise à vos affaires, +<span class="pagenum"><a id="Page_373"> 373</a></span> +je parie que, demain matin, vous vous feriez tous +naturaliser catholiques!...</p> + +<p>—Nous ne discutons pas avec les énergumènes! +cria Herschstein, dont le front et les joues se +striaient de bandes livides.</p> + +<p>—Et avec qui discutez-vous, s'il vous plaît? +vociférait Schleifmann... Avec des scories comme +vous-mêmes?... Car je vous dirai selon Ezéchiel: +«Vous êtes tous des scories, tous de l'airain, du +plomb, de l'étain, du fer, vous êtes des scories +d'argent... Et Dieu vous précipitera au creuset +pour vous fondre au souffle de sa colère!...»</p> + +<p>Il avait cité le texte en hébreu. Il le traduisit +en allemand, et c'était un tel déchaînement de +syllabes rauques ou tonitruantes, que Pums commença +à prendre peur. Que pensaient de ce vacarme +les remisiers, les commis, dans l'antichambre voisine? +Il voulut jouer d'audace, et, la voix trébuchante:</p> + +<p>—Assez! monsieur Schleifmann, fit-il... Assez de +scandale!... Je vous prie de vous retirer... Taisez-vous +et sortez, ou, sacrebleu, je fais monter la +police!...</p> + +<p>—Ah! ce serait complet! s'écria Schleifmann... +Non, faites donc cela, que je rie un peu plus!... +Faites-moi mener au violon pour tapage religieux... +Faites-moi donc arrêter... Jérémie le fut deux +fois... Hamasia aussi et Michée, et bien d'autres... +C'est dans l'ordre... Non, je reste, rien que pour +voir ça... La police!... Ha! Ha!</p> + +<p>—Il est fou, fou à lier! murmurait Pums, la +physionomie consternée.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_374"> 374</a></span> +—Pas du tout, fit Herschstein qui s'efforçait à +l'ironie... Vous ne saisissez pas... C'est un prophète, +mon ami, un grand prophète...</p> + +<p>—Hélas, non, monsieur Herschstein! rétorqua +plus simplement le Galicien... Je suis trop vieux, je +n'ai plus l'âge... Je regrette... D'ici à ce qu'on règle +scientifiquement pour tous la question sociale, +comme le veut mon maître Karl Marx, cela ne vous +ferait pas de mal d'avoir, le samedi, à la synagogue, +au lieu de vos rabbins qui vous flagornent, un +autre qui vous fustige, une espèce de Sophonie qui +vous dise: «Lamentez-vous, habitants du quartier +des trafics!... Tous ceux qui trafiquent seront...</p> + +<p>L'avalanche d'hébreu et d'allemand dévalait derechef. +Pums, les nerfs excédés, se bouchait les +oreilles. Herschstein crispait la main à sa barbe de +Moïse.</p> + +<p>Mais une lueur d'espoir sillonna ses prunelles +anxieuses. Il découvrait une objection:</p> + +<p>—Et les chrétiens! fit-il victorieusement... Est-ce +qu'ils ne trafiquent pas, les chrétiens?...</p> + +<p>—Les chrétiens, cela ne nous regarde pas! fulmina +le Galicien en sabrant l'air d'un large geste +d'interdiction... Ils ont leur Dieu pour les châtier +et le socialisme pour les réduire!... Vous, vous +êtes le peuple du Seigneur!... Vous devez spontanément +donner l'exemple à tous!... Vous devez +être meilleurs!... Vous devez jouir moins, vous +devez souffrir plus!... Voilà votre destinée, votre +gloire difficile... Elles sont uniques au monde!... +Vous ne vous y déroberez qu'au prix de souffrances +pires... Vous êtes le peuple du Seigneur!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_375"> 375</a></span> +Ah! d'être ce peuple-là, ils s'en seraient volontiers +privés, M. Pums et M. Herschstein! Donner +l'exemple à tous, eux! Pourquoi eux plutôt que +les autres? Non, cette fois, sur l'honneur, ils ne +comprenaient plus. Et l'averse de citations, la +trombe prophétique qui déferlait toujours! Mieux +valait lui céder la place, inventer un prétexte de +fuite.</p> + +<p>Pums, d'un clin d'œil rapide, avertissait Herschstein, +et, délibérément:</p> + +<p>—Vous veniez signer vos titres, n'est-ce pas?</p> + +<p>—En effet! dit Herschstein, lui rendant le clin +d'œil.</p> + +<p>—Alors, si vous voulez passer par ici...</p> + +<p>Il ouvrait une porte au fond et, la main sur +le bouton, protégeant crânement la retraite de son +allié:</p> + +<p>—Je vous laisse, monsieur Schleifmann! fit-il. +La sortie est en face... Quant aux leçons à mon fils, +inutile désormais de vous déranger. Vous m'enverrez +votre note et nous en resterons là... Au plaisir!...</p> + +<p>Schleifmann, ahuri par cette fugue, était demeuré +bouche bée. Il se fouillait le cerveau à la recherche +d'un mot cinglant, d'une apostrophe dernière au +venin sans remède. Puis, s'approchant de la porte +par où Pums avait disparu:</p> + +<p>—Vous êtes le peuple du Seigneur! clama-t-il +d'une voix forcenée.</p> + +<p>Il regagnait l'antichambre. Il défia l'huissier d'une +œillade provocatrice; et songeant à l'inquiétude de +l'ami Cyprien, il dégringola en hâte l'escalier.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_376"> 376</a></span> +—Eh bien? questionna M. Raindal cadet avec un +suppliant élan de la mâchoire.</p> + +<p>—Rien! fit Schleifmann... Rien!... Il n'a rien +voulu savoir, ce coquin!</p> + +<p>—Je l'aurais juré, soupira l'oncle Cyprien qui +s'affalait de désespoir.</p> + +<p>Schleifmann s'était assis auprès de lui dans la +voiture:</p> + +<p>—Où est-ce que je vous conduis, mon cher Raindal?... +A la brasserie?...</p> + +<p>—Non, Schleifmann! Je n'ai pas faim... Ramenez-moi +plutôt chez moi!...</p> + +<p>La voiture repartit. Le Galicien narrait l'entrevue. +L'oncle Cyprien écoutait sans répondre, le +buste recroquevillé, le regard terne, le visage rigide. +On atteignit le pont des Saints-Pères, que Schleifmann +racontait encore.</p> + +<p>—Et je ne vous en rapporte pas le quart, mon +cher! concluait le Galicien tout à la fièvre de son +épopée... J'en oublie!... Je n'ai rien obtenu, c'est +vrai!... J'ai perdu un élève, c'est vrai!... Seulement, +je leur en ai dit de bonnes!...</p> + +<p>—Il se peut que vous leur en ayez dit de bonnes, +mon ami! observa judicieusement l'oncle Cyprien... +Mais cela ne m'empêche pas d'être un +homme fichu, le plus archifichu des hommes!</p> + +<p>Il faisait le simulacre d'enjamber le marche-pied +du fiacre. Schleifmann le retint par le bras:</p> + +<p>—Hô, Cyprien... Quoi donc?...</p> + +<p>—C'est que j'ai bien envie de me f... à la Seine... +Elle est là sous mon nez!... Ça m'éviterait la +course!...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_377"> 377</a></span> +Le Galicien eut un haussement d'épaules philosophique:</p> + +<p>—Pas de sottises, Raindal!... Soyons sérieux, +mon garçon... Votre frère n'est pas votre frère pour +un chien!... Il vous en tirera, diable, il arrangera +l'affaire!...