summaryrefslogtreecommitdiff
diff options
context:
space:
mode:
authornfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-03-08 04:21:07 -0800
committernfenwick <nfenwick@pglaf.org>2025-03-08 04:21:07 -0800
commitf2602b68d21f5944da00c7029cbe59f700b02d72 (patch)
tree51b6b4ad1d158914f76f6cf462aa46469be92f1d
parent3597a1c42315fb1c30fb0dafcd4129e9c6069db2 (diff)
Add files from ibiblio as of 2025-03-08 04:21:07HEADmain
-rw-r--r--42141-0.txt12405
-rw-r--r--42141-8.txt12796
-rw-r--r--42141-8.zipbin274950 -> 0 bytes
-rw-r--r--42141-h.zipbin289936 -> 0 bytes
-rw-r--r--42141-h/42141-h.htm17934
5 files changed, 21165 insertions, 21970 deletions
diff --git a/42141-0.txt b/42141-0.txt
new file mode 100644
index 0000000..983a046
--- /dev/null
+++ b/42141-0.txt
@@ -0,0 +1,12405 @@
+*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 42141 ***
+
+ HISTOIRE
+
+ DE
+
+ FRANCE
+
+
+
+
+ PAR
+
+ J. MICHELET
+
+
+
+
+ NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
+
+
+
+
+ TOME DIXIÈME
+
+
+
+
+ PARIS
+
+ LIBRAIRIE INTERNATIONALE
+ A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
+ 13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
+
+ 1876
+
+ Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
+
+
+
+
+J'ai, pour l'histoire des trente-deux ans que contient ce volume, un
+rare et heureux avantage: c'est d'entrer le premier dans une masse
+immense de documents nouveaux, qui changent cette histoire de fond en
+comble et la renouvellent entièrement.
+
+J'y entre le premier et le seul, je puis le dire, puisque M. Mignet,
+l'habile explorateur des mêmes documents, ne se rencontre avec moi,
+dans cette période, que pour un fait: l'élection de Charles-Quint.
+
+C'est dans les douze ou quinze dernières années que les lettres,
+dépêches et actes de tout genre ont été publiés d'ensemble et dans une
+abondance, une variété qui nous permet de juger ces pièces
+elles-mêmes, en les contrôlant les unes par les autres.
+
+Jusque-là on n'avait guère d'autre guide que les chroniques du temps
+et les collections partielles de Ribier et Legrand. La plupart des
+chroniques ne donnent que l'histoire militaire; elles sont peu exactes
+sur le reste ou tout à fait muettes.
+
+Les points essentiels de l'histoire politique étaient encore
+controversés. Le connétable, par exemple, eut-il ou n'eut-il pas un
+traité écrit avec l'Empereur? Les avis étaient partagés. Quelle fut,
+pendant la captivité de Madrid, la flottante politique de la régence
+et de Duprat? On ne le savait pas davantage. Tout s'est trouvé dans
+les _Papiers Granvelle_ et dans les pièces réunies sous le titre de
+_Captivité de François Ier_ (1841, 1847).
+
+L'histoire des moeurs de la cour et du prince était-elle mieux connue?
+On en était réduit à glaner dans Brantôme. Les deux faits moraux les
+plus graves, et du plus intime intérieur, sont éclaircis maintenant
+par les lettres de la soeur du roi et de Diane de Poitiers (_Éd.
+Génin, 1841_, et _A. Champollion, 1847_).
+
+Les actes les plus cachés, niés et démentis devant l'Europe, sont
+maintenant en pleine lumière, spécialement les rapports secrets du roi
+avec le sultan. Cette circonstance dramatique est connue, qu'ils
+furent un coup de désespoir et datèrent du champ de Pavie. Grâce à
+l'importante publication de M. Charrière, nous pouvons compléter,
+dater et préciser les faits donnés par Hammer, d'après les rapports,
+souvent vagues ou défigurés, des écrivains orientaux (_Négoc. du
+Levant, 1848_).
+
+Le point capital, décisif, pour toute la fin du règne, c'est la crise
+de 1538, qui changea subitement la politique française, la fit
+définitivement catholique, rétrograde et, pour ainsi dire, espagnole.
+C'est le gouvernement nouveau de Montmorency et des cardinaux de
+Tournon, de Lorraine, on peut dire l'éclipse de François Ier, sa mort
+anticipée, et déjà l'avénement de la petite cour d'Henri II. Qui
+décida cette crise? Lequel, du roi ou de l'empereur, fit les premières
+démarches? Sandoval disait le roi, Du Bellay l'empereur; les modernes
+hésitaient. Il n'y a plus lieu de doute depuis les publications
+récentes (_Weiss, 1841_; _Lanz, 1844_; _Le Glay et Van der Bergh,
+1845_; _Alberj, 1839-1844_). Tout est clair maintenant, et par le
+rapport de l'ambassadeur Tiepolo au Sénat de Venise, et par la lettre
+intime où la soeur de Charles-Quint révèle ses terreurs, les embarras
+extrêmes et l'état effrayant de sa situation.
+
+À ces publications d'actes et de lettres, ajoutons les importantes
+chroniques que nous avons maintenant entre les mains. L'histoire
+intérieure de Paris, qu'on cherchait dans Félibien, Sauval, Du Boulay,
+etc., n'existait point pour cette époque. Elle s'est révélée à nous
+dans la précieuse chronique anonyme publiée (1854) par M. Lalanne. On
+en peut dire autant de l'histoire de Genève, qu'on a connue par les
+chroniques, imprimées récemment, de Bonnivard, du syndic Balard, et
+surtout de Frommont, que M. Revillod vient de donner (1855).
+
+En possession de ces riches matériaux, la critique peut maintenant
+examiner, juger, choisir.
+
+Parfois la lumière se fait d'elle-même. Au premier coup d'oeil, par
+exemple, on voit, pour les exécutions des protestants en 1535, que le
+narrateur sérieux est le bourgeois anonyme de Paris qui a tout su (et
+peut-être tout vu) jour par jour. Bèze et Crespin évidemment ont suivi
+de lointains échos. Le récit catholique éclaire l'histoire
+protestante.
+
+Nuls documents ne méritent une attention plus sérieuse que les
+rapports des envoyés vénitiens. Seuls ils offrent des chiffres et des
+renseignements statistiques. Ce sont généralement de pénétrants
+observateurs. Osons dire cependant qu'ils se trompent parfois,
+spécialement sur les faits éloignés de leur observation immédiate.
+Gaspard Contarini, par exemple, qui croit les Flandres affectionnées à
+Charles-Quint, ignore l'irritation où les mettait depuis longtemps
+l'immolation systématique de l'industrie flamande aux intérêts de
+l'Angleterre, dont les maisons de Bourgogne et d'Autriche courtisaient
+l'alliance même aux dépens des Pays-Bas.
+
+Contarini a bien vu Charles-Quint. Il décrit à merveille cette
+mâchoire absorbante, ces yeux avides (_occhi avari_). Il n'en juge pas
+moins que l'empereur est modéré, peu ambitieux. Cela, en 1525, au
+moment où le jeune prince se lâche et se dévoile dans ses vastes
+projets par sa lettre à Lannoy.
+
+Songeons aussi que ces rapports d'ambassadeurs au sénat de Venise
+sont souvent combinés pour plaire à ce sénat. Nicolas Tiepolo, par
+exemple, qui est si sérieux dans sa relation de 1538, l'est fort peu
+dans l'éloge qu'il fait de Charles-Quint en 1532. Longue énumération
+de ses vertus. Il est si généreux, si peu ambitieux, dit-il, qu'il
+vient de faire élire son frère roi des Romains. Pourquoi ces
+puérilités dans une bouche du reste grave? Parce que le parti impérial
+redevenait tout puissant dans le Sénat de Venise, après la conférence
+de Bologne, vers la fin imminente du vieux doge André Gritti, qui
+meurt un an après. Venise dès lors va suivre l'empereur, s'éloigner de
+la France et se brouiller avec les Turcs.
+
+Ceci donné à la méthode, à la critique, aux sources, il resterait
+peut-être à tracer une brève formule qui résumât les trente années,
+permît d'embrasser tout d'un coup d'oeil, comme une vaste contrée dans
+une petite carte géographique.
+
+C'est l'âge adulte de la Renaissance, sa grandeur et son ambition
+infinies, son précoce avortement, la nécessité où elle est de
+s'appuyer du principe, essentiellement différent de la Réformation.
+
+Que n'avait-elle embrassé dans ses voeux? Du premier bond, elle
+allait, par l'adoption des Turcs, des juifs, au but lointain du genre
+humain: la réconciliation de la terre.
+
+D'un même élan, elle embrassait amoureusement la nature, finissait le
+fatal divorce entre elle et l'homme, rejoignait ces amants.
+
+La merveille, c'est que d'une foule de découvertes isolées,
+spontanées, un ensemble systématique se faisait sans qu'on s'en mêlât,
+tout gravitant vers ces deux questions: _Comment se fait et se refait
+l'homme physique? Comment se fait l'homme moral?_ Le premier livre
+qu'on ait écrit sur l'éducation, celui qu'on peut appeler l'_Émile_ du
+XVIe siècle, apparaissait dans sa bizarre et fantastique grandeur.
+
+La puissance d'enfantement qu'eut la France à ce moment éclata par
+l'apparition subite des deux langues françaises, qui surgissent,
+adultes, mûres, tout armées, dans les deux écrivains capitaux du
+siècle: l'immense et fécond Rabelais, le fort, le lumineux Calvin.
+
+Cette France de Gargantua, principal organe de la Renaissance,
+est-elle au niveau de son rôle? Avec ce cerveau gigantesque, a-t-elle
+un corps? a-t-elle un coeur? a-t-elle cette vie générale, répandue
+partout, que l'Italie avait dans son bel âge? La France étonne par
+d'effrayants contrastes. C'est un géant et c'est un nain. C'est la vie
+débordante, c'est la mort et c'est un squelette. Comme peuple, elle
+n'est pas encore.
+
+Donc, sur quoi porte la Renaissance française? Faut-il le dire? sur un
+individu.
+
+Qu'était-il celui qui eut plusieurs fois en main le destin de
+l'humanité, celui que l'esprit nouveau pria d'être son défenseur
+contre la politique catholique et le roi de l'inquisition?
+
+C'est à ce volume à répondre. Mais déjà, dans ce résumé, nous devons
+faire un aveu humiliant: ce roi parleur, ce roi brillant, qui dit si
+bien, agit si mal, mobile en ses résolutions encore plus que dans ses
+amours, cet imprudent, cet étourdi, ce Janus, cette girouette,
+François Ier, fut un Français.
+
+Le peuple est encore une énigme. La noblesse et le parlement
+accueilleraient l'étranger (1524). La bourgeoisie prête au clergé
+l'appui brutal des confréries contre le libre esprit de recherche et
+la rénovation religieuse.
+
+La France, toute en un homme en qui rayonnent à plaisir les vices
+nationaux, la France captive avec lui, malade avec lui, on doit
+attendre que, comme lui, elle ira de chute en chute jusqu'à s'oublier
+et se renier.
+
+Quelle réponse à cela, et quel remède? Nul que la voix morale, l'appel
+aux vertus fortes, au sacrifice, au dévouement. Dans les ravages
+atroces des armées mercenaires, sans loi, sans foi, sans roi, sous le
+drapeau de Charles-Quint, le peuple de France abandonné écoute le
+cantique du bon et grand Luther qui enseigne le repos en Dieu.
+
+L'immense élan de la musique, devenue populaire, le libre examen de
+la Bible, la presse décuplée, centuplée, l'épuration du sacerdoce et
+de la famille, n'est-ce pas déjà la victoire? Quelque ombre mystique
+qui reste dans ce nouvel enseignement, la cause de la lumière
+n'est-elle pas gagnée pour toujours?
+
+Rien n'est gagné. Tout reste en question. Au mysticisme spontané,
+spirituel, lumineux du Nord, répond le mysticisme matériel, imaginatif
+du Midi, son dévot machiavélisme. De la colère idolâtrique, de
+l'obstination espagnole, du génie d'intrigue surtout et de roman, sort
+la dangereuse machine des _Exercitia_ d'Ignace, grossière, d'autant
+plus redoutable.
+
+Cela de très-bonne heure, quatre ou cinq ans après Luther, vers 1522,
+et bien avant l'école de résistance que Genève organisera.
+
+C'est tout le sens de ce volume. La Renaissance, trahie par le hasard
+des mobilités de la France, qui tourne au vent des volontés légères,
+des caprices d'un malade, périrait à coup sûr, et le monde tomberait
+au grand filet des pêcheurs d'hommes, sans cette contraction suprême
+de la Réforme sur le roc de Genève par l'âpre génie de Calvin.
+
+ Paris, 21 juin 1855.
+
+
+
+
+NOTE
+
+DE LA MÉTHODE
+
+
+Un événement fort grave est arrivé récemment dans le monde
+scientifique: il faut bien qu'on se l'avoue.
+
+L'histoire de France est écroulée.
+
+Je veux dire l'histoire doctrinaire, l'histoire quasi officielle dont
+notre temps a vécu sur la foi de certaine école. Une main forte et
+hardie a enlevé au système la base où il reposait.
+
+C'était un axiome partout écrit, enseigné, professé dogmatiquement et
+docilement accepté, transmis du plus haut au bas, de la Sorbonne aux
+colléges, aux moindres écoles, que «quatorze cents ans de despotisme
+avaient fondé la liberté.»
+
+D'où suivait que celle-ci devait, non pas amnistier, mais honorer le
+despotisme. Père et mère honoreras.
+
+L'école historique née de 1815 nous enseignait que nos défaites furent
+toutes des degrés heureux de cette initiation. Toutes les victoires de
+la force se trouvaient légitimées. La philosophie faisait plus. Elle
+proclamait sa formule: «La victoire est sainte, le succès est saint.»
+
+Dans l'exagération croissante et le progrès du paradoxe, après
+l'apologie des victoires barbares, féodales, royales, vint l'éloge des
+victoires du catholicisme, de l'inquisition, de la Saint-Barthélemy
+(dans la bouche d'un républicain)!
+
+Ce fut le _Consummatum est_.--Quiconque refusait de subir la tyrannie
+du système recevait la qualification d'écrivain systématique. Si la
+conscience résistait, si la critique indocile trouvait dans l'examen
+des faits des raisons de ne pas se rendre, on souriait de pitié; on
+opposait à toute preuve d'érudition la preuve décisive, palpable,
+actuelle; on frappait de la baguette la pièce probante, l'oeuvre et le
+dernier fruit des siècles: le gouvernement constitutionnel.
+
+Deux hommes, à ma connaissance, ont résisté à cet entraînement.
+
+L'un, c'est mon vénérable maître Sismondi, qui, dans l'oeuvre plus
+faible sans doute de ses dernières années n'en a pas moins lutté
+contre ce système immoral par sa vigueur républicaine et la générosité
+de son caractère.
+
+L'autre, c'est moi. Je résistai par l'amour des réalités et le
+sentiment de ma vie, qui domine dans tout coeur d'artiste, et qui,
+sans effort, sans dispute, lui fait fuir et détester les mortes
+créations que les scolastiques quelconques échafaudent contre la
+nature et la création de Dieu.
+
+Par le coeur seul et le bon sens, par ma naturelle impuissance
+d'accepter un optimisme barbare sur cet océan de malheurs, je restai,
+moi, libre du système des historiens hommes d'État.
+
+Aujourd'hui que la réalité, inexorable et terrible, les a violemment
+réfutés, ils se maintiennent encore par une certaine attitude,
+affectant de ne pas voir l'anéantissement de leurs théories. Mais
+voici qu'une voix sévère, respectueusement ironique, s'élève dans leur
+propre revue (Quinet, 15 avril 1855, _Philosophie de l'histoire de
+France_). Elle les prie de faire savoir ce qu'est devenue la pierre
+sur laquelle ils avaient bâti. On ne méconnaît nullement leurs mérites
+de détails, leurs recherches et leurs découvertes; loin de là, on les
+console, en leur disant qu'après tout, si l'ensemble manque, il leur
+restera d'avoir éclairé tels points spéciaux. Seulement, avec douceur,
+sans bruit et sans violence, on écarte le petit plâtrage qui honorait
+encore un peu les dehors de la construction décrépite. On se permet de
+regarder dessous. Mais quoi! dessous, c'est le vide, l'abîme. Et la
+base est partie.
+
+Pour nous, qu'ils ont mis au ban depuis si longtemps, est-ce par
+rancune que nous constatons cette ruine? Point du tout. Nous nous
+sommes toujours fié au temps pour faire tomber ce qui doit tomber.
+Nous allâmes toujours devant nous, sans nous amuser aux disputes. Mais
+aujourd'hui, à une époque où l'âme, fortement avertie, cherche à se
+prendre à quelque chose (quelque chose qui sera sa perte ou son
+renouvellement), on ne peut laisser ainsi les masures encombrer le
+sol, faire ombre et garder la place, empêchant que rien n'y vienne.
+
+Arrière, faux docteurs et faux dieux!
+
+
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+LE TURC.--LES JUIFS
+
+1508-1512
+
+
+Le Turc, le Juif[1], la terreur et la haine, l'attente des armées
+ottomanes qui avancent dans l'Europe, le déluge des Juifs qui,
+d'Espagne et de Portugal, inonde l'Italie, l'Allemagne et le Nord,
+c'est la première préoccupation du XVIe siècle, celle qui d'abord
+absorbe les esprits et domine tout intérêt moral et politique. Non
+sans cause: sous deux aspects divers, c'est l'Orient, l'Asie, qui,
+d'un mouvement irrésistible, envahit l'Occident.
+
+[Note 1: Dans ce chapitre et les suivants, _la Presse_, _la
+Banque_, _la Réforme de Luther_, nous avons dû poser les questions
+dominantes du siècle avant de les voir se débattre en France. Cette
+méthode était la seule logique.
+
+La question dominante et souveraine se présente dès le premier
+chapitre: La révolution se fera-t-elle _par la Renaissance_ et la
+création d'un nouvel esprit, ou _par la réforme_ et le renouvellement
+de l'esprit chrétien?
+
+Le signe du nouvel esprit est la réconciliation du genre humain,
+l'adoption même des proscrits, des maudits, des Turcs, des Juifs, des
+tribus sauvages, etc., dans lesquels l'humanité européenne
+reconnaîtrait des frères. Cette reconnaissance, préparée pour l'Orient
+dans la trop courte époque des quinze premières années de Soliman, est
+ajournée par l'effroi de l'Europe, par l'horreur qu'inspirent
+Barberousse, les ravages des Barbaresques.
+
+De nos jours, l'oeuvre de rapprochement s'est avancée par le commerce
+et la colonisation, par la science et par la critique. L'humanité
+s'éveille avec bonheur dans l'idée consolante de son identité. Nous
+vivons, nous fraternisons, nous combattons avec les Turcs. Mais ce
+n'est pas seulement cet Orient occidental du monde musulman qui nous
+apparaît comme frère. L'immensité du monde chinois se révèle comme une
+autre Europe au bout de l'Asie. La religion bouddhique, avec ses deux
+cents millions de croyants, y répond au christianisme, et comme
+nombre, et comme morale, et comme hiérarchie, comme monachisme, etc.
+Ce surprenant Sosie de la religion occidentale que nous venons de
+découvrir est-il ou n'est-il pas vraiment frère du christianisme?
+Celui-ci le reconnaîtra-t-il ou le repoussera-t-il? Oui ou non, selon
+le caractère que le christianisme revendique pour lui-même comme
+essentiel et constitutif. Si le christianisme met son essence dans la
+promesse du monde à venir, dans l'espoir du salut, dans l'intérêt, il
+n'est pas le frère du bouddhisme, il peut le repousser. S'il veut se
+définir la religion de la charité, il reconnaîtra le bouddhisme comme
+son frère, comme un autre lui-même; il ne déclinera cette fraternité
+et cette ressemblance qu'en déclarant que la charité n'est point
+essentielle au christianisme.
+
+Le clergé se garde bien de toucher cette question. Il laisse une
+philosophie complaisante insister sur _les différences_ des deux
+religions, c'est-à-dire sauver et défendre le christianisme comme
+unique et miraculeux. Pour nous, _les ressemblances_ nous semblent
+bien autrement frappantes. C'est au coeur de juger. Qu'il dise si le
+charme moral de la légende évangélique ne se retrouve pas tout entier
+dans la légende bouddhique, avec sa placide sainteté, même ses
+tendances féminines à la quiétude monastique. Il faut être bien
+déterminé à ne rien voir pour nier une ressemblance de famille qui
+n'est pas seulement dans les grands traits généraux de la face et dans
+l'expression, mais dans les menus détails, dans les petits signes
+fortuits, jusque dans les plis et les rides. Non-seulement les deux
+frères se sont ressemblé en naissant, mais dans le progrès de la vie;
+ils ont changé et vieilli de la même manière.
+
+À ces dictées du coeur et du bon sens répondent entièrement les
+résultats de l'érudition. Que de fois je les recueillis (dans cette
+heureuse amitié de trente ans) de la bouche aimable et chère, autant
+que grave, d'Eugène Burnouf!... Oui, chère et regrettable à jamais! Je
+passe tous les jours, le coeur plein d'amers regrets, devant cette
+maison, où tous nous prîmes _le lotus de la bonne foi_, devant ce
+savant cabinet, si bien éclairé, soleillé, où, dans les jours d'hiver,
+nous réchauffions notre pâle science occidentale à son soleil indien.
+L'émanation régulière des langues, exactement la même en Asie, en
+Europe, la génération correspondante des religions et non moins
+symétrique, c'était son texte favori et mon ravissement.
+
+Voilà ce que j'ai emporté de cette maison: sa lumière (qui est ma
+chaleur), sa parole limpide, où je voyais si bien naître d'Orient,
+d'Occident, le miracle unique des deux Évangiles. Touchante identité!
+deux mondes séparés si longtemps dans leur mutuelle ignorance et se
+retrouvant tout à coup pour sentir qu'ils sont un, comme deux poumons
+dans la poitrine ou deux lobes d'un même coeur.
+
+Moi sacré de la Renaissance! Là, je l'ai bien senti! l'_unité de l'âme
+humaine_, la paix des religions, la réconciliation de l'homme avec
+l'homme et leur embrassement fraternel.
+
+Un mot encore sur ce premier chapitre. Comment personne ne s'est-il
+avisé d'une chose si facile et si belle, de réunir tant d'histoires
+ravissantes, qui sont dans Burnouf et ailleurs, en un même _Évangile
+bouddhique_? Comment n'a-t-on pas publié dans un format populaire la
+merveille du _Zend-Avesta_? Comment les juifs n'ont-ils pas traduit
+leur magnifique histoire d'Iozt? Comment ne traduisent-ils pas de
+français en allemand la _Kabbale_ de M. Frank, un chef-d'oeuvre de
+critique; et d'espagnol en français les _Juifs d'Espagne_ de M. José
+Amador de los Rios?
+
+Le point capital peut-être de l'histoire des Juifs, c'est l'effort
+qu'ils ont fait à certaines époques pour sortir de l'usure, et
+l'inepte fureur avec laquelle les chrétiens les y repoussaient. (Voir
+particulièrement les édits de 1774, 1775, 1777.)]
+
+Pensée dominante du peuple, discussion éternelle des doctes, énigme
+insoluble aux penseurs, scandale pour les croyants, épreuve pour la
+foi. Car, enfin, il est évident que les mécréants engloutissent le
+monde. Sont-ils de Dieu, sont-ils du diable, ces Turcs, ces Juifs? Et
+leur apparition, est-ce un fléau du ciel, ou une éruption de l'enfer?
+Tel y voit le démon, et soupçonne que cette engeance n'est rien «qu'un
+diable en fourrure d'homme.»
+
+L'invasion des Turcs est comme celle des grands ouragans; rien ne dure
+devant elle; les obstacles lui font plaisir et la rendent plus forte;
+états, principautés, royaumes, tout ce qu'il y a de plus enraciné,
+s'arrache, craque, vole comme une paille. Chose bizarre, l'humble
+invasion des Juifs n'est pas moins irrésistible. C'est comme cette
+armée des rats qui, dit-on, au Moyen âge, s'empara de l'Allemagne,
+l'envahit, la remplit, occupant tout, mangeant tout, jusqu'aux chats.
+Ici, arrêtée par la flamme, mais passant à côté. Armée silencieuse;
+sauf un immense et léger bruit de mâchoires et de dents rongeuses,
+rien n'eût accusé sa présence.
+
+Les invasions turques apparaissent comme un élément, une force de la
+nature. Elles reviennent à temps donnés. On peut les prévoir, les
+prédire, comme les éclipses ou tout autre phénomène naturel.
+Charles-Quint dit dans ses dépêches: «Le Turc est venu cette année; il
+ne reviendra de trois ans.»
+
+Les sultans mêmes n'y peuvent rien. Bajazet II, ami des Vénitiens,
+leur fit dire que rien ne pouvait empêcher les invasions du Frioul et
+le grand mouvement turc vers l'Italie. De même, le vizir de Soliman
+disait aux ambassadeurs que l'immense piraterie des barbaresques ne
+dépendait pas de la Porte.
+
+Les ravages des invasions par terre, qui semblent si furieux, n'en
+suivent pas moins une marche en quelque façon méthodique. C'est
+d'abord l'éblouissement d'une multitude innombrable, l'infini du
+pillage, des courses de tribus inconnues, dont plusieurs, comme les
+sauterelles, viennent de l'Asie même s'abattre sur le Danube;
+effroyable poussière vivante qui suit, précède, entoure les Turcs.
+Tuez-en autant que vous voudrez, ils ne s'en inquiètent pas; cela ne
+fait rien à la masse, au fort noyau compacte qui se meut en avant.
+L'effet cependant est sensible. Ces ondées d'insectes humains, ces
+ravages assidus, découragent la culture, la rendent impossible, font
+qu'on n'ose plus cultiver, habiter; un grand vide se fait de lui-même.
+La masse y entre d'autant mieux, prend les forts dégarnis, des villes
+mal approvisionnées, quasi désertes. Les églises deviennent mosquées.
+Leurs tours, changées en minarets, cinq fois par jour crient la
+victoire d'Allah, la défaite du Christ. Plus d'impôt qu'un léger
+tribut; mais vaste tribut d'hommes, c'est la condition de la
+servitude. Ce peuple artificiel, qui à peine est un peuple, se
+continue par les esclaves, par des enlèvements annuels. L'enfant beau
+et fort est né Turc, né pour le harem et l'armée.
+
+Le Turc est l'ogre des enfants des rayas. Il y a là des destinées
+étranges. Ces enfants, que le monstre absorbe, n'en vivent pas moins
+et gouvernent leurs maîtres. Tel devient pacha ou vizir, et l'effroi
+des chrétiens.
+
+Dieu sait les récits merveilleux qui se font de toutes ces choses dans
+les veillées du Nord: martyres, supplices, hommes sciés en deux,
+filles, enfants volés par les pirates! et l'on n'a plus su jamais ce
+qu'ils sont devenus! La peur croit tout. Les femmes pressent leurs
+nourrissons contre elles. Les hommes mêmes sont pensifs, et dans une
+grande attente; les vieillards ruminent dans leur barbe les jugements
+de Dieu.
+
+Qui ne voit, en effet, que le fléau marche toujours? Et, si on le
+retarde, il va ensuite plus vite, arrive à l'heure. C'est comme une
+funèbre horloge de Dieu qui sonne exactement les morts de peuples et
+de royaumes. Vainqueur des Grecs, le premier Bajazet est pris par les
+Tartares; qu'importe? Constantinople n'en tombe pas moins, Otrante est
+saccagée et l'Italie ouverte. Rhodes et Belgrade arrêtent Mahomet II;
+qu'importe? Elles vont tomber sous Soliman, et non-seulement elles,
+mais Bude, et voilà les Turcs à deux pas de Vienne. La Valachie est
+tributaire; moitié de la Hongrie devient province turque et reste
+telle. Combien de temps faut-il, si Dieu n'y apporte remède, pour que
+l'inondation passe par-dessus l'Allemagne? Vingt ans peut-être! Et
+pour qu'elle pénètre en France, pour qu'elle vienne venger à Poitiers
+la vieille défaite des Sarrasins? Il ne faut guère plus de trente ans,
+si le progrès est régulier. Préparez-vous, peuples chrétiens, serrez
+bien vos coffres et vos caves; le Turc vous arrive altéré. Mères,
+gardez bien l'enfant! Et vous, jeunes demoiselles, de bizarres romans
+vous menacent, de grandes hontes, et qui sait? de hautes fortunes! Une
+Russe gouverna Soliman, une Bretonne enfanta au sérail l'exterminateur
+des janissaires. Terribles jeux du diable! La fille en rêve, et la
+mère en frémit.
+
+Le fort et fidèle interprète de la pensée du peuple, le consciencieux
+ouvrier Albert Dürer, qui a mis les récits des rues dans ses cuivres
+savants, dans ses bois baroques et sublimes, a consacré par une
+célèbre gravure le canon de Mahomet II, le _grand canon_ aux
+monstrueux boulets de marbre qui lançait cinq quintaux par coup. On
+voit au fond d'épaisses et ondoyantes moissons, de riches granges à
+vastes toits allemands, des fermes et de belles cités avec leurs
+monuments, des colisées splendides; enfin toute grandeur, art,
+richesse, vie, bonheur et paix profonde. Au premier plan, le
+monstre... Ce n'est pas le canon, c'est l'agent de destruction, en
+tête de ses insouciants janissaires; c'est le Turc, sec, hâlé, passé
+au feu de cent batailles, qui, l'oeil posé sur sa machine, le menton
+jeté en avant, et dans un ferme arrêt, se dit: «Bien! et très-bien!...
+Dans une heure tout aura péri.»
+
+L'oeuvre de Dürer et de ces vieux maîtres, comme Altdorfer et le
+forgeron d'Anvers, est pleine de figures à turban, barbes orientales,
+turques ou juives; force imaginations sauvages de supplices
+ingénieux. Ce sont de mauvais rêves, moins le vague. L'une de ces plus
+saisissantes effigies est un Christ de Dürer, entre le Turc armé qui
+le tuera et le Juif enragé qui tient la verge pour le flageller tout
+le jour.
+
+Une chose étonne chez une génération si fortement préoccupée du Juif,
+du Musulman; personne de tant de gens d'esprit (ni Luther, ni Érasme)
+ne remarque que ces deux races, qui crucifient la chrétienté, sont
+crucifiées par elle pendant des siècles, que le Mahométan fut provoqué
+par nos longues croisades, le Juif plus de mille ans flagellé,
+supplicié. Et il l'est encore; roi ici, là il reste en croix.
+
+Que font Mahomet II, Soliman, en Valachie, Servie, Hongrie?
+Précisément ce que les rois d'Espagne font à Cordoue et à Grenade. Et
+les ravages n'ont pas été plus grands.
+
+Qu'on songe que les _gastadores_ désolèrent, balayèrent, nettoyèrent
+et déménagèrent si parfaitement le riche royaume de Cordoue, que les
+colons chrétiens appelés en ce désert n'y trouvèrent pas une paille,
+et commencèrent par une horrible disette; il fallut y apporter tout.
+
+Le monde mauresque, réfugié tout entier à Grenade, fit de ce dernier
+asile le paradis de la terre, sur lequel vint alors camper la
+dévorante armée de Ferdinand, avec une autre armée d'industrieux
+_gastadores_, savants ouvriers de la mort, qui l'avaient mise en art,
+détruisant, rasant, arrachant métairies, moulins, arbres à fruits,
+oliviers, vignes, orangers, si bien que le pays ne s'en est jamais
+relevé.
+
+En même temps, l'on chassa les Juifs, comme on a vu, et, comme on
+verra bientôt, les Maures, en 1526, par la plus horrible persécution
+dont il y ait mémoire. On les chassa, et on les retint, mettant des
+conditions impossibles au départ. Ces infortunés voulaient se jeter à
+la mer. Le fameux Barberousse eut la charité d'en passer en Afrique
+soixante-dix mille en sept voyages, dix mille chaque fois. Ce grand
+acte religieux commença la réputation de ce fameux roi des pirates.
+
+On peut croire que, des deux côtés, chez les Musulmans et les
+Chrétiens, la captivité était cruelle. Les galères, cet enfer commencé
+par les chevaliers de Rhodes, s'imitent en Espagne et en France,
+d'autre part chez les Turcs. C'est-à-dire que, des deux côtés, les
+prisonniers meurent sous les coups.
+
+Rage de haine et de fanatisme. La barrière déplorable qui sépare
+l'Europe et l'Asie avait paru vouloir s'abaisser quelque peu vers la
+fin des croisades, au temps de Saladin. Elle se relève plus terrible.
+Par quelle audace les libres penseurs, les amis de l'humanité,
+parviendront-ils à la percer? On ne peut le deviner. Les tentatives de
+la diplomatie pour créer l'alliance des Turcs et des Chrétiens, celles
+des humanistes pour relever les Juifs, en dépit d'un si furieux
+préjugé populaire, ce sont des choses si hardies qu'on n'eût osé les
+rêver même. Elles se firent à l'improviste, par hasard ou par
+nécessité. Parlons des Juifs d'abord.
+
+ * * * * *
+
+La révolution religieuse fut ouverte par les gens qui en sentaient le
+moins la portée, par les érudits. Un matin se trouva posée cette
+question hardie, de savoir si l'Europe chrétienne pouvait amnistier,
+honorer ceux qu'on appelait les meurtriers du Christ. Si elle
+pardonnait même aux Juifs, à plus forte raison, elle adoptait les
+infidèles, elle embrassait le genre humain.
+
+Je m'explique. Personne n'eût osé formuler ainsi cette idée. Et
+pourtant elle était implicitement contenue dans l'opinion des érudits:
+«Que la philosophie rabbinique était supérieure, antérieure à toute
+sagesse humaine; que les chefs des écoles grecques étaient les
+disciples des Juifs.»
+
+Relever les Juifs à ce point, c'était les donner pour maîtres à
+l'Europe dans les choses de la pensée, comme ils l'étaient déjà
+certainement dans la médecine et les sciences de la nature.
+
+Le jeune prince italien Pic de la Mirandole, étonnant oracle de
+l'érudition, qui, vivant, fut une légende, comme mort le fut Albert le
+Grand, avait dit audacieusement de la philosophie juive: «J'y trouve à
+la fois saint Paul et Platon.»
+
+Ses thèses sur la Kabale furent imprimées en 1488, avant l'horrible
+catastrophe d'Espagne, qui brisa les écoles juives et dispersa dans
+l'Europe, dans l'Afrique, jusque dans l'Asie, la tribu la plus
+civilisée et la plus nombreuse de ce peuple infortuné.
+
+C'est au milieu de ce naufrage, en 1494, quand ses lugubres débris
+apparurent dans les villes du Nord parmi les huées d'un peuple
+impitoyable; c'est alors qu'un savant légiste, Reuchlin, publia son
+livre: _De verbo mirifico_, dont le sens était: «Seuls, les Juifs ont
+connu le nom de Dieu.»
+
+Ces misérables, assis sur la pierre des places publiques, hâves,
+malades, qui faisaient horreur, qui n'avaient plus figure d'hommes,
+les voilà, par ce paradoxe, placés au faîte de la sagesse, reconnus
+pour les antiques et profonds docteurs du monde, les premiers
+confidents de Dieu.
+
+Dans leurs livres et dans leur langue, Reuchlin montrait les hautes
+origines et des nombres de Pythagore et des principaux dogmes
+chrétiens.
+
+Le progrès des humanistes avait sans doute amené là. Ils avaient, au
+XVe siècle, dans l'Académie florentine, adoré la sagesse grecque et
+naïvement préféré Platon à Jésus. On pouvait prévoir qu'au XVIe la
+curiosité humaine transporterait son fanatisme à une doctrine plus
+abstruse, à une langue peu connue encore, et que, de la Grèce,
+désormais sans mystère, elle remonterait au lointain Orient.
+
+Qu'on estimât plus ou moins les livres hébraïques et la philosophie
+des Juifs, on ne devait pas oublier le titre immense qu'ils ont acquis
+pendant le Moyen âge à la reconnaissance universelle. Ils ont été
+très-longtemps le seul anneau qui rattacha l'Orient à l'Occident, qui,
+dans ce divorce impie de l'humanité, trompant les deux fanatismes,
+chrétien, musulman, conserva d'un monde à l'autre une communication
+permanente et de commerce et de lumière. Leurs nombreuses synagogues,
+leurs écoles, leurs académies, répandues partout, furent la chaîne en
+laquelle le genre humain, divisé contre lui-même, vibra encore d'une
+même vie intellectuelle. Ce n'est pas tout: il fut une heure où toute
+la barbarie, où les Francs, les iconoclastes grecs, les Arabes
+d'Espagne eux-mêmes, s'accordèrent sans se concerter pour faire la
+guerre à la pensée. Où se cacha-t-elle alors? Dans l'humble asile que
+lui donnèrent les Juifs. Seuls, ils s'obstinèrent à penser, et
+restèrent, dans cette heure maudite, la conscience mystérieuse de la
+terre obscurcie.
+
+Les Arabes prirent d'eux le flambeau, et des Arabes les Chrétiens.
+Primés par les uns et les autres, les Juifs subirent, au XIVe et au
+XVe siècles, une cruelle décadence. Néanmoins ils restaient en Espagne
+(autant et plus que les Maures) le peuple civilisé. Leur dispersion
+dans l'Europe fut, pour ainsi dire, l'invasion d'une civilisation
+nouvelle. Tout subit l'influence occulte et d'autant plus puissante
+des Juifs espagnols et portugais.
+
+L'année même de la catastrophe, en 1492, Reuchlin se trouvant à Vienne
+près de l'empereur Maximilien, dont il était fort aimé, un Juif,
+médecin de l'empereur, lui fit un cadeau splendide, celui d'un
+précieux manuscrit de la Bible, s'adressant ainsi à son coeur, lui
+disant: «Lisez et jugez.»
+
+À l'avènement des papes, la pauvre petite Jérusalem, cachée dans le
+_Ghetto_ de Rome, apparaissait, son livre en main, et, sans mot dire,
+se présentant sur la route du cortége, elle se tenait là avec la
+Bible. Muette réclamation, noble reproche de la vieille mère, la loi
+juive, à sa fille, la loi chrétienne, qui l'a traitée si durement.
+
+Ici, dans ce don du Juif à Reuchlin, nous revoyons la Bible encore se
+présentant au grand légiste, à la science, à la Renaissance, demandant
+et implorant d'elle l'équitable interprétation.
+
+Et dans quel moment solennel? Lorsque les terribles persécutions du
+siècle aboutissaient à leur terme, la proscription générale des Juifs.
+Nul doute que l'habile médecin, habitué à juger sur leurs pronostics
+ces étranges épidémies, n'ait deviné la recrudescence de la fureur
+populaire, la ruine imminente des siens, et ne leur ait cherché un
+bienveillant défenseur.
+
+Il n'y a rien de comparable à cet événement des Albigeois aux
+dragonnades. Les Saint-Barthélemy de Charles IX et du duc d'Albe, qui
+furent plus sanglantes peut-être, n'ont pourtant pas ce caractère de
+la destruction générale d'un peuple.
+
+Nos protestants, fuyant la France, furent reçus avec compassion en
+Angleterre, en Hollande, en Prusse, et partout. Mais les Juifs, fuyant
+l'Espagne en 1492, trouvèrent des malheurs aussi grands que ceux
+qu'ils fuyaient. Sur les côtes barbaresques, on les vendait, on les
+éventrait pour chercher l'or dans leurs entrailles. Plusieurs
+échappèrent dans l'Atlas, où ils furent dévorés des lions. D'autres,
+ballottés ainsi d'Europe en Afrique, d'Afrique en Europe, trouvèrent
+dans le Portugal pis que les lions du désert. Telle était contre eux
+la rage du peuple et des moines, que les mesures cruelles des rois ne
+suffisaient pas à la satisfaire. Non-seulement on les fit tout d'abord
+opter entre la conversion et la mort, mais, en sacrifiant leur foi,
+ils ne sauvaient pas leurs familles; on leur arrachait leurs enfants.
+Le roi prit les petits qui avaient moins de quatorze ans pour les
+envoyer aux îles. Ils mouraient avant d'arriver. Il y eut des scènes
+effroyables. Une mère de sept enfants, qui se roulait aux pieds du
+roi, faillit être mise en pièces par le peuple. Le roi n'osa rien
+accorder, et ne la sauva pas sans peine des ongles de ces cannibales.
+
+Les misérables convertis étaient traînés aux églises, n'achetant leur
+vie jour par jour que par l'abjection et l'hypocrisie. Au moindre
+soupçon, massacre. Il y en eut un terrible, en 1506, à Lisbonne.
+
+En Allemagne Maximilien, Louis XII en France, se popularisèrent à bon
+marché, en accordant aux marchands indigènes, qui craignaient la
+concurrence, l'expulsion des Juifs émigrés qui affluaient dans le
+Nord. Venise et Florence, quelques villes d'Allemagne, montrèrent plus
+d'humanité. Cependant là même et partout leur condition était
+cruellement incertaine, variable. À chaque instant, des histoires
+d'hosties outragées, d'enfants crucifiés et autres fables semblables;
+parfois la simple rhétorique d'un moine prêchant la Passion pouvait
+ameuter la foule, et, de l'église, la lancer au pillage des maisons
+des Juifs. Arrachés, traînés, torturés, il leur fallait assouvir ces
+accès de rage infernale.
+
+Elle semblait inextinguible. Même au XVIIe siècle, une Française,
+madame d'Aulnoy, vit en Espagne, dans un auto-da-fé, les moines qui
+menaient des Juifs au supplice anticiper sur la charrette l'office des
+bourreaux. Ils les brûlaient par derrière pour en tirer quelques
+paroles d'abjuration, ou du moins des cris. Arrivés sur la place, les
+assistants perdirent la tête; le peuple, ne se connaissant plus,
+commença à les lapider; des seigneurs tirèrent leurs épées et
+lardèrent les patients pendant qu'ils montaient au bûcher.
+
+On leur reprochait souvent, non-seulement d'avoir tué le Christ, mais
+de tuer les Chrétiens par l'usure. Ceux-ci les accusaient là d'un
+crime qui était le leur. Les Juifs ne faisaient point l'usure quand on
+leur permit de faire autre chose. Ils vivaient de commerce,
+d'industrie, de petits métiers. En leur défendant ces métiers, en
+confisquant leurs marchandises, en les dépouillant de tout bien
+saisissable, on ne leur avait laissé que le commerce insaisissable, ou
+du moins facile à cacher, l'or et la lettre de change. On les haïssait
+comme usuriers; mais qui les avait faits tels?
+
+Ces mystérieuses maisons, si on eût pu les bien voir, eussent
+réhabilité dans le coeur du peuple ceux qu'il haïssait à l'aveugle. La
+famille y était sérieuse et laborieuse, unie, serrée, et pourtant
+très-charitable pour les frères pauvres. Implacable pour les chrétiens
+et se vengeant d'eux par la ruse, le Juif était généralement admirable
+pour les siens, bienfaisant dans sa tribu, édifiant dans sa maison.
+Rien n'égalait l'excellence de la femme juive, la pureté de la fille
+juive, transparente et lumineuse dans sa céleste beauté. La garde de
+cette perle d'Orient était le plus grand souci de la famille. Morne
+famille, sombre, tremblante, toujours dans l'attente des plus grands
+malheurs.
+
+Toutes les fois qu'au Moyen âge l'excès des maux jeta les populations
+dans le désespoir, toutes les fois que l'esprit humain s'avisa de
+demander comment ce paradis idéal d'un monde asservi à l'Église
+n'avait réalisé ici-bas que l'enfer, l'Église, voyant l'objection,
+s'était hâtée de l'étouffer, disant: «C'est le courroux de Dieu!...
+c'est la faute de Mahomet!... c'est le crime des Juifs? Les meurtriers
+de Notre-Seigneur sont impunis encore!» On se jetait sur les Juifs; on
+égorgeait, on rôtissait; les âmes furieuses et malades se soûlaient de
+tortures, de douleurs, de supplices. Puis venait l'hébétement qui suit
+ces orgies de la mort. Tout rentrait dans l'ordre sombre, dans la
+misère et le servage.
+
+En 1348, par exemple, quand la grande peste sévit en Europe, quand les
+foules fanatiques des Flagellants couraient toutes les routes en se
+déchirant de coups pour apaiser la colère de Dieu, ils criaient: «Le
+mal vient des prêtres!» Et l'on commençait à les massacrer. Le peuple,
+du fond de la Hollande jusqu'aux Alpes, s'ébranlait; on craignait un
+carnage universel du clergé, lorsque le coup fut habilement détourné
+sur les Juifs. Il fallait du sang; on donna le leur.
+
+Au XVIe siècle, on pouvait prévoir sans peine un mouvement analogue à
+celui du XIVe. Les prêtres avaient tout à craindre. Les paysans se
+révoltaient partout, spécialement contre les seigneurs ecclésiastiques.
+Les seigneurs laïques enviaient, accusaient l'énormité de la fortune de
+l'Église. Menacés par les paysans, ils ne demandaient pas mieux que de
+détourner leur fureur sur le clergé. Et celui-ci, à son tour, devait
+recourir à l'expédient qui lui réussissait le mieux, de la détourner sur
+les Juifs.
+
+Il y avait à Cologne, dans la main et sous l'influence du grand ordre
+inquisitorial des dominicains, un Juif converti, nommé Grain-de-Poivre
+(Pfefferkorn). Ce dangereux intrigant, voulant se faire jour à tout
+prix, avait essayé de se faire accepter pour Messie aux Juifs, qui
+s'étaient moqués de lui. De rage, il s'était donné, âme et corps, aux
+dominicains, se mettant au service des terribles projets de l'ordre.
+Inquisiteurs en Espagne, ils voulaient l'être en Allemagne. Il n'y
+avait pas là de Maures à brûler, mais il y avait les sorciers, les
+Juifs. Toute machine était bonne pour arriver à ce but. La presse,
+nouvelle encore, déjà arme terrible dans la main de la tyrannie,
+multipliait les légendes nouvelles, les livres de prières, les
+pamphlets sanglants des dominicains. Mysticisme et fanatisme, Vierge
+et Diable, roses et sang humain, tout roulait mêlé au torrent.
+L'inventeur, Sprenger, publiait en même temps l'horrible _Marteau des
+Sorcières_.
+
+Pour commencer un feu, il faut trouver une étincelle. Pour cela
+s'offrit Grain-de-Poivre. Il surprit l'empereur à son camp de Padoue,
+et tira du prince étourdi un ordre général pour ramasser et brûler les
+livres des Juifs. Ces bûchers une fois allumés sur les places, les
+têtes devaient s'exalter, et bientôt les hommes, pêle-mêle avec les
+livres, auraient été jetés au feu.
+
+Les Juifs avaient en cour des amis, un entre autres, ce Juif médecin
+de l'empereur dont on a parlé plus haut; ils obtinrent un sursis et un
+examen de leurs livres. Parmi ces examinateurs était précisément
+Hochstraten, l'intime ami de Grain-de-Poivre, le chef des dominicains
+de Cologne, furieux fanatique, qui très-certainement avait tramé
+l'affaire. Heureusement il y avait aussi le légiste Reuchlin qui,
+depuis longues années, s'occupait d'études hébraïques, avait publié
+une grammaire, un lexique de cette langue, son livre sur le nom de
+Dieu. Reuchlin était cruellement haï des moines pour avoir écrit une
+satire de leurs sottes prédications, de plus une farce imitée de notre
+_Avocat Patelin_, dont le héros était un moine. Il l'avait fait jouer
+par les étudiants, qui la représentaient par toute l'Allemagne.
+Lorsqu'on lança cette pierre aux livres hébraïques, il ne se méprit
+nullement, il sentit qu'elle l'atteignait. Nommé examinateur, on
+comptait qu'il n'oserait donner son avis, qu'il signerait en tremblant
+celui du dominicain. Grain-de-Poivre eut l'effronterie de venir le
+trouver lui-même, et de le sommer de le suivre dans cette _razzia_ de
+livres qu'il allait faire par toute l'Allemagne.
+
+Reuchlin, ainsi poussé, et forcé en réalité de combattre pour
+lui-même, montra une extrême prudence. Il dit que, parmi les livres
+des Juifs, il y en avait de très-coupables, injurieux pour le Sauveur
+et pour sa très-sainte Mère; il en cita deux nommément. Ceux-là il
+fallait les détruire, aux termes de la loi Cornelia, _De famosis
+libellis_. En invoquant la loi romaine, il remettait la chose aux
+tribunaux laïques. La part faite ainsi au feu, il essayait de défendre
+les autres, dont les uns étaient, disait-il, des commentaires de
+l'Écriture, des livres de grammaire et autres sciences, des allégories
+et des apologues, un corps de droit appelé Thalmud, enfin des livres
+de philosophie et de théologie spécialement appelés Kabale. Il y
+avait, disait-il, beaucoup de choses ridicules, mais d'autant plus
+devait-on les conserver pour y trouver les moyens de réfuter les
+Juifs et de vaincre leur obstination.
+
+Reuchlin s'était bien gardé d'avouer l'admiration profonde qu'il avait
+pour la Kabale. À quelle source la puisa-t-il? et comment ce grand
+humaniste, déjà suspect d'hérésie pour ses études grecques, avait-il
+eu le courage de plonger plus loin que la Grèce dans cette mécréante
+antiquité?
+
+Né sur le Rhin, Reuchlin avait été d'abord, pour sa belle voix, enfant
+de choeur de la chapelle du margrave de Bade, puis camarade de son
+fils aux écoles de France, élève de Paris, d'Orléans, de Poitiers,
+puis copiste de manuscrits grecs, et correcteur dans la libre
+imprimerie des Amerbach, à Bâle. Là vint se réfugier le grand
+théologien des Pays-Bas, l'un des précurseurs de Luther, Wessel, qui
+prit plaisir à lui enseigner l'hébreu. De Bâle, Reuchlin alla en
+Italie, vit l'Académie florentine, ce vieux Gemistus Plétho, qui
+promettait un nouveau Dieu, et ce jeune et étonnant Pic de la
+Mirandole, qui sut toutes choses, et, entre toutes, préféra la Kabale
+juive.
+
+L'empereur Maximilien, charmé du génie de Reuchlin et de son zèle
+érudit pour les droits de l'Empire, lui avait donné la noblesse et le
+titre de comte palatin.
+
+Reuchlin eut l'occasion nouvelle d'aller en Italie pour une affaire
+politique et de parler à Alexandre VI. C'était justement en août 1498,
+trois mois après la mort de Savonarole. La cendre du prophète était
+tiède encore; tout était plein de lui en Italie, plein de sa parole
+biblique, comme si Isaïe, Jérémie, avaient péri la veille. Qu'on juge
+du souffle qu'en rapporta Reuchlin dans ses études hébraïques. C'est
+alors qu'il publia ses livres contre les moines et ses travaux en
+faveur de l'érudition juive.
+
+La superstition des nombres ne pouvait faire tort à la Kabale dans un
+esprit qui la retrouvait chez Pythagore et chez Platon. L'importance
+mystérieuse attribuée aux signes du langage, aux lettres de
+l'alphabet, nous l'avons revue de nos jours chez de Maistre et de
+Bonald. Parmi ces folies, l'antique Kabale a des traits surprenants de
+raison, de bon sens, entre autres l'adoption du vrai système du monde,
+si longtemps avant Copernic.
+
+Le _Zohar_, livre principal de la Kabale, a trouvé en 1815 la preuve
+incontestable de sa très-haute antiquité. Le code des Nazaréens,
+découvert et publié alors, dont la doctrine est celle du _Zohar_, est,
+de l'aveu des Pères de l'Église, du temps de Jésus-Christ. Donc cette
+doctrine n'est pas copiée des néoplatoniciens. Le serait-elle de
+Platon? mais elle lui est positivement contraire, elle est
+antiplatonicienne. Sa parenté la plus proche, comme l'a si bien
+démontré M. Franck, est avec les anciennes traditions de la Perse, où
+les Juifs puisèrent si largement dans la Captivité.
+
+Sublime métaphysique, si antique et si moderne! qui, par un côté, est
+l'écho de la parole d'Ormuzd, de l'autre, l'étonnant précurseur de la
+doctrine d'Hegel!
+
+Il y a, dans cette grandeur, des choses d'une tendresse profonde, qui
+ne pouvaient être inspirées que par cet étonnant destin d'une nation
+unique en douleur. «L'Éternel, ayant fait les âmes, les regarda une à
+une... Chacune, son temps venu, comparaît. Et il lui dit: Va!... Mais
+l'âme répond alors: Ô maître! je suis heureuse ici. Pourquoi m'en
+irais-je serve, et sujette à toute souillure?--Alors, le Saint (béni
+soit-il!) reprend: Tu naquis pour cela...--Elle s'en va donc, la
+pauvre, et descend bien à regret... Mais elle remontera un jour. La
+mort est un baiser de Dieu.»
+
+La résurrection de la philosophie juive, de la langue hébraïque, par
+l'Italien Pic de la Mirandole, l'Allemand Reuchlin, le Français
+Postel, c'est la première aurore du jour que nous avons le bonheur de
+voir, du jour qui a réhabilité l'Asie et préparé la réconciliation du
+genre humain. Félicitons-nous d'avoir vécu en ce temps où deux
+Français avancèrent cette oeuvre de religion. Pour ma part, en
+remerciant Reuchlin et les vénérables initiateurs qui ouvrirent la
+porte du temple, je ne puis comprimer ma reconnaissance pour ceux qui
+nous ont mis au sanctuaire. Un héros nous ouvrit la Perse; un grand
+génie critique nous révéla le christianisme indien. Le héros, c'est
+Anquetil-Duperron; le génie, c'est Burnouf.
+
+Le premier, à travers les mers, les climats meurtriers, affrontant,
+pauvre pèlerin, les effrayantes forêts qu'habitent le tigre et
+l'éléphant sauvage, ravit au fond de l'Orient le trésor éternel qui a
+changé la science et la religion. Quel trésor? la preuve de la
+moralité de l'Asie, la preuve que l'Orient est saint tout aussi bien
+que l'Occident, et l'humanité identique.
+
+L'autre (je le vois encore, dans sa douce figure de brame occidental,
+dans sa limpide parole où coulait la lumière), l'autre a dévoilé le
+bouddhisme, ce lointain Évangile, un second Christ au bout du monde.
+
+Nos hommes de la Renaissance ne voyaient pas encore l'ensemble. Il
+leur advint, comme au voyageur qui gravit dans un temps sombre
+l'amphithéâtre colossal des Alpes ou des Pyrénées. Dans sa mobile
+admiration, chaque sommet découvert lui semble le principal, celui qui
+domine tout. Au XVe siècle, ils virent la Grèce planant sur
+l'humanité, jurèrent que toutes les eaux vives descendaient des
+sources d'Homère. Au XVIe, même cri de joie, même exclamation
+enfantine. Reuchlin voit toute philosophie procéder de la Kabale;
+Luther toute théologie émaner des livres bibliques; Postel voit toutes
+les langues sortir de la langue hébraïque; l'idiome humain, c'est
+l'hébreu.
+
+
+
+
+CHAPITRE II
+
+LA PRESSE--LE CHEVALIER HUTTEN[2]
+
+[Note 2: La source principale où j'ai puisé constamment est la
+belle édition de M. Münch (Berlin, 1821), en cinq volumes, riches de
+renseignements, d'éclaircissements historiques et biographiques, qui
+éclairent singulièrement cette époque. M. Zeller a donné une courte,
+mais excellente biographie d'Hutten (Rennes, 1849). On croit trop
+généralement qu'Hutten ne fut que le pamphlétaire des disputes
+éphémères du temps. On voit en le relisant qu'il vit toujours, qu'il
+est plein d'à-propos comme athlète permanent de la Révolution. Tel
+cri, sorti d'un coeur si chaleureux, vibrera à jamais: celui-ci, par
+exemple, dans sa lettre à l'électeur de Saxe: «Qui veut mourir avec
+Hutten pour la liberté de l'Allemagne?» La parfaite douceur de ce
+grand homme paraît à plus d'un trait. Il voit pour résultat de la
+Révolution «l'union de tous les peuples, la paix, la fraternité
+universelles; plus de haine, même pour les Turcs.» _Hutteni Opera,
+III, 603._]
+
+1512-1516
+
+
+L'Allemagne, précédée de bien loin par la France du Moyen âge, la
+devance à son tour aux XVe et XVIe siècles. Par l'initiative de
+l'imprimerie, par les révolutions des villes impériales, par celles
+des paysans et leur premier appel au droit, elle témoigne d'une vie
+forte, pénible, il est vrai, et désordonnée. Mais, telle quelle, c'est
+encore la vie. Et qui ne la préférerait au repos muet de la mort?
+
+Dans la France de François Ier, un point apparaît lumineux, et tout le
+reste est obscur. Telle révolte isolée de province contre une
+aggravation de taxe vous avertit à peine qu'il y a un peuple encore.
+En Allemagne, ce peuple est partout, et se manifeste partout, dans
+vingt centres différents, et dans les classes diverses. La grande
+querelle des savants, l'animation des nobles contre les princes et les
+prêtres, la fermentation intérieure des villes, même les sauvages
+émeutes des habitants des campagnes, sont, sous des formes diverses,
+l'unanime réclamation de la dignité humaine. Les analogies de la
+France avec ces grands mouvements ne se trouvent que dans l'action
+solitaire, individuelle de quelques hommes éminents. La grande
+polémique allemande de Reuchlin, où s'associe tout un peuple de
+légistes et d'humanistes, que lui comparer en France? L'influence de
+Budé peut-être, le libéral et généreux prévôt des marchands de Paris,
+savant et père des savants? l'enseignement hébraïque du futur Collége
+de France que déjà commence Vatable? L'obscur et timide Lefebvre
+d'Étaples, hasardant à voix basse, pour quelques amis, l'enseignement
+qui tout à l'heure va remuer toute l'Allemagne par une voix plus
+puissante.
+
+Cette Babel du Saint-Empire, construction pédantesque de tant de lois
+contradictoires, avait eu cela du moins de laisser subsister la vie
+et le sentiment du droit, au moins comme privilége. Les
+non-privilégiés eux-mêmes, les misérables paysans, morts et muets en
+Italie, en France, ils parlent en Allemagne, ils agissent trente ans
+durant. De 1495 à 1525, s'élève de moment en moment la voix des
+campagnes allemandes. De la Baltique à l'Adriatique, en suivant le
+Rhin, et l'Alsace et la Souabe, éclate le cri du paysan. Que veut-il?
+Rien qu'être homme. Il pousse son ambition jusqu'à vouloir respirer,
+user un peu de la nature, de l'air, de l'eau, de la forêt. Il ne
+refuse pas de servir; il voudrait seulement servir aux termes des
+anciens contrats, ne pas voir sa servitude varier, s'aggraver chaque
+jour.
+
+Cette modération patiente et résignée est partout dans la révolution
+allemande. Elle apparaît la même dans l'affaire de Reuchlin contre les
+dominicains. L'Allemagne ne contestait rien à son Église locale, elle
+acceptait la justice et l'inquisition de ses évêques. Elle repoussait
+celle des moines, cette nouvelle inquisition que voulait lui imposer
+Rome, cette invasion dominicaine conquérante de l'Espagne, qui voulait
+lui assimiler l'Allemagne, si profondément opposée. À vrai dire,
+c'était Rome ici qui était révolutionnaire, qui innovait, et que les
+Allemands, à bon droit, accusaient de nouveauté.
+
+La chose était trop évidente. Rome, dans ses besoins financiers,
+étendait chaque jour davantage le terrorisme lucratif de
+l'inquisition. On a vu la tentative de 1462 contre les Vaudois
+d'Arras, qui, si elle eût réussi, eût forcé la porte des Pays-Bas et
+de la France. On a vu, en 1488, la tentative d'Innocent VIII sur le
+Rhin et le Danube, la mission du dominicain auteur du _Marteau des
+sorcières_. Les papes variaient en bien des choses, mais non dans leur
+faveur croissante pour l'ordre de saint Dominique. Ils poussaient
+devant eux ce glaive sacré, clef magique qui ouvrait les coffres. Le
+grand financier Alexandre VI fortifia les dominicains. Le bon, le
+doux, le philosophe Léon X les fortifia, et remit à leurs mains
+hardies l'exploitation de l'Allemagne. Dépositaires de la doctrine,
+ces frères puissants de saint Thomas, docteurs, prédicateurs et juges,
+portaient dans le brocantage du négoce ecclésiastique l'audace et la
+violence d'une irrésistible force. De bons moines qui quêtaient dans
+la robe de drap blanc de l'inquisition espagnole ne pouvaient pas
+quêter en vain.
+
+Il n'y avait qu'un homme bien fort et fortement appuyé sur le grand
+corps des légistes, tout-puissant en Allemagne, un légiste de
+l'empereur, cher à la maison d'Autriche, devenu comte palatin et juge
+de la redoutée Ligue de Souabe, il n'y avait, dis-je, qu'un tel homme
+pour oser souffler un mot contre les dominicains. Encore, quand
+Reuchlin dit ce mot, ses amis frémirent et le crurent perdu. Oser
+répondre à Grain-de-Poivre, saisir à travers les ténèbres la main
+puissante des moines qui le mettaient en avant, c'était empoigner
+l'épée par la pointe, s'enferrer sur le fer sacré. Érasme éperdu lui
+cria qu'il allait beaucoup trop loin.
+
+Les dominicains, avec la hauteur et l'assurance de gens qui ont de
+leur côté le bûcher et le bourreau, se mirent à plaisanter Reuchlin.
+Leurs hommes, les professeurs de la Faculté de Cologne, leur Ortuinus
+Gratius, décochèrent une satire contre le champion des Juifs. Pesante
+flèche de bois et de plomb, qui, lancée à grand effort, s'abattit
+honteusement sans avoir pu prendre son vol, parmi les rires et les
+sifflets. Alors les moines furieux se rappelèrent qu'après tout ils
+n'avaient pas besoin de raison. Ils ne plaidèrent plus, mais jugèrent,
+et, sans s'arrêter à l'appel au pape que faisait Reuchlin, ils
+brûlèrent l'écrit, espérant pouvoir bientôt brûler l'auteur.
+
+Que ferait la cour de Rome? Sacrifierait-elle les dominicains? c'était
+se couper la main droite. Condamnerait-elle Reuchlin? Il était soutenu
+plus ou moins ouvertement de l'Empereur, des ducs de Saxe, de Bavière,
+de Wurtemberg; trente-cinq villes impériales écrivaient pour lui au
+pape. Ses adversaires, il est vrai, avaient pour eux la scolastique,
+l'Université de Paris pâlie et déchue. Mais les juristes, classe si
+puissante, les humanistes, Érasme en tête, tenaient pour Reuchlin.
+Chose étonnante, les nobles d'Allemagne, la turbulente démocratie des
+chevaliers du Rhin et de la Souabe, nullement amis des Juifs et fort
+sujets à les piller, se déclarent ici pour le défenseur des Juifs,
+jusqu'à chercher querelle sur les places aux moines et menacer les
+tonsurés.
+
+N'était-ce pas là un surprenant spectacle, un signe, un avertissement
+du ciel, qui dénonçait le péril des biens ecclésiastiques? Ces nobles
+chasseurs, d'odorat subtil, se détournaient d'une proie, parce qu'ils
+en sentaient une autre que déjà ils flairaient de loin, et dont ils
+humaient les émanations.
+
+C'est alors, en cette mémorable année 1514, que parurent, une à une,
+timidement et à petit bruit, les _Epistolæ obscurorum virorum_, drame
+excellent d'exquise bêtise par lequel le monde étranger aux couvents
+et aux écoles fut introduit, initié, aux arcanes des Obscurantins, du
+peuple des Sots. Ce grand peuple dont nous avons ailleurs esquissé les
+origines vénérables et trop oubliées, n'avait pas joui, jusqu'au livre
+des _Epistolæ_, d'une publicité suffisante. L'esprit humain, mené
+ailleurs par l'attrait de la lumière, s'en éloignait de plus en plus,
+mais en lui laissant toute autorité. Il le trouvait si ennuyeux qu'il
+aimait mieux le subir que l'écouter.
+
+Mais ici on écouta. Quoi de plus intéressant? avec la grâce du jeune
+âge qui entreprend de lever lourdement sa grosse patte, avec le charme
+et l'innocence de l'oison qui s'essaye avec le même succès à voler,
+marcher et nager, d'aimables séminaristes racontent à leur bon père,
+maître Ortuinus Gratius, leurs petites aventures, lui exposent leurs
+idées épaisses, leurs doutes, leurs tentations. Ils ne cachent pas
+trop leurs chutes, les nudités _de leur Adam_, les mauvais tours que
+sur le soir leur ont joués la bière ou l'amour. Mais, comme aussi la
+confiance autorise quelque hardiesse, ils se hasardent à causer des
+propres aventures du maître; s'ils osaient, ils lui conseilleraient de
+boire avec modération, il en aurait la main moins prompte, et
+ménagerait un peu plus l'objet tendre et potelé de ses scolastiques
+amours.
+
+Bien entendu que ces bons jeunes gens pensent tous admirablement,
+sont tous implacables ennemis des nouveautés et des novateurs. Ils ne
+parlent qu'avec horreur de Reuchlin et des humanistes, du _nouveau_
+latin, imité d'un quidam nommé Virgile, tandis que le bon latin
+scolastique languit négligé. À la théorie, ils joignent l'exemple.
+Jamais dans la rue du Fouarre, aux antres de la rue Saint-Jacques ou
+de la place Maubert, les Capets ne baragouinèrent un meilleur latin de
+cuisine. Parfois ils entrent en verve (on n'est pas jeune impunément),
+ils s'agitent, trépignent, mordent leurs doigts, et dirigent au
+plafond un oeil hébété; leurs pesantes pensées s'alignent et retombent
+en marteaux de forge... Ils ont rimé... Alors, ils épanouissent un
+rire tout à fait bestial... La Sottise reconnaît ses fils, elle
+tressaille de joie maternelle, elle bat de ses ailes d'oies, élance
+son vol, et reste à terre.
+
+Nul objet de la nature n'est parfaitement connu qu'autant qu'un art
+habile en a fait l'imitation. La chose se voit moins bien en elle-même
+qu'en son miroir. Ce grand royaume des sots qui est partout, restait
+pourtant une terre nouvelle à découvrir, tant que la charitable
+industrie de son peintre merveilleux ne l'avait pas décrit, dépeint,
+donné et livré à tous dans ce surprenant portrait.
+
+Et, notez que le grand artiste, qui en poursuit le détail avec la
+patience des maîtres de Hollande, en donne en même temps la haute
+formule. Là surtout il est terrible, vrai vainqueur et conquérant,
+ayant fait sien ce royaume pour y appliquer son droit souverain de
+flagellation éternelle.
+
+Et d'abord, la perfection de l'imitation était telle, que les simples
+prirent le livre pour un recueil de lettres familières et pieuses,
+naïves, sinon édifiantes. Le style est mauvais, disaient-ils, mais le
+fond est bon. Les dominicains le trouvèrent si bon qu'ils en
+achetèrent beaucoup pour donner aux leurs. Rome approuva les yeux
+fermés, n'examinant pas de trop près un livre qui semblait favorable à
+ses amis de Cologne. De sorte que le pamphlet parut en 1515 chez les
+Aldes à Venise, muni d'un beau privilége de Léon X pour dix ans et
+d'un brevet contre la contrefaçon.
+
+«Pourquoi ce grand maître Ortuin a-t-il intitulé son recueil: _Lettres
+des hommes obscurs?_--Il l'a fait par humilité, dit un docteur de
+Paris. Il s'est souvenu du Psalmiste: Misit tenebras et
+_obscuravit_.--Moi, dit un carme du Brabant, je crois qu'il a eu en
+cela une raison plus mystique. Job a dit: Dieu ne révèle sa profondeur
+qu'aux _ténèbres_. Et Virgile: Il enveloppait le vrai dans l'_obscur_
+(Obscuris vera involvens).»
+
+Sous cette forme ironique, la question n'en est pas moins posée ici
+dans sa grandeur. Les deux partis sont nommés dès ce jour, le parti
+des ténèbres et celui de la lumière. Les _Obscuri viri_ sont les
+hommes des ténèbres aux deux sens, actif et passif, la gente des
+limaçons qui traînent leur ventre à terre dans la fangeuse obscurité,
+et les artisans de ténèbres, les mauvaises chauves-souris qui
+voudraient de leur vol sinistre nous voiler la clarté du jour.
+
+Obscurantistes, Obscurantins, saluez votre bon parrain qui vous a
+trouvé votre nom, le franc, le véridique Hutten. Le chevalier Ulrich
+Hutten est en effet le principal auteur des _Epistolæ_, le vainqueur
+des dominicains, intrépide héros de la Presse qui brisa l'inquisition
+allemande, désarma Rome la veille du jour où Luther devait l'attaquer.
+
+En 1513, avant la publication des _Epistolæ_, la simple robe de drap
+blanc était un objet de terreur. En 1515, après la publication, on en
+riait, on s'en moquait, enfants et chiens couraient après. On se
+demandait même, à Rome, pourquoi ces ignorantes bêtes avaient imposé
+si longtemps. On s'en voulait d'avoir eu peur. L'effrayant fantôme,
+empoigné par le courageux chevalier, secoué de sa main de fer, avait
+paru ce qu'il était, une guenille, un blanc chiffon, à épouvanter les
+oiseaux.
+
+C'est la première victoire de la Presse, et certes une des plus
+grandes. C'est la première fois que le vrai glaive spirituel triompha
+du glaive de la matière et des sots.
+
+La noble armée de la lumière, des amis de l'humanité, apparut dans
+toute l'Europe marchant une et majestueuse, sous le drapeau de la
+Renaissance. En Allemagne, Suisse et Pays-Bas, les fondateurs de la
+critique, Érasme, Reuchlin, Mélanchthon, les illustres imprimeurs, les
+Amerbach et les Froben, les poètes des villes impériales, l'âpre
+Murner, le bon Hans Sachs, le cordonnier de Nuremberg, le dictateur de
+l'art allemand, le grand Albert Dürer. En Angleterre, les juristes,
+Latimer, et Thomas Morus qui prépare son Utopie. En France, le grave
+Budé, qui va fonder le Collége de France, le jeune médecin Rabelais et
+l'école pantagruéliste, le vénérable Lefebvre qui, six ans avant
+Luther, enseigne le luthéranisme.
+
+Variété infinie d'écoles et d'esprits divers, qui s'accordent
+pourtant, qui tous nous sont chers à deux titres. Tous voulurent le
+libre examen, tous eurent horreur de la violence, de la cruauté, du
+sang, tous eurent un tendre respect de la vie humaine.
+
+Parti sacré de la lumière, de l'humanité courageuse! Philosophes,
+voilà nos ancêtres, les pères vénérables du XVIIIe siècle, les
+légitimes aïeux de celui qui devait défendre Calas et Sirven, briser
+la torture dans toute l'Europe et l'échafaud des protestants.
+
+Il faut faire connaître ce chevalier Hutten qui, malgré le pape et
+l'Empereur qui ordonnent le silence, vient d'ébranler toute la terre
+de ce terrible éclat de rire. L'Empereur passe au parti d'Hutten, le
+nomme son poète lauréat, et le front du bon chevalier est décoré du
+laurier virgilien par la main d'une belle demoiselle allemande, fille
+du savant Peutinger, conseiller de Maximilien.
+
+Hutten, né en 1488, mort en 1525, dans sa très-courte vie, fut une
+guerre, un combat.
+
+Et cet homme de combat fut, comme il arrive aux vrais braves, un homme
+de douceur pourtant, un coeur bon et pacifique. C'est le jugement
+qu'en portait le meilleur juge des braves, l'intrépide et clairvoyant
+Zwingli, quand il le reçut à Zurich: «Le voilà donc, ce destructeur,
+ce terrible Hutten! lui que nous voyons si affable pour le peuple et
+pour les enfants. Cette bouche d'où souffla sur le pape ce terrible
+orage, elle ne respire que douceur et bonté.»
+
+«Grand patriote! dit Herder, hardi penseur! enthousiaste apôtre du
+vrai! il était de force à soulever la moitié d'un monde!»
+
+L'Allemagne du XVIe siècle qui formulait profondément, lui a trouvé
+son vrai nom: L'_Éveilleur_ du genre humain.
+
+Il y a du coq, dans Hutten, de cet amant de la lumière qui la chante
+en pleine nuit; dès deux heures, trois heures, longtemps avant l'aube,
+il l'appelle, quand nul oeil ne la voit encore, il la pressent dans
+les ténèbres d'un perçant regard de désir.
+
+Il chanta pour la Renaissance, pour les libertés de la pensée. Il
+chanta pour la patrie allemande et la résurrection de l'empire. Il
+chanta pour les conquêtes de la Justice future, pour le triomphe du
+Droit et de la Révolution.
+
+Fils du Rhin, comme Reuchlin, Mélanchthon (et Luther même l'est par sa
+mère), Hutten eut dans le sang la vive et mâle hilarité de ce vin
+généreux, loyal, qui pousse l'homme aux choses héroïques.
+
+Mais celui-ci est tout du Rhin, toute lumière et sans mysticisme. Sa
+réforme n'est point spéciale, exclusivement religieuse. Elle embrasse
+toute vie allemande, tout point de vue national; elle veut une autre
+société, elle s'allie au peuple, à la foule. Elle ne s'enferme point
+dans la bible juive.
+
+Voilà l'homme et sa grandeur. Maintenant, mettons à côté toutes les
+misères de l'étudiant allemand tous ses ridicules, Hutten, c'est
+l'étudiant, de la naissance à la mort.
+
+Il naît au point le plus guerrier de l'Allemagne, dans les forêts qui
+séparent la Franconie de la Hesse. Son père, noble chevalier, décide
+que la frêle créature ne pourrait porter la lance: il sera prêtre.
+Mais Hutten décide autrement. Dès quinze ans, il saute les murs, et se
+met en possession du vaste monde, en possession du hasard, de la faim
+et de la misère. Le voilà étudiant.
+
+Le malheur, c'est que les études de ce temps lui font horreur. Entre
+les deux scolastiques de la théologie et du droit, il choisit la
+poésie. Aux menaces de sa famille, il répond en vers charmants qu'il a
+pour but de n'être _rien_. Mon nom, dit-il, sera _Personne_. Il n'est
+rien et il est tout; _personne_, c'est dire tout le monde, la voix
+impersonnelle des foules.
+
+Sur toute grande route d'Allemagne, en toute ville impériale, aux
+places, aux académies, vous auriez eu l'avantage de rencontrer,
+noblement déguenillé avec sa longue rapière, le chevalier-poète
+Hutten. Il vivait de dons, de hasards, couchait trop souvent à la
+belle étoile. Deux choses mettaient à l'épreuve sa délicate
+complexion, les duels, les galanteries. Celles-ci, dès le premier pas,
+coûtèrent cher à sa santé, comme il l'explique lui-même.
+
+Sauf ces échappées fâcheuses aux pays maudits de Cythère, c'était
+l'autre amour qui possédait son coeur, l'amour de la mère Allemagne et
+du saint empire germanique. Quiconque souriait à ce mot était sûr
+d'avoir affaire à l'épée d'Hutten. Et non-seulement l'Empire, mais
+l'empereur Maximilien ne pouvait être nommé devant lui qu'avec le plus
+profond respect. Des Français s'en moquaient à Rome. Hutten, sans
+faire attention qu'ils étaient sept contre lui seul, les chargea, et
+il assure qu'il les mit en fuite. Lui qui véritablement ne haït jamais
+personne, il croyait haïr la France. C'est un des premiers types de
+nos amusants Teutomanes, des étudiants chevelus, que nous voyons
+représenter Siegfried, Gunther et Hildebrand. Race innocente de bons
+et véritables patriotes! Ils ne savent pas combien nous sympathisons
+avec eux! combien nous leur savons gré de ce grand coeur pour leur
+pays! Vaines barrières! Eh! croient-ils donc que Molière, Voltaire ou
+Rousseau nous soient plus chers que Beethoven? Pour moi, lorsqu'en
+février je vis sur nos boulevards se déployer au vent de la Révolution
+le saint drapeau de l'Allemagne, quand sur nos quais je vis passer
+leur héroïque légion, et que tout mon coeur m'échappait avec tant de
+voeux (hélas! inutiles), étais-je Français ou Allemand? Ce jour, je
+n'eus pas su le dire.
+
+Hutten, après sa victoire, alla voir de près les vaincus. Il repassa
+en Italie, vit Rome attentivement, et, sa vue s'agrandissant, il
+conçut enfin le pape comme ennemi de la chrétienté. Il écrivit tout un
+volume d'épigrammes sur la ville «où l'on commerce de Dieu, où Simon
+le Magicien donne la chasse à l'apôtre Pierre, où les Caton, les
+Curtius, ont pour successeurs des _Romaines_; je ne dis pas des
+Romains.»
+
+La meilleure satire, sans nul doute, fut la publication qu'il fit du
+livre de Laurent Valla sur la fausse donation de Constantin au pape,
+ce faux solennel de la papauté, hardiment soutenu, défendu, tant qu'on
+put le faire dans l'ombre, avant la lumière de l'imprimerie.
+
+À qui l'éditeur dédie-t-il cette publication mortelle à la cour de
+Rome, qui fut le plus grand encouragement de Luther (celui-ci
+l'avoue)? À un philosophe, sans doute, à un esprit libre, dégagé de
+tout préjugé, à un de ces humanistes à moitié païens, à ces cardinaux
+idolâtres, comme Bembo ou Sadolet, qui ne jurent que par Jupiter? Bien
+mieux, à Léon X.
+
+Il revenait de l'Italie qui, sur ses ruines et son tombeau, venait de
+donner le chant de l'Arioste. Vieux avant l'âge, de fatigue, de misère
+et de maladies, il était rentré à son misérable donjon de Steckelberg,
+dans la Forêt-Noire, noble petit manoir sans terre qui ne nourrissait
+pas son maître. Il vivait d'esprit, de satire, du bonheur de
+s'imprimer lui-même, de sa presse, de ses caractères. Chaque jour, il
+écoutait mieux les conseils des amis _sages_, hommes _pratiques_,
+_expérimentés_, qui vous conseillent toujours de suivre lâchement le
+torrent et de faire comme les autres. Le Léon X de l'Allemagne, le
+jeune archevêque Albert de Brandebourg, électeur de Mayence,
+l'appelait comme son hôte, son conseiller et son ami. C'est pour lui
+qu'Hutten a écrit son traité fort curieux sur la grande maladie du
+temps, dont lui-même avait tant souffert, et dont le gaïac l'avait,
+dit-il, assez bien guéri. Mais nulle maladie, nulle gangrène, nul
+ulcère pestilentiel ne pouvait se comparer à cette cour de Mayence.
+Nous en parlons savamment aujourd'hui, ayant le détail de la sale
+cuisine où ce digne archevêque marmitonna l'Allemagne pour l'élection
+de Charles-Quint. J'avais deviné ce honteux et malpropre personnage
+sur le désolant portrait qu'en a tracé Albert Dürer dans ses cuivres
+véridiques, terribles comme le destin.
+
+Ce brocanteur de l'empire avait alors entrepris deux affaires de
+banque: la vente des indulgences et celle de la couronne impériale,
+que la mort probable de Maximilien allait bientôt mettre à l'encan. Il
+trouva piquant, utile, d'attirer chez lui le malade, pauvre affamé,
+oiseau plumé, qui, l'aile à moitié brisée, avait besoin d'un refuge,
+et qui, tel quel, n'en était pas moins l'_éveilleur du monde_ et la
+grande voix de la Révolution.
+
+Le prélat machiavéliste calculait parfaitement qu'un tel hôte allait
+le couvrir des attaques de l'opinion. Contre l'indignation publique il
+allait avoir réponse, contre toute injure méritée. «Voleur, vendeur
+d'orviétan.» Oui, mais protecteur d'Hutten. «Associé des usuriers et
+chef du grand maquerelage.» D'accord, mais hôte d'Hutten, ami des
+Muses, patron des libres penseurs, des savants.
+
+Hutten lui-même, qu'en disait-il? Le pauvre diable n'avait pas
+l'esprit tout à fait en repos; on le sent par la longue, très-longue,
+interminable lettre qu'il écrit pour s'excuser à un ami de Nuremberg.
+Il lui prouve facilement que sa situation est intolérable, que la pire
+vie est celle du chevalier de la faim dans un manoir de la
+Forêt-Noire. Mais il prouve beaucoup moins bien que, de la cour de
+Mayence, il agira mieux sur l'opinion, qu'il va gagner à la bonne
+cause les princes, les nobles, etc. Il tâche de tromper et de se
+tromper. «Ah! si je pouvais, dit-il, parler, vous tout dire!...»
+
+Ce qui reste net, c'est qu'Hutten, ayant tué le mauvais latin et la
+scolastique, ayant estropié pour jamais les dominicains et rendu
+l'inquisition impossible en Allemagne, avait fait beaucoup; il lui
+fallait une halte pour se reconnaître. Il s'arrangeait avec lui-même
+et se donnait des prétextes pour faire comme François Ier, pour faire
+aussi son Concordat avec ce pape de Mayence. De quoi celui-ci riait
+dans sa barbe, croyant avoir confisqué l'aigle dans son poulailler.
+
+À tort. Un tel patriote avait le coeur trop allemand pour rester sur
+cette bone. Au premier cri de Luther, il s'éveilla brusquement, et
+sans s'allier autrement avec le pieux docteur, il alla prendre asile
+chez le chevalier Seckingen, vengeur des opprimés et défenseur des
+faibles, dont on appelait le château l'_Hôtellerie de la Justice_.
+
+
+
+
+CHAPITRE III
+
+LA BANQUE--L'ÉLECTION IMPÉRIALE ET LES INDULGENCES
+
+1516-1519
+
+
+On conte que Charles-Quint, à son passage en France, en voyant le
+trésor et les joyaux de la couronne, aurait dit dédaigneusement: «J'ai
+à Augsbourg un tisserand qui pourrait payer tout cela.[3]»
+
+[Note 3: Ces quarante pages, entièrement neuves, sont sorties des
+documents publiés par M. Le Glay, _Négociations entre la France et
+l'Autriche_, tome II. On y suit parfaitement le fil de l'intrigue
+financière. M. Mignet, dans l'excellent morceau qu'il a publié sur
+l'élection de Charles-Quint, met dans une fort belle lumière le côté
+politique, en laissant sur le second plan l'action de la banque et de
+l'argent, que j'ai mise en première ligne.]
+
+Avec l'avènement de François Ier et de Charles-Quint coïncide celui
+d'une autre dynastie, l'avènement des Fugger d'Augsbourg et de la
+banque allemande. Humble et redoutable puissance qui, dans les moments
+décisifs, tranche le noeud gordien qu'aucun roi n'eût pu délier.
+
+Deux royaumes de banque avaient passé, celui des Juifs, puis celui des
+Lombards, Génois et Florentins. Et voici la banque allemande qui, par
+l'étroite ligue d'Augsbourg avec Anvers, subordonna la banque
+italienne.
+
+Les Fugger, refusant le concours des Génois, concentrant l'argent
+allemand, fermant la banque au roi de France, enlevèrent la couronne
+impériale et la donnèrent au souverain des Pays-Bas. D'autre part,
+seuls encore et sans les Italiens, ils se constituèrent receveurs de
+la vente des indulgences, leur caisse marchant avec la croix, leurs
+commis avec les prêcheurs. En sorte qu'ils firent les deux grosses
+affaires qui changèrent la face du monde. Ils firent Charles-Quint et
+Luther.
+
+Celle de l'élection, longtemps fort mal connue, l'est maintenant dans
+tout son lustre, grâce à la publication des dépêches de Marguerite
+d'Autriche qui, malgré Charles-Quint, remit toute l'affaire aux
+Fugger, la centralisa, l'emporta. (Leglay, Nég. Autrich., t. II,
+1845.)
+
+Cette victoire de la banque allemande sur ses rivales eût pu se
+deviner. Le Juif, si maltraité, était suspect de haine; sa sombre
+maison faisait peur. L'Italien, au contraire, brillait trop et faisait
+envie. Ajoutez que Florence et Gênes firent tort à leur crédit en
+mêlant la banque et la politique. Florence fit banqueroute avec les
+Médicis. La banque génoise de Saint-Georges changea de caractère en
+prenant une royauté, en se faisant reine de Corse.
+
+Telle ne fut pas la banque des Pays-Bas et d'Allemagne. Humble (dans
+l'origine) fut son comptoir, n'affectant rien que _son petit profit_,
+traitant l'argent pour l'argent seul. L'usure ne fut pour elle ni
+vengeance ni ambition. L'argent, ce nouveau dieu du monde, élut ces
+bonnes gens parce qu'ils le servaient pour lui-même. Tout dieu veut
+être aimé ainsi.
+
+Et aussi, il arriva que cette puissance nouvelle apparut là dans un
+degré d'impersonnalité et d'abstraction, qu'elle n'avait pas eu dans
+les mains passionnées des Juifs ou des Génois, artistes, virtuoses en
+usure.
+
+On demandera peut-être comment cette banque, vraiment impersonnelle,
+impartiale, aveugle et sourde, se décida toujours pour Charles-Quint
+plutôt que pour François Ier. Parce que Charles-Quint donnait un gage,
+non sa parole de prince, dont on se fût peu soucié, mais la solide
+garantie du commerce d'Anvers et d'autres villes. Commerce qui
+lui-même avait en garantie les droits qu'il acquittait à l'entrée de
+l'Escaut, les payant d'une main et les recevant de l'autre. De sorte
+que tout ceci se passait sans le prince. Sur les cuirs ou les laines
+anglaises qu'elle faisait entrer, Anvers payait des droits, à qui? à
+elle-même. Et elle se couvrait ainsi des sommes que tiraient d'elle
+Augsbourg et les Fugger, lesquels payaient aux électeurs, aux princes,
+à tous, pour les affaires de Charles-Quint.
+
+Telle fut la mécanique, jusqu'à la grande invasion de l'or américain.
+C'est la cause réelle des succès de Charles-Quint. Augsbourg, Anvers
+et Londres étaient pour lui. Les Allemands, outre la sûreté, avaient
+aussi, il faut le dire, un faible personnel pour ces banquiers
+d'Augsbourg. Pourquoi? La cause en est dans la simplicité, dans
+l'ostentation de mesquinerie et de petitesse qui les signale à leurs
+commencements. Plus tard, ils se firent princes et gâtèrent tout.
+
+La vraie tradition antique d'une bonne banque bourgeoise, calquée sur
+le petit ménage allemand, flamand, se trouve conservée dans les
+peintures qui ornent leur hôtel de ville. C'est d'abord, il est vrai,
+l'apothéose d'Augsbourg elle-même. Augsbourg, reine triomphante dans
+un char que traînent des rois, des cardinaux, ses débiteurs sans
+doute. Puis, Augsbourg, bonne ménagère, laborieuse et féconde;
+visiblement enceinte; et qui plus qu'elle enfante? Par un enfantement
+éternel et tacite, les florins, les ducats, y vont se procréant.
+Ailleurs, enfin, cette reine se montre naïvement en sa cuisine, avec
+baquets, faïences et casseroles, portant des clefs et la devise: «Tout
+et partout.» Clefs magiques d'argent pour ouvrir les coffres et les
+coeurs. Toute-puissante cuisine, où la Circé allemande prépare
+incessamment les breuvages et les sauces qui changèrent plus d'un
+homme en bête.
+
+Mais n'est-ce pas ravaler les choses? Loin de là. Consultons les
+commentaires de ces tableaux, je veux dire les inscriptions et les
+grisailles qui en donnent hardiment l'esprit. Un étrange amour de
+bassesse y règne et y triomphe. Je vois dans ces grisailles, autour du
+berceau d'un enfant, le boudin qui doit le nourrir; sur sa tête
+(poétique image), pend un petit cochon tout cuit. Le vrai couronnement
+est la devise inscrite sous un Vespasien: «L'argent sent toujours
+bon.» (_Lucri bonus odor._)
+
+Nous donnerons tout à l'heure le détail. Mais nous devons tout d'abord
+caractériser ces prodigues que la nécessité mit dans les mains des
+banquiers allemands.
+
+Tous les rois étaient jeunes, ou mineurs, ou majeurs à peine. La mort
+avait en une fois changé toute la scène du monde. Le pape même, Léon
+X, qui avait trente-neuf ans en 1516, pouvait passer pour jeune,
+relativement aux autres papes. Henri VIII avait vingt-quatre ans,
+François Ier vingt-deux, Charles-Quint seize, Louis de Hongrie dix.
+Toute cette jeunesse était fort gaie, on peut le croire (moins le
+petit Charles-Quint, étonnamment sérieux); les cours n'étaient que
+fêtes, rires, badinages, et l'argent coulait comme l'eau.
+
+Le plus régulier de ces princes, le seul qui eût des moeurs, Henri
+VIII, beau jeune homme, un peu gros déjà, avec tout le bouillonnement
+et l'agitation physique de la jeunesse anglaise, avait été conquis par
+le fils d'un boucher, le facétieux cardinal Wolsey, qui le prit par
+les farces, par la chasse, les chiens, les chevaux, les faucons.
+Henri, esprit bizarre, aimait également à ferrailler dans l'escrime,
+dans la scolastique. Il se croyait né pour la guerre. Déjà il avait
+épuisé en vaines tentatives sur la France le Trésor d'Henri VII. Mais
+l'Angleterre, à ce moment puissamment productive, pouvait donner
+beaucoup; et son roi, en réalité de tous le plus à l'aise, prêtait au
+roi d'Espagne, fort indigent alors, et croyait le subordonner.
+
+Celui-ci, à qui l'Amérique rendait fort peu encore, était aux
+expédients. Naples rapportait très-peu. Les Pays-Bas souvent
+refusèrent, et dans les cas les plus pressants. Sans un prêt d'Henri
+VIII, Charles n'aurait pu passer en Espagne. Et dans l'affaire de
+l'élection impériale, il arriva une fois qu'un courrier ne partit pas,
+faute d'argent.
+
+La cour la plus coûteuse était celle de François Ier. Cette joyeuse
+cour, toujours en route, semble un roman mobile, pèlerinage
+pantagruélique le long de la Loire, de château en château, de forêt en
+forêt[4]. Partout les grandes chasses et l'étourdissement du cor.
+Partout les grands banquets, et la table sous la feuillée pour
+quelques milliers de convives. Puis, tout cela disparaissait.--Les
+pauvres envoyés du roi d'Espagne ne savaient jamais où ni comment
+joindre le roi de France. Il se levait fort tard, et l'autre roi, sa
+mère, très-tard aussi. On venait en vain au lever; le roi dormait. On
+revenait plus tard; le roi était à cheval, bien loin dans la forêt. Le
+soir était trop gai; à demain les affaires. Le lendemain, on était
+parti; la cour était en route; les envoyés trouvaient quelques
+serviteurs attardés qui leur disaient en hâte que le roi couchait à
+dix lieues de là.
+
+[Note 4: La difficulté que les ambassadeurs avaient à le joindre
+est frappante dans les _Négociations_ (édit. Leglay), et le gaspillage
+infini d'une telle vie est sensible dans les _Comptes de la bouche_
+que possèdent les archives. Ils donnent plus d'un curieux détail:
+«Tant pour le sucre de bouche à l'apoticaire du roy.» etc.]
+
+Un roi, tellement voyageur, devait connaître le royaume, ce semble,
+être en rapport avec le peuple, la noblesse, du moins. C'était tout le
+contraire. Il voyageait, captif en quelque sorte d'une cour qui lui
+cachait le reste. Sa prodigalité profitait à très-peu de gens. Le
+lendemain de son avènement, il mit un impôt onéreux. Pourquoi? Pour le
+donner. Il en fit un cadeau à Montmorency, à Brion, deux ou trois
+camarades.
+
+Autre n'était la vie de Léon X. Il n'y eut jamais plus plaisant pape.
+Sous ce nom grave et _léonin_, Jean de Médicis était un rieur, un
+farceur, et il est mort d'avoir trop ri d'une défaite des Français.
+Raphaël, qui nous a transmis sa grosse face sensuelle, n'a osé en
+marquer le trait saillant, les yeux bouffons et libertins. Friand de
+contes obscènes, de paroles (n'ayant plus les oeuvres), il avait
+toujours une oreille pour Castiglione, l'autre pour l'Arétin. On
+connaît celui-ci. L'autre, nous l'avons au Louvre (par Raphaël aussi),
+conteur aux yeux lubriques, au teint rougi, vineux, âcre d'histoires
+salées qui réveillaient les vieux. Entre ces bons Pères de l'Église,
+le pape, au même théâtre entre deux compartiments, faisait jouer
+devant lui la _Calandra_ et la _Mandragore_, pièces fort crues,
+très-près des priapées antiques que lui refaisait Jules Romain.
+
+Il croyait avoir peu à vivre, et vivait double, menant la vie comme
+une farce, aimant les savants, les artistes comme acteurs de sa
+comédie. Ses meilleurs amis, toutefois, furent les grands latinistes,
+non l'Arioste, ni Machiavel, ni Michel-Ange. Il tint celui-ci dix ans
+à Carrare à exploiter une carrière, craignant apparemment que cette
+figure tragique ne lui portât malheur.
+
+Ce n'est pas que cette cour si gaie n'ait eu aussi ses tragédies. Les
+cardinaux, qui avaient cru nommer un rieur pacifique, furent un peu
+étonnés lorsque, tout en riant, il en étrangla un, le cardinal
+Petrucci. Profitant de cet étonnement et de cette terreur, il fit (ce
+que n'avait pas osé Alexandre VI) trente et un cardinaux en un jour,
+faisant d'une pierre deux coups, assurant à sa famille la prochaine
+élection, et remplissant ses coffres par cette vente de trente
+chapeaux. Malheureusement, les coffres étaient percés. Il lui fallut,
+le lendemain, entamer avec Albert de Mayence (c'est-à-dire avec les
+Fugger) la grande affaire des indulgences.
+
+Le Concordat ne profita guère plus à François 1er. Lorsque Duprat, à
+Bologne, soumit le roi au pape, lui fit servir Léon X, marcher devant
+lui et lui donner à laver, il disait à son maître qu'avec ce
+Concordat, le pape ne retenant qu'une année du revenu, et laissant au
+roi les nominations, il allait avoir à donner six archevêchés,
+quatre-vingt-trois évêchés, nombre d'abbayes, etc. Belle liste civile,
+pour qui l'eût employée. Le roi la gaspilla. Les favoris eurent tout,
+la noblesse rien, et elle fut aussi irritée que le peuple. Les
+parlementaires et l'Université, qui jusque-là partageaient avec les
+clients des seigneurs, eurent à peine à ramasser les miettes. Grande
+mauvaise humeur, que Paris partagea. Pour don de joyeux avènement, le
+roi avait fait fouetter un Parisien, un certain abbé Cruche, qui
+gagnait sa vie à jouer de cabaret en cabaret de petites farces contre
+la cour, qu'avait tolérées le bon Louis XII. Paris comprit alors ce
+qu'était un roi gentilhomme.
+
+Moins dépensière, la cour de Charles-Quint ne fut pas moins pesante et
+dévorante, par l'avarice de ses conseillers flamands.
+
+La furieuse faim d'or et d'argent que les Espagnols portèrent en
+Amérique, les Flamands la portèrent en Espagne. Quoiqu'ils se crussent
+maîtres, ayant le roi avec eux, quoiqu'ils prissent les grosses places
+et les grands évêchés (Tolède, par exemple, pour un Croy de dix-huit
+ans!), ils crurent cependant qu'en un pareil pays, peu endurant et
+sombre, le plus sûr était d'emporter. Les Castillans se croyaient
+garantis parce qu'ils avaient fait jurer au roi de ne laisser sortir
+ni or ni argent. Les Flamands ne s'en soucièrent. Avec une industrie
+étonnante, ils ramassèrent tout le numéraire, spécialement de beaux
+ducats de Ferdinand et d'Isabelle, d'or très-pur, sortis de Grenade,
+gros à emplir la main. Il en resta si peu, que quand un Espagnol en
+apercevait un, il mettait la main au bonnet, lui disant dévotement:
+«Dieu vous sauve, ducat à deux têtes! puisque M. de Chièvres ne vous a
+pas trouvé!»
+
+Rien ne dérangea les Flamands dans ce déménagement méthodique du vieil
+or espagnol. La Jacquerie de Valence qui éclata, l'insurrection de
+Castille, ne les en tirèrent pas. S'ils firent convoquer les Cortès,
+ce fut sur le rivage, dans un port de Galice, à l'extrême bout de
+l'Espagne, ayant là leurs vaisseaux et pouvant embarquer leur proie.
+Madame de Chièvres, en bonne ménagère, apporta là la charge de
+quatre-vingts chariots et de trois cents mulets; madame de Lannoy
+celle de dix fourgons et de quarante chevaux; le confesseur du roi
+celle de seize mulets et de dix chariots. Ainsi du reste. Un milliard
+de ducats, dit-on. Ce qu'ils laissèrent, ce fut la guerre civile.
+
+Pendant ces trois ans passés en Espagne, tout leur soin était de ne
+pas être dérangés par la France. Ils amusaient François Ier de l'idée
+de faire épouser une fille de France au jeune Charles. Le roi n'était
+pas dupe; il trouvait doux d'être trompé, tant qu'on lui paya une
+grosse pension de cent mille écus d'or sous ce prétexte de mariage.
+Charles-Quint, âgé de seize ans, écrivait: «Mon bon père» à un jeune
+homme de vingt-quatre. Cette longue comédie est merveilleusement
+peinte dans les dépêches (surtout du 7 juin 1518). L'envoyé de
+Charles, poursuivant le roi sur la Loire, est parvenu enfin a le
+saisir; il le tâte et retâte. Le roi, très-informé des embarras
+d'Espagne, et très-convaincu qu'on le trompe et sur le mariage, et sur
+la restitution de la Navarre, et sur l'Italie, et sur tout, parle
+«froidement, sombrement.» Il n'est pas dupe, et il le montre bien. Et
+pourquoi donc alors ne profite-t-il pas de la révolution d'Espagne et
+de la guerre civile? Pourquoi? Deux autres guerres l'occupent: la
+guerre des femmes d'abord qui se fait à sa cour entre sa maîtresse et
+sa mère. La guerre du Turc ensuite. Car tout le monde en parle, en
+frissonne, et la chrétienté entière regarde vers François Ier. Mais
+pour mener l'Europe contre le Turc, il faut être empereur. C'est là le
+grand souci. Il faut déposséder la maison d'Autriche qui, depuis près
+d'un siècle, occupe ce trône électif, et qui, cette fois, énormément
+puissante par l'Espagne, par les Pays-Bas, par les Indes, par
+l'héritage éventuel de Hongrie et Bohême, ne prendra pas l'Empire
+seulement, mais bien le gardera.
+
+Grand rôle de sauver l'Empire et l'Europe, du Turc et de l'Autriche!
+
+«Mais l'Europe, pourtant, s'est sauvée elle-même.» Point du tout.
+Elle le fut en 1458 par un merveilleux hasard, l'incroyable héroïsme
+d'une petite nation, les Hongrois, et d'un homme, Huniade. En 1529,
+devant Vienne, le salut fut l'orgueil des Turcs, qui ne daignèrent pas
+amener de l'artillerie de siége.
+
+Le hussard hongrois, il est vrai, était supérieur au spahi. Mais nulle
+infanterie européenne ne tint devant les janissaires.
+
+Contre cette force épouvantable, ce n'était pas trop de l'union serrée
+de la gendarmerie française avec le fantassin espagnol, suisse, et le
+lansquenet allemand.
+
+Tous devaient quitter leur orgueil, et, tout naïvement, chercher un
+capitaine, un Huniade, un Mathias Corvin, s'il en était. Mais, s'il
+n'en était pas, si les héros manquaient, s'il fallait recourir aux
+rois, l'empereur naturel de la situation était le roi de Marignan.
+
+Nous ne voulons pas dire qu'il en fût digne. Mais on l'en croyait
+digne, ce qui est déjà beaucoup. Et c'est précisément parce qu'on le
+croyait tel, qu'on ne le nomma pas, qu'on nomma celui qu'on jugeait un
+jeune garçon médiocre. Son ambassadeur même écrivait: «Les Allemands
+ne connaissent pas beaucoup le roi d'Espagne, et ils n'en disent pas
+grand bien.»
+
+Les électeurs ne voulaient pas d'un électeur; ils se jalousaient trop;
+ni d'un petit prince, d'un seigneur, qui n'eût pu payer (Nég. Autr.
+II, 418). Il leur fallait un roi qui aidât aussi l'Allemagne dans son
+péril. Des deux, choisir celui qu'ils croyaient incapable, c'était une
+trahison inepte, aveugle, autant que criminelle.
+
+Le Turc d'alors était le vrai Turc des légendes, non un Bajazet II,
+gras, pacifique et lent, poète mystique, qui laissa faire la guerre,
+non pas le Salomon ou Soliman des Turcs qui devint l'ami de la France.
+Celui-ci, le sultan Sélim fit peur aux Turcs eux-mêmes. La chose
+infaisable et terrible, à laquelle nul n'osa toucher, lui, il la fit.
+Il réforma les janissaires, mit leurs chefs dans sa main. Tellement il
+avait imprimé l'épouvante de sa force et de sa cruauté.
+
+Les ambassadeurs vénitiens qui le suivent en tremblant dans ses
+victorieuses campagnes et ses massacres, ne sont pas terrifiés
+seulement, ils sont subjugués. On est stupéfait de lire que Mocenigo
+disait de cet exterminateur: «Nul ne fut si juste et si grand, _nul
+plus humain_.» Les bras en tombent.
+
+Sa courte vie fut comme un arc d'acier, tendu à rompre, par une
+puissante machine. Ni joie, ni table, ni femme; rien d'humain. Rien
+que la guerre, l'extermination sainte, et les joies de la mort. Il
+était buveur d'opium, mais justement assez pour se tenir toujours
+froidement exalté, impitoyablement cruel. Poète subtil, bandé au
+sublime et mis par son lyrisme au-dessus de toute vie; d'autre part,
+d'une abstraction plus mortelle à la vie encore. Son horrible
+spiritualisme le rendait particulièrement altéré du sang de ceux qui
+ont mis l'esprit dans la chair, des croyants de l'incarnation
+(chrétiens, persans, etc.).
+
+Notez que dans les grands massacres, cet homme singulier ne prétendait
+rien faire que sur bonne raison, bons textes du Coran, réponses de
+prêtres et de juristes. Il était très-embarrassant pour ceux-ci, et
+effrayant par sa subtilité, leur posant des questions, indifférentes
+en apparence, et leur surprenant des réponses à noyer le monde de
+sang. Après l'immense carnage des Mamelucks d'Égypte, il organisa dans
+tout l'empire par une police savante et clairvoyante une complète
+Saint-Barthélemy des partisans des doctrines persanes et de
+l'incarnation d'Ali. Il procédait par ordre. Cela fait, il passa aux
+chrétiens, posant à son moufti une question captieuse qui, subtilement
+interprétée, impliquait le massacre d'une douzaine de millions
+d'hommes. Le grand vizir, épouvanté, ne l'arrêta qu'en faisant venir
+trois hommes de cent ans, vieux janissaires, qui jurèrent que Mahomet
+II avait promis la vie aux Grecs.
+
+Sélim espérait bien se dédommager sur l'Europe, à qui Mahomet n'avait
+rien promis. Et déjà il avait demandé au moufti: «N'est-il pas
+méritoire de tuer les deux tiers des vivants pour le salut de l'autre
+tiers?»
+
+On ne voit pas, dans l'état de division où étaient les chrétiens, ce
+qui eût arrêté ce scolastique de la mort. Il avait pris l'Égypte sur
+les Mamelucks, les premiers cavaliers du monde, pris la Syrie et la
+Babylonie, frappé et mutilé la Perse pour toujours, et tout cela par
+les armes modernes et le génie civilisé, par l'artillerie,
+l'infanterie, une tactique habile. La parfaite justesse de ses vues se
+montrait en ceci, qu'il ne voulait pas faire un pas vers l'Allemagne,
+sans se créer d'abord une marine pour terrifier, paralyser la
+Méditerranée, l'Espagne et l'Italie.
+
+Cela donnait à la chrétienté une année ou deux de répit.
+
+Le danger était si prochain, et le roi de France tellement désigné
+comme chef militaire de l'Europe, qu'un de ses envoyés soutenait
+qu'il n'y avait pas d'argent à donner, que l'Allemagne le prierait de
+se laisser faire Empereur. François Ier disait qu'il ne voulait de
+l'Empire que pour cette guerre. L'ambassadeur anglais, Thomas Boleyn,
+lui demandant s'il irait en personne, il lui saisit la main, et posant
+l'autre sur son coeur: «Si l'on m'élit, je serai dans trois ans à
+Constantinople, ou je serai mort.»
+
+Maximilien ne l'était pas encore. Que faisait-il? Était-il occupé de
+fixer l'Empire dans sa famille? Point du tout. Il l'offrait au plus
+riche, à Henri VIII. Celui-ci, comprenant que le vieil Empereur ne
+voulait rien que l'exploiter, le remercia tendrement, lui souhaita
+longue vie.
+
+C'est alors seulement que le grand-père commença à se souvenir qu'il
+avait un petit-fils qu'il chérissait, et retomba sur Charles-Quint.
+Les gouverneurs flamands de Charles, qui ne furent pas plus dupes,
+auraient voulu payer les électeurs en promesses et en bénéfices. Max
+dit qu'il fallait de l'argent compté, sonnant, dans la main des
+Fugger, retenant seulement pour lui cinquante mille florins de
+courtage.
+
+
+
+
+CHAPITRE IV
+
+--SUITE--
+
+LA BANQUE--LES INDULGENCES DE L'ÉLECTION
+
+1516-1519
+
+
+Si Plutus est aveugle, comme on a dit, il dut le regretter. Le temps
+dont nous contons l'histoire eût pu satisfaire ses regards. L'immense
+extension des activités en tous sens semblait n'avoir eu lieu que pour
+propager son empire. Pour lui, la terre avait été doublée; pour lui,
+par lui, les trois grandes choses modernes apparaissaient:
+bureaucratie, diplomatie et banque,--l'usurier, le commis, l'espion.
+
+Soyons francs, soyons justes. Et que les anciens dieux descendent de
+l'autel. Assez de vains mystères. Plus modestes et plus vrais les
+dieux grecs, dans Aristophane. D'eux-mêmes ils intronisent leur
+successeur, le bon Plutus. Ils avouent franchement que sans lui ils
+mourraient de faim. Mercure quitte son métier de dieu qui ne va plus;
+pour Olympe, il prend la cuisine, lave les tripes et dit en sage: «Où
+l'on est bien, c'est la patrie.»
+
+Cela est franc et net. Mais combien détestable l'hypocrisie moderne!
+cet effort d'accorder l'ancien et le nouveau, de coudre et saveter la
+rapacité financière de férocité fanatique!
+
+C'est pour Dieu, pour sa gloire, qu'en douze ans on fit place nette à
+Saint-Domingue, mettant au ciel un million d'âmes. Pour Dieu, on
+chercha en Afrique des noirs païens qui, de terre idolâtre,
+heureusement sauvés en terre chrétienne, allèrent non moins rapidement
+en paradis. Même opération sur le continent où, les âmes rouges
+montant là-haut trop vite, on suppléa infatigablement par les âmes
+noires.
+
+C'est justement en 1517 qu'éclate la dispute des dominicains et des
+franciscains, de Las Casas et de Sépulvéda, le jour horrible qui
+révèle la fosse où, pour l'amour de l'or, on a jeté deux mondes, le
+nègre par-dessus l'indien.
+
+Les Espagnols qui font à l'or cet immense sacrifice humain, bourreaux
+au Nouveau Monde[5], sont victimes en Europe. Les ministres flamands
+les traitent, comme ils font de l'Amérique, disant d'eux: «Ce sont nos
+Indiens.»
+
+[Note 5: Une perte non moins regrettable que celle des hommes est
+celle de la civilisation et des arts de ces peuples, bien plus avancés
+qu'on n'a dit. Les Mexicains étaient arrivés à connaître, à peu de
+chose près, la grandeur de l'année. M. de Humboldt (_Nouvelle Espagne,
+I, 370_) explique, avec une grande modération qui frappe d'autant
+plus, cette horrible destruction, cette chute à la barbarie. Le
+peuple, sous les missionnaires, retomba partout à l'ignorance, dans
+une espèce d'enfance et d'imbécillité que n'ont nullement les
+Américains restés indépendants et, comme on dit, sauvages, hors de
+l'abrutissement des missions.]
+
+Mais nulle foire, nul marché d'esclaves, ne présente un aspect plus
+cynique que l'Allemagne. Les pasteurs d'hommes, sans détour, y font
+l'encan de leurs troupeaux. Double vente, des corps et des âmes. Les
+maquignons se croisent. À grand bruit, passent et repassent les
+marchands de suffrages, les marchands d'indulgences.
+
+Les deux affaires ont commencé en même temps, dès 1516, toutes deux
+menées par les Fugger et par l'archevêque de Mayence, fermier des
+indulgences, et, dans l'élection, l'agent mobile, actif, d'influence
+principale, que consultaient les électeurs.
+
+Ce n'était pas la première fois que l'on vendait des indulgences. Mais
+la chose ne s'était faite jamais à si grand bruit, avec une telle mise
+en scène. Le peuple commençait à avoir l'oreille dure. Il fallait
+crier fort. Orgues, cloches, cantiques, furieuses prédications, nul
+bruit n'y était épargné. Dès que les débitants approchaient à une
+lieue d'une ville, le clergé, entraînant d'immenses processions de
+magistrats municipaux, d'écoliers et de confréries, allait au-devant
+de la bulle papale, tous portant des cierges allumés. On la voyait
+marcher devant, la triomphante bulle, sur un coussin de velours. La
+croix, plantée devant, était là pour lui faire honneur. Là, tous
+faisaient la révérence; tous se confessaient là, et achetaient bon gré
+mal gré. On sait l'inquisition mutuelle des petites villes, et
+l'empressement des voisins à s'accuser. Malheur à qui ne suit pas le
+troupeau!
+
+Aux portes de l'église étaient le coffre et le comptoir, le publicain
+Mathieu dans son _telonio_; je veux dire le Fugger, représenté par
+son commis. Avec raison, il suivait son affaire, ne se fiant nullement
+aux mains ecclésiastiques. Le moine qui prêchait était un homme trop
+connu. L'archevêque de Mayence avait pris à cent florins par mois un
+Tetzel, puissant aboyeur, célèbre par mainte histoire médiocrement
+édifiante, à ce point que Maximilien voulait le faire jeter à la
+rivière. Mais c'eût été dommage; on n'eût pas aisément trouvé un tel
+acteur. Ajoutez que, comme bandit, il convenait à l'entreprise,
+pouvant se donner pour pièce probante et dire: «Regardez-moi! voilà
+celui que l'indulgence a pu blanchir!... Après ce tour de force, que
+ne fera-t-elle pas?»
+
+Tetzel, intrépidement, allait au but. Il n'affadissait pas,
+n'endormait pas ses auditeurs. Il nommait les plus grands forfaits,
+ceux qu'on ne peut commettre, ni presque imaginer... Et, quand il
+voyait l'assistance frissonnante et déconcertée, il ajoutait
+froidement: «Eh bien! tout cela n'est rien, quand l'argent sonne au
+fond du coffre.»
+
+Et, si quelqu'un avait l'air de trouver cela bien fort, il
+s'échauffait jusqu'à dire: «Oui, quand même on aurait violé la mère de
+Notre-Seigneur!»
+
+«Savez-vous bien, misérables, disait-il encore, que ceci n'est accordé
+que pour rebâtir Saint-Pierre?... En attendant... les reliques de
+saint Pierre, de saint Paul et de je ne sais combien de martyrs sont à
+la pluie, au vent, à la grêle, battues, souillées, déshonorées.
+
+«Coeur endurci! criait-il, n'entends-tu donc pas ta mère te dire du
+fond du purgatoire: «De grâce, un florin, mon fils, pour me tirer de
+la flamme!»... Et vous l'avez, ce florin! et vous ne le donnez pas!»
+
+Cela n'agissant pas toujours, au pis aller, Tetzel vendait (chose d'un
+débit plus sûr) le pardon des péchés à faire, des viols et des
+adultères, des incestes à venir. Prix modéré: la polygamie ne coûtait
+que six ducats.
+
+C'était là la grande préoccupation de l'Allemagne. Le héros de
+l'époque n'était plus Huniade ou Barberousse. C'était Tetzel. La
+bataille, animée, ardente, homérique, était l'élection, duel à mort
+des écus, des ducats.
+
+On pouvait prévoir une autre bataille. Le Turc allait compliquer le
+drame. Ses préparatifs finissaient. On pouvait, sans être prophète,
+prévoir qu'en 1520 quelque cent mille chrétiens, liés à la queue des
+chevaux, s'en iraient vers Constantinople. Sélim, il est vrai, faisait
+grâce presque toujours de l'esclavage, élargissant ses prisonniers par
+la voie du cimeterre.
+
+Qui rassurait l'Allemagne? un mur sans doute, ce mur vivant de la
+Hongrie, qui, deux fois, contre les Tartares, contre les Turcs,
+couvrit la chrétienté. Pays étrange, unique, où l'héroïsme était la
+vie commune, où tout homme trouvait juste et simple de mourir en
+bataille, comme était mort son père!... Mais, hélas! ce sublime
+champion de l'Europe existait-il? S'il existait, c'était encore deux
+morceaux, coupé, scié en deux; et, ce qui était plus grave, c'est que
+ce n'était pas une scission de territoire, mais d'âmes; il y avait
+deux Hongries.
+
+Jusqu'au grand Huniade, ce peuple tout guerrier et pasteur fut, devant
+l'ennemi, une digue élastique et mobile. Toujours l'attente des
+combats, des ravages. L'unique pensée, faire front au Turc. Le
+seigneur était chef, non maître. Sous Mathias Corvin, la grandeur de
+l'État, le progrès du luxe, la sécurité, changèrent les choses. On se
+mit à parler d'impôt, de vassaux, de fermiers. L'invasion turque, en
+1513, surprit la Hongrie divisée contre elle-même. Le peuple prit les
+armes, mais contre les seigneurs qui le retenaient sur leurs terres,
+lui refusaient ses libertés d'émigration et de croisade. Le roi était
+un Polonais, fort peu solide, et qui ne s'était établi qu'en
+trahissant son peuple, en le léguant aux Autrichiens s'il mourait sans
+enfants. Legs ridicule d'une couronne nullement héréditaire.
+
+Il laissa un enfant, Louis, dont les tuteurs ne satisfirent encore
+l'Autriche qu'en répétant le crime, en livrant la soeur de l'enfant
+comme future épouse de l'archiduc, avec ce prétendu droit d'hériter de
+la couronne élective de Hongrie.
+
+Situation à faire pleurer les pierres! que ce peuple sacré, sauveur
+béni de l'Occident, qui pour tous devait être un objet de religion,
+passât ainsi de voleur en voleur!
+
+Le petit Polonais, qui était Français par sa mère et neveu de Gaston
+de Foix, se montra vrai Hongrois. À peine homme, il échappa à toutes
+ces infamies, et trouva la mort au champ de bataille.
+
+Un seul prince en Allemagne eût voulu relever et grandir la Hongrie,
+l'électeur de Saxe, Frédéric le Sage. Il eût voulu soustraire le petit
+Louis aux influences autrichiennes, tirer sa soeur de Vienne, et
+donner à la Hongrie un gage de l'amitié reconnaissante de l'Allemagne
+en faisant son roi empereur. Plan très-beau, difficile d'exécution.
+L'enfant était tenu, et par son tuteur polonais, et par sa soeur
+captive à Vienne, et par sa future femme, Marie d'Autriche: trois fois
+lié du fil de l'araignée.
+
+La Saxe avait fermé sa porte aux vendeurs d'indulgences, enhardi les
+attaques qu'on dirigeait contre elles. L'électeur comprenait très-bien
+qu'une réforme du clergé qui soulagerait l'Église du poids de ses
+richesses pouvait donner une solution simple au terrible embarras du
+temps, la disproportion des besoins et des ressources. _Attendre en
+attendant_, jusqu'à ce que cette manne tombât, c'était le conseil de
+la piété et de la politique. Seulement l'élection du roi catholique
+pouvait tout empêcher.
+
+Albert de Brandebourg, l'électeur de Mayence, fut lui-même, dit-on,
+ébranlé aux premières prédications de la Réforme, et il eut un instant
+l'idée de passer au parti des saints. Il y eût gagné gros. Qu'était-ce
+que son petit profit de la ferme des indulgences, en comparaison d'une
+sécularisation radicale des biens du clergé? Qui sait même? de la
+transmutation d'un électorat viager en principauté héréditaire?
+Opération hardie que son cousin, un autre Albert, fit dix années plus
+tard en Prusse sous la protection de la Pologne. Pour qu'Albert de
+Mayence en fit autant, il lui eût fallu celle de la France, d'une
+France luthérienne. Il retomba au possible, à la petite et basse
+réalité, à son rôle de fermier de Rome et de brocanteur de l'Empire.
+
+Sauf l'électeur de Saxe, opposée à l'Autriche, et l'électeur de
+Trèves, noble chevalier allemand qui voulut rester les mains nettes,
+le reste était à vendre, si bien que François Ier crut tout tenir deux
+ou trois fois, et autant de fois Charles-Quint. Celui-ci était en
+Espagne, mal informé, mal conseillé. Il eût manqué l'affaire, si sa
+tante Marguerite, plus près et plus adroite, n'eût arrangé les choses.
+Elle réduisit tout à une affaire d'argent, n'appela pas le pape au
+secours comme François Ier, élimina les banquiers italiens,
+circonscrivit et centralisa l'action, agissant à Augsbourg, c'était la
+caisse; à Mayence, c'était l'intrigue. Elle fixa l'envoyé principal à
+Augsbourg, lui disant de s'en écarter peu. «Si vous allez à la diète
+suisse, lui écrit-elle, je vous prie et _ordonne de par le roi_ que
+vous retourniez le plus tôt possible à Augsbourg.» (28 février 1519.)
+
+Cette concentration de l'affaire chez les Fugger fut la cause du
+succès. Les électeurs n'avaient de confiance que dans cette maison, et
+ne voulaient pas avoir affaire aux banquiers italiens; il fallait en
+passer par là. C'est ce que ne voulaient pas comprendre M. de Chièvres
+et le conseil d'Espagne; ces Croy, qui peut-être faisaient passer par
+Gênes les grandes sommes qu'ils tiraient d'Espagne, étaient liés
+d'intérêt aux Génois, et tenaient à partager l'affaire de l'élection
+entre ceux-ci et les Allemands.
+
+L'envoyé écrivait d'Augsbourg: «Ce pauvre Fugger, quoique bien
+maltraité, et qui y a déjà perdu huit mille florins, prêtera pour un
+an (8 février).» Ce pauvre Fugger refusait l'intérêt pour le peu qu'il
+prêtait du sien, mais se dédommageait par sa commission sur les
+sommes qu'il tirait d'ailleurs.
+
+Trois conditions furent imposées par lui, et il y tint: 1º Les
+Garibaldi de Gênes, les Welser d'Allemagne, et autres banquiers,
+_n'eurent part à l'affaire qu'en versant chez Fugger_, et ne prêtèrent
+que par son intermédiaire; 2º Fugger _reçut en garantie les billets
+des villes d'Anvers et de Malines_, payées elles-mêmes sur les péages
+de Zélande; 3º Fugger avait obtenu de la ville d'Augsbourg qu'elle
+défendît de prêter aux Français. Il exigea de Marguerite une mesure
+inouïe, de faire _défendre aux gens d'Anvers de faire le change en
+Allemagne pour qui que ce fût_. Acte étonnamment arbitraire, qu'aucune
+ville des vieux Pays-Bas n'eût supporté. Mais la jeune ville d'Anvers,
+qui alors enterrait Gand et Bruges, et qui se lançait dans le
+tourbillon des grands intérêts maritimes, avait un extrême besoin de
+se concilier le roi de l'Espagne et des Indes. La chose fut endurée.
+Fugger fit la guerre à son aise. Les Génois et Nurembergeois, tout en
+grondant, se résignèrent; ils aimèrent encore mieux gagner par lui et
+lui payant tribut, que de ne pas gagner du tout. Les Français qui
+avaient emporté de l'argent furent bientôt à sec, ne trouvèrent nul
+crédit, et n'eurent plus à offrir que leurs belles paroles et
+l'éloquence de l'ambassadeur Bonnivet.
+
+Marguerite, avec tout cela, doutait fort du succès. Il était visible
+qu'un roi des Espagnols qui ne savait pas encore l'allemand (on lui
+traduisait les dépêches) était un étranger, visible qu'il allait être
+partagé entre deux royaumes, deux esprits tout contraires. Si l'on
+disait qu'un Autrichien, voisin de la Hongrie, serait un défenseur
+contre le Turc, l'argument était bon surtout pour Ferdinand, qui
+allait épouser Anne de Hongrie. Marguerite, on l'entrevoit dans les
+dépêches, eût voulu pouvoir demander l'Empire pour Ferdinand. Ce parti
+évitait peut-être l'horrible guerre qui, presque sans trêve, dura,
+contre la France, contre les protestants, toute la longue vie de
+Charles-Quint. Mais au premier mot écrit en ce sens, les Croy, le
+conseil d'Espagne, répondirent aigrement qu'on reconnaissait là les
+ennemis du roi, les amis de François Ier. Ces sottises furent portées
+par l'un d'eux à Malines, avec des instructions altières où le jeune
+roi d'Espagne se montrait justement par le côté qui eût dû empêcher
+son élection, disant qu'il pouvait bien mieux que Ferdinand «assurer
+l'_obéissance de l'Empire_ et acquérir grant gloire _sur les ennemis
+de nostre sainte foy catholique_ (5 mars 1519).»
+
+Ce déboire ne diminua pas le zèle de Marguerite. Le grand point était
+de gagner les deux frères de la maison de Brandebourg, dont l'aîné,
+Joachim, s'était engagé pour la France; le cadet, archevêque de
+Mayence, Hottait, alternait par semaine, pour se mieux vendre. Les
+autres électeurs, rendant justice à ce jeune prélat et le croyant le
+plus avide et le meilleur marchand, le consultaient et se réglaient
+sur lui.
+
+Nulle scène, dans l'_Avare_ ni les _Fourberies de Scapin_, ne me
+paraît valoir ce marchandage de Mayence (V. surtout 4 mars). Les plus
+habiles y profiteront, je le leur recommande. D'abord, le prélat
+affiche la plus complète incrédulité aux promesses de l'ambassadeur.
+Il a bien touché quelque argent, c'est vrai. Qu'importe? Rien de
+fait. Et rien ne se fera, l'affaire est trop mal engagée. Le pape et
+l'Angleterre travaillent contre. «Nous savons bien, d'ailleurs, qu'on
+ne nous tiendra rien de ce qu'on dit. L'Espagne ne laissera pas
+seulement venir son roi. Enfin, que voulez-vous? les Français ont déjà
+les autres électeurs... Vos billets d'Anvers et Malines, c'est du
+papier. Nous savons bien que ces villes ont privilége pour ne payer
+jamais. La garantie d'Augsbourg, de Nuremberg! à la bonne heure!»
+
+À cette comédie, l'envoyé répond par une comédie; il s'adresse à son
+coeur, à ses bons sentiments pour l'Allemagne, lui remontre la honte
+qu'il y aura à l'élection d'un étranger... Puis, s'exaltant, et le
+voyant de marbre, il en vient aux injures et le traite comme un
+misérable.
+
+Le coquin, peu ému, répond ingénument qu'on lui offre davantage, qu'il
+est l'homme essentiel, que les autres voteront comme lui, qu'on ne
+fera rien sans lui. «Je veux, dit-il, cent mille florins sonnant,
+par-dessus ce que m'a promis feu l'Empereur.
+
+--Impossible! vous resterez électeur, lui roi d'Espagne, et Dieu vous
+punira!»
+
+Ni l'un ni l'autre ne voulait rompre ainsi. «C'est une grosse affaire,
+dit le prélat avec un air rêveur. J'y penserai cette nuit.»
+
+Le matin, l'homme du roi voit arriver chez lui un confident valet,
+l'homme du plus secret intérieur. «Eh bien! quatre-vingt
+mille?--Non.--Soixante? cinquante?--Toujours non.--Enfin, de descente
+en descente, ils tombèrent au cinquième de ce qu'il avait demandé
+d'abord; on s'accorda à vingt mille florins.--«Mais vous n'y
+regretterez rien. Car il vous donnera avec lui son frère Brandebourg
+et Cologne. Seulement il ne faut pas que les autres électeurs le
+sachent; ils voudraient aussi de l'augmentation.»
+
+Attendez. Tout n'est pas fini. Il y a encore de l'argenterie et des
+tapisseries de Flandre, dont on avait parlé. Le prince, ami des arts,
+y tient essentiellement.
+
+Cet Albert de Mayence eut cinquante-quatre mille florins, _pour
+oeuvres pies_, avec dix mille de pension et la promesse que le nouvel
+Empereur lui obtiendrait la position de légat _à latere_ nommant à
+tous les bénéfices, boutique ouverte des dons du Saint-Esprit.
+
+Son frère, l'électeur de Brandebourg, devait avoir cent trente mille
+florins avec une soeur de Charles-Quint.
+
+Le palatin cent dix mille, et six mille de pension, etc., etc.
+
+Cette oeuvre de corruption n'aurait pas suffi peut-être si Marguerite
+d'Autriche n'y eût joint, dès l'origine, les moyens de la calomnie. La
+Flamande connaissait la crédulité des populations allemandes et
+suisses, et combien facilement on leur fait avaler les bourdes les
+plus grossières, dès qu'on touche leur endroit faible, leur jalousie
+de la France. _Un Welche!_ avec ce mot, on trouble leur bon sens.
+D'_un Welche_, tout est croyable. Les choses les plus contradictoires
+s'accordent, s'acceptent en même temps. Le mot d'ordre qu'elle donna,
+et qu'on trouve dans ses dépêches, ce fut de dire sur tous les tons:
+Que c'était fait de l'Allemagne; les Welches allaient tout envahir;
+qu'au moment de l'élection, François Ier arriverait avec une armée à
+Francfort, ferait voter sous la terreur; qu'élu ou non, il irait se
+faire couronner à Rome; que, sûr du pape et de l'onction pontificale,
+il s'imposerait à l'Allemagne, qu'il réduirait les princes allemands à
+l'état d'obéissance où étaient les princes français, qu'avec les
+armées allemandes et celles d'Italie, il écraserait la Suisse, etc.,
+etc. Ces nouvelles furent semées dans les cabarets, dans les
+assemblées de cantons, dans les diètes fédérales, et devinrent
+croyables à force de vin. Il faut entendre là-dessus l'envoyé impérial
+qui avait la brutale commission de griser les Suisses. Cette
+négociation d'ivrognes insolents lui fait pousser des exclamations de
+désespoir: «Ces gens-ci sont sur mon dos, par trois ou quatre tables,
+comme si je les eusse priés. Ils ne cessent de demander... Que ne
+puis-je me retirer? J'aimerais mieux porter des pierres que d'endurer
+ces coquins..... Que dis-je? il les faut adorer, les traiter comme
+seigneurs! (Nég. Autr. II, 373.)»
+
+Sans vin et sans argent, les Suisses auraient encore pris parti contre
+la France. Marignan leur avait laissé un amer levain de rancune. Ils
+crurent ce qu'on voulait. Ils crièrent qu'il ne fallait pas qu'on
+laissât passer le Welche, ils prièrent, commandèrent aux Lorrains, aux
+Alsaciens, de lui tomber dessus au passage, de le traiter comme René
+fit du duc de Bourgogne. Les Allemands, de leur côté, écrivaient à
+Marguerite qu'ils verseraient tout leur sang pour empêcher l'élection
+du Français.
+
+Toutes ces fumées de haine auraient pu s'évaporer. Pour rendre la
+haine active et lui faire frapper un coup décisif, il fallait l'armer
+d'une épée. Cette épée fut Seckingen.
+
+Ceci fut le coup de maître le plus inattendu. Seckingen ne s'achetait
+pas, et il n'aimait pas la maison d'Autriche. Maximilien, pour je ne
+sais quelle belle action de justice héroïque, l'avait mis au ban de
+l'Empire. Dans ce temps d'anarchie et de corruption où les juges se
+faisaient brigands, les brigands (nobles, chevaliers) pouvaient bien
+se faire juges. Tel était Seckingen. Il s'était fait le redresseur de
+torts. La noblesse le suivait, et il avait mis à la raison jusqu'à un
+duc de Lorraine, un landgrave de Hesse, le prince le plus guerrier de
+l'Allemagne. François Ier l'avait eu pour pensionnaire, qui s'était
+sottement brouillé avec lui. Mais il n'y avait pas apparence que l'ami
+d'Hutten et de la révolution allât contre son rôle et prêtât sa
+vaillante épée à l'intrigue de Marguerite. Ni l'argent ni la ruse
+n'eût rien fait près de lui. On le surprit par l'amitié.
+
+Le sanglier des Ardennes, La Mark, le brigand de la Meuse, était l'ami
+naturel de l'illustre brigand du Rhin. Marguerite avait séduit le
+premier par l'espoir de lui obtenir le chapeau pour son frère l'évêque
+de Liége. Ce chapeau tant désiré, on le lui tenait à distance, lui
+promettant qu'il l'atteindrait, s'il montrait du zèle. Point de
+chapeau, s'il ne gagnait son ami Seckingen aux intérêts du roi
+d'Espagne. La Mark y fit tous ses efforts. Et par surcroît, Marguerite
+acheta un gentilhomme, par lequel Seckingen, crédule comme un héros
+du vieux temps, se laissait volontiers conduire.
+
+Hutten lui-même aida peut-être. Le duc de Wurtemberg, ami, allié de la
+France, venait de tuer un parent d'Hutten, amant de sa femme. Il avait
+soldé des bandes et guerroyait contre les villes impériales. Hutten
+sonnait contre lui le tocsin de ses pamphlets. D'autre part, on cria
+partout que cet ennemi public était soudoyé par le roi de France. Les
+Allemands, Seckingen en tête, coururent sus; il fut écrasé. L'armée,
+où Marguerite avait mis six cents cavaliers, lui resta disponible; on
+la fit approcher de Francfort, où se faisait l'élection; on la montra
+comme épouvantail aux électeurs, dont plusieurs se repentaient et
+comprenaient qu'ils allaient se donner un maître. Le Palatin le
+sentait. Plusieurs villes impériales, Strasbourg, Constance, etc.,
+regrettaient amèrement d'avoir, sans le savoir, donné cette force aux
+Flamands pour peser sur l'élection.
+
+Spectacle bizarre, en effet! c'étaient ces villes, les dernières
+républiques de l'Allemagne, c'était Seckingen, le chef de la
+démocratie noble des chevaliers du Rhin, c'était la révolution qui
+allait sacrer à Francfort la contre-révolution. Tous ces ennemis des
+prêtres faisaient venir un Empereur, d'où? du pays où les prêtres
+régnaient sur les rois, et régnaient à faire peur à Rome elle-même!
+
+Cette curieuse mystification avait donné tant d'audace au parti
+flamand-espagnol, qu'il avait entouré Francfort d'embûches et de
+coupe-jarrets, pour faire un mauvais parti à ceux qui viendraient pour
+le roi. Le principal ambassadeur, un prince, Henri de Nassau, dans
+une lettre de Coblentz, écrit à Marguerite qu'il a dressé une
+embuscade par eau et par terre à un archevêque, «laquelle lui eût
+coûté cher» si l'électeur de Mayenne n'eût parlé pour lui.
+
+Le 17 juin, au milieu d'une armée de vingt-cinq mille hommes, s'ouvrit
+la diète électorale. Les partisans de la France commencèrent à avoir
+peur. Le Palatin, parent de François Ier, après s'être avancé pour
+lui, recula et se rétracta. L'électeur de Brandebourg, qui avait
+parole d'être son lieutenant dans l'Empire, se convertit à
+Charles-Quint. Le Saint-Esprit, sous la forme un peu rude de
+Seckingen, agit ainsi sur tous. Il n'y eut que l'électeur de Trèves
+qui ne s'était pas vendu au roi de France, mais qui, véritable
+Allemand, voulait contre le Turc le meilleur défenseur de l'Allemagne.
+
+François Ier, _in extremis_, perdant de ses espérances, fit dire à ses
+ambassadeurs d'appuyer un prince allemand autre que l'autrichien.
+L'électeur de Saxe eût eu des chances. Mais il s'abandonna lui-même,
+et étonna tout le monde en votant pour Charles-Quint. Dans son
+indécision, il se laissa aller à ce qu'il crut la volonté de Dieu. Il
+semble aussi que, ne pouvant enlever Anne de Hongrie, il espéra pour
+son neveu Catherine d'Autriche, la soeur de Charles-Quint, se
+résignant, comme le chien de la fable qui porte le dîner et le défend
+d'abord, mais qui, voyant que d'autres y mordent, se décide et en
+prend sa part.
+
+La France ne fut pas battue seulement, elle fut ridicule. Bonnivet eut
+l'idée d'entrer du moins dans Francfort, et de voir lui-même sa
+déconfiture. Ce qui le tenta sans doute, c'est que la chose semblait
+périlleuse, à travers tant d'épées nues, et avec des adversaires si
+peu scrupuleux. Pour n'être arrêté aux portes il lui fallut (lui
+ambassadeur du roi de France) prendre un déguisement, un habit de
+soldat.
+
+Revenant assez triste et l'oreille basse, il se consolait, sur la
+route, de l'injustice des Allemands avec les Allemandes. Elles sont
+bonnes et compatissantes. Elles le consolèrent tellement qu'en
+Lorraine il tomba malade. Maladie politique, peut-être, qui fit rire
+le roi. Tout fut oublié.
+
+Les résultats étaient fort sérieux.
+
+Cet Empereur de vingt ans, qui, dans ses faibles bras, prenait la
+moitié de l'Europe, faible pour gouverner, fut fort pour étouffer;
+toute nation pâlit en son propre génie, languit et défaillit dans cet
+effort absurde d'assimilation impossible.
+
+On avait fait un monstre: l'Espagne et l'Allemagne, collées l'une sur
+l'autre, et face contre face, Torquemada contre Luther.
+
+Et cette chose monstrueuse permit d'en faire une perfide, qui eût
+ouvert la porte aux Turcs (sans un hasard tout imprévu). Ce fut de
+faire une Hongrie allemande, autrichienne, bâtarde, d'énerver, mutiler
+le vaillant portier du monde chrétien.
+
+Un an après l'élection impériale, le frère de l'Empereur épouse Anne
+de Hongrie, et se dit héritier de Hongrie et de Bohême[6], portant sa
+main marchande sur la sainte couronne des héros, le palladium de
+l'Europe.
+
+[Note 6: L'unité de cette histoire, la nécessité d'en suivre le
+fil central entre la France, l'Italie et l'Allemagne, m'impose un
+cruel sacrifice: c'est de ne rien dire ici du héros de l'Europe, qui
+finit, s'éclipse du moins au XVIe siècle. Je parle du peuple hongrois.
+Mourrai-je donc en ajournant toujours ce que lui doit l'histoire?...
+Notre Degérando est mort! irréparable perte!... Le savant Téléki vient
+de mourir. La grande histoire de Fesler attend encore un traducteur.
+Et cependant d'infâmes et menteuses compilations paraissent,
+fleurissent de toutes parts.--Les Hongrois ne daignent répondre. S'ils
+parlent, c'est pour le monde (_Atlas_ anglais).--Je vois avec bonheur
+un Français plein de coeur et de talent, M. Chassin, entrer avec éclat
+dans ces études (_Huniade_). Puisse-t-il payer la dette de nos coeurs
+à ce peuple entre tous héroïque, qui, de ses actes, de ses
+souffrances, de sa grande voix forte, nous relève et nous fait plus
+grands! On lui accorde volontiers la vaillance; mais cette vaillance
+n'est que la manifestation d'un haut état moral. Dans tout ce qu'ils
+font ou qu'ils disent, j'entends toujours: _Sursum corda._
+
+Tout ce qui nous est revenu de leurs paroles en 1848 est purement et
+simplement sublime. Un paysan vient s'engager: «Jusqu'à
+quand?--_Jusqu'à la victoire._»--Un enfant se présente aussi pour être
+soldat: «Mais tu es trop petit...--_Je grandirai devant l'ennemi._» Ce
+qui étonne le plus de ce peuple, c'est son silence. Il laisse les
+journaux ignorants dire, répéter que la révolution hongroise fut
+aristocratique.--Chose pourtant vraie en un sens. La nation entière
+est une aristocratie de vaillance et de dignité. Il y a là cinq
+millions de chevaliers. Et pas un paysan ne s'estime moins que le
+premier palatin du royaume. On le voit dans les chants innombrables,
+guerriers ou satiriques, que 1848 a inspirés, surtout dans l'oeuvre de
+leur premier poète, Petoefi, le boucher de Pest.]
+
+
+
+
+CHAPITRE V
+
+RÉACTION CONTRE LA BANQUE--MELANCOLIA--LUTHER--LA MUSIQUE
+
+1516-1519
+
+
+Allemagne, Hongrie, Bohême, Espagne, des nations si différentes, si
+énormément éloignées de moeurs, de langues et de génie, venaient
+d'être englobées du même coup de filet, victimes d'une même opération
+de banque et de diplomatie.
+
+«Triomphe, dira-t-on, d'une puissance moderne et pacifique sur les
+vieilles nations d'héroïsme sauvage, triomphe de paix sur la
+guerre.»--N'oublions pas que cette oeuvre de paix engendre deux cents
+ans de guerre (1515-1715).
+
+Non, ce n'est pas pour le bonheur du monde que le monde est escamoté,
+qu'une femme intrigante, avec ce publicain d'Augsbourg, brise l'épée
+d'Huniade et du Cid, ruine la ruine de Jean Huss, et sur la grande
+Allemagne, profondément enceinte de pensée sublime et mystique, jette
+froidement le coffre, la caisse et le comptoir, où s'assoira l'éternel
+_croupion_ qu'on appelle la Bureaucratie.
+
+Comment les nations vendues prirent-elles leur sort?
+
+La Bohême, livrée par sa soeur la Pologne, l'hérétique par la
+catholique, la Bohême, arrivée à sa dernière goutte de sang, reçoit
+sans réclamer cette pelletée de terre qui la recouvre pour jamais.
+
+La Hongrie, comme elle a vécu, s'en va mourir dans les bataillons
+turcs, en protégeant ses assassins.
+
+L'Espagne, comme un taureau blessé qui se percerait de ses cornes, est
+furieuse, contre qui? contre soi. Volée par les Flamands, elle va se
+voler elle-même; indigente par eux, elle se fait mendiante, en
+détruisant ses Maures. Elle restera _loyale_ quand même, et mourra le
+chapeau à la main devant la dynastie flamande.
+
+Ces deux héros, aux deux bouts de l'Europe, le Hongrois, l'Espagnol,
+ont à peine conscience de leur destinée.
+
+La conscience du temps fut dans l'Allemagne. C'était, relativement à
+nous, à l'Italie, une jeune et verte nation. La France, qui est
+devenue jeune, était très-vieille en 1500. Sa langue, jadis
+européenne, avait traversé bien des âges. La langue allemande, à peine
+adulte, se formait, florissait, touchait à ce moment où la fleur est
+la force et la fécondité. Il y avait une vraie jeunesse dans les
+moeurs; Machiavel en est frappé: une simplicité extrême dans la vie,
+l'alimentation, le vêtement; une pauvreté riche de sentir si peu de
+besoins. Et, dans cette mesquinerie volontaire des choses matérielles,
+beaucoup de richesse morale. D'une part, le vieux génie tenace du
+paysan, homme des temps antiques et de l'âge de ses forêts, ami de
+l'arbre et de la source, frère du chevreuil, du cerf, sachant la
+langue des oiseaux. D'autre part, la culture savante (il est vrai,
+pédantesque) de l'ouvrier allemand, doublement ouvrier, rabotant des
+planches et des vers, calculant sur l'empeigne ou la semelle d'un
+soulier le _canon_ compliqué d'une harmonie nouvelle qu'il chantera
+dimanche. Beaucoup de bonhomie rustique et de fraternité industrielle.
+Ajoutez d'éternels voyages d'étudiants et de compagnons, errants,
+toujours chez eux, dans la patrie allemande; soufflant la plume au
+vent le matin et marchant où elle vole, sûrs de trouver le soir une
+porte ouverte; ou, si le gîte manquait, chantant le long des rues, de
+leur plus belle voix, quelque vieux chant d'église, que la bonne femme
+allemande vient bien vite écouter.
+
+Deux choses originales et rares. La famille très-pure et innocente. Et
+le vagabond, le mendiant, sûrs pour elle et reconnaissants.
+
+Avouons aussi le revers: un respect ridicule des grands, une bonasse
+admiration, non des empereurs ou électeurs, mais des moindres
+principicules, _de sa haute et très-digne Grâce, de l'infiniment
+gracieux et clément Seigneur_... je ne sais qui, quelque noble vautour
+qui daigne les manger jusqu'aux os.
+
+Enfin, ce qu'on a dit (trop durement): «Le Français est l'esclave,
+l'Allemand le valet.»
+
+Notez que ce valet est Hændel, Dürer ou Mozart.
+
+Pour revenir, l'Allemagne, deux ans durant, s'était vue brocantée.
+Point de mystère. Les courriers, les ambassadeurs, les marchands
+d'âmes, allaient, venaient; effrontément sonnaient les florins, les
+écus. On discutait haut, à grand bruit. Tant à Judas, tant à Pilate.
+Combien l'âme de l'Allemagne? combien son corps et sa dépouille? Les
+princes tiraient ceci, mais le pape emportait cela. Encore si, nue,
+déshabillée, exposée à l'encan, l'esclave eût eu sa foi! On la vendait
+avec le reste. Si la science et la pensée pure, la lumière supérieure
+des libertés de l'âme, au moins, était restée! Mais le pis, le plus
+sombre, c'est que tout cela échappait. La Renaissance elle-même
+semblait avoir menti. Un Médicis devenu pape, ralliant les savants;
+Érasme ami des cardinaux, correspondant de Léon X; Hutten menaçant et
+flattant Rome, ne sachant plus lui-même, dans ses dédicaces
+équivoques, s'il veut caresser ou blesser, Hutten élisant domicile
+chez le fermier des indulgences et de la grande élection!
+
+Vous vous imaginez que la dose excessive de longanimité et de patience
+dont ce peuple étonne le monde a dû être épuisée, et que la violence
+du désespoir lui aura arraché un cri, une malédiction, un blasphème?
+Oh! que vous connaissez peu l'Allemagne! Des révoltes locales eurent
+lieu, mais la masse allemande ne bougea; elle soupira seulement et
+regarda le ciel.
+
+Soupir profond que l'art allemand prit au passage, et, lui donnant
+figure, grava pour l'avenir sur le bronze: _Melancolia._
+
+Dans l'ombre humide des grands murs que la ville de Nuremberg venait
+de se bâtir contre les brigands et les princes, vivait et travaillait
+l'homme en qui fut la conscience profonde de ce pays de conscience, le
+grand ouvrier Albert Dürer.
+
+Ce pauvre homme, très-malheureux en ménage, ne gagnant pas assez pour
+apaiser sa ménagère acariâtre, avait un foyer trouble (à l'image de la
+patrie), sans consolation intérieure: _Melancolia._
+
+Vingt fois, cent fois, sur toile, sur bois, sur cuivre,
+insatiablement, il peignit, grava sa tristesse et celle du temps, dans
+les formes légendaires de la Passion: le Christ vendu des Juifs, mais
+les chrétiens sont pires; le Christ frappé des Turcs, il l'est encore
+plus par les siens. Il variait ce thème à l'infini, sans satisfaire
+son coeur, impuissant et vaincu par les réalités, dans cette lutte
+laborieuse: _Melancolia._
+
+Enfin, dans un grand jour, échappant aux formes connues, et, par un
+effort stoïcien, faisant appel au _moi_, sans appui du passé, il grava
+d'un acier vainqueur le génie de la Renaissance, l'ange de la science
+et de l'art, couronné de laurier. Il l'entoura de ses puissants
+calculs, lui mit le compas dans la main, et autour toutes les
+puissances d'industrie, la balance et la lampe, le marteau, la scie,
+le rabot, les clous et les tenailles, des travaux commencés. Rien n'y
+manque, pas même les essais botaniques, en petit vases; pas même les
+travaux de l'anatomie; une bête morte attend le scalpel. Ce n'est plus
+là l'atelier fantastique du magicien, de l'alchimiste, qui ne donnait
+rien que fumée. Non, ici tout est sérieux, formidablement vrai; c'est
+le laboratoire où la science est puissante, où chaque coup qu'elle
+frappe est une immortelle étincelle qui ne s'éteindre plus et reste un
+flambeau pour le monde.
+
+L'être singulier et sans nom qui siége en ce chaos, ce beau géant
+qui, s'il n'était assis, passerait de cent pieds toutes les figures de
+Raphaël, ce génie dont les fortes ailes, d'un tour, franchiraient les
+deux pôles, qu'il est sombre pourtant! Et comment n'a-t-il pas la joie
+de son immense force? Pourquoi, d'un poing serré, accoudé au genou,
+dans un effort désespéré, cache-t-il la moitié de sa face admirable,
+de sorte qu'on ne voit guère que le noble profil, l'oeil profondément
+noir et plongeant dans la nuit?... Oh! fils de la lumière, que tu es
+triste!... et attristant!... Moi, j'avais cru que la lumière, c'était
+la joie!
+
+«Quoi! tu ne vois donc pas?» dirait-il, s'il parlait, s'il pouvait du
+fond de ce cuivre se retourner vers moi, «tu ne vois pas ce bloc mal
+équarri, de forme irrégulière, et que la divine géométrie ne ramènera
+pas au prisme des cristaux? Prismatique il était, régulier,
+harmonique. Qu'ai-je fait! Sans arriver à l'art, j'ai brisé la nature.
+
+«La bête aussi qui fut vivante, qui gît là devant moi, alors elle
+semblait prête à révéler son secret, à m'expliquer la vie... Et morte,
+elle s'est tue. Son sang figé refuse d'avouer le mystère où j'ai
+failli atteindre,--failli d'une seconde,--qui fut la mort, la nuit, et
+mon éternelle ignorance.»
+
+C'est donc en vain qu'on voit, dans un lointain immense, le vaste
+monde, forêts, villes et villages, l'infini de la mer et l'infini de
+la lumière. Que lui fait tout cela? L'infini qu'il poursuit, la
+lumière qu'il adore, C'est celle qui est au fond de l'être. Voilà ce
+qui serre son poing et qui ride son front, ce qui le laisse sans
+consolation. Voilà pourquoi ses lauriers l'accablent, et tous ses
+instruments, ses moyens de travail, ne lui semblent qu'embarras,
+obstacles... Oh! nous avons trop entassé! Nous succombons sous nos
+puissances. Celui-ci est captif de l'encombrement de la science. Son
+laboratoire fait suer à voir. Comment sortira-t-il de là? Comment,
+s'il avait le malheur de vouloir seulement se lever, le pourrait-il?
+Il lui faudrait crever le toit de son front. Il y a une échelle pour
+grimper à l'observatoire... Amère dérision pour ce captif, lié de sa
+pensée. Je vous jure que jamais il ne montera. Adieu le ciel et les
+étoiles!... Pour les ailes! c'est le plus affreux! Oh! se sentir des
+ailes pour ne voler jamais!... Cette torture fut épargnée à Prométhée.
+
+Il y a pourtant encore un être vivant dans un coin, qui (bien
+entendu), n'ose souffler devant l'ange terrible. Pauvre petit génie
+tout nu, assis sur un arbre manqué. Ramassé sur sa tâche et les veines
+enflées d'un grand effort d'attention, il voudrait buriner, le petit,
+il travaille consciencieusement d'une pointe studieuse et maladroite.
+
+De sorte qu'il pourrait bien être, sous cet aspect modeste, l'humble
+effigie de l'art allemand, la timide conception, la bonne volonté
+d'Albert Dürer et son âme ingénue. Hélas! L'effort n'est pas la force.
+Si ce géant ne peut, que peut le nain? Et je le vois avec chagrin, ce
+pauvre et lourd enfant ne prendra pas l'essor. Dieu ait pitié de lui!
+Les inutiles ailes qui lui ont poussé par erreur pendent et pendront
+toujours à ses épaules.
+
+Image vraiment complète de découragement, qui supprime l'espoir, ne
+promet rien, pas même sur l'enfance. Le présent est mauvais, mais
+l'avenir est pire. Et l'horloge que je vois ne sonnera que mauvaises
+heures.
+
+Telle fut la pensée d'Albert Dürer. Et l'oeuvre étant finie, datée,
+ayant envie de l'effacer, de la mettre dans l'ombre éternelle, il rit
+amèrement et ajouta une chauve-souris exactement sur le soleil, qui
+vole outrageusement en pleine lumière, inscrivant la nuit dans le
+jour, et le mot: _Melancolia._
+
+D'où l'harmonie reviendrait-elle dans ce monde complexe, devenu à
+lui-même son labyrinthe inextricable, perdu en soi, brisé de soi,
+paralysé par ses propres puissances et par ses moyens d'action?
+
+Au désespoir de l'art un autre art répondit, une harmonie inattendue,
+un chant doux, simple et fort: si fort, qu'il fut entendu de mille
+lieues; si doux que chacun crut y reconnaître la voix de sa mère même.
+Et, en effet, une mère nouvelle du genre humain était venue au monde,
+la grande enchanteresse et la consolatrice: la Musique était née.
+
+Silence ici! J'entends l'objection, et je répondrai aux Gothiques, et
+plus qu'ils ne voudront[7].
+
+[Note 7: Le plus simple des hommes qui lirait seulement les
+chroniques d'avant le XVIe siècle, puis celles du XVIe, serait
+parfaitement éclairé sur la question. Il verrait les premières toutes
+muettes et sombres de silence, les autres, au contraire,
+resplendissantes de lumière et de chants. Le chant devient alors
+universel et populaire. Tous les événements tristes ou gais, les
+combats, les supplices mêmes, se passent au milieu des cantiques. «Là,
+tel fut mis à mort pour avoir chanté des psaumes sur un rocher.»
+Ailleurs: «Il chanta dans les flammes, et la foule étouffait sa voix
+par des hymnes à la Vierge, _Ave, maris Stella_, etc.» Voilà les
+passages que vous trouvez continuellement dans les chroniques et
+catholiques et protestantes. On en ferait un énorme volume.
+
+Nul doute que le Moyen âge n'ait eu aussi des mélodies. À côté des
+beaux chants de la messe qui nous viennent d'Orient, l'antique chanson
+gauloise trouva toujours des accents vifs, agrestes, choeurs de
+moissons ou de vendanges, plus rhythmiques que ceux des offices.
+
+L'Église, de bonne heure, dans sa haines des formes mondaines,
+négligea, dédaigna la mesure, en même temps qu'elle favorisait la
+sculpture raide et longue qui fait de l'homme une momie, supprime les
+articulations et ce qu'on peut appeler les rhythmes du corps. La
+nature a mis le rhythme partout. L'Église le supprima partout, en
+haine de la nature.
+
+Mais, aux moments émus, la nature revient invincible; le rhythme
+reparaît, du moins au battement du coeur trop oppressé, ou par
+l'intervalle des soupirs. Dans la tremblotante complainte du pauvre
+Godeschalc, persécuté déjà au IXe siècle dans ce doux chant coupé de
+larmes, n'y a-t-il pas un rhythme de douleur? Et il y en a un
+certainement de fureur et d'effroi dans le chant des persécuteurs,
+l'hymne dominicain compilé de vingt autres, le véhément _Dies iræ_.
+(Coussemaker, 94, 115.)
+
+Le silence profond des chroniques, qui ne parlent jamais d'aucun
+chant, nous autorise à croire que ces hymnes d'église, qui
+resserraient plutôt les coeurs, furent peu dans la bouche du peuple.
+Ils sont très-méridionaux, nullement dans le caractère de la France,
+opposés, nous pouvons le dire, à l'aimable génie de nos aïeux.
+
+Tout cela, au reste, est purement _mélodique_. Le Moyen âge connut-il
+le contre-point et l'_harmonie_? Le contre-point double n'apparaît
+certainement qu'au XVIe siècle. (V. Kiesewetter et Fétis). On connut
+de bonne heure les règles élémentaires de l'harmonie; mais on en fit
+le plus baroque usage. Du plain-chant grégorien, où la division des
+sons est imparfaite, et qui n'admet ni rhythme ni sons complexes, on
+passa de bonne heure à des combinaisons scientifiques fort
+compliquées, dont la difficulté absorbait toute l'attention. Ni goût,
+ni sentiment, ni inspiration musicale.
+
+Les patients rechercheurs de ces curiosités, fort tentés de les
+admirer, avouent pourtant eux-mêmes, quand ils sont de bonne foi, que
+la plupart furent dignes de figurer aux _Fêtes de l'âne_. Les chants
+d'Hucbald, au Xe siècle, réputés très-suaves alors, effrayent
+tellement M. Kiesewetter, qu'il décide «que jamais il n'y eut oreille
+assez barbare pour les supporter un instant.» Mais MM. Fétis et
+Coussemaker disent et prouvent qu'on les supportait (Coussemaker, p.
+18). Un manuscrit de 1267, qui du reste témoigne des progrès déjà
+faits, arrache cependant cet aveu à son admirateur: «Dans l'ensemble,
+il déchire l'oreille.» (Fétis, _Revue de M. d'Anjou_, octob. 1847, p.
+322.)
+
+On devient plus savant, mais aussi plus absurde, n'attachant de mérite
+qu'à la complication, à la difficulté. Les maîtres de chapelle des
+princes du XVe siècle mettent les paroles du _Credo_, du _Sanctus_,
+sur le thème d'une chanson grivoise, et brodent là-dessus mille
+ornements bizarres. Le charivari est au comble, charivari moral et
+musical. On ne disait plus la _messe du Sanctus_, mais la _messe de
+Vénus la belle_, de l'_Ami Baudichon_ ou la _messe d'Adieu mes
+amours_. Ajoutez des idées grotesques et puériles d'exécution
+matérielle: s'il s'agissait de nuit, de mort, les notes étaient
+noires: si de fleurs, de prairies, les notes étaient vertes; rouges,
+si l'on parlait de sang, et autres pauvretés.
+
+Toutes ces misères duraient encore au XVIe siècle. Le charivari
+augmentait. J'entends dire que le _Marignan_ du très-fameux Josquin
+des Prés, qu'on a essayé d'exécuter récemment, est un affreux tapage.
+
+Enfin vinrent le protestantisme et les psaumes de Goudimel; enfin le
+concile de Trente, éclairé par ces psaumes, demanda la réforme de la
+musique catholique. Rome en chargea l'élève de Goudimel, l'aimable
+Palestrina, grand homme qui, néanmoins, fut impuissant pour faire
+école. Ce qui est mort est mort. Voir Baini, _Memorie di Palestrina_,
+1828, et l'excellent article de M. Delécluse (ancienne _Revue de
+Paris_), qui résume et juge très-bien cet important ouvrage.]
+
+En attendant, je leur défends de dire, à ceux qui tant de siècles ont
+désespéré l'âme humaine, qu'ils lui aient trouvé ses consolations.
+Vous la laissiez inguérissable, cette âme, inconsolable, jusqu'au
+premier chant de Luther.
+
+C'est lui qui commença, et alors toute la terre chanta, tous,
+protestants et catholiques. De Luther naquit Goudimel, le professeur
+de Rome et le maître de Palestrina.
+
+Ce ne fut pas le morne chant du Moyen âge, qu'un grand troupeau
+humain, sous le bâton du chantre officiel, répétait éternellement dans
+un prétendu unisson, chaos de dissonances.
+
+Ce ne fut pas la farce obscène et pédantesque des messes galantes dont
+l'_introït_ était un appel à Vénus, et dont le _Te Deum_ rendait grâce
+à l'Amour.
+
+Ce fut un chant vrai, libre, pur, un chant du fond du coeur, le chant
+de ceux qui pleurent et qui sont consolés, la joie divine parmi les
+larmes de la terre, un aperçu du ciel... Dans un jour de malheur et
+d'imminent malheur où le ciel se cernait de noir, je vis un point
+d'azur qui luttait, grandissait, contre les nuées sombres, azur
+d'acier, sévère et sérieux, où le soleil ne riait pas.
+
+N'importe, je m'y rattachai, je le suivais des yeux.
+
+Mon coeur chanta, et j'étais relevé.
+
+Voilà la vraie Renaissance. Elle est trouvée. C'est la Renaissance du
+coeur.
+
+Grande ère où sonne une heure du monde! La nouvelle heure peut dire:
+
+«Je n'ai rien de l'heure écoulée. Le passé, c'est l'âge muet, et qui
+ne put chanter, âge sombre qui dut manger son coeur dans la nuit du
+silence. Moi, je suis l'âge harmonieux qui, par le libre chant, verse
+son coeur à la lumière, l'épanouit, l'agrandit et le crée.»
+
+«Je sens mille coeurs en moi,» dit quelque part un héros de
+Shakespeare. Mais qui a droit de dire ceci, sinon l'âge moderne, à
+partir de Luther? Oui, je sens ces mille coeurs, et je les fais sans
+cesse, je me les crée et les engendre, et les multiplie par le chant.
+
+Le besoin de créer, de se faire et de faire son Dieu, n'a pas manqué
+au Moyen âge. Et cet effort a apparu dans le dessin et dans les arts
+d'imitation.
+
+Du jour où Giotto, Van Eyck, délivrèrent les saintes images de la
+fixité byzantine, chacun voulut son Dieu à soi, et tourmenta le
+peintre et le graveur. On l'emportait dans son sein, dans sa robe, ce
+Dieu, on s'en allait riche de son rêve. Et le lendemain on disait:
+
+«Ceci n'est pas mon rêve encore.»
+
+Légitime exigence, sinon caprice. Dieu est Dieu par son renouvellement
+continuel, par ce charme rapide de l'incessant enfantement. Tel il
+est, et tel le veut l'homme. Donnez lui donc un art, non pas
+d'imitation et de fixité; au contraire, un art où jamais rien ne se
+reproduise identique. Cet art sera plus près de Dieu.
+
+Aux plus déshérités fut donné ce don de la Grâce.
+
+Avez-vous vu les caves misérables de Lille et de la Flandre, l'humide
+habitation où le pauvre tisserand, dans ce sombre climat d'éternelle
+pluie, envoie, ramène et renvoie le métier d'un mouvement automatique
+et monotone? Cette barre qui, lancée, revient frapper son coeur et sa
+poitrine pulmonique, ne fait-elle rien, je vous prie, qu'un tour de
+fil?... Oh! voici le mystère. De ce va-et-vient sort _un rhythme_;
+sans s'en apercevoir, le pauvre homme à voix basse commence _un chant
+rhythmique_.
+
+À voix basse! Il ne faudrait pas qu'on l'entendît. Ce chant n'est pas
+un chant d'église. C'est le chant de cet homme, _à lui_, sorti de sa
+douleur et de son sein brisé. Mais je vous assure qu'il y a plus de
+soleil maintenant dans cette cave que sur la place de Florence; plus
+d'encens, d'or, de pourpre, que dans toutes les cathédrales de Flandre
+ou d'Italie.
+
+«Et pourquoi pas un chant d'église? Est-ce révolte?»--Point. Mais
+c'est que l'Église ne sait et ne peut chanter, et elle ne peut rien
+pour cet homme. Il faut qu'il trouve lui-même. Elle perdit le rhythme
+avec Grégoire le Grand, et elle ne le retrouve pas pendant mille ans.
+Elle en reste au plain-chant; c'est sa condamnation.
+
+Ce tisserand _buissonnier_, de la banlieue d'une grande ville, n'a
+garde de chanter haut. Il est trop jalouse du fier et souverain métier
+des tisserands, du corps autorisé qui vient de temps à autre lui
+briser tout dans sa maison. Il est humble comme la terre, le terrier
+où il vit. La cloche du métier ne sonne pas pour lui. Le noble
+carillon de la ville qui réjouit les autres de quart en quart, au
+contraire, lui sonne aux oreilles:
+
+«Tu n'es rien, tu seras battu... Tu n'as pour toi que Dieu.»
+
+Dieu le reçoive donc! Dieu entend tout et ne dédaigne rien. Qu'il
+entende ce chant à voix basse, chant pauvre et simple, petit chant de
+nourrice. Dieu seul ne rira pas. Si, par malheur, quelque autre
+l'entend au soupirait, il rit, hoche la tête: Chant de _lolo_, à
+bercer les enfants[8]!
+
+[Note 8: Lolhardus, lullhardus, lollert, lullert, Mosheim. De
+Beghardis et beguinabus. Append., p. 583.--En vieil allemand, _lullen,
+lollen, lallen_, chanter à voix basse; en allemand moderne, _lallen_,
+balbutier; en anglais, _to lull_, bercer; en suédois, _lulla_,
+endormir.]
+
+Voilà le nom trouvé. Le _lollard_, est ce pauvre imbécile au chant de
+vieille ou de nourrice. Il fait la nourrice et l'enfant, s'imaginant
+être le faible et dénué nourrisson aux genoux de Dieu.
+
+Hérésie musicale! grande et contagieuse, je vous le dis. Car plus
+d'un, le dimanche, fuyant les cathédrales, ira furtivement surprendre
+aux caves ce petit chant qui fait pleurer.
+
+Il vous semble très-doux, et il contient un dissolvant terrible, une
+chose qui fait frémir le prêtre, qui le brise, renverse ses tours, ses
+dômes, toutes ses puissances, qui nivelle la terre avec les ruines des
+cathédrales anéanties. C'est la réponse de Dieu au tisserand: «Chante,
+pauvre homme, et pleure... Ta cave est une église... Tu as péché, mais
+tu as bien souffert. Moi, j'ai payé pour toi, et tout t'est pardonné.»
+
+Inutile de dire que ce chanteur est poursuivi à mort. Où trouver assez
+de supplices, de fer, de feu, de grils ou d'estrapades, de tenailles à
+tenailler? Un bâillon! surtout, un bâillon! Autrement, il continuera
+dans les flammes. Comment étouffer cette voix?... Oh! une voix mise
+dans le monde, on ne l'étouffe plus. Celle-ci s'en va de tous côtés.
+L'art muet s'en empare; le Forgeron d'Anvers, dans sa cuve bouillante
+où saint Jean est plongé, a peint ce maigre tisserand; sa voix même,
+il l'a peinte, et son faible chant à voix basse.
+
+La réponse de Dieu qui est le fond de ce chant, elle passe, elle file,
+quoi qu'on fasse, de bouche en bouche. C'est toute la _théologie
+allemande_. Dès 1400, un petit livre de ce titre l'enseignait aux
+enfants. Aux Pays-Bas Wesel, Staupitz en Allemagne, répandent cette
+consolation au XVe siècle. C'est d'eux que l'a reçue Luther.
+
+Luther est un _lollard_, le chanteur, non du chant étouffé, à voix
+basse, mais d'un chant plus haut que la foudre.
+
+Et il y a encore une autre différence. C'est que ces chants mystiques
+et solitaires du Moyen âge étaient trempés de pleurs. Mais voici un
+chanteur dans la voix héroïque duquel rayonnent le soleil et la joie.
+
+Ô joie bien méritée! et que ce grand homme avait bien raison d'être
+joyeux! Quelle révolution eut jamais une plus noble origine?
+
+Il dit lui-même comment la chose lui vint, et comment il eut le
+courage d'exécuter ce que son éducation lui faisait regarder comme la
+«plus extrême misère.»
+
+Il eut pitié du peuple.
+
+Il le vit mangé de ses prêtres, dévoré de ses nobles et sucé de ses
+rois, n'envisageant rien après cette vie de souffrances qu'une
+éternité de souffrances, et s'ôtant le pain de la bouche pour acheter
+à des fripons le rachat de l'enfer.
+
+Il eut pitié du peuple, et retrouva dans la tendresse de son coeur le
+vieux chant du lollard et la consolation: «Chante, pauvre homme, tout
+t'est pardonné!»
+
+La Pucelle, à ceux qui lui demandaient la cause qui lui mit les armes
+à la main, répondit: «_La pitié_ qui était au royaume de France,»
+Luther eût répondu: «_La pitié_ qui était au royaume de Dieu.»
+
+Ce ne fut pas un verset de saint Paul, un vieux texte si souvent
+reproduit sans action, qui renouvela le monde. Ce fut la tendresse, la
+force du grand coeur de Luther, son chant, son héroïque _joie_.
+
+Foi, espérance, charité, ce sont bien trois vertus divines. Mais il
+faut ajouter cette vertu rare et sublime des coeurs très-purs, rare
+même chez les saints. Faute d'un meilleur nom, je l'appelle _la Joie_.
+
+La condamnation de tout le Moyen âge, de tous ses grands mystiques,
+est celle-ci: _Pas un n'a eu la Joie._
+
+Comment l'auraient-ils eue? C'étaient tous des malades. Ils ont gémi,
+langui et attendu. Ils sont morts dans l'attente, n'entrevoyant pas
+même les âges d'action et de lumière où nous sommes arrivés si tard.
+Ils ont aimé beaucoup, mais leur amour si vague, plein de subtilités
+suspectes, ne s'affranchit jamais des pensées troubles. Ils restèrent
+tristes et inquiets.
+
+Au contraire, la bénédiction de Dieu, qui était en Luther, apparut en
+ceci surtout, que, le premier des hommes depuis l'Antiquité, il eut
+_la Joie_ et le rire héroïque.
+
+Elle brilla, rayonna en lui, sous toutes les formes. Il eut ce grand
+don au complet.
+
+La joie de l'inventeur, heureux d'avoir trouvé et heureux de donner,
+celle qui sourit dans les dialogues de Galilée, qui éclate d'un naïf
+orgueil dans Linné, dans Keppler.
+
+La joie du combattant au moment des batailles, sa colère magnifique,
+d'un rire vainqueur, plus fort que les trompettes dont Josué brisa
+Jéricho.
+
+La joie du vrai fort, du héros, ferme sur le roc de la conscience,
+serein contre tous les périls et tous les maux du monde. Tel le grand
+Beethoven quand, vieux, isolé, sourd, d'un colossal effort, il fit
+l'_Hymne à la Joie_.
+
+Et par-dessus ces joies de la force, Luther eut celles du coeur,
+celles de l'homme, le bonheur innocent de la famille et du foyer.
+Quelle famille plus sainte et quel foyer plus pur?... Table sacrée,
+hospitalière, où moi-même, si longtemps admis, j'ai trouvé tant de
+fruits divins dont mon coeur vit encore[9]!... Avec son petit Jean
+Luther, je m'en allais, suivant le bon docteur, au verger où,
+tendrement, gravement, il prêchait les oiseaux, ou bien encore dans
+les blés mûrs qui le faisaient pleurer de reconnaissance et d'amour de
+Dieu.
+
+[Note 9: Oui, les années heureuses où j'ai vécu lisant l'oeuvre de
+Luther (l'exemplaire allemand de la Mazarine, unique à Paris), ces
+années, m'ont laissé une force, une séve, que Dieu me conservera, je
+l'espère, jusqu'à la mort. Malheureusement mes _Mémoires de Luther_, qui
+donnaient l'homme au vif, ont deux défauts: d'abord une préoccupation
+trop grande du point de vue théologique (très-secondaire, car le peuple
+n'y sentit que l'éveil moral). L'autre défaut, c'était ma timidité, mon
+hésitation. Nourri hors du catholicisme, n'en ayant point souffert, sans
+rapport avec lui que ma curiosité archéologique, je retenais mon souffle
+de peur de faire rien envoler de la poussière de ces vieux temps.]
+
+Voilà l'homme moderne, et votre père, à tous. Reconnaissez-le à ceci.
+
+La joie est absurde au Moyen âge, qui bâtit tant de choses vaines,
+qui, savant architecte, édifia aux nues ces tours et ces châteaux
+qu'apporte et remporte le vent.
+
+La joie est raisonnable au temps moderne dont la main sûre construit
+de vérités l'immuable édifice dont le pied est assis en Dieu, dans le
+calcul et la nature. Si le vrai n'est plus vrai, si la géométrie est
+fausse, alors cette maison tombera.
+
+La raison seule et la révolution, la science, ont seules droit à la
+_Joie_.
+
+Mais, à quelque degré de sérieux, de fermeté virile qu'arrive notre
+âge en sa _via sacra_, reconnaissons et bénissons le point de départ,
+vraiment touchant, humain, d'où nous prîmes l'essor, la bonne et forte
+main du grand Luther qui, dans son verre gothique nous versa le vin du
+voyage.
+
+Ce vin fut l'assurance que celui-ci donna à l'homme, qui le releva et
+le mit en chemin. Cent fois on avait dit au pauvre peuple, qui avait
+tant souffert, qu'il était pardonné. Luther le jura, se fit croire, et
+le monde, raffermi des vaines terreurs, se lança dans l'action.
+
+Comment le peuple n'eût-il cru cette voix pure et forte, loyale, qui
+est celle du peuple? Tous croient, tous sont joyeux. On s'embrasse sur
+les places, comme on fit plus tard par toute l'Europe pour la prise de
+la Bastille. Un chant commence, d'une incroyable joie, la Marseillaise
+de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»
+
+Il fit les airs et les paroles. Et il allait de ville en ville, de
+place en place, et d'auberge en auberge, avec sa flûte ou son luth.
+
+Tout le monde le suivait.
+
+Ses ennemis le lui reprochent; ils disent en dérision: «Il allait par
+toute l'Allemagne, nouvel Orphée, menant les bêtes.»
+
+Cet homme était si fort, qu'il eût fait chanter la mort même.
+
+L'Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe, l'Allemagne se mit
+à chanter.
+
+La misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du
+sang, chante aussi comme l'Allemagne.