</p> + +<p>—S'il l'arrange comme vous, soit dit sans reproches, +Schleifmann, je plains mes créanciers!... +riposta avec flegme M. Raindal cadet.</p> + +<p>Jusqu'à la rue d'Assas, il ne desserra plus les +lèvres. Mais tandis que devant la porte Schleifmann +payait le cocher, il éprouva une brusque +sensation de faiblesse.</p> + +<p>—Schleifmann! appelait-il.</p> + +<p>—J'arrive! fit le Galicien.</p> + +<p>Un choc mat retentit. Un sombrero marron roula +dans le ruisseau. M. Raindal cadet s'était affaissé, +replié en deux sur le trottoir, tous les nerfs détendus, +les membres flasques, paquet de chair inerte, +la figure d'une pâleur crayeuse.</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Près du lit où l'on avait couché l'oncle Cyprien, +toujours inanimé, Schleifmann écrivait fébrilement +sur un guéridon.</p> + +<p>—Voici, dit-il à la concierge qui finissait de +ranger les vêtements du malade... En allant chez +le pharmacien, vous déposerez au télégraphe cette +dépêche pour M. Eusèbe, le frère de M. Raindal...</p> + +<p>—M. Eusèbe Raindal! se récriait la concierge... +Mais il est à Paris, monsieur!... Il est passé ce matin, +comme M. Cyprien sortait, et il m'a dit de prévenir +son frère qu'il serait chez lui l'après-midi...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_378"> 378</a></span> +—Ah bah! fit Schleifmann étonné... Alors pas +de télégramme... Allez tout droit rue Notre-Dame-des-Champs. +Hô! pourtant ne l'effrayez pas, cet +homme... Dites-lui que son frère est souffrant...</p> + +<p>—Oui, oui, que monsieur soit tranquille... Je +lui annoncerai ça comme il faut.</p> + +<p>M. Raindal cependant était balbutiant d'émoi, +quand, une demi-heure plus tard, il parut dans la +chambre.</p> + +<p>—Quoi?... Quoi?... questionnait-il, oubliant +de saluer Schleifmann... Cyprien est malade?... +Gravement?...</p> + +<p>—Vous voyez, monsieur, répliqua le Galicien... +Une attaque!... Il est tombé raide dans la rue... +Mon médecin, le docteur Chesnard, vient de venir et +pense une embolie. Il repassera ce soir. Cyprien +avait joué sur les mines et perdu des sommes +fantastiques...</p> + +<p>Il continua de fournir les détails. Le maître +l'interrompait d'exclamations navrées:</p> + +<p>—Est-ce possible!... Si j'avais su... Oh! le +malheureux!... Le malheureux!... Pourquoi s'est-il +caché de moi?</p> + +<p>Puis, le récit terminé, il y eut quelques minutes +d'embarras mutuel. A aucune époque, l'un et l'autre +n'avaient ressenti d'affinité. Schleifmann tenait +M. Raindal pour un esprit étroit, timoré, racorni +par l'érudition, et sans nier le mérite de ses ouvrages, +il lui reprochait de s'abstraire des grandes +questions contemporaines. M. Raindal, par contre, +en avait, de tout temps, voulu à Schleifmann qu'il +accusait de surexciter les instincts subversifs de +<span class="pagenum"><a id="Page_379"> 379</a></span> +son frère. Et maintenant, dans l'obligation de s'accorder +pour une tâche pieuse, ils eussent aimé +détruire ces antiques griefs que leur loyauté rougissait +de taire. M. Raindal, le premier, s'enhardit +à mentir; et, du ton le plus cordial:</p> + +<p>—Monsieur Schleifmann! dit-il... Les circonstances +ont fait que nous ne nous sommes pas liés +d'amitié... Mais je connaissais votre affection pour +mon pauvre Cyprien, je connaissais la variété de +votre culture, la sûreté de votre caractère, et soyez +persuadé que je professais pour vous la plus +sérieuse estime...</p> + +<p>Le Galicien riposta par des louanges sagaces sur +les livres de M. Raindal.</p> + +<p>Le malaise était dissipé. Il disparut entièrement +avec le retour de la concierge qui apportait des +médicaments, des sinapismes, des sangsues. Tous +deux se mirent à soigner le malade; et jusqu'au +soir ils n'eurent plus de loisir.</p> + +<p>Vers la tombée du crépuscule, l'oncle Cyprien +s'éveilla de sa torpeur. Il entr'ouvrit les yeux, et +roulant autour de la chambre des regards hébétés, +il semblait peu à peu se souvenir.</p> + +<p>—Ah oui! murmurait-il. La Bourse! Le krach!</p> + +<p>Il tentait de s'étirer. Une résistance à gauche +lui fit froncer le sourcil. Il palpa son épaule +gauche avec sa main droite restée libre.</p> + +<p>—Tiens, tiens... je suis paralysé, par là... +C'est du propre! grognait-il.</p> + +<p>Il inspecta encore la pièce de son même regard +de poupon, les prunelles mobiles et atones. La +présence de Schleifmann et de son frère, qui l'épiaient +<span class="pagenum"><a id="Page_380"> 380</a></span> +au bout du lit, lui causa un trouble passager. +Qui étaient donc ces hommes? Il hésitait, +avec l'impression de les reconnaître sans pouvoir +les nommer.</p> + +<p>—Eusèbe! prononça-t-il enfin... Sch... Schleifmann!...</p> + +<p>M. Raindal s'avançait en lui tendant la main. +L'oncle Cyprien eut un sourire mélancolique, et, +la voix enrouée, bégayante un peu:</p> + +<p>—Hein! dans quel état ils m'ont fichu, ces gaillards!... +Je me suis étalé sur le trottoir... Schleifmann +t'a expliqué?...</p> + +<p>—Oui, mon ami, ne te fatigue pas!...</p> + +<p>—Et l'argent? reprit l'ex-employé... Schleifmann +t'a expliqué aussi? Tu sais que je dois quatre-vingt-dix +mille francs?... C'est du joli pour un Raindal!... +Claquer avec quatre-vingt-dix mille francs +de dettes! Si ce pauvre père avait vu ça, lui!...</p> + +<p>—Chut! Rassure-toi! fit le maître... D'abord, +tu me parais en voie de guérison...</p> + +<p>L'oncle Cyprien, en guise de réponse, frappait +avec la main son épaule morte.</p> + +<p>—Quant à tes dettes, ajouta le maître, je m'en +charge... J'ai soixante-dix mille francs d'économies +que je t'abandonne sans danger... Mon traitement, +ce que je touche pour mes livres, mes articles, etc., +suffira largement à nous faire vivre tous et même +à éteindre, année par année, le reliquat impayé... +Eh bien, j'espère que te voilà hors d'inquiétude!...</p> + +<p>—Ouais! Merci!... Je te remercie! répliqua +distraitement M. Raindal cadet que les sangsues et +les sinapismes piquaient avec furie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_381"> 381</a></span> +Puis, se contraignant:</p> + +<p>—C'est égal, mon pauvre Eusèbe... Je t'ai bien +souvent taquiné, turlupiné... Je t'ai bien souvent +monté des bateaux... Mais si on m'avait dit qu'un +jour je te ruinerais, moi, l'oncle Cyprien, avec ma +brasserie de cent francs par mois et mon galetas +de cinq cents francs par an!... Non, non, c'est +incroyable! Et dire que tout cela est arrivé parce +que... parce que...</p> + +<p>Sa pensée impotente s'égarait aux complications +de ces aventures anciennes.