+
+Le poète ouvrier Hans Sachs salue ce puissant «rossignol, dont le
+chant emplit la chrétienté.» Albert Dürer, consolé, fait cent oeuvres
+joyeuses qui expient _Melancolia_: le petit _saint Christophe_, plein
+d'amour, emportant son Dieu; le ferme et fier _saint Paul_, qui lit,
+appuyé sur l'épée, la grande épée biblique, enfoncée dans la terre;
+saint Marc écoute, frissonne de terreur et de joie, montrant ses
+blanches dents; saint Pierre, avec ses clefs, vaincu, baisse la tête
+et n'est plus qu'un portier.
+
+Voilà les jeux et les chansons, le Noël de la Renaissance.
+
+Pour lui, qui a changé le monde, le grand Luther, ne réclame rien que
+son titre de noblesse: _chanteur et mendiant_.
+
+«Que personne ne s'avise de mépriser devant moi les pauvres
+compagnons qui vont chantant et disant de porte en porte: _Panem
+propter Deum!_ Vous savez comme dit le psaume: «Les princes et les
+rois ont _chanté_...» Et moi aussi, j'ai été un pauvre mendiant. J'ai
+reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à Eisenach,
+dans ma chère ville.»
+
+
+
+
+CHAPITRE VI
+
+--SUITE--
+
+LUTHER
+
+1517-1523
+
+
+Luther a eu le succès inouï de changer ce qui ne change pas: _la
+famille_.
+
+C'est la révolution la plus profonde, la plus victorieuse qui fut
+jamais. Celle-ci atteignit toutes les habitudes, tout le système de la
+vie, le fond du fond de l'existence.
+
+Nous ajournons les autres faces de la révolution protestante. Elles
+ressortiront assez de ce livre. Un mot seulement ici sur le côté
+moral:
+
+Sans vouloir toucher au christianisme (au contraire, en faisant
+effort pour le replacer sur le dogme qui en est l'essence), Luther l'a
+transformé. Employons le langage de l'art qu'il préférait, de la
+musique: il n'a pas changé l'air, il a même épuré, restauré la
+partition, mais il l'a transposée d'une clef à l'autre, l'a complétée
+des parties légitimes. Et ce changement a fait, d'une mélodie maigre,
+d'un chant monastique et stérile, l'ouverture harmonique du grand
+concert des nations.
+
+Il a transposé la religion du miracle à la nature, du fictif à la
+vérité.
+
+Le miracle, c'était le célibat ecclésiastique, le mariage gouverné par
+un célibataire, et la famille à trois.
+
+De son gouvernement paterne où il trônait, le prêtre est descendu à la
+fraternité. C'est un frère, c'est un homme, un des nôtres. Tels nous
+pouvons être demain.
+
+Ainsi le mot de la _Renaissance_: «Revenez à la nature,» s'est
+accompli par l'homme qui ne voulait que rappeler le christianisme et
+le salut surnaturel.
+
+Luther, fervent chrétien, a, sans le vouloir, servi l'esprit nouveau.
+Son coeur, profondément humain, riche et complet, a chanté les deux
+chants, donné en partie double le concert harmonique de la Réforme et
+de la Renaissance.
+
+Quand il entra au cloître, dit-il lui-même, il n'apporta que son
+Virgile. Il y trouva les Psaumes. David et la Sibylle s'emparèrent du
+grand musicien.
+
+Personne ne fut plus lettré, plus écrivain, plus harmoniste par la
+langue et le style. Il n'y a rien à comparer aux symphonies immenses
+de Michel-Ange et de Rubens, que certaines pages de Luther, comme son
+récit de la diète de Worms, plusieurs de ses préfaces. Toutes choses
+au niveau de Bossuet, mais avec des accents poignants, profonds,
+intimes, _humains_, que n'eut pas l'orateur officiel de l'Église de
+Louis XIV. Son magnifique récitatif est bien peu entraînant devant la
+trombe de Luther.
+
+De tant de choses fortes et puissantes, émues, passionnées, de toute
+cette superbe tempête, de ce grand coeur et de cette grande vie, cent
+choses sont restées très-fécondes, une surtout qui fut l'homme même et
+qui est au-dessus de toute dispute. Là est la victoire de Luther.
+Cette chose, nous l'avons dit, c'est _la famille_, la vraie et
+naturelle famille, le triomphe de la moralité et de la nature, la
+reconstruction du foyer.
+
+Or, la pierre du foyer, c'est la base de tout. Toute la vie est bâtie
+dessus. Où le foyer branle, tout branle. Où la famille est faible et
+désunie, l'État n'a pas d'assiette; il la cherche, et comme un malade,
+se tourne et se retourne dans son lit, sans en être mieux.
+
+La longue mort de l'Italie et de l'Espagne, la fébrile agitation de la
+France, l'anéantissement de l'Irlande comme race et de la Pologne
+comme nation, ont là leur cause principale. La famille, dans ces pays,
+est rarement sérieuse. La maison n'y est pas fermée; elle est ouverte
+aux quatre vents. Autre chose, l'hospitalité; autre, la banalité. Dans
+cette vie quasi communiste, où chacun regarde toujours hors de chez
+soi, le travail est minime, et l'agitation grande, la mobilité et
+l'ennui, l'esprit aléatoire, la curiosité, l'aventure. Les peuples
+ainsi doués porteront ce goût de loterie dans les choses de l'État.
+
+Nous reviendrons assez sur tout cela. Qu'il suffise de dire ici que le
+protestantisme, qui pour le reste est un passage, en ceci s'est trouvé
+la nature qui ne passe point. Que Dieu se soit trompé en faisant la
+famille à deux, plusieurs le soutiendront. Mais enfin, elle est telle.
+Une famille à trois, où le dangereux tiers n'est pas l'intrus, mais
+l'autorité même, c'est la discorde arrangée par la loi, c'est le
+divorce organisé, le foyer équivoque et suspendu en l'air. Nulle paix,
+nulle unité: donc, l'éducation impossible, l'enfant formé par le
+hasard, et sans tradition paternelle, c'est-à-dire sans passé solide,
+faible et seul, un _individu_[10].
+
+[Note 10: Que penser de l'ignorance de nos faiseurs de systèmes
+qui vous disent gravement encore: «Le catholicisme réunit, le
+protestantisme divise. Le protestant, c'est l'individu, etc.» Eh!
+pauvres gens, étudiez donc un peu, observez, voyagez. Regardez-moi, le
+soir, la famille protestante unie dans la lecture commune. Observez
+cette femme, comme elle écoute le touchant commentaire, la pieuse
+réflexion du mari! comme tous deux sentent et comprennent d'un même
+coeur! Leur profonde unité imprime au coeur de l'enfant une autre
+Bible encore. Il n'oubliera jamais le regard attendri dont sa mère
+surprit l'esprit saint dans les yeux émus de son père. Voilà la
+tradition forte. Il y a un peu loin de cela à la tradition scolastique
+donnée par l'homme officiel à un enfant distrait qui ne comprend guère
+et ne retiendra pas. L'autre, élevé dans la famille vraie, à ce
+puissant foyer, qu'il aille en Amérique, qu'il s'enfonce aux forêts,
+loin de toute demeure humaine, qu'il vive pionnier solitaire, il ne
+sera point seul. Il a avec lui la tradition. Quelle? Est-ce ce volume
+qu'il emporte partout, l'Encyclopédie juive, mêlée de tant de choses?
+Ce volume, qu'il le lise ou non, il a été sur la table sacrée. La
+simple couverture, maniée, usée par ces chères mains, que de choses
+elle dit! Dans les nuits les plus sombres, la lueur y revient de la
+lampe de famille, la divine lumière de ce tendre regard que son père
+et sa mère échangèrent devant lui dans un moment de sainteté.]
+
+La racine fatale d'où germe cette mauvaise plante d'une végétation
+souterraine, infinie, poussant ses fibres vénéneuses de la famille
+dans l'État et la société, Luther la coupe, par un moyen très-simple.
+Pour directeur à la famille, c'est la Bible qu'il donne. Il vous met
+dans les mains un livre, au lieu d'un homme.
+
+«Ne me croyez pas, dit-il. Qui est Luther? Que m'importe Luther?
+Périsse Luther, et que Dieu vive!... Prenez ceci: lisez.»
+
+_Lisez!_ Quoi! en voici un qui veut qu'on sache lire! Mais cela seul
+est une grande révolution.
+
+Lire un livre _imprimé_! Révolution plus grande. Ceci donne des ailes
+à la Presse. En sorte que tous liront, sauront, verront, auront des
+yeux... C'est la révolution de la lumière.
+
+_Quel livre?_ Infiniment multiple, de vingt esprits divers, donc
+propre à susciter l'examen, la critique, la recherche d'un esprit
+libre.
+
+De sorte que ce bonhomme, chaleureux défenseur de l'autorité
+primitive, s'en remet à la liberté.
+
+Coeur loyal, âme pure! je le vois bien ici. Le vrai nom de ton oeuvre
+est celui-ci: c'est _la révolution de loyauté_.
+
+Point d'arrière-pensée dans ce rude homme. Il marche, fort et ferme,
+de ses souliers de fer, dans la droite et loyale voie... Ah! il ne
+vous énervera pas. Il vous forge d'abord une Bible allemande dans la
+langue vibrante des Niebelungen, la langue des vieux héros du Rhin.
+
+Où en est, je vous prie, toute la littérature du Moyen âge, la poésie
+de la fièvre, la gémissante colombe du Cantique, les berceaux de
+l'Épouse, tant commentés de saint Bernard, recommentés d'Innocent III
+et de Gerson, de Bossuet même. Voici un homme indélicat qui n'entend
+rien aux attendrissements, qui n'a pas goût aux confidences, aux
+timidités, aux soupirs. Les bocages douteux où les mystiques erraient
+au clair de lune, ce grossier forgeron qui n'aime que le jour, il
+frappe dessus, à droite, à gauche. Et quand les dryades gémiraient, il
+n'en frapperait que plus fort, faisant de ces nymphes du diable un
+impitoyable abatis.
+
+Qu'il est puissant, celui qui ne veut rien pour lui, qui va droit
+devant lui et sans tourner la tête! Je voudrais bien savoir seulement
+comment, dans ce grand désert d'hommes, où tous agonisaient, il y eut
+un homme encore; comment, tous étant pâles, délicats, pulmoniques, il
+y eut cet homme fort, «au coeur rouge,» pour dire comme la vieille
+Allemagne. Il y a là un miracle que je ne comprends pas.
+
+Il ne descendit pas du ciel. Il passa par l'école, l'église et le
+couvent, trois degrés du suicide.
+
+Et il eut en perfection, ce héros, l'éducation du temps, celle de la
+bassesse et de la peur.
+
+C'était une sorte de bagne où l'on n'entendait que le fouet. Luther
+l'avait cinq fois par jour. Cela faisait des enfants si peureux, qu'un
+jour, avec ses camarades, ayant mendié à la porte d'une ferme, le
+paysan, homme charitable, mais d'une voix rude, leur dit: «J'y vais,»
+et leur peur fut si grande, qu'ils s'enfuirent à toutes jambes et
+n'osèrent jamais revenir.
+
+Voilà la triste école d'où sortit l'homme le plus hardi de
+l'Allemagne.
+
+Autre miracle. Converti un jour par la peur d'avoir vu tuer un ami
+par la foudre, il se fait moine, et le voilà entre deux écueils
+auxquels personne n'échappait. D'une part, la goinfrerie, le ventre.
+Et d'autre part, la femme, la fatalité corruptrice de savoir et
+toucher sans cesse ce qu'on doit éviter.
+
+Dieu le portait. Il entre au cloître, mais comment? Avec sa musique
+d'une part, de l'autre son Virgile et les comédies de Plaute. Ris, bon
+jeune homme, cela te soutiendra. Mais il y ajoute Platon. La sereine,
+l'héroïque antiquité, l'entoure et le garde. La musique lui prête des
+ailes, pour l'enlever au besoin sur les endroits fangeux et les basses
+tentations.
+
+Fils d'un Saxon, il le fut peu lui-même. Ce n'est point un buveur de
+bière. Il est du pays de la vigne, du pays de sa mère, née sur les
+coteaux de Wurtzbourg. Il eut dans le sang l'esprit gai et aimable des
+plus salubres vins du Rhin. Rien d'épais, rien d'alourdissant.
+Seulement des chaleurs subites à la tête et au coeur, de superbes
+colères. Mais le meilleur homme du monde.
+
+Le grand assaut livré à son esprit, ce fut la découverte fortuite
+d'une Bible. Livre immense, effrayant, où Dieu semble parler par cinq
+cents voix contraires. Beaucoup y succombaient, disant (Luther le leur
+reproche): _Bibel-Babel_, et n'y voulant plus lire.
+
+Rudes étaient ses combats. Et il eut un moment la tentation de jeter
+tout. Mais ce grand livre le retint. Deux fois par an il lisait la
+Bible tout entière, et s'y enfonçait toujours plus, y trouvant, y
+portant mille choses fécondes qu'en fait jaillir un grand esprit. Il
+dit fort bien plus tard, dans la naïveté de la force: «Je tire bien
+moins des livres, que je n'y mets moi-même.»
+
+La difficulté réelle du moment que personne ne voyait, la chose qui
+faisait avorter la Renaissance, stérilisait la Liberté, c'est que Rome
+les exploitait. Rome s'était mise à la mode; elle professait la
+doctrine des philosophes et des juristes, doctrine antichrétienne, qui
+sauve l'homme non par le Christ, mais par les oeuvres mêmes de
+l'homme.
+
+Léon X se montrait d'accord avec Érasme. La liberté et la philosophie,
+confisquées, amorties par leur ennemi naturel, se neutralisaient
+elles-mêmes. C'était la vaccine de la liberté, un _libre arbitre_
+théorique, dirigé par les prêtres, rançonné par les indulgences,
+c'était aux mains du pape un négoce de plus, une nouvelle marchandise
+de la grande boutique.
+
+Avec un petit mot, une équivoque, la liberté devenait servitude:
+l'équivoque du mot _oeuvres_. «L'homme est-il sauvé par les _oeuvres_?
+Oui, disait le philosophe, entendant les _oeuvres_ de vertu. Oui,
+disait le papiste, entendant _les oeuvres_ pies, messes ou cierges
+brûlés, macérations, pèlerinages, ou, ce qui remplace tout,
+l'indulgence de Rome et l'argent.
+
+Magique vertu de l'équivoque! Grâce au mot _oeuvres_, l'argent et la
+philosophie avaient le même langage. Tetzel et Fugger parlaient comme
+Zénon.
+
+Mais voilà que ce rude Allemand brise ce bel accord. Quand on lui
+parla du charlatan Tetzel, de ses succès à colporter sa drogue, Luther
+dit brutalement: «Je lui crèverai son tambour.»
+
+Traduisons clairement sa prédication. Replaçons-là au vrai jour
+populaire:
+
+«Bonnes gens, on vous vend la dispense des oeuvres. Remettez l'argent
+dans vos poches. Dieu vous sauve gratis. Des oeuvres, la seule
+nécessaire, c'est de croire en lui, de l'aimer. Quoi! Dieu est mort
+pour vous, et il n'y aurait pas assez du sang d'un Dieu pour laver
+tous les péchés de la terre?»
+
+Chose curieuse, le pape recommandait les oeuvres, et tout s'était
+réduit aux oeuvres de la caisse. Luther dispense des oeuvres, et elles
+recommencent, les vraies oeuvres morales, celles de piété et de vertu.
+
+Il disait: «Aime et crois.» Qui aime, n'a besoin qu'on impose et
+prescrive les oeuvres agréables à l'objet aimé; il les fera bien de
+lui-même, et il les ferait malgré vous.
+
+Cette apparente suppression de la Loi, ce triomphe de la Grâce et de
+l'amour, fut un enchantement. De misérable serf qu'il était, servant
+sous le bâton, la verge et la peur de l'enfer, voilà l'homme restauré
+qui se trouve chez Dieu le fils de la maison, l'héritier chéri,
+légitime. Il s'élance, riant et pleurant, dans les bras paternels...
+Le péché, le jugement, tous les épouvantails, que sont-ils devenus? Je
+ne vois plus qu'amour, lumière, consolation, le paradis ici-bas, comme
+au ciel... Un chant de joie commence. À l'homme de chanter, au diable
+de pleurer. Lui seul est dupe. Jésus l'a attrapé. Croyant tenir sa
+proie, il a mordu à vide et s'est mordu... Du ciel à la terre, immense
+éclat de rire.
+
+Voilà comment apparut Luther, sublime et bouffon musicien de ce divin
+Noël, amusant, colère et terrible, un David aristophanesque, entre
+Moïse et Rabelais... Non, plus que tout cela: _Le Peuple._
+
+Ou, comme il a nommé magnifiquement le peuple: «Monseigneur tout le
+monde (_Herr omnes_).» Ce Monseigneur est dans Luther.
+
+Le plus merveilleux de l'affaire, c'est que cette nouveauté était
+très-vieille. Cent fois on avait ramassé le texte de saint Paul:
+«Crois, et tu es sauvé.» Saint Augustin l'avait commenté, étendu,
+délayé à souhait. Tous les mystiques avaient pris là, spécialement les
+mendiants, et plus que tous, les théologiens de l'Allemagne.
+
+C'était la propre et originale _théologie allemande_, comme elle
+existait déjà dans le petit manuel qui porte ce nom, comme on la
+trouvait, remontant, dans Tauler, Henri Suso, jusque dans Gotteschalk,
+condamné sous Charlemagne, au temps même où le christianisme entra en
+Allemagne. Dès qu'il y eut un christianisme allemand, il fut tout
+d'abord luthérien.
+
+L'Allemagne enseigna toujours: «Dieu seul est grand, Dieu seul est
+tout; toute la force de l'homme est en lui.»
+
+La défaillance de l'Église n'avait que fortifié cette doctrine de
+l'impuissance humaine. L'_Imitatio Christi_, la Théologie de Gerson,
+n'avaient pas d'autre sens. Et pourtant quel contraste! Ces livres
+monastiques, découragés (désespérés dans leur résignation), ne mènent
+à rien qu'à la langueur, à rêver et croiser les bras. Ils sont la fin
+d'un monde, pâle reflet d'un soleil couchant. Ceux de Luther, c'est
+l'aube, c'est un réveil de mai à quatre heures du matin. Une cloche
+argentine et perçante, sous un puissant battant d'acier, éveille le
+monde en sursaut. L'Allemagne, _la reine aux bois dormant_, se met
+sur son séant, en se frottant les yeux: «Oh! dit-elle, que j'ai dormi
+tard! Mais, je le vois bien, c'est l'aurore!»
+
+Remontez, je vous prie, dans l'histoire du christianisme: vous ne
+trouvez rien de semblable. Je parlais de l'_Imitatio_, mais j'aurais
+pu dire l'Évangile. Son astre aimable a lui, au coucher de l'Empire
+romain sur les ruines de la Judée et de vingt nations. Son charme est
+plutôt celui d'une lune mélancolique que d'un fécond soleil; c'est le
+temps du repos; c'est l'astre aimé des morts. Dormez et laissez faire
+à Dieu.
+
+Tout au contraire, Luther, qui croit ressusciter cette doctrine, qui
+en dit, redit les paroles, commence pour le monde un âge de bruyante
+et vive action. Le jour, laborieux ouvrier, se lève, et chante, et
+frappe, et bat l'enclume. Il me dit bien: Dormez. Mais il n'y a pas
+apparence. Cher, vaillant forgeron, tant que tu battras d'un tel bras,
+peu de gens dormiront. Dès l'heure où ton coq a chanté, les muets
+esprits de la nuit ont fui discrètement. L'homme est pour toujours
+éveillé.
+
+Ainsi l'effet fut tout le contraire que celui des mystiques. Tant vaut
+l'homme, tant vaut la doctrine. Celle-ci, prêchée dans la langueur,
+dans les tendresses équivoques, était la mollesse même, l'énervation
+de l'âme. Proclamée de cette voix pure et forte, candide, héroïque,
+elle fut le pain des forts, un cordial avant la bataille; elle fit a
+l'homme la belle illusion de sentir, au lieu de son coeur, battre en
+son sein le coeur d'un Dieu.
+
+Malentendu sublime! Le peuple entend mieux qu'on ne dit. Il prit
+l'air plus que les paroles; et dans l'air était le vrai sens. Quand de
+sa voix tonnante à faire crouler les trônes, Luther criait: _L'homme
+n'est rien_, le peuple entendait: _L'homme est tout._
+
+Les dates ici sont dramatiques. La grande oeuvre du Concordat, la
+soumission de la France, brisée par le roi et par le pape, fut
+couronnée en février 1517. En mars, Léon X, qui jusque-là n'avait pas
+cru à sa victoire, et tenait à Rome contre les gallicans une espèce de
+concile pour les foudroyer au besoin, jugea la comédie inutile,
+licencia ses acteurs. Le ciel était serein, les humanistes ralliés à
+la papauté. Les rieurs étaient pour le pape. Et c'est à ce moment
+qu'éclatèrent en Allemagne les thèses de frère Martin Luther. Elles
+coururent en un mois jusqu'à Jérusalem.
+
+Le 31 octobre 1517, Luther, ayant écrit une noble et forte lettre à
+l'archevêque de Mayence, où il le sommait du compte qu'il aurait à
+rendre à Dieu, afficha à l'église du château de Wittemberg ses
+propositions sur les indulgences. Pièce originale, éloquente, d'une
+verve mordante, chaleureuse et satirique. Jamais la théologie n'avait
+parlé sur ce ton. Nulle banalité. Tout sortait d'une indignation
+loyale et des entrailles mêmes du peuple.
+
+L'ironie n'y manquait pas. «On a sujet de haïr ce trésor de
+l'Évangile, par qui les premiers deviennent les derniers. On a sujet
+d'aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les
+premiers.
+
+«Quand le pape donne des pardons, il a moins besoin d'argent que de
+bonnes prières pour lui. Voilà tout ce qu'il demande.»
+
+À côté de ces choses piquantes, il y en avait de bien belles, d'une
+vraie sublimité: «Qui vous dit que toutes les âmes du Purgatoire
+demandent à être rachetées? Qui sait si elles n'aiment pas mieux
+rester et souffrir?... Assurons les chrétiens que souffrir, c'est la
+voie du ciel, exhortons-les à affronter les douleurs, l'enfer même,
+s'il le fallait, pour aller à Dieu.»
+
+On fait tort à la cour de Rome quand on dit qu'elle traita légèrement
+cette affaire, qu'elle n'en sentit pas la portée. Elle crut, à tort,
+que la chose était suscitée par les princes, avec raison que les
+princes en étaient charmés et en profiteraient. L'empereur Maximilien,
+fort ennemi de Léon X, et qui, dit-on, eut un instant l'idée d'être
+pape lui-même, disait: «Celui-ci est un misérable; ce sera le dernier
+pape. Gardons bien le moine saxon; le jeu va commencer avec les
+prêtres. Soignez-le. Il peut arriver que nous aurons besoin de lui.»
+L'électeur de Saxe, et d'autres princes dans chaque famille
+électorale, regardèrent d'où venait le vent, et se tinrent prêts à
+soutenir ce défenseur de l'Allemagne, sans lequel elle risquait de
+tomber dans l'abaissement de la France. Danger qui ne fit que croître
+par la mort de Maximilien, quand le vendeur des indulgences,
+l'archevêque de Mayence, parvint à faire empereur le roi catholique.
+
+Rome ne perdit pas un moment[11]. Elle lança les dominicains, fit
+écrire l'un d'eux qui était le maître du Sacré-Palais, pour rappeler
+la doctrine de saint Thomas, et somma Luther de comparaître dans
+soixante jours (septembre 1518). Puis elle envoya à Augsbourg un
+Italien fort délié, le cardinal Cajetano, qui lui-même avait été
+suspect d'hérésie, ayant écrit qu'on pouvait interpréter l'Écriture
+«sans suivre le torrent des Pères.» Il devait plaire à l'électeur, et
+décider Luther à la rétractation. Il s'y prit de toutes manières, par
+menace à la fin, lui montrant son isolement, son danger, lui disant:
+«Crois-tu que le pape s'inquiète fort de l'Allemagne? Crois-tu que les
+princes lèveront des armées pour te défendre?... Quel abri as-tu? Où
+veux-tu rester?--Sous le ciel,» répondit Luther.
+
+[Note 11: Léon X, dans sa bulle _Exsurge_ (_error_ 33), et la
+Sorbonne, dans sa _Déterminatio_, condamnent spécialement cette
+hérésie de Luther: «Brûler les hérétiques, c'est contre le
+Saint-Esprit.» Il persévéra toute sa vie dans cette magnifique
+hérésie. On peut le prouver par cent passages. Même dans sa colère
+contre les paysans révoltés, qui ne veulent plus l'écouter, il ne se
+dément pas; il condamne leurs actes, non leurs croyances. Sa plus
+grande sévérité est de conseiller le bannissement pour les
+blasphémateurs qui enseignent leurs blasphèmes. Castillon, dans
+l'écrit où il blâme la mort de Servet, s'appuie principalement de
+l'autorité de Luther. On peut dire que c'est à ce grand homme que
+remonte la tradition de la tolérance.]
+
+Rome avisa dès lors à un moyen plus violent. Elle flatta l'électeur,
+lui envoya le présent royal de la Rose d'or, en lui demandant en
+échange de lui livrer le moine. Dans ce cas-là, brûlé par Léon X, il
+eût eu le sort d'Arnoldo de Brescia, de Savonarole, de Bruno et de
+tant d'autres. La Réforme, étouffée encore, eût laissé le vieux
+système pourrir sa pourriture paisiblement. Point de protestants, dès
+lors, ni de jésuites; point de Jansénius, point de Bossuet, point de
+Voltaire. Autre était la scène du monde.
+
+Luther était dans un danger réel. L'électeur ne se prononçant pas, il
+n'avait de protection que le peuple, et se tenait prêt à partir; mais
+pour quel pays? Pour la France? Autant valait aller à Rome. La mort de
+Maximilien changea tout. L'électeur devint vicaire de l'Empire,
+craignit moins de protéger Luther (janvier 1519).
+
+Je regrette cette belle histoire. Tout le monde sait qu'après sa
+_Captivité de Babylone_, où il montrait Jésus-Christ prisonnier du
+pape, il brûla hardiment aux portes de Wittemberg la bulle de
+condamnation.
+
+Rome était effrayée. On peut en juger par un fait minime en apparence,
+mais d'hypocrisie très-habile. Dès novembre 1517, un mois après les
+foudroyantes thèses, Léon X demande qu'on lui envoie sur l'argent des
+indulgences 147 ducats d'or «pour payer un manuscrit du 33e livre de
+Tite-Live.» Belle et touchante réponse aux calomnies de Luther! Voilà
+l'emploi honorable que faisait le digne pontife de cet argent tant
+reproché! Il le prodiguait pour les oeuvres de la civilisation et le
+progrès des lettres. Là-dessus, les panégyristes de s'attendrir et de
+s'extasier. Et nous aussi, nous admirions une si fine diplomatie. Elle
+divisait habilement le grand parti de la Renaissance, elle flattait
+les Érasme, les Reuchlin, les Hutten; elle les avertissait de se
+rallier à Rome, à l'élégante Italie, fille et soeur de l'antiquité, de
+laisser dans sa barbarie ce buveur de bière, _ce moine_... Léon X
+avait dit: «Ce sont disputes de _moines_.» Et c'est aussi le point de
+vue sous lequel beaucoup d'humanistes voyaient la chose. Hutten, que
+la nécessité avait jeté à la cour de Mayence, avait dit: «Bravo! mes
+amis les moines, dévorez-vous, les uns les autres! (Consumite, ut
+consumimini invicem.)»
+
+Ceci en avril 1518. En novembre de la même année, Hutten revint à
+lui-même. Il écrivit à un ami son pamphlet _l'Ennemi des cours
+(Misaulus)_. Il appartient dès ce jour à Luther et à la patrie.
+
+C'est alors qu'il porta chez Franz de Seckingen sa presse et son
+imprimerie. Il lui lut les écrits de Luther, lui en fît un admirateur,
+un champion au besoin, assura à la réforme sa redoutable épée.
+
+Il en fut de même du fameux chef des lansquenets, le vieux Georges
+Frondsberg, rude et colérique soldat qui entourait Luther à Worms,
+tout prêt à tirer l'épée contre les Espagnols qu'avait amenés
+Charles-Quint.
+
+Il n'y avait pas de scène plus sublime que cette diète de Worms, où
+l'homme que tous favorisaient, mais dont nul encore n'osait s'avouer
+protecteur, vint seul, porté sur le coeur et dans les bras de
+l'Allemagne, si ferme, si modeste et si grand. Tous: amis et ennemis,
+voulaient l'empêcher d'arriver et lui rappelaient Jean Huss: «J'irai,
+dit-il, y eût-il autant de diables que de tuiles sur les toits.»
+
+Il y eut une tentative. On tâta le peuple. Un prêtre, avec des
+Espagnols, essaya d'enlever dans la rue quelques livres de Luther. Si
+cela eût réussi, les livres pris, on prenait l'homme. Mais le peuple
+s'élança, et les étrangers se réfugièrent dans le palais de
+l'Empereur.
+
+La providence invisible qui l'avait entouré à Augsbourg et à
+Wittemberg, à Worms enfin, le prudent électeur de Saxe, craignant à la
+fois l'Empereur et le zèle intempérant de Luther, le fit enlever en
+route et le retint quelque temps au donjon de la Wartbourg. La chose
+fut si bien conduite que Luther ne sut pas d'abord s'il était en main
+amie ou ennemie.
+
+Grand fut ce coup de théâtre. Les ennemis désespérés de l'avoir tenu
+et lâché. L'Allemagne entière émue, indignée contre elle-même, d'avoir
+si mal gardé son apôtre.
+
+Lui cependant, dans son donjon, ne voyant âme qui vive, sauf deux
+pages qui lui apportaient les aliments et ne parlaient pas, il
+réfléchissait à loisir sur l'étrange événement. Sa flûte, les psaumes
+allemands, l'immense travail d'une traduction de la Bible, lui
+remplissaient très-bien les jours.
+
+On sut bientôt qu'il existait, qu'il était le même, l'indomptable, le
+grand, l'héroïque Luther. Il écrivait _de son Pathmos, de la région
+des oiseaux qui chantent Dieu jour et nuit_.
+
+Il écrivait à Mélanchthon, son jeune ami qui le pleurait: «Tu es
+tendre, cela ne vaut rien... Tu m'élèves trop; tu te trompes en
+m'attribuant tout ceci. Prie pour moi... Me voilà ici, oisif et
+contemplatif. Je me mets devant les yeux la figure de l'Église; je
+hais la dureté de mon coeur qui ne se fond pas tout en larmes «_pour
+pleurer mon peuple égorgé_.» Pas un ne se lève pour Dieu... Temps
+misérable! lie des siècles!... Ô Dieu! aie pitié de nous!»
+
+Entre autres choses très-fortes, il écrivit un mot terrible à
+l'archevêque de Mayence, une sommation de s'amender:
+
+«Pensez-vous que Luther soit mort? Détrompez-vous. Il vit, tout prêt à
+recommencer avec vous un certain jeu...» Qui l'aurait cru? Le
+misérable, qui craignait d'être démasqué, répondit _de sa propre main_
+une lettre de soumission, «souffrant volontiers, disait-il, cette
+réprimande fraternelle.»
+
+Avec le temps, Luther fut moins resserré, et son hôte, le gouverneur
+du château, imagina pour l'amuser de le mener à la chasse. Il le
+connaissait bien mal, ce grand coeur, aussi bon que grand, si tendre
+pour la nature:
+
+«Ç'a été, dit-il, pour moi un mystère de douleur et de pitié. La
+chasse, n'est-ce pas l'image du Diable, poursuivant les âmes
+innocentes?... Mais voici le plus atroce. J'avais sauvé un petit
+lièvre et l'avais mis dans ma manche. Je m'éloigne; les chiens le
+prennent, lui cassent la jambe et l'étranglent... J'en ai assez de la
+chasse... Ô courtisans, mangeurs de bêtes! vous serez mangés là-bas.»
+
+Cette douceur n'était pas seulement pour les bêtes. Apprenant la
+violence des énergumènes, anabaptistes et autres qui allaient brisant
+les images et criant contre Luther:
+
+«Aie soin, écrit-il à un conseiller de l'électeur, que notre prince ne
+teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes.»
+
+Entre ces éclairs admirables de bonté et de grandeur qui partent de la
+Wartbourg et illuminent l'Europe, voici, selon moi, le plus grand.
+Ceci, c'est la garantie la plus haute du caractère de Luther, le vrai
+sceau de sa loyauté.
+
+Il abandonne la confession, la chose qui fait la force du prêtre, et
+sa très-intime joie, la chose pour laquelle tout jeune homme se fera
+prêtre (savoir le secret de la femme).
+
+Je vous dis en vérité que cet homme-là, du prêtre, n'a eu que l'habit.
+Où trouvera-t-on jamais un homme ayant cette puissance, qui veuille
+s'en dépouiller?
+
+Salut, homme vraiment innocent, simple, d'un profond coeur d'enfance!
+
+Ce jour-là, tu es le vainqueur.
+
+ * * * * *
+
+Je ne connais rien de plus curieux que ce bonhomme, descendant de la
+Wartbourg, malgré l'électeur, malgré tout. Deux embarras nouveaux
+(par-dessus le diable et le pape) lui survenaient: les rois, les
+peuples.
+
+Henri VIII faisait écrire contre lui. L'Allemagne exigeait,
+aujourd'hui, non demain, une révolution.
+
+Il voulut se mettre en travers, descendit. Il rentra dans son
+Wittemberg.
+
+Tout était changé.
+
+La petite maison de son père était entourée d'une foule. On avait su
+que Luther était ressuscité, et, d'un mouvement immense, toute la
+terre y affluait. Tel venait pour le bénir, tel pour le maudire, pour
+le voir surtout. Les questions de toute sorte pleuvaient comme grêle.
+
+Voilà un homme étonné, embarrassé, effaré.--Mais ce n'était rien
+encore.
+
+Les femmes, à ce renouvellement de la légende du monde sauvé par
+l'amour, s'étaient partout précipitées hors des maisons, hors des
+couvents. Un monde de religieuses, ayant quitté le cloître vide,
+cherchaient le vrai temple, cette maison de l'amour de Dieu. Elles
+n'avaient pas réfléchi que le pauvre Martin Luther, tout apôtre ou
+docteur qu'il fût, était encore un jeune homme robuste, d'environ
+trente-six ans.
+
+Il était extrêmement maigre, alors, avec la tête carrée, plus carrée
+que gracieuse, de la vraie race allemande. Ses yeux, il est vrai,
+étaient admirables; il y roulait constamment des éclairs joyeux et
+terribles, comme la foudre rit au haut des cieux.
+
+Heureusement, il était, de nature et foncièrement, un homme du peuple
+et de travail, disons le mot, un ouvrier, comme son père le mineur, un
+bon et loyal forgeron de Dieu.
+
+De toutes ces femmes qui arrivaient, plusieurs très-jeunes et
+très-belles, il ne vit qu'une seule chose: «il vit qu'elles avaient
+faim.»
+
+Et le voilà écrivant de tous côtés pour des aumônes, mendiant du pain
+pour elles, et, par de rudes plaisanteries, tâchant de plaire à
+l'électeur, aux courtisans, à tous, pour pouvoir nourrir «ces pauvres
+vierges, malgré elles,» en attendant qu'il puisse les renvoyer à leurs
+parents.
+
+C'était une foule fort mêlée. Il y avait des religieuses princesses,
+qui avaient profité de l'occasion pour courir le monde, fort curieuses
+du jeune apôtre.
+
+Il ne voit rien de tout cela. Il ne songe qu'à leur nourriture. Il y
+mange son dernier sou, et celui de ses amis.
+
+J'imagine que le pauvre homme qui, à cette même époque, demande
+pendant plusieurs mois un habit à l'électeur, n'ayant pas grand'chose
+à donner à ces pauvres échappées, et ne sachant comment changer les
+pierres en pain, les alimentait de ses psaumes, et, prenant son luth
+ou sa flûte, tout au moins nourrissait l'esprit.
+
+
+
+
+CHAPITRE VII
+
+LA COUR, LA RÉFORME, LA GUERRE IMMINENTE--LE CAMP DU DRAP D'OR
+
+1520
+
+
+Le grand éclat de Luther, sa personnalité puissante, le succès de sa
+résistance rayonnèrent dans toute l'Europe, et la Réforme en fut
+encouragée. D'elle-même, elle était née partout.
+
+Partout, en France, en Suisse, elle fut indigène, un fruit du sol et
+de circonstances diverses qui pourtant donnèrent un fruit identique.
+
+En y réfléchissant, on se l'explique sans peine. L'âme humaine, près
+de se lancer en avant dans l'infini de l'inconnu, regarda encore en
+arrière, interrogea sa voie antique, se demanda s'il ne suffisait pas
+de revenir aux anciens jours.
+
+On ne revient jamais. Chaque âge passe irrévocable, et rien ne le
+rappellera.
+
+De sorte qu'en s'efforçant de ne point innover, cherchant à faire du
+vieux, et le plus vieux possible, l'esprit humain fit le contraire. Il
+commença un nouveau monde.
+
+Cet effort instinctif pour revenir au vieux système était trop
+naturel. La Renaissance, déplorablement ajournée, trois cents ans
+(Voy. notre Introduction), venait de faire, bien tard, son éruption
+désordonnée; elle n'apparaissait nullement harmonique. On n'y voyait
+que le chaos.
+
+Qu'il y eût dans la Nature, dans l'Art (nature humanisée), des
+éléments religieux et les bases de _la loi profonde_, c'est ce qui ne
+venait à l'esprit de personne. Tous cherchaient le salut dans le
+retour au surnaturel, dans la rénovation du dogme légendaire.
+
+Après les premiers pas dans la voie de la Renaissance, ne trouvant pas
+encore le salut attendu, l'homme désespéra, tendit les bras à Dieu, en
+disant: «J'attends tout de toi.»
+
+En France, par exemple, où tout l'espoir d'un ordre salutaire était
+mis dans la royauté, où le royaume, uni sous Louis XI, enrichi sous
+Louis XII, glorifié à Marignan, avait cru à ce jeune roi, la déception
+fut amère, lorsqu'aux premières campagnes dont nous allons parler, ce
+roi fut impuissant pour défendre le Nord et l'abandonna aux ravages,
+lorsque plus tard, loin de protéger le Midi, il se vit obligé de le
+brûler lui-même et d'en faire un désert. Ces terribles calamités,
+l'abaissement et le mépris de soi où la France tomba, la jetèrent
+violemment dans ce mystique désespoir et dans l'appel à Dieu qu'on
+appelle la Réformation.
+
+Telle en fut la cause profonde, toute indigène et populaire. Délaissée
+du Dieu d'ici-bas, la France en appelle au Roi de là-haut.
+
+La chose éclata tout d'abord là où étaient les plus grandes
+souffrances, dans nos villes du Nord, dans les populations misérables,
+effrayées, qui voyaient les ravages et la dévastation venir à elles.
+Elle commença dans un grand centre industriel, et par les ouvriers de
+Meaux, principale manufacture des laines à cette époque.
+
+Attribuer ce mouvement tout populaire et spontané à la lointaine
+influence de l'Allemagne, aux timides enseignements du docteur
+Lefebvre d'Étaples qui, dès 1512, à Paris, renouvelait la théorie de
+la Grâce, ou aux prédications de l'évêque de Meaux, Briçonnet, c'est
+chercher de petites causes aux grands événements et ne pas connaître
+la nature humaine. Le bon évêque, mystique, nuageux, écrivain
+tourmenté, dont le sublime galimatias put influer sur des esprits
+subtils qui croyaient le comprendre, n'eût pas eu la moindre action
+sur le peuple. Le grand prédicateur fut la misère, la terreur, la
+nécessité, le désespoir des secours d'ici-bas, l'abandon surprenant où
+ce dieu des batailles, ce roi de Marignan, laissa nos provinces du
+Nord.
+
+L'Allemagne et Charles-Quint s'étaient vus face à face à la diète de
+Worms, nullement avec satisfaction. L'Allemagne vit l'Empereur
+(contre sa promesse positive) amener des soldats espagnols. Et
+l'Empereur vit l'Allemagne, pour essai de résistance, lui dire ce Non
+si ferme de Luther.
+
+Premier outrage à la Majesté impériale. Et dans la même diète, il eut
+l'affront plus grand de voir un Robert de la Mark, imperceptible sire
+des stériles bruyères de l'Ardenne, venir le défier, de souverain à
+souverain, lui jurer guerre à mort, et lui jeter le gant.
+
+Il n'y avait jamais plus grande ingratitude que celle des impériaux.
+Robert, comme on l'a vu, leur avait gagné Seckingen et cette armée
+sans laquelle l'argent n'eût pas suffi à faire un empereur. C'est par
+Robert que Marguerite avait trompé et égaré la chevalerie du Rhin,
+jusqu'à tirer l'épée pour se donner un maître. Quel maître? l'Espagnol
+et le roi de l'Inquisition.
+
+Le lendemain de l'élection, le conseil de l'Empereur avait tout
+oublié, voulait soumettre Robert à sa juridiction, le confondre dans
+la foule de ses vassaux des Pays-Bas. Robert se refit Français, et
+comme tel, sans consulter personne, avec trois ou quatre mille hommes,
+marcha intrépidement contre l'Empire et l'Empereur (mars 1521).
+
+François Ier n'était pas prêt à le soutenir. Il avait perdu bien du
+temps, amusé par son futur gendre, qui négociait trois mariages, en
+France, en Angleterre, en Portugal, empruntant de l'argent au
+beau-père d'Angleterre pour payer au beau-père de France. Il paya
+pension à celui-ci jusqu'à son élection impériale (en juin 1519). Là,
+il leva le masque, ferma sa bourse, et tourna le dos à François Ier.
+
+On se représente difficilement quelle était la haine et l'aigreur des
+conseillers de Charles-Quint. Il reste une consultation du chancelier
+Gattinara, pédantesque et furieuse, où il établit scolastiquement les
+raisons pour la paix, pour la guerre. Et les sept raisons pour la paix
+_sont les sept péchés capitaux_. Ce qui étonne davantage, c'est que
+l'habile et politique Marguerite d'Autriche n'est pas moins
+passionnée. C'est même elle qui enfonce au coeur du jeune homme le
+trait empoisonné qui le mettra hors de toute mesure. Les Français
+auraient dit de lui: _Un quidam, certain petit roi._ D'autres,
+charitablement, contaient à Charles-Quint que le roi de France
+espérait que l'imbroglio espagnol troublerait sa faible cervelle, que
+le fils de Jeanne la Folle tiendrait d'elle et deviendrait fou.
+
+Ces aigreurs mises à part, la querelle des deux monarchies était
+très-complexe en elle-même, de celles que la guerre seule débrouille,
+qu'elle ne finit guère même que par l'épuisement des partis.
+
+Ni la France, ni l'Espagne, ne pouvait céder la Navarre, la porte des
+deux royaumes, s'ouvrir à l'ennemi. Question insoluble, vainement
+disputée entre les Foix et les Albret.
+
+Comme la Navarre était double, double de même était la Flandre,
+regardant la France et l'Empire. Double la question de Milan, fief
+d'Empire, disait l'Empereur, et selon le roi, héritage de Valentine
+Visconti. Et plus insoluble encore était la question de Bourgogne.
+Louis XI l'avait enlevée à la grand'mère de Charles-Quint, délaissée,
+orpheline: chose odieuse!... À quoi l'on répondait que si la France
+reprenait la Bourgogne, elle reprenait le sien, rappelait à soi un
+fief donné imprudemment à l'ingrate maison de Bourgogne qui, par Jean
+sans Peur et son fils, avait mis l'Anglais en France, tué la France,
+sa mère, autant qu'elle le pouvait. Tout don peut être révoqué _pour
+cause d'ingratitude_; combien plus s'il est constamment un danger de
+mort pour le donataire!
+
+Des deux rivaux, l'Empereur, roi d'Espagne et de Naples, et souverain
+des Pays-Bas, des Indes, avec l'héritage éventuel de Hongrie et
+Bohême, était de beaucoup le plus vaste, mais le plus dispersé.
+François Ier était plus concentré, dans sa France si bien arrondie,
+plus obéi d'ailleurs, plus maître, plus à même de se ruiner.
+
+L'avantage semblait devoir appartenir à celui des deux qui mettrait
+l'Angleterre de son côté. Qui y réussirait? Très-probablement
+Charles-Quint. L'Angleterre était, d'essence et de racine,
+antifrançaise, et elle réclamait toujours le royaume de France. Toute
+la pente du commerce anglais était vers Bruges et vers Anvers, et sa
+partialité naturelle pour la maison de Bourgogne qui avait été jusqu'à
+décourager les industries flamandes au profit des naissantes
+industries d'Angleterre.
+
+Ainsi, de Londres à Anvers, le courant était tout tracé, et la pente
+très-forte. Rapprocher, au contraire, l'Angleterre de la France, en
+l'éloignant des Pays-Bas, c'était un grand effort, une oeuvre d'art et
+d'habileté, une tentative improbable de forcer le courant d'aller
+contre la pente populaire.
+
+La cour de France ne désespérait pas d'accomplir ce miracle. François
+Ier croyait qu'il suffisait pour cela d'acquérir le ministre
+dirigeant, le tout-puissant cardinal Wolsey. Présents et billets
+tendres ne manquaient pas. Le roi n'aimait que lui, ne se fiait qu'à
+lui. Il eût voulu que, seul, il gouvernât les deux royaumes. La cour
+de Madrid et Bruxelles parlait moins et agissait plus. En une fois,
+Charles-Quint lui envoya d'Espagne une grosse constitution de rente de
+sept mille ducats. Mais tout cela n'était que de l'argent. Wolsey en
+avait tant! Le coeur du bon prélat était tout aux choses spirituelles,
+à la tiare: il voulait être pape. Ce rêve des cardinaux-ministres, qui
+amena si loin les Amboise, s'était emparé de Wolsey. Plus vieux que
+Léon X, en revanche il était plus sain. Le Médicis était mangé
+d'ulcères. Wolsey, pour un homme de son âge, allait, digérait à
+merveille. Il comptait l'enterrer. Il se dit qu'il fallait voir de
+près les deux rivaux et se décider pour celui qui l'aiderait le mieux.
+Dès l'élection de Charles-Quint, il fut réglé qu'Henri VIII verrait
+d'abord le roi de France.
+
+Ces entrevues personnelles des princes créent souvent plus de haines
+qu'elles ne concilient d'intérêts. François Ier avait à craindre
+d'éclipser, d'irriter celui à qui il voulait plaire. Henri VIII avait
+vingt-huit ans, lui vingt-six. La rivalité d'âge, de grâce et de
+figure, le désir commun de briller devant les femmes, pouvaient, d'une
+amitié douteuse, faire une haine solide et profonde.
+
+L'inquiétude de François était justement de ne pas briller assez,
+faute d'argent, d'être effacé. Il faisait écrire à Wolsey par l'envoyé
+d'Angleterre: «Qu'il voudrait bien savoir si le roi son frère
+n'aurait pas pour agréable de défendre aux siens de faire de riches
+tentes. Il ferait volontiers aux Français la même défense.»
+
+Henri VIII n'en tint compte. Bouffi d'orgueil, il voulait éclater dans
+son rôle d'arbitre suprême et de roi des rois. En quoi sa pensée était
+celle même de l'Angleterre. Ce peuple, qui sous des formes froides et
+sombres, ne va que par accès, après un accès de fureur et de guerre,
+non moins furieusement voulait l'acquisition, la richesse et l'éclat.
+Moment d'orgueil, enflure en bouffissure, comme dans la trop grasse
+Flandre au temps de Philippe le Bon.
+
+Tel peuple, tel ministre et tel roi. Wolsey plaisait justement par un
+luxe insensé, même en choses vraiment ridicules. Il avait un goût
+excentrique de s'entourer de colosses; si l'on voulait lui faire sa
+cour, on n'avait qu'à lui découvrir quelque homme de haute taille, le
+lui donner. Il en faisait des bedeaux, des porte-croix, et prenait un
+plaisir d'enfant à marcher, en légat romain, dans sa pourpre, au
+milieu de ces géants qui portaient de grosses chaînes d'or.
+
+L'aveu que faisaient les Français de leur pénurie, décida Wolsey. Il
+crut les écraser. Une grande fête chevaleresque, une revue solennelle
+des deux nations où Henri VIII apparaîtrait plus brillant qu'Henri V
+au Louvre, c'était pour le ministre un moyen sûr d'être agréable. Et
+il avait besoin de l'être. Henri, à son avénement, avait pris femme et
+ministre, il y avait déjà dix ans. Mais, il ne fallait pas se le
+dissimuler, l'un et l'autre vieillissaient. La reine Catherine
+d'Aragon était une sainte espagnole du XIIe siècle, d'une perfection
+désolante; son mari ne pouvait la joindre qu'à genou au prie-Dieu.
+Nulle distraction que la Légende dorée, qu'elle lisait à ses
+demoiselles. Ni jeune, ni féconde, du reste: un seul enfant, qui était
+une fille (Marie _la Sanguinaire_). Ces dix années d'Henri, de
+dix-huit à vingt-huit ans, il les avait passées d'abord dans
+l'étourdissement du _sport_, la vie à cheval, taciturne et bruyante
+pourtant, des violents chasseurs anglais. Cela était fini. Il
+grossissait, et c'était déjà un roi assis. Wolsey le trouvait accoudé
+sur saint Thomas, rêveur et disputeur, aigre, chaque jour plus sombre.
+
+Pour revenir, les Anglais voulant que ce fût une fête, les Français
+rougirent d'avoir eu cette velléité d'économie. Judicieusement, ils
+sentirent que l'honneur national était en jeu, qu'il fallait à tout
+prix que la France ne pâlit pas devant l'orgueilleuse Angleterre. Ce
+fut un duel de dépense. L'affaire passée sur ce terrain, tous
+héroïquement fous, vendirent, engagèrent prés, châteaux et métairies,
+pour avoir des colifichets, velours, satins, draps d'or, bijoux,
+surtout des chaînes d'or, comme en portaient les Anglais. Il n'y avait
+pas à plaisanter; on venait de manquer l'Empire; on voulait se
+relever. Le brillant fat, l'amiral Bonnivet, revenant à vide et joué
+de son ambassade impériale, pour se venger de sa déroute, voulut
+éclipser tout; son frère et lui levèrent, pour venir à la fête, une
+espèce d'armée de quelque mille chevaux.
+
+Pour comprendre cette fête et son animation, le violent esprit de
+rivalité qui s'y déploya d'Anglais à Français, et entre Français
+même, il faut connaître les vrais juges du camp, devant qui l'on fit
+ces efforts. Ces juges étaient les dames.
+
+Écartons d'abord les deux tristes reines un peu abandonnées, la dévote
+et la malade, l'Espagnole et la Française. La première, du côté
+anglais, isolée entre les Anglais. L'autre, la reine Claude de France,
+fille maladive du maladif Louis XII, peu aimée, mais toujours
+enceinte; François Ier ne la consolait autrement de ses volages
+amours.
+
+Sauf ces ombres mélancoliques, les deux cours étaient éclatantes.
+Celle de France semblait tout en fleurs. Haut, très-haut, trônait la
+maîtresse en titre, madame de Châteaubriant, de la race royale de
+Foix, fille du fameux comte Phébus, et le soleil de la cour. Les
+clairvoyants, cependant, voyaient qu'un soleil qui brillait depuis
+deux ans brillerait peu encore. Elle n'avait que plus de crédit; le
+royal amant la dédommageait ainsi d'une assiduité déjà décroissante.
+Ce qui la soutenait, c'était justement son jaloux mari, furieux, point
+résigné, point gentilhomme, qui soulageait sa rage par des violences
+bourgeoises et des corrections manuelles qui faisaient pleurer ses
+beaux yeux, rire ses rivales, et réveillaient le roi.
+
+La cour, partagée quelque temps entre la maîtresse et la mère,
+commençait à incliner un peu vers celle-ci, l'altière Louise de
+Savoie. Maladive, mais belle encore, passionnée, violente et
+sensuelle, elle avait fait trêve aux galanteries; elle avait un amour.
+Il y avait paru, lorsqu'à l'avènement, elle avait donné l'épée de
+connétable au jeune cadet des Montpensier. Ce jeune homme, de mine
+sombre, d'un tragique aspect italien (par sa mère il était de
+Gonzague), avait épousé l'héritière de Bourbon, petite bossue malade
+qui n'avait pas longtemps à vivre. La mère du roi spéculait là-dessus.
+L'ambitieux s'était fait connétable en subissant cet amour,
+s'engageant même à elle et recevant d'elle un anneau. Anneau fatal qui
+le perdit, Louise ayant cru le tenir par là, le réclamant, le
+poursuivant. Elle s'attacha à cet anneau, et, voulant le ravoir, elle
+le fit chercher jusqu'à Rome sur le cadavre de Bourbon.
+
+Celui-ci la trompait. Ses visées étaient ailleurs. Il ne songeait
+guère à faire des frères tardifs au roi en épousant la Savoyarde. Il
+visait à épouser une fille de France, une princesse qui (la loi
+salique étant biffée) lui donnerait un semblant de droit. Il y avait
+justement les deux reines futures du protestantisme, la fille de Louis
+XII, Renée, qui devint duchesse de Ferrare, et la gracieuse,
+spirituelle et charmante Marguerite d'Alençon, mariée malheureusement,
+mais mariée à une de ces figures qui font dire: «Elle sera veuve.»
+
+Par la mère, Bourbon comptait sans doute avoir la fille.
+
+Ce n'était pas l'avis de celle-ci. Elle n'aimait guère son mari, ce
+pauvre duc d'Alençon. Mais elle professait hautement de dédaigner tous
+les amants, et elle avait pris pour devise un tournesol avec ces mots:
+«_Non inferiora secutus_ (Je ne suivrai rien d'inférieur).»
+
+Marguerite, c'était sa grâce, était à la fois gaie et mélancolique.
+Perdue par instants dans une mer d'amour divin et de mysticité, elle
+n'en aimait pas moins ceux qui riaient. Elle avait un joyeux valet de
+chambre, le fameux Marot. Elle faisait parler volontiers Bonnivet,
+hâbleur comme François Ier, et qui, sous plus d'un rapport,
+ressemblait au roi. Bonnivet avait l'insolence de se faire le rival du
+connétable. Il avait bâti son château dans son château, et, comme il
+le voyait tourner autour de Marguerite, il ne manqua pas aussi d'en
+devenir amoureux. Elle se moquait de lui. Bonnivet, habitué aux
+escalades, aux coups de main, aux faciles victoires de soldat, risqua
+une chose très-sotte et peu loyale. Il invita la cour chez lui, et, le
+soir, la duchesse se couchant en toute confiance, voilà la tête
+d'homme qui apparaît par une trappe. C'est Bonnivet. La princesse,
+serrée de près, fut secourue à temps. D'un autre, le roi se fût fâché;
+mais de celui-ci, il ne fit que rire.
+
+Bourbon, moins gai, n'était environné que de gens qui eussent
+volontiers coupé les oreilles à Bonnivet. Deux partis étaient en
+présence sous l'oeil du roi. Parfois on s'échappait. Un gentilhomme de
+Bourbon, Pompéran, crut lui faire plaisir en tuant un homme de l'autre
+parti.
+
+L'entrevue, négociée depuis dix-huit mois, eut lieu le 7 juin 1520.
+François Ier partit d'Ardres; Henri, de Guines. Les deux princes
+arrivèrent en même temps sur les deux coteaux entre lesquels coule une
+petite rivière. Les deux cours, en deux masses épaisses comme deux
+petites armées, restèrent sur les hauteurs; les deux rois
+descendirent. François Ier était à cheval, faisant porter l'épée
+royale devant lui par le connétable de Bourbon. Henri VIII, le voyant
+venir de loin, avisa qu'il fallait aussi qu'on portât l'épée
+d'Angleterre; on la chercha, on la tira et on la porta de même.
+
+Ils se joignirent, s'embrassèrent avec effusion.
+
+L'oeil pénétrant d'Henri avait fort remarqué la figure de celui qui
+portait l'épée. Il sut qui il était et dit au roi: «Si j'avais un tel
+sujet, je ne lui laisserais pas longtemps la tête sur les épaules.»
+
+Le banquet royal fut dressé. En toute cordialité, les Anglais
+offrirent aux Français des vins, des rafraîchissements. Puis Henri
+VIII prit le traité des mains des gens de robe longue, un traité
+d'intime alliance. Son titre de roi de France y était. Il le passa
+galamment, disant: «Ceci est un mensonge.»
+
+Dès le lendemain, on fit les lices, qui remplirent toute la vallée:
+neuf cents pas de long et trois cents de large. Au bout, des arbres de
+drap d'or aux feuilles de soie verte où pendaient les écussons frères,
+en ce jour réconciliés. Autour, des échafauds immenses pour les dames
+et la noblesse. Puis, ça et là, des pavillons, palais improvisés, d'un
+incroyable luxe, les plus précieuses étoffes employées en plein air
+pour toits, murailles et couvertures. La merveille était le palais
+d'Angleterre, qui n'était que fenêtres, un Windsor de verre, lumineux,
+recevant par cent cristaux et renvoyant le soleil.
+
+Le 9 juin ouvrit le tournoi où François Ier montra sa grâce autant que
+sa force. Henri, fort et sanguin, s'y anima tellement, qu'oubliant que
+c'était un jeu, il assomma le pauvre diable qui lui était opposé; il
+lui asséna sur la tête un si vigoureux coup de lance, qu'il ne remua
+plus. On le releva. Le cheval d'Henri VIII n'était guère moins malade.
+Il avait eu de telles secousses, qu'il creva la même nuit.
+
+Les politiques qui avaient arrangé l'entrevue, d'après les histoires
+d'Italie, de César Borgia, ou de la mort de Jean sans Peur, avaient
+pris des précautions extraordinaires et ridicules. Le roi, qui avait
+plus d'esprit, sans en rien dire, un matin, jette sur lui une cape
+espagnole, saute à cheval, arrive aux postes anglais. Il y trouve deux
+cents archers. «Vous êtes surpris, dit-il, je vous fais mes
+prisonniers. Menez-moi au roi.--Il dort.» François Ier va son chemin,
+frappe lui-même à la porte, entre. Grand étonnement d'Henri: «Vous
+avez bien raison, dit-il, de vous fier. C'est moi qui suis votre homme
+et qui me rends à vous.» Il lui passe un riche collier. Le roi riposte
+par un bracelet qui valait le double, et dit: «Vous m'aurez pour valet
+de chambre,» et veut lui chauffer la chemise.
+
+Cette démarche avançait les affaires plus que dix années de
+diplomatie. Elle ne déplut qu'aux Wolsey, aux Duprat, aux magisters
+des rois, habitués à les tenir sous leur pédantesque férule. Elle
+toucha les Anglais, qui aiment les choses généreuses. Elle mettait les
+deux peuples sur le terrain du bon sens et d'une fraternité vraiment
+politique conformes à leurs grands intérêts.
+
+Deux politiques parlaient à l'Angleterre: la petite lui conseillait
+l'alliance des Pays-Bas, où elle faisait les petits gains d'un
+commerce journalier, le négoce des cuirs et des laines. Et la grande
+politique lui conseillait l'union avec la France contre un Empereur
+roi d'Espagne, dangereux à l'indépendance de tous, ennemi né (comme
+Espagnol) de la révolution salutaire qui devait nourrir l'État de la
+sécularisation ecclésiastique.
+
+L'Espagnol était l'ennemi commun, et il n'y en avait pas d'autre.
+
+Les deux peuples et les deux rois eurent un moment de vive cordialité.
+L'obstacle, des deux côtés, était les cardinaux ministres, Wolsey,
+Duprat, qui naturellement faisaient accroire à leurs maîtres qu'il
+fallait gagner sur l'Église plutôt que de lui succéder. La France
+suivit Duprat, et continua de demander, d'extorquer quelque argent au
+pape. L'Angleterre écarta Wolsey, et entra vigoureusement dans la
+grande voie financière et religieuse de la réformation.
+
+L'heureuse, l'aimable occasion de cet affranchissement de
+l'Angleterre, qu'on place en 1527, doit, je pense, être reportée à
+1520, aux entrevues du Camp du drap d'or, aux visites amicales que les
+deux rois faisaient aux reines[12]. La reine Claude, fille de Louis
+XII, et qui avait la bonté de son père, était aimée de la cour
+d'Angleterre, de la femme d'Henri VIII. Ce prince allait la voir, et
+la trouvait au milieu de cette belle couronne de dames et
+demoiselles. Fut-il tellement aveugle, qu'il ne vît point justement la
+plus jeune et la plus charmante? La reine aura-t-elle oublié de lui
+faire remarquer qu'une enfant de quatorze ans, belle, spirituelle,
+gracieuse, très-avancée, très-cultivée, était une de ses sujettes?
+Cela me paraît improbable.
+
+[Note 12: Je ne suis pas de ceux qui aiment à attribuer les grands
+effets aux petites causes. Personne ne sent plus que moi la vigoureuse
+spontanéité des commencements de l'Église d'Angleterre, que M. Merle
+d'Aubigné a mis dans une si belle lumière d'après les contemporains.
+Il faudrait cependant ignorer l'énorme influence de la Couronne sous
+les Tudor pour ne pas sentir que l'exemple d'Henri VIII dut décupler
+la force du mouvement commencé. Peu le suivirent dans sa doctrine,
+tous dans sa séparation de Rome. Ce dernier point fut l'essentiel. Je
+n'hésite pas, plus loin, à l'appeler un roi _protestant_. La série des
+portraits d'Henri VIII est infiniment curieuse à étudier. Tout le
+monde connaît celui d'Holbein. Nos Archives en possèdent un
+très-soigné et très-bon en tête du traité de 1546. Il est placé assez
+bizarrement entre deux cariatides demi-nues, jolies et indécentes. Le
+sceau, d'or massif, et d'un fort relief, est d'un travail allemand
+(armoire de fer). _Trésor des Chartes, J. 661 pièce 23._]
+
+J'affirme sans hésiter que la bonne reine en aura fait une sorte de
+compliment au roi, disant en les présentant toutes: «Pour celle-ci,
+c'est la plus jolie, c'est ma perle, et c'est une Anglaise.»
+
+Miss Anna Boleyn, née vers 1507, était d'une très-ancienne famille de
+haute bourgeoisie municipale que plusieurs croient d'origine
+française. Son grand-père était lord-maire de Londres, et il s'était
+jeté violemment dans la révolution de Richard III. Son père, sir
+Thomas Boleyn, moins violent et plus délié, fut envoyé d'Henri VIII en
+Allemagne, en Espagne, en France. Elle y avait été amenée à six ans
+par la jeune soeur d'Henri VIII, femme de Louis XII, laquelle, bientôt
+n'étant plus reine, la laissa à élever à la nouvelle reine, Claude,
+femme de François Ier (1515), et, celle-ci étant morte (1524), elle
+passa entre les mains de la soeur du roi. Heureuse progression, qui
+dut contribuer beaucoup à former cette personne accomplie. Claude
+était la vertu même, et la cour de Marguerite, savante, raffinée,
+délicate, était l'asile de la pensée et le vrai temple de l'esprit.
+
+Le furieux calomniateur d'Anne Boleyn, Sander et autres, avouent que
+cette fille abominable avait une taille ravissante, une jolie bouche à
+lèvres fines, une grâce singulière dans les mouvements, la plus
+charmante gaieté. Tout ce qu'ils peuvent dire contre elle, c'est que
+son teint fut de bonne heure d'une pâleur mate et maladive. «Et que de
+défauts cachés! Sous ses gants, elle avait six doigts, un goître au
+col; c'est pour cela qu'elle se découvrait très-peu, au rebours des
+dames anglaises, qui ne font pas difficulté de montrer leur sein.» Ils
+concluent de sa modestie que, dessous, elle était un monstre.
+
+Deux choses nous éclaireront davantage, son portrait d'abord, et son
+autre portrait, sa fille.
+
+Sa fille, la reine Élisabeth, qui lui ressemblait en mal, aide à
+comprendre pourtant la famille et la race. Dans les excellentes
+effigies (en cire, et autres) qui restent et qui sont parlantes, on
+est frappé de la petitesse des traits, qui n'ennoblit nullement. Anne
+Boleyn avait la bouche petite, Élisabeth l'a presque imperceptible,
+mais visiblement violente et criarde. Race mixte, mi-bourgeoise et
+mi-noble. Ces familles, en revanche, ont la vigueur que les races
+nobles n'ont jamais: l'aptitude aux affaires.
+
+Le solennel portrait d'Anne qu'a fait Holbein et qui est au Louvre,
+montre cette personne, si vive, enfermée et encastrée dans tous les
+pesants joyaux de la couronne d'Angleterre, aux chaînes de la
+fatalité. À regarder cet attirail et cette immobilité, c'est une
+idole orientale. Au total, tout cela factice. On devine aux yeux le
+mouvement contenu. Les traits sont plus beaux qu'agréables, le sourire
+ayant disparu. Sous la reine qui trône et qui pose, se retrouve
+parfaitement la petite-fille du lord maire. Ce qu'elle a de royal, qui
+attire, qui est fin, charmant, c'est justement ce que Sander dit
+monstrueux, ce cou de cygne, mince et fluet, ce petit cou qui (elle le
+dit elle-même) ne donnera pas grand mal au bourreau.
+
+Autre était cette personne, à coup sûr, au Camp du drap d'or, alors
+dans sa première fleur. Autre était le teint, la fraîche voix, la
+gaieté de petite fille, le rire, permis à treize ans, dans
+l'indulgence des reines pour la jeune étrangère, qu'on devait gâter
+d'autant plus; premier rire à fossettes où l'imprudent contemplateur
+admire une grâce d'enfance, tandis que souvent son coeur est
+inopinément blessé d'un éclair innocent des yeux.
+
+Henri VIII, entouré constamment des plus belles femmes du monde, de
+ces carnations merveilleuses que, dès ce temps, les Anglaises ne
+dérobaient nullement à l'admiration, n'avait pas eu une mauvaise
+pensée; toujours il retournait à sa femme, à son saint Thomas. Mais
+comment fut-il dès ce jour où cette enfant des deux nations dut lui
+révéler la grâce française? Un sourire de la petite fille put faire le
+salut de l'Europe.
+
+Henri VIII, dès ce jour, fut de mauvaise humeur. Tout allait mal. Le
+vent lui joua le tour d'emporter et de briser sa maison de cristal. Le
+roi de France, sans le vouloir, l'éclipsait, l'écrasait. Dans cent
+détails imperceptibles, il l'emportait auprès des femmes. Henri était
+très-beau encore à vingt-huit ans. Mais ses yeux, rétrécis par ses
+fortes joues, devenaient petits. La précocité d'embonpoint, ce fléau
+des _beaux_ d'Angleterre, le menaçait. Quelqu'un avait dit sottement
+que, les deux rois ayant même taille, les mêmes habits leur iraient,
+ils changèrent; Henri VIII prit ceux de François Ier, mais bien à la
+rigueur, au risque de les faire éclater.
+
+Il avait montré sa vigueur à coup sûr dans le tournoi, moins de grâce,
+ayant eu le malheur de frapper trop fort. Il reprit son avantage dans
+l'exercice national de l'arc; les Anglais maniaient avec orgueil
+l'arme d'Azincourt. Rudes lutteurs aussi, ils l'emportèrent sur les
+Français. Ce mauvais exercice où le perdant amuse l'assistance,
+faisant des chutes ridicules qui toujours humilient, avait lieu
+_devant les dames_ (dit le témoin oculaire). On pouvait prévoir qu'il
+y aurait de très-grands efforts, de la violence. Henri VIII prit
+François Ier au collet, et lui dit: «Luttons.» Sans doute, il se
+croyait plus fort. L'autre était plus adroit, moins lourd. Qu'eût fait
+un politique? Il eût refusé, ou serait tombé. François ne fut point
+politique; il oublia le but de l'entrevue. Il songea au _qu'en
+dira-t-on?_ aux femmes, et d'un malheureux croc-en-jambe il mit son
+homme par terre.
+
+Petit, fatal événement, qui eut d'incalculables conséquences.
+
+Leurs hommes qui étaient là autour, et qui auraient dû empêcher cette
+sottise, en firent eux-mêmes une plus grande. Ils les séparèrent,
+prièrent, obtinrent qu'Henri VIII, humilié et irrité, ne prît pas sa
+revanche. Il resta le coeur gros, emporta sa rancune.
+
+Une messe, que dit Wolsey aux deux rois pour terminer, ne calma rien,
+on peut le croire. On se sépara froidement. Henri VIII alla tout droit
+à Gravelines où l'attendait Charles-Quint. C'était la seconde fois
+qu'il rendait ses devoirs à Henri VIII et à Wolsey. Il les avait
+prévenus déjà à Douvres, avant l'entrevue du Camp du drap d'or, et les
+avait charmés par sa modestie, son respect. Son âge de vingt ans lui
+permettait, sous prétexte de jeunesse, d'être respectueux sans
+bassesse ni ridicule. Au reste, dès qu'il y avait intérêt, la bassesse
+ne lui coûtait guère. On l'avait vu en Espagne, pour plaire à Germaine
+de Foix, veuve de son grand-père, et pour obtenir d'elle ses droits
+sur la Navarre, lui parler à genoux. De même il fut très-humble devant
+le légat d'Angleterre, le vénérable cardinal; il plut, trouva grâce
+devant ce fils du boucher d'Ypswick. Henri VIII lui sut gré d'être
+plus petit de taille, d'apparence médiocre, tout simplement vêtu en
+noir, de lui laisser tout avantage, de dire qu'il ne voulait nul autre
+juge, qu'il signerait son jugement. D'autre part, Wolsey lui sut gré
+de n'aller au roi que par lui, de ne pas viser, comme François Ier, à
+créer une amitié personnelle, de ne se méprendre nullement sur le vrai
+roi d'Angleterre, qui était Wolsey. Après tout, au prochain conclave,
+qui avait chance d'influer? Un Autrichien qui avait Naples, qui des
+deux côtés serrait Rome, qui, par l'Allemagne et les Pays-Bas, par
+l'Espagne, la Sicile et ses autres États italiens, tenait tout un
+monde ecclésiastique. C'était, selon toute apparence, le futur
+créateur des papes. Et pour qui influerait-il, sinon pour son cher
+protecteur, son bon père, le légat anglais?
+
+Cela tranchait la question. Wolsey, sans s'expliquer avec son maître,
+mais se fiant à sa mauvaise humeur, lui fit accepter le rôle
+d'arbitre, lorsque déjà lui-même il était partie au procès, haineux et
+malveillant. Arbitrage perfide, où Wolsey allait nous jouer par une
+longue comédie, jusqu'au jour où sa partialité, démasquée tout à coup,
+pourrait donner un coup mortel.
+
+
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+LA GUERRE.--LA RÉFORME.--MARGUERITE
+
+1521-1522
+
+
+Les curieux de l'avenir, craintifs et superstitieux, avaient vu avec
+effroi, dans cette entrevue du Camp du drap d'or, que François Ier sur
+un vêtement portait des plumes de corbeau, sur un autre certaine
+devise galante tirée, par un emprunt impie, du _Libera_ de l'office
+des morts. Pourquoi ce joyeux souverain portait-il au milieu des fêtes
+cette pierre _pour la délivrance_? Il avait joué le prisonnier,
+s'était livré à l'Anglais, renouvelant par amusement la captivité du
+roi Jean. Jeu imprudent, disait-on, inconvenant, qui avait attristé
+les siens; à ce point que l'_Aventureux_ (Fleuranges) lui dit
+durement, dans sa brutalité allemande: «Mon maître, vous êtes un fol.»
+
+L'année 1521, dès janvier, dès les jours des rois, répondit à ces
+présages. Le roi de la fève faillit casser la tête au roi de France.
+Celui-ci, avec une bande de jeunes fous, s'amusait à faire le siége de
+l'hôtel où on tirait les rois, avec des pommes, des oeufs, des boulets
+de neige. Ceux du dedans, faute de neige, jetèrent les tisons du feu;
+le roi fut fort blessé. On assure que le maladroit était un
+Montgommery, père du fameux protestant qui, aux lices de
+Saint-Antoine, devait enfoncer sa lance dans la tête d'Henri II.
+
+L'annaliste d'Aquitaine salue cette année lugubre, qui ouvre deux
+cents ans de guerre, par ces mots: «Lors commença le temps de pleurs
+et de douleurs.»
+
+La longue rivalité des maisons de France et d'Autriche va se
+développer en deux actes, d'une incroyable longueur, le premier
+jusqu'à Henri IV (traité de 1598); le second jusqu'à la mort et
+l'épouvantable banqueroute de Louis XIV (1715). La France plusieurs
+fois fut comme rasée. Dès la fin du XVIe siècle, un économiste assure
+qu'elle a payé deux ou trois fois plus qu'elle n'avait, donné plus
+gros qu'elle-même. Et comment s'est fait ce miracle? Parce qu'un
+travail persévérant la refaisait pour suffire à ce persévérant
+pillage.
+
+La richesse se remplaçait; mais les hommes, hélas! les vies d'hommes?
+Personne ne les refait. D'autres viennent, mais tout différents. Des
+générations innombrables sont entrées à cet abîme de la querelle des
+rois. Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots,
+paralytiques, misérables culs-de-jatte, couvrent toute la France de
+mendiants au temps d'Henri IV. Que dire de la fin de Louis XIV? Un
+hospice fut élevé pour recueillir quelques-unes de ces ruines
+vivantes, et, par-dessus cette mendicité, on a dressé un dôme d'or.
+Vaste monument, magnifique, si petit encore pour ce qu'il a à
+contenir! On n'y passe pas, près de ce dôme, sans secouer tristement
+la tête. Monte, enfle-toi, monte plus haut, tour des morts, qui
+prétends abriter les restes de tant d'armées!... Vain cénotaphe de la
+France!... Ta pointe toucherait le ciel même, si vraiment tu
+représentais l'entassement prodigieux des peuples qui ont fini en toi.
+
+En mars 1521, Robert de la Mark, à l'aveugle, avait commencé la
+guerre. Après son défi de Worms, il osa envahir l'Empire. Cela était
+ridicule, au fond nullement absurde. On avait vu cinquante ans le
+petit duc de Gueldre se moquer des Pays-Bas, de l'Empire et de
+l'Empereur. Robert avait fourvoyé Seckingen, les nobles du Rhin, au
+service de Charles-Quint. Il pensait bien les entraîner cette fois
+pour François Ier. Le seul attrait du pillage, si l'on entrait
+sérieusement dans ces grasses terres des Pays-Bas, y aurait suffi.
+Toute la populace guerrière des lansquenets eût couru sous le drapeau
+lucratif de Gueldre ou du Sanglier, contre lesquels Marguerite
+d'Autriche, la gouvernante de Flandre, eût eu grand'peine à se
+défendre. Ce roman était si bien celui de Fleuranges, le fils de
+Robert, qu'il avait fait le coup de tête de signifier à Marguerite
+que, par je ne sais quel titre, il était seigneur et propriétaire du
+Luxembourg, défendant à l'Empereur de s'en mêler désormais.
+
+Charles-Quint n'avait pas un sou, point d'armée. Mais il avait la main
+du cardinal Wolsey. Un mot signé de cette main arrêta tout, effraya
+François Ier; il eut peur de perdre l'amitié d'Henri VIII, ramena de
+gré ou de force la meute qui commençait la chasse et tenait déjà le
+gibier aux dents.
+
+Premier fruit de l'arbitrage anglais et de cette fatale amitié.
+
+Robert, disait François Ier, n'était pas à lui, et il agissait sans
+lui. Sans lui de même, agissait en Espagnol le roi dépouillé de
+Navarre. C'était la guerre sans la guerre. Le traité de 1516, au
+reste, le permettait ainsi. Les Espagnols et les Français pouvaient
+s'égorger en Navarre, sans cesser d'être amis intimes. Un frère de
+madame de Châteaubriant, Lesparre, conduisait les Français. Un an plus
+tôt, l'invasion, rencontrant la révolution des _Communeros_ en son
+premier feu, aurait eu de grands résultats. Si tard, l'effet fut tout
+contraire. La révolution avortant, tous saisirent cette occasion de la
+déserter, de prouver leur loyauté en faisant face aux Français. Ils
+mirent leur honneur à battre ceux qui venaient à leur secours.
+Lesparre fut défait et tué (30 juin 1521).
+
+L'autre frère de la maîtresse du roi, Lautrec, conduisait la guerre
+d'Italie. Guerre déplorable, entamée à l'étourdie par Léon X qui,
+voulant s'arrondir sur l'un ou l'autre, négociait avec tous les deux,
+leur promettait son alliance. Florence, qui dépendait de lui, faisait
+croire au roi de France que ses banquiers lui tiendraient prêts quatre
+cent mille écus pour payer l'armée, et rien ne venait. Lautrec,
+éperdu, venait dire que, sans cet argent, tout était fini, que l'armée
+fondrait dans sa main. Il ne se fia pas au roi. Il tira parole de la
+reine mère et des généraux des finances, du vieux trésorier
+Samblançay, homme sûr et estimé[13]. Ils lui dirent: «Partez; vous
+trouverez l'argent à Milan. Si l'argent d'Italie manquait, le
+Languedoc y suppléerait.» N'étant pas rassuré encore, il en exigea le
+serment. La reine mère et le trésorier jurèrent sans difficulté. Il
+arrive, et la caisse est vide. Furieux et désespéré, Lautrec gagna
+quelques moments par un terrible expédient. S'il n'avait de l'argent,
+il avait des juges. Il fit juger et confisquer. Mais, comme il arrive
+souvent, quand une fois on se met à prendre, sur cette caisse remplie
+par la mort, il se fit part, donna à son frère des confiscations. Il
+échoua comme il méritait, perdit les occasions, perdit l'armée qui se
+dissipa, perdit Milan, qui se livra, et le Milanais. À peine put-il se
+réfugier sur le territoire vénitien.
+
+[Note 13: Mis à mort en 1527, à l'époque où l'on rechercha les
+traitants. Le _Bourgeois de Paris_ (publié par M. Lalanne en 1854)
+croit qu'il n'était pas innocent. Entre autres récits de sa mort, j'en
+ai lu un remarquable dans une petite Histoire inédite de François Ier
+(de 1615 à 1530), généralement assez judicieuse. _Ms. de la
+Bibliothèque de Turin, petit in-folio d'environ 200 pages._]
+
+Sur les plaintes lamentables de Lautrec, on s'informa, on s'éclaircit.
+L'argent italien avait manqué, parce que les banquiers de Florence
+prêtèrent à l'Empereur l'argent promis à François Ier. Il fit saisir à
+Paris les comptoirs florentins, et n'en tua que mieux son crédit.
+
+Pour l'argent de Languedoc qu'avait garanti Samblançay, il était
+venu, mais où? au coffre de la mère du roi. Dans cette crise extrême
+et terrible, l'avare Louise de Savoie, non contente de deux ou trois
+provinces dont elle avait les revenus, percevait ses pensions avec une
+âpre exactitude. Elle y trouvait de plus ce charme, cette volupté,
+d'affamer Lautrec, de le faire échouer, d'en finir une fois peut-être
+(au prix d'un grand malheur public) avec cette Châteaubriand, vieille
+maîtresse de trois années, qui ne tenait plus qu'à un fil.
+
+Le prodigue François Ier était puni cruellement. Toutes ses petites
+ressources de créations d'offices, mangées à mesure et laissant une
+masse croissante de salaires et de pensions, ne signifiaient plus rien
+en face des besoins infinis de cette gueule béante et sans fond d'une
+interminable guerre. Il sembla comme s'éveiller, se frotter les yeux,
+songer qu'il y avait une France. Il prit une plume et du papier, n'ayant
+autre chose, et il fit une ordonnance, portant qu'immédiatement la
+France aurait quatre armées.
+
+Le camarade Bonnivet, reprenant les débris de Lesparre avec quelques
+volontaires, fit face vers les Pyrénées et surprit Fontarabie. Le roi
+lui-même devait garder le Nord. Mais il était seul. Pas un soldat.
+Pour ramasser des hommes tels quels, il fallait un mois au moins.
+Bayard donna ce mois à la France. Il s'enferma dans Mézières avec
+quelques gentilshommes. Une fois dedans, ils virent qu'ils n'étaient
+pas fortifiés. «Eh! messieurs! leur dit Bayard, quand nous serions
+dans un pré, avec un fossé de quatre pieds, nous nous battrions tout
+un jour. Ici, nous tiendrons bien un mois.»
+
+La canonnade impériale tirait de deux côtés; les Brabançons, sous
+Nassau, tiraient d'au delà de la Meuse, et les Allemands de Seckingen,
+à qui l'on avait fait passer la rivière, étaient plus près de la
+France. Seckingen était là à contre-coeur, travaillant pour se faire
+un maître plus absolu et plus dur. L'affaire de Robert de la Mark
+l'éclairait sur la reconnaissance qu'il avait à attendre. Bayard qui
+savait tout cela, s'avise d'écrire, comme à la Mark, qu'il lui vient
+douze mille Suisses, qu'ils vont passer sur le corps de Seckingen que
+Nassau a placé au poste le plus dangereux; Bayard y a regret, sachant
+que Mein Herr Seckingen est un galant homme qui reviendra au Roi. La
+lettre est prise aux avant-postes, comme Bayard l'avait prévu.
+Seckingen et ses Allemands croient qu'en effet Nassau veut les faire
+égorger là. Ils partent: drapeaux, tambours en tête, ils repassent la
+Meuse, rejoignent les impériaux. Nassau veut les empêcher. Ils se
+mettent en bataille contre lui, en grondant comme des ours. Bayard
+voyait tout, du haut des murs, et se mourait de rire. Le lendemain,
+tout s'en alla, mais les uns et les autres fort brouillés, ne voulant
+plus camper ensemble. Nassau de son côté, et de l'autre Seckingen.
+
+Le roi, cependant, arrivait avec sa gendarmerie, des Suisses, forces
+levées nouvelles. Le 22 octobre (1521), il était en présence de
+l'ennemi.
+
+Mais nous devons voir, avant tout, comment se passait une autre
+bataille, bataille diplomatique, qui se livrait à Calais, un tournoi
+d'intrigue et de ruse, où notre grand ami Wolsey était le juge du
+camp, tâchant de nous faire perdre. L'Empereur cependant avançait en
+pleine France. L'Angleterre armait ses vaisseaux.
+
+Les prétentions de Charles-Quint étaient inconcevables. Il voulait
+qu'on lui rendît la Bourgogne, l'Yonne, qu'on le mit à trente lieues
+de Paris, qu'on lui rendît la Somme, Péronne qui, au nord, de même à
+trente lieues, couvre la capitale.
+
+C'est le traité que Charles le Téméraire, dans la tour de Péronne,
+avait fait signer au roi prisonnier.
+
+Les actes de la conférence, écrits par le chancelier Gattinara
+lui-même, étonnent, indignent, par l'insolence des impériaux. Jamais
+magister de village ne gourmanda d'un ton plus rogue ses misérables
+écoliers que le pédantesque Autrichien les envoyés de la France. Il ne
+daigne pas même cacher la pensée du démembrement. C'est la mort de la
+France qu'on veut. Le vieux levain parricide de la maison de Bourgogne
+lui remonte et vient en écume. Elle conteste tout à la France, le
+Dauphiné, la Provence, _terre d'Empire!_ la Champagne, ancien
+_appendice de la couronne de Navarre!_ le Languedoc, _dépendance de la
+couronne d'Aragon_. Pour avoir plus tôt fait, Gattinara rappelle que
+Louis XII fut privé de tout le royaume par sentence de Jules II.
+
+Faut-il dire à quelle violence alla cet emportement? Le chancelier de
+France disant: «Sur tel point, je gage ma tête...» Gattinara réplique:
+«J'aimerais mieux celle d'un porc.» Basses injures que le Français
+porta en patience.
+
+Le cardinal arbitre aimait tellement la paix, était tellement notre
+ami, qu'il résolut, le pauvre homme, _malgré la fièvre qui le minait_,
+d'aller trouver l'Empereur à Bruges et de faire près de lui un
+dernier effort. Il y eut sa dernière conférence avec Charles-Quint et
+la bonne tante Marguerite qui, tout en obtenant de nous la neutralité
+pour sa Franche-Comté, s'arrangea avec Wolsey pour frapper sur la
+France, embarrassée de l'invasion allemande, le coup assommant,
+décisif, d'une invasion anglaise.
+
+Tout cela n'était pas tellement secret que les ministres de François
+Ier ne le devinassent. Ils firent sous main un emprunt, mirent une
+bonne et forte somme dans les mains du duc d'Albany, parent du roi
+d'Écosse. Il passa la mer le 30 octobre; le parlement le reconnut
+tuteur du jeune roi Jacques V, lui fit partager la tutelle qu'avait
+seule la mère de l'enfant, soeur du roi d'Angleterre. Celui-ci en
+poussa des cris. On répondit qu'on n'avait pu retenir un Écossais qui
+n'était pas sujet du roi.
+
+Ceci le 30. Et le 22, ce vainqueur que le furieux Gattinara lançait en
+France au nom de Dieu, ce conquérant, ce Picrochole, Charles-Quint,
+s'enfuyait, ayant à peine cent chevaux. On s'était trouvé nez à nez,
+le roi d'un côté et Nassau de l'autre, entre Cambrai et Valenciennes.
+Le jeune Empereur, si près de l'ennemi, n'avait montré nulle
+curiosité. Il restait dans la ville. Nassau, harassé et n'en pouvant
+plus, avait en tête les nôtres, tout frais, et qui voulaient se
+battre. Le roi jugea qu'une armée de recrues devait être assez
+heureuse de voir fuir devant elle la vieille armée allemande de Nassau
+et de Seckingen.
+
+On l'accusa, en présence de tant de ravages, de n'en avoir pas tiré
+vengeance. Les villages étaient en feu, tout pillé. Les affreuses
+guerres de Charles VI semblent recommencer. Mais le peuple recommence
+aussi à prendre un souffle de guerre. Il s'enhardit. Les femmes mêmes
+se souviennent de Jeanne d'Arc. À Ardres, une vieille prend une pique,
+court aux remparts, et s'en escrime si bien, que les assaillants
+devant elle pleuvent des murs dans le fossé.
+
+Le peuple fait bien de se défendre, car le roi ne le défend guère. Il
+garde les places, c'est tout. La campagne est abandonnée.
+
+Quels furent les sentiments du peuple dans ce terrible abandon? Pas un
+mot ne l'indique dans les écrivains du temps. C'est pourtant là la
+question que le lecteur m'adresse ici, c'est là ce qu'il veut savoir.
+Le peuple! que sentait le peuple?
+
+Il suffirait, pour mettre sur la voie, de l'histoire éternelle, tirée
+du coeur et du bon sens. Mais une autre encore nous renseigne,
+l'histoire retrouvée et surprise dans les révélations indirectes que
+nous donnent à droite ou à gauche tel témoin fortuit, une lettre, un
+vers, une épitaphe, une légende postérieure qui, des temps lumineux,
+se reporte à l'époque obscure où nous étions dans les ténèbres.
+
+La première lueur s'entrevoit dans le _Journal du bourgeois de Paris_
+(publié en 1854, p. 110, 120), et dans quelques lignes fort sèches de
+Martin du Bellay.
+
+En janvier 1522, le roi convoqua à Paris un concile national pour
+réformer l'Église de France et pour obtenir les secours du clergé.
+
+En février, il ordonna le renouvellement des francs-archers de Charles
+VII et de Louis XI, _mais seulement au nombre de vingt-quatre mille_,
+pour aider aux guerres et couvrir la Guienne et la Picardie.
+Remarquable défiance.
+
+En ce même mois de février, le roi, allant en personne à l'Hôtel de
+Ville de Paris, puis à celui de Rouen, expliqua aux prévôts, échevins
+et notables, sa nécessité. Paris, à qui il demandait l'entretien de
+cinq cents hommes, voulut du temps pour y songer, espèce de refus poli
+où perçait visiblement la haine des Parisiens. Mais Rouen, pour piquer
+Paris, et aussi, flatté de la visite du roi, accorda mille hommes.
+Fort de cela, le chancelier retomba sur les Parisiens, leur fit honte;
+ils votèrent mille hommes. L'argent devait se lever sur la vente des
+denrées, forme d'impôt très-dangereuse qui pouvait causer des
+révoltes. On aima mieux taxer chaque corps de métier, les drapiers de
+soie à dix mille livres, ceux de laine à huit, etc. Et Paris n'en fut
+pas quitte. Peu de mois après, Duprat vint demander cent mille écus,
+en donnant rente aux Parisiens sur l'Hôtel de Ville, les faisant
+rentiers malgré eux.
+
+Paris était très-sombre. Le roi aussi. Il lui avait fallu demander,
+mendier, expliquer ses affaires. Il passa tout l'hiver dans les bois
+et les chasses de Fontainebleau, Compiègne et Saint-Germain, dans
+l'ennui des nouvelles couches de la reine. Au printemps, il partit
+pour Lyon, toujours préoccupé de l'Italie, jamais de la France.
+
+La France se défendait seule et comme elle pouvait. Il n'y avait pas
+d'armée, sauf deux mille Suisses à Abbeville qui refusaient de
+combattre. Quelques petites garnisons défendaient les villes. La
+campagne, les villages, foulés, pillés, brûlés, violés étaient le
+jouet de la guerre. Les gentilshommes du pays escarmouchaient ici et
+là par bandes de vingt ou trente lances, méprisant fort les paysans,
+et toutefois n'attaquant guère que quand ils avaient avec eux quelque
+poignée de franc-archers.
+
+Ainsi, ce n'était plus seulement derrière les murs et dans les siéges,
+c'était en rase campagne que cette pauvre population, si peu habituée
+à la guerre, commençait à s'essayer.
+
+Quelle devait être l'inquiétude des familles et leurs ardentes
+prières, quand, pour la première fois, le père, le frère ou les
+enfants, affublés de mauvaises armes, descendaient en plaine. Les
+terreurs des guerres anglaises étaient revenues, et le roi, ce roi
+vaillant, jeune et d'un si grand éclat, ne paraissait pourtant guère
+plus pour la défense du peuple que l'indolent Charles VII.
+Qu'importait à ces pauvres gens qu'il eût brisé à Marignan les lances
+des Suisses, ou qu'il reprît le Milanais, s'ils étaient abandonnés,
+sur toute la frontière du Nord, au dedans jusqu'en Picardie, aux
+partisans impériaux? Dans cette disparition du roi, le seul recours
+était vers Dieu.
+
+Considérons bien ce Nord. La première ligue, picarde, était toute à
+l'action, aux souffrances et aux combats. La seconde, entre Somme et
+Marne, n'en avait encore que l'attente, l'émotion, le trouble. Meaux
+en était l'ardent foyer. Grand marché des grains et centre agricole,
+comme elle l'est aujourd'hui, elle fut de plus, au Moyen âge, la
+fabrique capitale des laines qui habillaient les provinces voisines.
+La Jacquerie du XIVe siècle éclata à Meaux et y succomba dans
+d'horribles flots de sang. Au XVIe, à Meaux encore, dans les ouvriers
+tisseurs et cardeurs, brilla la première étoile de la révolution
+religieuse.
+
+Notre grande route du Nord, passage éternel de soldats, les villes qui
+en sont les étapes et les haltes nécessaires, sont toutes occupées de
+la guerre, elles combattent de coeur et de voeux. Elles disent le mot
+de la Pucelle: «Les hommes d'armes combattront, et Dieu donnera la
+victoire.»
+
+Autre ne fut la pensée des pieux ouvriers de Meaux: «Dieu, seul
+défenseur et sauveur, gardien de l'homme abandonné. Toute notre force
+est dans sa Grâce.»
+
+Profond élan du coeur du peuple qui, par une heureuse coïncidence,
+trouva appui et soutien dans l'autorité des docteurs. Le bon évêque de
+Meaux, Briçonnet (fils du favori de Charles VIII, et qui expiait pour
+son père), était une espèce de saint, bon, doux, charitable. Au milieu
+de ce peuple délaissé et menacé par de si grands dangers publics, il
+se voyait bien près de reprendre le rôle de ces anciens évêques qui, à
+l'approche des Barbares, toute force publique ayant disparu, furent
+constitués par la nécessité _defensores civitatum_. Ses prédications
+relevaient le peuple, lui donnaient espoir. Toutes se résumaient dans
+le chant de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»
+
+Ni Briçonnet, ni personne, n'ignorait la grande scène de Worms
+(d'avril 1520). L'Europe entière avait vu le nouveau Jean Huss
+défendre Dieu modestement, contre le pape et l'Empereur. Et ce Dieu
+avait permis que, plus heureux que Jean Huss, il sortît vivant de
+Worms. Où était-il? En quel désert? Sur quels monts l'avait enlevé
+l'Esprit? On l'ignorait, mais on voyait, de ce Sinaï invisible,
+jaillir par moments de sublimes et mystérieux éclairs.
+
+Il y avait, nous l'avons dit, à Paris, un humble Luther, le modeste et
+savant docteur Lefebvre d'Étaples, âme tendre qui embrassait tout ce
+qu'adora le Moyen âge, le culte de la Vierge et des saints, et qui
+n'en prêchait pas moins la pure parole de saint Paul et l'unique salut
+par la Grâce. Lefebvre, inquiété à Paris par la jalouse Sorbonne, se
+rendit volontiers à Meaux, et emmena avec lui un jeune noble du
+Dauphiné, natif du canton de Bayard, le bouillant, l'éloquent Farel,
+franc, net, intrépide en tout, qui eut le coeur admirable du Chevalier
+sans reproche, sa soif de péril, et qui fut le Bayard des combats de
+Dieu.
+
+Cette douceur de placer tout l'espoir dans le coeur paternel allait
+aux âmes blessées. Les femmes lui appartenaient d'avance; les
+premières qui goûtèrent ce miel furent deux âmes de femmes malades,
+deux princesses associées aux mystiques ouvriers de Meaux par le
+tout-puissant Niveleur. L'une fut la soeur du roi, la duchesse
+d'Alençon, Marguerite, veuve de coeur dans son triste mariage, portant
+au coeur un trait caché. L'autre, sa très-jeune tante, de dix-huit
+ans, soeur de sa mère, Philiberte de Savoie, veuve de ce Julien de
+Médicis que Michel-Ange a immortalisé par un tombeau. La tante s'était
+réfugiée sous l'abri de la nièce, qui avait dix ans de plus, et qui
+lui semblait une mère par sa grande supériorité, sa tendresse
+éclairée, sa sérénité apparente qui imposait à tout le monde.
+
+Tout ce qu'on a imaginé des amours de Marguerite avec son protégé
+Marot et autres poètes qui, pour elle, rimaient, _mouraient par
+métaphores_, n'a ni sens, ni vraisemblance; c'est le langage du temps,
+fiction innocente et permise. La reine y répondait gaiement, rimant
+pour ces morts bien portants leur _requiescat in pace_. Elle était,
+comme bien des femmes, fort paisible de tempérament. Mauvais poète,
+charmant prosateur, c'était un esprit délicat, rapide et subtil, ailé,
+qui volait à tout, se posait sur tout, n'enfonçant jamais, ne tenant à
+la terre que du bout du pied. Il faut pourtant excepter le galimatias
+mystique du temps, où, sur les pas de Briçonnet, son pesant guide
+spirituel, il lui arriva souvent d'alourdir ses ailes légères. Que
+cette mysticité l'ait gardée, je ne le crois pas; au contraire, c'est
+une des voies par où l'on va vite à la chute. Ce qui la garantit bien
+mieux, ce fut le rire, la légère ironie, la douce malice, qu'elle
+opposait aux soupirants.
+
+Elle y eut peu de mérite, ayant au coeur deux passions, qui lui
+créèrent contre toutes les autres un _alibi_ continuel. L'une, c'était
+l'amour des sciences, la curiosité infinie qui lui fit chercher les
+études qui attirent le moins les femmes, les langues et l'érudition
+même, la menant du latin au grec, du grec à l'hébreu. Briçonnet le lui
+reproche: «S'il y avait au bout du monde un docteur qui, par un seul
+verbe abrégé, pût apprendre toute la grammaire, un autre la
+rhétorique, la philosophie et les sept arts libéraux, vous y courriez
+comme au feu.»
+
+L'autre passion, ce fut le culte étonnant, l'amour, la foi,
+l'espérance, la parfaite dévotion, qu'elle eut, de la naissance à la
+mort, pour le moins digne des dieux, pour son frère François Ier.
+
+Il y a très-peu de portraits de Marguerite. Celui de Versailles est,
+je crois, d'imagination, calqué sur quelque portrait de François Ier.
+La véritable effigie (Voir _Trésor de Numismatique_) est le revers
+d'une médaille qui porte de l'autre côté sa mère, Louise de Savoie.
+C'est une image légère, un brouillard, mais révélateur, qui ouvre tout
+un caractère, qui répond si bien et si juste à tous les documents
+écrits, qu'on s'écrie: «C'est la vérité.»
+
+La médaille, non datée, doit avoir été faite du vivant de la mère, peu
+avant sa mort, lorsqu'elle était toute-puissante, et probablement
+quand elle fit l'acte important de sa vie, le _Traité des Dames_, ou
+de Cambrai, en 1529. Elle avait alors cinquante-trois ans, sa fille
+trente-sept. La mère, forte et grande figure, n'a pas besoin d'être
+nommée; elle l'est par un trait saillant, le grand gros nez sensuel et
+charnu de François Ier, nez de bonne heure nourri, sanguin, comme
+l'ont ces natures fortes et basses, tempéraments passionnés, souvent
+malsains et maladifs. Louise était toujours malade; tantôt la colère
+ou l'amour (jusqu'au dernier âge); tantôt la goutte aux pieds, aux
+mains, et des coliques violentes qui l'emportèrent à la fin.
+
+La fille est un parfait contraste. Il semble que la Savoyarde dont
+elle fut le premier enfant s'essaya à la maternité par cette faible et
+fine créature, le pur élixir des Valois, avant de jeter en moule _le
+gros garçon qui gâta tout_, ce vrai fils de Gargantua. En elle, elle
+versa à flots et engloutit tout ce que sa forte nature donnait de
+charnel et de sensuel, de sorte qu'avec beaucoup d'esprit, la créature
+rabelaisienne tint pourtant du porc et du singe. (V. au Louvre le
+dernier portrait).
+
+Fut-il légitime? Qui le sait? Mais Marguerite, sa soeur, est
+certainement petite-fille du poète Charles d'Orléans. Elle a la
+figure, usée de bonne heure, des races nobles, affinées, vieillies.
+Elle le dit à chaque lettre, sans la moindre coquetterie, écrivant à
+gens moins âgés: «Votre tante,» ou: «Votre vieille mère.»
+
+Elle était très-peu faite pour les travaux de la maternité. Elle n'eut
+pas d'enfant du duc d'Alençon. Et de Jean d'Albret, son second mari,
+elle en eut, mais péniblement, fort malade dans ses grossesses,
+toussant beaucoup, affaiblie des jambes et des yeux, si bien qu'en
+1530, à trente-huit ans, étant enceinte, il lui faut se reposer, se
+préparer pour écrire une lettre. Ses enfants moururent ou restèrent
+très-faibles; spécialement Jeanne d'Albret, qui n'avait pas même remué
+dans le sein de sa mère, et, encore jeune, eut plusieurs maladies
+qu'on croyait mortelles.
+
+Il ne faut pas s'étonner si, dans la médaille, l'admirable artiste
+nous donne déjà Marguerite, comme elle se donne dans ses lettres, un
+peu vieille à trente-sept ans. Le nez charmant, fin, mais aigu, est
+bien de cet esprit _abstrait_ que Rabelais évoquait du ciel pour le
+faire descendre dans son livre.
+
+Cette médaille fait penser à un portrait de Fénelon, comme elle,
+délicat, nerveux, maladif, où la pâle figure conserve un léger
+mouvement oblique, allure gracieusement serpentine, comme d'un homme
+infiniment fin, qui ondule et glisse entre deux idées.
+
+J'aime mieux la reine de Navarre. Elle tient de ce mouvement, mais
+elle a le sourire plein d'esprit, de malice, de bonté.
+
+Cette personne infiniment pure eut toute sa vie remplie par un
+sentiment unique, qu'on ne sait comment nommer: amour? amitié?
+fraternité? maternité? Il y a de tout cela, sans doute, et pas un de
+ces noms ne convient.
+
+Le second volume des lettres, adressé tout entier au roi, étonne et
+confond, non pas par la véhémence, mais par l'invariable permanence
+d'un sentiment toujours le même, qui n'a ni phases ni crises de
+diminution ou d'aggravation, ni haut, ni bas. Jamais l'arc ne fut si
+constamment tendu.
+
+Tous les amours du monde doivent s'humilier ici. Ils n'ont rien à
+mettre en face. Plus ils tendent, plus la corde rompt. La seule chose
+qui rappelle ces lettres, c'est l'immense et charmant recueil des
+lettres de madame de Sévigné. Celles de Marguerite en ont parfois
+l'agrément (par exemple quand elle écrit au roi captif ce que font ses
+enfants), et elles en ont surtout la passion, l'émotion intarissable.
+La ressemblance y est aussi par la légèreté sèche, distraite, de
+l'objet aimé. François Ier est comme madame de Grignan. Il aime, est
+touché par moment. Le plus souvent, il a peu à répondre. Cette fixité
+terrible, pendant cinquante année, qui y tiendrait? Parfois il perd
+patience, il est dur et tyrannique. Cette âme si dépendante, c'est sa
+chose visiblement pour user et abuser; il a eu, en naissant, cet être,
+pour l'adorer quoi qu'il fasse. Il trouvera naturel de lui demander,
+au besoin, sa vie, son coeur et son sang, sans que jamais il lui
+vienne en pensée qu'il demande trop.
+
+Plus âgée de deux années, et de dix au moins par l'esprit, pleine
+d'imagination dès la naissance, elle a vu un matin tomber du ciel dans
+ce berceau, qui va être un trône, la créature aimée d'avance, ce rêve
+d'une mère violente et si violemment désireuse. Le voilà qui rayonne,
+dans ses langes, de beauté, de royauté future, _soleil_ naissant de sa
+soeur, de sa mère. Cet emblème de Louis XIV est déjà celui par lequel
+Marguerite désigne son frère, se désignant elle-même par le tournesol,
+qui n'incline que vers le _soleil_, avec la devise décourageante pour
+tous: «_Non inferiora secutus_ (Il ne suivra pas d'astres
+inférieurs).»
+
+Alençon et Jean d'Albret, Bourbon, Bonnivet, Marot, toute la foule des
+admirateurs, courtisans et serviteurs, est ainsi mise de niveau.
+
+Elle ne se rappelle même guère qu'elle a un mari. Elle écrit
+invariablement au roi: «Qu'elle n'a personne que lui, qu'il est son
+père et son fils, son frère, son ami, son époux.»
+
+Il y paraît. L'amour n'est pas une passion si robuste. Celle-ci
+non-seulement résiste aux jalousies et aux temps, aux duretés, aux
+mortifications, mais, bien plus, aux changements tristement prosaïques
+qui se font dans la figure, l'humeur, la santé de François Ier. Quand
+je songe au désolant portrait qu'on a de lui (vers cinquante ans),
+déformé cruellement, moins par l'âge que par les maladies, j'admire le
+prisme magique sous lequel elle vit invariablement _ce soleil_.
+
+Si j'osais, de cette femme spirituelle, dire le mot vrai, je dirais
+qu'elle fut, dès sa naissance, _assotie, enchantée, possédée_. Martyr
+aussi et jouet de ce démon intérieur, martyr si résigné que, l'idole
+lui prodiguant les plus rudes épreuves, elle ne souffle pas, n'ose
+hasarder un soupir de jalousie.
+
+Comme tous les coeurs souffrants, elle se crut de bonne heure dévote,
+et, ce qu'on eût le moins attendu d'un esprit naturellement aiguisé et
+raisonneur, elle entreprit d'être mystique. Ne l'est pas qui veut.
+Pour elle, c'est un travail. Elle s'y donne, en écrivant, de cruelles
+entorses à l'esprit. Qu'au contraire elle revienne à son objet
+(surtout au moment décisif, la captivité de Madrid), alors tout coule
+à flots, c'est un torrent du coeur, de passion, de facilité, avec une
+dextérité vive, ardente et résolue.
+
+Autant qu'on peut dater les choses du coeur, il semblerait que le
+roman de madame de Châteaubriant, arrachée de son mari, disputée avec
+fureur, haïe, battue (plus tard tuée?), occupa le roi trois ans (1518,
+1519, 1520). Cette fille du beau Phébus de Foix, astre singulier de
+Gascogne, soit par l'attrait du Midi, soit par sa violente et sinistre
+destinée, par ses frères enfin, sa brave et intrigante parenté, ne
+laissa guère respirer le roi. La blanche princesse du Nord dut, avec
+son esprit, pâlir longtemps, quelque peu oubliée, dans son mariage
+d'Alençon. On se souvint d'elle au jour du malheur. En 1521, il est
+visible que son frère se rapprocha d'elle et la consulta, donnant même
+à son mari la faveur inespérée de le nommer son lieutenant à l'armée
+de Picardie, de sorte que les deux femmes eurent part, la maîtresse le
+Midi, la soeur le Nord.
+
+Le roi alla jusqu'à vouloir qu'Alençon passât devant le connétable, et
+conduisît l'avant-garde.
+
+Marguerite, inquiète et n'ayant pas une opinion bien, rassurante de la
+bravoure ni de l'habileté de son mari, écrivit pour la première fois à
+ce prélat qu'on regardait comme un homme de Dieu, à Briçonnet, évêque
+de Meaux, lui demandant ses prières pour son mari qui partait, et pour
+elle, entraînée dans de si hautes affaires: «Car il me faut mesler de
+beaucoup de choses qui me doivent bien donner crainte.»
+
+Le roi devait s'apercevoir qu'il avait été mal conseillé, que ni son
+chancelier Duprat, ni les amis et parents de sa maîtresse, n'avaient
+bien vu dans les affaires. Ils avaient été amusés par Charles-Quint et
+dupes de Wolsey. Si mal entouré, il revint avec confiance aux siens, à
+sa soeur, son aînée, esprit net et propre aux affaires, dont tout le
+monde reconnaissait la supériorité.
+
+Il avait son mauvais génie en sa mère et ses maîtresses, son bon génie
+en Marguerite. Fort éclairée d'elle-même, de plus, illuminée par la
+seconde vue du coeur, elle le conduisait alors dans la vraie voie de
+son règne, où il eût trouvé à la fois le nerf moral et d'immenses
+ressources matérielles.
+
+Bien entendu qu'elle agissait instinctivement, sans voir ces
+conséquences ni sans s'en rendre compte, _croyant seulement le mettre
+en bonne voie religieuse_, lui mériter l'aide de Dieu.
+
+Elle croyait avoir fait de grands progrès. En novembre, en décembre
+(1521), elle écrivait à Briçonnet: «Le Roi et Madame sont plus que
+jamais affectionnés à la réformation de l'Église... délibérés de
+donner à connaître que la vérité de Dieu n'est point hérésie, (Génin
+II, 273-4).»
+
+Croyant toucher au but, elle faisait de grands efforts auprès de son
+frère, l'enveloppait d'une tendre et innocente obsession. Elle
+éprouvait pour lui un redoublement de tendresse, le voyant dans un
+vrai péril, pour la première fois triste et malheureux. De toutes
+parts, l'horizon se cernait de noir; les bois de Saint-Germain, où ils
+passaient l'hiver, n'étaient pas plus dépouillés, plus sombres que la
+situation. Point d'argent et point d'armée. L'Italie perdue: pour
+nouveau pape un précepteur de Charles-Quint; Lautrec cachant son
+drapeau dans les marais de Venise; la France entamée, la Picardie
+brûlée, une descente anglaise imminente. Et, dans cette grande crise,
+la résistance intérieure (chose inouïe!), Paris chicanant son roi!...
+Lui, le vainqueur de Marignan, revenant humilié de l'Hôtel de Ville!
+
+Sa femme était alitée, en couches, et sa mère alitée. Et sa soeur,
+devenue malade en les soignant, se relevait à peine.
+
+Il s'ennuyait dans la fadeur si tiède de ces jours intermédiaires que
+laisse une passion défaillante.
+
+Il n'échappait que par la chasse. Cet hiver, à Fontainebleau, à
+Saint-Germain, à Compiègne, il allait chassant et s'étourdissant.
+Mais, dans tous ces bois, même chose: au bout de chaque allée, la
+monotonie de l'hiver et l'uniformité d'ennui.
+
+Compatissant à cet état d'esprit, sa soeur l'enveloppait d'autant plus
+de ses caresses maternelles, de sa tendresse religieuse, et des doux
+appels de l'amour de Dieu. Jamais jusque-là cet enfant gâté, qui
+n'envisageait que lui-même, ne s'était avisé de regarder sa
+_mignonne_, comme il l'appelait volontiers. Il lui advint, en
+écoutant, de découvrir ce qui était sous ses yeux depuis sa naissance,
+de voir qu'elle était belle, belle de piété, d'affection, de sa
+convalescence même et de sa langueur, de sa faiblesse pour lui.
+
+Comment dire ce qui va suivre? Mais la chose est trop contestée. Il
+était tellement abaissé de coeur par les jouissances vulgaires, qu'il
+conçut l'idée indigne de voir jusqu'où irait sa puissance sur cette
+personne uniquement dévouée. Il affecta de douter de cette affection
+si tendre, osa dire qu'il n'y croirait pas, à moins d'en avoir la
+_preuve_ et la définitive _expérience_.
+
+Nous ne savons bien que ce mot. Le reste se devine; on voit l'étrange
+scène et l'effort pour ne pas comprendre, et la rougeur et la pâleur,
+l'abîme de désespoir. D'autre part, la tyrannie d'un maître jusque-là
+toujours obéi, la dureté, le doute ironique... L'horreur et le
+bouleversement d'une situation si nouvelle, la mort de coeur qui la
+suivit, elle dit tout d'un mot: «Pis que morte.»
+
+Elle ne pouvait rester. Elle partit sur-le-champ. Son mari passait
+l'hiver à Alençon, et elle devait le rejoindre. Mais elle dépendait
+tellement qu'en partant, toute sa crainte était que ce brusque départ,
+sans adieu, ne blessât le maître. Elle laissa une lettre tendre,
+s'excusa. À quoi, le tyran, irrité effectivement de cette première
+désobéissance, écrivit sans ménagement pour ce coeur sanglant qui
+palpitait dans ses mains, que, puisqu'elle le fuyait, il fuirait plus
+loin encore; qu'il allait partir pour Lyon, pour l'Italie, pour la
+guerre, pour la mort peut-être..., enfonçant ainsi le poignard,
+calculant avec barbarie qu'en une si vive douleur elle s'abandonnerait
+elle-même.
+
+Ces énormités étonnent ceux qui ignorent combien elles ont été
+communes dans les familles des dieux de la terre qui, faisant des lois
+par leur volonté, se croyaient au-dessus des lois et bravaient la
+nature même. Le régent et Louis XV (sans parler de faits plus
+modernes) ont dépassé François Ier. Pour lui, les contemporains ont eu
+effroi et terreur de sa brutalité sauvage. On conte qu'en 1524, dans
+un moment bien sérieux où il venait de prendre le deuil, étant veuf
+depuis quelques jours, au moment où les impériaux assiégeaient
+Marseille, les gens de Manosque en Provence vinrent le haranguer, le
+maire en tête, et la fille du maire, belle et jeune demoiselle. Le roi
+arrêta sur elle un regard tellement significatif, qu'elle crut avoir à
+craindre les dernières violences, le soir même prit un corrosif, en
+laboura son visage, détruisit sa fatale beauté.
+
+Revenons à Marguerite. Le cruel caprice du roi était peut-être encore
+moins libertinage que malice et vanité. Cet objet, si haut placé dans
+l'éther du ciel, cette inaccessible étoile que tous regardaient de si
+bas, pour qui Bourbon, Bonnivet, cent autres contemporains
+soupiraient, il trouvait piquant de la faire descendre, de jouer ce
+tour à tous.
+
+Il avait le sang de sa mère, si impure et si corrompue. L'aventure
+venait à point pour celle-ci, et le jour même où elle en avait grand
+besoin, de sorte qu'on est tenté de croire qu'elle put y être en
+quelque chose. Elle venait de faire un crime, et de blesser son fils
+au seul point vulnérable. Sa haine contre Lautrec et sa soeur,
+l'impatience qu'elle avait de précipiter la maîtresse régnante, lui
+avaient fait retenir l'argent de la guerre et perdre Milan. Chose
+incroyable! celui qu'avec une peine infinie on ramassa cet hiver, elle
+le retint encore. Telle fut son audace et sa rage! lorsque la défaite
+certaine de Lautrec allait non-seulement perdre l'Italie, mais ouvrir
+la France, envahie tout à la fois par le Nord et par le Midi!
+
+Qui put lui donner l'audace de cette énorme récidive, ce mépris de son
+fils? Nous n'en pouvons imaginer qu'une raison: elle aura cru le tenir
+par ce honteux secret, et se sera sentie sûre de mettre entre elle et
+son fils irrité l'aimable et faible personne, habituée à s'immoler à
+eux. Ayant cette prise nouvelle sur lui, elle en profita sans
+scrupule, en tira la témérité d'accomplir ce second forfait.
+
+L'infortunée Marguerite était en février dans un château solitaire
+près d'Alençon, avec son mari; seule, n'ayant plus même avec elle sa
+jeune tante, alors en Savoie. Elle montra cependant, dans sa faiblesse
+et sa tendresse, dans son extrême douleur, une très-fine prudence de
+femme, pensant qu'à cet élan brutal, éphémère, la plus souple
+résistance, la plus élastique, était la meilleure; les fascines
+arrêtent la mer mieux que les murs de granit.
+
+Nous possédons la lettre (autographe et olographe) qu'elle adressa à
+son frère, lettre humble et humiliante, qu'elle le priait de
+brûler[14]. Il se garda bien de le faire, vain de ce triste triomphe;
+peut-être, par une basse prudence, voulant garder à tout hasard une
+arme qui servirait contre elle si elle s'émancipait jamais.
+
+[Note 14: Publiée par M. Génin, en tête de la seconde partie des
+lettres. Le savant éditeur, qui avait d'abord préféré une autre
+interprétation, la modifie sur l'exposé des faits. Il nous écrit que
+la nôtre lui semble bien plus admissible. Nous aurions hésité à
+l'adopter si nous n'avions pour nous l'avis définitif du pénétrant
+critique.--La profondeur et l'innocence du sentiment de Marguerite
+sont singulièrement marquées dans les vers pathétiques qu'elle
+adresse, pendant la captivité de son frère, à un enfant, sa nièce,
+fille du roi, qui venait de mourir à huit ans. (Voir Captivité de
+François Ier.)]
+
+Dans cette lettre, écrite à genoux, le sens est celui-ci: elle se
+donne pour se mieux garder.
+
+Toutes les expressions de l'humilité mystique y sont épuisées pour
+dire son _imperfection_, son _obéissance_ et sa _servitude_. La prose
+n'y suffit pas. Elle continue en vers, lui _dédiant_, dit-elle, tout
+ce qu'elle a _de puissance et de volonté_. Elle va (chose plus
+dangereuse) jusqu'à lui dire qu'au moindre mot elle accourra vers lui.
+Mais, en même temps, pénétrée de douleur, elle le supplie de ne pas
+demander _expérience pour défaite_ (l'épreuve matérielle de sa défaite
+morale), essayant d'intéresser sa générosité et de le rappeler à
+lui-même par ce mot habile et touchant: «Sans que jamais de vous je me
+défie.»
+
+Rien n'indique que François Ier ait exigé l'accomplissement du
+sacrifice. Mais il avait brisé ce coeur, y avait jeté une ombre pour
+toute la vie. Il remportait ce qui était le fond du sacrifice même:
+l'abandon de la volonté.
+
+La terre avait vaincu le ciel, et l'avait abaissé à soi.
+
+Il avait détruit, par un jeu barbare, en sa virginité morale, l'être
+délicat et charmant où il avait son bon génie.
+
+«La femme, c'est la Fortune,» dit l'Orient. Il avait tué la sienne.
+
+Ceci n'est pas une figure. C'est la simple et trop exacte réalité des
+faits. Marguerite, respectée de son frère et le dominant, par sa
+supériorité légitime et naturelle, aurait doucement mené le roi et la
+France dans la voie de l'affranchissement. Marguerite, donnée ainsi et
+subordonnée, personne dépendante, accessoire, et de moins en moins
+ménagée, influa par moment, sans prendre l'ascendant efficace, sans
+exercer l'action décisive qui nous aurait sortis des limbes du vieux
+monde et placés dans la lumière de la libre Renaissance.
+
+À qui servit-elle? À sa mère, dont sans doute elle sauva le crédit,
+dont elle couvrit l'énorme, l'inexcusable crime.
+
+Le malheur s'était consommé le 29 avril (1522). Lautrec, pour la
+seconde fois, abandonné sans ressources, n'ayant plus autorité, mené
+par les soldats, obéit à ses Suisses qui voulaient combattre et
+partir, repasser les Alpes. Il fut écrasé à la Bicoque près Milan,
+l'Italie perdue définitivement, Venise, notre alliée entraînée dans
+notre ruine. Et un mois après, jour pour jour, 29 mai, le roi, accablé
+de douleur, reçut à Lyon le défi d'Henri VIII, qui descendait en
+France.
+
+Cependant Lautrec arrivait à Lyon. La mère du roi, épouvantée, avait
+réussi d'abord à envelopper son fils, qui refusait de voir Lautrec. Le
+connétable de Bourbon, outré d'animosité, passant de l'amour à la
+haine, contre Louise et Marguerite, crut perdre la mère du roi en
+prenant Lautrec par la main, forçant les portes, les défenses, et le
+mettant en face de François Ier: «Qui a perdu le Milanais?» s'écria le
+roi furieux. «Vous, Sire,» répliqua Lautrec. Tout s'éclaircit, et le
+roi fut anéanti. «Oh! qui l'aurait cru de ma mère!» s'écriait-il.
+
+On devine l'ange secourable qui le désarma, couvrit la coupable, et
+rétablit la _trinité_ de famille.
+
+Jamais elle ne redevint ce qu'elle avait été. Tous trois avaient
+appris à se connaître. Marguerite, quel que fût son culte, connaissait
+et craignait le roi, de même qu'il avait fait l'épreuve des furieuses
+passions de sa mère.
+
+Marguerite était brisée au point de ne pouvoir reprendre même aux
+consolations religieuses. Elle essayait pourtant de lire l'Écriture à
+son frère et à sa mère dans l'intimité de famille. Elle priait
+Briçonnet de venir les assister, assurant qu'ils avaient grande
+confiance en lui. L'évêque ne s'y trompait pas et croyait le moment
+perdu. Il lui avait écrit (dès le 22 décembre 1521): «Le vrai feu fut
+dans votre coeur, dans celui du roi, de Madame. Le voilà couvert,
+assoupi.» Et plus tard: «Couvrez-le... Le bois que vous vouliez brûler
+est trop vert, et il l'éteindroit. (Septembre ou octobre 1522.)»
+
+Marguerite ne peut se relever dans les années suivantes, avouant
+qu'elle _n'a aucun goût_, qu'elle ne peut _commencer à désirer_ (les
+choses divines). Elle signe: _La vivante en mort_, ou encore: _Votre
+vieille mère_.
+
+Cette vieillesse d'une jeune reine qui ne peut se relever fait un
+contraste frappant avec la jeune vigueur dont le peuple, à la veille
+des plus terribles malheurs, sous le coup des guerres anglaises qui
+allaient recommencer, reportait son coeur vers Dieu. Lefebvre
+d'Étaples, à Meaux, traduisit le Nouveau Testament. Pour la première
+fois, la foule se mit à marcher sans le prêtre, appuyée sur le livre
+seul, sur elle-même, sur ses propres chants, sur les psaumes, tout à
+l'heure traduits.
+
+Chant sublime de résignation. Parmi les crimes et les fautes de ceux
+qui mènent le monde, parmi les calamités publiques qui commencent à
+l'envelopper, le peuple n'accuse que lui, ses fautes, ses démérites.
+Il loue Dieu, et d'un humble coeur, n'exige rien de la Justice, et se
+remet tout à la Grâce.
+
+
+
+
+CHAPITRE IX
+
+LE CONNÉTABLE DE BOURBON[15]
+
+[Note 15: Les documents officiels (Le Glay, Weiss, Lanz, etc.)
+donnèrent peu ou rien, sauf la minute informe du traité de Bourbon
+avec l'empereur (dans les papiers de Granvelle). Heureusement toutes
+les dates et le beau récit de la page 147 nous sont fournis par
+Turner, d'après les _Mss_. anglais.--Un fait très-grave et inconnu se
+trouve dans une pièce inédite de nos Archives. C'est qu'au moment où
+Bourbon quitta si brusquement le roi et fut suivi des nobles, le Grand
+Conseil frappa un coup sur la noblesse en condamnant à mort Charles de
+Caesmes, seigneur de Lucé, et ses adhérents, pour rapt et inceste
+commis en la personne de Gabrielle d'Harcourt. _Archives, J. 903,
+arrêt du 17 mars 1523._]
+
+1521-1524
+
+
+On a vu dans quel état de dénûment la guerre avait surpris le prodigue
+et imprévoyant François Ier, sans argent et sans armée, pour tout
+trésor ayant la promesse d'un emprunt, une parole des banquiers
+florentins, qui promirent au roi et prêtèrent à l'Empereur.
+
+Aux Conférences de Calais, Gattinara, jetant les masques, traita les
+gens du roi de France comme ceux d'un homme perdu.
+
+Les Italiens en jugèrent ainsi, et Léon X, qui avait appelé les
+Français, traita avec les Espagnols. Le 1er juillet, en consistoire,
+il nomma général des armées de l'Église le jeune marquis de Mantoue,
+Frédéric II, qui, ayant épousé l'héritière de Montferrat, attendait de
+l'Empereur cet important fief d'Empire. Les Gonzague, longtemps
+incertains, furent dès lors fixés sans retour.
+
+Leur cousin, Bourbon (Montpensier-Gonzague), le connétable de Bourbon,
+parent aussi des Croy, entre en rapport avec ceux-ci en novembre ou
+décembre de la même année. Ayant emporté d'assaut la ville d'Hesdin,
+il y avait trouvé la comtesse de Roeulx, dame de Croy, sa cousine.
+Soit qu'elle ait ébranlé déjà sa fidélité, soit qu'il ait jugé de
+lui-même qu'il fallait ménager l'Empereur que les Croy gouvernaient,
+il ne retint point cette prisonnière importante, et lui fit la
+galanterie de la renvoyer sans rançon.
+
+Ce mystérieux personnage qui avait tant de parents parmi les ennemis
+de la France, fut jugé, comme on a vu, très-dangereux par Henri VIII.
+Louis XII l'avait cru tel, et pourtant avait fait sa fortune. François
+Ier, qui y mit le comble, ne s'en défiait pas moins. Examinons ses
+origines.
+
+Fils d'une Italienne, d'un Gonzague, il était, de sa mère, tout
+Gonzague, fort peu Montpensier.
+
+Les Montpensier sortaient du troisième fils d'un Bourbon; les
+Bourbons comme on sait, descendent d'un sixième fils de saint Louis.
+Cette branche, peu riche, était vouée à la guerre; ils servaient de
+généraux. Le père du connétable mourut vice-roi de Naples.
+
+Autre n'était la position des Gonzague, marquis de Mantoue. N'ayant
+qu'une place, mais forte, qui est la première de l'Italie, ils
+gagnaient en se louant comme généraux, aux papes, à Venise, au roi de
+France. Princes et condottieri (comme les duc d'Urbin et de Ferrare),
+ils faisaient, ils vendaient des soldats, les disciplinant, puis les
+cédant pour quelque argent. Si petits, ils n'en avaient pas moins une
+ambition immense, des vues lointaines et ténébreuses. Ils avaient
+alliance avec le sultan, alliance en Allemagne, dans les pays riches
+en soldats, où l'homme est à bon marché. Ils avaient marié de leurs
+filles aux princes soldats de Wurtemberg et de Brandebourg, une en
+France à ces Montpensier. Plus tard, un Gonzague, devenu, par mariage,
+duc de Nevers, figura dans nos guerres civiles.
+
+Leur prévision les servit bien. Les Montpensier, pour être cadets de
+cadets, n'en avaient pas moins de belles chances. Les races princières
+s'usant si vite, ils pouvaient se trouver bientôt derniers héritiers
+des Bourbons; et (qui sait?), comme Bourbons, peut-être arriver
+jusqu'au trône.
+
+Tous ces cadets ne rêvaient d'autre chose. On le voit par leurs
+devises. Berri (frère de Charles V): _Le temps viendra._ Bourgogne:
+_J'ai hâte._ Bourbon: _Espérance._ Bourbon-Albret: _Ce qui doit être
+ne peut manquer._
+
+Le prévoyant Louis XI, ayant fauché les autres, avait laissé, non sans
+regret, ces Bourbons debout. Il voyait que l'aîné mourait, et au
+cadet, Pierre de Beaujeu, pour le ruiner plus sûrement, il avait donné
+sa fille. Pierre, vieux, faible, maladif, était médiocre en tous sens.
+Le bon roi calcula «qu'à nourrir les enfants qui en viendraient, la
+dépense ne serait pas forte.» Il tira de Pierre l'engagement précis
+qu'à sa mort tout reviendrait au roi.
+
+Il avait calculé sans sa fille, autre Louis XI, non moins absolue que
+son père, qui, pensant bien que son frère, le petit Charles VIII, lui
+échapperait bientôt, voulut se garder un royaume dans le royaume, en
+maintenant cette puissance de Bourbon que, par elle, Louis XI avait
+compté détruire. Elle fit signer à son frère des lettres qui
+annulaient son contrat de mariage.
+
+De ce triste mariage, il y avait pourtant une fille, faible et
+contrefaite. On ne la maria pas moins au second fils d'un Montpensier,
+Charles (Montpensier-Gonzague), orphelin de père et de mère, qu'Anne
+de Beaujeu adopta, éleva, et dont elle fit l'homme brillant, dangereux
+et fatal, qui faillit perdre la France.
+
+Rien ne fut plus irrégulier. La petite fille, bossue, qui n'avait pas
+quatorze ans, fit à son jeune mari la donation de cette succession
+immense qui, autrement, revenait à la couronne. Cela eut lieu en
+février 1504, pendant la maladie de Louis XII, dans ce fatal entr'acte
+de son règne où la reine Anne de Bretagne conclut brusquement le
+traité de Blois, qui donnait sa fille et la France à Charles-Quint.
+Dans ce beau projet, cette folle, qui avait besoin d'appui, s'assura
+celui de l'autre Anne (Anne de Beaujeu) en permettant l'autre folie,
+celle de transmettre à ce Charles, moitié Italien, le dernier des
+grands fiefs de France.
+
+Deux actes insensés et coupables, l'un en grand, l'autre en petit. Les
+résultats furent analogues. Charles-Quint se souvint toujours qu'il
+avait eu la France en dot. Et Charles de Bourbon, devenu souverain
+dans sept provinces, fut, par cette fortune monstrueuse, par une
+éducation de frénétique orgueil, mené au rêve atroce de mettre la
+France en morceaux.
+
+Le bon homme Louis XII, revenu à lui, déchira le traité de Blois. Mais
+il n'osa déchirer le contrat de mariage des Bourbons; il craignit la
+vieille fille de Louis XI. Il n'aimait pas beaucoup cette enfant
+taciturne, secouait la tête et disait: «Rien de pis que l'eau qui
+dort.» Il lui donna cependant, à la bataille d'Agnadel, l'honneur du
+plus beau coup d'épée, de charger en flanc l'armée italienne, ce qui
+décida la victoire.
+
+Dans le danger de la France, en 1513, cet homme de vingt-quatre ans
+montra beaucoup de sang-froid, de capacité. Nommé lieutenant du roi en
+Bourgogne, à l'avant-garde de la France du côté des Suisses, au moment
+où ils s'éloignaient, il devait garnir les places et les réparer,
+enfin fermer si bien la porte qu'ils ne fussent pas tentés de revenir.
+Il le fit à merveille, contint les gens de guerre, pacifia les
+campagnes, établit un _maximum_ modéré et raisonnable auquel le soldat
+devait acheter, au lieu de prendre pour rien. Cela lui gagna fort le
+peuple, et tellement le bon Louis XII, qu'il eut envie de le faire
+connétable, d'en faire l'ami et l'appui de son successeur François
+Ier.
+
+Il n'était pas sans inquiétude. Sa femme Anne de Bretagne (qui vivait
+encore) gardait toujours son coupable roman du traité de Blois, de
+donner sa fille et le royaume au petit-fils de l'Empereur. Si elle se
+fût entendue pour cela avec Anne de Beaujeu, comme en 1504, l'étranger
+très-probablement eût régné en France. Louis XII fit venir celle-ci,
+la gagna contre sa femme, en lui promettant de rétablir pour son fils
+adoptif la charge de connétable.
+
+Rien, sans cela, n'excuserait Louis XII d'une chose si imprudente. Le
+connétable, roi de l'armée, avait un pouvoir si absolu, que le roi
+même, en campagne, ne pouvait rien ordonner que par lui. Absurde
+pouvoir, et toujours fatal, qui irritait l'envie (d'où l'assassinat de
+Clisson), ou qui tentait la trahison (d'où la tragédie de Saint-Pol).
+Louis XI n'eut garde de refaire un connétable. La régente en fit un,
+honorifique, son beau-frère, vieux, malade et paralytique, toujours au
+lit. Mais, ici, en faire un, jeune, et de telle puissance, donner
+cette royauté militaire à celui qui avait déjà contre le roi une
+souveraineté féodale, c'était l'acte le plus téméraire.
+
+Était-il sûr que Louis XII l'eût voulu sérieusement, et l'avait écrit?
+J'en doute. De toute façon, le nouveau roi n'en devait tenir compte.
+Mais l'Italien, plus fin, ami et camarade du même âge, l'avait
+habilement enlacé. Il avait pris pour le lier un moyen très-direct; il
+saisit le fils par la mère. Tendre et crédule, malgré son âge, la
+Savoyarde se crut déjà sa femme, et lui mit au doigt son anneau. Cet
+anneau entraînait l'épée de connétable. À lui maintenant, avec cette
+épée, de se faire son chemin. Il flatta le fils et la mère par la
+devise: «À toujours mais!» en écrivant une tout autre sous son épée:
+«_Penetrabit._ (Elle entrera).»
+
+Les Suisses, comme on l'a vu, nous surprirent à Marignan; on vainquit
+à la longue. La chose fit plus d'honneur à la bravoure du connétable
+qu'à sa prévoyance. Il brilla comme homme d'armes, eut un cheval tué,
+et fit plusieurs belles charges. François Ier lui donna le poste de
+haute confiance, la garde de sa conquête. L'année même, 1515, Bourbon
+fit chez lui, près de Moulins, la fondation d'un couvent en mémoire de
+la victoire «qui était restée au roi _et à lui_ Bourbon, et qui avait
+ôté aux Suisses leur titre de _châtieurs_ de rois.»
+
+Cet acte, s'il fut connu, ne fit pas plaisir à François Ier, encore
+moins l'espèce de code militaire qu'il fit, en profitant des lumières
+de La Trémouille et La Palice, chose utile, mais qui mettait les gens
+de guerre dans la main du connétable, de ses prévôts et maréchaux.
+
+Autre grief: le train royal, l'armée de serviteurs dont le connétable
+était entouré. À la naissance de son enfant, dont le roi fut parrain,
+François Ier le vit servi à table par 500 gentilshommes en habit de
+velours. Et ce n'était pas un vain luxe, c'était une force. L'élève
+d'Anne de Beaujeu, de la fille de Louis XI, avait des vues sérieuses.
+Cette clientèle était grave et choisie, propre à le servir dans les
+grandes affaires, tel de la main, tel de la tête: les Arnaud, plus
+tard si célèbres, les l'Hôpital, le gendre de Philippe de Commines,
+les Chiverny, et autres qui ont marqué bientôt. Il y avait aussi des
+hommes d'épée, bouillants et de main trop rapide, entre autres ce
+Pompéran qui tua un homme du roi, et qui, sauvé par lui, eut le
+sinistre honneur de le désarmer à Pavie.
+
+Il faut voir l'énormité du royaume que ce Bourbon avait en France. Il
+réunissait deux duchés, quatre comtés, deux vicomtés, un nombre infini
+de châtellenies et de seigneuries.
+
+Son bizarre empire ne comprenait pas seulement le grand fief central
+et massif de Bourbonnais, Auvergne et Marche (plusieurs départements),
+mais des positions excentriques fort importantes, le Beaujolais, le
+Forez, les Dombes, trois anneaux pour enserrer Lyon, les rudes
+montagnes d'Ardèche, Gien pour dominer la Loire, puis, tout au nord,
+Clermont et Beauvoisis. On comprend à peine un damier de pièces si
+hétérogènes. Ce qui l'explique, c'est qu'une bonne partie venait des
+confiscations diverses de Louis XI, qu'il mit aux mains qu'il croyait
+sûres, celles de sa fille et de son gendre. Sinistres dépouilles des
+Armagnac et autres, prises aux traîtres, et qui firent des traîtres.
+
+Tel était l'effet naturel des apanages féodaux, constitués par la
+royauté. Toujours à recommencer. Les plus sages précautions
+n'engendraient que la guerre civile.
+
+Comme si ce monstre de puissance n'eût pas été assez à craindre, la
+furieuse folie d'une femme galante, à la force féodale, ajouta celle
+de l'argent. Elle le traita en mari, lui donnant, sur des finances
+entamées par une grande guerre européenne, trois ou quatre pensions
+princières: connétable, 24,000 livres; chambrier, 14,000; 24,000 comme
+gouverneur de Languedoc; 14,000 à prélever sur les tailles du
+Bourbonnais. Des facilités inouïes pour y ajouter; en une fois, il se
+fit voter par la pauvre Auvergne une somme de 50,000 livres! Il faut
+décupler tout cela, pour la différence de valeur monétaire; puis
+apprécier qu'en ces temps, relativement si misérables, l'argent avait
+une puissance incalculable.
+
+Plus sot que sa mère n'était folle, le roi le mit en Milanais, près
+Marignan, lui laissa la conquête, établit l'Italien en pleine Italie,
+près de Mantoue et des Gonzague. Toutes les bandes errantes de soldats
+à vendre eussent afflué près de lui, et d'Italie et d'Allemagne.
+Bientôt, dans ce connétable de France on eût eu un roi des Lombards.
+
+Ce qui devait le retenir, c'est que le roi n'avait pas d'enfant mâle.
+Il pouvait être héritier, être à la fois, par une situation bizarre,
+beau-père et fils adoptif du roi. En 1518, naquit un Dauphin, et alors
+tournant le dos à la mère du roi, il voulut Renée de France, fille du
+roi Louis XII; il eût pu un jour ou l'autre soutenir qu'elle
+représentait la branche aînée des Valois, écarter François Ier qui, de
+la branche d'Angoulême, n'avait que le droit d'un cadet. Pour cela,
+que fallait-il? Annuler la loi salique, en quoi il aurait été
+applaudi, aidé de son cousin Charles-Quint et de tous les princes qui
+avaient eu dans leur famille des filles de la maison de France.
+
+Louise, désespérée, pour exercer sur l'infidèle une contrainte
+salutaire, avait imaginé d'abord de supprimer ses pensions. Le roi, en
+1521, soit défiance, soit jalousie, lui ôta l'un des priviléges du
+connétable, le droit de mener l'avant-garde, de conduire l'armée où et
+comme il voulait. François Ier y était en personne, et ne s'en remit
+qu'à un homme plus sûr, son beau-frère, le duc d'Alençon.
+
+La trahison eut dès lors un prétexte. Madame de Roeulx, prise dans
+Hesdin, dut entamer la négociation. Elle était des Croy, et ceux-ci,
+en concurrence avec Marguerite d'Autriche, auprès de Charles-Quint,
+tellement primés par elle dans l'intrigue électorale, durent saisir
+avidement la première lueur d'une affaire qui devait les relever
+tellement près du maître. Le premier prince du sang! le seul resté des
+grands vassaux! le connétable de France! Trois hommes en un, donnés à
+l'Empereur!... Mais ce n'était rien encore. Par ces trois titres,
+Bourbon était moins que par la popularité qu'il avait dans les robes
+longues. Les parlements de Paris, de Provence, comme on va voir, lui
+étaient favorables. Des magistrats respectés, un Budé, lui dédiaient
+leurs livres. Tranchons le mot, il avait pour lui le germe du parti
+qu'on eût appelé, à une époque, le parti de la liberté. Chance énorme!
+Charles-Quint, au nom des libertés publiques, eût fait délibérer,
+voter, les meilleurs citoyens de France pour la ruine de la France et
+le triomphe de l'étranger.
+
+On a voulu ne voir rien de plus que la vengeance d'une femme dans le
+grand procès commencé, au nom de Louise, le 12 août 1522, comme
+héritière des biens de la maison de Bourbon. Sans dire qu'elle n'y fut
+pour rien, je suis porté à croire qu'il y eut aussi autre chose;
+qu'un homme, visiblement le centre des mécontents, un cousin de
+Charles-Quint, parent des Croy, des Gonzague, parut assez dangereux
+pour qu'on entreprît de le ruiner.
+
+Quel était son droit? un seul: la donation _de sa femme_, donation
+d'une enfant _de moins de quatorze ans_; donation de biens, non tous
+patrimoniaux, mais, en bonne partie, biens condamnés, dont Louis XI
+avait donné _un usufruit_.
+
+Quel était le droit de la mère du roi? Comme _nièce du dernier duc de
+Bourbon_, elle était l'incontestable héritière des biens spéciaux de
+cette maison, souvent transmis par les femmes au XIIIe siècle, et même
+récemment par Suzanne de Beaujeu. Seule rejeton des aînés, elle
+passait évidemment avec les Montpensier, descendus d'un cadet.
+
+Il y avait un troisième héritier, il est vrai, bien autrement
+autorisé, qui eût dû réclamer, et de qui tout fief a dérivé: la
+France.
+
+Cette affaire fut un grand coup pour la vieille Anne de Beaujeu,
+coupable d'avoir rétabli, contre la volonté de son père, cette
+dangereuse puissance. Ce fut comme si l'ombre de Louis XI fût venue
+lui demander compte de ses dons si mal employés. Elle en creva de rage
+et de dépit (14 novembre 1522).
+
+Sa mort précipitait les choses. Elle laissait des fiefs personnels
+qui, sans procès ni jugement, revenaient d'eux-mêmes à la couronne.
+C'étaient Gien, passage important de la Loire, et deux positions
+militaires des montagnes de l'Auvergne, Carlat, Murat, arrachées à
+grand'peine par Louis XI aux Armagnacs, et données par lui, non pas
+aux Bourbons, mais à son _alter ego_, à sa fille Anne de France. À quel
+titre le connétable les eût-il gardés? On ne le voit pas. Mais il lui
+coûtait de les rendre, incorporés qu'ils étaient depuis trente ans au
+royaume des Bourbons. Gien était son avant-garde sur la Loire. Les
+fiefs d'Auvergne étaient son fort. Ces pays, sauvages encore au temps
+de Louis XIV (V. Mémoires de Fléchier), qu'étaient-ils au XIVe siècle?
+C'était à l'entrée de l'Auvergne, dans le fort château de Chantelle
+qui lie l'Auvergne au Bourbonnais que la maison de Bourbon avait son
+trésor, ses joyaux. De là, elle veillait les quatre routes (qui vont
+aussi en Languedoc). Elle avait de patrimoine ce qu'on appelait le
+_Delphinat_ d'Auvergne, et par mariage elle avait essayé d'avoir aussi
+le _comté_. Mais la dernière héritière fut donnée par Louis XII à son
+homme Jean Stuart, duc d'Albany, et la puissance royale établie en
+basse Auvergne. Bourbon défendait la haute, qui allait lui échapper.
+
+Nul traité, nul mariage, ne pouvait prévenir ce coup. Le premier
+démembrement allait commencer, la première pierre tomber du grand
+édifice, grand en lui-même et plus grand comme dernière et suprême
+ruine du monde féodal. C'était comme une tour qui en restait au centre
+de la France. J'appelle ainsi la maison de Bourbon. Elle ne pouvait
+consentir à tomber qu'en se transformant, devenant le trône de France.
+
+Bourbon franchit le pas que, depuis un an, sans nul doute, les Croy
+l'engageaient à faire; il envoya à Madrid et demanda la soeur de
+l'Empereur, l'invasion de la France par les impériaux et les Anglais.
+
+Le 14 janvier 1523, Thomas Boleyn, envoyé d'Henri VIII à Madrid, écrit
+à Londres qu'on en confère. Les instructions que Wolsey envoie en
+réponse, reproduisant les motifs que mettait en avant Bourbon, disent
+«que ce vertueux prince, voyant la mauvaise conduite du roi et
+l'énormité des abus, veut réformer le royaume et soulager le pauvre
+peuple.» Henri VIII, comme Henri V et la pieuse maison de Lancastre,
+aurait volontiers travaillé avec Bourbon à cette réforme de la France.
+
+Je ne doute aucunement que les gens graves et de mérite qui tenaient
+pour le connétable n'aient envisagé ainsi les choses. C'est la fausse
+situation où tant de fois s'est vue la France, toute personnifiée dans
+un roi. Les fautes, les crimes de ce roi, on ne pouvait rien y faire
+que par cette médecine atroce qui équivalait à un suicide: l'appel au
+sauveur étranger. C'est-à-dire que, pour soigner et guérir la France,
+on n'avait remède que de l'anéantir.
+
+C'était une indigne ironie de proposer pour médecins ceux qui étaient
+le mal même: les grands qui, aux états de 1484, s'étaient hardiment
+présentés. Mais la France n'en voulut pas, aimant mieux encore un
+tyran: la fille de Louis XI.
+
+L'ironie n'était guère moins grande de prendre pour médecins du
+royaume les parlementaires, hier procureurs, hommes de ruse et
+d'avarice, têtes dures et étroites, que la pratique, les sacs
+poudreux, les petits vols, n'avaient point du tout préparés à se faire
+les tuteurs des rois.
+
+Les _Chats fourrés_ de Rabelais, et les seigneurs _Humeveines_ (les
+buveurs du sang du peuple), qu'il a mis sur une même ligne, dans sa
+verve révolutionnaire, c'était la base où s'appuyait la réforme de
+Bourbon. Pour amender le _prodigue_ (prodigus et furiosus) qui
+dévastait nos finances, un bon conseil de famille allait s'assembler
+où ne siégeraient que des Français, le Français Charles-Quint (né
+Bourgogne et Bourbon), le Français Henri VIII (descendu d'une fille de
+Philippe le Bel), tous deux venant de saint Louis.
+
+Les juges et les hommes d'épée, brouillés depuis deux cents ans,
+venaient d'être réconciliés par le roi même, par la _cour_ et la haine
+qu'elle inspirait: la _cour_, institution nouvelle, jusque-là
+inconnue, la _cour_ qui ne voyait qu'elle et méprisait le reste, la
+noblesse autant que le peuple; une cour de dames surtout: toute place,
+toute pension donnée dans un cercle de favorites, toute la monarchie
+devenue le _royaume de la grâce_. Les parlementaires et les nobles
+jusque-là se disputaient les biens d'Église qu'un semblant d'élection
+leur donnait ou à leurs valets. Le roi les mit d'accord par son traité
+avec le pape, donna les écailles aux plaideurs, garda l'huître. Dès
+lors, toute chose alla au hasard, parfois aux serviteurs utiles,
+souvent aux femmes aimables qui enlevaient par un sourire les grâces
+du Saint-Esprit; un envoyé au Turc était payé d'un évêché; une
+maîtresse, pour ses trois frères, en gagna trois, etc.
+
+Là était la plaie profonde au coeur des parlementaires, des
+universitaires, des nobles.
+
+Les premiers, sous prétexte d'une enquête nécessaire, s'étaient
+ordonné à eux-mêmes d'aller à Moulins chez le duc. On peut deviner
+assez comment ce prince magnifique les reçut et les caressa, leur
+soumettant sans doute ses idées sur le bien public et regrettant de ne
+pouvoir les voir exécutées par eux.
+
+Au retour, en décembre 1522, au milieu d'un rude hiver, d'une grande
+misère publique, s'associant à la vive irritation de Paris, ils
+essayèrent par remontrances leur révolution timide, tâtèrent le roi,
+envoyèrent des plaintes au chancelier qui, durement, sans hésiter, mit
+leurs députés en prison. Le peuple ne bougea pas.
+
+Les parlementaires ainsi repoussés, c'était aux nobles à essayer. Il
+le firent en mars. Bourbon était à Paris _pour solliciter son procès_.
+On mit en avant un homme épousé pour tâter le roi encore. Jean de La
+Brosse, qui avait l'héritière de Penthièvre, avait cédé ses droits à
+Louis XI, qui lui paya pension. Charles VIII, Louis XII, François Ier
+tinrent la cession bonne, ne se souciant point de remettre en main
+féodale le nord de la Bretagne, une si belle descente aux Anglais. Les
+La Brosse suivaient le roi comme son ombre, en réclamant toujours.
+Dans ce moment critique où l'on put croire qu'il faiblirait, La Brosse
+reproduit la demande. Le roi reproduit son refus. La Brosse alors,
+s'enhardissant, dit: «Monseigneur, il me faudra chercher parti hors du
+royaume.--Comme tu voudras, La Brosse.» Ce fut la réponse de François
+Ier.
+
+Elle dut faire plaisir à Bourbon. Beaucoup de nobles se serraient
+autour de lui, un Saint-Vallier, un Escars, un La Vauguyon, un
+Lafayette, entre autres. Le dernier officier distingué d'artillerie,
+le premier hautement apparenté, allié aux Brézé qui, de père en fils,
+étaient sénéchaux de Normandie. La fille de Saint-Vallier, savante,
+accomplie (de grâce, sinon de coeur), la fameuse Diane de Poitiers,
+déjà en renom, avait épousé Louis de Brézé, petit-fils de Charles VII
+et d'Agnès Sorel. Saint-Vallier, capitaine de cent gentilshommes de la
+maison du roi, avait, par cette charge, des occasions faciles de tuer
+ou de livrer son maître.
+
+Un autre partisan de Bourbon, c'était la reine elle-même qui, ne
+voyant que la famille, l'aurait voulu pour sa soeur. «Un jour qu'elle
+dînait seule, Bourbon se trouvant là, elle lui dit de s'asseoir, de
+dîner avec elle. Le roi survient. Bourbon veut se lever. «Non,
+_monseigneur_, restez assis, lui dit le roi. Eh bien! il est donc
+vrai? vous vous mariez?--Non, Sire.--Je le sais, j'en suis sûr. Je
+sais vos trafics avec l'Empereur... Qu'il vous souvienne bien de ce
+que je dis là...--Sire, vous me menacez! Je n'ai pas mérité d'être
+traité ainsi.»
+
+Le duc, après le dîner, partit, mais non pas seul: toute la noblesse
+le suivit.
+
+
+
+
+CHAPITRE X
+
+LA DÉFECTION DU CONNÉTABLE.--SON INVASION
+
+1523-1524
+
+
+C'est Charles-Quint lui-même qui fit le récit à Thomas Boleyn.
+Celui-ci trouvait étonnant que le roi ayant lâché une telle parole, il
+eût laissé partir le duc. L'Empereur ajouta: «Il n'aurait pu l'en
+empêcher; tous les grands personnages sont pour lui.»
+
+Bourbon prit pour quitter Paris un prétexte fort populaire, celui de
+donner la chasse aux bandits du Nord qui empêchaient les denrées
+d'arriver. Mais dans le centre du royaume, en Auvergne, en Poitou, en
+Bourbonnais, il n'y avait pas moins de brigands, et plus organisés.
+C'était une armée véritable; leur chef, _le roi Guillot_, avait des
+trésoriers, percevait des impôts. Ce roi était un gentilhomme du
+Bourbonnais, nommé Montelon (Montholon?). Il est fort difficile de
+distinguer si ce chef, sorti des pays de Bourbon, était bien un
+brigand, ou un de ses partisans qui fit feu avant l'ordre. Quoi qu'il
+en soit, Bourbon eût aliéné tous les siens (les grands et les
+parlementaires), s'il n'eût comprimé cette Jacquerie.
+
+À Paris même où le roi était en personne avec la cour, il y avait
+tumulte, des rixes et des batteries, des gens tués. Le roi fit dresser
+des potences aux portes de l'hôtel royal, et elles furent enlevées la
+nuit par des gens armés. Il semble qu'il s'en soit pris au Parlement,
+qui avait en effet la meilleure partie de la police. Il y tint un lit
+de justice, parla fort durement, et, rappelant des temps peu
+honorables au Parlement, dit que, lui vivant, on ne reverrait pas les
+temps de Charles VII (30 juin 1523).
+
+_Le roi Guillot_ étant pris et amené, son procès marqua mieux encore
+la discorde et l'irritation. Le Parlement ne voulut y voir qu'un
+bandit et un gentilhomme. La cour aggrava son supplice, comme celui
+d'un rebelle coupable de haute trahison. La sentence disait qu'il
+serait décapité, puis écartelé. Le bourreau, non sans ordre, fit la
+chose à rebours, l'écartela vivant (29 juillet).
+
+Le Parlement mit le bourreau en prison. Le 1er août, où il devait
+juger le grand procès de la succession de Bourbon, il refusa, se dit
+incompétent, et renvoya la chose au conseil, c'est-à-dire au roi;
+faisant entendre que, dans ce temps de violence, il n'y avait plus de
+justice.
+
+Depuis le mois de mai, Bourbon s'était retiré et négociait avec
+l'Espagne et l'Angleterre. Nous devons aux dépêches anglaises
+(très-bien extraites par Turner) de pouvoir dater avec précision tous
+les actes de cette négociation souterraine. Trop en vue à Moulins, au
+milieu de sa cour, il allait souvent en Savoie et en Bresse; et c'est
+de là qu'il écrivait, là qu'il recevait les agents étrangers qui
+n'eussent pu pénétrer en France. La Savoie nous était ennemie, malgré
+la parenté, le roi l'empêchant de créer des évêchés qui l'auraient
+affranchie du siége de Lyon. C'est d'Annecy en Savoie que, le 12 mai,
+Bourbon envoie à Wolsey. C'est à Bourg, sur terre savoyarde, qu'il
+reçoit, le 31 juillet, Beaurain (de Croy), fils de la dame de Roeulx,
+agent de l'Empereur.
+
+Les difficultés étaient celle-ci. L'Empereur et l'Angleterre avaient
+deux intérêts contraires. Et le parti français qui soutenait Bourbon
+en avait un troisième. Comment les concilier?
+
+L'Empereur, avec sa soeur, eût donné deux cent mille écus d'or, mais
+_après que Bourbon aurait agi_. Sa défiance ajournait, retenait
+justement ce qui donnait moyen d'agir. L'Anglais, non moins
+déraisonnable, eût payé sur-le-champ, mais _à condition qu'il le
+reconnût roi de France_, à condition qu'il se brouillât et avec
+l'Empereur et avec la France même.
+
+Il est évident que les Anglais se croyaient encore en 1400, qu'ils
+ignoraient la haine qu'ils inspiraient depuis les guerres de Charles
+VI, et la force nouvelle du sentiment français, la vive personnalité
+de la France, son horreur du joug étranger.
+
+Bourbon, pour n'avoir pas de maître, s'en fût volontiers donné deux.
+Il semble qu'il ait cru faire deux dupes qui feraient la dépense, pour
+qu'il eût le profit. Le roi détrôné ou tué, le Parlement eût déclaré
+sans doute que la France voulait un roi français.
+
+Le traité, rédigé à Bourg entre Beaurain et Bourbon (Négoc. Autr. II,
+589), est bien de gens qui veulent se tromper les uns les autres.
+
+L'Empereur donne sa soeur, et la retient, ajoutant prudemment: «Si
+elle y veut entendre,» ce qui le laisse maître de faire ce qu'il
+voudra. Cette soeur, veuve du roi de Portugal, du maître des Indes,
+avait, outre sa dot, six cent mille écus de joyaux.
+
+La France sera-t-elle démembrée? Oui, eût dit Charles-Quint. Non, eût
+dit Henri VIII, qui voulait le tout.
+
+L'Espagnol semble accepter Bourbon pour allié. L'Anglais le veut
+vassal, exige son serment. Là-dessus, Bourbon s'en remet «à ce que
+décidera l'Empereur.»
+
+Les deux rois entreront par le midi et l'ouest, Bourbon par l'est avec
+des Allemands. Où ira-t-il? «Au lieu le plus propice pour mieux
+besogner.» Mais l'Anglais exige qu'en cas de bataille il lui amène ses
+troupes et celles de l'Empereur.
+
+Bourbon, avec l'argent des rois, lèvera dix mille Allemands pour
+guerroyer avec eux et _autres_ gens de guerre.
+
+Ces _autres_, ce sont ses vassaux, c'est le ban et l'arrière-ban qu'il
+pouvait lever dans ses fiefs (jusqu'à quarante mille hommes).
+
+Ces _autres_, ce sont les mécontents innombrables, qui ne manqueront
+pas de se joindre à lui pour renverser François Ier. Enfin, c'est la
+France elle-même, lasse décidément des Valois, qui passera aux
+Bourbons; menée à eux par ses parlements.
+
+Mais pour cela il fallait rester libre, surtout ne pas se faire
+Anglais. Bourbon voulait éluder le serment qu'exigeait Henri VIII. Il
+refusa la Toison d'Or, que Charles-Quint voulait lui imposer, et qui
+impliquait le serment à l'Espagne.
+
+Les Anglais n'en démordirent pas, et tirèrent de lui une promesse
+verbale. On s'arrangea. Les rois brûlaient d'agir. Le moment semblait
+admirable. Les envoyés anglais écrivaient à Wolsey: «Il n'y a jamais
+eu de roi si haï que celui-ci. Il est dans la dernière pauvreté et la
+plus grande alarme. Il ne peut emprunter. Et il a tant tiré d'argent,
+que, s'il en lève encore, il met tout contre lui.»
+
+On promit à Bourbon qu'avant le 1er septembre, on agirait de tous
+côtés à la fois.
+
+Marguerite d'Autriche ne pouvait le croire. Elle pensait que le temps
+manquerait, que Bourbon éclaterait trop tôt et se perdrait. Ce fut
+tout le contraire. D'Espagne et d'Angleterre, la passion fut telle,
+que tout fut prêt avant l'heure dite.
+
+L'argent anglais était déjà à Bâle, ou plutôt le crédit anglais. La
+banque seule dut encore accomplir ce singulier miracle d'envelopper la
+France d'armées improvisées.
+
+Les lansquenets, levés par cet argent, passent le Rhin le 26 août,
+traversent la Franche-Comté, touchent la Lorraine (1er septembre),
+vont entrer en Champagne. Du 23 au 30 août, les Anglais débarquent à
+Calais, et le 4 septembre s'entendent avec les Flamands pour leur
+invasion commune.
+
+Le 6 septembre, les Espagnols entrent en France.
+
+Ponctualité admirable, excessive. Bourbon écrivait le 20 août qu'on
+n'allât pas trop vite, qu'il n'éclaterait que dans dix jours au plus.
+Les Anglais, à Calais, restent donc inactifs. Les Allemands, déjà loin
+vers l'ouest, rétrogradent un moment vers l'est, pour n'agir pas trop
+tôt.
+
+La conduite de François Ier est étonnante. Dans un si grand danger, il
+regardait vers l'Italie. Il y appelait sa noblesse.
+
+Il se fiait à trois choses peu sûres. D'une part, il préparait une
+flotte au duc d'Albany pour passer en Écosse, entraîner l'Écosse sur
+l'Angleterre, détrôner Henri VIII. Mais, la chose eût-elle réussi,
+elle eût eu lieu trop tard. Les Anglais détruisirent la flotte.
+
+En même temps, il avait à Londres un très-secret agent par lequel il
+tâchait de regagner Wolsey.
+
+On dira qu'il ignorait l'immensité de son péril, l'attaque
+universelle. Mais il voyait, du moins, l'imminente descente anglaise.
+
+Quoi qu'il en soit, sa folie même lui tourna bien. En appelant ce
+qu'il avait de force vers les Alpes, il traversait le Bourbonnais.
+Dans ce passage continuel de la gendarmerie française, Bourbon ne
+pouvait éclater. Il lui fallait attendre que le roi eût passé les
+monts pour se lever derrière, lui couper le retour, le tenir,
+l'écraser, entre la révolte et l'ennemi.
+
+Autre chose qui servit le roi. Il n'avait pas d'armée soldée. Il avait
+envoyé faire des levées en Suisse. Il fallait bien attendre. Donc, il
+allait à petites journées, et, sans le savoir, par cette lenteur, il
+désolait Bourbon, qui avait cru le voir partir en août. Cela obligeait
+celui-ci à jouer la plus triste comédie: il s'alita, contrefit le
+malade.
+
+Le roi voulait, à tout prix, l'emmener, et, le voyant d'ailleurs
+tellement appuyé et fort, il penchait vers un accommodement. Il paraît
+qu'il lui eût laissé la jouissance viagère de ses fiefs, s'il eût
+épousé la soeur de Louise de Savoie et se fût ainsi remis dans leurs
+mains. Il avait annoncé au parlement qu'il laissait sa mère régente,
+et que le connétable serait _lieutenant du royaume_; titre d'honneur
+et nominal, puisqu'il l'emmenait en Italie.
+
+Le roi n'était encore qu'en Nivernais, quand il reçut de sa mère la
+lettre la plus effrayante:
+
+«Un des plus gros personnages et du sang royal vouloit livrer l'Estat;
+et même il y avoit dessein sur la vie du roi.»
+
+La reine avait dans ses mains deux gentilshommes normands, nourris
+dans la maison de Bourbon, qu'un agent de la conspiration y avait
+engagés. Épouvantés des maux qui pouvaient frapper le royaume, ils
+s'en étaient confessés, en autorisant le prêtre à avertir Brézé, le
+sénéchal de Normandie. Brézé était le gendre de Saint-Vallier, l'un
+des plus compromis. Cependant, il envoya les deux hommes à la reine.
+
+Le roi n'avait que quelques cavaliers, et justement une compagnie
+très-suspecte. Il attendit pour avancer qu'on lui eût amené des
+lansquenets. Il entra alors à Moulins, mit ses soldats aux portes et
+alla loger chez le duc.
+
+Le faux malade, interrogé, n'osa nier cette fois. Il avoua que
+l'Empereur lui avait fait des ouvertures, et dit qu'il n'avait rien
+voulu écrire, mais attendre le roi pour révéler tout.
+
+Le roi fit semblant de le croire, le rassura, lui dit qu'il n'avait
+rien à craindre du procès, que, gagnant, perdant, on trouverait moyen
+qu'il n'y eût point dommage. Il ajouta gaiement: «Je vous emmène en
+Italie, et vous y aurez l'avant-garde, comme à Marignan.» Le malade
+demanda quelques jours, ne pouvant supporter encore le mouvement de la
+litière. Le roi partit, emportant une vaine promesse écrite, et lui
+laissant un écuyer «pour l'informer de sa santé.»
+
+Ce surveillant l'incommodait. Il l'écarta en se mettant en route, et
+l'envoyant au roi. Le roi renvoya l'écuyer. À la Palisse, le malade
+fit le mourant; les cris, les pleurs des serviteurs, rien n'y fut
+épargné. L'écuyer, réveillé la nuit par cette musique lamentable, se
+laisse encore tromper, et part pour avertir le roi. Bourbon, du lit,
+saute à cheval, et court, bride abattue, à son château de Chantelle.
+Il apprenait que le Parlement, ayant la main forcée par la
+dénonciation, ordonnait de saisir ses fiefs.
+
+Il entrait dans Chantelle, quand l'inévitable écuyer, que le roi avait
+fort grondé, entra sur ses talons. Le connétable lui dit qu'il n'irait
+pas à Lyon, que, de chez lui, plus à son aise, il saurait se
+justifier. L'écuyer avouant qu'il avait ordre de ne pas le perdre de
+vue, il vit le duc si irrité, et ses gens prêts à le pendre aux
+créneaux, qu'il fut trop heureux de partir.
+
+C'était le 7 septembre; les Espagnols entraient en Gascogne, les
+Allemands en Champagne. Il ne désespéra pas d'amuser encore le roi,
+lui envoya un homme grave, l'évêque d'Autun, Chiverny, avec une lettre
+où il promettait sur _l'honneur_ de le servir, si on lui rendait
+seulement les biens propres de Bourbon. C'était abandonner le douaire
+d'Anne de Beaujeu.
+
+L'évêque rencontra une forte gendarmerie qui l'arrêta. Quatre mille
+hommes marchaient vers Chantelle. Bourbon s'enfuit dans la nuit du 9
+au 10, galopa au midi, prit l'habit de varlet, ferra ses chevaux à
+rebours, n'emmenant avec lui qu'un homme, Pompéran, vêtu en archer.
+Ils gagnèrent Brioude, le Puy, d'où, par les chaînes désertes du
+Vivarais, ils arrivèrent au Rhône, en face de Vienne en Dauphiné. Au
+pont de Vienne, le prétendu archer demande à un boucher si les
+archers, ses camarades, gardaient le passage.--«Non.» Rassurés, ils
+passèrent, non le pont, mais un bac qui était plus bas.
+
+Dans ce bac, des soldats reconnurent Pompéran. Alarmés, ils gagnèrent
+les bois; puis, logèrent chez une vieille veuve qui leur donna
+nouvelle alerte. Elle dit à Pompéran:
+
+«Ne seriez-vous pas de ceux _qui ont fait les fous_ avec M. de
+Bourbon?»
+
+Le prévôt de l'hôtel n'était qu'à une lieue qui les cherchait. Ils en
+firent six jusqu'au fond des montagnes. Ils voulaient gagner la
+Savoie, joindre Suze, Gênes, s'embarquer pour l'Espagne. Mais tout
+était plein de cavaliers. Rejetés encore vers le Rhône, à grand'peine
+ils parvinrent à toucher la Franche-Comté.
+
+Ce qui étonne, c'est qu'il n'en bougea point. On comprend qu'il n'ait
+pas voulu se faire tort près de son parti en s'allant joindre au roi
+d'Espagne, encore moins aux Anglais. Mais comment ne joignit-il pas en
+toute hâte ses Allemands que son secrétaire même avait levés pour lui,
+et qui, par la Franche-Comté, avaient marché vers la Champagne? Là
+était le grand coup, et rapide; en deux enjambées, on était à Paris.
+Coup perfide, ils étaient entrés par la Comté, la province paisible
+pour qui la bonne Marguerite obtenait toujours la neutralité, paix et
+libre commerce au milieu de la guerre. Là, la France se croyait
+couverte, et là, elle était vulnérable. Cette perfidie et ce calcul,
+Bourbon en perdait tout le prix.
+
+Il reste en Comté près de trois mois: septembre, octobre, novembre. On
+le voit par ses lettres. Personne ne s'en doutait. Ses amis le
+cherchaient partout, jusqu'à la Corogne, en Espagne.
+
+Qu'attendait-il?
+
+Que la France vînt à lui. Elle ne bougeait pas.
+
+Nous le voyons le 21 octobre encore là, qui rassemble quelques
+cavaliers pour envoyer à ses Allemands. Et nous l'y voyons en
+novembre, envoyant aux Anglais un officier d'artillerie, Lafayette,
+qui avait défendu Boulogne autrefois, et qui, cette fois, devait aider
+les Anglais à le prendre.
+
+Les alliés avaient cru sottement n'attaquer qu'un roi. Ils trouvèrent
+une nation.
+
+Du moins la France féodale, la France communale, s'unirent et
+s'accordèrent pour repousser l'ennemi. Des armées régulières, pourvues
+de tout, furent arrêtées ou retardées par ces résistances unanimes. À
+Bayonne, tous, hommes, femmes, enfants, s'armèrent contre les
+Espagnols, «et les poltrons devinrent hardis.» À l'est, les Allemands
+pénétrèrent en Champagne; mais, n'ayant pas un cavalier pour courir le
+pays, ne trouvant pas un homme qui leur fournît des vivres, ils
+mouraient de faim. Le duc de Guise les coupa sur la Meuse, en tua bon
+nombre, au grand amusement des dames lorraines qui, d'un château, en
+eurent le spectacle et battaient des mains.
+
+Le grand danger était au nord, où 15,000 Anglais étaient aidés de
+20,000 impériaux. À cette masse énorme, La Trémouille opposa la valeur
+des Créquy et autres gentilshommes, la furieuse et désespérée
+résistance des pauvres communes, suffisamment instruites de ce
+qu'elles avaient à attendre par les atroces ravages de Nassau en 1521.
+
+Tout cela n'eût pas suffi sans les dissentiments des alliés. Mais
+Wolsey et son maître voulaient des choses différentes. Henri ne
+voulait pas qu'en plein automne, et les routes déjà gâtées, on
+pénétrât en France. Il voulait un second Calais, prendre Boulogne,
+rien de plus. Mais ce n'était pas là l'intérêt des impériaux;
+Marguerite d'Autriche voulait les places de la Somme, la Picardie.
+Wolsey était de ce parti, étant à ce moment l'homme des impériaux et
+leur dévoué serviteur.
+
+Le pape Adrien VI était mort le 14 septembre; Wolsey, innocemment,
+croyait qu'ils travaillaient le conclave pour lui. L'Empereur, qui
+avait vu l'insistance des Anglais à stipuler la royauté de France,
+n'eut garde de faire un pape anglais qui eût employé son pouvoir à
+replacer son roi au Louvre. Il fit nommer un Médicis, bâtard; on lui
+donna dispense. Élection irrégulière et litigieuse, qui le laissait
+d'autant plus dépendant (19 novembre 1523).
+
+Cette nouvelle tomba sur Wolsey au moment où, malgré son maître, il
+suivait les impériaux, et faisait leurs affaires en France, prenant
+pour eux la Picardie. L'hiver était épouvantable; les hommes gelaient,
+perdaient les pieds, les mains; mais on allait toujours. Pour les
+encourager, Wolsey, dans cette rude campagne, leur donnait le pillage.
+On brûlait avec soin ce qu'on ne prenait pas. On arriva ainsi à onze
+lieues de Paris.
+
+Paris se fût-il défendu? Le Parlement semblait n'y pas tenir. Il reçut
+assez mal ceux que le roi envoya pour organiser la défense. Tout à
+coup, chose inattendue, les Anglais tournent bride et partent. «Il
+fait trop froid, écrit Wolsey à l'Empereur; ni homme, ni bête n'y
+tiendrait. Et vos Allemands, qui venaient du Rhin, sont maintenant
+dispersés.»
+
+Bourbon et son parti s'étaient mutuellement attendus. De septembre en
+décembre, il était resté immobile, à croire que la noblesse de France
+allait venir le joindre. Soit loyauté, soit intérêt, elle s'attacha au
+sol, ne remua point. Le roi (25 septembre) lui avait donné, il est
+vrai, une preuve inattendue de confiance; il rendit aux seigneurs _le
+pouvoir de juger à mort les vagabonds, aventuriers, pillards, que les
+prévôts royaux leur livreraient_[16]. L'homme du roi n'était que
+gendarme, le seigneur était juge. Si la chose eût duré, c'eût été
+l'abandon de tout l'ordre nouveau, une abdication de la royauté.
+
+[Note 16: C'est probablement à cette époque que se rapporte le
+bruit qu'on avait répandu et auquel il fait allusion plus tard: «Pour
+autant que j'ay entendu qu'il y en a de si méchants qui ont osé semer
+cette parole que je voulois faire les gentilshommes taillables.»
+_Archives de Turin, Discours de François Ier, septembre 1529_. Cette
+collection immense contient vingt-huit volumes in-folio de pièces pour
+le seul règne de François Ier (copies du XVIIe siècle.)]
+
+Cela pour la noblesse. Le clergé eut sa part. Le roi lui avait pris le
+tiers du revenu. Il adopta dès lors la méthode toujours suivie depuis,
+de dédommager le clergé avec du sang hérétique. L'Empereur et
+Marguerite d'Autriche faisaient de même; ils venaient de brûler trois
+luthériens en Flandre. On brûla à Paris un ermite qui osait dire que
+la Vierge avait conçu comme une femme. Un gentilhomme même, Berquin,
+aurait été brûlé par l'évêque et le Parlement, si la soeur du roi
+n'eût agi pour lui. La chose ne se fit pourtant que par la force; il
+fallut que le roi l'enlevât de prison par les propres archers de sa
+garde.
+
+Grand scandale pour le clergé, qu'un tel acte arbitraire empêchât _la
+justice!_ Le roi le consola en faisant partir de Paris douze religieux
+mendiants qui, par toute la France, prêcheraient contre les
+luthériens.
+
+Et le peuple, que fit-on pour lui? On supprima dans Paris le monopole
+des boulangers. On fit quelques réformes dans les dépenses. On essaya
+d'établir un contrôle entre les gens des finances, de les
+centraliser. Tous fonds perçus durent être dirigés sur un point, sur
+Blois.
+
+Le roi, en ce moment critique, était très-affaibli. Il demandait
+justice au Parlement qui fermait l'oreille. On n'osait dire que les
+complices de Bourbon fussent innocents; mais l'on ne trouvait pas et
+l'on ne voulait pas trouver de preuves. Des députés des parlements de
+Rouen, Dijon, Toulouse et Bordeaux, furent mandés, pour revoir la
+procédure, et n'eurent garde de parler autrement que ceux de Paris.
+Toute la robe était liguée.
+
+La seule justice qu'il y eut, ce fut la sentence de Saint-Vallier, et
+le roi paraît ne l'avoir obtenue qu'en promettant qu'il ferait grâce
+sur l'échafaud.