</p> + +<p>—Oui, parce que, poursuivit-il après une pause, +parce que, pour t'embêter, j'ai désiré aller chez +cette M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... +le... le marquis, le marquis de...</p> + +<p>Ses paupières battaient. Une pesanteur les +domina. Il se rendormait d'un souffle inégal, +tantôt imperceptible, tantôt ronflant et galopant +comme le vent sur un feu de bois. Ses joues se +violaçaient. Des râles raclaient sa gorge. La congestion +se déclarait. Le docteur Chesnard, lorsqu'il +revint, eut une moue mal augurante. Il renouvela +l'ordonnance, prescrivit des révulsifs plus intenses.</p> + +<p>Comme il prenait congé, M. Raindal lui offrit +pour le lendemain une consultation avec le docteur +Gombauld, son collègue de l'Académie des +sciences.</p> + +<p>—Mon Dieu, monsieur! fit dédaigneusement +le docteur Chesnard en hochant sa petite tête grisonnante +et chauve... Je ne suis qu'un médecin de +quartier et je n'ai pas d'ambition... Je vous parlerai +donc en toute franchise... Un Gombauld ou +<span class="pagenum"><a id="Page_382"> 382</a></span> +pas de Gombauld, cela n'y changera guère... Une +embolie est une embolie... Il n'existe pas pour ce +cas dix mille thérapeutiques... Il n'en existe qu'une: +celle que j'ai indiquée... Néanmoins, si une consultation +vous séduit, je n'y vois aucun inconvénient...</p> + +<p>On fixa le rendez-vous à midi.</p> + +<p>Dans la première pièce, sur le canapé de reps +vert, on avait confectionné un lit de repos avec un +matelas et des couvertures. Toutes les heures, tour +à tour, le Galicien et le maître revenaient s'y +étendre, après avoir veillé le malade.</p> + +<p>M. Raindal n'y dormait point. Quand le regret de +sa petite élève cessait de le supplicier, c'étaient les +remords qui le torturaient, les scrupules de conscience, +le besoin de s'innocenter. Les vacillantes +paroles de l'oncle Cyprien sonnaient à ses oreilles, +comme répercutées par un écho sans fin: «Tout +cela est arrivé parce que j'ai désiré aller chez cette +M<sup>me</sup> Rhâm-Bâhan et que j'ai rencontré le... le... +le marquis...» Raisonnement certes faux! Conception +puérile des rapports entre effets et causes! +Mais la parcelle de vérité qui parfume toute erreur +n'en épandait pas moins son vénéneux arome dans +l'âme de M. Raindal. Evidemment il n'était pas responsable +de l'accident mortel qui avait foudroyé +son frère. Informé en temps opportun, il eût même +accompli les plus durs sacrifices pour arracher le +pauvre homme à l'engrenage de l'agio. Pourtant +qui sait si, sans son entremise, sans cet amour +funeste dont il était féru, qui sait si l'oncle Cyprien +aurait jamais rencontré «le... le... le marquis»? +<span class="pagenum"><a id="Page_383"> 383</a></span> +Qui sait si cet amour, coupable déjà de tant de +fautes contre la saine morale et les sentiments dus, +n'avait pas, de plus, sa part, infime quoique réelle, +dans la calamité présente?...</p> + +<p>M. Raindal en exhalait des soupirs continus. Son +corps se mouillait de sueur. Finalement, la fatigue +eut raison de l'insomnie. Il ne se réveilla que vers +huit heures, pour ouvrir à Thérèse et à M<sup>me</sup> Raindal. +Derrière, saluait la face barbue du jeune Bœrzell.</p> + +<p>Mandées par télégramme, ces dames avaient +voyagé la nuit, et leurs coiffures défaites, leurs +visages charbonneux, où les larmes séchées traçaient +des rayures blanches, exprimaient mieux +que leurs voix les angoisses du trajet. M. Raindal +les embrassa toutes deux avec une effusion de tendresse +insolite; puis il les mena, en pleurant, à la +chambre de l'oncle Cyprien.</p> + +<p>Il sommeillait toujours de son tumultueux ou +léthargique sommeil, la peau plus violette, plus +noire, par endroits, que la veille, au début de la +crise. M<sup>me</sup> Raindal s'agenouilla près du chevet, les +mains jointes. On attendit les médecins en commentant +le drame. Ils vinrent à midi précis. La +consultation dura peu. Le docteur Gombauld approuvait +les prescriptions de son confrère. Pour le +reste, il refusait de présager: la nature en déciderait.</p> + +<p>—Qu'est-ce que je vous disais! fit à la porte le +dédaigneux docteur Chesnard.</p> + +<p>Et il promit sa visite pour le soir.</p> + +<p>Elle n'eut d'autre résultat que d'accroître les +alarmes. Le médecin était parti sans consentir à se +prononcer sur l'issue de la nuit.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_384"> 384</a></span> +Une heure après son départ, le délire s'empara +de l'oncle Cyprien. Dans les premiers instants, ce +ne fut qu'exclamations vagues, plaintes inarticulées. +Mais bientôt elles se précisèrent. Elles désignaient +des gens, invectivaient des ennemis: tous +les immémoriaux ennemis de l'oncle Cyprien, toute +la troupe des chéquards, des youpins, des calotins +et des rastas! On eût dit qu'ils dansaient autour de +sa couchette une ronde satanique avec des rires +triomphants. Parfois leurs lourdes semelles devaient +défoncer sa poitrine, car il avait des mines de défense +ou d'effroi comme sous les fers d'un cheval +qui l'aurait écrasé. Pour exorciser ce sabbat, il s'époumonait +en injures, prises au vocabulaire de ses +auteurs favoris. Son index menaçait, son poing +martelait le vide. Puis, soudain, il sembla que la +sarabande s'égrenait. Par un hasard de ressouvenir, +une image prépondérante effaçait la malice des +autres: l'image d'un illustre homme d'État, d'un +ministre renommé pour la lutte qu'il soutint contre +le Boulangisme. Sa légendaire figure s'érigeait +devant le lit, et, sans qu'il se courbât, ses mains, +au bout de bras énormes, atteignaient l'oncle Cyprien.</p> + +<p>—Oh! oh!... rugit avec terreur M. Raindal +cadet. Voilà le vieux Forban à présent! Oh! ces +bras!... En a-t-il des bras! Veux-tu bien t'en aller, +vieux Forban!... Veux-tu bien me lâcher!</p> + +<p>L'étreinte imaginaire était plus forte que ses +cris. Il porta vainement les deux mains à sa gorge. +Il suffoquait. Il retomba dans le coma.</p> + +<p>Il y demeura toute la soirée, toute la nuit. Dans +<span class="pagenum"><a id="Page_385"> 385</a></span> +la pièce voisine, la famille veillait, se relayant auprès +du malade avec Schleifmann, Bœrzell et un +interne envoyé par le docteur Gombauld. A onze +heures, comme ces dames et le Galicien s'étaient +assoupis de fatigue sur un fauteuil, sur le canapé, +sur une chaise, M. Raindal appela le jeune savant +d'un clin d'œil familier.</p> + +<p>—Mon cher monsieur Bœrzell, susurra le maître +à voix basse, cette après-midi Thérèse m'a tout +appris... Il paraît qu'à Langrune vous vous êtes +accordés... J'en suis pour ma part fort heureux... +Cependant vous savez le désastre qui nous frappe... +Sans parler de ce pauvre Cyprien, c'est pour nous +la ruine complète, et pour Thérèse, ni dot, ni +espérances d'aucune sorte... Je tenais à vous en +avertir formellement, sachant par expérience ce +que sont les charges d'un ménage, des enfants à +élever, les dépenses...</p> + +<p>—Je vous suis fort obligé de votre sincérité, cher +maître! interrompit de même Bœrzell... Seulement, +ces tristes événements n'ont pas modifié +mes intentions à l'égard de M<sup>lle</sup> Thérèse...</p> + +<p>Il s'arrêtait, toujours soucieux de mesure, de +vérité, d'exactitude, et il reprit:</p> + +<p>—Je n'irai pas jusqu'à vous dire que ces considérations +d'argent me soient indifférentes... Il est, +au contraire, certain que pour le bien-être de ma +femme, pour l'éducation de nos enfants, une dot, +des espérances eussent été un précieux appoint... +Mais faute de cet appoint, notre mariage peut aisément +se conclure... Je me sens plein d'énergie et la +perspective d'un peu plus de travail et d'un peu plus +<span class="pagenum"><a id="Page_386"> 386</a></span> +de médiocrité n'est pas pour émouvoir un homme +jeune et vigoureux comme moi... Je maintiens +donc ma demande, cher maître...</p> + +<p>Schleifmann quittait la pièce pour rejoindre +l'interne. M. Raindal et le jeune savant échangèrent +une poignée de main affectueuse; puis, chacun +sur sa chaise, le menton à la poitrine, ils +s'endormirent progressivement.</p> + +<p>Vers l'aube, l'interne les réveilla tous. L'agonie +avait commencé. Elle fut longue. L'âme insoumise +de l'oncle Cyprien s'insurgeait contre la mort, +comme elle s'était rebellée contre la vie. Etouffé +par le sang, il voulait respirer, vivre encore; et +son bras valide repoussait l'asphyxie d'un geste +impératif qui semblait s'indigner.</p> + +<p>Enfin le souffle lui manqua. Il soulevait d'un +suprême effort sa face violette, ses lèvres torves, et +il s'abattit en arrière, vaincu, immobile, délivré.</p> + +<p>M<sup>me</sup> Raindal s'était précipitée à genoux et priait, +en larmes. Schleifmann, accoudé au marbre de la +cheminée, la main contre les yeux, psalmodiait à +mi-voix des paroles hébraïques. Thérèse sanglotait +sur l'épaule de son père.</p> + +<p>L'interne ouvrit la fenêtre et rejeta les volets +par où glissaient déjà des rayonnements dorés.</p> + +<p>Avec la fraîche splendeur de la clarté matinale +un hourvari de gazouillements jaillit dans la +pièce.</p> + +<p>C'étaient les passereaux du Luxembourg qui, +sur les branches, sans le savoir, pépiaient joyeusement +le dernier adieu à leur vieil ami Cyprien +Raindal.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_387"> 387</a></span></p> + +<h2>XIX</h2> + +<p>Le matin des obsèques, Thérèse était dans sa +chambre, occupée à trier des papiers trouvés chez +l'oncle Cyprien, quand Brigitte frappa.</p> + +<p>—C'est une dame, mademoiselle, fit la bonne, +M<sup>me</sup> Chambannes, je crois...</p> + +<p>M<sup>lle</sup> Raindal fronça ses sourcils veloutés:</p> + +<p>—Vous lui avez répondu que monsieur et madame +étaient sortis?...</p> + +<p>—Oui, mademoiselle, mais elle dit qu'elle +voudrait voir mademoiselle... Elle est dans le +salon...</p> + +<p>—C'est bien, j'y vais!... répliqua Thérèse.</p> + +<p>Elle jeta dans la glace, un rapide coup d'œil sur +sa toilette, sa coiffure, comme une femme qui +marche à une rencontre décisive. Son raide collet +de crêpe faisait sa physionomie plus rogue, plus +sévère, lui maintenant la tête haute comme le gorgerin +d'une armure. Ses minces lèvres, dans les +coins, s'arquèrent d'un sourire agressif. Ah! +M<sup>me</sup> Chambannes voulait la voir. Eh bien, soit, elle +la verrait, elle l'entendrait même! On allait +l'exaucer, cette dame, et au delà de ses vœux, +peut-être!</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_388"> 388</a></span> +Thérèse ouvrait la porte du salon. M<sup>me</sup> Chambannes +en robe noire, gants noirs, chapeau noir, +se leva lentement. Et ce fut, de part et d'autre, un +cérémonieux salut de la nuque, avec des regards +qui s'épiaient, se tâtaient déjà dans une quasi prévision +de lutte.</p> + +<p>Thérèse resta debout sans prier Zozé de s'asseoir. +M<sup>me</sup> Chambannes murmura d'une voix hésitante:</p> + +<p>—J'étais venue dire à M. Raindal tout le chagrin +que nous avons eu de son malheur...</p> + +<p>—Je vous remercie, madame! fit sèchement +Thérèse... Mon père est à la maison mortuaire... +Je lui transmettrai vos condoléances, sitôt qu'il +rentrera...</p> + +<p>Elle se taisait. M<sup>me</sup> Chambannes poursuivit plus +timidement:</p> + +<p>—Nous avons tout appris par un de nos amis +communs, le marquis de Meuze... Monsieur votre +oncle n'était pas très âgé, n'est-ce pas?</p> + +<p>—Cinquante-deux ans, madame...</p> + +<p>—C'est jeune! remarqua Zozé, que le regard +farouche de Thérèse induisait à exagérer.</p> + +<p>Elle se dirigea vers la porte, et s'arrêtant à mi-chemin:</p> + +<p>—Auriez-vous l'obligeance de dire à M. Raindal +que je viendrai lui rendre visite demain?</p> + +<p>Thérèse, d'un ton glacial, riposta:</p> + +<p>—Ne vous donnez pas la peine, madame... Mon +père ne recevra pas...</p> + +<p>—Pas même les intimes?</p> + +<p>—Non, Madame... Ses intentions sont formelles... +Il n'y aura d'exception pour qui que ce soit...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_389"> 389</a></span> +—Pas même pour moi? insista Zozé avec une +feinte douceur de défi.</p> + +<p>Ses prunelles langoureuses semblaient sourire, +parachever la question: «Moi, vous savez bien, +moi, madame Chambannes, moi qui vous l'ai enlevé, +votre père, moi qui le tiens, moi qui le mène...»</p> + +<p>A cette provocation Thérèse devint toute pâle:</p> + +<p>—Pas même pour vous, madame!... fit-elle en +se contenant... Mon père a décidé d'observer strictement +son deuil, et j'espère que personne ne tentera +de l'en détourner...</p> + +<p>—Ainsi vous l'empêcherez de fréquenter ses +amis?...</p> + +<p>Thérèse pétrissait d'une main tremblante le dossier +d'un fauteuil:</p> + +<p>—Nous ne l'empêchons de rien, madame... Et +je m'étonne que ce soit vous qui usiez de ces +termes... Depuis six mois pourtant, vous devriez +savoir que nos volontés sont peu de chose auprès +de celles de mon père...</p> + +<p>—Que voulez-vous dire, mademoiselle?... fit +Zozé avec ce flegme impertinent qui, dans les discussions, +est souvent toute la ressource des mondaines.