+
+Lui-même s'était montré flottant dans cette affaire. D'abord il mit à
+prix la tête de Bourbon, puis s'adoucit sur une visite que lui fit la
+soeur de Bourbon, duchesse de Lorraine; il négocia avec lui,
+l'engageant à venir, lui promettant de l'écouter.
+
+Pour Saint-Vallier, de même, il varia. D'abord, il s'emporta, dit
+qu'il tuerait ce traître, homme de confiance et de sa garde même, qui
+voulait le livrer. Puis il le fit juger, et se contenta d'un simulacre
+de supplice. Mille bruits coururent. On disait que Saint-Vallier
+n'avait conspiré que pour venger sa fille, déshonorée par le roi. Il
+n'avait de fille que Mme de Brézé, mariée depuis dix ans. Ce qu'on a
+dit aussi et qui est plus probable, c'est que la dame, qui avait
+vingt-cinq ans, beaucoup d'éclat, de grâce, avec un esprit très-viril,
+alla tout droit au roi, fit marché avec lui; tout en sauvant son
+père, elle fit ses affaires personnelles, acquit une prise solide et
+la position politique d'amie _du roi_. Un volume de lettres[17]
+témoigne de cette amitié.
+
+[Note 17: Ce dernier mot est inexact; il n'y a que trois pages
+(in-4º) de lettres du roi à Diane et dix pages de Diane au roi,
+d'après des originaux _entièrement autographes_ (217). Il est évident
+que ces lettres sont bien _adressées à François Ier_ et avant 1531,
+avant la mort du mari de Diane. Ce sont celles d'une femme inquiète,
+surveillée, mal reçue des parents du mari au retour des voyages
+qu'elle faisait à la cour. Elle dit expressément: «Mon mari (223).» Il
+y a un mot qui fait comprendre que François Ier enrichissait Brézé
+pour lui faire avaler la chose: «Si vous plaît faire entendre à mon
+beau-père et belle-mère que vous n'avez fait ce bien à leur fils _que
+pour cette raison_ (222).» Ceci rend tout à fait vraisemblable
+l'authenticité des vers trouvés par M. Esmangart sur un rouleau de
+plomb à Gentilly:
+
+ En ce doux lien, le roi François premier
+ Trouve toujours jouissance nouvelle.
+ Qu'il est heureux!... Car ce lieu lui recèle
+ Fleur de beauté, Diane de Poitiers.
+
+Dans le recueil où nous trouvons les lettres de Diane (_Poésies et
+Correspondance intime de François Ier_, éd. A. Champollion), je trouve
+une lettre bien tragique sous le nom, supposé peut-être, de madame de
+Bonnivet (serait-ce madame de Châteaubriant?): «Sire, vous estes
+délibéré à me laisser mourir? Ne savez-vous que les deux en prison use
+de poison, et mes enfants et moy ne mangeons autre chose. C'est pour
+l'amour de vous que l'on me fait tant de mal, et vous l'endurez!... De
+Crèvecoeur, 7 janvier.»]
+
+Mais, pendant ces intrigues, que devient l'armée d'Italie? Elle passa
+six mois sous le ciel, au pied des Alpes, consumée de misère, usée de
+maladies, refaite par de petits renforts. Elle se soutenait par nos
+réfugiés italiens; nous en avions beaucoup, Pisans, Florentins,
+Bolonais, Génois, Napolitains, d'autres de Rome et de Pérouse. Le
+chef était un Orsini, le Romain Renzo de Cere, vaillant soldat qui,
+tout l'hiver, assiégea Arona. Au printemps, l'ennemi se trouva
+fortifié de six mille Allemands que Bourbon était allé chercher, avec
+l'argent de Florence et du pape. À l'arrière-garde, Bonnivet combattit
+bravement jusqu'à ce qu'il fût blessé. Le pauvre chevalier Bayard,
+malade de ce cruel hiver, soutenait le poids du combat, quand une
+balle lui cassa les reins. «Jésus! dit-il, je suis mort... _Miserere
+meî, Domine!_» On le descendit sous un arbre, et personne ne voulait
+le quitter. «Allez-vous-en, dit-il, messieurs, vous vous ferez
+prendre.» Un moment après, passa le vainqueur, le connétable, qui dit
+«que c'était grand'pitié d'un si brave homme.» À quoi le mourant
+répliqua ces propres paroles: «Monseigneur, il n'y a point de pitié en
+moy; car je meurs en homme de bien. Mais j'ay pitié de vous, de vous
+voir servir contre vostre prince et vostre patrie et vostre serment.»
+
+Bourbon goûtait déjà les fruits amers de sa défection. Son maître,
+l'Empereur, à qui, sans argent, sans secours, il venait de faire une
+armée, et une armée victorieuse, venait de le récompenser à sa manière
+en le subordonnant à un de ses valets, Lannoy, l'un des Croy, le
+vice-roi de Naples, un Flamand sans talent.
+
+Le voilà, cet homme si fier, attelé sous Lannoy à deux bêtes de proie,
+le féroce Espagnol Antonio de Leyva, ex-palefrenier, et l'intrigant
+Pescaire, espion et dénonciateur de tous les généraux, Italien traître
+à l'Italie, cherchant de tout côté à pêcher en eau trouble. Rivé ainsi
+entre ces gardiens, envieux, désireux de le perdre, il regardait vers
+l'Angleterre. Mais Wolsey, refroidi, disait qu'il n'aurait pas un sou
+s'il ne jurait fidélité au roi d'Angleterre _et de France_,
+c'est-à-dire s'il ne se perdait auprès de l'Empereur, auprès de la
+France même et n'y détruisait son parti.
+
+Étrange situation. Il entre en France, menant l'armée impériale, exige
+des Provençaux qu'ils fassent serment à Charles-Quint, et lui-même en
+secret il fait serment à Henri VIII. (V. les dépêches mss. dans
+Turner.)
+
+Il eût été roi de Provence, sous la suzeraineté des deux rois. Il
+comptait sur l'ancienne chimère des Provençaux d'être un royaume à
+part, royaume conquérant, qui eut jadis les Deux-Siciles. Le Parlement
+d'Aix n'était peut-être pas loin de cette idée. Quand Bourbon eut
+sommé Marseille de lui donner _des vivres_, elle consulta le
+Parlement, qui, sans répondre, envoya un de ses membres. Le conseil de
+ville, sous cette influence, mollit, promit des vivres, mais _en
+petite quantité_. (Captiv. de Fr. Ier, p. 341.)
+
+Tout paraissait favoriser l'invasion. Bourbon ne rencontrait personne.
+Le 9 août, il entra dans Aix. De là il eût voulu aller directement en
+Dauphiné, prendre Lyon et le Bourbonnais. Une fois là, il était chez
+lui, il y frappait la terre en maître, la soulevait, entraînait ses
+vassaux et la France centrale pour emporter Paris.
+
+Qui empêcha la chose? François Ier? Non. Charles-Quint.
+
+Le roi, jusqu'en septembre, ne parvint pas à former une armée. Bourbon
+avait tout le mois d'août pour avancer en France.
+
+Le conseil de Madrid avait une telle défiance, tant d'envie et de peur
+du dangereux aventurier, qu'il craignit de trop réussir, de vaincre
+par lui, mais pour lui. Au moment où il s'élançait de toute sa passion
+et de sa fureur, on le rattrapa par sa chaîne et on le tira en
+arrière. Pescaire, les Espagnols, lui signifièrent froidement qu'il ne
+s'agissait pas d'avancer, que l'Empereur voulait Marseille, port
+excellent, commode, entre l'Espagne et l'Italie. Ils le retinrent
+frémissant sur la grève.
+
+Comment aller plus loin? L'Espagne ne payait pas, et, l'Angleterre ne
+payait plus. Comment entraîner le soldat! À cela Bourbon eût eu
+réponse. Il avait déjà pris, du diable et de son désespoir un talisman
+horrible dont il usa jusqu'à sa mort. Irrésistiblement, le soldat le
+suivait. Et que faisait-il pour cela? Rien du tout, au contraire. Il
+fallait ne rien faire, rien qu'être aveugle et sourd, ne voir ni
+meurtre, ni pillage, ni viol, fermer, briser son coeur, ne garder rien
+d'humain. Le soldat l'eût suivi, pour avoir Lyon, comme plus tard pour
+avoir Rome. Et cela sans promesse, par un traité tacite où tout était
+compris, tout argent, toute femme et tout crime.
+
+Les impériaux promirent Marseille à leurs soldats, leur montrant que
+toute la Provence s'y était réfugiée, qu'un immense butin y était
+entassé. Bourbon, comme on a vu, y avait intelligence dans les
+notables, et y comptait. Mais le peuple gardait une haine énergique
+aux Espagnols; au bout d'un siècle, il conservait présent le sac de la
+ville, surprise alors, pillée par les Aragonais. Il se forma en
+compagnies, se retrancha, combattit vaillamment. Il était soutenu et
+par des gentilshommes que le roi envoya, et par les proscrits
+italiens, sous Renzo (Orsini), vaillante légion, déjà vieille dans
+l'exil, endurcie dans nos camps, et plus sûre que les nôtres mêmes.
+Contre un Français, la France fut défendue par l'Italie.
+
+ Quand Bourbon vid Marseille,
+ Il a dit a ses gens:
+ Vray Dieu! quel capitaine
+ Trouverons-nous dedans?
+ Il ne m'en chaut d'un blanc
+ D'homme qui soit en France,
+ Mais que ne soit dedans
+ Le capitaine Rance.
+
+Cette vieille chanson de nos pauvres piétons contre leurs capitaines
+et à la gloire de l'Italien reste la couronne civique de ce fils
+adoptif de la France, couronne tressée des mains du peuple.
+
+Le siége traîna. Et la population inflammable de Marseille prit un
+ardent élan de guerre, les femmes comme les hommes. Si elles ne
+combattirent, elles travaillèrent aux retranchements. L'unanimité de
+la ville imposa aux défections. Et pendant que Bourbon attendait des
+parlementaires, des propositions, des paroles, il ne reçut que des
+boulets. À une messe des Espagnols, un boulet tua le prêtre à l'autel
+et deux hommes. Pescaire dit à Bourbon qui accourait: «Ce sont vos
+Marseillais qui viennent, la corde au cou, vous apporter les clefs.»
+Et, après une reconnaissance meurtrière où l'on vit le fossé bordé
+d'arquebuses, Pescaire disait: «La table est mise pour vous bien
+recevoir. Courez-y; vous souperez ce soir en paradis...»
+
+Tout ce que Bourbon obtint fut qu'on essayerait encore un assaut. Il
+manqua, et l'on sut que la très-forte armée du roi était arrivée tout
+près, à Salon. Pescaire déclara qu'on ne pouvait risquer d'être écrasé
+entre une telle armée et la ville. Bourbon s'arracha de Marseille (28
+septembre 1524). On partit, mais déjà serré en queue par les Français
+qui, au Var, atteignirent, détruisirent l'arrière-garde. L'armée
+n'arrêta pas. Ces graves Espagnols, ces pesants lansquenets, devinrent
+tout à coup de vrais Basques. Cette retraite semblait un carnaval de
+bohèmes déguenillés. À pied, à mulet ou à âne, ils filèrent lestement
+par le chemin de la Corniche, si vite que, vers Albenga, ils firent
+quarante milles en un jour.
+
+Charles-Quint avait bien mérité son revers. Il avait à la fois lancé
+et retenu Bourbon, le faisant combattre lié, entravé, à la chaîne. La
+terrible réputation de ses armées plus redoutées qu'aucun brigand,
+avait fait la résistance obstinée, désespérée de Marseille. Sa dureté
+personnelle, éprouvée par l'Espagne même, imposait aux proscrits
+étrangers, enfermés dans Marseille, la loi de vaincre ou de mourir.
+Dans l'affaire toute récente des _Communeros_, il ne confirma pas une
+seule des grâces promises par ceux qui l'avaient fait vainqueur. Il
+envoya à la potence des hommes à qui les royalistes garantissaient la
+vie sur leur honneur. Cruel renversement des idées espagnoles, et qui
+accusait hautement un gouvernement étranger! Le roi, source sacrée de
+l'honneur et de la grâce, tache l'honneur des siens, ne fait grâce à
+personne; il survient après la victoire, et pour se montrer seul
+cruel! «Il y eut, dit-on, peu d'arrêts de mort.» C'est vrai (damnable
+hypocrisie!); on ne commença à juger qu'après avoir exécuté longtemps
+sans jugement.
+
+Les cortès témoignèrent gravement leur indignation en refusant
+l'argent à Charles-Quint. Et c'est ce qui, plus que tout le reste, lui
+fit manquer son siége de Marseille.
+
+Les grands de son parti étaient plus irrités que d'autres. Il laissait
+à leur charge ce qu'ils avaient avancé pour lui dans la guerre des
+_Communeros_. Le connétable de Castille lui disait: «Pour vous avoir
+gagné deux batailles en deux mois, payerai-je les dépens?» Cette risée
+sortit le jeune Empereur de sa réserve habituelle. Il lui échappa de
+dire: «Mais si je te jetais du balcon?--Je suis trop lourd; vous y
+regarderiez,» dit en riant le vieux soldat.
+
+
+
+
+CHAPITRE XI
+
+LA BATAILLE DE PAVIE[18]
+
+[Note 18: Les Archives du Vatican ne sont pas sans intérêt pour
+cette époque. C'est à ce moment où le pape voulait tromper les deux
+partis qu'il envoie au jeune empereur ce conteur libertin de Balthazar
+Castiglione, 20 novembre 1524. Après Pavie, éperdu de peur, il demande
+passage au général impérial pour ses agents (qui vont armer
+l'Angleterre contre l'empereur). _Extraits des actes et lettres du
+Vatican, Archives, carton L, 379._]
+
+1525
+
+
+Cette retraite faisait au roi une situation admirable. De roi haï,
+impopulaire, il se retrouvait l'épée de la France, le défenseur du
+sol, le protecteur des pays ravagés par l'invasion barbare de cette
+affreuse armée de mendiants. Toute la noblesse de France était venue
+comme à un rendez-vous d'honneur, pour témoigner sa loyauté; elle
+était enivrée, fière de se voir si grande, et (chose rare) complète.
+Une formidable infanterie suisse avait rejoint le roi. Jamais si belle
+armée, ni si ardente. Il y eût eu sottise à laisser perdre un si
+grand mouvement, comme voulaient les vieux généraux; et sottise
+ruineuse; comment nourrir tout cela, sinon en Lombardie? Les Anglais
+ne menaçaient pas. Le roi alla donc en avant sans attendre sa mère,
+qui venait pour le retenir.
+
+Il passa sur trois points; en dix jours, cette armée énorme se trouva
+de l'autre côté. Là, toute la difficulté fut de découvrir les
+impériaux; ils s'étaient dispersés, cachés dans les places fortes. Le
+roi arriva à Milan. Les Milanais, qui n'étaient pas d'accord entre
+eux, avaient appelé à la fois le roi et les impériaux. Le roi ne les
+traita pas moins bien. Il arrêta toute l'armée aux portes, et d'abord
+ne laissa pas entrer un seul soldat, sauvant ainsi la ville. Ce ne fut
+que le lendemain que, refroidies, calmées, sous la ferme conduite du
+vieux et respecté La Trémouille, les troupes entrèrent en grand ordre.
+
+L'effet moral de la prise de Milan était très-grand. Venise, le pape
+et les petits États devaient dès lors compter avec le roi. Restait à
+trouver les débris de l'armée impériale, à les forcer de place en
+place. La bande la plus forte, sous Antonio de Leyva, était enfermée
+dans Pavie. Le roi alla l'y assiéger (28 octobre 1524).
+
+Cette conduite était-elle absurde? Nullement. Les Italiens, qui
+avaient tant souffert de la mobilité des Français, de leurs
+capricieuses expéditions, les virent pour la première fois
+persévérants et persistants, enracinés dans l'Italie et décidés à ne
+pas lâcher prise. Grand motif de se joindre à eux.
+
+Que voulait le roi? 1º Se faire nourrir, solder, par les petits
+États; 2º diviser les impériaux, en leur donnant des craintes pour
+Naples, d'où leur venait le peu que donnait l'Empereur. La partie
+paraissait gagnée par celui qui saurait faire contribuer l'Italie. Une
+bande de dix mille hommes qu'il envoya vers le midi lui rallia les
+volontés douteuses. Les villes de Toscane commencèrent à payer.
+Ferrare paya, et de plus, fournit des munitions. Pour les impériaux
+épuisés, leur dispersion paraissait infaillible. Pavie même était
+pleine de trouble et de murmures. Cinq mille Allemands qui y étaient,
+avec cinq cents Espagnols, qui ne les contenaient nullement, furent
+plusieurs fois au point de se livrer au roi avec la ville.
+
+Il resta là quatre mois, amusé par les ingénieurs, qui tantôt
+canonnaient, tantôt piochaient pour détourner le fleuve, voulant
+prendre la ville par le côté où les eaux la gardent. Rien ne réussit.
+Ce roi, vif et impatient de sa nature, cette fois paraissait peu
+pressé. Cette si longue campagne d'hiver «où son armée logeait à
+l'auberge de l'étoile,» c'est-à-dire sous le ciel, il s'y résigna
+merveilleusement. Pourquoi? Il s'amusait (Guichardin nous l'a dit),
+donnant tout au plaisir, rien aux affaires. Un hiver d'Italie, passé
+ainsi, lui semblait assez doux.
+
+L'intérêt était grand pour les hommes de François Ier de faire que
+leur maître fût bien. Ils gagnaient gros à cette guerre oisive,
+comptant au roi une infinité de soldats qui n'existaient qu'en
+chiffres, des Suisses, des Allemands de papier, qui n'en mangeaient
+pas moins, n'étaient pas moins payés. Ses généraux étaient gens
+très-avides; tous suivaient leur exemple. Le roi, qui s'amusait,
+dormait, faisait l'amour, sur la foi de ces chers amis, était rongé et
+dévoré, sans s'en apercevoir, en danger même; il y parut bientôt.
+
+Il logeait agréablement dans une bonne abbaye lombarde. Luther, dans
+son voyage à Rome, fut effrayé, scandalisé du luxe de ces abbayes, de
+la chère délicate, de l'éternelle mangerie, des vins, pour ne parler
+du reste. Il s'enfuit indigné. Le roi ne s'enfuit point. Au contraire,
+il s'établit là quatre mois en grande patience, tantôt à l'abbaye,
+tantôt à Mirabella, ancienne villa des ducs de Milan, au milieu d'un
+grand parc.
+
+La Lombardie n'était plus ce quelle avait été. Elle avait cruellement
+souffert, infiniment perdu. Mais, comme il arrive dans ces grands
+naufrages, les lieux élus où l'on concentre les débris semblent
+d'autant plus riches. Je croirais donc sans peine que l'abbaye et la
+villa, arrangées pour le roi de France, rappelaient, soit les
+_Granges_ de Sforza, soit la _Pouzzole_ du roi de Naples, et autres
+lieux de volupté, que les descriptions nous font connaître. Ces villas
+étaient ravissantes par le mélange d'art et de nature, de ménage
+champêtre, qu'aiment les Italiens. Nos châteaux, encore militaires,
+dans leur morgue féodale, semblaient dédaigner, éloigner la campagne
+et le travail des champs, la terre des serfs; noblement ennuyeux, ils
+offraient pour tout promenoir à la châtelaine captive une terrasse
+maussade, sans eau ni ombre, où jaunissaient quelques herbes
+mélancoliques. Tout au contraire, les villas italiennes, bien
+supérieures par l'art, et vrais musées, n'en admettaient pas moins
+familièrement les jardinages, s'étendant librement tout autour en
+parcs, en cultures variées. Les compagnons de Charles VIII, qui les
+virent les premiers, en ont fait des tableaux émus.
+
+Gardées au vestibule par un peuple muet d'albâtre ou de porphyre,
+entourées de portiques «à mignons fenestrages,» ces charmantes
+demeures recélaient au dedans non-seulement un luxe éblouissant
+d'étoffes, de belles soies, de cristaux de Venise à cent couleurs,
+mais d'exquises recherches de jouissances d'agrément, d'utilité, où
+tout était prévu: caves variées, cuisines savantes et pharmacies, lits
+profonds de duvet, et jusqu'à des tapis de Flandre, où, garanti du
+marbre, pût, au lever, se poser un petit pied nu.
+
+Des terrasses aériennes, des jardins suspendus, les vues les plus
+variées. Tout près, l'idylle du ménage des champs.
+
+Aux jaillissantes eaux des fontaines de marbre, le cerf, avec la
+vache, venant le soir sans défiance, de grands troupeaux au loin en
+liberté, la venaison ou les vendanges, une vie virgilienne de doux
+travaux. Tout cela encadré du sérieux lointain des Apennins de marbre
+ou des Alpes aux neiges éternelles.
+
+L'hiver n'ôte rien à ces paysages. L'abandon même et les ruines y
+ajoutent un charme nouveau. Dans les jardins où cesse la culture, dans
+les grandes vignes laissées en liberté, les plantes vigoureuses
+semblent se plaire à l'absence de l'homme. Elle sont maîtresses du
+logis, s'emparent des colonnades, se prennent aux marbres mutilés et
+caressent les statues veuves. Tout cela très-sauvage et très-doux,
+d'un _soave austero_ dont on se défie peu, mais trop puissant sur
+l'âme, l'endormant, la berçant d'amour et de vains rêves.
+
+Dans les vers qu'il écrit plus tard dans sa captivité, François Ier se
+montre très-sensible à ce paysage italien. Il s'y oublia fort. Mais on
+peut soupçonner, sans calomnier sa mémoire, que le charme des lieux
+n'y fut pas tout. Quatre mois sans amours! Cela serait une grande
+singularité dans une telle vie. On a cherché à tort quelles grandes
+dames purent faire oublier les Françaises. Mais tout est dame en
+Italie. Celles qu'a tant copié le Corrège, de forme parfois un peu
+pauvres, mal nourries et trop sveltes, n'en sont que plus charmantes.
+Leur grâce est tout esprit.
+
+C'était le moment d'une grande révélation pour l'Italie. Aux pures
+madones florentines que déjà Raphaël anime, l'étincelle pourtant
+manque encore. Mais voici une race nouvelle, avivée de souffrance, qui
+grandit dans les larmes. Un trait nouveau éclate, délicat et charmant,
+le sourire maladif de la douleur timide qui sourit pour ne pas
+pleurer. Qui saisira ce trait? Celui qui l'eut lui-même et qui en
+meurt. Le paysan lombard du village de Correggio, l'artiste famélique
+qui ne peut nourrir sa famille: il saisit ce qu'il voit, cette Italie
+nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C'est la petite
+sainte Catherine du mariage mystique (V. au Louvre), pauvre petite
+personne qui ne vivra pas, ou restera petite. Plus que maladive est
+celle-ci; elle n'est pas bien saine; on le voit aux attaches
+irrégulières des bras, qu'il a strictement copiées. Et, avec tout
+cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon du coeur
+qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de tendresse, d'un
+contagieux frémissement.
+
+Telle était l'Italie à ce moment, amoindrie et pâlie. Et Corrège n'eut
+qu'à copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre
+la souffrance et la grâce (Prud'hon l'a eu seul après lui).
+Heureusement pour l'Italien, si la race changeait, le ciel était le
+même. Sans cesse il reprenait son harmonie troublée et s'envolait dans
+la lumière.
+
+François Ier ne vit pas le Corrège, peintre de campagne, et qui meurt
+bientôt peu connu (1529). Mais il vit et goûta l'Italie du Corrège. Et
+je ne fais pas doute que ce soit le secret de sa longue inaction.
+
+Ne serait-ce pas aussi à cette époque que le Titien a fait de lui le
+solennel portrait que nous avons au Louvre? Titien ne vint jamais en
+France. François Ier alla deux fois en Italie, à vingt-cinq ans et à
+trente et un ans. C'est évidemment au second voyage que se rapporte le
+portrait, avant ou après la bataille. S'il accuse plus de trente six
+ans, si des plis (je ne dis des rides) se forment déjà au coin des
+yeux, accusez-en, si vous voulez, les soucis de la royauté, les
+travaux et les veilles de ce prince si laborieux.
+
+Je ne m'étonne pas s'il resta là si longtemps sans s'en apercevoir.
+Tout y venait heurter, et il ne le sentait pas. Il était trop avant au
+fond de ce rêve. Ses Italiens partaient, dès janvier. Corses la
+plupart, ils étaient rappelés par les Génois leurs maîtres. L'armée
+fondait, sans qu'il le vît. Les hommes mouraient de froid et de faim.
+Une poule coûtait dix francs d'aujourd'hui. Les seigneurs, sans feu
+ni abri, venaient à ses cuisines. Il apprit coup sur coup que quatre
+corps avaient été surpris et enlevés, et cela ne l'éveilla pas.
+Quelques milliers de Suisses allaient venir et il les attendait, sans
+même rappeler ses dix mille hommes envoyés au midi.
+
+Ses ennemis faisaient un grand contraste.
+
+Pescaire montra une vigueur extraordinaire. Il contint tout à la fois
+généraux et soldats. D'une part il releva Lannoy qui mollissait,
+voulait traiter ou partir et secourir Naples. D'autre part, il paya le
+soldat de paroles. Il enjôlait les Espagnols surtout, disant qu'ils
+étaient bien heureux d'une telle occasion qui allait les enrichir à
+jamais, le roi étant là en personne avec tant de grands seigneurs.
+Quels prisonniers à faire! et quels riches rançons.
+
+Aux Allemands, il dit qu'il s'agissait de sauver leurs frères
+allemands enfermés à Pavie; le fils du vieux Frondsberg, leur général,
+y était; il fit parler le bon vieux père. Pour les gens d'armes qu'il
+trouva insensibles, il fallut financer; Pescaire donna et fit donner
+par les chefs ce qu'ils avaient d'argent.
+
+L'embarras n'était pas moindre dans la ville. Antonio de Leyva, peu
+sûr de ses Allemands, qui criaient _Geld! Geld!_ et voulaient le
+livrer, n'y trouva de remède qu'en tuant leur chef par le poison, et
+leur persuadant que l'argent était là dehors, tout prêt pour les
+payer, il en fit venir quelque peu et leur donna patience.
+
+Bourbon arrivait d'Allemagne. Sa rage et sa fureur pour sa fuite de
+Provence lui avaient fait des ailes. Plus dur au brigandage que les
+vieux brigands italiens, il sut faire de l'argent. Une razzia sur
+Florence l'avait alimenté l'autre année. Celle-ci, ce fut le tour de
+la Savoie. Faute d'argent, il prit des bijoux; il porta l'écrin de la
+duchesse aux usuriers d'Allemagne. Avec quoi il trouva sans peine la
+quantité de chair humaine qui était nécessaire. L'archiduc donna
+quelque chose; et, par une diabolique hypocrisie, Bourbon trouva moyen
+de tirer aussi des villes impériales. Il exploita l'affaire du jour,
+la querelle religieuse, dit que le pape était l'allié de François Ier
+(mensonge, Clément trompait les deux), et il ne manqua pas de
+lansquenets qui se crurent luthériens pour aller boire en Italie.
+
+Pescaire cependant, avec ses agents italiens, travaillait habilement
+l'armée du roi, attirait des transfuges, décidait des défections. La
+plus terrible eut lieu cinq jours juste avant la bataille. Les
+Grisons, effrayés d'un coup frappé près d'eux, ou peut-être gagnés,
+rappelèrent cinq mille des leurs qui étaient devant Pavie. Événement
+tout semblable au rappel des Allemands la veille de la bataille de
+Ravenne. Mais, cette fois, il n'y eut pas là un Bayard pour les
+retenir.
+
+Enfin, un peu alarmé, le roi unit son camp, jusque-là divisé, et se
+fortifia. Il se croyait couvert par les faibles murailles du grand
+parc de Mirabella. La nuit du 8 février, Pescaire y envoie des maçons
+qui, en une heure, en abattent trente brasses. En avant, son neveu du
+Guast et six mille fantassins, mêlés des trois nations, marchaient
+droit sur Mirabella. Après venait Pescaire, qui s'était réservé la
+masse des Espagnols pour le principal coup. Il avait donné
+l'arrière-garde aux Allemands, conduits par Lannoy et Bourbon.
+
+Ceux qui marchaient en avant, passant sous les boulets français,
+doublèrent le pas. Le roi crut les voir fuir, il s'élança avec la
+gendarmerie, et se mit devant ses canons; ils ne purent plus tirer
+sans tirer sur lui-même.
+
+Pescaire le vit passer, et d'un millier d'arquebuses espagnoles bien
+tirées, presque à bout portant, il lui mit sur le dos grand nombre de
+ses meilleurs gens d'armes.
+
+Le roi, dans son aveugle élan, tomba du premier coup sur un brillant
+cavalier, et le tua, dit-on, de sa main. Coup superbe pour un héros de
+roman; c'était le dernier descendant du fameux Scanderbeg.
+
+Pendant cette belle prouesse, la _bande noire_ de nos lansquenets eut
+quelques moments d'avantage. Ils furent peu imités des Suisses qui, ce
+jour, se montrèrent tout différents de leurs aïeux.
+
+Le roi, avec ses grands seigneurs, soutint quelque temps la bataille
+avec une vaillance qu'admirèrent les ennemis. Il y eut là un grand
+massacre des premiers hommes de France: La Trémouille, La Palice,
+Suffolk, prétendant d'Angleterre, furent tués, et Bonnivet se fit
+tuer, courant à l'ennemi la visière haute et le visage découvert.
+
+Le roi, deux fois blessé, au visage, à la cuisse, et la face pleine de
+sang, sur un cheval percé de coups, voulait gagner un pont. Le cheval
+s'abattit, il tomba dessous, et deux Espagnols arrivaient dessus pour
+le prendre ou le tuer. Mais à l'instant il y eut là à point un groupe
+de Français, dont l'un mit l'épée à la main pour le garder des
+Espagnols. C'était justement Pompéran, ce douteux personnage qui avait
+mené Bourbon hors de France, s'était ensuite rallié au roi
+(_Captivité, p. 38_) pour rejoindre ensuite Bourbon. Un autre était
+son secrétaire même et très-intime agent, La Mothe-Hennuyer. Ils lui
+dirent de se rendre au connétable, ce qu'il refusa. On appela Lannoy,
+qui accourut, et qui, lui donnant son épée, reçut celle du roi à
+genoux.
+
+
+
+
+CHAPITRE XII
+
+LA CAPTIVITÉ
+
+1525
+
+ Vaincu je fus et rendu prisonnier,
+ Parmi le camp en tous lieux fut mené,
+ Pour me montrer, çà et là promené...
+ (_Vers de François Ier._)
+
+
+Ce traitement barbare s'explique: le prisonnier était le gage de
+l'armée. Elle s'était battue gratis, dans l'espoir de le prendre et
+d'avoir sa rançon. Les généraux purent dire: «Voilà votre homme; vous
+l'avez maintenant. Dès ce jour, vous êtes payés.»
+
+Des arquebusiers espagnols qui avaient réellement fait la principale
+exécution, un rustre s'avança, et familièrement dit au roi de France:
+«Sire, voici une balle d'or que j'avais faite pour tuer Votre
+Majesté... Elle servira pour votre rançon.» Le roi sourit, et la
+reçut.
+
+Mais, le soir ou le lendemain, il arracha de son doigt une bague,
+seule chose qui lui restât, et, la donnant secrètement à un
+gentilhomme qu'on lui permit d'envoyer à sa mère, il lui dit: «Porte
+ceci au Sultan.»
+
+Ainsi la grande question du temps fut tranchée, les scrupules étouffés
+et les répugnances vaincues.
+
+Événement immense, décidé par le désespoir, qu'il crut lui-même impie
+sans doute comme un appel au Diable, mais qui réellement fut une chose
+de Dieu, le premier fondement solide de l'alliance des religions et de
+la réconciliation des peuples.
+
+Cet homme, étourdi en bataille, fut en captivité plus fin qu'on
+n'aurait cru. Il ne s'était rendu qu'à Lannoy, l'homme de l'Empereur.
+Cela le servit fort. Il caressa aussi Pescaire. Celui-ci, parfait
+courtisan autant qu'habile capitaine, se présenta en deuil. François
+Ier, soit sensibilité, soit flatterie pour les Italiens, qui devinrent
+en effet l'épine de Charles-Quint, traita Pescaire en roi futur de
+l'Italie et se jeta dans ses bras.
+
+Sa parfaite dissimulation parut le soir, au moment amer où il lui
+fallut recevoir le connétable de Bourbon. Celui-ci se montra modeste,
+présenta ses devoirs et offrit ses services. Le roi l'endura et lui
+fit bon visage. Un auteur assure même qu'il l'invita à sa table avec
+les autres généraux.
+
+La fameuse lettre à sa mère, qu'on a toujours défigurée, témoigne
+assez de son abattement: «De toutes choses, ne m'est demeuré que
+l'honneur et la vie, qui est sauve.»
+
+Le plus triste, ce sont ses lettres à Charles-Quint. Elles étonnent
+de la part d'un homme aussi spirituel. Elles sont d'une bassesse
+impolitique. Il risque d'exciter le dégoût et de s'ôter toute
+croyance. Il demande _pitié_, n'espère que dans la bonté de l'Empereur
+qui, sans doute, en fera un ami, et non _un désespéré_, et qui, au
+lieu d'un prisonnier inutile, rendra un roi _à jamais son esclave_. Ce
+triste mot revient trois fois. (_Captivité, 131_; _Granvelle, I, 266,
+268, 269_.)
+
+Nous ne sommes point partisan du suicide. Et cependant, s'il fut
+jamais permis, c'est à celui peut-être dont la captivité devient celle
+d'un peuple, à celui dont la personnalité étourdie met la Patrie sous
+les verrous. Quoi! la France était là, dans un petit fort italien,
+sous l'arquebuse d'un brigand espagnol! Dans l'hypothèse absurde d'un
+Dieu mortel en qui une nation incarnée pâtit, s'avilit, qu'il abdique,
+ce Dieu, ou qu'il meure. Malheur à la mémoire du prisonnier qui
+s'obstina à vivre, et qui montra la France sous le bâton de
+l'étranger!
+
+Ce héros de théâtre, dégonflé, aplati, parut ce qu'il était, un
+gentilhomme poitevin de peu d'étoffe, dévot par désespoir (autant que
+libertin), rimant son malheur, ses amours, comme eût fait à sa place
+Saint-Gelais, Joachim Du Bellay ou tout autre du temps.
+
+D'abord, il se mit à jeûner et faire maigre. Sa tendre soeur, émue
+outre mesure, tremble qu'il ne se rende malade. Elle lui défend le
+maigre, et, pour le soutenir, lui envoie l'aliment spirituel, un
+Saint-Paul... Une recluse a dit à un saint homme: «Si le roi lit saint
+Paul, il sera délivré.»
+
+Le livre vint peut-être un peu tard. Au souffle tiède d'un printemps
+italien, la poésie avait succédé à la dévotion. Le roi, à travers ses
+barreaux, avait regardé la campagne lombarde, le paysage si frais, si
+charmant en avril, et sublime, de Pavie aux Alpes, et il s'était mis à
+rimer une idylle virgilienne. Ces très-beaux vers sont-ils de lui? Ils
+ne ressemblent guère à sa faible complainte sur la bataille de Pavie.
+On aura très-probablement arrangé, orné, ennobli l'idée première, fort
+poétique peut être, du captif, inspirée par ce regard mélancolique sur
+cette campagne de printemps. Contre la belle Italie qui lui fut si
+fatale, contre le Pô et le Tésin, gardiens de sa prison, il appelle à
+lui nos fleuves nationaux, leurs nymphes éplorées. Cette pièce est
+non-seulement d'une grande facture, mais d'un sentiment profond de la
+France.
+
+ Nymphes, qui le pays gracieux hebitez
+ Où court ma belle Loire, arosant la contrée...
+ Rhône, Seine, Garonne, et vous, Marne et Charente,
+ ... Fleuves qu'alentour environne
+ L'Océan et le Rhin, l'Alpe et les Pyrénées,
+ Où est votre seigneur que tant fort vous aimez? etc.
+ (_Captivité, 227._)
+
+S'il eût eu d'autres yeux, si, au lieu de cette vague sensibilité
+poétique, il eût eu un coeur d'homme, ou du moins le tact de la
+situation, il aurait vu par la fenêtre toute autre chose: l'Italie
+frémissante, épouvantée d'être, par sa défaite, livrée à l'armée des
+brigands. Car, qui avait vaincu? L'Empereur? Non, mais ce monstre sans
+nom, trois bandes en une, et point de chef. Valets, tremblants
+flatteurs de leurs soldats, quel crime pouvaient empêcher ou défendre
+ces misérables généraux? Venise supplia le pape de former une ligue
+armée. Le pape y entre en mars, et en sort en avril. Et pourtant, il
+n'eût pas coûté, pour détruire ces brigands, moitié de l'argent qu'ils
+volèrent.
+
+Ce que François Ier eût vu encore, s'il n'eût été myope, c'était
+l'impuissance et la pauvreté de l'Empereur, la jalousie de
+l'Angleterre, la fermentation des Pays-Bas, les ressources faciles
+qu'avait la France en elle et dans ses alliés. Demain Soliman, Henri
+VIII, allaient armer. Mais le jour même, une amitié plus prompte, une
+épée plus rapide se déclara pour lui. Le petit duc de Gueldre ramassa
+six mille hommes et se jeta sur les Pays-Bas; Marguerite d'Autriche,
+qui ne pouvait lever un sou, et se mourait de peur entre l'invasion et
+la révolution, agit fortement à Madrid et arracha de Charles-Quint
+l'autorisation d'une trêve.
+
+Le roi voyait du moins de près les discordes et les disputes de ceux
+qui le gardaient, les demandes de solde, les cris, les fureurs des
+soldats. Les généraux se haïssaient à mort.
+
+Bourbon, en haine de Pescaire, eût volontiers tourné le dos à
+Charles-Quint. Il s'offrait aux Anglais. Pour un secours d'argent,
+rien que la solde d'un mois, il levait une bande, fondait en France,
+emportait tout, faisait roi Henri VIII.
+
+Pescaire, vrai vainqueur de Pavie, traitait avec son maître. Si
+l'Empereur était ingrat, il avait une chance, il pouvait espérer au
+désespoir de l'Italie. Elle s'était donnée presque à César Borgia;
+pourquoi pas à Pescaire?
+
+Quant à Lannoy, il s'était fait le confident de François Ier. Il
+avait sa soeur mariée en France, et, comme Flamand, il était au point
+de vue de Marguerite d'Autriche, craignant fort pour la Flandre,
+voyant les Pays-Bas en pleine révolution, et très-impatient de
+réconcilier les deux rois.
+
+La chose n'était pas facile. Le jeune Empereur qui, en public, avait
+affiché une modération toute chrétienne et défendu même les
+réjouissances, dans une lettre à Lannoy, écrite de sa main, montre à
+quel degré d'infatuation ce bonheur inouï avait mis son esprit:
+«Puisque vous m'avez pris le roi de France, dit-il, je vois que je ne
+me saurai où employer, si ce n'est contre les infidèles.»
+
+S'il pouvait faire un peu d'argent, il comptait en avril entrer en
+France, non par Bourbon, mais lui-même et de sa personne. Aussi,
+laissant là Henri VIII et sa fille, il se tournait vers une riche dot,
+celle de Portugal; l'Anglaise ne lui apportait qu'une quittance de ses
+dettes, et la Portugaise donnait du comptant.
+
+Ses demandes à François Ier étaient exorbitantes, rédigées d'une
+manière insultante, odieuse, par le haineux Gattinara.
+
+D'abord le pape Boniface VIII donna jadis toute la France à la maison
+d'Autriche. Mais l'Empereur est si modéré qu'il se contentera d'en
+prendre la moitié, sans parler de Milan et de Naples. Il veut: 1º les
+provinces du Nord, la Picardie, la Somme, avec la suzeraineté d'Artois
+et de Flandre; 2º l'Est, la Bourgogne; 3º le Midi, la Provence pour
+Bourbon, qui reprendra de plus ses fiefs du centre, Auvergne,
+Bourbonnais, etc. Est-ce tout? Non. On fera droit aux prétentions
+d'Henri VIII, il est vrai, réduites; la Normandie, la Gascogne et la
+Guienne,--plus l'Anjou, province centrale, qui disjoindra la Bretagne
+et la France.
+
+Ni le roi, ni sa mère, ne firent de réponse officielle. Le roi mit
+quelques notes, toutes conformes aux instructions que la régente donne
+à ses envoyés. Ni Somme, ni Bourgogne, ni Provence,--mais l'offre
+d'_épouser la soeur_ de Charles-Quint et de se faire son soldat pour
+l'_aider à prendre sa couronne_ impériale en Italie. Ce que la mère
+explique, offrant impudemment l'Italie et d'aider à prendre Venise.
+Cette femme éhontée ajoutait un appoint, sa fille, qu'elle jetait à
+l'Empereur. (_Captivité, 174, 194._)
+
+Une affaire préalable, c'était d'avoir vraiment le prisonnier, de le
+tirer des mains de l'armée, de le mettre en celles de Charles-Quint,
+en le transportant en Espagne. François Ier avait l'espoir de se faire
+enlever dans le trajet. Mais Lannoy, habilement, fit prévaloir en lui
+une autre idée, un roman qui, justement comme tel, lui alla à
+merveille. Ce fut d'arranger tout par un mariage, de jouer à Bourbon
+le tour de lui prendre sa femme, Éléonore, cette soeur de
+Charles-Quint, qui lui était promise. Elle était veuve, point du tout
+agréable. Le roi dit et fit dire que, dès longtemps il y avait pensé.
+Il en était amoureux sans la voir. S'il passait en Espagne, il était
+sûr de conquérir et cette soeur et toute la famille de Charles-Quint,
+de mettre tout le monde pour lui; l'Empereur, son futur beau-frère,
+aurait la main forcée, et ne pourrait s'empêcher de traiter.
+
+Cela était absurde. Et cela se réalisa à la lettre. François Ier
+paraît avoir compris qu'à sa folie répondrait parfaitement celle des
+Espagnols, qu'ils raffoleraient du roi, soldat pris en bataille,
+qu'ils le compareraient à leur roi, jusque-là si peu pressé de voir
+l'ennemi.
+
+Le gardien et le prisonnier conspirent ensemble. Le roi prête même ses
+galères au transport. On part pour Naples, on arrive en Espagne (23
+juin 1525). Bourbon, Pescaire, sont furieux; Bourbon reste tout seul à
+Gênes, n'ayant aucun secours, ni d'Espagne, ni d'Angleterre, pas même
+de vaisseau pour passer, voyant le temps se perdre, la saison
+s'écouler.
+
+Lannoy et les Croy, tout en flattant les idées guerrières du jeune
+maître, lui avaient fait entendre qu'il devait faire seul la conquête.
+L'Empereur ne pouvait entrer avec une petite bande, faire une pointe
+aventureuse, désespérée, comme aurait fait Bourbon. Il fallait une
+armée, et nouvelle, celle d'Italie étant si peu à lui. L'argent des
+Pays-Bas était fort nécessaire, et leur exemple pour avoir l'argent de
+l'Espagne. En mai, Marguerite d'Autriche convoque les États de
+Hollande et de Flandre, les priant de contribuer au moins pour leur
+sûreté, pour faire face aux brigands de Gueldre. Refus net, positif,
+violente accusation du système d'impôts suivi depuis cent ans. Le
+Luxembourg, le Hainaut et l'Artois, ruinés par la guerre, n'avaient
+rien et ne donnèrent rien. Le Brabant accorda, mais à une étrange et
+dangereuse condition: Pourvu que Bois-le-Duc y consentît. Or, il se
+trouvait justement que Bois-le-Duc était en pleine révolution
+luthérienne, forçant les cloîtres et rançonnant les moines. Anvers,
+Delft, Amsterdam, d'autres villes remuaient de même. Aux lettres
+effrayées de Marguerite, l'Empereur ne voit d'autre remède «que
+d'attirer en trahison les magistrats de Bois-le-Duc, et d'en faire un
+exemple.»
+
+Au reste, si Rome lui concède l'argent qu'on lève sur les prêtres pour
+réprimer les luthériens, il prendra l'affaire pour son compte, se
+chargera d'être bourreau. (_Lanz, Mém. Stuttgard, XI, 16-26._)
+
+Tel était l'aspect redoutable de cette année 1525. Une révolution
+immense sembla éclater en Europe. Une? Non; mais vingt de causes
+différentes, de caractères plus différents encore.
+
+En Allemagne, c'est la sauvage révolte des paysans de Souabe et du
+Rhin. Ils prennent la Réforme au sérieux, et veulent réformer le
+servage, établir sur la terre le _royaume de Dieu_.
+
+Nos ouvriers de Meaux sont entrés ardemment dans la révolution
+religieuse. Un des leurs, intrépide apôtre, le cardeur de laine
+Leclerc, se fait brûler à Metz. Et il se trouvait au même moment que
+des bandes de paysans d'Allemagne tombaient sur la Lorraine. Malheur à
+la noblesse si les serfs d'Allemagne et de France s'étaient entendus!
+Le duc de Guise les prit au passage, et les tailla en pièces.
+
+Les ouvriers en laine d'Angleterre se révoltent en même temps, mais
+sans lever encore le drapeau de la Réforme. Ils accusent seulement les
+impôts écrasants qui obligent le fabricant de les jeter sur le pavé.
+
+La plus étrange révolution est celle qui couve en Italie, non des
+villes, non des campagnes, mais une révolution de princes, celle des
+souverains ruinés, désespérés, contre le brigandage des impériaux.
+
+Même en Turquie, révolte. Et c'est ce qui retarde la diversion de
+Soliman en faveur de François Ier. Les janissaires, ces misérables
+moines de la guerre, la plupart enfants grecs, sans patrie, sans
+foyer, déchirent par moments leurs drapeaux; par moments, arrachent à
+leurs maîtres des augmentations de solde que l'enchérissement subit de
+toutes choses doit rendre en effet nécessaires.
+
+Charles-Quint, à lui seul, se trouvait avoir sous les pieds trois ou
+quatre révolutions: celle d'Espagne à peine éteinte, celle d'Allemagne
+en plein incendie (mais les princes, la noblesse, y couraient comme au
+feu), celle d'Italie, muette et sombre, très-imminente. Mais la plus
+grave pour lui, la plus immédiate, celle qui le paralysa, et qui
+réellement aida d'abord à nous sauver, c'était celle des Pays-Bas.
+Révolution financière et religieuse, où ces peuples, sacrifiés depuis
+cent ans à la politique étrangère, recouvraient leur sens propre,
+s'éveillaient, réclamaient liberté d'industrie et de conscience.
+
+Là fut notre salut. Ce mouvement des Pays-Bas se prononce au
+printemps, en mai. Celui d'Italie, plus tardif, avortera. L'assistance
+de Soliman est ajournée. Celle même d'Henri VIII n'est déclarée que
+tard, et dans l'automne.
+
+Un des confidents de Charles-Quint lui écrivait après Pavie: «Dieu
+donne à chaque homme _son août_ et sa récolte; à lui de moissonner.»
+Il avait eu cet _août_ en mars. Bourbon pouvait alors, avec une bande
+quelconque, et sans argent, subsistant de pillage, entrer en France,
+percer sans peine jusqu'à Lyon, jusqu'en Bourbonnais. Les parlements
+l'eussent probablement accueilli.
+
+Charles-Quint manqua ce moment et attendit... quoi? Une dispense du
+pape pour épouser sa cousine de Portugal, qui devait, par une dot
+énorme de neuf cent mille ducats, rendre l'essor à l'aigle de
+l'Empire.
+
+Ne pouvant faire la guerre à la France, il la faisait au prisonnier.
+Il ne faut pas croire là-dessus les historiens espagnols. Il suffit de
+voir les affreux logis où le roi fut claquemuré. À Madrid, c'était une
+chambre dans une tour des fortifications. Petite, horrible cage, avec
+une seule porte, une seule fenêtre à double grille de fer, scellée au
+mur des quatre côtés. La fenêtre était haute du côté de la chambre, il
+faut monter pour voir le paysage, l'aride bord du Mançanarez; sous la
+fenêtre, un abîme de cent pieds, au fond duquel deux bataillons
+faisaient la garde jour et nuit.
+
+Cela était atroce, mais logique. Tenant la France dans cet homme qui
+régnait encore, qu'avait à faire son maître, sinon de le désespérer,
+de faire qu'il se trahît lui-même et ouvrît le royaume? Le tempérament
+de l'homme était fort propre à donner cet espoir. Jeune, fort et
+sanguin, chasseur infatigable et toujours à cheval dans nos forêts de
+France, le voilà tout à coup assis et cul-de-jatte. Cinq pas en long,
+cinq pas en large. Cet homme insatiable de femmes, le voilà moine, et
+tenu presque un an en parfaite abstinence. Ajoutez le climat
+d'Espagne, ardent, sec, aigre, la poussière salée de Castille dans
+cette fenêtre, pour tout air respirable. Enfin la perte de toute
+illusion, l'évanouissement du roman dont Lannoy l'avait amusé,
+l'espoir étroit comme ces murs où il heurtait à chaque pas. Vivre là,
+mourir là; être enterré d'avance, se sentir clos et déjà dans la
+pierre!
+
+Cet état fut au comble lorsqu'il sut la réponse qu'un confident de
+l'Empereur avait faite à sa mère, officieusement, doucereusement,
+réponse dure au fond, impitoyable, qui plaquait au visage le plus dur
+des refus. Le sens était qu'on n'avait que faire d'elle pour s'emparer
+de l'Italie, ni de François Ier pour épouser la soeur de
+Charles-Quint. Et pour l'offre qu'elle fait de sa fille, on ne daigne
+même en parler.
+
+Le cercle est fermé, sans espoir. Le roi restera là, ou satisfera
+l'Empereur, Henri VIII et Bourbon; il partagera la France.
+
+François ne trouva aucune force contre son malheur. Il tomba malade,
+et appela sa mère pour la voir encore.
+
+Elle pouvait quitter. Elle envoya sa fille.
+
+Charles-Quint ne se souciait aucunement de cette visite. Il comprenait
+fort bien que si les Espagnols s'intéressaient déjà au prisonnier, le
+dévouement de sa soeur, son adresse, allaient augmenter infiniment cet
+intérêt. Jusque-là, il tenait son homme, pouvait le resserrer dans
+l'ombre, exploiter son captif. Mais si elle arrivait, la lumière se
+faisait, tout éclatait, les coeurs émus allaient se soulever, et
+l'Espagne elle-même arracher la clef du cachot.
+
+D'autre part l'homme était malade. S'il mourait, tout était perdu. On
+tira donc de son geôlier un sauf-conduit, mais vague, peu rassurant,
+_pour la personne_ qui le visiterait. Et encore on ne l'obtint que par
+une promesse que fit Montmorency, qu'à ce prix on pourrait recevoir
+comme ambassadeur le connétable de Bourbon. Charles-Quint l'avait
+craint comme conquérant de la France; il le désirait au contraire
+comme perturbateur et brouilleur, chef de faction, étincelle
+d'anarchie et de guerre civile. Ce que Philippe II eut en Guise, son
+père l'eût voulu en Bourbon.
+
+Avec cette promesse qu'on ne tint pas, bien entendu, on hasarda
+d'envoyer Marguerite. Elle partait un peu à la légère, sans autre
+garantie qu'un mot obscur qui, rétracté, interprété, la faisait
+prisonnière. Elle allait, par un long voyage, aux mois ardents,
+fiévreux d'Espagne, chercher un jeune prince fort dur, à qui sa mère
+l'offrait à la légère et qui n'avait daigné répondre. On la sacrifia
+(comme toujours). Et elle-même le voulait ainsi. Sa tendresse pour son
+frère, accrue par le malheur, éclate, dès Pavie, dans ses lettres et
+ses vers mystiques d'une passion exaltée. Passion, du reste si
+naturelle en elle, qu'elle n'est pas troublée, et garde une grande
+lucidité d'esprit.
+
+Ces lettres vaudraient qu'on les récitât. Elles sont fort touchantes.
+Elle mêle, associe la nature à son entreprise; le paysage y paraît à
+travers ce prisme du coeur: «Madame me conduit quelques jours sur le
+Rhône. Que ne peut-elle laisser aller son corps! La mer l'auroit
+bientôt portée là où je vais!»
+
+Et plus loin, en Espagne, traversant les grandes plaines poudreuses et
+brûlées de la Castille, elle écrit à son frère:
+
+«Croyez que, pour vous faire service, en quoi que ce puisse être, rien
+ne me sera étrange, tout me sera repos, honneur, consolation...
+jusqu'à y mettre au vent la cendre de mes os (Septembre 1525).»
+
+Tout porte à croire qu'elle y mit d'avantage, qu'elle y fut
+l'instrument docile, aveuglément passionné, de la politique de Duprat
+et de la régente; en d'autres termes, que, ne voyant qu'un but, sauver
+son frère mourant, elle porta pour rançon au geôlier le secret
+qu'avait confié à l'honneur de la France le désespoir de l'Italie.
+
+La mère, la soeur craignaient infiniment pour le cher prisonnier. Le
+18 septembre, quand Marguerite arriva, on désespérait de lui. On
+tremblait que Charles-Quint ne le laissât dans son cachot, violemment
+irrité qu'il allait être de l'abandon d'Henri VIII et de sa ligue avec
+la France.
+
+Donc il fallait, à tout prix l'apaiser.
+
+L'Italie, même impériale, avait appelé la France; non-seulement le
+pape et Venise, mais Francesco Sforza, la créature de Charles-Quint,
+avaient crié à l'aide, sous les outrages et les supplices. On
+commençait à croire qu'il voulait dépouiller Sforza. Il lui montrait
+l'investiture, ne la lui donnait pas, la mettant au prix monstrueux de
+1,200,000 ducats. Plusieurs croyaient qu'il donnerait Milan au
+connétable de Bourbon.
+
+Les Allemands étaient partis. Les Espagnols restaient. Les Italiens,
+pour s'en débarrasser, avaient mis leur espoir dans l'homme même de
+Pavie.
+
+Pescaire avait vaincu, et Lannoy avait profité. Aux termes de la
+parabole qui paye le fainéant pour le laborieux, l'Empereur
+récompensait le Flamand pour la victoire de l'Italien.
+
+Pescaire, le lendemain de la bataille, avait pris pour lui un comté.
+L'Empereur le lui ôte, disant que, depuis deux ans, il l'a promis aux
+Colonna: mortelle injure. Pescaire cria si haut, que les Italiens
+prirent confiance en lui, lui dirent tout, tramèrent avec lui pour
+massacrer les Espagnols.
+
+Alonso d'Avalos, marquis de Pescaire, était, comme César Borgia, un
+Italien d'origine espagnole. Entre tous ces damnés qui se dirent
+disciples de Borgia, lui seul eut du génie. Né près de Naples, doué
+des fées, heureux dès le berceau, il eut, à quatre ans, la singulière
+faveur de fiancer la reine d'Italie, celle qui fut le centre des
+penseurs italiens, la poésie de Michel-Ange et son sublime amour,
+Vittoria Colonna. Elle était d'une part Colonna, de ces fameux
+Romains, des héros de Pétrarque, d'autre part des Montefeltro, ducs
+d'Urbin, illustres généraux des siècles militaires de l'Italie. À une
+telle femme il fallait un trône, et c'est peut-être ce qui alluma
+d'abord l'ambition de Pescaire. Ce simple gentilhomme eût voulu une
+souveraineté pour cette fille des souverains. Ils étaient du même âge,
+et tous deux poètes. Il l'épousa à dix-sept ans. Il eut d'abord des
+succès étonnants; ses années marquent nos défaites. En 1521, il prend
+Milan malgré Lautrec. L'année suivante, il tue Bayard, bat Bonnivet à
+la Bicoque. En 1525, Pavie[19]!
+
+[Note 19: J'omets ici beaucoup de circonstances accessoires, entre
+autres la fuite d'Alençon avec l'arrière-garde. Il eut le malheur
+d'arriver le premier de tous les fuyards de Lyon; il fut accablé de
+reproches par sa femme et sa belle-mère, mourut de chagrin ou de
+fatigue.--La balle d'or est dans D. Juan Antonio de Vera. _Vie de
+Charles-Quint._]
+
+À un tel homme, si hardi, si prudent, «exquis en paix, en guerre»
+(c'est le mot de François Ier) la fortune offrait tout. La misérable
+impuissance des rois, épuisés dès l'entrée des guerres, ouvrait les
+plus hautes espérances aux aventuriers héroïques. N'avait-on pas vu,
+au XVe siècle, le grand Huniade faire souche de rois? et les Sforza de
+ducs? L'intrigant César Borgia avait failli faire un royaume. Pourquoi
+un Seckingen, un Bourbon, un Pescaire, n'auraient-ils pas ceint la
+couronne?
+
+Les Italiens offraient à Pescaire celle de Naples; le pape lui en
+aurait donné l'investiture. L'âme de l'entreprise était Morone, le
+chancelier de Francesco Sforza. L'affaire était conclue avec la
+France, qui renonçait au Milanais, promettait une armée (24 juin
+1525).
+
+Le désespoir du roi dans sa prison d'Espagne, son appel à sa mère, à
+sa soeur, sa maladie en août et les craintes de sa famille,
+dérangèrent tout. Les Italiens, qui ne voyaient rien faire pour eux,
+et soupçonnaient qu'on allait les trahir, commencèrent à se troubler.
+L'Empereur avait déjà conclu avec la France une trêve de juillet en
+janvier. Pescaire joua un double jeu. Il dit à ses complices que, pour
+endormir l'Empereur, il fallait lui mander quelques mots de la chose,
+et lui faire croire qu'on la ferait avorter. Ayant obtenu des Italiens
+la permission de les trahir, il le fit en effet, et plus qu'il
+n'était convenu.
+
+Plusieurs assurent que ce fut la pieuse, la vertueuse Vittoria Colonna
+qui lui fit livrer ses amis; il était très-perplexe; elle le décida
+par la considération du serment qu'il avait prêté à l'Empereur, dont
+il était l'homme de confiance, par l'obéissance qu'on devait à
+l'autorité légitime, par le _loyalisme_ espagnol, qui jamais ne trahit
+son maître, enfin par la vertu chrétienne, le pardon des injures, le
+sacrifice de sa jalousie et de sa haine contre les Colonna, auxquels
+l'avait sacrifié l'Empereur.
+
+Cela le toucha fort, et il réfléchit sans doute aussi qu'après tout
+l'Empereur pouvait d'un seul mot le faire très-grand en Italie, tandis
+que la Ligue ne lui donnait qu'une promesse, une douteuse éventualité,
+rien que la guerre. Il allait servir les Français, qu'il venait de
+battre, contre les Espagnols, qui l'aimaient, l'admiraient comme un
+des leurs, et qui avaient fait sa victoire.
+
+Et il poussa si loin cette vertu sublime de servir un maître ingrat,
+qu'il se fit espion pour lui, agent provocateur compromettant
+habilement ses amis et les enfonçant dans le piége. En attendant, il
+gagnait du temps, disant que sa conscience n'était pas rassurée
+encore, et faisant consulter (sans doute par sa femme) les plus
+profonds casuistes de Rome.
+
+Mais revenons à Marguerite, qui arrive à Madrid, et trouve son frère
+malade à la mort dans ce misérable galetas. Sa vue seule, son
+embrassement, son étreinte, l'eût ressuscité. La France tout entière
+et la patrie entra avec elle dans cette chambre, le charme de la
+famille, de l'enfance et des souvenirs. Elle ne craignit pas pour le
+roi une émotion religieuse; elle fit dresser un autel, dire la messe,
+et communia avec lui de la même hostie.
+
+Il était beaucoup moins malade qu'on ne croyait. Sa vigueur de
+jeunesse se réveilla par le bonheur. De corps, de coeur, il s'était vu
+lié, serré, et dans cette constriction, il avait cru mourir.
+
+Une véhémente expansion, et morale, et physique, eut lieu dans tous
+les sens. Sa soeur en quinze jours, fit ce miracle de le si bien
+remettre, «qu'il eût couru le cerf.» Elle donne plusieurs détails
+naïfs de cette résurrection, et plus naïfs que poétiques, comme une
+mère parle d'un enfant.
+
+M. de Sismondi, avec un grand sens historique, avait jugé, sur les
+dépêches des envoyés du pape, que la régente trahissait, qu'après
+avoir, en juin, promis secours aux Italiens, en août, voyant le roi
+désespéré, malade, elle avait brusquement changé de politique, demandé
+grâce à l'Empereur en dénonçant ses alliés. Au milieu de septembre, on
+sut à Rome que Charles était instruit et des offres faites à Pescaire
+et des négociations avec la France.
+
+L'hypothèse est si vraisemblable, que celui qui ne veut pas l'admettre
+doit oublier l'histoire des monarchies, méconnaître spécialement ce
+moment de l'histoire où le gouvernement tout personnel ne fut que la
+famille, le sang, la chair et l'amour éperdu d'une mère capable de
+tout, mère jusqu'au crime, asservie à l'instinct de la femelle pour sa
+progéniture.
+
+Une seule raison militait contre cette hypothèse: c'est que
+Marguerite ait été le dénonciateur. La passion l'expliquerait
+cependant; elle voyait son frère à la mort; pour le sauver, elle eût
+livré un monde.
+
+Au reste, la dénonciation avait précédé son voyage. Elle n'arrive à
+Madrid que le 18 septembre. Le 19, on savait à Rome que l'Empereur
+était instruit. Donc, il le fut au moins quinze jours avant qu'elle
+arrivât.
+
+Marguerite le trouva à Madrid, qui sans doute pensait tirer d'elle de
+plus amples révélations. Comme il tenait le frère, comme il pouvait
+d'un mot adoucir sa situation et lui donner la vie peut-être, il ne
+lui était que trop aisé de faire parler sa soeur. La chose, en
+général, était connue. Mais les circonstances précises qui permirent
+d'agir à coup sûr ne le furent qu'à ce moment, du 18 au 20 septembre.
+Pescaire avait flotté jusque-là. Mettez une vingtaine de jours pour le
+message de Madrid à Barcelone, à Gênes et à Milan, vous arrivez au 10
+octobre, au jour où Pescaire vit sa situation, se sentit dans la main
+de l'Empereur, où le preneur, se trouvant pris, trama la trahison
+qu'il accomplit le 14, jour où il livra ses amis.
+
+Ce qui fut conjecture pour Sismondi est à peu près certain, maintenant
+qu'on a publié les actes et les lettres. (_Marguerite, 1841_;
+_Charles-Quint, éd. 1844_; _Négoc, Autrich., 1845_; _Captivité,
+1847_.)
+
+La chose, bien entendu, n'y est nulle part. Mais plusieurs mots
+restent inintelligibles, inexplicables, si l'on n'admet que Marguerite
+s'était acquis un titre à la reconnaissance des impériaux, et fut
+étonnée, indignée, de leur ingratitude.
+
+Ce titre n'était pas une offre nouvelle qu'elle eût faite aux dépens
+de la France. Qu'offrait-elle? Que le roi cédât la Bourgogne, _en la
+gardant_ comme dot de la soeur de l'Empereur. Elle offrait Naples,
+elle offrait la Catalogne, l'Aragon et Valence! je ne sais quels
+droits de nos rois sur ces provinces espagnoles?
+
+Certes, de pareilles offres n'expliqueraient nullement l'étonnement
+qu'elle montre et son désappointement en voyant la dureté immuable des
+impériaux.
+
+Elle reproche à Lannoy d'avoir manqué d'_honneur_. (_Captivité, p.
+354._) Que signifie ce mot?
+
+Il est visible qu'à Madrid, pour tirer d'elle des lumières, des
+renseignements sur les secrets alliés de la France, on l'avait leurrée
+d'espérances qui s'évanouirent, lorsqu'à Tolède elle se trouva devant
+le conseil d'Espagne et le violent Gattinara.
+
+L'Empereur très-probablement ne voulut rien devoir, et dit: «Je savais
+tout.»
+
+Du reste, pensant bien que, dans les épanchements de sa douleur auprès
+de sa soeur Léonore et de la famille impériale, elle pourrait en dire
+encore plus, il crut utile de l'amuser, de lui dire _qu'elle en serait
+contente_, qu'il ferait les choses si bien, _qu'elle en serait
+surprise_ (3 et 8 octobre). Il écrivait aussi de bonnes paroles au
+roi.
+
+Le 5 octobre, elle parut devant le conseil impérial avec les envoyés
+de France. Gattinara y perdit toute mesure. Sans égard à la situation
+de la princesse et des Français, le furieux Savoyard parla comme
+jamais n'eût osé l'Empereur. Il cria, menaça. Marguerite s'en alla
+pleurer chez la reine de Portugal.
+
+Il voulait d'abord avoir la Bourgogne, la tenir, avant tout examen de
+la question. De plus, il lui fallait la Picardie, la Somme. Il ne
+voulait point de mariage du roi ou de sa soeur, mais un futur mariage
+entre deux enfants. Enfin, il fallait que le roi aidât l'Empereur; en
+troupes? non, en argent, c'est-à-dire qu'il fût tributaire, et payât
+l'armée ennemie.
+
+Tel fut le fruit de la faiblesse, de la déloyauté. Voyant l'affaire
+italienne éventée, Pescaire anéanti, enfin la France elle-même qui se
+livrait et brisait son épée, Gattinara nous mit le genou sur la gorge,
+et traita sans ménagement la femme faible et passionnée qui avait cru
+sauver ce qu'elle aimait.
+
+Dans les lettres de Marguerite à son frère convalescent, on sent
+qu'elle craint extrêmement de lui faire mal et qu'elle parvient à se
+contenir. Et cependant son coeur déborde d'amertume et de douleur.
+
+Elle n'ose plus parler, sentant qu'elle n'a que trop parlé, et qu'on
+profitera âprement des moindres paroles. (_Captivité, 357._)
+
+Lannoy, assez embarrassé, lui conseille doucement d'aller voir
+l'Empereur. Elle répond qu'elle n'ira pas sans y être invitée; que, si
+l'Empereur veut lui parler, on la trouvera dans tel couvent. Elle y
+attend depuis une heure après midi. À cinq heures, elle attend encore.
+On la laisse se morfondre là. L'Empereur va et vient, à la chasse, en
+pèlerinage, et que sais-je? Partout. Elle, fort délaissée, elle tue
+les journées à errer de couvent en couvent.
+
+Que se passait-il cependant en Italie? Le 14 octobre, Pescaire
+accomplit son forfait.
+
+Il l'accomplit, de concert avec son ennemi contre ses amis, avec
+Antonio de Leyva, le bourreau espagnol, qu'il avait promis d'égorger,
+contre ceux qui voulaient lui mettre sur la tête la couronne d'Italie.
+
+Il crevait de douleur, d'ambition rentrée, peut-être de remords; il
+était alité à Novarre. Cela l'aida au crime. Il tira parti de sa
+maladie pour attirer ses amis au piége. Il pria le chef du complot, le
+chancelier de Milan, de venir voir ce pauvre malade. Et celui-ci, qui
+le connaissait bien, y vint pourtant.
+
+Il vint. Et le malade le fit parler, parler bien haut et longuement,
+tout expliquer. Antonio entendait tout, caché derrière une tapisserie.
+L'épanchement fini, on saisit l'homme. Et Pescaire, se levant, passa
+dans une salle pour interroger comme juge son complice qu'il avait
+perdu.
+
+Il avait reçu d'Espagne l'ordre de pousser Sforza, de le dépouiller
+peu à peu, de le désespérer, afin qu'il éclatât et donnât occasion à
+l'Empereur de le déclarer déchu de son fief.
+
+Pescaire, qui tenait déjà Lodi et Pavie, demanda à Sforza de lui
+ouvrir Crémone; il n'osa refuser. Alors il occupa Milan, tenant le duc
+dans le château, lui demandant seulement de se laisser entourer de
+tranchées. Il le priait aussi de lui livrer son secrétaire intime.
+Sforza résista alors, et ne prenant conseil que de son désespoir, fit
+tirer sur les Espagnols.
+
+Cette perfidie du fort contre le faible tourna mal au premier. Les
+Vénitiens, qui, dans leur peur, allaient se racheter avec une grosse
+somme, réfléchirent qu'après tout, puisque l'Empereur prenait le
+Milanais, il en viendrait à eux, et que leur propre argent allait
+servir à payer l'invasion. Ils le remirent en poche. Au lieu
+d'argent, ils donnèrent un conseil à l'Empereur, celui de ne pas
+prendre Milan, ce qui allait mettre le monde contre lui. L'Empereur,
+sans argent, fut bien obligé de les croire.
+
+Pescaire se mourait cependant (30 novembre). Né pour la gloire, pour
+l'immortalité, il avait su s'attacher au poteau de l'infamie
+éternelle.
+
+Sa femme, à qui sans doute il avait caché l'extrémité où il était, fut
+avertie trop tard. Elle accourut du fond du royaume de Naples. À
+Viterbe, elle apprit sa mort. Elle resta inconsolable, et le pleura
+toute sa vie. Combien dut-elle aussi pleurer sur elle-même, si, par
+scrupule de religion et de chevalerie, elle lui donna le fatal conseil
+qui fit de lui un traître, et tua son âme et sa mémoire!
+
+
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+LE TRAITÉ DE MADRID ET SA VIOLATION
+
+1525-1526
+
+
+La profonde irritation de François Ier, son aigreur et son amertume
+sont visibles dans les sèches réponses qu'il fit le 10 octobre aux
+dernières propositions de l'Empereur. (_Granvelle, I, 270_;
+_Captivité, 366_). Il dit même sur un des articles _qu'il aime autant
+un jamais_.
+
+Il fit dire par son médecin que l'Empereur ferait beaucoup mieux de
+prendre l'argent qu'on lui offrait, _avant que son prisonnier ne fût
+mort_.
+
+Il lui fit savoir encore qu'il était déterminé à user ses jours en
+prison et à faire couronner le Dauphin; qu'il le prierait seulement
+_de lui assigner un lieu où il restât jusqu'à sa mort_. (_Nég.
+Autrich., II, 630, 340._)
+
+L'outrageuse ingratitude des impériaux, le mépris qu'ils semblaient
+faire du frère et de la soeur, les avaient tous deux relevés. Ils
+prenaient par irritation la mesure forte et décisive qu'il eût fallu
+prendre dès le premier jour.
+
+Je ne doute pas que ce conseil vigoureux de l'abdication ne soit venu
+de Marguerite. Elle commença à voir clair, à sentir que cet ami, ce
+parent auquel tous deux s'étaient offerts et livrés, que l'Empereur
+était l'ennemi, un corsaire et un marchand, que le roi ne pouvait
+l'amener à rien qu'en lui dépréciant son gage. Il croyait tenir un
+roi, et il ne tenait qu'un homme qui pouvait au premier moment lui
+échapper par la mort.
+
+Le roi abdiqua (novembre); et sa soeur emporta l'abdication.
+
+Cette vigueur qui étonne dans cet homme sensuel et mou, dans cette
+femme passionnée qui, si énergiquement, s'arrachait à son amour, qui
+délaissait en prison son malade à peine rétabli, tout cela s'explique
+en partie par les sentiments de mysticité exaltée qu'elle avait
+apportés en Espagne et qu'elle avait un moment fait partager à son
+frère. Dès le lendemain de Pavie, elle lui avait envoyé les épîtres de
+saint Paul, en lui disant, comme on a vu, «_que saint Paul le
+délivrerait_.» Une recluse l'avait assuré «à un saint homme,»
+Briçonnet peut-être, ou plutôt Sigismond de Haute-Flamme (Hohenlohe),
+grand seigneur d'Alsace et chanoine de Strasbourg. C'était un ardent
+luthérien qui poussait à la conversion de François Ier, et qui en
+conserva l'espoir jusqu'en juillet 1526. Ce pieux personnage n'en
+resta pas moins voué au roi et à sa soeur, et nous le voyons peu après
+employé par François Ier à lever une armée de lansquenets.
+
+Si l'on suit avec attention le fil des événements, on trouve
+qu'effectivement rien n'agit en faveur du roi plus que _saint Paul_ et
+Luther. La fermentation protestante dont les Pays-Bas étaient
+travaillés avait frappé Marguerite d'Autriche d'une telle terreur,
+que, sans attendre ce qu'on ferait en Espagne, _elle signifia en juin
+aux Anglais qu'on ne pouvait rien_ et ne ferait rien. Et elle le leur
+prouva en faisant trêve, dès juillet, pour les Pays-Bas. Les Anglais
+firent le 30 août leur traité avec la France. Charles-Quint, au 18
+octobre, l'apprit sans pouvoir le croire. Mais les Anglais
+l'avouèrent, lui disant que c'était sa tante qui leur avait avoué la
+définitive impuissance et l'épuisement des Pays-Bas, et les avait
+ainsi jetés dans l'alliance française.
+
+Une chose y fut plus décisive encore, le mariage de Portugal et le peu
+de cas que Charles-Quint semblait faire de la fille d'Henri VIII.
+Celui-ci dut le rendre, en dégoût et mauvaise humeur, à sa femme,
+tante de Charles-Quint, dont il était fort las. Il regarda de plus en
+plus vers la France, d'où il avait peut-être emporté un regret. Il y
+parut bientôt, un an après, lorsque de France reparut ce jeune astre,
+qui éblouit le roi, le fit Français et protestant, et changea la foi
+de l'Angleterre.
+
+À l'autre bout du monde, en Turquie, la France, secondée par Venise,
+n'agissait pas moins efficacement. Le vieux doge, André Gritti,
+prudent et énergique, avait mis là son bâtard, Ludovico, homme
+d'audace et d'intrigue, lié avec le grand vizir, un Grec, né sujet de
+Venise, qui gouvernait absolument Soliman et l'empire. Les premiers
+envoyés avaient été assassinés, sans doute par l'Autriche. Mais
+d'autres, plus heureux, arrivèrent, le Polonais Laski, puis le
+Hongrois Frangepani. Ils furent reçus comme ils l'auraient été à Paris
+ou à Venise. Un mouvement commença immense de l'empire Turc;
+l'Allemagne, qui, à l'ouest, avait justement alors ses jacqueries, vit
+à l'est s'ébranler les Turcs, comme ennemis de Charles-Quint, et
+comprit l'extrême danger qu'un empereur autrichien attirait sur elle
+et sur la Hongrie.
+
+Ainsi il semblait que toute la terre, de l'Irlande à l'Arabie, s'émût
+pour François Ier. De l'Asie, de l'Arabie, de l'Égypte, cent tribus
+barbares venaient à l'appel du Sultan qui, disait-il, allait marcher à
+la délivrance de _son frère, le roi des Francs_.
+
+Mais nul pays ne se déclarait pour lui plus vivement que l'Espagne.
+Dès son arrivée, en juin, tout le pays de Valence s'était précipité
+pour le voir. Le peuple du Cid et d'Amadis courait avidement voir un
+héros vivant. Les femmes en raffolaient. Une fille du duc de
+l'Infantado, dona Ximena, déclara que, ne pouvant épouser le roi de
+France, elle n'aurait jamais d'autre époux, et se fit religieuse.
+
+Le caractère espagnol, d'une ardente générosité, se révéla mieux
+encore quand la princesse suppliante fut si durement traitée. Ce fut
+comme si la France était venue en confiance s'asseoir au foyer de
+l'Espagne et qu'on l'en eût repoussée. Tout le monde s'efforça
+d'expier près de Marguerite la froide et brutale politique du
+gouvernement flamand. Elle fut tendrement reçue de la soeur de
+Charles-Quint, enveloppée, adoptée, honorée de toutes manières dans
+l'aimable et noble famille du vieux duc de l'Infantado. Qu'on eût pu
+pour un intérêt, je ne sais quelle pauvreté de province ou de royaume,
+refuser la main de ce roi, miroir de toute chevalerie, refuser
+l'adorable soeur dont un regard valait un monde, c'était pour ces
+vrais Espagnols un sujet d'étonnement. Un grand d'Espagne, le vieux
+duc peut-être, dans sa galanterie héroïque, alla jusqu'à dire à
+Marguerite que, si l'Empereur partait pour l'Italie, il ne manquerait
+pas d'Espagnols pour ouvrir la porte à François Ier.
+
+La perfidie de Bourbon, qui avait eu l'affreux succès de faire son
+maître prisonnier, les mettait hors de toute mesure. Quand il arriva
+en Espagne, il se fit autour de lui un désert. Pas un homme ne lui dit
+un mot. Et l'Empereur ayant prié un des grands de l'héberger: «Je ne
+puis refuser, dit-il, ma maison à Votre Majesté. J'en serai quitte
+pour la brûler le lendemain.»
+
+Ces dispositions admirables, si touchantes, du peuple espagnol,
+étaient bien propres à soutenir le courage du roi. Cependant, sa soeur
+partie, les jours traînant, la saison attristée ne montrant plus au
+prisonnier que la plaine grise de Madrid, il commença à se trouver
+moins bien et à retomber. Sa soeur essayait de le soutenir par ses
+lettres. Mais elle-même, en s'éloignant de lui, elle s'attendrissait
+de plus en plus. Elle écrit à Montmorency: «Toute la nuit, j'ai cru
+tenir le roi par la main, et ne me voulois éveiller pour le tenir plus
+longuement.» Elle lui écrit à lui-même qu'il s'en faut peu qu'elle ne
+revienne, qu'elle voudrait lui ramener une litière qui le portât chez
+lui en songe, etc., etc. Enfin, après Saragosse, dans l'inquiétude où
+elle est qu'il ne soit malade, il semble qu'elle perde courage; une
+lettre de sa mère l'achève, elle succombe, écrit à son frère: «Si les
+honnêtes offres que vous avez faites ne les font parler autrement, je
+vous supplie qu'il vous plaise _de venir, comment que ce soit_.
+(Marg., II, 62, mi-décembre.)»
+
+Ce dernier mot veut-il dire en abandonnant la Bourgogne, ou en
+abandonnant l'honneur et trompant par un faux serment? Ce qui nous
+tenterait de pencher vers le premier sens, c'est que la mère de
+Marguerite, dans ses dernières instructions (fin novembre), dit qu'il
+faut examiner «si l'on doit s'arrêter à cette Bourgogne, qui a été
+jadis hors des mains du roi, et y est revenue, comme elle pourroit
+encore faire.»
+
+Marguerite n'était pas loin de sortir d'Espagne, quand elle reçut de
+son frère l'avis de faire diligence. Bourbon, arrivé le 15 novembre,
+insista très-probablement avec l'ardent Gattinara pour qu'on ne
+laissât pas la princesse emporter l'abdication. On aurait pu la
+chicaner sur les termes de son sauf-conduit ou le prétendre expiré,
+l'arrêter et s'assurer d'un précieux otage de plus. Mais elle doubla
+le pas, et arriva heureusement.
+
+Qu'avait à faire l'Empereur? Toute l'Europe se le demandait. Machiavel
+ne peut croire qu'il relâche jamais le roi. Praët, l'ambassadeur de
+Charles-Quint en France, lui écrit sagement: Qu'il faut faire de deux
+choses l'une: ou _mettre lui et son royaume si bas_, qu'il ne puisse
+nuire, ou le _traiter si bien et se l'attacher si étroitement, qu'il
+ne veuille jamais mal faire_. Si le premier parti est impossible, _il
+vaut mieux retenir le roi que de le laisser aller à demi content_.
+Peut-être, avec le temps, quelque dissension naîtra en France, qui
+profitera à l'Empereur.
+
+Ces dissensions étaient possibles. Le Parlement de Paris avait montré
+une extrême mauvaise humeur. Une grande partie de la noblesse tenait
+fortement pour Bourbon. Praët, très-bon observateur, en fut frappé. À
+son arrivée sur le Rhône, plusieurs gentilshommes vinrent à lui, lui
+firent cortége, se montrèrent impudemment les courtisans de
+l'étranger.
+
+Il est vrai que le peuple avait des sentiments contraires. La bravoure
+et le malheur de François Ier l'avaient ramené. Sauf Paris, fort
+hostile, la France fut émue. Elle se crut prisonnière en lui, et,
+quand madame d'Alençon arriva en Languedoc, elle fut entourée, de
+ville en ville, par la foule des bonnes gens qui demandaient des
+nouvelles du roi, et l'écoutaient en pleurant. L'objet de ce culte
+pieux jouait alors un rôle étrange. Il avait pris son parti d'en
+sortir par un parjure. Il commençait à jouer la farce du traité de
+Madrid.
+
+Voyons ce qu'était ce traité. Le roi renonçait à l'Italie, donnait la
+Bourgogne, épousait la soeur, rétablissait Bourbon, abandonnait ses
+alliés. Il livrait ses fils en otage, et, si le traité n'était
+exécuté, il rentrait en prison.
+
+Le matin du 14 janvier, où il devait signer et jurer, il protesta
+secrètement par-devant notaire, établit par acte authentique qu'il
+allait faire un faux serment.
+
+Le plus avilissant, c'est qu'il lui fallut soutenir la comédie pendant
+trois mois (du 15 décembre au 15 mars). L'Empereur l'étudia,
+l'observa. Sans le lâcher, et le menant toujours entre des gens armés,
+il le mit en rapport avec ses dames et sa famille. Il lui fit voir la
+veuve de Portugal, sa future femme, fort brune, bonne personne, à
+grosses lippes autrichiennes, et, pour développer ses grâces, il lui
+fit danser devant le prisonnier une sarabande moresque. Le roi riait
+de la soeur et du frère, faisant le galant, l'amoureux.
+
+Machiavel ici décerne à Charles-Quint un brevet _d'imbécillité_. Et,
+en effet, que voulait-il? Pouvait-il croire que le mariage forcé d'un
+homme tenu sous l'escopette, d'un amoureux gardé à vue qui faisait ses
+déclarations entre des soldats, serait un lien sérieux? Ignorait-il
+son temps? Et ne savait-il pas que le pape était là pour délier le roi
+et le blanchir?
+
+Il est croyable, qu'il crut l'avoir brisé, que sa faiblesse et son
+désespoir en prison firent croire à Charles-Quint que l'homme était
+fini de coeur et de courage. Dans la furieuse jalousie qu'il avait (de
+naissance et d'éducation), il trouvait dans l'affaire bien autre chose
+que la Bourgogne et bien autrement importante, à savoir l'avilissement
+de ce fameux vainqueur de Marignan, le déshonneur du paladin. Aux
+Espagnols infatués du roi, l'Empereur allait le montrer ou comme un
+idiot et un lâche s'il accomplissait le traité et trahissait ses
+alliés, ou comme un déloyal s'il refusait de l'accomplir, un parjure,
+un menteur, un misérable acteur qui avait pu, pendant trois mois
+durant, jouer ce jeu.
+
+À cela il gagnait bien plus qu'une province. La France, avilie en son
+roi, allait devenir tôt ou tard la satellite de l'Espagne, tourner
+dans son orbite. Ce roi, s'il était brave encore, l'Empereur se
+chargeait de l'employer comme soldat, de s'en servir (François l'avait
+offert lui-même) contre les alliés de la France. Par cette honte de
+Madrid, il devenait Samson l'aveugle qui désormais travaille au profit
+de son maître, pousse la meule et tourne sous le fouet.
+
+On assure que ni Marguerite d'Autriche ni le chancelier Gattinara
+n'approuvèrent le traité. Les garanties matérielles y manquaient
+certainement. Mais Charles-Quint, c'est la seule excuse politique
+qu'on puisse lui trouver, en attendait un résultat moral,
+très-important, s'il eût été atteint: l'avilissement durable du roi et
+de la France, placés dans ce honteux dilemme de sottise ou de
+déshonneur.
+
+Gattinara jura qu'il ne signerait pas. Charles-Quint prit la plume,
+signa lui-même.
+
+L'échange eut lieu à la Bidassoa, dans une barque, au milieu de la
+rivière. Le roi y sauta, mit ses deux enfants à sa place, et, sur le
+bord français, monta un cheval turc, plein de feu, qui, d'un
+tourbillon, le porta à Bayonne.
+
+L'Espagne, qu'il fuyait, l'attendait encore là. Les envoyés de
+l'Empereur y étaient pour le prier de ratifier. Il les paya «en
+monnaie de singe,» d'une farce, d'un sourire, disant en substance:
+Vous avez vos Cortès, moi mes États; je dois les consulter.
+
+Un homme de la fin du siècle, des temps sérieux et fanatiques,
+Tavannes, a supposé que lui-même jugea son acte infâme, se méprisa, se
+condamna et passa outre. Il le qualifie _un désespéré_.
+
+C'est lui attribuer plus qu'il n'eut, la conscience, le remords, et
+l'obstination contre le remords.
+
+Le Titien en sait davantage. Dans sa peinture profonde, puissamment
+lumineuse, et qui éclaire le fond du fond, la créature légère est si
+naturellement menteuse, qu'en elle le mensonge est moins un acte que
+l'efflorescence instinctive d'un caractère tout à fait faux. C'est la
+menterie vivante, comédie, farce, conte et fable. Le _hableur_
+espagnol ne dit pas encore bien cela. J'aime mieux le _vanus_ des
+Latins. Il est _vanus_ et _vanitas_.
+
+Je suis même porté à croire que la chose la plus solide qu'il ait
+apportée en naissant, son vice, avait faibli après Madrid. Sa longue
+prison avait fait impression sur son tempérament. Il était revenu un
+peu lourd. Quand il voulut faire le jeune homme dans une chasse, il
+tomba de cheval et faillit se tuer. Nous le verrons errer de femme en
+femme, et chercher sa jeunesse. En vain, elle est partie. Et il
+devient de plus en plus homme de conversation.
+
+Il rapportait d'Espagne une favorite qui chaque jour passait une heure
+ou deux dans son lit le matin. C'était une petite chienne noire que
+Brion lui avait achetée, et qui fut sa compagne de captivité.
+Marguerite en plaisante, s'en dit jalouse, et, dans une pièce de vers
+assez jolie, attaque _cette noire_ qui a fait oublier _la blanche_.
+
+Sa mère, à Mont-de-Marsan, lui amenait un monde de femmes, entre
+autres la triste Châteaubriant, à laquelle il tourna le dos. Disgrâce
+irrévocable. La mère, d'un tact parfait, avait deviné la vraie
+maîtresse du moment: une blanche de blancheur éblouissante, en haine
+de l'Espagne et de la brune Éléonore, une demoiselle savante et bien
+disante, une parleuse pour un roi parleur, très-fatigué déjà, qu'il
+fallait amuser: Anne de Pisseleu, jeune Picarde, charmante et hardie.
+
+Le moment était décisif pour Marguerite. Et, ce qui lui fait honneur,
+c'est qu'elle ne sut en profiter. Son dévouement, sa passion
+contagieuse, qui, plus qu'aucune chose, avait tourné la tête aux
+Espagnols et préparé le traité, cet immense service, n'eût pas suffi
+pour lui faire exercer un ascendant durable. Il eût fallu le talent de
+sa mère, talent dont la maîtresse imita, suivit la leçon, et qui la
+maintint vingt années: _avoir une belle cour_, un cercle de femmes
+agréables et faciles, qui, sans aspirer au pouvoir, amusaient des
+goûts éphémères.
+
+La maîtresse trôna, et la soeur fut destituée. Pour garder l'une,
+éloigner l'autre, on les maria toutes deux.
+
+Pour marier, titrer la maîtresse, il y eut peu à chercher. Ce La
+Brosse ou Penthièvre, qui avait suivi Bourbon et rentrait gracié, fut
+trop heureux de cet excès d'honneur. Il épousa, partit, vécut seul en
+Bretagne, redevint un très-grand seigneur.
+
+Sa femme, devenue madame la duchesse d'Étampes, et maîtresse du
+terrain, paraît avoir exigé qu'on mariât et éloignât Marguerite. Elle
+en pleura «à creuser le caillou,» comme elle le dit. Elle épousait
+l'exil, la pauvreté et la ruine, Jean d'Albret, un roi sans royaume.
+Elle vécut à Pau, à Nérac, surtout d'une pension du roi. De vraie
+reine de France, elle fut pauvre solliciteuse, courtisant de loin les
+ministres sur l'espoir que son frère la remettrait dans la Navarre. Si
+l'on songe que cette petite cour de Pau devint l'asile des grands
+esprits, des plus glorieux proscrits de la pensée, on regrettera
+d'autant plus l'exil de Marguerite, comme le plus fatal obstacle
+qu'ait rencontré la Renaissance.
+
+Que le roi ait rapporté d'Espagne le _Saint-Paul_ de sa soeur, j'en
+doute. Ce qui est sûr, c'est qu'il rapporta _Amadis_. Il aimait la
+lecture des romans de chevalerie. Dans les longs jours, les lentes
+heures de sa réclusion, le prisonnier nonchalamment feuilleta
+l'ennuyeuse et mélancolique épopée. Cette poésie du vide lui allait à
+merveille; il ne tenait qu'à lui de se croire le _Beau Ténébreux_.
+Amadis est l'écho d'un écho, pâle et faible copie des vieux poèmes,
+plus propre à amuser l'inaction qu'à provoquer les actes héroïques. Du
+fier Roland au triste Lancelot, de celui-ci à Amadis, la séve va
+diminuant. Sous l'exagération des exploits improbables, on sent
+l'esprit de cour et le bavardage oisif, la vie paresseusement monacale
+que l'on menait dans les châteaux.
+
+À la scolastique d'amour, perdue dans les brouillards, se mêlaient
+volontiers les contes, tout autrement positifs, de Boccace, les cent
+nouvelles de Louis XI, celles de Marguerite. Ces récits éternels de
+galantes aventures, au fond peu variés, s'accordaient à sa vie
+nouvelle d'inaction. Il avait été prisonnier. Tel il resta, je veux
+dire, sédentaire.
+
+Son plus grand amusement, dès lors, fût de bâtir. Et il se bâtit des
+demeures conformes à cet état d'esprit.
+
+Vers 1523, après son étrange aventure avec sa soeur, il était en
+galanterie avec deux dames mariées du voisinage de Blois. Les
+rendez-vous étaient dans les forêts d'en face, à un petit château des
+anciens comtes. Blois, devenu le centre financier de la France était
+trop fréquenté.
+
+Au retour de Madrid, plus ami encore du repos, il s'y fit faire un
+parc, très-grand, fermé de murs, qu'on put remplir de bêtes,
+s'épargnant ainsi les courses des longues chasses et des grandes
+forêts. La bicoque ne suffisait plus. Il fallait un château; non un
+vieux château fort, serré et étranglé, comme un soldat dans sa
+cuirasse; non le donjon sauvage, inhospitalier, d'où la châtelaine, à
+son plaisir, chasse les dames, la société, le charme de la vie. Tout
+au contraire, moins un château qu'un grand couvent, qui, de ses tours,
+de son appareil féodal, couvrira, enveloppera de nombreuses chambres,
+de charmants cabinets, des cellules mystérieuses. C'est l'idée de
+Chambord[20].
+
+[Note 20: Voir la belle et exacte description de Henri Martin et
+le plan (étage par étage), conservé à la Bibliothèque, d'après l'état
+ancien du château.]
+
+Ce n'est ni le donjon gothique, ni la _villa_, le palais italien, qui
+a plus de salles que de chambres, beaucoup de place avec peu de
+logements. La Société ici est l'essentiel, on le sent bien, une
+société intriguée et mobile. Beaucoup d'aise. Des appartements isolés
+comme un cloître, qui ne se commandent point, ne se lient point par
+enfilades. Même des escaliers à double vis qui permettent de monter ou
+descendre de deux côtés sans se rencontrer ni se voir.
+
+Au dehors, l'unité, l'harmonie solennelle des tours, avec leurs
+clochetons et cheminées en minarets orientaux, sous un majestueux
+donjon central. Au dedans, la diversité, toutes les circulations
+faciles, et les réunions, et les _à parte_, toutes les libertés du
+plaisir.
+
+Un spirituel architecte de Blois, inspiré du génie des cours,
+peut-être guidé par le maître, par le royal abbé du couvent futur, fit
+le plan de cette construction originale.
+
+Rien ne coûta pour une oeuvre si utile et si nécessaire. À travers les
+malheurs publics et dans les plus excessives détresses financières,
+dix-huit cents ouvriers y travaillèrent pendant douze ans. Les saintes
+de l'endroit, les maîtresses du règne, la brune du Midi et la blanche
+du Nord, mesdames de Châteaubriant et d'Étampes y figurent
+solennellement en cariatides. Le chiffre de François Ier y est
+partout, avec le D de Diane, mis par le père? ou par le fils?
+
+Cette édifiante retraite était toute la pensée du roi. De Tours, de
+Blois, sans cesse, il y venait et la regardait s'élever. Les affaires
+de l'Europe venaient bien loin après. De Blois où était le trésor,
+l'argent, de sa pente naturelle, allait droit à Chambord, aux
+constructions, aux dépenses de la cour. Parfois il s'en échappait
+quelque peu du côté des affaires pour la guerre d'Italie, peu, à
+regret, toujours trop tard.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+LE SAC DE ROME
+
+1527
+
+
+Machiavel, en disant que l'Empereur était un imbécile, ajoutait que le
+roi _serait un sot_ en Italie et tiendrait sa parole. Les Italiens en
+avaient peur et venaient l'observer. C'était lui faire bien tort. Il
+mit tout son talent à les rassurer sur ce point, jura qu'il s'était
+parjuré, que, du reste, il ne se souciait plus de Milan, qu'il
+n'inquiéterait point Francesco Sforza. Les envoyés du pape disent dans
+leurs dépêches que, quand même il songerait encore aux conquêtes, sa
+mère ne le permettrait pas.
+
+On a supposé que, par un machiavélisme horrible, il ne songea qu'à
+compromettre les Italiens, qu'à les mettre en avant, pour améliorer
+son traité et obtenir de moins dures conditions. Cette profondeur de
+perfidie n'était pas dans son caractère. L'insuffisance des secours en
+1526 fut le résultat naturel du chaos, du désordre, de l'épuisement
+des finances, du gaspillage des maîtresses, du luxe et des
+constructions. Il agit peu, parce qu'il n'agissait guère que sous
+l'impression d'une nécessité, d'un danger immédiat. La distraction et
+la paresse étaient tout en lui désormais, dominaient tout, entravaient
+tout.
+
+Les suites en furent épouvantables pour l'Italie. Bourbon, envoyé par
+l'Empereur, pour remplacer Pescaire, y trouva une armée étrange,
+nullement impériale; c'était plutôt une démagogie militaire, analogue
+aux horribles bandes des _mercenaires_ antiques sous les successeurs
+d'Alexandre et sous Carthage. Cette république armée délibérait,
+jugeait; elle mit un de ses généraux au ban et le condamna à mort par
+contumace.
+
+Sous Montcade et Du Guast, deux Borgia, sous l'Espagnol féroce Antonio
+de Leyva, ce vampire militaire mangeait, suçait Milan. L'Italie,
+éperdue, s'agitait et armait, ne faisait rien. Elle ne pouvait les
+tirer de là. Tout le monde avait perdu la tête, même Venise, qui
+croyait recruter en Suisse, y perdait son argent. Le général de la
+ligue italienne, le duc d'Urbin, avait pour tactique invariable de ne
+voir jamais l'ennemi.
+
+Et cependant le vampire suçait toujours. Chaque soldat était logé à
+discrétion, prenait tout, demandait encore, battait son hôte, se
+faisait nourrir délicatement et traitait ses amis. Chacun avait deux
+hôtes au moins, l'un pour nourrir, l'autre pour payer. Nul moyen de
+s'enfuir. Plusieurs tenaient leur hôte garrotté. On n'entendait que
+cris de femmes et d'enfants, torturés par ces noirs démons. On ne
+voyait que gens s'étrangler ou se jeter par la fenêtre ou dans les
+puits.
+
+Quand Bourbon arriva, il y eut une lueur d'espérance. Ce qui restait
+de notables vint embrasser ses genoux, demander grâce pour la ville.
+Il répondit avec douceur que tout cela n'arrivait que par défaut de
+solde, que, s'ils pouvaient seulement payer un mois trente mille
+ducats, il emmènerait l'armée; il leur en donna sa parole. Trente
+mille ducats à trouver dans cette ville ruinée! On y parvint pourtant.
+Et les soldats restèrent!...
+
+Bourbon avait sauvé et rançonné ce Morone, confident de Pescaire, le
+premier intrigant de l'Italie. Morone lui avait paru si rusé, si
+pervers, qu'il le prit avec lui, en fit son homme, son conseil. Il ne
+voyait plus clair dans la situation; il demanda à Morone où il fallait
+aller. Il répondit: «À Rome!»
+
+Rome venait d'être déjà violée. Pompeïo Colonna, un de ces Gibelins
+sauvages de la campagne romaine, bandit, prêtre, soldat, cardinal,
+s'était jeté, un matin, sur la ville, et avait failli tuer le pape.
+Cela montra combien il était facile de prendre Rome. Tout ce qu'il y
+avait de brigands en Italie y songea et joignit Bourbon.
+
+Mais il fallait y arriver. Et ce n'était pas chose simple, à travers
+tant de villes fortes, sans cavalerie et sans canons, ayant en queue
+une armée italienne, appuyée de quelques Français, plus tard de
+Suisses. Il eût suffi d'une cavalerie nombreuse et bien conduite pour
+suivre, entourer, affamer, cette pesante armée d'infanterie qui, comme
+un corps sans bras ni jambes, se traînait, n'ayant jamais que le lieu
+de son campement, sans pouvoir agir à deux pas.
+
+Aussi Bourbon, entre Ferrare et Plaisance, eût voulu rester là. Et
+plus tard, en Toscane, il eût voulu rester encore. Mais le duc de
+Ferrare, très-impatient de l'éloigner, l'aidait et le payait pour
+aller en avant, le poussant au Midi, et lui disant: «À Rome!»
+
+L'Italie se livrait. C'est là le malheur des malheurs, dans ces
+moments extrêmes. La lumière s'éteint, le coeur baisse. Les plus
+fiers, les plus grands, succombent. Machiavel et Michel-Ange remettent
+aux Médicis l'espoir de la patrie. Machiavel veut qu'on improvise des
+légions, il veut un grand chef militaire, et il croit le voir dans un
+hardi bâtard, le jeune capitaine des bandes noires, Jean de Médicis.
+
+Pendant que l'on raisonne, les événements courent, se précipitent. Et
+déjà il n'est plus besoin que, de Milan ou de Ferrare, un doigt
+italien montre Rome. Bourbon y va fatalement; il ne peut plus ne pas y
+aller. Cette armée décrépite des bourreaux de Milan n'est plus que
+l'accessoire d'une grande force vive, furieuse avalanche humaine, qui
+vient de rouler des Alpes, poussée du vent du Nord, et qui, sous forme
+d'armée, n'est pas moins que la Révolution allemande.
+
+Nous ne pouvons conter la guerre des paysans, le dur et sombre
+événement qui fut comme un avortement de Luther, le protestantisme
+princier, aristocratique, officiel, s'enveloppant et repoussant le
+peuple, au peuple qui montrait ses plaies, la réponse des théologiens:
+«C'est l'affaire des juristes.» D'où l'alliance des politiques, sans
+acception de croyance, et l'essai du tolérantisme, à la diète de
+Spire, la liberté des uns pour la servitude des autres.
+
+De cette grande révolution, mille éléments restaient d'une
+fermentation indomptable, une flamme qui devait brûler ou se brûler.
+Le furieux chaos de misères et de haines, d'implacables douleurs, se
+rallia autour d'un vieux soldat, Georges Frondsberg, figure sanguine,
+apoplectique, populaire par l'emportement, en qui grondait la colère
+des foules. Il avait apparu à Worms à côté de Luther, à Pavie pour
+prendre le roi, ami du pape. Il voulait cette fois faire une bonne fin
+et aller droit en paradis en étranglant le pape. À cet effet, il
+portait et montrait une grosse chaîne d'or.
+
+Ce que ne pouvaient ni l'Empereur, ni son frère, lui, il le fit sans
+peine. Les Allemands tenaient tant à le suivre, que pour un engagement
+par homme, il suffit d'un écu. On savait bien d'ailleurs qu'il y
+aurait de grands coups à faire, beaucoup à prendre et beaucoup à
+détruire. Le souffle d'Alaric semblait être rentré dans ses fils, et
+le démon qui lui fit dire: «Je ne sais quoi me mène à Rome.» Les
+Vandales et les Goths revivaient, mais plus âpres, avec un amour
+consciencieux, de gâter, brûler, ruiner. Les Espagnols étaient trop
+paresseux, les Allemands ne l'étaient pas. Ils ne quittaient pas un
+gîte sans l'incendier.
+
+Singulière alliance! Les dévots Espagnols qui, cette année, exécutant
+en Espagne l'atroce persécution des Maures, en Italie marchaient du
+même pas que les brûleurs d'églises. Combien moins de scrupule encore
+avait la foule des voleurs italiens qui venaient par derrière!
+
+Les Allemands allaient à Rome, non ailleurs. C'est ce qu'on ne comprit
+pas.
+
+Le pape, qui avait de bonnes et amicales lettres de l'Empereur, qui
+avait une trêve avec le vice-roi de Naples, ne craignit que pour la
+Toscane, pour le patrimoine des Médicis. Sa grande peur était un petit
+mouvement qui se fit à Florence. Son homme, Guichardin, froid et avisé
+politique qui suivait l'armée alliée derrière celle de Bourbon, ne
+comprenait pas plus. Il croyait que c'était uniquement affaire
+d'argent et de pillage; il ne voyait pas la grandeur, la fureur et
+l'emportement du mouvement fanatique qui emportait le reste.
+
+C'est au milieu de ce malentendu, de ce vertige, que la Nécessité, de
+sa chaîne d'airain et de sa main de fer, les étrangla. Leur Jean de
+Médicis, à sa première rencontre avec les Allemands, alla de sa
+personne bravement les regarder de près; il les croyait sans
+artillerie, ne sachant pas que le duc de Ferrare leur avait donné
+quatre fauconneaux. Le premier coup fut pour lui, et lui cassa la
+cuisse; on le rapporte, il meurt à Mantoue dans les bras de l'Arétin,
+son commensal, son compagnon de lit.
+
+Un boulet italien avait tué l'espoir de l'Italie. Le jeune ami de
+l'Arétin que Machiavel eût pris pour Messie, le voilà mort. On regarde
+de tous côtés, on cherche, et l'on ne voit personne.
+
+Il avance cependant, ce Bourbon, volontairement ou non, on ne sait,
+mais il avance avec son immense cohue, dispersée pour les vivres sur
+un vaste pays. Nul n'ose en profiter. Le duc d'Urbin, qui le suit avec
+des Italiens, attend les Suisses pour combattre; puis, quand il a les
+Suisses, il attend autre chose.
+
+Henri VIII fait aumône au pape. La France donne à peine le quart de
+l'argent promis, quelques cents lances, des galères percées qui ne
+naviguent pas. Le pape se rassure par la trêve, par la présence du
+vice-roi Lannoy qu'il a fait venir, par les lettres respectueuses
+qu'il reçoit de Bourbon lui-même.
+
+Bourbon trompe le pape, et le vice-roi, et tout le monde[21]. Il
+assigne rendez-vous au vice-roi, qui va l'attendre. Il donne ainsi le
+change, franchit brusquement l'Apennin. Le voici en Toscane. Les
+pluies, les neiges de printemps, ne l'ont pas arrêté. Les révoltes
+mêmes ne l'arrêtent pas. Sa vie est en péril; mort ou vif, il ira; il
+est comme une pierre lancée par la fatalité. Il voit les Espagnols
+tuer un de ses lieutenants. Une autre fois, ce sont les Allemands; il
+est réduit à se cacher. Frondsberg leur parle et les gourmande; en
+vain: sa face, respectée jusque-là, n'impose plus; le vieillard
+colérique, indigné, s'emporte, rougit; son front s'empourpre, il tombe
+à la renverse; on le relève; il était mort.
+
+[Note 21: Charles-Quint ignorait-il entièrement ce que faisait
+Bourbon? Il semble que Castiglione, envoyé par le pape pour amuser
+l'empereur, est maintenant employé par l'empereur à amuser le pape.
+Castiglione écrit de la cour impériale à Clément VII qu'il recevra
+bientôt la visite du confident de l'empereur, Paul Arétin. Le 31 mars
+1527, le connétable écrit au pape que, malgré la trêve, son armée
+s'obstine à avancer, et qu'il est forcé de marcher aussi pour éviter
+un plus grand mal. La lettre est en italien, mais signée en français:
+«Votre très-humble et très-obéissant serviteur. Charles. (Du camp
+impérial.)» _Extrait des actes et lettres du Vatican, Archives, carton
+L., 384._]
+
+Le prudent vice-roi se garda bien d'aller en lieu si dangereux. Il se
+tient à Florence, ménage un traité pour la ville. Mais ces Barbares
+étaient si furieux, qu'ils furent tout près de tuer l'entremetteur de
+ce traité d'argent.
+
+Jamais la dualité du caractère du pape, la discordance du prêtre roi
+et du pontife armé, ne ressortit plus forte, par une hésitation plus
+folle. Tout à l'heure, Clément VII était un conquérant, il voulait
+prendre à Charles-Quint le royaume de Naples. Maintenant que le danger
+approche, vraiment grand et terrible, il se ressouvient qu'il est
+pape, inviolable; il se rassure et licencie ses troupes.
+
+Ce grand tableau du vertige du pape et de l'approche des Barbares a
+été fait par une main non récusable, par la plume solennelle du
+Florentin Guichardin, l'homme de Clément VII, écrit d'une encre froide
+à geler le mercure. Et il n'en fait que plus d'impression. Si le
+_fatum_, le sort aveugle et sourd, se mêlait de conter, il ne le
+ferait pas d'une manière plus froide, plus grande et plus terrible.
+
+Tout à coup, Bourbon, jusque-là assez lent, prend sa course, laisse
+tout, bagage, artillerie. Son infanterie marche sur Rome plus vite que
+la cavalerie alliée qui veut le suivre. Rome est le prix de la course.
+Mais la fureur, la haine, l'attente du pillage donnent des ailes aux
+gens de Bourbon. Les Allemands vont donc entrer dans Babylone, mettre
+la main sur l'Antichrist! Les Espagnols ravir un trésor de mille ans,
+saisir la dépouille du monde!
+
+Le pape, quelque peu effrayé, essaye de réarmer. La jeunesse romaine,
+les domestiques des prélats, les palefreniers des cardinaux, les
+peintres et artistes reçoivent des armes. Cellini, le bravache,
+prépare son arquebuse.
+
+Mais de l'argent, où en trouver? Les riches cachent le leur, au moment
+de tout perdre. L'un d'eux ne rougit pas d'offrir quelques ducats. Il
+en pleura bientôt; s'il ne paya, ses filles payèrent, de leur corps,
+de leur honte et du plus indigne supplice.
+
+Le 5 mai, Bourbon, campé dans les prés de Rome, envoyait un message
+dérisoire pour demander à traverser la ville; il allait, disait-il, à
+Naples. Le 6, un brouillard favorise l'approche; il donne l'assaut.
+Les Allemands y allaient mollement. Lui, qui dans un tel crime doit
+réussir au moins, il saisit une échelle et monte. Une balle l'atteint,
+il se sent mort: «Couvre-moi,» dit-il à Jonas, un Auvergnat qui ne l'a
+pas quitté. L'homme lui jette son manteau.
+
+La ville n'en fut pas moins emportée, et avec un grand massacre de la
+jeunesse romaine. Guillaume Du Bellay, notre envoyé à Florence, qui
+était venu en poste pour avertir le pape, mit l'épée à la main au pont
+Saint-Ange avec Renzo de Ceri, arrêta les brigands, et donna à Clément
+VII le temps de s'enfuir du Vatican dans le château. Du long corridor
+suspendu qui faisait la communication, il vit l'affreuse exécution,
+sept ou huit mille Romains tués à coup de piques et de hallebardes.
+
+Il n'y eut jamais une scène plus atroce, un plus épouvantable carnaval
+de la mort. Les femmes, les tableaux, les étoles, traînés, tirés
+pêle-mêle, déchirés, souillés, violés. Des cardinaux à l'estrapade,
+des princesses aux bras des soldats; un chaos, un bizarre mélange
+d'obscénités sanglantes, d'horribles comédies.
+
+Les Allemands qui tuèrent beaucoup d'abord, et firent des
+Saint-Barthélemy d'images, de saints, de Vierges, furent peu à peu
+engloutis dans les caves, pacifiés. Les Espagnols, réfléchis, sobres,
+d'horrible expérience après Milan, savourèrent Rome, comme torture et
+supplice. Les montagnards d'Abbruze furent de même exécrables. Le pis
+était que les trois nations ne communiquaient pas. Ruiné et rançonné
+par l'une, on tombait dans les mains de l'autre.
+
+Ce fut une tragédie, comme l'incendie de Moscou ou le renversement de
+Lisbonne. Chaque fois qu'une de ces grandes capitales, qui concentrent
+un monde de civilisation, est ainsi frappée de ruine, on rêve la mort
+universelle qui attend les empires, les futurs cataclysmes par
+lesquels disparaîtra la terre elle-même vieillie.
+
+Mais, chose étrange, inattendue! L'Europe est médiocrement émue du sac
+de Rome. Loin de là, de plusieurs côtés s'élève un rire sauvage.
+
+L'Allemagne rit. C'est fait du pouvoir spirituel, du mystère de
+terreur. Le Christ est délivré par la captivité de l'Antichrist.
+
+L'Empereur même, le roi catholique, en rit sous cape. Il désavoue le
+fait, mais sa joie perce; il continue les fêtes pour la naissance de
+son fils. Le pape, brisé comme prince, abaissé et maté, n'en reviendra
+jamais; c'est maintenant le jouet des rois.
+
+Ceux de France et d'Angleterre sont charmés de la chose. Superbe
+occasion de faire contribuer le clergé, de sanctifier la guerre,
+d'accuser Charles-Quint.
+
+Ainsi cette chose inouïe et terrible qui devait effrayer la terre et
+faire crouler le ciel, elle fait à peine sensation. Qu'est-ce donc? Ce
+sanctuaire est-il comme les redoutés vases d'Éleusis qu'on n'osait
+regarder, mais, si l'on regardait, l'on ne découvrait que le vide?
+
+Le vieil oracle virgilien: «À Rome, un Dieu réside,» s'est trouvé
+démenti. Le monde a eu la curiosité d'y aller voir; il demande: Où
+donc est ce Dieu?
+
+Et la peinture récente de Raphaël, la flamboyante épée de saint Pierre
+et saint Paul qui fait reculer Attila, elle n'a pas fait peur aux
+soldats de Frondsberg. Des salles de conclave, de concile, ils font
+écurie. S'ils ont peur, c'est tout au contraire d'habiter ces voûtes
+païennes, de loger, eux chrétiens, pêle-mêle avec des idoles,
+dangereuse oeuvre du Démon.
+
+N'est-ce pas ce que tant de martyrs du Libre Esprit avaient dit au
+bûcher contre la Babel du pape?
+
+N'est-ce pas ce que les vrais patriotes italiens (d'Arnoldo de Brescia
+jusqu'à Machiavel) ont annoncé à l'Italie: qu'elle mettait sa vie dans
+la mort, et que la mort l'entraînerait?
+
+«Rome a mangé le monde,» disait le vieil adage. Cette fois, le monde a
+mangé Rome.
+
+Le génie italien, si longtemps captif et malade dans cette fatale
+fiction d'un faux empire du monde qui annula sa vitalité propre et fit
+avorter la patrie, le génie italien pourrait remercier cette grande
+calamité qui le délivre, repousser et nier cette communauté de la
+mort. Rome est morte; vive l'Italie!
+
+Il n'en est pas ainsi. Ce n'est pas impunément que, toute une longue
+vie, l'esprit a endossé le corps, traîné cette chair de tentations, de
+péchés, de souillures. Quand il faut la jeter, et libre, déployer ses
+ailes, nous hésitons toujours. Telle l'Italie, qui si longtemps vivait
+dans cette forme, dans cette condition d'existence, fut accablée du
+coup, et il lui fallut des siècles pour s'en relever.
+
+Voyons comment les deux grands Italiens ont pris la chose. Regardons
+un moment Michel-Ange et Machiavel.
+
+Tous deux avaient erré. Tous deux, dans les illusions qui entourent
+des moments si sombres, avaient cherché l'espérance dans le désespoir,
+cru que l'on pourrait sauver le pays par les Médicis, faire la force
+avec la bassesse; mais non, il n'en est pas ainsi. Et Dieu punit de
+telles pensées.
+
+D'abord le pape, qui était Médicis, accepta sa sentence, se mit plus
+bas encore que ne l'avait mis son malheur, montra que, pour être sorti
+de captivité, il n'était pas plus libre. Traité outrageusement comme
+un petit prince italien, il prouva qu'il n'était rien autre chose.
+Florence lui tenait au coeur bien plus que Rome. Et, pour avoir
+Florence, il s'humilia devant l'Empereur. Il y fut ramené par le
+prince d'Orange, le chef des brigands italiens qui, derrière les
+Barbares, traîtreusement, avaient pillé Rome.
+
+Dans le moment si court de la lutte suprême de Florence, d'une ville
+contre le monde, ni Machiavel, ni Michel-Ange ne manquèrent à la
+patrie.
+
+Machiavel y trouva appliqué son _Arte di guerra_, toute la jeunesse
+levée en légions, dans la forme qu'il avait tracée. On prenait le
+système, mais on repoussait l'homme. Négligé, oublié, pas même
+persécuté.
+
+L'indomptable vigueur de son esprit paraît encore dans l'étrange
+description qu'il a faite de la peste de Florence, un mois avant sa
+mort, un mois après le sac de Rome.
+
+Cet homme, d'un malheur accompli, seul, vieux, pauvre, haï, méprisé,
+savez-vous ce qu'il fait? Parmi les litanies funèbres, sur le bord de
+sa fosse, il écrit une espèce de _Pervigiliun Veneris_ du mois de mai.
+C'est l'idylle de la peste.
+
+Dans la ville, il est fort à l'aise: il va en long, en large, au
+milieu des fossoyeurs qui crient: «Vive la mort!» comme c'était
+l'usage de chanter Mai et le printemps. À travers les ténèbres, il
+croit voir passer la peste dans une litière. C'est une jeune morte
+traînée par des chevaux blancs.
+
+Il s'en va sur la place où l'on élit les magistrats. Il n'y a plus de
+peuple. Des citoyens encore, mais allongés sur des civières qu'on
+porte. Au défaut de vivants, au vote on appelle les morts.
+
+Étonnant aspect des églises! Le clergé est mort, les moines sont
+morts. Tel reste pour confesser les femmes malades qui se traînent et
+viennent mourir là. Il est assis au milieu de la nef, les fers aux
+pieds, aux mains, pour empêcher qu'il ne les touche. Songez-y, dans
+ce temps de morts, c'est tout d'être vivant. Trois dévots en
+béquilles, qui circulent dans l'église, lancent un regard d'amour à
+trois vieilles édentées. Machiavel, avec ses soixante ans, est sûr de
+plaire et de trouver fortune.
+
+Sur les tombes qui entourent l'église, il trouve une jeune femme
+échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte;
+il console, interroge. Elle répond, s'épanche, elle conte en paroles
+hardies (les morts n'ont peur de rien), en lamentations effrénées, les
+joies conjugales qu'elle n'aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle
+morte? Pestiférée ou non, Machiavel la délasse et desserre,
+«quoiqu'elle ne fût pas très-serrée.» Elle revient alors, et jure
+qu'elle n'a plus souci d'elle, de moeurs ni de pudeur. Là-dessus, un
+sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs
+secrets.
+
+C'est l'horreur sur l'horreur! la mort entremetteuse!... Ailleurs, à
+Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle,
+il trouve sous de longs vêtements une admirable veuve. Suit la
+description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau
+sensuel, triste, qui sent le vieillard et l'effort. Cupido, Vénus, les
+Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre
+funéraire où siége cette idole de mort.
+
+Machiavel près d'elle essaye son éloquence. Il n'en faut pas beaucoup.
+Elle est tout d'abord consolée. La différence d'âge qu'il avoue ne
+l'arrête guère. La fortune qu'il prétend avoir, les soins et l'amitié,
+c'est tout ce qu'il faut à la belle. Elle se laisse tout doucement
+ramener. Un moine accourt. Mais le traité est fait: «Mon coeur, dit
+Machiavel, est maintenant chez elle, et mon âme est restée dans ces
+noirs vêtements!»
+
+Sa vie y reste aussi. Un mois ou deux après, il meurt.
+
+Le plus dur, c'est de vivre et de rester dans la contradiction.
+Michel-Ange avait commencé le tombeau de Laurent et de Julien de
+Médicis. Il l'achevait, pendant qu'il défendait la ville contre les
+Médicis.
+
+Tout le monde a pu voir à Florence (ou à Paris, École des Beaux-Arts)
+les sublimes figures du _Jour_ et de la _Nuit_, du _Crépuscule_ et de
+l'_Aurore_, ce monument qui devint, sous la main du grand citoyen, le
+tombeau de la patrie même. La _Nuit_ roule en son rêve une mer de
+honte et de misère. Mais l'_Aurore_! c'est bien pis; on sent qu'elle
+maudit son réveil et qu'elle a à la bouche un dégoût si amer, un fiel
+si déplaisant, qu'elle voudrait n'être jamais née.
+
+Ce qui fut plus tragique que le tragique monument, c'est que, quand il
+fut découvert, il n'eut personne pour le comprendre. Plus de Florence,
+plus de peuple, plus d'Italie. L'Académie est née. Un poète académique
+(nouveau fléau de ce pays) lance un madrigal à la _Nuit_:
+
+«Dans sa _douce_ attitude, elle dort; ne la réveille pas.»
+
+Cette indigne sottise, qui semblait démontrer qu'en effet l'Italie
+était chose inhumée, à ne ressusciter jamais, fit bondir Michel-Ange.
+Il se retrouva l'homme de la chapelle Sixtine; il y eut un réveil de
+fureur. Ne songeant plus aux Médicis, ne ménageant plus rien, comme en
+pleine liberté, il fit la sanglante épigramme.
+
+«Il m'est doux de dormir, et doux d'être de marbre, tant que durent
+l'opprobre et la calamité. Ne voir, ne sentir rien, c'est un bonheur
+pour moi... Ne me réveille pas, de grâce, parle bas.»
+
+Le _Jour_ n'est pas fini. Ce rude forgeron, de force colossale, couché
+sur son marteau, tournant le dos au monde indigne de le voir, devait
+jeter par-dessus l'épaule un superbe regard. Il était, dans ce deuil,
+le côté de l'espoir, de l'art, de l'action, de la rénovation future.
+Mais l'homme était brisé. Michel-Ange laissa ce travail. Et il reste
+inachevé.
+
+Il avait perdu terre, et, depuis, il erra comme une ombre. Il était
+condamné à vivre encore trente ans, travaillant et ramant péniblement,
+soit dans l'oeuvre imposée du Jugement dernier, soit dans saint Pierre
+où il chercha en vain son idéal, soit dans ses laborieux sonnets à
+Vittoria Colonna. Il y professe cet espoir que la nature, ce grand
+artiste, ayant fait en Vittoria l'oeuvre achevée où elle tendait
+depuis la création, est maintenant libre de mourir, et il salue la fin
+du monde.
+
+Lui-même, il finissait. Parmi de sublimes éclairs, il reste un ouvrier
+terrible, d'un magnanime effort. On admire en souffrant; on partage sa
+fatigue; on loue, la sueur au front.
+
+L'effort est-il heureux? Dans les voûtes écrasées, dans
+l'architecture sénile et froide du Capitole et de la chapelle où il
+emprisonna ses sublimes colosses du Jour et de la Nuit, on trouve
+déjà, s'il faut le dire, le triste XVIIe siècle.
+
+De quoi vivra encore l'Italie dans ce temps? De la grâce et de la
+lumière, du coloris de Titien, du ciel et de Corrège. Que dis-je?
+Corrège est déjà mort.
+
+
+
+
+CHAPITRE XV
+
+SOLIMAN SAUVE L'EUROPE
+
+1529-1532
+
+
+Guerre _chrétienne_, droit des gens _chrétien_, modération
+_chrétienne_, etc., toutes ces locutions doucereuses ont été biffées
+de nos langues par le sac de Rome, de Tunis et d'Anvers, par Pizarre
+et Cortès, par la traite des noirs, l'extermination des Indiens.
+
+Qu'ont fait de plus les Turcs, sous Sélim même? Sous les autres
+sultans, spécialement sous Soliman, ils ont enseigné aux chrétiens la
+modération dans la guerre et la douceur dans la victoire. Soliman fit
+de grands efforts pour sauver Rhodes du pillage. Il consola le grand
+maître de sa défaite, lui disant: «C'est chose commune aux princes de
+perdre des villes et des royaumes.» Et, se tournant vers Ibrahim,
+l'intime confident de ses pensées: «Ce n'est pas sans tristesse que je
+renvoie ce vieux chrétien de sa maison.»
+
+À François Ier prisonnier il rappelle, par une allusion noble et
+délicate, son grand-père Bajazet, prisonnier de Timour: «Prends
+courage. Il n'est pas nouveau que des princes tombent en captivité.
+Nos glorieux ancêtres n'en ont pas moins été vainqueurs et
+conquérants.»
+
+L'horreur qu'ont inspirée les Turcs tint surtout à ces nuées immenses
+de troupes irrégulières, de sauvages tribus, qui voltigeaient autour
+de leurs armées. Quant aux armées des Turcs proprement dites, leur
+ordre merveilleux, leur discipline, fit l'étonnement du XVIe siècle.
+En 1526, deux cent mille hommes traversèrent tout l'empire, par les
+routes, évitant tous les champs labourés, et sans prendre un brin
+d'herbe. Tout pillard pendu à l'instant, même des chefs et des juges
+d'armées.
+
+En 1532, l'envoyé de François Ier parcourt avec étonnement la
+prodigieuse armée de Soliman, dont le camp couvrait trente milles.
+«Ordre étonnant, nulle violence. Les marchands en pleine sûreté, des
+femmes même allant et venant, comme dans une ville d'Europe. La vie
+aussi sûre, aussi large et facile que dans Venise. La justice y est
+telle qu'on est tenté de croire que ce sont les chrétiens maintenant
+qui sont Turcs, et les Turcs devenus chrétiens.» (_Négoc. du Levant,
+I, 211._)
+
+Sauf Venise et quelques Français, personne en Europe ne comprit rien à
+la question d'Orient.
+
+Luther sur ce terrain, comme sur celui des paysans allemands, ne voit
+rien, n'entend rien; son génie l'abandonne. S'il a une lueur, s'il
+entrevoit d'abord que le vrai Turc est Charles-Quint, il se dédit bien
+vite et prêche la soumission à l'Empereur, avec ce _distinguo_:
+indépendance spirituelle, soumission temporelle. Comme si l'on
+séparait ces choses! comme si, dans tous les actes humains, l'âme et
+le corps ne marchaient pas d'ensemble! Pourquoi ne laisse-t-il pas
+cette sottise à nos gallicans?
+
+Aux paysans, il dit: «Soyez chrétiens, et restez serfs des princes».
+Aux princes, il dit: «Soyez chrétiens, et servez l'Empereur contre les
+infidèles.» Voilà tout le remède que nous offre le christianisme.
+
+Des deux questions brouillées dans ce vertige, l'une, celle du peuple,
+restera incomprise, enfouie et scellée sous la terre.
+
+L'autre, celle du Turc, n'est entrevue qu'en Italie.
+
+Venise, dès l'autre siècle, trahie du pape, des rois, de tous ses
+alliés chrétiens, va voir le monstre, et voit que c'est un homme. Les
+relations s'établissent. Ce que Gênes fut sous les Grecs, Venise l'est
+sous les sultans. Elle commerce partout chez eux en payant de
+très-légers droits. Elle a ses consuls, sa justice. Mahomet II lui
+demande son peintre Bellini. Quand Michel-Ange dessine pour Venise le
+pont du Rialto, Soliman veut en faire un semblable à Péra. Il offre un
+libre asile au fier génie qui fuyait Rome et la tyrannie de Jules II.
+
+Venise et son illustre doge, André Gritti, voient seuls, après Pavie,
+la vraie question.
+
+L'ennemi de la chrétienté, c'est l'Empereur, le chef nominal de la
+république chrétienne.
+
+Sans ses embarras pécuniaires, son monstrueux empire engloutirait
+l'Europe. Mais voici que Cortès revient précisément en 1525 mettre à
+ses pieds l'or du Mexique. Chaque année désormais, le revenu des
+mines, sans contrôle ni discussion d'États ni de Cortès, l'aidera de
+plus en plus.
+
+Il est l'autorité comme Empereur. Bien plus, il a en main un
+instrument de force incalculable, la révolution espagnole, cette
+compression terrible d'inquisition monacale et royale, contre laquelle
+l'Espagne n'a d'autre échappatoire que la conquête universelle.
+
+L'Espagne, entrée dans la torture, à chaque tour de vis, s'échappe
+plus furieusement au dehors.
+
+La France, si peu vivante moralement et qui n'a pas les Indes, ne
+pourrait tenir contre.
+
+L'Angleterre, lointaine, insulaire, agira peu et par accès. Si Henri
+VIII divorce avec une Espagnole, Londres n'en reste pas moins mariée
+avec Anvers.
+
+Luther et l'Allemagne feront-ils mieux? L'Empire sera-t-il la barrière
+contre l'Empereur? Les princes catholiques, par cent liens, sont unis
+à l'Autriche. Les princes protestants, sous la terreur du peuple et
+des jacqueries de paysans, sont secondairement protestants, mais
+premièrement princes. Ils n'ont garde d'appeler à leur défense la
+masse récemment écrasée.
+
+Le sauveur est le Turc.
+
+Venise, à petit bruit, mais énergiquement, efficacement, travailla
+sur cette idée. C'est elle qui, dix ans durant, et les dix années
+dangereuses, gouverna l'empire turc. Un examen sérieux, attentif, met
+la chose en pleine lumière.
+
+Le doge avait quatre-vingts ans; Venise était caduque. Ni lui, ni
+elle, n'y profitèrent. Mais le monde y gagna. En trois coups solennels
+fut rembarré l'ennemi. Les libertés religieuses de l'Allemagne, jeunes
+encore et flottantes, furent sauvées par les Turcs, Luther par
+Mahomet. Et une solide barrière fut élevée, la Hongrie ottomane, à la
+porte de Vienne. Enfin, Venise défaillant, elle légua à la France son
+rôle de médiateur entre les deux religions, d'initiateur des deux
+mondes, disons le mot, de sauveur de l'Europe.
+
+Acceptons hautement, au nom de la Renaissance, le nom injurieux que
+Charles-Quint et Philippe II nous lancèrent tant de fois.
+
+La France, après Venise, fut le grand renégat, qui, le Turc aidant,
+défendit la chrétienté contre elle-même, la garda de l'Espagne et du
+roi de l'inquisition[22].
+
+[Note 22: Ce point de vue si juste est très-finement indiqué dans
+la belle introduction de M. Charrière (_Négoc. de la France avec le
+Levant, t. Ier_). Comment la presse n'a-t-elle pas fait ressortir
+davantage l'importance de ce grand travail, si neuf et si
+intéressant?]
+
+Saluons les hommes hardis, les esprits courageux et libres qui, d'une
+part, de Paris, de Venise, d'autre part, de Constantinople, se
+tendirent la main par-dessus l'Europe, et, maudits d'elle, la
+sauvèrent.
+
+ La terre eut beau frémir, le ciel eut beau tonner...
+
+Ils n'en firent pas moins, d'une audace impie, l'oeuvre sainte qui,
+par la réconciliation de l'Europe et de l'Asie, créa le nouvel
+équilibre, l'ordre agrandi des temps modernes, à l'harmonie
+_chrétienne_ substituant l'harmonie _humaine_.
+
+Nommons ces sauveurs, ces grands hommes. Les premiers sont deux Grecs,
+le vizir de Mahomet II et celui de Soliman.
+
+Les Turcs, qui d'abord furent moins un peuple qu'une machine de
+guerre, démocratie sauvage, étrangère au génie des musulmans
+civilisés, n'apparaissaient à l'Europe que comme une épée montrée par
+la pointe. Ce fut Mahmoud, un Grec illyrien devenu vizir de Mahomet
+II, qui byzantinisa les Turcs, leur créa des écoles, une hiérarchie
+d'études et d'enseignement, changea les prêtres fanatiques en
+professeurs et en juristes, formant ainsi les hommes avec qui allait
+traiter l'Europe. Mahmoud périt pour son humanité, puni de sa
+clémence.
+
+Ce fut un autre Grec, Ibrahim de Parga, vizir de Soliman, né sujet de
+Venise, et gouvernant sous l'influence vénitienne, qui créa l'intime
+alliance des Turcs et de la France, conquit presque toute la Hongrie,
+lui fit changer de front et regarder contre l'Autriche. Même fin que
+l'autre, et même crime, sa douceur, sa clémence, sa libéralité
+d'esprit, l'amour des arts et le mépris de tout préjugé fanatique.
+
+André Gritti fut doge, de 1523 à 1538. Ibrahim fut vizir, de 1523 à
+1536, et son bras droit fut le bâtard du doge, Aloysio Gritti.
+
+Nous ne savons pas bien quels furent pendant longtemps les ministres
+français chargés de cette dangereuse et secrète correspondance. Le
+seul qu'on connaisse bien, c'est le spirituel Jean Du Bellay (cardinal
+marié à madame de Châtillon, gouvernante de Marguerite), Du Bellay,
+frère puîné des capitaines et historiens de ce nom, l'ami de Rabelais,
+son protecteur et l'un des hardis penseurs de l'époque.
+
+Les ministres nommés, rendons hommage aussi aux hommes intrépides qui
+furent exécuteurs de ce beau crime, se firent entremetteurs de cette
+fraternité maudite, et réconcilièrent les deux branches de l'humanité
+divorcée. On n'a pas eu assez d'injures pour eux. Conspués et traqués,
+tous sont morts du fer, du poison. La dévote maison d'Autriche eut
+toujours ce principe qu'on pouvait tuer les messagers des Turcs, et de
+l'ami des Turcs, de François Ier. Ses agents, sur la route, en Italie
+et jusque dans Venise, en Dalmatie, Croatie et Bosnie, suivaient la
+piste de nos envoyés, les entouraient d'espionnage jusqu'au lieu
+d'embuscade où l'on tombait dessus. Les Turcs ont souvent reproché
+avec horreur à la maison d'Autriche l'habitude de l'assassinat.
+
+Les Autrichiens écrivent (avril 1524) à Madrid qu'un Espagnol au
+service de France, le sieur Rincon, a été envoyé de Paris en Pologne
+pour négocier le mariage du second fils de François Ier avec la fille
+aînée de Sigismond.
+
+Au moment où un mariage ouvrait la Hongrie à l'Autriche, la France
+voulait se ménager aussi une prise sur les affaires de l'Orient.
+
+Quel était ce Rincon? Quand se fit-il Français? Est-ce en 1522, quand
+l'Espagne désespéra d'elle-même, après la ruine des _Communeros_ et de
+ses vieilles libertés? On l'appelle alors capitaine; plus tard,
+conseiller et chambellan du roi, seigneur de je ne sais quelle pauvre
+seigneurie, toujours fort mal payé, mourant de faim, enfin assassiné.
+Vingt ans durant, ce fut le courageux, l'infatigable agent, qui,
+courant des dangers plus grand que Pizarre ou Cortès, à travers les
+Barbares, les embuscades, les sauvages forêts, les maladies, les
+piéges et dangers de toute sorte, fut notre intermédiaire avec
+l'Orient et rendit des services qui doivent consacrer sa mémoire.
+
+Sa place dangereuse sera remplie plus tard par le savant Laforêt, qui
+osa signer l'alliance, et de même paya de sa vie.
+
+L'infortuné Rincon, qui, avec les Gritti, agit si énergiquement près
+de la Porte, paraît avoir conçu, avec les Italiens, l'idée vaste et
+hardie, vraiment libératrice pour l'Occident, de former un faisceau de
+Pologne, Turquie, Hongrie turque. Cette dernière n'eût pas seulement
+tenu en échec l'Autriche, mais eût, de son épée, aidé la France en
+Italie.
+
+On a vu que le roi, après Pavie, envoie sa bague à Soliman. Des
+envoyés qui la portèrent furent dévalisés et tués en Bosnie. Un
+Polonais, Laski, puis un Hongrois, Frangepani, furent plus heureux. Le
+visir Ibrahim fit courir la Bosnie, retrouva la bague, et se fit grand
+honneur de la mettre à son doigt. Il fit faire par son maître un don
+considérable à l'envoyé, et écrire une belle lettre consolante et
+fraternelle.
+
+Ibrahim, fils d'un matelot grec de Parga, était de cette race
+énergique et rusée qui remplit tout l'Orient de son activité. Enfant,
+il fut enlevé et vendu par des corsaires turcs à une veuve de Magnésie
+qui, d'un coup d'oeil de femme, vit qu'il était né pour plaire et
+monter au plus haut. Il apprit le persan, l'italien, plusieurs langues
+d'Asie et d'Europe, lut les poètes, l'histoire, dévora les vies
+d'Annibal, de César, d'Alexandre le Grand, qu'il relisait sans cesse.
+Mais, si le but fut haut, la voie fut basse, celle qui dans l'Orient
+mène à tout, le sérail. Il y entra par sa figure heureuse et son
+talent pour le violon. Soliman en fut engoué, subjugué, au point de ne
+plus voir que lui; et, s'il s'absentait quelques heures, il lui
+écrivait plusieurs fois.
+
+Toutes les paroles qui restent de cet homme indiquent un mélange
+singulier de finesse, d'audace et de grandeur, une royauté naturelle.
+La flatterie même était chez lui risquée, inattendue, celle qui
+surprend l'esprit, charme, emporte le coeur. Soliman, lui ayant fait
+épouser sa soeur, il y eut une prodigieuse fête. Le favori dit
+hardiment qu'il n'y avait jamais eu de noces semblables, pas même
+celles du sultan. Celui-ci rougit de colère. Ibrahim ajouta: «Celles
+de sa Hautesse n'ont pas eu cet honneur d'avoir pour convive le
+padishah de la Mecque, le Salomon de notre époque.»
+
+Les ambassadeurs de l'Empereur sont stupéfaits de la liberté avec
+laquelle il parle de son maître. Il ouvre ainsi la conférence: «Le
+lion ne peut être dompté par la force, mais par la ruse, la
+nourriture et l'habitude. Le prince, c'est le lion, et le ministre est
+le gardien. Je garde le sultan, et le mène avec un bâton, qui est la
+vérité et la justice. Charles est aussi un lion. Que ses ambassadeurs
+le mènent de la même manière.»
+
+Ou voit qu'il connaissait parfaitement l'Europe et ses diverses
+nations. Sur l'Espagne, il fit tout d'abord la question grave et
+décisive, demandant malicieusement «pourquoi elle était plus mal
+cultivée que la France.» Les ambassadeurs avouèrent la cause
+principale, la persécution des Maures et leur expulsion.
+
+Ce terrible événement, qui justifia si bien les représailles
+musulmanes, avait pris commencement dans la révolution des
+_Communeros_. Les Mauresques étaient généralement vassaux de nobles:
+les ennemis des nobles imaginèrent de ruiner ceux-ci en affranchissant
+les Mauresques du vasselage et les faisant chrétiens; on les força par
+le fer et le feu de se faire baptiser. Le roi, l'Inquisition,
+entrèrent dans cette voie, et s'associèrent aux fureurs populaires.
+Ces infortunés, ainsi écrasés, ne purent plus respirer ni vivre. Ils
+commencèrent à fuir. Dès 1523, cinq mille maisons désertes, rien qu'à
+Valence. La loi, violente et folle dans la main de l'Inquisition, va
+et vient, en sens contraire. En 1525, ordre de rester et de se faire
+chrétiens. En 1526, ordre de partir; mais en même temps on leur en ôte
+tous les moyens; on leur défend de rien vendre. On leur ferme leurs
+propres ports qui regardent l'Afrique; s'ils s'embarquent, il faut
+qu'ils passent en Galice, c'est à dire qu'ils traversent toute
+l'Espagne, une population féroce, les insultes et les vols, qu'ils
+passent à travers les coups et les lapidations.
+
+Alors, désespérés, ils arment, se jettent aux montagnes, où les bandes
+espagnoles vont à la chasse aux hommes.
+
+Il en passe cent mille en Afrique. Le reste, retombé à l'état des
+bêtes de somme, jardiniers misérables, ânes ou mulets des vieux
+chrétiens. On leur ôte leur langue, leurs danses nationales, leurs
+sépultures mauresques, la vie, et la mort même!
+
+En cette année 1526, la maison d'Autriche donne un curieux spectacle
+de sa parfaite indifférence: en Espagne, cette persécution des
+Mauresques, l'alliance de l'Inquisition; en Allemagne, la tolérance
+donnée aux protestants à la Diète de Spire, en vue de l'imminente
+guerre des Turcs, du mariage de Hongrie.
+
+Soliman, Ibrahim, étaient deux hommes pacifiques, et faits pour les
+arts de la paix. L'influence bysantine allait toujours gagnant.
+Ibrahim, qui avait rouvert l'hippodrome et les jeux antiques, s'était
+bâti un délicieux palais sur ce lieu même, et il y tenait son maître à
+regarder les fêtes, que son génie fécond savait varier. On avait vu,
+aux noces d'Ibrahim, Soliman écouter patiemment les thèses des
+discoureurs, comme aurait fait un des Paléologue ou des Cantacusène.
+Mais la grande machine turque était montée pour la conquête. Elle
+broyait qui ne l'employait pas. On n'avait pas organisé en vain ce
+sombre et colérique monstre de guerre, le corps des janissaires.
+Soliman avait été obligé, dès son avènement, de les mener à Rhodes et
+à Belgrade. Puis il y eut une halte, un repos. Affreuse révolte. Nul
+remède que la conquête, la guerre sainte, la guerre de Hongrie.
+
+Toutefois, avant d'agir, Ibrahim montra une prudence admirable à tout
+pacifier, assurer au dehors, au dedans. Il parcourut l'Asie Mineure,
+la Syrie et l'Égypte, réformant partout les abus, donnant de bonnes
+lois, faisant justice et grâce. Il assura sa droite, la Valachie, la
+Crimée tributaire, la Pologne surtout, avec qui il fit une trêve de
+cinq ans. C'est alors seulement que, le 2 février 1526, l'accueil et
+les présents que reçut l'envoyé de France révélèrent que l'Orient
+allait envahir l'Occident divisé.
+
+Flottante sous les étrangers et désorganisée de longue date, la
+Hongrie ne conservait d'elle que l'antique valeur. Les grands, la
+petite noblesse, le paysan, étaient en pleine lutte. La Transylvanie
+commençait à agir pour elle-même, à part de la Hongrie. L'unité, au
+contraire, la sage conduite militaire, la civilisation, étaient du
+côté des Barbares. Les Turcs avaient beaucoup d'artillerie; les
+Hongrois n'en avaient pas. Ne se fiant qu'au cimeterre et à leurs
+chevaux indomptables, ils opposaient leurs poitrines aux canons. À
+Peterwardin, ils purent voir à qui ils avaient affaire. Les ingénieurs
+des Turcs firent une mine sous la citadelle, qui se hâta de se rendre.
+
+L'armée ottomane arriva aux marais de Mohacz, où étaient les Hongrois,
+mais non complets encore. Les Transylvains tardaient. À la vue du
+croissant, l'ardeur hongroise ne put plus se contenir ni rien
+attendre. Ils enlevèrent leur roi en avant et tous leurs chefs,
+plongèrent aveugles dans la masse ennemie.
+
+Les Turcs, plus froidement, avaient prévu l'irrésistible choc.
+Comptant sur leur grand nombre, ils s'ouvrirent et se refermèrent,
+enveloppant de toutes parts ces furieux cavaliers. Ceux-ci se
+divisèrent pour faire face partout à la fois. Mais tel fut leur élan,
+qu'une bande, le roi en tête, renversant tout, toucha les canons
+turcs, qui les foudroyèrent à dix pas. Ce qui resta, perçant les
+batteries, arriva au sultan, et les janissaires ne vinrent à bout de
+ces hommes terribles qu'en tranchant derrière eux les jarrets aux
+chevaux.
+
+Nombre d'entre eux, emportés par la course, ou poussés par les Turcs,
+allèrent s'engouffrer aux marais. Le roi Louis en fut, et le royaume.
+La Hongrie resta là. C'est le tombeau d'un peuple. La question dès
+lors commença entre la Turquie et l'Autriche.
+
+Qui avait détruit la Hongrie? Nul qu'elle-même. La fatale habitude de
+s'élire un prince étranger avait perverti le sens national. Dans la
+dernière et suprême élection, le héros hongrois, Batthori, livre sa
+patrie aux Allemands. En haine du Transylvain Zapoly, il reconnaît
+l'Autrichien Ferdinand. Les Turcs feront roi Zapoly.
+
+Choix difficile!... Le Turc, c'est le caprice, l'avanie, l'inconnu.
+L'Autriche, c'est l'impôt et la bureaucratie de plomb.
+
+On a calculé que les Turcs demandaient à leurs tributaires cinquante
+fois moins d'argent que l'Autriche ou tout gouvernement chrétien. Mais
+la vieille haine religieuse, les églises changées en mosquées, les
+ravages de la populace guerrière qui traînait derrière eux,
+maintenaient l'horreur du nom turc. La guerre orientale a cela aussi
+de terrible qu'elle est payée en hommes. Chacun ramène des esclaves.
+On assure que cent mille familles, trois cent mille âmes, furent
+traînées en Turquie. Ils passèrent sous les yeux de Zapoly, qui salua
+de larmes amères ces prémices affreuses de son règne.
+
+Se voyant presque seul, sauf deux agents de France qui étaient près de
+lui, il envoie l'un à Soliman, l'autre à François Ier. Le premier, qui
+était le Polonais Lasky, appuyé à Constantinople par Gritti, le bâtard
+du doge, eut sans difficulté, d'Ibrahim, promesse d'un secours
+efficace. L'autre, qui était Rincon, négocia en France et en Pologne,
+offrant au roi de France la succession de Zapoly pour son second fils
+qui eût épousé une princesse polonaise. François Ier promit un grand
+secours d'argent qu'il ne paya jamais.
+
+La situation était fausse, bizarre. Il s'était ligué avec Henri VIII
+pour délivrer le pape qui n'était plus prisonnier. Il vivait en partie
+de dîmes levées sur le clergé, sous prétexte de la guerre des Turcs,
+qui étaient ses amis.
+
+Son armée, menée par Lautrec, sans résultat se consume à Naples.
+L'Empereur, mortellement irrité de rester dupe du traité de Madrid,
+envenime la guerre par des injures, auxquelles le roi, non moins
+ridiculement, répond par un défi. Le duel étant réglé, convenu, le roi
+sent un peu tard que de tels intérêts ne s'éclaircissent pas par un
+coup d'épée. Il tergiverse, il équivoque, se moque ainsi de
+l'Empereur. «Il dit m'avoir pris en bataille. Je ne me souviens pas
+l'y avoir jamais rencontré.»
+
+La rage de Charles-Quint alla si loin qu'il se vengea sur les fils de
+François Ier[23]. Il fit prendre leurs domestiques et les envoya aux
+galères; traitement inouï, qui eût été barbare pour des prisonniers de
+guerre, et ils ne l'étaient pas. Bien plus, des galères espagnoles, où
+les vendit en Barbarie, pour les perdre définitivement, à ne les
+retrouver jamais.
+
+[Note 23: Ce fait choquant est constaté, non-seulement par les
+réclamations de François Ier, mais par les aveux de Charles-Quint,
+aveux plusieurs fois répétés (dans les papiers Granvelle).]
+
+Les deux enfants, tenus dans une étroite et sombre prison, n'ayant
+plus un Français, ne voyant de visage que celui des geôliers,
+perdirent jusqu'à leur langue, changèrent de caractère. L'atteinte de
+ces traitements fut si profonde, que l'un d'eux mourut jeune; l'autre,
+notre Henri II, resta tout Espagnol, faible et sombre, violent, triste
+visage (si contraire à celui de son père!), qui ne rappelait que la
+prison. Charles-Quint put avoir la joie d'avoir tué en germe le futur
+roi de France.
+
+La France tarissait visiblement. Après le malheur de Lautrec, le roi
+essaya par une petite armée ce que n'avait pu une grande; son général
+fut pris. Son ami, Henri VIII, forcé par la clameur des commerçants
+anglais qui ne pouvaient se passer des Pays-Bas, fit trêve avec
+l'Empereur. Et le roi fut trop heureux d'y accéder. Les protestants
+d'Allemagne, qui avaient cru à son appui, reçurent la loi en mars
+(1529). Ce qu'une diète de Spire avait fait, une autre le défit.
+Menacés dans leur foi, cinq princes, quatorze villes, _protestèrent_.
+Origine du mot _protestant_.
+
+La protestation efficace, la seule, était l'épée. François Ier et
+Henri VIII l'avaient mise au fourreau. Le sabre turc y suppléa.
+
+Et, cette fois, ce ne fut pas une guerre seulement, mais une fondation
+durable.
+
+Regardez sur les cartes qui donnent l'Europe et ses variations de
+siècle en siècle (V. Kruse). Au XVe, la Hongrie, libre, vous apparaît
+entière, arrondie au compas. Entière, elle reparaîtra au XVIIe sous
+l'Autriche. Au XVIe, elle est double; aux trois quarts sous les Turcs
+et comme un prolongement de la Turquie; une bande étroite, au nord,
+reste autrichienne.
+
+L'anxiété de l'Empereur et de Ferdinand avait été très-grande. Ils
+n'avaient pu rien opposer aux Turcs. C'est dans Vienne seulement
+qu'ils commencèrent à résister. La partie semblait belle pour le roi
+de France. Le pape le quittait, il est vrai, perte légère devant cette
+puissante assistance que lui donnait un tel succès des Turcs. Que
+fit-il? Il traita.
+
+Nulle circonstance plus favorable peut-être, nulle plus honteuse.
+C'était trahir à la fois les Turcs et les chrétiens. Le roi était, il
+est vrai, battu en Italie, très-affaibli sur mer par la défection de
+Doria et de Gênes, épuisé de moyens, sans argent, sans crédit. Mais
+les impériaux n'étaient guère moins malades. Lannoy l'avoue; il dit
+qu'il n'y a plus rien à faire en Italie; le peuple est ruiné, l'_armée
+désespérée_. Un retard eût porté au comble les embarras de
+Charles-Quint.
+
+L'affaire fut habilement brusquée par Marguerite dans une courte
+négociation avec la mère du roi (_7 juillet--5 août 1529_). Cette
+promptitude assomma l'Italie; elle fortifia l'Autriche dans sa grande
+lutte; elle dut décourager les Turcs, et peut-être plus qu'aucune
+chose les fit échouer devant Vienne (_14 octobre 1529_).
+
+L'oeuvre de honte fut faite en grand mystère, et n'eut que deux
+agents. Il fallait tromper les plus clairvoyants des hommes, les
+Italiens, qui étaient là, tremblants, tâchant de deviner leur sort.
+Les dames se logèrent à Cambrai, dans deux maisons voisines dont on
+perça le mur pour qu'elles pussent se voir à toute heure sans
+rencontrer d'oeil indiscret.
+
+Les impériaux n'espéraient pas un tel traité. Ils purent à peine y
+croire. Un d'eux écrit à Granvelle: «Les conditions nous sont si
+avantageuses, que plusieurs doutent qu'il n'y ait tromperie.»
+(_Granv., I, 693._)
+
+Le traité était tel: La France _gardait la Bourgogne, mais elle
+s'anéantissait moralement_ en Europe, abandonnant ses alliés et
+s'engageant même à agir contre eux.
+
+Le roi, qui n'avait pas trouvé d'argent pour la guerre, en trouvait
+pour son ennemi. On lui rendait ses enfants pour la somme de deux
+millions d'écus d'or (_soixante-huit millions_ d'aujourd'hui).
+
+_Il ne se mêlait plus de l'Italie ni de l'Allemagne. Il ne stipulait
+rien pour l'Angleterre, son alliée._
+
+_Il menaçait les luthériens et Soliman_, «le traité n'étant fait qu'en
+considération des progrès du Turc et des troubles schismatiques qui
+pullulent par la tolérance.» (_Nég. Autrich., II. 681._)
+
+Il disait à l'Italie l'adieu définitif, non plus une simple parole de
+renonciation pour Naples et pour Milan. Il en rendait la clef, les
+places que jamais on n'avait lâchées. _Barlette_ en Pouille, _Asti_,
+patrimoine de sa maison.
+
+Loin de rien stipuler pour Florence et Venise, il promettait que l'une
+_se soumettrait avant quatre mois_, et que l'autre _rendrait les
+places qu'elle avait_ depuis soixante ans _dans la Pouille_. Il
+prêtait _sa marine, et donnait cent mille écus_ à l'Empereur «pour le
+passage d'Italie.»
+
+_Pas un mot pour Sforza ni pour les barons de Naples_, récemment
+compromis pour nous. Les Espagnols furent implacables pour ces
+Napolitains. Ils les ruinèrent, les décapitèrent, coupant cette fois
+pour toujours et déracinant le vieux parti d'Anjou.
+
+_Pas un mot pour Renée_, fille de Louis XII, qui venait d'épouser le
+duc de Ferrare, et qui dut implorer la clémence de Charles-Quint.
+
+_Pas un mot pour sa propre soeur_, ni pour la question de Navarre, si
+grave pour la France.
+
+Mais il y avait une chose plus sacrée que la famille. C'étaient les
+vaillants hommes qui, de père en fils, se faisaient tuer pour nous, le
+vieux Robert La Mark, son fils Fleuranges. Ruinés par l'Empereur, ils
+restaient ruinés. _Le roi s'engagea à ne rien faire pour eux._
+
+Un homme, un petit prince, sans consulter ses forces, avait le
+premier, en 1525, avant les rois et les sultans, tiré l'épée pour le
+prisonnier de Pavie. Le duc de Gueldre, avec ses lansquenets, entra
+aux Pays-Bas, effraya Marguerite, qui négocia en hâte, comme on a vu.
+Service immense. Dette d'honneur, s'il en fut, qu'on devait d'autant
+plus acquitter, que ce grand recruteur du Nord était au fond le chef
+de tous les gens de guerre de la Basse-Allemagne, qui nous donnaient
+la grosse infanterie. Ennemi de la maison d'Autriche depuis un
+demi-siècle, allié de la France, il lui fallut, à ce vieux Annibal,
+plier sous les destin, _se faire vassal de l'Empereur_.
+
+Comment, dans un seul crime, tant de crimes à la fois? et comment la
+mère ne sentait-elle pas qu'elle perdait le fils? qu'en le rendant
+ainsi méprisable, exécrable, elle l'isolait pour toujours, que Cambrai
+le faisait plus faible que Pavie?
+
+Cette fois encore, Charles-Quint triomphait d'une femme par les
+terreurs de la prison. Ses petits-fils y étaient malades, l'aîné
+surtout, qui en resta faible, et qui mourut à dix-huit ans. Lannoy
+lui-même avait dit au roi inquiet «que l'air de l'Espagne ne valait
+rien à M. le Dauphin, et qu'il ferait bien de traiter.»
+
+L'acte sauvage d'envoyer aux galères les serviteurs de ces enfants et
+de les vendre en Barbarie donnait sans doute une idée bien sinistre de
+ce qu'on avait à attendre. La famille faiblit.
+
+Marguerite d'Autriche, qui voyait Louise mollir, l'amusa de paroles,
+lui dit que l'affaire de Milan n'était pas pour brouiller de bons
+parents; qu'il était bien aisé de l'arranger en famille; qu'on en
+ferait la dot d'une Autrichienne qu'épouserait le petit duc d'Orléans,
+ou la dot de la femme du roi, ou celle enfin d'une fille du roi qui
+épouserait l'infant (Philippe II). Beau mariage qu'Anne de Bretagne
+avait tant désiré.
+
+Sur l'entrefaite, arriva, le 23 juillet, la nouvelle que le pape
+avait pris les devants, traité avec l'Empereur. Petit, minime
+événement, devant l'invasion des deux cent mille Turcs en Autriche!
+N'importe, cela vint à point pour aider la bassesse, pour lui fournir
+ce mot: «Les Italiens nous ont trahis.»
+
+On signa le 7 août. Mais, bien avant la signature, Marguerite avait
+envoyé le traité à Anvers et autres villes pour l'imprimer, en
+divulguer toutes les clauses publiques ou secrètes, pour que l'Italie,
+l'Allemagne, l'Angleterre et le monde sussent que la France avait
+trahi tous ses amis, les avait compromis, exploités et livrés.
+
+Le roi, sous ce coup de tonnerre, rentra en terre. Il se cacha aux
+Italiens, fuyant leur douleur, leurs regards. Guetté et pris, il ne
+sut que leur dire: «J'ai voulu ravoir mes enfants.» Il assura, du
+reste, qu'il était toujours digne de lui-même, et conséquent, parjure,
+comme à Madrid; que, cette fois encore, c'était une farce pour
+attraper l'Empereur; que, ses fils revenus, il enverrait secours à
+l'Italie; qu'en attendant ils auraient de l'argent. Ils n'eurent pas
+un écu.
+
+Dans cette profonde boue où il nageait, il se fiait à une chose: c'est
+que, de deux côtés, il avait deux alliés forcés, qui pouvaient le
+mépriser, mais ne pouvaient pas ne pas l'aider, Soliman, Henri VIII.
+
+Henri VIII divorçait avec la tante de l'Empereur pour épouser Anne de
+Boleyn. Cela l'enchaînait à la France.
+
+Soliman, dans sa conquête de Hongrie et son invasion d'Allemagne,
+suivait une double impulsion, le grand mouvement turc qui avait
+toujours entraîné les sultans, et l'intrigue vénitienne, qui, par
+Ibrahim et le bâtard Gritti, l'avait lancé au nord, allié nécessaire,
+fatal, de François Ier, même ingrat.
+
+Le duc de Venise, vieil André Gritti, homme de quatre-vingts ans,
+reçut l'épouvantable coup, comme il avait reçu, tant d'années
+auparavant, ceux de Fornoue ou d'Agnadel. Il sourit, dit que Venise,
+pour s'être alliée aux empereurs et rois, avait gagné ce _purgatoire_
+qu'ils lui faisaient endurer à Cambrai.
+
+Purgatoire, non enfer. Il se fiait de sa rédemption au Messie turc,
+qui, à ce moment même, maître de la Hongrie et près d'envahir
+l'Allemagne, allait forcer l'Empereur à la modération. Et, en effet,
+Venise, rançonnée, eut du moins ce bonheur de garantir ses alliés,
+d'assurer le pardon de tous ceux qui l'avaient servie.
+
+Rien n'avait arrêté la marche de Soliman. Il avait dans les mains la
+couronne de Saint-Étienne, le puissant talisman auquel les Hongrois
+ont attaché la magie de la royauté. Nombre de magnats la suivirent, se
+rallièrent aux Turcs en haine de l'Autriche, Soliman leur donna pour
+roi un des leurs, le Transylvain Zapoly. Ibrahim et Gritti
+l'intronisèrent. L'adversaire de l'Autriche fut couronné de la main de
+Venise.
+
+Le but était atteint, la saison avancée. Une Hongrie nouvelle était
+fondée qui désormais faisait front à l'Autriche. Septembre finissait.
+Charles-Quint, rassuré par le traité de Cambrai dès le 5 août, avait
+pu envoyer à Vienne une élite espagnole. L'Empire uni sous son drapeau
+par sa victoire diplomatique et par la peur des Turcs, mit toute une
+armée dans les murs de la capitale autrichienne. Vienne, comme on
+sait, immense par ses faubourgs, est en elle-même une petite ville,
+d'autant plus facile à défendre. Les murs ne valaient guère. Mais les
+troupes qui y entrèrent eurent le temps d'en faire d'autres qui, les
+premiers abattus, devaient arrêter l'ennemi. Du reste, Soliman n'avait
+point d'artillerie de siége, et n'eût pu faire venir de grosses pièces
+à travers la grande plaine hongroise sans route, et déjà défoncée,
+gâtée des pluies d'automne.
+
+Tout le pays était nu et sans vivres. Les bandes irrégulières des
+Turcs achevèrent de le ruiner. Quand Soliman vint devant Vienne le 27
+septembre, il y trouva tous les obstacles, la famine, le froid et la
+pluie, intolérables à ses Asiatiques; l'aigreur des janissaires, qui
+déjà s'étaient révoltés à Bude, qu'Ibrahim voulait sauver du pillage.
+Le sultan essaya des mines, mais le secret en fut livré par un
+transfuge. Les Turcs, lancés à l'assaut, se trouvèrent en face d'une
+arme nouvelle, la longue arquebuse, perfectionnée en Allemagne, dont
+les effets furent effrayants. Repoussés plusieurs fois, ils n'étaient
+ramenés à la charge qu'à coups de bâton. Ils finirent par dire qu'ils
+aimaient mieux mourir du sabre de leurs chefs que de l'arquebuse
+allemande. On céda le 14 octobre, et on leva le camp.
+
+Ce fut le terme extrême des succès de Soliman au nord. Le climat fut
+l'obstacle, autant que la bravoure allemande. Ajoutez la distance, la
+fatigue de traverser les steppes, demi-désertes, de Hongrie; les Turcs
+n'arrivaient qu'épuisés. Charles-Quint juge ainsi lui-même le siége
+de Vienne: «Le Turc s'est retiré plus par nécessité que par aucun
+secours qu'il pensât pouvoir venir contre lui. (_Négoc. du Levant, I,
+179._)»
+
+L'échec n'était pas humiliant, mais c'était le premier échec. Il y
+avait danger pour le vizir. Il sut en faire une victoire; il jura que
+son maître n'avait voulu que chercher Charles-Quint, l'attirer au
+combat. Il l'entoura de fêtes, où le doge de Venise fut solennellement
+invité. Les ambassadeurs vénitiens, hongrois, polonais, russes,
+entouraient le sultan. La France était absente. François Ier n'osait
+ni envoyer d'agent public, ni recevoir d'envoyés turcs.
+
+Les fruits du traité de Cambrai commençaient d'apparaître.
+
+Charles-Quint, débarqué le 12 août à Gênes, un mois juste après le
+traité, voit toute l'Italie à ses pieds. Tous les États demandent
+grâce. Florence seule essaye encore de résister. Ô clémence! Il fait
+grâce à tous. Il ne prend rien pour lui. Il laisse Milan à Sforza,
+donne Florence aux Médicis. Un système nouveau commence de prétendue
+protection, de terreur, d'immenses contributions de guerre, la ruine,
+l'amaigrissement et la phthisie, la mort aménagée de manière à durer
+des siècles.
+
+Le Charles-Quint d'alors n'est plus celui du véhément Gattinara. Son
+conseiller, modeste secrétaire, est l'avisé Granvelle, le
+Franc-Comtois Granvelle, homme de Marguerite d'Autriche, le verbeux
+rédacteur de la diplomatie impériale pendant trente années. Quiconque
+est, comme moi, obligé de subir ses interminables dépêches, déplore sa
+baveuse faconde. Mais cette diffusion, cette lenteur et ce génie de
+plomb furent ses moyens de gouverner. Très-absolu, sous formes
+hésitantes et dubitatives, il discutait à l'infini devant le maître et
+le noyait d'arguments pour et contre. Charles-Quint, patient, mais
+véhément, nerveux et maladif, à la longue, croyait choisir, décider de
+lui-même, et ne résolvait guère que ce que Granvelle avait résolu.
+
+Cet esprit bas, fort et rusé, doit être l'auteur véritable du système
+que Charles-Quint essaye alors, et qui se dit d'un mot: _Discipliner
+l'Europe._
+
+Pourquoi pas? Le pape annulé et le roi de France annulé, l'autorité,
+c'est l'Empereur.
+
+_Discipliner l'Italie_, la rendre obéissante, souple instrument,
+l'organiser en une ligue, dont chaque membre fournit de l'argent et
+des hommes, de quoi tenir l'Italie même dans un constant étouffement.
+
+_Discipliner le roi de France_, le faire soldat de l'Empereur, contre
+le Turc et les luthériens, l'employer à détruire ceux qui peuvent le
+sauver encore.
+
+_Discipliner l'Église_, par un concile que Charles-Quint tiendra au
+nom du pape, se faisant juge entre le pape et Luther, se constituant
+pape aussi bien qu'Empereur, unissant les deux glaives.
+
+S'il en vient là, que fera l'Allemagne? Atteinte en sa conscience même
+et dans les libertés de l'âme, comment sauvera-t-elle ses faibles
+libertés politiques?
+
+Dans ce plan, où était l'obstacle? Y plier l'Italie n'était que trop
+facile. Le difficile était la France. Ses résistances, dans
+l'isolement du traité de Cambrai, pouvaient-elles être sérieuses?
+L'Empereur (les dépêches le prouvent) agissait très-directement par la
+famille et les amis du roi, par sa soeur, la bonne reine Léonore, qui
+aurait voulu les unir. Il travaillait Montmorency, Chabot. Il ne
+demandait pas qu'ils trahissent leur maître. Au contraire, qu'ils
+fissent sa fortune. Qu'était-ce qu'un duché de Milan? L'Empereur, au
+nom du pape, lui offrait la couronne d'Angleterre. Henri VIII allait
+être condamné, dépouillé pour son divorce. Il ne s'agissait que
+d'exécuter la sentence, de réaliser la saisie. Lançant François Ier
+dans cette périlleuse aventure, le faisant le soldat du pape, il le
+brouillait à mort avec l'Allemagne luthérienne.
+
+François Ier, tenté, ébranlé par les siens, flottait entre deux
+influences. Sa mère, sa femme, Montmorency, le rapprochaient de
+Charles-Quint. Marguerite, sa soeur, qui vint le consoler à la mort de
+sa mère, le rapprochait des protestants. Elle était secondée par les
+frères Du Bellay, spécialement par Jean qu'elle lui fit faire évêque
+de Paris (1532).
+
+De là des mouvements contraires en apparence. D'une part, il envoie
+Guillaume Du Bellay encourager la ligue protestante de Smalkalde.
+D'autre part, il charge Rincon d'intervenir près de Soliman et
+d'arrêter le progrès de ses armées.
+
+L'opinion était absolument dévoyée, pervertie sur ces questions. Les
+protestants même d'Allemagne qui comprirent à la longue que le Turc
+faisait leurs affaires (_Négoc., I, 646, ann. 1547_), les protestants
+alors, en 1532, partageaient l'effroi populaire et maudissaient leur
+défenseur. Le roi, comme ami du sultan, était gourmandé à la fois par
+le pape et les luthériens. Son refus obstiné d'agir sous Charles-Quint
+contre les Turcs, la part qu'on supposait qu'il avait à l'affaire
+d'Angleterre, lui valaient de la part de Rome de violentes attaques,
+auxquelles il répondait en menaçant lui-même de se séparer du
+Saint-Siége (23 avril 1532).
+
+Son envoyé Rincon trouva le sultan déjà en marche avec un peuple
+immense, qu'on portait à cinq cent mille hommes. C'était comme
+l'expédition de Xerxès. Il fut reçu, ce pauvre Espagnol, venu tout
+seul à travers les dangers, comme l'eût été le roi de France. Il
+arriva le soir, au milieu d'une prodigieuse fête de nuit qui
+l'attendait; toute cette multitude de soldats, rangés en silence; tous
+portant des flambeaux: «Qu'est-ce, au prix d'une telle fête, que les
+fameuses illuminations de Rome et du château Saint-Ange?» Il n'y avait
+peut-être jamais eu rien de semblable sur la terre. Et nul événement
+plus grand en effet. C'était la première fois que les deux religions,
+si longtemps ennemies, venaient publiquement s'embrasser.
+
+Ibrahim dit à l'envoyé que l'ancienne amitié du sultan pour la maison
+de France aurait pu décider Soliman à faire ce que voulait son frère
+François Ier, mais qu'il était trop tard; que, s'il reculait, on
+dirait qu'il avait peur de l'Espagnol; qu'il s'étonnait que le roi fît
+cette requête pour un homme «qui n'était pas chrétien puisqu'il avait
+saccagé Rome, rançonné le vicaire du Christ, et qui tous les ans
+plumait et pillait les chrétiens, sous prétexte de la guerre des
+Turcs.»
+
+Soliman espérait qu'il y aurait bataille. L'Empereur avait devant
+Vienne une force énorme d'infanterie, cent mille Allemands, Hongrois,
+Bohêmes, Esclavons, Espagnols, Italiens, Bourguignons; il n'était
+faible qu'en cavalerie. Soliman avait cent mille cavaliers, et, comme
+fantassins, surtout son noyau invincible de janissaires. Les deux
+princes en personne. Charles-Quint, tout armé, essayant des chevaux
+qu'on lui avait donnés, dit: «Rien ne pourra m'empêcher d'être
+moi-même à la bataille.» Et encore: «Je tuerai ce chien turc,» mots
+dits en espagnol, et qui, d'une bouche si grave, d'un homme qui
+parlait très-peu, ne laissèrent plus douter d'un duel homérique.
+
+Cependant le souvenir de Mohacz agissait. Si le Turc n'allait pas à
+Vienne, si cet orage immense se dissipait sans éclater, pourquoi
+combattre? L'Empereur maladif se sentit d'un ulcère à la jambe, ne
+parut plus, alla prendre les eaux. La grande armée impériale,
+européenne, s'en tint à couvrir l'Allemagne, livrant, comme toujours,
+la Hongrie. Cette fois, de nouvelles provinces (Styrie, etc.),
+ravagées et pillées, fournirent le grand tribut de filles et de
+garçons que ramenait toute armée turque. On donna le change à l'Europe
+en répandant l'histoire, héroïque en effet, d'un Juritzi, qui, dans le
+château fort de Güns, avait arrêté Soliman. Ce qui n'est pas vrai de
+tout point. Car Juritzi, blessé, réduit à deux cent cinquante hommes,
+traita et reçut le croissant.
+
+Pour la troisième fois, Soliman avait sauvé l'Allemagne protestante.
+Au bruit de son approche, dès le 23 juillet, Charles-Quint, repentant
+de son intolérance, avait déclaré suspendue toute procédure de la
+chambre impériale contre les luthériens, promis que personne ne serait
+plus inquiété pour sa religion, et que le grand débat serait soumis à
+un libre concile de toute l'Église. Cette convention de Nuremberg,
+ratifiée en août à Ratisbonne, lui permit de couvrir l'Autriche de
+l'armée formidable qui imposa à Soliman.
+
+Tout en disant partout que le Turc avait eu peur de lui, il conseilla
+à son frère de traiter à tout prix. L'alliance de François Ier et
+d'Henri VIII _contre le Turc_ (18 octobre 1532) lui fit croire, non
+sans vraisemblance, qu'ils agiraient _pour Soliman_. Les conditions
+les plus humiliantes furent imposées par le sultan et acceptées, le
+partage subi entre Ferdinand et Zapoly. Ferdinand, pour garder le peu
+qu'il avait de Hongrie, se déclara fils du sultan, frère d'Ibrahim,
+vassal et tributaire. Tout étonne dans cette transaction, surtout le
+lieu des conférences. Le traité se fit chez le bâtard Gritti, où
+Ibrahim venait le soir, amenant le sultan lui-même. Grand scandale
+pour les Turcs, indignés de voir Sa Hautesse descendre tellement, et
+la main vénitienne si puissante chez eux. Beaucoup croyaient
+qu'Ibrahim ou Gritti voulait se faire roi de Hongrie.
+
+Dans ces conférences, Ibrahim se livrait à toute sa vivacité grecque.
+C'était, disent les ambassadeurs, un petit homme brun, _à dents
+aiguës_. Il mordait Charles-Quint: «Il n'a pas de bonheur, disait-il.
+Il commence toujours, et ne finit jamais. Il veut un concile, et ne
+peut. Il assiége Bude, et la manque. Moi, si je voulais aujourd'hui,
+avec mon maître, je ferais un concile; j'amènerais Luther d'un côté,
+le pape de l'autre; je saurais bien leur faire rétablir l'unité de
+l'Église.»
+
+Tout cela patiemment écouté. L'humble ténacité de l'Autriche fut là
+dans tout son lustre. Et aussi son indifférence parfaite sur le choix
+des moyens. Le bâtard Gritti l'avait dit dans une lettre à l'Empereur:
+qu'il savait bien que Zapoly et lui seraient assassinés. On manqua
+Zapoly, mais on tua Gritti. Nul scrupule, tués comme rebelles (_rei
+læsæ Majestatis_), ou comme amis des Turcs. Les Hongrois dissidents,
+les envoyés français, pendant dix ans, furent tous épiés, arrêtés,
+poignardés ou empoisonnés. (_Nég. du Levant, I, 181, 213, 237, 278,
+279, 315_; _Hammer, trad., VI, 154, 278._)
+
+Ibrahim eût péri tôt ou tard de cette main si elle n'eût été prévenue
+par celle de son ami, de son frère, Soliman, dont il faisait la
+gloire, de celui qui, depuis onze ans, le faisait manger avec lui,
+coucher à ses pieds, avec qui, à toute heure, il vivait, parlait et
+pensait.
+
+Il avait deux rivaux, deux ennemis qui pouvaient contre lui s'unir au
+parti des vieux Turcs. L'un, le trésorier de l'Empire, avait organisé un
+sérail, une école de jeunes esclaves, très-choisis, très-heureusement
+nés, pour devenir les confidents, les fils du coeur, comme ils disent,
+et les dignitaires du sultan. Contre Ibrahim, il préparait, élevait cent
+nouveaux Ibrahim, qui auraient pour eux la jeunesse, l'audace de l'âge
+et la culture. Auraient-ils le génie? C'était la question. Le favori
+prévint la chose, perdit le trésorier, et lui-même donna les dangereux
+esclaves à Soliman.
+
+L'autre ennemi, c'était une femme infiniment rusée, Roxelane,
+c'est-à-dire la Russe. Son nom de guerre était _la joyeuse_, _la
+rieuse_. Dans l'ennui du harem, où tout est pétrifié, celle-ci eut
+l'art de rire toujours. Elle rit, et perdit Ibrahim. Elle rit, et fit
+étrangler le fils de Soliman. Rien ne lui résista. Elle tua ses
+ennemis, gouverna le sultan, l'empire, régla, de son divan, l'Asie,
+l'Europe. Seulement tout déchut. Elle put tout, sauf refaire Ibrahim.
+
+La perte du Grec avait été jurée le jour où, revenant vainqueur de la
+bataille de Mohacz, il rapporta de Bude la fameuse bibliothèque de
+Mathias Corvin, et trois statues de bronze, Hercule, Apollon et Diane,
+qu'ils dressa hardiment sur l'hippodrome, devant son palais même.
+
+Grave insulte au Coran. On dit, d'ailleurs, qu'il se contraignait peu,
+et qu'il avait le tort d'avouer le mépris qu'il faisait du livre
+sacré.
+
+Soliman, humain pour un Turc, tenait pourtant de son père Sélim
+l'horreur des Persans hérétiques qu'il manifesta en tuant tous ceux
+qu'il pouvait prendre. Ibrahim, au contraire, clément pour les Persans
+et les chrétiens, avait fait ses efforts pour sauver Bude, et il sauva
+réellement Bagdad du massacre. Acte admirable et difficile dans sa
+situation. Le salut de cette ville immense contrasta avec le carnage
+que l'Empereur ne put empêcher à Tunis, où l'on tua trente mille
+hommes.
+
+Le fanatisme turc s'était détourné de l'Europe et des grands intérêts
+du monde pour cette guerre de Perse, si peu grave en comparaison, où
+d'ailleurs les conquêtes faites par Ibrahim furent peu après perdues
+par Soliman.
+
+Là fut porté le coup décisif. On l'accusa surtout près de son maître
+pour une cause futile. En Perse, où le moindre bey prend le nom de
+_sultan_, Ibrahim avait suivi l'usage dans ses proclamations. On dit à
+Soliman que manifestement son vizir usurpait, qu'il avait tout à
+craindre.
+
+En janvier 1536, Ibrahim, bien près de sa fin, consomma l'oeuvre de sa
+vie, le traité d'alliance entre la Porte ottomane et la France. Traité
+_commercial_, qui couvrait une ligue _politique_. François Ier, du
+reste, ne la cacha plus comme telle. Il dit aux Vénitiens: «Je ne puis
+le dissimuler. Je souhaite que les Turcs soient forts sur mer; ils
+occupent l'Empereur et font la sûreté de tous les princes.»
+
+Le 6 mars 1536, Ibrahim, sans défiance, rentra le soir au sérail,
+comme à l'ordinaire, pour prendre près de son maître sa nourriture et
+son repos. Il y trouva la mort.
+
+Le lendemain, on le vit étranglé. L'état du cadavre montrait qu'il
+s'était défendu en lion. La chambre du sultan portait aux murs des
+mains sanglantes qu'il y avait imprimées dans la lutte. Terrible
+accusation d'une perfidie si barbare! Cent ans encore après, on les
+voyait avec horreur.
+
+«Des deux cents vizirs qui ont gouverné l'Empire ottoman, il n'y a eu,
+ni avant, ni après, un tel vizir.» Il reste grand, moins pour avoir
+donné à cet empire ses deux bornes, Bude et Bagdad, que pour avoir lié
+la Turquie et la France, sauvé trois fois l'Europe, commencé la
+réconciliation des religions ennemies.
+
+Dans le récit de cette longue et souterraine négociation, tissue des
+mensonges de France et des assassinats d'Autriche, ce pauvre esclave
+grec, ingénieux, héroïque et clément, nous a soutenu le coeur, et,
+comme il n'a pas de monument à Galata, où fut jeté son corps, nous
+avons écrit ce chapitre, qui lui en servira et le consacrera dans la
+reconnaissance de l'avenir.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+LA RÉFORME FRANÇAISE
+
+1521-1526
+
+
+L'histoire souillée, sanglante, du sérail turc et de notre diplomatie
+menteuse, a dû marcher à part, aussi bien que l'histoire atroce des
+armées mercenaires qui firent le châtiment de la Rome papale. Nous
+n'avons pas eu le courage de mêler ces sujets, comme on le fait
+souvent, aux saintes origines de notre rénovation religieuse. Nous
+avons respecté, isolé celle-ci, mis à part la vierge sacrée.
+
+Chaque fois que, dans la suite de mes travaux, je reviens à cette
+grande histoire populaire des premiers réveils de la liberté, j'y
+retrouve une fraîcheur d'aurore et de printemps, une séve vivifiante
+et toutes les senteurs des herbes des Alpes. _Sento l'aura mia
+antica!..._
+
+Ceci n'est point un vain rapprochement. Le paysage des Alpes, qui nous
+donne toujours un sentiment si vif des libertés de l'âme, avec le
+souvenir de leur grande révolution, en est la vraie figure; c'est
+elle-même sous forme visible. Ces monts en sont la colossale histoire.
+
+J'en eus l'intuition lorsque jeune, ignorant, je suivis pour la
+première fois ces routes sacrées; lorsque, après une longue nuit
+passée dans les basses vallées, trempé du morfondant brouillard, je
+vis, deux heures avant l'aurore, les Alpes déjà roses dans l'azur du
+matin.
+
+Je ne connaissais guère l'histoire de ces contrées, ni celle de la
+liberté suisse, ni celle des saints et des martyrs qui traversèrent
+ces routes, ni le nid des Vaudois, l'incomparable fleur qui se cache
+aux sources du Pô.
+
+Je n'en sentis pas moins dès lors ce que j'ai mieux connu depuis, et
+trouvé de plus en plus vrai: c'est l'autel commun de l'Europe.
+
+Telle la nature, tel l'homme. Il n'y a point là de molle poésie. Nul
+mysticisme. L'austère vigueur et la sainteté de la raison.
+
+Ces vierges de lumière, qui nous donnent le jour quand le ciel même
+est sombre encore dans son azur d'acier, elles ne réjouissent pas
+seulement les yeux fatigués d'insomnie, elles avivent le coeur, lui
+parlent d'espérance, de foi dans la justice, le retrempent de force
+virile et de ferme résolution.
+
+Leurs glaciers bienfaisants, dans leur austérité terrible, qui
+donnent à l'Europe les eaux et la fécondité, lui versent en même temps
+la lumière, la force morale.
+
+Ce n'est pas le ciel que regarde au réveil le pauvre laboureur de
+Savoie, ni le fiévreux marin de Gênes, ni l'ouvrier de Lyon dans ses
+rues noires. De toutes parts, ce sont les Alpes qu'ils regardent
+d'abord, ces monts consolateurs qui, bien avant le jour, les délivrent
+des mauvais songes, et disent au captif: «Tu vas voir encore le
+soleil.»
+
+Le mot _Vaudois_, au Moyen âge, veut dire _libre chrétien_, dégageant
+le christianisme de tout dogme mystique, de toute fausse poésie
+légendaire, de tout culte superstitieux.
+
+Ce qui fut effort pour l'Europe, critique voulue et raisonnée, était
+là de soi-même, fruit naturel et primitif du sol. Il ne faut pas,
+comme font trop les historiens protestants, ôter à cette tribu unique
+des Vaudois son originalité et sa grâce d'enfance. Arrière la
+critique! Arrière l'héroïsme! Ne calvinisons pas cette histoire.
+Écartons et les dogmes qu'ils reçurent au XVIe siècle, et leur
+trente-trois guerres protestantes. Cette épopée de l'Israël des Alpes
+se colore d'un esprit étranger aux premiers Vaudois.
+
+La nature, dans ces monts sévères, est si grande, elle s'impose de si
+haut, qu'elle anéantit tout, sauf la raison, la vérité.
+
+Tout temple est petit, ridicule, devant ce prodigieux temple de la
+main de Dieu. Toute poésie, tout roman, est là à rude épreuve. Le
+voyageur qui y passe en courant, sous son prisme d'artiste, y verra
+mille mensonges. Mais l'homme qui y reste en toute saison participe à
+l'austérité de la contrée, est raisonnable, vrai et grave.
+
+Si le christianisme est tout entier dans un sentiment doux et pur, une
+fraternité sérieuse, une grande charité mutuelle, ce petit peuple fut
+vraiment une admirable idylle chrétienne. Mais nul n'eut moins de
+dogme. La légende chrétienne, acceptée d'eux docilement, ne semble pas
+avoir eu grande place en ces âmes, moins dominées par la tradition que
+par la nature qui ne change pas.
+
+Deux choses y furent, dans une lutte harmonique et douce, à peine
+perceptible: un christianisme peu théologique, ignorant si l'on veut,
+innocent comme la nature; et, dessous, un élément qui ose se produire,
+le doux génie de la contrée, les fées (ou les fantines)[24], qui
+flottent dans les fleurs innombrables ou dans la brume du matin.
+Anciens esprits païens qui ne sont pas bien sûrs d'être soufferts,
+elles peuvent s'évanouir toujours et dire: «Pardon! mais nous
+n'existons pas.»
+
+[Note 24: Un mot de M. Muston, dans sa première édition, avait
+vivement excité mon intérêt. Je fis appel à son obligeance, et j'eus
+le bonheur d'en recevoir cette réponse. C'est la dernière relique de
+cet innocent paganisme, le dernier souffle et la suprême haleine de
+ces pauvres petits êtres qui vivaient encore dans les fleurs.
+
+ Ay vist una Fantina J'ai vu une Fantine
+ Que stendava, la mount, Qui étendait là-haut
+ Sa cotta néblousina Sa robe nébuleuse
+ Al' broué de Bariound. Aux crêtes de Bariound.
+
+ Una serp la séguia Un serpent la suivait,
+ De coulour darc en cel, De la couleur de l'arc-en-ciel.
+ Et su di roc venia Et sur les rocs elle venait
+ En cima dar Castel. Vers la cime du Castel.
+
+ Couma 'na fiour d'arbroua, Comme une fleur de clématite,
+ Couma nèva dal col, Comme neige du col,
+ Passava su la broua, Elle passait sur la côte,
+ Senz'affermiss'ar sol. Sans appuyer au sol.
+
+ Avioû perdu ma fea, J'avais perdu ma brebis;
+ La Fantina me di: La Fantine me dit:
+ Ven coum mi sû la scéa; Viens avec moi sur la colline;
+ Et la troubérou li. Et je la trouvai là.
+
+FRAGMENT.
+
+ --Cosa fasé-ve çi, bella spousinotta?
+ --Il ay pers lou camin, et scarsa mia cotta,
+ Li broussè m'an perdû, saignou souta dî pè.
+ Et me sentou may pî d'endar fin d'ay casè.
+ --Paoura bergira! ven; ven pura, brisa mia!...
+
+TRADUCTION.
+
+ --Que faites-vous ici, belle petite épousée?
+ --J'ai perdu le chemin et déchiré ma robe.
+ Les broussailles m'ont égarée; je saigne sous les pieds
+ Et je ne me sentirai jamais d'aller jusqu'au hameau.
+ --Pauvre bergère! viens; viens seulement, ma petite...
+
+«Voilà tout ce que je possède en fait de documents originaux relatifs
+aux Fantines. Voici maintenant ce qu'on m'en a dit dans mon enfance,
+et encore ne sont-ce que des vieillards à qui j'en ai entendu parler.
+Les vieux montagnards pouvaient bien en parler à un enfant, mais s'en
+fussent tus devant une personne raisonnable.
+
+«Les Fantines ne se voyaient que de loin, mais ne se laissaient jamais
+approcher.
+
+«Lorsqu'au temps des moissons une mère déposait le berceau de son
+enfant dans les blés, elle était rassurée par la pensée qu'une Fantine
+venait en prendre soin pendant son absence, le consoler, le bercer
+s'il pleurait, lui chanter confusément pour l'endormir, écarter de son
+front les mouches piquantes, etc.
+
+«Si dans les rochers arides s'épanouissait une magnifique fleur, c'est
+qu'une Fantine l'avait arrosée, cultivée, etc.
+
+«Lors d'une inondation, un berceau entraîné sur les flots vint aborder
+sans accident au rivage: c'était une Fantine qui l'avait dirigé.»
+
+Telle est la lettre du bon et savant historien des Vaudois, leur
+première gloire en ce temps. C'est une belle singularité de ce petit
+peuple d'occuper par l'histoire une place si haute en Europe. Rien de
+plus grand dans notre littérature que la trilogie vaudoise du naïf
+Gilles, de l'éloquent Léger et du vaillant Arnaud. (_La Glorieuse
+rentrée des Vaudois_, par M. Arnaud, colonel et pasteur des vallées.)
+De nos jours, cette inspiration s'est retrouvée dans Muston. La
+première édition de son histoire contient une délicieuse description
+du pays (réimprimée récemment). La seconde, complète et refondue
+entièrement, est précieuse par les renseignements qu'il a recueillis
+dans toutes les archives de l'Europe. Ce noble et savant homme, qui
+rajeunit en vieillissant, nous donne en ce moment, sur cette histoire
+si dramatique, un poème plein de beaux vers: l'_Israël des Alpes_.]
+
+Ainsi, en grande modestie, ces fées légères sont le sourire de la
+sérieuse vallée. Oh! sérieuse! Un Dieu si grand paraît là-haut au
+gigantesque autel des Alpes! Nul temple ne tiendrait devant lui. Les
+seules églises qu'il souffre, ce sont d'humbles arbres fruitiers, des
+plantes salutaires et la petite architecture des fleurs. Les fées s'y
+cachent, et il ferme les yeux.
+
+Aimable compassion de ce grand Dieu terrible pour la vie timide et
+tremblante! Alliance touchante des religions de l'âme avec l'âme de la
+nature!
+
+Le dogme qui seul au fond fait une religion du christianisme, le
+dogme du _salut par l'unique foi au Christ_ qu'ils reçurent au XVIe
+siècle, paraît très-peu vaudois. Ces simples travailleurs mettaient,
+au contraire, le salut _dans les Oeuvres_ et dans le travail.
+
+Cet axiome est d'eux: «Travailler, c'est prier.»
+
+Ils ont tenu leurs âmes dans cet état moyen, modeste, des charmantes
+montagnes intermédiaires qu'ils cultivent entre la grande plaine
+piémontaise et les géants sublimes qui, vers l'ouest, les surveillent
+et les tiennent sous leur froid regard.
+
+Il n'y a pas là à rêver. Dès que les neiges diminuent là-haut, il faut
+en profiter, labourer sous les vignes. L'hiver viendra de bonne heure.
+Et, si la plaine catholique peut d'une part troubler leurs travaux,
+leurs grands voisins neigeux ont leurs rigueurs aussi, et parfois,
+bien avant la saison, un souffle impitoyable. Le vrai symbole de la
+communauté, c'est cette plante des Alpes qu'ils ont si bien nommée la
+petite frileuse (_freïdouline_), qui semble regarder aux glaciers,
+compter peu sur l'été, se tenir réservée, timide et prête à se fermer
+toujours.
+
+Vertu unique et singulière de l'innocence! Au milieu de ces craintes,
+subsistait dans leur vie, comme dans les vieux chants, une sérénité
+singulière, et on la retrouve dans les vers de leurs derniers enfants.
+La petite église vaudoise y figure comme la colombe qui sait trouver
+son grain dans le rocher: «Heureuse, heureuse colombelle! etc.»
+
+Heureuse en effet, et pleine de sujets de contentement! Que lui
+manque-t-il donc? Dès 1200, persécutée, brûlée. En 1400, forcée dans
+ses montagnes, elle fuit dans les neiges en plein hiver, et
+quatre-vingts enfants y sont gelés dans leur berceau. En 1488,
+nouvelles victimes humaines; je ne sais combien de familles (dont
+quatre cents enfants) étouffées dans une caverne. Le XVIe siècle ne
+sera qu'une boucherie. Mais n'anticipons pas.
+
+Dans tout cela, nulle résistance. Un respect infini pour leur
+seigneur, pour leur maître et bourreau, le duc de Savoie.
+
+Cette terrible éducation par le martyre leur rendait naturelle une vie
+de pureté extraordinaire, dans une étonnante fraternité. L'égalité de
+misère, de péril, faisait l'égalité d'esprit. Dieu le même entre tous.
+Tous saints et tous apôtres de leur simple _credo_. Ils s'enseignaient
+les uns les autres, les femmes même, les filles et les enfants.
+
+Ils n'avaient point de prêtres. Ce ne fut qu'à la longue, lorsque la
+persécution fut plus cruelle, que quelques hommes se réservèrent et
+furent mis à part pour la mort. On les appelait _barbes_ (c'est-à-dire
+_oncles_), d'un petit nom caressant de famille. Comme leur martyre
+était certain, ils n'y associaient personne et ne se mariaient pas.
+
+Quelques-uns émigraient, et s'en allaient en Lombardie, en France et
+sur le Rhin, la balle sur l'épaule, mettant en dessus je ne sais quel
+denrée de colportage, et dessous la denrée de Dieu.
+
+Ils eurent influence aux XIIe et XIIIe siècles directement par la
+prédication; depuis, fort indirecte, comme exemple, comme type du
+christianisme le plus pur et le moins loin de la raison.
+
+L'effort perfide qu'on fit plus tard pour faire nommer _Vaudois_ les
+sorciers ne donnèrent le change à personne. Lorsqu'au XVe siècle
+l'inquisiteur d'Arras dit: «Le tiers du monde est _Vaudois_,» on
+comprit qu'il fallait entendre: raisonnable et libre chrétien.
+
+Toutes autres sont les sources du protestantisme suisse, réforme
+politique et morale, née d'une réaction contre l'orgie des guerres
+mercenaires, sortie des coeurs honnêtes et du coeur d'un héros,
+Zwingli.
+
+Autres les sources de la réforme allemande qui, dans le bon sens
+magnanime de Luther, n'en garda pas moins une forte pente au
+mysticisme.
+
+Celle de la France, comme on a vu, eut sa principale source dans les
+grandes et cruelles circonstances de 1521, quand nos populations du
+Nord, délaissées sans défense par le roi, levèrent les mains, les yeux
+au ciel. Nos ouvriers en laine, tisseurs, cardeurs de Meaux,
+prêchèrent, lurent, chantèrent aux marchés pour leurs frères, encore
+plus malheureux, les paysans fugitifs que les horribles ravages de
+l'armée impériale faisaient fuir jusqu'en Brie, comme un pauvre
+troupeau sans berger et sans chien.
+
+Le roi lui-même avait besoin de Dieu dans cette grande détresse, et
+après ses humiliations de l'Hôtel de Ville. La soeur fit lire à son
+frère, à sa mère, l'Ancien et le Nouveau Testament. Le lecteur était
+Michel d'Arande, aumônier de Marguerite, ami, élève de Briçonnet, le
+mystique évêque de Meaux.
+
+La petite communauté, réfugiée à Meaux autour du vénérable Lefebvre et
+sous la protection de l'évêque Briçonnet réunissait des personnes de
+croyances très-diverses. Briçonnet, Lefebvre, et leurs disciples
+Roussel et Arande, aumôniers de Marguerite, étaient simplement des
+mystiques, âmes pieuses et tendres, qui ne voulaient de réforme que
+douce, par l'amour seul et par les lents moyens de l'éducation des
+enfants. D'autres étaient des humanistes, des critiques, des érudits,
+comme l'hébraïsant Vatable, première racine du Collége de France, et
+le Suisse Glareanus, historien rationaliste, qui, avant Vico et
+Niebuhr, a librement discuté les origines de Rome.
+
+Il n'y avait, à proprement parler, qu'un protestant au milieu d'eux,
+un vaillant petit homme roux, d'une verve incomparable, Farel,
+l'apôtre de la Suisse française, le précurseur de Calvin. Les ouvriers
+de la ville étaient tout autre chose encore, si nous en jugeons par le
+plus célèbre, le cardeur de laine Leclerc, homme de main et d'action,
+briseur d'images et d'idoles, un Polyeucte né pour courir au martyre,
+pour ravir la palme et la mort.
+
+Marguerite, le roi et sa mère étaient favorables aux mystiques,
+indulgents pour les protestants qui s'en distinguaient peu encore. La
+sotte violence des sorbonnistes révoltait le roi. Ils avaient condamné
+d'ensemble, avec Luther, le vieux Lefebvre, pour cette hérésie énorme
+d'avoir dit que sous le nom de Madeleine il y avait dans l'Évangile
+trois personnes différentes. Le roi fit plus d'une fois arracher les
+placards de la Sorbonne, et couvrit de sa protection un gentilhomme
+distingué, Berquin, qui traduisait et répandait des ouvrages de
+Luther. Le Parlement brûla ces livres, n'osant encore brûler l'auteur.
+
+Un grand événement populaire changea l'aspect des choses.
+
+Depuis 1519 jusqu'en 1522, les Augustins des Pays-Bas soutenaient,
+surtout à Anvers, une lutte violente pour les antiques doctrines de
+leur ordre, renouvelées et glorifiées par Luther. Leurs supérieurs,
+traînés à Bruxelles, furent forcés de se rétracter, mais les moines
+persévérèrent. En octobre 1522, la gouvernante Marguerite d'Autriche
+(sur un ordre d'Espagne sans doute) prêta main-forte au clergé, ferma
+le couvent d'Anvers. Les moines furent jetés en prison et condamnés à
+mort. Quelques-uns ayant échappé, de pieuses et bonnes Flamandes,
+intrépides par charité, les disputèrent à leurs bourreaux, en
+sauvèrent un, Henri de Zutphen. Elles en cachèrent trois autres. En
+attendant, on sévit contre les pierres mêmes. Le couvent dut être
+détruit. On en vendit les vases comme profanés et souillés. Le saint
+sacrement en fut extrait solennellement, et reçu en grande pompe dans
+l'église de la Vierge par la gouvernante des Pays-Bas.
+
+Peu de temps auparavant, le clergé anglais avait fait mourir, comme
+disciple de l'ancien Wicleff, un ouvrier, Thomas Man qui, enfermé
+depuis 1511, s'était enfin échappé et enseignait dans les greniers de
+Londres ou dans les bois de Windsor. À Coventry, quatre cordonniers,
+un gantier, un bonnetier et une veuve, madame Smith, furent brûlés
+vifs _pour avoir enseigné à leurs enfants le_ Pater _et le_ Credo _en
+anglais_.
+
+Ces événements exécrables encouragèrent la Sorbonne. Elle alla jusqu'à
+défendre non-seulement les traductions de l'Évangile, mais même des
+prières françaises à la Vierge, même l'Évangile latin de Robert
+Estienne.
+
+Dans un travail excellent d'un protestant impartial, le professeur
+Schmidt de Strasbourg, se trouve établie, jour par jour et dans un
+très-grand détail, la preuve que, de 1521 à 1535, François Ier eut
+besoin du plus vigoureux emploi du pouvoir et de beaucoup de mesures
+arbitraires et violentes, pour défendre les protestants _contre
+l'autorité légale_, le clergé, le Parlement, et _contre le peuple_; on
+appelait surtout ainsi la canaille des petits clercs, aboyant dans la
+rue Saint-Jacques aux ordres des gros bonnets qui leur donnaient les
+bénéfices. Ajoutez les marchands, clients du clergé, les vieilles
+femmes éperdues pour leurs Vierges et leurs reliques, etc., etc.
+
+Ni François Ier, ni sa soeur, n'étaient protestants. Elle était tendre
+et mystique, lui artiste et fort idolâtre, surtout des images
+vivantes. Ils lisaient, il est vrai, la Bible. Mais jamais il n'y eut
+d'esprit moins biblique que François Ier.
+
+La terrible affaire de Bruxelles les embarrassa (à la fin de 1522).
+Charles-Quint prenait l'initiative de prêter au clergé le secours du
+bras séculier. Qu'allait faire le roi? Grave question pour l'alliance
+du pape et les affaires d'Italie, non moins grave à l'intérieur où le
+besoin d'argent l'obligeait à solliciter sans cesse des décimes
+ecclésiastiques. La noblesse, à ce moment, se déclarait pour Bourbon,
+la robe le favorisait. Le roi allait-il rejeter aussi les prêtres vers
+lui et vers Charles-Quint?
+
+La cour dès lors se divise. Tandis que Marguerite à Paris, à Lyon,
+écoute les sermons des mystiques, tandis que le roi, devant lui, fait
+représenter des farces où se gourment le pape et Luther, la reine-mère
+consulte la Sorbonne «sur le moyen d'extirper le luthéranisme.» À quoi
+les docteurs répondent assez durement: Que le roi n'exécute pas les
+arrêts du Parlement, qu'il faut punir les coupables, les faire
+rétracter, «de quelque rang qu'ils soient.» Allusion à la soeur du
+roi.
+
+Mais le roi est pris à Pavie, sa soeur part. La digue est rompue. La
+Sorbonne et le Parlement sont émancipés. La reine mère, pour regagner
+le pape, lui demande le meilleur remède au luthéranisme. Il répond:
+«L'Inquisition.»
+
+Pour n'avoir pas celle de Rome, on en fait une gallicane, mais non
+moins cruelle, composée de deux sorbonnistes et de deux
+parlementaires. Elle saisit Jacques Pavannes, qui d'abord s'était
+rétracté, et qui désavouait sa rétractation. Il est brûlé, et avec lui
+un ermite de la forêt de Livry. (Plus haut, j'ai mis ce fait deux ans
+trop tôt, sur la foi du _Bourgeois de Paris_, qui visiblement se
+trompe.)
+
+De grandes et terribles scènes se passèrent à Metz, à Nancy. La
+révolution voisine des pays d'Allemagne, dont une bande passa en
+Lorraine, avait étroitement ligué les autorités laïques et
+ecclésiastiques. Jean Chastellain, cordelier, un ardent wallon de
+Tournay, fut brûlé le 12 janvier 1525. C'est le premier martyre du
+protestantisme français. Sa mort en suscita un autre, le cardeur
+Leclerc, réfugié en Lorraine. Déjà à Meaux, il avait été cruellement
+flagellé, marqué. Sa mère, non moins intrépide, l'avait exhortée
+elle-même. Au moment où le fer rouge fut approché de son fils, elle
+s'était troublée d'abord; puis, relevée, elle cria: «Vive Dieu! et le
+signe de Dieu!»
+
+Leclerc emporta dans sa fuite le cri de sa mère, la soif du martyre.
+Il prit l'occasion la plus populaire. Il y avait une grande fête à
+Metz. Toute la ville, à certain jour, allait à une chapelle renommée
+de la Vierge. Leclerc, indigné des honneurs rendus à l'idole, rêva
+longtemps de l'abattre. Il était poursuivi des mots de l'Exode: «Tu
+briseras les faux dieux.» La veille même de la fête, il mit la Vierge
+en morceaux. Le lendemain, tout un peuple arrive, voit, s'émeut, entre
+en fureur. Leclerc pris ne désavoue rien.
+
+Il épuisa tous les supplices, le fer et le feu; on lui coupa d'abord
+le poing, on lui arracha le nez, on lui tenailla les deux bras, on lui
+brûla les mamelles. Pendant ce temps, il criait les violentes
+moqueries du psaume: «Leurs dieux sont dieux de fabrique; ils ont des
+yeux pour ne pas voir, une bouche pour ne pas parler... Et ceux qui
+les font leur ressemblent, etc.» Il épouvanta ses bourreaux, qui le
+brûlaient à petit feu. (Juillet 1525.)
+
+Notre Parlement de Paris fut jaloux de Metz. Il précipita l'affaire de
+Berquin, malgré une lettre du roi. Il était brûlé, si le roi, enfin
+délivré, n'eût trouvé le temps à Bayonne, où il resta un moment,
+d'écrire un ordre absolu de surseoir.
+
+Tout ce qu'une mère, une tendre soeur, peut faire pour les siens,
+Marguerite le fit pour les persécutés. Ceux d'entre eux qui avaient
+été obligés de fuir à Strasbourg y trouvèrent ses secours et ses
+recommandations; du fond de l'Espagne, elle était présente et elle
+agissait.
+
+Le retour du roi fut le triomphe commun des hommes du protestantisme
+et de ceux de la Renaissance. L'illustre médecin de la reine mère,
+Agrippa, qui l'avait quittée, osa revenir en France. Le bon vieux
+Lefebvre, qui était en fuite, fut rappelé avec honneur par le roi, qui
+lui confia le plus jeune et le plus chéri de ses fils, le Benjamin de
+Marguerite.
+
+Les protestants venaient mettre aux pieds de François Ier l'éloquent
+et noble livre que lui dédiait Zwingli: «Vraie et fausse religion.»
+
+Là, puissante était la réforme, ou nulle part, peu théologique, toute
+morale, une révolution à gagner toute la terre.
+
+Ce Zwingli, paysan intrépide, aumônier d'armée, fort lettré du reste
+et bon musicien, avait fait les guerres d'Italie, et son admirable
+coeur s'était révolté à la vue de la démoralisation qu'elles
+entraînaient avec elles. Il avait pris en horreur l'infâme commerce du
+sang.
+
+Nommé curé d'Einsiedeln, le fameux pèlerinage du canton de Schwitz, il
+eut le succès admirable de faire renoncer ce canton à la vente de
+chair humaine. Tous les pèlerins qui venaient apporter là leur argent,
+il les renvoyait sans rien recevoir, moralisés, convertis à un culte
+raisonnable. Grand docteur, meilleur patriote, nature forte et simple,
+il a montré le type même, le vrai génie de la Suisse, dans sa fière
+indépendance de l'Italie, de l'Allemagne.
+
+Très-tolérant, il poussa à la guerre contre les catholiques,
+lorsqu'ils appelèrent l'étranger. Un matin, les montagnards ayant
+marché vers Zurich, il défendit la patrie sans espoir de la sauver.
+Blessé, il ne voulut pas de grâce. Son corps fut mis en morceaux. Son
+ami, Myconius, pour sauver son coeur des outrages, le jeta au courant
+du Rhin. Le fleuve des anciens héros en reste plus héroïque.
+
+Son langage à François Ier, digne de la Renaissance, établissait la
+question de l'Église dans sa grandeur. Il y réunit tous les saints, y
+met Socrate et Caton entre David et saint Paul: «Vos ancêtres y seront
+aussi,» dit-il au roi (parlant de saint Louis sans doute). Enfin il
+n'y aura pas un homme de bien, un héros, une âme fidèle, qui y manque.
+Tous unis en Dieu. Quoi de plus beau, de plus grand?
+
+Bossuet cite ce passage pour en rire. Mais qui a un coeur le retiendra
+à jamais, et verra toujours le noble concile, la grande, l'universelle
+Église, telle que Zwingli la voyait assise au Colisée des Alpes.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+SUITE DE LA RÉFORME EN FRANCE ET EN ANGLETERRE
+
+1526-1535
+
+
+Au moment même où le roi faisait à sa soeur cette concession
+très-grave de confier son jeune fils à un docteur récemment condamné
+et poursuivi, il était déjà travaillé par une influence contraire. Sa
+mère étant toujours malade, et Duprat ayant baissé, les affaires
+passaient presque toutes par les mains du seul homme laborieux de la
+cour, Montmorency, qui avait succédé à la faveur de Bonnivet, et qui
+fut sans doute aidé contre Marguerite par la nouvelle maîtresse, alors
+dans la première fleur de sa beauté et de son crédit.
+
+L'admiration que le dévouement fraternel de Marguerite avait causée
+aux Espagnols, tout le monde la partageait, personne plus que le roi
+d'Angleterre. Ses instructions à ses envoyés (mars 1526) donnent
+beaucoup à penser: «ils feront à la duchesse les compliments et
+félicitations du roi pour les travaux et les peines qu'elle a endurés,
+pour la dextérité avec laquelle elle a amené la délivrance de son
+frère. Ils se mettront en rapport avec elle, en parfaite intelligence,
+s'ouvrant à elle en toute chose que l'occasion pourra requérir.»
+
+Que signifient ces mots obscurs? S'agit-il de protestantisme? Non.
+Henri VIII en est trop loin, et les instructions sont écrites par un
+cardinal. Il s'agit de mariage.
+
+Henri VIII était déjà séparé de fait de la reine, incurablement malade
+d'une maladie de femme. Il logeait à part. Il lui gardait beaucoup
+d'estime et d'égards.
+
+Mais chacun voyait qu'un homme fort et de son âge ne vivrait pas
+longtemps ainsi; que, religieux et austère, il n'aurait pas de
+maîtresse. Donc, divorce et mariage.
+
+La chance était belle pour François Ier. Donner pour reine à
+l'Angleterre, à un roi très-dominé par le sentiment conjugal, cette
+soeur qui lui était si parfaitement dévouée, et dont la grâce, la
+supériorité, auraient subjugué Henri VIII, c'eût été, pour ainsi dire,
+être roi d'Angleterre lui-même.
+
+C'est avec un grand étonnement qu'on voit dans les dépêches anglaises
+que le roi semble vouloir empêcher l'ambassadeur d'Henri VIII de
+causer avec Marguerite. Il l'interrompt, l'éloigne de sa soeur, craint
+de les laisser ensemble. (Avril 1526.)
+
+On doit croire que la coterie cléricale et les partisans de l'Espagne
+qui se groupaient dès cette époque autour de Montmorency, redoutaient
+infiniment l'influence qu'une telle reine d'Angleterre, favorable aux
+idées nouvelles, aurait eue sur les deux pays.
+
+Montmorency avait prise sur le roi par son idée la plus chère, par
+l'Italie, avec laquelle, à ce moment, il concluait une ligue. Comment
+s'entendre avec le pape, chef de cette ligue italienne, si l'on
+prenait définitivement parti pour les protestants, si l'on mariait en
+Angleterre celle qui les protégeait en France, celle qui venait
+d'obtenir leur triomphant retour et l'humiliation de leurs ennemis?
+
+De son côté, Wolsey, qui était cardinal, prévoyait, voulait le
+divorce, mais non au profit d'une princesse tellement redoutée du
+clergé.
+
+Les lettres de Marguerite au comte de Hohenlohe, l'ardent mystique de
+Strasbourg, datent avec précision et son espérance et sa chute. En
+mars, elle lui écrit: «Vous pourrez venir en avril. Le roi vous
+enverra chercher.» Et elle lui écrit en juillet: «Je ne puis vous dire
+tout mon chagrin... Le roi ne vous verroit pas volontiers. _La cause
+qui fait qu'on ne s'y accorde_, c'est la délivrance des enfants du
+roi.» Sans doute, Montmorency, le parti catholique et espagnol,
+persuadaient à la grand'mère, au père, que le moyen le plus sûr de
+recouvrer les enfants était de s'arranger avec l'Espagne, ou, si l'on
+n'y parvenait, d'agir avec le pape et l'Italie. Dans l'une et dans
+l'autre hypothèse, il fallait s'éloigner du protestantisme.
+
+Donc, ils arrachèrent du roi l'exil de sa soeur et son mariage de
+Navarre. Imprévoyance des hommes! c'est justement ce mariage qui,
+dissolvant la cour de Marguerite, sépare d'elle et renvoie à Londres
+la jeune Anne Boleyn, qui va conquérir Henri VIII et le séparer de
+Rome.
+
+Marguerite, en pleurs, obéit; elle épouse le roi de Navarre en janvier
+1527. Anne Boleyn, au printemps, rentre en Angleterre. Et c'est au
+printemps de même qu'un envoyé de la France, par un mot hardi, troubla
+à fond la conscience déjà ébranlée d'Henri VIII et décida le divorce.
+
+Cet envoyé parlait avec Wolsey d'un mariage entre François Ier et la
+fille du roi d'Angleterre. Wolsey dit qu'il ne savait si _légalement_
+le roi était libre, ayant déjà l'engagement d'épouser la soeur de
+Charles-Quint. À quoi le Français, piqué, répliqua qu'il voudrait
+aussi qu'on lui prouvât que la fille d'Angleterre était _légitime_, sa
+mère ayant épousé les deux frères,--avec dispense papale;--«mais ce
+qui est interdit de droit divin, le pape n'en peut donner dispense.»
+
+Il n'avait pas dit: _Inceste._ Mais Henri VIII se le dit. Le trait lui
+entra au coeur. La reine avait été si bien la femme du frère aîné
+d'Henri, qu'à la mort de ce frère on la croyait enceinte. Le second
+mariage n'avait eu, pour bénédictions du ciel, que maladies, deuils et
+morts; aucun enfant n'en pouvait vivre, sauf cette triste Marie,
+maladive comme sa mère, et qui ne rappelait en rien la brillante
+vigueur d'Henri VIII. Le divorce était naturel, légitime, s'il en fut
+jamais. Seulement, comment espérer que le pape annulerait une dispense
+donnée par un pape? On apprit à ce moment que Clément était prisonnier
+(mai 1527).
+
+Ceci ouvrait un champ nouveau. Si l'on en croit un bruit alors
+répandu à la cour d'Espagne, François Ier eût offert à Wolsey le
+patriarcat de la France, et Charles-Quint celui des Pays-Bas et de
+basse Allemagne.
+
+La délivrance du pape et de Rome fut le texte populaire d'une nouvelle
+alliance de la France et d'Henri VIII. Wolsey même vint à Compiègne
+demander pour son maître la belle-soeur du roi, Renée, fille de Louis
+XII et d'Anne de Bretagne. Demande grave, insidieuse. La jeune
+princesse tenait de sa mère un droit ou une prétention d'héritière de
+la Bretagne qu'Henri VIII tôt ou tard aurait fait valoir. La mère du
+roi consentait, mais non pas le roi. Ce refus n'allait-il pas rompre
+l'alliance? On l'eût cru, on se fût trompé. Tout était changé à
+Londres pendant l'absence de Wolsey.
+
+Il était resté trois mois en France, beaucoup trop: «Qui quitte sa
+place la perd.» Quand il revint, il trouva que son maître avait un
+maître, et que le roi, jusque-là tout à lui, allait avoir à choisir
+entre son vieux pédagogue et une femme adorée.
+
+On a discuté si la France, l'ancienne conquérante de l'Angleterre, au
+lieu de flotte et d'armée, n'imagina pas cette fois de la prendre par
+une femme. La chose n'est point invraisemblable. Sans cette passion,
+Henri VIII eût amèrement ressenti le refus qu'on lui faisait de Renée,
+et nous perdions son alliance.
+
+Thomas Boleyn, vieux diplomate, fin, clairvoyant, intéressé, aura-t-il
+été sans voir que le roi était excédé de la reine et de toute reine;
+qu'il lui fallait une femme, un amour et du bonheur; que lui, Boleyn,
+avait en sa fille une personne accomplie, non-seulement belle et
+spirituelle, mais résolue, vive, d'un charme invincible; qu'elle
+n'avait qu'à paraître?
+
+Il la fit recevoir parmi les demoiselles de la reine, qu'elle éclipsa
+toutes. Henri VIII retrouva (mais tellement embellie) la petite fille
+du Camp du drap d'or. Tous les jours, il dut la voir parmi ses muettes
+compagnes, froides et silencieuses fleurs. Seule, la Française avait
+la voix, une voix douce, modeste et charmante; elle parlait, riait,
+chantait; elle était la joie de la maison.
+
+Moins ambitieuse qu'on ne l'a dit, elle eût d'elle-même détruit sa
+fortune. À son arrivée, elle avait accueilli un parti très-convenable.
+Wolsey avait grondé le jeune homme, et la reine avait profité de
+l'occasion pour renvoyer la dangereuse demoiselle. Mais, dans
+l'absence de Wolsey, son père la fit revenir à la cour. Elle y brilla,
+donna le ton, la mode. Les femmes la copiaient. Jusque-là,
+innocemment, les Anglaises découvraient leur sein. Anne Boleyn leur
+enseigna par son exemple une réserve plus habile.
+
+Elle avait pu entrevoir, avec quelque vanité, qu'elle avait fort
+troublé le roi. Mais, quand il lui en fit l'aveu, elle en fut
+épouvantée. Il semble qu'elle avait vu son destin. Henri n'avait
+jamais aimé. La passion retardée chez un homme si violent, dont la
+figure assez rude, quoique belle encore, crevait d'orgueil et de sang,
+était faite pour donner effroi. Elle tomba à genoux et demanda grâce,
+disant qu'elle ne pouvait être sa maîtresse; que, d'ailleurs, il était
+marié... Puis, voyant que rien ne l'arrêterait, qu'il renverserait
+tout obstacle, plus terrifiée encore, elle lui dit ce mot plein de
+sens: «Que, si elle épousait son lord et seigneur, elle n'aurait pas
+avec lui la même ouverture de coeur qu'avec un époux de son rang.»
+
+Wolsey s'excusant à son maître de n'avoir pas eu Renée, Henri répondit
+froidement: «Vous pouvez vous consoler; j'épouse Anne Boleyn.»
+
+Le cardinal, désespéré, commença dès lors un jeu qui pouvait lui
+coûter la tête: d'une part, écrivant au pape pour obtenir le divorce;
+d'autre part, l'avertissant que la belle était de l'école de la reine
+de Navarre, hérétique et luthérienne.
+
+Le pape traînait, gagnait du temps, inclinant à droite ou à gauche,
+selon que l'armée française ou celle de l'Empereur avait l'avantage.
+La cour de France, impatiente et qui devinait Wolsey, avait envoyé à
+Londres, pour éclairer de près le ténébreux cardinal, un jeune diable,
+plein d'esprit, pénétrant, flatteur, amusant. C'était le troisième des
+frères Du Bellay, Jean, qui avait pour contenance un évêché de Bayonne
+qu'il ne vit, je crois, jamais. Ce bon et pieux personnage, le parrain
+de Gargantua, fut plus tard ministre du roi pour ses petites affaires
+secrètes du côté des Turcs, le bon ami de Barberousse et le
+correspondant de Soliman. Évêque de Paris, cardinal, il ne fut pas
+loin, dit-on, d'être pape. La chose eût été piquante. Rabelais était
+son Évangile. Il a travaillé plus que personne à créer le Collége de
+France.
+
+Jean Du Bellay, dans ses lettres infiniment amusantes, donne à la fois
+deux spectacles, celui de la cour de Londres, de la violente et
+furieuse impatience d'Henri VIII; celui du sombre grondement du
+peuple, dérangé par le divorce de son commerce de Flandre. Tout cela
+écrit à Montmorency, qui ne désire point le divorce ni la rupture avec
+l'Espagne. Mais du Bellay pousse l'affaire, qui doit rendre
+l'ascendant à la soeur du roi, relever le parti antiespagnol sur les
+ruines de Montmorency.
+
+Wolsey, qui, comme un homme près de tomber, allait de sottise en
+sottise, décida la victoire d'Anne Boleyn en croyant la perdre.
+
+Le roi faisait alors chercher, poursuivre en Allemagne un des Anglais
+protestants qui traduisaient les livres saints et les écrits de
+Luther. Wolsey parvint à avoir un de ces livres, surpris chez Anne
+Boleyn. Celle-ci, sans s'effrayer, court se jeter aux pieds d'Henri
+VIII... À temps. Car Wolsey arrivait avec le volume. Mais la théologie
+eut tort. Le roi prit froidement la chose. Wolsey dès lors était
+perdu. Sa lettre secrète au pape pour empêcher le divorce fut trouvée,
+et l'ordre donné de le mener à la Tour. Le chagrin, la maladie, la
+mort qui lui vint à point, lui épargnèrent l'échafaud.
+
+Les idées nouvelles ayant grande chance de triompher en Angleterre, on
+peut croire que le roi de France était fort porté à les ménager. Ce
+qu'il y eut de persécutions, de supplices, à cette époque, et même
+beaucoup plus tard, à Meaux, Toulouse, etc., doit s'attribuer à une
+influence contraire à celle de la cour, aux Parlements et au clergé.
+François Ier, quoi qu'on ait dit, n'était pas Louis XIV. Il avait la
+force sans doute, mais bien moins l'autorité. Ces grands corps
+procédaient sans lui. On a vu qu'il n'avait sauvé Berquin que par un
+coup de violence, en le faisant enlever par les archers de sa garde.
+
+La seule manière de changer les dispositions du roi, c'était de lui
+faire craindre des troubles dans Paris. Il avait extrêmement le
+souvenir et la crainte «de l'anarchie de Charles VI.» Il l'avait dit
+au Parlement lorsqu'on osa enlever la nuit les potences royales. Le 30
+mai 1528, une Vierge de la rue des Rosiers se trouve un matin mutilée.
+Le protestantisme, comme toute grande révolution, avait toutes sortes
+d'hommes, des violents, des fanatiques. D'autre part, les catholiques
+étaient servis si admirablement par cette mutilation, qu'un des leurs
+avait fort bien pu faire ce pieux sacrilége, si utile à leur parti. La
+Sorbonne et son syndic, Bédier ou Béda, venaient de recevoir du roi la
+plus dure mortification. Ils avaient besoin d'un événement qui
+brouillât tout, émût le peuple, la cour même, changeât la face des
+choses.
+
+Le roi, qui avait appelé le premier artiste du temps, Léonard de
+Vinci, eût voulu attirer aussi le premier écrivain, Érasme. Mais il
+avait refusé. Il n'avait garde de venir, étant violemment poursuivi
+par Béda et la Sorbonne. Ce Béda, supérieur de Montaigu, chef des
+étudiants sans étude qu'on nommait Cappets, tribun de la gueuserie
+pieuse et de la république ignorantine, était roi sur sa montagne, et
+difficilement permettait à l'autre roi, le roi de France, de rien
+usurper chez lui.
+
+Érasme avait indiqué, dans un pamphlet de Béda, quatre-vingts
+mensonges, trois cents calomnies, quarante-sept blasphèmes. L'ami
+d'Érasme, Berquin, suivit cette voie, et, d'accusé se faisant
+accusateur, se chargea de prouver, par l'Évangile, que Béda n'était
+pas chrétien. L'affaire amusa le roi, qui crut l'occasion venue de
+détrôner son adversaire, le redoutable syndic. Il écrivit à
+l'Université que, _comme la Faculté de théologie avait l'habitude de
+calomnier_, il défendait qu'elle imprimât rien sur l'accusation avant
+que l'affaire eût été examinée par l'Université et le Parlement
+(1527).
+
+En 1528, la mutilation de la Vierge venait à point pour Béda. La masse
+générale du peuple tenait fort à ses images, était encore parfaitement
+idolâtre et fétichiste.
+
+Dans cette longue décadence de l'ancienne foi, ce qu'elle gardait de
+plus vivace, c'était l'idolâtrie de la Vierge, plus tard complétée par
+le Sacré-Coeur. Les confréries de la Vierge étaient innombrables, de
+toutes classes, de prêtres et d'étudiants, de marchands, de femmes et
+de filles. Pour ces confréries, un tel acte était plus qu'un
+sacrilége, c'était comme un outrage personnel. Elles allaient remuer
+ciel et terre, agiter, soulever le peuple, accuser surtout le roi de
+protéger les luthériens.
+
+Ces confréries avaient leur centre dans le clergé de Paris, leurs
+assemblées dans les églises, leurs orateurs dans les gens du pays
+latin, docteurs, maîtres, étudiants. La Sorbonne donnait le mot d'une
+part aux confréries, d'autre part aux séminaires, qu'on appelait alors
+colléges, à un peuple d'écoliers robustes dont beaucoup avaient trente
+ans.
+
+On croit que l'esprit de la Ligue n'apparaît qu'à la fin du siècle.
+Grande erreur. Cette fausse démocratie, ennemie de la liberté, ce
+peuple fatal au peuple, sur lequel on a fait dans les derniers temps
+force sots systèmes, tout cela existe déjà dans les Cappets de Béda,
+dans la vermine scolastique. Forts de leur nombre, ivres de cris,
+étalant superbement la crasse de leurs toges habitées, l'armée des
+séminaristes battait de sa vague noire les deux murs de la rue
+Saint-Jacques, venait heurter au Palais fièrement, impérieusement. Et
+par derrière, fort serviles, dociles au moindre signal de _Nos
+Maîtres_ de Sorbonne, qui les faisaient arriver aux cures et autres
+bénéfices.
+
+Il y avait, parmi les serviles, des hommes plus dangereux, fanatiques
+visionnaires, des fous de toute nation. L'université de Paris, étant
+une des dernières qui tînt pour la scolastique et toutes les vieilles
+sottises, était leur école de prédilection.
+
+Les esprits militants aussi sentaient d'instinct que Paris était le
+vrai champ de bataille où devait se débattre à mort la lutte des deux
+esprits.
+
+De l'université d'Alcala, le _chevalier de la Vierge_, Ignace de
+Loyola, un capitaine émérite, blessé, âgé de trente-sept ans, venait
+d'arriver aux écoles de Paris (février 1528), et il y resta sept
+années.
+
+De l'université de Bourges, vouée aux idées nouvelles et protégée par
+Marguerite, un écolier de dix-huit ans venait souvent à Paris, le
+sombre et violent, le savant, l'éloquent Calvin.
+
+De l'université de Montpellier vint aussi, par occasion, un médecin,
+un hardi critique, Rabelais, qui en emporta une vive antipathie, un
+mépris magnifique des uns et des autres.
+
+Un mot de plus sur Loyola, qui dut être certainement acteur, et
+très-ardent acteur, dans cette affaire populaire. Né en 1491, il
+avait, en 1528, trente-sept ans. Il s'était voué à la Vierge depuis
+six années, et avait traversé toutes les phases du mysticisme. Ermite,
+mendiant volontaire, pèlerin à Jérusalem, étudiant à Alcala, il y
+avait formé une association d'étudiants. De même que son compatriote
+Raymond Lulle imagina la fameuse _machine à penser_, Ignace avait
+imaginé une _machine d'éducation_, une discipline automatique, quasi
+militaire, un cours d'_exercices_ qui, des actes corporels menant aux
+spirituels, dresserait l'homme le moins préparé à devenir _soldat de
+Jésus_. La matérialité de cette méthode faisait justement sa force.
+«Loyola, dit son biographe, quand il était tenté du diable, _chassait
+les idées avec un bâton_.»
+
+C'était un Basque de Biscaye, un Don Quichotte très-rusé, mettant un
+grand sens pratique au service de ses visions. Les dominicains
+d'Espagne ne le comprirent pas, censurèrent son livre des _Exercices_
+et l'emprisonnèrent. Mais l'archevêque de Tolède, qui sentit mieux que
+les moines toute la portée d'un tel homme, lui enjoignit «d'_acheter
+robe et bonnet d'étudiant_» et d'aller s'établir aux écoles. Il dut
+être d'autant mieux reçu à Paris, que Béda, le chef réel de
+l'Université, était intime avec les Espagnols.
+
+Un noble capitaine, brave, glorieusement blessé, un pèlerin de
+Jérusalem, qui avait vu l'Europe et l'Asie, dut prendre aisément
+ascendant sur les écoliers. Sa figure eût suffi pour le désigner. Il
+était chauve, dit son premier biographe; il avait le nez fort bossu
+d'en haut, large, aplati par en bas, des yeux battus, déprimés à force
+de pleurer. Personne n'eut plus le don des larmes; à chaque instant il
+pleurait par averses et à torrents. Ajoutez à ce portrait des
+paupières contractées et basses, pleines de rides et de plis, où
+logeaient, cachés à l'aise, la passion et le calcul, la force d'une
+idée fixe.
+
+Sa réputation de piété était si grande, que deux de ses compatriotes,
+Lainez et Salmeron, firent ce long voyage uniquement pour le voir. Ses
+maîtres devinrent ses disciples; son répétiteur, le Savoyard Le
+Febvre, un professeur de philosophie, François Xavier, de Pampelune,
+se donnèrent à lui, avec d'autres, Espagnols, Français, et, sous ce
+grand capitaine commençant leurs _exercices_, devinrent les premiers
+soldats de la redoutable armée de la Vierge et de Jésus.
+
+L'historiette d'après laquelle on aurait voulu fouetter ce saint, cet
+homme exemplaire, ce militaire de quarante ans, ne mérite pas qu'on en
+parle. Je croirais tout au contraire que, dans cette campagne ardente
+que firent les étudiants pour l'honneur de la Vierge, Ignace figura
+honorablement et comme un des capitaines. Et, si l'on voulait supposer
+que ce vaillant homme, si passionné, ce _chevalier de la Vierge_,
+s'enferma dans de tels jours avec sa grammaire, restant neutre et
+s'abstenant, je ne le croirais jamais et dirais hardiment: Non.
+
+La question était posée sur le pavé de Paris d'une manière redoutable.
+La masse était pour les images, et, sous la bannière du clergé, des
+Cappets, des confréries, marchait contre les protestants. Le roi ne
+pouvait manquer de suivre ce mouvement. Faisant la guerre pour le
+pape, il avait à coeur de prouver qu'il était bon catholique. Il était
+d'ailleurs irrité de voir compromettre l'ordre et mépriser l'autorité.
+L'occasion était dramatique. On était sûr qu'il voudrait paraître,
+figurer en public, montrer en cérémonie ce beau roi, ce pompeux
+acteur.
+
+Pendant toute une semaine, il y eut des processions expiatoires;
+toutes les rues étaient tendues. Procession grave et nombreuse du
+clergé de Paris. Procession infinie, bruyante, du noir peuple
+universitaire, de la Sorbonne surtout et du victorieux Béda, de ses
+effrénés Cappets, des quatre ordres mendiants. La procession enfin,
+éblouissante et splendide, du roi, des grands, de la noblesse. Le roi,
+ayant à sa droite le cardinal de Lorraine, alla le premier jour
+demander pardon à l'image. Le lendemain, il y retourne, descend la
+Vierge mutilée, et à la place en met une d'argent. Tout cela avec une
+piété, une tendresse, une émotion, qui lui gagnèrent le coeur du
+peuple. Quand il eut placé la statue et redescendit, il avait les yeux
+pleins de larmes.
+
+Mais ce n'était rien encore. Il n'y avait pas eu de supplices. Quoique
+l'image mutilée eût été en grande pompe déposée dans Saint-Gervais,
+elle ne se tint pas tranquille: elle opéra des miracles, ressuscita
+des enfants.
+
+Ces choses contre la nature n'arrivaient guère qu'il n'en sortît des
+événements réellement dénaturés et horribles. On devait en attendre
+quelque affreuse tragédie. Il fallait seulement trouver un gibier sur
+qui lâcher la meute, une victime, si l'on pouvait, distinguée par la
+fortune, le rang et l'esprit; on était sûr que la chasse serait
+populaire. Les protestants malheureusement, sauf deux ou trois bien
+connus, étaient presque tous pauvres diables, ouvriers; il y avait
+quelques marchands. De nobles, il n'y en avait pas, sauf Farel et un
+autre, qui avaient passé en Suisse. Il ne restait que Berquin.
+
+La chose était fort scabreuse. Il s'agissait d'un homme certainement
+aimé du roi, autorisé par lui dans son accusation récente contre la
+Sorbonne. Le Parlement hésitait. Un miracle fit encore l'affaire. Un
+serviteur de Berquin, qui, dit-on, allait brûler des livres qui le
+compromettaient, passe devant une image de la Vierge, est frappé,
+s'évanouit. On trouvait justement sur lui les preuves dont on avait
+besoin. Un dominicain les saisit et les porte au Parlement.
+
+Entre le roi et la Sorbonne, entre l'enclume et le marteau, le
+Parlement crut prendre un temps moyen. Il condamna Berquin, mais non
+pas à mort, seulement à finir ses jours dans un _in pace_ au pain et à
+l'eau. Appel au roi. Mais il était à Blois. Le Parlement, mécontent de
+l'appel, étourdi des cris, entraîné, enveloppé, rendit cette sentence
+atroce: Que Berquin mourrait dans deux heures. Il était dix heures du
+matin. Il fut étranglé, brûlé à midi.
+
+Pendant que le roi s'étonne, s'indigne de tant d'audace, Béda lui fait
+une guerre plus directe et plus personnelle.
+
+Notre ambassadeur à Londres, Jean du Bellay, était revenu à Paris
+pour obtenir de la Faculté une décision favorable au divorce. Affaire
+véritablement grave, où Henri VIII jouait sa couronne. Londres et le
+commerce anglais étaient furieux de la rupture avec la Flandre. Le
+grand chancelier d'Espagne, Gattinara, avait dit: «Il sera chassé dans
+trois mois.» La femme répudiée, Catherine d'Aragon, une sainte
+Espagnole douée de toute l'opiniâtreté aragonaise, devenait le centre
+des résistances. Elle envoya à Henri VIII une prophétesse épileptique
+pour le menacer. Les ardents champions de la reine, les moines, en
+présence d'Henri, prêchèrent que son sang, comme celui d'Achab, serait
+léché par les chiens.
+
+La décision des universités du continent pour ou contre le divorce
+devait avoir un grand poids près du peuple d'Angleterre. Il ne tint
+pas à Béda que la Faculté de Paris ne fût contre. Il s'entendait
+publiquement avec les docteurs espagnols que Charles-Quint avait
+envoyés, et travaillait bravement avec eux pour l'Empereur.
+
+Au premier mot que Du Bellay dit à la Sorbonne, Béda l'arrêta, disant:
+«On sait que le roi veut complaire au roi d'Angleterre.»
+
+François Ier essaya d'influencer la Sorbonne par le Parlement. Mais ce
+corps, souvent servile pour le roi, l'était bien plus pour le clergé.
+Il fit le mort. Béda vainqueur, fit décider par la Sorbonne qu'elle ne
+ferait rien _que par ordre du roi_, lui renvoyant ainsi toute la
+responsabilité de la chose, le forçant de se déclarer nettement pour
+Henri VIII, de briser avec Charles-Quint. Le roi sollicita, négocia et
+ne l'emporta qu'à une faible majorité.
+
+Il eût voulu une enquête sur les manoeuvres de Béda. À la première
+séance, comme on recueillait les votes, les partisans de ce dernier
+avaient arraché les pièces au bedeau et empêché de voter. Ce bedeau,
+gardien des registres, avouait qu'on l'avait forcé de faire un faux
+dans le procès-verbal. Le Parlement éluda, ajourna l'enquête, disant
+_qu'elle nuirait plutôt au roi d'Angleterre_, c'est-à-dire irriterait
+la Sorbonne contre les deux rois.
+
+François Ier était d'autant plus ulcéré de l'entente de Béda avec les
+Espagnols, qu'à ce moment il venait de recouvrer ses enfants, et
+trouvait sur leur visage, changé et méconnaissable, la trace de leur
+captivité. Béda, dans ce moment d'humeur, pouvait payer pour
+Charles-Quint. Le roi parlait de le faire enlever. C'eût été le faire
+adorer. Les sots l'auraient canonisé.
+
+Le mieux était certainement, sans frapper la vieille Sorbonne, de lui
+élever en face une vraie école de science, école _laïque_, _gratuite_,
+qui enseignât _pour tous_, librement, en pleine lumière, à portes
+ouvertes! et fît déserter peu à peu le nid des chauves-souris.
+
+Rien n'indique que le roi n'ait bien vu ni bien compris un but
+tellement élevé. L'idée, très-probablement, n'appartient qu'à trois
+personnes: Budé, Jean Du Bellay et la reine de Navarre.
+
+Le roi, blessé en 1521, avait fait le voeu de bâtir une église et un
+vaste collége, établissement magnifique, mais, par l'édifice et
+l'emplacement, qui eût été celui de l'hôtel de Nesle en face du
+Louvre, magnifique par le nombre des écoliers, qui eussent été six
+cents pensionnaires et des enfants de quinze ans. Il fallut beaucoup
+de temps pour que Budé, son bibliothécaire, lui transformât son idée
+et relevât jusqu'à celle d'une haute école publique, libre, grande par
+la science.
+
+Heureusement, François Ier, qui avait longtemps rêvé de croisade, de
+Constantinople, etc., aimait le grec, qu'il ne savait point, et
+voulait l'introduire en France. Il aimait la longue barbe du bon vieux
+Jean Lascaris, quasi-centenaire, qui avait enseigné déjà à Paris sous
+Louis XI. Mais le grec, pour la Sorbonne, c'était déjà une hérésie.
+Budé écrit à Rabelais l'obstacle invincible que mettaient les
+théologiens à l'enseignement de la langue d'Homère.
+
+On profita en 1529 de l'irritation de François Ier contre la Sorbonne.
+À ce moment où, rassuré par le traité de Cambrai, il se mit à bâtir de
+tous côtés, Budé obtint, non pas qu'il bâtît le Collége de France,
+mais qu'il fondât seulement deux chaires (de grec et d'hébreu). En
+attendant que ce collége eût sa maison à lui, on professa modestement
+dans un petit collége universitaire. La nouvelle école enseigna
+d'abord chez ses ennemis.
+
+Les chaires, en 1530, furent portées de deux à cinq.
+
+Deux de grec furent données à Toussain, ami d'Érasme, et à Danès,
+noble de Paris; deux d'hébreu à deux réfugiés italiens, juifs
+convertis de Venise, que protégeait Marguerite. L'un d'eux eut pour
+successeur le savant français Vatable.
+
+Mais ce qui fut admirable, comme première porte ouverte à
+l'enseignement encyclopédique, c'est qu'aux chaires de langues
+sacrées on en joignit une de mathématiques. On pouvait prévoir que peu
+à peu toutes les sciences forceraient l'entrée, se feraient place,
+formeraient par leur réunion l'école universelle de la libre critique
+et de la rénovation de l'esprit humain.
+
+La médecine y professe dès 1542, avec la philosophie. Au latin,
+enseigné dès 1534, se joignent l'arabe et le syriaque, le droit, etc.
+
+Glorieuse école qui attend encore son histoire. Elle rompit la
+dernière chaîne qui attachait l'homme au passé, quand Ramus en immola
+la plus respectable idole, Aristote, et scella la révolution de son
+sang.
+
+Elle a eu deux gloires immenses, enseignant surtout deux choses,
+l'Orient et la nature.
+
+Là, les rabbins vinrent apprendre l'hébreu aux leçons de Vatable. Là,
+les Parses vinrent de l'Inde redemander à Burnouf leur langue oubliée.
+
+Champollion et Letronne y ont exhumé l'Égypte. Cuvier, Ampère, Savart,
+et autres grands inventeurs, y ont renouvelé les sciences naturelles.
+
+Celles de l'homme non plus n'y ont pas été stériles, quand trois amis,
+d'une parole émue et sincère, suscitèrent, dans un temps d'abjection,
+une étincelle morale, et dans un temps de discorde, enseignèrent la
+_grande amitié_.
+
+Mot saint qui, pour toute âme vraiment vivante et humaine, veut dire
+l'harmonie des coeurs qui fait celle de l'esprit et féconde
+l'invention.
+
+Mot sacré, antique, par lequel l'instinct prophétique de nos pères
+avait désigné la Patrie.
+
+Était-ce en vain? Étions-nous abusés? Fut-ce une illusion, quand la
+flamme morale, tombée sur cette foule ardente, nous revenait plus vive
+et plus profonde? Quand les yeux répondaient des coeurs, quand
+l'éclair de tant de regards jurait que la Patrie était pour jamais
+fondée là?
+
+Non, rien n'est effacé, et ce ne fut pas une erreur. Nous nous
+obstinons à le croire. Les murs mêmes paraissaient émus, et tels ils
+sont restés, qu'on y regarde bien. Les voûtes frémissantes n'ont pas
+désappris cet écho.
+
+
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+FLUCTUATION DU ROI ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEL ESPRIT
+
+1530-1535
+
+
+En l'année 1526, et bien avant le divorce, Henri VIII s'était fait
+lire une pièce qui courait dans Londres: _la Supplique des Mendiants_.
+
+«C'est la lamentable complainte qu'adressent à Votre Altesse vos
+suppliants, pauvres monstres qu'on ose à peine regarder, les lépreux,
+culs-de-jatte, boiteux et autres infirmes dont le nombre croît
+toujours, et qui meurent de faim... Ce grand nombre est venu de ce que
+jadis, dans votre royaume, s'est glissée une race de faux mendiants,
+qui s'appellent évêques, abbés, prêtres, moines. Ils se sont approprié
+les plus riches seigneuries; ils tirent la dîme de tout, même des
+gages des valets; il n'est pauvre ménagère qui, pour être absoute à
+Pâques, ne donne dîme de ses oeufs... Chassez ces mendiants robustes,»
+etc.
+
+Cette verte réclamation des aveugles et des boiteux était celle de
+tout le peuple, tout entier boiteux et aveugle. La question de la
+Réforme était de le redresser, de le mettre sur ses jambes et de lui
+rendre des yeux.
+
+Déjà elle avait cet effet dans la Suisse, dans la Souabe, dans toute
+l'Allemagne du Nord. Elle appliqua les biens du clergé surtout à la
+création des écoles. Ses grands hommes, Luther et Zwingli, ne furent
+pas seulement des théologiens, mais les instituteurs du peuple.
+
+Qui n'adorerait Luther en le voyant, au moment le plus périlleux de sa
+vie, le plus tiraillé, le plus occupé, parmi ses disputes, ses
+lettres, ses prédications, ses leçons de théologie, entre un monde qui
+s'écroule et un monde qui commence, _enseigner le soir les petits
+enfants_? (13 mars 1519.)
+
+Et Calvin, si dur et si sombre dans sa création de Genève, qu'a-t-il
+fait surtout? Une école. Non-seulement la haute école des héros et des
+martyrs, mais d'abord et principalement l'humble école qui commençait
+tout, l'école primaire, élémentaire. Sa sollicitude pour l'enfant,
+jusque dans les moindres choses, est admirable et commande le respect
+du monde.
+
+L'école, c'est le premier mot de la Réforme, le plus grand. Elle écrit
+en tête de sa révolution ce devoir essentiel de l'autorité publique:
+_Enseignement universel_, écoles de garçons et de filles, écoles
+libres et gratuites, où tous s'assoiront, riches et pauvres.
+
+Que veut dire _pays protestants_? Les pays où l'on sait lire, où la
+religion tout entière repose sur la lecture.
+
+_C'est pour la première fois qu'on parle de l'enseignement des
+filles_, qu'on s'occupe de former celles qui, bientôt, comme femmes et
+mères, auront à former leurs fils.
+
+La lecture, l'écriture, l'instruction religieuse, un peu d'histoire,
+beaucoup de chant.
+
+_C'est pour la première fois que l'enseignement universel de la
+musique est institué._
+
+L'homme qui, plus qu'aucun autre, exécuta la pensée de Luther, fit les
+livres, fonda les écoles, dirigea ce mouvement, qui est une seconde
+Réforme, tout aussi grande que l'autre, c'est l'illustre Mélanchthon,
+où Bossuet n'a voulu voir qu'un réformateur timide, un hérétique
+peureux, qui avance et qui recule. En réalité, il a eu le rôle le plus
+actif dans la création d'une nouvelle Allemagne, inspirée de lui,
+animée de lui, et qui doit se dire la fille de Mélanchthon.
+
+Quelques gaspillages que les princes aient fait des biens
+ecclésiastiques, la majeure partie revint à sa vraie destination, aux
+écoles, aux hospices, aux communes, à ses vrais propriétaires, le
+pauvre, le vieillard, l'enfant, la famille laborieuse.
+
+Cette suprême question du temps se pose vers 1530, après le traité de
+Cambrai: que vont faire pour la Réforme les deux premiers souverains
+de l'Europe?
+
+Le rôle de l'Empereur est tout tracé. Roi d'Espagne, il est
+catholique, point du tout impartial (quoi qu'en dise Robertson). Né
+Flamand, grand ami des moines, puissamment influencé par un
+confesseur dominicain, s'il tient peu de compte du pape, c'est qu'il
+se sent le vrai pape, le chef et défenseur de l'Église catholique.
+L'Espagne s'est toujours sentie plus catholique que Rome. Il agira
+contre Luther, mais, s'il peut, par un concile, pour réformer le pape
+même. Et c'est ce qui rapprochera celui-ci de François Ier. Le premier
+fruit que Charles-Quint tire de son traité de Cambrai, c'est de
+pouvoir menacer l'Allemagne, de tirer de la diète d'Augsbourg la
+condamnation des protestants. Ils se liguent à Smalkalde et
+s'adressent à François Ier (1532).
+
+Donc, celui-ci, courtisé des protestants d'Allemagne et d'Angleterre,
+d'autre part du pape, est l'arbitre réel de la question religieuse.
+
+Elle est tranchée pour Charles-Quint, qui, de toutes façons, sera le
+champion du catholicisme.
+
+Notez que le roi de France est libre, parfaitement libre. Le côté du
+protestantisme qui repoussa la Renaissance, qui épouvanta la France
+par sa sombre austérité, Calvin et Genève ne sont pas encore. Jusque
+vers 1540, le protestantisme est flottant, indécis et divisé entre
+vingt écoles diverses. Il n'a pas fixé la formule, le code de la
+résistance religieuse. S'il effraye par l'anabaptisme, il rassure par
+les côtés humains, généreux de Zwingli, par l'aimable et pieuse figure
+du doux Mélanchthon.
+
+Le moment vraiment décisif pour François Ier fut le 21 octobre 1532.
+Sur l'appel des confédérés de Smalkalde contre l'oppression de
+l'Empereur, les rois de France et d'Angleterre se réunirent à
+Boulogne. Henri VIII était venu avec Anne Boleyn. Il avait pris son
+parti, aboli les tributs que son Église payait à Rome, et déclaré à
+son clergé qu'il devait choisir entre ses deux serments au pape et au
+roi. Ceci tendait tout au moins à faire un patriarcat, comme déjà on
+l'avait proposé dans la captivité du pape. Henri voulait de plus une
+ligue de la France et de l'Angleterre pour la protection de
+l'Allemagne. François Ier, retenu, contre son intérêt visible, par sa
+mère, par Montmorency, par Duprat, François Ier se tira des instances
+d'Henri VIII en faisant la galanterie de faire danser Anne Boleyn.
+Tout finit par une ligue soi-disant contre le Turc et par une petite
+somme qu'on envoya aux Allemands.
+
+Les historiens systématiques n'ont pas manqué d'admirer toutes ces
+tergiversations. Ils y mettent la suite et l'ensemble qui n'y fut
+jamais, y voient déjà l'essai habile du système d'équilibre. Ce fut
+tout simplement l'effet des influences de cour qui se balançaient. Le
+vieux Duprat était légat et voulait devenir pape, Montmorency
+connétable; ils tiraient à droite, du côté espagnol et papal. La
+duchesse d'Étampes, l'amiral Brion (Chabot), par moments la soeur du
+roi et les Du Bellay, l'inclinaient à gauche, vers Henri VIII, les
+protestants, Soliman. Ce n'était pas un équilibre, c'étaient des
+chutes alternatives, lourdes, dangereuses, souvent des contradictions
+violentes, qui crevaient les yeux, irritaient l'opinion.
+
+Par exemple, à trois mois de distance, il se lie intimement avec le
+pape pour regagner l'Italie, et il appelle Barberousse, l'effroi,
+l'horreur de l'Italie, de l'Europe, détruisant à l'instant même ce
+qu'il a essayé de faire.
+
+L'équilibre européen qu'on voit ici bien à tort ne fit rien pour lui
+dans les deux crises suprêmes de 1536 et 1544. La France se sauva
+seule.
+
+Revenons.
+
+Il suffit, pour attraper un enfant, de lui montrer une pomme. À ce
+grand enfant, le pape montrait le duché de Milan.
+
+Le duc de Milan, malade, sans postérité, négociait aussi secrètement
+avec lui contre son tyran, l'Empereur, et pourtant priait l'Empereur
+de lui faire épouser sa nièce.
+
+Sur ces amorces, le roi envoie à Milan un italien francisé, Maraviglia
+ou Merveille, un sot étourdi, glorieux, qui négocie à grand bruit,
+menace les impériaux. Ses gens, grands bretteurs, les défient.
+Riposte, les épées tirées; un Espagnol est tué. Que fait le duc de
+Milan? Effrayé de voir tout connu, il perd la tête, fait prendre
+l'agent de François 1er, et, pour regagner l'Empereur, le décapite la
+même nuit (7 juillet 1533). L'Empereur immédiatement donne sa nièce à
+Sforza.
+
+Le roi reconnut ce jour-là sa situation, son isolement, le mépris
+qu'on faisait de lui.
+
+Ce coup de fouet le réveilla, mais pour le précipiter plus avant dans
+sa sottise. Il s'unit d'autant plus au pape, prend sa nièce pour un de
+ses fils. Le pape, libéralement, donne en dot Parme et Plaisance,
+terre papale, que nous n'eûmes point, Pise et Livourne, que son cousin
+Médicis n'avait nulle envie de livrer; enfin des mots et du vent.
+L'affaire est caractérisée par l'aveu du roi: «Nous avons pris une
+fille toute nue.» La dot réelle était l'alliance du pape. Belle et
+solide avec un vieux pontife malade qui va mourir demain!
+
+Le roi fit brusquement la chose à Marseille; le mariage bâclé,
+consommé, il revint avec cette nièce (Catherine de Médicis), plus une
+patente du pape pour brûler les luthériens. Les Anglais lui firent
+honte d'avoir humilié sa couronne, de s'être fait le lieutenant de la
+police papale et le sbire de l'évêque de Rome.
+
+Ce voyage, cette intimité avec le pontife, avait produit son effet
+naturel à Paris. L'Université, que le Parlement même conseillait de
+réformer, loin de subir cette réforme, devint tout à coup agressive.
+Elle s'en prit violemment à la soeur du roi, qu'il avait laissée à
+Paris. On la frappa dans son aumônier, le doux et mystique Roussel,
+qui prêchait au Louvre. On la frappa en elle-même, en son livre, le
+_Miroir de l'âme pécheresse_, rêverie tendre et monotone, qui n'était
+pas plus protestante qu'une foule d'autres livres mystiques.
+
+Les protestants, du reste, comme les catholiques, hardis de l'absence
+du roi, essayaient d'agir. Profitant de la réforme qu'on faisait dans
+l'Université, ils avaient réussi à faire porter au rectorat un des
+leurs, ami de Calvin. Il s'avoua protestant. Le Parlement le
+poursuivit. Il s'enfuit en Suisse, Calvin en Saintonge, où il se
+cacha, protégé par la reine de Navarre.
+
+C'est sur elle que tout retomba. Les moines répandirent dans les
+chaires un mot, du reste vraisemblable: Que, le roi jurant au pape
+qu'il voudrait chasser tous les luthériens, Montmorency aurait dit:
+«Commencez donc par votre soeur.»
+
+Après la chaire, le théâtre. Ils firent jouer sur les tréteaux par la
+bande des Cappets, _cette furie_, cette Hérodiade. On proposait de la
+mettre dans un sac et de la jeter à la Seine.
+
+Le roi, au retour, ne put se dispenser de commencer une enquête. Il
+emprisonna Béda. Les Du Bellay, qui parvinrent, par adresse et par
+argent, à faire agir les protestants d'Allemagne contre la maison
+d'Autriche, se trouvèrent forts auprès du roi. Jean du Bellay obtint
+de lui qu'il appellerait Mélanchthon à Paris pour conférer sur la
+réunion des deux Églises. S'il venait, il était possible que son
+insinuation, sa douceur, son charme, gagnassent un esprit aussi mobile
+que celui du roi.
+
+Une histoire fort scandaleuse eût aidé à noyer les moines. Les
+cordeliers d'Orléans venaient d'être pris pour une farce sacrilége. La
+femme du prévôt de cette ville étant morte sans leur faire de legs,
+ils voulurent faire croire qu'elle était damnée. Comment en douter?
+Aux heures de matines, son âme plaintive errait, gémissait dans les
+voûtes de l'église. Les cordeliers déclarèrent qu'ils n'y feraient
+plus l'office. À grand bruit, ils emportèrent le saint sacrement, les
+reliques. Cela n'allait pas moins qu'à faire déterrer la damnée et la
+jeter à la voirie. Malheureusement le prévôt obtint un ordre du roi
+pour fouiller l'église, malgré les priviléges ecclésiastiques. Il
+trouva, empoigna l'âme, qui était un jeune novice. Tous furent amenés
+à Paris, jugés, condamnés à l'amende honorable.
+
+Le parti était bien malade. Un événement imprévu le sauva, comme en
+1528.
+
+En juin 1534, comme on parlait beaucoup des insurgés d'Allemagne, des
+anabaptistes de Munster et de leur polygamie, on prit à Paris, on
+brûla un moine marié, qu'on dit polygame, voulant le confondre avec
+les anabaptistes, le donner pour un précurseur de leurs jacqueries
+fanatiques.
+
+Le 18 octobre de la même année, le roi, alors à Blois, se levant le
+matin et sortant de sa chambre, voit sur sa porte même un placard
+contre la messe, comme ceux que les protestants avaient déjà affichés.
+Il fut hors de lui, pâlit de tant d'audace, d'un si direct affront à
+la majesté royale.
+
+Ces doctrines, qui venaient de faire une république à Munster, de
+chasser le prince-évêque, puis d'y faire le _roi tailleur_, le fameux
+Jean de Leyde, l'épouvantèrent. On lui montra le spectre de
+l'anabaptisme. On lui fit croire que ces prétendus anabaptistes de
+Paris voulaient faire un massacre général des catholiques, brûler le
+Louvre, etc. L'ambassadeur d'Espagne l'écrit comme chose sûre à
+Madrid.
+
+Rien de plus saint, de plus pur, que les origines du protestantisme
+français. Rien de plus éloigné de la sanglante orgie de Munster.
+
+Le premier martyr parisien fut un jeune ouvrier d'une vie tout
+édifiante. Il était paralytique, et on le prit dans son lit. Celui-là,
+à coup sûr, n'avait pas été à Blois.
+
+Il avait été d'abord un garçon leste et ingambe, vif, farceur,
+véritable enfant de Paris. Frappé par un accident, il n'en était pas
+moins resté un grand rieur. Assis devant la porte de son père, qui
+était un cordonnier, il se moquait des passants. Un homme dont il
+riait approche et dit avec douceur: «Mon ami, si Dieu a courbé ton
+corps, c'est pour redresser ton âme.» Il lui donne un Évangile.
+Étonné, il prend, lit, relit, devient un autre homme. Son infirmité
+augmentant, il resta six ans dans son lit, gagnant sa vie à enseigner
+l'écriture ou à graver sur des armes de prix, ce qui le mettait à même
+de donner aux pauvres et de les gagner à l'Évangile.
+
+Sur son martyre, nous ne suivrons pas les récits protestants de Bèze,
+Crespin, etc. Nous préférons le récit plus ancien d'un fort zélé
+catholique, le _Bourgeois de Paris_ (publié en 1854). Il trouve ces
+horreurs admirables, en donne tout le détail, en accuse beaucoup plus
+que n'avaient dit les protestants.
+
+Pendant six mois, de novembre en juin, continuèrent dans Paris les
+sacrifices humains.
+
+ «Audict an 1534, 10 novembre, furent condamnés sept personnes à
+ faire amende honorable en un tombereau, tenant une torche
+ ardente, et à être brûlées vives. Le premier desquels fut
+ Barthélemy Mollon, fils d'un cordonnier, impotent, qui avoit
+ lesdicts placards. Et pour ce, fut brûlé tout vif au cimetière
+ Saint-Jean.--Le second fut Jean Du Bourg, riche drapier,
+ demeurant rue Saint-Denis, à l'enseigne du Cheval noir. Il avoit
+ lui-même affiché de ses écriteaux. Il fut mené faire amende
+ honorable devant Notre-Dame, et de là aux Innocents, où il eut le
+ poing coupé, puis aux Halles, où il fut brûlé tout vif, pour
+ n'avoir pas voulu accuser ses compagnons.--Le troisième, un
+ imprimeur de la rue saint-Jacques, pour avoir imprimé les livres
+ de Luther. Brûlé vif à la place Maubert.--Le 18 novembre, un
+ maçon, brûlé vif rue Saint-Antoine.--Le 19, un libraire de la
+ place Maubert, qui avoit vendu Luther, brûlé sur ladite
+ place.--Un graînier aussi et un couturier demeurant près
+ Sainte-Avoye. Mais pour ce qu'ils en accusèrent et promirent d'en
+ accuser d'autres, la cour les garda.
+
+ «Le 4 décembre, un jeune serviteur brûlé vif au Temple. Le 5, un
+ jeune enlumineur brûlé au pont Saint-Michel. Le 7, un jeune
+ bonnetier fut, devant le Palais, battu nud au cul de la
+ charrette, et fit amende honorable.
+
+ «Le 21 janvier, trois luthériens (dont le receveur de Nantes)
+ brûlés rue Saint-Honoré, et un clerc du Châtelet; un fruitier
+ devant Notre-Dame. Le 22, la femme d'un cordonnier près
+ Saint-Séverin, lequel étoit maître d'école et mangeoit de la
+ chair le vendredi et le samedi.
+
+ «Le 16 février, un riche marchand, de cinquante à soixante ans,
+ estimé homme de bien, brûlé au cimetière Saint-Jean.
+
+ «Le 19, un orfèvre et un peintre du pont Saint-Michel, battus de
+ verges.--Le 26, un jeune mercier italien, et un jeune écolier de
+ Grenoble, furent brûlés; l'écolier, pour avoir affiché la nuit
+ des écriteaux (par ordre d'un maître de l'Université, chez qui il
+ demeurait).
+
+ «Le 3 mars, un chantre de la chapelle du roi, _qui avoit attaché
+ au château d'Amboise, où étoit le roi_, quelques écriteaux, fut
+ brûlé à Saint-Germain-l'Auxerrois.
+
+ «Le 5 mai, un procureur et un couturier furent trainés sur une
+ claie au parvis Notre-Dame, et menés au Marché aux pourceaux,
+ _pendus à chaînes de fer, et ainsi brûlés... Et de même_, un
+ cordonnier au carrefour du Puys-Sainte-Geneviève, qui mourut
+ misérablement sans soi repentir.
+
+ «_Et furent leurs procès avec eux brûlés._»
+
+Dans ce récit d'un Parisien contemporain, et qui put être témoin
+oculaire, on voit énoncée la cruelle aggravation de peine qui commence
+alors (en novembre). Les condamnés ne furent pas préalablement
+étranglés, mais effectivement _brûlés vifs_. Et, cette peine ne
+suffisant pas, on imagina en mai cet atroce suspensoire des _chaînes
+de fer_ qui soutenait le patient et prolongeait le supplice, empêchant
+le corps de s'affaisser et de disparaître dans le feu.
+
+Les _procès brûlés_ avec les hommes, par une précaution infernale,
+ont rendu très-difficile d'écrire avec certitude les actes de ces
+martyrs.
+
+Rien n'indique que le roi se soit imposé le supplice de voir ces
+horribles spectacles, plus choquants qu'on ne peut dire par les
+convulsions des patients et l'odeur des chairs brûlées. Il ne vint à
+Paris que le 21 janvier, sortit à huit heures du matin, alla du Louvre
+à Saint-Germain-l'Auxerrois, et de là, en grande pompe, à travers les
+rues tapissées, suivit la procession du clergé, qui porta le saint
+sacrement de reposoir en reposoir. À chacun, il s'arrêta et fit ses
+dévotions. Puis il dîna à l'évêché. Il y vit l'amende honorable.
+
+Si le roi eût assisté aux exécutions, le _Bourgeois_, excellent
+catholique, ne manquerait pas de le remarquer avec orgueil et de
+consigner le fait.
+
+Huit jours auparavant (13 janvier 1535), la Sorbonne avait tiré du roi
+une incroyable ordonnance qui supprimait l'imprimerie. Elle n'a pas
+été conservée, mais le fait est prouvé par la suspension qu'accorda le
+roi (26 février).
+
+Le clergé s'y prenait trop tard. L'art fatal avait tout enveloppé. Et
+la Presse était plus qu'un art: c'était un élément nécessaire, comme
+l'air et l'eau. L'air est bon, il est mauvais; sain ici, là insalubre.
+N'importe. C'est la condition suprême de l'existence. On ne supprimera
+pas la respiration, ni pas davantage la Presse.
+
+D'après un calcul vraisemblable (voir Daunou et Petit-Radel,
+Taillandier, etc.), l'imprimerie a donné, avant 1500, quatre millions
+de volumes (presque tous in-folio). De 1500 à 1536, dix-sept millions.
+Après, on ne peut plus compter.
+
+Dans les dix premières années de Luther, les publications décuplent en
+Allemagne. En 1533, il y a déjà dix-sept éditions de l'Évangile
+allemand à Wittemberg, treize à Augsbourg, treize à Strasbourg, douze
+à Bâle, etc.
+
+Le catéchisme de Luther est bientôt tiré à cent mille, etc., etc.
+(Schoeffer, _Influence de Luther sur l'éducation_). La Suisse et les
+Pays-Bas, la France, l'Angleterre, le Nord, font d'incroyables efforts
+pour rejoindre l'Allemagne.
+
+La demande de la Sorbonne était tellement ridicule, que les
+parlementaires, jusque-là alliés des sorbonnistes, réclamèrent contre
+eux. Budé et Jean Du Bellay démontrèrent au roi que la chose était et
+inepte et impossible.
+
+Le clergé tourna l'obstacle. Il obtint qu'il y aurait censure, des
+censeurs élus par le Parlement. Et peu après, en 1542, il tira la
+chose des mains du Parlement, et se fit censeur.
+
+Cependant, de toutes parts, la voix publique s'élevait contre
+l'horrible inconséquence de poursuivre les protestants à Paris et de
+les aider en Allemagne, de traiter avec les Turcs et de brûler les
+chrétiens.
+
+Les Allemands, il est vrai, avaient détruit l'anabaptisme (communiste
+et polygame). Mais, à Paris, avec quelque furie qu'eût été menée la
+chose, les pièces brûlées avec les hommes, les procès détruits, la
+lumière éteinte, il n'était que trop certain que pas un de ces
+infortunés n'était anabaptiste. Autre était l'école française, toute
+chrétienne, soumise aux puissances.
+
+C'était justement le moment où les protestants d'Allemagne, avec
+l'argent de France, avaient, par un coup rapide, enlevé le Wurtemberg
+à la maison d'Autriche et au catholicisme, forçant Ferdinand à
+accepter le fait accompli, à confirmer l'édit de tolérance.
+
+Il en était résulté une vaste explosion protestante. Tout ce qui
+restait catholique par peur de l'Autriche parla haut et se déclara. La
+Poméranie, le Mecklembourg, le Brunswick, les provinces allemandes de
+Danemark, une forte partie de la Saxe, tout le Palatinat du Rhin, se
+déclarèrent protestants. Le lointain Nord Scandinave commençait à
+s'ébranler et prendre le même esprit.
+
+De sorte que François Ier put voir qu'en brûlant les protestants il
+défaisait ce qu'il venait de faire, irritait les Allemands au moment
+où il venait de les gagner par un signalé service, se brouillait avec
+un parti qui avait déjà la moitié de l'Europe.
+
+Et pour qui cette sottise? Pour Clément VII, qui mourait? Pour gagner
+l'Église italienne? Cette Église, comme l'Italie, l'exécrait et le
+maudissait pour avoir lâché, appelé l'épouvantable terreur des
+corsaires de Barberousse.
+
+Il commença à voir clair, et se dépêcha en juillet (1535) de regagner
+les Allemands. Duprat venait de mourir. Les Du Bellay lui firent de
+nouveau inviter Mélanchthon. Il donna une amnistie, «voulant que les
+suspects ne fussent plus inquiétés, et que, s'ils étaient
+prisonniers, on les délivrât.» Les fugitifs pouvaient revenir en
+abjurant dans les six mois et vivant en bons catholiques.
+
+Une chose plus significative était déjà faite depuis février. Le roi
+avait enlevé Béda, lui avait fait faire amende honorable, et l'avait
+jeté au Mont-Saint-Michel, où il resta jusqu'à sa mort.
+
+
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT--FONTAINEBLEAU--LE GARGANTUA
+
+1535
+
+
+Le Liégeois Thomas Hubert, qui vint, en 1535, avec l'électeur palatin,
+nous donne un curieux portrait de François Ier. C'est le dernier
+moment où il fut encore lui-même. Les maladies le saisirent en 1538
+avec une extrême violence, et, dans les années qui suivirent jusqu'à
+sa mort, en 1547, on peut dire qu'il se survécut.
+
+Il était fort entamé en 1535. Cependant il avait toujours la
+conversation brillante, la riche mémoire que les Italiens avaient
+admirée: «Il savait, disait à merveille les particularités de chaque
+pays, leurs ressources, leurs productions, les routes, les fleuves
+navigables, et cela pour les contrées les plus éloignées.» (P. Jov.)
+
+Hubert ajoute ce mot: «Non-seulement les artistes auraient profité à
+l'entendre, mais les jardiniers et les laboureurs. Malheureusement il
+prononçait difficilement, ayant perdu la luette par la maladie.»
+(_Hub. Vita Fred. Pal._)
+
+Il n'avait pourtant que quarante et un an. Charles-Quint en avait
+trente-cinq et ne se portait guère mieux. Il bégayait comme François
+Ier et n'avait plus de cheveux. On dit qu'il les avait coupés.
+Peut-être les avait-il perdus par suite des attaques d'épilepsie qu'il
+eut parfois dans sa jeunesse, ou par abus des plaisirs, par suite de
+maladies. Il était fort adonné aux femmes, autant qu'à la table;
+grandes dames et petites filles, tout lui était bon. Un ulcère le
+força de quitter brusquement l'armée, en 1532, en présence de Soliman.
+
+Les maladies de ces princes ont servi l'humanité, en ce sens que leurs
+médecins, les plus éminents du siècle, durent, pour des maux tout
+nouveaux, chercher une science nouvelle, quitter l'ancienne médecine,
+grecque et arabe qui, ici, restait muette. Le médecin de François Ier,
+l'illustre Gunther d'Andernach, chef de l'école de Paris, vit les plus
+grands esprits du temps assiéger sa chaire, les Fernel, les Rondelet,
+les Sylvius, les Servet, les Vésale. Là, Vésale prépara la première
+description anatomique de l'homme qu'on ait possédée. Là, Servet
+entrevit la grande et principale découverte du siècle, la circulation
+du sang.
+
+Vésale, prosecteur de Gunther, devint le médecin de Charles-Quint, et
+écrivit _Sur la goutte de César_ un opuscule qu'on a placé, non sans
+cause, près du poème de Fracastor sur la Syphilis dans le recueil des
+anciens traités relatifs à la grande maladie. César, traité par le
+gaïac, fut de plus en plus noué et torturé d'exostoses. Le roi, qui
+semble avoir préféré les pilules mercurielles de son ami Barberousse,
+n'en eut pas moins de cruelles apostumes qui le mirent près de la
+mort, et cette triste bouffissure dont témoigne son dernier portrait.
+
+Dans cet état de santé, les dispositions des deux malades étaient
+toutefois différentes. L'humeur âcre de Charles-Quint, irritée et
+attisée par des mets très-épicés, ravivait sans cesse en lui les
+éléments inquiets de sa race, l'agitation de Maximilien, la violence,
+la mélancolie de Charles le Téméraire. Il ne voulait point de paix.
+François Ier, plus malade, plus découragé, sans l'affront de Merveille
+et le regret de Milan qui le poursuivait, eut voulu au moins une trêve
+qui durât ses dernières années. (_Relaz. Venez, Nic. Tiepolo. 1538._)
+
+François Ier, peu à peu, était comme rentré en lui. Jeune, il avait
+d'abord rêvé l'Orient et la croisade. Puis l'Italie, puis l'Empire.
+Milan lui restait au coeur. Mais il eût voulu l'obtenir par
+arrangement plutôt que par guerre.
+
+La guerre lui allait si peu, qu'il avait même renoncé aux grandes
+chasses fatigantes. Les vastes paysages de la Loire, les déserts de la
+Sologne, qui plaisaient au roi cavalier et lui firent si tristement
+placer sa féerie de Chambord, n'allaient plus au promeneur
+valétudinaire. Il lui fallait une nature plus resserrée et exquise. Il
+aimait Fontainebleau.
+
+Harmonie d'âge et de saison. Fontainebleau est surtout un paysage
+d'automne, le plus original, le plus sauvage et le plus doux, le plus
+recueilli. Ses roches chaudement soleillées où s'abrite le malade, ses
+ombrages fantastiques, empourprés des teintes d'octobre, qui font
+rêver avant l'hiver; à deux pas la petite Seine entre des raisins
+dorés, c'est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce
+qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange.
+
+«Si vous aviez quelque malheur, où chercheriez-vous un asile et les
+consolations de la nature?--J'irais à Fontainebleau.--Mais si vous
+étiez très-heureuse?--J'irais à Fontainebleau.»
+
+Ce mot d'une femme d'esprit peut être senti de tous. Mais ce sont
+pourtant les blessés surtout, les blessés du coeur, qui ont
+affectionné ce lieu. Saint Louis, dans ses tristesses profondes sur la
+ruine du Moyen âge, vient prier dans cette forêt. Louis XIV, vaincu,
+fuit Versailles, ses triomphes en peinture qui ne sont plus qu'ironie,
+et cherche à Fontainebleau un peu de silence et d'ombre.
+
+Là aussi François Ier, découragé des guerres lointaines, veuf de son
+rêve, l'Italie, se fait une Italie française. Il y a refait les
+galeries, les promenoirs élégants, commodes et bien exposés, des
+villas lombardes qu'il ne verra plus. Il fait sa galerie d'Ulysse. Son
+Odyssée est finie. Il accepte, la destinée le voulant ainsi, son
+Ithaque.
+
+François Ier, qui n'avait pas peu contribué au naufrage de l'Italie,
+en recueillit les débris avec un amour avide auquel elle a été
+sensible. Elle n'a voulu se souvenir que de sa passion pour elle.
+Passion réelle et non jouée. Dans ce siècle effectivement où tous les
+princes affichèrent la protection des arts, il y a, entre ces
+protecteurs, des différences à faire. Léon X eut l'idée baroque de
+faire Raphaël cardinal. Charles-Quint flatta Venise en ramassant le
+pinceau du Titien. Tous honorèrent les artistes. Mais François Ier les
+aima.
+
+Les exilés italiens trouvèrent en lui une consolation, la plus grande:
+il les imitait, prenait leurs manières, leur costume et presque leur
+langue. Lorsque le grand Léonard de Vinci vint chez lui en 1518, il
+fut l'objet d'une telle idolâtrie, qu'à son âge de quatre-vingts ans
+il changea la mode et fut copié par le roi et toute la cour pour les
+habits, pour la coupe de barbe et de cheveux. La blessure du roi à la
+tête lui fit seule changer de coiffure. Tout le monde à son exemple,
+prononçait à l'italienne. On le voit par les lettres de Marguerite,
+qui écrit comme elle prononce: _chouse_ pour _chose_, _j'ouse_ pour
+_j'ose_, _ous_ pour _os_, etc.
+
+Les Italiens, en revanche, avaient fait pour lui des merveilles, un
+monde de chefs-d'oeuvre. Malheureusement nos régentes du XVIIe siècle,
+très-galantes et très-hypocrites, n'ont pu supporter ces libres
+peintures; elles n'aimaient que les réalités. Un acte impie en ce
+genre fut la destruction du seul tableau que Michel-Ange eût peint à
+l'huile. Pas unique, le premier, le dernier qu'il ait jamais fait sur
+les terres hasardées de la fantaisie. Cette oeuvre était la Léda,
+l'austère et âpre volupté, absorbante comme la nature. Il l'avait
+envoyée au roi de Fontainebleau. Cette image sérieuse, s'il en fut,
+hautaine, altière dans son ardeur, parut obscène à des prudes
+impudiques, et, comme telle, fut brûlée par les sots.
+
+Le sac de Rome en 1527, la chute de Florence en 1532, avaient été en
+quelque sorte une ère de dispersion pour l'Italie. La concentration
+fut brisée. L'art italien regarda aux quatre vents. Jules Romain s'en
+va à Mantoue, et y bâtit une ville, avec le palais, les peintures du
+monde écroulé, la lutte des géants contre les dieux. D'autres s'en
+vont au fond du Nord, s'inspirent de son génie barbare, et, pour le
+monstrueux empire d'Iwan le Terrible, bâtissent le monstre du Kremlin.
+D'autres encore viennent en France; dans la matière la plus rebelle,
+le grès de Fontainebleau, ils trouvent des effets imprévus,
+singulièrement en rapport avec le mystère du paysage, avec l'obscure
+et sombre énigme de la politique des rois. De là ces Mercures, ces
+mascarons effrayants de la _Cour ovale_; de là ces Atlas surprenants
+qui gardent les bains dans la _Cour du Cheval blanc_, homme-rochers
+qui cherchent encore depuis trois cents ans leur forme et leur âme,
+témoignant du moins qu'en la pierre il y a le rêve inné de l'être et
+la velléité de devenir.
+
+Je ne suis pas loin de croire que ces Italiens, ayant perdu terre,
+dépaysés, quittes de leur public et de leurs critiques, d'autant plus
+libres en terre barbare qu'ils étaient sûrs d'être admirés, prirent
+ici une hardiesse qu'ils n'avaient pas eue chez eux. Le Rosso ôta la
+bride à son coursier effréné. N'ayant affaire qu'à un maître qui ne
+voulait qu'amusement, qui disait toujours: _Osez_, il a, pour la
+petite galerie favorite du malade, fondu tous les arts ensemble dans
+la plus fantasque audace. Rien n'est plus fou, plus amusant.
+Triboulet, Brusquet, sans nul doute, ont donné leurs sages conseils.
+Le beau, le laid, le monstrueux, s'arrangent pourtant sans disparate.
+Vous diriez le Gargantua harmonisé dans l'Arioste. Prêtres gris,
+vestales équivoques, héros grotesques, enfants hardis, toutes les
+figures sont françaises. Pas un souvenir d'Italie. Ces filles
+espiègles et jolies, d'autres émues, haletantes, telle qui souffre et
+dont la voisine touche le sein (plein d'avenir) avec une douce main de
+soeur, toutes ces images charmantes, ce sont nos filles de France,
+comme Rosso les faisait venir, poser, jouer devant lui. Rougissantes,
+inquiètes, rieuses de se voir au palais des rois, d'autres honteuses
+et pleurantes d'être trop admirées sans doute, il a tout pris. C'est
+la nature, et c'est un ravissement.
+
+Au milieu de cette foule pantagruélique, dans ce grand rendez-vous du
+monde où l'Amérique et l'Asie entrent aussi en carnaval, le roi de la
+Renaissance, reconnaissable à son grand nez, le roi des aveugles, mène
+la France qui n'y voit goutte, et, l'épée à la main, la pousse dans le
+palais de la lumière.
+
+Plus François Ier déclina, moins il fut propre aux femmes, plus il fut
+amoureux des arts. On sait son mot à Cellini. «Je t'étoufferai dans
+l'or.» Et, quand la petite galerie lui fut ouverte par Rosso, quand il
+se vit en possession de cette farce divine, roi de ce peuple rieur et
+de ce sérail unique, lui aussi il fit une farce, il dit à Rosso: «Je
+te fais chanoine.» Ce pieux artiste eut un canonicat de la
+Sainte-Chapelle.
+
+Rosso n'en profita guère. Pour un chagrin, il se tua. Et ce fut aussi
+le sort du grand et charmant André del Sarte. Du moins, avant son
+malheur, il ramassa tout son génie, et fit pour François Ier le plus
+frémissant tableau qui ait été peint jamais. Triomphe étrange, peu
+mérité sans doute, d'un roi si léger, que ce profond coeur italien,
+d'un élan de reconnaissance, ait réalisé pour lui cette chose vivante
+et brillante comme une haleine de Dieu, la _Charité_ (qui est au
+Louvre)!
+
+Que la flamme ait tombé de là, que l'étincelle ait pris, je ne m'en
+étonne pas. _Et quasi currentes vitaï lampada tradunt._ C'est la
+France, dès ce jour, qui part de l'Italie, s'en détache et prend le
+flambeau.
+
+La reine réelle de France était cette vive Picarde, cette hardie
+duchesse d'Étampes qui, par un art sans doute étrange, garda vingt ans
+François Ier. Le vrai centre de la royauté, c'était sa chambre. Pour
+l'orner, elle n'appela pas un étranger; elle prit un Français, un
+jeune homme, la main ravissante de ce magicien Jean Goujon, qui
+donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, qui
+sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le
+balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons.
+
+Les cariatides de cette chambre mystérieuse semblent un essai du jeune
+homme, essai hardi, incorrect et heureux. Où a-t-il pris ces corps
+charmants, si peu proportionnés, nymphes étranges, improbables,
+infiniment longues et flexibles? Sont-ce les peupliers de
+Fontaine-belle-eau, les joncs de son ruisseau, ou les vignes de
+Thomery dans leurs capricieux rameaux, qui ont revêtu la figure
+humaine? Les rêves de la forêt, les _songes d'une nuit d'été_, qui ne
+se laissaient voir que dans le sommeil pour être regrettés au matin,
+ont été saisis au passage par cette main vive et délicate. Les voilà,
+ces nymphes charmantes, captives, fixées par l'art; elles ne
+s'envoleront plus.
+
+Cette chambre, qui n'est pas très-grande, la galerie rabelaisienne,
+chaude et basse de plafond, qui domine le petit étang, ce furent les
+abris des dernières années de François Ier, les témoins de ses
+conversations. Il était curieux, interrogatif. Et jamais il n'y eut
+tant à dire qu'en ce temps. Les murs parlent. Comme les paroles gelées
+que rencontra Pantagruel, et qui dégelaient par moment, il ne tient à
+rien que les conversations peintes par le Rosso ne se détachent des
+murs. Ils content les découvertes récentes, l'Asie, l'Amérique. Le
+D'Inde, oiseau bizarre qui surprit tellement d'abord, l'éléphant
+coquettement orné d'une parure de sultane, vous y voyez par ordre ces
+nouveaux sujets d'entretien.
+
+Là vint le frapper la nouvelle étrange, impie et scandaleuse que
+_c'était la terre qui tournait_, non le soleil, et que Josué s'était
+trompé. Le tout calculé, démontré par un pieux ecclésiastique. Là lui
+furent racontés, d'après le livre d'Ovando, les merveilles imprévues
+de ce monde nouveau où la vie animale ne rappelait en rien l'ancien,
+où l'homme, sans rapport aux anciennes races, ne semblait pas enfant
+d'Adam. Là Rincon, Duchâtel, Postel, venaient lui dire: «Le Turc vaut
+mieux que les chrétiens.» Et ils lui contaient les magnificences
+incroyables de Soliman, le bel ordre, les fêtes, les féeries de
+Constantinople. L'esprit du malade inactif, d'autant plus inquiet,
+s'étendait en tous sens. Il poussait Jean Cartier à découvrir le
+Canada. Il chargeait les naturalistes Belon, Rondelet, Gilles d'Alby,
+d'étudier, de rapporter les animaux inconnus de l'Asie.
+
+Sa soeur, la reine de Navarre, Budé, son bibliothécaire, Duchâtel, son
+lecteur, surtout les Du Bellay, eurent la part principale à tout cela.
+Ce fut Jean Du Bellay, sans aucun doute, qui amusa le roi du livre
+surprenant que venait de donner à Lyon le facétieux médecin Rabelais,
+son protégé et _domestique_, comme on disait alors.
+
+Quel livre? Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent
+langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse
+lucide à merveille, une folie profondément sage.
+
+Quel homme et qu'était-il? Demandez plutôt ce qu'il n'était pas. Homme
+de toute étude, de tout art, de toute langue, le véritable
+_Pan-ourgos_, agent universel dans les sciences et dans les affaires,
+qui fut tout et fut propre à tout, qui contint le génie du siècle et
+le déborde à chaque instant.
+
+Christophe Colomb trouva son nouveau monde à cinquante ans. Rabelais
+avait à peu près le même âge, ou un peu plus, quand il trouva le sien.
+
+La nouveauté du fond fut signalée par celle de la forme. La langue
+française apparut dans une grandeur qu'elle n'a jamais eue, ni avant
+ni après. On l'a dit justement: ce que Dante avait fait pour
+l'italien, Rabelais l'a fait pour notre langue. Il en a employé et
+fondu tous les dialectes, les éléments de tout siècle et de toute
+province que lui donnait le Moyen âge, en ajoutant encore un monde
+d'expressions techniques que fournissent les sciences et les arts. Un
+autre succomberait à cette variété immense. Lui, il harmonise tout.
+L'antiquité, surtout le génie grec, la connaissance de toutes les
+langues modernes, lui permettent d'envelopper et dominer la nôtre.
+
+Majestueux spectacle. Les rivières, les ruisseaux de cette langue,
+reçus, mêlés en lui, comme en un lac, y prennent un cours commun, et
+en sortent ensemble épurés. Il est, dans l'histoire littéraire, ce
+que, dans la nature, sont les lacs de la Suisse, mers d'eaux vives
+qui, des glaciers, par mille filets, s'y réunissent pour en sortir en
+fleuve, et s'appeler la Reuss, ou le Rhône ou le Rhin.
+
+Ceci pour la langue et la forme. Mais pour le fond, à qui le comparer?
+
+À l'Arioste? à Cervantès? Non, tous deux rient sur un tombeau, sur la
+patrie défunte, et la chevalerie inhumée. Tous deux regardent au
+couchant. Rabelais regarde l'aurore.
+
+Il serait ridicule de comparer le Gargantua et le Pantagruel à la
+Divine Comédie. L'oeuvre italienne, inspirée, calculée, merveilleuse
+harmonie, semble ne comporter de comparaison à nulle oeuvre humaine.
+Toutefois, ne l'oublions pas, cette harmonie est due à ce que Dante,
+si personnel dans le détail, s'est assujetti dans l'ensemble, dans la
+doctrine, la composition même, à un système tout fait, au système
+officiel de la théologie. Il va vers l'infini, mais de droite et de
+gauche, soutenu, limité, par deux murs de granit, dont l'un est saint
+Thomas, l'autre la tradition très-fixe du mystère des trois mondes,
+joué partout en drame avant d'entrer dans l'épopée.
+
+Répétons donc pour Dante ce que nous disions pour les deux autres. Il
+regarde vers le passé. Si sa force indocile échappe parfois vers
+l'avenir, c'est comme malgré lui, par des hasards sublimes de génie et
+de passion, par un égarement de son coeur.
+
+Directement contraire est la tendance de Rabelais. Il cingle à l'Est,
+vers les terres inconnues.
+
+L'oeuvre est moins harmonique; je le crois bien. C'est un voyage de
+découverte.
+
+Il sait tout le passé et le méprise. Il en traîne plus d'un lambeau,
+mais il les arrache en courant, il en sème sa route. S'il en garde
+quelque chose, ce sont des mots, des noms, dont il baptise des choses
+nouvelles et très-contraires.
+
+La devise orgueilleuse de Montesquieu est mieux placée ici: «C'est un
+enfant sans mère» (_Prolem sine matre creatam_).
+
+Où sont ses précédents? Il appelle son livre _Utopie_, et sans doute
+il connaît l'_Utopie_ de Thomas Morus. Il a eu sous les yeux l'_Éloge
+de la folie_ d'Érasme. Il ne doit pas un mot ni à l'un ni à l'autre.
+
+Érasme est un homme d'esprit, mais froid, de peu de verve, qui ne
+trouve le paradoxe qu'en sortant du bon sens.
+
+Il touche à l'ineptie lorsque, dans sa liste des fous, il met
+l'_enfant_! Quand il voit dans l'amour, dans le mystère sacré de la
+génération, _une folie ridicule!_ Cela est sot et sacrilége.
+
+Thomas Morus est un romancier fade, dont la faible _Utopie_ a
+grand'peine à trouver ce que les mystiques communistes du Moyen âge
+avaient réalisé d'une manière plus originale. La forme est plate, le
+fond commun. Peu d'imagination. Et pourtant peu de sens des réalités.
+
+Rabelais ne doit rien à ces faibles ouvrages. Il n'a rien emprunté
+qu'au peuple, aux vieilles traditions. Il doit aussi quelque chose au
+peuple des écoles, aux traditions d'étudiants. Il s'en sert, s'en joue
+et s'en moque. Tout cela vient à travers son oeuvre profonde et
+calculée, comme des rires d'enfants, des chants de berceau, de
+nourrice.
+
+Navigateur hardi sur la profonde mer qui engloutit les anciens dieux,
+il va à la recherche du grand _Peut-être_. Il cherchera longtemps. Le
+câble étant coupé et l'adieu dit à la Légende, ne voulant s'arrêter
+qu'au vrai, au raisonnable, il avance lentement, en chassant les
+chimères.
+
+Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les
+lueurs de la _Foi profonde_. Copernic y fera plus tard, et Galilée.
+Mais déjà l'Amérique et les îles nouvelles, déjà les puissances
+chimiques tirées des végétaux, déjà le mouvement du sang, la
+circulation de la vie, la mutualité et solidarité des fonctions,
+éclatent dans le Pantagruel en pages sublimes, qui, sous forme légère,
+et souvent ironique, n'en sont pas moins les chants religieux de la
+Renaissance.
+
+Nous parlerons dans un autre volume de cette Odyssée du Pantagruel.
+Aujourd'hui, l'Iliade, je veux dire, le Gargantua.
+
+Mais avant d'entamer ce livre, il faudrait un peu connaître comment
+l'auteur y arriva. Malheureusement tout est obscur. Plût au ciel qu'on
+pût faire une vie de Rabelais! Cela est impossible[25].
+
+[Note 25: La vie de Rabelais est impossible pour qui voudrait tout
+éclaircir; mais, quant à l'aspect principal, la bonté, la grandeur de
+ce beau génie, il a été mis en complète lumière. Un jeune paysan de
+Normandie, dans un village, sans autre secours que la sagacité
+pénétrante d'un esprit fin et tendre, très-réfléchi sous sa forme
+naïve, a suivi et senti le mystère de la Renaissance dans Rabelais,
+Molière et Voltaire. Ce mystère peut se dire d'un mot (celui de Vasari
+sur Giotto): «Il a mis la bonté dans l'Art.» Bonté et tolérance,
+ardente humanité, ce fut l'âme commune de ces grands hommes. La foule
+inintelligente n'avait vu en eux que l'esprit critique; ils ont
+attendu jusqu'à nous leur révélation. _Rabelais_, _Molière_,
+_Voltaire_, par Eugène Noël. Trois petits volumes in-18.]
+
+Ce que nous en savons le mieux, c'est qu'il eut l'existence des grands
+penseurs du temps, une vie inquiète, errante, fugitive, celle du
+pauvre lièvre entre deux sillons. Il se cacha, rusa, s'abrita comme il
+put, et réussit à vivre âge d'homme, et même vieux, sans être brûlé.
+
+Vie terrible, on l'entrevoit bien. Ce joyeux enfant de Touraine, ami
+de la nature, on le fait prêtre, on le fait moine. Et, tout d'abord,
+les moines qui devinent son génie vous le mettent dans un _in pace_.
+Des magistrats l'en tirent. Il est longtemps comme caché sous l'abri
+des frères Du Bellay, ses anciens condisciples. Il devient leur
+faiseur; pour Guillaume, il fait de l'histoire; pour René, de la
+physique; pour le cardinal Jean, de la diplomatie. Courtisan, bouffon
+de château, médecin de campagne, auteur aux gages des libraires, ce
+grand génie traîne les vices de sa vieille robe, l'ostentation des
+vices surtout pour plaire aux grands. Grand buveur (par écrit), et
+débauché (en vers latins), il garde, chose étonnante dans cette vie
+d'aventurier, une vigueur morale, une rectitude, un souverain amour du
+bien, une haine du faux, qui va enlever le vieux monde.
+
+À Montpellier, il enseignait la médecine avec applaudissement; mais sa
+robe fatale le poursuivait sans doute. Il alla s'établir à Lyon, où la
+grande colonie italienne mettait un peu de liberté. Il y trouva une
+autre victime du fanatisme, l'ardent, l'intrépide imprimeur, Étienne
+Dolet, qui attaquait également et les légistes et le clergé, et se fit
+brûler à la fin. Rabelais avait fait pour Dolet et autres libraires
+des publications populaires d'almanachs, de satires, qui avaient
+répandu son nom.
+
+On commençait à regarder de quel côté il tournerait. Les protestants
+se demandaient s'il se joindrait à eux. Bèze dit dans ses vers: «Tout
+grand esprit a les yeux sur cet homme.»
+
+Tous aussi reculèrent, à l'apparition du Gargantua, tous crièrent
+d'horreur ou de joie. Peu comprirent que c'était un livre d'éducation.
+Peu devinèrent le mot caché, qui est celui d'_Émile_: «Reviens à la
+nature.»
+
+C'était l'Anti-Christianisme. Contre le Moyen âge qui dit: «La nature
+est mauvaise, impuissante pour te sauver,» il disait: «La nature est
+bonne; travaille, ton salut est en toi.»
+
+Mais il ne part pas comme _Émile_ d'un axiome abstrait. Il part du
+réel même de la vie, des moeurs de ce temps, de sa pensée grossière.
+La conception, tout enfantine, est celle de l'homme énormément et
+gigantesquement matériel, d'un géant. Il s'agit de faire un bon géant.
+
+Ces vieilles histoires de géant, loin de pâlir, s'étaient fortifiées à
+l'apparition de la royauté et du gouvernement moderne. Le phénomène
+étrange, diabolique ou divin, d'un peuple résumé dans un homme, la
+centralisation royale, comment la figurer? comment représenter ce
+Dieu? C'est un géant apparemment, qui mange les gens _en salade_? Car
+_un roi ne vit pas de peu_.
+
+On voit que les yeux de Rabelais se sont ouverts sur des spectacles
+ridicules; un monde de dérision lui apparut dès son berceau. Il vit
+l'époque heureuse, riche, inintelligente des premiers temps de Louis
+XII, de Grandgousier et Gargamèle. Il s'en souvient encore. Son
+Gargantua est daté de l'année où François Ier mit l'impôt sur les
+vins, impôt qui fit révolter Lyon. Il s'ouvre plaisamment par ce mot:
+_Sitio._
+
+Cette soif (qui tout à l'heure est celle des sciences et des idées),
+l'auteur la pose d'abord dans la matérialité la plus basse. Ce n'est
+qu'ivrognerie, buverie, mangerie. Ce burlesque prologue nous introduit
+au livre, comme les farces et les _fêtes de l'âne_ précédaient les
+chants de Noël.
+
+L'homme d'alors est tel. Tel l'a pris Rabelais. L'enfant, dès le
+berceau, mal entouré, puis cultivé à contresens, offre un parfait
+miroir de ce qu'il faut éviter. À un mauvais commencement,
+l'éducation scolastique ajoute tout ce qu'elle peut de vices et de
+paresse, mauvaises moeurs et vaines sciences.
+
+Voilà le point de départ, et il le fallait tel.
+
+Cela donné au temps, la supériorité de Rabelais sur ses successeurs,
+Montaigne, Fénelon et Rousseau, est évidente. Son plan d'éducation
+reste le plus complet et le plus raisonnable. Il est fécond surtout et
+positif.
+
+Il croit, _contre le Moyen âge_, que l'homme est bon, que, loin de
+mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le coeur,
+l'esprit, le corps.
+
+Il croit, _contre l'âge moderne_, contre les raisonneurs, les
+critiques, Montaigne et Rousseau, que l'éducation ne doit pas
+commencer par être raisonneuse et critique. Rousseau, Montaigne, tout
+d'abord, mettent leur élève au pain sec, de peur qu'il ne mange trop.
+Rabelais donne au sien toutes les bonnes nourritures de Dieu; la
+nature et la science l'allaitent à pleines mamelles; il comble ce
+bienheureux berceau des dons du ciel et de la terre, le remplit de
+fruits et de fleurs.
+
+On dira que cette éducation est trop riche, trop pleine, trop savante.
+Mais l'art et la nature y sont pour charmer la science. La musique, la
+botanique, l'industrie en toutes ses branches, tous les exercices du
+corps, en sont le délassement. La religion y naît du vrai et de la
+nature pour réchauffer et féconder le coeur. Le soir, après avoir
+ensemble, maître et disciple, résumé la journée, «ils alloient, en
+pleine nuit, au lieu de leur logis le plus découvert, voir la face du
+ciel, observant les aspects des astres. Ils prioient Dieu le créateur
+en l'adorant, et ratifiant leur foy envers lui, et le glorifiant de
+sa bonté immense. Et, lui rendant grâce de tout le temps passé, se
+recommandoient à sa divine clémence pour tout l'avenir. Cela fait,
+entroient en leur repos.»
+
+Cette éducation porte fruit. Gargantua n'a pas été formé seulement
+pour la science. C'est un homme, un héros. Il sait défendre son père
+et son pays. Il est vainqueur, parce qu'il est juste, et courageux
+avec l'esprit de paix.
+
+Un droit nouveau surgit contre les Charles-Quint, contre les
+conquérants: «Foi, loi, raison, humanité, Dieu, vous condamnent, et
+vous périrez; le temps n'est plus d'aller ainsi conquêter les
+royaumes.»
+
+Ce livre est tout empreint du temps, écrit visiblement sous
+l'influence des derniers événements, des guerres de l'Empereur, et
+aussi des guerres scolastiques de Paris, mortellement hostile à la
+sale et turbulente vermine des Cappets, des ennemis de la pensée.
+Rabelais, venu, en 1530, de Montpellier à Paris, y avait trouvé Béda
+triomphant, le bûcher de Berquin tiède encore; il en avait rapporté
+une verve amère d'indignation.
+
+En 1534, Jean Du Bellay, allant à Rome, passa par Lyon et emmena
+Rabelais. Il lui fit donner au retour, en 1535, la place de médecin du
+grand hôpital de Lyon.
+
+La position de cet habile homme près de François Ier était exactement
+celle de MM. D'Argenson près de Louis XV. De même que ces derniers,
+unis avec la Pompadour, entreprirent d'entraîner le roi par
+l'ascendant de Voltaire, Du Bellay, avec la duchesse d'Étampes, dut
+essayer d'agir sur François Ier par le Voltaire de l'époque, qui
+était Rabelais.
+
+L'oeuvre, achevée dans le cours de l'année 1535, paraît avoir reçu à
+ce moment des additions propres à gagner le roi.
+
+Favorable généralement _aux bons prédicateurs de l'Évangile_, elle eût
+pu sembler protestante. Rien n'était plus loin de l'idée de Rabelais.
+Il est évidemment pour Érasme et contre Luther dans le parti du _libre
+arbitre_. Les anabaptistes et briseurs d'images avaient d'ailleurs
+fort éloigné les hommes de la Renaissance. Budé s'était violemment
+déclaré contre eux dans la préface, du _Passage de l'hellénisme au
+christianisme_. Plusieurs allusions hostiles au protestantisme furent
+mises dans le Gargantua.
+
+Une autre très-flatteuse au roi, qui venait d'achever Chambord, c'est
+l'épilogue du livre, l'aimable _Abbaye de Thélème_, dont
+l'architecture est calquée sur celle du nouveau château.
+
+Le succès fut immense. On en vendit, dit Rabelais, en deux mois, plus
+que de bibles en neuf ans. Il en existe soixante éditions, des
+traductions innombrables en toute langue. C'est le livre qui a le plus
+occupé la presse après la Bible et l'Imitation.
+
+Pour l'effet sur la cour, sur le roi, il dût être grand, puisqu'un
+courtisan aussi habile que Jean Du Bellay osa l'appeler: _Un nouvel
+Évangile_, et d'un seul mot: _le Livre_.
+
+Examinons pourtant. Mérite-t-il ce titre? L'idéal moral de l'auteur,
+un idéal de paix et de justice, de douceur, d'humanité, est-il
+complet, est-il précis? Non, il ne pouvait l'être. Nulle éducation
+n'est solide, nulle n'est orientée et ne sait son chemin, si d'abord
+elle ne pose simplement, nettement son principe religieux et social.
+Rabelais ne l'a pas fait, pas plus que Montaigne, Fénelon, ni
+Rousseau. Son idéal n'est autre que le leur, l'_honnête homme_, celui
+qu'accepte aussi Molière. Idéal faible et négatif, qui ne peut faire
+encore le héros et le citoyen.
+
+Ce grand esprit avait donné du moins un beau commencement, un noble
+essai d'éducation, une lumière, une espérance. L'exigence des temps,
+l'urgence de la révolution, demandait autre chose.
+
+Rousseau élève un gentilhomme. Rabelais élève un roi, un bon géant. Et
+le peuple, qui se charge de l'élever?
+
+Savez-vous qu'à ce moment même, en 1535, une machine immense de
+réaction fanatique travaille et le peuple et les cours? Ce roi, qui
+s'amuse du livre, ce roi que vous croyez tenir, il va vous échapper.
+Il cédera, sans s'en apercevoir, au grand mouvement, mêlé d'intrigue
+religieuse et de passion populaire.
+
+Rabelais, dans son mépris pour la pouillerie cléricale, pour Montaigu
+et les Bédistes, pour ces écoles de sottise dont le vieux Paris
+grouille encore, a bien vu _Janotus_, mais il n'a pas vu Loyola.
+
+
+
+
+CHAPITRE XX
+
+ROME ET LES JÉSUITES--INVASION DE LA PROVENCE--FRANÇOIS Ier CÈDE À LA
+RÉACTION
+
+1535-1538
+
+
+Le duel des deux croyances s'est combattu principalement par deux
+armes et deux moyens.
+
+La machine catholique, celle des _Exercitia_, par laquelle Loyola se
+transforma lui-même à sa conversion (1521), lui servit peu après à
+former et discipliner les petites bandes des premiers jésuites.
+
+Tout cela encore en Espagne. Il écrivit son livre avant de partir pour
+Jérusalem, de sorte que de bonne heure ce livre courut les couvents
+et la société dévote.
+
+La grande force calviniste, celle des psaumes français de Marot, ne
+paraît qu'en 1543.
+
+Ainsi le mouvement espagnol eut sur le mouvement génevois une grande
+priorité.
+
+La difficulté du combat pouvait être celle-ci. Pour bien commencer la
+guerre, le temps était trop raisonnable, les opinions trop vieilles,
+les esprits blasés. Les insultes faites aux images émurent, il est
+vrai, le peuple; les exécutions l'enivrèrent. Mais on ne serait pas
+venu à bout de lui faire prendre les armes si une génération spéciale
+n'eût été soigneusement dévoyée et _déraillée_ du bon sens par l'art
+qu'un auteur appelle _la mécanique de l'enthousiasme_.
+
+Comme Basque et comme Espagnol, Ignace avait un point de départ dans
+sa galanterie exaltée pour sa dame (la sainte Vierge). Un jour qu'il
+faisait voyage dans les montagnes d'Aragon, il rencontre un Maure, et
+ne manque pas d'essayer de le convertir à l'immaculée virginité. Mais
+le Maure porte une botte logique: il cède pour la conception et nie
+pour l'accouchement. Ignace ne sait que répondre. Il est comme cloué à
+la terre et laisse l'autre prendre les devants. Pais il dit: «Le
+poignarderai-je?» Il remit la décision à sa mule, qui, heureusement,
+choisit un autre chemin.
+
+C'est dès lors qu'il se mit à forger les armes spirituelles pour
+combattre l'esprit d'examen et pour poignarder la raison. Le plus dur,
+le plus difficile, est souvent de la vaincre en soi. Il n'y parvint
+que par un appel très-persévérant à l'illuminisme, pour lequel sa
+nature militaire ne semblait pas faite. Cependant, avec le jeûne,
+quelques privations de sommeil, une Chambre sans lumière, telle
+peinture atroce et baroque, on arrive à troubler l'imagination et
+suppléer le fanatisme.
+
+La première génération construisit la mécanique et la popularisa. La
+seconde, dépravée d'esprit, faussée, et dévoyée déjà, s'en arma pour
+la guerre sacrée; ce sont les temps d'Henri II. La troisième, sous
+Charles IX, en tira la Saint-Barthélemy.
+
+Notez qu'au moment même où Loyola organise en Espagne ses premiers
+soldats de Jésus (1525 au plus tard), un franciscain italien, sur une
+révélation divine, réforme son ordre, revenant aux capuchons étroits,
+pointus, _capuccini_, que les papes avaient tant persécutés.
+L'ostentation de pauvreté, jadis punie par le saint-siége, va le
+servir utilement dans ces moines, faux mendiants, prêcheurs, aboyeurs
+de foires, crieurs populaires et populaciers, pieux bateleurs,
+bouffons dévots. Ils amusent, font rire les foules, qui croient
+entendre une farce, et se trouvent, par surprise, avoir attrapé un
+sermon.
+
+Tout cela se fait d'abord sans Rome, hors de son action. La réaction
+pontificale ne commence qu'à l'avènement du Romain Farnèse, Paul III
+(1534). C'était un vieillard énergique, d'une tête forte et active. Il
+passait pour peu scrupuleux (on lui imputait un faux). Il avait cinq
+bâtards qu'il voulait faire princes. Mais il comprit que sa famille ne
+trouverait sa grandeur que par la grandeur de l'Église, et, avant
+tout, il travailla à relever Rome.
+
+Il était temps. Elle avait perdu la moitié de l'Europe, et elle
+allait perdre l'Italie. Un rapport des inquisiteurs annonçait «qu'il y
+avait _trois mille instituteurs_ italiens dans les nouvelles
+opinions.»
+
+Le premier acte de Paul III montrait sa parfaite indifférence en
+matière de religion. D'une part, il offrit le chapeau à Érasme,
+défenseur du _libre arbitre_. D'autre part, il fit cardinal le
+Vénitien Contarini, connu pour très-prononcé dans la doctrine
+contraire, la _justification par la foi_.
+
+Contarini, si rapproché des croyances luthériennes, n'était pas
+seulement un théologien, mais un habile politique. Paul III l'envoya
+aux protestants d'Allemagne. Voulait-il les regagner ou les amuser
+seulement, les diviser, les affaiblir, avant d'employer la force et
+l'épée des Espagnols? Ce qui me ferait adopter la dernière opinion,
+c'est qu'en donnant pouvoir à Contarini il ajoute cette réserve
+fallacieuse: «Voyez si les protestants s'accordent avec nous sur les
+principes, la primauté du saint-siége, les sacrements, _et quelques
+autres choses_.» Mais quelles choses? Il dit vaguement: «Choses
+approuvées de l'Écriture et dans l'usage de l'Église, lesquelles vous
+connaissez bien.»
+
+L'idée réelle de Rome avait été plus franchement communiquée à
+Charles-Quint, dès 1530, par le violent légat Campeggi. Dans le
+mémoire qu'il remit à l'Empereur de la part des cardinaux, il ne
+s'amuse pas à la controverse. Il demande tout d'abord l'emploi de la
+force; il faut, dit-il:
+
+1º L'alliance de l'Empereur avec les princes bien pensants contre
+l'hérésie;
+
+2º La répression des princes qui n'entreraient pas dans la ligue, «la
+destruction de ces plantes vénéneuses par le fer et par le feu;»
+
+3º L'organisation d'une inquisition générale sur le modèle de
+l'inquisition espagnole, la guerre aux livres, etc., etc.
+
+Ce plan n'était pas complet. Contre les forces vives et populaires de
+la Réforme, il fallait créer une force populaire. À côté de
+l'inquisition répressive, il fallait organiser ce que j'appellerais
+une inquisition préventive, l'éducation spéciale d'une génération
+vouée à l'étouffement de la raison.
+
+Les prêcheurs de lazzaroni, les _capuccini_ errants ne pouvaient
+donner cela. Il fallait un élément plus fixe, plus sérieux, décent,
+rassurant, trouver un intermédiaire entre le prêtre et le moine. On
+chercha pendant quelque temps.
+
+Les Théatins se présentèrent (1524), nobles ecclésiastiques qui, sans
+habit particulier, vivaient dans la tenue sévère, l'étude et la haute
+vie qui les désignait candidats au gouvernement spirituel; c'était un
+séminaire d'évêques.
+
+Les Somasques se dévouèrent à l'éducation et aux hôpitaux. Ils étaient
+directeurs des malades, confesseurs des mourants; ils répondaient à
+l'Église des deux moments essentiels de l'homme, l'enfance et la mort.
+
+Les Barnabites se chargèrent d'enseigner et de prêcher, etc.
+
+Toutes ces créations nouvelles étaient des armes admirables; mais
+elles étaient spéciales; elles n'agissaient pas d'ensemble. Un homme
+se présente alors, industrieux éclectique pour centraliser l'action,
+homme _omnibus_, qui va au but, au succès par toutes les voies, qui
+laisse les spécialités et les singularités, et qui dit: «Je ferai
+tout.»
+
+Loyola fut peu original. Les jésuites l'établissent. Il prit de toutes
+parts ce qui était vraiment utile et pratique.
+
+Le secret des constitutions de l'ordre, qu'on lui a tant reproché, ce
+mystère qui _engage le novice à ce qu'il ignore_, qui l'entraîne peu à
+peu au but inconnu, tout cela est la sainte ruse des anciens ordres
+monastiques. On la trouve dans la règle des Bénédictins du
+Mont-Cassin, dans celle des Franciscains, et le général, saint
+Bonaventure, la recommande expressément. Les Barnabites, récemment
+fondés, se firent une loi de ce mystère.
+
+_Engager l'âme par le corps_, l'entraîner, presque à son insu, vers
+telle idée religieuse par telle pratique matérielle, ce n'est pas non
+plus chose nouvelle. «Agis, tu croiras après; ta croyance se calquera
+à la longue sur ton action,» c'est encore une vieille industrie.
+Loyola eut le mérite de régler cette action dans une suite
+d'_exercices_ méthodiques, fort simples, qui dispensent d'idées.
+
+De même que le soldat doit être l'homme de tout combat, le _jésuite
+est dressé à tout et se plie à tout_. La mécanique est puissante ici
+parce qu'elle est complète. Elle saisit l'homme par l'éducation, le
+gouvernement par la prédication, la discipline par la direction, par
+la confession et la pénitence. Elle le tient par tous les âges. Elle
+le tire par tous les fils.
+
+Dans cet ordre, militaire sous sa robe pacifique, _jusqu'où ira
+l'obéissance_? c'est le point vraiment capital, et c'est là que le
+capitaine biscayen fut original. Les fondateurs des anciens ordres
+avaient dit: Jusqu'à la mort. Loyola va au delà; il a dit: _Jusqu'au
+péché._--Véniel? Non. Il va plus loin. Dans l'obéissance, il comprend
+_le péché mortel_.
+
+«Visum est nobis in Domino nullas constitutiones posse obligationem ad
+peccatum _mortale_ vel veniale inducere, _nisi superior_ (in nomine
+J.-C. vel in virtute obedientiæ) _juberet_.»
+
+«Nulle règle ne peut imposer le péché mortel, _à moins que le
+supérieur ne l'ordonne_.» Donc, s'il l'ordonne, il faut pécher, pécher
+mortellement.
+
+Cela est neuf, hardi, fécond.
+
+Il en résulte d'abord que l'obéissance, pouvant justifier tout péché,
+dispenser de toute vertu, _restera la seule vertu_.
+
+De plus, cette vertu unique enveloppant l'existence, l'intellectuelle
+aussi bien que l'active, l'obéissance qui impose toute action, _impose
+aussi toute croyance_.
+
+La seule croyance à suivre, c'est celle que l'obéissance vous donne.
+Indifférence parfaite sur le fond de la croyance. Obéis, et peu
+t'importe si ta croyance mobile se contredit, soutenant au matin _le
+pour_, et _le contre_ au soir.
+
+Nous voilà bien soulagés. Toute dispute est finie. Dans la croyance
+_par ordre_ et l'enseignement _par ordre_, nous pourrons également
+soutenir toute idée.
+
+Tranchons le mot: Plus d'idée.
+
+Ne nous étonnons plus si, du premier coup, les jésuites, acceptant la
+foi de la Renaissance, des philosophes et des juristes, des ennemis de
+la théologie, adoptèrent _le libre arbitre_, et le salut _par les
+oeuvres_, qui dispense de Jésus.
+
+Vous croyez les tenir là, les saisir? Point du tout. Ils glissent. Ce
+sont des hommes d'affaires qui peuvent varier leur thèse pour le
+besoin de leur affaire. Ils écrivent au besoin contre leur propre
+doctrine, se réfutent dans des livres également autorisés de la
+Société.
+
+Étranges contradictions, aveugle esprit de combat, dont les armées
+seules jusque-là avaient donné l'exemple. Les mêmes soldats espagnols,
+dans la même année, égorgent à Rome les sujets du pape, en Espagne ses
+ennemis.
+
+Un point grave et singulier où le jésuite dépasse décidément le
+soldat, c'est que Loyola _supprime les exercices communs_. Les hommes
+s'électrisent et se vivifient les uns par les autres. L'esprit
+s'augmente et se féconde par la communication muette. Combien plus par
+le chant et la prière commune! Ceux qui se réunissent et chantent, sur
+ce seul signe, en ce siècle, sont déclarés protestants.
+
+L'obéissance la plus sûre, c'est celle de l'_individu_. Que la société
+le moule, mais qu'il reste individu. Des _exercices_ individuels,
+suivis par tous séparément, les rendront semblables sans qu'ils
+communiquent, sans qu'ils se confient. Qu'ils se défient les uns des
+autres, tant mieux; ils n'en seront que plus isolés, faibles,
+obéissants. Chaque homme, faible comme homme, sera fort comme
+société; il n'est qu'une pièce, un rouage. Il remue, parce qu'on la
+remue. Il est chose morte, inerte, un cadavre qui retomberait si une
+main ne le soutenait. De ces cadavres artificiellement dressés, mus
+par le galvanisme, se fera une armée terrible.
+
+Rien de plus grossier, du reste, de plus antispiritualiste qu'une
+telle institution. Les _exercices_ s'y font moins par l'idée
+religieuse ou le sentiment que par la légende, par le détail
+historique et physique de telle scène qu'on doit se représenter, par
+l'imitation ou reproduction des circonstances matérielles, etc. On
+doit, par exemple, percevoir l'enfer successivement par les cinq sens,
+la vue du feu, l'odeur du soufre, etc. La matérialité parfois y va
+jusqu'à l'impossible. Comment se représenter _par le goût et
+l'odorat_, comme il le demande, la suavité d'une âme imbue de l'amour
+divin?
+
+En 1540 le pape approuve les constitutions des jésuites[26]. En 1542
+commencent à jouer les deux grandes machines de la révolution
+nouvelle: l'_éducation_, l'_inquisition_.
+
+[Note 26: La même année, il institue une confrérie du _Sacré
+corps_ de Jésus. Serait-ce le premier nom des jésuites, qui plus tard
+si habilement exploitèrent le Sacré coeur? _Extrait des Actes du
+Vatican, Archives, carton L, 379_. L'histoire des jésuites a été fort
+éclaircie par l'ouvrage de M. Alexis de Saint-Priest sur leur
+suppression, d'après les documents conservés au ministère des Affaires
+étrangères. Nulle part ils n'ont été plus finement appréciés que dans
+le beau livre, tout récemment publié, de M. Lanfrey: _L'Église et la
+Philosophie au_ XVIIIe _siècle, 1855._]
+
+Lainez fonde le premier collége des jésuites (à Venise). Loyola
+seconde le théatin Caraffa dans l'inquisition romaine et universelle
+qui doit embrasser le monde. La main de Loyola y est reconnaissable,
+surtout en ceci: _On punit ceux qui se défendent._
+
+Qui se défend est coupable; il résiste à la justice. Frappez cette âme
+rebelle.
+
+Et qui avoue est coupable. Mais humilié, brisé, rien n'empêche de
+l'absoudre.
+
+Plus d'innocent, tous coupables. Plus de justice, un combat. Que
+veut-on? La victoire, le brisement de l'âme humaine.
+
+Le premier qui eût dû être amené à ce tribunal, c'était, sans nul
+doute, Henri VIII. Il fallait seulement trouver un huissier, un sbire
+assez fort pour mettre la main sur lui.
+
+Le pape avait un roi tout prêt, le jeune Pole, cousin d'Henri VIII.
+Sorti de la branche d'York et de la Rose rouge, il pouvait recommencer
+la guerre du XVe siècle et noyer l'Angleterre de sang. Pole avait été
+élevé par Henri, comblé de ses dons. Mais la femme d'Henri, Catherine,
+avait nourri dans le coeur du jeune homme, inquiet et ambitieux,
+l'espoir d'épouser Marie, héritière de l'Angleterre. Au moment où le
+pape condamna Henri, Pole, qui était en Italie, éclata par un libelle
+contre son maître et bienfaiteur. Coup terrible. Henri, qui rejetait
+le pape sans admettre le protestantisme, qui persécutait à la fois les
+catholiques et les protestants, chancelait fort. Tout son appui, en
+cas d'invasion, eût été une armée allemande qu'il eût acheté.
+
+Le roi de France eût pu seul exécuter la sentence. C'est à quoi
+poussaient vivement (dans l'année 1534) le pape et Charles-Quint. Le
+plus jeune fils du roi aurait épousé Marie, qui eût dépossédé son
+père. Pole, devenu cardinal, fut mis par le pape à Liége, pour
+correspondre de près avec les insurgés d'Angleterre, pendant que
+l'Empereur soulevait l'Irlande.
+
+François Ier, sollicité, répondait que le roi d'Angleterre était son
+ami. À quoi l'Empereur réplique (dans les dépêches de Granvelle) qu'il
+ne s'agit aucunement de faire mal à Henri; au contraire, on veut le
+sauver, l'_empêcher de se perdre d'honneur et de conscience_. Il eût
+été _sauvé_ dans un monastère, déposé et tondu.
+
+Les mêmes dépêches témoignent que Montmorency, flatté, mené par
+Charles-Quint, donnait en plein dans ce projet, et _n'en dégoûtait
+nullement le roi_. Était-ce pourtant sérieux? Était-il sûr que
+l'Empereur tînt tellement à faire roi d'Angleterre un prince français?
+Il eût voulu à la fois et détrôner Henri VIII et perdre François Ier
+dans l'esprit des protestants d'Allemagne, de sorte qu'isolé, faible,
+il ne fût plus rien autre chose qu'un lieutenant de l'Empereur.
+
+Le roi était peu tenté. Il n'avait qu'une passion: c'était Milan et la
+réparation de l'affront de Maravilla. Loin de l'apaiser,
+Charles-Quint, dans sa conduite inconséquente, fit encore arrêter un
+homme qu'il envoyait à Soliman.
+
+Le pape travaillait en vain à les rapprocher. Comme deux lutteurs
+acharnés, ils se tâtaient pour mieux se frapper. Le roi avait fait la
+démarche cruelle et désespérée d'appeler en Corse, en Sicile, en
+Italie, non pas Soliman, mais le pirate Barberousse, bey d'Alger et de
+Tunis, à qui le sultan donna le titre de son amiral. Tout l'aspect des
+côtes changea. Un tremblement effroyable saisit les pauvres habitants
+quand, à chaque instant, l'on vit les pirates, marchands d'esclaves,
+descendre inopinément et tomber comme des vautours. Jusque dans
+l'intérieur des terres, l'homme en s'éveillant le matin voyait le
+turban, les armes, les visages d'Afrique. En un moment, s'il n'était
+pris, il avait perdu sa famille; sa femme, sa fille, ses enfants,
+étaient enlevés dans les barques, en poussant d'horribles cris.
+Parfois les marchands avaient commission d'un pacha, d'un bey, d'un
+puissant renégat, de lui procurer telle femme. La fille d'un
+gouverneur espagnol fut ravie ainsi. La Giulia, soeur de la _divine_
+Jeanne d'Aragon, qui est au Louvre, beauté célèbre jusque dans
+l'Orient, faillit être enlevée; elle ne se sauva qu'en chemise, elle
+sauta sur un cheval qu'un cavalier lui céda. On prétend qu'en
+reconnaissance elle le fit assassiner pour qu'il ne pût se vanter du
+bonheur de l'avoir vue.
+
+La chose la plus populaire que pût jamais faire l'Empereur, celle qui
+devait le mettre en bénédiction, c'était d'exterminer les pirates, de
+détruire Tunis et Alger. Venise elle-même, amie des Turcs, était
+cruellement inquiète des progrès de Barberousse. Charles-Quint avait
+tous les voeux pour lui. Nulle expédition plus brillante, plus
+populaire, plus bénie. L'armée espagnole, allemande, italienne, avec
+force volontaires de toutes nations, défit l'armée africaine que
+Soliman avait laissée à ses propres forces, prit la Goulette et Tunis
+(25 juillet 1535). Le massacre fut immense; on y tua trente mille
+musulmans. Vingt mille chrétiens délivrés portèrent leur
+reconnaissance dans toute l'Europe et la gloire de Charles-Quint.
+
+Gloire, puissance, force réelle. Il avait mis un roi vassal à Tunis.
+De là il menaçait Alger, dominait la côte d'Afrique. Il avait conquis
+les coeurs des Italiens mêmes, écrasés par lui. Venise se détachait du
+sultan et rangeait son pavillon soumis près du victorieux drapeau du
+dompteur des Barbaresques.
+
+Charles-Quint, débarqué (septembre) en Italie, au milieu des
+applaudissements de l'Europe, était en mesure de parler de très-haut à
+François Ier. Il n'exige plus, comme à Cambrai, qu'il abandonne ses
+alliés, mais qu'il combatte contre eux.
+
+Il veut bien l'amuser encore de la promesse de Milan. François Sforza
+meurt en octobre. L'Empereur fait espérer Milan comme dot de sa fille,
+qu'eût épousée le plus jeune fils du roi. Tous deux arment cependant.
+L'Empereur lève des lansquenets. Le roi négocie pour avoir des
+Suisses, achève l'organisation des _légions_ de gens de pied qu'il
+forme à la romaine.
+
+Du jour où il avait reçu l'affront de Maravilla, il avait voulu la
+guerre. Mais il ne trouva d'argent qu'en frappant l'impôt le plus
+odieux aux Français, la taxe des vins, avec les vexations infinies des
+visites de commis et la tyrannie fiscale qu'on appelle l'_exercice_.
+Il y eut bientôt révolte.
+
+Quant aux hommes, il avait peu à compter sur la noblesse. Elle s'était
+montrée favorable au connétable. Elle avait refusé, en 1527, de
+contribuer à la rançon du roi. Elle faisait négligemment le service
+militaire. En février 1534, le roi lui impose quatre revues annuelles,
+exige que les gens d'armes portent la complète armure défensive, quel
+qu'en soit le poids. En juillet 1534, il organise l'infanterie, sept
+légions, chacune de six mille hommes. Des quarante-deux mille, trente
+mille sont armés de piques et douze mille d'arquebuses. Ils sont payés
+en temps de guerre, bien payés, à cent sous par mois. Ce seront des
+hommes effectifs; on ne comptera pas les valets, comme on faisait trop
+souvent; «s'il s'en trouve, ils sont étranglés.»
+
+La chose fut populaire. En paix, ils étaient exempts de taille. S'ils
+se distinguaient, ils pouvaient être anoblis.
+
+Leur première épreuve fut rude, celle d'une guerre de Savoie en plein
+hiver, et le passage des monts. Le roi, instruit par son péril, par la
+grandeur croissante de son ennemi, avait eu tardivement cette lueur de
+bon sens, de voir que la vraie conquête italienne, avant Milan et le
+reste, c'étaient les Alpes et le Piémont. Le duc de Savoie, qui jadis
+avait secouru Bourbon, qui était Espagnol de coeur, offrait à
+Charles-Quint de lui céder ses États en échange d'États italiens.
+L'Empereur, qui déjà avait la Comté, allait avoir en outre la Savoie
+et la Bresse, nous enveloppait et plongeait chez nous jusqu'à Lyon.
+
+On le prévint. François Ier secourut contre lui Genève, qui mit son
+évêque à la porte, se fit protestante, appuyée sur Berne, qui conquit
+sur le Savoyard le pays de Vaud. Le roi alors, voyant bien que
+Charles-Quint l'amusait, en février, saisit la Savoie et entre en
+Piémont.
+
+Il en advint comme à Ravenne. La première fois que nos Français, hier
+paysans, aujourd'hui soldats, se virent devant l'ennemi, ils furent
+pris du démon des batailles, et on ne put plus les tenir. Il y avait
+devant eux un gros torrent, la Grande-Doire. Ils s'y jettent, et,
+malgré la roideur du fil de ces eaux rapides, ils ne perdent pas leur
+rang. Nos Allemands n'en font pas moins. Ils se lancent et passent de
+front. L'ennemi ne les attend pas. Les nôtres, sans cavalerie, suivent
+de près. À Verceil, la rivière arrête encore. Un homme de bonne
+volonté sort d'une de nos légions, se jette à l'eau, et, sous la grêle
+des balles, prend un bateau du côté de l'ennemi, le ramène. On passe.
+Le Piémont est conquis.
+
+On respecta le Milanais. Néanmoins l'Empereur, à Rome, éclata avec une
+violence politique et calculée. Le 5 avril, ayant fait ses dévotions à
+Saint-Pierre en costume solennel, rentrant chez le pape au milieu
+d'une grande assemblée de princes allemands, italiens, de cardinaux,
+d'ambassadeurs, on le vit, non sans étonnement, commencer une
+harangue. Il paraît qu'elle était écrite, au moins en partie; de temps
+en temps il baissait la tête pour lire une note roulée autour de son
+doigt. C'était un plaidoyer en règle, complet, contre François Ier. En
+résumé, il lui offrait trois partis, la paix avec Milan pour son
+troisième fils, la guerre, ou enfin qu'ils vidassent leur différend,
+de personne à personne, comme avaient fait d'anciens rois, le roi
+David, etc. S'il y avait difficulté, ils pouvaient se battre dans une
+île, dans un bateau ou sur un pont, à l'épée et au poignard, en
+chemise; tout serait bon. Le vaincu serait tenu de fournir toutes ses
+forces à notre Saint-Père le pape contre le Turc et l'hérésie. Pour
+gage et prix du combat, lui, il déposerait Milan, et François Ier la
+Bourgogne.
+
+Granvelle excusa la chose aux Français, disant n'en avoir rien su.
+Mensonge. Un acte si grave n'était pas certainement un coup de tête
+personnel. C'était une chose politique, délibérée mûrement, une mine
+habilement chargée et dont l'explosion fut immense. Le discours,
+traduit (d'avance sans doute) en toute langue, courut l'Europe,
+l'Allemagne surtout. Les insultes continuelles faites impunément à nos
+envoyés mettaient déjà le roi très-bas. Mais ce solennel outrage, ce
+soufflet officiel, donné dans Rome, au Vatican, devant tous les
+ambassadeurs qui représentaient la chrétienté, montrèrent l'ami de
+Barberousse, le renégat, l'apostat, l'homme perdu et désespéré, comme
+le faquin en chemise, qui, traîné dans un tombereau, figure, torche en
+main, au Parvis.
+
+Des bruits étranges circulèrent. À grand'peine, les marchands
+allemands qui allèrent de Lyon aux foires de Strasbourg, détrompèrent
+lentement leurs compatriotes. Quand Du Bellay, envoyé par le roi,
+arriva en Allemagne, il fut obligé de se cacher.
+
+L'Empereur avait là un moment admirable contre le roi, une force
+énorme d'opinion, ajoutez une immense force matérielle, la plus grande
+qu'il eût eu jamais.
+
+On pouvait voir la vanité des deux systèmes sur lesquels on se
+reposait: le vieux système des alliances de famille et de mariages, le
+nouveau système des alliances politiques ou système d'équilibre. Cet
+équilibre naissant, qu'était-il déjà devenu? Henri VIII ne pouvait
+bouger. Le Turc n'agissait que lentement. L'Allemagne protestante
+boudait le roi. Le seul service qu'elle lui rendit, ce fut de
+débaucher des lansquenets que Ferdinand envoyait.
+
+François Ier était seul, et Charles-Quint avançait avec sa victoire et
+l'Europe.
+
+Il se croyait tellement sûr de son fait, qu'il dit, comme on lui
+parlait des Français: «Si je n'avais mieux que cela, dit-il, à la
+place du roi, je commencerais par me rendre, mains jointes et la corde
+au cou.»
+
+On ne pouvait se défendre en Piémont, on le pouvait en Provence,
+laisser l'ennemi se consumer et mourir de faim.
+
+Pour cela, il fallait une chose, celle qu'en 1812 on fit à Moscou,
+brûler, détruire; mais ici une ville n'était pas assez; il fallait
+brûler un pays.
+
+Quel homme serait assez dur pour faire cette barbare et nécessaire
+exécution? Montmorency s'en chargea, et il l'aggrava par la dureté de
+son caractère, par son indécision et son imprévoyance.
+
+Les pauvres cultivateurs, qui avaient ordre d'évacuer, croyaient au
+moins qu'on sauverait les grandes villes, et ils y concentraient leurs
+biens. Mais peu à peu on abandonnait tout et l'on détruisait tout. Aix
+même fut ainsi condamnée, après qu'on eut commencé à la fortifier.
+Tout fut brûlé, jeté, détruit, _spectacle lamentable_, dit Du Bellay
+lui-même, endurci cependant à ces affreuses guerres.
+
+Montmorency s'enferma dans un camp retranché, y resta obstinément, sûr
+que l'Empereur, en s'éloignant de la côte, mourrait de faim. Toute la
+Provence mourait de faim aussi, et si l'Empereur faisait venir quelque
+chose de la mer, ces furieux affamés se jetaient dessus, n'ayant plus
+peur de rien, et le dévoraient au passage.
+
+Les paysans désespérés firent ainsi plusieurs coups hardis, un entre
+autres, au départ de l'Empereur. Ils se mirent cinquante dans une
+tour, pour tirer de là et le tuer. Il s'en allait très-faible, ayant
+perdu vingt-cinq mille hommes. On pouvait l'écraser. Montmorency n'eut
+garde; il le laissa échapper.
+
+L'effroyable sacrifice de toute une province de France, cent villes ou
+villages brûlés et détruits, un peuple de paysans sans abri, sans
+instruments, sans nourriture, et pas même de quoi semer! C'était le
+résultat de 1536, de la campagne qui porta Montmorency au pinacle, le
+fît connétable, quasi-roi de France pour les cinq années qui
+suivirent.
+
+L'Empereur était entré, avait séjourné deux mois, librement était
+sorti, sans que, de cette armée française, personne osât le
+poursuivre. Nos paysans provençaux avaient seuls ressenti l'affront,
+et, aux dépens de leur sang, tâché qu'on ne pût pas faire risée de la
+France.
+
+Il était temps ou jamais, de _toucher au vif_ Charles-Quint, selon la
+forte expression des dépêches de 1534. Ce n'était pas avec Barberousse
+qu'on pouvait faire rien de grand. Il fallait Soliman même. La Sicile
+(_Gasp. Contarini_) souffrait tellement qu'elle eût accepté les Turcs.
+Qu'allait faire François Ier?
+
+Le pauvre roi, qui déjà n'était plus guère qu'une langue, une
+conversation, qui bientôt faillit mourir, était de plus en plus
+tiraillé par les deux partis qui se disputaient près de lui, en lui,
+et dont sa faible tête semblait le champ de bataille.
+
+Caractérisons ces partis. Il y avait celui des élus, celui des damnés.
+
+Les damnés, c'étaient ceux qui poussaient à l'alliance des Turcs et
+des hérétiques, spécialement les Du Bellay, Guillaume, le vieux,
+l'intrépide militaire diplomate, et le spirituel cardinal Jean,
+l'évêque rabelaisien de Paris qui, tout en amusant son maître, le
+poussait aux résolutions viriles de la plus libre politique. La
+plupart de nos ambassadeurs, c'est-à-dire des gens qui savaient et
+voyaient, appartenaient à ce parti.
+
+Mais le parti des élus, des bien pensants, des orthodoxes, c'était
+celui qui se formait autour du nouveau Dauphin. Montmorency qui voyait
+le père décliner si vite, regardait au soleil levant. Le Dauphin avait
+dix-huit ans, et on venait de lui donner une maîtresse. C'était un
+garçon de peu, qui ne savait dire deux mots, né pour obéir et pour
+être dupe. Mais plus il paraissait nul, plus la cour venait à lui;
+excellent gibier en effet d'intrigants et de favoris. Déjà, tous
+disaient en choeur qu'il ressemblait à Louis XII.
+
+L'événement de cette année 1537, c'est que cet astre nouveau avait
+marqué son lever. Un enfant, en grand mystère, était né d'une grande
+dame, fort sérieuse et fort politique, qui hardiment s'était chargée
+d'initier le Dauphin.
+
+Son père l'avait marié à quatorze ans, à une enfant du même âge,
+Catherine de Médicis. Mais cette position nouvelle n'avait rien tiré
+de lui. Pas un mot et pas une idée. Tel il était revenu de sa longue
+prison d'Espagne, tel il restait, ayant l'air d'un sombre enfant
+espagnol, yeux noirs, cheveux noirs, «_mauricaud_,» dit un
+chroniqueur. Il n'était bon qu'à la voltige, le premier sauteur du
+temps. Sa petite femme, spirituelle et cultivée, comme une Italienne,
+mais fort tremblante et servile, n'avait nulle prise sur lui. Née
+Médicis et de race marchande, son jeune mari n'en tenait compte, et la
+méprisait comme un sot; le roi seul avait pitié d'elle, la défendait,
+et ne voulut pas qu'on la rendît à ses parents.
+
+François Ier, causant un jour avec la grande sénéchale, Diane de
+Poitiers (intime avec lui depuis l'aventure de 1523), s'affligea
+devant elle de son triste fils, qui ne serait jamais un homme. La dame
+se chargea de l'affaire, et dit en riant: «J'en fais mon galant.»
+
+C'était une fort belle veuve. Depuis la mort de son mari, Louis de
+Brézé, en 1531, elle s'était tenue à la cour plus dignement que bien
+d'autres. Elle restait toujours eu deuil, en robe de soie blanche ou
+noire, non pas tant pour faire l'inconsolable de son vieux mari, mais
+cette simplicité allait à sa beauté noble, froide, altière. Le goût
+espagnol commençait aussi. La reine était Espagnole, le Dauphin tout
+autant. La belle veuve, par ces couleurs austères, s'espagnolisait, se
+rattachait à la cour espagnole et orthoxe. Elle faisait profession
+d'être fort bonne catholique. Elle n'eut pas pour un empire,
+disait-elle, parlé à un protestant.
+
+Cette dame, en 1537, avait trente-huit ans, et semblait beaucoup plus
+jeune. Elle mettait un art infini à se soigner et se conserver. Mais
+rien ne la conservait mieux que sa nature dure et froide. Elle avait
+les vices des hommes, avare, hautaine, ambitieuse. Elle mena fort bien
+son veuvage, se réservant habilement. L'austérité de l'habit ne
+décourageait pas trop. Elle montrait fort son sein, que le noir
+faisait valoir. Et lorsque, maîtresse en titre et reine, elle était
+moquée par les jeunes qui ne l'appelaient que la _vieille_, elle fit
+cette réponse cynique de leur montrer ce qu'on cache en se faisant
+peindre nue. Elle est telle à Fontainebleau.
+
+Dure, avide et politique, elle était intimement liée avec un homme
+tout semblable, Montmorency. Tous deux exploitèrent leur crédit de
+même, en se garnissant les mains. Montmorency, à cette époque, comme
+un Caton le Censeur, réformait la France en rançonnant les gouverneurs
+de province. M. de Châteaubriant, qui passait pour avoir fait mourir
+sa femme, s'en tira en léguant son bien à Montmorency.
+
+La partie fut certainement liée entre lui et Diane pour s'emparer du
+Dauphin. Et la scène définitive dut se passer à Écouen, la voluptueuse
+maison arrangée par Montmorency pour recevoir de telles visites. Tout
+ce qu'on sait de cet homme brutal, sombre et violent, qui n'avait
+qu'injures à la bouche, qui, parmi ses patenôtres, ordonnait de rompre
+ou pendre, fait un contraste bizarre avec les recherches galantes de
+sa suspecte maison. Les vitraux d'Écouen, que tout le monde a vus
+jusqu'en 1815 au Musée des monuments français, étaient choquants
+d'impudeur à faire rougir Rabelais. Dans le Pantagruel, il parle avec
+un juste mépris des arts obscènes qui, sans talent, font appel tout
+droit aux sens. Telles ces vitres effrontées. On y voyait l'Amour de
+dix-huit ans environ, avec une Psyché bien plus vieille.
+
+Psyché accoucha d'une fille. Le tout mystérieusement. La dame voulut
+que l'enfant fut mis au compte d'une demoiselle. Mystère profond. Le
+Dauphin portait publiquement les couleurs et la devise de Diane,
+s'affichant et commençant cette glorification solennelle de l'inceste
+et de l'adultère qui lui fit mettre l'initiale de la maîtresse de son
+père sur tous les monuments publics et jusque sur les monnaies.
+
+Quelqu'un a dit: «Jamais de mal parmi les honnêtes gens.» La chose se
+vérifia. Montmorency et la dame qui passait du père au fils, furent
+d'autant plus estimés, honorés de l'Europe, formant dès ce temps la
+tête du parti des honnêtes gens.
+
+Ce noir Dauphin toujours muet, cette grande femme toujours en deuil,
+formaient, au sein de la cour, comme une petite cour qui allait à part
+grossir d'année en année.
+
+Les contrastes étaient parfaits. La jeune duchesse d'Étampes et le
+vieux François Ier, avec la petite Médicis, faisaient la cour
+italienne, parleuses, aux modes florentines, aux couleurs brillantes,
+dont se détachait fortement le futur roi, le nouveau règne, plus
+sérieux et comme espagnol.
+
+L'Espagne était bien haut alors. On l'estimait, on l'imitait. La
+fameuse expédition de Tunis, la renommée des vieilles bandes, la
+fabuleuse conquête de Fernand Cortès avaient rempli tous les esprits.
+La férocité, l'arrogance, tout était bien pris de ce peuple.
+L'ambassadeur Hurtado, pour avoir, devant le roi, jeté quelqu'un par
+les fenêtres, n'en fut que plus à la mode. La morgue silencieuse dans
+laquelle ils restaient toujours sans daigner répondre un mot, leur
+servait admirablement à cacher leur vide d'idées.
+
+Dans une cour où le nouvel élément commençait à poindre, le roi
+italien et français, le parleur aimable et facile, était hors de mode.
+La jeunesse, par derrière, haussait les épaules. Jeunesse grave,
+vieillesse légère! Tout à l'heure, il n'y avait qu'un mauvais sujet à
+la cour: c'était le roi, le vieux malade, l'ami des Turcs, le renégat.
+Il se voyait de plus en plus délaissé des honnêtes gens.
+
+Le parti turc avait pourtant réussi encore à gagner sur lui un dernier
+pas décisif qui eût assommé Charles-Quint: c'était de jeter Soliman et
+cent mille Turcs sur Naples, pendant que le roi passerait les monts
+avec cinquante mille hommes. Cela eût éclairci les choses. L'Empereur,
+pour avoir battu les faux Turcs de Barberousse, qui étaient des Maures
+d'Afrique, portait son succès de Tunis aussi haut qu'une victoire sur
+les janissaires. Il fallait voir la figure qu'il ferait devant
+Soliman.
+
+Nous savons, par le plus irrécusable témoignage, celui de sa soeur,
+qu'il n'en pouvait plus. Le coup eût été terrible. Les Turcs fussent
+restés en Sicile et peut-être à Naples. Grand malheur? Non. Il en
+serait arrivé comme à la Chine, où les vaincus ont conquis les
+vainqueurs, et rendu les Mongols Chinois. L'Italie eût exercé son
+ascendant ordinaire, et, bien mieux que ne fit la Grèce, épuisée et
+impuissante, elle eût fait du Turc un Européen.
+
+La chose fut très-bien menée par le savant et habile Laforêt qui, en
+juillet 1537, se trouva, avec Soliman et Barberousse, en face
+d'Otrante. Les Turcs descendirent à Castro. Mais les Français ne
+parurent pas. Soliman laissa le royaume de Naples et se tourna contre
+Venise.
+
+Où donc était François Ier? En Picardie. Il n'est pas difficile de
+deviner l'homme qui rendait ce service essentiel à l'Empereur.
+Montmorency n'envoya en Italie que tard, quand il n'était plus temps.
+
+Ces tergiversations singulières ne s'expliquent que par la forte
+conspiration de cour qui enveloppait le roi de toutes parts. Il voyait
+d'accord des gens qui toujours sont divisés, une belle-mère, Éléonore,
+avec un beau-fils, Henri, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, avec
+la maîtresse nouvelle, la triste et dure figure de Montmorency avec la
+jeune cour. Tous pour le pape, pour l'Empereur, contre le Turc et
+l'hérésie; tous plaidant _pour l'honneur du roi_ et le salut de son
+âme.
+
+Il avait toujours eu un vif besoin de plaire à ce qui l'entourait.
+Affaibli, maladif, il ne supportait pas la muette censure d'une cour
+respectueusement mécontente, ni les récits qu'on lui faisait arriver
+des ravages des Turcs. Ils pesaient sur sa conscience, ébranlaient
+l'homme et le chrétien.
+
+Il luttait pourtant encore au printemps de 1538. À la nouvelle d'une
+grande victoire de Soliman sur le frère de Charles-Quint, il envoya
+Rincon pour resserrer son alliance. Aux vives instances du pape pour
+l'amener à voir l'Empereur, il résista d'abord (_Rel. Tiepolo_),
+laissa le pape et Charles-Quint l'attendre à Nice quinze jours. Le
+vieux Paul III brûlait de les unir pour les lancer sur Henri VIII.
+
+L'Empereur cachait mieux le besoin urgent qu'il avait de traiter. Sa
+situation en réalité était épouvantable. Ni l'Espagne ni les Pays-Bas
+ne donnaient un sou. Gand lui refusait l'impôt depuis 1536, et
+travaillait à confédérer les autres villes. Il prévoyait la terrible
+révolte des armées espagnoles qui arriva en 1539. Il ne la différait
+qu'en laissant ses soldats à Milan et ailleurs en pleines bacchanales,
+comme au temps de Bourbon. Ces hommes effrénés, ces sauvages,
+désormais indisciplinables, devenaient l'effroi de leur maître. Il
+restait deux partis à prendre: ou les diviser, les tromper, pour les
+égorger isolés; ou les leurrer d'une promesse, d'un grand pillage, les
+mener à Constantinople. Cette entreprise, pour être romanesque, avait
+pourtant des chances. Doria, en 1533, avait reconnu les Dardanelles et
+vu dans quelle négligence les Turcs laissaient leurs fortifications.
+
+Un document publié récemment dévoile tout ceci (_Lanz Mém. Stuttgard,
+XI, 263_). C'est une lettre suppliante de la soeur de Charles-Quint,
+Marie, gouvernante des Pays-Bas, pour conjurer son frère de ne pas se
+mettre à la discrétion de cette horrible soldatesque dans l'expédition
+de Turquie. Elle lui parle nettement de sa situation, lui dit que les
+Pays-Bas, s'il ne parvient à y mettre ordre, _sont plus que perdus_;
+qu'il vaut mieux, plutôt que de se jeter dans de telles aventures,
+fermer les yeux sur l'Allemagne, _laisser couler certaines choses_
+touchant la religion. Quant à la guerre si lointaine de
+Constantinople: «Souvenez-vous, dit-elle, _de Tunis qui n'est qu'à la
+porte de votre pays; si Barberousse n'avoit donné bataille, en quels
+termes étiez-vous?... Oh! pour l'honneur de Dieu!_ ne courez pas de
+tels hasards.»
+
+Il est impossible de se fier au roi de France. Et pourtant s'y l'on
+pouvait s'y fier, l'Empereur _devroit passer par la France, et démêler
+avec lui ce qui lui peut toucher... Mais vostre personne est de si
+grande importance que je n'oserois conseiller_, etc.
+
+Ces avis d'un parfait bon sens étaient certainement ceux de Granvelle.
+L'Empereur, à tout rapprochement, toute entrevue, même inutile,
+gagnait un grand avantage, celui de mettre en défiance tous nos amis,
+Turcs, Anglais, luthériens et mécontents des Pays-Bas.
+
+C'était déjà une faute, une sottise pour le roi de se rendre à Nice.
+Il le sentait si bien, que, quand on l'y traîna, il demanda à
+l'Empereur une chose impossible qui devait rompre tout, non-seulement
+le Milanais, mais la _Franche-Comté_. L'Empereur, à l'absurde,
+répondit par l'absurde, offrant _le titre_ et _le revenu_ de Milan,
+qui _pendant neuf ans_ seraient confiés au pape, et le roi, tout de
+suite, eût rendu la Savoie, armé pour l'Empereur contre le Turc et les
+luthériens. Vains bavardages. Mais Charles-Quint avait déjà ce qu'il
+voulait. Sa soeur venait le voir, et la nouvelle cour entrait en
+rapport avec lui. Le pape fit, sinon la paix, au moins une longue
+trêve de dix ans. Le roi partit, le 19 juin, sans voir l'Empereur.
+
+Il n'en était pas quitte; on ne le laissa pas retourner au Nord. Les
+influences de famille agirent, Éléonore pour son frère, Marguerite
+dans l'intérêt de son mari, pour l'arrangement de la Navarre,
+Montmorency et les cardinaux, le Dauphin pour le roman d'une conquête
+de l'Angleterre. Tous pour le roi, pour le réconcilier à Dieu et à
+l'Église, au parti des honnêtes gens.
+
+Les Turcs, souvent bien informés, crurent que non-seulement on lui
+promettait le Milanais de la part de Charles-Quint, mais qu'abusant de
+l'affaiblissement de son esprit, on lui disait que l'Empereur
+prendrait pour lui Constantinople et le ferait empereur d'Orient.
+
+Charles-Quint attendit un mois à Gênes l'effet de tout cela. Il ne
+lâcha pas prise qu'on ne lui eût de nouveau amené le roi à
+Aigues-Mortes. Dans ce méchant petit port solitaire, le roi, moins
+entouré qu'il ne l'eût été en Provence, n'avait là que Montmorency et
+les princesses. Il n'y eut, aux conférences, que le connétable et le
+cardinal de Lorraine d'une part, d'autre part Granvelle et Couvos, la
+reine enfin, lien des deux partis. Que conclut-on? Matériellement,
+rien que le _statu quo_; moralement, une chose immense qui allait
+changer l'Europe, et qu'on peut dire d'un mot, _la conversion de
+François Ier_.
+
+L'ami des infidèles, des hérétiques, le renégat et l'apostat, l'homme
+incertain du moins, mobile, qui disait le matin oui, et non le soir,
+est fixé désormais, et tel sera jusqu'à la mort. Ce galant, ce rieur,
+est désormais un bon sujet. C'est le retour de l'_Enfant prodigue_. La
+reine et tous en pleurent de joie.
+
+Qui a procuré ce miracle? Un mot de l'Empereur. Ce qu'il a refusé à
+Nice, il l'accorde à Aigues-Mortes. Il n'offre plus _le titre_ de
+Milan, mais la possession _réelle_ (_Granvelle, II, 335_) pour le
+second fils du roi qui épousera une nièce de Charles-Quint.
+
+Le roi s'engage _publiquement_ à défendre les États de l'Empereur
+pendant la guerre des Turcs. À quoi _secrètement_? On le voit par les
+faits.
+
+Maintenant la France, en Europe, n'a plus d'ami que Charles-Quint, son
+capital ennemi. Elle s'est isolée. Libre à lui de tenir sa promesse.
+S'il ne la tenait pas, que ferait-elle? la guerre, mais seule et sans
+ami, ne pouvant, même par la guerre, sortir de la profonde ornière où
+elle est entrée pour toujours, et dont ne la tireront pas même
+cinquante années de guerres de religion.
+
+
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+DERNIÈRE GUERRE, RUINE ET MORT DE FRANÇOIS Ier
+
+1539-1547
+
+
+On peut dater d'ici le règne d'Henri II et de Diane de Poitiers.
+François Ier n'est plus qu'une cérémonie, une ombre. La réaction règne
+par Montmorency d'abord, ami de Diane et de l'Empereur; puis par les
+prêtres, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, et les cadets de
+Lorraine, les Guises, généraux du clergé, tous serviteurs et créatures
+de la triomphante maîtresse.
+
+Comment finit François Ier? Il meurt huit ans d'avance par une
+horrible maladie (1539), dont la médecine ne le sauve qu'en
+l'exterminant[27]. Ses derniers portraits font frémir; leur
+bouffissure difforme témoigne de l'énergie des remèdes qui ne lui
+donnèrent ce répit qu'en bouleversant l'homme physique, éteignant
+l'homme moral.
+
+[Note 27: Les persécutions recommencent à l'instant même. Un
+inquisiteur converti au protestantisme est brûlé à Toulouse. Voir la
+procédure aux _Archives, carton J, 809._]
+
+À ce prix on parvint à pouvoir le montrer, le remettre à cheval, le
+mener quelque peu à l'armée, à la chasse. Au conseil même, dans
+quelques circonstances, il voulut décider; mais tout lui échappait. Il
+était incapable de suite. Sans sa maîtresse ou garde-malade, la
+duchesse d'Étampes, qui s'indignait, le réveillait parfois, il se fût
+résigné peut-être; mais elle ne cessait, dans sa haine jalouse contre
+Diane, de rouvrir les yeux du malade sur sa déchéance réelle. Contre
+le nouveau roi, si peu Français, si contraire à son père, et qu'on eût
+cru plutôt un fils de l'Empereur, elle élevait, créait un rival, le
+jeune et brillant duc d'Orléans pour qui elle eût voulu un trône.
+
+Dès le 23 septembre 1538, le roi étant revenu à Compiègne, et
+souffrant d'un cruel abcès qui le mit à la mort, Montmorency ne perdit
+pas un moment et inaugura la politique nouvelle en faisant arrêter,
+poursuivre son ennemi, l'ami de la duchesse d'Étampes, Brion (ou
+l'amiral Chabot)[28]. Il le fit éplucher avec une rigueur
+extraordinaire par ses légistes à lui, de manière à trouver quelque
+indélicatesse, quelque abus de pouvoir, péchés communs à tous les
+favoris.
+
+[Note 28: Peut-être a-t-on dit trop de mal et d'elle et de lui.