</p> + +<p>—Je veux dire, répliqua Thérèse d'une voix +saccadée, je veux dire ou plutôt vous me forcez à +dire que, depuis six mois, vous nous avez pris mon +père, vous l'avez éloigné de nous, vous l'avez engagé +dans une aventure grotesque dont je ne connais ni +les détails ni le but, mais dont le souci n'a cessé de +nous tourmenter affreusement ma mère et moi...</p> + +<p>—Cependant, mademois...</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_390"> 390</a></span> +—Oh! je vous en conjure, madame!... interrompit +Thérèse avec fermeté... Vous avez réclamé +des explications. Permettez-moi de terminer... +Oui, vous trouviez tout naturel de nous désunir, +d'accaparer ce pauvre homme, de le traîner à votre +suite, par gloriole, par je ne sais quelle fantaisie +vaniteuse et sans excuse... Aujourd'hui cette catastrophe +nous le ramène... Vous trouverez naturel +aussi que nous le défendions et que, le voyant sauvé, +nous ne voulions pas le reperdre... Est-ce la mort +de mon oncle ou d'autres émotions que j'ignore, +mais il m'a paru, au retour, bien las, bien vieilli. +Lui d'habitude si courageux dans les douleurs, il +pleure à tout instant... de grosses crises de larmes +soudaines, comme un enfant... Il a besoin de tranquillité, +d'une vie réglée et bourgeoise... Il retournera +à sa famille, à son travail peu à peu... Vous, +à vos plaisirs que son absence ne diminuera guère, +je présume...</p> + +<p>Zozé avait imperceptiblement rougi au ton narquois +dont Thérèse prononçait cette phrase. +M<sup>lle</sup> Raindal ajouta, profitant de son trouble:</p> + +<p>—Je vous assure, madame, laissez-le nous maintenant!... +Ce sera mieux ainsi!... Ce sera loyal et +charitable!...</p> + +<p>Elles s'examinèrent un moment en silence; et le +mépris de leurs regards semblait un reflet réciproque. +«Pas à son avantage dans la toilette de +deuil, cette M<sup>lle</sup> Raindal!» songeait M<sup>me</sup> Chambannes +avec une moue haineuse. Et Thérèse, de +son côté, en ce charmant visage n'apercevait qu'indices +de bassesse ou de niaiserie.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_391"> 391</a></span> +Un glissement de clef dans une serrure leur fit +à toutes deux abaisser les paupières.</p> + +<p>—Vous m'excusez, madame? dit Thérèse avec +un sommaire salut de la tête.</p> + +<p>Sans attendre la réplique de la jeune femme, +elle avait gagné l'antichambre, fermé la porte du +salon, et, d'une voix brève, énervée, tandis que +M. Raindal déposait sa canne et ses gants:</p> + +<p>—Père, murmura-t-elle, M<sup>me</sup> Chambannes est là...</p> + +<p>—Où? Où cela? bégayait M. Raindal, dont le +front s'était empourpré.</p> + +<p>—Dans le salon! continua Thérèse en le fixant +âprement. Tu désires la voir?...</p> + +<p>—Peuh! ça serait convenable, il me semble... +Qu'en penses-tu?...</p> + +<p>Il guettait anxieusement dans les yeux de sa +fille, la permission, l'approbation.</p> + +<p>—Si tu veux, père! proféra moins durement +Thérèse.</p> + +<p>—Alors bien! conclut le maître sans bouger.</p> + +<p>Et, d'un regard involontaire, il suppliait la jeune +fille de partir, de ne pas demeurer traîtreusement +aux aguets derrière cette porte. Elle comprit sa +méfiance. A quoi bon le contrarier, l'inquiéter au +cours de cette épreuve, dont l'issue, favorable ou +non, serait significative? Et avec un coup d'œil +amical:</p> + +<p>—A tout à l'heure, fit-elle... Je rentre dans ma +chambre...</p> + +<p>Il pénétrait au salon, puis il en refermait la +porte après s'être assuré que le vestibule était bien +vide.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_392"> 392</a></span> +—Mon cher maître! s'écria tendrement Zozé qui +s'avançait au-devant de lui.</p> + +<p>Et, en même temps, soit par une manœuvre dernière +pour n'être pas vaincue, soit par un mouvement +de compassion filiale, elle se précipita dans ses bras.</p> + +<p>Il ne résista pas. Il la serrait contre sa poitrine, +l'embrassant au hasard, sur la joue, sur les cheveux +de la nuque, sanglotant, balbutiant, ne sachant +plus ce qu'il pleurait, si c'était son frère perdu ou +son bonheur détruit.</p> + +<p>—Ma chère amie! Ma chère amie! bredouillait-il, +enivré par cette joie étrange de la tenir +entre ses bras.</p> + +<p>Elle se dégagea de l'étreinte qu'elle jugeait trop +longue; et, après les premières paroles de sympathie, +elle questionna posément:</p> + +<p>—Est-ce vrai, mon cher maître, ce que vient de +me dire M<sup>lle</sup> Thérèse?</p> + +<p>—Quoi donc? fit M. Raindal qui se tamponnait +les yeux.</p> + +<p>—Que vous ne voulez plus me revoir, que vous +voulez rompre avec nous?...</p> + +<p>Le maître ne répondit pas. Il s'écroulait derechef +en un accès de sanglots.</p> + +<p>—Pourquoi ne voulez-vous pas? insista Zozé, +qui s'asseyait auprès de lui sur un tabouret bas.</p> + +<p>—Parce que... sanglotait M. Raindal, sans pouvoir +finir.</p> + +<p>—Parce que quoi? reprit Zozé, l'aidant comme +un collégien qui recule devant l'aveu... Parlez-moi +franchement... Ne suis-je pas votre amie?...</p> + +<p>Il la contemplait avidement de ses yeux luisants +<span class="pagenum"><a id="Page_393"> 393</a></span> +où les larmes avivaient un lacis de veinules rouges, +et il exhala plutôt qu'il ne dit:</p> + +<p>—Parce que mon affection pour vous a pris un +tour... un tour fâcheux, un tour hélas! excessif, +j'oserai dire un tour coupable...</p> + +<p>Elle essaya de jouer la surprise, malgré le calme +de sa figure:</p> + +<p>—Comment, cher maître?</p> + +<p>—Oui, oui, poursuivit-il plus nettement, comme +soulagé du coup... Et vous le savez bien, ma chère +amie... Vous le savez depuis le jour de mon départ, +là-bas, aux Frettes, vous vous souvenez?</p> + +<p>Il se recueillait en hochant la tête:</p> + +<p>—Est-ce triste et ridicule, hein?... A mon âge!... +Vieux et décrépit comme je suis!... Bah! ce n'est +pas votre faute... Je ne vous garde pas rancune... +Vous êtes si jolie!... Mais, je vous en prie, ne revenez +plus!... Laissez-moi!... Laissez-moi me guérir +seul, si je peux!... Ce sera plus charitable!...</p> + +<p>Presque les mêmes mots que Thérèse, l'instant +d'avant, et presque la même intonation! M<sup>me</sup> Chambannes, +qui n'était point méchante au fond, se sentit +bouleversée par cette similitude.</p> + +<p>—Adieu donc, cher maître! soupira-t-elle en +offrant sa main à M. Raindal.</p> + +<p>—Adieu, ma chère amie! dit le maître dont les +traits se crispaient de souffrance.</p> + +<p>Il pressait passionnément à ses lèvres la petite +main gantée de noir, véritable main de funérailles +et d'adieux éternels.</p> + +<p>—Adieu, adieu, puisque vous le voulez! répétait +M<sup>me</sup> Chambannes.