+Leur crime à tous les deux fut surtout d'avoir défendu les
+protestants, ou plutôt l'humanité. La soeur de la duchesse, madame de
+Cany, était elle-même protestante. _Lettres de Calvin_, édition
+Bonnet, t. I, p. 281.--Je ne vois jamais au Louvre la belle et rêveuse
+statue du pauvre Chabot, un chef d'oeuvre de la Renaissance, sans
+penser aux belles paroles qu'il prononça devant le roi. François Ier,
+parlant un jour des plaintes que faisaient les protestants sur la mort
+des leurs, brûlés en France et en Angleterre, l'amiral fit cette
+réflexion: «Nous faisons des confesseurs, et le roi d'Angleterre fait
+des martyrs.» Il fallait quelque courage pour dire alors si hautement
+qu'en envoyant les protestants à la mort on faisait des confesseurs de
+la vérité. (_Extraits des actes et dépêches du Vatican, Archives,
+carton L, 384._)]
+
+Tous nos ambassadeurs reçurent en même temps un nouveau mot d'ordre,
+fort surprenant (ils n'y pouvaient croire): _de travailler partout
+pour l'Empereur_. Ordre d'agir pour lui auprès du Turc, de lui ménager
+une trêve. Ordre d'engager l'Allemagne à s'unir contre Soliman.
+Défense au protégé du roi, au duc de Wurtemberg, d'agir contre les
+évêchés catholiques, et notification à la diète que le roi s'unissait
+à l'Empereur pour rétablir la religion.
+
+Henri VIII eût volontiers épousé une princesse française. On venait
+d'en donner une au roi d'Écosse. On s'engage à Madrid à ne faire avec
+l'Angleterre aucun traité de mariage. Loin de là, on accueille un plan
+d'un de nos envoyés pour le détrônement d'Henri, le démembrement de
+son royaume, l'anéantissement de l'Angleterre.
+
+Dans cette année 1539, Montmorency fut la vraie providence de
+Charles-Quint. Au moment où l'Espagne le menaçait par ses cortès, au
+moment où Gand révolté décapitait son doyen, comme partisan de
+l'Empereur, au moment où il apprenait les révoltes de ses armées, où
+tout lui échappait, Montmorency lui met la France dans les mains, le
+secret de nos négociations avec le Turc et l'Angleterre, lui confie le
+fil même de notre diplomatie (5 août 1539), jusqu'à trahir la
+confiance de Gand qui se livrait à nous.
+
+Dans ce mois d'août 1539, un coup heureux délivra Charles-Quint des
+vieilles bandes espagnoles qu'il ne pouvait ni payer, ni contenir. Mis
+dans la petite ville ouverte de Castel-Novo, quatre mille de ces
+soldats furent surpris par Barberousse. Six mille, qui étaient à
+Tunis, furent habilement tirés du fort, embarqués pour la Sicile, et
+là, à force de serments, le vice-roi les endormit, les dispersa, les
+égorgea.
+
+Belle délivrance pour l'Empereur; mais bonne leçon pour l'Espagne, si
+mal récompensée! Les levées y furent quelque temps extrêmement
+difficiles. On aimait mieux la mer, les Indes, que le service. À la
+guerre qui suivit, l'Empereur ne demandait que six mille Espagnols, et
+il ne put en avoir que trois mille (_Navagero_). Il se trouva
+très-faible. Les Turcs prirent toute la Hongrie, et ils auraient pris
+les Deux-Siciles, pour peu que la France eût aidé.
+
+Si quelque chose dut le rendre dévot, ce fut certainement ce miracle
+qu'à ce moment de ses plus extrêmes nécessités, un tel secours lui fût
+tombé du ciel, celui de son ennemi. Désarmé et sanglant de cette
+Saint-Barthélemy de ses propres soldats, il se vit gardé par la
+France. Montmorency le pria de se fier à nous, de venir, de montrer
+que la France ne faisait qu'un avec l'Espagne et qu'on aurait affaire
+à elle si on touchait à l'Empereur.
+
+Charles-Quint, qui avait fait son testament avant l'expédition de
+Tunis, le refit avant le voyage de France (5 novembre 1539,
+_Granvelle, II, 545, 554_). Il y donne Milan au second fils du roi qui
+épousera une fille de Ferdinand, _pourvu que Ferdinand y consente_. Ce
+petit mot réservait tout.
+
+Entré en France vers le 20 novembre, il vit longuement Montmorency et
+les fils du roi, avant le roi, et entra à Paris le 1er janvier 1540.
+Le connétable tout-puissant avait exigé des villes les fêtes les plus
+retentissantes, et il fit avertir toutes les cours de l'Europe de
+cette union intime, définitive, du roi et de l'Empereur. Charles-Quint
+vit très-bien le besoin que la coterie régnante avait de lui. Il prit
+ses avantages, attisant d'une part la rivalité des deux frères,
+d'autre part ébranlant la fidélité du roi de Navarre, lui faisant
+espérer que l'infant épouserait sa fille, qui deviendrait la reine de
+l'Espagne et des Indes.
+
+La duchesse d'Étampes et son protégé, le second fils du roi, auraient
+été d'avis de retenir l'Empereur jusqu'à ce qu'on eût Milan. C'est
+d'eux que vint sans doute le mot hardi de Triboulet au roi, écrivant
+sur la liste des fous célèbres l'Empereur, mais disant: «S'il échappe,
+j'y mettrai Votre Majesté.»
+
+On prétend que le jeune Orléans eut l'idée, avec ses amis, d'enlever
+Charles-Quint. Cette cour de jeunes gens était fort hasardeuse; elle
+se piquait de folie, de duels, de sauts périlleux, de courir de toits
+en toits. L'un d'eux offrait à la duchesse d'Étampes de changer la
+situation et de rompre la fascination qui retenait le Dauphin, par un
+moyen très-simple, en coupant le nez à Diane.
+
+L'Empereur n'était pas rassuré. Plus d'un malheur arriva sur sa route.
+À Bordeaux, il faillit être asphyxié; à Amboise, incendié. Ailleurs,
+une bûche lui tomba sur la tête. Le roi était furieux des mésaventures
+de son hôte, et voulait faire pendre tout le monde.
+
+L'Empereur crut utile de désarmer à tout prix sa belle ennemie, la
+duchesse d'Étampes, en faisant briller à ses yeux une offre
+inattendue, celle de relever la maison de Bourgogne; il eût donné au
+duc d'Orléans bien autre chose que Milan, _toutes les provinces des
+Pays-Bas_. Il est vrai qu'Orléans, du vivant de Charles-Quint, n'en
+eût pas été souverain, mais seulement gouverneur.
+
+La pauvre Gand fut brisée de la réception de Charles-Quint et de son
+union avec le roi. Chaque fête qu'on lui donna fut comme une bataille
+perdue par la Flandre. Il ne trouva nulle résistance, brida la ville
+avec un fort et fit mourir qui il voulait.
+
+Sorti de France à la fin de janvier, en février il se retrouva maître,
+très-solide et très-affermi, libre d'examiner ce qu'il voulait tenir
+de ses promesses. S'il eût donné les Pays-Bas, c'eût été pour le cas
+où Orléans eût eu des enfants de sa fille; mais, en échange de ce don
+incertain, il voulait que le roi, sur-le-champ, se dessaisît du
+Piémont, ainsi que des droits sur Milan. Montmorency, trompé,
+désespéré, alla, pour gagner l'Empereur, jusqu'à promettre par écrit
+que le roi l'aiderait contre ses alliés d'Allemagne. Lettre fatale que
+l'Empereur montra et répandit plus tard.
+
+La honte d'être dupe à ce point tira le roi de sa léthargie. Il fit
+une chose violente. Il maria la fille de sa soeur, contre le gré de sa
+soeur, au duc de Clèves, capital ennemi de Charles-Quint.
+
+Ce fut une scène très-violente et d'une choquante tyrannie. La petite
+fille, qui avait douze ans et qui était malade, ne voulait pas
+marcher. Le roi dit à Montmorency: «Porte-la sur ton cou.» Et alors on
+vit le connétable, ce premier homme du royaume, faire l'office d'une
+nourrice ou d'un valet de pied. Il prit l'enfant et la porta devant
+toute la cour, croyant apaiser le roi par cette humiliation. Et, en
+effet, il garda encore quelque temps le pouvoir. Mais son grand ami,
+l'Empereur, le brisa, lui donna le coup de grâce, en investissant son
+fils de Milan (octobre), en brisant ainsi tout espoir, et montrant que
+Montmorency était ou un traître, ou un sot.
+
+Il ne lui restait, après cela, qu'à fuir et se cacher. On satisfit à
+la colère du roi par la ruine d'un homme qui tenait à Montmorency, du
+seul de ce parti qui eût servi la France, du chancelier Poyet. Tout le
+monde lui en voulait pour ses belles ordonnances qui fermaient le
+trésor aux courtisans. Il avait essayé de couper court à la chicane,
+de rogner les griffes des procureurs, de leur ôter les faux-fuyants et
+l'obscurité du latin; il força la justice de parler français. Poyet
+eut encore le mérite d'ouvrir l'état civil, d'exiger l'inscription
+des baptêmes par des actes où signerait un notaire avec le curé. Mais
+son crime principal fut d'avoir limité la justice ecclésiastique,
+supprimé ces appels fantasques du plaideur qui, sentant sa cause
+mauvaise, la tirait du bailliage royal pour la porter devant l'évêque.
+Grand coup et décisif. Les tribunaux d'évêques devinrent presque
+déserts.
+
+Qui succède à Montmorency? Un gouvernement anonyme, le conseil, le
+fauteuil du roi, où siégera rarement le malade. Les influences
+principales sont celles d'un âpre fanatique, du cardinal de Tournon et
+du cardinal de Lorraine, frère et oncle des Guises, l'homme des
+grandes et terribles fêtes expiatoires de 1528 et 1535. Un honnête et
+grossier soldat, Annebaut, qu'ils mettent près d'eux, servira à
+couvrir dans les choses de la guerre les sourds commencements des
+Guises, qui, contre l'antipathie du roi, s'étayeront peu à peu d'une
+popularité militaire.
+
+La toute-puissance des cardinaux, leur royauté réelle, avait déjà
+déchaîné le fanatisme dans les provinces. Dès la fin de 1538, après
+l'entrevue de Nice, il est lâché partout. On brûle à Toulouse, à Agen,
+à Annonai; on brûle à Rouen et à Blois. Le Parlement d'Aix, sûr de
+plaire à Paris, a porté en 1540 un horrible arrêt contre plusieurs
+villages de Provence, séjour d'une colonie vaudoise, d'_hérétiques et
+de révoltés_. Le massacre eût eu lieu, si les protestants d'Allemagne
+n'eussent réclamé, si Guillaume du Bellay, s'adressant au roi même,
+n'eût obtenu une enquête, et tiré de lui des lettres de grâce (8
+février 1541). C'est le dernier triomphe des du Bellay. Dans la
+guerre qui doit suivre, Guillaume n'a plus voix au chapitre. Son
+frère, Jean, cardinal, évêque de Paris, dure, en se faisant
+subalterne. Il s'enfuit à Rome à la mort de François Ier.
+
+L'oeuvre de Montmorency subsistait. Nous étions isolés, haïs et
+méprisés. L'Angleterre était contre nous, l'Allemagne était contre.
+L'horreur des protestants pour une France persécutrice et fanatique
+les rapprochait de l'Empereur. Charles-Quint, converti à la tolérance
+par l'approche des Turcs, promettait que les affaires religieuses
+seraient réglées par un concile assemblé en Allemagne, ou même par une
+diète d'Empire; jusque-là, _interim_, égalité des deux partis.
+
+La France ne comptait plus; elle était hors du droit de l'Europe. On
+le vit, en juillet 1541, quand le marquis du Guast (un homme noir qui
+ne jurait que par les Borgia) fit assassiner en Lombardie notre envoyé
+Rincon, qui allait à Constantinople. Il croyait prendre ses dépêches.
+Mais Guillaume du Bellay, qui craignait ce malheur, les avait gardées
+en Piémont pour les faire passer droit à Venise. La vengeance de cet
+acte atroce était facile. Un bandit italien venait de prendre à
+Ferdinand une place de l'Adriatique, et il voulait la vendre aux
+Français ou aux Turcs. Venise eut peur de tels voisins et acheta cette
+place. Si la France l'avait devancée, comme le voulait du Bellay, elle
+mettait une forte épine au coeur de la maison d'Autriche.
+
+Ce conseil intrépide eût été accueilli peut-être de François Ier bien
+portant, comme au soir de Pavie où il envoie sa bague à Soliman. Mais
+l'abcès avait tout changé en 1538; il était mort à cette époque.
+
+Telles sont les phases bizarres du gouvernement personnel. Le règne de
+Louis XIV se partage en deux parts: _avant la fistule, après la
+fistule_. Avant, Colbert et les conquêtes; après, madame Scarron et
+les défaites, la proscription de cinq cent mille Français.
+
+François Ier varie de même: _avant l'abcès, après l'abcès_. Avant,
+l'alliance des Turcs, etc.; après, l'élévation des Guises et le
+massacre des Vaudois, par lesquels finira son règne.
+
+Le meurtre de Rincon, comme celui de Merveille en 1534, étaient de ces
+choses qui pouvaient réveiller le roi.
+
+Deux événements l'engageaient à agir. Ferdinand, battu par les Turcs,
+les vit prendre possession de toute la Hongrie; et Charles-Quint, qui,
+pour couvrir ce revers dans l'opinion, avait improvisé une expédition
+contre Alger, y éprouva un désastre effroyable, repoussé par les
+Maures, battu, brisé par les tempêtes. Le 3 décembre 1541, il rentre
+tout seul à Carthagène.
+
+La jeune cour de France, divisée entre les deux princes, Henri de
+vingt-trois ans, Charles de vingt et un, ne manque pas de crier que
+c'est fait de l'Empereur, qu'il faut tomber sur lui, l'achever. Une
+arène s'ouvre où veulent briller les deux partis. Les prêtres même y
+ont leur compte. Le cardinal de Lorraine y voit l'avancement des
+Guises. Le cardinal de Tournon obtient qu'on constate que la guerre
+n'est pas luthérienne. Enjoint aux Parlements de poursuivre les
+suspects, aux curés d'exciter les dénonciations.
+
+L'appel fut entendu; la police passa aux curés; les listes de
+communiants aux grandes fêtes, sévèrement examinées, devinrent celles
+de la vie et de la mort; on eut peu à chercher: la plupart des martyrs
+se désignaient eux-mêmes.
+
+Donc, c'est la France catholique contre la catholique Espagne. La
+France seule en Europe, et n'ayant plus l'appui du parti
+anticatholique. Elle ne peut plus même faire de levées en Allemagne.
+Elle va chercher des soldats jusqu'en Danemark et en Suède.
+
+Quoi donc? Il n'y a plus d'hommes en France? Non, on ne veut plus de
+Français. «Élevés de la servitude au noble métier des armes, ils sont
+trop indociles. Les nobles se sont plaints, disant au roi: _Les
+vilains vont se faire gentilshommes et les gentilshommes vilains._
+Donc, on néglige les légionnaires; on revient aux mercenaires
+suisses.» (_Fr. Giustiniani, Rel. Ven. S. I., vol. I., 212, Ann.
+1538._)
+
+Sur les cinq armées de la France, dans cette dernière guerre, et dans
+les plus périlleuses extrémités, on hasarda à peine d'avoir douze ou
+quinze mille de ces dangereux soldats roturiers. Du Bellay les relève
+fort, et dit qu'ils n'avaient pas leurs pareils aux assauts.
+
+Il fait grand cas aussi des soldats italiens, disant, en trois
+passages, que «c'étaient les plus aguerris.» La France n'en profite
+guère. Elle repousse, en 1542, l'effort suprême de l'émigration
+italienne, qui, sous Du Bellay et Strozzi, lui avait préparé une armée
+de douze mille hommes.
+
+Rien désormais hors du cercle des Guises. Claude de Guise, avec le
+cadet des deux princes, Charles d'Orléans, a l'armée du Nord, qui
+envahit le Luxembourg. Le fils de Claude, François (qui sera le grand
+Guise), candidat secret du parti, sans titre encore, a l'armée du
+Midi, sous le Dauphin, et envahit le Roussillon.
+
+L'espoir des Guises, le prix de leurs exploits, devait être l'intime
+alliance de toute-puissante Diane, astre futur du prochain règne. Ils
+comptaient à la paix épouser une de ses filles, et serrer le lien
+d'intrigue qui devait tenir Henri II.
+
+L'affaire du Nord était très-importante. Dans l'attaque du Luxembourg,
+on agissait avec les restes du parti des La Mark, étouffé, non écrasé,
+par l'Empereur. On donnait la main au duc de Clèves, qui lâchait dans
+les Pays-Bas une masse sauvage d'aventuriers allemands qui se
+souvenaient du sac de Rome et comptaient sur le sac d'Anvers.
+
+Le succès fut facile au Luxembourg, mais non soutenu. Au lieu de
+pousser aux Pays-Bas, d'appuyer Clèves, le jeune prince regardait au
+midi. Il apprenait que le Dauphin, son frère, outre l'armée d'Espagne,
+s'adjoignait l'armée d'Italie. Il eut peur d'une victoire d'Henri,
+revint. François Ier ne s'effrayait pas moins. Il avait écrit au
+Dauphin de ne pas donner bataille sans lui. Pendant qu'il avance à
+petites journées, la saison passe. Perpignan, qu'on assiége, résiste.
+La campagne est manquée, perdue au midi, vaine au nord.
+
+Avec ce grand effort de cinq armées, on n'avait pas entamé l'Empereur.
+À lui maintenant d'attaquer à son tour. Et il allait le faire avec un
+énorme avantage, s'étant rallié Henri VIII, à qui il offrait la France
+même, ne se réservant que la Picardie.
+
+Nous recueillîmes le fruit de la sottise avec laquelle nous avions
+constamment irrité Henri. Nous avions marié à son capital ennemi, le
+roi d'Écosse, la soeur de François de Guise, mère de Marie Stuart,
+mère féconde des maux de l'Europe. Le tout-puissant cardinal de
+Lorraine, et la protectrice des Guises, Diane de Poitiers, firent
+faire ce mariage royal à une fille cadette des cadets de Lorraine,
+bientôt veuve et régente pour la romanesque Marie, dont le fatal
+berceau fut une boîte de Pandore.
+
+L'Empereur, déjà sûr d'Henri VIII, s'assure des luthériens. Il laisse
+là les questions religieuses, et les somme, au nom de l'Empire, au nom
+de la patrie allemande, de le suivre contre les Turcs et les Français.
+Soliman est aux portes sur la frontière d'Autriche. Barberousse et sa
+grande flotte tiennent la mer avec les Français.
+
+La France catholique, gouvernée par deux cardinaux, la France, cruelle
+pour les chrétiens, suivait le drapeau musulman, le drapeau des
+pirates et des marchands d'esclaves. Le jeune duc d'Enghien, uni à
+Barberousse, assiégea Nice. En vain. Les Algériens se dédommagèrent
+par les pillages et les enlèvements. Mis par nous dans Toulon, ils
+firent en Provence même leur récolte de filles et leur provision de
+forçats. L'année suivante, ravage encore plus grand; six mille
+esclaves enlevés en Toscane, huit mille au royaume de Naples,
+spécialement un choix de deux cents vierges prises dans les couvents
+d'Italie pour la part du sultan.
+
+L'horreur de l'Allemagne pour nous perd le duc de Clèves. Elle
+l'abandonne; il est écrasé pour toujours. Coup fatal à la France. Ce
+petit prince était sa meilleure force, comme son recruteur allemand,
+le noyau militaire de toutes les résistances de la basse Allemagne.
+
+Qui empêchait l'Empereur de pénétrer en France? Les Vénitiens, qui
+suivaient l'armée impériale, remarquent: que les grands généraux des
+temps de Pavie sont morts, et que l'Empereur n'a plus que le duc
+d'Albe, médiocre, ignorant. (_Lor. Contarini._)
+
+Charles-Quint, dirigé par des conseillers italiens, ordonne tout
+lui-même, autant que peut le faire un homme appesanti déjà, maladif,
+grand mangeur, qui se lève fort tard et tous les jours entend deux
+messes. (_Navagero._) L'armée de ce malade était à son image, lente et
+lourde, chargée de bagages infinis, qui se développaient sur une
+longue file, séparaient, isolaient les troupes, empêchaient
+l'avant-garde de toucher le corps de bataille. Il eût suffi d'une
+petite bande leste et hardie pour le couper cent fois.
+
+Heureusement pour lui, le roi de France traîne aussi. Il craint fort
+la bataille. Où l'Empereur s'arrête, il s'arrête, à Luxembourg, à
+Landrecies. Le roi est trop heureux de ravitailler Landrecies. Voilà
+tout le succès de cette grande armée. Chacun va se panser chez soi.
+
+Marino, qui était à la cour de France en 1544, dit nettement que la
+France, abandonnée des Turcs, envahie par les protestants, ses anciens
+alliés, était aux abois et désespérée. Ce que le roi avait encore le
+plus à craindre, c'était son peuple qui, s'il y eût eu revers, aurait
+fait une sauvage et _bestiale révolution_ (tumulto bestiale).
+
+Quarante mille Allemands entraient à l'est. Vingt mille Anglais
+débarquaient à l'ouest. L'Empereur avec la grande armée marchait droit
+vers Paris. Les vues étaient sérieuses. Charles-Quint, qui lisait
+toujours Commines, savait le mot de Louis XI, _qu'on prend la France
+dans Paris_. Il s'agissait cette fois d'en finir ou de détruire
+François Ier et de changer la dynastie, ou de tellement l'asservir
+qu'il devînt serf de l'empereur, soldat à son service, sbire et recors
+impérial pour assujettir l'Allemagne.
+
+Il était trop évident, en présence d'une crise si terrible, que la
+vieille méthode de faire une diversion en Milanais ne ferait rien, ne
+servirait à rien. Qu'importait de prendre Milan, si l'on perdait
+Paris?
+
+Le roi avait en Italie cinq mille Suisses allemands, quatre mille
+Suisses français, cinq mille Gascons, trois mille Italiens. Cette
+armée eût dû revenir en hâte, assurant seulement le Piémont. Ce
+n'était pas l'avis du jeune duc d'Enghien, qui pour la première fois
+arrivait général sur le champ de bataille, comme Gaston de Foix à
+Ravenne. Enghien, fils de Vendôme et cadet de Bourbon, avait là une
+occasion de briller, d'éclipser les Guises. La rivalité des maisons de
+Guise et de Bourbon, qui allait troubler le siècle, se prononçait
+déjà. Le roi favorisait Enghien et l'opposait aux amis de son fils.
+
+C'est, je crois, de cette manière qu'on doit expliquer l'imprudente
+permission qu'il donna de livrer bataille, Montluc, envoyé par Enghien
+pour l'obtenir, en fait honneur à son éloquence gasconne. Quoi qu'il
+en soit, la chose tourna bien (à Cérisoles, 14 avril 1544).
+
+Nos Suisses et nos Gascons, fortifiés d'une nombreuse noblesse
+française, accourue tout exprès, et qui se mit à pied, soutinrent
+l'épouvantable choc de dix mille Allemands que le général impérial, Du
+Guast, nous lançait d'une colline. Trois cents lances françaises
+enfoncèrent la cavalerie légère de l'ennemi, qui, poussée sur le flanc
+de son infanterie, la mit elle-même en déroute. Enghien faillit périr
+comme Gaston à Ravenne. Il se précipita avec une petite bande de
+jeunes gens à travers le noir bataillon des Espagnols et le perça de
+part en part. Fort affaibli, il dut, pour rejoindre les siens, percer
+encore cette troupe formidable. Il le fit, en sortit, mais presque
+seul, et ne vit plus les siens; il crut la bataille perdue. Elle était
+gagnée, et les nôtres revinrent, rompirent les Espagnols. Bataille
+infiniment sanglante; selon Du Belay, douze mille morts.
+
+Quel résultat? Aucun. Sans argent et sans vivres, l'armée fond, se
+dissipe. Et Charles-Quint avance. Ralenti par la résistance de
+Saint-Dizier qu'il prend par ruse, il avance pourtant, et les Français
+ne lui opposent que leur propre ruine, la dévastation, le désert. Les
+barbaries de la Provence sont renouvelées sur la Champagne. La France
+se traite plus cruellement que n'eût fait l'ennemi. L'Empereur va
+toujours, poussant le Dauphin devant lui vers l'ouest et vers les
+Anglais; il le leur livre, il le leur donne. Si ceux-ci eussent daigné
+le prendre, fait quelques pas, c'en était fait.
+
+L'Empereur, qui a pris nos magasins, nos vivres, nourri par nous,
+arrive à treize lieues de Paris, à Crépy-en-Valois. On en était aux
+dernières ressources; on travaillait en vain à faire une armée de
+séminaristes ou écoliers. Une défaite nous sauva, la perte de
+Boulogne, que l'Anglais prit et qui inquiéta l'Empereur.
+
+Très-fatigué lui-même, pris d'un accès de goutte, il pensait qu'après
+tout, au lieu de faire les affaires d'Henri VIII, il valait mieux
+conserver, exploiter cette misérable France ruinée. Affaiblie à ce
+point, elle ne pouvait plus que suivre son impulsion. Le roi détruit
+lui valait moins que le roi asservi et devenu son capitaine. (Traité
+de Crépy, 18 septembre 1544.)
+
+Le roi, en effet, s'engagea à guerroyer pour lui, à fournir, à payer
+une armée _contre le Turc_ (au fond _contre les luthériens_).
+
+L'affaire avait été brassée de fort bonne heure entre le confesseur de
+l'Empereur et celui de François Ier.
+
+Le roi restituait la Savoie. L'Empereur faisait du duc d'Orléans son
+gendre ou son neveu, le mettant à Milan ou aux Pays-Bas, non comme duc
+et souverain, mais _comme gouverneur impérial_. En adoptant ainsi le
+cadet, le tenant sous sa main et se chargeant de sa fortune, il
+fondait une bonne et solide discorde entre les frères. Et, en effet,
+le Dauphin protesta.
+
+Navagero remarque que la mort avait toujours été du parti de
+Charles-Quint, l'avait toujours servi. Le premier Dauphin, prince de
+grande espérance, et qui avait infiniment souffert de la captivité
+d'Espagne, était mort en 1536 (d'épuisement ou de pleurésie?). Son
+échanson italien avoua l'avoir empoisonné. Tout le monde le crut
+alors. En 1543, voici le troisième fils du roi, Charles d'Orléans, qui
+meurt aussi, et, dit-on, de la peste, au grand profit de l'Empereur,
+que cet événement dégageait de sa parole. Il n'eût pas ordonné un
+crime. Mais ses agents, qui, sans scrupule, assassinaient nos envoyés,
+n'avaient-ils pas dispense pour la guerre du poison contre les alliés
+des Turcs? Rien ne paraît plus vraisemblable.
+
+Au reste, ce ne sont pas les impériaux peut-être que l'on doit
+accuser. Un mot violent d'Henri II, que nous citerons plus tard,
+montre qu'il haïssait son frère Charles. Ses amis très-peu scrupuleux,
+les hommes de Diane, ont bien pu le servir, et sans le consulter.
+
+Une troisième mort survint, fort surprenante, celle d'Enghien, de ce
+Bourbon que François Ier venait d'élever si haut en lui faisant gagner
+une bataille. Qui le tue? Celui même qui profite le plus à sa mort, le
+jeune Guise. Dans un combat de boules de neige, pour boulette, il lui
+jette un coffre. Il s'excuse, disant avoir eu ordre de M. le Dauphin.
+
+Dès lors il n'y eut plus deux partis. Le roi se trouva seul, et le
+Dauphin fut le vrai roi.
+
+Sa maîtresse avait tout à craindre. On disait que, si la campagne de
+1544 avait si tristement fini, la faute en était à elle, qu'elle avait
+aidé l'Empereur à prendre Saint-Dizier et les places où se trouvaient
+nos magasins.
+
+Le roi, très-affaissé, devenait un jouet. On décidait sans lui, ou sur
+quelque mot vague qu'on lui tirait, les choses les plus graves et les
+plus terribles affaires, comme le massacre des Vaudois.
+
+Il y avait quatre ans que le peuple infortuné des Vaudois de Provence
+flottait entre la vie et la mort, condamné en 1540, gracié en 1541,
+puis incertain de plus en plus à l'approche du nouveau règne. Les
+Vaudois n'étaient pas d'accord: les uns ne songeaient qu'à la fuite;
+d'autres voulaient se défendre et achetaient des fusils. S'ils
+s'étaient défendus, ils eussent été aidés peut-être par les Suisses.
+Après l'affaire de Cérisoles, le clergé saisit le moment. On détacha
+au roi un homme qui avait fort à expier, qui devait ménager les
+prêtres, l'ami de Barberousse, le capitaine Paulin de la Garde. Il lui
+parla à Chambord, dit que ce petit peuple était fort dangereux, qu'il
+faisait de la poudre, qu'il y avait là comme un avant-poste de
+l'Empereur. On était en pleine guerre, à la veille de l'invasion du
+Nord. Le roi est alarmé; il dit: «Défais-moi ces rebelles.»
+
+Il paraît que Paulin voulut un ordre écrit. Après la paix, le 1er
+janvier 1545, le cardinal de Tournon écrivit et présenta à la
+signature du malade _une révocation_, de quoi? De la grâce accordée en
+1541. Le roi signa sans lire comme il faisait le plus souvent. (V. le
+Procès, et Muston, I, 107.) Ce témoignage lui est rendu par
+l'historien protestant et vaudois, qui, plus sérieusement que
+personne, a épuisé l'examen de l'affaire.
+
+Au reste, cette signature n'était pas tout. Il fallait celle du
+secrétaire d'État; le cardinal fit signer Laubespin. Il fallait celle
+du procureur du roi au Grand-Conseil; il refusa. Celle au moins de son
+substitut; il refusa. Et il fallait encore que le chancelier mît le
+sceau; il refusa. Le hardi cardinal y mit un sceau quelconque, et
+donna cette pièce informe à l'huissier du Parlement de Provence, qui
+était à la porte, attendant cette arme de mort.
+
+Elle n'eût pas suffi, cependant; elle n'autorisait pas l'exécution
+militaire. Au-dessous de la signature, d'une écriture toute autre que
+celle de la pièce, quelqu'un, on ne sait qui, écrivit l'ordre qui
+livrait ce peuple aux soldats.
+
+Ce qui rendait l'affaire hideuse, c'est que les parlementaires, si
+zélés contre l'hérésie, étaient des familles seigneuriales qui
+allaient recueillir la dépouille sanglante des victimes. Ils étaient
+juges et héritiers.
+
+L'arrêt de 1540 ordonnait de punir _les chefs_. Et la pièce informe de
+1545, l'horrible faux, ordonnait d'exterminer tout.
+
+Pour en être plus sûr, on s'adressa à des brigands, aux soldats des
+galères, dont bon nombre étaient repris de justice, endurcis aux
+guerres barbaresques. Le président d'Oppède, sans bruit, sans
+notification, mène lui-même cette bande. Des dix-sept villages
+vaudois, plusieurs étaient vers Avignon, en terre papale. Mais le
+légat du pape donna de grand coeur l'autorisation[29].
+
+[Note 29: Il semblerait même que la première impulsion vint de lui
+et qu'il offrit d'aider. Voir une curieuse pièce manuscrite, le
+procès-verbal original de l'exécution, que l'exécuteur Paulin de la
+Garde conservait précieusement à son château d'Adhémar, et qui est
+maintenant aux _Archives d'Aix_.]
+
+Une circonstance curieuse, c'est que, ceux de Cabrières s'étant livrés
+sur la parole du président, il dit aux troupes de tuer tout. Elles
+refusèrent d'abord; les galériens se montrèrent plus scrupuleux que
+les magistrats. Ce ne fut pas sans peine qu'on les mit à tuer, voler
+et violer.
+
+La chose une fois lancée, il y eut des barbaries exécrables. «Dans une
+seule église, dit un témoin, j'ai vu tuer quatre ou cinq cents pauvres
+âmes de femmes et d'enfants.» Et comment? Avec une furie, des
+supplices, des caprices atroces, dignes du génie de Gomorrhe.
+Vingt-cinq femmes, échappées, cachées dans une caverne, sur terre du
+pape, y furent, par ordre du légat, enfermées, étouffées. Cinq ans
+après, quand on fit le procès, on retrouva leurs os. Il y eut huit
+cents maisons brûlées, deux mille morts (au moindre calcul), sept
+cents forçats. Les soldats, au retour, vendaient à bon compte aux
+passants les petits garçons et les petites filles, dont ils ne
+voulaient plus.
+
+La nouvelle ayant éclaté, il y eut un violent débat en Europe. Les
+Espagnols louèrent. Les Suisses et Allemands poussèrent des cris
+d'indignation. Cela servit les criminels. Ils firent entendre au roi
+qu'on n'avait tué que des rebelles, et qu'il ne devait pas souffrir
+que l'étranger se mêlât de nos affaires.
+
+En quel état se trouvait-il alors? Et que restait-il de lui-même? Les
+protestants l'excusent, paraissent croire qu'alors il était fini et ne
+régnait plus.
+
+Vieilleville place en 1538 une scène qui ne peut être de cette année,
+puisqu'elle suppose l'exil de Montmorency. Je la crois de la fin, des
+derniers temps où, par la mort de ses fils, le roi se trouva seul; où
+les gens du Dauphin, de Diane et des Guises crurent régner et déjà
+oublièrent le mourant.
+
+Le Dauphin dit un jour devant ses familiers qu'à son avénement il
+ferait ceci et cela, donnerait tels offices. Et il leur distribua
+généreusement toutes les charges de la couronne. Un témoin de la
+scène, auquel on n'avait pas pris garde, était un simple, vieil enfant
+et fou _à bourlet_, appelé Briandas. Soit de lui-même, soit poussé par
+la duchesse d'Étampes, il court au roi, et, fièrement: «Dieu te garde,
+_François de Valois_!» Le roi s'étonne. «Par le sang Dieu! tu n'es
+plus roi; je viens de le voir. Et toi, monsieur de Thaïs, tu n'as plus
+l'artillerie, c'est Brissac.» Et à un autre: «Tu n'es plus chambellan,
+c'est Saint-André,» etc. Puis, s'adressant au roi: «Par la mort Dieu!
+tu vas voir bientôt M. le connétable qui te commandera à baguette et
+t'apprendra à faire le sot. Fuis-t'en! Je renie Dieu, tu es mort.»
+
+Le roi fait venir la duchesse d'Étampes. On fait dire au fou tous les
+noms de ces nouveaux officiers de la couronne. Puis le roi prend
+trente hommes de sa garde écossaise, va à la chambre du Dauphin.
+Personne. Rien que des pages qu'on fit sauter par les fenêtres. On
+brise, on casse tout. Mais après, qu'aurait fait le roi? Il n'avait
+pas d'autre héritier. Sa maîtresse, tout à l'heure sans appui et à la
+discrétion du Dauphin, apaisa, arrangea les choses. Le roi se garda
+seulement des amis de son fils, qui auraient pu l'empoisonner.
+
+Telles furent les amertumes, les expiations de ses derniers jours. La
+plus grande était de laisser le trône de France à cette triste figure
+d'Henri II, qui n'avait rien de son père ni de son pays, qui ne
+représentait que la captivité de Madrid, qui, lors même qu'il aurait
+des succès, des conquêtes, n'irait qu'à la ruine. Pourquoi? En
+combattant l'Espagne, il ne serait rien qu'Espagnol.
+
+Le songe de Basine et de Childéric se renouvelle ici. Elle vit les
+descendants de ce roi franc tomber du lion au loup, du loup aux
+chiens, et cette dynastie finir honteusement par un combat de
+tournebroches qui se mangeaient à belles dents.
+
+Un tel fils, de tels petits-fils ont relevé beaucoup François Ier par
+le contraste. Les protestants surtout, qui avaient tant à l'accuser,
+l'ont traité avec une indulgence qui les honore infiniment. Ils sont
+même excessifs; ils lui laissent le titre de _grand_, qu'il ne mérite
+en aucun sens.
+
+On assure qu'en mourant il devina les Guise. Ces héros intrigants,
+protégés de Diane, qui mirent leur catholique épée au service d'une
+jupe fort sale, allaient nuire cruellement à la France, par leurs
+succès surtout, qui pervertirent l'opinion.
+
+Des mots sauvages ouvrirent le nouveau règne. Pendant l'agonie du roi,
+Diane et Guise folâtraient et disaient: «Il s'en va, le galant!» et le
+fils même, aux funérailles, voyant passer le cercueil de son frère qui
+précédait celui de son père, fit cette bravade parricide: «Voyez-vous
+ce bélître? il ouvre l'avant-garde de ma félicité.»
+
+Au moment de la mort du roi, cent cinquante familles fuirent à Genève,
+et bientôt quatorze cents, au moins cinq mille individus[30]. Cette
+élite française, avec une élite italienne, fonda la vraie Genève, cet
+étonnant asile entre trois nations, qui, sans appui (craignant même
+les Suisses), dura par sa force morale. Point de territoire, point
+d'armée; rien pour l'espace, le temps, ni la matière; la cité de
+l'esprit, bâtie de stoïcisme sur le roc de la prédestination.
+
+[Note 30: Quatorze cents familles françaises s'établirent à
+Genève, en huit années seulement, sous le règne de Henri II: c'est le
+chiffre donné par M. Gaberel (_Histoire de l'Église de Genève, t. I,
+page 346_). Le _registre des réceptions de la bourgeoisie_, que j'ai
+compulsé aux Archives de Genève, donne un chiffre inférieur; mais il
+est visiblement incomplet et mutilé. Voir sur le temps antérieur la
+_Chronique de Bonnivard_, le _Journal du syndic Balard_ et la belle
+_Chronique de Froment_ (1855), éditée avec un soin infini, admirable,
+par M. Revillod. Beaucoup de pièces inédites et de renseignements
+curieux ont été publiés dans l'excellent _Bulletin de la Société de
+l'histoire du protestantisme_, spécialement par M. Read, et dans la
+_France protestante_ de M. Haag.
+
+J'ai réservé Genève pour le règne de Henri II, ainsi que plusieurs
+détails essentiels sur l'histoire intérieure de l'administration de
+François Ier, et de la politique de Charles-Quint, sur le changement
+progressif qui fit du Flamand un Espagnol, etc.]
+
+Contre l'immense et ténébreux filet où l'Europe tombait par l'abandon
+de la France, il ne fallait pas moins que ce séminaire héroïque. À
+tout peuple en péril, Sparte pour armée envoyait un Spartiate. Il en
+fut ainsi de Genève. À l'Angleterre, elle donna Pierre Martyr, Knox à
+l'Écosse, Marnix aux Pays-Bas; trois hommes, et trois révolutions.
+
+Et maintenant commence le combat! Que par en bas Loyola creuse ses
+souterrains! Que par en haut l'or espagnol, l'épée des Guises,
+éblouissent ou corrompent[31]!... Dans cet étroit enclos, sombre
+jardin de Dieu, fleurissent, pour le salut des libertés de l'âme, ces
+sanglantes roses, sous la main de Calvin. S'il faut quelque part en
+Europe du sang et des supplices, un homme pour brûler ou rouer, cet
+homme est à Genève, prêt et dispos, qui part en remerciant Dieu et lui
+chantant ses psaumes.
+
+[Note 31: Nous avons vu parfaitement, à l'époque des affaires
+d'Isly et autres, les moyens simples et grossiers par lesquels on fait
+des héros à force de réclames. Ces moyens sont fort employés au XVIe
+siècle. Telle fut certainement une chanson, assez mesurée pour le roi
+(donc faite avant sa mort), dans laquelle on le montre appelant la
+France au secours par sa fenêtre de Madrid. Le premier qui accourt,
+pour délivrer le roi, c'est Guise. _Bulletin de la Société d'histoire
+de France_, t. I des _Documents_, p. 267.]
+
+FIN DU TOME DIXIÈME
+
+
+
+
+TABLE DES MATIÈRES
+
+
+ AVERTISSEMENT 1
+
+ Des sources et de la critique.--Du sujet de ce volume 7
+
+
+NOTE
+
+ De la méthode, ruine de l'histoire doctrinaire 9
+
+
+CHAPITRE PREMIER
+
+ LE TURC, LE JUIF. 1508-1512 11
+ Progrès irrésistibles des Turcs 13
+ Le _grand canon_ d'Albert Dürer 17
+ Persécutions des Maures d'Espagne 18
+ Persécutions des Juifs 23
+ Excellence de la famille juive 25
+ Les dominicains et Grain-de-Poivre 26
+ Reuchlin défend les Juifs 27
+ Fraternité de l'Orient et de l'Occident 30
+ Anquetil-Duperron et Burnouf 31
+
+
+CHAPITRE II
+
+ LA PRESSE.--HUTTEN. 1512-1516 33
+ L'Allemagne plus vivante que la France 33
+ Epistolæ obscurorum virorum. 1514 38
+ Victoire de la Presse 41
+ Vie d'Hutten 42
+ Il se retire chez l'archevêque de Mayence 46
+
+
+CHAPITRE III
+
+ LA BANQUE.--L'ÉLECTION IMPÉRIALE ET LES INDULGENCES. 1516-1519 49
+ Banques juive, italienne, allemande 50
+ La banque et les peintures d'Augsbourg 52
+ Tous les rois étaient jeunes et prodigues 53
+ Danger de l'Europe 54
+ Génie exterminateur de Sélim 60
+
+
+CHAPITRE IV
+
+ SUITE. 1516-1519 63
+ Culte meurtrier de l'or 63
+ Extermination des Américains 64
+ Brocantage des indulgences 65
+ La Hongrie couvrait encore l'Allemagne 67
+ Les électeurs 69
+ Les Fugger font l'élection 70
+ Adresse de Marguerite d'Autriche 71
+ Ses calomnies contre la France 74
+ Juin 1519, Charles-Quint élu empereur 78
+
+
+CHAPITRE V
+
+ RÉACTION CONTRE LA BANQUE.--MELANCOLIA.--LUTHER.--LA MUSIQUE 81
+ L'Allemagne a conscience de la situation 82
+ La Melancolia d'Albert Dürer 85
+ Chants de Luther 89
+ Origines populaires de la musique 92
+ Grandeur de Luther; la joie héroïque 96
+
+
+CHAPITRE VI
+
+ SUITE.--LUTHER. 1517-1523 101
+ Luther a épuré la famille 102
+ Il a rendu la lecture populaire 105
+ Ses précédents 107
+ Sa prédication 111
+ La diète de Worms et la Wartbourg 116
+ Humanité et tolérance de Luther 117
+ Son embarras au milieu des femmes réfugiées chez lui 119
+
+
+CHAPITRE VII
+
+ LA COUR DE FRANCE.--CAMP DU DRAP D'OR. 1520 122
+ La querelle de Charles-Quint et de François Ier 125
+ Ils courtisent Henri VIII 128
+ La cour au camp du drap d'or 133
+ Juin 1520, l'entrevue 134
+ Anne Boleyn 137
+ François Ier irrite Henri VIII 140
+
+
+CHAPITRE VIII
+
+ LA GUERRE.--LA RÉFORME.--MARGUERITE. 1521-1522 142
+ 1521-1715.--Guerre de deux siècles 144
+ Dès le début François Ier manque d'argent 148
+ Fureur des Impériaux 149
+ Le roi ne défend point le peuple 152
+ Mouvement religieux de Meaux 155
+ Marguerite y prend part 156
+ Son portrait 158
+ Ses lettres et sa passion 159
+ Brutalité de son frère 166
+ 1522.--Sa mère nous fait perdre l'Italie 170
+
+
+CHAPITRE IX
+
+ LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 1521-1524 172
+ Il était Gonzague et Montpensier 173
+ Sa puissance royale 176
+ La reine-mère veut l'épouser 177
+ Il traite avec l'empereur 181
+ La noblesse et les parlements le favorisent 184
+
+
+CHAPITRE X
+
+ DÉFECTION ET INVASION DU CONNÉTABLE. 1523-1524 188
+ Son traité avec Charles-Quint et Henri VIII 190
+ L'invasion de 1523 191
+ Fuite de Bourbon 195
+ Désaccord et retraite des Anglais et Impériaux 199
+ Saint-Vallier sauvé par Diane de Poitiers 201
+ Mort de Bayard 203
+ Bourbon envahit la Provence. 1524 204
+
+
+CHAPITRE XI
+
+ LA BATAILLE DE PAVIE. 1525 209
+ Le roi assiége Pavie 211
+ Il passe l'hiver dans une villa italienne 212
+ Caractère de ces villas 213
+ L'Italie du Corrège 214
+ La bataille (8 février 1525) 217
+
+
+CHAPITRE XII
+
+ LA CAPTIVITÉ. 1525 220
+ Le roi envoie sa bague à Soliman 221
+ Il s'humilie devant Charles-Quint 222
+ Ses poésies 223
+ Demandes de l'empereur 225
+ Embarras du vainqueur.--Révolutions 227
+ Dure captivité du roi en Espagne 230
+ Sa maladie, voyage de sa soeur 231
+ La France trahit-elle l'Italie? 233
+ Conspiration de Pescaire 234
+
+
+CHAPITRE XIII
+
+ LE TRAITÉ DE MADRID ET SA VIOLATION. 1525-1526 243
+ Le roi abdique 244
+ L'Europe se rapproche de la France 245
+ L'Espagne s'intéresse au captif 246
+ Comédie du traité de Madrid 249
+ Le portrait du Titien 252
+ Le retour, la nouvelle maîtresse 253
+ Chambord 255
+
+
+CHAPITRE XIV
+
+ LE SAC DE ROME. 1527 258
+ Tortures de l'Italie 259
+ L'armée de Bourbon et de Frondsberg 262
+ Bourbon à Rome, sa mort, 6 mai 266
+ L'Europe peu émue du sac de Rome 267
+ Erreur de Machiavel et de Michel-Ange 269
+ _La peste de Florence_, par Machiavel 270
+ Le tombeau des Médicis 272
+
+
+CHAPITRE XV
+
+ SOLIMAN SAUVE L'EUROPE. 1526, 1529, 1532 275
+ Discipline et modération des Turcs 276
+ Venise seule comprenait l'Orient 277
+ Les vizirs civilisateurs 280
+ Notre envoyé Rincon 281
+ Le génie d'Ibrahim 283
+ Sa victoire de Mohacz (1526) 286
+ 1528, Échecs de François Ier en Italie 289
+ Il traite à Cambrai (1529) et trahit ses alliés 291
+ Soliman échoue devant Vienne 296
+ Isolement de François Ier 299
+ Troisième invasion de Soliman (1532) 300
+ Roxelane.--Mort d'Ibrahim (1536) 303
+
+
+CHAPITRE XVI
+
+ LA RÉFORME FRANÇAISE. 1521-1526 308
+ Les Vaudois des Alpes 309
+ Réforme en France, aux Pays-Bas, en Angleterre 315
+ Charles-Quint a l'initiative des persécutions 318
+ Les premiers martyrs français (1525) 319
+ Le roi sauve Berquin 320
+ Appel de Zwingli à François Ier 321
+
+
+CHAPITRE XVII
+
+ RÉFORME EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 1526-1535 323
+ Marguerite désespère de convertir son frère 324
+ Passion d'Henri VIII et son divorce 327
+ Mutilation d'une image à Paris (1528) 332
+ Béda et les Capets, Ignace de Loyola 333
+ Supplice de Berquin (1529) 337
+ Lutte de la Sorbonne contre le roi 338
+ Il crée le Collége de France (1529) 340
+
+
+CHAPITRE XVIII
+
+ ON TOURNE LE ROI CONTRE LA RÉFORME. 1530-1535 343
+ La Réforme crée partout des écoles 344
+ Le roi pouvait choisir encore en 1532 346
+ Affront qu'on lui fait à Milan (1533) 348
+ Les fanatiques menacent Marguerite 349
+ Placards protestants à Blois 351
+ Supplices pendant tout l'hiver (1535) 352
+ La Sorbonne obtient la suppression de l'imprimerie 354
+ Immense extension du protestantisme 356
+
+
+CHAPITRE XIX
+
+ FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT EN 1535.--FONTAINEBLEAU.--LE
+ GARGANTUA 358
+ Maladie du roi et de Charles-Quint 358
+ Le roi à Fontainebleau.--Les artistes 361
+ Rabelais comme créateur de notre langue 367
+ Il ne doit rien à ses prédécesseurs 368
+ Sa vie 371
+ Son principe d'éducation 372
+ Le Gargantua est-il protestant? 376
+
+
+CHAPITRE XX
+
+ ROME ET LES JÉSUITES.--INVASION DE PROVENCE.--FRANÇOIS Ier
+ CÈDE À LA RÉACTION. 1535-1538 378
+ Les _Exercitia_ de Loyola ont paru vers 1523-1525 378
+ Réforme et réaction catholique 380
+ Loyola ordonne l'obéissance jusqu'au péché mortel
+ inclusivement 384
+ Le pape pousse le roi à envahir l'Angleterre (1534) 387
+ Le roi appelle Barberousse en Italie 388
+ Charles-Quint, vainqueur à Tunis, outrage le roi 389
+ Invasion de Provence 394
+ Puissance du parti du Dauphin; Montmorency, Diane de
+ Poitiers 397
+ Embarras de l'empereur; trêve de Nice. 1538 402
+
+
+CHAPITRE XXI
+
+ DERNIÈRE GUERRE, RUINE ET MORT DE FRANÇOIS Ier. 1539-1547 406
+ Maladie terrible de François Ier 406
+ Voyage de l'empereur en France (1540) 409
+ Montmorency dupe, disgracié: gouvernement des cardinaux 412
+ Assassinat de Rincon, guerre (1541-3) 414
+ Bataille de Cérisoles (1544) 420
+ Charles-Quint impose le traité de Crépy 422
+ Mort du jeune fils du roi et d'Enghien 423
+ Massacre des Vaudois (1545) 426
+ Fureur du roi méprisé de son fils; sa mort (1547) 427
+ Sinistres prémices du nouveau règne 428
+ L'Europe sera sauvée par Genève 429
+
+
+PARIS.--IMPRIMERIE MODERNE (Barthier dr), rue J.-J.-Rousseau, 61.
+
+
+
+
+
+End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1516-1547 (Volume
+10/19), by Jules Michelet
+
+*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 42141 ***
diff --git a/42141-8.txt b/42141-8.txt
deleted file mode 100644
index f6c0ef1..0000000
--- a/42141-8.txt
+++ /dev/null
@@ -1,12796 +0,0 @@
-The Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1516-1547 (Volume 10/19), by
-Jules Michelet
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Histoire de France 1516-1547 (Volume 10/19)
-
-Author: Jules Michelet
-
-Release Date: February 20, 2013 [EBook #42141]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1516-1547 ***
-
-
-
-
-Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P.
-Travers and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net
-
-
-
-
-
-
-
-
-
- HISTOIRE
-
- DE
-
- FRANCE
-
-
-
-
- PAR
-
- J. MICHELET
-
-
-
-
- NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
-
-
-
-
- TOME DIXIÈME
-
-
-
-
- PARIS
-
- LIBRAIRIE INTERNATIONALE
- A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
- 13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
-
- 1876
-
- Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
-
-
-
-
-J'ai, pour l'histoire des trente-deux ans que contient ce volume, un
-rare et heureux avantage: c'est d'entrer le premier dans une masse
-immense de documents nouveaux, qui changent cette histoire de fond en
-comble et la renouvellent entièrement.
-
-J'y entre le premier et le seul, je puis le dire, puisque M. Mignet,
-l'habile explorateur des mêmes documents, ne se rencontre avec moi,
-dans cette période, que pour un fait: l'élection de Charles-Quint.
-
-C'est dans les douze ou quinze dernières années que les lettres,
-dépêches et actes de tout genre ont été publiés d'ensemble et dans une
-abondance, une variété qui nous permet de juger ces pièces
-elles-mêmes, en les contrôlant les unes par les autres.
-
-Jusque-là on n'avait guère d'autre guide que les chroniques du temps
-et les collections partielles de Ribier et Legrand. La plupart des
-chroniques ne donnent que l'histoire militaire; elles sont peu exactes
-sur le reste ou tout à fait muettes.
-
-Les points essentiels de l'histoire politique étaient encore
-controversés. Le connétable, par exemple, eut-il ou n'eut-il pas un
-traité écrit avec l'Empereur? Les avis étaient partagés. Quelle fut,
-pendant la captivité de Madrid, la flottante politique de la régence
-et de Duprat? On ne le savait pas davantage. Tout s'est trouvé dans
-les _Papiers Granvelle_ et dans les pièces réunies sous le titre de
-_Captivité de François Ier_ (1841, 1847).
-
-L'histoire des moeurs de la cour et du prince était-elle mieux connue?
-On en était réduit à glaner dans Brantôme. Les deux faits moraux les
-plus graves, et du plus intime intérieur, sont éclaircis maintenant
-par les lettres de la soeur du roi et de Diane de Poitiers (_Éd.
-Génin, 1841_, et _A. Champollion, 1847_).
-
-Les actes les plus cachés, niés et démentis devant l'Europe, sont
-maintenant en pleine lumière, spécialement les rapports secrets du roi
-avec le sultan. Cette circonstance dramatique est connue, qu'ils
-furent un coup de désespoir et datèrent du champ de Pavie. Grâce à
-l'importante publication de M. Charrière, nous pouvons compléter,
-dater et préciser les faits donnés par Hammer, d'après les rapports,
-souvent vagues ou défigurés, des écrivains orientaux (_Négoc. du
-Levant, 1848_).
-
-Le point capital, décisif, pour toute la fin du règne, c'est la crise
-de 1538, qui changea subitement la politique française, la fit
-définitivement catholique, rétrograde et, pour ainsi dire, espagnole.
-C'est le gouvernement nouveau de Montmorency et des cardinaux de
-Tournon, de Lorraine, on peut dire l'éclipse de François Ier, sa mort
-anticipée, et déjà l'avénement de la petite cour d'Henri II. Qui
-décida cette crise? Lequel, du roi ou de l'empereur, fit les premières
-démarches? Sandoval disait le roi, Du Bellay l'empereur; les modernes
-hésitaient. Il n'y a plus lieu de doute depuis les publications
-récentes (_Weiss, 1841_; _Lanz, 1844_; _Le Glay et Van der Bergh,
-1845_; _Alberj, 1839-1844_). Tout est clair maintenant, et par le
-rapport de l'ambassadeur Tiepolo au Sénat de Venise, et par la lettre
-intime où la soeur de Charles-Quint révèle ses terreurs, les embarras
-extrêmes et l'état effrayant de sa situation.
-
-À ces publications d'actes et de lettres, ajoutons les importantes
-chroniques que nous avons maintenant entre les mains. L'histoire
-intérieure de Paris, qu'on cherchait dans Félibien, Sauval, Du Boulay,
-etc., n'existait point pour cette époque. Elle s'est révélée à nous
-dans la précieuse chronique anonyme publiée (1854) par M. Lalanne. On
-en peut dire autant de l'histoire de Genève, qu'on a connue par les
-chroniques, imprimées récemment, de Bonnivard, du syndic Balard, et
-surtout de Frommont, que M. Revillod vient de donner (1855).
-
-En possession de ces riches matériaux, la critique peut maintenant
-examiner, juger, choisir.
-
-Parfois la lumière se fait d'elle-même. Au premier coup d'oeil, par
-exemple, on voit, pour les exécutions des protestants en 1535, que le
-narrateur sérieux est le bourgeois anonyme de Paris qui a tout su (et
-peut-être tout vu) jour par jour. Bèze et Crespin évidemment ont suivi
-de lointains échos. Le récit catholique éclaire l'histoire
-protestante.
-
-Nuls documents ne méritent une attention plus sérieuse que les
-rapports des envoyés vénitiens. Seuls ils offrent des chiffres et des
-renseignements statistiques. Ce sont généralement de pénétrants
-observateurs. Osons dire cependant qu'ils se trompent parfois,
-spécialement sur les faits éloignés de leur observation immédiate.
-Gaspard Contarini, par exemple, qui croit les Flandres affectionnées à
-Charles-Quint, ignore l'irritation où les mettait depuis longtemps
-l'immolation systématique de l'industrie flamande aux intérêts de
-l'Angleterre, dont les maisons de Bourgogne et d'Autriche courtisaient
-l'alliance même aux dépens des Pays-Bas.
-
-Contarini a bien vu Charles-Quint. Il décrit à merveille cette
-mâchoire absorbante, ces yeux avides (_occhi avari_). Il n'en juge pas
-moins que l'empereur est modéré, peu ambitieux. Cela, en 1525, au
-moment où le jeune prince se lâche et se dévoile dans ses vastes
-projets par sa lettre à Lannoy.
-
-Songeons aussi que ces rapports d'ambassadeurs au sénat de Venise
-sont souvent combinés pour plaire à ce sénat. Nicolas Tiepolo, par
-exemple, qui est si sérieux dans sa relation de 1538, l'est fort peu
-dans l'éloge qu'il fait de Charles-Quint en 1532. Longue énumération
-de ses vertus. Il est si généreux, si peu ambitieux, dit-il, qu'il
-vient de faire élire son frère roi des Romains. Pourquoi ces
-puérilités dans une bouche du reste grave? Parce que le parti impérial
-redevenait tout puissant dans le Sénat de Venise, après la conférence
-de Bologne, vers la fin imminente du vieux doge André Gritti, qui
-meurt un an après. Venise dès lors va suivre l'empereur, s'éloigner de
-la France et se brouiller avec les Turcs.
-
-Ceci donné à la méthode, à la critique, aux sources, il resterait
-peut-être à tracer une brève formule qui résumât les trente années,
-permît d'embrasser tout d'un coup d'oeil, comme une vaste contrée dans
-une petite carte géographique.
-
-C'est l'âge adulte de la Renaissance, sa grandeur et son ambition
-infinies, son précoce avortement, la nécessité où elle est de
-s'appuyer du principe, essentiellement différent de la Réformation.
-
-Que n'avait-elle embrassé dans ses voeux? Du premier bond, elle
-allait, par l'adoption des Turcs, des juifs, au but lointain du genre
-humain: la réconciliation de la terre.
-
-D'un même élan, elle embrassait amoureusement la nature, finissait le
-fatal divorce entre elle et l'homme, rejoignait ces amants.
-
-La merveille, c'est que d'une foule de découvertes isolées,
-spontanées, un ensemble systématique se faisait sans qu'on s'en mêlât,
-tout gravitant vers ces deux questions: _Comment se fait et se refait
-l'homme physique? Comment se fait l'homme moral?_ Le premier livre
-qu'on ait écrit sur l'éducation, celui qu'on peut appeler l'_Émile_ du
-XVIe siècle, apparaissait dans sa bizarre et fantastique grandeur.
-
-La puissance d'enfantement qu'eut la France à ce moment éclata par
-l'apparition subite des deux langues françaises, qui surgissent,
-adultes, mûres, tout armées, dans les deux écrivains capitaux du
-siècle: l'immense et fécond Rabelais, le fort, le lumineux Calvin.
-
-Cette France de Gargantua, principal organe de la Renaissance,
-est-elle au niveau de son rôle? Avec ce cerveau gigantesque, a-t-elle
-un corps? a-t-elle un coeur? a-t-elle cette vie générale, répandue
-partout, que l'Italie avait dans son bel âge? La France étonne par
-d'effrayants contrastes. C'est un géant et c'est un nain. C'est la vie
-débordante, c'est la mort et c'est un squelette. Comme peuple, elle
-n'est pas encore.
-
-Donc, sur quoi porte la Renaissance française? Faut-il le dire? sur un
-individu.
-
-Qu'était-il celui qui eut plusieurs fois en main le destin de
-l'humanité, celui que l'esprit nouveau pria d'être son défenseur
-contre la politique catholique et le roi de l'inquisition?
-
-C'est à ce volume à répondre. Mais déjà, dans ce résumé, nous devons
-faire un aveu humiliant: ce roi parleur, ce roi brillant, qui dit si
-bien, agit si mal, mobile en ses résolutions encore plus que dans ses
-amours, cet imprudent, cet étourdi, ce Janus, cette girouette,
-François Ier, fut un Français.
-
-Le peuple est encore une énigme. La noblesse et le parlement
-accueilleraient l'étranger (1524). La bourgeoisie prête au clergé
-l'appui brutal des confréries contre le libre esprit de recherche et
-la rénovation religieuse.
-
-La France, toute en un homme en qui rayonnent à plaisir les vices
-nationaux, la France captive avec lui, malade avec lui, on doit
-attendre que, comme lui, elle ira de chute en chute jusqu'à s'oublier
-et se renier.
-
-Quelle réponse à cela, et quel remède? Nul que la voix morale, l'appel
-aux vertus fortes, au sacrifice, au dévouement. Dans les ravages
-atroces des armées mercenaires, sans loi, sans foi, sans roi, sous le
-drapeau de Charles-Quint, le peuple de France abandonné écoute le
-cantique du bon et grand Luther qui enseigne le repos en Dieu.
-
-L'immense élan de la musique, devenue populaire, le libre examen de
-la Bible, la presse décuplée, centuplée, l'épuration du sacerdoce et
-de la famille, n'est-ce pas déjà la victoire? Quelque ombre mystique
-qui reste dans ce nouvel enseignement, la cause de la lumière
-n'est-elle pas gagnée pour toujours?
-
-Rien n'est gagné. Tout reste en question. Au mysticisme spontané,
-spirituel, lumineux du Nord, répond le mysticisme matériel, imaginatif
-du Midi, son dévot machiavélisme. De la colère idolâtrique, de
-l'obstination espagnole, du génie d'intrigue surtout et de roman, sort
-la dangereuse machine des _Exercitia_ d'Ignace, grossière, d'autant
-plus redoutable.
-
-Cela de très-bonne heure, quatre ou cinq ans après Luther, vers 1522,
-et bien avant l'école de résistance que Genève organisera.
-
-C'est tout le sens de ce volume. La Renaissance, trahie par le hasard
-des mobilités de la France, qui tourne au vent des volontés légères,
-des caprices d'un malade, périrait à coup sûr, et le monde tomberait
-au grand filet des pêcheurs d'hommes, sans cette contraction suprême
-de la Réforme sur le roc de Genève par l'âpre génie de Calvin.
-
- Paris, 21 juin 1855.
-
-
-
-
-NOTE
-
-DE LA MÉTHODE
-
-
-Un événement fort grave est arrivé récemment dans le monde
-scientifique: il faut bien qu'on se l'avoue.
-
-L'histoire de France est écroulée.
-
-Je veux dire l'histoire doctrinaire, l'histoire quasi officielle dont
-notre temps a vécu sur la foi de certaine école. Une main forte et
-hardie a enlevé au système la base où il reposait.
-
-C'était un axiome partout écrit, enseigné, professé dogmatiquement et
-docilement accepté, transmis du plus haut au bas, de la Sorbonne aux
-colléges, aux moindres écoles, que «quatorze cents ans de despotisme
-avaient fondé la liberté.»
-
-D'où suivait que celle-ci devait, non pas amnistier, mais honorer le
-despotisme. Père et mère honoreras.
-
-L'école historique née de 1815 nous enseignait que nos défaites furent
-toutes des degrés heureux de cette initiation. Toutes les victoires de
-la force se trouvaient légitimées. La philosophie faisait plus. Elle
-proclamait sa formule: «La victoire est sainte, le succès est saint.»
-
-Dans l'exagération croissante et le progrès du paradoxe, après
-l'apologie des victoires barbares, féodales, royales, vint l'éloge des
-victoires du catholicisme, de l'inquisition, de la Saint-Barthélemy
-(dans la bouche d'un républicain)!
-
-Ce fut le _Consummatum est_.--Quiconque refusait de subir la tyrannie
-du système recevait la qualification d'écrivain systématique. Si la
-conscience résistait, si la critique indocile trouvait dans l'examen
-des faits des raisons de ne pas se rendre, on souriait de pitié; on
-opposait à toute preuve d'érudition la preuve décisive, palpable,
-actuelle; on frappait de la baguette la pièce probante, l'oeuvre et le
-dernier fruit des siècles: le gouvernement constitutionnel.
-
-Deux hommes, à ma connaissance, ont résisté à cet entraînement.
-
-L'un, c'est mon vénérable maître Sismondi, qui, dans l'oeuvre plus
-faible sans doute de ses dernières années n'en a pas moins lutté
-contre ce système immoral par sa vigueur républicaine et la générosité
-de son caractère.
-
-L'autre, c'est moi. Je résistai par l'amour des réalités et le
-sentiment de ma vie, qui domine dans tout coeur d'artiste, et qui,
-sans effort, sans dispute, lui fait fuir et détester les mortes
-créations que les scolastiques quelconques échafaudent contre la
-nature et la création de Dieu.
-
-Par le coeur seul et le bon sens, par ma naturelle impuissance
-d'accepter un optimisme barbare sur cet océan de malheurs, je restai,
-moi, libre du système des historiens hommes d'État.
-
-Aujourd'hui que la réalité, inexorable et terrible, les a violemment
-réfutés, ils se maintiennent encore par une certaine attitude,
-affectant de ne pas voir l'anéantissement de leurs théories. Mais
-voici qu'une voix sévère, respectueusement ironique, s'élève dans leur
-propre revue (Quinet, 15 avril 1855, _Philosophie de l'histoire de
-France_). Elle les prie de faire savoir ce qu'est devenue la pierre
-sur laquelle ils avaient bâti. On ne méconnaît nullement leurs mérites
-de détails, leurs recherches et leurs découvertes; loin de là, on les
-console, en leur disant qu'après tout, si l'ensemble manque, il leur
-restera d'avoir éclairé tels points spéciaux. Seulement, avec douceur,
-sans bruit et sans violence, on écarte le petit plâtrage qui honorait
-encore un peu les dehors de la construction décrépite. On se permet de
-regarder dessous. Mais quoi! dessous, c'est le vide, l'abîme. Et la
-base est partie.
-
-Pour nous, qu'ils ont mis au ban depuis si longtemps, est-ce par
-rancune que nous constatons cette ruine? Point du tout. Nous nous
-sommes toujours fié au temps pour faire tomber ce qui doit tomber.
-Nous allâmes toujours devant nous, sans nous amuser aux disputes. Mais
-aujourd'hui, à une époque où l'âme, fortement avertie, cherche à se
-prendre à quelque chose (quelque chose qui sera sa perte ou son
-renouvellement), on ne peut laisser ainsi les masures encombrer le
-sol, faire ombre et garder la place, empêchant que rien n'y vienne.
-
-Arrière, faux docteurs et faux dieux!
-
-
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
-LE TURC.--LES JUIFS
-
-1508-1512
-
-
-Le Turc, le Juif[1], la terreur et la haine, l'attente des armées
-ottomanes qui avancent dans l'Europe, le déluge des Juifs qui,
-d'Espagne et de Portugal, inonde l'Italie, l'Allemagne et le Nord,
-c'est la première préoccupation du XVIe siècle, celle qui d'abord
-absorbe les esprits et domine tout intérêt moral et politique. Non
-sans cause: sous deux aspects divers, c'est l'Orient, l'Asie, qui,
-d'un mouvement irrésistible, envahit l'Occident.
-
-[Note 1: Dans ce chapitre et les suivants, _la Presse_, _la
-Banque_, _la Réforme de Luther_, nous avons dû poser les questions
-dominantes du siècle avant de les voir se débattre en France. Cette
-méthode était la seule logique.
-
-La question dominante et souveraine se présente dès le premier
-chapitre: La révolution se fera-t-elle _par la Renaissance_ et la
-création d'un nouvel esprit, ou _par la réforme_ et le renouvellement
-de l'esprit chrétien?
-
-Le signe du nouvel esprit est la réconciliation du genre humain,
-l'adoption même des proscrits, des maudits, des Turcs, des Juifs, des
-tribus sauvages, etc., dans lesquels l'humanité européenne
-reconnaîtrait des frères. Cette reconnaissance, préparée pour l'Orient
-dans la trop courte époque des quinze premières années de Soliman, est
-ajournée par l'effroi de l'Europe, par l'horreur qu'inspirent
-Barberousse, les ravages des Barbaresques.
-
-De nos jours, l'oeuvre de rapprochement s'est avancée par le commerce
-et la colonisation, par la science et par la critique. L'humanité
-s'éveille avec bonheur dans l'idée consolante de son identité. Nous
-vivons, nous fraternisons, nous combattons avec les Turcs. Mais ce
-n'est pas seulement cet Orient occidental du monde musulman qui nous
-apparaît comme frère. L'immensité du monde chinois se révèle comme une
-autre Europe au bout de l'Asie. La religion bouddhique, avec ses deux
-cents millions de croyants, y répond au christianisme, et comme
-nombre, et comme morale, et comme hiérarchie, comme monachisme, etc.
-Ce surprenant Sosie de la religion occidentale que nous venons de
-découvrir est-il ou n'est-il pas vraiment frère du christianisme?
-Celui-ci le reconnaîtra-t-il ou le repoussera-t-il? Oui ou non, selon
-le caractère que le christianisme revendique pour lui-même comme
-essentiel et constitutif. Si le christianisme met son essence dans la
-promesse du monde à venir, dans l'espoir du salut, dans l'intérêt, il
-n'est pas le frère du bouddhisme, il peut le repousser. S'il veut se
-définir la religion de la charité, il reconnaîtra le bouddhisme comme
-son frère, comme un autre lui-même; il ne déclinera cette fraternité
-et cette ressemblance qu'en déclarant que la charité n'est point
-essentielle au christianisme.
-
-Le clergé se garde bien de toucher cette question. Il laisse une
-philosophie complaisante insister sur _les différences_ des deux
-religions, c'est-à-dire sauver et défendre le christianisme comme
-unique et miraculeux. Pour nous, _les ressemblances_ nous semblent
-bien autrement frappantes. C'est au coeur de juger. Qu'il dise si le
-charme moral de la légende évangélique ne se retrouve pas tout entier
-dans la légende bouddhique, avec sa placide sainteté, même ses
-tendances féminines à la quiétude monastique. Il faut être bien
-déterminé à ne rien voir pour nier une ressemblance de famille qui
-n'est pas seulement dans les grands traits généraux de la face et dans
-l'expression, mais dans les menus détails, dans les petits signes
-fortuits, jusque dans les plis et les rides. Non-seulement les deux
-frères se sont ressemblé en naissant, mais dans le progrès de la vie;
-ils ont changé et vieilli de la même manière.
-
-À ces dictées du coeur et du bon sens répondent entièrement les
-résultats de l'érudition. Que de fois je les recueillis (dans cette
-heureuse amitié de trente ans) de la bouche aimable et chère, autant
-que grave, d'Eugène Burnouf!... Oui, chère et regrettable à jamais! Je
-passe tous les jours, le coeur plein d'amers regrets, devant cette
-maison, où tous nous prîmes _le lotus de la bonne foi_, devant ce
-savant cabinet, si bien éclairé, soleillé, où, dans les jours d'hiver,
-nous réchauffions notre pâle science occidentale à son soleil indien.
-L'émanation régulière des langues, exactement la même en Asie, en
-Europe, la génération correspondante des religions et non moins
-symétrique, c'était son texte favori et mon ravissement.
-
-Voilà ce que j'ai emporté de cette maison: sa lumière (qui est ma
-chaleur), sa parole limpide, où je voyais si bien naître d'Orient,
-d'Occident, le miracle unique des deux Évangiles. Touchante identité!
-deux mondes séparés si longtemps dans leur mutuelle ignorance et se
-retrouvant tout à coup pour sentir qu'ils sont un, comme deux poumons
-dans la poitrine ou deux lobes d'un même coeur.
-
-Moi sacré de la Renaissance! Là, je l'ai bien senti! l'_unité de l'âme
-humaine_, la paix des religions, la réconciliation de l'homme avec
-l'homme et leur embrassement fraternel.
-
-Un mot encore sur ce premier chapitre. Comment personne ne s'est-il
-avisé d'une chose si facile et si belle, de réunir tant d'histoires
-ravissantes, qui sont dans Burnouf et ailleurs, en un même _Évangile
-bouddhique_? Comment n'a-t-on pas publié dans un format populaire la
-merveille du _Zend-Avesta_? Comment les juifs n'ont-ils pas traduit
-leur magnifique histoire d'Iozt? Comment ne traduisent-ils pas de
-français en allemand la _Kabbale_ de M. Frank, un chef-d'oeuvre de
-critique; et d'espagnol en français les _Juifs d'Espagne_ de M. José
-Amador de los Rios?
-
-Le point capital peut-être de l'histoire des Juifs, c'est l'effort
-qu'ils ont fait à certaines époques pour sortir de l'usure, et
-l'inepte fureur avec laquelle les chrétiens les y repoussaient. (Voir
-particulièrement les édits de 1774, 1775, 1777.)]
-
-Pensée dominante du peuple, discussion éternelle des doctes, énigme
-insoluble aux penseurs, scandale pour les croyants, épreuve pour la
-foi. Car, enfin, il est évident que les mécréants engloutissent le
-monde. Sont-ils de Dieu, sont-ils du diable, ces Turcs, ces Juifs? Et
-leur apparition, est-ce un fléau du ciel, ou une éruption de l'enfer?
-Tel y voit le démon, et soupçonne que cette engeance n'est rien «qu'un
-diable en fourrure d'homme.»
-
-L'invasion des Turcs est comme celle des grands ouragans; rien ne dure
-devant elle; les obstacles lui font plaisir et la rendent plus forte;
-états, principautés, royaumes, tout ce qu'il y a de plus enraciné,
-s'arrache, craque, vole comme une paille. Chose bizarre, l'humble
-invasion des Juifs n'est pas moins irrésistible. C'est comme cette
-armée des rats qui, dit-on, au Moyen âge, s'empara de l'Allemagne,
-l'envahit, la remplit, occupant tout, mangeant tout, jusqu'aux chats.
-Ici, arrêtée par la flamme, mais passant à côté. Armée silencieuse;
-sauf un immense et léger bruit de mâchoires et de dents rongeuses,
-rien n'eût accusé sa présence.
-
-Les invasions turques apparaissent comme un élément, une force de la
-nature. Elles reviennent à temps donnés. On peut les prévoir, les
-prédire, comme les éclipses ou tout autre phénomène naturel.
-Charles-Quint dit dans ses dépêches: «Le Turc est venu cette année; il
-ne reviendra de trois ans.»
-
-Les sultans mêmes n'y peuvent rien. Bajazet II, ami des Vénitiens,
-leur fit dire que rien ne pouvait empêcher les invasions du Frioul et
-le grand mouvement turc vers l'Italie. De même, le vizir de Soliman
-disait aux ambassadeurs que l'immense piraterie des barbaresques ne
-dépendait pas de la Porte.
-
-Les ravages des invasions par terre, qui semblent si furieux, n'en
-suivent pas moins une marche en quelque façon méthodique. C'est
-d'abord l'éblouissement d'une multitude innombrable, l'infini du
-pillage, des courses de tribus inconnues, dont plusieurs, comme les
-sauterelles, viennent de l'Asie même s'abattre sur le Danube;
-effroyable poussière vivante qui suit, précède, entoure les Turcs.
-Tuez-en autant que vous voudrez, ils ne s'en inquiètent pas; cela ne
-fait rien à la masse, au fort noyau compacte qui se meut en avant.
-L'effet cependant est sensible. Ces ondées d'insectes humains, ces
-ravages assidus, découragent la culture, la rendent impossible, font
-qu'on n'ose plus cultiver, habiter; un grand vide se fait de lui-même.
-La masse y entre d'autant mieux, prend les forts dégarnis, des villes
-mal approvisionnées, quasi désertes. Les églises deviennent mosquées.
-Leurs tours, changées en minarets, cinq fois par jour crient la
-victoire d'Allah, la défaite du Christ. Plus d'impôt qu'un léger
-tribut; mais vaste tribut d'hommes, c'est la condition de la
-servitude. Ce peuple artificiel, qui à peine est un peuple, se
-continue par les esclaves, par des enlèvements annuels. L'enfant beau
-et fort est né Turc, né pour le harem et l'armée.
-
-Le Turc est l'ogre des enfants des rayas. Il y a là des destinées
-étranges. Ces enfants, que le monstre absorbe, n'en vivent pas moins
-et gouvernent leurs maîtres. Tel devient pacha ou vizir, et l'effroi
-des chrétiens.
-
-Dieu sait les récits merveilleux qui se font de toutes ces choses dans
-les veillées du Nord: martyres, supplices, hommes sciés en deux,
-filles, enfants volés par les pirates! et l'on n'a plus su jamais ce
-qu'ils sont devenus! La peur croit tout. Les femmes pressent leurs
-nourrissons contre elles. Les hommes mêmes sont pensifs, et dans une
-grande attente; les vieillards ruminent dans leur barbe les jugements
-de Dieu.
-
-Qui ne voit, en effet, que le fléau marche toujours? Et, si on le
-retarde, il va ensuite plus vite, arrive à l'heure. C'est comme une
-funèbre horloge de Dieu qui sonne exactement les morts de peuples et
-de royaumes. Vainqueur des Grecs, le premier Bajazet est pris par les
-Tartares; qu'importe? Constantinople n'en tombe pas moins, Otrante est
-saccagée et l'Italie ouverte. Rhodes et Belgrade arrêtent Mahomet II;
-qu'importe? Elles vont tomber sous Soliman, et non-seulement elles,
-mais Bude, et voilà les Turcs à deux pas de Vienne. La Valachie est
-tributaire; moitié de la Hongrie devient province turque et reste
-telle. Combien de temps faut-il, si Dieu n'y apporte remède, pour que
-l'inondation passe par-dessus l'Allemagne? Vingt ans peut-être! Et
-pour qu'elle pénètre en France, pour qu'elle vienne venger à Poitiers
-la vieille défaite des Sarrasins? Il ne faut guère plus de trente ans,
-si le progrès est régulier. Préparez-vous, peuples chrétiens, serrez
-bien vos coffres et vos caves; le Turc vous arrive altéré. Mères,
-gardez bien l'enfant! Et vous, jeunes demoiselles, de bizarres romans
-vous menacent, de grandes hontes, et qui sait? de hautes fortunes! Une
-Russe gouverna Soliman, une Bretonne enfanta au sérail l'exterminateur
-des janissaires. Terribles jeux du diable! La fille en rêve, et la
-mère en frémit.
-
-Le fort et fidèle interprète de la pensée du peuple, le consciencieux
-ouvrier Albert Dürer, qui a mis les récits des rues dans ses cuivres
-savants, dans ses bois baroques et sublimes, a consacré par une
-célèbre gravure le canon de Mahomet II, le _grand canon_ aux
-monstrueux boulets de marbre qui lançait cinq quintaux par coup. On
-voit au fond d'épaisses et ondoyantes moissons, de riches granges à
-vastes toits allemands, des fermes et de belles cités avec leurs
-monuments, des colisées splendides; enfin toute grandeur, art,
-richesse, vie, bonheur et paix profonde. Au premier plan, le
-monstre... Ce n'est pas le canon, c'est l'agent de destruction, en
-tête de ses insouciants janissaires; c'est le Turc, sec, hâlé, passé
-au feu de cent batailles, qui, l'oeil posé sur sa machine, le menton
-jeté en avant, et dans un ferme arrêt, se dit: «Bien! et très-bien!...
-Dans une heure tout aura péri.»
-
-L'oeuvre de Dürer et de ces vieux maîtres, comme Altdorfer et le
-forgeron d'Anvers, est pleine de figures à turban, barbes orientales,
-turques ou juives; force imaginations sauvages de supplices
-ingénieux. Ce sont de mauvais rêves, moins le vague. L'une de ces plus
-saisissantes effigies est un Christ de Dürer, entre le Turc armé qui
-le tuera et le Juif enragé qui tient la verge pour le flageller tout
-le jour.
-
-Une chose étonne chez une génération si fortement préoccupée du Juif,
-du Musulman; personne de tant de gens d'esprit (ni Luther, ni Érasme)
-ne remarque que ces deux races, qui crucifient la chrétienté, sont
-crucifiées par elle pendant des siècles, que le Mahométan fut provoqué
-par nos longues croisades, le Juif plus de mille ans flagellé,
-supplicié. Et il l'est encore; roi ici, là il reste en croix.
-
-Que font Mahomet II, Soliman, en Valachie, Servie, Hongrie?
-Précisément ce que les rois d'Espagne font à Cordoue et à Grenade. Et
-les ravages n'ont pas été plus grands.
-
-Qu'on songe que les _gastadores_ désolèrent, balayèrent, nettoyèrent
-et déménagèrent si parfaitement le riche royaume de Cordoue, que les
-colons chrétiens appelés en ce désert n'y trouvèrent pas une paille,
-et commencèrent par une horrible disette; il fallut y apporter tout.
-
-Le monde mauresque, réfugié tout entier à Grenade, fit de ce dernier
-asile le paradis de la terre, sur lequel vint alors camper la
-dévorante armée de Ferdinand, avec une autre armée d'industrieux
-_gastadores_, savants ouvriers de la mort, qui l'avaient mise en art,
-détruisant, rasant, arrachant métairies, moulins, arbres à fruits,
-oliviers, vignes, orangers, si bien que le pays ne s'en est jamais
-relevé.
-
-En même temps, l'on chassa les Juifs, comme on a vu, et, comme on
-verra bientôt, les Maures, en 1526, par la plus horrible persécution
-dont il y ait mémoire. On les chassa, et on les retint, mettant des
-conditions impossibles au départ. Ces infortunés voulaient se jeter à
-la mer. Le fameux Barberousse eut la charité d'en passer en Afrique
-soixante-dix mille en sept voyages, dix mille chaque fois. Ce grand
-acte religieux commença la réputation de ce fameux roi des pirates.
-
-On peut croire que, des deux côtés, chez les Musulmans et les
-Chrétiens, la captivité était cruelle. Les galères, cet enfer commencé
-par les chevaliers de Rhodes, s'imitent en Espagne et en France,
-d'autre part chez les Turcs. C'est-à-dire que, des deux côtés, les
-prisonniers meurent sous les coups.
-
-Rage de haine et de fanatisme. La barrière déplorable qui sépare
-l'Europe et l'Asie avait paru vouloir s'abaisser quelque peu vers la
-fin des croisades, au temps de Saladin. Elle se relève plus terrible.
-Par quelle audace les libres penseurs, les amis de l'humanité,
-parviendront-ils à la percer? On ne peut le deviner. Les tentatives de
-la diplomatie pour créer l'alliance des Turcs et des Chrétiens, celles
-des humanistes pour relever les Juifs, en dépit d'un si furieux
-préjugé populaire, ce sont des choses si hardies qu'on n'eût osé les
-rêver même. Elles se firent à l'improviste, par hasard ou par
-nécessité. Parlons des Juifs d'abord.
-
- * * * * *
-
-La révolution religieuse fut ouverte par les gens qui en sentaient le
-moins la portée, par les érudits. Un matin se trouva posée cette
-question hardie, de savoir si l'Europe chrétienne pouvait amnistier,
-honorer ceux qu'on appelait les meurtriers du Christ. Si elle
-pardonnait même aux Juifs, à plus forte raison, elle adoptait les
-infidèles, elle embrassait le genre humain.
-
-Je m'explique. Personne n'eût osé formuler ainsi cette idée. Et
-pourtant elle était implicitement contenue dans l'opinion des érudits:
-«Que la philosophie rabbinique était supérieure, antérieure à toute
-sagesse humaine; que les chefs des écoles grecques étaient les
-disciples des Juifs.»
-
-Relever les Juifs à ce point, c'était les donner pour maîtres à
-l'Europe dans les choses de la pensée, comme ils l'étaient déjà
-certainement dans la médecine et les sciences de la nature.
-
-Le jeune prince italien Pic de la Mirandole, étonnant oracle de
-l'érudition, qui, vivant, fut une légende, comme mort le fut Albert le
-Grand, avait dit audacieusement de la philosophie juive: «J'y trouve à
-la fois saint Paul et Platon.»
-
-Ses thèses sur la Kabale furent imprimées en 1488, avant l'horrible
-catastrophe d'Espagne, qui brisa les écoles juives et dispersa dans
-l'Europe, dans l'Afrique, jusque dans l'Asie, la tribu la plus
-civilisée et la plus nombreuse de ce peuple infortuné.
-
-C'est au milieu de ce naufrage, en 1494, quand ses lugubres débris
-apparurent dans les villes du Nord parmi les huées d'un peuple
-impitoyable; c'est alors qu'un savant légiste, Reuchlin, publia son
-livre: _De verbo mirifico_, dont le sens était: «Seuls, les Juifs ont
-connu le nom de Dieu.»
-
-Ces misérables, assis sur la pierre des places publiques, hâves,
-malades, qui faisaient horreur, qui n'avaient plus figure d'hommes,
-les voilà, par ce paradoxe, placés au faîte de la sagesse, reconnus
-pour les antiques et profonds docteurs du monde, les premiers
-confidents de Dieu.
-
-Dans leurs livres et dans leur langue, Reuchlin montrait les hautes
-origines et des nombres de Pythagore et des principaux dogmes
-chrétiens.
-
-Le progrès des humanistes avait sans doute amené là. Ils avaient, au
-XVe siècle, dans l'Académie florentine, adoré la sagesse grecque et
-naïvement préféré Platon à Jésus. On pouvait prévoir qu'au XVIe la
-curiosité humaine transporterait son fanatisme à une doctrine plus
-abstruse, à une langue peu connue encore, et que, de la Grèce,
-désormais sans mystère, elle remonterait au lointain Orient.
-
-Qu'on estimât plus ou moins les livres hébraïques et la philosophie
-des Juifs, on ne devait pas oublier le titre immense qu'ils ont acquis
-pendant le Moyen âge à la reconnaissance universelle. Ils ont été
-très-longtemps le seul anneau qui rattacha l'Orient à l'Occident, qui,
-dans ce divorce impie de l'humanité, trompant les deux fanatismes,
-chrétien, musulman, conserva d'un monde à l'autre une communication
-permanente et de commerce et de lumière. Leurs nombreuses synagogues,
-leurs écoles, leurs académies, répandues partout, furent la chaîne en
-laquelle le genre humain, divisé contre lui-même, vibra encore d'une
-même vie intellectuelle. Ce n'est pas tout: il fut une heure où toute
-la barbarie, où les Francs, les iconoclastes grecs, les Arabes
-d'Espagne eux-mêmes, s'accordèrent sans se concerter pour faire la
-guerre à la pensée. Où se cacha-t-elle alors? Dans l'humble asile que
-lui donnèrent les Juifs. Seuls, ils s'obstinèrent à penser, et
-restèrent, dans cette heure maudite, la conscience mystérieuse de la
-terre obscurcie.
-
-Les Arabes prirent d'eux le flambeau, et des Arabes les Chrétiens.
-Primés par les uns et les autres, les Juifs subirent, au XIVe et au
-XVe siècles, une cruelle décadence. Néanmoins ils restaient en Espagne
-(autant et plus que les Maures) le peuple civilisé. Leur dispersion
-dans l'Europe fut, pour ainsi dire, l'invasion d'une civilisation
-nouvelle. Tout subit l'influence occulte et d'autant plus puissante
-des Juifs espagnols et portugais.
-
-L'année même de la catastrophe, en 1492, Reuchlin se trouvant à Vienne
-près de l'empereur Maximilien, dont il était fort aimé, un Juif,
-médecin de l'empereur, lui fit un cadeau splendide, celui d'un
-précieux manuscrit de la Bible, s'adressant ainsi à son coeur, lui
-disant: «Lisez et jugez.»
-
-À l'avènement des papes, la pauvre petite Jérusalem, cachée dans le
-_Ghetto_ de Rome, apparaissait, son livre en main, et, sans mot dire,
-se présentant sur la route du cortége, elle se tenait là avec la
-Bible. Muette réclamation, noble reproche de la vieille mère, la loi
-juive, à sa fille, la loi chrétienne, qui l'a traitée si durement.
-
-Ici, dans ce don du Juif à Reuchlin, nous revoyons la Bible encore se
-présentant au grand légiste, à la science, à la Renaissance, demandant
-et implorant d'elle l'équitable interprétation.
-
-Et dans quel moment solennel? Lorsque les terribles persécutions du
-siècle aboutissaient à leur terme, la proscription générale des Juifs.
-Nul doute que l'habile médecin, habitué à juger sur leurs pronostics
-ces étranges épidémies, n'ait deviné la recrudescence de la fureur
-populaire, la ruine imminente des siens, et ne leur ait cherché un
-bienveillant défenseur.
-
-Il n'y a rien de comparable à cet événement des Albigeois aux
-dragonnades. Les Saint-Barthélemy de Charles IX et du duc d'Albe, qui
-furent plus sanglantes peut-être, n'ont pourtant pas ce caractère de
-la destruction générale d'un peuple.
-
-Nos protestants, fuyant la France, furent reçus avec compassion en
-Angleterre, en Hollande, en Prusse, et partout. Mais les Juifs, fuyant
-l'Espagne en 1492, trouvèrent des malheurs aussi grands que ceux
-qu'ils fuyaient. Sur les côtes barbaresques, on les vendait, on les
-éventrait pour chercher l'or dans leurs entrailles. Plusieurs
-échappèrent dans l'Atlas, où ils furent dévorés des lions. D'autres,
-ballottés ainsi d'Europe en Afrique, d'Afrique en Europe, trouvèrent
-dans le Portugal pis que les lions du désert. Telle était contre eux
-la rage du peuple et des moines, que les mesures cruelles des rois ne
-suffisaient pas à la satisfaire. Non-seulement on les fit tout d'abord
-opter entre la conversion et la mort, mais, en sacrifiant leur foi,
-ils ne sauvaient pas leurs familles; on leur arrachait leurs enfants.
-Le roi prit les petits qui avaient moins de quatorze ans pour les
-envoyer aux îles. Ils mouraient avant d'arriver. Il y eut des scènes
-effroyables. Une mère de sept enfants, qui se roulait aux pieds du
-roi, faillit être mise en pièces par le peuple. Le roi n'osa rien
-accorder, et ne la sauva pas sans peine des ongles de ces cannibales.
-
-Les misérables convertis étaient traînés aux églises, n'achetant leur
-vie jour par jour que par l'abjection et l'hypocrisie. Au moindre
-soupçon, massacre. Il y en eut un terrible, en 1506, à Lisbonne.
-
-En Allemagne Maximilien, Louis XII en France, se popularisèrent à bon
-marché, en accordant aux marchands indigènes, qui craignaient la
-concurrence, l'expulsion des Juifs émigrés qui affluaient dans le
-Nord. Venise et Florence, quelques villes d'Allemagne, montrèrent plus
-d'humanité. Cependant là même et partout leur condition était
-cruellement incertaine, variable. À chaque instant, des histoires
-d'hosties outragées, d'enfants crucifiés et autres fables semblables;
-parfois la simple rhétorique d'un moine prêchant la Passion pouvait
-ameuter la foule, et, de l'église, la lancer au pillage des maisons
-des Juifs. Arrachés, traînés, torturés, il leur fallait assouvir ces
-accès de rage infernale.
-
-Elle semblait inextinguible. Même au XVIIe siècle, une Française,
-madame d'Aulnoy, vit en Espagne, dans un auto-da-fé, les moines qui
-menaient des Juifs au supplice anticiper sur la charrette l'office des
-bourreaux. Ils les brûlaient par derrière pour en tirer quelques
-paroles d'abjuration, ou du moins des cris. Arrivés sur la place, les
-assistants perdirent la tête; le peuple, ne se connaissant plus,
-commença à les lapider; des seigneurs tirèrent leurs épées et
-lardèrent les patients pendant qu'ils montaient au bûcher.
-
-On leur reprochait souvent, non-seulement d'avoir tué le Christ, mais
-de tuer les Chrétiens par l'usure. Ceux-ci les accusaient là d'un
-crime qui était le leur. Les Juifs ne faisaient point l'usure quand on
-leur permit de faire autre chose. Ils vivaient de commerce,
-d'industrie, de petits métiers. En leur défendant ces métiers, en
-confisquant leurs marchandises, en les dépouillant de tout bien
-saisissable, on ne leur avait laissé que le commerce insaisissable, ou
-du moins facile à cacher, l'or et la lettre de change. On les haïssait
-comme usuriers; mais qui les avait faits tels?
-
-Ces mystérieuses maisons, si on eût pu les bien voir, eussent
-réhabilité dans le coeur du peuple ceux qu'il haïssait à l'aveugle. La
-famille y était sérieuse et laborieuse, unie, serrée, et pourtant
-très-charitable pour les frères pauvres. Implacable pour les chrétiens
-et se vengeant d'eux par la ruse, le Juif était généralement admirable
-pour les siens, bienfaisant dans sa tribu, édifiant dans sa maison.
-Rien n'égalait l'excellence de la femme juive, la pureté de la fille
-juive, transparente et lumineuse dans sa céleste beauté. La garde de
-cette perle d'Orient était le plus grand souci de la famille. Morne
-famille, sombre, tremblante, toujours dans l'attente des plus grands
-malheurs.
-
-Toutes les fois qu'au Moyen âge l'excès des maux jeta les populations
-dans le désespoir, toutes les fois que l'esprit humain s'avisa de
-demander comment ce paradis idéal d'un monde asservi à l'Église
-n'avait réalisé ici-bas que l'enfer, l'Église, voyant l'objection,
-s'était hâtée de l'étouffer, disant: «C'est le courroux de Dieu!...
-c'est la faute de Mahomet!... c'est le crime des Juifs? Les meurtriers
-de Notre-Seigneur sont impunis encore!» On se jetait sur les Juifs; on
-égorgeait, on rôtissait; les âmes furieuses et malades se soûlaient de
-tortures, de douleurs, de supplices. Puis venait l'hébétement qui suit
-ces orgies de la mort. Tout rentrait dans l'ordre sombre, dans la
-misère et le servage.
-
-En 1348, par exemple, quand la grande peste sévit en Europe, quand les
-foules fanatiques des Flagellants couraient toutes les routes en se
-déchirant de coups pour apaiser la colère de Dieu, ils criaient: «Le
-mal vient des prêtres!» Et l'on commençait à les massacrer. Le peuple,
-du fond de la Hollande jusqu'aux Alpes, s'ébranlait; on craignait un
-carnage universel du clergé, lorsque le coup fut habilement détourné
-sur les Juifs. Il fallait du sang; on donna le leur.
-
-Au XVIe siècle, on pouvait prévoir sans peine un mouvement analogue à
-celui du XIVe. Les prêtres avaient tout à craindre. Les paysans se
-révoltaient partout, spécialement contre les seigneurs ecclésiastiques.
-Les seigneurs laïques enviaient, accusaient l'énormité de la fortune de
-l'Église. Menacés par les paysans, ils ne demandaient pas mieux que de
-détourner leur fureur sur le clergé. Et celui-ci, à son tour, devait
-recourir à l'expédient qui lui réussissait le mieux, de la détourner sur
-les Juifs.
-
-Il y avait à Cologne, dans la main et sous l'influence du grand ordre
-inquisitorial des dominicains, un Juif converti, nommé Grain-de-Poivre
-(Pfefferkorn). Ce dangereux intrigant, voulant se faire jour à tout
-prix, avait essayé de se faire accepter pour Messie aux Juifs, qui
-s'étaient moqués de lui. De rage, il s'était donné, âme et corps, aux
-dominicains, se mettant au service des terribles projets de l'ordre.
-Inquisiteurs en Espagne, ils voulaient l'être en Allemagne. Il n'y
-avait pas là de Maures à brûler, mais il y avait les sorciers, les
-Juifs. Toute machine était bonne pour arriver à ce but. La presse,
-nouvelle encore, déjà arme terrible dans la main de la tyrannie,
-multipliait les légendes nouvelles, les livres de prières, les
-pamphlets sanglants des dominicains. Mysticisme et fanatisme, Vierge
-et Diable, roses et sang humain, tout roulait mêlé au torrent.
-L'inventeur, Sprenger, publiait en même temps l'horrible _Marteau des
-Sorcières_.
-
-Pour commencer un feu, il faut trouver une étincelle. Pour cela
-s'offrit Grain-de-Poivre. Il surprit l'empereur à son camp de Padoue,
-et tira du prince étourdi un ordre général pour ramasser et brûler les
-livres des Juifs. Ces bûchers une fois allumés sur les places, les
-têtes devaient s'exalter, et bientôt les hommes, pêle-mêle avec les
-livres, auraient été jetés au feu.
-
-Les Juifs avaient en cour des amis, un entre autres, ce Juif médecin
-de l'empereur dont on a parlé plus haut; ils obtinrent un sursis et un
-examen de leurs livres. Parmi ces examinateurs était précisément
-Hochstraten, l'intime ami de Grain-de-Poivre, le chef des dominicains
-de Cologne, furieux fanatique, qui très-certainement avait tramé
-l'affaire. Heureusement il y avait aussi le légiste Reuchlin qui,
-depuis longues années, s'occupait d'études hébraïques, avait publié
-une grammaire, un lexique de cette langue, son livre sur le nom de
-Dieu. Reuchlin était cruellement haï des moines pour avoir écrit une
-satire de leurs sottes prédications, de plus une farce imitée de notre
-_Avocat Patelin_, dont le héros était un moine. Il l'avait fait jouer
-par les étudiants, qui la représentaient par toute l'Allemagne.
-Lorsqu'on lança cette pierre aux livres hébraïques, il ne se méprit
-nullement, il sentit qu'elle l'atteignait. Nommé examinateur, on
-comptait qu'il n'oserait donner son avis, qu'il signerait en tremblant
-celui du dominicain. Grain-de-Poivre eut l'effronterie de venir le
-trouver lui-même, et de le sommer de le suivre dans cette _razzia_ de
-livres qu'il allait faire par toute l'Allemagne.
-
-Reuchlin, ainsi poussé, et forcé en réalité de combattre pour
-lui-même, montra une extrême prudence. Il dit que, parmi les livres
-des Juifs, il y en avait de très-coupables, injurieux pour le Sauveur
-et pour sa très-sainte Mère; il en cita deux nommément. Ceux-là il
-fallait les détruire, aux termes de la loi Cornelia, _De famosis
-libellis_. En invoquant la loi romaine, il remettait la chose aux
-tribunaux laïques. La part faite ainsi au feu, il essayait de défendre
-les autres, dont les uns étaient, disait-il, des commentaires de
-l'Écriture, des livres de grammaire et autres sciences, des allégories
-et des apologues, un corps de droit appelé Thalmud, enfin des livres
-de philosophie et de théologie spécialement appelés Kabale. Il y
-avait, disait-il, beaucoup de choses ridicules, mais d'autant plus
-devait-on les conserver pour y trouver les moyens de réfuter les
-Juifs et de vaincre leur obstination.
-
-Reuchlin s'était bien gardé d'avouer l'admiration profonde qu'il avait
-pour la Kabale. À quelle source la puisa-t-il? et comment ce grand
-humaniste, déjà suspect d'hérésie pour ses études grecques, avait-il
-eu le courage de plonger plus loin que la Grèce dans cette mécréante
-antiquité?
-
-Né sur le Rhin, Reuchlin avait été d'abord, pour sa belle voix, enfant
-de choeur de la chapelle du margrave de Bade, puis camarade de son
-fils aux écoles de France, élève de Paris, d'Orléans, de Poitiers,
-puis copiste de manuscrits grecs, et correcteur dans la libre
-imprimerie des Amerbach, à Bâle. Là vint se réfugier le grand
-théologien des Pays-Bas, l'un des précurseurs de Luther, Wessel, qui
-prit plaisir à lui enseigner l'hébreu. De Bâle, Reuchlin alla en
-Italie, vit l'Académie florentine, ce vieux Gemistus Plétho, qui
-promettait un nouveau Dieu, et ce jeune et étonnant Pic de la
-Mirandole, qui sut toutes choses, et, entre toutes, préféra la Kabale
-juive.
-
-L'empereur Maximilien, charmé du génie de Reuchlin et de son zèle
-érudit pour les droits de l'Empire, lui avait donné la noblesse et le
-titre de comte palatin.
-
-Reuchlin eut l'occasion nouvelle d'aller en Italie pour une affaire
-politique et de parler à Alexandre VI. C'était justement en août 1498,
-trois mois après la mort de Savonarole. La cendre du prophète était
-tiède encore; tout était plein de lui en Italie, plein de sa parole
-biblique, comme si Isaïe, Jérémie, avaient péri la veille. Qu'on juge
-du souffle qu'en rapporta Reuchlin dans ses études hébraïques. C'est
-alors qu'il publia ses livres contre les moines et ses travaux en
-faveur de l'érudition juive.
-
-La superstition des nombres ne pouvait faire tort à la Kabale dans un
-esprit qui la retrouvait chez Pythagore et chez Platon. L'importance
-mystérieuse attribuée aux signes du langage, aux lettres de
-l'alphabet, nous l'avons revue de nos jours chez de Maistre et de
-Bonald. Parmi ces folies, l'antique Kabale a des traits surprenants de
-raison, de bon sens, entre autres l'adoption du vrai système du monde,
-si longtemps avant Copernic.
-
-Le _Zohar_, livre principal de la Kabale, a trouvé en 1815 la preuve
-incontestable de sa très-haute antiquité. Le code des Nazaréens,
-découvert et publié alors, dont la doctrine est celle du _Zohar_, est,
-de l'aveu des Pères de l'Église, du temps de Jésus-Christ. Donc cette
-doctrine n'est pas copiée des néoplatoniciens. Le serait-elle de
-Platon? mais elle lui est positivement contraire, elle est
-antiplatonicienne. Sa parenté la plus proche, comme l'a si bien
-démontré M. Franck, est avec les anciennes traditions de la Perse, où
-les Juifs puisèrent si largement dans la Captivité.
-
-Sublime métaphysique, si antique et si moderne! qui, par un côté, est
-l'écho de la parole d'Ormuzd, de l'autre, l'étonnant précurseur de la
-doctrine d'Hegel!
-
-Il y a, dans cette grandeur, des choses d'une tendresse profonde, qui
-ne pouvaient être inspirées que par cet étonnant destin d'une nation
-unique en douleur. «L'Éternel, ayant fait les âmes, les regarda une à
-une... Chacune, son temps venu, comparaît. Et il lui dit: Va!... Mais
-l'âme répond alors: Ô maître! je suis heureuse ici. Pourquoi m'en
-irais-je serve, et sujette à toute souillure?--Alors, le Saint (béni
-soit-il!) reprend: Tu naquis pour cela...--Elle s'en va donc, la
-pauvre, et descend bien à regret... Mais elle remontera un jour. La
-mort est un baiser de Dieu.»
-
-La résurrection de la philosophie juive, de la langue hébraïque, par
-l'Italien Pic de la Mirandole, l'Allemand Reuchlin, le Français
-Postel, c'est la première aurore du jour que nous avons le bonheur de
-voir, du jour qui a réhabilité l'Asie et préparé la réconciliation du
-genre humain. Félicitons-nous d'avoir vécu en ce temps où deux
-Français avancèrent cette oeuvre de religion. Pour ma part, en
-remerciant Reuchlin et les vénérables initiateurs qui ouvrirent la
-porte du temple, je ne puis comprimer ma reconnaissance pour ceux qui
-nous ont mis au sanctuaire. Un héros nous ouvrit la Perse; un grand
-génie critique nous révéla le christianisme indien. Le héros, c'est
-Anquetil-Duperron; le génie, c'est Burnouf.
-
-Le premier, à travers les mers, les climats meurtriers, affrontant,
-pauvre pèlerin, les effrayantes forêts qu'habitent le tigre et
-l'éléphant sauvage, ravit au fond de l'Orient le trésor éternel qui a
-changé la science et la religion. Quel trésor? la preuve de la
-moralité de l'Asie, la preuve que l'Orient est saint tout aussi bien
-que l'Occident, et l'humanité identique.
-
-L'autre (je le vois encore, dans sa douce figure de brame occidental,
-dans sa limpide parole où coulait la lumière), l'autre a dévoilé le
-bouddhisme, ce lointain Évangile, un second Christ au bout du monde.
-
-Nos hommes de la Renaissance ne voyaient pas encore l'ensemble. Il
-leur advint, comme au voyageur qui gravit dans un temps sombre
-l'amphithéâtre colossal des Alpes ou des Pyrénées. Dans sa mobile
-admiration, chaque sommet découvert lui semble le principal, celui qui
-domine tout. Au XVe siècle, ils virent la Grèce planant sur
-l'humanité, jurèrent que toutes les eaux vives descendaient des
-sources d'Homère. Au XVIe, même cri de joie, même exclamation
-enfantine. Reuchlin voit toute philosophie procéder de la Kabale;
-Luther toute théologie émaner des livres bibliques; Postel voit toutes
-les langues sortir de la langue hébraïque; l'idiome humain, c'est
-l'hébreu.
-
-
-
-
-CHAPITRE II
-
-LA PRESSE--LE CHEVALIER HUTTEN[2]
-
-[Note 2: La source principale où j'ai puisé constamment est la
-belle édition de M. Münch (Berlin, 1821), en cinq volumes, riches de
-renseignements, d'éclaircissements historiques et biographiques, qui
-éclairent singulièrement cette époque. M. Zeller a donné une courte,
-mais excellente biographie d'Hutten (Rennes, 1849). On croit trop
-généralement qu'Hutten ne fut que le pamphlétaire des disputes
-éphémères du temps. On voit en le relisant qu'il vit toujours, qu'il
-est plein d'à-propos comme athlète permanent de la Révolution. Tel
-cri, sorti d'un coeur si chaleureux, vibrera à jamais: celui-ci, par
-exemple, dans sa lettre à l'électeur de Saxe: «Qui veut mourir avec
-Hutten pour la liberté de l'Allemagne?» La parfaite douceur de ce
-grand homme paraît à plus d'un trait. Il voit pour résultat de la
-Révolution «l'union de tous les peuples, la paix, la fraternité
-universelles; plus de haine, même pour les Turcs.» _Hutteni Opera,
-III, 603._]
-
-1512-1516
-
-
-L'Allemagne, précédée de bien loin par la France du Moyen âge, la
-devance à son tour aux XVe et XVIe siècles. Par l'initiative de
-l'imprimerie, par les révolutions des villes impériales, par celles
-des paysans et leur premier appel au droit, elle témoigne d'une vie
-forte, pénible, il est vrai, et désordonnée. Mais, telle quelle, c'est
-encore la vie. Et qui ne la préférerait au repos muet de la mort?
-
-Dans la France de François Ier, un point apparaît lumineux, et tout le
-reste est obscur. Telle révolte isolée de province contre une
-aggravation de taxe vous avertit à peine qu'il y a un peuple encore.
-En Allemagne, ce peuple est partout, et se manifeste partout, dans
-vingt centres différents, et dans les classes diverses. La grande
-querelle des savants, l'animation des nobles contre les princes et les
-prêtres, la fermentation intérieure des villes, même les sauvages
-émeutes des habitants des campagnes, sont, sous des formes diverses,
-l'unanime réclamation de la dignité humaine. Les analogies de la
-France avec ces grands mouvements ne se trouvent que dans l'action
-solitaire, individuelle de quelques hommes éminents. La grande
-polémique allemande de Reuchlin, où s'associe tout un peuple de
-légistes et d'humanistes, que lui comparer en France? L'influence de
-Budé peut-être, le libéral et généreux prévôt des marchands de Paris,
-savant et père des savants? l'enseignement hébraïque du futur Collége
-de France que déjà commence Vatable? L'obscur et timide Lefebvre
-d'Étaples, hasardant à voix basse, pour quelques amis, l'enseignement
-qui tout à l'heure va remuer toute l'Allemagne par une voix plus
-puissante.
-
-Cette Babel du Saint-Empire, construction pédantesque de tant de lois
-contradictoires, avait eu cela du moins de laisser subsister la vie
-et le sentiment du droit, au moins comme privilége. Les
-non-privilégiés eux-mêmes, les misérables paysans, morts et muets en
-Italie, en France, ils parlent en Allemagne, ils agissent trente ans
-durant. De 1495 à 1525, s'élève de moment en moment la voix des
-campagnes allemandes. De la Baltique à l'Adriatique, en suivant le
-Rhin, et l'Alsace et la Souabe, éclate le cri du paysan. Que veut-il?
-Rien qu'être homme. Il pousse son ambition jusqu'à vouloir respirer,
-user un peu de la nature, de l'air, de l'eau, de la forêt. Il ne
-refuse pas de servir; il voudrait seulement servir aux termes des
-anciens contrats, ne pas voir sa servitude varier, s'aggraver chaque
-jour.
-
-Cette modération patiente et résignée est partout dans la révolution
-allemande. Elle apparaît la même dans l'affaire de Reuchlin contre les
-dominicains. L'Allemagne ne contestait rien à son Église locale, elle
-acceptait la justice et l'inquisition de ses évêques. Elle repoussait
-celle des moines, cette nouvelle inquisition que voulait lui imposer
-Rome, cette invasion dominicaine conquérante de l'Espagne, qui voulait
-lui assimiler l'Allemagne, si profondément opposée. À vrai dire,
-c'était Rome ici qui était révolutionnaire, qui innovait, et que les
-Allemands, à bon droit, accusaient de nouveauté.
-
-La chose était trop évidente. Rome, dans ses besoins financiers,
-étendait chaque jour davantage le terrorisme lucratif de
-l'inquisition. On a vu la tentative de 1462 contre les Vaudois
-d'Arras, qui, si elle eût réussi, eût forcé la porte des Pays-Bas et
-de la France. On a vu, en 1488, la tentative d'Innocent VIII sur le
-Rhin et le Danube, la mission du dominicain auteur du _Marteau des
-sorcières_. Les papes variaient en bien des choses, mais non dans leur
-faveur croissante pour l'ordre de saint Dominique. Ils poussaient
-devant eux ce glaive sacré, clef magique qui ouvrait les coffres. Le
-grand financier Alexandre VI fortifia les dominicains. Le bon, le
-doux, le philosophe Léon X les fortifia, et remit à leurs mains
-hardies l'exploitation de l'Allemagne. Dépositaires de la doctrine,
-ces frères puissants de saint Thomas, docteurs, prédicateurs et juges,
-portaient dans le brocantage du négoce ecclésiastique l'audace et la
-violence d'une irrésistible force. De bons moines qui quêtaient dans
-la robe de drap blanc de l'inquisition espagnole ne pouvaient pas
-quêter en vain.
-
-Il n'y avait qu'un homme bien fort et fortement appuyé sur le grand
-corps des légistes, tout-puissant en Allemagne, un légiste de
-l'empereur, cher à la maison d'Autriche, devenu comte palatin et juge
-de la redoutée Ligue de Souabe, il n'y avait, dis-je, qu'un tel homme
-pour oser souffler un mot contre les dominicains. Encore, quand
-Reuchlin dit ce mot, ses amis frémirent et le crurent perdu. Oser
-répondre à Grain-de-Poivre, saisir à travers les ténèbres la main
-puissante des moines qui le mettaient en avant, c'était empoigner
-l'épée par la pointe, s'enferrer sur le fer sacré. Érasme éperdu lui
-cria qu'il allait beaucoup trop loin.
-
-Les dominicains, avec la hauteur et l'assurance de gens qui ont de
-leur côté le bûcher et le bourreau, se mirent à plaisanter Reuchlin.
-Leurs hommes, les professeurs de la Faculté de Cologne, leur Ortuinus
-Gratius, décochèrent une satire contre le champion des Juifs. Pesante
-flèche de bois et de plomb, qui, lancée à grand effort, s'abattit
-honteusement sans avoir pu prendre son vol, parmi les rires et les
-sifflets. Alors les moines furieux se rappelèrent qu'après tout ils
-n'avaient pas besoin de raison. Ils ne plaidèrent plus, mais jugèrent,
-et, sans s'arrêter à l'appel au pape que faisait Reuchlin, ils
-brûlèrent l'écrit, espérant pouvoir bientôt brûler l'auteur.
-
-Que ferait la cour de Rome? Sacrifierait-elle les dominicains? c'était
-se couper la main droite. Condamnerait-elle Reuchlin? Il était soutenu
-plus ou moins ouvertement de l'Empereur, des ducs de Saxe, de Bavière,
-de Wurtemberg; trente-cinq villes impériales écrivaient pour lui au
-pape. Ses adversaires, il est vrai, avaient pour eux la scolastique,
-l'Université de Paris pâlie et déchue. Mais les juristes, classe si
-puissante, les humanistes, Érasme en tête, tenaient pour Reuchlin.
-Chose étonnante, les nobles d'Allemagne, la turbulente démocratie des
-chevaliers du Rhin et de la Souabe, nullement amis des Juifs et fort
-sujets à les piller, se déclarent ici pour le défenseur des Juifs,
-jusqu'à chercher querelle sur les places aux moines et menacer les
-tonsurés.
-
-N'était-ce pas là un surprenant spectacle, un signe, un avertissement
-du ciel, qui dénonçait le péril des biens ecclésiastiques? Ces nobles
-chasseurs, d'odorat subtil, se détournaient d'une proie, parce qu'ils
-en sentaient une autre que déjà ils flairaient de loin, et dont ils
-humaient les émanations.
-
-C'est alors, en cette mémorable année 1514, que parurent, une à une,
-timidement et à petit bruit, les _Epistolæ obscurorum virorum_, drame
-excellent d'exquise bêtise par lequel le monde étranger aux couvents
-et aux écoles fut introduit, initié, aux arcanes des Obscurantins, du
-peuple des Sots. Ce grand peuple dont nous avons ailleurs esquissé les
-origines vénérables et trop oubliées, n'avait pas joui, jusqu'au livre
-des _Epistolæ_, d'une publicité suffisante. L'esprit humain, mené
-ailleurs par l'attrait de la lumière, s'en éloignait de plus en plus,
-mais en lui laissant toute autorité. Il le trouvait si ennuyeux qu'il
-aimait mieux le subir que l'écouter.
-
-Mais ici on écouta. Quoi de plus intéressant? avec la grâce du jeune
-âge qui entreprend de lever lourdement sa grosse patte, avec le charme
-et l'innocence de l'oison qui s'essaye avec le même succès à voler,
-marcher et nager, d'aimables séminaristes racontent à leur bon père,
-maître Ortuinus Gratius, leurs petites aventures, lui exposent leurs
-idées épaisses, leurs doutes, leurs tentations. Ils ne cachent pas
-trop leurs chutes, les nudités _de leur Adam_, les mauvais tours que
-sur le soir leur ont joués la bière ou l'amour. Mais, comme aussi la
-confiance autorise quelque hardiesse, ils se hasardent à causer des
-propres aventures du maître; s'ils osaient, ils lui conseilleraient de
-boire avec modération, il en aurait la main moins prompte, et
-ménagerait un peu plus l'objet tendre et potelé de ses scolastiques
-amours.
-
-Bien entendu que ces bons jeunes gens pensent tous admirablement,
-sont tous implacables ennemis des nouveautés et des novateurs. Ils ne
-parlent qu'avec horreur de Reuchlin et des humanistes, du _nouveau_
-latin, imité d'un quidam nommé Virgile, tandis que le bon latin
-scolastique languit négligé. À la théorie, ils joignent l'exemple.
-Jamais dans la rue du Fouarre, aux antres de la rue Saint-Jacques ou
-de la place Maubert, les Capets ne baragouinèrent un meilleur latin de
-cuisine. Parfois ils entrent en verve (on n'est pas jeune impunément),
-ils s'agitent, trépignent, mordent leurs doigts, et dirigent au
-plafond un oeil hébété; leurs pesantes pensées s'alignent et retombent
-en marteaux de forge... Ils ont rimé... Alors, ils épanouissent un
-rire tout à fait bestial... La Sottise reconnaît ses fils, elle
-tressaille de joie maternelle, elle bat de ses ailes d'oies, élance
-son vol, et reste à terre.
-
-Nul objet de la nature n'est parfaitement connu qu'autant qu'un art
-habile en a fait l'imitation. La chose se voit moins bien en elle-même
-qu'en son miroir. Ce grand royaume des sots qui est partout, restait
-pourtant une terre nouvelle à découvrir, tant que la charitable
-industrie de son peintre merveilleux ne l'avait pas décrit, dépeint,
-donné et livré à tous dans ce surprenant portrait.
-
-Et, notez que le grand artiste, qui en poursuit le détail avec la
-patience des maîtres de Hollande, en donne en même temps la haute
-formule. Là surtout il est terrible, vrai vainqueur et conquérant,
-ayant fait sien ce royaume pour y appliquer son droit souverain de
-flagellation éternelle.
-
-Et d'abord, la perfection de l'imitation était telle, que les simples
-prirent le livre pour un recueil de lettres familières et pieuses,
-naïves, sinon édifiantes. Le style est mauvais, disaient-ils, mais le
-fond est bon. Les dominicains le trouvèrent si bon qu'ils en
-achetèrent beaucoup pour donner aux leurs. Rome approuva les yeux
-fermés, n'examinant pas de trop près un livre qui semblait favorable à
-ses amis de Cologne. De sorte que le pamphlet parut en 1515 chez les
-Aldes à Venise, muni d'un beau privilége de Léon X pour dix ans et
-d'un brevet contre la contrefaçon.
-
-«Pourquoi ce grand maître Ortuin a-t-il intitulé son recueil: _Lettres
-des hommes obscurs?_--Il l'a fait par humilité, dit un docteur de
-Paris. Il s'est souvenu du Psalmiste: Misit tenebras et
-_obscuravit_.--Moi, dit un carme du Brabant, je crois qu'il a eu en
-cela une raison plus mystique. Job a dit: Dieu ne révèle sa profondeur
-qu'aux _ténèbres_. Et Virgile: Il enveloppait le vrai dans l'_obscur_
-(Obscuris vera involvens).»
-
-Sous cette forme ironique, la question n'en est pas moins posée ici
-dans sa grandeur. Les deux partis sont nommés dès ce jour, le parti
-des ténèbres et celui de la lumière. Les _Obscuri viri_ sont les
-hommes des ténèbres aux deux sens, actif et passif, la gente des
-limaçons qui traînent leur ventre à terre dans la fangeuse obscurité,
-et les artisans de ténèbres, les mauvaises chauves-souris qui
-voudraient de leur vol sinistre nous voiler la clarté du jour.
-
-Obscurantistes, Obscurantins, saluez votre bon parrain qui vous a
-trouvé votre nom, le franc, le véridique Hutten. Le chevalier Ulrich
-Hutten est en effet le principal auteur des _Epistolæ_, le vainqueur
-des dominicains, intrépide héros de la Presse qui brisa l'inquisition
-allemande, désarma Rome la veille du jour où Luther devait l'attaquer.
-
-En 1513, avant la publication des _Epistolæ_, la simple robe de drap
-blanc était un objet de terreur. En 1515, après la publication, on en
-riait, on s'en moquait, enfants et chiens couraient après. On se
-demandait même, à Rome, pourquoi ces ignorantes bêtes avaient imposé
-si longtemps. On s'en voulait d'avoir eu peur. L'effrayant fantôme,
-empoigné par le courageux chevalier, secoué de sa main de fer, avait
-paru ce qu'il était, une guenille, un blanc chiffon, à épouvanter les
-oiseaux.
-
-C'est la première victoire de la Presse, et certes une des plus
-grandes. C'est la première fois que le vrai glaive spirituel triompha
-du glaive de la matière et des sots.
-
-La noble armée de la lumière, des amis de l'humanité, apparut dans
-toute l'Europe marchant une et majestueuse, sous le drapeau de la
-Renaissance. En Allemagne, Suisse et Pays-Bas, les fondateurs de la
-critique, Érasme, Reuchlin, Mélanchthon, les illustres imprimeurs, les
-Amerbach et les Froben, les poètes des villes impériales, l'âpre
-Murner, le bon Hans Sachs, le cordonnier de Nuremberg, le dictateur de
-l'art allemand, le grand Albert Dürer. En Angleterre, les juristes,
-Latimer, et Thomas Morus qui prépare son Utopie. En France, le grave
-Budé, qui va fonder le Collége de France, le jeune médecin Rabelais et
-l'école pantagruéliste, le vénérable Lefebvre qui, six ans avant
-Luther, enseigne le luthéranisme.
-
-Variété infinie d'écoles et d'esprits divers, qui s'accordent
-pourtant, qui tous nous sont chers à deux titres. Tous voulurent le
-libre examen, tous eurent horreur de la violence, de la cruauté, du
-sang, tous eurent un tendre respect de la vie humaine.
-
-Parti sacré de la lumière, de l'humanité courageuse! Philosophes,
-voilà nos ancêtres, les pères vénérables du XVIIIe siècle, les
-légitimes aïeux de celui qui devait défendre Calas et Sirven, briser
-la torture dans toute l'Europe et l'échafaud des protestants.
-
-Il faut faire connaître ce chevalier Hutten qui, malgré le pape et
-l'Empereur qui ordonnent le silence, vient d'ébranler toute la terre
-de ce terrible éclat de rire. L'Empereur passe au parti d'Hutten, le
-nomme son poète lauréat, et le front du bon chevalier est décoré du
-laurier virgilien par la main d'une belle demoiselle allemande, fille
-du savant Peutinger, conseiller de Maximilien.
-
-Hutten, né en 1488, mort en 1525, dans sa très-courte vie, fut une
-guerre, un combat.
-
-Et cet homme de combat fut, comme il arrive aux vrais braves, un homme
-de douceur pourtant, un coeur bon et pacifique. C'est le jugement
-qu'en portait le meilleur juge des braves, l'intrépide et clairvoyant
-Zwingli, quand il le reçut à Zurich: «Le voilà donc, ce destructeur,
-ce terrible Hutten! lui que nous voyons si affable pour le peuple et
-pour les enfants. Cette bouche d'où souffla sur le pape ce terrible
-orage, elle ne respire que douceur et bonté.»
-
-«Grand patriote! dit Herder, hardi penseur! enthousiaste apôtre du
-vrai! il était de force à soulever la moitié d'un monde!»
-
-L'Allemagne du XVIe siècle qui formulait profondément, lui a trouvé
-son vrai nom: L'_Éveilleur_ du genre humain.
-
-Il y a du coq, dans Hutten, de cet amant de la lumière qui la chante
-en pleine nuit; dès deux heures, trois heures, longtemps avant l'aube,
-il l'appelle, quand nul oeil ne la voit encore, il la pressent dans
-les ténèbres d'un perçant regard de désir.
-
-Il chanta pour la Renaissance, pour les libertés de la pensée. Il
-chanta pour la patrie allemande et la résurrection de l'empire. Il
-chanta pour les conquêtes de la Justice future, pour le triomphe du
-Droit et de la Révolution.
-
-Fils du Rhin, comme Reuchlin, Mélanchthon (et Luther même l'est par sa
-mère), Hutten eut dans le sang la vive et mâle hilarité de ce vin
-généreux, loyal, qui pousse l'homme aux choses héroïques.
-
-Mais celui-ci est tout du Rhin, toute lumière et sans mysticisme. Sa
-réforme n'est point spéciale, exclusivement religieuse. Elle embrasse
-toute vie allemande, tout point de vue national; elle veut une autre
-société, elle s'allie au peuple, à la foule. Elle ne s'enferme point
-dans la bible juive.
-
-Voilà l'homme et sa grandeur. Maintenant, mettons à côté toutes les
-misères de l'étudiant allemand tous ses ridicules, Hutten, c'est
-l'étudiant, de la naissance à la mort.
-
-Il naît au point le plus guerrier de l'Allemagne, dans les forêts qui
-séparent la Franconie de la Hesse. Son père, noble chevalier, décide
-que la frêle créature ne pourrait porter la lance: il sera prêtre.
-Mais Hutten décide autrement. Dès quinze ans, il saute les murs, et se
-met en possession du vaste monde, en possession du hasard, de la faim
-et de la misère. Le voilà étudiant.
-
-Le malheur, c'est que les études de ce temps lui font horreur. Entre
-les deux scolastiques de la théologie et du droit, il choisit la
-poésie. Aux menaces de sa famille, il répond en vers charmants qu'il a
-pour but de n'être _rien_. Mon nom, dit-il, sera _Personne_. Il n'est
-rien et il est tout; _personne_, c'est dire tout le monde, la voix
-impersonnelle des foules.
-
-Sur toute grande route d'Allemagne, en toute ville impériale, aux
-places, aux académies, vous auriez eu l'avantage de rencontrer,
-noblement déguenillé avec sa longue rapière, le chevalier-poète
-Hutten. Il vivait de dons, de hasards, couchait trop souvent à la
-belle étoile. Deux choses mettaient à l'épreuve sa délicate
-complexion, les duels, les galanteries. Celles-ci, dès le premier pas,
-coûtèrent cher à sa santé, comme il l'explique lui-même.
-
-Sauf ces échappées fâcheuses aux pays maudits de Cythère, c'était
-l'autre amour qui possédait son coeur, l'amour de la mère Allemagne et
-du saint empire germanique. Quiconque souriait à ce mot était sûr
-d'avoir affaire à l'épée d'Hutten. Et non-seulement l'Empire, mais
-l'empereur Maximilien ne pouvait être nommé devant lui qu'avec le plus
-profond respect. Des Français s'en moquaient à Rome. Hutten, sans
-faire attention qu'ils étaient sept contre lui seul, les chargea, et
-il assure qu'il les mit en fuite. Lui qui véritablement ne haït jamais
-personne, il croyait haïr la France. C'est un des premiers types de
-nos amusants Teutomanes, des étudiants chevelus, que nous voyons
-représenter Siegfried, Gunther et Hildebrand. Race innocente de bons
-et véritables patriotes! Ils ne savent pas combien nous sympathisons
-avec eux! combien nous leur savons gré de ce grand coeur pour leur
-pays! Vaines barrières! Eh! croient-ils donc que Molière, Voltaire ou
-Rousseau nous soient plus chers que Beethoven? Pour moi, lorsqu'en
-février je vis sur nos boulevards se déployer au vent de la Révolution
-le saint drapeau de l'Allemagne, quand sur nos quais je vis passer
-leur héroïque légion, et que tout mon coeur m'échappait avec tant de
-voeux (hélas! inutiles), étais-je Français ou Allemand? Ce jour, je
-n'eus pas su le dire.
-
-Hutten, après sa victoire, alla voir de près les vaincus. Il repassa
-en Italie, vit Rome attentivement, et, sa vue s'agrandissant, il
-conçut enfin le pape comme ennemi de la chrétienté. Il écrivit tout un
-volume d'épigrammes sur la ville «où l'on commerce de Dieu, où Simon
-le Magicien donne la chasse à l'apôtre Pierre, où les Caton, les
-Curtius, ont pour successeurs des _Romaines_; je ne dis pas des
-Romains.»
-
-La meilleure satire, sans nul doute, fut la publication qu'il fit du
-livre de Laurent Valla sur la fausse donation de Constantin au pape,
-ce faux solennel de la papauté, hardiment soutenu, défendu, tant qu'on
-put le faire dans l'ombre, avant la lumière de l'imprimerie.
-
-À qui l'éditeur dédie-t-il cette publication mortelle à la cour de
-Rome, qui fut le plus grand encouragement de Luther (celui-ci
-l'avoue)? À un philosophe, sans doute, à un esprit libre, dégagé de
-tout préjugé, à un de ces humanistes à moitié païens, à ces cardinaux
-idolâtres, comme Bembo ou Sadolet, qui ne jurent que par Jupiter? Bien
-mieux, à Léon X.
-
-Il revenait de l'Italie qui, sur ses ruines et son tombeau, venait de
-donner le chant de l'Arioste. Vieux avant l'âge, de fatigue, de misère
-et de maladies, il était rentré à son misérable donjon de Steckelberg,
-dans la Forêt-Noire, noble petit manoir sans terre qui ne nourrissait
-pas son maître. Il vivait d'esprit, de satire, du bonheur de
-s'imprimer lui-même, de sa presse, de ses caractères. Chaque jour, il
-écoutait mieux les conseils des amis _sages_, hommes _pratiques_,
-_expérimentés_, qui vous conseillent toujours de suivre lâchement le
-torrent et de faire comme les autres. Le Léon X de l'Allemagne, le
-jeune archevêque Albert de Brandebourg, électeur de Mayence,
-l'appelait comme son hôte, son conseiller et son ami. C'est pour lui
-qu'Hutten a écrit son traité fort curieux sur la grande maladie du
-temps, dont lui-même avait tant souffert, et dont le gaïac l'avait,
-dit-il, assez bien guéri. Mais nulle maladie, nulle gangrène, nul
-ulcère pestilentiel ne pouvait se comparer à cette cour de Mayence.
-Nous en parlons savamment aujourd'hui, ayant le détail de la sale
-cuisine où ce digne archevêque marmitonna l'Allemagne pour l'élection
-de Charles-Quint. J'avais deviné ce honteux et malpropre personnage
-sur le désolant portrait qu'en a tracé Albert Dürer dans ses cuivres
-véridiques, terribles comme le destin.
-
-Ce brocanteur de l'empire avait alors entrepris deux affaires de
-banque: la vente des indulgences et celle de la couronne impériale,
-que la mort probable de Maximilien allait bientôt mettre à l'encan. Il
-trouva piquant, utile, d'attirer chez lui le malade, pauvre affamé,
-oiseau plumé, qui, l'aile à moitié brisée, avait besoin d'un refuge,
-et qui, tel quel, n'en était pas moins l'_éveilleur du monde_ et la
-grande voix de la Révolution.
-
-Le prélat machiavéliste calculait parfaitement qu'un tel hôte allait
-le couvrir des attaques de l'opinion. Contre l'indignation publique il
-allait avoir réponse, contre toute injure méritée. «Voleur, vendeur
-d'orviétan.» Oui, mais protecteur d'Hutten. «Associé des usuriers et
-chef du grand maquerelage.» D'accord, mais hôte d'Hutten, ami des
-Muses, patron des libres penseurs, des savants.
-
-Hutten lui-même, qu'en disait-il? Le pauvre diable n'avait pas
-l'esprit tout à fait en repos; on le sent par la longue, très-longue,
-interminable lettre qu'il écrit pour s'excuser à un ami de Nuremberg.
-Il lui prouve facilement que sa situation est intolérable, que la pire
-vie est celle du chevalier de la faim dans un manoir de la
-Forêt-Noire. Mais il prouve beaucoup moins bien que, de la cour de
-Mayence, il agira mieux sur l'opinion, qu'il va gagner à la bonne
-cause les princes, les nobles, etc. Il tâche de tromper et de se
-tromper. «Ah! si je pouvais, dit-il, parler, vous tout dire!...»
-
-Ce qui reste net, c'est qu'Hutten, ayant tué le mauvais latin et la
-scolastique, ayant estropié pour jamais les dominicains et rendu
-l'inquisition impossible en Allemagne, avait fait beaucoup; il lui
-fallait une halte pour se reconnaître. Il s'arrangeait avec lui-même
-et se donnait des prétextes pour faire comme François Ier, pour faire
-aussi son Concordat avec ce pape de Mayence. De quoi celui-ci riait
-dans sa barbe, croyant avoir confisqué l'aigle dans son poulailler.
-
-À tort. Un tel patriote avait le coeur trop allemand pour rester sur
-cette bone. Au premier cri de Luther, il s'éveilla brusquement, et
-sans s'allier autrement avec le pieux docteur, il alla prendre asile
-chez le chevalier Seckingen, vengeur des opprimés et défenseur des
-faibles, dont on appelait le château l'_Hôtellerie de la Justice_.
-
-
-
-
-CHAPITRE III
-
-LA BANQUE--L'ÉLECTION IMPÉRIALE ET LES INDULGENCES
-
-1516-1519
-
-
-On conte que Charles-Quint, à son passage en France, en voyant le
-trésor et les joyaux de la couronne, aurait dit dédaigneusement: «J'ai
-à Augsbourg un tisserand qui pourrait payer tout cela.[3]»
-
-[Note 3: Ces quarante pages, entièrement neuves, sont sorties des
-documents publiés par M. Le Glay, _Négociations entre la France et
-l'Autriche_, tome II. On y suit parfaitement le fil de l'intrigue
-financière. M. Mignet, dans l'excellent morceau qu'il a publié sur
-l'élection de Charles-Quint, met dans une fort belle lumière le côté
-politique, en laissant sur le second plan l'action de la banque et de
-l'argent, que j'ai mise en première ligne.]
-
-Avec l'avènement de François Ier et de Charles-Quint coïncide celui
-d'une autre dynastie, l'avènement des Fugger d'Augsbourg et de la
-banque allemande. Humble et redoutable puissance qui, dans les moments
-décisifs, tranche le noeud gordien qu'aucun roi n'eût pu délier.
-
-Deux royaumes de banque avaient passé, celui des Juifs, puis celui des
-Lombards, Génois et Florentins. Et voici la banque allemande qui, par
-l'étroite ligue d'Augsbourg avec Anvers, subordonna la banque
-italienne.
-
-Les Fugger, refusant le concours des Génois, concentrant l'argent
-allemand, fermant la banque au roi de France, enlevèrent la couronne
-impériale et la donnèrent au souverain des Pays-Bas. D'autre part,
-seuls encore et sans les Italiens, ils se constituèrent receveurs de
-la vente des indulgences, leur caisse marchant avec la croix, leurs
-commis avec les prêcheurs. En sorte qu'ils firent les deux grosses
-affaires qui changèrent la face du monde. Ils firent Charles-Quint et
-Luther.
-
-Celle de l'élection, longtemps fort mal connue, l'est maintenant dans
-tout son lustre, grâce à la publication des dépêches de Marguerite
-d'Autriche qui, malgré Charles-Quint, remit toute l'affaire aux
-Fugger, la centralisa, l'emporta. (Leglay, Nég. Autrich., t. II,
-1845.)
-
-Cette victoire de la banque allemande sur ses rivales eût pu se
-deviner. Le Juif, si maltraité, était suspect de haine; sa sombre
-maison faisait peur. L'Italien, au contraire, brillait trop et faisait
-envie. Ajoutez que Florence et Gênes firent tort à leur crédit en
-mêlant la banque et la politique. Florence fit banqueroute avec les
-Médicis. La banque génoise de Saint-Georges changea de caractère en
-prenant une royauté, en se faisant reine de Corse.
-
-Telle ne fut pas la banque des Pays-Bas et d'Allemagne. Humble (dans
-l'origine) fut son comptoir, n'affectant rien que _son petit profit_,
-traitant l'argent pour l'argent seul. L'usure ne fut pour elle ni
-vengeance ni ambition. L'argent, ce nouveau dieu du monde, élut ces
-bonnes gens parce qu'ils le servaient pour lui-même. Tout dieu veut
-être aimé ainsi.
-
-Et aussi, il arriva que cette puissance nouvelle apparut là dans un
-degré d'impersonnalité et d'abstraction, qu'elle n'avait pas eu dans
-les mains passionnées des Juifs ou des Génois, artistes, virtuoses en
-usure.
-
-On demandera peut-être comment cette banque, vraiment impersonnelle,
-impartiale, aveugle et sourde, se décida toujours pour Charles-Quint
-plutôt que pour François Ier. Parce que Charles-Quint donnait un gage,
-non sa parole de prince, dont on se fût peu soucié, mais la solide
-garantie du commerce d'Anvers et d'autres villes. Commerce qui
-lui-même avait en garantie les droits qu'il acquittait à l'entrée de
-l'Escaut, les payant d'une main et les recevant de l'autre. De sorte
-que tout ceci se passait sans le prince. Sur les cuirs ou les laines
-anglaises qu'elle faisait entrer, Anvers payait des droits, à qui? à
-elle-même. Et elle se couvrait ainsi des sommes que tiraient d'elle
-Augsbourg et les Fugger, lesquels payaient aux électeurs, aux princes,
-à tous, pour les affaires de Charles-Quint.
-
-Telle fut la mécanique, jusqu'à la grande invasion de l'or américain.
-C'est la cause réelle des succès de Charles-Quint. Augsbourg, Anvers
-et Londres étaient pour lui. Les Allemands, outre la sûreté, avaient
-aussi, il faut le dire, un faible personnel pour ces banquiers
-d'Augsbourg. Pourquoi? La cause en est dans la simplicité, dans
-l'ostentation de mesquinerie et de petitesse qui les signale à leurs
-commencements. Plus tard, ils se firent princes et gâtèrent tout.
-
-La vraie tradition antique d'une bonne banque bourgeoise, calquée sur
-le petit ménage allemand, flamand, se trouve conservée dans les
-peintures qui ornent leur hôtel de ville. C'est d'abord, il est vrai,
-l'apothéose d'Augsbourg elle-même. Augsbourg, reine triomphante dans
-un char que traînent des rois, des cardinaux, ses débiteurs sans
-doute. Puis, Augsbourg, bonne ménagère, laborieuse et féconde;
-visiblement enceinte; et qui plus qu'elle enfante? Par un enfantement
-éternel et tacite, les florins, les ducats, y vont se procréant.
-Ailleurs, enfin, cette reine se montre naïvement en sa cuisine, avec
-baquets, faïences et casseroles, portant des clefs et la devise: «Tout
-et partout.» Clefs magiques d'argent pour ouvrir les coffres et les
-coeurs. Toute-puissante cuisine, où la Circé allemande prépare
-incessamment les breuvages et les sauces qui changèrent plus d'un
-homme en bête.
-
-Mais n'est-ce pas ravaler les choses? Loin de là. Consultons les
-commentaires de ces tableaux, je veux dire les inscriptions et les
-grisailles qui en donnent hardiment l'esprit. Un étrange amour de
-bassesse y règne et y triomphe. Je vois dans ces grisailles, autour du
-berceau d'un enfant, le boudin qui doit le nourrir; sur sa tête
-(poétique image), pend un petit cochon tout cuit. Le vrai couronnement
-est la devise inscrite sous un Vespasien: «L'argent sent toujours
-bon.» (_Lucri bonus odor._)
-
-Nous donnerons tout à l'heure le détail. Mais nous devons tout d'abord
-caractériser ces prodigues que la nécessité mit dans les mains des
-banquiers allemands.
-
-Tous les rois étaient jeunes, ou mineurs, ou majeurs à peine. La mort
-avait en une fois changé toute la scène du monde. Le pape même, Léon
-X, qui avait trente-neuf ans en 1516, pouvait passer pour jeune,
-relativement aux autres papes. Henri VIII avait vingt-quatre ans,
-François Ier vingt-deux, Charles-Quint seize, Louis de Hongrie dix.
-Toute cette jeunesse était fort gaie, on peut le croire (moins le
-petit Charles-Quint, étonnamment sérieux); les cours n'étaient que
-fêtes, rires, badinages, et l'argent coulait comme l'eau.
-
-Le plus régulier de ces princes, le seul qui eût des moeurs, Henri
-VIII, beau jeune homme, un peu gros déjà, avec tout le bouillonnement
-et l'agitation physique de la jeunesse anglaise, avait été conquis par
-le fils d'un boucher, le facétieux cardinal Wolsey, qui le prit par
-les farces, par la chasse, les chiens, les chevaux, les faucons.
-Henri, esprit bizarre, aimait également à ferrailler dans l'escrime,
-dans la scolastique. Il se croyait né pour la guerre. Déjà il avait
-épuisé en vaines tentatives sur la France le Trésor d'Henri VII. Mais
-l'Angleterre, à ce moment puissamment productive, pouvait donner
-beaucoup; et son roi, en réalité de tous le plus à l'aise, prêtait au
-roi d'Espagne, fort indigent alors, et croyait le subordonner.
-
-Celui-ci, à qui l'Amérique rendait fort peu encore, était aux
-expédients. Naples rapportait très-peu. Les Pays-Bas souvent
-refusèrent, et dans les cas les plus pressants. Sans un prêt d'Henri
-VIII, Charles n'aurait pu passer en Espagne. Et dans l'affaire de
-l'élection impériale, il arriva une fois qu'un courrier ne partit pas,
-faute d'argent.
-
-La cour la plus coûteuse était celle de François Ier. Cette joyeuse
-cour, toujours en route, semble un roman mobile, pèlerinage
-pantagruélique le long de la Loire, de château en château, de forêt en
-forêt[4]. Partout les grandes chasses et l'étourdissement du cor.
-Partout les grands banquets, et la table sous la feuillée pour
-quelques milliers de convives. Puis, tout cela disparaissait.--Les
-pauvres envoyés du roi d'Espagne ne savaient jamais où ni comment
-joindre le roi de France. Il se levait fort tard, et l'autre roi, sa
-mère, très-tard aussi. On venait en vain au lever; le roi dormait. On
-revenait plus tard; le roi était à cheval, bien loin dans la forêt. Le
-soir était trop gai; à demain les affaires. Le lendemain, on était
-parti; la cour était en route; les envoyés trouvaient quelques
-serviteurs attardés qui leur disaient en hâte que le roi couchait à
-dix lieues de là.
-
-[Note 4: La difficulté que les ambassadeurs avaient à le joindre
-est frappante dans les _Négociations_ (édit. Leglay), et le gaspillage
-infini d'une telle vie est sensible dans les _Comptes de la bouche_
-que possèdent les archives. Ils donnent plus d'un curieux détail:
-«Tant pour le sucre de bouche à l'apoticaire du roy.» etc.]
-
-Un roi, tellement voyageur, devait connaître le royaume, ce semble,
-être en rapport avec le peuple, la noblesse, du moins. C'était tout le
-contraire. Il voyageait, captif en quelque sorte d'une cour qui lui
-cachait le reste. Sa prodigalité profitait à très-peu de gens. Le
-lendemain de son avènement, il mit un impôt onéreux. Pourquoi? Pour le
-donner. Il en fit un cadeau à Montmorency, à Brion, deux ou trois
-camarades.
-
-Autre n'était la vie de Léon X. Il n'y eut jamais plus plaisant pape.
-Sous ce nom grave et _léonin_, Jean de Médicis était un rieur, un
-farceur, et il est mort d'avoir trop ri d'une défaite des Français.
-Raphaël, qui nous a transmis sa grosse face sensuelle, n'a osé en
-marquer le trait saillant, les yeux bouffons et libertins. Friand de
-contes obscènes, de paroles (n'ayant plus les oeuvres), il avait
-toujours une oreille pour Castiglione, l'autre pour l'Arétin. On
-connaît celui-ci. L'autre, nous l'avons au Louvre (par Raphaël aussi),
-conteur aux yeux lubriques, au teint rougi, vineux, âcre d'histoires
-salées qui réveillaient les vieux. Entre ces bons Pères de l'Église,
-le pape, au même théâtre entre deux compartiments, faisait jouer
-devant lui la _Calandra_ et la _Mandragore_, pièces fort crues,
-très-près des priapées antiques que lui refaisait Jules Romain.
-
-Il croyait avoir peu à vivre, et vivait double, menant la vie comme
-une farce, aimant les savants, les artistes comme acteurs de sa
-comédie. Ses meilleurs amis, toutefois, furent les grands latinistes,
-non l'Arioste, ni Machiavel, ni Michel-Ange. Il tint celui-ci dix ans
-à Carrare à exploiter une carrière, craignant apparemment que cette
-figure tragique ne lui portât malheur.
-
-Ce n'est pas que cette cour si gaie n'ait eu aussi ses tragédies. Les
-cardinaux, qui avaient cru nommer un rieur pacifique, furent un peu
-étonnés lorsque, tout en riant, il en étrangla un, le cardinal
-Petrucci. Profitant de cet étonnement et de cette terreur, il fit (ce
-que n'avait pas osé Alexandre VI) trente et un cardinaux en un jour,
-faisant d'une pierre deux coups, assurant à sa famille la prochaine
-élection, et remplissant ses coffres par cette vente de trente
-chapeaux. Malheureusement, les coffres étaient percés. Il lui fallut,
-le lendemain, entamer avec Albert de Mayence (c'est-à-dire avec les
-Fugger) la grande affaire des indulgences.
-
-Le Concordat ne profita guère plus à François 1er. Lorsque Duprat, à
-Bologne, soumit le roi au pape, lui fit servir Léon X, marcher devant
-lui et lui donner à laver, il disait à son maître qu'avec ce
-Concordat, le pape ne retenant qu'une année du revenu, et laissant au
-roi les nominations, il allait avoir à donner six archevêchés,
-quatre-vingt-trois évêchés, nombre d'abbayes, etc. Belle liste civile,
-pour qui l'eût employée. Le roi la gaspilla. Les favoris eurent tout,
-la noblesse rien, et elle fut aussi irritée que le peuple. Les
-parlementaires et l'Université, qui jusque-là partageaient avec les
-clients des seigneurs, eurent à peine à ramasser les miettes. Grande
-mauvaise humeur, que Paris partagea. Pour don de joyeux avènement, le
-roi avait fait fouetter un Parisien, un certain abbé Cruche, qui
-gagnait sa vie à jouer de cabaret en cabaret de petites farces contre
-la cour, qu'avait tolérées le bon Louis XII. Paris comprit alors ce
-qu'était un roi gentilhomme.
-
-Moins dépensière, la cour de Charles-Quint ne fut pas moins pesante et
-dévorante, par l'avarice de ses conseillers flamands.
-
-La furieuse faim d'or et d'argent que les Espagnols portèrent en
-Amérique, les Flamands la portèrent en Espagne. Quoiqu'ils se crussent
-maîtres, ayant le roi avec eux, quoiqu'ils prissent les grosses places
-et les grands évêchés (Tolède, par exemple, pour un Croy de dix-huit
-ans!), ils crurent cependant qu'en un pareil pays, peu endurant et
-sombre, le plus sûr était d'emporter. Les Castillans se croyaient
-garantis parce qu'ils avaient fait jurer au roi de ne laisser sortir
-ni or ni argent. Les Flamands ne s'en soucièrent. Avec une industrie
-étonnante, ils ramassèrent tout le numéraire, spécialement de beaux
-ducats de Ferdinand et d'Isabelle, d'or très-pur, sortis de Grenade,
-gros à emplir la main. Il en resta si peu, que quand un Espagnol en
-apercevait un, il mettait la main au bonnet, lui disant dévotement:
-«Dieu vous sauve, ducat à deux têtes! puisque M. de Chièvres ne vous a
-pas trouvé!»
-
-Rien ne dérangea les Flamands dans ce déménagement méthodique du vieil
-or espagnol. La Jacquerie de Valence qui éclata, l'insurrection de
-Castille, ne les en tirèrent pas. S'ils firent convoquer les Cortès,
-ce fut sur le rivage, dans un port de Galice, à l'extrême bout de
-l'Espagne, ayant là leurs vaisseaux et pouvant embarquer leur proie.
-Madame de Chièvres, en bonne ménagère, apporta là la charge de
-quatre-vingts chariots et de trois cents mulets; madame de Lannoy
-celle de dix fourgons et de quarante chevaux; le confesseur du roi
-celle de seize mulets et de dix chariots. Ainsi du reste. Un milliard
-de ducats, dit-on. Ce qu'ils laissèrent, ce fut la guerre civile.
-
-Pendant ces trois ans passés en Espagne, tout leur soin était de ne
-pas être dérangés par la France. Ils amusaient François Ier de l'idée
-de faire épouser une fille de France au jeune Charles. Le roi n'était
-pas dupe; il trouvait doux d'être trompé, tant qu'on lui paya une
-grosse pension de cent mille écus d'or sous ce prétexte de mariage.
-Charles-Quint, âgé de seize ans, écrivait: «Mon bon père» à un jeune
-homme de vingt-quatre. Cette longue comédie est merveilleusement
-peinte dans les dépêches (surtout du 7 juin 1518). L'envoyé de
-Charles, poursuivant le roi sur la Loire, est parvenu enfin a le
-saisir; il le tâte et retâte. Le roi, très-informé des embarras
-d'Espagne, et très-convaincu qu'on le trompe et sur le mariage, et sur
-la restitution de la Navarre, et sur l'Italie, et sur tout, parle
-«froidement, sombrement.» Il n'est pas dupe, et il le montre bien. Et
-pourquoi donc alors ne profite-t-il pas de la révolution d'Espagne et
-de la guerre civile? Pourquoi? Deux autres guerres l'occupent: la
-guerre des femmes d'abord qui se fait à sa cour entre sa maîtresse et
-sa mère. La guerre du Turc ensuite. Car tout le monde en parle, en
-frissonne, et la chrétienté entière regarde vers François Ier. Mais
-pour mener l'Europe contre le Turc, il faut être empereur. C'est là le
-grand souci. Il faut déposséder la maison d'Autriche qui, depuis près
-d'un siècle, occupe ce trône électif, et qui, cette fois, énormément
-puissante par l'Espagne, par les Pays-Bas, par les Indes, par
-l'héritage éventuel de Hongrie et Bohême, ne prendra pas l'Empire
-seulement, mais bien le gardera.
-
-Grand rôle de sauver l'Empire et l'Europe, du Turc et de l'Autriche!
-
-«Mais l'Europe, pourtant, s'est sauvée elle-même.» Point du tout.
-Elle le fut en 1458 par un merveilleux hasard, l'incroyable héroïsme
-d'une petite nation, les Hongrois, et d'un homme, Huniade. En 1529,
-devant Vienne, le salut fut l'orgueil des Turcs, qui ne daignèrent pas
-amener de l'artillerie de siége.
-
-Le hussard hongrois, il est vrai, était supérieur au spahi. Mais nulle
-infanterie européenne ne tint devant les janissaires.
-
-Contre cette force épouvantable, ce n'était pas trop de l'union serrée
-de la gendarmerie française avec le fantassin espagnol, suisse, et le
-lansquenet allemand.
-
-Tous devaient quitter leur orgueil, et, tout naïvement, chercher un
-capitaine, un Huniade, un Mathias Corvin, s'il en était. Mais, s'il
-n'en était pas, si les héros manquaient, s'il fallait recourir aux
-rois, l'empereur naturel de la situation était le roi de Marignan.
-
-Nous ne voulons pas dire qu'il en fût digne. Mais on l'en croyait
-digne, ce qui est déjà beaucoup. Et c'est précisément parce qu'on le
-croyait tel, qu'on ne le nomma pas, qu'on nomma celui qu'on jugeait un
-jeune garçon médiocre. Son ambassadeur même écrivait: «Les Allemands
-ne connaissent pas beaucoup le roi d'Espagne, et ils n'en disent pas
-grand bien.»
-
-Les électeurs ne voulaient pas d'un électeur; ils se jalousaient trop;
-ni d'un petit prince, d'un seigneur, qui n'eût pu payer (Nég. Autr.
-II, 418). Il leur fallait un roi qui aidât aussi l'Allemagne dans son
-péril. Des deux, choisir celui qu'ils croyaient incapable, c'était une
-trahison inepte, aveugle, autant que criminelle.
-
-Le Turc d'alors était le vrai Turc des légendes, non un Bajazet II,
-gras, pacifique et lent, poète mystique, qui laissa faire la guerre,
-non pas le Salomon ou Soliman des Turcs qui devint l'ami de la France.
-Celui-ci, le sultan Sélim fit peur aux Turcs eux-mêmes. La chose
-infaisable et terrible, à laquelle nul n'osa toucher, lui, il la fit.
-Il réforma les janissaires, mit leurs chefs dans sa main. Tellement il
-avait imprimé l'épouvante de sa force et de sa cruauté.
-
-Les ambassadeurs vénitiens qui le suivent en tremblant dans ses
-victorieuses campagnes et ses massacres, ne sont pas terrifiés
-seulement, ils sont subjugués. On est stupéfait de lire que Mocenigo
-disait de cet exterminateur: «Nul ne fut si juste et si grand, _nul
-plus humain_.» Les bras en tombent.
-
-Sa courte vie fut comme un arc d'acier, tendu à rompre, par une
-puissante machine. Ni joie, ni table, ni femme; rien d'humain. Rien
-que la guerre, l'extermination sainte, et les joies de la mort. Il
-était buveur d'opium, mais justement assez pour se tenir toujours
-froidement exalté, impitoyablement cruel. Poète subtil, bandé au
-sublime et mis par son lyrisme au-dessus de toute vie; d'autre part,
-d'une abstraction plus mortelle à la vie encore. Son horrible
-spiritualisme le rendait particulièrement altéré du sang de ceux qui
-ont mis l'esprit dans la chair, des croyants de l'incarnation
-(chrétiens, persans, etc.).
-
-Notez que dans les grands massacres, cet homme singulier ne prétendait
-rien faire que sur bonne raison, bons textes du Coran, réponses de
-prêtres et de juristes. Il était très-embarrassant pour ceux-ci, et
-effrayant par sa subtilité, leur posant des questions, indifférentes
-en apparence, et leur surprenant des réponses à noyer le monde de
-sang. Après l'immense carnage des Mamelucks d'Égypte, il organisa dans
-tout l'empire par une police savante et clairvoyante une complète
-Saint-Barthélemy des partisans des doctrines persanes et de
-l'incarnation d'Ali. Il procédait par ordre. Cela fait, il passa aux
-chrétiens, posant à son moufti une question captieuse qui, subtilement
-interprétée, impliquait le massacre d'une douzaine de millions
-d'hommes. Le grand vizir, épouvanté, ne l'arrêta qu'en faisant venir
-trois hommes de cent ans, vieux janissaires, qui jurèrent que Mahomet
-II avait promis la vie aux Grecs.
-
-Sélim espérait bien se dédommager sur l'Europe, à qui Mahomet n'avait
-rien promis. Et déjà il avait demandé au moufti: «N'est-il pas
-méritoire de tuer les deux tiers des vivants pour le salut de l'autre
-tiers?»
-
-On ne voit pas, dans l'état de division où étaient les chrétiens, ce
-qui eût arrêté ce scolastique de la mort. Il avait pris l'Égypte sur
-les Mamelucks, les premiers cavaliers du monde, pris la Syrie et la
-Babylonie, frappé et mutilé la Perse pour toujours, et tout cela par
-les armes modernes et le génie civilisé, par l'artillerie,
-l'infanterie, une tactique habile. La parfaite justesse de ses vues se
-montrait en ceci, qu'il ne voulait pas faire un pas vers l'Allemagne,
-sans se créer d'abord une marine pour terrifier, paralyser la
-Méditerranée, l'Espagne et l'Italie.
-
-Cela donnait à la chrétienté une année ou deux de répit.
-
-Le danger était si prochain, et le roi de France tellement désigné
-comme chef militaire de l'Europe, qu'un de ses envoyés soutenait
-qu'il n'y avait pas d'argent à donner, que l'Allemagne le prierait de
-se laisser faire Empereur. François Ier disait qu'il ne voulait de
-l'Empire que pour cette guerre. L'ambassadeur anglais, Thomas Boleyn,
-lui demandant s'il irait en personne, il lui saisit la main, et posant
-l'autre sur son coeur: «Si l'on m'élit, je serai dans trois ans à
-Constantinople, ou je serai mort.»
-
-Maximilien ne l'était pas encore. Que faisait-il? Était-il occupé de
-fixer l'Empire dans sa famille? Point du tout. Il l'offrait au plus
-riche, à Henri VIII. Celui-ci, comprenant que le vieil Empereur ne
-voulait rien que l'exploiter, le remercia tendrement, lui souhaita
-longue vie.
-
-C'est alors seulement que le grand-père commença à se souvenir qu'il
-avait un petit-fils qu'il chérissait, et retomba sur Charles-Quint.
-Les gouverneurs flamands de Charles, qui ne furent pas plus dupes,
-auraient voulu payer les électeurs en promesses et en bénéfices. Max
-dit qu'il fallait de l'argent compté, sonnant, dans la main des
-Fugger, retenant seulement pour lui cinquante mille florins de
-courtage.
-
-
-
-
-CHAPITRE IV
-
---SUITE--
-
-LA BANQUE--LES INDULGENCES DE L'ÉLECTION
-
-1516-1519
-
-
-Si Plutus est aveugle, comme on a dit, il dut le regretter. Le temps
-dont nous contons l'histoire eût pu satisfaire ses regards. L'immense
-extension des activités en tous sens semblait n'avoir eu lieu que pour
-propager son empire. Pour lui, la terre avait été doublée; pour lui,
-par lui, les trois grandes choses modernes apparaissaient:
-bureaucratie, diplomatie et banque,--l'usurier, le commis, l'espion.
-
-Soyons francs, soyons justes. Et que les anciens dieux descendent de
-l'autel. Assez de vains mystères. Plus modestes et plus vrais les
-dieux grecs, dans Aristophane. D'eux-mêmes ils intronisent leur
-successeur, le bon Plutus. Ils avouent franchement que sans lui ils
-mourraient de faim. Mercure quitte son métier de dieu qui ne va plus;
-pour Olympe, il prend la cuisine, lave les tripes et dit en sage: «Où
-l'on est bien, c'est la patrie.»
-
-Cela est franc et net. Mais combien détestable l'hypocrisie moderne!
-cet effort d'accorder l'ancien et le nouveau, de coudre et saveter la
-rapacité financière de férocité fanatique!
-
-C'est pour Dieu, pour sa gloire, qu'en douze ans on fit place nette à
-Saint-Domingue, mettant au ciel un million d'âmes. Pour Dieu, on
-chercha en Afrique des noirs païens qui, de terre idolâtre,
-heureusement sauvés en terre chrétienne, allèrent non moins rapidement
-en paradis. Même opération sur le continent où, les âmes rouges
-montant là-haut trop vite, on suppléa infatigablement par les âmes
-noires.
-
-C'est justement en 1517 qu'éclate la dispute des dominicains et des
-franciscains, de Las Casas et de Sépulvéda, le jour horrible qui
-révèle la fosse où, pour l'amour de l'or, on a jeté deux mondes, le
-nègre par-dessus l'indien.
-
-Les Espagnols qui font à l'or cet immense sacrifice humain, bourreaux
-au Nouveau Monde[5], sont victimes en Europe. Les ministres flamands
-les traitent, comme ils font de l'Amérique, disant d'eux: «Ce sont nos
-Indiens.»
-
-[Note 5: Une perte non moins regrettable que celle des hommes est
-celle de la civilisation et des arts de ces peuples, bien plus avancés
-qu'on n'a dit. Les Mexicains étaient arrivés à connaître, à peu de
-chose près, la grandeur de l'année. M. de Humboldt (_Nouvelle Espagne,
-I, 370_) explique, avec une grande modération qui frappe d'autant
-plus, cette horrible destruction, cette chute à la barbarie. Le
-peuple, sous les missionnaires, retomba partout à l'ignorance, dans
-une espèce d'enfance et d'imbécillité que n'ont nullement les
-Américains restés indépendants et, comme on dit, sauvages, hors de
-l'abrutissement des missions.]
-
-Mais nulle foire, nul marché d'esclaves, ne présente un aspect plus
-cynique que l'Allemagne. Les pasteurs d'hommes, sans détour, y font
-l'encan de leurs troupeaux. Double vente, des corps et des âmes. Les
-maquignons se croisent. À grand bruit, passent et repassent les
-marchands de suffrages, les marchands d'indulgences.
-
-Les deux affaires ont commencé en même temps, dès 1516, toutes deux
-menées par les Fugger et par l'archevêque de Mayence, fermier des
-indulgences, et, dans l'élection, l'agent mobile, actif, d'influence
-principale, que consultaient les électeurs.
-
-Ce n'était pas la première fois que l'on vendait des indulgences. Mais
-la chose ne s'était faite jamais à si grand bruit, avec une telle mise
-en scène. Le peuple commençait à avoir l'oreille dure. Il fallait
-crier fort. Orgues, cloches, cantiques, furieuses prédications, nul
-bruit n'y était épargné. Dès que les débitants approchaient à une
-lieue d'une ville, le clergé, entraînant d'immenses processions de
-magistrats municipaux, d'écoliers et de confréries, allait au-devant
-de la bulle papale, tous portant des cierges allumés. On la voyait
-marcher devant, la triomphante bulle, sur un coussin de velours. La
-croix, plantée devant, était là pour lui faire honneur. Là, tous
-faisaient la révérence; tous se confessaient là, et achetaient bon gré
-mal gré. On sait l'inquisition mutuelle des petites villes, et
-l'empressement des voisins à s'accuser. Malheur à qui ne suit pas le
-troupeau!
-
-Aux portes de l'église étaient le coffre et le comptoir, le publicain
-Mathieu dans son _telonio_; je veux dire le Fugger, représenté par
-son commis. Avec raison, il suivait son affaire, ne se fiant nullement
-aux mains ecclésiastiques. Le moine qui prêchait était un homme trop
-connu. L'archevêque de Mayence avait pris à cent florins par mois un
-Tetzel, puissant aboyeur, célèbre par mainte histoire médiocrement
-édifiante, à ce point que Maximilien voulait le faire jeter à la
-rivière. Mais c'eût été dommage; on n'eût pas aisément trouvé un tel
-acteur. Ajoutez que, comme bandit, il convenait à l'entreprise,
-pouvant se donner pour pièce probante et dire: «Regardez-moi! voilà
-celui que l'indulgence a pu blanchir!... Après ce tour de force, que
-ne fera-t-elle pas?»
-
-Tetzel, intrépidement, allait au but. Il n'affadissait pas,
-n'endormait pas ses auditeurs. Il nommait les plus grands forfaits,
-ceux qu'on ne peut commettre, ni presque imaginer... Et, quand il
-voyait l'assistance frissonnante et déconcertée, il ajoutait
-froidement: «Eh bien! tout cela n'est rien, quand l'argent sonne au
-fond du coffre.»
-
-Et, si quelqu'un avait l'air de trouver cela bien fort, il
-s'échauffait jusqu'à dire: «Oui, quand même on aurait violé la mère de
-Notre-Seigneur!»
-
-«Savez-vous bien, misérables, disait-il encore, que ceci n'est accordé
-que pour rebâtir Saint-Pierre?... En attendant... les reliques de
-saint Pierre, de saint Paul et de je ne sais combien de martyrs sont à
-la pluie, au vent, à la grêle, battues, souillées, déshonorées.
-
-«Coeur endurci! criait-il, n'entends-tu donc pas ta mère te dire du
-fond du purgatoire: «De grâce, un florin, mon fils, pour me tirer de
-la flamme!»... Et vous l'avez, ce florin! et vous ne le donnez pas!»
-
-Cela n'agissant pas toujours, au pis aller, Tetzel vendait (chose d'un
-débit plus sûr) le pardon des péchés à faire, des viols et des
-adultères, des incestes à venir. Prix modéré: la polygamie ne coûtait
-que six ducats.
-
-C'était là la grande préoccupation de l'Allemagne. Le héros de
-l'époque n'était plus Huniade ou Barberousse. C'était Tetzel. La
-bataille, animée, ardente, homérique, était l'élection, duel à mort
-des écus, des ducats.
-
-On pouvait prévoir une autre bataille. Le Turc allait compliquer le
-drame. Ses préparatifs finissaient. On pouvait, sans être prophète,
-prévoir qu'en 1520 quelque cent mille chrétiens, liés à la queue des
-chevaux, s'en iraient vers Constantinople. Sélim, il est vrai, faisait
-grâce presque toujours de l'esclavage, élargissant ses prisonniers par
-la voie du cimeterre.
-
-Qui rassurait l'Allemagne? un mur sans doute, ce mur vivant de la
-Hongrie, qui, deux fois, contre les Tartares, contre les Turcs,
-couvrit la chrétienté. Pays étrange, unique, où l'héroïsme était la
-vie commune, où tout homme trouvait juste et simple de mourir en
-bataille, comme était mort son père!... Mais, hélas! ce sublime
-champion de l'Europe existait-il? S'il existait, c'était encore deux
-morceaux, coupé, scié en deux; et, ce qui était plus grave, c'est que
-ce n'était pas une scission de territoire, mais d'âmes; il y avait
-deux Hongries.
-
-Jusqu'au grand Huniade, ce peuple tout guerrier et pasteur fut, devant
-l'ennemi, une digue élastique et mobile. Toujours l'attente des
-combats, des ravages. L'unique pensée, faire front au Turc. Le
-seigneur était chef, non maître. Sous Mathias Corvin, la grandeur de
-l'État, le progrès du luxe, la sécurité, changèrent les choses. On se
-mit à parler d'impôt, de vassaux, de fermiers. L'invasion turque, en
-1513, surprit la Hongrie divisée contre elle-même. Le peuple prit les
-armes, mais contre les seigneurs qui le retenaient sur leurs terres,
-lui refusaient ses libertés d'émigration et de croisade. Le roi était
-un Polonais, fort peu solide, et qui ne s'était établi qu'en
-trahissant son peuple, en le léguant aux Autrichiens s'il mourait sans
-enfants. Legs ridicule d'une couronne nullement héréditaire.
-
-Il laissa un enfant, Louis, dont les tuteurs ne satisfirent encore
-l'Autriche qu'en répétant le crime, en livrant la soeur de l'enfant
-comme future épouse de l'archiduc, avec ce prétendu droit d'hériter de
-la couronne élective de Hongrie.
-
-Situation à faire pleurer les pierres! que ce peuple sacré, sauveur
-béni de l'Occident, qui pour tous devait être un objet de religion,
-passât ainsi de voleur en voleur!
-
-Le petit Polonais, qui était Français par sa mère et neveu de Gaston
-de Foix, se montra vrai Hongrois. À peine homme, il échappa à toutes
-ces infamies, et trouva la mort au champ de bataille.
-
-Un seul prince en Allemagne eût voulu relever et grandir la Hongrie,
-l'électeur de Saxe, Frédéric le Sage. Il eût voulu soustraire le petit
-Louis aux influences autrichiennes, tirer sa soeur de Vienne, et
-donner à la Hongrie un gage de l'amitié reconnaissante de l'Allemagne
-en faisant son roi empereur. Plan très-beau, difficile d'exécution.
-L'enfant était tenu, et par son tuteur polonais, et par sa soeur
-captive à Vienne, et par sa future femme, Marie d'Autriche: trois fois
-lié du fil de l'araignée.
-
-La Saxe avait fermé sa porte aux vendeurs d'indulgences, enhardi les
-attaques qu'on dirigeait contre elles. L'électeur comprenait très-bien
-qu'une réforme du clergé qui soulagerait l'Église du poids de ses
-richesses pouvait donner une solution simple au terrible embarras du
-temps, la disproportion des besoins et des ressources. _Attendre en
-attendant_, jusqu'à ce que cette manne tombât, c'était le conseil de
-la piété et de la politique. Seulement l'élection du roi catholique
-pouvait tout empêcher.
-
-Albert de Brandebourg, l'électeur de Mayence, fut lui-même, dit-on,
-ébranlé aux premières prédications de la Réforme, et il eut un instant
-l'idée de passer au parti des saints. Il y eût gagné gros. Qu'était-ce
-que son petit profit de la ferme des indulgences, en comparaison d'une
-sécularisation radicale des biens du clergé? Qui sait même? de la
-transmutation d'un électorat viager en principauté héréditaire?
-Opération hardie que son cousin, un autre Albert, fit dix années plus
-tard en Prusse sous la protection de la Pologne. Pour qu'Albert de
-Mayence en fit autant, il lui eût fallu celle de la France, d'une
-France luthérienne. Il retomba au possible, à la petite et basse
-réalité, à son rôle de fermier de Rome et de brocanteur de l'Empire.
-
-Sauf l'électeur de Saxe, opposée à l'Autriche, et l'électeur de
-Trèves, noble chevalier allemand qui voulut rester les mains nettes,
-le reste était à vendre, si bien que François Ier crut tout tenir deux
-ou trois fois, et autant de fois Charles-Quint. Celui-ci était en
-Espagne, mal informé, mal conseillé. Il eût manqué l'affaire, si sa
-tante Marguerite, plus près et plus adroite, n'eût arrangé les choses.
-Elle réduisit tout à une affaire d'argent, n'appela pas le pape au
-secours comme François Ier, élimina les banquiers italiens,
-circonscrivit et centralisa l'action, agissant à Augsbourg, c'était la
-caisse; à Mayence, c'était l'intrigue. Elle fixa l'envoyé principal à
-Augsbourg, lui disant de s'en écarter peu. «Si vous allez à la diète
-suisse, lui écrit-elle, je vous prie et _ordonne de par le roi_ que
-vous retourniez le plus tôt possible à Augsbourg.» (28 février 1519.)
-
-Cette concentration de l'affaire chez les Fugger fut la cause du
-succès. Les électeurs n'avaient de confiance que dans cette maison, et
-ne voulaient pas avoir affaire aux banquiers italiens; il fallait en
-passer par là. C'est ce que ne voulaient pas comprendre M. de Chièvres
-et le conseil d'Espagne; ces Croy, qui peut-être faisaient passer par
-Gênes les grandes sommes qu'ils tiraient d'Espagne, étaient liés
-d'intérêt aux Génois, et tenaient à partager l'affaire de l'élection
-entre ceux-ci et les Allemands.
-
-L'envoyé écrivait d'Augsbourg: «Ce pauvre Fugger, quoique bien
-maltraité, et qui y a déjà perdu huit mille florins, prêtera pour un
-an (8 février).» Ce pauvre Fugger refusait l'intérêt pour le peu qu'il
-prêtait du sien, mais se dédommageait par sa commission sur les
-sommes qu'il tirait d'ailleurs.
-
-Trois conditions furent imposées par lui, et il y tint: 1º Les
-Garibaldi de Gênes, les Welser d'Allemagne, et autres banquiers,
-_n'eurent part à l'affaire qu'en versant chez Fugger_, et ne prêtèrent
-que par son intermédiaire; 2º Fugger _reçut en garantie les billets
-des villes d'Anvers et de Malines_, payées elles-mêmes sur les péages
-de Zélande; 3º Fugger avait obtenu de la ville d'Augsbourg qu'elle
-défendît de prêter aux Français. Il exigea de Marguerite une mesure
-inouïe, de faire _défendre aux gens d'Anvers de faire le change en
-Allemagne pour qui que ce fût_. Acte étonnamment arbitraire, qu'aucune
-ville des vieux Pays-Bas n'eût supporté. Mais la jeune ville d'Anvers,
-qui alors enterrait Gand et Bruges, et qui se lançait dans le
-tourbillon des grands intérêts maritimes, avait un extrême besoin de
-se concilier le roi de l'Espagne et des Indes. La chose fut endurée.
-Fugger fit la guerre à son aise. Les Génois et Nurembergeois, tout en
-grondant, se résignèrent; ils aimèrent encore mieux gagner par lui et
-lui payant tribut, que de ne pas gagner du tout. Les Français qui
-avaient emporté de l'argent furent bientôt à sec, ne trouvèrent nul
-crédit, et n'eurent plus à offrir que leurs belles paroles et
-l'éloquence de l'ambassadeur Bonnivet.
-
-Marguerite, avec tout cela, doutait fort du succès. Il était visible
-qu'un roi des Espagnols qui ne savait pas encore l'allemand (on lui
-traduisait les dépêches) était un étranger, visible qu'il allait être
-partagé entre deux royaumes, deux esprits tout contraires. Si l'on
-disait qu'un Autrichien, voisin de la Hongrie, serait un défenseur
-contre le Turc, l'argument était bon surtout pour Ferdinand, qui
-allait épouser Anne de Hongrie. Marguerite, on l'entrevoit dans les
-dépêches, eût voulu pouvoir demander l'Empire pour Ferdinand. Ce parti
-évitait peut-être l'horrible guerre qui, presque sans trêve, dura,
-contre la France, contre les protestants, toute la longue vie de
-Charles-Quint. Mais au premier mot écrit en ce sens, les Croy, le
-conseil d'Espagne, répondirent aigrement qu'on reconnaissait là les
-ennemis du roi, les amis de François Ier. Ces sottises furent portées
-par l'un d'eux à Malines, avec des instructions altières où le jeune
-roi d'Espagne se montrait justement par le côté qui eût dû empêcher
-son élection, disant qu'il pouvait bien mieux que Ferdinand «assurer
-l'_obéissance de l'Empire_ et acquérir grant gloire _sur les ennemis
-de nostre sainte foy catholique_ (5 mars 1519).»
-
-Ce déboire ne diminua pas le zèle de Marguerite. Le grand point était
-de gagner les deux frères de la maison de Brandebourg, dont l'aîné,
-Joachim, s'était engagé pour la France; le cadet, archevêque de
-Mayence, Hottait, alternait par semaine, pour se mieux vendre. Les
-autres électeurs, rendant justice à ce jeune prélat et le croyant le
-plus avide et le meilleur marchand, le consultaient et se réglaient
-sur lui.
-
-Nulle scène, dans l'_Avare_ ni les _Fourberies de Scapin_, ne me
-paraît valoir ce marchandage de Mayence (V. surtout 4 mars). Les plus
-habiles y profiteront, je le leur recommande. D'abord, le prélat
-affiche la plus complète incrédulité aux promesses de l'ambassadeur.
-Il a bien touché quelque argent, c'est vrai. Qu'importe? Rien de
-fait. Et rien ne se fera, l'affaire est trop mal engagée. Le pape et
-l'Angleterre travaillent contre. «Nous savons bien, d'ailleurs, qu'on
-ne nous tiendra rien de ce qu'on dit. L'Espagne ne laissera pas
-seulement venir son roi. Enfin, que voulez-vous? les Français ont déjà
-les autres électeurs... Vos billets d'Anvers et Malines, c'est du
-papier. Nous savons bien que ces villes ont privilége pour ne payer
-jamais. La garantie d'Augsbourg, de Nuremberg! à la bonne heure!»
-
-À cette comédie, l'envoyé répond par une comédie; il s'adresse à son
-coeur, à ses bons sentiments pour l'Allemagne, lui remontre la honte
-qu'il y aura à l'élection d'un étranger... Puis, s'exaltant, et le
-voyant de marbre, il en vient aux injures et le traite comme un
-misérable.
-
-Le coquin, peu ému, répond ingénument qu'on lui offre davantage, qu'il
-est l'homme essentiel, que les autres voteront comme lui, qu'on ne
-fera rien sans lui. «Je veux, dit-il, cent mille florins sonnant,
-par-dessus ce que m'a promis feu l'Empereur.
-
---Impossible! vous resterez électeur, lui roi d'Espagne, et Dieu vous
-punira!»
-
-Ni l'un ni l'autre ne voulait rompre ainsi. «C'est une grosse affaire,
-dit le prélat avec un air rêveur. J'y penserai cette nuit.»
-
-Le matin, l'homme du roi voit arriver chez lui un confident valet,
-l'homme du plus secret intérieur. «Eh bien! quatre-vingt
-mille?--Non.--Soixante? cinquante?--Toujours non.--Enfin, de descente
-en descente, ils tombèrent au cinquième de ce qu'il avait demandé
-d'abord; on s'accorda à vingt mille florins.--«Mais vous n'y
-regretterez rien. Car il vous donnera avec lui son frère Brandebourg
-et Cologne. Seulement il ne faut pas que les autres électeurs le
-sachent; ils voudraient aussi de l'augmentation.»
-
-Attendez. Tout n'est pas fini. Il y a encore de l'argenterie et des
-tapisseries de Flandre, dont on avait parlé. Le prince, ami des arts,
-y tient essentiellement.
-
-Cet Albert de Mayence eut cinquante-quatre mille florins, _pour
-oeuvres pies_, avec dix mille de pension et la promesse que le nouvel
-Empereur lui obtiendrait la position de légat _à latere_ nommant à
-tous les bénéfices, boutique ouverte des dons du Saint-Esprit.
-
-Son frère, l'électeur de Brandebourg, devait avoir cent trente mille
-florins avec une soeur de Charles-Quint.
-
-Le palatin cent dix mille, et six mille de pension, etc., etc.
-
-Cette oeuvre de corruption n'aurait pas suffi peut-être si Marguerite
-d'Autriche n'y eût joint, dès l'origine, les moyens de la calomnie. La
-Flamande connaissait la crédulité des populations allemandes et
-suisses, et combien facilement on leur fait avaler les bourdes les
-plus grossières, dès qu'on touche leur endroit faible, leur jalousie
-de la France. _Un Welche!_ avec ce mot, on trouble leur bon sens.
-D'_un Welche_, tout est croyable. Les choses les plus contradictoires
-s'accordent, s'acceptent en même temps. Le mot d'ordre qu'elle donna,
-et qu'on trouve dans ses dépêches, ce fut de dire sur tous les tons:
-Que c'était fait de l'Allemagne; les Welches allaient tout envahir;
-qu'au moment de l'élection, François Ier arriverait avec une armée à
-Francfort, ferait voter sous la terreur; qu'élu ou non, il irait se
-faire couronner à Rome; que, sûr du pape et de l'onction pontificale,
-il s'imposerait à l'Allemagne, qu'il réduirait les princes allemands à
-l'état d'obéissance où étaient les princes français, qu'avec les
-armées allemandes et celles d'Italie, il écraserait la Suisse, etc.,
-etc. Ces nouvelles furent semées dans les cabarets, dans les
-assemblées de cantons, dans les diètes fédérales, et devinrent
-croyables à force de vin. Il faut entendre là-dessus l'envoyé impérial
-qui avait la brutale commission de griser les Suisses. Cette
-négociation d'ivrognes insolents lui fait pousser des exclamations de
-désespoir: «Ces gens-ci sont sur mon dos, par trois ou quatre tables,
-comme si je les eusse priés. Ils ne cessent de demander... Que ne
-puis-je me retirer? J'aimerais mieux porter des pierres que d'endurer
-ces coquins..... Que dis-je? il les faut adorer, les traiter comme
-seigneurs! (Nég. Autr. II, 373.)»
-
-Sans vin et sans argent, les Suisses auraient encore pris parti contre
-la France. Marignan leur avait laissé un amer levain de rancune. Ils
-crurent ce qu'on voulait. Ils crièrent qu'il ne fallait pas qu'on
-laissât passer le Welche, ils prièrent, commandèrent aux Lorrains, aux
-Alsaciens, de lui tomber dessus au passage, de le traiter comme René
-fit du duc de Bourgogne. Les Allemands, de leur côté, écrivaient à
-Marguerite qu'ils verseraient tout leur sang pour empêcher l'élection
-du Français.
-
-Toutes ces fumées de haine auraient pu s'évaporer. Pour rendre la
-haine active et lui faire frapper un coup décisif, il fallait l'armer
-d'une épée. Cette épée fut Seckingen.
-
-Ceci fut le coup de maître le plus inattendu. Seckingen ne s'achetait
-pas, et il n'aimait pas la maison d'Autriche. Maximilien, pour je ne
-sais quelle belle action de justice héroïque, l'avait mis au ban de
-l'Empire. Dans ce temps d'anarchie et de corruption où les juges se
-faisaient brigands, les brigands (nobles, chevaliers) pouvaient bien
-se faire juges. Tel était Seckingen. Il s'était fait le redresseur de
-torts. La noblesse le suivait, et il avait mis à la raison jusqu'à un
-duc de Lorraine, un landgrave de Hesse, le prince le plus guerrier de
-l'Allemagne. François Ier l'avait eu pour pensionnaire, qui s'était
-sottement brouillé avec lui. Mais il n'y avait pas apparence que l'ami
-d'Hutten et de la révolution allât contre son rôle et prêtât sa
-vaillante épée à l'intrigue de Marguerite. Ni l'argent ni la ruse
-n'eût rien fait près de lui. On le surprit par l'amitié.
-
-Le sanglier des Ardennes, La Mark, le brigand de la Meuse, était l'ami
-naturel de l'illustre brigand du Rhin. Marguerite avait séduit le
-premier par l'espoir de lui obtenir le chapeau pour son frère l'évêque
-de Liége. Ce chapeau tant désiré, on le lui tenait à distance, lui
-promettant qu'il l'atteindrait, s'il montrait du zèle. Point de
-chapeau, s'il ne gagnait son ami Seckingen aux intérêts du roi
-d'Espagne. La Mark y fit tous ses efforts. Et par surcroît, Marguerite
-acheta un gentilhomme, par lequel Seckingen, crédule comme un héros
-du vieux temps, se laissait volontiers conduire.
-
-Hutten lui-même aida peut-être. Le duc de Wurtemberg, ami, allié de la
-France, venait de tuer un parent d'Hutten, amant de sa femme. Il avait
-soldé des bandes et guerroyait contre les villes impériales. Hutten
-sonnait contre lui le tocsin de ses pamphlets. D'autre part, on cria
-partout que cet ennemi public était soudoyé par le roi de France. Les
-Allemands, Seckingen en tête, coururent sus; il fut écrasé. L'armée,
-où Marguerite avait mis six cents cavaliers, lui resta disponible; on
-la fit approcher de Francfort, où se faisait l'élection; on la montra
-comme épouvantail aux électeurs, dont plusieurs se repentaient et
-comprenaient qu'ils allaient se donner un maître. Le Palatin le
-sentait. Plusieurs villes impériales, Strasbourg, Constance, etc.,
-regrettaient amèrement d'avoir, sans le savoir, donné cette force aux
-Flamands pour peser sur l'élection.
-
-Spectacle bizarre, en effet! c'étaient ces villes, les dernières
-républiques de l'Allemagne, c'était Seckingen, le chef de la
-démocratie noble des chevaliers du Rhin, c'était la révolution qui
-allait sacrer à Francfort la contre-révolution. Tous ces ennemis des
-prêtres faisaient venir un Empereur, d'où? du pays où les prêtres
-régnaient sur les rois, et régnaient à faire peur à Rome elle-même!
-
-Cette curieuse mystification avait donné tant d'audace au parti
-flamand-espagnol, qu'il avait entouré Francfort d'embûches et de
-coupe-jarrets, pour faire un mauvais parti à ceux qui viendraient pour
-le roi. Le principal ambassadeur, un prince, Henri de Nassau, dans
-une lettre de Coblentz, écrit à Marguerite qu'il a dressé une
-embuscade par eau et par terre à un archevêque, «laquelle lui eût
-coûté cher» si l'électeur de Mayenne n'eût parlé pour lui.
-
-Le 17 juin, au milieu d'une armée de vingt-cinq mille hommes, s'ouvrit
-la diète électorale. Les partisans de la France commencèrent à avoir
-peur. Le Palatin, parent de François Ier, après s'être avancé pour
-lui, recula et se rétracta. L'électeur de Brandebourg, qui avait
-parole d'être son lieutenant dans l'Empire, se convertit à
-Charles-Quint. Le Saint-Esprit, sous la forme un peu rude de
-Seckingen, agit ainsi sur tous. Il n'y eut que l'électeur de Trèves
-qui ne s'était pas vendu au roi de France, mais qui, véritable
-Allemand, voulait contre le Turc le meilleur défenseur de l'Allemagne.
-
-François Ier, _in extremis_, perdant de ses espérances, fit dire à ses
-ambassadeurs d'appuyer un prince allemand autre que l'autrichien.
-L'électeur de Saxe eût eu des chances. Mais il s'abandonna lui-même,
-et étonna tout le monde en votant pour Charles-Quint. Dans son
-indécision, il se laissa aller à ce qu'il crut la volonté de Dieu. Il
-semble aussi que, ne pouvant enlever Anne de Hongrie, il espéra pour
-son neveu Catherine d'Autriche, la soeur de Charles-Quint, se
-résignant, comme le chien de la fable qui porte le dîner et le défend
-d'abord, mais qui, voyant que d'autres y mordent, se décide et en
-prend sa part.
-
-La France ne fut pas battue seulement, elle fut ridicule. Bonnivet eut
-l'idée d'entrer du moins dans Francfort, et de voir lui-même sa
-déconfiture. Ce qui le tenta sans doute, c'est que la chose semblait
-périlleuse, à travers tant d'épées nues, et avec des adversaires si
-peu scrupuleux. Pour n'être arrêté aux portes il lui fallut (lui
-ambassadeur du roi de France) prendre un déguisement, un habit de
-soldat.
-
-Revenant assez triste et l'oreille basse, il se consolait, sur la
-route, de l'injustice des Allemands avec les Allemandes. Elles sont
-bonnes et compatissantes. Elles le consolèrent tellement qu'en
-Lorraine il tomba malade. Maladie politique, peut-être, qui fit rire
-le roi. Tout fut oublié.
-
-Les résultats étaient fort sérieux.
-
-Cet Empereur de vingt ans, qui, dans ses faibles bras, prenait la
-moitié de l'Europe, faible pour gouverner, fut fort pour étouffer;
-toute nation pâlit en son propre génie, languit et défaillit dans cet
-effort absurde d'assimilation impossible.
-
-On avait fait un monstre: l'Espagne et l'Allemagne, collées l'une sur
-l'autre, et face contre face, Torquemada contre Luther.
-
-Et cette chose monstrueuse permit d'en faire une perfide, qui eût
-ouvert la porte aux Turcs (sans un hasard tout imprévu). Ce fut de
-faire une Hongrie allemande, autrichienne, bâtarde, d'énerver, mutiler
-le vaillant portier du monde chrétien.
-
-Un an après l'élection impériale, le frère de l'Empereur épouse Anne
-de Hongrie, et se dit héritier de Hongrie et de Bohême[6], portant sa
-main marchande sur la sainte couronne des héros, le palladium de
-l'Europe.
-
-[Note 6: L'unité de cette histoire, la nécessité d'en suivre le
-fil central entre la France, l'Italie et l'Allemagne, m'impose un
-cruel sacrifice: c'est de ne rien dire ici du héros de l'Europe, qui
-finit, s'éclipse du moins au XVIe siècle. Je parle du peuple hongrois.
-Mourrai-je donc en ajournant toujours ce que lui doit l'histoire?...
-Notre Degérando est mort! irréparable perte!... Le savant Téléki vient
-de mourir. La grande histoire de Fesler attend encore un traducteur.
-Et cependant d'infâmes et menteuses compilations paraissent,
-fleurissent de toutes parts.--Les Hongrois ne daignent répondre. S'ils
-parlent, c'est pour le monde (_Atlas_ anglais).--Je vois avec bonheur
-un Français plein de coeur et de talent, M. Chassin, entrer avec éclat
-dans ces études (_Huniade_). Puisse-t-il payer la dette de nos coeurs
-à ce peuple entre tous héroïque, qui, de ses actes, de ses
-souffrances, de sa grande voix forte, nous relève et nous fait plus
-grands! On lui accorde volontiers la vaillance; mais cette vaillance
-n'est que la manifestation d'un haut état moral. Dans tout ce qu'ils
-font ou qu'ils disent, j'entends toujours: _Sursum corda._
-
-Tout ce qui nous est revenu de leurs paroles en 1848 est purement et
-simplement sublime. Un paysan vient s'engager: «Jusqu'à
-quand?--_Jusqu'à la victoire._»--Un enfant se présente aussi pour être
-soldat: «Mais tu es trop petit...--_Je grandirai devant l'ennemi._» Ce
-qui étonne le plus de ce peuple, c'est son silence. Il laisse les
-journaux ignorants dire, répéter que la révolution hongroise fut
-aristocratique.--Chose pourtant vraie en un sens. La nation entière
-est une aristocratie de vaillance et de dignité. Il y a là cinq
-millions de chevaliers. Et pas un paysan ne s'estime moins que le
-premier palatin du royaume. On le voit dans les chants innombrables,
-guerriers ou satiriques, que 1848 a inspirés, surtout dans l'oeuvre de
-leur premier poète, Petoefi, le boucher de Pest.]
-
-
-
-
-CHAPITRE V
-
-RÉACTION CONTRE LA BANQUE--MELANCOLIA--LUTHER--LA MUSIQUE
-
-1516-1519
-
-
-Allemagne, Hongrie, Bohême, Espagne, des nations si différentes, si
-énormément éloignées de moeurs, de langues et de génie, venaient
-d'être englobées du même coup de filet, victimes d'une même opération
-de banque et de diplomatie.
-
-«Triomphe, dira-t-on, d'une puissance moderne et pacifique sur les
-vieilles nations d'héroïsme sauvage, triomphe de paix sur la
-guerre.»--N'oublions pas que cette oeuvre de paix engendre deux cents
-ans de guerre (1515-1715).
-
-Non, ce n'est pas pour le bonheur du monde que le monde est escamoté,
-qu'une femme intrigante, avec ce publicain d'Augsbourg, brise l'épée
-d'Huniade et du Cid, ruine la ruine de Jean Huss, et sur la grande
-Allemagne, profondément enceinte de pensée sublime et mystique, jette
-froidement le coffre, la caisse et le comptoir, où s'assoira l'éternel
-_croupion_ qu'on appelle la Bureaucratie.
-
-Comment les nations vendues prirent-elles leur sort?
-
-La Bohême, livrée par sa soeur la Pologne, l'hérétique par la
-catholique, la Bohême, arrivée à sa dernière goutte de sang, reçoit
-sans réclamer cette pelletée de terre qui la recouvre pour jamais.
-
-La Hongrie, comme elle a vécu, s'en va mourir dans les bataillons
-turcs, en protégeant ses assassins.
-
-L'Espagne, comme un taureau blessé qui se percerait de ses cornes, est
-furieuse, contre qui? contre soi. Volée par les Flamands, elle va se
-voler elle-même; indigente par eux, elle se fait mendiante, en
-détruisant ses Maures. Elle restera _loyale_ quand même, et mourra le
-chapeau à la main devant la dynastie flamande.
-
-Ces deux héros, aux deux bouts de l'Europe, le Hongrois, l'Espagnol,
-ont à peine conscience de leur destinée.
-
-La conscience du temps fut dans l'Allemagne. C'était, relativement à
-nous, à l'Italie, une jeune et verte nation. La France, qui est
-devenue jeune, était très-vieille en 1500. Sa langue, jadis
-européenne, avait traversé bien des âges. La langue allemande, à peine
-adulte, se formait, florissait, touchait à ce moment où la fleur est
-la force et la fécondité. Il y avait une vraie jeunesse dans les
-moeurs; Machiavel en est frappé: une simplicité extrême dans la vie,
-l'alimentation, le vêtement; une pauvreté riche de sentir si peu de
-besoins. Et, dans cette mesquinerie volontaire des choses matérielles,
-beaucoup de richesse morale. D'une part, le vieux génie tenace du
-paysan, homme des temps antiques et de l'âge de ses forêts, ami de
-l'arbre et de la source, frère du chevreuil, du cerf, sachant la
-langue des oiseaux. D'autre part, la culture savante (il est vrai,
-pédantesque) de l'ouvrier allemand, doublement ouvrier, rabotant des
-planches et des vers, calculant sur l'empeigne ou la semelle d'un
-soulier le _canon_ compliqué d'une harmonie nouvelle qu'il chantera
-dimanche. Beaucoup de bonhomie rustique et de fraternité industrielle.
-Ajoutez d'éternels voyages d'étudiants et de compagnons, errants,
-toujours chez eux, dans la patrie allemande; soufflant la plume au
-vent le matin et marchant où elle vole, sûrs de trouver le soir une
-porte ouverte; ou, si le gîte manquait, chantant le long des rues, de
-leur plus belle voix, quelque vieux chant d'église, que la bonne femme
-allemande vient bien vite écouter.
-
-Deux choses originales et rares. La famille très-pure et innocente. Et
-le vagabond, le mendiant, sûrs pour elle et reconnaissants.
-
-Avouons aussi le revers: un respect ridicule des grands, une bonasse
-admiration, non des empereurs ou électeurs, mais des moindres
-principicules, _de sa haute et très-digne Grâce, de l'infiniment
-gracieux et clément Seigneur_... je ne sais qui, quelque noble vautour
-qui daigne les manger jusqu'aux os.
-
-Enfin, ce qu'on a dit (trop durement): «Le Français est l'esclave,
-l'Allemand le valet.»
-
-Notez que ce valet est Hændel, Dürer ou Mozart.
-
-Pour revenir, l'Allemagne, deux ans durant, s'était vue brocantée.
-Point de mystère. Les courriers, les ambassadeurs, les marchands
-d'âmes, allaient, venaient; effrontément sonnaient les florins, les
-écus. On discutait haut, à grand bruit. Tant à Judas, tant à Pilate.
-Combien l'âme de l'Allemagne? combien son corps et sa dépouille? Les
-princes tiraient ceci, mais le pape emportait cela. Encore si, nue,
-déshabillée, exposée à l'encan, l'esclave eût eu sa foi! On la vendait
-avec le reste. Si la science et la pensée pure, la lumière supérieure
-des libertés de l'âme, au moins, était restée! Mais le pis, le plus
-sombre, c'est que tout cela échappait. La Renaissance elle-même
-semblait avoir menti. Un Médicis devenu pape, ralliant les savants;
-Érasme ami des cardinaux, correspondant de Léon X; Hutten menaçant et
-flattant Rome, ne sachant plus lui-même, dans ses dédicaces
-équivoques, s'il veut caresser ou blesser, Hutten élisant domicile
-chez le fermier des indulgences et de la grande élection!
-
-Vous vous imaginez que la dose excessive de longanimité et de patience
-dont ce peuple étonne le monde a dû être épuisée, et que la violence
-du désespoir lui aura arraché un cri, une malédiction, un blasphème?
-Oh! que vous connaissez peu l'Allemagne! Des révoltes locales eurent
-lieu, mais la masse allemande ne bougea; elle soupira seulement et
-regarda le ciel.
-
-Soupir profond que l'art allemand prit au passage, et, lui donnant
-figure, grava pour l'avenir sur le bronze: _Melancolia._
-
-Dans l'ombre humide des grands murs que la ville de Nuremberg venait
-de se bâtir contre les brigands et les princes, vivait et travaillait
-l'homme en qui fut la conscience profonde de ce pays de conscience, le
-grand ouvrier Albert Dürer.
-
-Ce pauvre homme, très-malheureux en ménage, ne gagnant pas assez pour
-apaiser sa ménagère acariâtre, avait un foyer trouble (à l'image de la
-patrie), sans consolation intérieure: _Melancolia._
-
-Vingt fois, cent fois, sur toile, sur bois, sur cuivre,
-insatiablement, il peignit, grava sa tristesse et celle du temps, dans
-les formes légendaires de la Passion: le Christ vendu des Juifs, mais
-les chrétiens sont pires; le Christ frappé des Turcs, il l'est encore
-plus par les siens. Il variait ce thème à l'infini, sans satisfaire
-son coeur, impuissant et vaincu par les réalités, dans cette lutte
-laborieuse: _Melancolia._
-
-Enfin, dans un grand jour, échappant aux formes connues, et, par un
-effort stoïcien, faisant appel au _moi_, sans appui du passé, il grava
-d'un acier vainqueur le génie de la Renaissance, l'ange de la science
-et de l'art, couronné de laurier. Il l'entoura de ses puissants
-calculs, lui mit le compas dans la main, et autour toutes les
-puissances d'industrie, la balance et la lampe, le marteau, la scie,
-le rabot, les clous et les tenailles, des travaux commencés. Rien n'y
-manque, pas même les essais botaniques, en petit vases; pas même les
-travaux de l'anatomie; une bête morte attend le scalpel. Ce n'est plus
-là l'atelier fantastique du magicien, de l'alchimiste, qui ne donnait
-rien que fumée. Non, ici tout est sérieux, formidablement vrai; c'est
-le laboratoire où la science est puissante, où chaque coup qu'elle
-frappe est une immortelle étincelle qui ne s'éteindre plus et reste un
-flambeau pour le monde.
-
-L'être singulier et sans nom qui siége en ce chaos, ce beau géant
-qui, s'il n'était assis, passerait de cent pieds toutes les figures de
-Raphaël, ce génie dont les fortes ailes, d'un tour, franchiraient les
-deux pôles, qu'il est sombre pourtant! Et comment n'a-t-il pas la joie
-de son immense force? Pourquoi, d'un poing serré, accoudé au genou,
-dans un effort désespéré, cache-t-il la moitié de sa face admirable,
-de sorte qu'on ne voit guère que le noble profil, l'oeil profondément
-noir et plongeant dans la nuit?... Oh! fils de la lumière, que tu es
-triste!... et attristant!... Moi, j'avais cru que la lumière, c'était
-la joie!
-
-«Quoi! tu ne vois donc pas?» dirait-il, s'il parlait, s'il pouvait du
-fond de ce cuivre se retourner vers moi, «tu ne vois pas ce bloc mal
-équarri, de forme irrégulière, et que la divine géométrie ne ramènera
-pas au prisme des cristaux? Prismatique il était, régulier,
-harmonique. Qu'ai-je fait! Sans arriver à l'art, j'ai brisé la nature.
-
-«La bête aussi qui fut vivante, qui gît là devant moi, alors elle
-semblait prête à révéler son secret, à m'expliquer la vie... Et morte,
-elle s'est tue. Son sang figé refuse d'avouer le mystère où j'ai
-failli atteindre,--failli d'une seconde,--qui fut la mort, la nuit, et
-mon éternelle ignorance.»
-
-C'est donc en vain qu'on voit, dans un lointain immense, le vaste
-monde, forêts, villes et villages, l'infini de la mer et l'infini de
-la lumière. Que lui fait tout cela? L'infini qu'il poursuit, la
-lumière qu'il adore, C'est celle qui est au fond de l'être. Voilà ce
-qui serre son poing et qui ride son front, ce qui le laisse sans
-consolation. Voilà pourquoi ses lauriers l'accablent, et tous ses
-instruments, ses moyens de travail, ne lui semblent qu'embarras,
-obstacles... Oh! nous avons trop entassé! Nous succombons sous nos
-puissances. Celui-ci est captif de l'encombrement de la science. Son
-laboratoire fait suer à voir. Comment sortira-t-il de là? Comment,
-s'il avait le malheur de vouloir seulement se lever, le pourrait-il?
-Il lui faudrait crever le toit de son front. Il y a une échelle pour
-grimper à l'observatoire... Amère dérision pour ce captif, lié de sa
-pensée. Je vous jure que jamais il ne montera. Adieu le ciel et les
-étoiles!... Pour les ailes! c'est le plus affreux! Oh! se sentir des
-ailes pour ne voler jamais!... Cette torture fut épargnée à Prométhée.
-
-Il y a pourtant encore un être vivant dans un coin, qui (bien
-entendu), n'ose souffler devant l'ange terrible. Pauvre petit génie
-tout nu, assis sur un arbre manqué. Ramassé sur sa tâche et les veines
-enflées d'un grand effort d'attention, il voudrait buriner, le petit,
-il travaille consciencieusement d'une pointe studieuse et maladroite.
-
-De sorte qu'il pourrait bien être, sous cet aspect modeste, l'humble
-effigie de l'art allemand, la timide conception, la bonne volonté
-d'Albert Dürer et son âme ingénue. Hélas! L'effort n'est pas la force.
-Si ce géant ne peut, que peut le nain? Et je le vois avec chagrin, ce
-pauvre et lourd enfant ne prendra pas l'essor. Dieu ait pitié de lui!
-Les inutiles ailes qui lui ont poussé par erreur pendent et pendront
-toujours à ses épaules.
-
-Image vraiment complète de découragement, qui supprime l'espoir, ne
-promet rien, pas même sur l'enfance. Le présent est mauvais, mais
-l'avenir est pire. Et l'horloge que je vois ne sonnera que mauvaises
-heures.
-
-Telle fut la pensée d'Albert Dürer. Et l'oeuvre étant finie, datée,
-ayant envie de l'effacer, de la mettre dans l'ombre éternelle, il rit
-amèrement et ajouta une chauve-souris exactement sur le soleil, qui
-vole outrageusement en pleine lumière, inscrivant la nuit dans le
-jour, et le mot: _Melancolia._
-
-D'où l'harmonie reviendrait-elle dans ce monde complexe, devenu à
-lui-même son labyrinthe inextricable, perdu en soi, brisé de soi,
-paralysé par ses propres puissances et par ses moyens d'action?
-
-Au désespoir de l'art un autre art répondit, une harmonie inattendue,
-un chant doux, simple et fort: si fort, qu'il fut entendu de mille
-lieues; si doux que chacun crut y reconnaître la voix de sa mère même.
-Et, en effet, une mère nouvelle du genre humain était venue au monde,
-la grande enchanteresse et la consolatrice: la Musique était née.
-
-Silence ici! J'entends l'objection, et je répondrai aux Gothiques, et
-plus qu'ils ne voudront[7].
-
-[Note 7: Le plus simple des hommes qui lirait seulement les
-chroniques d'avant le XVIe siècle, puis celles du XVIe, serait
-parfaitement éclairé sur la question. Il verrait les premières toutes
-muettes et sombres de silence, les autres, au contraire,
-resplendissantes de lumière et de chants. Le chant devient alors
-universel et populaire. Tous les événements tristes ou gais, les
-combats, les supplices mêmes, se passent au milieu des cantiques. «Là,
-tel fut mis à mort pour avoir chanté des psaumes sur un rocher.»
-Ailleurs: «Il chanta dans les flammes, et la foule étouffait sa voix
-par des hymnes à la Vierge, _Ave, maris Stella_, etc.» Voilà les
-passages que vous trouvez continuellement dans les chroniques et
-catholiques et protestantes. On en ferait un énorme volume.
-
-Nul doute que le Moyen âge n'ait eu aussi des mélodies. À côté des
-beaux chants de la messe qui nous viennent d'Orient, l'antique chanson
-gauloise trouva toujours des accents vifs, agrestes, choeurs de
-moissons ou de vendanges, plus rhythmiques que ceux des offices.
-
-L'Église, de bonne heure, dans sa haines des formes mondaines,
-négligea, dédaigna la mesure, en même temps qu'elle favorisait la
-sculpture raide et longue qui fait de l'homme une momie, supprime les
-articulations et ce qu'on peut appeler les rhythmes du corps. La
-nature a mis le rhythme partout. L'Église le supprima partout, en
-haine de la nature.
-
-Mais, aux moments émus, la nature revient invincible; le rhythme
-reparaît, du moins au battement du coeur trop oppressé, ou par
-l'intervalle des soupirs. Dans la tremblotante complainte du pauvre
-Godeschalc, persécuté déjà au IXe siècle dans ce doux chant coupé de
-larmes, n'y a-t-il pas un rhythme de douleur? Et il y en a un
-certainement de fureur et d'effroi dans le chant des persécuteurs,
-l'hymne dominicain compilé de vingt autres, le véhément _Dies iræ_.
-(Coussemaker, 94, 115.)
-
-Le silence profond des chroniques, qui ne parlent jamais d'aucun
-chant, nous autorise à croire que ces hymnes d'église, qui
-resserraient plutôt les coeurs, furent peu dans la bouche du peuple.
-Ils sont très-méridionaux, nullement dans le caractère de la France,
-opposés, nous pouvons le dire, à l'aimable génie de nos aïeux.
-
-Tout cela, au reste, est purement _mélodique_. Le Moyen âge connut-il
-le contre-point et l'_harmonie_? Le contre-point double n'apparaît
-certainement qu'au XVIe siècle. (V. Kiesewetter et Fétis). On connut
-de bonne heure les règles élémentaires de l'harmonie; mais on en fit
-le plus baroque usage. Du plain-chant grégorien, où la division des
-sons est imparfaite, et qui n'admet ni rhythme ni sons complexes, on
-passa de bonne heure à des combinaisons scientifiques fort
-compliquées, dont la difficulté absorbait toute l'attention. Ni goût,
-ni sentiment, ni inspiration musicale.
-
-Les patients rechercheurs de ces curiosités, fort tentés de les
-admirer, avouent pourtant eux-mêmes, quand ils sont de bonne foi, que
-la plupart furent dignes de figurer aux _Fêtes de l'âne_. Les chants
-d'Hucbald, au Xe siècle, réputés très-suaves alors, effrayent
-tellement M. Kiesewetter, qu'il décide «que jamais il n'y eut oreille
-assez barbare pour les supporter un instant.» Mais MM. Fétis et
-Coussemaker disent et prouvent qu'on les supportait (Coussemaker, p.
-18). Un manuscrit de 1267, qui du reste témoigne des progrès déjà
-faits, arrache cependant cet aveu à son admirateur: «Dans l'ensemble,
-il déchire l'oreille.» (Fétis, _Revue de M. d'Anjou_, octob. 1847, p.
-322.)
-
-On devient plus savant, mais aussi plus absurde, n'attachant de mérite
-qu'à la complication, à la difficulté. Les maîtres de chapelle des
-princes du XVe siècle mettent les paroles du _Credo_, du _Sanctus_,
-sur le thème d'une chanson grivoise, et brodent là-dessus mille
-ornements bizarres. Le charivari est au comble, charivari moral et
-musical. On ne disait plus la _messe du Sanctus_, mais la _messe de
-Vénus la belle_, de l'_Ami Baudichon_ ou la _messe d'Adieu mes
-amours_. Ajoutez des idées grotesques et puériles d'exécution
-matérielle: s'il s'agissait de nuit, de mort, les notes étaient
-noires: si de fleurs, de prairies, les notes étaient vertes; rouges,
-si l'on parlait de sang, et autres pauvretés.
-
-Toutes ces misères duraient encore au XVIe siècle. Le charivari
-augmentait. J'entends dire que le _Marignan_ du très-fameux Josquin
-des Prés, qu'on a essayé d'exécuter récemment, est un affreux tapage.
-
-Enfin vinrent le protestantisme et les psaumes de Goudimel; enfin le
-concile de Trente, éclairé par ces psaumes, demanda la réforme de la
-musique catholique. Rome en chargea l'élève de Goudimel, l'aimable
-Palestrina, grand homme qui, néanmoins, fut impuissant pour faire
-école. Ce qui est mort est mort. Voir Baini, _Memorie di Palestrina_,
-1828, et l'excellent article de M. Delécluse (ancienne _Revue de
-Paris_), qui résume et juge très-bien cet important ouvrage.]
-
-En attendant, je leur défends de dire, à ceux qui tant de siècles ont
-désespéré l'âme humaine, qu'ils lui aient trouvé ses consolations.
-Vous la laissiez inguérissable, cette âme, inconsolable, jusqu'au
-premier chant de Luther.
-
-C'est lui qui commença, et alors toute la terre chanta, tous,
-protestants et catholiques. De Luther naquit Goudimel, le professeur
-de Rome et le maître de Palestrina.
-
-Ce ne fut pas le morne chant du Moyen âge, qu'un grand troupeau
-humain, sous le bâton du chantre officiel, répétait éternellement dans
-un prétendu unisson, chaos de dissonances.
-
-Ce ne fut pas la farce obscène et pédantesque des messes galantes dont
-l'_introït_ était un appel à Vénus, et dont le _Te Deum_ rendait grâce
-à l'Amour.
-
-Ce fut un chant vrai, libre, pur, un chant du fond du coeur, le chant
-de ceux qui pleurent et qui sont consolés, la joie divine parmi les
-larmes de la terre, un aperçu du ciel... Dans un jour de malheur et
-d'imminent malheur où le ciel se cernait de noir, je vis un point
-d'azur qui luttait, grandissait, contre les nuées sombres, azur
-d'acier, sévère et sérieux, où le soleil ne riait pas.
-
-N'importe, je m'y rattachai, je le suivais des yeux.
-
-Mon coeur chanta, et j'étais relevé.
-
-Voilà la vraie Renaissance. Elle est trouvée. C'est la Renaissance du
-coeur.
-
-Grande ère où sonne une heure du monde! La nouvelle heure peut dire:
-
-«Je n'ai rien de l'heure écoulée. Le passé, c'est l'âge muet, et qui
-ne put chanter, âge sombre qui dut manger son coeur dans la nuit du
-silence. Moi, je suis l'âge harmonieux qui, par le libre chant, verse
-son coeur à la lumière, l'épanouit, l'agrandit et le crée.»
-
-«Je sens mille coeurs en moi,» dit quelque part un héros de
-Shakespeare. Mais qui a droit de dire ceci, sinon l'âge moderne, à
-partir de Luther? Oui, je sens ces mille coeurs, et je les fais sans
-cesse, je me les crée et les engendre, et les multiplie par le chant.
-
-Le besoin de créer, de se faire et de faire son Dieu, n'a pas manqué
-au Moyen âge. Et cet effort a apparu dans le dessin et dans les arts
-d'imitation.
-
-Du jour où Giotto, Van Eyck, délivrèrent les saintes images de la
-fixité byzantine, chacun voulut son Dieu à soi, et tourmenta le
-peintre et le graveur. On l'emportait dans son sein, dans sa robe, ce
-Dieu, on s'en allait riche de son rêve. Et le lendemain on disait:
-
-«Ceci n'est pas mon rêve encore.»
-
-Légitime exigence, sinon caprice. Dieu est Dieu par son renouvellement
-continuel, par ce charme rapide de l'incessant enfantement. Tel il
-est, et tel le veut l'homme. Donnez lui donc un art, non pas
-d'imitation et de fixité; au contraire, un art où jamais rien ne se
-reproduise identique. Cet art sera plus près de Dieu.
-
-Aux plus déshérités fut donné ce don de la Grâce.
-
-Avez-vous vu les caves misérables de Lille et de la Flandre, l'humide
-habitation où le pauvre tisserand, dans ce sombre climat d'éternelle
-pluie, envoie, ramène et renvoie le métier d'un mouvement automatique
-et monotone? Cette barre qui, lancée, revient frapper son coeur et sa
-poitrine pulmonique, ne fait-elle rien, je vous prie, qu'un tour de
-fil?... Oh! voici le mystère. De ce va-et-vient sort _un rhythme_;
-sans s'en apercevoir, le pauvre homme à voix basse commence _un chant
-rhythmique_.
-
-À voix basse! Il ne faudrait pas qu'on l'entendît. Ce chant n'est pas
-un chant d'église. C'est le chant de cet homme, _à lui_, sorti de sa
-douleur et de son sein brisé. Mais je vous assure qu'il y a plus de
-soleil maintenant dans cette cave que sur la place de Florence; plus
-d'encens, d'or, de pourpre, que dans toutes les cathédrales de Flandre
-ou d'Italie.
-
-«Et pourquoi pas un chant d'église? Est-ce révolte?»--Point. Mais
-c'est que l'Église ne sait et ne peut chanter, et elle ne peut rien
-pour cet homme. Il faut qu'il trouve lui-même. Elle perdit le rhythme
-avec Grégoire le Grand, et elle ne le retrouve pas pendant mille ans.
-Elle en reste au plain-chant; c'est sa condamnation.
-
-Ce tisserand _buissonnier_, de la banlieue d'une grande ville, n'a
-garde de chanter haut. Il est trop jalouse du fier et souverain métier
-des tisserands, du corps autorisé qui vient de temps à autre lui
-briser tout dans sa maison. Il est humble comme la terre, le terrier
-où il vit. La cloche du métier ne sonne pas pour lui. Le noble
-carillon de la ville qui réjouit les autres de quart en quart, au
-contraire, lui sonne aux oreilles:
-
-«Tu n'es rien, tu seras battu... Tu n'as pour toi que Dieu.»
-
-Dieu le reçoive donc! Dieu entend tout et ne dédaigne rien. Qu'il
-entende ce chant à voix basse, chant pauvre et simple, petit chant de
-nourrice. Dieu seul ne rira pas. Si, par malheur, quelque autre
-l'entend au soupirait, il rit, hoche la tête: Chant de _lolo_, à
-bercer les enfants[8]!
-
-[Note 8: Lolhardus, lullhardus, lollert, lullert, Mosheim. De
-Beghardis et beguinabus. Append., p. 583.--En vieil allemand, _lullen,
-lollen, lallen_, chanter à voix basse; en allemand moderne, _lallen_,
-balbutier; en anglais, _to lull_, bercer; en suédois, _lulla_,
-endormir.]
-
-Voilà le nom trouvé. Le _lollard_, est ce pauvre imbécile au chant de
-vieille ou de nourrice. Il fait la nourrice et l'enfant, s'imaginant
-être le faible et dénué nourrisson aux genoux de Dieu.
-
-Hérésie musicale! grande et contagieuse, je vous le dis. Car plus
-d'un, le dimanche, fuyant les cathédrales, ira furtivement surprendre
-aux caves ce petit chant qui fait pleurer.
-
-Il vous semble très-doux, et il contient un dissolvant terrible, une
-chose qui fait frémir le prêtre, qui le brise, renverse ses tours, ses
-dômes, toutes ses puissances, qui nivelle la terre avec les ruines des
-cathédrales anéanties. C'est la réponse de Dieu au tisserand: «Chante,
-pauvre homme, et pleure... Ta cave est une église... Tu as péché, mais
-tu as bien souffert. Moi, j'ai payé pour toi, et tout t'est pardonné.»
-
-Inutile de dire que ce chanteur est poursuivi à mort. Où trouver assez
-de supplices, de fer, de feu, de grils ou d'estrapades, de tenailles à
-tenailler? Un bâillon! surtout, un bâillon! Autrement, il continuera
-dans les flammes. Comment étouffer cette voix?... Oh! une voix mise
-dans le monde, on ne l'étouffe plus. Celle-ci s'en va de tous côtés.
-L'art muet s'en empare; le Forgeron d'Anvers, dans sa cuve bouillante
-où saint Jean est plongé, a peint ce maigre tisserand; sa voix même,
-il l'a peinte, et son faible chant à voix basse.
-
-La réponse de Dieu qui est le fond de ce chant, elle passe, elle file,
-quoi qu'on fasse, de bouche en bouche. C'est toute la _théologie
-allemande_. Dès 1400, un petit livre de ce titre l'enseignait aux
-enfants. Aux Pays-Bas Wesel, Staupitz en Allemagne, répandent cette
-consolation au XVe siècle. C'est d'eux que l'a reçue Luther.
-
-Luther est un _lollard_, le chanteur, non du chant étouffé, à voix
-basse, mais d'un chant plus haut que la foudre.
-
-Et il y a encore une autre différence. C'est que ces chants mystiques
-et solitaires du Moyen âge étaient trempés de pleurs. Mais voici un
-chanteur dans la voix héroïque duquel rayonnent le soleil et la joie.
-
-Ô joie bien méritée! et que ce grand homme avait bien raison d'être
-joyeux! Quelle révolution eut jamais une plus noble origine?
-
-Il dit lui-même comment la chose lui vint, et comment il eut le
-courage d'exécuter ce que son éducation lui faisait regarder comme la
-«plus extrême misère.»
-
-Il eut pitié du peuple.
-
-Il le vit mangé de ses prêtres, dévoré de ses nobles et sucé de ses
-rois, n'envisageant rien après cette vie de souffrances qu'une
-éternité de souffrances, et s'ôtant le pain de la bouche pour acheter
-à des fripons le rachat de l'enfer.
-
-Il eut pitié du peuple, et retrouva dans la tendresse de son coeur le
-vieux chant du lollard et la consolation: «Chante, pauvre homme, tout
-t'est pardonné!»
-
-La Pucelle, à ceux qui lui demandaient la cause qui lui mit les armes
-à la main, répondit: «_La pitié_ qui était au royaume de France,»
-Luther eût répondu: «_La pitié_ qui était au royaume de Dieu.»
-
-Ce ne fut pas un verset de saint Paul, un vieux texte si souvent
-reproduit sans action, qui renouvela le monde. Ce fut la tendresse, la
-force du grand coeur de Luther, son chant, son héroïque _joie_.
-
-Foi, espérance, charité, ce sont bien trois vertus divines. Mais il
-faut ajouter cette vertu rare et sublime des coeurs très-purs, rare
-même chez les saints. Faute d'un meilleur nom, je l'appelle _la Joie_.
-
-La condamnation de tout le Moyen âge, de tous ses grands mystiques,
-est celle-ci: _Pas un n'a eu la Joie._
-
-Comment l'auraient-ils eue? C'étaient tous des malades. Ils ont gémi,
-langui et attendu. Ils sont morts dans l'attente, n'entrevoyant pas
-même les âges d'action et de lumière où nous sommes arrivés si tard.
-Ils ont aimé beaucoup, mais leur amour si vague, plein de subtilités
-suspectes, ne s'affranchit jamais des pensées troubles. Ils restèrent
-tristes et inquiets.
-
-Au contraire, la bénédiction de Dieu, qui était en Luther, apparut en
-ceci surtout, que, le premier des hommes depuis l'Antiquité, il eut
-_la Joie_ et le rire héroïque.
-
-Elle brilla, rayonna en lui, sous toutes les formes. Il eut ce grand
-don au complet.
-
-La joie de l'inventeur, heureux d'avoir trouvé et heureux de donner,
-celle qui sourit dans les dialogues de Galilée, qui éclate d'un naïf
-orgueil dans Linné, dans Keppler.
-
-La joie du combattant au moment des batailles, sa colère magnifique,
-d'un rire vainqueur, plus fort que les trompettes dont Josué brisa
-Jéricho.
-
-La joie du vrai fort, du héros, ferme sur le roc de la conscience,
-serein contre tous les périls et tous les maux du monde. Tel le grand
-Beethoven quand, vieux, isolé, sourd, d'un colossal effort, il fit
-l'_Hymne à la Joie_.
-
-Et par-dessus ces joies de la force, Luther eut celles du coeur,
-celles de l'homme, le bonheur innocent de la famille et du foyer.
-Quelle famille plus sainte et quel foyer plus pur?... Table sacrée,
-hospitalière, où moi-même, si longtemps admis, j'ai trouvé tant de
-fruits divins dont mon coeur vit encore[9]!... Avec son petit Jean
-Luther, je m'en allais, suivant le bon docteur, au verger où,
-tendrement, gravement, il prêchait les oiseaux, ou bien encore dans
-les blés mûrs qui le faisaient pleurer de reconnaissance et d'amour de
-Dieu.
-
-[Note 9: Oui, les années heureuses où j'ai vécu lisant l'oeuvre de
-Luther (l'exemplaire allemand de la Mazarine, unique à Paris), ces
-années, m'ont laissé une force, une séve, que Dieu me conservera, je
-l'espère, jusqu'à la mort. Malheureusement mes _Mémoires de Luther_, qui
-donnaient l'homme au vif, ont deux défauts: d'abord une préoccupation
-trop grande du point de vue théologique (très-secondaire, car le peuple
-n'y sentit que l'éveil moral). L'autre défaut, c'était ma timidité, mon
-hésitation. Nourri hors du catholicisme, n'en ayant point souffert, sans
-rapport avec lui que ma curiosité archéologique, je retenais mon souffle
-de peur de faire rien envoler de la poussière de ces vieux temps.]
-
-Voilà l'homme moderne, et votre père, à tous. Reconnaissez-le à ceci.
-
-La joie est absurde au Moyen âge, qui bâtit tant de choses vaines,
-qui, savant architecte, édifia aux nues ces tours et ces châteaux
-qu'apporte et remporte le vent.
-
-La joie est raisonnable au temps moderne dont la main sûre construit
-de vérités l'immuable édifice dont le pied est assis en Dieu, dans le
-calcul et la nature. Si le vrai n'est plus vrai, si la géométrie est
-fausse, alors cette maison tombera.
-
-La raison seule et la révolution, la science, ont seules droit à la
-_Joie_.
-
-Mais, à quelque degré de sérieux, de fermeté virile qu'arrive notre
-âge en sa _via sacra_, reconnaissons et bénissons le point de départ,
-vraiment touchant, humain, d'où nous prîmes l'essor, la bonne et forte
-main du grand Luther qui, dans son verre gothique nous versa le vin du
-voyage.
-
-Ce vin fut l'assurance que celui-ci donna à l'homme, qui le releva et
-le mit en chemin. Cent fois on avait dit au pauvre peuple, qui avait
-tant souffert, qu'il était pardonné. Luther le jura, se fit croire, et
-le monde, raffermi des vaines terreurs, se lança dans l'action.
-
-Comment le peuple n'eût-il cru cette voix pure et forte, loyale, qui
-est celle du peuple? Tous croient, tous sont joyeux. On s'embrasse sur
-les places, comme on fit plus tard par toute l'Europe pour la prise de
-la Bastille. Un chant commence, d'une incroyable joie, la Marseillaise
-de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»
-
-Il fit les airs et les paroles. Et il allait de ville en ville, de
-place en place, et d'auberge en auberge, avec sa flûte ou son luth.
-
-Tout le monde le suivait.
-
-Ses ennemis le lui reprochent; ils disent en dérision: «Il allait par
-toute l'Allemagne, nouvel Orphée, menant les bêtes.»
-
-Cet homme était si fort, qu'il eût fait chanter la mort même.
-
-L'Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe, l'Allemagne se mit
-à chanter.
-
-La misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du
-sang, chante aussi comme l'Allemagne.
-
-Le poète ouvrier Hans Sachs salue ce puissant «rossignol, dont le
-chant emplit la chrétienté.» Albert Dürer, consolé, fait cent oeuvres
-joyeuses qui expient _Melancolia_: le petit _saint Christophe_, plein
-d'amour, emportant son Dieu; le ferme et fier _saint Paul_, qui lit,
-appuyé sur l'épée, la grande épée biblique, enfoncée dans la terre;
-saint Marc écoute, frissonne de terreur et de joie, montrant ses
-blanches dents; saint Pierre, avec ses clefs, vaincu, baisse la tête
-et n'est plus qu'un portier.
-
-Voilà les jeux et les chansons, le Noël de la Renaissance.
-
-Pour lui, qui a changé le monde, le grand Luther, ne réclame rien que
-son titre de noblesse: _chanteur et mendiant_.
-
-«Que personne ne s'avise de mépriser devant moi les pauvres
-compagnons qui vont chantant et disant de porte en porte: _Panem
-propter Deum!_ Vous savez comme dit le psaume: «Les princes et les
-rois ont _chanté_...» Et moi aussi, j'ai été un pauvre mendiant. J'ai
-reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à Eisenach,
-dans ma chère ville.»
-
-
-
-
-CHAPITRE VI
-
---SUITE--
-
-LUTHER
-
-1517-1523
-
-
-Luther a eu le succès inouï de changer ce qui ne change pas: _la
-famille_.
-
-C'est la révolution la plus profonde, la plus victorieuse qui fut
-jamais. Celle-ci atteignit toutes les habitudes, tout le système de la
-vie, le fond du fond de l'existence.
-
-Nous ajournons les autres faces de la révolution protestante. Elles
-ressortiront assez de ce livre. Un mot seulement ici sur le côté
-moral:
-
-Sans vouloir toucher au christianisme (au contraire, en faisant
-effort pour le replacer sur le dogme qui en est l'essence), Luther l'a
-transformé. Employons le langage de l'art qu'il préférait, de la
-musique: il n'a pas changé l'air, il a même épuré, restauré la
-partition, mais il l'a transposée d'une clef à l'autre, l'a complétée
-des parties légitimes. Et ce changement a fait, d'une mélodie maigre,
-d'un chant monastique et stérile, l'ouverture harmonique du grand
-concert des nations.
-
-Il a transposé la religion du miracle à la nature, du fictif à la
-vérité.
-
-Le miracle, c'était le célibat ecclésiastique, le mariage gouverné par
-un célibataire, et la famille à trois.
-
-De son gouvernement paterne où il trônait, le prêtre est descendu à la
-fraternité. C'est un frère, c'est un homme, un des nôtres. Tels nous
-pouvons être demain.
-
-Ainsi le mot de la _Renaissance_: «Revenez à la nature,» s'est
-accompli par l'homme qui ne voulait que rappeler le christianisme et
-le salut surnaturel.
-
-Luther, fervent chrétien, a, sans le vouloir, servi l'esprit nouveau.
-Son coeur, profondément humain, riche et complet, a chanté les deux
-chants, donné en partie double le concert harmonique de la Réforme et
-de la Renaissance.
-
-Quand il entra au cloître, dit-il lui-même, il n'apporta que son
-Virgile. Il y trouva les Psaumes. David et la Sibylle s'emparèrent du
-grand musicien.
-
-Personne ne fut plus lettré, plus écrivain, plus harmoniste par la
-langue et le style. Il n'y a rien à comparer aux symphonies immenses
-de Michel-Ange et de Rubens, que certaines pages de Luther, comme son
-récit de la diète de Worms, plusieurs de ses préfaces. Toutes choses
-au niveau de Bossuet, mais avec des accents poignants, profonds,
-intimes, _humains_, que n'eut pas l'orateur officiel de l'Église de
-Louis XIV. Son magnifique récitatif est bien peu entraînant devant la
-trombe de Luther.
-
-De tant de choses fortes et puissantes, émues, passionnées, de toute
-cette superbe tempête, de ce grand coeur et de cette grande vie, cent
-choses sont restées très-fécondes, une surtout qui fut l'homme même et
-qui est au-dessus de toute dispute. Là est la victoire de Luther.
-Cette chose, nous l'avons dit, c'est _la famille_, la vraie et
-naturelle famille, le triomphe de la moralité et de la nature, la
-reconstruction du foyer.
-
-Or, la pierre du foyer, c'est la base de tout. Toute la vie est bâtie
-dessus. Où le foyer branle, tout branle. Où la famille est faible et
-désunie, l'État n'a pas d'assiette; il la cherche, et comme un malade,
-se tourne et se retourne dans son lit, sans en être mieux.
-
-La longue mort de l'Italie et de l'Espagne, la fébrile agitation de la
-France, l'anéantissement de l'Irlande comme race et de la Pologne
-comme nation, ont là leur cause principale. La famille, dans ces pays,
-est rarement sérieuse. La maison n'y est pas fermée; elle est ouverte
-aux quatre vents. Autre chose, l'hospitalité; autre, la banalité. Dans
-cette vie quasi communiste, où chacun regarde toujours hors de chez
-soi, le travail est minime, et l'agitation grande, la mobilité et
-l'ennui, l'esprit aléatoire, la curiosité, l'aventure. Les peuples
-ainsi doués porteront ce goût de loterie dans les choses de l'État.
-
-Nous reviendrons assez sur tout cela. Qu'il suffise de dire ici que le
-protestantisme, qui pour le reste est un passage, en ceci s'est trouvé
-la nature qui ne passe point. Que Dieu se soit trompé en faisant la
-famille à deux, plusieurs le soutiendront. Mais enfin, elle est telle.
-Une famille à trois, où le dangereux tiers n'est pas l'intrus, mais
-l'autorité même, c'est la discorde arrangée par la loi, c'est le
-divorce organisé, le foyer équivoque et suspendu en l'air. Nulle paix,
-nulle unité: donc, l'éducation impossible, l'enfant formé par le
-hasard, et sans tradition paternelle, c'est-à-dire sans passé solide,
-faible et seul, un _individu_[10].
-
-[Note 10: Que penser de l'ignorance de nos faiseurs de systèmes
-qui vous disent gravement encore: «Le catholicisme réunit, le
-protestantisme divise. Le protestant, c'est l'individu, etc.» Eh!
-pauvres gens, étudiez donc un peu, observez, voyagez. Regardez-moi, le
-soir, la famille protestante unie dans la lecture commune. Observez
-cette femme, comme elle écoute le touchant commentaire, la pieuse
-réflexion du mari! comme tous deux sentent et comprennent d'un même
-coeur! Leur profonde unité imprime au coeur de l'enfant une autre
-Bible encore. Il n'oubliera jamais le regard attendri dont sa mère
-surprit l'esprit saint dans les yeux émus de son père. Voilà la
-tradition forte. Il y a un peu loin de cela à la tradition scolastique
-donnée par l'homme officiel à un enfant distrait qui ne comprend guère
-et ne retiendra pas. L'autre, élevé dans la famille vraie, à ce
-puissant foyer, qu'il aille en Amérique, qu'il s'enfonce aux forêts,
-loin de toute demeure humaine, qu'il vive pionnier solitaire, il ne
-sera point seul. Il a avec lui la tradition. Quelle? Est-ce ce volume
-qu'il emporte partout, l'Encyclopédie juive, mêlée de tant de choses?
-Ce volume, qu'il le lise ou non, il a été sur la table sacrée. La
-simple couverture, maniée, usée par ces chères mains, que de choses
-elle dit! Dans les nuits les plus sombres, la lueur y revient de la
-lampe de famille, la divine lumière de ce tendre regard que son père
-et sa mère échangèrent devant lui dans un moment de sainteté.]
-
-La racine fatale d'où germe cette mauvaise plante d'une végétation
-souterraine, infinie, poussant ses fibres vénéneuses de la famille
-dans l'État et la société, Luther la coupe, par un moyen très-simple.
-Pour directeur à la famille, c'est la Bible qu'il donne. Il vous met
-dans les mains un livre, au lieu d'un homme.
-
-«Ne me croyez pas, dit-il. Qui est Luther? Que m'importe Luther?
-Périsse Luther, et que Dieu vive!... Prenez ceci: lisez.»
-
-_Lisez!_ Quoi! en voici un qui veut qu'on sache lire! Mais cela seul
-est une grande révolution.
-
-Lire un livre _imprimé_! Révolution plus grande. Ceci donne des ailes
-à la Presse. En sorte que tous liront, sauront, verront, auront des
-yeux... C'est la révolution de la lumière.
-
-_Quel livre?_ Infiniment multiple, de vingt esprits divers, donc
-propre à susciter l'examen, la critique, la recherche d'un esprit
-libre.
-
-De sorte que ce bonhomme, chaleureux défenseur de l'autorité
-primitive, s'en remet à la liberté.
-
-Coeur loyal, âme pure! je le vois bien ici. Le vrai nom de ton oeuvre
-est celui-ci: c'est _la révolution de loyauté_.
-
-Point d'arrière-pensée dans ce rude homme. Il marche, fort et ferme,
-de ses souliers de fer, dans la droite et loyale voie... Ah! il ne
-vous énervera pas. Il vous forge d'abord une Bible allemande dans la
-langue vibrante des Niebelungen, la langue des vieux héros du Rhin.
-
-Où en est, je vous prie, toute la littérature du Moyen âge, la poésie
-de la fièvre, la gémissante colombe du Cantique, les berceaux de
-l'Épouse, tant commentés de saint Bernard, recommentés d'Innocent III
-et de Gerson, de Bossuet même. Voici un homme indélicat qui n'entend
-rien aux attendrissements, qui n'a pas goût aux confidences, aux
-timidités, aux soupirs. Les bocages douteux où les mystiques erraient
-au clair de lune, ce grossier forgeron qui n'aime que le jour, il
-frappe dessus, à droite, à gauche. Et quand les dryades gémiraient, il
-n'en frapperait que plus fort, faisant de ces nymphes du diable un
-impitoyable abatis.
-
-Qu'il est puissant, celui qui ne veut rien pour lui, qui va droit
-devant lui et sans tourner la tête! Je voudrais bien savoir seulement
-comment, dans ce grand désert d'hommes, où tous agonisaient, il y eut
-un homme encore; comment, tous étant pâles, délicats, pulmoniques, il
-y eut cet homme fort, «au coeur rouge,» pour dire comme la vieille
-Allemagne. Il y a là un miracle que je ne comprends pas.
-
-Il ne descendit pas du ciel. Il passa par l'école, l'église et le
-couvent, trois degrés du suicide.
-
-Et il eut en perfection, ce héros, l'éducation du temps, celle de la
-bassesse et de la peur.
-
-C'était une sorte de bagne où l'on n'entendait que le fouet. Luther
-l'avait cinq fois par jour. Cela faisait des enfants si peureux, qu'un
-jour, avec ses camarades, ayant mendié à la porte d'une ferme, le
-paysan, homme charitable, mais d'une voix rude, leur dit: «J'y vais,»
-et leur peur fut si grande, qu'ils s'enfuirent à toutes jambes et
-n'osèrent jamais revenir.
-
-Voilà la triste école d'où sortit l'homme le plus hardi de
-l'Allemagne.
-
-Autre miracle. Converti un jour par la peur d'avoir vu tuer un ami
-par la foudre, il se fait moine, et le voilà entre deux écueils
-auxquels personne n'échappait. D'une part, la goinfrerie, le ventre.
-Et d'autre part, la femme, la fatalité corruptrice de savoir et
-toucher sans cesse ce qu'on doit éviter.
-
-Dieu le portait. Il entre au cloître, mais comment? Avec sa musique
-d'une part, de l'autre son Virgile et les comédies de Plaute. Ris, bon
-jeune homme, cela te soutiendra. Mais il y ajoute Platon. La sereine,
-l'héroïque antiquité, l'entoure et le garde. La musique lui prête des
-ailes, pour l'enlever au besoin sur les endroits fangeux et les basses
-tentations.
-
-Fils d'un Saxon, il le fut peu lui-même. Ce n'est point un buveur de
-bière. Il est du pays de la vigne, du pays de sa mère, née sur les
-coteaux de Wurtzbourg. Il eut dans le sang l'esprit gai et aimable des
-plus salubres vins du Rhin. Rien d'épais, rien d'alourdissant.
-Seulement des chaleurs subites à la tête et au coeur, de superbes
-colères. Mais le meilleur homme du monde.
-
-Le grand assaut livré à son esprit, ce fut la découverte fortuite
-d'une Bible. Livre immense, effrayant, où Dieu semble parler par cinq
-cents voix contraires. Beaucoup y succombaient, disant (Luther le leur
-reproche): _Bibel-Babel_, et n'y voulant plus lire.
-
-Rudes étaient ses combats. Et il eut un moment la tentation de jeter
-tout. Mais ce grand livre le retint. Deux fois par an il lisait la
-Bible tout entière, et s'y enfonçait toujours plus, y trouvant, y
-portant mille choses fécondes qu'en fait jaillir un grand esprit. Il
-dit fort bien plus tard, dans la naïveté de la force: «Je tire bien
-moins des livres, que je n'y mets moi-même.»
-
-La difficulté réelle du moment que personne ne voyait, la chose qui
-faisait avorter la Renaissance, stérilisait la Liberté, c'est que Rome
-les exploitait. Rome s'était mise à la mode; elle professait la
-doctrine des philosophes et des juristes, doctrine antichrétienne, qui
-sauve l'homme non par le Christ, mais par les oeuvres mêmes de
-l'homme.
-
-Léon X se montrait d'accord avec Érasme. La liberté et la philosophie,
-confisquées, amorties par leur ennemi naturel, se neutralisaient
-elles-mêmes. C'était la vaccine de la liberté, un _libre arbitre_
-théorique, dirigé par les prêtres, rançonné par les indulgences,
-c'était aux mains du pape un négoce de plus, une nouvelle marchandise
-de la grande boutique.
-
-Avec un petit mot, une équivoque, la liberté devenait servitude:
-l'équivoque du mot _oeuvres_. «L'homme est-il sauvé par les _oeuvres_?
-Oui, disait le philosophe, entendant les _oeuvres_ de vertu. Oui,
-disait le papiste, entendant _les oeuvres_ pies, messes ou cierges
-brûlés, macérations, pèlerinages, ou, ce qui remplace tout,
-l'indulgence de Rome et l'argent.
-
-Magique vertu de l'équivoque! Grâce au mot _oeuvres_, l'argent et la
-philosophie avaient le même langage. Tetzel et Fugger parlaient comme
-Zénon.
-
-Mais voilà que ce rude Allemand brise ce bel accord. Quand on lui
-parla du charlatan Tetzel, de ses succès à colporter sa drogue, Luther
-dit brutalement: «Je lui crèverai son tambour.»
-
-Traduisons clairement sa prédication. Replaçons-là au vrai jour
-populaire:
-
-«Bonnes gens, on vous vend la dispense des oeuvres. Remettez l'argent
-dans vos poches. Dieu vous sauve gratis. Des oeuvres, la seule
-nécessaire, c'est de croire en lui, de l'aimer. Quoi! Dieu est mort
-pour vous, et il n'y aurait pas assez du sang d'un Dieu pour laver
-tous les péchés de la terre?»
-
-Chose curieuse, le pape recommandait les oeuvres, et tout s'était
-réduit aux oeuvres de la caisse. Luther dispense des oeuvres, et elles
-recommencent, les vraies oeuvres morales, celles de piété et de vertu.
-
-Il disait: «Aime et crois.» Qui aime, n'a besoin qu'on impose et
-prescrive les oeuvres agréables à l'objet aimé; il les fera bien de
-lui-même, et il les ferait malgré vous.
-
-Cette apparente suppression de la Loi, ce triomphe de la Grâce et de
-l'amour, fut un enchantement. De misérable serf qu'il était, servant
-sous le bâton, la verge et la peur de l'enfer, voilà l'homme restauré
-qui se trouve chez Dieu le fils de la maison, l'héritier chéri,
-légitime. Il s'élance, riant et pleurant, dans les bras paternels...
-Le péché, le jugement, tous les épouvantails, que sont-ils devenus? Je
-ne vois plus qu'amour, lumière, consolation, le paradis ici-bas, comme
-au ciel... Un chant de joie commence. À l'homme de chanter, au diable
-de pleurer. Lui seul est dupe. Jésus l'a attrapé. Croyant tenir sa
-proie, il a mordu à vide et s'est mordu... Du ciel à la terre, immense
-éclat de rire.
-
-Voilà comment apparut Luther, sublime et bouffon musicien de ce divin
-Noël, amusant, colère et terrible, un David aristophanesque, entre
-Moïse et Rabelais... Non, plus que tout cela: _Le Peuple._
-
-Ou, comme il a nommé magnifiquement le peuple: «Monseigneur tout le
-monde (_Herr omnes_).» Ce Monseigneur est dans Luther.
-
-Le plus merveilleux de l'affaire, c'est que cette nouveauté était
-très-vieille. Cent fois on avait ramassé le texte de saint Paul:
-«Crois, et tu es sauvé.» Saint Augustin l'avait commenté, étendu,
-délayé à souhait. Tous les mystiques avaient pris là, spécialement les
-mendiants, et plus que tous, les théologiens de l'Allemagne.
-
-C'était la propre et originale _théologie allemande_, comme elle
-existait déjà dans le petit manuel qui porte ce nom, comme on la
-trouvait, remontant, dans Tauler, Henri Suso, jusque dans Gotteschalk,
-condamné sous Charlemagne, au temps même où le christianisme entra en
-Allemagne. Dès qu'il y eut un christianisme allemand, il fut tout
-d'abord luthérien.
-
-L'Allemagne enseigna toujours: «Dieu seul est grand, Dieu seul est
-tout; toute la force de l'homme est en lui.»
-
-La défaillance de l'Église n'avait que fortifié cette doctrine de
-l'impuissance humaine. L'_Imitatio Christi_, la Théologie de Gerson,
-n'avaient pas d'autre sens. Et pourtant quel contraste! Ces livres
-monastiques, découragés (désespérés dans leur résignation), ne mènent
-à rien qu'à la langueur, à rêver et croiser les bras. Ils sont la fin
-d'un monde, pâle reflet d'un soleil couchant. Ceux de Luther, c'est
-l'aube, c'est un réveil de mai à quatre heures du matin. Une cloche
-argentine et perçante, sous un puissant battant d'acier, éveille le
-monde en sursaut. L'Allemagne, _la reine aux bois dormant_, se met
-sur son séant, en se frottant les yeux: «Oh! dit-elle, que j'ai dormi
-tard! Mais, je le vois bien, c'est l'aurore!»
-
-Remontez, je vous prie, dans l'histoire du christianisme: vous ne
-trouvez rien de semblable. Je parlais de l'_Imitatio_, mais j'aurais
-pu dire l'Évangile. Son astre aimable a lui, au coucher de l'Empire
-romain sur les ruines de la Judée et de vingt nations. Son charme est
-plutôt celui d'une lune mélancolique que d'un fécond soleil; c'est le
-temps du repos; c'est l'astre aimé des morts. Dormez et laissez faire
-à Dieu.
-
-Tout au contraire, Luther, qui croit ressusciter cette doctrine, qui
-en dit, redit les paroles, commence pour le monde un âge de bruyante
-et vive action. Le jour, laborieux ouvrier, se lève, et chante, et
-frappe, et bat l'enclume. Il me dit bien: Dormez. Mais il n'y a pas
-apparence. Cher, vaillant forgeron, tant que tu battras d'un tel bras,
-peu de gens dormiront. Dès l'heure où ton coq a chanté, les muets
-esprits de la nuit ont fui discrètement. L'homme est pour toujours
-éveillé.
-
-Ainsi l'effet fut tout le contraire que celui des mystiques. Tant vaut
-l'homme, tant vaut la doctrine. Celle-ci, prêchée dans la langueur,
-dans les tendresses équivoques, était la mollesse même, l'énervation
-de l'âme. Proclamée de cette voix pure et forte, candide, héroïque,
-elle fut le pain des forts, un cordial avant la bataille; elle fit a
-l'homme la belle illusion de sentir, au lieu de son coeur, battre en
-son sein le coeur d'un Dieu.
-
-Malentendu sublime! Le peuple entend mieux qu'on ne dit. Il prit
-l'air plus que les paroles; et dans l'air était le vrai sens. Quand de
-sa voix tonnante à faire crouler les trônes, Luther criait: _L'homme
-n'est rien_, le peuple entendait: _L'homme est tout._
-
-Les dates ici sont dramatiques. La grande oeuvre du Concordat, la
-soumission de la France, brisée par le roi et par le pape, fut
-couronnée en février 1517. En mars, Léon X, qui jusque-là n'avait pas
-cru à sa victoire, et tenait à Rome contre les gallicans une espèce de
-concile pour les foudroyer au besoin, jugea la comédie inutile,
-licencia ses acteurs. Le ciel était serein, les humanistes ralliés à
-la papauté. Les rieurs étaient pour le pape. Et c'est à ce moment
-qu'éclatèrent en Allemagne les thèses de frère Martin Luther. Elles
-coururent en un mois jusqu'à Jérusalem.
-
-Le 31 octobre 1517, Luther, ayant écrit une noble et forte lettre à
-l'archevêque de Mayence, où il le sommait du compte qu'il aurait à
-rendre à Dieu, afficha à l'église du château de Wittemberg ses
-propositions sur les indulgences. Pièce originale, éloquente, d'une
-verve mordante, chaleureuse et satirique. Jamais la théologie n'avait
-parlé sur ce ton. Nulle banalité. Tout sortait d'une indignation
-loyale et des entrailles mêmes du peuple.
-
-L'ironie n'y manquait pas. «On a sujet de haïr ce trésor de
-l'Évangile, par qui les premiers deviennent les derniers. On a sujet
-d'aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les
-premiers.
-
-«Quand le pape donne des pardons, il a moins besoin d'argent que de
-bonnes prières pour lui. Voilà tout ce qu'il demande.»
-
-À côté de ces choses piquantes, il y en avait de bien belles, d'une
-vraie sublimité: «Qui vous dit que toutes les âmes du Purgatoire
-demandent à être rachetées? Qui sait si elles n'aiment pas mieux
-rester et souffrir?... Assurons les chrétiens que souffrir, c'est la
-voie du ciel, exhortons-les à affronter les douleurs, l'enfer même,
-s'il le fallait, pour aller à Dieu.»
-
-On fait tort à la cour de Rome quand on dit qu'elle traita légèrement
-cette affaire, qu'elle n'en sentit pas la portée. Elle crut, à tort,
-que la chose était suscitée par les princes, avec raison que les
-princes en étaient charmés et en profiteraient. L'empereur Maximilien,
-fort ennemi de Léon X, et qui, dit-on, eut un instant l'idée d'être
-pape lui-même, disait: «Celui-ci est un misérable; ce sera le dernier
-pape. Gardons bien le moine saxon; le jeu va commencer avec les
-prêtres. Soignez-le. Il peut arriver que nous aurons besoin de lui.»
-L'électeur de Saxe, et d'autres princes dans chaque famille
-électorale, regardèrent d'où venait le vent, et se tinrent prêts à
-soutenir ce défenseur de l'Allemagne, sans lequel elle risquait de
-tomber dans l'abaissement de la France. Danger qui ne fit que croître
-par la mort de Maximilien, quand le vendeur des indulgences,
-l'archevêque de Mayence, parvint à faire empereur le roi catholique.
-
-Rome ne perdit pas un moment[11]. Elle lança les dominicains, fit
-écrire l'un d'eux qui était le maître du Sacré-Palais, pour rappeler
-la doctrine de saint Thomas, et somma Luther de comparaître dans
-soixante jours (septembre 1518). Puis elle envoya à Augsbourg un
-Italien fort délié, le cardinal Cajetano, qui lui-même avait été
-suspect d'hérésie, ayant écrit qu'on pouvait interpréter l'Écriture
-«sans suivre le torrent des Pères.» Il devait plaire à l'électeur, et
-décider Luther à la rétractation. Il s'y prit de toutes manières, par
-menace à la fin, lui montrant son isolement, son danger, lui disant:
-«Crois-tu que le pape s'inquiète fort de l'Allemagne? Crois-tu que les
-princes lèveront des armées pour te défendre?... Quel abri as-tu? Où
-veux-tu rester?--Sous le ciel,» répondit Luther.
-
-[Note 11: Léon X, dans sa bulle _Exsurge_ (_error_ 33), et la
-Sorbonne, dans sa _Déterminatio_, condamnent spécialement cette
-hérésie de Luther: «Brûler les hérétiques, c'est contre le
-Saint-Esprit.» Il persévéra toute sa vie dans cette magnifique
-hérésie. On peut le prouver par cent passages. Même dans sa colère
-contre les paysans révoltés, qui ne veulent plus l'écouter, il ne se
-dément pas; il condamne leurs actes, non leurs croyances. Sa plus
-grande sévérité est de conseiller le bannissement pour les
-blasphémateurs qui enseignent leurs blasphèmes. Castillon, dans
-l'écrit où il blâme la mort de Servet, s'appuie principalement de
-l'autorité de Luther. On peut dire que c'est à ce grand homme que
-remonte la tradition de la tolérance.]
-
-Rome avisa dès lors à un moyen plus violent. Elle flatta l'électeur,
-lui envoya le présent royal de la Rose d'or, en lui demandant en
-échange de lui livrer le moine. Dans ce cas-là, brûlé par Léon X, il
-eût eu le sort d'Arnoldo de Brescia, de Savonarole, de Bruno et de
-tant d'autres. La Réforme, étouffée encore, eût laissé le vieux
-système pourrir sa pourriture paisiblement. Point de protestants, dès
-lors, ni de jésuites; point de Jansénius, point de Bossuet, point de
-Voltaire. Autre était la scène du monde.
-
-Luther était dans un danger réel. L'électeur ne se prononçant pas, il
-n'avait de protection que le peuple, et se tenait prêt à partir; mais
-pour quel pays? Pour la France? Autant valait aller à Rome. La mort de
-Maximilien changea tout. L'électeur devint vicaire de l'Empire,
-craignit moins de protéger Luther (janvier 1519).
-
-Je regrette cette belle histoire. Tout le monde sait qu'après sa
-_Captivité de Babylone_, où il montrait Jésus-Christ prisonnier du
-pape, il brûla hardiment aux portes de Wittemberg la bulle de
-condamnation.
-
-Rome était effrayée. On peut en juger par un fait minime en apparence,
-mais d'hypocrisie très-habile. Dès novembre 1517, un mois après les
-foudroyantes thèses, Léon X demande qu'on lui envoie sur l'argent des
-indulgences 147 ducats d'or «pour payer un manuscrit du 33e livre de
-Tite-Live.» Belle et touchante réponse aux calomnies de Luther! Voilà
-l'emploi honorable que faisait le digne pontife de cet argent tant
-reproché! Il le prodiguait pour les oeuvres de la civilisation et le
-progrès des lettres. Là-dessus, les panégyristes de s'attendrir et de
-s'extasier. Et nous aussi, nous admirions une si fine diplomatie. Elle
-divisait habilement le grand parti de la Renaissance, elle flattait
-les Érasme, les Reuchlin, les Hutten; elle les avertissait de se
-rallier à Rome, à l'élégante Italie, fille et soeur de l'antiquité, de
-laisser dans sa barbarie ce buveur de bière, _ce moine_... Léon X
-avait dit: «Ce sont disputes de _moines_.» Et c'est aussi le point de
-vue sous lequel beaucoup d'humanistes voyaient la chose. Hutten, que
-la nécessité avait jeté à la cour de Mayence, avait dit: «Bravo! mes
-amis les moines, dévorez-vous, les uns les autres! (Consumite, ut
-consumimini invicem.)»
-
-Ceci en avril 1518. En novembre de la même année, Hutten revint à
-lui-même. Il écrivit à un ami son pamphlet _l'Ennemi des cours
-(Misaulus)_. Il appartient dès ce jour à Luther et à la patrie.
-
-C'est alors qu'il porta chez Franz de Seckingen sa presse et son
-imprimerie. Il lui lut les écrits de Luther, lui en fît un admirateur,
-un champion au besoin, assura à la réforme sa redoutable épée.
-
-Il en fut de même du fameux chef des lansquenets, le vieux Georges
-Frondsberg, rude et colérique soldat qui entourait Luther à Worms,
-tout prêt à tirer l'épée contre les Espagnols qu'avait amenés
-Charles-Quint.
-
-Il n'y avait pas de scène plus sublime que cette diète de Worms, où
-l'homme que tous favorisaient, mais dont nul encore n'osait s'avouer
-protecteur, vint seul, porté sur le coeur et dans les bras de
-l'Allemagne, si ferme, si modeste et si grand. Tous: amis et ennemis,
-voulaient l'empêcher d'arriver et lui rappelaient Jean Huss: «J'irai,
-dit-il, y eût-il autant de diables que de tuiles sur les toits.»
-
-Il y eut une tentative. On tâta le peuple. Un prêtre, avec des
-Espagnols, essaya d'enlever dans la rue quelques livres de Luther. Si
-cela eût réussi, les livres pris, on prenait l'homme. Mais le peuple
-s'élança, et les étrangers se réfugièrent dans le palais de
-l'Empereur.
-
-La providence invisible qui l'avait entouré à Augsbourg et à
-Wittemberg, à Worms enfin, le prudent électeur de Saxe, craignant à la
-fois l'Empereur et le zèle intempérant de Luther, le fit enlever en
-route et le retint quelque temps au donjon de la Wartbourg. La chose
-fut si bien conduite que Luther ne sut pas d'abord s'il était en main
-amie ou ennemie.
-
-Grand fut ce coup de théâtre. Les ennemis désespérés de l'avoir tenu
-et lâché. L'Allemagne entière émue, indignée contre elle-même, d'avoir
-si mal gardé son apôtre.
-
-Lui cependant, dans son donjon, ne voyant âme qui vive, sauf deux
-pages qui lui apportaient les aliments et ne parlaient pas, il
-réfléchissait à loisir sur l'étrange événement. Sa flûte, les psaumes
-allemands, l'immense travail d'une traduction de la Bible, lui
-remplissaient très-bien les jours.
-
-On sut bientôt qu'il existait, qu'il était le même, l'indomptable, le
-grand, l'héroïque Luther. Il écrivait _de son Pathmos, de la région
-des oiseaux qui chantent Dieu jour et nuit_.
-
-Il écrivait à Mélanchthon, son jeune ami qui le pleurait: «Tu es
-tendre, cela ne vaut rien... Tu m'élèves trop; tu te trompes en
-m'attribuant tout ceci. Prie pour moi... Me voilà ici, oisif et
-contemplatif. Je me mets devant les yeux la figure de l'Église; je
-hais la dureté de mon coeur qui ne se fond pas tout en larmes «_pour
-pleurer mon peuple égorgé_.» Pas un ne se lève pour Dieu... Temps
-misérable! lie des siècles!... Ô Dieu! aie pitié de nous!»
-
-Entre autres choses très-fortes, il écrivit un mot terrible à
-l'archevêque de Mayence, une sommation de s'amender:
-
-«Pensez-vous que Luther soit mort? Détrompez-vous. Il vit, tout prêt à
-recommencer avec vous un certain jeu...» Qui l'aurait cru? Le
-misérable, qui craignait d'être démasqué, répondit _de sa propre main_
-une lettre de soumission, «souffrant volontiers, disait-il, cette
-réprimande fraternelle.»
-
-Avec le temps, Luther fut moins resserré, et son hôte, le gouverneur
-du château, imagina pour l'amuser de le mener à la chasse. Il le
-connaissait bien mal, ce grand coeur, aussi bon que grand, si tendre
-pour la nature:
-
-«Ç'a été, dit-il, pour moi un mystère de douleur et de pitié. La
-chasse, n'est-ce pas l'image du Diable, poursuivant les âmes
-innocentes?... Mais voici le plus atroce. J'avais sauvé un petit
-lièvre et l'avais mis dans ma manche. Je m'éloigne; les chiens le
-prennent, lui cassent la jambe et l'étranglent... J'en ai assez de la
-chasse... Ô courtisans, mangeurs de bêtes! vous serez mangés là-bas.»
-
-Cette douceur n'était pas seulement pour les bêtes. Apprenant la
-violence des énergumènes, anabaptistes et autres qui allaient brisant
-les images et criant contre Luther:
-
-«Aie soin, écrit-il à un conseiller de l'électeur, que notre prince ne
-teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes.»
-
-Entre ces éclairs admirables de bonté et de grandeur qui partent de la
-Wartbourg et illuminent l'Europe, voici, selon moi, le plus grand.
-Ceci, c'est la garantie la plus haute du caractère de Luther, le vrai
-sceau de sa loyauté.
-
-Il abandonne la confession, la chose qui fait la force du prêtre, et
-sa très-intime joie, la chose pour laquelle tout jeune homme se fera
-prêtre (savoir le secret de la femme).
-
-Je vous dis en vérité que cet homme-là, du prêtre, n'a eu que l'habit.
-Où trouvera-t-on jamais un homme ayant cette puissance, qui veuille
-s'en dépouiller?
-
-Salut, homme vraiment innocent, simple, d'un profond coeur d'enfance!
-
-Ce jour-là, tu es le vainqueur.
-
- * * * * *
-
-Je ne connais rien de plus curieux que ce bonhomme, descendant de la
-Wartbourg, malgré l'électeur, malgré tout. Deux embarras nouveaux
-(par-dessus le diable et le pape) lui survenaient: les rois, les
-peuples.
-
-Henri VIII faisait écrire contre lui. L'Allemagne exigeait,
-aujourd'hui, non demain, une révolution.
-
-Il voulut se mettre en travers, descendit. Il rentra dans son
-Wittemberg.
-
-Tout était changé.
-
-La petite maison de son père était entourée d'une foule. On avait su
-que Luther était ressuscité, et, d'un mouvement immense, toute la
-terre y affluait. Tel venait pour le bénir, tel pour le maudire, pour
-le voir surtout. Les questions de toute sorte pleuvaient comme grêle.
-
-Voilà un homme étonné, embarrassé, effaré.--Mais ce n'était rien
-encore.
-
-Les femmes, à ce renouvellement de la légende du monde sauvé par
-l'amour, s'étaient partout précipitées hors des maisons, hors des
-couvents. Un monde de religieuses, ayant quitté le cloître vide,
-cherchaient le vrai temple, cette maison de l'amour de Dieu. Elles
-n'avaient pas réfléchi que le pauvre Martin Luther, tout apôtre ou
-docteur qu'il fût, était encore un jeune homme robuste, d'environ
-trente-six ans.
-
-Il était extrêmement maigre, alors, avec la tête carrée, plus carrée
-que gracieuse, de la vraie race allemande. Ses yeux, il est vrai,
-étaient admirables; il y roulait constamment des éclairs joyeux et
-terribles, comme la foudre rit au haut des cieux.
-
-Heureusement, il était, de nature et foncièrement, un homme du peuple
-et de travail, disons le mot, un ouvrier, comme son père le mineur, un
-bon et loyal forgeron de Dieu.
-
-De toutes ces femmes qui arrivaient, plusieurs très-jeunes et
-très-belles, il ne vit qu'une seule chose: «il vit qu'elles avaient
-faim.»
-
-Et le voilà écrivant de tous côtés pour des aumônes, mendiant du pain
-pour elles, et, par de rudes plaisanteries, tâchant de plaire à
-l'électeur, aux courtisans, à tous, pour pouvoir nourrir «ces pauvres
-vierges, malgré elles,» en attendant qu'il puisse les renvoyer à leurs
-parents.
-
-C'était une foule fort mêlée. Il y avait des religieuses princesses,
-qui avaient profité de l'occasion pour courir le monde, fort curieuses
-du jeune apôtre.
-
-Il ne voit rien de tout cela. Il ne songe qu'à leur nourriture. Il y
-mange son dernier sou, et celui de ses amis.
-
-J'imagine que le pauvre homme qui, à cette même époque, demande
-pendant plusieurs mois un habit à l'électeur, n'ayant pas grand'chose
-à donner à ces pauvres échappées, et ne sachant comment changer les
-pierres en pain, les alimentait de ses psaumes, et, prenant son luth
-ou sa flûte, tout au moins nourrissait l'esprit.
-
-
-
-
-CHAPITRE VII
-
-LA COUR, LA RÉFORME, LA GUERRE IMMINENTE--LE CAMP DU DRAP D'OR
-
-1520
-
-
-Le grand éclat de Luther, sa personnalité puissante, le succès de sa
-résistance rayonnèrent dans toute l'Europe, et la Réforme en fut
-encouragée. D'elle-même, elle était née partout.
-
-Partout, en France, en Suisse, elle fut indigène, un fruit du sol et
-de circonstances diverses qui pourtant donnèrent un fruit identique.
-
-En y réfléchissant, on se l'explique sans peine. L'âme humaine, près
-de se lancer en avant dans l'infini de l'inconnu, regarda encore en
-arrière, interrogea sa voie antique, se demanda s'il ne suffisait pas
-de revenir aux anciens jours.
-
-On ne revient jamais. Chaque âge passe irrévocable, et rien ne le
-rappellera.
-
-De sorte qu'en s'efforçant de ne point innover, cherchant à faire du
-vieux, et le plus vieux possible, l'esprit humain fit le contraire. Il
-commença un nouveau monde.
-
-Cet effort instinctif pour revenir au vieux système était trop
-naturel. La Renaissance, déplorablement ajournée, trois cents ans
-(Voy. notre Introduction), venait de faire, bien tard, son éruption
-désordonnée; elle n'apparaissait nullement harmonique. On n'y voyait
-que le chaos.
-
-Qu'il y eût dans la Nature, dans l'Art (nature humanisée), des
-éléments religieux et les bases de _la loi profonde_, c'est ce qui ne
-venait à l'esprit de personne. Tous cherchaient le salut dans le
-retour au surnaturel, dans la rénovation du dogme légendaire.
-
-Après les premiers pas dans la voie de la Renaissance, ne trouvant pas
-encore le salut attendu, l'homme désespéra, tendit les bras à Dieu, en
-disant: «J'attends tout de toi.»
-
-En France, par exemple, où tout l'espoir d'un ordre salutaire était
-mis dans la royauté, où le royaume, uni sous Louis XI, enrichi sous
-Louis XII, glorifié à Marignan, avait cru à ce jeune roi, la déception
-fut amère, lorsqu'aux premières campagnes dont nous allons parler, ce
-roi fut impuissant pour défendre le Nord et l'abandonna aux ravages,
-lorsque plus tard, loin de protéger le Midi, il se vit obligé de le
-brûler lui-même et d'en faire un désert. Ces terribles calamités,
-l'abaissement et le mépris de soi où la France tomba, la jetèrent
-violemment dans ce mystique désespoir et dans l'appel à Dieu qu'on
-appelle la Réformation.
-
-Telle en fut la cause profonde, toute indigène et populaire. Délaissée
-du Dieu d'ici-bas, la France en appelle au Roi de là-haut.
-
-La chose éclata tout d'abord là où étaient les plus grandes
-souffrances, dans nos villes du Nord, dans les populations misérables,
-effrayées, qui voyaient les ravages et la dévastation venir à elles.
-Elle commença dans un grand centre industriel, et par les ouvriers de
-Meaux, principale manufacture des laines à cette époque.
-
-Attribuer ce mouvement tout populaire et spontané à la lointaine
-influence de l'Allemagne, aux timides enseignements du docteur
-Lefebvre d'Étaples qui, dès 1512, à Paris, renouvelait la théorie de
-la Grâce, ou aux prédications de l'évêque de Meaux, Briçonnet, c'est
-chercher de petites causes aux grands événements et ne pas connaître
-la nature humaine. Le bon évêque, mystique, nuageux, écrivain
-tourmenté, dont le sublime galimatias put influer sur des esprits
-subtils qui croyaient le comprendre, n'eût pas eu la moindre action
-sur le peuple. Le grand prédicateur fut la misère, la terreur, la
-nécessité, le désespoir des secours d'ici-bas, l'abandon surprenant où
-ce dieu des batailles, ce roi de Marignan, laissa nos provinces du
-Nord.
-
-L'Allemagne et Charles-Quint s'étaient vus face à face à la diète de
-Worms, nullement avec satisfaction. L'Allemagne vit l'Empereur
-(contre sa promesse positive) amener des soldats espagnols. Et
-l'Empereur vit l'Allemagne, pour essai de résistance, lui dire ce Non
-si ferme de Luther.
-
-Premier outrage à la Majesté impériale. Et dans la même diète, il eut
-l'affront plus grand de voir un Robert de la Mark, imperceptible sire
-des stériles bruyères de l'Ardenne, venir le défier, de souverain à
-souverain, lui jurer guerre à mort, et lui jeter le gant.
-
-Il n'y avait jamais plus grande ingratitude que celle des impériaux.
-Robert, comme on l'a vu, leur avait gagné Seckingen et cette armée
-sans laquelle l'argent n'eût pas suffi à faire un empereur. C'est par
-Robert que Marguerite avait trompé et égaré la chevalerie du Rhin,
-jusqu'à tirer l'épée pour se donner un maître. Quel maître? l'Espagnol
-et le roi de l'Inquisition.
-
-Le lendemain de l'élection, le conseil de l'Empereur avait tout
-oublié, voulait soumettre Robert à sa juridiction, le confondre dans
-la foule de ses vassaux des Pays-Bas. Robert se refit Français, et
-comme tel, sans consulter personne, avec trois ou quatre mille hommes,
-marcha intrépidement contre l'Empire et l'Empereur (mars 1521).
-
-François Ier n'était pas prêt à le soutenir. Il avait perdu bien du
-temps, amusé par son futur gendre, qui négociait trois mariages, en
-France, en Angleterre, en Portugal, empruntant de l'argent au
-beau-père d'Angleterre pour payer au beau-père de France. Il paya
-pension à celui-ci jusqu'à son élection impériale (en juin 1519). Là,
-il leva le masque, ferma sa bourse, et tourna le dos à François Ier.
-
-On se représente difficilement quelle était la haine et l'aigreur des
-conseillers de Charles-Quint. Il reste une consultation du chancelier
-Gattinara, pédantesque et furieuse, où il établit scolastiquement les
-raisons pour la paix, pour la guerre. Et les sept raisons pour la paix
-_sont les sept péchés capitaux_. Ce qui étonne davantage, c'est que
-l'habile et politique Marguerite d'Autriche n'est pas moins
-passionnée. C'est même elle qui enfonce au coeur du jeune homme le
-trait empoisonné qui le mettra hors de toute mesure. Les Français
-auraient dit de lui: _Un quidam, certain petit roi._ D'autres,
-charitablement, contaient à Charles-Quint que le roi de France
-espérait que l'imbroglio espagnol troublerait sa faible cervelle, que
-le fils de Jeanne la Folle tiendrait d'elle et deviendrait fou.
-
-Ces aigreurs mises à part, la querelle des deux monarchies était
-très-complexe en elle-même, de celles que la guerre seule débrouille,
-qu'elle ne finit guère même que par l'épuisement des partis.
-
-Ni la France, ni l'Espagne, ne pouvait céder la Navarre, la porte des
-deux royaumes, s'ouvrir à l'ennemi. Question insoluble, vainement
-disputée entre les Foix et les Albret.
-
-Comme la Navarre était double, double de même était la Flandre,
-regardant la France et l'Empire. Double la question de Milan, fief
-d'Empire, disait l'Empereur, et selon le roi, héritage de Valentine
-Visconti. Et plus insoluble encore était la question de Bourgogne.
-Louis XI l'avait enlevée à la grand'mère de Charles-Quint, délaissée,
-orpheline: chose odieuse!... À quoi l'on répondait que si la France
-reprenait la Bourgogne, elle reprenait le sien, rappelait à soi un
-fief donné imprudemment à l'ingrate maison de Bourgogne qui, par Jean
-sans Peur et son fils, avait mis l'Anglais en France, tué la France,
-sa mère, autant qu'elle le pouvait. Tout don peut être révoqué _pour
-cause d'ingratitude_; combien plus s'il est constamment un danger de
-mort pour le donataire!
-
-Des deux rivaux, l'Empereur, roi d'Espagne et de Naples, et souverain
-des Pays-Bas, des Indes, avec l'héritage éventuel de Hongrie et
-Bohême, était de beaucoup le plus vaste, mais le plus dispersé.
-François Ier était plus concentré, dans sa France si bien arrondie,
-plus obéi d'ailleurs, plus maître, plus à même de se ruiner.
-
-L'avantage semblait devoir appartenir à celui des deux qui mettrait
-l'Angleterre de son côté. Qui y réussirait? Très-probablement
-Charles-Quint. L'Angleterre était, d'essence et de racine,
-antifrançaise, et elle réclamait toujours le royaume de France. Toute
-la pente du commerce anglais était vers Bruges et vers Anvers, et sa
-partialité naturelle pour la maison de Bourgogne qui avait été jusqu'à
-décourager les industries flamandes au profit des naissantes
-industries d'Angleterre.
-
-Ainsi, de Londres à Anvers, le courant était tout tracé, et la pente
-très-forte. Rapprocher, au contraire, l'Angleterre de la France, en
-l'éloignant des Pays-Bas, c'était un grand effort, une oeuvre d'art et
-d'habileté, une tentative improbable de forcer le courant d'aller
-contre la pente populaire.
-
-La cour de France ne désespérait pas d'accomplir ce miracle. François
-Ier croyait qu'il suffisait pour cela d'acquérir le ministre
-dirigeant, le tout-puissant cardinal Wolsey. Présents et billets
-tendres ne manquaient pas. Le roi n'aimait que lui, ne se fiait qu'à
-lui. Il eût voulu que, seul, il gouvernât les deux royaumes. La cour
-de Madrid et Bruxelles parlait moins et agissait plus. En une fois,
-Charles-Quint lui envoya d'Espagne une grosse constitution de rente de
-sept mille ducats. Mais tout cela n'était que de l'argent. Wolsey en
-avait tant! Le coeur du bon prélat était tout aux choses spirituelles,
-à la tiare: il voulait être pape. Ce rêve des cardinaux-ministres, qui
-amena si loin les Amboise, s'était emparé de Wolsey. Plus vieux que
-Léon X, en revanche il était plus sain. Le Médicis était mangé
-d'ulcères. Wolsey, pour un homme de son âge, allait, digérait à
-merveille. Il comptait l'enterrer. Il se dit qu'il fallait voir de
-près les deux rivaux et se décider pour celui qui l'aiderait le mieux.
-Dès l'élection de Charles-Quint, il fut réglé qu'Henri VIII verrait
-d'abord le roi de France.
-
-Ces entrevues personnelles des princes créent souvent plus de haines
-qu'elles ne concilient d'intérêts. François Ier avait à craindre
-d'éclipser, d'irriter celui à qui il voulait plaire. Henri VIII avait
-vingt-huit ans, lui vingt-six. La rivalité d'âge, de grâce et de
-figure, le désir commun de briller devant les femmes, pouvaient, d'une
-amitié douteuse, faire une haine solide et profonde.
-
-L'inquiétude de François était justement de ne pas briller assez,
-faute d'argent, d'être effacé. Il faisait écrire à Wolsey par l'envoyé
-d'Angleterre: «Qu'il voudrait bien savoir si le roi son frère
-n'aurait pas pour agréable de défendre aux siens de faire de riches
-tentes. Il ferait volontiers aux Français la même défense.»
-
-Henri VIII n'en tint compte. Bouffi d'orgueil, il voulait éclater dans
-son rôle d'arbitre suprême et de roi des rois. En quoi sa pensée était
-celle même de l'Angleterre. Ce peuple, qui sous des formes froides et
-sombres, ne va que par accès, après un accès de fureur et de guerre,
-non moins furieusement voulait l'acquisition, la richesse et l'éclat.
-Moment d'orgueil, enflure en bouffissure, comme dans la trop grasse
-Flandre au temps de Philippe le Bon.
-
-Tel peuple, tel ministre et tel roi. Wolsey plaisait justement par un
-luxe insensé, même en choses vraiment ridicules. Il avait un goût
-excentrique de s'entourer de colosses; si l'on voulait lui faire sa
-cour, on n'avait qu'à lui découvrir quelque homme de haute taille, le
-lui donner. Il en faisait des bedeaux, des porte-croix, et prenait un
-plaisir d'enfant à marcher, en légat romain, dans sa pourpre, au
-milieu de ces géants qui portaient de grosses chaînes d'or.
-
-L'aveu que faisaient les Français de leur pénurie, décida Wolsey. Il
-crut les écraser. Une grande fête chevaleresque, une revue solennelle
-des deux nations où Henri VIII apparaîtrait plus brillant qu'Henri V
-au Louvre, c'était pour le ministre un moyen sûr d'être agréable. Et
-il avait besoin de l'être. Henri, à son avénement, avait pris femme et
-ministre, il y avait déjà dix ans. Mais, il ne fallait pas se le
-dissimuler, l'un et l'autre vieillissaient. La reine Catherine
-d'Aragon était une sainte espagnole du XIIe siècle, d'une perfection
-désolante; son mari ne pouvait la joindre qu'à genou au prie-Dieu.
-Nulle distraction que la Légende dorée, qu'elle lisait à ses
-demoiselles. Ni jeune, ni féconde, du reste: un seul enfant, qui était
-une fille (Marie _la Sanguinaire_). Ces dix années d'Henri, de
-dix-huit à vingt-huit ans, il les avait passées d'abord dans
-l'étourdissement du _sport_, la vie à cheval, taciturne et bruyante
-pourtant, des violents chasseurs anglais. Cela était fini. Il
-grossissait, et c'était déjà un roi assis. Wolsey le trouvait accoudé
-sur saint Thomas, rêveur et disputeur, aigre, chaque jour plus sombre.
-
-Pour revenir, les Anglais voulant que ce fût une fête, les Français
-rougirent d'avoir eu cette velléité d'économie. Judicieusement, ils
-sentirent que l'honneur national était en jeu, qu'il fallait à tout
-prix que la France ne pâlit pas devant l'orgueilleuse Angleterre. Ce
-fut un duel de dépense. L'affaire passée sur ce terrain, tous
-héroïquement fous, vendirent, engagèrent prés, châteaux et métairies,
-pour avoir des colifichets, velours, satins, draps d'or, bijoux,
-surtout des chaînes d'or, comme en portaient les Anglais. Il n'y avait
-pas à plaisanter; on venait de manquer l'Empire; on voulait se
-relever. Le brillant fat, l'amiral Bonnivet, revenant à vide et joué
-de son ambassade impériale, pour se venger de sa déroute, voulut
-éclipser tout; son frère et lui levèrent, pour venir à la fête, une
-espèce d'armée de quelque mille chevaux.
-
-Pour comprendre cette fête et son animation, le violent esprit de
-rivalité qui s'y déploya d'Anglais à Français, et entre Français
-même, il faut connaître les vrais juges du camp, devant qui l'on fit
-ces efforts. Ces juges étaient les dames.
-
-Écartons d'abord les deux tristes reines un peu abandonnées, la dévote
-et la malade, l'Espagnole et la Française. La première, du côté
-anglais, isolée entre les Anglais. L'autre, la reine Claude de France,
-fille maladive du maladif Louis XII, peu aimée, mais toujours
-enceinte; François Ier ne la consolait autrement de ses volages
-amours.
-
-Sauf ces ombres mélancoliques, les deux cours étaient éclatantes.
-Celle de France semblait tout en fleurs. Haut, très-haut, trônait la
-maîtresse en titre, madame de Châteaubriant, de la race royale de
-Foix, fille du fameux comte Phébus, et le soleil de la cour. Les
-clairvoyants, cependant, voyaient qu'un soleil qui brillait depuis
-deux ans brillerait peu encore. Elle n'avait que plus de crédit; le
-royal amant la dédommageait ainsi d'une assiduité déjà décroissante.
-Ce qui la soutenait, c'était justement son jaloux mari, furieux, point
-résigné, point gentilhomme, qui soulageait sa rage par des violences
-bourgeoises et des corrections manuelles qui faisaient pleurer ses
-beaux yeux, rire ses rivales, et réveillaient le roi.
-
-La cour, partagée quelque temps entre la maîtresse et la mère,
-commençait à incliner un peu vers celle-ci, l'altière Louise de
-Savoie. Maladive, mais belle encore, passionnée, violente et
-sensuelle, elle avait fait trêve aux galanteries; elle avait un amour.
-Il y avait paru, lorsqu'à l'avènement, elle avait donné l'épée de
-connétable au jeune cadet des Montpensier. Ce jeune homme, de mine
-sombre, d'un tragique aspect italien (par sa mère il était de
-Gonzague), avait épousé l'héritière de Bourbon, petite bossue malade
-qui n'avait pas longtemps à vivre. La mère du roi spéculait là-dessus.
-L'ambitieux s'était fait connétable en subissant cet amour,
-s'engageant même à elle et recevant d'elle un anneau. Anneau fatal qui
-le perdit, Louise ayant cru le tenir par là, le réclamant, le
-poursuivant. Elle s'attacha à cet anneau, et, voulant le ravoir, elle
-le fit chercher jusqu'à Rome sur le cadavre de Bourbon.
-
-Celui-ci la trompait. Ses visées étaient ailleurs. Il ne songeait
-guère à faire des frères tardifs au roi en épousant la Savoyarde. Il
-visait à épouser une fille de France, une princesse qui (la loi
-salique étant biffée) lui donnerait un semblant de droit. Il y avait
-justement les deux reines futures du protestantisme, la fille de Louis
-XII, Renée, qui devint duchesse de Ferrare, et la gracieuse,
-spirituelle et charmante Marguerite d'Alençon, mariée malheureusement,
-mais mariée à une de ces figures qui font dire: «Elle sera veuve.»
-
-Par la mère, Bourbon comptait sans doute avoir la fille.
-
-Ce n'était pas l'avis de celle-ci. Elle n'aimait guère son mari, ce
-pauvre duc d'Alençon. Mais elle professait hautement de dédaigner tous
-les amants, et elle avait pris pour devise un tournesol avec ces mots:
-«_Non inferiora secutus_ (Je ne suivrai rien d'inférieur).»
-
-Marguerite, c'était sa grâce, était à la fois gaie et mélancolique.
-Perdue par instants dans une mer d'amour divin et de mysticité, elle
-n'en aimait pas moins ceux qui riaient. Elle avait un joyeux valet de
-chambre, le fameux Marot. Elle faisait parler volontiers Bonnivet,
-hâbleur comme François Ier, et qui, sous plus d'un rapport,
-ressemblait au roi. Bonnivet avait l'insolence de se faire le rival du
-connétable. Il avait bâti son château dans son château, et, comme il
-le voyait tourner autour de Marguerite, il ne manqua pas aussi d'en
-devenir amoureux. Elle se moquait de lui. Bonnivet, habitué aux
-escalades, aux coups de main, aux faciles victoires de soldat, risqua
-une chose très-sotte et peu loyale. Il invita la cour chez lui, et, le
-soir, la duchesse se couchant en toute confiance, voilà la tête
-d'homme qui apparaît par une trappe. C'est Bonnivet. La princesse,
-serrée de près, fut secourue à temps. D'un autre, le roi se fût fâché;
-mais de celui-ci, il ne fit que rire.
-
-Bourbon, moins gai, n'était environné que de gens qui eussent
-volontiers coupé les oreilles à Bonnivet. Deux partis étaient en
-présence sous l'oeil du roi. Parfois on s'échappait. Un gentilhomme de
-Bourbon, Pompéran, crut lui faire plaisir en tuant un homme de l'autre
-parti.
-
-L'entrevue, négociée depuis dix-huit mois, eut lieu le 7 juin 1520.
-François Ier partit d'Ardres; Henri, de Guines. Les deux princes
-arrivèrent en même temps sur les deux coteaux entre lesquels coule une
-petite rivière. Les deux cours, en deux masses épaisses comme deux
-petites armées, restèrent sur les hauteurs; les deux rois
-descendirent. François Ier était à cheval, faisant porter l'épée
-royale devant lui par le connétable de Bourbon. Henri VIII, le voyant
-venir de loin, avisa qu'il fallait aussi qu'on portât l'épée
-d'Angleterre; on la chercha, on la tira et on la porta de même.
-
-Ils se joignirent, s'embrassèrent avec effusion.
-
-L'oeil pénétrant d'Henri avait fort remarqué la figure de celui qui
-portait l'épée. Il sut qui il était et dit au roi: «Si j'avais un tel
-sujet, je ne lui laisserais pas longtemps la tête sur les épaules.»
-
-Le banquet royal fut dressé. En toute cordialité, les Anglais
-offrirent aux Français des vins, des rafraîchissements. Puis Henri
-VIII prit le traité des mains des gens de robe longue, un traité
-d'intime alliance. Son titre de roi de France y était. Il le passa
-galamment, disant: «Ceci est un mensonge.»
-
-Dès le lendemain, on fit les lices, qui remplirent toute la vallée:
-neuf cents pas de long et trois cents de large. Au bout, des arbres de
-drap d'or aux feuilles de soie verte où pendaient les écussons frères,
-en ce jour réconciliés. Autour, des échafauds immenses pour les dames
-et la noblesse. Puis, ça et là, des pavillons, palais improvisés, d'un
-incroyable luxe, les plus précieuses étoffes employées en plein air
-pour toits, murailles et couvertures. La merveille était le palais
-d'Angleterre, qui n'était que fenêtres, un Windsor de verre, lumineux,
-recevant par cent cristaux et renvoyant le soleil.
-
-Le 9 juin ouvrit le tournoi où François Ier montra sa grâce autant que
-sa force. Henri, fort et sanguin, s'y anima tellement, qu'oubliant que
-c'était un jeu, il assomma le pauvre diable qui lui était opposé; il
-lui asséna sur la tête un si vigoureux coup de lance, qu'il ne remua
-plus. On le releva. Le cheval d'Henri VIII n'était guère moins malade.
-Il avait eu de telles secousses, qu'il creva la même nuit.
-
-Les politiques qui avaient arrangé l'entrevue, d'après les histoires
-d'Italie, de César Borgia, ou de la mort de Jean sans Peur, avaient
-pris des précautions extraordinaires et ridicules. Le roi, qui avait
-plus d'esprit, sans en rien dire, un matin, jette sur lui une cape
-espagnole, saute à cheval, arrive aux postes anglais. Il y trouve deux
-cents archers. «Vous êtes surpris, dit-il, je vous fais mes
-prisonniers. Menez-moi au roi.--Il dort.» François Ier va son chemin,
-frappe lui-même à la porte, entre. Grand étonnement d'Henri: «Vous
-avez bien raison, dit-il, de vous fier. C'est moi qui suis votre homme
-et qui me rends à vous.» Il lui passe un riche collier. Le roi riposte
-par un bracelet qui valait le double, et dit: «Vous m'aurez pour valet
-de chambre,» et veut lui chauffer la chemise.
-
-Cette démarche avançait les affaires plus que dix années de
-diplomatie. Elle ne déplut qu'aux Wolsey, aux Duprat, aux magisters
-des rois, habitués à les tenir sous leur pédantesque férule. Elle
-toucha les Anglais, qui aiment les choses généreuses. Elle mettait les
-deux peuples sur le terrain du bon sens et d'une fraternité vraiment
-politique conformes à leurs grands intérêts.
-
-Deux politiques parlaient à l'Angleterre: la petite lui conseillait
-l'alliance des Pays-Bas, où elle faisait les petits gains d'un
-commerce journalier, le négoce des cuirs et des laines. Et la grande
-politique lui conseillait l'union avec la France contre un Empereur
-roi d'Espagne, dangereux à l'indépendance de tous, ennemi né (comme
-Espagnol) de la révolution salutaire qui devait nourrir l'État de la
-sécularisation ecclésiastique.
-
-L'Espagnol était l'ennemi commun, et il n'y en avait pas d'autre.
-
-Les deux peuples et les deux rois eurent un moment de vive cordialité.
-L'obstacle, des deux côtés, était les cardinaux ministres, Wolsey,
-Duprat, qui naturellement faisaient accroire à leurs maîtres qu'il
-fallait gagner sur l'Église plutôt que de lui succéder. La France
-suivit Duprat, et continua de demander, d'extorquer quelque argent au
-pape. L'Angleterre écarta Wolsey, et entra vigoureusement dans la
-grande voie financière et religieuse de la réformation.
-
-L'heureuse, l'aimable occasion de cet affranchissement de
-l'Angleterre, qu'on place en 1527, doit, je pense, être reportée à
-1520, aux entrevues du Camp du drap d'or, aux visites amicales que les
-deux rois faisaient aux reines[12]. La reine Claude, fille de Louis
-XII, et qui avait la bonté de son père, était aimée de la cour
-d'Angleterre, de la femme d'Henri VIII. Ce prince allait la voir, et
-la trouvait au milieu de cette belle couronne de dames et
-demoiselles. Fut-il tellement aveugle, qu'il ne vît point justement la
-plus jeune et la plus charmante? La reine aura-t-elle oublié de lui
-faire remarquer qu'une enfant de quatorze ans, belle, spirituelle,
-gracieuse, très-avancée, très-cultivée, était une de ses sujettes?
-Cela me paraît improbable.
-
-[Note 12: Je ne suis pas de ceux qui aiment à attribuer les grands
-effets aux petites causes. Personne ne sent plus que moi la vigoureuse
-spontanéité des commencements de l'Église d'Angleterre, que M. Merle
-d'Aubigné a mis dans une si belle lumière d'après les contemporains.
-Il faudrait cependant ignorer l'énorme influence de la Couronne sous
-les Tudor pour ne pas sentir que l'exemple d'Henri VIII dut décupler
-la force du mouvement commencé. Peu le suivirent dans sa doctrine,
-tous dans sa séparation de Rome. Ce dernier point fut l'essentiel. Je
-n'hésite pas, plus loin, à l'appeler un roi _protestant_. La série des
-portraits d'Henri VIII est infiniment curieuse à étudier. Tout le
-monde connaît celui d'Holbein. Nos Archives en possèdent un
-très-soigné et très-bon en tête du traité de 1546. Il est placé assez
-bizarrement entre deux cariatides demi-nues, jolies et indécentes. Le
-sceau, d'or massif, et d'un fort relief, est d'un travail allemand
-(armoire de fer). _Trésor des Chartes, J. 661 pièce 23._]
-
-J'affirme sans hésiter que la bonne reine en aura fait une sorte de
-compliment au roi, disant en les présentant toutes: «Pour celle-ci,
-c'est la plus jolie, c'est ma perle, et c'est une Anglaise.»
-
-Miss Anna Boleyn, née vers 1507, était d'une très-ancienne famille de
-haute bourgeoisie municipale que plusieurs croient d'origine
-française. Son grand-père était lord-maire de Londres, et il s'était
-jeté violemment dans la révolution de Richard III. Son père, sir
-Thomas Boleyn, moins violent et plus délié, fut envoyé d'Henri VIII en
-Allemagne, en Espagne, en France. Elle y avait été amenée à six ans
-par la jeune soeur d'Henri VIII, femme de Louis XII, laquelle, bientôt
-n'étant plus reine, la laissa à élever à la nouvelle reine, Claude,
-femme de François Ier (1515), et, celle-ci étant morte (1524), elle
-passa entre les mains de la soeur du roi. Heureuse progression, qui
-dut contribuer beaucoup à former cette personne accomplie. Claude
-était la vertu même, et la cour de Marguerite, savante, raffinée,
-délicate, était l'asile de la pensée et le vrai temple de l'esprit.
-
-Le furieux calomniateur d'Anne Boleyn, Sander et autres, avouent que
-cette fille abominable avait une taille ravissante, une jolie bouche à
-lèvres fines, une grâce singulière dans les mouvements, la plus
-charmante gaieté. Tout ce qu'ils peuvent dire contre elle, c'est que
-son teint fut de bonne heure d'une pâleur mate et maladive. «Et que de
-défauts cachés! Sous ses gants, elle avait six doigts, un goître au
-col; c'est pour cela qu'elle se découvrait très-peu, au rebours des
-dames anglaises, qui ne font pas difficulté de montrer leur sein.» Ils
-concluent de sa modestie que, dessous, elle était un monstre.
-
-Deux choses nous éclaireront davantage, son portrait d'abord, et son
-autre portrait, sa fille.
-
-Sa fille, la reine Élisabeth, qui lui ressemblait en mal, aide à
-comprendre pourtant la famille et la race. Dans les excellentes
-effigies (en cire, et autres) qui restent et qui sont parlantes, on
-est frappé de la petitesse des traits, qui n'ennoblit nullement. Anne
-Boleyn avait la bouche petite, Élisabeth l'a presque imperceptible,
-mais visiblement violente et criarde. Race mixte, mi-bourgeoise et
-mi-noble. Ces familles, en revanche, ont la vigueur que les races
-nobles n'ont jamais: l'aptitude aux affaires.
-
-Le solennel portrait d'Anne qu'a fait Holbein et qui est au Louvre,
-montre cette personne, si vive, enfermée et encastrée dans tous les
-pesants joyaux de la couronne d'Angleterre, aux chaînes de la
-fatalité. À regarder cet attirail et cette immobilité, c'est une
-idole orientale. Au total, tout cela factice. On devine aux yeux le
-mouvement contenu. Les traits sont plus beaux qu'agréables, le sourire
-ayant disparu. Sous la reine qui trône et qui pose, se retrouve
-parfaitement la petite-fille du lord maire. Ce qu'elle a de royal, qui
-attire, qui est fin, charmant, c'est justement ce que Sander dit
-monstrueux, ce cou de cygne, mince et fluet, ce petit cou qui (elle le
-dit elle-même) ne donnera pas grand mal au bourreau.
-
-Autre était cette personne, à coup sûr, au Camp du drap d'or, alors
-dans sa première fleur. Autre était le teint, la fraîche voix, la
-gaieté de petite fille, le rire, permis à treize ans, dans
-l'indulgence des reines pour la jeune étrangère, qu'on devait gâter
-d'autant plus; premier rire à fossettes où l'imprudent contemplateur
-admire une grâce d'enfance, tandis que souvent son coeur est
-inopinément blessé d'un éclair innocent des yeux.
-
-Henri VIII, entouré constamment des plus belles femmes du monde, de
-ces carnations merveilleuses que, dès ce temps, les Anglaises ne
-dérobaient nullement à l'admiration, n'avait pas eu une mauvaise
-pensée; toujours il retournait à sa femme, à son saint Thomas. Mais
-comment fut-il dès ce jour où cette enfant des deux nations dut lui
-révéler la grâce française? Un sourire de la petite fille put faire le
-salut de l'Europe.
-
-Henri VIII, dès ce jour, fut de mauvaise humeur. Tout allait mal. Le
-vent lui joua le tour d'emporter et de briser sa maison de cristal. Le
-roi de France, sans le vouloir, l'éclipsait, l'écrasait. Dans cent
-détails imperceptibles, il l'emportait auprès des femmes. Henri était
-très-beau encore à vingt-huit ans. Mais ses yeux, rétrécis par ses
-fortes joues, devenaient petits. La précocité d'embonpoint, ce fléau
-des _beaux_ d'Angleterre, le menaçait. Quelqu'un avait dit sottement
-que, les deux rois ayant même taille, les mêmes habits leur iraient,
-ils changèrent; Henri VIII prit ceux de François Ier, mais bien à la
-rigueur, au risque de les faire éclater.
-
-Il avait montré sa vigueur à coup sûr dans le tournoi, moins de grâce,
-ayant eu le malheur de frapper trop fort. Il reprit son avantage dans
-l'exercice national de l'arc; les Anglais maniaient avec orgueil
-l'arme d'Azincourt. Rudes lutteurs aussi, ils l'emportèrent sur les
-Français. Ce mauvais exercice où le perdant amuse l'assistance,
-faisant des chutes ridicules qui toujours humilient, avait lieu
-_devant les dames_ (dit le témoin oculaire). On pouvait prévoir qu'il
-y aurait de très-grands efforts, de la violence. Henri VIII prit
-François Ier au collet, et lui dit: «Luttons.» Sans doute, il se
-croyait plus fort. L'autre était plus adroit, moins lourd. Qu'eût fait
-un politique? Il eût refusé, ou serait tombé. François ne fut point
-politique; il oublia le but de l'entrevue. Il songea au _qu'en
-dira-t-on?_ aux femmes, et d'un malheureux croc-en-jambe il mit son
-homme par terre.
-
-Petit, fatal événement, qui eut d'incalculables conséquences.
-
-Leurs hommes qui étaient là autour, et qui auraient dû empêcher cette
-sottise, en firent eux-mêmes une plus grande. Ils les séparèrent,
-prièrent, obtinrent qu'Henri VIII, humilié et irrité, ne prît pas sa
-revanche. Il resta le coeur gros, emporta sa rancune.
-
-Une messe, que dit Wolsey aux deux rois pour terminer, ne calma rien,
-on peut le croire. On se sépara froidement. Henri VIII alla tout droit
-à Gravelines où l'attendait Charles-Quint. C'était la seconde fois
-qu'il rendait ses devoirs à Henri VIII et à Wolsey. Il les avait
-prévenus déjà à Douvres, avant l'entrevue du Camp du drap d'or, et les
-avait charmés par sa modestie, son respect. Son âge de vingt ans lui
-permettait, sous prétexte de jeunesse, d'être respectueux sans
-bassesse ni ridicule. Au reste, dès qu'il y avait intérêt, la bassesse
-ne lui coûtait guère. On l'avait vu en Espagne, pour plaire à Germaine
-de Foix, veuve de son grand-père, et pour obtenir d'elle ses droits
-sur la Navarre, lui parler à genoux. De même il fut très-humble devant
-le légat d'Angleterre, le vénérable cardinal; il plut, trouva grâce
-devant ce fils du boucher d'Ypswick. Henri VIII lui sut gré d'être
-plus petit de taille, d'apparence médiocre, tout simplement vêtu en
-noir, de lui laisser tout avantage, de dire qu'il ne voulait nul autre
-juge, qu'il signerait son jugement. D'autre part, Wolsey lui sut gré
-de n'aller au roi que par lui, de ne pas viser, comme François Ier, à
-créer une amitié personnelle, de ne se méprendre nullement sur le vrai
-roi d'Angleterre, qui était Wolsey. Après tout, au prochain conclave,
-qui avait chance d'influer? Un Autrichien qui avait Naples, qui des
-deux côtés serrait Rome, qui, par l'Allemagne et les Pays-Bas, par
-l'Espagne, la Sicile et ses autres États italiens, tenait tout un
-monde ecclésiastique. C'était, selon toute apparence, le futur
-créateur des papes. Et pour qui influerait-il, sinon pour son cher
-protecteur, son bon père, le légat anglais?
-
-Cela tranchait la question. Wolsey, sans s'expliquer avec son maître,
-mais se fiant à sa mauvaise humeur, lui fit accepter le rôle
-d'arbitre, lorsque déjà lui-même il était partie au procès, haineux et
-malveillant. Arbitrage perfide, où Wolsey allait nous jouer par une
-longue comédie, jusqu'au jour où sa partialité, démasquée tout à coup,
-pourrait donner un coup mortel.
-
-
-
-
-CHAPITRE VIII
-
-LA GUERRE.--LA RÉFORME.--MARGUERITE
-
-1521-1522
-
-
-Les curieux de l'avenir, craintifs et superstitieux, avaient vu avec
-effroi, dans cette entrevue du Camp du drap d'or, que François Ier sur
-un vêtement portait des plumes de corbeau, sur un autre certaine
-devise galante tirée, par un emprunt impie, du _Libera_ de l'office
-des morts. Pourquoi ce joyeux souverain portait-il au milieu des fêtes
-cette pierre _pour la délivrance_? Il avait joué le prisonnier,
-s'était livré à l'Anglais, renouvelant par amusement la captivité du
-roi Jean. Jeu imprudent, disait-on, inconvenant, qui avait attristé
-les siens; à ce point que l'_Aventureux_ (Fleuranges) lui dit
-durement, dans sa brutalité allemande: «Mon maître, vous êtes un fol.»
-
-L'année 1521, dès janvier, dès les jours des rois, répondit à ces
-présages. Le roi de la fève faillit casser la tête au roi de France.
-Celui-ci, avec une bande de jeunes fous, s'amusait à faire le siége de
-l'hôtel où on tirait les rois, avec des pommes, des oeufs, des boulets
-de neige. Ceux du dedans, faute de neige, jetèrent les tisons du feu;
-le roi fut fort blessé. On assure que le maladroit était un
-Montgommery, père du fameux protestant qui, aux lices de
-Saint-Antoine, devait enfoncer sa lance dans la tête d'Henri II.
-
-L'annaliste d'Aquitaine salue cette année lugubre, qui ouvre deux
-cents ans de guerre, par ces mots: «Lors commença le temps de pleurs
-et de douleurs.»
-
-La longue rivalité des maisons de France et d'Autriche va se
-développer en deux actes, d'une incroyable longueur, le premier
-jusqu'à Henri IV (traité de 1598); le second jusqu'à la mort et
-l'épouvantable banqueroute de Louis XIV (1715). La France plusieurs
-fois fut comme rasée. Dès la fin du XVIe siècle, un économiste assure
-qu'elle a payé deux ou trois fois plus qu'elle n'avait, donné plus
-gros qu'elle-même. Et comment s'est fait ce miracle? Parce qu'un
-travail persévérant la refaisait pour suffire à ce persévérant
-pillage.
-
-La richesse se remplaçait; mais les hommes, hélas! les vies d'hommes?
-Personne ne les refait. D'autres viennent, mais tout différents. Des
-générations innombrables sont entrées à cet abîme de la querelle des
-rois. Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots,
-paralytiques, misérables culs-de-jatte, couvrent toute la France de
-mendiants au temps d'Henri IV. Que dire de la fin de Louis XIV? Un
-hospice fut élevé pour recueillir quelques-unes de ces ruines
-vivantes, et, par-dessus cette mendicité, on a dressé un dôme d'or.
-Vaste monument, magnifique, si petit encore pour ce qu'il a à
-contenir! On n'y passe pas, près de ce dôme, sans secouer tristement
-la tête. Monte, enfle-toi, monte plus haut, tour des morts, qui
-prétends abriter les restes de tant d'armées!... Vain cénotaphe de la
-France!... Ta pointe toucherait le ciel même, si vraiment tu
-représentais l'entassement prodigieux des peuples qui ont fini en toi.
-
-En mars 1521, Robert de la Mark, à l'aveugle, avait commencé la
-guerre. Après son défi de Worms, il osa envahir l'Empire. Cela était
-ridicule, au fond nullement absurde. On avait vu cinquante ans le
-petit duc de Gueldre se moquer des Pays-Bas, de l'Empire et de
-l'Empereur. Robert avait fourvoyé Seckingen, les nobles du Rhin, au
-service de Charles-Quint. Il pensait bien les entraîner cette fois
-pour François Ier. Le seul attrait du pillage, si l'on entrait
-sérieusement dans ces grasses terres des Pays-Bas, y aurait suffi.
-Toute la populace guerrière des lansquenets eût couru sous le drapeau
-lucratif de Gueldre ou du Sanglier, contre lesquels Marguerite
-d'Autriche, la gouvernante de Flandre, eût eu grand'peine à se
-défendre. Ce roman était si bien celui de Fleuranges, le fils de
-Robert, qu'il avait fait le coup de tête de signifier à Marguerite
-que, par je ne sais quel titre, il était seigneur et propriétaire du
-Luxembourg, défendant à l'Empereur de s'en mêler désormais.
-
-Charles-Quint n'avait pas un sou, point d'armée. Mais il avait la main
-du cardinal Wolsey. Un mot signé de cette main arrêta tout, effraya
-François Ier; il eut peur de perdre l'amitié d'Henri VIII, ramena de
-gré ou de force la meute qui commençait la chasse et tenait déjà le
-gibier aux dents.
-
-Premier fruit de l'arbitrage anglais et de cette fatale amitié.
-
-Robert, disait François Ier, n'était pas à lui, et il agissait sans
-lui. Sans lui de même, agissait en Espagnol le roi dépouillé de
-Navarre. C'était la guerre sans la guerre. Le traité de 1516, au
-reste, le permettait ainsi. Les Espagnols et les Français pouvaient
-s'égorger en Navarre, sans cesser d'être amis intimes. Un frère de
-madame de Châteaubriant, Lesparre, conduisait les Français. Un an plus
-tôt, l'invasion, rencontrant la révolution des _Communeros_ en son
-premier feu, aurait eu de grands résultats. Si tard, l'effet fut tout
-contraire. La révolution avortant, tous saisirent cette occasion de la
-déserter, de prouver leur loyauté en faisant face aux Français. Ils
-mirent leur honneur à battre ceux qui venaient à leur secours.
-Lesparre fut défait et tué (30 juin 1521).
-
-L'autre frère de la maîtresse du roi, Lautrec, conduisait la guerre
-d'Italie. Guerre déplorable, entamée à l'étourdie par Léon X qui,
-voulant s'arrondir sur l'un ou l'autre, négociait avec tous les deux,
-leur promettait son alliance. Florence, qui dépendait de lui, faisait
-croire au roi de France que ses banquiers lui tiendraient prêts quatre
-cent mille écus pour payer l'armée, et rien ne venait. Lautrec,
-éperdu, venait dire que, sans cet argent, tout était fini, que l'armée
-fondrait dans sa main. Il ne se fia pas au roi. Il tira parole de la
-reine mère et des généraux des finances, du vieux trésorier
-Samblançay, homme sûr et estimé[13]. Ils lui dirent: «Partez; vous
-trouverez l'argent à Milan. Si l'argent d'Italie manquait, le
-Languedoc y suppléerait.» N'étant pas rassuré encore, il en exigea le
-serment. La reine mère et le trésorier jurèrent sans difficulté. Il
-arrive, et la caisse est vide. Furieux et désespéré, Lautrec gagna
-quelques moments par un terrible expédient. S'il n'avait de l'argent,
-il avait des juges. Il fit juger et confisquer. Mais, comme il arrive
-souvent, quand une fois on se met à prendre, sur cette caisse remplie
-par la mort, il se fit part, donna à son frère des confiscations. Il
-échoua comme il méritait, perdit les occasions, perdit l'armée qui se
-dissipa, perdit Milan, qui se livra, et le Milanais. À peine put-il se
-réfugier sur le territoire vénitien.
-
-[Note 13: Mis à mort en 1527, à l'époque où l'on rechercha les
-traitants. Le _Bourgeois de Paris_ (publié par M. Lalanne en 1854)
-croit qu'il n'était pas innocent. Entre autres récits de sa mort, j'en
-ai lu un remarquable dans une petite Histoire inédite de François Ier
-(de 1615 à 1530), généralement assez judicieuse. _Ms. de la
-Bibliothèque de Turin, petit in-folio d'environ 200 pages._]
-
-Sur les plaintes lamentables de Lautrec, on s'informa, on s'éclaircit.
-L'argent italien avait manqué, parce que les banquiers de Florence
-prêtèrent à l'Empereur l'argent promis à François Ier. Il fit saisir à
-Paris les comptoirs florentins, et n'en tua que mieux son crédit.
-
-Pour l'argent de Languedoc qu'avait garanti Samblançay, il était
-venu, mais où? au coffre de la mère du roi. Dans cette crise extrême
-et terrible, l'avare Louise de Savoie, non contente de deux ou trois
-provinces dont elle avait les revenus, percevait ses pensions avec une
-âpre exactitude. Elle y trouvait de plus ce charme, cette volupté,
-d'affamer Lautrec, de le faire échouer, d'en finir une fois peut-être
-(au prix d'un grand malheur public) avec cette Châteaubriand, vieille
-maîtresse de trois années, qui ne tenait plus qu'à un fil.
-
-Le prodigue François Ier était puni cruellement. Toutes ses petites
-ressources de créations d'offices, mangées à mesure et laissant une
-masse croissante de salaires et de pensions, ne signifiaient plus rien
-en face des besoins infinis de cette gueule béante et sans fond d'une
-interminable guerre. Il sembla comme s'éveiller, se frotter les yeux,
-songer qu'il y avait une France. Il prit une plume et du papier, n'ayant
-autre chose, et il fit une ordonnance, portant qu'immédiatement la
-France aurait quatre armées.
-
-Le camarade Bonnivet, reprenant les débris de Lesparre avec quelques
-volontaires, fit face vers les Pyrénées et surprit Fontarabie. Le roi
-lui-même devait garder le Nord. Mais il était seul. Pas un soldat.
-Pour ramasser des hommes tels quels, il fallait un mois au moins.
-Bayard donna ce mois à la France. Il s'enferma dans Mézières avec
-quelques gentilshommes. Une fois dedans, ils virent qu'ils n'étaient
-pas fortifiés. «Eh! messieurs! leur dit Bayard, quand nous serions
-dans un pré, avec un fossé de quatre pieds, nous nous battrions tout
-un jour. Ici, nous tiendrons bien un mois.»
-
-La canonnade impériale tirait de deux côtés; les Brabançons, sous
-Nassau, tiraient d'au delà de la Meuse, et les Allemands de Seckingen,
-à qui l'on avait fait passer la rivière, étaient plus près de la
-France. Seckingen était là à contre-coeur, travaillant pour se faire
-un maître plus absolu et plus dur. L'affaire de Robert de la Mark
-l'éclairait sur la reconnaissance qu'il avait à attendre. Bayard qui
-savait tout cela, s'avise d'écrire, comme à la Mark, qu'il lui vient
-douze mille Suisses, qu'ils vont passer sur le corps de Seckingen que
-Nassau a placé au poste le plus dangereux; Bayard y a regret, sachant
-que Mein Herr Seckingen est un galant homme qui reviendra au Roi. La
-lettre est prise aux avant-postes, comme Bayard l'avait prévu.
-Seckingen et ses Allemands croient qu'en effet Nassau veut les faire
-égorger là. Ils partent: drapeaux, tambours en tête, ils repassent la
-Meuse, rejoignent les impériaux. Nassau veut les empêcher. Ils se
-mettent en bataille contre lui, en grondant comme des ours. Bayard
-voyait tout, du haut des murs, et se mourait de rire. Le lendemain,
-tout s'en alla, mais les uns et les autres fort brouillés, ne voulant
-plus camper ensemble. Nassau de son côté, et de l'autre Seckingen.
-
-Le roi, cependant, arrivait avec sa gendarmerie, des Suisses, forces
-levées nouvelles. Le 22 octobre (1521), il était en présence de
-l'ennemi.
-
-Mais nous devons voir, avant tout, comment se passait une autre
-bataille, bataille diplomatique, qui se livrait à Calais, un tournoi
-d'intrigue et de ruse, où notre grand ami Wolsey était le juge du
-camp, tâchant de nous faire perdre. L'Empereur cependant avançait en
-pleine France. L'Angleterre armait ses vaisseaux.
-
-Les prétentions de Charles-Quint étaient inconcevables. Il voulait
-qu'on lui rendît la Bourgogne, l'Yonne, qu'on le mit à trente lieues
-de Paris, qu'on lui rendît la Somme, Péronne qui, au nord, de même à
-trente lieues, couvre la capitale.
-
-C'est le traité que Charles le Téméraire, dans la tour de Péronne,
-avait fait signer au roi prisonnier.
-
-Les actes de la conférence, écrits par le chancelier Gattinara
-lui-même, étonnent, indignent, par l'insolence des impériaux. Jamais
-magister de village ne gourmanda d'un ton plus rogue ses misérables
-écoliers que le pédantesque Autrichien les envoyés de la France. Il ne
-daigne pas même cacher la pensée du démembrement. C'est la mort de la
-France qu'on veut. Le vieux levain parricide de la maison de Bourgogne
-lui remonte et vient en écume. Elle conteste tout à la France, le
-Dauphiné, la Provence, _terre d'Empire!_ la Champagne, ancien
-_appendice de la couronne de Navarre!_ le Languedoc, _dépendance de la
-couronne d'Aragon_. Pour avoir plus tôt fait, Gattinara rappelle que
-Louis XII fut privé de tout le royaume par sentence de Jules II.
-
-Faut-il dire à quelle violence alla cet emportement? Le chancelier de
-France disant: «Sur tel point, je gage ma tête...» Gattinara réplique:
-«J'aimerais mieux celle d'un porc.» Basses injures que le Français
-porta en patience.
-
-Le cardinal arbitre aimait tellement la paix, était tellement notre
-ami, qu'il résolut, le pauvre homme, _malgré la fièvre qui le minait_,
-d'aller trouver l'Empereur à Bruges et de faire près de lui un
-dernier effort. Il y eut sa dernière conférence avec Charles-Quint et
-la bonne tante Marguerite qui, tout en obtenant de nous la neutralité
-pour sa Franche-Comté, s'arrangea avec Wolsey pour frapper sur la
-France, embarrassée de l'invasion allemande, le coup assommant,
-décisif, d'une invasion anglaise.
-
-Tout cela n'était pas tellement secret que les ministres de François
-Ier ne le devinassent. Ils firent sous main un emprunt, mirent une
-bonne et forte somme dans les mains du duc d'Albany, parent du roi
-d'Écosse. Il passa la mer le 30 octobre; le parlement le reconnut
-tuteur du jeune roi Jacques V, lui fit partager la tutelle qu'avait
-seule la mère de l'enfant, soeur du roi d'Angleterre. Celui-ci en
-poussa des cris. On répondit qu'on n'avait pu retenir un Écossais qui
-n'était pas sujet du roi.
-
-Ceci le 30. Et le 22, ce vainqueur que le furieux Gattinara lançait en
-France au nom de Dieu, ce conquérant, ce Picrochole, Charles-Quint,
-s'enfuyait, ayant à peine cent chevaux. On s'était trouvé nez à nez,
-le roi d'un côté et Nassau de l'autre, entre Cambrai et Valenciennes.
-Le jeune Empereur, si près de l'ennemi, n'avait montré nulle
-curiosité. Il restait dans la ville. Nassau, harassé et n'en pouvant
-plus, avait en tête les nôtres, tout frais, et qui voulaient se
-battre. Le roi jugea qu'une armée de recrues devait être assez
-heureuse de voir fuir devant elle la vieille armée allemande de Nassau
-et de Seckingen.
-
-On l'accusa, en présence de tant de ravages, de n'en avoir pas tiré
-vengeance. Les villages étaient en feu, tout pillé. Les affreuses
-guerres de Charles VI semblent recommencer. Mais le peuple recommence
-aussi à prendre un souffle de guerre. Il s'enhardit. Les femmes mêmes
-se souviennent de Jeanne d'Arc. À Ardres, une vieille prend une pique,
-court aux remparts, et s'en escrime si bien, que les assaillants
-devant elle pleuvent des murs dans le fossé.
-
-Le peuple fait bien de se défendre, car le roi ne le défend guère. Il
-garde les places, c'est tout. La campagne est abandonnée.
-
-Quels furent les sentiments du peuple dans ce terrible abandon? Pas un
-mot ne l'indique dans les écrivains du temps. C'est pourtant là la
-question que le lecteur m'adresse ici, c'est là ce qu'il veut savoir.
-Le peuple! que sentait le peuple?
-
-Il suffirait, pour mettre sur la voie, de l'histoire éternelle, tirée
-du coeur et du bon sens. Mais une autre encore nous renseigne,
-l'histoire retrouvée et surprise dans les révélations indirectes que
-nous donnent à droite ou à gauche tel témoin fortuit, une lettre, un
-vers, une épitaphe, une légende postérieure qui, des temps lumineux,
-se reporte à l'époque obscure où nous étions dans les ténèbres.
-
-La première lueur s'entrevoit dans le _Journal du bourgeois de Paris_
-(publié en 1854, p. 110, 120), et dans quelques lignes fort sèches de
-Martin du Bellay.
-
-En janvier 1522, le roi convoqua à Paris un concile national pour
-réformer l'Église de France et pour obtenir les secours du clergé.
-
-En février, il ordonna le renouvellement des francs-archers de Charles
-VII et de Louis XI, _mais seulement au nombre de vingt-quatre mille_,
-pour aider aux guerres et couvrir la Guienne et la Picardie.
-Remarquable défiance.
-
-En ce même mois de février, le roi, allant en personne à l'Hôtel de
-Ville de Paris, puis à celui de Rouen, expliqua aux prévôts, échevins
-et notables, sa nécessité. Paris, à qui il demandait l'entretien de
-cinq cents hommes, voulut du temps pour y songer, espèce de refus poli
-où perçait visiblement la haine des Parisiens. Mais Rouen, pour piquer
-Paris, et aussi, flatté de la visite du roi, accorda mille hommes.
-Fort de cela, le chancelier retomba sur les Parisiens, leur fit honte;
-ils votèrent mille hommes. L'argent devait se lever sur la vente des
-denrées, forme d'impôt très-dangereuse qui pouvait causer des
-révoltes. On aima mieux taxer chaque corps de métier, les drapiers de
-soie à dix mille livres, ceux de laine à huit, etc. Et Paris n'en fut
-pas quitte. Peu de mois après, Duprat vint demander cent mille écus,
-en donnant rente aux Parisiens sur l'Hôtel de Ville, les faisant
-rentiers malgré eux.
-
-Paris était très-sombre. Le roi aussi. Il lui avait fallu demander,
-mendier, expliquer ses affaires. Il passa tout l'hiver dans les bois
-et les chasses de Fontainebleau, Compiègne et Saint-Germain, dans
-l'ennui des nouvelles couches de la reine. Au printemps, il partit
-pour Lyon, toujours préoccupé de l'Italie, jamais de la France.
-
-La France se défendait seule et comme elle pouvait. Il n'y avait pas
-d'armée, sauf deux mille Suisses à Abbeville qui refusaient de
-combattre. Quelques petites garnisons défendaient les villes. La
-campagne, les villages, foulés, pillés, brûlés, violés étaient le
-jouet de la guerre. Les gentilshommes du pays escarmouchaient ici et
-là par bandes de vingt ou trente lances, méprisant fort les paysans,
-et toutefois n'attaquant guère que quand ils avaient avec eux quelque
-poignée de franc-archers.
-
-Ainsi, ce n'était plus seulement derrière les murs et dans les siéges,
-c'était en rase campagne que cette pauvre population, si peu habituée
-à la guerre, commençait à s'essayer.
-
-Quelle devait être l'inquiétude des familles et leurs ardentes
-prières, quand, pour la première fois, le père, le frère ou les
-enfants, affublés de mauvaises armes, descendaient en plaine. Les
-terreurs des guerres anglaises étaient revenues, et le roi, ce roi
-vaillant, jeune et d'un si grand éclat, ne paraissait pourtant guère
-plus pour la défense du peuple que l'indolent Charles VII.
-Qu'importait à ces pauvres gens qu'il eût brisé à Marignan les lances
-des Suisses, ou qu'il reprît le Milanais, s'ils étaient abandonnés,
-sur toute la frontière du Nord, au dedans jusqu'en Picardie, aux
-partisans impériaux? Dans cette disparition du roi, le seul recours
-était vers Dieu.
-
-Considérons bien ce Nord. La première ligue, picarde, était toute à
-l'action, aux souffrances et aux combats. La seconde, entre Somme et
-Marne, n'en avait encore que l'attente, l'émotion, le trouble. Meaux
-en était l'ardent foyer. Grand marché des grains et centre agricole,
-comme elle l'est aujourd'hui, elle fut de plus, au Moyen âge, la
-fabrique capitale des laines qui habillaient les provinces voisines.
-La Jacquerie du XIVe siècle éclata à Meaux et y succomba dans
-d'horribles flots de sang. Au XVIe, à Meaux encore, dans les ouvriers
-tisseurs et cardeurs, brilla la première étoile de la révolution
-religieuse.
-
-Notre grande route du Nord, passage éternel de soldats, les villes qui
-en sont les étapes et les haltes nécessaires, sont toutes occupées de
-la guerre, elles combattent de coeur et de voeux. Elles disent le mot
-de la Pucelle: «Les hommes d'armes combattront, et Dieu donnera la
-victoire.»
-
-Autre ne fut la pensée des pieux ouvriers de Meaux: «Dieu, seul
-défenseur et sauveur, gardien de l'homme abandonné. Toute notre force
-est dans sa Grâce.»
-
-Profond élan du coeur du peuple qui, par une heureuse coïncidence,
-trouva appui et soutien dans l'autorité des docteurs. Le bon évêque de
-Meaux, Briçonnet (fils du favori de Charles VIII, et qui expiait pour
-son père), était une espèce de saint, bon, doux, charitable. Au milieu
-de ce peuple délaissé et menacé par de si grands dangers publics, il
-se voyait bien près de reprendre le rôle de ces anciens évêques qui, à
-l'approche des Barbares, toute force publique ayant disparu, furent
-constitués par la nécessité _defensores civitatum_. Ses prédications
-relevaient le peuple, lui donnaient espoir. Toutes se résumaient dans
-le chant de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»
-
-Ni Briçonnet, ni personne, n'ignorait la grande scène de Worms
-(d'avril 1520). L'Europe entière avait vu le nouveau Jean Huss
-défendre Dieu modestement, contre le pape et l'Empereur. Et ce Dieu
-avait permis que, plus heureux que Jean Huss, il sortît vivant de
-Worms. Où était-il? En quel désert? Sur quels monts l'avait enlevé
-l'Esprit? On l'ignorait, mais on voyait, de ce Sinaï invisible,
-jaillir par moments de sublimes et mystérieux éclairs.
-
-Il y avait, nous l'avons dit, à Paris, un humble Luther, le modeste et
-savant docteur Lefebvre d'Étaples, âme tendre qui embrassait tout ce
-qu'adora le Moyen âge, le culte de la Vierge et des saints, et qui
-n'en prêchait pas moins la pure parole de saint Paul et l'unique salut
-par la Grâce. Lefebvre, inquiété à Paris par la jalouse Sorbonne, se
-rendit volontiers à Meaux, et emmena avec lui un jeune noble du
-Dauphiné, natif du canton de Bayard, le bouillant, l'éloquent Farel,
-franc, net, intrépide en tout, qui eut le coeur admirable du Chevalier
-sans reproche, sa soif de péril, et qui fut le Bayard des combats de
-Dieu.
-
-Cette douceur de placer tout l'espoir dans le coeur paternel allait
-aux âmes blessées. Les femmes lui appartenaient d'avance; les
-premières qui goûtèrent ce miel furent deux âmes de femmes malades,
-deux princesses associées aux mystiques ouvriers de Meaux par le
-tout-puissant Niveleur. L'une fut la soeur du roi, la duchesse
-d'Alençon, Marguerite, veuve de coeur dans son triste mariage, portant
-au coeur un trait caché. L'autre, sa très-jeune tante, de dix-huit
-ans, soeur de sa mère, Philiberte de Savoie, veuve de ce Julien de
-Médicis que Michel-Ange a immortalisé par un tombeau. La tante s'était
-réfugiée sous l'abri de la nièce, qui avait dix ans de plus, et qui
-lui semblait une mère par sa grande supériorité, sa tendresse
-éclairée, sa sérénité apparente qui imposait à tout le monde.
-
-Tout ce qu'on a imaginé des amours de Marguerite avec son protégé
-Marot et autres poètes qui, pour elle, rimaient, _mouraient par
-métaphores_, n'a ni sens, ni vraisemblance; c'est le langage du temps,
-fiction innocente et permise. La reine y répondait gaiement, rimant
-pour ces morts bien portants leur _requiescat in pace_. Elle était,
-comme bien des femmes, fort paisible de tempérament. Mauvais poète,
-charmant prosateur, c'était un esprit délicat, rapide et subtil, ailé,
-qui volait à tout, se posait sur tout, n'enfonçant jamais, ne tenant à
-la terre que du bout du pied. Il faut pourtant excepter le galimatias
-mystique du temps, où, sur les pas de Briçonnet, son pesant guide
-spirituel, il lui arriva souvent d'alourdir ses ailes légères. Que
-cette mysticité l'ait gardée, je ne le crois pas; au contraire, c'est
-une des voies par où l'on va vite à la chute. Ce qui la garantit bien
-mieux, ce fut le rire, la légère ironie, la douce malice, qu'elle
-opposait aux soupirants.
-
-Elle y eut peu de mérite, ayant au coeur deux passions, qui lui
-créèrent contre toutes les autres un _alibi_ continuel. L'une, c'était
-l'amour des sciences, la curiosité infinie qui lui fit chercher les
-études qui attirent le moins les femmes, les langues et l'érudition
-même, la menant du latin au grec, du grec à l'hébreu. Briçonnet le lui
-reproche: «S'il y avait au bout du monde un docteur qui, par un seul
-verbe abrégé, pût apprendre toute la grammaire, un autre la
-rhétorique, la philosophie et les sept arts libéraux, vous y courriez
-comme au feu.»
-
-L'autre passion, ce fut le culte étonnant, l'amour, la foi,
-l'espérance, la parfaite dévotion, qu'elle eut, de la naissance à la
-mort, pour le moins digne des dieux, pour son frère François Ier.
-
-Il y a très-peu de portraits de Marguerite. Celui de Versailles est,
-je crois, d'imagination, calqué sur quelque portrait de François Ier.
-La véritable effigie (Voir _Trésor de Numismatique_) est le revers
-d'une médaille qui porte de l'autre côté sa mère, Louise de Savoie.
-C'est une image légère, un brouillard, mais révélateur, qui ouvre tout
-un caractère, qui répond si bien et si juste à tous les documents
-écrits, qu'on s'écrie: «C'est la vérité.»
-
-La médaille, non datée, doit avoir été faite du vivant de la mère, peu
-avant sa mort, lorsqu'elle était toute-puissante, et probablement
-quand elle fit l'acte important de sa vie, le _Traité des Dames_, ou
-de Cambrai, en 1529. Elle avait alors cinquante-trois ans, sa fille
-trente-sept. La mère, forte et grande figure, n'a pas besoin d'être
-nommée; elle l'est par un trait saillant, le grand gros nez sensuel et
-charnu de François Ier, nez de bonne heure nourri, sanguin, comme
-l'ont ces natures fortes et basses, tempéraments passionnés, souvent
-malsains et maladifs. Louise était toujours malade; tantôt la colère
-ou l'amour (jusqu'au dernier âge); tantôt la goutte aux pieds, aux
-mains, et des coliques violentes qui l'emportèrent à la fin.
-
-La fille est un parfait contraste. Il semble que la Savoyarde dont
-elle fut le premier enfant s'essaya à la maternité par cette faible et
-fine créature, le pur élixir des Valois, avant de jeter en moule _le
-gros garçon qui gâta tout_, ce vrai fils de Gargantua. En elle, elle
-versa à flots et engloutit tout ce que sa forte nature donnait de
-charnel et de sensuel, de sorte qu'avec beaucoup d'esprit, la créature
-rabelaisienne tint pourtant du porc et du singe. (V. au Louvre le
-dernier portrait).
-
-Fut-il légitime? Qui le sait? Mais Marguerite, sa soeur, est
-certainement petite-fille du poète Charles d'Orléans. Elle a la
-figure, usée de bonne heure, des races nobles, affinées, vieillies.
-Elle le dit à chaque lettre, sans la moindre coquetterie, écrivant à
-gens moins âgés: «Votre tante,» ou: «Votre vieille mère.»
-
-Elle était très-peu faite pour les travaux de la maternité. Elle n'eut
-pas d'enfant du duc d'Alençon. Et de Jean d'Albret, son second mari,
-elle en eut, mais péniblement, fort malade dans ses grossesses,
-toussant beaucoup, affaiblie des jambes et des yeux, si bien qu'en
-1530, à trente-huit ans, étant enceinte, il lui faut se reposer, se
-préparer pour écrire une lettre. Ses enfants moururent ou restèrent
-très-faibles; spécialement Jeanne d'Albret, qui n'avait pas même remué
-dans le sein de sa mère, et, encore jeune, eut plusieurs maladies
-qu'on croyait mortelles.
-
-Il ne faut pas s'étonner si, dans la médaille, l'admirable artiste
-nous donne déjà Marguerite, comme elle se donne dans ses lettres, un
-peu vieille à trente-sept ans. Le nez charmant, fin, mais aigu, est
-bien de cet esprit _abstrait_ que Rabelais évoquait du ciel pour le
-faire descendre dans son livre.
-
-Cette médaille fait penser à un portrait de Fénelon, comme elle,
-délicat, nerveux, maladif, où la pâle figure conserve un léger
-mouvement oblique, allure gracieusement serpentine, comme d'un homme
-infiniment fin, qui ondule et glisse entre deux idées.
-
-J'aime mieux la reine de Navarre. Elle tient de ce mouvement, mais
-elle a le sourire plein d'esprit, de malice, de bonté.
-
-Cette personne infiniment pure eut toute sa vie remplie par un
-sentiment unique, qu'on ne sait comment nommer: amour? amitié?
-fraternité? maternité? Il y a de tout cela, sans doute, et pas un de
-ces noms ne convient.
-
-Le second volume des lettres, adressé tout entier au roi, étonne et
-confond, non pas par la véhémence, mais par l'invariable permanence
-d'un sentiment toujours le même, qui n'a ni phases ni crises de
-diminution ou d'aggravation, ni haut, ni bas. Jamais l'arc ne fut si
-constamment tendu.
-
-Tous les amours du monde doivent s'humilier ici. Ils n'ont rien à
-mettre en face. Plus ils tendent, plus la corde rompt. La seule chose
-qui rappelle ces lettres, c'est l'immense et charmant recueil des
-lettres de madame de Sévigné. Celles de Marguerite en ont parfois
-l'agrément (par exemple quand elle écrit au roi captif ce que font ses
-enfants), et elles en ont surtout la passion, l'émotion intarissable.
-La ressemblance y est aussi par la légèreté sèche, distraite, de
-l'objet aimé. François Ier est comme madame de Grignan. Il aime, est
-touché par moment. Le plus souvent, il a peu à répondre. Cette fixité
-terrible, pendant cinquante année, qui y tiendrait? Parfois il perd
-patience, il est dur et tyrannique. Cette âme si dépendante, c'est sa
-chose visiblement pour user et abuser; il a eu, en naissant, cet être,
-pour l'adorer quoi qu'il fasse. Il trouvera naturel de lui demander,
-au besoin, sa vie, son coeur et son sang, sans que jamais il lui
-vienne en pensée qu'il demande trop.
-
-Plus âgée de deux années, et de dix au moins par l'esprit, pleine
-d'imagination dès la naissance, elle a vu un matin tomber du ciel dans
-ce berceau, qui va être un trône, la créature aimée d'avance, ce rêve
-d'une mère violente et si violemment désireuse. Le voilà qui rayonne,
-dans ses langes, de beauté, de royauté future, _soleil_ naissant de sa
-soeur, de sa mère. Cet emblème de Louis XIV est déjà celui par lequel
-Marguerite désigne son frère, se désignant elle-même par le tournesol,
-qui n'incline que vers le _soleil_, avec la devise décourageante pour
-tous: «_Non inferiora secutus_ (Il ne suivra pas d'astres
-inférieurs).»
-
-Alençon et Jean d'Albret, Bourbon, Bonnivet, Marot, toute la foule des
-admirateurs, courtisans et serviteurs, est ainsi mise de niveau.
-
-Elle ne se rappelle même guère qu'elle a un mari. Elle écrit
-invariablement au roi: «Qu'elle n'a personne que lui, qu'il est son
-père et son fils, son frère, son ami, son époux.»
-
-Il y paraît. L'amour n'est pas une passion si robuste. Celle-ci
-non-seulement résiste aux jalousies et aux temps, aux duretés, aux
-mortifications, mais, bien plus, aux changements tristement prosaïques
-qui se font dans la figure, l'humeur, la santé de François Ier. Quand
-je songe au désolant portrait qu'on a de lui (vers cinquante ans),
-déformé cruellement, moins par l'âge que par les maladies, j'admire le
-prisme magique sous lequel elle vit invariablement _ce soleil_.
-
-Si j'osais, de cette femme spirituelle, dire le mot vrai, je dirais
-qu'elle fut, dès sa naissance, _assotie, enchantée, possédée_. Martyr
-aussi et jouet de ce démon intérieur, martyr si résigné que, l'idole
-lui prodiguant les plus rudes épreuves, elle ne souffle pas, n'ose
-hasarder un soupir de jalousie.
-
-Comme tous les coeurs souffrants, elle se crut de bonne heure dévote,
-et, ce qu'on eût le moins attendu d'un esprit naturellement aiguisé et
-raisonneur, elle entreprit d'être mystique. Ne l'est pas qui veut.
-Pour elle, c'est un travail. Elle s'y donne, en écrivant, de cruelles
-entorses à l'esprit. Qu'au contraire elle revienne à son objet
-(surtout au moment décisif, la captivité de Madrid), alors tout coule
-à flots, c'est un torrent du coeur, de passion, de facilité, avec une
-dextérité vive, ardente et résolue.
-
-Autant qu'on peut dater les choses du coeur, il semblerait que le
-roman de madame de Châteaubriant, arrachée de son mari, disputée avec
-fureur, haïe, battue (plus tard tuée?), occupa le roi trois ans (1518,
-1519, 1520). Cette fille du beau Phébus de Foix, astre singulier de
-Gascogne, soit par l'attrait du Midi, soit par sa violente et sinistre
-destinée, par ses frères enfin, sa brave et intrigante parenté, ne
-laissa guère respirer le roi. La blanche princesse du Nord dut, avec
-son esprit, pâlir longtemps, quelque peu oubliée, dans son mariage
-d'Alençon. On se souvint d'elle au jour du malheur. En 1521, il est
-visible que son frère se rapprocha d'elle et la consulta, donnant même
-à son mari la faveur inespérée de le nommer son lieutenant à l'armée
-de Picardie, de sorte que les deux femmes eurent part, la maîtresse le
-Midi, la soeur le Nord.
-
-Le roi alla jusqu'à vouloir qu'Alençon passât devant le connétable, et
-conduisît l'avant-garde.
-
-Marguerite, inquiète et n'ayant pas une opinion bien, rassurante de la
-bravoure ni de l'habileté de son mari, écrivit pour la première fois à
-ce prélat qu'on regardait comme un homme de Dieu, à Briçonnet, évêque
-de Meaux, lui demandant ses prières pour son mari qui partait, et pour
-elle, entraînée dans de si hautes affaires: «Car il me faut mesler de
-beaucoup de choses qui me doivent bien donner crainte.»
-
-Le roi devait s'apercevoir qu'il avait été mal conseillé, que ni son
-chancelier Duprat, ni les amis et parents de sa maîtresse, n'avaient
-bien vu dans les affaires. Ils avaient été amusés par Charles-Quint et
-dupes de Wolsey. Si mal entouré, il revint avec confiance aux siens, à
-sa soeur, son aînée, esprit net et propre aux affaires, dont tout le
-monde reconnaissait la supériorité.
-
-Il avait son mauvais génie en sa mère et ses maîtresses, son bon génie
-en Marguerite. Fort éclairée d'elle-même, de plus, illuminée par la
-seconde vue du coeur, elle le conduisait alors dans la vraie voie de
-son règne, où il eût trouvé à la fois le nerf moral et d'immenses
-ressources matérielles.
-
-Bien entendu qu'elle agissait instinctivement, sans voir ces
-conséquences ni sans s'en rendre compte, _croyant seulement le mettre
-en bonne voie religieuse_, lui mériter l'aide de Dieu.
-
-Elle croyait avoir fait de grands progrès. En novembre, en décembre
-(1521), elle écrivait à Briçonnet: «Le Roi et Madame sont plus que
-jamais affectionnés à la réformation de l'Église... délibérés de
-donner à connaître que la vérité de Dieu n'est point hérésie, (Génin
-II, 273-4).»
-
-Croyant toucher au but, elle faisait de grands efforts auprès de son
-frère, l'enveloppait d'une tendre et innocente obsession. Elle
-éprouvait pour lui un redoublement de tendresse, le voyant dans un
-vrai péril, pour la première fois triste et malheureux. De toutes
-parts, l'horizon se cernait de noir; les bois de Saint-Germain, où ils
-passaient l'hiver, n'étaient pas plus dépouillés, plus sombres que la
-situation. Point d'argent et point d'armée. L'Italie perdue: pour
-nouveau pape un précepteur de Charles-Quint; Lautrec cachant son
-drapeau dans les marais de Venise; la France entamée, la Picardie
-brûlée, une descente anglaise imminente. Et, dans cette grande crise,
-la résistance intérieure (chose inouïe!), Paris chicanant son roi!...
-Lui, le vainqueur de Marignan, revenant humilié de l'Hôtel de Ville!
-
-Sa femme était alitée, en couches, et sa mère alitée. Et sa soeur,
-devenue malade en les soignant, se relevait à peine.
-
-Il s'ennuyait dans la fadeur si tiède de ces jours intermédiaires que
-laisse une passion défaillante.
-
-Il n'échappait que par la chasse. Cet hiver, à Fontainebleau, à
-Saint-Germain, à Compiègne, il allait chassant et s'étourdissant.
-Mais, dans tous ces bois, même chose: au bout de chaque allée, la
-monotonie de l'hiver et l'uniformité d'ennui.
-
-Compatissant à cet état d'esprit, sa soeur l'enveloppait d'autant plus
-de ses caresses maternelles, de sa tendresse religieuse, et des doux
-appels de l'amour de Dieu. Jamais jusque-là cet enfant gâté, qui
-n'envisageait que lui-même, ne s'était avisé de regarder sa
-_mignonne_, comme il l'appelait volontiers. Il lui advint, en
-écoutant, de découvrir ce qui était sous ses yeux depuis sa naissance,
-de voir qu'elle était belle, belle de piété, d'affection, de sa
-convalescence même et de sa langueur, de sa faiblesse pour lui.
-
-Comment dire ce qui va suivre? Mais la chose est trop contestée. Il
-était tellement abaissé de coeur par les jouissances vulgaires, qu'il
-conçut l'idée indigne de voir jusqu'où irait sa puissance sur cette
-personne uniquement dévouée. Il affecta de douter de cette affection
-si tendre, osa dire qu'il n'y croirait pas, à moins d'en avoir la
-_preuve_ et la définitive _expérience_.
-
-Nous ne savons bien que ce mot. Le reste se devine; on voit l'étrange
-scène et l'effort pour ne pas comprendre, et la rougeur et la pâleur,
-l'abîme de désespoir. D'autre part, la tyrannie d'un maître jusque-là
-toujours obéi, la dureté, le doute ironique... L'horreur et le
-bouleversement d'une situation si nouvelle, la mort de coeur qui la
-suivit, elle dit tout d'un mot: «Pis que morte.»
-
-Elle ne pouvait rester. Elle partit sur-le-champ. Son mari passait
-l'hiver à Alençon, et elle devait le rejoindre. Mais elle dépendait
-tellement qu'en partant, toute sa crainte était que ce brusque départ,
-sans adieu, ne blessât le maître. Elle laissa une lettre tendre,
-s'excusa. À quoi, le tyran, irrité effectivement de cette première
-désobéissance, écrivit sans ménagement pour ce coeur sanglant qui
-palpitait dans ses mains, que, puisqu'elle le fuyait, il fuirait plus
-loin encore; qu'il allait partir pour Lyon, pour l'Italie, pour la
-guerre, pour la mort peut-être..., enfonçant ainsi le poignard,
-calculant avec barbarie qu'en une si vive douleur elle s'abandonnerait
-elle-même.
-
-Ces énormités étonnent ceux qui ignorent combien elles ont été
-communes dans les familles des dieux de la terre qui, faisant des lois
-par leur volonté, se croyaient au-dessus des lois et bravaient la
-nature même. Le régent et Louis XV (sans parler de faits plus
-modernes) ont dépassé François Ier. Pour lui, les contemporains ont eu
-effroi et terreur de sa brutalité sauvage. On conte qu'en 1524, dans
-un moment bien sérieux où il venait de prendre le deuil, étant veuf
-depuis quelques jours, au moment où les impériaux assiégeaient
-Marseille, les gens de Manosque en Provence vinrent le haranguer, le
-maire en tête, et la fille du maire, belle et jeune demoiselle. Le roi
-arrêta sur elle un regard tellement significatif, qu'elle crut avoir à
-craindre les dernières violences, le soir même prit un corrosif, en
-laboura son visage, détruisit sa fatale beauté.
-
-Revenons à Marguerite. Le cruel caprice du roi était peut-être encore
-moins libertinage que malice et vanité. Cet objet, si haut placé dans
-l'éther du ciel, cette inaccessible étoile que tous regardaient de si
-bas, pour qui Bourbon, Bonnivet, cent autres contemporains
-soupiraient, il trouvait piquant de la faire descendre, de jouer ce
-tour à tous.
-
-Il avait le sang de sa mère, si impure et si corrompue. L'aventure
-venait à point pour celle-ci, et le jour même où elle en avait grand
-besoin, de sorte qu'on est tenté de croire qu'elle put y être en
-quelque chose. Elle venait de faire un crime, et de blesser son fils
-au seul point vulnérable. Sa haine contre Lautrec et sa soeur,
-l'impatience qu'elle avait de précipiter la maîtresse régnante, lui
-avaient fait retenir l'argent de la guerre et perdre Milan. Chose
-incroyable! celui qu'avec une peine infinie on ramassa cet hiver, elle
-le retint encore. Telle fut son audace et sa rage! lorsque la défaite
-certaine de Lautrec allait non-seulement perdre l'Italie, mais ouvrir
-la France, envahie tout à la fois par le Nord et par le Midi!
-
-Qui put lui donner l'audace de cette énorme récidive, ce mépris de son
-fils? Nous n'en pouvons imaginer qu'une raison: elle aura cru le tenir
-par ce honteux secret, et se sera sentie sûre de mettre entre elle et
-son fils irrité l'aimable et faible personne, habituée à s'immoler à
-eux. Ayant cette prise nouvelle sur lui, elle en profita sans
-scrupule, en tira la témérité d'accomplir ce second forfait.
-
-L'infortunée Marguerite était en février dans un château solitaire
-près d'Alençon, avec son mari; seule, n'ayant plus même avec elle sa
-jeune tante, alors en Savoie. Elle montra cependant, dans sa faiblesse
-et sa tendresse, dans son extrême douleur, une très-fine prudence de
-femme, pensant qu'à cet élan brutal, éphémère, la plus souple
-résistance, la plus élastique, était la meilleure; les fascines
-arrêtent la mer mieux que les murs de granit.
-
-Nous possédons la lettre (autographe et olographe) qu'elle adressa à
-son frère, lettre humble et humiliante, qu'elle le priait de
-brûler[14]. Il se garda bien de le faire, vain de ce triste triomphe;
-peut-être, par une basse prudence, voulant garder à tout hasard une
-arme qui servirait contre elle si elle s'émancipait jamais.
-
-[Note 14: Publiée par M. Génin, en tête de la seconde partie des
-lettres. Le savant éditeur, qui avait d'abord préféré une autre
-interprétation, la modifie sur l'exposé des faits. Il nous écrit que
-la nôtre lui semble bien plus admissible. Nous aurions hésité à
-l'adopter si nous n'avions pour nous l'avis définitif du pénétrant
-critique.--La profondeur et l'innocence du sentiment de Marguerite
-sont singulièrement marquées dans les vers pathétiques qu'elle
-adresse, pendant la captivité de son frère, à un enfant, sa nièce,
-fille du roi, qui venait de mourir à huit ans. (Voir Captivité de
-François Ier.)]
-
-Dans cette lettre, écrite à genoux, le sens est celui-ci: elle se
-donne pour se mieux garder.
-
-Toutes les expressions de l'humilité mystique y sont épuisées pour
-dire son _imperfection_, son _obéissance_ et sa _servitude_. La prose
-n'y suffit pas. Elle continue en vers, lui _dédiant_, dit-elle, tout
-ce qu'elle a _de puissance et de volonté_. Elle va (chose plus
-dangereuse) jusqu'à lui dire qu'au moindre mot elle accourra vers lui.
-Mais, en même temps, pénétrée de douleur, elle le supplie de ne pas
-demander _expérience pour défaite_ (l'épreuve matérielle de sa défaite
-morale), essayant d'intéresser sa générosité et de le rappeler à
-lui-même par ce mot habile et touchant: «Sans que jamais de vous je me
-défie.»
-
-Rien n'indique que François Ier ait exigé l'accomplissement du
-sacrifice. Mais il avait brisé ce coeur, y avait jeté une ombre pour
-toute la vie. Il remportait ce qui était le fond du sacrifice même:
-l'abandon de la volonté.
-
-La terre avait vaincu le ciel, et l'avait abaissé à soi.
-
-Il avait détruit, par un jeu barbare, en sa virginité morale, l'être
-délicat et charmant où il avait son bon génie.
-
-«La femme, c'est la Fortune,» dit l'Orient. Il avait tué la sienne.
-
-Ceci n'est pas une figure. C'est la simple et trop exacte réalité des
-faits. Marguerite, respectée de son frère et le dominant, par sa
-supériorité légitime et naturelle, aurait doucement mené le roi et la
-France dans la voie de l'affranchissement. Marguerite, donnée ainsi et
-subordonnée, personne dépendante, accessoire, et de moins en moins
-ménagée, influa par moment, sans prendre l'ascendant efficace, sans
-exercer l'action décisive qui nous aurait sortis des limbes du vieux
-monde et placés dans la lumière de la libre Renaissance.
-
-À qui servit-elle? À sa mère, dont sans doute elle sauva le crédit,
-dont elle couvrit l'énorme, l'inexcusable crime.
-
-Le malheur s'était consommé le 29 avril (1522). Lautrec, pour la
-seconde fois, abandonné sans ressources, n'ayant plus autorité, mené
-par les soldats, obéit à ses Suisses qui voulaient combattre et
-partir, repasser les Alpes. Il fut écrasé à la Bicoque près Milan,
-l'Italie perdue définitivement, Venise, notre alliée entraînée dans
-notre ruine. Et un mois après, jour pour jour, 29 mai, le roi, accablé
-de douleur, reçut à Lyon le défi d'Henri VIII, qui descendait en
-France.
-
-Cependant Lautrec arrivait à Lyon. La mère du roi, épouvantée, avait
-réussi d'abord à envelopper son fils, qui refusait de voir Lautrec. Le
-connétable de Bourbon, outré d'animosité, passant de l'amour à la
-haine, contre Louise et Marguerite, crut perdre la mère du roi en
-prenant Lautrec par la main, forçant les portes, les défenses, et le
-mettant en face de François Ier: «Qui a perdu le Milanais?» s'écria le
-roi furieux. «Vous, Sire,» répliqua Lautrec. Tout s'éclaircit, et le
-roi fut anéanti. «Oh! qui l'aurait cru de ma mère!» s'écriait-il.
-
-On devine l'ange secourable qui le désarma, couvrit la coupable, et
-rétablit la _trinité_ de famille.
-
-Jamais elle ne redevint ce qu'elle avait été. Tous trois avaient
-appris à se connaître. Marguerite, quel que fût son culte, connaissait
-et craignait le roi, de même qu'il avait fait l'épreuve des furieuses
-passions de sa mère.
-
-Marguerite était brisée au point de ne pouvoir reprendre même aux
-consolations religieuses. Elle essayait pourtant de lire l'Écriture à
-son frère et à sa mère dans l'intimité de famille. Elle priait
-Briçonnet de venir les assister, assurant qu'ils avaient grande
-confiance en lui. L'évêque ne s'y trompait pas et croyait le moment
-perdu. Il lui avait écrit (dès le 22 décembre 1521): «Le vrai feu fut
-dans votre coeur, dans celui du roi, de Madame. Le voilà couvert,
-assoupi.» Et plus tard: «Couvrez-le... Le bois que vous vouliez brûler
-est trop vert, et il l'éteindroit. (Septembre ou octobre 1522.)»
-
-Marguerite ne peut se relever dans les années suivantes, avouant
-qu'elle _n'a aucun goût_, qu'elle ne peut _commencer à désirer_ (les
-choses divines). Elle signe: _La vivante en mort_, ou encore: _Votre
-vieille mère_.
-
-Cette vieillesse d'une jeune reine qui ne peut se relever fait un
-contraste frappant avec la jeune vigueur dont le peuple, à la veille
-des plus terribles malheurs, sous le coup des guerres anglaises qui
-allaient recommencer, reportait son coeur vers Dieu. Lefebvre
-d'Étaples, à Meaux, traduisit le Nouveau Testament. Pour la première
-fois, la foule se mit à marcher sans le prêtre, appuyée sur le livre
-seul, sur elle-même, sur ses propres chants, sur les psaumes, tout à
-l'heure traduits.
-
-Chant sublime de résignation. Parmi les crimes et les fautes de ceux
-qui mènent le monde, parmi les calamités publiques qui commencent à
-l'envelopper, le peuple n'accuse que lui, ses fautes, ses démérites.
-Il loue Dieu, et d'un humble coeur, n'exige rien de la Justice, et se
-remet tout à la Grâce.
-
-
-
-
-CHAPITRE IX
-
-LE CONNÉTABLE DE BOURBON[15]
-
-[Note 15: Les documents officiels (Le Glay, Weiss, Lanz, etc.)