</p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_394"> 394</a></span> +—Non, je ne le veux pas! spécifiait M. Raindal... +Il faut que je le veuille!...</p> + +<p>Elle franchissait la porte, disparaissait dans l'escalier, +avec la démarche cadencée que le maître +admirait tellement.</p> + +<p>—Il le fallait! déclara-t-il tout haut, quand la +porte fut close.</p> + +<p>Il évoquait en retournant vers sa chambre, des +séparations célèbres, des adieux historiques: Tite +et Bérénice, le <i lang="la" xml:lang="la">Dimisit invitus</i>..., et aussi Louis XIV +et Marie Mancini.</p> + +<p>Puis, subitement, ses forces le trahirent. Le désespoir +refoulé par la littérature lui montait à la +gorge en larmes. Il s'effondra sur une chaise, le +mouchoir aux yeux.</p> + +<p>—Je ne la reverrai plus! chuchotait-il dramatiquement... +Je ne la reverrai plus jamais... jamais... +jamais!...</p> + +<hr class="tb" /> + +<p>Il la revit pourtant quelques heures plus tard, +au cimetière Montparnasse, tandis qu'un délégué de +l'<cite>Association des Athées</cite> prononçait, devant la tombe +béante, l'éloge de l'oncle Cyprien.</p> + +<p>Il y avait peu de monde, à cause de la saison, +peu de femmes surtout. Elles étaient en noir, mais +les noirs atours de Zozé semblaient parmi les leurs +un costume de reine. Sa grâce, sa jeune beauté +triomphaient encore dans le deuil et son fin petit +visage, plus pâle que de coutume près de l'étoffe +sombre, avait une gentille gravité dont le maître +eût souri s'il n'eût pas tant pleuré.</p> + +<p>Successivement ses regards mornes oscillaient +<span class="pagenum"><a id="Page_395"> 395</a></span> +de Zozé à la tombe, de la tombe à Zozé, et ses +larmes coulaient confusément pour toutes deux.</p> + +<p>Le délégué, en finissant, avait suspendu au marbre +une vaste couronne d'immortelles rouges.</p> + +<p>La famille se rangea, avec Schleifmann, dans +une petite allée proche: et les condoléances défilèrent. +M. Raindal, à l'aveuglette, serrait la main +de chacun, celle des indifférents comme celles de +Zozé, de Chambannes, du marquis, de Gérald même +et de l'abbé Touronde un peu décontenancé parmi +tous ces libres penseurs. Personne ne passait plus. +On se dirigea vers la sortie.</p> + +<p>Schleifmann s'attardait en arrière, rôdant autour +de la tombe de son ami Cyprien. Sitôt à l'abri des +curieux, il glissa deux pièces de vingt sous dans la +main d'un des fossoyeurs. Puis, selon le rite israélite, +grattant le sol d'un jardinet voisin, il lança +par trois fois à travers le sépulcre une poignée de +terre et de gravier. Les cailloux résonnèrent sur le +bois de la bière. Le Galicien, en réponse, modulait +un verset hébreu.</p> + +<p>Ses yeux s'étaient levés au ciel et, leur fervent +regard semblait vouloir percer le mystère des +nues, jusqu'à l'inaccessible région des destinées. +Il ne maudissait pas. Il interrogeait seulement.</p> + +<p>Pourquoi le Seigneur tolérait-il des ruines aussi +iniques? Dans quels formidables desseins associait-il +son peuple à l'accomplissement de tels méfaits? +Quand donc susciterait-il en son temple, parmi +ses prêtres, quelqu'un, une voix libre et hardie, +pour rappeler aux Juifs, aux plus altiers comme +aux plus humbles, le solennel dépôt de pureté et +<span class="pagenum"><a id="Page_396"> 396</a></span> +de justice qu'ils reçurent jadis au pied du Sinaï?...</p> + +<p>Nul signe ne répondait à ces questions muettes. +Les nuages poursuivaient leur paisible promenade +sur le fond bleu du ciel.</p> + +<p>Schleifmann s'achemina vers la sortie à pas +traînards; et, dans le floconnement crêpu de sa +barbe grise, ses lèvres inconsciemment marmonnaient: +«Cyprien!... Pauvre Cyprien!...» Il se +remémorait les bonnes heures passées chez Klapproth, +l'édification progressive de la vieille théorie +des Deux Rives... Une théorie bien incertaine, bien +contestable, si l'on voulait,—qui cependant recélait +sa faible part de vérité! Puis, comme il la +disait vaillamment, cet infortuné Cyprien, avec +quelle gaieté, quelle fougue, quelle conviction; +avec une sorte de pressentiment peut-être! A présent, +hélas, plus de Cyprien! Désormais, Schleifmann, +mon garçon, tu seras dans la vie un misérable +solitaire, livré à ses bouquins, à sa mansarde +déserte, à sa brasserie sans ami!... Les yeux du +Galicien s'emplissaient de grosses larmes.</p> + +<p>Mais, comme il atteignait la grille du cimetière, +il s'arrêta court et demeura planté gravement sur +le seuil.</p> + +<p>Dehors, devant la porte, deux voitures se faisaient +face, contre le trottoir. Dans la première, +un coupé de maître attelé sobrement, Zozé, Chambannes +et Gérald s'installaient tous les trois; dans +la seconde, un noir carrosse des pompes funèbres, +le jeune Bœrzell grimpait auprès de la famille +Raindal.</p> + +<p>Les deux cochers touchèrent simultanément. Les +<span class="pagenum"><a id="Page_397"> 397</a></span> +deux voitures tournèrent en sens inverse, l'une +regagnant au grand trot les élégances de la rive +droite, l'autre s'enfonçant de nouveau dans les modestes +parages de la rive gauche.</p> + +<p>Schleifmann les suivait de l'œil alternativement. +Ah! si le brave Cyprien eût pu ressusciter pour +voir!...</p> + +<p>Peu à peu, les voilures diminuèrent aux deux +extrémités du boulevard. A peine distinguait-on +leurs silhouettes fuyantes, celle-ci massive et +sans reflet comme un bloc de crêpe noir, celle-là +pimpante et légère sous l'étincelle de son vernis +neuf.</p> + +<p>Schleifmann eut un mélancolique sourire d'orgueil.</p> + + +<p class="end">FIN</p> +<p><span class="pagenumh"><a id="Page_398"> 398</a></span> +<span class="pagenumh"><a id="Page_399"> 399</a></span></p> + +<p><span class="pagenum"><a id="Page_400"> 400</a></span></p> + +<div class="pub"> +<p class="large">LIBRAIRIE PAUL OLLENDORFF<br /> +<span class="small">28 <em>bis</em>, rue de Richelieu, Paris.</span></p> + +<hr class="deco" /> + +<p>DERNIÈRES NOUVEAUTÉS<br /> +Collection grand in-18 à 3 fr. 50 le volume.</p> +</div> + +<table id="adv" summary="books"> +<tr> +<td class="tdl">Paul <span class="smcap">Adam</span></td> +<td class="tdl"><cite>L'Année de Clarisse</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">C<sup>te</sup> <span class="smcap">d'Adhémar</span></td> +<td class="tdl"><cite>Hérédité</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Emile <span class="smcap">Antoine</span></td> +<td class="tdl"><cite>Chansons de Cœur</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Alphonse <span class="smcap">Allais</span></td> +<td class="tdl"><cite>Le Bec en l'air</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Buet</span></td> +<td class="tdl"><cite>Acquitté!</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Jules <span class="smcap">Case</span></td> +<td class="tdl"><cite>L'Etranger</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl"><span class="smcap">Catulle Mendès</span></td> +<td class="tdl"><cite>L'Homme Orchestre</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Félicien <span class="smcap">Champsaur</span></td> +<td class="tdl"><cite>Le Mandarin</cite></td> +<td class="tdr">3 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Léon <span class="smcap">Cladel</span></td> +<td class="tdl"><cite>Juive-Errante</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Maurice <span class="smcap">Donnay</span></td> +<td class="tdl"><cite>Amants</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Epheyre</span></td> +<td class="tdl"><cite>La Douleur des Autres</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Fritz <span class="smcap">Friedmann</span></td> +<td class="tdl"><cite>Loisirs forcés</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Paul <span class="smcap">Faure</span></td> +<td class="tdl"><cite>André Kerner</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Foley</span></td> +<td class="tdl"><cite>Monsieur Belle-Humeur</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Paul <span class="smcap">Gaulot</span></td> +<td class="tdl"><cite>L'Epingle verte</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Abel <span class="smcap">Hermant</span></td> +<td class="tdl"><cite>La Meute</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Arthur <span class="smcap">Heulard</span></td> +<td class="tdl"><cite>La Ville de l'or</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Jan <span class="smcap">Kermor</span></td> +<td class="tdl"><cite>La Vipère au nid</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Maurice <span class="smcap">Leblanc</span></td> +<td class="tdl"><cite>Armelle et Claude</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Pierre <span class="smcap">Maël</span></td> +<td class="tdl"><cite>Le Bois d'Amour</cite></td> +<td class="tdr">2 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">René <span class="smcap">Maizeroy</span></td> +<td class="tdl"><cite>Joujou!</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl"><span class="smcap">J. Marni</span></td> +<td class="tdl"><cite>Les Enfants qu'elles ont</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Camille <span class="smcap">Mauclair</span></td> +<td class="tdl"><cite>L'Orient vierge</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl"><span class="smcap">Mermeix</span></td> +<td class="tdl"><cite>Le Transvaal et la Chartered</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Gabriel <span class="smcap">Mourey</span></td> +<td class="tdl"><cite>Les Brisants</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Georges <span class="smcap">Ohnet</span></td> +<td class="tdl"><cite>Le Curé de Favières</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Henri <span class="smcap">Pagat</span></td> +<td class="tdl"><cite>Les Funérailles de l'argent</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Guy <span class="smcap">de Pasillé</span></td> +<td class="tdl"><cite>Histoire d'un Gentilhomme de Province</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Paul <span class="smcap">Perret</span></td> +<td class="tdl"><cite>Madame Victoire</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Emile <span class="smcap">Pouvillon</span></td> +<td class="tdl"><cite>L'Image</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Jean <span class="smcap">Rameau</span></td> +<td class="tdl"><cite>Le Cœur de Régine</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl"><span class="smcap">A. Ruffin</span></td> +<td class="tdl"><cite>La Petite Femme</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">André <span class="smcap">Theuriet</span></td> +<td class="tdl"><cite>Fleur de Nice</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Lucien <span class="smcap">Trotignon</span></td> +<td class="tdl"><cite>Les Hobereaux</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Pierre <span class="smcap">Valdagne</span></td> +<td class="tdl"><cite>Variations sur le même air</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Guy <span class="smcap">Valvor</span></td> +<td class="tdl"><cite>Les Treize</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Charles <span class="smcap">Valois</span></td> +<td class="tdl"><cite>Les Bourbiers de Paris</cite></td> +<td class="tdr">2 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Fernand <span class="smcap">Vandérem</span></td> +<td class="tdl"><cite>Les Deux Rives</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +<tr> +<td class="tdl">Pierre <span class="smcap">Veber</span></td> +<td class="tdl"><cite>Chez les Snobs</cite></td> +<td class="tdr">1 vol.</td> +</tr> +</table> + +<p class="center"><b>Envoi franco du Catalogue complet de la Librairie Paul Ollendorff</b></p> + +<p class="end">EVREUX, IMPRIMERIE DE CHARLES HÉRISSEY</p> + + + + + + + + +<pre> + + + + + +End of the Project Gutenberg EBook of Les Deux Rives, by Fernand Vandérem + +*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LES DEUX RIVES *** + +***** This file should be named 44260-h.htm or 44260-h.zip ***** +This and all associated files of various formats will be found in: + http://www.gutenberg.org/4/4/2/6/44260/ + +Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online +Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This +file was produced from images generously made available +by The Internet Archive/Canadian Libraries) + + +Updated editions will replace the previous one--the old editions +will be renamed. + +Creating the works from public domain print editions means that no +one owns a United States copyright in these works, so the Foundation +(and you!) can copy and distribute it in the United States without +permission and without paying copyright royalties. 