-donnèrent peu ou rien, sauf la minute informe du traité de Bourbon
-avec l'empereur (dans les papiers de Granvelle). Heureusement toutes
-les dates et le beau récit de la page 147 nous sont fournis par
-Turner, d'après les _Mss_. anglais.--Un fait très-grave et inconnu se
-trouve dans une pièce inédite de nos Archives. C'est qu'au moment où
-Bourbon quitta si brusquement le roi et fut suivi des nobles, le Grand
-Conseil frappa un coup sur la noblesse en condamnant à mort Charles de
-Caesmes, seigneur de Lucé, et ses adhérents, pour rapt et inceste
-commis en la personne de Gabrielle d'Harcourt. _Archives, J. 903,
-arrêt du 17 mars 1523._]
-
-1521-1524
-
-
-On a vu dans quel état de dénûment la guerre avait surpris le prodigue
-et imprévoyant François Ier, sans argent et sans armée, pour tout
-trésor ayant la promesse d'un emprunt, une parole des banquiers
-florentins, qui promirent au roi et prêtèrent à l'Empereur.
-
-Aux Conférences de Calais, Gattinara, jetant les masques, traita les
-gens du roi de France comme ceux d'un homme perdu.
-
-Les Italiens en jugèrent ainsi, et Léon X, qui avait appelé les
-Français, traita avec les Espagnols. Le 1er juillet, en consistoire,
-il nomma général des armées de l'Église le jeune marquis de Mantoue,
-Frédéric II, qui, ayant épousé l'héritière de Montferrat, attendait de
-l'Empereur cet important fief d'Empire. Les Gonzague, longtemps
-incertains, furent dès lors fixés sans retour.
-
-Leur cousin, Bourbon (Montpensier-Gonzague), le connétable de Bourbon,
-parent aussi des Croy, entre en rapport avec ceux-ci en novembre ou
-décembre de la même année. Ayant emporté d'assaut la ville d'Hesdin,
-il y avait trouvé la comtesse de Roeulx, dame de Croy, sa cousine.
-Soit qu'elle ait ébranlé déjà sa fidélité, soit qu'il ait jugé de
-lui-même qu'il fallait ménager l'Empereur que les Croy gouvernaient,
-il ne retint point cette prisonnière importante, et lui fit la
-galanterie de la renvoyer sans rançon.
-
-Ce mystérieux personnage qui avait tant de parents parmi les ennemis
-de la France, fut jugé, comme on a vu, très-dangereux par Henri VIII.
-Louis XII l'avait cru tel, et pourtant avait fait sa fortune. François
-Ier, qui y mit le comble, ne s'en défiait pas moins. Examinons ses
-origines.
-
-Fils d'une Italienne, d'un Gonzague, il était, de sa mère, tout
-Gonzague, fort peu Montpensier.
-
-Les Montpensier sortaient du troisième fils d'un Bourbon; les
-Bourbons comme on sait, descendent d'un sixième fils de saint Louis.
-Cette branche, peu riche, était vouée à la guerre; ils servaient de
-généraux. Le père du connétable mourut vice-roi de Naples.
-
-Autre n'était la position des Gonzague, marquis de Mantoue. N'ayant
-qu'une place, mais forte, qui est la première de l'Italie, ils
-gagnaient en se louant comme généraux, aux papes, à Venise, au roi de
-France. Princes et condottieri (comme les duc d'Urbin et de Ferrare),
-ils faisaient, ils vendaient des soldats, les disciplinant, puis les
-cédant pour quelque argent. Si petits, ils n'en avaient pas moins une
-ambition immense, des vues lointaines et ténébreuses. Ils avaient
-alliance avec le sultan, alliance en Allemagne, dans les pays riches
-en soldats, où l'homme est à bon marché. Ils avaient marié de leurs
-filles aux princes soldats de Wurtemberg et de Brandebourg, une en
-France à ces Montpensier. Plus tard, un Gonzague, devenu, par mariage,
-duc de Nevers, figura dans nos guerres civiles.
-
-Leur prévision les servit bien. Les Montpensier, pour être cadets de
-cadets, n'en avaient pas moins de belles chances. Les races princières
-s'usant si vite, ils pouvaient se trouver bientôt derniers héritiers
-des Bourbons; et (qui sait?), comme Bourbons, peut-être arriver
-jusqu'au trône.
-
-Tous ces cadets ne rêvaient d'autre chose. On le voit par leurs
-devises. Berri (frère de Charles V): _Le temps viendra._ Bourgogne:
-_J'ai hâte._ Bourbon: _Espérance._ Bourbon-Albret: _Ce qui doit être
-ne peut manquer._
-
-Le prévoyant Louis XI, ayant fauché les autres, avait laissé, non sans
-regret, ces Bourbons debout. Il voyait que l'aîné mourait, et au
-cadet, Pierre de Beaujeu, pour le ruiner plus sûrement, il avait donné
-sa fille. Pierre, vieux, faible, maladif, était médiocre en tous sens.
-Le bon roi calcula «qu'à nourrir les enfants qui en viendraient, la
-dépense ne serait pas forte.» Il tira de Pierre l'engagement précis
-qu'à sa mort tout reviendrait au roi.
-
-Il avait calculé sans sa fille, autre Louis XI, non moins absolue que
-son père, qui, pensant bien que son frère, le petit Charles VIII, lui
-échapperait bientôt, voulut se garder un royaume dans le royaume, en
-maintenant cette puissance de Bourbon que, par elle, Louis XI avait
-compté détruire. Elle fit signer à son frère des lettres qui
-annulaient son contrat de mariage.
-
-De ce triste mariage, il y avait pourtant une fille, faible et
-contrefaite. On ne la maria pas moins au second fils d'un Montpensier,
-Charles (Montpensier-Gonzague), orphelin de père et de mère, qu'Anne
-de Beaujeu adopta, éleva, et dont elle fit l'homme brillant, dangereux
-et fatal, qui faillit perdre la France.
-
-Rien ne fut plus irrégulier. La petite fille, bossue, qui n'avait pas
-quatorze ans, fit à son jeune mari la donation de cette succession
-immense qui, autrement, revenait à la couronne. Cela eut lieu en
-février 1504, pendant la maladie de Louis XII, dans ce fatal entr'acte
-de son règne où la reine Anne de Bretagne conclut brusquement le
-traité de Blois, qui donnait sa fille et la France à Charles-Quint.
-Dans ce beau projet, cette folle, qui avait besoin d'appui, s'assura
-celui de l'autre Anne (Anne de Beaujeu) en permettant l'autre folie,
-celle de transmettre à ce Charles, moitié Italien, le dernier des
-grands fiefs de France.
-
-Deux actes insensés et coupables, l'un en grand, l'autre en petit. Les
-résultats furent analogues. Charles-Quint se souvint toujours qu'il
-avait eu la France en dot. Et Charles de Bourbon, devenu souverain
-dans sept provinces, fut, par cette fortune monstrueuse, par une
-éducation de frénétique orgueil, mené au rêve atroce de mettre la
-France en morceaux.
-
-Le bon homme Louis XII, revenu à lui, déchira le traité de Blois. Mais
-il n'osa déchirer le contrat de mariage des Bourbons; il craignit la
-vieille fille de Louis XI. Il n'aimait pas beaucoup cette enfant
-taciturne, secouait la tête et disait: «Rien de pis que l'eau qui
-dort.» Il lui donna cependant, à la bataille d'Agnadel, l'honneur du
-plus beau coup d'épée, de charger en flanc l'armée italienne, ce qui
-décida la victoire.
-
-Dans le danger de la France, en 1513, cet homme de vingt-quatre ans
-montra beaucoup de sang-froid, de capacité. Nommé lieutenant du roi en
-Bourgogne, à l'avant-garde de la France du côté des Suisses, au moment
-où ils s'éloignaient, il devait garnir les places et les réparer,
-enfin fermer si bien la porte qu'ils ne fussent pas tentés de revenir.
-Il le fit à merveille, contint les gens de guerre, pacifia les
-campagnes, établit un _maximum_ modéré et raisonnable auquel le soldat
-devait acheter, au lieu de prendre pour rien. Cela lui gagna fort le
-peuple, et tellement le bon Louis XII, qu'il eut envie de le faire
-connétable, d'en faire l'ami et l'appui de son successeur François
-Ier.
-
-Il n'était pas sans inquiétude. Sa femme Anne de Bretagne (qui vivait
-encore) gardait toujours son coupable roman du traité de Blois, de
-donner sa fille et le royaume au petit-fils de l'Empereur. Si elle se
-fût entendue pour cela avec Anne de Beaujeu, comme en 1504, l'étranger
-très-probablement eût régné en France. Louis XII fit venir celle-ci,
-la gagna contre sa femme, en lui promettant de rétablir pour son fils
-adoptif la charge de connétable.
-
-Rien, sans cela, n'excuserait Louis XII d'une chose si imprudente. Le
-connétable, roi de l'armée, avait un pouvoir si absolu, que le roi
-même, en campagne, ne pouvait rien ordonner que par lui. Absurde
-pouvoir, et toujours fatal, qui irritait l'envie (d'où l'assassinat de
-Clisson), ou qui tentait la trahison (d'où la tragédie de Saint-Pol).
-Louis XI n'eut garde de refaire un connétable. La régente en fit un,
-honorifique, son beau-frère, vieux, malade et paralytique, toujours au
-lit. Mais, ici, en faire un, jeune, et de telle puissance, donner
-cette royauté militaire à celui qui avait déjà contre le roi une
-souveraineté féodale, c'était l'acte le plus téméraire.
-
-Était-il sûr que Louis XII l'eût voulu sérieusement, et l'avait écrit?
-J'en doute. De toute façon, le nouveau roi n'en devait tenir compte.
-Mais l'Italien, plus fin, ami et camarade du même âge, l'avait
-habilement enlacé. Il avait pris pour le lier un moyen très-direct; il
-saisit le fils par la mère. Tendre et crédule, malgré son âge, la
-Savoyarde se crut déjà sa femme, et lui mit au doigt son anneau. Cet
-anneau entraînait l'épée de connétable. À lui maintenant, avec cette
-épée, de se faire son chemin. Il flatta le fils et la mère par la
-devise: «À toujours mais!» en écrivant une tout autre sous son épée:
-«_Penetrabit._ (Elle entrera).»
-
-Les Suisses, comme on l'a vu, nous surprirent à Marignan; on vainquit
-à la longue. La chose fit plus d'honneur à la bravoure du connétable
-qu'à sa prévoyance. Il brilla comme homme d'armes, eut un cheval tué,
-et fit plusieurs belles charges. François Ier lui donna le poste de
-haute confiance, la garde de sa conquête. L'année même, 1515, Bourbon
-fit chez lui, près de Moulins, la fondation d'un couvent en mémoire de
-la victoire «qui était restée au roi _et à lui_ Bourbon, et qui avait
-ôté aux Suisses leur titre de _châtieurs_ de rois.»
-
-Cet acte, s'il fut connu, ne fit pas plaisir à François Ier, encore
-moins l'espèce de code militaire qu'il fit, en profitant des lumières
-de La Trémouille et La Palice, chose utile, mais qui mettait les gens
-de guerre dans la main du connétable, de ses prévôts et maréchaux.
-
-Autre grief: le train royal, l'armée de serviteurs dont le connétable
-était entouré. À la naissance de son enfant, dont le roi fut parrain,
-François Ier le vit servi à table par 500 gentilshommes en habit de
-velours. Et ce n'était pas un vain luxe, c'était une force. L'élève
-d'Anne de Beaujeu, de la fille de Louis XI, avait des vues sérieuses.
-Cette clientèle était grave et choisie, propre à le servir dans les
-grandes affaires, tel de la main, tel de la tête: les Arnaud, plus
-tard si célèbres, les l'Hôpital, le gendre de Philippe de Commines,
-les Chiverny, et autres qui ont marqué bientôt. Il y avait aussi des
-hommes d'épée, bouillants et de main trop rapide, entre autres ce
-Pompéran qui tua un homme du roi, et qui, sauvé par lui, eut le
-sinistre honneur de le désarmer à Pavie.
-
-Il faut voir l'énormité du royaume que ce Bourbon avait en France. Il
-réunissait deux duchés, quatre comtés, deux vicomtés, un nombre infini
-de châtellenies et de seigneuries.
-
-Son bizarre empire ne comprenait pas seulement le grand fief central
-et massif de Bourbonnais, Auvergne et Marche (plusieurs départements),
-mais des positions excentriques fort importantes, le Beaujolais, le
-Forez, les Dombes, trois anneaux pour enserrer Lyon, les rudes
-montagnes d'Ardèche, Gien pour dominer la Loire, puis, tout au nord,
-Clermont et Beauvoisis. On comprend à peine un damier de pièces si
-hétérogènes. Ce qui l'explique, c'est qu'une bonne partie venait des
-confiscations diverses de Louis XI, qu'il mit aux mains qu'il croyait
-sûres, celles de sa fille et de son gendre. Sinistres dépouilles des
-Armagnac et autres, prises aux traîtres, et qui firent des traîtres.
-
-Tel était l'effet naturel des apanages féodaux, constitués par la
-royauté. Toujours à recommencer. Les plus sages précautions
-n'engendraient que la guerre civile.
-
-Comme si ce monstre de puissance n'eût pas été assez à craindre, la
-furieuse folie d'une femme galante, à la force féodale, ajouta celle
-de l'argent. Elle le traita en mari, lui donnant, sur des finances
-entamées par une grande guerre européenne, trois ou quatre pensions
-princières: connétable, 24,000 livres; chambrier, 14,000; 24,000 comme
-gouverneur de Languedoc; 14,000 à prélever sur les tailles du
-Bourbonnais. Des facilités inouïes pour y ajouter; en une fois, il se
-fit voter par la pauvre Auvergne une somme de 50,000 livres! Il faut
-décupler tout cela, pour la différence de valeur monétaire; puis
-apprécier qu'en ces temps, relativement si misérables, l'argent avait
-une puissance incalculable.
-
-Plus sot que sa mère n'était folle, le roi le mit en Milanais, près
-Marignan, lui laissa la conquête, établit l'Italien en pleine Italie,
-près de Mantoue et des Gonzague. Toutes les bandes errantes de soldats
-à vendre eussent afflué près de lui, et d'Italie et d'Allemagne.
-Bientôt, dans ce connétable de France on eût eu un roi des Lombards.
-
-Ce qui devait le retenir, c'est que le roi n'avait pas d'enfant mâle.
-Il pouvait être héritier, être à la fois, par une situation bizarre,
-beau-père et fils adoptif du roi. En 1518, naquit un Dauphin, et alors
-tournant le dos à la mère du roi, il voulut Renée de France, fille du
-roi Louis XII; il eût pu un jour ou l'autre soutenir qu'elle
-représentait la branche aînée des Valois, écarter François Ier qui, de
-la branche d'Angoulême, n'avait que le droit d'un cadet. Pour cela,
-que fallait-il? Annuler la loi salique, en quoi il aurait été
-applaudi, aidé de son cousin Charles-Quint et de tous les princes qui
-avaient eu dans leur famille des filles de la maison de France.
-
-Louise, désespérée, pour exercer sur l'infidèle une contrainte
-salutaire, avait imaginé d'abord de supprimer ses pensions. Le roi, en
-1521, soit défiance, soit jalousie, lui ôta l'un des priviléges du
-connétable, le droit de mener l'avant-garde, de conduire l'armée où et
-comme il voulait. François Ier y était en personne, et ne s'en remit
-qu'à un homme plus sûr, son beau-frère, le duc d'Alençon.
-
-La trahison eut dès lors un prétexte. Madame de Roeulx, prise dans
-Hesdin, dut entamer la négociation. Elle était des Croy, et ceux-ci,
-en concurrence avec Marguerite d'Autriche, auprès de Charles-Quint,
-tellement primés par elle dans l'intrigue électorale, durent saisir
-avidement la première lueur d'une affaire qui devait les relever
-tellement près du maître. Le premier prince du sang! le seul resté des
-grands vassaux! le connétable de France! Trois hommes en un, donnés à
-l'Empereur!... Mais ce n'était rien encore. Par ces trois titres,
-Bourbon était moins que par la popularité qu'il avait dans les robes
-longues. Les parlements de Paris, de Provence, comme on va voir, lui
-étaient favorables. Des magistrats respectés, un Budé, lui dédiaient
-leurs livres. Tranchons le mot, il avait pour lui le germe du parti
-qu'on eût appelé, à une époque, le parti de la liberté. Chance énorme!
-Charles-Quint, au nom des libertés publiques, eût fait délibérer,
-voter, les meilleurs citoyens de France pour la ruine de la France et
-le triomphe de l'étranger.
-
-On a voulu ne voir rien de plus que la vengeance d'une femme dans le
-grand procès commencé, au nom de Louise, le 12 août 1522, comme
-héritière des biens de la maison de Bourbon. Sans dire qu'elle n'y fut
-pour rien, je suis porté à croire qu'il y eut aussi autre chose;
-qu'un homme, visiblement le centre des mécontents, un cousin de
-Charles-Quint, parent des Croy, des Gonzague, parut assez dangereux
-pour qu'on entreprît de le ruiner.
-
-Quel était son droit? un seul: la donation _de sa femme_, donation
-d'une enfant _de moins de quatorze ans_; donation de biens, non tous
-patrimoniaux, mais, en bonne partie, biens condamnés, dont Louis XI
-avait donné _un usufruit_.
-
-Quel était le droit de la mère du roi? Comme _nièce du dernier duc de
-Bourbon_, elle était l'incontestable héritière des biens spéciaux de
-cette maison, souvent transmis par les femmes au XIIIe siècle, et même
-récemment par Suzanne de Beaujeu. Seule rejeton des aînés, elle
-passait évidemment avec les Montpensier, descendus d'un cadet.
-
-Il y avait un troisième héritier, il est vrai, bien autrement
-autorisé, qui eût dû réclamer, et de qui tout fief a dérivé: la
-France.
-
-Cette affaire fut un grand coup pour la vieille Anne de Beaujeu,
-coupable d'avoir rétabli, contre la volonté de son père, cette
-dangereuse puissance. Ce fut comme si l'ombre de Louis XI fût venue
-lui demander compte de ses dons si mal employés. Elle en creva de rage
-et de dépit (14 novembre 1522).
-
-Sa mort précipitait les choses. Elle laissait des fiefs personnels
-qui, sans procès ni jugement, revenaient d'eux-mêmes à la couronne.
-C'étaient Gien, passage important de la Loire, et deux positions
-militaires des montagnes de l'Auvergne, Carlat, Murat, arrachées à
-grand'peine par Louis XI aux Armagnacs, et données par lui, non pas
-aux Bourbons, mais à son _alter ego_, à sa fille Anne de France. À quel
-titre le connétable les eût-il gardés? On ne le voit pas. Mais il lui
-coûtait de les rendre, incorporés qu'ils étaient depuis trente ans au
-royaume des Bourbons. Gien était son avant-garde sur la Loire. Les
-fiefs d'Auvergne étaient son fort. Ces pays, sauvages encore au temps
-de Louis XIV (V. Mémoires de Fléchier), qu'étaient-ils au XIVe siècle?
-C'était à l'entrée de l'Auvergne, dans le fort château de Chantelle
-qui lie l'Auvergne au Bourbonnais que la maison de Bourbon avait son
-trésor, ses joyaux. De là, elle veillait les quatre routes (qui vont
-aussi en Languedoc). Elle avait de patrimoine ce qu'on appelait le
-_Delphinat_ d'Auvergne, et par mariage elle avait essayé d'avoir aussi
-le _comté_. Mais la dernière héritière fut donnée par Louis XII à son
-homme Jean Stuart, duc d'Albany, et la puissance royale établie en
-basse Auvergne. Bourbon défendait la haute, qui allait lui échapper.
-
-Nul traité, nul mariage, ne pouvait prévenir ce coup. Le premier
-démembrement allait commencer, la première pierre tomber du grand
-édifice, grand en lui-même et plus grand comme dernière et suprême
-ruine du monde féodal. C'était comme une tour qui en restait au centre
-de la France. J'appelle ainsi la maison de Bourbon. Elle ne pouvait
-consentir à tomber qu'en se transformant, devenant le trône de France.
-
-Bourbon franchit le pas que, depuis un an, sans nul doute, les Croy
-l'engageaient à faire; il envoya à Madrid et demanda la soeur de
-l'Empereur, l'invasion de la France par les impériaux et les Anglais.
-
-Le 14 janvier 1523, Thomas Boleyn, envoyé d'Henri VIII à Madrid, écrit
-à Londres qu'on en confère. Les instructions que Wolsey envoie en
-réponse, reproduisant les motifs que mettait en avant Bourbon, disent
-«que ce vertueux prince, voyant la mauvaise conduite du roi et
-l'énormité des abus, veut réformer le royaume et soulager le pauvre
-peuple.» Henri VIII, comme Henri V et la pieuse maison de Lancastre,
-aurait volontiers travaillé avec Bourbon à cette réforme de la France.
-
-Je ne doute aucunement que les gens graves et de mérite qui tenaient
-pour le connétable n'aient envisagé ainsi les choses. C'est la fausse
-situation où tant de fois s'est vue la France, toute personnifiée dans
-un roi. Les fautes, les crimes de ce roi, on ne pouvait rien y faire
-que par cette médecine atroce qui équivalait à un suicide: l'appel au
-sauveur étranger. C'est-à-dire que, pour soigner et guérir la France,
-on n'avait remède que de l'anéantir.
-
-C'était une indigne ironie de proposer pour médecins ceux qui étaient
-le mal même: les grands qui, aux états de 1484, s'étaient hardiment
-présentés. Mais la France n'en voulut pas, aimant mieux encore un
-tyran: la fille de Louis XI.
-
-L'ironie n'était guère moins grande de prendre pour médecins du
-royaume les parlementaires, hier procureurs, hommes de ruse et
-d'avarice, têtes dures et étroites, que la pratique, les sacs
-poudreux, les petits vols, n'avaient point du tout préparés à se faire
-les tuteurs des rois.
-
-Les _Chats fourrés_ de Rabelais, et les seigneurs _Humeveines_ (les
-buveurs du sang du peuple), qu'il a mis sur une même ligne, dans sa
-verve révolutionnaire, c'était la base où s'appuyait la réforme de
-Bourbon. Pour amender le _prodigue_ (prodigus et furiosus) qui
-dévastait nos finances, un bon conseil de famille allait s'assembler
-où ne siégeraient que des Français, le Français Charles-Quint (né
-Bourgogne et Bourbon), le Français Henri VIII (descendu d'une fille de
-Philippe le Bel), tous deux venant de saint Louis.
-
-Les juges et les hommes d'épée, brouillés depuis deux cents ans,
-venaient d'être réconciliés par le roi même, par la _cour_ et la haine
-qu'elle inspirait: la _cour_, institution nouvelle, jusque-là
-inconnue, la _cour_ qui ne voyait qu'elle et méprisait le reste, la
-noblesse autant que le peuple; une cour de dames surtout: toute place,
-toute pension donnée dans un cercle de favorites, toute la monarchie
-devenue le _royaume de la grâce_. Les parlementaires et les nobles
-jusque-là se disputaient les biens d'Église qu'un semblant d'élection
-leur donnait ou à leurs valets. Le roi les mit d'accord par son traité
-avec le pape, donna les écailles aux plaideurs, garda l'huître. Dès
-lors, toute chose alla au hasard, parfois aux serviteurs utiles,
-souvent aux femmes aimables qui enlevaient par un sourire les grâces
-du Saint-Esprit; un envoyé au Turc était payé d'un évêché; une
-maîtresse, pour ses trois frères, en gagna trois, etc.
-
-Là était la plaie profonde au coeur des parlementaires, des
-universitaires, des nobles.
-
-Les premiers, sous prétexte d'une enquête nécessaire, s'étaient
-ordonné à eux-mêmes d'aller à Moulins chez le duc. On peut deviner
-assez comment ce prince magnifique les reçut et les caressa, leur
-soumettant sans doute ses idées sur le bien public et regrettant de ne
-pouvoir les voir exécutées par eux.
-
-Au retour, en décembre 1522, au milieu d'un rude hiver, d'une grande
-misère publique, s'associant à la vive irritation de Paris, ils
-essayèrent par remontrances leur révolution timide, tâtèrent le roi,
-envoyèrent des plaintes au chancelier qui, durement, sans hésiter, mit
-leurs députés en prison. Le peuple ne bougea pas.
-
-Les parlementaires ainsi repoussés, c'était aux nobles à essayer. Il
-le firent en mars. Bourbon était à Paris _pour solliciter son procès_.
-On mit en avant un homme épousé pour tâter le roi encore. Jean de La
-Brosse, qui avait l'héritière de Penthièvre, avait cédé ses droits à
-Louis XI, qui lui paya pension. Charles VIII, Louis XII, François Ier
-tinrent la cession bonne, ne se souciant point de remettre en main
-féodale le nord de la Bretagne, une si belle descente aux Anglais. Les
-La Brosse suivaient le roi comme son ombre, en réclamant toujours.
-Dans ce moment critique où l'on put croire qu'il faiblirait, La Brosse
-reproduit la demande. Le roi reproduit son refus. La Brosse alors,
-s'enhardissant, dit: «Monseigneur, il me faudra chercher parti hors du
-royaume.--Comme tu voudras, La Brosse.» Ce fut la réponse de François
-Ier.
-
-Elle dut faire plaisir à Bourbon. Beaucoup de nobles se serraient
-autour de lui, un Saint-Vallier, un Escars, un La Vauguyon, un
-Lafayette, entre autres. Le dernier officier distingué d'artillerie,
-le premier hautement apparenté, allié aux Brézé qui, de père en fils,
-étaient sénéchaux de Normandie. La fille de Saint-Vallier, savante,
-accomplie (de grâce, sinon de coeur), la fameuse Diane de Poitiers,
-déjà en renom, avait épousé Louis de Brézé, petit-fils de Charles VII
-et d'Agnès Sorel. Saint-Vallier, capitaine de cent gentilshommes de la
-maison du roi, avait, par cette charge, des occasions faciles de tuer
-ou de livrer son maître.
-
-Un autre partisan de Bourbon, c'était la reine elle-même qui, ne
-voyant que la famille, l'aurait voulu pour sa soeur. «Un jour qu'elle
-dînait seule, Bourbon se trouvant là, elle lui dit de s'asseoir, de
-dîner avec elle. Le roi survient. Bourbon veut se lever. «Non,
-_monseigneur_, restez assis, lui dit le roi. Eh bien! il est donc
-vrai? vous vous mariez?--Non, Sire.--Je le sais, j'en suis sûr. Je
-sais vos trafics avec l'Empereur... Qu'il vous souvienne bien de ce
-que je dis là...--Sire, vous me menacez! Je n'ai pas mérité d'être
-traité ainsi.»
-
-Le duc, après le dîner, partit, mais non pas seul: toute la noblesse
-le suivit.
-
-
-
-
-CHAPITRE X
-
-LA DÉFECTION DU CONNÉTABLE.--SON INVASION
-
-1523-1524
-
-
-C'est Charles-Quint lui-même qui fit le récit à Thomas Boleyn.
-Celui-ci trouvait étonnant que le roi ayant lâché une telle parole, il
-eût laissé partir le duc. L'Empereur ajouta: «Il n'aurait pu l'en
-empêcher; tous les grands personnages sont pour lui.»
-
-Bourbon prit pour quitter Paris un prétexte fort populaire, celui de
-donner la chasse aux bandits du Nord qui empêchaient les denrées
-d'arriver. Mais dans le centre du royaume, en Auvergne, en Poitou, en
-Bourbonnais, il n'y avait pas moins de brigands, et plus organisés.
-C'était une armée véritable; leur chef, _le roi Guillot_, avait des
-trésoriers, percevait des impôts. Ce roi était un gentilhomme du
-Bourbonnais, nommé Montelon (Montholon?). Il est fort difficile de
-distinguer si ce chef, sorti des pays de Bourbon, était bien un
-brigand, ou un de ses partisans qui fit feu avant l'ordre. Quoi qu'il
-en soit, Bourbon eût aliéné tous les siens (les grands et les
-parlementaires), s'il n'eût comprimé cette Jacquerie.
-
-À Paris même où le roi était en personne avec la cour, il y avait
-tumulte, des rixes et des batteries, des gens tués. Le roi fit dresser
-des potences aux portes de l'hôtel royal, et elles furent enlevées la
-nuit par des gens armés. Il semble qu'il s'en soit pris au Parlement,
-qui avait en effet la meilleure partie de la police. Il y tint un lit
-de justice, parla fort durement, et, rappelant des temps peu
-honorables au Parlement, dit que, lui vivant, on ne reverrait pas les
-temps de Charles VII (30 juin 1523).
-
-_Le roi Guillot_ étant pris et amené, son procès marqua mieux encore
-la discorde et l'irritation. Le Parlement ne voulut y voir qu'un
-bandit et un gentilhomme. La cour aggrava son supplice, comme celui
-d'un rebelle coupable de haute trahison. La sentence disait qu'il
-serait décapité, puis écartelé. Le bourreau, non sans ordre, fit la
-chose à rebours, l'écartela vivant (29 juillet).
-
-Le Parlement mit le bourreau en prison. Le 1er août, où il devait
-juger le grand procès de la succession de Bourbon, il refusa, se dit
-incompétent, et renvoya la chose au conseil, c'est-à-dire au roi;
-faisant entendre que, dans ce temps de violence, il n'y avait plus de
-justice.
-
-Depuis le mois de mai, Bourbon s'était retiré et négociait avec
-l'Espagne et l'Angleterre. Nous devons aux dépêches anglaises
-(très-bien extraites par Turner) de pouvoir dater avec précision tous
-les actes de cette négociation souterraine. Trop en vue à Moulins, au
-milieu de sa cour, il allait souvent en Savoie et en Bresse; et c'est
-de là qu'il écrivait, là qu'il recevait les agents étrangers qui
-n'eussent pu pénétrer en France. La Savoie nous était ennemie, malgré
-la parenté, le roi l'empêchant de créer des évêchés qui l'auraient
-affranchie du siége de Lyon. C'est d'Annecy en Savoie que, le 12 mai,
-Bourbon envoie à Wolsey. C'est à Bourg, sur terre savoyarde, qu'il
-reçoit, le 31 juillet, Beaurain (de Croy), fils de la dame de Roeulx,
-agent de l'Empereur.
-
-Les difficultés étaient celle-ci. L'Empereur et l'Angleterre avaient
-deux intérêts contraires. Et le parti français qui soutenait Bourbon
-en avait un troisième. Comment les concilier?
-
-L'Empereur, avec sa soeur, eût donné deux cent mille écus d'or, mais
-_après que Bourbon aurait agi_. Sa défiance ajournait, retenait
-justement ce qui donnait moyen d'agir. L'Anglais, non moins
-déraisonnable, eût payé sur-le-champ, mais _à condition qu'il le
-reconnût roi de France_, à condition qu'il se brouillât et avec
-l'Empereur et avec la France même.
-
-Il est évident que les Anglais se croyaient encore en 1400, qu'ils
-ignoraient la haine qu'ils inspiraient depuis les guerres de Charles
-VI, et la force nouvelle du sentiment français, la vive personnalité
-de la France, son horreur du joug étranger.
-
-Bourbon, pour n'avoir pas de maître, s'en fût volontiers donné deux.
-Il semble qu'il ait cru faire deux dupes qui feraient la dépense, pour
-qu'il eût le profit. Le roi détrôné ou tué, le Parlement eût déclaré
-sans doute que la France voulait un roi français.
-
-Le traité, rédigé à Bourg entre Beaurain et Bourbon (Négoc. Autr. II,
-589), est bien de gens qui veulent se tromper les uns les autres.
-
-L'Empereur donne sa soeur, et la retient, ajoutant prudemment: «Si
-elle y veut entendre,» ce qui le laisse maître de faire ce qu'il
-voudra. Cette soeur, veuve du roi de Portugal, du maître des Indes,
-avait, outre sa dot, six cent mille écus de joyaux.
-
-La France sera-t-elle démembrée? Oui, eût dit Charles-Quint. Non, eût
-dit Henri VIII, qui voulait le tout.
-
-L'Espagnol semble accepter Bourbon pour allié. L'Anglais le veut
-vassal, exige son serment. Là-dessus, Bourbon s'en remet «à ce que
-décidera l'Empereur.»
-
-Les deux rois entreront par le midi et l'ouest, Bourbon par l'est avec
-des Allemands. Où ira-t-il? «Au lieu le plus propice pour mieux
-besogner.» Mais l'Anglais exige qu'en cas de bataille il lui amène ses
-troupes et celles de l'Empereur.
-
-Bourbon, avec l'argent des rois, lèvera dix mille Allemands pour
-guerroyer avec eux et _autres_ gens de guerre.
-
-Ces _autres_, ce sont ses vassaux, c'est le ban et l'arrière-ban qu'il
-pouvait lever dans ses fiefs (jusqu'à quarante mille hommes).
-
-Ces _autres_, ce sont les mécontents innombrables, qui ne manqueront
-pas de se joindre à lui pour renverser François Ier. Enfin, c'est la
-France elle-même, lasse décidément des Valois, qui passera aux
-Bourbons; menée à eux par ses parlements.
-
-Mais pour cela il fallait rester libre, surtout ne pas se faire
-Anglais. Bourbon voulait éluder le serment qu'exigeait Henri VIII. Il
-refusa la Toison d'Or, que Charles-Quint voulait lui imposer, et qui
-impliquait le serment à l'Espagne.
-
-Les Anglais n'en démordirent pas, et tirèrent de lui une promesse
-verbale. On s'arrangea. Les rois brûlaient d'agir. Le moment semblait
-admirable. Les envoyés anglais écrivaient à Wolsey: «Il n'y a jamais
-eu de roi si haï que celui-ci. Il est dans la dernière pauvreté et la
-plus grande alarme. Il ne peut emprunter. Et il a tant tiré d'argent,
-que, s'il en lève encore, il met tout contre lui.»
-
-On promit à Bourbon qu'avant le 1er septembre, on agirait de tous
-côtés à la fois.
-
-Marguerite d'Autriche ne pouvait le croire. Elle pensait que le temps
-manquerait, que Bourbon éclaterait trop tôt et se perdrait. Ce fut
-tout le contraire. D'Espagne et d'Angleterre, la passion fut telle,
-que tout fut prêt avant l'heure dite.
-
-L'argent anglais était déjà à Bâle, ou plutôt le crédit anglais. La
-banque seule dut encore accomplir ce singulier miracle d'envelopper la
-France d'armées improvisées.
-
-Les lansquenets, levés par cet argent, passent le Rhin le 26 août,
-traversent la Franche-Comté, touchent la Lorraine (1er septembre),
-vont entrer en Champagne. Du 23 au 30 août, les Anglais débarquent à
-Calais, et le 4 septembre s'entendent avec les Flamands pour leur
-invasion commune.
-
-Le 6 septembre, les Espagnols entrent en France.
-
-Ponctualité admirable, excessive. Bourbon écrivait le 20 août qu'on
-n'allât pas trop vite, qu'il n'éclaterait que dans dix jours au plus.
-Les Anglais, à Calais, restent donc inactifs. Les Allemands, déjà loin
-vers l'ouest, rétrogradent un moment vers l'est, pour n'agir pas trop
-tôt.
-
-La conduite de François Ier est étonnante. Dans un si grand danger, il
-regardait vers l'Italie. Il y appelait sa noblesse.
-
-Il se fiait à trois choses peu sûres. D'une part, il préparait une
-flotte au duc d'Albany pour passer en Écosse, entraîner l'Écosse sur
-l'Angleterre, détrôner Henri VIII. Mais, la chose eût-elle réussi,
-elle eût eu lieu trop tard. Les Anglais détruisirent la flotte.
-
-En même temps, il avait à Londres un très-secret agent par lequel il
-tâchait de regagner Wolsey.
-
-On dira qu'il ignorait l'immensité de son péril, l'attaque
-universelle. Mais il voyait, du moins, l'imminente descente anglaise.
-
-Quoi qu'il en soit, sa folie même lui tourna bien. En appelant ce
-qu'il avait de force vers les Alpes, il traversait le Bourbonnais.
-Dans ce passage continuel de la gendarmerie française, Bourbon ne
-pouvait éclater. Il lui fallait attendre que le roi eût passé les
-monts pour se lever derrière, lui couper le retour, le tenir,
-l'écraser, entre la révolte et l'ennemi.
-
-Autre chose qui servit le roi. Il n'avait pas d'armée soldée. Il avait
-envoyé faire des levées en Suisse. Il fallait bien attendre. Donc, il
-allait à petites journées, et, sans le savoir, par cette lenteur, il
-désolait Bourbon, qui avait cru le voir partir en août. Cela obligeait
-celui-ci à jouer la plus triste comédie: il s'alita, contrefit le
-malade.
-
-Le roi voulait, à tout prix, l'emmener, et, le voyant d'ailleurs
-tellement appuyé et fort, il penchait vers un accommodement. Il paraît
-qu'il lui eût laissé la jouissance viagère de ses fiefs, s'il eût
-épousé la soeur de Louise de Savoie et se fût ainsi remis dans leurs
-mains. Il avait annoncé au parlement qu'il laissait sa mère régente,
-et que le connétable serait _lieutenant du royaume_; titre d'honneur
-et nominal, puisqu'il l'emmenait en Italie.
-
-Le roi n'était encore qu'en Nivernais, quand il reçut de sa mère la
-lettre la plus effrayante:
-
-«Un des plus gros personnages et du sang royal vouloit livrer l'Estat;
-et même il y avoit dessein sur la vie du roi.»
-
-La reine avait dans ses mains deux gentilshommes normands, nourris
-dans la maison de Bourbon, qu'un agent de la conspiration y avait
-engagés. Épouvantés des maux qui pouvaient frapper le royaume, ils
-s'en étaient confessés, en autorisant le prêtre à avertir Brézé, le
-sénéchal de Normandie. Brézé était le gendre de Saint-Vallier, l'un
-des plus compromis. Cependant, il envoya les deux hommes à la reine.
-
-Le roi n'avait que quelques cavaliers, et justement une compagnie
-très-suspecte. Il attendit pour avancer qu'on lui eût amené des
-lansquenets. Il entra alors à Moulins, mit ses soldats aux portes et
-alla loger chez le duc.
-
-Le faux malade, interrogé, n'osa nier cette fois. Il avoua que
-l'Empereur lui avait fait des ouvertures, et dit qu'il n'avait rien
-voulu écrire, mais attendre le roi pour révéler tout.
-
-Le roi fit semblant de le croire, le rassura, lui dit qu'il n'avait
-rien à craindre du procès, que, gagnant, perdant, on trouverait moyen
-qu'il n'y eût point dommage. Il ajouta gaiement: «Je vous emmène en
-Italie, et vous y aurez l'avant-garde, comme à Marignan.» Le malade
-demanda quelques jours, ne pouvant supporter encore le mouvement de la
-litière. Le roi partit, emportant une vaine promesse écrite, et lui
-laissant un écuyer «pour l'informer de sa santé.»
-
-Ce surveillant l'incommodait. Il l'écarta en se mettant en route, et
-l'envoyant au roi. Le roi renvoya l'écuyer. À la Palisse, le malade
-fit le mourant; les cris, les pleurs des serviteurs, rien n'y fut
-épargné. L'écuyer, réveillé la nuit par cette musique lamentable, se
-laisse encore tromper, et part pour avertir le roi. Bourbon, du lit,
-saute à cheval, et court, bride abattue, à son château de Chantelle.
-Il apprenait que le Parlement, ayant la main forcée par la
-dénonciation, ordonnait de saisir ses fiefs.
-
-Il entrait dans Chantelle, quand l'inévitable écuyer, que le roi avait
-fort grondé, entra sur ses talons. Le connétable lui dit qu'il n'irait
-pas à Lyon, que, de chez lui, plus à son aise, il saurait se
-justifier. L'écuyer avouant qu'il avait ordre de ne pas le perdre de
-vue, il vit le duc si irrité, et ses gens prêts à le pendre aux
-créneaux, qu'il fut trop heureux de partir.
-
-C'était le 7 septembre; les Espagnols entraient en Gascogne, les
-Allemands en Champagne. Il ne désespéra pas d'amuser encore le roi,
-lui envoya un homme grave, l'évêque d'Autun, Chiverny, avec une lettre
-où il promettait sur _l'honneur_ de le servir, si on lui rendait
-seulement les biens propres de Bourbon. C'était abandonner le douaire
-d'Anne de Beaujeu.
-
-L'évêque rencontra une forte gendarmerie qui l'arrêta. Quatre mille
-hommes marchaient vers Chantelle. Bourbon s'enfuit dans la nuit du 9
-au 10, galopa au midi, prit l'habit de varlet, ferra ses chevaux à
-rebours, n'emmenant avec lui qu'un homme, Pompéran, vêtu en archer.
-Ils gagnèrent Brioude, le Puy, d'où, par les chaînes désertes du
-Vivarais, ils arrivèrent au Rhône, en face de Vienne en Dauphiné. Au
-pont de Vienne, le prétendu archer demande à un boucher si les
-archers, ses camarades, gardaient le passage.--«Non.» Rassurés, ils
-passèrent, non le pont, mais un bac qui était plus bas.
-
-Dans ce bac, des soldats reconnurent Pompéran. Alarmés, ils gagnèrent
-les bois; puis, logèrent chez une vieille veuve qui leur donna
-nouvelle alerte. Elle dit à Pompéran:
-
-«Ne seriez-vous pas de ceux _qui ont fait les fous_ avec M. de
-Bourbon?»
-
-Le prévôt de l'hôtel n'était qu'à une lieue qui les cherchait. Ils en
-firent six jusqu'au fond des montagnes. Ils voulaient gagner la
-Savoie, joindre Suze, Gênes, s'embarquer pour l'Espagne. Mais tout
-était plein de cavaliers. Rejetés encore vers le Rhône, à grand'peine
-ils parvinrent à toucher la Franche-Comté.
-
-Ce qui étonne, c'est qu'il n'en bougea point. On comprend qu'il n'ait
-pas voulu se faire tort près de son parti en s'allant joindre au roi
-d'Espagne, encore moins aux Anglais. Mais comment ne joignit-il pas en
-toute hâte ses Allemands que son secrétaire même avait levés pour lui,
-et qui, par la Franche-Comté, avaient marché vers la Champagne? Là
-était le grand coup, et rapide; en deux enjambées, on était à Paris.
-Coup perfide, ils étaient entrés par la Comté, la province paisible
-pour qui la bonne Marguerite obtenait toujours la neutralité, paix et
-libre commerce au milieu de la guerre. Là, la France se croyait
-couverte, et là, elle était vulnérable. Cette perfidie et ce calcul,
-Bourbon en perdait tout le prix.
-
-Il reste en Comté près de trois mois: septembre, octobre, novembre. On
-le voit par ses lettres. Personne ne s'en doutait. Ses amis le
-cherchaient partout, jusqu'à la Corogne, en Espagne.
-
-Qu'attendait-il?
-
-Que la France vînt à lui. Elle ne bougeait pas.
-
-Nous le voyons le 21 octobre encore là, qui rassemble quelques
-cavaliers pour envoyer à ses Allemands. Et nous l'y voyons en
-novembre, envoyant aux Anglais un officier d'artillerie, Lafayette,
-qui avait défendu Boulogne autrefois, et qui, cette fois, devait aider
-les Anglais à le prendre.
-
-Les alliés avaient cru sottement n'attaquer qu'un roi. Ils trouvèrent
-une nation.
-
-Du moins la France féodale, la France communale, s'unirent et
-s'accordèrent pour repousser l'ennemi. Des armées régulières, pourvues
-de tout, furent arrêtées ou retardées par ces résistances unanimes. À
-Bayonne, tous, hommes, femmes, enfants, s'armèrent contre les
-Espagnols, «et les poltrons devinrent hardis.» À l'est, les Allemands
-pénétrèrent en Champagne; mais, n'ayant pas un cavalier pour courir le
-pays, ne trouvant pas un homme qui leur fournît des vivres, ils
-mouraient de faim. Le duc de Guise les coupa sur la Meuse, en tua bon
-nombre, au grand amusement des dames lorraines qui, d'un château, en
-eurent le spectacle et battaient des mains.
-
-Le grand danger était au nord, où 15,000 Anglais étaient aidés de
-20,000 impériaux. À cette masse énorme, La Trémouille opposa la valeur
-des Créquy et autres gentilshommes, la furieuse et désespérée
-résistance des pauvres communes, suffisamment instruites de ce
-qu'elles avaient à attendre par les atroces ravages de Nassau en 1521.
-
-Tout cela n'eût pas suffi sans les dissentiments des alliés. Mais
-Wolsey et son maître voulaient des choses différentes. Henri ne
-voulait pas qu'en plein automne, et les routes déjà gâtées, on
-pénétrât en France. Il voulait un second Calais, prendre Boulogne,
-rien de plus. Mais ce n'était pas là l'intérêt des impériaux;
-Marguerite d'Autriche voulait les places de la Somme, la Picardie.
-Wolsey était de ce parti, étant à ce moment l'homme des impériaux et
-leur dévoué serviteur.
-
-Le pape Adrien VI était mort le 14 septembre; Wolsey, innocemment,
-croyait qu'ils travaillaient le conclave pour lui. L'Empereur, qui
-avait vu l'insistance des Anglais à stipuler la royauté de France,
-n'eut garde de faire un pape anglais qui eût employé son pouvoir à
-replacer son roi au Louvre. Il fit nommer un Médicis, bâtard; on lui
-donna dispense. Élection irrégulière et litigieuse, qui le laissait
-d'autant plus dépendant (19 novembre 1523).
-
-Cette nouvelle tomba sur Wolsey au moment où, malgré son maître, il
-suivait les impériaux, et faisait leurs affaires en France, prenant
-pour eux la Picardie. L'hiver était épouvantable; les hommes gelaient,
-perdaient les pieds, les mains; mais on allait toujours. Pour les
-encourager, Wolsey, dans cette rude campagne, leur donnait le pillage.
-On brûlait avec soin ce qu'on ne prenait pas. On arriva ainsi à onze
-lieues de Paris.
-
-Paris se fût-il défendu? Le Parlement semblait n'y pas tenir. Il reçut
-assez mal ceux que le roi envoya pour organiser la défense. Tout à
-coup, chose inattendue, les Anglais tournent bride et partent. «Il
-fait trop froid, écrit Wolsey à l'Empereur; ni homme, ni bête n'y
-tiendrait. Et vos Allemands, qui venaient du Rhin, sont maintenant
-dispersés.»
-
-Bourbon et son parti s'étaient mutuellement attendus. De septembre en
-décembre, il était resté immobile, à croire que la noblesse de France
-allait venir le joindre. Soit loyauté, soit intérêt, elle s'attacha au
-sol, ne remua point. Le roi (25 septembre) lui avait donné, il est
-vrai, une preuve inattendue de confiance; il rendit aux seigneurs _le
-pouvoir de juger à mort les vagabonds, aventuriers, pillards, que les
-prévôts royaux leur livreraient_[16]. L'homme du roi n'était que
-gendarme, le seigneur était juge. Si la chose eût duré, c'eût été
-l'abandon de tout l'ordre nouveau, une abdication de la royauté.
-
-[Note 16: C'est probablement à cette époque que se rapporte le
-bruit qu'on avait répandu et auquel il fait allusion plus tard: «Pour
-autant que j'ay entendu qu'il y en a de si méchants qui ont osé semer
-cette parole que je voulois faire les gentilshommes taillables.»
-_Archives de Turin, Discours de François Ier, septembre 1529_. Cette
-collection immense contient vingt-huit volumes in-folio de pièces pour
-le seul règne de François Ier (copies du XVIIe siècle.)]
-
-Cela pour la noblesse. Le clergé eut sa part. Le roi lui avait pris le
-tiers du revenu. Il adopta dès lors la méthode toujours suivie depuis,
-de dédommager le clergé avec du sang hérétique. L'Empereur et
-Marguerite d'Autriche faisaient de même; ils venaient de brûler trois
-luthériens en Flandre. On brûla à Paris un ermite qui osait dire que
-la Vierge avait conçu comme une femme. Un gentilhomme même, Berquin,
-aurait été brûlé par l'évêque et le Parlement, si la soeur du roi
-n'eût agi pour lui. La chose ne se fit pourtant que par la force; il
-fallut que le roi l'enlevât de prison par les propres archers de sa
-garde.
-
-Grand scandale pour le clergé, qu'un tel acte arbitraire empêchât _la
-justice!_ Le roi le consola en faisant partir de Paris douze religieux
-mendiants qui, par toute la France, prêcheraient contre les
-luthériens.
-
-Et le peuple, que fit-on pour lui? On supprima dans Paris le monopole
-des boulangers. On fit quelques réformes dans les dépenses. On essaya
-d'établir un contrôle entre les gens des finances, de les
-centraliser. Tous fonds perçus durent être dirigés sur un point, sur
-Blois.
-
-Le roi, en ce moment critique, était très-affaibli. Il demandait
-justice au Parlement qui fermait l'oreille. On n'osait dire que les
-complices de Bourbon fussent innocents; mais l'on ne trouvait pas et
-l'on ne voulait pas trouver de preuves. Des députés des parlements de
-Rouen, Dijon, Toulouse et Bordeaux, furent mandés, pour revoir la
-procédure, et n'eurent garde de parler autrement que ceux de Paris.
-Toute la robe était liguée.
-
-La seule justice qu'il y eut, ce fut la sentence de Saint-Vallier, et
-le roi paraît ne l'avoir obtenue qu'en promettant qu'il ferait grâce
-sur l'échafaud.
-
-Lui-même s'était montré flottant dans cette affaire. D'abord il mit à
-prix la tête de Bourbon, puis s'adoucit sur une visite que lui fit la
-soeur de Bourbon, duchesse de Lorraine; il négocia avec lui,
-l'engageant à venir, lui promettant de l'écouter.
-
-Pour Saint-Vallier, de même, il varia. D'abord, il s'emporta, dit
-qu'il tuerait ce traître, homme de confiance et de sa garde même, qui
-voulait le livrer. Puis il le fit juger, et se contenta d'un simulacre
-de supplice. Mille bruits coururent. On disait que Saint-Vallier
-n'avait conspiré que pour venger sa fille, déshonorée par le roi. Il
-n'avait de fille que Mme de Brézé, mariée depuis dix ans. Ce qu'on a
-dit aussi et qui est plus probable, c'est que la dame, qui avait
-vingt-cinq ans, beaucoup d'éclat, de grâce, avec un esprit très-viril,
-alla tout droit au roi, fit marché avec lui; tout en sauvant son
-père, elle fit ses affaires personnelles, acquit une prise solide et
-la position politique d'amie _du roi_. Un volume de lettres[17]
-témoigne de cette amitié.
-
-[Note 17: Ce dernier mot est inexact; il n'y a que trois pages
-(in-4º) de lettres du roi à Diane et dix pages de Diane au roi,
-d'après des originaux _entièrement autographes_ (217). Il est évident
-que ces lettres sont bien _adressées à François Ier_ et avant 1531,
-avant la mort du mari de Diane. Ce sont celles d'une femme inquiète,
-surveillée, mal reçue des parents du mari au retour des voyages
-qu'elle faisait à la cour. Elle dit expressément: «Mon mari (223).» Il
-y a un mot qui fait comprendre que François Ier enrichissait Brézé
-pour lui faire avaler la chose: «Si vous plaît faire entendre à mon
-beau-père et belle-mère que vous n'avez fait ce bien à leur fils _que
-pour cette raison_ (222).» Ceci rend tout à fait vraisemblable
-l'authenticité des vers trouvés par M. Esmangart sur un rouleau de
-plomb à Gentilly:
-
- En ce doux lien, le roi François premier
- Trouve toujours jouissance nouvelle.
- Qu'il est heureux!... Car ce lieu lui recèle
- Fleur de beauté, Diane de Poitiers.
-
-Dans le recueil où nous trouvons les lettres de Diane (_Poésies et
-Correspondance intime de François Ier_, éd. A. Champollion), je trouve
-une lettre bien tragique sous le nom, supposé peut-être, de madame de
-Bonnivet (serait-ce madame de Châteaubriant?): «Sire, vous estes
-délibéré à me laisser mourir? Ne savez-vous que les deux en prison use
-de poison, et mes enfants et moy ne mangeons autre chose. C'est pour
-l'amour de vous que l'on me fait tant de mal, et vous l'endurez!... De
-Crèvecoeur, 7 janvier.»]
-
-Mais, pendant ces intrigues, que devient l'armée d'Italie? Elle passa
-six mois sous le ciel, au pied des Alpes, consumée de misère, usée de
-maladies, refaite par de petits renforts. Elle se soutenait par nos
-réfugiés italiens; nous en avions beaucoup, Pisans, Florentins,
-Bolonais, Génois, Napolitains, d'autres de Rome et de Pérouse. Le
-chef était un Orsini, le Romain Renzo de Cere, vaillant soldat qui,
-tout l'hiver, assiégea Arona. Au printemps, l'ennemi se trouva
-fortifié de six mille Allemands que Bourbon était allé chercher, avec
-l'argent de Florence et du pape. À l'arrière-garde, Bonnivet combattit
-bravement jusqu'à ce qu'il fût blessé. Le pauvre chevalier Bayard,
-malade de ce cruel hiver, soutenait le poids du combat, quand une
-balle lui cassa les reins. «Jésus! dit-il, je suis mort... _Miserere
-meî, Domine!_» On le descendit sous un arbre, et personne ne voulait
-le quitter. «Allez-vous-en, dit-il, messieurs, vous vous ferez
-prendre.» Un moment après, passa le vainqueur, le connétable, qui dit
-«que c'était grand'pitié d'un si brave homme.» À quoi le mourant
-répliqua ces propres paroles: «Monseigneur, il n'y a point de pitié en
-moy; car je meurs en homme de bien. Mais j'ay pitié de vous, de vous
-voir servir contre vostre prince et vostre patrie et vostre serment.»
-
-Bourbon goûtait déjà les fruits amers de sa défection. Son maître,
-l'Empereur, à qui, sans argent, sans secours, il venait de faire une
-armée, et une armée victorieuse, venait de le récompenser à sa manière
-en le subordonnant à un de ses valets, Lannoy, l'un des Croy, le
-vice-roi de Naples, un Flamand sans talent.
-
-Le voilà, cet homme si fier, attelé sous Lannoy à deux bêtes de proie,
-le féroce Espagnol Antonio de Leyva, ex-palefrenier, et l'intrigant
-Pescaire, espion et dénonciateur de tous les généraux, Italien traître
-à l'Italie, cherchant de tout côté à pêcher en eau trouble. Rivé ainsi
-entre ces gardiens, envieux, désireux de le perdre, il regardait vers
-l'Angleterre. Mais Wolsey, refroidi, disait qu'il n'aurait pas un sou
-s'il ne jurait fidélité au roi d'Angleterre _et de France_,
-c'est-à-dire s'il ne se perdait auprès de l'Empereur, auprès de la
-France même et n'y détruisait son parti.
-
-Étrange situation. Il entre en France, menant l'armée impériale, exige
-des Provençaux qu'ils fassent serment à Charles-Quint, et lui-même en
-secret il fait serment à Henri VIII. (V. les dépêches mss. dans
-Turner.)
-
-Il eût été roi de Provence, sous la suzeraineté des deux rois. Il
-comptait sur l'ancienne chimère des Provençaux d'être un royaume à
-part, royaume conquérant, qui eut jadis les Deux-Siciles. Le Parlement
-d'Aix n'était peut-être pas loin de cette idée. Quand Bourbon eut
-sommé Marseille de lui donner _des vivres_, elle consulta le
-Parlement, qui, sans répondre, envoya un de ses membres. Le conseil de
-ville, sous cette influence, mollit, promit des vivres, mais _en
-petite quantité_. (Captiv. de Fr. Ier, p. 341.)
-
-Tout paraissait favoriser l'invasion. Bourbon ne rencontrait personne.
-Le 9 août, il entra dans Aix. De là il eût voulu aller directement en
-Dauphiné, prendre Lyon et le Bourbonnais. Une fois là, il était chez
-lui, il y frappait la terre en maître, la soulevait, entraînait ses
-vassaux et la France centrale pour emporter Paris.
-
-Qui empêcha la chose? François Ier? Non. Charles-Quint.
-
-Le roi, jusqu'en septembre, ne parvint pas à former une armée. Bourbon
-avait tout le mois d'août pour avancer en France.
-
-Le conseil de Madrid avait une telle défiance, tant d'envie et de peur
-du dangereux aventurier, qu'il craignit de trop réussir, de vaincre
-par lui, mais pour lui. Au moment où il s'élançait de toute sa passion
-et de sa fureur, on le rattrapa par sa chaîne et on le tira en
-arrière. Pescaire, les Espagnols, lui signifièrent froidement qu'il ne
-s'agissait pas d'avancer, que l'Empereur voulait Marseille, port
-excellent, commode, entre l'Espagne et l'Italie. Ils le retinrent
-frémissant sur la grève.
-
-Comment aller plus loin? L'Espagne ne payait pas, et, l'Angleterre ne
-payait plus. Comment entraîner le soldat! À cela Bourbon eût eu
-réponse. Il avait déjà pris, du diable et de son désespoir un talisman
-horrible dont il usa jusqu'à sa mort. Irrésistiblement, le soldat le
-suivait. Et que faisait-il pour cela? Rien du tout, au contraire. Il
-fallait ne rien faire, rien qu'être aveugle et sourd, ne voir ni
-meurtre, ni pillage, ni viol, fermer, briser son coeur, ne garder rien
-d'humain. Le soldat l'eût suivi, pour avoir Lyon, comme plus tard pour
-avoir Rome. Et cela sans promesse, par un traité tacite où tout était
-compris, tout argent, toute femme et tout crime.
-
-Les impériaux promirent Marseille à leurs soldats, leur montrant que
-toute la Provence s'y était réfugiée, qu'un immense butin y était
-entassé. Bourbon, comme on a vu, y avait intelligence dans les
-notables, et y comptait. Mais le peuple gardait une haine énergique
-aux Espagnols; au bout d'un siècle, il conservait présent le sac de la
-ville, surprise alors, pillée par les Aragonais. Il se forma en
-compagnies, se retrancha, combattit vaillamment. Il était soutenu et
-par des gentilshommes que le roi envoya, et par les proscrits
-italiens, sous Renzo (Orsini), vaillante légion, déjà vieille dans
-l'exil, endurcie dans nos camps, et plus sûre que les nôtres mêmes.
-Contre un Français, la France fut défendue par l'Italie.
-
- Quand Bourbon vid Marseille,
- Il a dit a ses gens:
- Vray Dieu! quel capitaine
- Trouverons-nous dedans?
- Il ne m'en chaut d'un blanc
- D'homme qui soit en France,
- Mais que ne soit dedans
- Le capitaine Rance.
-
-Cette vieille chanson de nos pauvres piétons contre leurs capitaines
-et à la gloire de l'Italien reste la couronne civique de ce fils
-adoptif de la France, couronne tressée des mains du peuple.
-
-Le siége traîna. Et la population inflammable de Marseille prit un
-ardent élan de guerre, les femmes comme les hommes. Si elles ne
-combattirent, elles travaillèrent aux retranchements. L'unanimité de
-la ville imposa aux défections. Et pendant que Bourbon attendait des
-parlementaires, des propositions, des paroles, il ne reçut que des
-boulets. À une messe des Espagnols, un boulet tua le prêtre à l'autel
-et deux hommes. Pescaire dit à Bourbon qui accourait: «Ce sont vos
-Marseillais qui viennent, la corde au cou, vous apporter les clefs.»
-Et, après une reconnaissance meurtrière où l'on vit le fossé bordé
-d'arquebuses, Pescaire disait: «La table est mise pour vous bien
-recevoir. Courez-y; vous souperez ce soir en paradis...»
-
-Tout ce que Bourbon obtint fut qu'on essayerait encore un assaut. Il
-manqua, et l'on sut que la très-forte armée du roi était arrivée tout
-près, à Salon. Pescaire déclara qu'on ne pouvait risquer d'être écrasé
-entre une telle armée et la ville. Bourbon s'arracha de Marseille (28
-septembre 1524). On partit, mais déjà serré en queue par les Français
-qui, au Var, atteignirent, détruisirent l'arrière-garde. L'armée
-n'arrêta pas. Ces graves Espagnols, ces pesants lansquenets, devinrent
-tout à coup de vrais Basques. Cette retraite semblait un carnaval de
-bohèmes déguenillés. À pied, à mulet ou à âne, ils filèrent lestement
-par le chemin de la Corniche, si vite que, vers Albenga, ils firent
-quarante milles en un jour.
-
-Charles-Quint avait bien mérité son revers. Il avait à la fois lancé
-et retenu Bourbon, le faisant combattre lié, entravé, à la chaîne. La
-terrible réputation de ses armées plus redoutées qu'aucun brigand,
-avait fait la résistance obstinée, désespérée de Marseille. Sa dureté
-personnelle, éprouvée par l'Espagne même, imposait aux proscrits
-étrangers, enfermés dans Marseille, la loi de vaincre ou de mourir.
-Dans l'affaire toute récente des _Communeros_, il ne confirma pas une
-seule des grâces promises par ceux qui l'avaient fait vainqueur. Il
-envoya à la potence des hommes à qui les royalistes garantissaient la
-vie sur leur honneur. Cruel renversement des idées espagnoles, et qui
-accusait hautement un gouvernement étranger! Le roi, source sacrée de
-l'honneur et de la grâce, tache l'honneur des siens, ne fait grâce à
-personne; il survient après la victoire, et pour se montrer seul
-cruel! «Il y eut, dit-on, peu d'arrêts de mort.» C'est vrai (damnable
-hypocrisie!); on ne commença à juger qu'après avoir exécuté longtemps
-sans jugement.
-
-Les cortès témoignèrent gravement leur indignation en refusant
-l'argent à Charles-Quint. Et c'est ce qui, plus que tout le reste, lui
-fit manquer son siége de Marseille.
-
-Les grands de son parti étaient plus irrités que d'autres. Il laissait
-à leur charge ce qu'ils avaient avancé pour lui dans la guerre des
-_Communeros_. Le connétable de Castille lui disait: «Pour vous avoir
-gagné deux batailles en deux mois, payerai-je les dépens?» Cette risée
-sortit le jeune Empereur de sa réserve habituelle. Il lui échappa de
-dire: «Mais si je te jetais du balcon?--Je suis trop lourd; vous y
-regarderiez,» dit en riant le vieux soldat.
-
-
-
-
-CHAPITRE XI
-
-LA BATAILLE DE PAVIE[18]
-
-[Note 18: Les Archives du Vatican ne sont pas sans intérêt pour
-cette époque. C'est à ce moment où le pape voulait tromper les deux
-partis qu'il envoie au jeune empereur ce conteur libertin de Balthazar
-Castiglione, 20 novembre 1524. Après Pavie, éperdu de peur, il demande
-passage au général impérial pour ses agents (qui vont armer
-l'Angleterre contre l'empereur). _Extraits des actes et lettres du
-Vatican, Archives, carton L, 379._]
-
-1525
-
-
-Cette retraite faisait au roi une situation admirable. De roi haï,
-impopulaire, il se retrouvait l'épée de la France, le défenseur du
-sol, le protecteur des pays ravagés par l'invasion barbare de cette
-affreuse armée de mendiants. Toute la noblesse de France était venue
-comme à un rendez-vous d'honneur, pour témoigner sa loyauté; elle
-était enivrée, fière de se voir si grande, et (chose rare) complète.
-Une formidable infanterie suisse avait rejoint le roi. Jamais si belle
-armée, ni si ardente. Il y eût eu sottise à laisser perdre un si
-grand mouvement, comme voulaient les vieux généraux; et sottise
-ruineuse; comment nourrir tout cela, sinon en Lombardie? Les Anglais
-ne menaçaient pas. Le roi alla donc en avant sans attendre sa mère,
-qui venait pour le retenir.
-
-Il passa sur trois points; en dix jours, cette armée énorme se trouva
-de l'autre côté. Là, toute la difficulté fut de découvrir les
-impériaux; ils s'étaient dispersés, cachés dans les places fortes. Le
-roi arriva à Milan. Les Milanais, qui n'étaient pas d'accord entre
-eux, avaient appelé à la fois le roi et les impériaux. Le roi ne les
-traita pas moins bien. Il arrêta toute l'armée aux portes, et d'abord
-ne laissa pas entrer un seul soldat, sauvant ainsi la ville. Ce ne fut
-que le lendemain que, refroidies, calmées, sous la ferme conduite du
-vieux et respecté La Trémouille, les troupes entrèrent en grand ordre.
-
-L'effet moral de la prise de Milan était très-grand. Venise, le pape
-et les petits États devaient dès lors compter avec le roi. Restait à
-trouver les débris de l'armée impériale, à les forcer de place en
-place. La bande la plus forte, sous Antonio de Leyva, était enfermée
-dans Pavie. Le roi alla l'y assiéger (28 octobre 1524).
-
-Cette conduite était-elle absurde? Nullement. Les Italiens, qui
-avaient tant souffert de la mobilité des Français, de leurs
-capricieuses expéditions, les virent pour la première fois
-persévérants et persistants, enracinés dans l'Italie et décidés à ne
-pas lâcher prise. Grand motif de se joindre à eux.
-
-Que voulait le roi? 1º Se faire nourrir, solder, par les petits
-États; 2º diviser les impériaux, en leur donnant des craintes pour
-Naples, d'où leur venait le peu que donnait l'Empereur. La partie
-paraissait gagnée par celui qui saurait faire contribuer l'Italie. Une
-bande de dix mille hommes qu'il envoya vers le midi lui rallia les
-volontés douteuses. Les villes de Toscane commencèrent à payer.
-Ferrare paya, et de plus, fournit des munitions. Pour les impériaux
-épuisés, leur dispersion paraissait infaillible. Pavie même était
-pleine de trouble et de murmures. Cinq mille Allemands qui y étaient,
-avec cinq cents Espagnols, qui ne les contenaient nullement, furent
-plusieurs fois au point de se livrer au roi avec la ville.
-
-Il resta là quatre mois, amusé par les ingénieurs, qui tantôt
-canonnaient, tantôt piochaient pour détourner le fleuve, voulant
-prendre la ville par le côté où les eaux la gardent. Rien ne réussit.
-Ce roi, vif et impatient de sa nature, cette fois paraissait peu
-pressé. Cette si longue campagne d'hiver «où son armée logeait à
-l'auberge de l'étoile,» c'est-à-dire sous le ciel, il s'y résigna
-merveilleusement. Pourquoi? Il s'amusait (Guichardin nous l'a dit),
-donnant tout au plaisir, rien aux affaires. Un hiver d'Italie, passé
-ainsi, lui semblait assez doux.
-
-L'intérêt était grand pour les hommes de François Ier de faire que
-leur maître fût bien. Ils gagnaient gros à cette guerre oisive,
-comptant au roi une infinité de soldats qui n'existaient qu'en
-chiffres, des Suisses, des Allemands de papier, qui n'en mangeaient
-pas moins, n'étaient pas moins payés. Ses généraux étaient gens
-très-avides; tous suivaient leur exemple. Le roi, qui s'amusait,
-dormait, faisait l'amour, sur la foi de ces chers amis, était rongé et
-dévoré, sans s'en apercevoir, en danger même; il y parut bientôt.
-
-Il logeait agréablement dans une bonne abbaye lombarde. Luther, dans
-son voyage à Rome, fut effrayé, scandalisé du luxe de ces abbayes, de
-la chère délicate, de l'éternelle mangerie, des vins, pour ne parler
-du reste. Il s'enfuit indigné. Le roi ne s'enfuit point. Au contraire,
-il s'établit là quatre mois en grande patience, tantôt à l'abbaye,
-tantôt à Mirabella, ancienne villa des ducs de Milan, au milieu d'un
-grand parc.
-
-La Lombardie n'était plus ce quelle avait été. Elle avait cruellement
-souffert, infiniment perdu. Mais, comme il arrive dans ces grands
-naufrages, les lieux élus où l'on concentre les débris semblent
-d'autant plus riches. Je croirais donc sans peine que l'abbaye et la
-villa, arrangées pour le roi de France, rappelaient, soit les
-_Granges_ de Sforza, soit la _Pouzzole_ du roi de Naples, et autres
-lieux de volupté, que les descriptions nous font connaître. Ces villas
-étaient ravissantes par le mélange d'art et de nature, de ménage
-champêtre, qu'aiment les Italiens. Nos châteaux, encore militaires,
-dans leur morgue féodale, semblaient dédaigner, éloigner la campagne
-et le travail des champs, la terre des serfs; noblement ennuyeux, ils
-offraient pour tout promenoir à la châtelaine captive une terrasse
-maussade, sans eau ni ombre, où jaunissaient quelques herbes
-mélancoliques. Tout au contraire, les villas italiennes, bien
-supérieures par l'art, et vrais musées, n'en admettaient pas moins
-familièrement les jardinages, s'étendant librement tout autour en
-parcs, en cultures variées. Les compagnons de Charles VIII, qui les
-virent les premiers, en ont fait des tableaux émus.
-
-Gardées au vestibule par un peuple muet d'albâtre ou de porphyre,
-entourées de portiques «à mignons fenestrages,» ces charmantes
-demeures recélaient au dedans non-seulement un luxe éblouissant
-d'étoffes, de belles soies, de cristaux de Venise à cent couleurs,
-mais d'exquises recherches de jouissances d'agrément, d'utilité, où
-tout était prévu: caves variées, cuisines savantes et pharmacies, lits
-profonds de duvet, et jusqu'à des tapis de Flandre, où, garanti du
-marbre, pût, au lever, se poser un petit pied nu.
-
-Des terrasses aériennes, des jardins suspendus, les vues les plus
-variées. Tout près, l'idylle du ménage des champs.
-
-Aux jaillissantes eaux des fontaines de marbre, le cerf, avec la
-vache, venant le soir sans défiance, de grands troupeaux au loin en
-liberté, la venaison ou les vendanges, une vie virgilienne de doux
-travaux. Tout cela encadré du sérieux lointain des Apennins de marbre
-ou des Alpes aux neiges éternelles.
-
-L'hiver n'ôte rien à ces paysages. L'abandon même et les ruines y
-ajoutent un charme nouveau. Dans les jardins où cesse la culture, dans
-les grandes vignes laissées en liberté, les plantes vigoureuses
-semblent se plaire à l'absence de l'homme. Elle sont maîtresses du
-logis, s'emparent des colonnades, se prennent aux marbres mutilés et
-caressent les statues veuves. Tout cela très-sauvage et très-doux,
-d'un _soave austero_ dont on se défie peu, mais trop puissant sur
-l'âme, l'endormant, la berçant d'amour et de vains rêves.
-
-Dans les vers qu'il écrit plus tard dans sa captivité, François Ier se
-montre très-sensible à ce paysage italien. Il s'y oublia fort. Mais on
-peut soupçonner, sans calomnier sa mémoire, que le charme des lieux
-n'y fut pas tout. Quatre mois sans amours! Cela serait une grande
-singularité dans une telle vie. On a cherché à tort quelles grandes
-dames purent faire oublier les Françaises. Mais tout est dame en
-Italie. Celles qu'a tant copié le Corrège, de forme parfois un peu
-pauvres, mal nourries et trop sveltes, n'en sont que plus charmantes.
-Leur grâce est tout esprit.
-
-C'était le moment d'une grande révélation pour l'Italie. Aux pures
-madones florentines que déjà Raphaël anime, l'étincelle pourtant
-manque encore. Mais voici une race nouvelle, avivée de souffrance, qui
-grandit dans les larmes. Un trait nouveau éclate, délicat et charmant,
-le sourire maladif de la douleur timide qui sourit pour ne pas
-pleurer. Qui saisira ce trait? Celui qui l'eut lui-même et qui en
-meurt. Le paysan lombard du village de Correggio, l'artiste famélique
-qui ne peut nourrir sa famille: il saisit ce qu'il voit, cette Italie
-nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C'est la petite
-sainte Catherine du mariage mystique (V. au Louvre), pauvre petite
-personne qui ne vivra pas, ou restera petite. Plus que maladive est
-celle-ci; elle n'est pas bien saine; on le voit aux attaches
-irrégulières des bras, qu'il a strictement copiées. Et, avec tout
-cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon du coeur
-qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de tendresse, d'un
-contagieux frémissement.
-
-Telle était l'Italie à ce moment, amoindrie et pâlie. Et Corrège n'eut
-qu'à copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre
-la souffrance et la grâce (Prud'hon l'a eu seul après lui).
-Heureusement pour l'Italien, si la race changeait, le ciel était le
-même. Sans cesse il reprenait son harmonie troublée et s'envolait dans
-la lumière.
-
-François Ier ne vit pas le Corrège, peintre de campagne, et qui meurt
-bientôt peu connu (1529). Mais il vit et goûta l'Italie du Corrège. Et
-je ne fais pas doute que ce soit le secret de sa longue inaction.
-
-Ne serait-ce pas aussi à cette époque que le Titien a fait de lui le
-solennel portrait que nous avons au Louvre? Titien ne vint jamais en
-France. François Ier alla deux fois en Italie, à vingt-cinq ans et à
-trente et un ans. C'est évidemment au second voyage que se rapporte le
-portrait, avant ou après la bataille. S'il accuse plus de trente six
-ans, si des plis (je ne dis des rides) se forment déjà au coin des
-yeux, accusez-en, si vous voulez, les soucis de la royauté, les
-travaux et les veilles de ce prince si laborieux.
-
-Je ne m'étonne pas s'il resta là si longtemps sans s'en apercevoir.
-Tout y venait heurter, et il ne le sentait pas. Il était trop avant au
-fond de ce rêve. Ses Italiens partaient, dès janvier. Corses la
-plupart, ils étaient rappelés par les Génois leurs maîtres. L'armée
-fondait, sans qu'il le vît. Les hommes mouraient de froid et de faim.
-Une poule coûtait dix francs d'aujourd'hui. Les seigneurs, sans feu
-ni abri, venaient à ses cuisines. Il apprit coup sur coup que quatre
-corps avaient été surpris et enlevés, et cela ne l'éveilla pas.
-Quelques milliers de Suisses allaient venir et il les attendait, sans
-même rappeler ses dix mille hommes envoyés au midi.
-
-Ses ennemis faisaient un grand contraste.
-
-Pescaire montra une vigueur extraordinaire. Il contint tout à la fois
-généraux et soldats. D'une part il releva Lannoy qui mollissait,
-voulait traiter ou partir et secourir Naples. D'autre part, il paya le
-soldat de paroles. Il enjôlait les Espagnols surtout, disant qu'ils
-étaient bien heureux d'une telle occasion qui allait les enrichir à
-jamais, le roi étant là en personne avec tant de grands seigneurs.
-Quels prisonniers à faire! et quels riches rançons.
-
-Aux Allemands, il dit qu'il s'agissait de sauver leurs frères
-allemands enfermés à Pavie; le fils du vieux Frondsberg, leur général,
-y était; il fit parler le bon vieux père. Pour les gens d'armes qu'il
-trouva insensibles, il fallut financer; Pescaire donna et fit donner
-par les chefs ce qu'ils avaient d'argent.
-
-L'embarras n'était pas moindre dans la ville. Antonio de Leyva, peu
-sûr de ses Allemands, qui criaient _Geld! Geld!_ et voulaient le
-livrer, n'y trouva de remède qu'en tuant leur chef par le poison, et
-leur persuadant que l'argent était là dehors, tout prêt pour les
-payer, il en fit venir quelque peu et leur donna patience.
-
-Bourbon arrivait d'Allemagne. Sa rage et sa fureur pour sa fuite de
-Provence lui avaient fait des ailes. Plus dur au brigandage que les
-vieux brigands italiens, il sut faire de l'argent. Une razzia sur
-Florence l'avait alimenté l'autre année. Celle-ci, ce fut le tour de
-la Savoie. Faute d'argent, il prit des bijoux; il porta l'écrin de la
-duchesse aux usuriers d'Allemagne. Avec quoi il trouva sans peine la
-quantité de chair humaine qui était nécessaire. L'archiduc donna
-quelque chose; et, par une diabolique hypocrisie, Bourbon trouva moyen
-de tirer aussi des villes impériales. Il exploita l'affaire du jour,
-la querelle religieuse, dit que le pape était l'allié de François Ier
-(mensonge, Clément trompait les deux), et il ne manqua pas de
-lansquenets qui se crurent luthériens pour aller boire en Italie.
-
-Pescaire cependant, avec ses agents italiens, travaillait habilement
-l'armée du roi, attirait des transfuges, décidait des défections. La
-plus terrible eut lieu cinq jours juste avant la bataille. Les
-Grisons, effrayés d'un coup frappé près d'eux, ou peut-être gagnés,
-rappelèrent cinq mille des leurs qui étaient devant Pavie. Événement
-tout semblable au rappel des Allemands la veille de la bataille de
-Ravenne. Mais, cette fois, il n'y eut pas là un Bayard pour les
-retenir.
-
-Enfin, un peu alarmé, le roi unit son camp, jusque-là divisé, et se
-fortifia. Il se croyait couvert par les faibles murailles du grand
-parc de Mirabella. La nuit du 8 février, Pescaire y envoie des maçons
-qui, en une heure, en abattent trente brasses. En avant, son neveu du
-Guast et six mille fantassins, mêlés des trois nations, marchaient
-droit sur Mirabella. Après venait Pescaire, qui s'était réservé la
-masse des Espagnols pour le principal coup. Il avait donné
-l'arrière-garde aux Allemands, conduits par Lannoy et Bourbon.
-
-Ceux qui marchaient en avant, passant sous les boulets français,
-doublèrent le pas. Le roi crut les voir fuir, il s'élança avec la
-gendarmerie, et se mit devant ses canons; ils ne purent plus tirer
-sans tirer sur lui-même.
-
-Pescaire le vit passer, et d'un millier d'arquebuses espagnoles bien
-tirées, presque à bout portant, il lui mit sur le dos grand nombre de
-ses meilleurs gens d'armes.
-
-Le roi, dans son aveugle élan, tomba du premier coup sur un brillant
-cavalier, et le tua, dit-on, de sa main. Coup superbe pour un héros de
-roman; c'était le dernier descendant du fameux Scanderbeg.
-
-Pendant cette belle prouesse, la _bande noire_ de nos lansquenets eut
-quelques moments d'avantage. Ils furent peu imités des Suisses qui, ce
-jour, se montrèrent tout différents de leurs aïeux.
-
-Le roi, avec ses grands seigneurs, soutint quelque temps la bataille
-avec une vaillance qu'admirèrent les ennemis. Il y eut là un grand
-massacre des premiers hommes de France: La Trémouille, La Palice,
-Suffolk, prétendant d'Angleterre, furent tués, et Bonnivet se fit
-tuer, courant à l'ennemi la visière haute et le visage découvert.
-
-Le roi, deux fois blessé, au visage, à la cuisse, et la face pleine de
-sang, sur un cheval percé de coups, voulait gagner un pont. Le cheval
-s'abattit, il tomba dessous, et deux Espagnols arrivaient dessus pour
-le prendre ou le tuer. Mais à l'instant il y eut là à point un groupe
-de Français, dont l'un mit l'épée à la main pour le garder des
-Espagnols. C'était justement Pompéran, ce douteux personnage qui avait
-mené Bourbon hors de France, s'était ensuite rallié au roi
-(_Captivité, p. 38_) pour rejoindre ensuite Bourbon. Un autre était
-son secrétaire même et très-intime agent, La Mothe-Hennuyer. Ils lui
-dirent de se rendre au connétable, ce qu'il refusa. On appela Lannoy,
-qui accourut, et qui, lui donnant son épée, reçut celle du roi à
-genoux.
-
-
-
-
-CHAPITRE XII
-
-LA CAPTIVITÉ
-
-1525
-
- Vaincu je fus et rendu prisonnier,
- Parmi le camp en tous lieux fut mené,
- Pour me montrer, çà et là promené...
- (_Vers de François Ier._)
-
-
-Ce traitement barbare s'explique: le prisonnier était le gage de
-l'armée. Elle s'était battue gratis, dans l'espoir de le prendre et
-d'avoir sa rançon. Les généraux purent dire: «Voilà votre homme; vous
-l'avez maintenant. Dès ce jour, vous êtes payés.»
-
-Des arquebusiers espagnols qui avaient réellement fait la principale
-exécution, un rustre s'avança, et familièrement dit au roi de France:
-«Sire, voici une balle d'or que j'avais faite pour tuer Votre
-Majesté... Elle servira pour votre rançon.» Le roi sourit, et la
-reçut.
-
-Mais, le soir ou le lendemain, il arracha de son doigt une bague,
-seule chose qui lui restât, et, la donnant secrètement à un
-gentilhomme qu'on lui permit d'envoyer à sa mère, il lui dit: «Porte
-ceci au Sultan.»
-
-Ainsi la grande question du temps fut tranchée, les scrupules étouffés
-et les répugnances vaincues.
-
-Événement immense, décidé par le désespoir, qu'il crut lui-même impie
-sans doute comme un appel au Diable, mais qui réellement fut une chose
-de Dieu, le premier fondement solide de l'alliance des religions et de
-la réconciliation des peuples.
-
-Cet homme, étourdi en bataille, fut en captivité plus fin qu'on
-n'aurait cru. Il ne s'était rendu qu'à Lannoy, l'homme de l'Empereur.
-Cela le servit fort. Il caressa aussi Pescaire. Celui-ci, parfait
-courtisan autant qu'habile capitaine, se présenta en deuil. François
-Ier, soit sensibilité, soit flatterie pour les Italiens, qui devinrent
-en effet l'épine de Charles-Quint, traita Pescaire en roi futur de
-l'Italie et se jeta dans ses bras.
-
-Sa parfaite dissimulation parut le soir, au moment amer où il lui
-fallut recevoir le connétable de Bourbon. Celui-ci se montra modeste,
-présenta ses devoirs et offrit ses services. Le roi l'endura et lui
-fit bon visage. Un auteur assure même qu'il l'invita à sa table avec
-les autres généraux.
-
-La fameuse lettre à sa mère, qu'on a toujours défigurée, témoigne
-assez de son abattement: «De toutes choses, ne m'est demeuré que
-l'honneur et la vie, qui est sauve.»
-
-Le plus triste, ce sont ses lettres à Charles-Quint. Elles étonnent
-de la part d'un homme aussi spirituel. Elles sont d'une bassesse
-impolitique. Il risque d'exciter le dégoût et de s'ôter toute
-croyance. Il demande _pitié_, n'espère que dans la bonté de l'Empereur
-qui, sans doute, en fera un ami, et non _un désespéré_, et qui, au
-lieu d'un prisonnier inutile, rendra un roi _à jamais son esclave_. Ce
-triste mot revient trois fois. (_Captivité, 131_; _Granvelle, I, 266,
-268, 269_.)
-
-Nous ne sommes point partisan du suicide. Et cependant, s'il fut
-jamais permis, c'est à celui peut-être dont la captivité devient celle
-d'un peuple, à celui dont la personnalité étourdie met la Patrie sous
-les verrous. Quoi! la France était là, dans un petit fort italien,
-sous l'arquebuse d'un brigand espagnol! Dans l'hypothèse absurde d'un
-Dieu mortel en qui une nation incarnée pâtit, s'avilit, qu'il abdique,
-ce Dieu, ou qu'il meure. Malheur à la mémoire du prisonnier qui
-s'obstina à vivre, et qui montra la France sous le bâton de
-l'étranger!
-
-Ce héros de théâtre, dégonflé, aplati, parut ce qu'il était, un
-gentilhomme poitevin de peu d'étoffe, dévot par désespoir (autant que
-libertin), rimant son malheur, ses amours, comme eût fait à sa place
-Saint-Gelais, Joachim Du Bellay ou tout autre du temps.
-
-D'abord, il se mit à jeûner et faire maigre. Sa tendre soeur, émue
-outre mesure, tremble qu'il ne se rende malade. Elle lui défend le
-maigre, et, pour le soutenir, lui envoie l'aliment spirituel, un
-Saint-Paul... Une recluse a dit à un saint homme: «Si le roi lit saint
-Paul, il sera délivré.»
-
-Le livre vint peut-être un peu tard. Au souffle tiède d'un printemps
-italien, la poésie avait succédé à la dévotion. Le roi, à travers ses
-barreaux, avait regardé la campagne lombarde, le paysage si frais, si
-charmant en avril, et sublime, de Pavie aux Alpes, et il s'était mis à
-rimer une idylle virgilienne. Ces très-beaux vers sont-ils de lui? Ils
-ne ressemblent guère à sa faible complainte sur la bataille de Pavie.
-On aura très-probablement arrangé, orné, ennobli l'idée première, fort
-poétique peut être, du captif, inspirée par ce regard mélancolique sur
-cette campagne de printemps. Contre la belle Italie qui lui fut si
-fatale, contre le Pô et le Tésin, gardiens de sa prison, il appelle à
-lui nos fleuves nationaux, leurs nymphes éplorées. Cette pièce est
-non-seulement d'une grande facture, mais d'un sentiment profond de la
-France.
-
- Nymphes, qui le pays gracieux hebitez
- Où court ma belle Loire, arosant la contrée...
- Rhône, Seine, Garonne, et vous, Marne et Charente,
- ... Fleuves qu'alentour environne
- L'Océan et le Rhin, l'Alpe et les Pyrénées,
- Où est votre seigneur que tant fort vous aimez? etc.
- (_Captivité, 227._)
-
-S'il eût eu d'autres yeux, si, au lieu de cette vague sensibilité
-poétique, il eût eu un coeur d'homme, ou du moins le tact de la
-situation, il aurait vu par la fenêtre toute autre chose: l'Italie
-frémissante, épouvantée d'être, par sa défaite, livrée à l'armée des
-brigands. Car, qui avait vaincu? L'Empereur? Non, mais ce monstre sans
-nom, trois bandes en une, et point de chef. Valets, tremblants
-flatteurs de leurs soldats, quel crime pouvaient empêcher ou défendre
-ces misérables généraux? Venise supplia le pape de former une ligue
-armée. Le pape y entre en mars, et en sort en avril. Et pourtant, il
-n'eût pas coûté, pour détruire ces brigands, moitié de l'argent qu'ils
-volèrent.
-
-Ce que François Ier eût vu encore, s'il n'eût été myope, c'était
-l'impuissance et la pauvreté de l'Empereur, la jalousie de
-l'Angleterre, la fermentation des Pays-Bas, les ressources faciles
-qu'avait la France en elle et dans ses alliés. Demain Soliman, Henri
-VIII, allaient armer. Mais le jour même, une amitié plus prompte, une
-épée plus rapide se déclara pour lui. Le petit duc de Gueldre ramassa
-six mille hommes et se jeta sur les Pays-Bas; Marguerite d'Autriche,
-qui ne pouvait lever un sou, et se mourait de peur entre l'invasion et
-la révolution, agit fortement à Madrid et arracha de Charles-Quint
-l'autorisation d'une trêve.
-
-Le roi voyait du moins de près les discordes et les disputes de ceux
-qui le gardaient, les demandes de solde, les cris, les fureurs des
-soldats. Les généraux se haïssaient à mort.
-
-Bourbon, en haine de Pescaire, eût volontiers tourné le dos à
-Charles-Quint. Il s'offrait aux Anglais. Pour un secours d'argent,
-rien que la solde d'un mois, il levait une bande, fondait en France,
-emportait tout, faisait roi Henri VIII.
-
-Pescaire, vrai vainqueur de Pavie, traitait avec son maître. Si
-l'Empereur était ingrat, il avait une chance, il pouvait espérer au
-désespoir de l'Italie. Elle s'était donnée presque à César Borgia;
-pourquoi pas à Pescaire?
-
-Quant à Lannoy, il s'était fait le confident de François Ier. Il
-avait sa soeur mariée en France, et, comme Flamand, il était au point
-de vue de Marguerite d'Autriche, craignant fort pour la Flandre,
-voyant les Pays-Bas en pleine révolution, et très-impatient de
-réconcilier les deux rois.
-
-La chose n'était pas facile. Le jeune Empereur qui, en public, avait
-affiché une modération toute chrétienne et défendu même les
-réjouissances, dans une lettre à Lannoy, écrite de sa main, montre à
-quel degré d'infatuation ce bonheur inouï avait mis son esprit:
-«Puisque vous m'avez pris le roi de France, dit-il, je vois que je ne
-me saurai où employer, si ce n'est contre les infidèles.»
-
-S'il pouvait faire un peu d'argent, il comptait en avril entrer en
-France, non par Bourbon, mais lui-même et de sa personne. Aussi,
-laissant là Henri VIII et sa fille, il se tournait vers une riche dot,
-celle de Portugal; l'Anglaise ne lui apportait qu'une quittance de ses
-dettes, et la Portugaise donnait du comptant.
-
-Ses demandes à François Ier étaient exorbitantes, rédigées d'une
-manière insultante, odieuse, par le haineux Gattinara.
-
-D'abord le pape Boniface VIII donna jadis toute la France à la maison
-d'Autriche. Mais l'Empereur est si modéré qu'il se contentera d'en
-prendre la moitié, sans parler de Milan et de Naples. Il veut: 1º les
-provinces du Nord, la Picardie, la Somme, avec la suzeraineté d'Artois
-et de Flandre; 2º l'Est, la Bourgogne; 3º le Midi, la Provence pour
-Bourbon, qui reprendra de plus ses fiefs du centre, Auvergne,
-Bourbonnais, etc. Est-ce tout? Non. On fera droit aux prétentions
-d'Henri VIII, il est vrai, réduites; la Normandie, la Gascogne et la
-Guienne,--plus l'Anjou, province centrale, qui disjoindra la Bretagne
-et la France.
-
-Ni le roi, ni sa mère, ne firent de réponse officielle. Le roi mit
-quelques notes, toutes conformes aux instructions que la régente donne
-à ses envoyés. Ni Somme, ni Bourgogne, ni Provence,--mais l'offre
-d'_épouser la soeur_ de Charles-Quint et de se faire son soldat pour
-l'_aider à prendre sa couronne_ impériale en Italie. Ce que la mère
-explique, offrant impudemment l'Italie et d'aider à prendre Venise.
-Cette femme éhontée ajoutait un appoint, sa fille, qu'elle jetait à
-l'Empereur. (_Captivité, 174, 194._)
-
-Une affaire préalable, c'était d'avoir vraiment le prisonnier, de le
-tirer des mains de l'armée, de le mettre en celles de Charles-Quint,
-en le transportant en Espagne. François Ier avait l'espoir de se faire
-enlever dans le trajet. Mais Lannoy, habilement, fit prévaloir en lui
-une autre idée, un roman qui, justement comme tel, lui alla à
-merveille. Ce fut d'arranger tout par un mariage, de jouer à Bourbon
-le tour de lui prendre sa femme, Éléonore, cette soeur de
-Charles-Quint, qui lui était promise. Elle était veuve, point du tout
-agréable. Le roi dit et fit dire que, dès longtemps il y avait pensé.
-Il en était amoureux sans la voir. S'il passait en Espagne, il était
-sûr de conquérir et cette soeur et toute la famille de Charles-Quint,
-de mettre tout le monde pour lui; l'Empereur, son futur beau-frère,
-aurait la main forcée, et ne pourrait s'empêcher de traiter.
-
-Cela était absurde. Et cela se réalisa à la lettre. François Ier
-paraît avoir compris qu'à sa folie répondrait parfaitement celle des
-Espagnols, qu'ils raffoleraient du roi, soldat pris en bataille,
-qu'ils le compareraient à leur roi, jusque-là si peu pressé de voir
-l'ennemi.
-
-Le gardien et le prisonnier conspirent ensemble. Le roi prête même ses
-galères au transport. On part pour Naples, on arrive en Espagne (23
-juin 1525). Bourbon, Pescaire, sont furieux; Bourbon reste tout seul à
-Gênes, n'ayant aucun secours, ni d'Espagne, ni d'Angleterre, pas même
-de vaisseau pour passer, voyant le temps se perdre, la saison
-s'écouler.
-
-Lannoy et les Croy, tout en flattant les idées guerrières du jeune
-maître, lui avaient fait entendre qu'il devait faire seul la conquête.
-L'Empereur ne pouvait entrer avec une petite bande, faire une pointe
-aventureuse, désespérée, comme aurait fait Bourbon. Il fallait une
-armée, et nouvelle, celle d'Italie étant si peu à lui. L'argent des
-Pays-Bas était fort nécessaire, et leur exemple pour avoir l'argent de
-l'Espagne. En mai, Marguerite d'Autriche convoque les États de
-Hollande et de Flandre, les priant de contribuer au moins pour leur
-sûreté, pour faire face aux brigands de Gueldre. Refus net, positif,
-violente accusation du système d'impôts suivi depuis cent ans. Le
-Luxembourg, le Hainaut et l'Artois, ruinés par la guerre, n'avaient
-rien et ne donnèrent rien. Le Brabant accorda, mais à une étrange et
-dangereuse condition: Pourvu que Bois-le-Duc y consentît. Or, il se
-trouvait justement que Bois-le-Duc était en pleine révolution
-luthérienne, forçant les cloîtres et rançonnant les moines. Anvers,
-Delft, Amsterdam, d'autres villes remuaient de même. Aux lettres
-effrayées de Marguerite, l'Empereur ne voit d'autre remède «que
-d'attirer en trahison les magistrats de Bois-le-Duc, et d'en faire un
-exemple.»
-
-Au reste, si Rome lui concède l'argent qu'on lève sur les prêtres pour
-réprimer les luthériens, il prendra l'affaire pour son compte, se
-chargera d'être bourreau. (_Lanz, Mém. Stuttgard, XI, 16-26._)
-
-Tel était l'aspect redoutable de cette année 1525. Une révolution
-immense sembla éclater en Europe. Une? Non; mais vingt de causes
-différentes, de caractères plus différents encore.
-
-En Allemagne, c'est la sauvage révolte des paysans de Souabe et du
-Rhin. Ils prennent la Réforme au sérieux, et veulent réformer le
-servage, établir sur la terre le _royaume de Dieu_.
-
-Nos ouvriers de Meaux sont entrés ardemment dans la révolution
-religieuse. Un des leurs, intrépide apôtre, le cardeur de laine
-Leclerc, se fait brûler à Metz. Et il se trouvait au même moment que
-des bandes de paysans d'Allemagne tombaient sur la Lorraine. Malheur à
-la noblesse si les serfs d'Allemagne et de France s'étaient entendus!
-Le duc de Guise les prit au passage, et les tailla en pièces.
-
-Les ouvriers en laine d'Angleterre se révoltent en même temps, mais
-sans lever encore le drapeau de la Réforme. Ils accusent seulement les
-impôts écrasants qui obligent le fabricant de les jeter sur le pavé.
-
-La plus étrange révolution est celle qui couve en Italie, non des
-villes, non des campagnes, mais une révolution de princes, celle des
-souverains ruinés, désespérés, contre le brigandage des impériaux.
-
-Même en Turquie, révolte. Et c'est ce qui retarde la diversion de
-Soliman en faveur de François Ier. Les janissaires, ces misérables
-moines de la guerre, la plupart enfants grecs, sans patrie, sans
-foyer, déchirent par moments leurs drapeaux; par moments, arrachent à
-leurs maîtres des augmentations de solde que l'enchérissement subit de
-toutes choses doit rendre en effet nécessaires.
-
-Charles-Quint, à lui seul, se trouvait avoir sous les pieds trois ou
-quatre révolutions: celle d'Espagne à peine éteinte, celle d'Allemagne
-en plein incendie (mais les princes, la noblesse, y couraient comme au
-feu), celle d'Italie, muette et sombre, très-imminente. Mais la plus
-grave pour lui, la plus immédiate, celle qui le paralysa, et qui
-réellement aida d'abord à nous sauver, c'était celle des Pays-Bas.
-Révolution financière et religieuse, où ces peuples, sacrifiés depuis
-cent ans à la politique étrangère, recouvraient leur sens propre,
-s'éveillaient, réclamaient liberté d'industrie et de conscience.
-
-Là fut notre salut. Ce mouvement des Pays-Bas se prononce au
-printemps, en mai. Celui d'Italie, plus tardif, avortera. L'assistance
-de Soliman est ajournée. Celle même d'Henri VIII n'est déclarée que
-tard, et dans l'automne.
-
-Un des confidents de Charles-Quint lui écrivait après Pavie: «Dieu
-donne à chaque homme _son août_ et sa récolte; à lui de moissonner.»
-Il avait eu cet _août_ en mars. Bourbon pouvait alors, avec une bande
-quelconque, et sans argent, subsistant de pillage, entrer en France,
-percer sans peine jusqu'à Lyon, jusqu'en Bourbonnais. Les parlements
-l'eussent probablement accueilli.
-
-Charles-Quint manqua ce moment et attendit... quoi? Une dispense du
-pape pour épouser sa cousine de Portugal, qui devait, par une dot
-énorme de neuf cent mille ducats, rendre l'essor à l'aigle de
-l'Empire.
-
-Ne pouvant faire la guerre à la France, il la faisait au prisonnier.
-Il ne faut pas croire là-dessus les historiens espagnols. Il suffit de
-voir les affreux logis où le roi fut claquemuré. À Madrid, c'était une
-chambre dans une tour des fortifications. Petite, horrible cage, avec
-une seule porte, une seule fenêtre à double grille de fer, scellée au
-mur des quatre côtés. La fenêtre était haute du côté de la chambre, il
-faut monter pour voir le paysage, l'aride bord du Mançanarez; sous la
-fenêtre, un abîme de cent pieds, au fond duquel deux bataillons
-faisaient la garde jour et nuit.
-
-Cela était atroce, mais logique. Tenant la France dans cet homme qui
-régnait encore, qu'avait à faire son maître, sinon de le désespérer,
-de faire qu'il se trahît lui-même et ouvrît le royaume? Le tempérament
-de l'homme était fort propre à donner cet espoir. Jeune, fort et
-sanguin, chasseur infatigable et toujours à cheval dans nos forêts de
-France, le voilà tout à coup assis et cul-de-jatte. Cinq pas en long,
-cinq pas en large. Cet homme insatiable de femmes, le voilà moine, et
-tenu presque un an en parfaite abstinence. Ajoutez le climat
-d'Espagne, ardent, sec, aigre, la poussière salée de Castille dans
-cette fenêtre, pour tout air respirable. Enfin la perte de toute
-illusion, l'évanouissement du roman dont Lannoy l'avait amusé,
-l'espoir étroit comme ces murs où il heurtait à chaque pas. Vivre là,
-mourir là; être enterré d'avance, se sentir clos et déjà dans la
-pierre!
-
-Cet état fut au comble lorsqu'il sut la réponse qu'un confident de
-l'Empereur avait faite à sa mère, officieusement, doucereusement,
-réponse dure au fond, impitoyable, qui plaquait au visage le plus dur
-des refus. Le sens était qu'on n'avait que faire d'elle pour s'emparer
-de l'Italie, ni de François Ier pour épouser la soeur de
-Charles-Quint. Et pour l'offre qu'elle fait de sa fille, on ne daigne
-même en parler.
-
-Le cercle est fermé, sans espoir. Le roi restera là, ou satisfera
-l'Empereur, Henri VIII et Bourbon; il partagera la France.
-
-François ne trouva aucune force contre son malheur. Il tomba malade,
-et appela sa mère pour la voir encore.
-
-Elle pouvait quitter. Elle envoya sa fille.
-
-Charles-Quint ne se souciait aucunement de cette visite. Il comprenait
-fort bien que si les Espagnols s'intéressaient déjà au prisonnier, le
-dévouement de sa soeur, son adresse, allaient augmenter infiniment cet
-intérêt. Jusque-là, il tenait son homme, pouvait le resserrer dans
-l'ombre, exploiter son captif. Mais si elle arrivait, la lumière se
-faisait, tout éclatait, les coeurs émus allaient se soulever, et
-l'Espagne elle-même arracher la clef du cachot.
-
-D'autre part l'homme était malade. S'il mourait, tout était perdu. On
-tira donc de son geôlier un sauf-conduit, mais vague, peu rassurant,
-_pour la personne_ qui le visiterait. Et encore on ne l'obtint que par
-une promesse que fit Montmorency, qu'à ce prix on pourrait recevoir
-comme ambassadeur le connétable de Bourbon. Charles-Quint l'avait
-craint comme conquérant de la France; il le désirait au contraire
-comme perturbateur et brouilleur, chef de faction, étincelle
-d'anarchie et de guerre civile. Ce que Philippe II eut en Guise, son
-père l'eût voulu en Bourbon.
-
-Avec cette promesse qu'on ne tint pas, bien entendu, on hasarda
-d'envoyer Marguerite. Elle partait un peu à la légère, sans autre
-garantie qu'un mot obscur qui, rétracté, interprété, la faisait
-prisonnière. Elle allait, par un long voyage, aux mois ardents,
-fiévreux d'Espagne, chercher un jeune prince fort dur, à qui sa mère
-l'offrait à la légère et qui n'avait daigné répondre. On la sacrifia
-(comme toujours). Et elle-même le voulait ainsi. Sa tendresse pour son
-frère, accrue par le malheur, éclate, dès Pavie, dans ses lettres et
-ses vers mystiques d'une passion exaltée. Passion, du reste si
-naturelle en elle, qu'elle n'est pas troublée, et garde une grande
-lucidité d'esprit.
-
-Ces lettres vaudraient qu'on les récitât. Elles sont fort touchantes.
-Elle mêle, associe la nature à son entreprise; le paysage y paraît à
-travers ce prisme du coeur: «Madame me conduit quelques jours sur le
-Rhône. Que ne peut-elle laisser aller son corps! La mer l'auroit
-bientôt portée là où je vais!»
-
-Et plus loin, en Espagne, traversant les grandes plaines poudreuses et
-brûlées de la Castille, elle écrit à son frère:
-
-«Croyez que, pour vous faire service, en quoi que ce puisse être, rien
-ne me sera étrange, tout me sera repos, honneur, consolation...
-jusqu'à y mettre au vent la cendre de mes os (Septembre 1525).»
-
-Tout porte à croire qu'elle y mit d'avantage, qu'elle y fut
-l'instrument docile, aveuglément passionné, de la politique de Duprat
-et de la régente; en d'autres termes, que, ne voyant qu'un but, sauver
-son frère mourant, elle porta pour rançon au geôlier le secret
-qu'avait confié à l'honneur de la France le désespoir de l'Italie.
-
-La mère, la soeur craignaient infiniment pour le cher prisonnier. Le
-18 septembre, quand Marguerite arriva, on désespérait de lui. On
-tremblait que Charles-Quint ne le laissât dans son cachot, violemment
-irrité qu'il allait être de l'abandon d'Henri VIII et de sa ligue avec
-la France.
-
-Donc il fallait, à tout prix l'apaiser.
-
-L'Italie, même impériale, avait appelé la France; non-seulement le
-pape et Venise, mais Francesco Sforza, la créature de Charles-Quint,
-avaient crié à l'aide, sous les outrages et les supplices. On
-commençait à croire qu'il voulait dépouiller Sforza. Il lui montrait
-l'investiture, ne la lui donnait pas, la mettant au prix monstrueux de
-1,200,000 ducats. Plusieurs croyaient qu'il donnerait Milan au
-connétable de Bourbon.
-
-Les Allemands étaient partis. Les Espagnols restaient. Les Italiens,
-pour s'en débarrasser, avaient mis leur espoir dans l'homme même de
-Pavie.
-
-Pescaire avait vaincu, et Lannoy avait profité. Aux termes de la
-parabole qui paye le fainéant pour le laborieux, l'Empereur
-récompensait le Flamand pour la victoire de l'Italien.
-
-Pescaire, le lendemain de la bataille, avait pris pour lui un comté.
-L'Empereur le lui ôte, disant que, depuis deux ans, il l'a promis aux
-Colonna: mortelle injure. Pescaire cria si haut, que les Italiens
-prirent confiance en lui, lui dirent tout, tramèrent avec lui pour
-massacrer les Espagnols.
-
-Alonso d'Avalos, marquis de Pescaire, était, comme César Borgia, un
-Italien d'origine espagnole. Entre tous ces damnés qui se dirent
-disciples de Borgia, lui seul eut du génie. Né près de Naples, doué
-des fées, heureux dès le berceau, il eut, à quatre ans, la singulière
-faveur de fiancer la reine d'Italie, celle qui fut le centre des
-penseurs italiens, la poésie de Michel-Ange et son sublime amour,
-Vittoria Colonna. Elle était d'une part Colonna, de ces fameux
-Romains, des héros de Pétrarque, d'autre part des Montefeltro, ducs
-d'Urbin, illustres généraux des siècles militaires de l'Italie. À une
-telle femme il fallait un trône, et c'est peut-être ce qui alluma
-d'abord l'ambition de Pescaire. Ce simple gentilhomme eût voulu une
-souveraineté pour cette fille des souverains. Ils étaient du même âge,
-et tous deux poètes. Il l'épousa à dix-sept ans. Il eut d'abord des
-succès étonnants; ses années marquent nos défaites. En 1521, il prend
-Milan malgré Lautrec. L'année suivante, il tue Bayard, bat Bonnivet à
-la Bicoque. En 1525, Pavie[19]!
-
-[Note 19: J'omets ici beaucoup de circonstances accessoires, entre
-autres la fuite d'Alençon avec l'arrière-garde. Il eut le malheur
-d'arriver le premier de tous les fuyards de Lyon; il fut accablé de
-reproches par sa femme et sa belle-mère, mourut de chagrin ou de
-fatigue.--La balle d'or est dans D. Juan Antonio de Vera. _Vie de
-Charles-Quint._]
-
-À un tel homme, si hardi, si prudent, «exquis en paix, en guerre»
-(c'est le mot de François Ier) la fortune offrait tout. La misérable
-impuissance des rois, épuisés dès l'entrée des guerres, ouvrait les
-plus hautes espérances aux aventuriers héroïques. N'avait-on pas vu,
-au XVe siècle, le grand Huniade faire souche de rois? et les Sforza de
-ducs? L'intrigant César Borgia avait failli faire un royaume. Pourquoi
-un Seckingen, un Bourbon, un Pescaire, n'auraient-ils pas ceint la
-couronne?
-
-Les Italiens offraient à Pescaire celle de Naples; le pape lui en
-aurait donné l'investiture. L'âme de l'entreprise était Morone, le
-chancelier de Francesco Sforza. L'affaire était conclue avec la
-France, qui renonçait au Milanais, promettait une armée (24 juin
-1525).
-
-Le désespoir du roi dans sa prison d'Espagne, son appel à sa mère, à
-sa soeur, sa maladie en août et les craintes de sa famille,
-dérangèrent tout. Les Italiens, qui ne voyaient rien faire pour eux,
-et soupçonnaient qu'on allait les trahir, commencèrent à se troubler.
-L'Empereur avait déjà conclu avec la France une trêve de juillet en
-janvier. Pescaire joua un double jeu. Il dit à ses complices que, pour
-endormir l'Empereur, il fallait lui mander quelques mots de la chose,
-et lui faire croire qu'on la ferait avorter. Ayant obtenu des Italiens
-la permission de les trahir, il le fit en effet, et plus qu'il
-n'était convenu.
-
-Plusieurs assurent que ce fut la pieuse, la vertueuse Vittoria Colonna
-qui lui fit livrer ses amis; il était très-perplexe; elle le décida
-par la considération du serment qu'il avait prêté à l'Empereur, dont
-il était l'homme de confiance, par l'obéissance qu'on devait à
-l'autorité légitime, par le _loyalisme_ espagnol, qui jamais ne trahit
-son maître, enfin par la vertu chrétienne, le pardon des injures, le
-sacrifice de sa jalousie et de sa haine contre les Colonna, auxquels
-l'avait sacrifié l'Empereur.
-
-Cela le toucha fort, et il réfléchit sans doute aussi qu'après tout
-l'Empereur pouvait d'un seul mot le faire très-grand en Italie, tandis
-que la Ligue ne lui donnait qu'une promesse, une douteuse éventualité,
-rien que la guerre. Il allait servir les Français, qu'il venait de
-battre, contre les Espagnols, qui l'aimaient, l'admiraient comme un
-des leurs, et qui avaient fait sa victoire.
-
-Et il poussa si loin cette vertu sublime de servir un maître ingrat,
-qu'il se fit espion pour lui, agent provocateur compromettant
-habilement ses amis et les enfonçant dans le piége. En attendant, il
-gagnait du temps, disant que sa conscience n'était pas rassurée
-encore, et faisant consulter (sans doute par sa femme) les plus
-profonds casuistes de Rome.
-
-Mais revenons à Marguerite, qui arrive à Madrid, et trouve son frère
-malade à la mort dans ce misérable galetas. Sa vue seule, son
-embrassement, son étreinte, l'eût ressuscité. La France tout entière
-et la patrie entra avec elle dans cette chambre, le charme de la
-famille, de l'enfance et des souvenirs. Elle ne craignit pas pour le
-roi une émotion religieuse; elle fit dresser un autel, dire la messe,
-et communia avec lui de la même hostie.
-
-Il était beaucoup moins malade qu'on ne croyait. Sa vigueur de
-jeunesse se réveilla par le bonheur. De corps, de coeur, il s'était vu
-lié, serré, et dans cette constriction, il avait cru mourir.
-
-Une véhémente expansion, et morale, et physique, eut lieu dans tous
-les sens. Sa soeur en quinze jours, fit ce miracle de le si bien
-remettre, «qu'il eût couru le cerf.» Elle donne plusieurs détails
-naïfs de cette résurrection, et plus naïfs que poétiques, comme une
-mère parle d'un enfant.
-
-M. de Sismondi, avec un grand sens historique, avait jugé, sur les
-dépêches des envoyés du pape, que la régente trahissait, qu'après
-avoir, en juin, promis secours aux Italiens, en août, voyant le roi
-désespéré, malade, elle avait brusquement changé de politique, demandé
-grâce à l'Empereur en dénonçant ses alliés. Au milieu de septembre, on
-sut à Rome que Charles était instruit et des offres faites à Pescaire
-et des négociations avec la France.
-
-L'hypothèse est si vraisemblable, que celui qui ne veut pas l'admettre
-doit oublier l'histoire des monarchies, méconnaître spécialement ce
-moment de l'histoire où le gouvernement tout personnel ne fut que la
-famille, le sang, la chair et l'amour éperdu d'une mère capable de
-tout, mère jusqu'au crime, asservie à l'instinct de la femelle pour sa
-progéniture.
-
-Une seule raison militait contre cette hypothèse: c'est que
-Marguerite ait été le dénonciateur. La passion l'expliquerait
-cependant; elle voyait son frère à la mort; pour le sauver, elle eût
-livré un monde.
-
-Au reste, la dénonciation avait précédé son voyage. Elle n'arrive à
-Madrid que le 18 septembre. Le 19, on savait à Rome que l'Empereur
-était instruit. Donc, il le fut au moins quinze jours avant qu'elle
-arrivât.
-
-Marguerite le trouva à Madrid, qui sans doute pensait tirer d'elle de
-plus amples révélations. Comme il tenait le frère, comme il pouvait
-d'un mot adoucir sa situation et lui donner la vie peut-être, il ne
-lui était que trop aisé de faire parler sa soeur. La chose, en
-général, était connue. Mais les circonstances précises qui permirent
-d'agir à coup sûr ne le furent qu'à ce moment, du 18 au 20 septembre.
-Pescaire avait flotté jusque-là. Mettez une vingtaine de jours pour le
-message de Madrid à Barcelone, à Gênes et à Milan, vous arrivez au 10
-octobre, au jour où Pescaire vit sa situation, se sentit dans la main
-de l'Empereur, où le preneur, se trouvant pris, trama la trahison
-qu'il accomplit le 14, jour où il livra ses amis.
-
-Ce qui fut conjecture pour Sismondi est à peu près certain, maintenant
-qu'on a publié les actes et les lettres. (_Marguerite, 1841_;
-_Charles-Quint, éd. 1844_; _Négoc, Autrich., 1845_; _Captivité,
-1847_.)
-
-La chose, bien entendu, n'y est nulle part. Mais plusieurs mots
-restent inintelligibles, inexplicables, si l'on n'admet que Marguerite
-s'était acquis un titre à la reconnaissance des impériaux, et fut
-étonnée, indignée, de leur ingratitude.
-
-Ce titre n'était pas une offre nouvelle qu'elle eût faite aux dépens
-de la France. Qu'offrait-elle? Que le roi cédât la Bourgogne, _en la
-gardant_ comme dot de la soeur de l'Empereur. Elle offrait Naples,
-elle offrait la Catalogne, l'Aragon et Valence! je ne sais quels
-droits de nos rois sur ces provinces espagnoles?
-
-Certes, de pareilles offres n'expliqueraient nullement l'étonnement
-qu'elle montre et son désappointement en voyant la dureté immuable des
-impériaux.
-
-Elle reproche à Lannoy d'avoir manqué d'_honneur_. (_Captivité, p.
-354._) Que signifie ce mot?
-
-Il est visible qu'à Madrid, pour tirer d'elle des lumières, des
-renseignements sur les secrets alliés de la France, on l'avait leurrée
-d'espérances qui s'évanouirent, lorsqu'à Tolède elle se trouva devant
-le conseil d'Espagne et le violent Gattinara.
-
-L'Empereur très-probablement ne voulut rien devoir, et dit: «Je savais
-tout.»
-
-Du reste, pensant bien que, dans les épanchements de sa douleur auprès
-de sa soeur Léonore et de la famille impériale, elle pourrait en dire
-encore plus, il crut utile de l'amuser, de lui dire _qu'elle en serait
-contente_, qu'il ferait les choses si bien, _qu'elle en serait
-surprise_ (3 et 8 octobre). Il écrivait aussi de bonnes paroles au
-roi.
-
-Le 5 octobre, elle parut devant le conseil impérial avec les envoyés
-de France. Gattinara y perdit toute mesure. Sans égard à la situation
-de la princesse et des Français, le furieux Savoyard parla comme
-jamais n'eût osé l'Empereur. Il cria, menaça. Marguerite s'en alla
-pleurer chez la reine de Portugal.
-
-Il voulait d'abord avoir la Bourgogne, la tenir, avant tout examen de
-la question. De plus, il lui fallait la Picardie, la Somme. Il ne
-voulait point de mariage du roi ou de sa soeur, mais un futur mariage
-entre deux enfants. Enfin, il fallait que le roi aidât l'Empereur; en
-troupes? non, en argent, c'est-à-dire qu'il fût tributaire, et payât
-l'armée ennemie.
-
-Tel fut le fruit de la faiblesse, de la déloyauté. Voyant l'affaire
-italienne éventée, Pescaire anéanti, enfin la France elle-même qui se
-livrait et brisait son épée, Gattinara nous mit le genou sur la gorge,
-et traita sans ménagement la femme faible et passionnée qui avait cru
-sauver ce qu'elle aimait.
-
-Dans les lettres de Marguerite à son frère convalescent, on sent
-qu'elle craint extrêmement de lui faire mal et qu'elle parvient à se
-contenir. Et cependant son coeur déborde d'amertume et de douleur.
-
-Elle n'ose plus parler, sentant qu'elle n'a que trop parlé, et qu'on
-profitera âprement des moindres paroles. (_Captivité, 357._)
-
-Lannoy, assez embarrassé, lui conseille doucement d'aller voir
-l'Empereur. Elle répond qu'elle n'ira pas sans y être invitée; que, si
-l'Empereur veut lui parler, on la trouvera dans tel couvent. Elle y
-attend depuis une heure après midi. À cinq heures, elle attend encore.
-On la laisse se morfondre là. L'Empereur va et vient, à la chasse, en
-pèlerinage, et que sais-je? Partout. Elle, fort délaissée, elle tue
-les journées à errer de couvent en couvent.
-
-Que se passait-il cependant en Italie? Le 14 octobre, Pescaire
-accomplit son forfait.
-
-Il l'accomplit, de concert avec son ennemi contre ses amis, avec
-Antonio de Leyva, le bourreau espagnol, qu'il avait promis d'égorger,
-contre ceux qui voulaient lui mettre sur la tête la couronne d'Italie.
-
-Il crevait de douleur, d'ambition rentrée, peut-être de remords; il
-était alité à Novarre. Cela l'aida au crime. Il tira parti de sa
-maladie pour attirer ses amis au piége. Il pria le chef du complot, le
-chancelier de Milan, de venir voir ce pauvre malade. Et celui-ci, qui
-le connaissait bien, y vint pourtant.
-
-Il vint. Et le malade le fit parler, parler bien haut et longuement,
-tout expliquer. Antonio entendait tout, caché derrière une tapisserie.
-L'épanchement fini, on saisit l'homme. Et Pescaire, se levant, passa
-dans une salle pour interroger comme juge son complice qu'il avait
-perdu.
-
-Il avait reçu d'Espagne l'ordre de pousser Sforza, de le dépouiller
-peu à peu, de le désespérer, afin qu'il éclatât et donnât occasion à
-l'Empereur de le déclarer déchu de son fief.
-
-Pescaire, qui tenait déjà Lodi et Pavie, demanda à Sforza de lui
-ouvrir Crémone; il n'osa refuser. Alors il occupa Milan, tenant le duc
-dans le château, lui demandant seulement de se laisser entourer de
-tranchées. Il le priait aussi de lui livrer son secrétaire intime.
-Sforza résista alors, et ne prenant conseil que de son désespoir, fit
-tirer sur les Espagnols.
-
-Cette perfidie du fort contre le faible tourna mal au premier. Les
-Vénitiens, qui, dans leur peur, allaient se racheter avec une grosse
-somme, réfléchirent qu'après tout, puisque l'Empereur prenait le
-Milanais, il en viendrait à eux, et que leur propre argent allait
-servir à payer l'invasion. Ils le remirent en poche. Au lieu
-d'argent, ils donnèrent un conseil à l'Empereur, celui de ne pas
-prendre Milan, ce qui allait mettre le monde contre lui. L'Empereur,
-sans argent, fut bien obligé de les croire.
-
-Pescaire se mourait cependant (30 novembre). Né pour la gloire, pour
-l'immortalité, il avait su s'attacher au poteau de l'infamie
-éternelle.
-
-Sa femme, à qui sans doute il avait caché l'extrémité où il était, fut
-avertie trop tard. Elle accourut du fond du royaume de Naples. À
-Viterbe, elle apprit sa mort. Elle resta inconsolable, et le pleura
-toute sa vie. Combien dut-elle aussi pleurer sur elle-même, si, par
-scrupule de religion et de chevalerie, elle lui donna le fatal conseil
-qui fit de lui un traître, et tua son âme et sa mémoire!
-
-
-
-
-CHAPITRE XIII
-
-LE TRAITÉ DE MADRID ET SA VIOLATION
-
-1525-1526
-
-
-La profonde irritation de François Ier, son aigreur et son amertume
-sont visibles dans les sèches réponses qu'il fit le 10 octobre aux
-dernières propositions de l'Empereur. (_Granvelle, I, 270_;
-_Captivité, 366_). Il dit même sur un des articles _qu'il aime autant
-un jamais_.
-
-Il fit dire par son médecin que l'Empereur ferait beaucoup mieux de
-prendre l'argent qu'on lui offrait, _avant que son prisonnier ne fût
-mort_.
-
-Il lui fit savoir encore qu'il était déterminé à user ses jours en
-prison et à faire couronner le Dauphin; qu'il le prierait seulement
-_de lui assigner un lieu où il restât jusqu'à sa mort_. (_Nég.
-Autrich., II, 630, 340._)
-
-L'outrageuse ingratitude des impériaux, le mépris qu'ils semblaient
-faire du frère et de la soeur, les avaient tous deux relevés. Ils
-prenaient par irritation la mesure forte et décisive qu'il eût fallu
-prendre dès le premier jour.
-
-Je ne doute pas que ce conseil vigoureux de l'abdication ne soit venu
-de Marguerite. Elle commença à voir clair, à sentir que cet ami, ce
-parent auquel tous deux s'étaient offerts et livrés, que l'Empereur
-était l'ennemi, un corsaire et un marchand, que le roi ne pouvait
-l'amener à rien qu'en lui dépréciant son gage. Il croyait tenir un
-roi, et il ne tenait qu'un homme qui pouvait au premier moment lui
-échapper par la mort.
-
-Le roi abdiqua (novembre); et sa soeur emporta l'abdication.
-
-Cette vigueur qui étonne dans cet homme sensuel et mou, dans cette
-femme passionnée qui, si énergiquement, s'arrachait à son amour, qui
-délaissait en prison son malade à peine rétabli, tout cela s'explique
-en partie par les sentiments de mysticité exaltée qu'elle avait
-apportés en Espagne et qu'elle avait un moment fait partager à son
-frère. Dès le lendemain de Pavie, elle lui avait envoyé les épîtres de
-saint Paul, en lui disant, comme on a vu, «_que saint Paul le
-délivrerait_.» Une recluse l'avait assuré «à un saint homme,»
-Briçonnet peut-être, ou plutôt Sigismond de Haute-Flamme (Hohenlohe),
-grand seigneur d'Alsace et chanoine de Strasbourg. C'était un ardent
-luthérien qui poussait à la conversion de François Ier, et qui en
-conserva l'espoir jusqu'en juillet 1526. Ce pieux personnage n'en
-resta pas moins voué au roi et à sa soeur, et nous le voyons peu après
-employé par François Ier à lever une armée de lansquenets.
-
-Si l'on suit avec attention le fil des événements, on trouve
-qu'effectivement rien n'agit en faveur du roi plus que _saint Paul_ et
-Luther. La fermentation protestante dont les Pays-Bas étaient
-travaillés avait frappé Marguerite d'Autriche d'une telle terreur,
-que, sans attendre ce qu'on ferait en Espagne, _elle signifia en juin
-aux Anglais qu'on ne pouvait rien_ et ne ferait rien. Et elle le leur
-prouva en faisant trêve, dès juillet, pour les Pays-Bas. Les Anglais
-firent le 30 août leur traité avec la France. Charles-Quint, au 18
-octobre, l'apprit sans pouvoir le croire. Mais les Anglais
-l'avouèrent, lui disant que c'était sa tante qui leur avait avoué la
-définitive impuissance et l'épuisement des Pays-Bas, et les avait
-ainsi jetés dans l'alliance française.
-
-Une chose y fut plus décisive encore, le mariage de Portugal et le peu
-de cas que Charles-Quint semblait faire de la fille d'Henri VIII.
-Celui-ci dut le rendre, en dégoût et mauvaise humeur, à sa femme,
-tante de Charles-Quint, dont il était fort las. Il regarda de plus en
-plus vers la France, d'où il avait peut-être emporté un regret. Il y
-parut bientôt, un an après, lorsque de France reparut ce jeune astre,
-qui éblouit le roi, le fit Français et protestant, et changea la foi
-de l'Angleterre.
-
-À l'autre bout du monde, en Turquie, la France, secondée par Venise,
-n'agissait pas moins efficacement. Le vieux doge, André Gritti,
-prudent et énergique, avait mis là son bâtard, Ludovico, homme
-d'audace et d'intrigue, lié avec le grand vizir, un Grec, né sujet de
-Venise, qui gouvernait absolument Soliman et l'empire. Les premiers
-envoyés avaient été assassinés, sans doute par l'Autriche. Mais
-d'autres, plus heureux, arrivèrent, le Polonais Laski, puis le
-Hongrois Frangepani. Ils furent reçus comme ils l'auraient été à Paris
-ou à Venise. Un mouvement commença immense de l'empire Turc;
-l'Allemagne, qui, à l'ouest, avait justement alors ses jacqueries, vit
-à l'est s'ébranler les Turcs, comme ennemis de Charles-Quint, et
-comprit l'extrême danger qu'un empereur autrichien attirait sur elle
-et sur la Hongrie.
-
-Ainsi il semblait que toute la terre, de l'Irlande à l'Arabie, s'émût
-pour François Ier. De l'Asie, de l'Arabie, de l'Égypte, cent tribus
-barbares venaient à l'appel du Sultan qui, disait-il, allait marcher à
-la délivrance de _son frère, le roi des Francs_.
-
-Mais nul pays ne se déclarait pour lui plus vivement que l'Espagne.
-Dès son arrivée, en juin, tout le pays de Valence s'était précipité
-pour le voir. Le peuple du Cid et d'Amadis courait avidement voir un
-héros vivant. Les femmes en raffolaient. Une fille du duc de
-l'Infantado, dona Ximena, déclara que, ne pouvant épouser le roi de
-France, elle n'aurait jamais d'autre époux, et se fit religieuse.
-
-Le caractère espagnol, d'une ardente générosité, se révéla mieux
-encore quand la princesse suppliante fut si durement traitée. Ce fut
-comme si la France était venue en confiance s'asseoir au foyer de
-l'Espagne et qu'on l'en eût repoussée. Tout le monde s'efforça
-d'expier près de Marguerite la froide et brutale politique du
-gouvernement flamand. Elle fut tendrement reçue de la soeur de
-Charles-Quint, enveloppée, adoptée, honorée de toutes manières dans
-l'aimable et noble famille du vieux duc de l'Infantado. Qu'on eût pu
-pour un intérêt, je ne sais quelle pauvreté de province ou de royaume,
-refuser la main de ce roi, miroir de toute chevalerie, refuser
-l'adorable soeur dont un regard valait un monde, c'était pour ces
-vrais Espagnols un sujet d'étonnement. Un grand d'Espagne, le vieux
-duc peut-être, dans sa galanterie héroïque, alla jusqu'à dire à
-Marguerite que, si l'Empereur partait pour l'Italie, il ne manquerait
-pas d'Espagnols pour ouvrir la porte à François Ier.
-
-La perfidie de Bourbon, qui avait eu l'affreux succès de faire son
-maître prisonnier, les mettait hors de toute mesure. Quand il arriva
-en Espagne, il se fit autour de lui un désert. Pas un homme ne lui dit
-un mot. Et l'Empereur ayant prié un des grands de l'héberger: «Je ne
-puis refuser, dit-il, ma maison à Votre Majesté. J'en serai quitte
-pour la brûler le lendemain.»
-
-Ces dispositions admirables, si touchantes, du peuple espagnol,
-étaient bien propres à soutenir le courage du roi. Cependant, sa soeur
-partie, les jours traînant, la saison attristée ne montrant plus au
-prisonnier que la plaine grise de Madrid, il commença à se trouver
-moins bien et à retomber. Sa soeur essayait de le soutenir par ses
-lettres. Mais elle-même, en s'éloignant de lui, elle s'attendrissait
-de plus en plus. Elle écrit à Montmorency: «Toute la nuit, j'ai cru
-tenir le roi par la main, et ne me voulois éveiller pour le tenir plus
-longuement.» Elle lui écrit à lui-même qu'il s'en faut peu qu'elle ne
-revienne, qu'elle voudrait lui ramener une litière qui le portât chez
-lui en songe, etc., etc. Enfin, après Saragosse, dans l'inquiétude où
-elle est qu'il ne soit malade, il semble qu'elle perde courage; une
-lettre de sa mère l'achève, elle succombe, écrit à son frère: «Si les
-honnêtes offres que vous avez faites ne les font parler autrement, je
-vous supplie qu'il vous plaise _de venir, comment que ce soit_.
-(Marg., II, 62, mi-décembre.)»
-
-Ce dernier mot veut-il dire en abandonnant la Bourgogne, ou en
-abandonnant l'honneur et trompant par un faux serment? Ce qui nous
-tenterait de pencher vers le premier sens, c'est que la mère de
-Marguerite, dans ses dernières instructions (fin novembre), dit qu'il
-faut examiner «si l'on doit s'arrêter à cette Bourgogne, qui a été
-jadis hors des mains du roi, et y est revenue, comme elle pourroit
-encore faire.»
-
-Marguerite n'était pas loin de sortir d'Espagne, quand elle reçut de
-son frère l'avis de faire diligence. Bourbon, arrivé le 15 novembre,
-insista très-probablement avec l'ardent Gattinara pour qu'on ne
-laissât pas la princesse emporter l'abdication. On aurait pu la
-chicaner sur les termes de son sauf-conduit ou le prétendre expiré,
-l'arrêter et s'assurer d'un précieux otage de plus. Mais elle doubla
-le pas, et arriva heureusement.
-
-Qu'avait à faire l'Empereur? Toute l'Europe se le demandait. Machiavel
-ne peut croire qu'il relâche jamais le roi. Praët, l'ambassadeur de
-Charles-Quint en France, lui écrit sagement: Qu'il faut faire de deux
-choses l'une: ou _mettre lui et son royaume si bas_, qu'il ne puisse
-nuire, ou le _traiter si bien et se l'attacher si étroitement, qu'il
-ne veuille jamais mal faire_. Si le premier parti est impossible, _il
-vaut mieux retenir le roi que de le laisser aller à demi content_.
-Peut-être, avec le temps, quelque dissension naîtra en France, qui
-profitera à l'Empereur.
-
-Ces dissensions étaient possibles. Le Parlement de Paris avait montré
-une extrême mauvaise humeur. Une grande partie de la noblesse tenait
-fortement pour Bourbon. Praët, très-bon observateur, en fut frappé. À
-son arrivée sur le Rhône, plusieurs gentilshommes vinrent à lui, lui
-firent cortége, se montrèrent impudemment les courtisans de
-l'étranger.
-
-Il est vrai que le peuple avait des sentiments contraires. La bravoure
-et le malheur de François Ier l'avaient ramené. Sauf Paris, fort
-hostile, la France fut émue. Elle se crut prisonnière en lui, et,
-quand madame d'Alençon arriva en Languedoc, elle fut entourée, de
-ville en ville, par la foule des bonnes gens qui demandaient des
-nouvelles du roi, et l'écoutaient en pleurant. L'objet de ce culte
-pieux jouait alors un rôle étrange. Il avait pris son parti d'en
-sortir par un parjure. Il commençait à jouer la farce du traité de
-Madrid.
-
-Voyons ce qu'était ce traité. Le roi renonçait à l'Italie, donnait la
-Bourgogne, épousait la soeur, rétablissait Bourbon, abandonnait ses
-alliés. Il livrait ses fils en otage, et, si le traité n'était
-exécuté, il rentrait en prison.
-
-Le matin du 14 janvier, où il devait signer et jurer, il protesta
-secrètement par-devant notaire, établit par acte authentique qu'il
-allait faire un faux serment.
-
-Le plus avilissant, c'est qu'il lui fallut soutenir la comédie pendant
-trois mois (du 15 décembre au 15 mars). L'Empereur l'étudia,
-l'observa. Sans le lâcher, et le menant toujours entre des gens armés,
-il le mit en rapport avec ses dames et sa famille. Il lui fit voir la
-veuve de Portugal, sa future femme, fort brune, bonne personne, à
-grosses lippes autrichiennes, et, pour développer ses grâces, il lui
-fit danser devant le prisonnier une sarabande moresque. Le roi riait
-de la soeur et du frère, faisant le galant, l'amoureux.
-
-Machiavel ici décerne à Charles-Quint un brevet _d'imbécillité_. Et,
-en effet, que voulait-il? Pouvait-il croire que le mariage forcé d'un
-homme tenu sous l'escopette, d'un amoureux gardé à vue qui faisait ses
-déclarations entre des soldats, serait un lien sérieux? Ignorait-il
-son temps? Et ne savait-il pas que le pape était là pour délier le roi
-et le blanchir?
-
-Il est croyable, qu'il crut l'avoir brisé, que sa faiblesse et son
-désespoir en prison firent croire à Charles-Quint que l'homme était
-fini de coeur et de courage. Dans la furieuse jalousie qu'il avait (de
-naissance et d'éducation), il trouvait dans l'affaire bien autre chose
-que la Bourgogne et bien autrement importante, à savoir l'avilissement
-de ce fameux vainqueur de Marignan, le déshonneur du paladin. Aux
-Espagnols infatués du roi, l'Empereur allait le montrer ou comme un
-idiot et un lâche s'il accomplissait le traité et trahissait ses
-alliés, ou comme un déloyal s'il refusait de l'accomplir, un parjure,
-un menteur, un misérable acteur qui avait pu, pendant trois mois
-durant, jouer ce jeu.
-
-À cela il gagnait bien plus qu'une province. La France, avilie en son
-roi, allait devenir tôt ou tard la satellite de l'Espagne, tourner
-dans son orbite. Ce roi, s'il était brave encore, l'Empereur se
-chargeait de l'employer comme soldat, de s'en servir (François l'avait
-offert lui-même) contre les alliés de la France. Par cette honte de
-Madrid, il devenait Samson l'aveugle qui désormais travaille au profit
-de son maître, pousse la meule et tourne sous le fouet.
-
-On assure que ni Marguerite d'Autriche ni le chancelier Gattinara
-n'approuvèrent le traité. Les garanties matérielles y manquaient
-certainement. Mais Charles-Quint, c'est la seule excuse politique
-qu'on puisse lui trouver, en attendait un résultat moral,
-très-important, s'il eût été atteint: l'avilissement durable du roi et
-de la France, placés dans ce honteux dilemme de sottise ou de
-déshonneur.
-
-Gattinara jura qu'il ne signerait pas. Charles-Quint prit la plume,
-signa lui-même.
-
-L'échange eut lieu à la Bidassoa, dans une barque, au milieu de la
-rivière. Le roi y sauta, mit ses deux enfants à sa place, et, sur le
-bord français, monta un cheval turc, plein de feu, qui, d'un
-tourbillon, le porta à Bayonne.
-
-L'Espagne, qu'il fuyait, l'attendait encore là. Les envoyés de
-l'Empereur y étaient pour le prier de ratifier. Il les paya «en
-monnaie de singe,» d'une farce, d'un sourire, disant en substance:
-Vous avez vos Cortès, moi mes États; je dois les consulter.
-
-Un homme de la fin du siècle, des temps sérieux et fanatiques,
-Tavannes, a supposé que lui-même jugea son acte infâme, se méprisa, se
-condamna et passa outre. Il le qualifie _un désespéré_.
-
-C'est lui attribuer plus qu'il n'eut, la conscience, le remords, et
-l'obstination contre le remords.
-
-Le Titien en sait davantage. Dans sa peinture profonde, puissamment
-lumineuse, et qui éclaire le fond du fond, la créature légère est si
-naturellement menteuse, qu'en elle le mensonge est moins un acte que
-l'efflorescence instinctive d'un caractère tout à fait faux. C'est la
-menterie vivante, comédie, farce, conte et fable. Le _hableur_
-espagnol ne dit pas encore bien cela. J'aime mieux le _vanus_ des
-Latins. Il est _vanus_ et _vanitas_.
-
-Je suis même porté à croire que la chose la plus solide qu'il ait
-apportée en naissant, son vice, avait faibli après Madrid. Sa longue
-prison avait fait impression sur son tempérament. Il était revenu un
-peu lourd. Quand il voulut faire le jeune homme dans une chasse, il
-tomba de cheval et faillit se tuer. Nous le verrons errer de femme en
-femme, et chercher sa jeunesse. En vain, elle est partie. Et il
-devient de plus en plus homme de conversation.
-
-Il rapportait d'Espagne une favorite qui chaque jour passait une heure
-ou deux dans son lit le matin. C'était une petite chienne noire que
-Brion lui avait achetée, et qui fut sa compagne de captivité.
-Marguerite en plaisante, s'en dit jalouse, et, dans une pièce de vers
-assez jolie, attaque _cette noire_ qui a fait oublier _la blanche_.
-
-Sa mère, à Mont-de-Marsan, lui amenait un monde de femmes, entre
-autres la triste Châteaubriant, à laquelle il tourna le dos. Disgrâce
-irrévocable. La mère, d'un tact parfait, avait deviné la vraie
-maîtresse du moment: une blanche de blancheur éblouissante, en haine
-de l'Espagne et de la brune Éléonore, une demoiselle savante et bien
-disante, une parleuse pour un roi parleur, très-fatigué déjà, qu'il
-fallait amuser: Anne de Pisseleu, jeune Picarde, charmante et hardie.
-
-Le moment était décisif pour Marguerite. Et, ce qui lui fait honneur,
-c'est qu'elle ne sut en profiter. Son dévouement, sa passion
-contagieuse, qui, plus qu'aucune chose, avait tourné la tête aux
-Espagnols et préparé le traité, cet immense service, n'eût pas suffi
-pour lui faire exercer un ascendant durable. Il eût fallu le talent de
-sa mère, talent dont la maîtresse imita, suivit la leçon, et qui la
-maintint vingt années: _avoir une belle cour_, un cercle de femmes
-agréables et faciles, qui, sans aspirer au pouvoir, amusaient des
-goûts éphémères.
-
-La maîtresse trôna, et la soeur fut destituée. Pour garder l'une,
-éloigner l'autre, on les maria toutes deux.
-
-Pour marier, titrer la maîtresse, il y eut peu à chercher. Ce La
-Brosse ou Penthièvre, qui avait suivi Bourbon et rentrait gracié, fut
-trop heureux de cet excès d'honneur. Il épousa, partit, vécut seul en
-Bretagne, redevint un très-grand seigneur.
-
-Sa femme, devenue madame la duchesse d'Étampes, et maîtresse du
-terrain, paraît avoir exigé qu'on mariât et éloignât Marguerite. Elle
-en pleura «à creuser le caillou,» comme elle le dit. Elle épousait
-l'exil, la pauvreté et la ruine, Jean d'Albret, un roi sans royaume.
-Elle vécut à Pau, à Nérac, surtout d'une pension du roi. De vraie
-reine de France, elle fut pauvre solliciteuse, courtisant de loin les
-ministres sur l'espoir que son frère la remettrait dans la Navarre. Si
-l'on songe que cette petite cour de Pau devint l'asile des grands
-esprits, des plus glorieux proscrits de la pensée, on regrettera
-d'autant plus l'exil de Marguerite, comme le plus fatal obstacle
-qu'ait rencontré la Renaissance.
-
-Que le roi ait rapporté d'Espagne le _Saint-Paul_ de sa soeur, j'en
-doute. Ce qui est sûr, c'est qu'il rapporta _Amadis_. Il aimait la
-lecture des romans de chevalerie. Dans les longs jours, les lentes
-heures de sa réclusion, le prisonnier nonchalamment feuilleta
-l'ennuyeuse et mélancolique épopée. Cette poésie du vide lui allait à
-merveille; il ne tenait qu'à lui de se croire le _Beau Ténébreux_.
-Amadis est l'écho d'un écho, pâle et faible copie des vieux poèmes,
-plus propre à amuser l'inaction qu'à provoquer les actes héroïques. Du
-fier Roland au triste Lancelot, de celui-ci à Amadis, la séve va
-diminuant. Sous l'exagération des exploits improbables, on sent
-l'esprit de cour et le bavardage oisif, la vie paresseusement monacale
-que l'on menait dans les châteaux.
-
-À la scolastique d'amour, perdue dans les brouillards, se mêlaient
-volontiers les contes, tout autrement positifs, de Boccace, les cent
-nouvelles de Louis XI, celles de Marguerite. Ces récits éternels de
-galantes aventures, au fond peu variés, s'accordaient à sa vie
-nouvelle d'inaction. Il avait été prisonnier. Tel il resta, je veux
-dire, sédentaire.
-
-Son plus grand amusement, dès lors, fût de bâtir. Et il se bâtit des
-demeures conformes à cet état d'esprit.
-
-Vers 1523, après son étrange aventure avec sa soeur, il était en
-galanterie avec deux dames mariées du voisinage de Blois. Les
-rendez-vous étaient dans les forêts d'en face, à un petit château des
-anciens comtes. Blois, devenu le centre financier de la France était
-trop fréquenté.
-
-Au retour de Madrid, plus ami encore du repos, il s'y fit faire un
-parc, très-grand, fermé de murs, qu'on put remplir de bêtes,
-s'épargnant ainsi les courses des longues chasses et des grandes
-forêts. La bicoque ne suffisait plus. Il fallait un château; non un
-vieux château fort, serré et étranglé, comme un soldat dans sa
-cuirasse; non le donjon sauvage, inhospitalier, d'où la châtelaine, à
-son plaisir, chasse les dames, la société, le charme de la vie. Tout
-au contraire, moins un château qu'un grand couvent, qui, de ses tours,
-de son appareil féodal, couvrira, enveloppera de nombreuses chambres,
-de charmants cabinets, des cellules mystérieuses. C'est l'idée de
-Chambord[20].
-
-[Note 20: Voir la belle et exacte description de Henri Martin et
-le plan (étage par étage), conservé à la Bibliothèque, d'après l'état
-ancien du château.]
-
-Ce n'est ni le donjon gothique, ni la _villa_, le palais italien, qui
-a plus de salles que de chambres, beaucoup de place avec peu de
-logements. La Société ici est l'essentiel, on le sent bien, une
-société intriguée et mobile. Beaucoup d'aise. Des appartements isolés
-comme un cloître, qui ne se commandent point, ne se lient point par
-enfilades. Même des escaliers à double vis qui permettent de monter ou
-descendre de deux côtés sans se rencontrer ni se voir.
-
-Au dehors, l'unité, l'harmonie solennelle des tours, avec leurs
-clochetons et cheminées en minarets orientaux, sous un majestueux
-donjon central. Au dedans, la diversité, toutes les circulations
-faciles, et les réunions, et les _à parte_, toutes les libertés du
-plaisir.
-
-Un spirituel architecte de Blois, inspiré du génie des cours,
-peut-être guidé par le maître, par le royal abbé du couvent futur, fit
-le plan de cette construction originale.
-
-Rien ne coûta pour une oeuvre si utile et si nécessaire. À travers les
-malheurs publics et dans les plus excessives détresses financières,
-dix-huit cents ouvriers y travaillèrent pendant douze ans. Les saintes
-de l'endroit, les maîtresses du règne, la brune du Midi et la blanche
-du Nord, mesdames de Châteaubriant et d'Étampes y figurent
-solennellement en cariatides. Le chiffre de François Ier y est
-partout, avec le D de Diane, mis par le père? ou par le fils?
-
-Cette édifiante retraite était toute la pensée du roi. De Tours, de
-Blois, sans cesse, il y venait et la regardait s'élever. Les affaires
-de l'Europe venaient bien loin après. De Blois où était le trésor,
-l'argent, de sa pente naturelle, allait droit à Chambord, aux
-constructions, aux dépenses de la cour. Parfois il s'en échappait
-quelque peu du côté des affaires pour la guerre d'Italie, peu, à
-regret, toujours trop tard.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIV
-
-LE SAC DE ROME
-
-1527
-
-
-Machiavel, en disant que l'Empereur était un imbécile, ajoutait que le
-roi _serait un sot_ en Italie et tiendrait sa parole. Les Italiens en
-avaient peur et venaient l'observer. C'était lui faire bien tort. Il
-mit tout son talent à les rassurer sur ce point, jura qu'il s'était
-parjuré, que, du reste, il ne se souciait plus de Milan, qu'il
-n'inquiéterait point Francesco Sforza. Les envoyés du pape disent dans
-leurs dépêches que, quand même il songerait encore aux conquêtes, sa
-mère ne le permettrait pas.
-
-On a supposé que, par un machiavélisme horrible, il ne songea qu'à
-compromettre les Italiens, qu'à les mettre en avant, pour améliorer
-son traité et obtenir de moins dures conditions. Cette profondeur de
-perfidie n'était pas dans son caractère. L'insuffisance des secours en
-1526 fut le résultat naturel du chaos, du désordre, de l'épuisement
-des finances, du gaspillage des maîtresses, du luxe et des
-constructions. Il agit peu, parce qu'il n'agissait guère que sous
-l'impression d'une nécessité, d'un danger immédiat. La distraction et
-la paresse étaient tout en lui désormais, dominaient tout, entravaient
-tout.
-
-Les suites en furent épouvantables pour l'Italie. Bourbon, envoyé par
-l'Empereur, pour remplacer Pescaire, y trouva une armée étrange,
-nullement impériale; c'était plutôt une démagogie militaire, analogue
-aux horribles bandes des _mercenaires_ antiques sous les successeurs
-d'Alexandre et sous Carthage. Cette république armée délibérait,
-jugeait; elle mit un de ses généraux au ban et le condamna à mort par
-contumace.
-
-Sous Montcade et Du Guast, deux Borgia, sous l'Espagnol féroce Antonio
-de Leyva, ce vampire militaire mangeait, suçait Milan. L'Italie,
-éperdue, s'agitait et armait, ne faisait rien. Elle ne pouvait les
-tirer de là. Tout le monde avait perdu la tête, même Venise, qui
-croyait recruter en Suisse, y perdait son argent. Le général de la
-ligue italienne, le duc d'Urbin, avait pour tactique invariable de ne
-voir jamais l'ennemi.
-
-Et cependant le vampire suçait toujours. Chaque soldat était logé à
-discrétion, prenait tout, demandait encore, battait son hôte, se
-faisait nourrir délicatement et traitait ses amis. Chacun avait deux
-hôtes au moins, l'un pour nourrir, l'autre pour payer. Nul moyen de
-s'enfuir. Plusieurs tenaient leur hôte garrotté. On n'entendait que
-cris de femmes et d'enfants, torturés par ces noirs démons. On ne
-voyait que gens s'étrangler ou se jeter par la fenêtre ou dans les
-puits.
-
-Quand Bourbon arriva, il y eut une lueur d'espérance. Ce qui restait
-de notables vint embrasser ses genoux, demander grâce pour la ville.
-Il répondit avec douceur que tout cela n'arrivait que par défaut de
-solde, que, s'ils pouvaient seulement payer un mois trente mille
-ducats, il emmènerait l'armée; il leur en donna sa parole. Trente
-mille ducats à trouver dans cette ville ruinée! On y parvint pourtant.
-Et les soldats restèrent!...
-
-Bourbon avait sauvé et rançonné ce Morone, confident de Pescaire, le
-premier intrigant de l'Italie. Morone lui avait paru si rusé, si
-pervers, qu'il le prit avec lui, en fit son homme, son conseil. Il ne
-voyait plus clair dans la situation; il demanda à Morone où il fallait
-aller. Il répondit: «À Rome!»
-
-Rome venait d'être déjà violée. Pompeïo Colonna, un de ces Gibelins
-sauvages de la campagne romaine, bandit, prêtre, soldat, cardinal,
-s'était jeté, un matin, sur la ville, et avait failli tuer le pape.
-Cela montra combien il était facile de prendre Rome. Tout ce qu'il y
-avait de brigands en Italie y songea et joignit Bourbon.
-
-Mais il fallait y arriver. Et ce n'était pas chose simple, à travers
-tant de villes fortes, sans cavalerie et sans canons, ayant en queue
-une armée italienne, appuyée de quelques Français, plus tard de
-Suisses. Il eût suffi d'une cavalerie nombreuse et bien conduite pour
-suivre, entourer, affamer, cette pesante armée d'infanterie qui, comme
-un corps sans bras ni jambes, se traînait, n'ayant jamais que le lieu
-de son campement, sans pouvoir agir à deux pas.
-
-Aussi Bourbon, entre Ferrare et Plaisance, eût voulu rester là. Et
-plus tard, en Toscane, il eût voulu rester encore. Mais le duc de
-Ferrare, très-impatient de l'éloigner, l'aidait et le payait pour
-aller en avant, le poussant au Midi, et lui disant: «À Rome!»
-
-L'Italie se livrait. C'est là le malheur des malheurs, dans ces
-moments extrêmes. La lumière s'éteint, le coeur baisse. Les plus
-fiers, les plus grands, succombent. Machiavel et Michel-Ange remettent
-aux Médicis l'espoir de la patrie. Machiavel veut qu'on improvise des
-légions, il veut un grand chef militaire, et il croit le voir dans un
-hardi bâtard, le jeune capitaine des bandes noires, Jean de Médicis.
-
-Pendant que l'on raisonne, les événements courent, se précipitent. Et
-déjà il n'est plus besoin que, de Milan ou de Ferrare, un doigt
-italien montre Rome. Bourbon y va fatalement; il ne peut plus ne pas y
-aller. Cette armée décrépite des bourreaux de Milan n'est plus que
-l'accessoire d'une grande force vive, furieuse avalanche humaine, qui
-vient de rouler des Alpes, poussée du vent du Nord, et qui, sous forme
-d'armée, n'est pas moins que la Révolution allemande.
-
-Nous ne pouvons conter la guerre des paysans, le dur et sombre
-événement qui fut comme un avortement de Luther, le protestantisme
-princier, aristocratique, officiel, s'enveloppant et repoussant le
-peuple, au peuple qui montrait ses plaies, la réponse des théologiens:
-«C'est l'affaire des juristes.» D'où l'alliance des politiques, sans
-acception de croyance, et l'essai du tolérantisme, à la diète de
-Spire, la liberté des uns pour la servitude des autres.
-
-De cette grande révolution, mille éléments restaient d'une
-fermentation indomptable, une flamme qui devait brûler ou se brûler.
-Le furieux chaos de misères et de haines, d'implacables douleurs, se
-rallia autour d'un vieux soldat, Georges Frondsberg, figure sanguine,
-apoplectique, populaire par l'emportement, en qui grondait la colère
-des foules. Il avait apparu à Worms à côté de Luther, à Pavie pour
-prendre le roi, ami du pape. Il voulait cette fois faire une bonne fin
-et aller droit en paradis en étranglant le pape. À cet effet, il
-portait et montrait une grosse chaîne d'or.
-
-Ce que ne pouvaient ni l'Empereur, ni son frère, lui, il le fit sans
-peine. Les Allemands tenaient tant à le suivre, que pour un engagement
-par homme, il suffit d'un écu. On savait bien d'ailleurs qu'il y
-aurait de grands coups à faire, beaucoup à prendre et beaucoup à
-détruire. Le souffle d'Alaric semblait être rentré dans ses fils, et
-le démon qui lui fit dire: «Je ne sais quoi me mène à Rome.» Les
-Vandales et les Goths revivaient, mais plus âpres, avec un amour
-consciencieux, de gâter, brûler, ruiner. Les Espagnols étaient trop
-paresseux, les Allemands ne l'étaient pas. Ils ne quittaient pas un
-gîte sans l'incendier.
-
-Singulière alliance! Les dévots Espagnols qui, cette année, exécutant
-en Espagne l'atroce persécution des Maures, en Italie marchaient du
-même pas que les brûleurs d'églises. Combien moins de scrupule encore
-avait la foule des voleurs italiens qui venaient par derrière!
-
-Les Allemands allaient à Rome, non ailleurs. C'est ce qu'on ne comprit
-pas.
-
-Le pape, qui avait de bonnes et amicales lettres de l'Empereur, qui
-avait une trêve avec le vice-roi de Naples, ne craignit que pour la
-Toscane, pour le patrimoine des Médicis. Sa grande peur était un petit
-mouvement qui se fit à Florence. Son homme, Guichardin, froid et avisé
-politique qui suivait l'armée alliée derrière celle de Bourbon, ne
-comprenait pas plus. Il croyait que c'était uniquement affaire
-d'argent et de pillage; il ne voyait pas la grandeur, la fureur et
-l'emportement du mouvement fanatique qui emportait le reste.
-
-C'est au milieu de ce malentendu, de ce vertige, que la Nécessité, de
-sa chaîne d'airain et de sa main de fer, les étrangla. Leur Jean de
-Médicis, à sa première rencontre avec les Allemands, alla de sa
-personne bravement les regarder de près; il les croyait sans
-artillerie, ne sachant pas que le duc de Ferrare leur avait donné
-quatre fauconneaux. Le premier coup fut pour lui, et lui cassa la
-cuisse; on le rapporte, il meurt à Mantoue dans les bras de l'Arétin,
-son commensal, son compagnon de lit.
-
-Un boulet italien avait tué l'espoir de l'Italie. Le jeune ami de
-l'Arétin que Machiavel eût pris pour Messie, le voilà mort. On regarde
-de tous côtés, on cherche, et l'on ne voit personne.
-
-Il avance cependant, ce Bourbon, volontairement ou non, on ne sait,
-mais il avance avec son immense cohue, dispersée pour les vivres sur
-un vaste pays. Nul n'ose en profiter. Le duc d'Urbin, qui le suit avec
-des Italiens, attend les Suisses pour combattre; puis, quand il a les
-Suisses, il attend autre chose.
-
-Henri VIII fait aumône au pape. La France donne à peine le quart de
-l'argent promis, quelques cents lances, des galères percées qui ne
-naviguent pas. Le pape se rassure par la trêve, par la présence du
-vice-roi Lannoy qu'il a fait venir, par les lettres respectueuses
-qu'il reçoit de Bourbon lui-même.
-
-Bourbon trompe le pape, et le vice-roi, et tout le monde[21]. Il
-assigne rendez-vous au vice-roi, qui va l'attendre. Il donne ainsi le
-change, franchit brusquement l'Apennin. Le voici en Toscane. Les
-pluies, les neiges de printemps, ne l'ont pas arrêté. Les révoltes
-mêmes ne l'arrêtent pas. Sa vie est en péril; mort ou vif, il ira; il
-est comme une pierre lancée par la fatalité. Il voit les Espagnols
-tuer un de ses lieutenants. Une autre fois, ce sont les Allemands; il
-est réduit à se cacher. Frondsberg leur parle et les gourmande; en
-vain: sa face, respectée jusque-là, n'impose plus; le vieillard
-colérique, indigné, s'emporte, rougit; son front s'empourpre, il tombe
-à la renverse; on le relève; il était mort.
-
-[Note 21: Charles-Quint ignorait-il entièrement ce que faisait
-Bourbon? Il semble que Castiglione, envoyé par le pape pour amuser
-l'empereur, est maintenant employé par l'empereur à amuser le pape.
-Castiglione écrit de la cour impériale à Clément VII qu'il recevra
-bientôt la visite du confident de l'empereur, Paul Arétin. Le 31 mars
-1527, le connétable écrit au pape que, malgré la trêve, son armée
-s'obstine à avancer, et qu'il est forcé de marcher aussi pour éviter
-un plus grand mal. La lettre est en italien, mais signée en français:
-«Votre très-humble et très-obéissant serviteur. Charles. (Du camp
-impérial.)» _Extrait des actes et lettres du Vatican, Archives, carton
-L., 384._]
-
-Le prudent vice-roi se garda bien d'aller en lieu si dangereux. Il se
-tient à Florence, ménage un traité pour la ville. Mais ces Barbares
-étaient si furieux, qu'ils furent tout près de tuer l'entremetteur de
-ce traité d'argent.
-
-Jamais la dualité du caractère du pape, la discordance du prêtre roi
-et du pontife armé, ne ressortit plus forte, par une hésitation plus
-folle. Tout à l'heure, Clément VII était un conquérant, il voulait
-prendre à Charles-Quint le royaume de Naples. Maintenant que le danger
-approche, vraiment grand et terrible, il se ressouvient qu'il est
-pape, inviolable; il se rassure et licencie ses troupes.
-
-Ce grand tableau du vertige du pape et de l'approche des Barbares a
-été fait par une main non récusable, par la plume solennelle du
-Florentin Guichardin, l'homme de Clément VII, écrit d'une encre froide
-à geler le mercure. Et il n'en fait que plus d'impression. Si le
-_fatum_, le sort aveugle et sourd, se mêlait de conter, il ne le
-ferait pas d'une manière plus froide, plus grande et plus terrible.
-
-Tout à coup, Bourbon, jusque-là assez lent, prend sa course, laisse
-tout, bagage, artillerie. Son infanterie marche sur Rome plus vite que
-la cavalerie alliée qui veut le suivre. Rome est le prix de la course.
-Mais la fureur, la haine, l'attente du pillage donnent des ailes aux
-gens de Bourbon. Les Allemands vont donc entrer dans Babylone, mettre
-la main sur l'Antichrist! Les Espagnols ravir un trésor de mille ans,
-saisir la dépouille du monde!
-
-Le pape, quelque peu effrayé, essaye de réarmer. La jeunesse romaine,
-les domestiques des prélats, les palefreniers des cardinaux, les
-peintres et artistes reçoivent des armes. Cellini, le bravache,
-prépare son arquebuse.
-
-Mais de l'argent, où en trouver? Les riches cachent le leur, au moment
-de tout perdre. L'un d'eux ne rougit pas d'offrir quelques ducats. Il
-en pleura bientôt; s'il ne paya, ses filles payèrent, de leur corps,
-de leur honte et du plus indigne supplice.
-
-Le 5 mai, Bourbon, campé dans les prés de Rome, envoyait un message
-dérisoire pour demander à traverser la ville; il allait, disait-il, à
-Naples. Le 6, un brouillard favorise l'approche; il donne l'assaut.
-Les Allemands y allaient mollement. Lui, qui dans un tel crime doit
-réussir au moins, il saisit une échelle et monte. Une balle l'atteint,
-il se sent mort: «Couvre-moi,» dit-il à Jonas, un Auvergnat qui ne l'a
-pas quitté. L'homme lui jette son manteau.
-
-La ville n'en fut pas moins emportée, et avec un grand massacre de la
-jeunesse romaine. Guillaume Du Bellay, notre envoyé à Florence, qui
-était venu en poste pour avertir le pape, mit l'épée à la main au pont
-Saint-Ange avec Renzo de Ceri, arrêta les brigands, et donna à Clément
-VII le temps de s'enfuir du Vatican dans le château. Du long corridor
-suspendu qui faisait la communication, il vit l'affreuse exécution,
-sept ou huit mille Romains tués à coup de piques et de hallebardes.
-
-Il n'y eut jamais une scène plus atroce, un plus épouvantable carnaval
-de la mort. Les femmes, les tableaux, les étoles, traînés, tirés
-pêle-mêle, déchirés, souillés, violés. Des cardinaux à l'estrapade,
-des princesses aux bras des soldats; un chaos, un bizarre mélange
-d'obscénités sanglantes, d'horribles comédies.
-
-Les Allemands qui tuèrent beaucoup d'abord, et firent des
-Saint-Barthélemy d'images, de saints, de Vierges, furent peu à peu
-engloutis dans les caves, pacifiés. Les Espagnols, réfléchis, sobres,
-d'horrible expérience après Milan, savourèrent Rome, comme torture et
-supplice. Les montagnards d'Abbruze furent de même exécrables. Le pis
-était que les trois nations ne communiquaient pas. Ruiné et rançonné
-par l'une, on tombait dans les mains de l'autre.
-
-Ce fut une tragédie, comme l'incendie de Moscou ou le renversement de
-Lisbonne. Chaque fois qu'une de ces grandes capitales, qui concentrent
-un monde de civilisation, est ainsi frappée de ruine, on rêve la mort
-universelle qui attend les empires, les futurs cataclysmes par
-lesquels disparaîtra la terre elle-même vieillie.
-
-Mais, chose étrange, inattendue! L'Europe est médiocrement émue du sac
-de Rome. Loin de là, de plusieurs côtés s'élève un rire sauvage.
-
-L'Allemagne rit. C'est fait du pouvoir spirituel, du mystère de
-terreur. Le Christ est délivré par la captivité de l'Antichrist.
-
-L'Empereur même, le roi catholique, en rit sous cape. Il désavoue le
-fait, mais sa joie perce; il continue les fêtes pour la naissance de
-son fils. Le pape, brisé comme prince, abaissé et maté, n'en reviendra
-jamais; c'est maintenant le jouet des rois.
-
-Ceux de France et d'Angleterre sont charmés de la chose. Superbe
-occasion de faire contribuer le clergé, de sanctifier la guerre,
-d'accuser Charles-Quint.
-
-Ainsi cette chose inouïe et terrible qui devait effrayer la terre et
-faire crouler le ciel, elle fait à peine sensation. Qu'est-ce donc? Ce
-sanctuaire est-il comme les redoutés vases d'Éleusis qu'on n'osait
-regarder, mais, si l'on regardait, l'on ne découvrait que le vide?
-
-Le vieil oracle virgilien: «À Rome, un Dieu réside,» s'est trouvé
-démenti. Le monde a eu la curiosité d'y aller voir; il demande: Où
-donc est ce Dieu?
-
-Et la peinture récente de Raphaël, la flamboyante épée de saint Pierre
-et saint Paul qui fait reculer Attila, elle n'a pas fait peur aux
-soldats de Frondsberg. Des salles de conclave, de concile, ils font
-écurie. S'ils ont peur, c'est tout au contraire d'habiter ces voûtes
-païennes, de loger, eux chrétiens, pêle-mêle avec des idoles,
-dangereuse oeuvre du Démon.
-
-N'est-ce pas ce que tant de martyrs du Libre Esprit avaient dit au
-bûcher contre la Babel du pape?
-
-N'est-ce pas ce que les vrais patriotes italiens (d'Arnoldo de Brescia
-jusqu'à Machiavel) ont annoncé à l'Italie: qu'elle mettait sa vie dans
-la mort, et que la mort l'entraînerait?
-
-«Rome a mangé le monde,» disait le vieil adage. Cette fois, le monde a
-mangé Rome.
-
-Le génie italien, si longtemps captif et malade dans cette fatale
-fiction d'un faux empire du monde qui annula sa vitalité propre et fit
-avorter la patrie, le génie italien pourrait remercier cette grande
-calamité qui le délivre, repousser et nier cette communauté de la
-mort. Rome est morte; vive l'Italie!
-
-Il n'en est pas ainsi. Ce n'est pas impunément que, toute une longue
-vie, l'esprit a endossé le corps, traîné cette chair de tentations, de
-péchés, de souillures. Quand il faut la jeter, et libre, déployer ses
-ailes, nous hésitons toujours. Telle l'Italie, qui si longtemps vivait
-dans cette forme, dans cette condition d'existence, fut accablée du
-coup, et il lui fallut des siècles pour s'en relever.
-
-Voyons comment les deux grands Italiens ont pris la chose. Regardons
-un moment Michel-Ange et Machiavel.
-
-Tous deux avaient erré. Tous deux, dans les illusions qui entourent
-des moments si sombres, avaient cherché l'espérance dans le désespoir,
-cru que l'on pourrait sauver le pays par les Médicis, faire la force
-avec la bassesse; mais non, il n'en est pas ainsi. Et Dieu punit de
-telles pensées.
-
-D'abord le pape, qui était Médicis, accepta sa sentence, se mit plus
-bas encore que ne l'avait mis son malheur, montra que, pour être sorti
-de captivité, il n'était pas plus libre. Traité outrageusement comme
-un petit prince italien, il prouva qu'il n'était rien autre chose.
-Florence lui tenait au coeur bien plus que Rome. Et, pour avoir
-Florence, il s'humilia devant l'Empereur. Il y fut ramené par le
-prince d'Orange, le chef des brigands italiens qui, derrière les
-Barbares, traîtreusement, avaient pillé Rome.
-
-Dans le moment si court de la lutte suprême de Florence, d'une ville
-contre le monde, ni Machiavel, ni Michel-Ange ne manquèrent à la
-patrie.
-
-Machiavel y trouva appliqué son _Arte di guerra_, toute la jeunesse
-levée en légions, dans la forme qu'il avait tracée. On prenait le
-système, mais on repoussait l'homme. Négligé, oublié, pas même
-persécuté.
-
-L'indomptable vigueur de son esprit paraît encore dans l'étrange
-description qu'il a faite de la peste de Florence, un mois avant sa
-mort, un mois après le sac de Rome.
-
-Cet homme, d'un malheur accompli, seul, vieux, pauvre, haï, méprisé,
-savez-vous ce qu'il fait? Parmi les litanies funèbres, sur le bord de
-sa fosse, il écrit une espèce de _Pervigiliun Veneris_ du mois de mai.
-C'est l'idylle de la peste.
-
-Dans la ville, il est fort à l'aise: il va en long, en large, au
-milieu des fossoyeurs qui crient: «Vive la mort!» comme c'était
-l'usage de chanter Mai et le printemps. À travers les ténèbres, il
-croit voir passer la peste dans une litière. C'est une jeune morte
-traînée par des chevaux blancs.
-
-Il s'en va sur la place où l'on élit les magistrats. Il n'y a plus de
-peuple. Des citoyens encore, mais allongés sur des civières qu'on
-porte. Au défaut de vivants, au vote on appelle les morts.
-
-Étonnant aspect des églises! Le clergé est mort, les moines sont
-morts. Tel reste pour confesser les femmes malades qui se traînent et
-viennent mourir là. Il est assis au milieu de la nef, les fers aux
-pieds, aux mains, pour empêcher qu'il ne les touche. Songez-y, dans
-ce temps de morts, c'est tout d'être vivant. Trois dévots en
-béquilles, qui circulent dans l'église, lancent un regard d'amour à
-trois vieilles édentées. Machiavel, avec ses soixante ans, est sûr de
-plaire et de trouver fortune.
-
-Sur les tombes qui entourent l'église, il trouve une jeune femme
-échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte;
-il console, interroge. Elle répond, s'épanche, elle conte en paroles
-hardies (les morts n'ont peur de rien), en lamentations effrénées, les
-joies conjugales qu'elle n'aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle
-morte? Pestiférée ou non, Machiavel la délasse et desserre,
-«quoiqu'elle ne fût pas très-serrée.» Elle revient alors, et jure
-qu'elle n'a plus souci d'elle, de moeurs ni de pudeur. Là-dessus, un
-sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs
-secrets.
-
-C'est l'horreur sur l'horreur! la mort entremetteuse!... Ailleurs, à
-Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle,
-il trouve sous de longs vêtements une admirable veuve. Suit la
-description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau
-sensuel, triste, qui sent le vieillard et l'effort. Cupido, Vénus, les
-Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre
-funéraire où siége cette idole de mort.
-
-Machiavel près d'elle essaye son éloquence. Il n'en faut pas beaucoup.
-Elle est tout d'abord consolée. La différence d'âge qu'il avoue ne
-l'arrête guère. La fortune qu'il prétend avoir, les soins et l'amitié,
-c'est tout ce qu'il faut à la belle. Elle se laisse tout doucement
-ramener. Un moine accourt. Mais le traité est fait: «Mon coeur, dit
-Machiavel, est maintenant chez elle, et mon âme est restée dans ces
-noirs vêtements!»
-
-Sa vie y reste aussi. Un mois ou deux après, il meurt.
-
-Le plus dur, c'est de vivre et de rester dans la contradiction.
-Michel-Ange avait commencé le tombeau de Laurent et de Julien de
-Médicis. Il l'achevait, pendant qu'il défendait la ville contre les
-Médicis.
-
-Tout le monde a pu voir à Florence (ou à Paris, École des Beaux-Arts)
-les sublimes figures du _Jour_ et de la _Nuit_, du _Crépuscule_ et de
-l'_Aurore_, ce monument qui devint, sous la main du grand citoyen, le
-tombeau de la patrie même. La _Nuit_ roule en son rêve une mer de
-honte et de misère. Mais l'_Aurore_! c'est bien pis; on sent qu'elle
-maudit son réveil et qu'elle a à la bouche un dégoût si amer, un fiel
-si déplaisant, qu'elle voudrait n'être jamais née.
-
-Ce qui fut plus tragique que le tragique monument, c'est que, quand il
-fut découvert, il n'eut personne pour le comprendre. Plus de Florence,
-plus de peuple, plus d'Italie. L'Académie est née. Un poète académique
-(nouveau fléau de ce pays) lance un madrigal à la _Nuit_:
-
-«Dans sa _douce_ attitude, elle dort; ne la réveille pas.»
-
-Cette indigne sottise, qui semblait démontrer qu'en effet l'Italie
-était chose inhumée, à ne ressusciter jamais, fit bondir Michel-Ange.
-Il se retrouva l'homme de la chapelle Sixtine; il y eut un réveil de
-fureur. Ne songeant plus aux Médicis, ne ménageant plus rien, comme en
-pleine liberté, il fit la sanglante épigramme.
-
-«Il m'est doux de dormir, et doux d'être de marbre, tant que durent
-l'opprobre et la calamité. Ne voir, ne sentir rien, c'est un bonheur
-pour moi... Ne me réveille pas, de grâce, parle bas.»
-
-Le _Jour_ n'est pas fini. Ce rude forgeron, de force colossale, couché
-sur son marteau, tournant le dos au monde indigne de le voir, devait
-jeter par-dessus l'épaule un superbe regard. Il était, dans ce deuil,
-le côté de l'espoir, de l'art, de l'action, de la rénovation future.
-Mais l'homme était brisé. Michel-Ange laissa ce travail. Et il reste
-inachevé.
-
-Il avait perdu terre, et, depuis, il erra comme une ombre. Il était
-condamné à vivre encore trente ans, travaillant et ramant péniblement,
-soit dans l'oeuvre imposée du Jugement dernier, soit dans saint Pierre
-où il chercha en vain son idéal, soit dans ses laborieux sonnets à
-Vittoria Colonna. Il y professe cet espoir que la nature, ce grand
-artiste, ayant fait en Vittoria l'oeuvre achevée où elle tendait
-depuis la création, est maintenant libre de mourir, et il salue la fin
-du monde.
-
-Lui-même, il finissait. Parmi de sublimes éclairs, il reste un ouvrier
-terrible, d'un magnanime effort. On admire en souffrant; on partage sa
-fatigue; on loue, la sueur au front.
-
-L'effort est-il heureux? Dans les voûtes écrasées, dans
-l'architecture sénile et froide du Capitole et de la chapelle où il
-emprisonna ses sublimes colosses du Jour et de la Nuit, on trouve
-déjà, s'il faut le dire, le triste XVIIe siècle.
-
-De quoi vivra encore l'Italie dans ce temps? De la grâce et de la
-lumière, du coloris de Titien, du ciel et de Corrège. Que dis-je?
-Corrège est déjà mort.
-
-
-
-
-CHAPITRE XV
-
-SOLIMAN SAUVE L'EUROPE
-
-1529-1532
-
-
-Guerre _chrétienne_, droit des gens _chrétien_, modération
-_chrétienne_, etc., toutes ces locutions doucereuses ont été biffées
-de nos langues par le sac de Rome, de Tunis et d'Anvers, par Pizarre
-et Cortès, par la traite des noirs, l'extermination des Indiens.
-
-Qu'ont fait de plus les Turcs, sous Sélim même? Sous les autres
-sultans, spécialement sous Soliman, ils ont enseigné aux chrétiens la
-modération dans la guerre et la douceur dans la victoire. Soliman fit
-de grands efforts pour sauver Rhodes du pillage. Il consola le grand
-maître de sa défaite, lui disant: «C'est chose commune aux princes de
-perdre des villes et des royaumes.» Et, se tournant vers Ibrahim,
-l'intime confident de ses pensées: «Ce n'est pas sans tristesse que je
-renvoie ce vieux chrétien de sa maison.»