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Redistribution is +subject to the trademark license, especially commercial +redistribution. + + + +*** START: FULL LICENSE *** + +THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE +PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK + +To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free +distribution of electronic works, by using or distributing this work +(or any other work associated in any way with the phrase "Project +Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project +Gutenberg-tm License available with this file or online at + www.gutenberg.org/license. + + +Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm +electronic works + +1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm +electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to +and accept all the terms of this license and intellectual property +(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all +the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy +all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession. +If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project +Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the +terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or +entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8. + +1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be +used on or associated in any way with an electronic work by people who +agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few +things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works +even without complying with the full terms of this agreement. See +paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project +Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement +and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic +works. See paragraph 1.E below. + +1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation" +or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project +Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the +collection are in the public domain in the United States. If an +individual work is in the public domain in the United States and you are +located in the United States, we do not claim a right to prevent you from +copying, distributing, performing, displaying or creating derivative +works based on the work as long as all references to Project Gutenberg +are removed. 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If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived +from the public domain (does not contain a notice indicating that it is +posted with permission of the copyright holder), the work can be copied +and distributed to anyone in the United States without paying any fees +or charges. If you are redistributing or providing access to a work +with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the +work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1 +through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the +Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or +1.E.9. + +1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted +with the permission of the copyright holder, your use and distribution +must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional +terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked +to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the +permission of the copyright holder found at the beginning of this work. + +1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm +License terms from this work, or any files containing a part of this +work or any other work associated with Project Gutenberg-tm. + +1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this +electronic work, or any part of this electronic work, without +prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with +active links or immediate access to the full terms of the Project +Gutenberg-tm License. + +1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary, +compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any +word processing or hypertext form. 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It exists +because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from +people in all walks of life. + +Volunteers and financial support to provide volunteers with the +assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's +goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will +remain freely available for generations to come. In 2001, the Project +Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure +and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. +To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation +and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 +and the Foundation information page at www.gutenberg.org + + +Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive +Foundation + +The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit +501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the +state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal +Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification +number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent +permitted by U.S. federal laws and your state's laws. + +The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. +Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered +throughout numerous locations. Its business office is located at 809 +North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email +contact links and up to date contact information can be found at the +Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact + +For additional contact information: + Dr. Gregory B. Newby + Chief Executive and Director + gbnewby@pglaf.org + +Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg +Literary Archive Foundation + +Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide +spread public support and donations to carry out its mission of +increasing the number of public domain and licensed works that can be +freely distributed in machine readable form accessible by the widest +array of equipment including outdated equipment. Many small donations +($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt +status with the IRS. + +The Foundation is committed to complying with the laws regulating +charities and charitable donations in all 50 states of the United +States. Compliance requirements are not uniform and it takes a +considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up +with these requirements. We do not solicit donations in locations +where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm +concept of a library of electronic works that could be freely shared +with anyone. For forty years, he produced and distributed Project +Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. + +Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed +editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. +unless a copyright notice is included. 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