-
-À François Ier prisonnier il rappelle, par une allusion noble et
-délicate, son grand-père Bajazet, prisonnier de Timour: «Prends
-courage. Il n'est pas nouveau que des princes tombent en captivité.
-Nos glorieux ancêtres n'en ont pas moins été vainqueurs et
-conquérants.»
-
-L'horreur qu'ont inspirée les Turcs tint surtout à ces nuées immenses
-de troupes irrégulières, de sauvages tribus, qui voltigeaient autour
-de leurs armées. Quant aux armées des Turcs proprement dites, leur
-ordre merveilleux, leur discipline, fit l'étonnement du XVIe siècle.
-En 1526, deux cent mille hommes traversèrent tout l'empire, par les
-routes, évitant tous les champs labourés, et sans prendre un brin
-d'herbe. Tout pillard pendu à l'instant, même des chefs et des juges
-d'armées.
-
-En 1532, l'envoyé de François Ier parcourt avec étonnement la
-prodigieuse armée de Soliman, dont le camp couvrait trente milles.
-«Ordre étonnant, nulle violence. Les marchands en pleine sûreté, des
-femmes même allant et venant, comme dans une ville d'Europe. La vie
-aussi sûre, aussi large et facile que dans Venise. La justice y est
-telle qu'on est tenté de croire que ce sont les chrétiens maintenant
-qui sont Turcs, et les Turcs devenus chrétiens.» (_Négoc. du Levant,
-I, 211._)
-
-Sauf Venise et quelques Français, personne en Europe ne comprit rien à
-la question d'Orient.
-
-Luther sur ce terrain, comme sur celui des paysans allemands, ne voit
-rien, n'entend rien; son génie l'abandonne. S'il a une lueur, s'il
-entrevoit d'abord que le vrai Turc est Charles-Quint, il se dédit bien
-vite et prêche la soumission à l'Empereur, avec ce _distinguo_:
-indépendance spirituelle, soumission temporelle. Comme si l'on
-séparait ces choses! comme si, dans tous les actes humains, l'âme et
-le corps ne marchaient pas d'ensemble! Pourquoi ne laisse-t-il pas
-cette sottise à nos gallicans?
-
-Aux paysans, il dit: «Soyez chrétiens, et restez serfs des princes».
-Aux princes, il dit: «Soyez chrétiens, et servez l'Empereur contre les
-infidèles.» Voilà tout le remède que nous offre le christianisme.
-
-Des deux questions brouillées dans ce vertige, l'une, celle du peuple,
-restera incomprise, enfouie et scellée sous la terre.
-
-L'autre, celle du Turc, n'est entrevue qu'en Italie.
-
-Venise, dès l'autre siècle, trahie du pape, des rois, de tous ses
-alliés chrétiens, va voir le monstre, et voit que c'est un homme. Les
-relations s'établissent. Ce que Gênes fut sous les Grecs, Venise l'est
-sous les sultans. Elle commerce partout chez eux en payant de
-très-légers droits. Elle a ses consuls, sa justice. Mahomet II lui
-demande son peintre Bellini. Quand Michel-Ange dessine pour Venise le
-pont du Rialto, Soliman veut en faire un semblable à Péra. Il offre un
-libre asile au fier génie qui fuyait Rome et la tyrannie de Jules II.
-
-Venise et son illustre doge, André Gritti, voient seuls, après Pavie,
-la vraie question.
-
-L'ennemi de la chrétienté, c'est l'Empereur, le chef nominal de la
-république chrétienne.
-
-Sans ses embarras pécuniaires, son monstrueux empire engloutirait
-l'Europe. Mais voici que Cortès revient précisément en 1525 mettre à
-ses pieds l'or du Mexique. Chaque année désormais, le revenu des
-mines, sans contrôle ni discussion d'États ni de Cortès, l'aidera de
-plus en plus.
-
-Il est l'autorité comme Empereur. Bien plus, il a en main un
-instrument de force incalculable, la révolution espagnole, cette
-compression terrible d'inquisition monacale et royale, contre laquelle
-l'Espagne n'a d'autre échappatoire que la conquête universelle.
-
-L'Espagne, entrée dans la torture, à chaque tour de vis, s'échappe
-plus furieusement au dehors.
-
-La France, si peu vivante moralement et qui n'a pas les Indes, ne
-pourrait tenir contre.
-
-L'Angleterre, lointaine, insulaire, agira peu et par accès. Si Henri
-VIII divorce avec une Espagnole, Londres n'en reste pas moins mariée
-avec Anvers.
-
-Luther et l'Allemagne feront-ils mieux? L'Empire sera-t-il la barrière
-contre l'Empereur? Les princes catholiques, par cent liens, sont unis
-à l'Autriche. Les princes protestants, sous la terreur du peuple et
-des jacqueries de paysans, sont secondairement protestants, mais
-premièrement princes. Ils n'ont garde d'appeler à leur défense la
-masse récemment écrasée.
-
-Le sauveur est le Turc.
-
-Venise, à petit bruit, mais énergiquement, efficacement, travailla
-sur cette idée. C'est elle qui, dix ans durant, et les dix années
-dangereuses, gouverna l'empire turc. Un examen sérieux, attentif, met
-la chose en pleine lumière.
-
-Le doge avait quatre-vingts ans; Venise était caduque. Ni lui, ni
-elle, n'y profitèrent. Mais le monde y gagna. En trois coups solennels
-fut rembarré l'ennemi. Les libertés religieuses de l'Allemagne, jeunes
-encore et flottantes, furent sauvées par les Turcs, Luther par
-Mahomet. Et une solide barrière fut élevée, la Hongrie ottomane, à la
-porte de Vienne. Enfin, Venise défaillant, elle légua à la France son
-rôle de médiateur entre les deux religions, d'initiateur des deux
-mondes, disons le mot, de sauveur de l'Europe.
-
-Acceptons hautement, au nom de la Renaissance, le nom injurieux que
-Charles-Quint et Philippe II nous lancèrent tant de fois.
-
-La France, après Venise, fut le grand renégat, qui, le Turc aidant,
-défendit la chrétienté contre elle-même, la garda de l'Espagne et du
-roi de l'inquisition[22].
-
-[Note 22: Ce point de vue si juste est très-finement indiqué dans
-la belle introduction de M. Charrière (_Négoc. de la France avec le
-Levant, t. Ier_). Comment la presse n'a-t-elle pas fait ressortir
-davantage l'importance de ce grand travail, si neuf et si
-intéressant?]
-
-Saluons les hommes hardis, les esprits courageux et libres qui, d'une
-part, de Paris, de Venise, d'autre part, de Constantinople, se
-tendirent la main par-dessus l'Europe, et, maudits d'elle, la
-sauvèrent.
-
- La terre eut beau frémir, le ciel eut beau tonner...
-
-Ils n'en firent pas moins, d'une audace impie, l'oeuvre sainte qui,
-par la réconciliation de l'Europe et de l'Asie, créa le nouvel
-équilibre, l'ordre agrandi des temps modernes, à l'harmonie
-_chrétienne_ substituant l'harmonie _humaine_.
-
-Nommons ces sauveurs, ces grands hommes. Les premiers sont deux Grecs,
-le vizir de Mahomet II et celui de Soliman.
-
-Les Turcs, qui d'abord furent moins un peuple qu'une machine de
-guerre, démocratie sauvage, étrangère au génie des musulmans
-civilisés, n'apparaissaient à l'Europe que comme une épée montrée par
-la pointe. Ce fut Mahmoud, un Grec illyrien devenu vizir de Mahomet
-II, qui byzantinisa les Turcs, leur créa des écoles, une hiérarchie
-d'études et d'enseignement, changea les prêtres fanatiques en
-professeurs et en juristes, formant ainsi les hommes avec qui allait
-traiter l'Europe. Mahmoud périt pour son humanité, puni de sa
-clémence.
-
-Ce fut un autre Grec, Ibrahim de Parga, vizir de Soliman, né sujet de
-Venise, et gouvernant sous l'influence vénitienne, qui créa l'intime
-alliance des Turcs et de la France, conquit presque toute la Hongrie,
-lui fit changer de front et regarder contre l'Autriche. Même fin que
-l'autre, et même crime, sa douceur, sa clémence, sa libéralité
-d'esprit, l'amour des arts et le mépris de tout préjugé fanatique.
-
-André Gritti fut doge, de 1523 à 1538. Ibrahim fut vizir, de 1523 à
-1536, et son bras droit fut le bâtard du doge, Aloysio Gritti.
-
-Nous ne savons pas bien quels furent pendant longtemps les ministres
-français chargés de cette dangereuse et secrète correspondance. Le
-seul qu'on connaisse bien, c'est le spirituel Jean Du Bellay (cardinal
-marié à madame de Châtillon, gouvernante de Marguerite), Du Bellay,
-frère puîné des capitaines et historiens de ce nom, l'ami de Rabelais,
-son protecteur et l'un des hardis penseurs de l'époque.
-
-Les ministres nommés, rendons hommage aussi aux hommes intrépides qui
-furent exécuteurs de ce beau crime, se firent entremetteurs de cette
-fraternité maudite, et réconcilièrent les deux branches de l'humanité
-divorcée. On n'a pas eu assez d'injures pour eux. Conspués et traqués,
-tous sont morts du fer, du poison. La dévote maison d'Autriche eut
-toujours ce principe qu'on pouvait tuer les messagers des Turcs, et de
-l'ami des Turcs, de François Ier. Ses agents, sur la route, en Italie
-et jusque dans Venise, en Dalmatie, Croatie et Bosnie, suivaient la
-piste de nos envoyés, les entouraient d'espionnage jusqu'au lieu
-d'embuscade où l'on tombait dessus. Les Turcs ont souvent reproché
-avec horreur à la maison d'Autriche l'habitude de l'assassinat.
-
-Les Autrichiens écrivent (avril 1524) à Madrid qu'un Espagnol au
-service de France, le sieur Rincon, a été envoyé de Paris en Pologne
-pour négocier le mariage du second fils de François Ier avec la fille
-aînée de Sigismond.
-
-Au moment où un mariage ouvrait la Hongrie à l'Autriche, la France
-voulait se ménager aussi une prise sur les affaires de l'Orient.
-
-Quel était ce Rincon? Quand se fit-il Français? Est-ce en 1522, quand
-l'Espagne désespéra d'elle-même, après la ruine des _Communeros_ et de
-ses vieilles libertés? On l'appelle alors capitaine; plus tard,
-conseiller et chambellan du roi, seigneur de je ne sais quelle pauvre
-seigneurie, toujours fort mal payé, mourant de faim, enfin assassiné.
-Vingt ans durant, ce fut le courageux, l'infatigable agent, qui,
-courant des dangers plus grand que Pizarre ou Cortès, à travers les
-Barbares, les embuscades, les sauvages forêts, les maladies, les
-piéges et dangers de toute sorte, fut notre intermédiaire avec
-l'Orient et rendit des services qui doivent consacrer sa mémoire.
-
-Sa place dangereuse sera remplie plus tard par le savant Laforêt, qui
-osa signer l'alliance, et de même paya de sa vie.
-
-L'infortuné Rincon, qui, avec les Gritti, agit si énergiquement près
-de la Porte, paraît avoir conçu, avec les Italiens, l'idée vaste et
-hardie, vraiment libératrice pour l'Occident, de former un faisceau de
-Pologne, Turquie, Hongrie turque. Cette dernière n'eût pas seulement
-tenu en échec l'Autriche, mais eût, de son épée, aidé la France en
-Italie.
-
-On a vu que le roi, après Pavie, envoie sa bague à Soliman. Des
-envoyés qui la portèrent furent dévalisés et tués en Bosnie. Un
-Polonais, Laski, puis un Hongrois, Frangepani, furent plus heureux. Le
-visir Ibrahim fit courir la Bosnie, retrouva la bague, et se fit grand
-honneur de la mettre à son doigt. Il fit faire par son maître un don
-considérable à l'envoyé, et écrire une belle lettre consolante et
-fraternelle.
-
-Ibrahim, fils d'un matelot grec de Parga, était de cette race
-énergique et rusée qui remplit tout l'Orient de son activité. Enfant,
-il fut enlevé et vendu par des corsaires turcs à une veuve de Magnésie
-qui, d'un coup d'oeil de femme, vit qu'il était né pour plaire et
-monter au plus haut. Il apprit le persan, l'italien, plusieurs langues
-d'Asie et d'Europe, lut les poètes, l'histoire, dévora les vies
-d'Annibal, de César, d'Alexandre le Grand, qu'il relisait sans cesse.
-Mais, si le but fut haut, la voie fut basse, celle qui dans l'Orient
-mène à tout, le sérail. Il y entra par sa figure heureuse et son
-talent pour le violon. Soliman en fut engoué, subjugué, au point de ne
-plus voir que lui; et, s'il s'absentait quelques heures, il lui
-écrivait plusieurs fois.
-
-Toutes les paroles qui restent de cet homme indiquent un mélange
-singulier de finesse, d'audace et de grandeur, une royauté naturelle.
-La flatterie même était chez lui risquée, inattendue, celle qui
-surprend l'esprit, charme, emporte le coeur. Soliman, lui ayant fait
-épouser sa soeur, il y eut une prodigieuse fête. Le favori dit
-hardiment qu'il n'y avait jamais eu de noces semblables, pas même
-celles du sultan. Celui-ci rougit de colère. Ibrahim ajouta: «Celles
-de sa Hautesse n'ont pas eu cet honneur d'avoir pour convive le
-padishah de la Mecque, le Salomon de notre époque.»
-
-Les ambassadeurs de l'Empereur sont stupéfaits de la liberté avec
-laquelle il parle de son maître. Il ouvre ainsi la conférence: «Le
-lion ne peut être dompté par la force, mais par la ruse, la
-nourriture et l'habitude. Le prince, c'est le lion, et le ministre est
-le gardien. Je garde le sultan, et le mène avec un bâton, qui est la
-vérité et la justice. Charles est aussi un lion. Que ses ambassadeurs
-le mènent de la même manière.»
-
-Ou voit qu'il connaissait parfaitement l'Europe et ses diverses
-nations. Sur l'Espagne, il fit tout d'abord la question grave et
-décisive, demandant malicieusement «pourquoi elle était plus mal
-cultivée que la France.» Les ambassadeurs avouèrent la cause
-principale, la persécution des Maures et leur expulsion.
-
-Ce terrible événement, qui justifia si bien les représailles
-musulmanes, avait pris commencement dans la révolution des
-_Communeros_. Les Mauresques étaient généralement vassaux de nobles:
-les ennemis des nobles imaginèrent de ruiner ceux-ci en affranchissant
-les Mauresques du vasselage et les faisant chrétiens; on les força par
-le fer et le feu de se faire baptiser. Le roi, l'Inquisition,
-entrèrent dans cette voie, et s'associèrent aux fureurs populaires.
-Ces infortunés, ainsi écrasés, ne purent plus respirer ni vivre. Ils
-commencèrent à fuir. Dès 1523, cinq mille maisons désertes, rien qu'à
-Valence. La loi, violente et folle dans la main de l'Inquisition, va
-et vient, en sens contraire. En 1525, ordre de rester et de se faire
-chrétiens. En 1526, ordre de partir; mais en même temps on leur en ôte
-tous les moyens; on leur défend de rien vendre. On leur ferme leurs
-propres ports qui regardent l'Afrique; s'ils s'embarquent, il faut
-qu'ils passent en Galice, c'est à dire qu'ils traversent toute
-l'Espagne, une population féroce, les insultes et les vols, qu'ils
-passent à travers les coups et les lapidations.
-
-Alors, désespérés, ils arment, se jettent aux montagnes, où les bandes
-espagnoles vont à la chasse aux hommes.
-
-Il en passe cent mille en Afrique. Le reste, retombé à l'état des
-bêtes de somme, jardiniers misérables, ânes ou mulets des vieux
-chrétiens. On leur ôte leur langue, leurs danses nationales, leurs
-sépultures mauresques, la vie, et la mort même!
-
-En cette année 1526, la maison d'Autriche donne un curieux spectacle
-de sa parfaite indifférence: en Espagne, cette persécution des
-Mauresques, l'alliance de l'Inquisition; en Allemagne, la tolérance
-donnée aux protestants à la Diète de Spire, en vue de l'imminente
-guerre des Turcs, du mariage de Hongrie.
-
-Soliman, Ibrahim, étaient deux hommes pacifiques, et faits pour les
-arts de la paix. L'influence bysantine allait toujours gagnant.
-Ibrahim, qui avait rouvert l'hippodrome et les jeux antiques, s'était
-bâti un délicieux palais sur ce lieu même, et il y tenait son maître à
-regarder les fêtes, que son génie fécond savait varier. On avait vu,
-aux noces d'Ibrahim, Soliman écouter patiemment les thèses des
-discoureurs, comme aurait fait un des Paléologue ou des Cantacusène.
-Mais la grande machine turque était montée pour la conquête. Elle
-broyait qui ne l'employait pas. On n'avait pas organisé en vain ce
-sombre et colérique monstre de guerre, le corps des janissaires.
-Soliman avait été obligé, dès son avènement, de les mener à Rhodes et
-à Belgrade. Puis il y eut une halte, un repos. Affreuse révolte. Nul
-remède que la conquête, la guerre sainte, la guerre de Hongrie.
-
-Toutefois, avant d'agir, Ibrahim montra une prudence admirable à tout
-pacifier, assurer au dehors, au dedans. Il parcourut l'Asie Mineure,
-la Syrie et l'Égypte, réformant partout les abus, donnant de bonnes
-lois, faisant justice et grâce. Il assura sa droite, la Valachie, la
-Crimée tributaire, la Pologne surtout, avec qui il fit une trêve de
-cinq ans. C'est alors seulement que, le 2 février 1526, l'accueil et
-les présents que reçut l'envoyé de France révélèrent que l'Orient
-allait envahir l'Occident divisé.
-
-Flottante sous les étrangers et désorganisée de longue date, la
-Hongrie ne conservait d'elle que l'antique valeur. Les grands, la
-petite noblesse, le paysan, étaient en pleine lutte. La Transylvanie
-commençait à agir pour elle-même, à part de la Hongrie. L'unité, au
-contraire, la sage conduite militaire, la civilisation, étaient du
-côté des Barbares. Les Turcs avaient beaucoup d'artillerie; les
-Hongrois n'en avaient pas. Ne se fiant qu'au cimeterre et à leurs
-chevaux indomptables, ils opposaient leurs poitrines aux canons. À
-Peterwardin, ils purent voir à qui ils avaient affaire. Les ingénieurs
-des Turcs firent une mine sous la citadelle, qui se hâta de se rendre.
-
-L'armée ottomane arriva aux marais de Mohacz, où étaient les Hongrois,
-mais non complets encore. Les Transylvains tardaient. À la vue du
-croissant, l'ardeur hongroise ne put plus se contenir ni rien
-attendre. Ils enlevèrent leur roi en avant et tous leurs chefs,
-plongèrent aveugles dans la masse ennemie.
-
-Les Turcs, plus froidement, avaient prévu l'irrésistible choc.
-Comptant sur leur grand nombre, ils s'ouvrirent et se refermèrent,
-enveloppant de toutes parts ces furieux cavaliers. Ceux-ci se
-divisèrent pour faire face partout à la fois. Mais tel fut leur élan,
-qu'une bande, le roi en tête, renversant tout, toucha les canons
-turcs, qui les foudroyèrent à dix pas. Ce qui resta, perçant les
-batteries, arriva au sultan, et les janissaires ne vinrent à bout de
-ces hommes terribles qu'en tranchant derrière eux les jarrets aux
-chevaux.
-
-Nombre d'entre eux, emportés par la course, ou poussés par les Turcs,
-allèrent s'engouffrer aux marais. Le roi Louis en fut, et le royaume.
-La Hongrie resta là. C'est le tombeau d'un peuple. La question dès
-lors commença entre la Turquie et l'Autriche.
-
-Qui avait détruit la Hongrie? Nul qu'elle-même. La fatale habitude de
-s'élire un prince étranger avait perverti le sens national. Dans la
-dernière et suprême élection, le héros hongrois, Batthori, livre sa
-patrie aux Allemands. En haine du Transylvain Zapoly, il reconnaît
-l'Autrichien Ferdinand. Les Turcs feront roi Zapoly.
-
-Choix difficile!... Le Turc, c'est le caprice, l'avanie, l'inconnu.
-L'Autriche, c'est l'impôt et la bureaucratie de plomb.
-
-On a calculé que les Turcs demandaient à leurs tributaires cinquante
-fois moins d'argent que l'Autriche ou tout gouvernement chrétien. Mais
-la vieille haine religieuse, les églises changées en mosquées, les
-ravages de la populace guerrière qui traînait derrière eux,
-maintenaient l'horreur du nom turc. La guerre orientale a cela aussi
-de terrible qu'elle est payée en hommes. Chacun ramène des esclaves.
-On assure que cent mille familles, trois cent mille âmes, furent
-traînées en Turquie. Ils passèrent sous les yeux de Zapoly, qui salua
-de larmes amères ces prémices affreuses de son règne.
-
-Se voyant presque seul, sauf deux agents de France qui étaient près de
-lui, il envoie l'un à Soliman, l'autre à François Ier. Le premier, qui
-était le Polonais Lasky, appuyé à Constantinople par Gritti, le bâtard
-du doge, eut sans difficulté, d'Ibrahim, promesse d'un secours
-efficace. L'autre, qui était Rincon, négocia en France et en Pologne,
-offrant au roi de France la succession de Zapoly pour son second fils
-qui eût épousé une princesse polonaise. François Ier promit un grand
-secours d'argent qu'il ne paya jamais.
-
-La situation était fausse, bizarre. Il s'était ligué avec Henri VIII
-pour délivrer le pape qui n'était plus prisonnier. Il vivait en partie
-de dîmes levées sur le clergé, sous prétexte de la guerre des Turcs,
-qui étaient ses amis.
-
-Son armée, menée par Lautrec, sans résultat se consume à Naples.
-L'Empereur, mortellement irrité de rester dupe du traité de Madrid,
-envenime la guerre par des injures, auxquelles le roi, non moins
-ridiculement, répond par un défi. Le duel étant réglé, convenu, le roi
-sent un peu tard que de tels intérêts ne s'éclaircissent pas par un
-coup d'épée. Il tergiverse, il équivoque, se moque ainsi de
-l'Empereur. «Il dit m'avoir pris en bataille. Je ne me souviens pas
-l'y avoir jamais rencontré.»
-
-La rage de Charles-Quint alla si loin qu'il se vengea sur les fils de
-François Ier[23]. Il fit prendre leurs domestiques et les envoya aux
-galères; traitement inouï, qui eût été barbare pour des prisonniers de
-guerre, et ils ne l'étaient pas. Bien plus, des galères espagnoles, où
-les vendit en Barbarie, pour les perdre définitivement, à ne les
-retrouver jamais.
-
-[Note 23: Ce fait choquant est constaté, non-seulement par les
-réclamations de François Ier, mais par les aveux de Charles-Quint,
-aveux plusieurs fois répétés (dans les papiers Granvelle).]
-
-Les deux enfants, tenus dans une étroite et sombre prison, n'ayant
-plus un Français, ne voyant de visage que celui des geôliers,
-perdirent jusqu'à leur langue, changèrent de caractère. L'atteinte de
-ces traitements fut si profonde, que l'un d'eux mourut jeune; l'autre,
-notre Henri II, resta tout Espagnol, faible et sombre, violent, triste
-visage (si contraire à celui de son père!), qui ne rappelait que la
-prison. Charles-Quint put avoir la joie d'avoir tué en germe le futur
-roi de France.
-
-La France tarissait visiblement. Après le malheur de Lautrec, le roi
-essaya par une petite armée ce que n'avait pu une grande; son général
-fut pris. Son ami, Henri VIII, forcé par la clameur des commerçants
-anglais qui ne pouvaient se passer des Pays-Bas, fit trêve avec
-l'Empereur. Et le roi fut trop heureux d'y accéder. Les protestants
-d'Allemagne, qui avaient cru à son appui, reçurent la loi en mars
-(1529). Ce qu'une diète de Spire avait fait, une autre le défit.
-Menacés dans leur foi, cinq princes, quatorze villes, _protestèrent_.
-Origine du mot _protestant_.
-
-La protestation efficace, la seule, était l'épée. François Ier et
-Henri VIII l'avaient mise au fourreau. Le sabre turc y suppléa.
-
-Et, cette fois, ce ne fut pas une guerre seulement, mais une fondation
-durable.
-
-Regardez sur les cartes qui donnent l'Europe et ses variations de
-siècle en siècle (V. Kruse). Au XVe, la Hongrie, libre, vous apparaît
-entière, arrondie au compas. Entière, elle reparaîtra au XVIIe sous
-l'Autriche. Au XVIe, elle est double; aux trois quarts sous les Turcs
-et comme un prolongement de la Turquie; une bande étroite, au nord,
-reste autrichienne.
-
-L'anxiété de l'Empereur et de Ferdinand avait été très-grande. Ils
-n'avaient pu rien opposer aux Turcs. C'est dans Vienne seulement
-qu'ils commencèrent à résister. La partie semblait belle pour le roi
-de France. Le pape le quittait, il est vrai, perte légère devant cette
-puissante assistance que lui donnait un tel succès des Turcs. Que
-fit-il? Il traita.
-
-Nulle circonstance plus favorable peut-être, nulle plus honteuse.
-C'était trahir à la fois les Turcs et les chrétiens. Le roi était, il
-est vrai, battu en Italie, très-affaibli sur mer par la défection de
-Doria et de Gênes, épuisé de moyens, sans argent, sans crédit. Mais
-les impériaux n'étaient guère moins malades. Lannoy l'avoue; il dit
-qu'il n'y a plus rien à faire en Italie; le peuple est ruiné, l'_armée
-désespérée_. Un retard eût porté au comble les embarras de
-Charles-Quint.
-
-L'affaire fut habilement brusquée par Marguerite dans une courte
-négociation avec la mère du roi (_7 juillet--5 août 1529_). Cette
-promptitude assomma l'Italie; elle fortifia l'Autriche dans sa grande
-lutte; elle dut décourager les Turcs, et peut-être plus qu'aucune
-chose les fit échouer devant Vienne (_14 octobre 1529_).
-
-L'oeuvre de honte fut faite en grand mystère, et n'eut que deux
-agents. Il fallait tromper les plus clairvoyants des hommes, les
-Italiens, qui étaient là, tremblants, tâchant de deviner leur sort.
-Les dames se logèrent à Cambrai, dans deux maisons voisines dont on
-perça le mur pour qu'elles pussent se voir à toute heure sans
-rencontrer d'oeil indiscret.
-
-Les impériaux n'espéraient pas un tel traité. Ils purent à peine y
-croire. Un d'eux écrit à Granvelle: «Les conditions nous sont si
-avantageuses, que plusieurs doutent qu'il n'y ait tromperie.»
-(_Granv., I, 693._)
-
-Le traité était tel: La France _gardait la Bourgogne, mais elle
-s'anéantissait moralement_ en Europe, abandonnant ses alliés et
-s'engageant même à agir contre eux.
-
-Le roi, qui n'avait pas trouvé d'argent pour la guerre, en trouvait
-pour son ennemi. On lui rendait ses enfants pour la somme de deux
-millions d'écus d'or (_soixante-huit millions_ d'aujourd'hui).
-
-_Il ne se mêlait plus de l'Italie ni de l'Allemagne. Il ne stipulait
-rien pour l'Angleterre, son alliée._
-
-_Il menaçait les luthériens et Soliman_, «le traité n'étant fait qu'en
-considération des progrès du Turc et des troubles schismatiques qui
-pullulent par la tolérance.» (_Nég. Autrich., II. 681._)
-
-Il disait à l'Italie l'adieu définitif, non plus une simple parole de
-renonciation pour Naples et pour Milan. Il en rendait la clef, les
-places que jamais on n'avait lâchées. _Barlette_ en Pouille, _Asti_,
-patrimoine de sa maison.
-
-Loin de rien stipuler pour Florence et Venise, il promettait que l'une
-_se soumettrait avant quatre mois_, et que l'autre _rendrait les
-places qu'elle avait_ depuis soixante ans _dans la Pouille_. Il
-prêtait _sa marine, et donnait cent mille écus_ à l'Empereur «pour le
-passage d'Italie.»
-
-_Pas un mot pour Sforza ni pour les barons de Naples_, récemment
-compromis pour nous. Les Espagnols furent implacables pour ces
-Napolitains. Ils les ruinèrent, les décapitèrent, coupant cette fois
-pour toujours et déracinant le vieux parti d'Anjou.
-
-_Pas un mot pour Renée_, fille de Louis XII, qui venait d'épouser le
-duc de Ferrare, et qui dut implorer la clémence de Charles-Quint.
-
-_Pas un mot pour sa propre soeur_, ni pour la question de Navarre, si
-grave pour la France.
-
-Mais il y avait une chose plus sacrée que la famille. C'étaient les
-vaillants hommes qui, de père en fils, se faisaient tuer pour nous, le
-vieux Robert La Mark, son fils Fleuranges. Ruinés par l'Empereur, ils
-restaient ruinés. _Le roi s'engagea à ne rien faire pour eux._
-
-Un homme, un petit prince, sans consulter ses forces, avait le
-premier, en 1525, avant les rois et les sultans, tiré l'épée pour le
-prisonnier de Pavie. Le duc de Gueldre, avec ses lansquenets, entra
-aux Pays-Bas, effraya Marguerite, qui négocia en hâte, comme on a vu.
-Service immense. Dette d'honneur, s'il en fut, qu'on devait d'autant
-plus acquitter, que ce grand recruteur du Nord était au fond le chef
-de tous les gens de guerre de la Basse-Allemagne, qui nous donnaient
-la grosse infanterie. Ennemi de la maison d'Autriche depuis un
-demi-siècle, allié de la France, il lui fallut, à ce vieux Annibal,
-plier sous les destin, _se faire vassal de l'Empereur_.
-
-Comment, dans un seul crime, tant de crimes à la fois? et comment la
-mère ne sentait-elle pas qu'elle perdait le fils? qu'en le rendant
-ainsi méprisable, exécrable, elle l'isolait pour toujours, que Cambrai
-le faisait plus faible que Pavie?
-
-Cette fois encore, Charles-Quint triomphait d'une femme par les
-terreurs de la prison. Ses petits-fils y étaient malades, l'aîné
-surtout, qui en resta faible, et qui mourut à dix-huit ans. Lannoy
-lui-même avait dit au roi inquiet «que l'air de l'Espagne ne valait
-rien à M. le Dauphin, et qu'il ferait bien de traiter.»
-
-L'acte sauvage d'envoyer aux galères les serviteurs de ces enfants et
-de les vendre en Barbarie donnait sans doute une idée bien sinistre de
-ce qu'on avait à attendre. La famille faiblit.
-
-Marguerite d'Autriche, qui voyait Louise mollir, l'amusa de paroles,
-lui dit que l'affaire de Milan n'était pas pour brouiller de bons
-parents; qu'il était bien aisé de l'arranger en famille; qu'on en
-ferait la dot d'une Autrichienne qu'épouserait le petit duc d'Orléans,
-ou la dot de la femme du roi, ou celle enfin d'une fille du roi qui
-épouserait l'infant (Philippe II). Beau mariage qu'Anne de Bretagne
-avait tant désiré.
-
-Sur l'entrefaite, arriva, le 23 juillet, la nouvelle que le pape
-avait pris les devants, traité avec l'Empereur. Petit, minime
-événement, devant l'invasion des deux cent mille Turcs en Autriche!
-N'importe, cela vint à point pour aider la bassesse, pour lui fournir
-ce mot: «Les Italiens nous ont trahis.»
-
-On signa le 7 août. Mais, bien avant la signature, Marguerite avait
-envoyé le traité à Anvers et autres villes pour l'imprimer, en
-divulguer toutes les clauses publiques ou secrètes, pour que l'Italie,
-l'Allemagne, l'Angleterre et le monde sussent que la France avait
-trahi tous ses amis, les avait compromis, exploités et livrés.
-
-Le roi, sous ce coup de tonnerre, rentra en terre. Il se cacha aux
-Italiens, fuyant leur douleur, leurs regards. Guetté et pris, il ne
-sut que leur dire: «J'ai voulu ravoir mes enfants.» Il assura, du
-reste, qu'il était toujours digne de lui-même, et conséquent, parjure,
-comme à Madrid; que, cette fois encore, c'était une farce pour
-attraper l'Empereur; que, ses fils revenus, il enverrait secours à
-l'Italie; qu'en attendant ils auraient de l'argent. Ils n'eurent pas
-un écu.
-
-Dans cette profonde boue où il nageait, il se fiait à une chose: c'est
-que, de deux côtés, il avait deux alliés forcés, qui pouvaient le
-mépriser, mais ne pouvaient pas ne pas l'aider, Soliman, Henri VIII.
-
-Henri VIII divorçait avec la tante de l'Empereur pour épouser Anne de
-Boleyn. Cela l'enchaînait à la France.
-
-Soliman, dans sa conquête de Hongrie et son invasion d'Allemagne,
-suivait une double impulsion, le grand mouvement turc qui avait
-toujours entraîné les sultans, et l'intrigue vénitienne, qui, par
-Ibrahim et le bâtard Gritti, l'avait lancé au nord, allié nécessaire,
-fatal, de François Ier, même ingrat.
-
-Le duc de Venise, vieil André Gritti, homme de quatre-vingts ans,
-reçut l'épouvantable coup, comme il avait reçu, tant d'années
-auparavant, ceux de Fornoue ou d'Agnadel. Il sourit, dit que Venise,
-pour s'être alliée aux empereurs et rois, avait gagné ce _purgatoire_
-qu'ils lui faisaient endurer à Cambrai.
-
-Purgatoire, non enfer. Il se fiait de sa rédemption au Messie turc,
-qui, à ce moment même, maître de la Hongrie et près d'envahir
-l'Allemagne, allait forcer l'Empereur à la modération. Et, en effet,
-Venise, rançonnée, eut du moins ce bonheur de garantir ses alliés,
-d'assurer le pardon de tous ceux qui l'avaient servie.
-
-Rien n'avait arrêté la marche de Soliman. Il avait dans les mains la
-couronne de Saint-Étienne, le puissant talisman auquel les Hongrois
-ont attaché la magie de la royauté. Nombre de magnats la suivirent, se
-rallièrent aux Turcs en haine de l'Autriche, Soliman leur donna pour
-roi un des leurs, le Transylvain Zapoly. Ibrahim et Gritti
-l'intronisèrent. L'adversaire de l'Autriche fut couronné de la main de
-Venise.
-
-Le but était atteint, la saison avancée. Une Hongrie nouvelle était
-fondée qui désormais faisait front à l'Autriche. Septembre finissait.
-Charles-Quint, rassuré par le traité de Cambrai dès le 5 août, avait
-pu envoyer à Vienne une élite espagnole. L'Empire uni sous son drapeau
-par sa victoire diplomatique et par la peur des Turcs, mit toute une
-armée dans les murs de la capitale autrichienne. Vienne, comme on
-sait, immense par ses faubourgs, est en elle-même une petite ville,
-d'autant plus facile à défendre. Les murs ne valaient guère. Mais les
-troupes qui y entrèrent eurent le temps d'en faire d'autres qui, les
-premiers abattus, devaient arrêter l'ennemi. Du reste, Soliman n'avait
-point d'artillerie de siége, et n'eût pu faire venir de grosses pièces
-à travers la grande plaine hongroise sans route, et déjà défoncée,
-gâtée des pluies d'automne.
-
-Tout le pays était nu et sans vivres. Les bandes irrégulières des
-Turcs achevèrent de le ruiner. Quand Soliman vint devant Vienne le 27
-septembre, il y trouva tous les obstacles, la famine, le froid et la
-pluie, intolérables à ses Asiatiques; l'aigreur des janissaires, qui
-déjà s'étaient révoltés à Bude, qu'Ibrahim voulait sauver du pillage.
-Le sultan essaya des mines, mais le secret en fut livré par un
-transfuge. Les Turcs, lancés à l'assaut, se trouvèrent en face d'une
-arme nouvelle, la longue arquebuse, perfectionnée en Allemagne, dont
-les effets furent effrayants. Repoussés plusieurs fois, ils n'étaient
-ramenés à la charge qu'à coups de bâton. Ils finirent par dire qu'ils
-aimaient mieux mourir du sabre de leurs chefs que de l'arquebuse
-allemande. On céda le 14 octobre, et on leva le camp.
-
-Ce fut le terme extrême des succès de Soliman au nord. Le climat fut
-l'obstacle, autant que la bravoure allemande. Ajoutez la distance, la
-fatigue de traverser les steppes, demi-désertes, de Hongrie; les Turcs
-n'arrivaient qu'épuisés. Charles-Quint juge ainsi lui-même le siége
-de Vienne: «Le Turc s'est retiré plus par nécessité que par aucun
-secours qu'il pensât pouvoir venir contre lui. (_Négoc. du Levant, I,
-179._)»
-
-L'échec n'était pas humiliant, mais c'était le premier échec. Il y
-avait danger pour le vizir. Il sut en faire une victoire; il jura que
-son maître n'avait voulu que chercher Charles-Quint, l'attirer au
-combat. Il l'entoura de fêtes, où le doge de Venise fut solennellement
-invité. Les ambassadeurs vénitiens, hongrois, polonais, russes,
-entouraient le sultan. La France était absente. François Ier n'osait
-ni envoyer d'agent public, ni recevoir d'envoyés turcs.
-
-Les fruits du traité de Cambrai commençaient d'apparaître.
-
-Charles-Quint, débarqué le 12 août à Gênes, un mois juste après le
-traité, voit toute l'Italie à ses pieds. Tous les États demandent
-grâce. Florence seule essaye encore de résister. Ô clémence! Il fait
-grâce à tous. Il ne prend rien pour lui. Il laisse Milan à Sforza,
-donne Florence aux Médicis. Un système nouveau commence de prétendue
-protection, de terreur, d'immenses contributions de guerre, la ruine,
-l'amaigrissement et la phthisie, la mort aménagée de manière à durer
-des siècles.
-
-Le Charles-Quint d'alors n'est plus celui du véhément Gattinara. Son
-conseiller, modeste secrétaire, est l'avisé Granvelle, le
-Franc-Comtois Granvelle, homme de Marguerite d'Autriche, le verbeux
-rédacteur de la diplomatie impériale pendant trente années. Quiconque
-est, comme moi, obligé de subir ses interminables dépêches, déplore sa
-baveuse faconde. Mais cette diffusion, cette lenteur et ce génie de
-plomb furent ses moyens de gouverner. Très-absolu, sous formes
-hésitantes et dubitatives, il discutait à l'infini devant le maître et
-le noyait d'arguments pour et contre. Charles-Quint, patient, mais
-véhément, nerveux et maladif, à la longue, croyait choisir, décider de
-lui-même, et ne résolvait guère que ce que Granvelle avait résolu.
-
-Cet esprit bas, fort et rusé, doit être l'auteur véritable du système
-que Charles-Quint essaye alors, et qui se dit d'un mot: _Discipliner
-l'Europe._
-
-Pourquoi pas? Le pape annulé et le roi de France annulé, l'autorité,
-c'est l'Empereur.
-
-_Discipliner l'Italie_, la rendre obéissante, souple instrument,
-l'organiser en une ligue, dont chaque membre fournit de l'argent et
-des hommes, de quoi tenir l'Italie même dans un constant étouffement.
-
-_Discipliner le roi de France_, le faire soldat de l'Empereur, contre
-le Turc et les luthériens, l'employer à détruire ceux qui peuvent le
-sauver encore.
-
-_Discipliner l'Église_, par un concile que Charles-Quint tiendra au
-nom du pape, se faisant juge entre le pape et Luther, se constituant
-pape aussi bien qu'Empereur, unissant les deux glaives.
-
-S'il en vient là, que fera l'Allemagne? Atteinte en sa conscience même
-et dans les libertés de l'âme, comment sauvera-t-elle ses faibles
-libertés politiques?
-
-Dans ce plan, où était l'obstacle? Y plier l'Italie n'était que trop
-facile. Le difficile était la France. Ses résistances, dans
-l'isolement du traité de Cambrai, pouvaient-elles être sérieuses?
-L'Empereur (les dépêches le prouvent) agissait très-directement par la
-famille et les amis du roi, par sa soeur, la bonne reine Léonore, qui
-aurait voulu les unir. Il travaillait Montmorency, Chabot. Il ne
-demandait pas qu'ils trahissent leur maître. Au contraire, qu'ils
-fissent sa fortune. Qu'était-ce qu'un duché de Milan? L'Empereur, au
-nom du pape, lui offrait la couronne d'Angleterre. Henri VIII allait
-être condamné, dépouillé pour son divorce. Il ne s'agissait que
-d'exécuter la sentence, de réaliser la saisie. Lançant François Ier
-dans cette périlleuse aventure, le faisant le soldat du pape, il le
-brouillait à mort avec l'Allemagne luthérienne.
-
-François Ier, tenté, ébranlé par les siens, flottait entre deux
-influences. Sa mère, sa femme, Montmorency, le rapprochaient de
-Charles-Quint. Marguerite, sa soeur, qui vint le consoler à la mort de
-sa mère, le rapprochait des protestants. Elle était secondée par les
-frères Du Bellay, spécialement par Jean qu'elle lui fit faire évêque
-de Paris (1532).
-
-De là des mouvements contraires en apparence. D'une part, il envoie
-Guillaume Du Bellay encourager la ligue protestante de Smalkalde.
-D'autre part, il charge Rincon d'intervenir près de Soliman et
-d'arrêter le progrès de ses armées.
-
-L'opinion était absolument dévoyée, pervertie sur ces questions. Les
-protestants même d'Allemagne qui comprirent à la longue que le Turc
-faisait leurs affaires (_Négoc., I, 646, ann. 1547_), les protestants
-alors, en 1532, partageaient l'effroi populaire et maudissaient leur
-défenseur. Le roi, comme ami du sultan, était gourmandé à la fois par
-le pape et les luthériens. Son refus obstiné d'agir sous Charles-Quint
-contre les Turcs, la part qu'on supposait qu'il avait à l'affaire
-d'Angleterre, lui valaient de la part de Rome de violentes attaques,
-auxquelles il répondait en menaçant lui-même de se séparer du
-Saint-Siége (23 avril 1532).
-
-Son envoyé Rincon trouva le sultan déjà en marche avec un peuple
-immense, qu'on portait à cinq cent mille hommes. C'était comme
-l'expédition de Xerxès. Il fut reçu, ce pauvre Espagnol, venu tout
-seul à travers les dangers, comme l'eût été le roi de France. Il
-arriva le soir, au milieu d'une prodigieuse fête de nuit qui
-l'attendait; toute cette multitude de soldats, rangés en silence; tous
-portant des flambeaux: «Qu'est-ce, au prix d'une telle fête, que les
-fameuses illuminations de Rome et du château Saint-Ange?» Il n'y avait
-peut-être jamais eu rien de semblable sur la terre. Et nul événement
-plus grand en effet. C'était la première fois que les deux religions,
-si longtemps ennemies, venaient publiquement s'embrasser.
-
-Ibrahim dit à l'envoyé que l'ancienne amitié du sultan pour la maison
-de France aurait pu décider Soliman à faire ce que voulait son frère
-François Ier, mais qu'il était trop tard; que, s'il reculait, on
-dirait qu'il avait peur de l'Espagnol; qu'il s'étonnait que le roi fît
-cette requête pour un homme «qui n'était pas chrétien puisqu'il avait
-saccagé Rome, rançonné le vicaire du Christ, et qui tous les ans
-plumait et pillait les chrétiens, sous prétexte de la guerre des
-Turcs.»
-
-Soliman espérait qu'il y aurait bataille. L'Empereur avait devant
-Vienne une force énorme d'infanterie, cent mille Allemands, Hongrois,
-Bohêmes, Esclavons, Espagnols, Italiens, Bourguignons; il n'était
-faible qu'en cavalerie. Soliman avait cent mille cavaliers, et, comme
-fantassins, surtout son noyau invincible de janissaires. Les deux
-princes en personne. Charles-Quint, tout armé, essayant des chevaux
-qu'on lui avait donnés, dit: «Rien ne pourra m'empêcher d'être
-moi-même à la bataille.» Et encore: «Je tuerai ce chien turc,» mots
-dits en espagnol, et qui, d'une bouche si grave, d'un homme qui
-parlait très-peu, ne laissèrent plus douter d'un duel homérique.
-
-Cependant le souvenir de Mohacz agissait. Si le Turc n'allait pas à
-Vienne, si cet orage immense se dissipait sans éclater, pourquoi
-combattre? L'Empereur maladif se sentit d'un ulcère à la jambe, ne
-parut plus, alla prendre les eaux. La grande armée impériale,
-européenne, s'en tint à couvrir l'Allemagne, livrant, comme toujours,
-la Hongrie. Cette fois, de nouvelles provinces (Styrie, etc.),
-ravagées et pillées, fournirent le grand tribut de filles et de
-garçons que ramenait toute armée turque. On donna le change à l'Europe
-en répandant l'histoire, héroïque en effet, d'un Juritzi, qui, dans le
-château fort de Güns, avait arrêté Soliman. Ce qui n'est pas vrai de
-tout point. Car Juritzi, blessé, réduit à deux cent cinquante hommes,
-traita et reçut le croissant.
-
-Pour la troisième fois, Soliman avait sauvé l'Allemagne protestante.
-Au bruit de son approche, dès le 23 juillet, Charles-Quint, repentant
-de son intolérance, avait déclaré suspendue toute procédure de la
-chambre impériale contre les luthériens, promis que personne ne serait
-plus inquiété pour sa religion, et que le grand débat serait soumis à
-un libre concile de toute l'Église. Cette convention de Nuremberg,
-ratifiée en août à Ratisbonne, lui permit de couvrir l'Autriche de
-l'armée formidable qui imposa à Soliman.
-
-Tout en disant partout que le Turc avait eu peur de lui, il conseilla
-à son frère de traiter à tout prix. L'alliance de François Ier et
-d'Henri VIII _contre le Turc_ (18 octobre 1532) lui fit croire, non
-sans vraisemblance, qu'ils agiraient _pour Soliman_. Les conditions
-les plus humiliantes furent imposées par le sultan et acceptées, le
-partage subi entre Ferdinand et Zapoly. Ferdinand, pour garder le peu
-qu'il avait de Hongrie, se déclara fils du sultan, frère d'Ibrahim,
-vassal et tributaire. Tout étonne dans cette transaction, surtout le
-lieu des conférences. Le traité se fit chez le bâtard Gritti, où
-Ibrahim venait le soir, amenant le sultan lui-même. Grand scandale
-pour les Turcs, indignés de voir Sa Hautesse descendre tellement, et
-la main vénitienne si puissante chez eux. Beaucoup croyaient
-qu'Ibrahim ou Gritti voulait se faire roi de Hongrie.
-
-Dans ces conférences, Ibrahim se livrait à toute sa vivacité grecque.
-C'était, disent les ambassadeurs, un petit homme brun, _à dents
-aiguës_. Il mordait Charles-Quint: «Il n'a pas de bonheur, disait-il.
-Il commence toujours, et ne finit jamais. Il veut un concile, et ne
-peut. Il assiége Bude, et la manque. Moi, si je voulais aujourd'hui,
-avec mon maître, je ferais un concile; j'amènerais Luther d'un côté,
-le pape de l'autre; je saurais bien leur faire rétablir l'unité de
-l'Église.»
-
-Tout cela patiemment écouté. L'humble ténacité de l'Autriche fut là
-dans tout son lustre. Et aussi son indifférence parfaite sur le choix
-des moyens. Le bâtard Gritti l'avait dit dans une lettre à l'Empereur:
-qu'il savait bien que Zapoly et lui seraient assassinés. On manqua
-Zapoly, mais on tua Gritti. Nul scrupule, tués comme rebelles (_rei
-læsæ Majestatis_), ou comme amis des Turcs. Les Hongrois dissidents,
-les envoyés français, pendant dix ans, furent tous épiés, arrêtés,
-poignardés ou empoisonnés. (_Nég. du Levant, I, 181, 213, 237, 278,
-279, 315_; _Hammer, trad., VI, 154, 278._)
-
-Ibrahim eût péri tôt ou tard de cette main si elle n'eût été prévenue
-par celle de son ami, de son frère, Soliman, dont il faisait la
-gloire, de celui qui, depuis onze ans, le faisait manger avec lui,
-coucher à ses pieds, avec qui, à toute heure, il vivait, parlait et
-pensait.
-
-Il avait deux rivaux, deux ennemis qui pouvaient contre lui s'unir au
-parti des vieux Turcs. L'un, le trésorier de l'Empire, avait organisé un
-sérail, une école de jeunes esclaves, très-choisis, très-heureusement
-nés, pour devenir les confidents, les fils du coeur, comme ils disent,
-et les dignitaires du sultan. Contre Ibrahim, il préparait, élevait cent
-nouveaux Ibrahim, qui auraient pour eux la jeunesse, l'audace de l'âge
-et la culture. Auraient-ils le génie? C'était la question. Le favori
-prévint la chose, perdit le trésorier, et lui-même donna les dangereux
-esclaves à Soliman.
-
-L'autre ennemi, c'était une femme infiniment rusée, Roxelane,
-c'est-à-dire la Russe. Son nom de guerre était _la joyeuse_, _la
-rieuse_. Dans l'ennui du harem, où tout est pétrifié, celle-ci eut
-l'art de rire toujours. Elle rit, et perdit Ibrahim. Elle rit, et fit
-étrangler le fils de Soliman. Rien ne lui résista. Elle tua ses
-ennemis, gouverna le sultan, l'empire, régla, de son divan, l'Asie,
-l'Europe. Seulement tout déchut. Elle put tout, sauf refaire Ibrahim.
-
-La perte du Grec avait été jurée le jour où, revenant vainqueur de la
-bataille de Mohacz, il rapporta de Bude la fameuse bibliothèque de
-Mathias Corvin, et trois statues de bronze, Hercule, Apollon et Diane,
-qu'ils dressa hardiment sur l'hippodrome, devant son palais même.
-
-Grave insulte au Coran. On dit, d'ailleurs, qu'il se contraignait peu,
-et qu'il avait le tort d'avouer le mépris qu'il faisait du livre
-sacré.
-
-Soliman, humain pour un Turc, tenait pourtant de son père Sélim
-l'horreur des Persans hérétiques qu'il manifesta en tuant tous ceux
-qu'il pouvait prendre. Ibrahim, au contraire, clément pour les Persans
-et les chrétiens, avait fait ses efforts pour sauver Bude, et il sauva
-réellement Bagdad du massacre. Acte admirable et difficile dans sa
-situation. Le salut de cette ville immense contrasta avec le carnage
-que l'Empereur ne put empêcher à Tunis, où l'on tua trente mille
-hommes.
-
-Le fanatisme turc s'était détourné de l'Europe et des grands intérêts
-du monde pour cette guerre de Perse, si peu grave en comparaison, où
-d'ailleurs les conquêtes faites par Ibrahim furent peu après perdues
-par Soliman.
-
-Là fut porté le coup décisif. On l'accusa surtout près de son maître
-pour une cause futile. En Perse, où le moindre bey prend le nom de
-_sultan_, Ibrahim avait suivi l'usage dans ses proclamations. On dit à
-Soliman que manifestement son vizir usurpait, qu'il avait tout à
-craindre.
-
-En janvier 1536, Ibrahim, bien près de sa fin, consomma l'oeuvre de sa
-vie, le traité d'alliance entre la Porte ottomane et la France. Traité
-_commercial_, qui couvrait une ligue _politique_. François Ier, du
-reste, ne la cacha plus comme telle. Il dit aux Vénitiens: «Je ne puis
-le dissimuler. Je souhaite que les Turcs soient forts sur mer; ils
-occupent l'Empereur et font la sûreté de tous les princes.»
-
-Le 6 mars 1536, Ibrahim, sans défiance, rentra le soir au sérail,
-comme à l'ordinaire, pour prendre près de son maître sa nourriture et
-son repos. Il y trouva la mort.
-
-Le lendemain, on le vit étranglé. L'état du cadavre montrait qu'il
-s'était défendu en lion. La chambre du sultan portait aux murs des
-mains sanglantes qu'il y avait imprimées dans la lutte. Terrible
-accusation d'une perfidie si barbare! Cent ans encore après, on les
-voyait avec horreur.
-
-«Des deux cents vizirs qui ont gouverné l'Empire ottoman, il n'y a eu,
-ni avant, ni après, un tel vizir.» Il reste grand, moins pour avoir
-donné à cet empire ses deux bornes, Bude et Bagdad, que pour avoir lié
-la Turquie et la France, sauvé trois fois l'Europe, commencé la
-réconciliation des religions ennemies.
-
-Dans le récit de cette longue et souterraine négociation, tissue des
-mensonges de France et des assassinats d'Autriche, ce pauvre esclave
-grec, ingénieux, héroïque et clément, nous a soutenu le coeur, et,
-comme il n'a pas de monument à Galata, où fut jeté son corps, nous
-avons écrit ce chapitre, qui lui en servira et le consacrera dans la
-reconnaissance de l'avenir.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVI
-
-LA RÉFORME FRANÇAISE
-
-1521-1526
-
-
-L'histoire souillée, sanglante, du sérail turc et de notre diplomatie
-menteuse, a dû marcher à part, aussi bien que l'histoire atroce des
-armées mercenaires qui firent le châtiment de la Rome papale. Nous
-n'avons pas eu le courage de mêler ces sujets, comme on le fait
-souvent, aux saintes origines de notre rénovation religieuse. Nous
-avons respecté, isolé celle-ci, mis à part la vierge sacrée.
-
-Chaque fois que, dans la suite de mes travaux, je reviens à cette
-grande histoire populaire des premiers réveils de la liberté, j'y
-retrouve une fraîcheur d'aurore et de printemps, une séve vivifiante
-et toutes les senteurs des herbes des Alpes. _Sento l'aura mia
-antica!..._
-
-Ceci n'est point un vain rapprochement. Le paysage des Alpes, qui nous
-donne toujours un sentiment si vif des libertés de l'âme, avec le
-souvenir de leur grande révolution, en est la vraie figure; c'est
-elle-même sous forme visible. Ces monts en sont la colossale histoire.
-
-J'en eus l'intuition lorsque jeune, ignorant, je suivis pour la
-première fois ces routes sacrées; lorsque, après une longue nuit
-passée dans les basses vallées, trempé du morfondant brouillard, je
-vis, deux heures avant l'aurore, les Alpes déjà roses dans l'azur du
-matin.
-
-Je ne connaissais guère l'histoire de ces contrées, ni celle de la
-liberté suisse, ni celle des saints et des martyrs qui traversèrent
-ces routes, ni le nid des Vaudois, l'incomparable fleur qui se cache
-aux sources du Pô.
-
-Je n'en sentis pas moins dès lors ce que j'ai mieux connu depuis, et
-trouvé de plus en plus vrai: c'est l'autel commun de l'Europe.
-
-Telle la nature, tel l'homme. Il n'y a point là de molle poésie. Nul
-mysticisme. L'austère vigueur et la sainteté de la raison.
-
-Ces vierges de lumière, qui nous donnent le jour quand le ciel même
-est sombre encore dans son azur d'acier, elles ne réjouissent pas
-seulement les yeux fatigués d'insomnie, elles avivent le coeur, lui
-parlent d'espérance, de foi dans la justice, le retrempent de force
-virile et de ferme résolution.
-
-Leurs glaciers bienfaisants, dans leur austérité terrible, qui
-donnent à l'Europe les eaux et la fécondité, lui versent en même temps
-la lumière, la force morale.
-
-Ce n'est pas le ciel que regarde au réveil le pauvre laboureur de
-Savoie, ni le fiévreux marin de Gênes, ni l'ouvrier de Lyon dans ses
-rues noires. De toutes parts, ce sont les Alpes qu'ils regardent
-d'abord, ces monts consolateurs qui, bien avant le jour, les délivrent
-des mauvais songes, et disent au captif: «Tu vas voir encore le
-soleil.»
-
-Le mot _Vaudois_, au Moyen âge, veut dire _libre chrétien_, dégageant
-le christianisme de tout dogme mystique, de toute fausse poésie
-légendaire, de tout culte superstitieux.
-
-Ce qui fut effort pour l'Europe, critique voulue et raisonnée, était
-là de soi-même, fruit naturel et primitif du sol. Il ne faut pas,
-comme font trop les historiens protestants, ôter à cette tribu unique
-des Vaudois son originalité et sa grâce d'enfance. Arrière la
-critique! Arrière l'héroïsme! Ne calvinisons pas cette histoire.
-Écartons et les dogmes qu'ils reçurent au XVIe siècle, et leur
-trente-trois guerres protestantes. Cette épopée de l'Israël des Alpes
-se colore d'un esprit étranger aux premiers Vaudois.
-
-La nature, dans ces monts sévères, est si grande, elle s'impose de si
-haut, qu'elle anéantit tout, sauf la raison, la vérité.
-
-Tout temple est petit, ridicule, devant ce prodigieux temple de la
-main de Dieu. Toute poésie, tout roman, est là à rude épreuve. Le
-voyageur qui y passe en courant, sous son prisme d'artiste, y verra
-mille mensonges. Mais l'homme qui y reste en toute saison participe à
-l'austérité de la contrée, est raisonnable, vrai et grave.
-
-Si le christianisme est tout entier dans un sentiment doux et pur, une
-fraternité sérieuse, une grande charité mutuelle, ce petit peuple fut
-vraiment une admirable idylle chrétienne. Mais nul n'eut moins de
-dogme. La légende chrétienne, acceptée d'eux docilement, ne semble pas
-avoir eu grande place en ces âmes, moins dominées par la tradition que
-par la nature qui ne change pas.
-
-Deux choses y furent, dans une lutte harmonique et douce, à peine
-perceptible: un christianisme peu théologique, ignorant si l'on veut,
-innocent comme la nature; et, dessous, un élément qui ose se produire,
-le doux génie de la contrée, les fées (ou les fantines)[24], qui
-flottent dans les fleurs innombrables ou dans la brume du matin.
-Anciens esprits païens qui ne sont pas bien sûrs d'être soufferts,
-elles peuvent s'évanouir toujours et dire: «Pardon! mais nous
-n'existons pas.»
-
-[Note 24: Un mot de M. Muston, dans sa première édition, avait
-vivement excité mon intérêt. Je fis appel à son obligeance, et j'eus
-le bonheur d'en recevoir cette réponse. C'est la dernière relique de
-cet innocent paganisme, le dernier souffle et la suprême haleine de
-ces pauvres petits êtres qui vivaient encore dans les fleurs.
-
- Ay vist una Fantina J'ai vu une Fantine
- Que stendava, la mount, Qui étendait là-haut
- Sa cotta néblousina Sa robe nébuleuse
- Al' broué de Bariound. Aux crêtes de Bariound.
-
- Una serp la séguia Un serpent la suivait,
- De coulour darc en cel, De la couleur de l'arc-en-ciel.
- Et su di roc venia Et sur les rocs elle venait
- En cima dar Castel. Vers la cime du Castel.
-
- Couma 'na fiour d'arbroua, Comme une fleur de clématite,
- Couma nèva dal col, Comme neige du col,
- Passava su la broua, Elle passait sur la côte,
- Senz'affermiss'ar sol. Sans appuyer au sol.
-
- Avioû perdu ma fea, J'avais perdu ma brebis;
- La Fantina me di: La Fantine me dit:
- Ven coum mi sû la scéa; Viens avec moi sur la colline;
- Et la troubérou li. Et je la trouvai là.
-
-FRAGMENT.
-
- --Cosa fasé-ve çi, bella spousinotta?
- --Il ay pers lou camin, et scarsa mia cotta,
- Li broussè m'an perdû, saignou souta dî pè.
- Et me sentou may pî d'endar fin d'ay casè.
- --Paoura bergira! ven; ven pura, brisa mia!...
-
-TRADUCTION.
-
- --Que faites-vous ici, belle petite épousée?
- --J'ai perdu le chemin et déchiré ma robe.
- Les broussailles m'ont égarée; je saigne sous les pieds
- Et je ne me sentirai jamais d'aller jusqu'au hameau.
- --Pauvre bergère! viens; viens seulement, ma petite...
-
-«Voilà tout ce que je possède en fait de documents originaux relatifs
-aux Fantines. Voici maintenant ce qu'on m'en a dit dans mon enfance,
-et encore ne sont-ce que des vieillards à qui j'en ai entendu parler.
-Les vieux montagnards pouvaient bien en parler à un enfant, mais s'en
-fussent tus devant une personne raisonnable.
-
-«Les Fantines ne se voyaient que de loin, mais ne se laissaient jamais
-approcher.
-
-«Lorsqu'au temps des moissons une mère déposait le berceau de son
-enfant dans les blés, elle était rassurée par la pensée qu'une Fantine
-venait en prendre soin pendant son absence, le consoler, le bercer
-s'il pleurait, lui chanter confusément pour l'endormir, écarter de son
-front les mouches piquantes, etc.
-
-«Si dans les rochers arides s'épanouissait une magnifique fleur, c'est
-qu'une Fantine l'avait arrosée, cultivée, etc.
-
-«Lors d'une inondation, un berceau entraîné sur les flots vint aborder
-sans accident au rivage: c'était une Fantine qui l'avait dirigé.»
-
-Telle est la lettre du bon et savant historien des Vaudois, leur
-première gloire en ce temps. C'est une belle singularité de ce petit
-peuple d'occuper par l'histoire une place si haute en Europe. Rien de
-plus grand dans notre littérature que la trilogie vaudoise du naïf
-Gilles, de l'éloquent Léger et du vaillant Arnaud. (_La Glorieuse
-rentrée des Vaudois_, par M. Arnaud, colonel et pasteur des vallées.)
-De nos jours, cette inspiration s'est retrouvée dans Muston. La
-première édition de son histoire contient une délicieuse description
-du pays (réimprimée récemment). La seconde, complète et refondue
-entièrement, est précieuse par les renseignements qu'il a recueillis
-dans toutes les archives de l'Europe. Ce noble et savant homme, qui
-rajeunit en vieillissant, nous donne en ce moment, sur cette histoire
-si dramatique, un poème plein de beaux vers: l'_Israël des Alpes_.]
-
-Ainsi, en grande modestie, ces fées légères sont le sourire de la
-sérieuse vallée. Oh! sérieuse! Un Dieu si grand paraît là-haut au
-gigantesque autel des Alpes! Nul temple ne tiendrait devant lui. Les
-seules églises qu'il souffre, ce sont d'humbles arbres fruitiers, des
-plantes salutaires et la petite architecture des fleurs. Les fées s'y
-cachent, et il ferme les yeux.
-
-Aimable compassion de ce grand Dieu terrible pour la vie timide et
-tremblante! Alliance touchante des religions de l'âme avec l'âme de la
-nature!
-
-Le dogme qui seul au fond fait une religion du christianisme, le
-dogme du _salut par l'unique foi au Christ_ qu'ils reçurent au XVIe
-siècle, paraît très-peu vaudois. Ces simples travailleurs mettaient,
-au contraire, le salut _dans les Oeuvres_ et dans le travail.
-
-Cet axiome est d'eux: «Travailler, c'est prier.»
-
-Ils ont tenu leurs âmes dans cet état moyen, modeste, des charmantes
-montagnes intermédiaires qu'ils cultivent entre la grande plaine
-piémontaise et les géants sublimes qui, vers l'ouest, les surveillent
-et les tiennent sous leur froid regard.
-
-Il n'y a pas là à rêver. Dès que les neiges diminuent là-haut, il faut
-en profiter, labourer sous les vignes. L'hiver viendra de bonne heure.
-Et, si la plaine catholique peut d'une part troubler leurs travaux,
-leurs grands voisins neigeux ont leurs rigueurs aussi, et parfois,
-bien avant la saison, un souffle impitoyable. Le vrai symbole de la
-communauté, c'est cette plante des Alpes qu'ils ont si bien nommée la
-petite frileuse (_freïdouline_), qui semble regarder aux glaciers,
-compter peu sur l'été, se tenir réservée, timide et prête à se fermer
-toujours.
-
-Vertu unique et singulière de l'innocence! Au milieu de ces craintes,
-subsistait dans leur vie, comme dans les vieux chants, une sérénité
-singulière, et on la retrouve dans les vers de leurs derniers enfants.
-La petite église vaudoise y figure comme la colombe qui sait trouver
-son grain dans le rocher: «Heureuse, heureuse colombelle! etc.»
-
-Heureuse en effet, et pleine de sujets de contentement! Que lui
-manque-t-il donc? Dès 1200, persécutée, brûlée. En 1400, forcée dans
-ses montagnes, elle fuit dans les neiges en plein hiver, et
-quatre-vingts enfants y sont gelés dans leur berceau. En 1488,
-nouvelles victimes humaines; je ne sais combien de familles (dont
-quatre cents enfants) étouffées dans une caverne. Le XVIe siècle ne
-sera qu'une boucherie. Mais n'anticipons pas.
-
-Dans tout cela, nulle résistance. Un respect infini pour leur
-seigneur, pour leur maître et bourreau, le duc de Savoie.
-
-Cette terrible éducation par le martyre leur rendait naturelle une vie
-de pureté extraordinaire, dans une étonnante fraternité. L'égalité de
-misère, de péril, faisait l'égalité d'esprit. Dieu le même entre tous.
-Tous saints et tous apôtres de leur simple _credo_. Ils s'enseignaient
-les uns les autres, les femmes même, les filles et les enfants.
-
-Ils n'avaient point de prêtres. Ce ne fut qu'à la longue, lorsque la
-persécution fut plus cruelle, que quelques hommes se réservèrent et
-furent mis à part pour la mort. On les appelait _barbes_ (c'est-à-dire
-_oncles_), d'un petit nom caressant de famille. Comme leur martyre
-était certain, ils n'y associaient personne et ne se mariaient pas.
-
-Quelques-uns émigraient, et s'en allaient en Lombardie, en France et
-sur le Rhin, la balle sur l'épaule, mettant en dessus je ne sais quel
-denrée de colportage, et dessous la denrée de Dieu.
-
-Ils eurent influence aux XIIe et XIIIe siècles directement par la
-prédication; depuis, fort indirecte, comme exemple, comme type du
-christianisme le plus pur et le moins loin de la raison.
-
-L'effort perfide qu'on fit plus tard pour faire nommer _Vaudois_ les
-sorciers ne donnèrent le change à personne. Lorsqu'au XVe siècle
-l'inquisiteur d'Arras dit: «Le tiers du monde est _Vaudois_,» on
-comprit qu'il fallait entendre: raisonnable et libre chrétien.
-
-Toutes autres sont les sources du protestantisme suisse, réforme
-politique et morale, née d'une réaction contre l'orgie des guerres
-mercenaires, sortie des coeurs honnêtes et du coeur d'un héros,
-Zwingli.
-
-Autres les sources de la réforme allemande qui, dans le bon sens
-magnanime de Luther, n'en garda pas moins une forte pente au
-mysticisme.
-
-Celle de la France, comme on a vu, eut sa principale source dans les
-grandes et cruelles circonstances de 1521, quand nos populations du
-Nord, délaissées sans défense par le roi, levèrent les mains, les yeux
-au ciel. Nos ouvriers en laine, tisseurs, cardeurs de Meaux,
-prêchèrent, lurent, chantèrent aux marchés pour leurs frères, encore
-plus malheureux, les paysans fugitifs que les horribles ravages de
-l'armée impériale faisaient fuir jusqu'en Brie, comme un pauvre
-troupeau sans berger et sans chien.
-
-Le roi lui-même avait besoin de Dieu dans cette grande détresse, et
-après ses humiliations de l'Hôtel de Ville. La soeur fit lire à son
-frère, à sa mère, l'Ancien et le Nouveau Testament. Le lecteur était
-Michel d'Arande, aumônier de Marguerite, ami, élève de Briçonnet, le
-mystique évêque de Meaux.
-
-La petite communauté, réfugiée à Meaux autour du vénérable Lefebvre et
-sous la protection de l'évêque Briçonnet réunissait des personnes de
-croyances très-diverses. Briçonnet, Lefebvre, et leurs disciples
-Roussel et Arande, aumôniers de Marguerite, étaient simplement des
-mystiques, âmes pieuses et tendres, qui ne voulaient de réforme que
-douce, par l'amour seul et par les lents moyens de l'éducation des
-enfants. D'autres étaient des humanistes, des critiques, des érudits,
-comme l'hébraïsant Vatable, première racine du Collége de France, et
-le Suisse Glareanus, historien rationaliste, qui, avant Vico et
-Niebuhr, a librement discuté les origines de Rome.
-
-Il n'y avait, à proprement parler, qu'un protestant au milieu d'eux,
-un vaillant petit homme roux, d'une verve incomparable, Farel,
-l'apôtre de la Suisse française, le précurseur de Calvin. Les ouvriers
-de la ville étaient tout autre chose encore, si nous en jugeons par le
-plus célèbre, le cardeur de laine Leclerc, homme de main et d'action,
-briseur d'images et d'idoles, un Polyeucte né pour courir au martyre,
-pour ravir la palme et la mort.
-
-Marguerite, le roi et sa mère étaient favorables aux mystiques,
-indulgents pour les protestants qui s'en distinguaient peu encore. La
-sotte violence des sorbonnistes révoltait le roi. Ils avaient condamné
-d'ensemble, avec Luther, le vieux Lefebvre, pour cette hérésie énorme
-d'avoir dit que sous le nom de Madeleine il y avait dans l'Évangile
-trois personnes différentes. Le roi fit plus d'une fois arracher les
-placards de la Sorbonne, et couvrit de sa protection un gentilhomme
-distingué, Berquin, qui traduisait et répandait des ouvrages de
-Luther. Le Parlement brûla ces livres, n'osant encore brûler l'auteur.
-
-Un grand événement populaire changea l'aspect des choses.
-
-Depuis 1519 jusqu'en 1522, les Augustins des Pays-Bas soutenaient,
-surtout à Anvers, une lutte violente pour les antiques doctrines de
-leur ordre, renouvelées et glorifiées par Luther. Leurs supérieurs,
-traînés à Bruxelles, furent forcés de se rétracter, mais les moines
-persévérèrent. En octobre 1522, la gouvernante Marguerite d'Autriche
-(sur un ordre d'Espagne sans doute) prêta main-forte au clergé, ferma
-le couvent d'Anvers. Les moines furent jetés en prison et condamnés à
-mort. Quelques-uns ayant échappé, de pieuses et bonnes Flamandes,
-intrépides par charité, les disputèrent à leurs bourreaux, en
-sauvèrent un, Henri de Zutphen. Elles en cachèrent trois autres. En
-attendant, on sévit contre les pierres mêmes. Le couvent dut être
-détruit. On en vendit les vases comme profanés et souillés. Le saint
-sacrement en fut extrait solennellement, et reçu en grande pompe dans
-l'église de la Vierge par la gouvernante des Pays-Bas.
-
-Peu de temps auparavant, le clergé anglais avait fait mourir, comme
-disciple de l'ancien Wicleff, un ouvrier, Thomas Man qui, enfermé
-depuis 1511, s'était enfin échappé et enseignait dans les greniers de
-Londres ou dans les bois de Windsor. À Coventry, quatre cordonniers,
-un gantier, un bonnetier et une veuve, madame Smith, furent brûlés
-vifs _pour avoir enseigné à leurs enfants le_ Pater _et le_ Credo _en
-anglais_.
-
-Ces événements exécrables encouragèrent la Sorbonne. Elle alla jusqu'à
-défendre non-seulement les traductions de l'Évangile, mais même des
-prières françaises à la Vierge, même l'Évangile latin de Robert
-Estienne.
-
-Dans un travail excellent d'un protestant impartial, le professeur
-Schmidt de Strasbourg, se trouve établie, jour par jour et dans un
-très-grand détail, la preuve que, de 1521 à 1535, François Ier eut
-besoin du plus vigoureux emploi du pouvoir et de beaucoup de mesures
-arbitraires et violentes, pour défendre les protestants _contre
-l'autorité légale_, le clergé, le Parlement, et _contre le peuple_; on
-appelait surtout ainsi la canaille des petits clercs, aboyant dans la
-rue Saint-Jacques aux ordres des gros bonnets qui leur donnaient les
-bénéfices. Ajoutez les marchands, clients du clergé, les vieilles
-femmes éperdues pour leurs Vierges et leurs reliques, etc., etc.
-
-Ni François Ier, ni sa soeur, n'étaient protestants. Elle était tendre
-et mystique, lui artiste et fort idolâtre, surtout des images
-vivantes. Ils lisaient, il est vrai, la Bible. Mais jamais il n'y eut
-d'esprit moins biblique que François Ier.
-
-La terrible affaire de Bruxelles les embarrassa (à la fin de 1522).
-Charles-Quint prenait l'initiative de prêter au clergé le secours du
-bras séculier. Qu'allait faire le roi? Grave question pour l'alliance
-du pape et les affaires d'Italie, non moins grave à l'intérieur où le
-besoin d'argent l'obligeait à solliciter sans cesse des décimes
-ecclésiastiques. La noblesse, à ce moment, se déclarait pour Bourbon,
-la robe le favorisait. Le roi allait-il rejeter aussi les prêtres vers
-lui et vers Charles-Quint?
-
-La cour dès lors se divise. Tandis que Marguerite à Paris, à Lyon,
-écoute les sermons des mystiques, tandis que le roi, devant lui, fait
-représenter des farces où se gourment le pape et Luther, la reine-mère
-consulte la Sorbonne «sur le moyen d'extirper le luthéranisme.» À quoi
-les docteurs répondent assez durement: Que le roi n'exécute pas les
-arrêts du Parlement, qu'il faut punir les coupables, les faire
-rétracter, «de quelque rang qu'ils soient.» Allusion à la soeur du
-roi.
-
-Mais le roi est pris à Pavie, sa soeur part. La digue est rompue. La
-Sorbonne et le Parlement sont émancipés. La reine mère, pour regagner
-le pape, lui demande le meilleur remède au luthéranisme. Il répond:
-«L'Inquisition.»
-
-Pour n'avoir pas celle de Rome, on en fait une gallicane, mais non
-moins cruelle, composée de deux sorbonnistes et de deux
-parlementaires. Elle saisit Jacques Pavannes, qui d'abord s'était
-rétracté, et qui désavouait sa rétractation. Il est brûlé, et avec lui
-un ermite de la forêt de Livry. (Plus haut, j'ai mis ce fait deux ans
-trop tôt, sur la foi du _Bourgeois de Paris_, qui visiblement se
-trompe.)
-
-De grandes et terribles scènes se passèrent à Metz, à Nancy. La
-révolution voisine des pays d'Allemagne, dont une bande passa en
-Lorraine, avait étroitement ligué les autorités laïques et
-ecclésiastiques. Jean Chastellain, cordelier, un ardent wallon de
-Tournay, fut brûlé le 12 janvier 1525. C'est le premier martyre du
-protestantisme français. Sa mort en suscita un autre, le cardeur
-Leclerc, réfugié en Lorraine. Déjà à Meaux, il avait été cruellement
-flagellé, marqué. Sa mère, non moins intrépide, l'avait exhortée
-elle-même. Au moment où le fer rouge fut approché de son fils, elle
-s'était troublée d'abord; puis, relevée, elle cria: «Vive Dieu! et le
-signe de Dieu!»
-
-Leclerc emporta dans sa fuite le cri de sa mère, la soif du martyre.
-Il prit l'occasion la plus populaire. Il y avait une grande fête à
-Metz. Toute la ville, à certain jour, allait à une chapelle renommée
-de la Vierge. Leclerc, indigné des honneurs rendus à l'idole, rêva
-longtemps de l'abattre. Il était poursuivi des mots de l'Exode: «Tu
-briseras les faux dieux.» La veille même de la fête, il mit la Vierge
-en morceaux. Le lendemain, tout un peuple arrive, voit, s'émeut, entre
-en fureur. Leclerc pris ne désavoue rien.
-
-Il épuisa tous les supplices, le fer et le feu; on lui coupa d'abord
-le poing, on lui arracha le nez, on lui tenailla les deux bras, on lui
-brûla les mamelles. Pendant ce temps, il criait les violentes
-moqueries du psaume: «Leurs dieux sont dieux de fabrique; ils ont des
-yeux pour ne pas voir, une bouche pour ne pas parler... Et ceux qui
-les font leur ressemblent, etc.» Il épouvanta ses bourreaux, qui le
-brûlaient à petit feu. (Juillet 1525.)
-
-Notre Parlement de Paris fut jaloux de Metz. Il précipita l'affaire de
-Berquin, malgré une lettre du roi. Il était brûlé, si le roi, enfin
-délivré, n'eût trouvé le temps à Bayonne, où il resta un moment,
-d'écrire un ordre absolu de surseoir.
-
-Tout ce qu'une mère, une tendre soeur, peut faire pour les siens,
-Marguerite le fit pour les persécutés. Ceux d'entre eux qui avaient
-été obligés de fuir à Strasbourg y trouvèrent ses secours et ses
-recommandations; du fond de l'Espagne, elle était présente et elle
-agissait.
-
-Le retour du roi fut le triomphe commun des hommes du protestantisme
-et de ceux de la Renaissance. L'illustre médecin de la reine mère,
-Agrippa, qui l'avait quittée, osa revenir en France. Le bon vieux
-Lefebvre, qui était en fuite, fut rappelé avec honneur par le roi, qui
-lui confia le plus jeune et le plus chéri de ses fils, le Benjamin de
-Marguerite.
-
-Les protestants venaient mettre aux pieds de François Ier l'éloquent
-et noble livre que lui dédiait Zwingli: «Vraie et fausse religion.»
-
-Là, puissante était la réforme, ou nulle part, peu théologique, toute
-morale, une révolution à gagner toute la terre.
-
-Ce Zwingli, paysan intrépide, aumônier d'armée, fort lettré du reste
-et bon musicien, avait fait les guerres d'Italie, et son admirable
-coeur s'était révolté à la vue de la démoralisation qu'elles
-entraînaient avec elles. Il avait pris en horreur l'infâme commerce du
-sang.
-
-Nommé curé d'Einsiedeln, le fameux pèlerinage du canton de Schwitz, il
-eut le succès admirable de faire renoncer ce canton à la vente de
-chair humaine. Tous les pèlerins qui venaient apporter là leur argent,
-il les renvoyait sans rien recevoir, moralisés, convertis à un culte
-raisonnable. Grand docteur, meilleur patriote, nature forte et simple,
-il a montré le type même, le vrai génie de la Suisse, dans sa fière
-indépendance de l'Italie, de l'Allemagne.
-
-Très-tolérant, il poussa à la guerre contre les catholiques,
-lorsqu'ils appelèrent l'étranger. Un matin, les montagnards ayant
-marché vers Zurich, il défendit la patrie sans espoir de la sauver.
-Blessé, il ne voulut pas de grâce. Son corps fut mis en morceaux. Son
-ami, Myconius, pour sauver son coeur des outrages, le jeta au courant
-du Rhin. Le fleuve des anciens héros en reste plus héroïque.
-
-Son langage à François Ier, digne de la Renaissance, établissait la
-question de l'Église dans sa grandeur. Il y réunit tous les saints, y
-met Socrate et Caton entre David et saint Paul: «Vos ancêtres y seront
-aussi,» dit-il au roi (parlant de saint Louis sans doute). Enfin il
-n'y aura pas un homme de bien, un héros, une âme fidèle, qui y manque.
-Tous unis en Dieu. Quoi de plus beau, de plus grand?
-
-Bossuet cite ce passage pour en rire. Mais qui a un coeur le retiendra
-à jamais, et verra toujours le noble concile, la grande, l'universelle
-Église, telle que Zwingli la voyait assise au Colisée des Alpes.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVII
-
-SUITE DE LA RÉFORME EN FRANCE ET EN ANGLETERRE
-
-1526-1535
-
-
-Au moment même où le roi faisait à sa soeur cette concession
-très-grave de confier son jeune fils à un docteur récemment condamné
-et poursuivi, il était déjà travaillé par une influence contraire. Sa
-mère étant toujours malade, et Duprat ayant baissé, les affaires
-passaient presque toutes par les mains du seul homme laborieux de la
-cour, Montmorency, qui avait succédé à la faveur de Bonnivet, et qui
-fut sans doute aidé contre Marguerite par la nouvelle maîtresse, alors
-dans la première fleur de sa beauté et de son crédit.
-
-L'admiration que le dévouement fraternel de Marguerite avait causée
-aux Espagnols, tout le monde la partageait, personne plus que le roi
-d'Angleterre. Ses instructions à ses envoyés (mars 1526) donnent
-beaucoup à penser: «ils feront à la duchesse les compliments et
-félicitations du roi pour les travaux et les peines qu'elle a endurés,
-pour la dextérité avec laquelle elle a amené la délivrance de son
-frère. Ils se mettront en rapport avec elle, en parfaite intelligence,
-s'ouvrant à elle en toute chose que l'occasion pourra requérir.»
-
-Que signifient ces mots obscurs? S'agit-il de protestantisme? Non.
-Henri VIII en est trop loin, et les instructions sont écrites par un
-cardinal. Il s'agit de mariage.
-
-Henri VIII était déjà séparé de fait de la reine, incurablement malade
-d'une maladie de femme. Il logeait à part. Il lui gardait beaucoup
-d'estime et d'égards.
-
-Mais chacun voyait qu'un homme fort et de son âge ne vivrait pas
-longtemps ainsi; que, religieux et austère, il n'aurait pas de
-maîtresse. Donc, divorce et mariage.
-
-La chance était belle pour François Ier. Donner pour reine à
-l'Angleterre, à un roi très-dominé par le sentiment conjugal, cette
-soeur qui lui était si parfaitement dévouée, et dont la grâce, la
-supériorité, auraient subjugué Henri VIII, c'eût été, pour ainsi dire,
-être roi d'Angleterre lui-même.
-
-C'est avec un grand étonnement qu'on voit dans les dépêches anglaises
-que le roi semble vouloir empêcher l'ambassadeur d'Henri VIII de
-causer avec Marguerite. Il l'interrompt, l'éloigne de sa soeur, craint
-de les laisser ensemble. (Avril 1526.)
-
-On doit croire que la coterie cléricale et les partisans de l'Espagne
-qui se groupaient dès cette époque autour de Montmorency, redoutaient
-infiniment l'influence qu'une telle reine d'Angleterre, favorable aux
-idées nouvelles, aurait eue sur les deux pays.
-
-Montmorency avait prise sur le roi par son idée la plus chère, par
-l'Italie, avec laquelle, à ce moment, il concluait une ligue. Comment
-s'entendre avec le pape, chef de cette ligue italienne, si l'on
-prenait définitivement parti pour les protestants, si l'on mariait en
-Angleterre celle qui les protégeait en France, celle qui venait
-d'obtenir leur triomphant retour et l'humiliation de leurs ennemis?
-
-De son côté, Wolsey, qui était cardinal, prévoyait, voulait le
-divorce, mais non au profit d'une princesse tellement redoutée du
-clergé.
-
-Les lettres de Marguerite au comte de Hohenlohe, l'ardent mystique de
-Strasbourg, datent avec précision et son espérance et sa chute. En
-mars, elle lui écrit: «Vous pourrez venir en avril. Le roi vous
-enverra chercher.» Et elle lui écrit en juillet: «Je ne puis vous dire
-tout mon chagrin... Le roi ne vous verroit pas volontiers. _La cause
-qui fait qu'on ne s'y accorde_, c'est la délivrance des enfants du
-roi.» Sans doute, Montmorency, le parti catholique et espagnol,
-persuadaient à la grand'mère, au père, que le moyen le plus sûr de
-recouvrer les enfants était de s'arranger avec l'Espagne, ou, si l'on
-n'y parvenait, d'agir avec le pape et l'Italie. Dans l'une et dans
-l'autre hypothèse, il fallait s'éloigner du protestantisme.
-
-Donc, ils arrachèrent du roi l'exil de sa soeur et son mariage de
-Navarre. Imprévoyance des hommes! c'est justement ce mariage qui,
-dissolvant la cour de Marguerite, sépare d'elle et renvoie à Londres
-la jeune Anne Boleyn, qui va conquérir Henri VIII et le séparer de
-Rome.
-
-Marguerite, en pleurs, obéit; elle épouse le roi de Navarre en janvier
-1527. Anne Boleyn, au printemps, rentre en Angleterre. Et c'est au
-printemps de même qu'un envoyé de la France, par un mot hardi, troubla
-à fond la conscience déjà ébranlée d'Henri VIII et décida le divorce.
-
-Cet envoyé parlait avec Wolsey d'un mariage entre François Ier et la
-fille du roi d'Angleterre. Wolsey dit qu'il ne savait si _légalement_
-le roi était libre, ayant déjà l'engagement d'épouser la soeur de
-Charles-Quint. À quoi le Français, piqué, répliqua qu'il voudrait
-aussi qu'on lui prouvât que la fille d'Angleterre était _légitime_, sa
-mère ayant épousé les deux frères,--avec dispense papale;--«mais ce
-qui est interdit de droit divin, le pape n'en peut donner dispense.»
-
-Il n'avait pas dit: _Inceste._ Mais Henri VIII se le dit. Le trait lui
-entra au coeur. La reine avait été si bien la femme du frère aîné
-d'Henri, qu'à la mort de ce frère on la croyait enceinte. Le second
-mariage n'avait eu, pour bénédictions du ciel, que maladies, deuils et
-morts; aucun enfant n'en pouvait vivre, sauf cette triste Marie,
-maladive comme sa mère, et qui ne rappelait en rien la brillante
-vigueur d'Henri VIII. Le divorce était naturel, légitime, s'il en fut
-jamais. Seulement, comment espérer que le pape annulerait une dispense
-donnée par un pape? On apprit à ce moment que Clément était prisonnier
-(mai 1527).
-
-Ceci ouvrait un champ nouveau. Si l'on en croit un bruit alors
-répandu à la cour d'Espagne, François Ier eût offert à Wolsey le
-patriarcat de la France, et Charles-Quint celui des Pays-Bas et de
-basse Allemagne.
-
-La délivrance du pape et de Rome fut le texte populaire d'une nouvelle
-alliance de la France et d'Henri VIII. Wolsey même vint à Compiègne
-demander pour son maître la belle-soeur du roi, Renée, fille de Louis
-XII et d'Anne de Bretagne. Demande grave, insidieuse. La jeune
-princesse tenait de sa mère un droit ou une prétention d'héritière de
-la Bretagne qu'Henri VIII tôt ou tard aurait fait valoir. La mère du
-roi consentait, mais non pas le roi. Ce refus n'allait-il pas rompre
-l'alliance? On l'eût cru, on se fût trompé. Tout était changé à
-Londres pendant l'absence de Wolsey.
-
-Il était resté trois mois en France, beaucoup trop: «Qui quitte sa
-place la perd.» Quand il revint, il trouva que son maître avait un
-maître, et que le roi, jusque-là tout à lui, allait avoir à choisir
-entre son vieux pédagogue et une femme adorée.
-
-On a discuté si la France, l'ancienne conquérante de l'Angleterre, au
-lieu de flotte et d'armée, n'imagina pas cette fois de la prendre par
-une femme. La chose n'est point invraisemblable. Sans cette passion,
-Henri VIII eût amèrement ressenti le refus qu'on lui faisait de Renée,
-et nous perdions son alliance.
-
-Thomas Boleyn, vieux diplomate, fin, clairvoyant, intéressé, aura-t-il
-été sans voir que le roi était excédé de la reine et de toute reine;
-qu'il lui fallait une femme, un amour et du bonheur; que lui, Boleyn,
-avait en sa fille une personne accomplie, non-seulement belle et
-spirituelle, mais résolue, vive, d'un charme invincible; qu'elle
-n'avait qu'à paraître?
-
-Il la fit recevoir parmi les demoiselles de la reine, qu'elle éclipsa
-toutes. Henri VIII retrouva (mais tellement embellie) la petite fille
-du Camp du drap d'or. Tous les jours, il dut la voir parmi ses muettes
-compagnes, froides et silencieuses fleurs. Seule, la Française avait
-la voix, une voix douce, modeste et charmante; elle parlait, riait,
-chantait; elle était la joie de la maison.
-
-Moins ambitieuse qu'on ne l'a dit, elle eût d'elle-même détruit sa
-fortune. À son arrivée, elle avait accueilli un parti très-convenable.
-Wolsey avait grondé le jeune homme, et la reine avait profité de
-l'occasion pour renvoyer la dangereuse demoiselle. Mais, dans
-l'absence de Wolsey, son père la fit revenir à la cour. Elle y brilla,
-donna le ton, la mode. Les femmes la copiaient. Jusque-là,
-innocemment, les Anglaises découvraient leur sein. Anne Boleyn leur
-enseigna par son exemple une réserve plus habile.
-
-Elle avait pu entrevoir, avec quelque vanité, qu'elle avait fort
-troublé le roi. Mais, quand il lui en fit l'aveu, elle en fut
-épouvantée. Il semble qu'elle avait vu son destin. Henri n'avait
-jamais aimé. La passion retardée chez un homme si violent, dont la
-figure assez rude, quoique belle encore, crevait d'orgueil et de sang,
-était faite pour donner effroi. Elle tomba à genoux et demanda grâce,
-disant qu'elle ne pouvait être sa maîtresse; que, d'ailleurs, il était
-marié... Puis, voyant que rien ne l'arrêterait, qu'il renverserait
-tout obstacle, plus terrifiée encore, elle lui dit ce mot plein de
-sens: «Que, si elle épousait son lord et seigneur, elle n'aurait pas
-avec lui la même ouverture de coeur qu'avec un époux de son rang.»
-
-Wolsey s'excusant à son maître de n'avoir pas eu Renée, Henri répondit
-froidement: «Vous pouvez vous consoler; j'épouse Anne Boleyn.»
-
-Le cardinal, désespéré, commença dès lors un jeu qui pouvait lui
-coûter la tête: d'une part, écrivant au pape pour obtenir le divorce;
-d'autre part, l'avertissant que la belle était de l'école de la reine
-de Navarre, hérétique et luthérienne.
-
-Le pape traînait, gagnait du temps, inclinant à droite ou à gauche,
-selon que l'armée française ou celle de l'Empereur avait l'avantage.
-La cour de France, impatiente et qui devinait Wolsey, avait envoyé à
-Londres, pour éclairer de près le ténébreux cardinal, un jeune diable,
-plein d'esprit, pénétrant, flatteur, amusant. C'était le troisième des
-frères Du Bellay, Jean, qui avait pour contenance un évêché de Bayonne
-qu'il ne vit, je crois, jamais. Ce bon et pieux personnage, le parrain
-de Gargantua, fut plus tard ministre du roi pour ses petites affaires
-secrètes du côté des Turcs, le bon ami de Barberousse et le
-correspondant de Soliman. Évêque de Paris, cardinal, il ne fut pas
-loin, dit-on, d'être pape. La chose eût été piquante. Rabelais était
-son Évangile. Il a travaillé plus que personne à créer le Collége de
-France.
-
-Jean Du Bellay, dans ses lettres infiniment amusantes, donne à la fois
-deux spectacles, celui de la cour de Londres, de la violente et
-furieuse impatience d'Henri VIII; celui du sombre grondement du
-peuple, dérangé par le divorce de son commerce de Flandre. Tout cela
-écrit à Montmorency, qui ne désire point le divorce ni la rupture avec
-l'Espagne. Mais du Bellay pousse l'affaire, qui doit rendre
-l'ascendant à la soeur du roi, relever le parti antiespagnol sur les
-ruines de Montmorency.
-
-Wolsey, qui, comme un homme près de tomber, allait de sottise en
-sottise, décida la victoire d'Anne Boleyn en croyant la perdre.
-
-Le roi faisait alors chercher, poursuivre en Allemagne un des Anglais
-protestants qui traduisaient les livres saints et les écrits de
-Luther. Wolsey parvint à avoir un de ces livres, surpris chez Anne
-Boleyn. Celle-ci, sans s'effrayer, court se jeter aux pieds d'Henri
-VIII... À temps. Car Wolsey arrivait avec le volume. Mais la théologie
-eut tort. Le roi prit froidement la chose. Wolsey dès lors était
-perdu. Sa lettre secrète au pape pour empêcher le divorce fut trouvée,
-et l'ordre donné de le mener à la Tour. Le chagrin, la maladie, la
-mort qui lui vint à point, lui épargnèrent l'échafaud.
-
-Les idées nouvelles ayant grande chance de triompher en Angleterre, on
-peut croire que le roi de France était fort porté à les ménager. Ce
-qu'il y eut de persécutions, de supplices, à cette époque, et même
-beaucoup plus tard, à Meaux, Toulouse, etc., doit s'attribuer à une
-influence contraire à celle de la cour, aux Parlements et au clergé.
-François Ier, quoi qu'on ait dit, n'était pas Louis XIV. Il avait la
-force sans doute, mais bien moins l'autorité. Ces grands corps
-procédaient sans lui. On a vu qu'il n'avait sauvé Berquin que par un
-coup de violence, en le faisant enlever par les archers de sa garde.
-
-La seule manière de changer les dispositions du roi, c'était de lui
-faire craindre des troubles dans Paris. Il avait extrêmement le
-souvenir et la crainte «de l'anarchie de Charles VI.» Il l'avait dit
-au Parlement lorsqu'on osa enlever la nuit les potences royales. Le 30
-mai 1528, une Vierge de la rue des Rosiers se trouve un matin mutilée.
-Le protestantisme, comme toute grande révolution, avait toutes sortes
-d'hommes, des violents, des fanatiques. D'autre part, les catholiques
-étaient servis si admirablement par cette mutilation, qu'un des leurs
-avait fort bien pu faire ce pieux sacrilége, si utile à leur parti. La
-Sorbonne et son syndic, Bédier ou Béda, venaient de recevoir du roi la
-plus dure mortification. Ils avaient besoin d'un événement qui
-brouillât tout, émût le peuple, la cour même, changeât la face des
-choses.
-
-Le roi, qui avait appelé le premier artiste du temps, Léonard de
-Vinci, eût voulu attirer aussi le premier écrivain, Érasme. Mais il
-avait refusé. Il n'avait garde de venir, étant violemment poursuivi
-par Béda et la Sorbonne. Ce Béda, supérieur de Montaigu, chef des
-étudiants sans étude qu'on nommait Cappets, tribun de la gueuserie
-pieuse et de la république ignorantine, était roi sur sa montagne, et
-difficilement permettait à l'autre roi, le roi de France, de rien
-usurper chez lui.
-
-Érasme avait indiqué, dans un pamphlet de Béda, quatre-vingts
-mensonges, trois cents calomnies, quarante-sept blasphèmes. L'ami
-d'Érasme, Berquin, suivit cette voie, et, d'accusé se faisant
-accusateur, se chargea de prouver, par l'Évangile, que Béda n'était
-pas chrétien. L'affaire amusa le roi, qui crut l'occasion venue de
-détrôner son adversaire, le redoutable syndic. Il écrivit à
-l'Université que, _comme la Faculté de théologie avait l'habitude de
-calomnier_, il défendait qu'elle imprimât rien sur l'accusation avant
-que l'affaire eût été examinée par l'Université et le Parlement
-(1527).
-
-En 1528, la mutilation de la Vierge venait à point pour Béda. La masse
-générale du peuple tenait fort à ses images, était encore parfaitement
-idolâtre et fétichiste.
-
-Dans cette longue décadence de l'ancienne foi, ce qu'elle gardait de
-plus vivace, c'était l'idolâtrie de la Vierge, plus tard complétée par
-le Sacré-Coeur. Les confréries de la Vierge étaient innombrables, de
-toutes classes, de prêtres et d'étudiants, de marchands, de femmes et
-de filles. Pour ces confréries, un tel acte était plus qu'un
-sacrilége, c'était comme un outrage personnel. Elles allaient remuer
-ciel et terre, agiter, soulever le peuple, accuser surtout le roi de
-protéger les luthériens.
-
-Ces confréries avaient leur centre dans le clergé de Paris, leurs
-assemblées dans les églises, leurs orateurs dans les gens du pays
-latin, docteurs, maîtres, étudiants. La Sorbonne donnait le mot d'une
-part aux confréries, d'autre part aux séminaires, qu'on appelait alors
-colléges, à un peuple d'écoliers robustes dont beaucoup avaient trente
-ans.
-
-On croit que l'esprit de la Ligue n'apparaît qu'à la fin du siècle.
-Grande erreur. Cette fausse démocratie, ennemie de la liberté, ce
-peuple fatal au peuple, sur lequel on a fait dans les derniers temps
-force sots systèmes, tout cela existe déjà dans les Cappets de Béda,
-dans la vermine scolastique. Forts de leur nombre, ivres de cris,
-étalant superbement la crasse de leurs toges habitées, l'armée des
-séminaristes battait de sa vague noire les deux murs de la rue
-Saint-Jacques, venait heurter au Palais fièrement, impérieusement. Et
-par derrière, fort serviles, dociles au moindre signal de _Nos
-Maîtres_ de Sorbonne, qui les faisaient arriver aux cures et autres
-bénéfices.
-
-Il y avait, parmi les serviles, des hommes plus dangereux, fanatiques
-visionnaires, des fous de toute nation. L'université de Paris, étant
-une des dernières qui tînt pour la scolastique et toutes les vieilles
-sottises, était leur école de prédilection.
-
-Les esprits militants aussi sentaient d'instinct que Paris était le
-vrai champ de bataille où devait se débattre à mort la lutte des deux
-esprits.
-
-De l'université d'Alcala, le _chevalier de la Vierge_, Ignace de
-Loyola, un capitaine émérite, blessé, âgé de trente-sept ans, venait
-d'arriver aux écoles de Paris (février 1528), et il y resta sept
-années.
-
-De l'université de Bourges, vouée aux idées nouvelles et protégée par
-Marguerite, un écolier de dix-huit ans venait souvent à Paris, le
-sombre et violent, le savant, l'éloquent Calvin.
-
-De l'université de Montpellier vint aussi, par occasion, un médecin,
-un hardi critique, Rabelais, qui en emporta une vive antipathie, un
-mépris magnifique des uns et des autres.
-
-Un mot de plus sur Loyola, qui dut être certainement acteur, et
-très-ardent acteur, dans cette affaire populaire. Né en 1491, il
-avait, en 1528, trente-sept ans. Il s'était voué à la Vierge depuis
-six années, et avait traversé toutes les phases du mysticisme. Ermite,
-mendiant volontaire, pèlerin à Jérusalem, étudiant à Alcala, il y
-avait formé une association d'étudiants. De même que son compatriote
-Raymond Lulle imagina la fameuse _machine à penser_, Ignace avait
-imaginé une _machine d'éducation_, une discipline automatique, quasi
-militaire, un cours d'_exercices_ qui, des actes corporels menant aux
-spirituels, dresserait l'homme le moins préparé à devenir _soldat de
-Jésus_. La matérialité de cette méthode faisait justement sa force.
-«Loyola, dit son biographe, quand il était tenté du diable, _chassait
-les idées avec un bâton_.»
-
-C'était un Basque de Biscaye, un Don Quichotte très-rusé, mettant un
-grand sens pratique au service de ses visions. Les dominicains
-d'Espagne ne le comprirent pas, censurèrent son livre des _Exercices_
-et l'emprisonnèrent. Mais l'archevêque de Tolède, qui sentit mieux que
-les moines toute la portée d'un tel homme, lui enjoignit «d'_acheter
-robe et bonnet d'étudiant_» et d'aller s'établir aux écoles. Il dut
-être d'autant mieux reçu à Paris, que Béda, le chef réel de
-l'Université, était intime avec les Espagnols.
-
-Un noble capitaine, brave, glorieusement blessé, un pèlerin de
-Jérusalem, qui avait vu l'Europe et l'Asie, dut prendre aisément
-ascendant sur les écoliers. Sa figure eût suffi pour le désigner. Il
-était chauve, dit son premier biographe; il avait le nez fort bossu
-d'en haut, large, aplati par en bas, des yeux battus, déprimés à force
-de pleurer. Personne n'eut plus le don des larmes; à chaque instant il
-pleurait par averses et à torrents. Ajoutez à ce portrait des
-paupières contractées et basses, pleines de rides et de plis, où
-logeaient, cachés à l'aise, la passion et le calcul, la force d'une
-idée fixe.
-
-Sa réputation de piété était si grande, que deux de ses compatriotes,
-Lainez et Salmeron, firent ce long voyage uniquement pour le voir. Ses
-maîtres devinrent ses disciples; son répétiteur, le Savoyard Le
-Febvre, un professeur de philosophie, François Xavier, de Pampelune,
-se donnèrent à lui, avec d'autres, Espagnols, Français, et, sous ce
-grand capitaine commençant leurs _exercices_, devinrent les premiers
-soldats de la redoutable armée de la Vierge et de Jésus.
-
-L'historiette d'après laquelle on aurait voulu fouetter ce saint, cet
-homme exemplaire, ce militaire de quarante ans, ne mérite pas qu'on en
-parle. Je croirais tout au contraire que, dans cette campagne ardente
-que firent les étudiants pour l'honneur de la Vierge, Ignace figura
-honorablement et comme un des capitaines. Et, si l'on voulait supposer
-que ce vaillant homme, si passionné, ce _chevalier de la Vierge_,
-s'enferma dans de tels jours avec sa grammaire, restant neutre et
-s'abstenant, je ne le croirais jamais et dirais hardiment: Non.
-
-La question était posée sur le pavé de Paris d'une manière redoutable.
-La masse était pour les images, et, sous la bannière du clergé, des
-Cappets, des confréries, marchait contre les protestants. Le roi ne
-pouvait manquer de suivre ce mouvement. Faisant la guerre pour le
-pape, il avait à coeur de prouver qu'il était bon catholique. Il était
-d'ailleurs irrité de voir compromettre l'ordre et mépriser l'autorité.
-L'occasion était dramatique. On était sûr qu'il voudrait paraître,
-figurer en public, montrer en cérémonie ce beau roi, ce pompeux
-acteur.
-
-Pendant toute une semaine, il y eut des processions expiatoires;
-toutes les rues étaient tendues. Procession grave et nombreuse du
-clergé de Paris. Procession infinie, bruyante, du noir peuple
-universitaire, de la Sorbonne surtout et du victorieux Béda, de ses
-effrénés Cappets, des quatre ordres mendiants. La procession enfin,
-éblouissante et splendide, du roi, des grands, de la noblesse. Le roi,
-ayant à sa droite le cardinal de Lorraine, alla le premier jour
-demander pardon à l'image. Le lendemain, il y retourne, descend la
-Vierge mutilée, et à la place en met une d'argent. Tout cela avec une
-piété, une tendresse, une émotion, qui lui gagnèrent le coeur du
-peuple. Quand il eut placé la statue et redescendit, il avait les yeux
-pleins de larmes.
-
-Mais ce n'était rien encore. Il n'y avait pas eu de supplices. Quoique
-l'image mutilée eût été en grande pompe déposée dans Saint-Gervais,
-elle ne se tint pas tranquille: elle opéra des miracles, ressuscita
-des enfants.
-
-Ces choses contre la nature n'arrivaient guère qu'il n'en sortît des
-événements réellement dénaturés et horribles. On devait en attendre
-quelque affreuse tragédie. Il fallait seulement trouver un gibier sur
-qui lâcher la meute, une victime, si l'on pouvait, distinguée par la
-fortune, le rang et l'esprit; on était sûr que la chasse serait
-populaire. Les protestants malheureusement, sauf deux ou trois bien
-connus, étaient presque tous pauvres diables, ouvriers; il y avait
-quelques marchands. De nobles, il n'y en avait pas, sauf Farel et un
-autre, qui avaient passé en Suisse. Il ne restait que Berquin.
-
-La chose était fort scabreuse. Il s'agissait d'un homme certainement
-aimé du roi, autorisé par lui dans son accusation récente contre la
-Sorbonne. Le Parlement hésitait. Un miracle fit encore l'affaire. Un
-serviteur de Berquin, qui, dit-on, allait brûler des livres qui le
-compromettaient, passe devant une image de la Vierge, est frappé,
-s'évanouit. On trouvait justement sur lui les preuves dont on avait
-besoin. Un dominicain les saisit et les porte au Parlement.
-
-Entre le roi et la Sorbonne, entre l'enclume et le marteau, le
-Parlement crut prendre un temps moyen. Il condamna Berquin, mais non
-pas à mort, seulement à finir ses jours dans un _in pace_ au pain et à
-l'eau. Appel au roi. Mais il était à Blois. Le Parlement, mécontent de
-l'appel, étourdi des cris, entraîné, enveloppé, rendit cette sentence
-atroce: Que Berquin mourrait dans deux heures. Il était dix heures du
-matin. Il fut étranglé, brûlé à midi.
-
-Pendant que le roi s'étonne, s'indigne de tant d'audace, Béda lui fait
-une guerre plus directe et plus personnelle.
-
-Notre ambassadeur à Londres, Jean du Bellay, était revenu à Paris
-pour obtenir de la Faculté une décision favorable au divorce. Affaire
-véritablement grave, où Henri VIII jouait sa couronne. Londres et le
-commerce anglais étaient furieux de la rupture avec la Flandre. Le
-grand chancelier d'Espagne, Gattinara, avait dit: «Il sera chassé dans
-trois mois.» La femme répudiée, Catherine d'Aragon, une sainte
-Espagnole douée de toute l'opiniâtreté aragonaise, devenait le centre
-des résistances. Elle envoya à Henri VIII une prophétesse épileptique
-pour le menacer. Les ardents champions de la reine, les moines, en
-présence d'Henri, prêchèrent que son sang, comme celui d'Achab, serait
-léché par les chiens.
-
-La décision des universités du continent pour ou contre le divorce
-devait avoir un grand poids près du peuple d'Angleterre. Il ne tint
-pas à Béda que la Faculté de Paris ne fût contre. Il s'entendait
-publiquement avec les docteurs espagnols que Charles-Quint avait
-envoyés, et travaillait bravement avec eux pour l'Empereur.
-
-Au premier mot que Du Bellay dit à la Sorbonne, Béda l'arrêta, disant:
-«On sait que le roi veut complaire au roi d'Angleterre.»
-
-François Ier essaya d'influencer la Sorbonne par le Parlement. Mais ce
-corps, souvent servile pour le roi, l'était bien plus pour le clergé.
-Il fit le mort. Béda vainqueur, fit décider par la Sorbonne qu'elle ne
-ferait rien _que par ordre du roi_, lui renvoyant ainsi toute la
-responsabilité de la chose, le forçant de se déclarer nettement pour
-Henri VIII, de briser avec Charles-Quint. Le roi sollicita, négocia et
-ne l'emporta qu'à une faible majorité.
-
-Il eût voulu une enquête sur les manoeuvres de Béda. À la première
-séance, comme on recueillait les votes, les partisans de ce dernier
-avaient arraché les pièces au bedeau et empêché de voter. Ce bedeau,
-gardien des registres, avouait qu'on l'avait forcé de faire un faux
-dans le procès-verbal. Le Parlement éluda, ajourna l'enquête, disant
-_qu'elle nuirait plutôt au roi d'Angleterre_, c'est-à-dire irriterait
-la Sorbonne contre les deux rois.
-
-François Ier était d'autant plus ulcéré de l'entente de Béda avec les
-Espagnols, qu'à ce moment il venait de recouvrer ses enfants, et
-trouvait sur leur visage, changé et méconnaissable, la trace de leur
-captivité. Béda, dans ce moment d'humeur, pouvait payer pour
-Charles-Quint. Le roi parlait de le faire enlever. C'eût été le faire
-adorer. Les sots l'auraient canonisé.
-
-Le mieux était certainement, sans frapper la vieille Sorbonne, de lui
-élever en face une vraie école de science, école _laïque_, _gratuite_,
-qui enseignât _pour tous_, librement, en pleine lumière, à portes
-ouvertes! et fît déserter peu à peu le nid des chauves-souris.
-
-Rien n'indique que le roi n'ait bien vu ni bien compris un but
-tellement élevé. L'idée, très-probablement, n'appartient qu'à trois
-personnes: Budé, Jean Du Bellay et la reine de Navarre.
-
-Le roi, blessé en 1521, avait fait le voeu de bâtir une église et un
-vaste collége, établissement magnifique, mais, par l'édifice et
-l'emplacement, qui eût été celui de l'hôtel de Nesle en face du
-Louvre, magnifique par le nombre des écoliers, qui eussent été six
-cents pensionnaires et des enfants de quinze ans. Il fallut beaucoup
-de temps pour que Budé, son bibliothécaire, lui transformât son idée
-et relevât jusqu'à celle d'une haute école publique, libre, grande par
-la science.
-
-Heureusement, François Ier, qui avait longtemps rêvé de croisade, de
-Constantinople, etc., aimait le grec, qu'il ne savait point, et
-voulait l'introduire en France. Il aimait la longue barbe du bon vieux
-Jean Lascaris, quasi-centenaire, qui avait enseigné déjà à Paris sous
-Louis XI. Mais le grec, pour la Sorbonne, c'était déjà une hérésie.
-Budé écrit à Rabelais l'obstacle invincible que mettaient les
-théologiens à l'enseignement de la langue d'Homère.
-
-On profita en 1529 de l'irritation de François Ier contre la Sorbonne.
-À ce moment où, rassuré par le traité de Cambrai, il se mit à bâtir de
-tous côtés, Budé obtint, non pas qu'il bâtît le Collége de France,
-mais qu'il fondât seulement deux chaires (de grec et d'hébreu). En
-attendant que ce collége eût sa maison à lui, on professa modestement
-dans un petit collége universitaire. La nouvelle école enseigna
-d'abord chez ses ennemis.
-
-Les chaires, en 1530, furent portées de deux à cinq.
-
-Deux de grec furent données à Toussain, ami d'Érasme, et à Danès,
-noble de Paris; deux d'hébreu à deux réfugiés italiens, juifs
-convertis de Venise, que protégeait Marguerite. L'un d'eux eut pour
-successeur le savant français Vatable.
-
-Mais ce qui fut admirable, comme première porte ouverte à
-l'enseignement encyclopédique, c'est qu'aux chaires de langues
-sacrées on en joignit une de mathématiques. On pouvait prévoir que peu
-à peu toutes les sciences forceraient l'entrée, se feraient place,
-formeraient par leur réunion l'école universelle de la libre critique
-et de la rénovation de l'esprit humain.
-
-La médecine y professe dès 1542, avec la philosophie. Au latin,
-enseigné dès 1534, se joignent l'arabe et le syriaque, le droit, etc.
-
-Glorieuse école qui attend encore son histoire. Elle rompit la
-dernière chaîne qui attachait l'homme au passé, quand Ramus en immola
-la plus respectable idole, Aristote, et scella la révolution de son
-sang.
-
-Elle a eu deux gloires immenses, enseignant surtout deux choses,
-l'Orient et la nature.
-
-Là, les rabbins vinrent apprendre l'hébreu aux leçons de Vatable. Là,
-les Parses vinrent de l'Inde redemander à Burnouf leur langue oubliée.
-
-Champollion et Letronne y ont exhumé l'Égypte. Cuvier, Ampère, Savart,
-et autres grands inventeurs, y ont renouvelé les sciences naturelles.
-
-Celles de l'homme non plus n'y ont pas été stériles, quand trois amis,
-d'une parole émue et sincère, suscitèrent, dans un temps d'abjection,
-une étincelle morale, et dans un temps de discorde, enseignèrent la
-_grande amitié_.
-
-Mot saint qui, pour toute âme vraiment vivante et humaine, veut dire
-l'harmonie des coeurs qui fait celle de l'esprit et féconde
-l'invention.
-
-Mot sacré, antique, par lequel l'instinct prophétique de nos pères
-avait désigné la Patrie.
-
-Était-ce en vain? Étions-nous abusés? Fut-ce une illusion, quand la
-flamme morale, tombée sur cette foule ardente, nous revenait plus vive
-et plus profonde? Quand les yeux répondaient des coeurs, quand
-l'éclair de tant de regards jurait que la Patrie était pour jamais
-fondée là?
-
-Non, rien n'est effacé, et ce ne fut pas une erreur. Nous nous
-obstinons à le croire. Les murs mêmes paraissaient émus, et tels ils
-sont restés, qu'on y regarde bien. Les voûtes frémissantes n'ont pas
-désappris cet écho.
-
-
-
-
-CHAPITRE XVIII
-
-FLUCTUATION DU ROI ENTRE L'ANCIEN ET LE NOUVEL ESPRIT
-
-1530-1535
-
-
-En l'année 1526, et bien avant le divorce, Henri VIII s'était fait
-lire une pièce qui courait dans Londres: _la Supplique des Mendiants_.
-
-«C'est la lamentable complainte qu'adressent à Votre Altesse vos
-suppliants, pauvres monstres qu'on ose à peine regarder, les lépreux,
-culs-de-jatte, boiteux et autres infirmes dont le nombre croît
-toujours, et qui meurent de faim... Ce grand nombre est venu de ce que
-jadis, dans votre royaume, s'est glissée une race de faux mendiants,
-qui s'appellent évêques, abbés, prêtres, moines. Ils se sont approprié
-les plus riches seigneuries; ils tirent la dîme de tout, même des
-gages des valets; il n'est pauvre ménagère qui, pour être absoute à
-Pâques, ne donne dîme de ses oeufs... Chassez ces mendiants robustes,»
-etc.
-
-Cette verte réclamation des aveugles et des boiteux était celle de
-tout le peuple, tout entier boiteux et aveugle. La question de la
-Réforme était de le redresser, de le mettre sur ses jambes et de lui
-rendre des yeux.
-
-Déjà elle avait cet effet dans la Suisse, dans la Souabe, dans toute
-l'Allemagne du Nord. Elle appliqua les biens du clergé surtout à la
-création des écoles. Ses grands hommes, Luther et Zwingli, ne furent
-pas seulement des théologiens, mais les instituteurs du peuple.
-
-Qui n'adorerait Luther en le voyant, au moment le plus périlleux de sa
-vie, le plus tiraillé, le plus occupé, parmi ses disputes, ses
-lettres, ses prédications, ses leçons de théologie, entre un monde qui
-s'écroule et un monde qui commence, _enseigner le soir les petits
-enfants_? (13 mars 1519.)
-
-Et Calvin, si dur et si sombre dans sa création de Genève, qu'a-t-il
-fait surtout? Une école. Non-seulement la haute école des héros et des
-martyrs, mais d'abord et principalement l'humble école qui commençait
-tout, l'école primaire, élémentaire. Sa sollicitude pour l'enfant,
-jusque dans les moindres choses, est admirable et commande le respect
-du monde.
-
-L'école, c'est le premier mot de la Réforme, le plus grand. Elle écrit
-en tête de sa révolution ce devoir essentiel de l'autorité publique:
-_Enseignement universel_, écoles de garçons et de filles, écoles
-libres et gratuites, où tous s'assoiront, riches et pauvres.
-
-Que veut dire _pays protestants_? Les pays où l'on sait lire, où la
-religion tout entière repose sur la lecture.
-
-_C'est pour la première fois qu'on parle de l'enseignement des
-filles_, qu'on s'occupe de former celles qui, bientôt, comme femmes et
-mères, auront à former leurs fils.
-
-La lecture, l'écriture, l'instruction religieuse, un peu d'histoire,
-beaucoup de chant.
-
-_C'est pour la première fois que l'enseignement universel de la
-musique est institué._
-
-L'homme qui, plus qu'aucun autre, exécuta la pensée de Luther, fit les
-livres, fonda les écoles, dirigea ce mouvement, qui est une seconde
-Réforme, tout aussi grande que l'autre, c'est l'illustre Mélanchthon,
-où Bossuet n'a voulu voir qu'un réformateur timide, un hérétique
-peureux, qui avance et qui recule. En réalité, il a eu le rôle le plus
-actif dans la création d'une nouvelle Allemagne, inspirée de lui,
-animée de lui, et qui doit se dire la fille de Mélanchthon.
-
-Quelques gaspillages que les princes aient fait des biens
-ecclésiastiques, la majeure partie revint à sa vraie destination, aux
-écoles, aux hospices, aux communes, à ses vrais propriétaires, le
-pauvre, le vieillard, l'enfant, la famille laborieuse.
-
-Cette suprême question du temps se pose vers 1530, après le traité de
-Cambrai: que vont faire pour la Réforme les deux premiers souverains
-de l'Europe?
-
-Le rôle de l'Empereur est tout tracé. Roi d'Espagne, il est
-catholique, point du tout impartial (quoi qu'en dise Robertson). Né
-Flamand, grand ami des moines, puissamment influencé par un
-confesseur dominicain, s'il tient peu de compte du pape, c'est qu'il
-se sent le vrai pape, le chef et défenseur de l'Église catholique.
-L'Espagne s'est toujours sentie plus catholique que Rome. Il agira
-contre Luther, mais, s'il peut, par un concile, pour réformer le pape
-même. Et c'est ce qui rapprochera celui-ci de François Ier. Le premier
-fruit que Charles-Quint tire de son traité de Cambrai, c'est de
-pouvoir menacer l'Allemagne, de tirer de la diète d'Augsbourg la
-condamnation des protestants. Ils se liguent à Smalkalde et
-s'adressent à François Ier (1532).
-
-Donc, celui-ci, courtisé des protestants d'Allemagne et d'Angleterre,
-d'autre part du pape, est l'arbitre réel de la question religieuse.
-
-Elle est tranchée pour Charles-Quint, qui, de toutes façons, sera le
-champion du catholicisme.
-
-Notez que le roi de France est libre, parfaitement libre. Le côté du
-protestantisme qui repoussa la Renaissance, qui épouvanta la France
-par sa sombre austérité, Calvin et Genève ne sont pas encore. Jusque
-vers 1540, le protestantisme est flottant, indécis et divisé entre
-vingt écoles diverses. Il n'a pas fixé la formule, le code de la
-résistance religieuse. S'il effraye par l'anabaptisme, il rassure par
-les côtés humains, généreux de Zwingli, par l'aimable et pieuse figure
-du doux Mélanchthon.
-
-Le moment vraiment décisif pour François Ier fut le 21 octobre 1532.
-Sur l'appel des confédérés de Smalkalde contre l'oppression de
-l'Empereur, les rois de France et d'Angleterre se réunirent à
-Boulogne. Henri VIII était venu avec Anne Boleyn. Il avait pris son
-parti, aboli les tributs que son Église payait à Rome, et déclaré à
-son clergé qu'il devait choisir entre ses deux serments au pape et au
-roi. Ceci tendait tout au moins à faire un patriarcat, comme déjà on
-l'avait proposé dans la captivité du pape. Henri voulait de plus une
-ligue de la France et de l'Angleterre pour la protection de
-l'Allemagne. François Ier, retenu, contre son intérêt visible, par sa
-mère, par Montmorency, par Duprat, François Ier se tira des instances
-d'Henri VIII en faisant la galanterie de faire danser Anne Boleyn.
-Tout finit par une ligue soi-disant contre le Turc et par une petite
-somme qu'on envoya aux Allemands.
-
-Les historiens systématiques n'ont pas manqué d'admirer toutes ces
-tergiversations. Ils y mettent la suite et l'ensemble qui n'y fut
-jamais, y voient déjà l'essai habile du système d'équilibre. Ce fut
-tout simplement l'effet des influences de cour qui se balançaient. Le
-vieux Duprat était légat et voulait devenir pape, Montmorency
-connétable; ils tiraient à droite, du côté espagnol et papal. La
-duchesse d'Étampes, l'amiral Brion (Chabot), par moments la soeur du
-roi et les Du Bellay, l'inclinaient à gauche, vers Henri VIII, les
-protestants, Soliman. Ce n'était pas un équilibre, c'étaient des
-chutes alternatives, lourdes, dangereuses, souvent des contradictions
-violentes, qui crevaient les yeux, irritaient l'opinion.
-
-Par exemple, à trois mois de distance, il se lie intimement avec le
-pape pour regagner l'Italie, et il appelle Barberousse, l'effroi,
-l'horreur de l'Italie, de l'Europe, détruisant à l'instant même ce
-qu'il a essayé de faire.
-
-L'équilibre européen qu'on voit ici bien à tort ne fit rien pour lui
-dans les deux crises suprêmes de 1536 et 1544. La France se sauva
-seule.
-
-Revenons.
-
-Il suffit, pour attraper un enfant, de lui montrer une pomme. À ce
-grand enfant, le pape montrait le duché de Milan.
-
-Le duc de Milan, malade, sans postérité, négociait aussi secrètement
-avec lui contre son tyran, l'Empereur, et pourtant priait l'Empereur
-de lui faire épouser sa nièce.
-
-Sur ces amorces, le roi envoie à Milan un italien francisé, Maraviglia
-ou Merveille, un sot étourdi, glorieux, qui négocie à grand bruit,
-menace les impériaux. Ses gens, grands bretteurs, les défient.
-Riposte, les épées tirées; un Espagnol est tué. Que fait le duc de
-Milan? Effrayé de voir tout connu, il perd la tête, fait prendre
-l'agent de François 1er, et, pour regagner l'Empereur, le décapite la
-même nuit (7 juillet 1533). L'Empereur immédiatement donne sa nièce à
-Sforza.
-
-Le roi reconnut ce jour-là sa situation, son isolement, le mépris
-qu'on faisait de lui.
-
-Ce coup de fouet le réveilla, mais pour le précipiter plus avant dans
-sa sottise. Il s'unit d'autant plus au pape, prend sa nièce pour un de
-ses fils. Le pape, libéralement, donne en dot Parme et Plaisance,
-terre papale, que nous n'eûmes point, Pise et Livourne, que son cousin
-Médicis n'avait nulle envie de livrer; enfin des mots et du vent.
-L'affaire est caractérisée par l'aveu du roi: «Nous avons pris une
-fille toute nue.» La dot réelle était l'alliance du pape. Belle et
-solide avec un vieux pontife malade qui va mourir demain!
-
-Le roi fit brusquement la chose à Marseille; le mariage bâclé,
-consommé, il revint avec cette nièce (Catherine de Médicis), plus une
-patente du pape pour brûler les luthériens. Les Anglais lui firent
-honte d'avoir humilié sa couronne, de s'être fait le lieutenant de la
-police papale et le sbire de l'évêque de Rome.
-
-Ce voyage, cette intimité avec le pontife, avait produit son effet
-naturel à Paris. L'Université, que le Parlement même conseillait de
-réformer, loin de subir cette réforme, devint tout à coup agressive.
-Elle s'en prit violemment à la soeur du roi, qu'il avait laissée à
-Paris. On la frappa dans son aumônier, le doux et mystique Roussel,
-qui prêchait au Louvre. On la frappa en elle-même, en son livre, le
-_Miroir de l'âme pécheresse_, rêverie tendre et monotone, qui n'était
-pas plus protestante qu'une foule d'autres livres mystiques.
-
-Les protestants, du reste, comme les catholiques, hardis de l'absence
-du roi, essayaient d'agir. Profitant de la réforme qu'on faisait dans
-l'Université, ils avaient réussi à faire porter au rectorat un des
-leurs, ami de Calvin. Il s'avoua protestant. Le Parlement le
-poursuivit. Il s'enfuit en Suisse, Calvin en Saintonge, où il se
-cacha, protégé par la reine de Navarre.
-
-C'est sur elle que tout retomba. Les moines répandirent dans les
-chaires un mot, du reste vraisemblable: Que, le roi jurant au pape
-qu'il voudrait chasser tous les luthériens, Montmorency aurait dit:
-«Commencez donc par votre soeur.»
-
-Après la chaire, le théâtre. Ils firent jouer sur les tréteaux par la
-bande des Cappets, _cette furie_, cette Hérodiade. On proposait de la
-mettre dans un sac et de la jeter à la Seine.
-
-Le roi, au retour, ne put se dispenser de commencer une enquête. Il
-emprisonna Béda. Les Du Bellay, qui parvinrent, par adresse et par
-argent, à faire agir les protestants d'Allemagne contre la maison
-d'Autriche, se trouvèrent forts auprès du roi. Jean du Bellay obtint
-de lui qu'il appellerait Mélanchthon à Paris pour conférer sur la
-réunion des deux Églises. S'il venait, il était possible que son
-insinuation, sa douceur, son charme, gagnassent un esprit aussi mobile
-que celui du roi.
-
-Une histoire fort scandaleuse eût aidé à noyer les moines. Les
-cordeliers d'Orléans venaient d'être pris pour une farce sacrilége. La
-femme du prévôt de cette ville étant morte sans leur faire de legs,
-ils voulurent faire croire qu'elle était damnée. Comment en douter?
-Aux heures de matines, son âme plaintive errait, gémissait dans les
-voûtes de l'église. Les cordeliers déclarèrent qu'ils n'y feraient
-plus l'office. À grand bruit, ils emportèrent le saint sacrement, les
-reliques. Cela n'allait pas moins qu'à faire déterrer la damnée et la
-jeter à la voirie. Malheureusement le prévôt obtint un ordre du roi
-pour fouiller l'église, malgré les priviléges ecclésiastiques. Il
-trouva, empoigna l'âme, qui était un jeune novice. Tous furent amenés
-à Paris, jugés, condamnés à l'amende honorable.
-
-Le parti était bien malade. Un événement imprévu le sauva, comme en
-1528.
-
-En juin 1534, comme on parlait beaucoup des insurgés d'Allemagne, des
-anabaptistes de Munster et de leur polygamie, on prit à Paris, on
-brûla un moine marié, qu'on dit polygame, voulant le confondre avec
-les anabaptistes, le donner pour un précurseur de leurs jacqueries
-fanatiques.
-
-Le 18 octobre de la même année, le roi, alors à Blois, se levant le
-matin et sortant de sa chambre, voit sur sa porte même un placard
-contre la messe, comme ceux que les protestants avaient déjà affichés.
-Il fut hors de lui, pâlit de tant d'audace, d'un si direct affront à
-la majesté royale.
-
-Ces doctrines, qui venaient de faire une république à Munster, de
-chasser le prince-évêque, puis d'y faire le _roi tailleur_, le fameux
-Jean de Leyde, l'épouvantèrent. On lui montra le spectre de
-l'anabaptisme. On lui fit croire que ces prétendus anabaptistes de
-Paris voulaient faire un massacre général des catholiques, brûler le
-Louvre, etc. L'ambassadeur d'Espagne l'écrit comme chose sûre à
-Madrid.
-
-Rien de plus saint, de plus pur, que les origines du protestantisme
-français. Rien de plus éloigné de la sanglante orgie de Munster.
-
-Le premier martyr parisien fut un jeune ouvrier d'une vie tout
-édifiante. Il était paralytique, et on le prit dans son lit. Celui-là,
-à coup sûr, n'avait pas été à Blois.
-
-Il avait été d'abord un garçon leste et ingambe, vif, farceur,
-véritable enfant de Paris. Frappé par un accident, il n'en était pas
-moins resté un grand rieur. Assis devant la porte de son père, qui
-était un cordonnier, il se moquait des passants. Un homme dont il
-riait approche et dit avec douceur: «Mon ami, si Dieu a courbé ton
-corps, c'est pour redresser ton âme.» Il lui donne un Évangile.
-Étonné, il prend, lit, relit, devient un autre homme. Son infirmité
-augmentant, il resta six ans dans son lit, gagnant sa vie à enseigner
-l'écriture ou à graver sur des armes de prix, ce qui le mettait à même
-de donner aux pauvres et de les gagner à l'Évangile.
-
-Sur son martyre, nous ne suivrons pas les récits protestants de Bèze,
-Crespin, etc. Nous préférons le récit plus ancien d'un fort zélé
-catholique, le _Bourgeois de Paris_ (publié en 1854). Il trouve ces
-horreurs admirables, en donne tout le détail, en accuse beaucoup plus
-que n'avaient dit les protestants.
-
-Pendant six mois, de novembre en juin, continuèrent dans Paris les
-sacrifices humains.
-
- «Audict an 1534, 10 novembre, furent condamnés sept personnes à
- faire amende honorable en un tombereau, tenant une torche
- ardente, et à être brûlées vives. Le premier desquels fut
- Barthélemy Mollon, fils d'un cordonnier, impotent, qui avoit
- lesdicts placards. Et pour ce, fut brûlé tout vif au cimetière
- Saint-Jean.--Le second fut Jean Du Bourg, riche drapier,
- demeurant rue Saint-Denis, à l'enseigne du Cheval noir. Il avoit
- lui-même affiché de ses écriteaux. Il fut mené faire amende
- honorable devant Notre-Dame, et de là aux Innocents, où il eut le
- poing coupé, puis aux Halles, où il fut brûlé tout vif, pour
- n'avoir pas voulu accuser ses compagnons.--Le troisième, un
- imprimeur de la rue saint-Jacques, pour avoir imprimé les livres
- de Luther. Brûlé vif à la place Maubert.--Le 18 novembre, un
- maçon, brûlé vif rue Saint-Antoine.--Le 19, un libraire de la
- place Maubert, qui avoit vendu Luther, brûlé sur ladite
- place.--Un graînier aussi et un couturier demeurant près
- Sainte-Avoye. Mais pour ce qu'ils en accusèrent et promirent d'en
- accuser d'autres, la cour les garda.
-
- «Le 4 décembre, un jeune serviteur brûlé vif au Temple. Le 5, un
- jeune enlumineur brûlé au pont Saint-Michel. Le 7, un jeune
- bonnetier fut, devant le Palais, battu nud au cul de la
- charrette, et fit amende honorable.
-
- «Le 21 janvier, trois luthériens (dont le receveur de Nantes)
- brûlés rue Saint-Honoré, et un clerc du Châtelet; un fruitier
- devant Notre-Dame. Le 22, la femme d'un cordonnier près
- Saint-Séverin, lequel étoit maître d'école et mangeoit de la
- chair le vendredi et le samedi.
-
- «Le 16 février, un riche marchand, de cinquante à soixante ans,
- estimé homme de bien, brûlé au cimetière Saint-Jean.
-
- «Le 19, un orfèvre et un peintre du pont Saint-Michel, battus de
- verges.--Le 26, un jeune mercier italien, et un jeune écolier de
- Grenoble, furent brûlés; l'écolier, pour avoir affiché la nuit
- des écriteaux (par ordre d'un maître de l'Université, chez qui il
- demeurait).
-
- «Le 3 mars, un chantre de la chapelle du roi, _qui avoit attaché
- au château d'Amboise, où étoit le roi_, quelques écriteaux, fut
- brûlé à Saint-Germain-l'Auxerrois.
-
- «Le 5 mai, un procureur et un couturier furent trainés sur une
- claie au parvis Notre-Dame, et menés au Marché aux pourceaux,
- _pendus à chaînes de fer, et ainsi brûlés... Et de même_, un
- cordonnier au carrefour du Puys-Sainte-Geneviève, qui mourut
- misérablement sans soi repentir.
-
- «_Et furent leurs procès avec eux brûlés._»
-
-Dans ce récit d'un Parisien contemporain, et qui put être témoin
-oculaire, on voit énoncée la cruelle aggravation de peine qui commence
-alors (en novembre). Les condamnés ne furent pas préalablement
-étranglés, mais effectivement _brûlés vifs_. Et, cette peine ne
-suffisant pas, on imagina en mai cet atroce suspensoire des _chaînes
-de fer_ qui soutenait le patient et prolongeait le supplice, empêchant
-le corps de s'affaisser et de disparaître dans le feu.
-
-Les _procès brûlés_ avec les hommes, par une précaution infernale,
-ont rendu très-difficile d'écrire avec certitude les actes de ces
-martyrs.
-
-Rien n'indique que le roi se soit imposé le supplice de voir ces
-horribles spectacles, plus choquants qu'on ne peut dire par les
-convulsions des patients et l'odeur des chairs brûlées. Il ne vint à
-Paris que le 21 janvier, sortit à huit heures du matin, alla du Louvre
-à Saint-Germain-l'Auxerrois, et de là, en grande pompe, à travers les
-rues tapissées, suivit la procession du clergé, qui porta le saint
-sacrement de reposoir en reposoir. À chacun, il s'arrêta et fit ses
-dévotions. Puis il dîna à l'évêché. Il y vit l'amende honorable.
-
-Si le roi eût assisté aux exécutions, le _Bourgeois_, excellent
-catholique, ne manquerait pas de le remarquer avec orgueil et de
-consigner le fait.
-
-Huit jours auparavant (13 janvier 1535), la Sorbonne avait tiré du roi
-une incroyable ordonnance qui supprimait l'imprimerie. Elle n'a pas
-été conservée, mais le fait est prouvé par la suspension qu'accorda le
-roi (26 février).
-
-Le clergé s'y prenait trop tard. L'art fatal avait tout enveloppé. Et
-la Presse était plus qu'un art: c'était un élément nécessaire, comme
-l'air et l'eau. L'air est bon, il est mauvais; sain ici, là insalubre.
-N'importe. C'est la condition suprême de l'existence. On ne supprimera
-pas la respiration, ni pas davantage la Presse.
-
-D'après un calcul vraisemblable (voir Daunou et Petit-Radel,
-Taillandier, etc.), l'imprimerie a donné, avant 1500, quatre millions
-de volumes (presque tous in-folio). De 1500 à 1536, dix-sept millions.
-Après, on ne peut plus compter.
-
-Dans les dix premières années de Luther, les publications décuplent en
-Allemagne. En 1533, il y a déjà dix-sept éditions de l'Évangile
-allemand à Wittemberg, treize à Augsbourg, treize à Strasbourg, douze
-à Bâle, etc.
-
-Le catéchisme de Luther est bientôt tiré à cent mille, etc., etc.
-(Schoeffer, _Influence de Luther sur l'éducation_). La Suisse et les
-Pays-Bas, la France, l'Angleterre, le Nord, font d'incroyables efforts
-pour rejoindre l'Allemagne.
-
-La demande de la Sorbonne était tellement ridicule, que les
-parlementaires, jusque-là alliés des sorbonnistes, réclamèrent contre
-eux. Budé et Jean Du Bellay démontrèrent au roi que la chose était et
-inepte et impossible.
-
-Le clergé tourna l'obstacle. Il obtint qu'il y aurait censure, des
-censeurs élus par le Parlement. Et peu après, en 1542, il tira la
-chose des mains du Parlement, et se fit censeur.
-
-Cependant, de toutes parts, la voix publique s'élevait contre
-l'horrible inconséquence de poursuivre les protestants à Paris et de
-les aider en Allemagne, de traiter avec les Turcs et de brûler les
-chrétiens.
-
-Les Allemands, il est vrai, avaient détruit l'anabaptisme (communiste
-et polygame). Mais, à Paris, avec quelque furie qu'eût été menée la
-chose, les pièces brûlées avec les hommes, les procès détruits, la
-lumière éteinte, il n'était que trop certain que pas un de ces
-infortunés n'était anabaptiste. Autre était l'école française, toute
-chrétienne, soumise aux puissances.
-
-C'était justement le moment où les protestants d'Allemagne, avec
-l'argent de France, avaient, par un coup rapide, enlevé le Wurtemberg
-à la maison d'Autriche et au catholicisme, forçant Ferdinand à
-accepter le fait accompli, à confirmer l'édit de tolérance.
-
-Il en était résulté une vaste explosion protestante. Tout ce qui
-restait catholique par peur de l'Autriche parla haut et se déclara. La
-Poméranie, le Mecklembourg, le Brunswick, les provinces allemandes de
-Danemark, une forte partie de la Saxe, tout le Palatinat du Rhin, se
-déclarèrent protestants. Le lointain Nord Scandinave commençait à
-s'ébranler et prendre le même esprit.
-
-De sorte que François Ier put voir qu'en brûlant les protestants il
-défaisait ce qu'il venait de faire, irritait les Allemands au moment
-où il venait de les gagner par un signalé service, se brouillait avec
-un parti qui avait déjà la moitié de l'Europe.
-
-Et pour qui cette sottise? Pour Clément VII, qui mourait? Pour gagner
-l'Église italienne? Cette Église, comme l'Italie, l'exécrait et le
-maudissait pour avoir lâché, appelé l'épouvantable terreur des
-corsaires de Barberousse.
-
-Il commença à voir clair, et se dépêcha en juillet (1535) de regagner
-les Allemands. Duprat venait de mourir. Les Du Bellay lui firent de
-nouveau inviter Mélanchthon. Il donna une amnistie, «voulant que les
-suspects ne fussent plus inquiétés, et que, s'ils étaient
-prisonniers, on les délivrât.» Les fugitifs pouvaient revenir en
-abjurant dans les six mois et vivant en bons catholiques.
-
-Une chose plus significative était déjà faite depuis février. Le roi
-avait enlevé Béda, lui avait fait faire amende honorable, et l'avait
-jeté au Mont-Saint-Michel, où il resta jusqu'à sa mort.
-
-
-
-
-CHAPITRE XIX
-
-FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT--FONTAINEBLEAU--LE GARGANTUA
-
-1535
-
-
-Le Liégeois Thomas Hubert, qui vint, en 1535, avec l'électeur palatin,
-nous donne un curieux portrait de François Ier. C'est le dernier
-moment où il fut encore lui-même. Les maladies le saisirent en 1538
-avec une extrême violence, et, dans les années qui suivirent jusqu'à
-sa mort, en 1547, on peut dire qu'il se survécut.
-
-Il était fort entamé en 1535. Cependant il avait toujours la
-conversation brillante, la riche mémoire que les Italiens avaient
-admirée: «Il savait, disait à merveille les particularités de chaque
-pays, leurs ressources, leurs productions, les routes, les fleuves
-navigables, et cela pour les contrées les plus éloignées.» (P. Jov.)
-
-Hubert ajoute ce mot: «Non-seulement les artistes auraient profité à
-l'entendre, mais les jardiniers et les laboureurs. Malheureusement il
-prononçait difficilement, ayant perdu la luette par la maladie.»
-(_Hub. Vita Fred. Pal._)
-
-Il n'avait pourtant que quarante et un an. Charles-Quint en avait
-trente-cinq et ne se portait guère mieux. Il bégayait comme François
-Ier et n'avait plus de cheveux. On dit qu'il les avait coupés.
-Peut-être les avait-il perdus par suite des attaques d'épilepsie qu'il
-eut parfois dans sa jeunesse, ou par abus des plaisirs, par suite de
-maladies. Il était fort adonné aux femmes, autant qu'à la table;
-grandes dames et petites filles, tout lui était bon. Un ulcère le
-força de quitter brusquement l'armée, en 1532, en présence de Soliman.
-
-Les maladies de ces princes ont servi l'humanité, en ce sens que leurs
-médecins, les plus éminents du siècle, durent, pour des maux tout
-nouveaux, chercher une science nouvelle, quitter l'ancienne médecine,
-grecque et arabe qui, ici, restait muette. Le médecin de François Ier,
-l'illustre Gunther d'Andernach, chef de l'école de Paris, vit les plus
-grands esprits du temps assiéger sa chaire, les Fernel, les Rondelet,
-les Sylvius, les Servet, les Vésale. Là, Vésale prépara la première
-description anatomique de l'homme qu'on ait possédée. Là, Servet
-entrevit la grande et principale découverte du siècle, la circulation
-du sang.
-
-Vésale, prosecteur de Gunther, devint le médecin de Charles-Quint, et
-écrivit _Sur la goutte de César_ un opuscule qu'on a placé, non sans
-cause, près du poème de Fracastor sur la Syphilis dans le recueil des
-anciens traités relatifs à la grande maladie. César, traité par le
-gaïac, fut de plus en plus noué et torturé d'exostoses. Le roi, qui
-semble avoir préféré les pilules mercurielles de son ami Barberousse,
-n'en eut pas moins de cruelles apostumes qui le mirent près de la
-mort, et cette triste bouffissure dont témoigne son dernier portrait.
-
-Dans cet état de santé, les dispositions des deux malades étaient
-toutefois différentes. L'humeur âcre de Charles-Quint, irritée et
-attisée par des mets très-épicés, ravivait sans cesse en lui les
-éléments inquiets de sa race, l'agitation de Maximilien, la violence,
-la mélancolie de Charles le Téméraire. Il ne voulait point de paix.
-François Ier, plus malade, plus découragé, sans l'affront de Merveille
-et le regret de Milan qui le poursuivait, eut voulu au moins une trêve
-qui durât ses dernières années. (_Relaz. Venez, Nic. Tiepolo. 1538._)
-
-François Ier, peu à peu, était comme rentré en lui. Jeune, il avait
-d'abord rêvé l'Orient et la croisade. Puis l'Italie, puis l'Empire.
-Milan lui restait au coeur. Mais il eût voulu l'obtenir par
-arrangement plutôt que par guerre.
-
-La guerre lui allait si peu, qu'il avait même renoncé aux grandes
-chasses fatigantes. Les vastes paysages de la Loire, les déserts de la
-Sologne, qui plaisaient au roi cavalier et lui firent si tristement
-placer sa féerie de Chambord, n'allaient plus au promeneur
-valétudinaire. Il lui fallait une nature plus resserrée et exquise. Il
-aimait Fontainebleau.
-
-Harmonie d'âge et de saison. Fontainebleau est surtout un paysage
-d'automne, le plus original, le plus sauvage et le plus doux, le plus
-recueilli. Ses roches chaudement soleillées où s'abrite le malade, ses
-ombrages fantastiques, empourprés des teintes d'octobre, qui font
-rêver avant l'hiver; à deux pas la petite Seine entre des raisins
-dorés, c'est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce
-qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange.
-
-«Si vous aviez quelque malheur, où chercheriez-vous un asile et les
-consolations de la nature?--J'irais à Fontainebleau.--Mais si vous
-étiez très-heureuse?--J'irais à Fontainebleau.»
-
-Ce mot d'une femme d'esprit peut être senti de tous. Mais ce sont
-pourtant les blessés surtout, les blessés du coeur, qui ont
-affectionné ce lieu. Saint Louis, dans ses tristesses profondes sur la
-ruine du Moyen âge, vient prier dans cette forêt. Louis XIV, vaincu,
-fuit Versailles, ses triomphes en peinture qui ne sont plus qu'ironie,
-et cherche à Fontainebleau un peu de silence et d'ombre.
-
-Là aussi François Ier, découragé des guerres lointaines, veuf de son
-rêve, l'Italie, se fait une Italie française. Il y a refait les
-galeries, les promenoirs élégants, commodes et bien exposés, des
-villas lombardes qu'il ne verra plus. Il fait sa galerie d'Ulysse. Son
-Odyssée est finie. Il accepte, la destinée le voulant ainsi, son
-Ithaque.
-
-François Ier, qui n'avait pas peu contribué au naufrage de l'Italie,
-en recueillit les débris avec un amour avide auquel elle a été
-sensible. Elle n'a voulu se souvenir que de sa passion pour elle.
-Passion réelle et non jouée. Dans ce siècle effectivement où tous les
-princes affichèrent la protection des arts, il y a, entre ces
-protecteurs, des différences à faire. Léon X eut l'idée baroque de
-faire Raphaël cardinal. Charles-Quint flatta Venise en ramassant le
-pinceau du Titien. Tous honorèrent les artistes. Mais François Ier les
-aima.
-
-Les exilés italiens trouvèrent en lui une consolation, la plus grande:
-il les imitait, prenait leurs manières, leur costume et presque leur
-langue. Lorsque le grand Léonard de Vinci vint chez lui en 1518, il
-fut l'objet d'une telle idolâtrie, qu'à son âge de quatre-vingts ans
-il changea la mode et fut copié par le roi et toute la cour pour les
-habits, pour la coupe de barbe et de cheveux. La blessure du roi à la
-tête lui fit seule changer de coiffure. Tout le monde à son exemple,
-prononçait à l'italienne. On le voit par les lettres de Marguerite,
-qui écrit comme elle prononce: _chouse_ pour _chose_, _j'ouse_ pour
-_j'ose_, _ous_ pour _os_, etc.
-
-Les Italiens, en revanche, avaient fait pour lui des merveilles, un
-monde de chefs-d'oeuvre. Malheureusement nos régentes du XVIIe siècle,
-très-galantes et très-hypocrites, n'ont pu supporter ces libres
-peintures; elles n'aimaient que les réalités. Un acte impie en ce
-genre fut la destruction du seul tableau que Michel-Ange eût peint à
-l'huile. Pas unique, le premier, le dernier qu'il ait jamais fait sur
-les terres hasardées de la fantaisie. Cette oeuvre était la Léda,
-l'austère et âpre volupté, absorbante comme la nature. Il l'avait
-envoyée au roi de Fontainebleau. Cette image sérieuse, s'il en fut,
-hautaine, altière dans son ardeur, parut obscène à des prudes
-impudiques, et, comme telle, fut brûlée par les sots.
-
-Le sac de Rome en 1527, la chute de Florence en 1532, avaient été en
-quelque sorte une ère de dispersion pour l'Italie. La concentration
-fut brisée. L'art italien regarda aux quatre vents. Jules Romain s'en
-va à Mantoue, et y bâtit une ville, avec le palais, les peintures du
-monde écroulé, la lutte des géants contre les dieux. D'autres s'en
-vont au fond du Nord, s'inspirent de son génie barbare, et, pour le
-monstrueux empire d'Iwan le Terrible, bâtissent le monstre du Kremlin.
-D'autres encore viennent en France; dans la matière la plus rebelle,
-le grès de Fontainebleau, ils trouvent des effets imprévus,
-singulièrement en rapport avec le mystère du paysage, avec l'obscure
-et sombre énigme de la politique des rois. De là ces Mercures, ces
-mascarons effrayants de la _Cour ovale_; de là ces Atlas surprenants
-qui gardent les bains dans la _Cour du Cheval blanc_, homme-rochers
-qui cherchent encore depuis trois cents ans leur forme et leur âme,
-témoignant du moins qu'en la pierre il y a le rêve inné de l'être et
-la velléité de devenir.
-
-Je ne suis pas loin de croire que ces Italiens, ayant perdu terre,
-dépaysés, quittes de leur public et de leurs critiques, d'autant plus
-libres en terre barbare qu'ils étaient sûrs d'être admirés, prirent
-ici une hardiesse qu'ils n'avaient pas eue chez eux. Le Rosso ôta la
-bride à son coursier effréné. N'ayant affaire qu'à un maître qui ne
-voulait qu'amusement, qui disait toujours: _Osez_, il a, pour la
-petite galerie favorite du malade, fondu tous les arts ensemble dans
-la plus fantasque audace. Rien n'est plus fou, plus amusant.
-Triboulet, Brusquet, sans nul doute, ont donné leurs sages conseils.
-Le beau, le laid, le monstrueux, s'arrangent pourtant sans disparate.
-Vous diriez le Gargantua harmonisé dans l'Arioste. Prêtres gris,
-vestales équivoques, héros grotesques, enfants hardis, toutes les
-figures sont françaises. Pas un souvenir d'Italie. Ces filles
-espiègles et jolies, d'autres émues, haletantes, telle qui souffre et
-dont la voisine touche le sein (plein d'avenir) avec une douce main de
-soeur, toutes ces images charmantes, ce sont nos filles de France,
-comme Rosso les faisait venir, poser, jouer devant lui. Rougissantes,
-inquiètes, rieuses de se voir au palais des rois, d'autres honteuses
-et pleurantes d'être trop admirées sans doute, il a tout pris. C'est
-la nature, et c'est un ravissement.
-
-Au milieu de cette foule pantagruélique, dans ce grand rendez-vous du
-monde où l'Amérique et l'Asie entrent aussi en carnaval, le roi de la
-Renaissance, reconnaissable à son grand nez, le roi des aveugles, mène
-la France qui n'y voit goutte, et, l'épée à la main, la pousse dans le
-palais de la lumière.
-
-Plus François Ier déclina, moins il fut propre aux femmes, plus il fut
-amoureux des arts. On sait son mot à Cellini. «Je t'étoufferai dans
-l'or.» Et, quand la petite galerie lui fut ouverte par Rosso, quand il
-se vit en possession de cette farce divine, roi de ce peuple rieur et
-de ce sérail unique, lui aussi il fit une farce, il dit à Rosso: «Je
-te fais chanoine.» Ce pieux artiste eut un canonicat de la
-Sainte-Chapelle.
-
-Rosso n'en profita guère. Pour un chagrin, il se tua. Et ce fut aussi
-le sort du grand et charmant André del Sarte. Du moins, avant son
-malheur, il ramassa tout son génie, et fit pour François Ier le plus
-frémissant tableau qui ait été peint jamais. Triomphe étrange, peu
-mérité sans doute, d'un roi si léger, que ce profond coeur italien,
-d'un élan de reconnaissance, ait réalisé pour lui cette chose vivante
-et brillante comme une haleine de Dieu, la _Charité_ (qui est au
-Louvre)!
-
-Que la flamme ait tombé de là, que l'étincelle ait pris, je ne m'en
-étonne pas. _Et quasi currentes vitaï lampada tradunt._ C'est la
-France, dès ce jour, qui part de l'Italie, s'en détache et prend le
-flambeau.
-
-La reine réelle de France était cette vive Picarde, cette hardie
-duchesse d'Étampes qui, par un art sans doute étrange, garda vingt ans
-François Ier. Le vrai centre de la royauté, c'était sa chambre. Pour
-l'orner, elle n'appela pas un étranger; elle prit un Français, un
-jeune homme, la main ravissante de ce magicien Jean Goujon, qui
-donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, qui
-sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le
-balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons.
-
-Les cariatides de cette chambre mystérieuse semblent un essai du jeune
-homme, essai hardi, incorrect et heureux. Où a-t-il pris ces corps
-charmants, si peu proportionnés, nymphes étranges, improbables,
-infiniment longues et flexibles? Sont-ce les peupliers de
-Fontaine-belle-eau, les joncs de son ruisseau, ou les vignes de
-Thomery dans leurs capricieux rameaux, qui ont revêtu la figure
-humaine? Les rêves de la forêt, les _songes d'une nuit d'été_, qui ne
-se laissaient voir que dans le sommeil pour être regrettés au matin,
-ont été saisis au passage par cette main vive et délicate. Les voilà,
-ces nymphes charmantes, captives, fixées par l'art; elles ne
-s'envoleront plus.
-
-Cette chambre, qui n'est pas très-grande, la galerie rabelaisienne,
-chaude et basse de plafond, qui domine le petit étang, ce furent les
-abris des dernières années de François Ier, les témoins de ses
-conversations. Il était curieux, interrogatif. Et jamais il n'y eut
-tant à dire qu'en ce temps. Les murs parlent. Comme les paroles gelées
-que rencontra Pantagruel, et qui dégelaient par moment, il ne tient à
-rien que les conversations peintes par le Rosso ne se détachent des
-murs. Ils content les découvertes récentes, l'Asie, l'Amérique. Le
-D'Inde, oiseau bizarre qui surprit tellement d'abord, l'éléphant
-coquettement orné d'une parure de sultane, vous y voyez par ordre ces
-nouveaux sujets d'entretien.
-
-Là vint le frapper la nouvelle étrange, impie et scandaleuse que
-_c'était la terre qui tournait_, non le soleil, et que Josué s'était
-trompé. Le tout calculé, démontré par un pieux ecclésiastique. Là lui
-furent racontés, d'après le livre d'Ovando, les merveilles imprévues
-de ce monde nouveau où la vie animale ne rappelait en rien l'ancien,
-où l'homme, sans rapport aux anciennes races, ne semblait pas enfant
-d'Adam. Là Rincon, Duchâtel, Postel, venaient lui dire: «Le Turc vaut
-mieux que les chrétiens.» Et ils lui contaient les magnificences
-incroyables de Soliman, le bel ordre, les fêtes, les féeries de
-Constantinople. L'esprit du malade inactif, d'autant plus inquiet,
-s'étendait en tous sens. Il poussait Jean Cartier à découvrir le
-Canada. Il chargeait les naturalistes Belon, Rondelet, Gilles d'Alby,
-d'étudier, de rapporter les animaux inconnus de l'Asie.
-
-Sa soeur, la reine de Navarre, Budé, son bibliothécaire, Duchâtel, son
-lecteur, surtout les Du Bellay, eurent la part principale à tout cela.
-Ce fut Jean Du Bellay, sans aucun doute, qui amusa le roi du livre
-surprenant que venait de donner à Lyon le facétieux médecin Rabelais,
-son protégé et _domestique_, comme on disait alors.
-
-Quel livre? Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent
-langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse
-lucide à merveille, une folie profondément sage.
-
-Quel homme et qu'était-il? Demandez plutôt ce qu'il n'était pas. Homme
-de toute étude, de tout art, de toute langue, le véritable
-_Pan-ourgos_, agent universel dans les sciences et dans les affaires,
-qui fut tout et fut propre à tout, qui contint le génie du siècle et
-le déborde à chaque instant.
-
-Christophe Colomb trouva son nouveau monde à cinquante ans. Rabelais
-avait à peu près le même âge, ou un peu plus, quand il trouva le sien.
-
-La nouveauté du fond fut signalée par celle de la forme. La langue
-française apparut dans une grandeur qu'elle n'a jamais eue, ni avant
-ni après. On l'a dit justement: ce que Dante avait fait pour
-l'italien, Rabelais l'a fait pour notre langue. Il en a employé et
-fondu tous les dialectes, les éléments de tout siècle et de toute
-province que lui donnait le Moyen âge, en ajoutant encore un monde
-d'expressions techniques que fournissent les sciences et les arts. Un
-autre succomberait à cette variété immense. Lui, il harmonise tout.
-L'antiquité, surtout le génie grec, la connaissance de toutes les
-langues modernes, lui permettent d'envelopper et dominer la nôtre.
-
-Majestueux spectacle. Les rivières, les ruisseaux de cette langue,
-reçus, mêlés en lui, comme en un lac, y prennent un cours commun, et
-en sortent ensemble épurés. Il est, dans l'histoire littéraire, ce
-que, dans la nature, sont les lacs de la Suisse, mers d'eaux vives
-qui, des glaciers, par mille filets, s'y réunissent pour en sortir en
-fleuve, et s'appeler la Reuss, ou le Rhône ou le Rhin.
-
-Ceci pour la langue et la forme. Mais pour le fond, à qui le comparer?
-
-À l'Arioste? à Cervantès? Non, tous deux rient sur un tombeau, sur la
-patrie défunte, et la chevalerie inhumée. Tous deux regardent au
-couchant. Rabelais regarde l'aurore.
-
-Il serait ridicule de comparer le Gargantua et le Pantagruel à la
-Divine Comédie. L'oeuvre italienne, inspirée, calculée, merveilleuse
-harmonie, semble ne comporter de comparaison à nulle oeuvre humaine.
-Toutefois, ne l'oublions pas, cette harmonie est due à ce que Dante,
-si personnel dans le détail, s'est assujetti dans l'ensemble, dans la
-doctrine, la composition même, à un système tout fait, au système
-officiel de la théologie. Il va vers l'infini, mais de droite et de
-gauche, soutenu, limité, par deux murs de granit, dont l'un est saint
-Thomas, l'autre la tradition très-fixe du mystère des trois mondes,
-joué partout en drame avant d'entrer dans l'épopée.
-
-Répétons donc pour Dante ce que nous disions pour les deux autres. Il
-regarde vers le passé. Si sa force indocile échappe parfois vers
-l'avenir, c'est comme malgré lui, par des hasards sublimes de génie et
-de passion, par un égarement de son coeur.
-
-Directement contraire est la tendance de Rabelais. Il cingle à l'Est,
-vers les terres inconnues.
-
-L'oeuvre est moins harmonique; je le crois bien. C'est un voyage de
-découverte.
-
-Il sait tout le passé et le méprise. Il en traîne plus d'un lambeau,
-mais il les arrache en courant, il en sème sa route. S'il en garde
-quelque chose, ce sont des mots, des noms, dont il baptise des choses
-nouvelles et très-contraires.
-
-La devise orgueilleuse de Montesquieu est mieux placée ici: «C'est un
-enfant sans mère» (_Prolem sine matre creatam_).
-
-Où sont ses précédents? Il appelle son livre _Utopie_, et sans doute
-il connaît l'_Utopie_ de Thomas Morus. Il a eu sous les yeux l'_Éloge
-de la folie_ d'Érasme. Il ne doit pas un mot ni à l'un ni à l'autre.
-
-Érasme est un homme d'esprit, mais froid, de peu de verve, qui ne
-trouve le paradoxe qu'en sortant du bon sens.
-
-Il touche à l'ineptie lorsque, dans sa liste des fous, il met
-l'_enfant_! Quand il voit dans l'amour, dans le mystère sacré de la
-génération, _une folie ridicule!_ Cela est sot et sacrilége.
-
-Thomas Morus est un romancier fade, dont la faible _Utopie_ a
-grand'peine à trouver ce que les mystiques communistes du Moyen âge
-avaient réalisé d'une manière plus originale. La forme est plate, le
-fond commun. Peu d'imagination. Et pourtant peu de sens des réalités.
-
-Rabelais ne doit rien à ces faibles ouvrages. Il n'a rien emprunté
-qu'au peuple, aux vieilles traditions. Il doit aussi quelque chose au
-peuple des écoles, aux traditions d'étudiants. Il s'en sert, s'en joue
-et s'en moque. Tout cela vient à travers son oeuvre profonde et
-calculée, comme des rires d'enfants, des chants de berceau, de
-nourrice.
-
-Navigateur hardi sur la profonde mer qui engloutit les anciens dieux,
-il va à la recherche du grand _Peut-être_. Il cherchera longtemps. Le
-câble étant coupé et l'adieu dit à la Légende, ne voulant s'arrêter
-qu'au vrai, au raisonnable, il avance lentement, en chassant les
-chimères.
-
-Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les
-lueurs de la _Foi profonde_. Copernic y fera plus tard, et Galilée.
-Mais déjà l'Amérique et les îles nouvelles, déjà les puissances
-chimiques tirées des végétaux, déjà le mouvement du sang, la
-circulation de la vie, la mutualité et solidarité des fonctions,
-éclatent dans le Pantagruel en pages sublimes, qui, sous forme légère,
-et souvent ironique, n'en sont pas moins les chants religieux de la
-Renaissance.
-
-Nous parlerons dans un autre volume de cette Odyssée du Pantagruel.
-Aujourd'hui, l'Iliade, je veux dire, le Gargantua.
-
-Mais avant d'entamer ce livre, il faudrait un peu connaître comment
-l'auteur y arriva. Malheureusement tout est obscur. Plût au ciel qu'on
-pût faire une vie de Rabelais! Cela est impossible[25].
-
-[Note 25: La vie de Rabelais est impossible pour qui voudrait tout
-éclaircir; mais, quant à l'aspect principal, la bonté, la grandeur de
-ce beau génie, il a été mis en complète lumière. Un jeune paysan de
-Normandie, dans un village, sans autre secours que la sagacité
-pénétrante d'un esprit fin et tendre, très-réfléchi sous sa forme
-naïve, a suivi et senti le mystère de la Renaissance dans Rabelais,
-Molière et Voltaire. Ce mystère peut se dire d'un mot (celui de Vasari
-sur Giotto): «Il a mis la bonté dans l'Art.» Bonté et tolérance,
-ardente humanité, ce fut l'âme commune de ces grands hommes. La foule
-inintelligente n'avait vu en eux que l'esprit critique; ils ont
-attendu jusqu'à nous leur révélation. _Rabelais_, _Molière_,
-_Voltaire_, par Eugène Noël. Trois petits volumes in-18.]
-
-Ce que nous en savons le mieux, c'est qu'il eut l'existence des grands
-penseurs du temps, une vie inquiète, errante, fugitive, celle du
-pauvre lièvre entre deux sillons. Il se cacha, rusa, s'abrita comme il
-put, et réussit à vivre âge d'homme, et même vieux, sans être brûlé.
-
-Vie terrible, on l'entrevoit bien. Ce joyeux enfant de Touraine, ami
-de la nature, on le fait prêtre, on le fait moine. Et, tout d'abord,
-les moines qui devinent son génie vous le mettent dans un _in pace_.
-Des magistrats l'en tirent. Il est longtemps comme caché sous l'abri
-des frères Du Bellay, ses anciens condisciples. Il devient leur
-faiseur; pour Guillaume, il fait de l'histoire; pour René, de la
-physique; pour le cardinal Jean, de la diplomatie. Courtisan, bouffon
-de château, médecin de campagne, auteur aux gages des libraires, ce
-grand génie traîne les vices de sa vieille robe, l'ostentation des
-vices surtout pour plaire aux grands. Grand buveur (par écrit), et
-débauché (en vers latins), il garde, chose étonnante dans cette vie
-d'aventurier, une vigueur morale, une rectitude, un souverain amour du
-bien, une haine du faux, qui va enlever le vieux monde.
-
-À Montpellier, il enseignait la médecine avec applaudissement; mais sa
-robe fatale le poursuivait sans doute. Il alla s'établir à Lyon, où la
-grande colonie italienne mettait un peu de liberté. Il y trouva une
-autre victime du fanatisme, l'ardent, l'intrépide imprimeur, Étienne
-Dolet, qui attaquait également et les légistes et le clergé, et se fit
-brûler à la fin. Rabelais avait fait pour Dolet et autres libraires
-des publications populaires d'almanachs, de satires, qui avaient
-répandu son nom.
-
-On commençait à regarder de quel côté il tournerait. Les protestants
-se demandaient s'il se joindrait à eux. Bèze dit dans ses vers: «Tout
-grand esprit a les yeux sur cet homme.»
-
-Tous aussi reculèrent, à l'apparition du Gargantua, tous crièrent
-d'horreur ou de joie. Peu comprirent que c'était un livre d'éducation.
-Peu devinèrent le mot caché, qui est celui d'_Émile_: «Reviens à la
-nature.»
-
-C'était l'Anti-Christianisme. Contre le Moyen âge qui dit: «La nature
-est mauvaise, impuissante pour te sauver,» il disait: «La nature est
-bonne; travaille, ton salut est en toi.»
-
-Mais il ne part pas comme _Émile_ d'un axiome abstrait. Il part du
-réel même de la vie, des moeurs de ce temps, de sa pensée grossière.
-La conception, tout enfantine, est celle de l'homme énormément et
-gigantesquement matériel, d'un géant. Il s'agit de faire un bon géant.
-
-Ces vieilles histoires de géant, loin de pâlir, s'étaient fortifiées à
-l'apparition de la royauté et du gouvernement moderne. Le phénomène
-étrange, diabolique ou divin, d'un peuple résumé dans un homme, la
-centralisation royale, comment la figurer? comment représenter ce
-Dieu? C'est un géant apparemment, qui mange les gens _en salade_? Car
-_un roi ne vit pas de peu_.
-
-On voit que les yeux de Rabelais se sont ouverts sur des spectacles
-ridicules; un monde de dérision lui apparut dès son berceau. Il vit
-l'époque heureuse, riche, inintelligente des premiers temps de Louis
-XII, de Grandgousier et Gargamèle. Il s'en souvient encore. Son
-Gargantua est daté de l'année où François Ier mit l'impôt sur les
-vins, impôt qui fit révolter Lyon. Il s'ouvre plaisamment par ce mot:
-_Sitio._
-
-Cette soif (qui tout à l'heure est celle des sciences et des idées),
-l'auteur la pose d'abord dans la matérialité la plus basse. Ce n'est
-qu'ivrognerie, buverie, mangerie. Ce burlesque prologue nous introduit
-au livre, comme les farces et les _fêtes de l'âne_ précédaient les
-chants de Noël.
-
-L'homme d'alors est tel. Tel l'a pris Rabelais. L'enfant, dès le
-berceau, mal entouré, puis cultivé à contresens, offre un parfait
-miroir de ce qu'il faut éviter. À un mauvais commencement,
-l'éducation scolastique ajoute tout ce qu'elle peut de vices et de
-paresse, mauvaises moeurs et vaines sciences.
-
-Voilà le point de départ, et il le fallait tel.
-
-Cela donné au temps, la supériorité de Rabelais sur ses successeurs,
-Montaigne, Fénelon et Rousseau, est évidente. Son plan d'éducation
-reste le plus complet et le plus raisonnable. Il est fécond surtout et
-positif.
-
-Il croit, _contre le Moyen âge_, que l'homme est bon, que, loin de
-mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le coeur,
-l'esprit, le corps.
-
-Il croit, _contre l'âge moderne_, contre les raisonneurs, les
-critiques, Montaigne et Rousseau, que l'éducation ne doit pas
-commencer par être raisonneuse et critique. Rousseau, Montaigne, tout
-d'abord, mettent leur élève au pain sec, de peur qu'il ne mange trop.
-Rabelais donne au sien toutes les bonnes nourritures de Dieu; la
-nature et la science l'allaitent à pleines mamelles; il comble ce
-bienheureux berceau des dons du ciel et de la terre, le remplit de
-fruits et de fleurs.
-
-On dira que cette éducation est trop riche, trop pleine, trop savante.
-Mais l'art et la nature y sont pour charmer la science. La musique, la
-botanique, l'industrie en toutes ses branches, tous les exercices du
-corps, en sont le délassement. La religion y naît du vrai et de la
-nature pour réchauffer et féconder le coeur. Le soir, après avoir
-ensemble, maître et disciple, résumé la journée, «ils alloient, en
-pleine nuit, au lieu de leur logis le plus découvert, voir la face du
-ciel, observant les aspects des astres. Ils prioient Dieu le créateur
-en l'adorant, et ratifiant leur foy envers lui, et le glorifiant de
-sa bonté immense. Et, lui rendant grâce de tout le temps passé, se
-recommandoient à sa divine clémence pour tout l'avenir. Cela fait,
-entroient en leur repos.»
-
-Cette éducation porte fruit. Gargantua n'a pas été formé seulement
-pour la science. C'est un homme, un héros. Il sait défendre son père
-et son pays. Il est vainqueur, parce qu'il est juste, et courageux
-avec l'esprit de paix.
-
-Un droit nouveau surgit contre les Charles-Quint, contre les
-conquérants: «Foi, loi, raison, humanité, Dieu, vous condamnent, et
-vous périrez; le temps n'est plus d'aller ainsi conquêter les
-royaumes.»
-
-Ce livre est tout empreint du temps, écrit visiblement sous
-l'influence des derniers événements, des guerres de l'Empereur, et
-aussi des guerres scolastiques de Paris, mortellement hostile à la
-sale et turbulente vermine des Cappets, des ennemis de la pensée.
-Rabelais, venu, en 1530, de Montpellier à Paris, y avait trouvé Béda
-triomphant, le bûcher de Berquin tiède encore; il en avait rapporté
-une verve amère d'indignation.
-
-En 1534, Jean Du Bellay, allant à Rome, passa par Lyon et emmena
-Rabelais. Il lui fit donner au retour, en 1535, la place de médecin du
-grand hôpital de Lyon.
-
-La position de cet habile homme près de François Ier était exactement
-celle de MM. D'Argenson près de Louis XV. De même que ces derniers,
-unis avec la Pompadour, entreprirent d'entraîner le roi par
-l'ascendant de Voltaire, Du Bellay, avec la duchesse d'Étampes, dut
-essayer d'agir sur François Ier par le Voltaire de l'époque, qui
-était Rabelais.
-
-L'oeuvre, achevée dans le cours de l'année 1535, paraît avoir reçu à
-ce moment des additions propres à gagner le roi.
-
-Favorable généralement _aux bons prédicateurs de l'Évangile_, elle eût
-pu sembler protestante. Rien n'était plus loin de l'idée de Rabelais.
-Il est évidemment pour Érasme et contre Luther dans le parti du _libre
-arbitre_. Les anabaptistes et briseurs d'images avaient d'ailleurs
-fort éloigné les hommes de la Renaissance. Budé s'était violemment
-déclaré contre eux dans la préface, du _Passage de l'hellénisme au
-christianisme_. Plusieurs allusions hostiles au protestantisme furent
-mises dans le Gargantua.
-
-Une autre très-flatteuse au roi, qui venait d'achever Chambord, c'est
-l'épilogue du livre, l'aimable _Abbaye de Thélème_, dont
-l'architecture est calquée sur celle du nouveau château.
-
-Le succès fut immense. On en vendit, dit Rabelais, en deux mois, plus
-que de bibles en neuf ans. Il en existe soixante éditions, des
-traductions innombrables en toute langue. C'est le livre qui a le plus
-occupé la presse après la Bible et l'Imitation.
-
-Pour l'effet sur la cour, sur le roi, il dût être grand, puisqu'un
-courtisan aussi habile que Jean Du Bellay osa l'appeler: _Un nouvel
-Évangile_, et d'un seul mot: _le Livre_.
-
-Examinons pourtant. Mérite-t-il ce titre? L'idéal moral de l'auteur,
-un idéal de paix et de justice, de douceur, d'humanité, est-il
-complet, est-il précis? Non, il ne pouvait l'être. Nulle éducation
-n'est solide, nulle n'est orientée et ne sait son chemin, si d'abord
-elle ne pose simplement, nettement son principe religieux et social.
-Rabelais ne l'a pas fait, pas plus que Montaigne, Fénelon, ni
-Rousseau. Son idéal n'est autre que le leur, l'_honnête homme_, celui
-qu'accepte aussi Molière. Idéal faible et négatif, qui ne peut faire
-encore le héros et le citoyen.
-
-Ce grand esprit avait donné du moins un beau commencement, un noble
-essai d'éducation, une lumière, une espérance. L'exigence des temps,
-l'urgence de la révolution, demandait autre chose.
-
-Rousseau élève un gentilhomme. Rabelais élève un roi, un bon géant. Et
-le peuple, qui se charge de l'élever?
-
-Savez-vous qu'à ce moment même, en 1535, une machine immense de
-réaction fanatique travaille et le peuple et les cours? Ce roi, qui
-s'amuse du livre, ce roi que vous croyez tenir, il va vous échapper.
-Il cédera, sans s'en apercevoir, au grand mouvement, mêlé d'intrigue
-religieuse et de passion populaire.
-
-Rabelais, dans son mépris pour la pouillerie cléricale, pour Montaigu
-et les Bédistes, pour ces écoles de sottise dont le vieux Paris
-grouille encore, a bien vu _Janotus_, mais il n'a pas vu Loyola.
-
-
-
-
-CHAPITRE XX
-
-ROME ET LES JÉSUITES--INVASION DE LA PROVENCE--FRANÇOIS Ier CÈDE À LA
-RÉACTION
-
-1535-1538
-
-
-Le duel des deux croyances s'est combattu principalement par deux
-armes et deux moyens.
-
-La machine catholique, celle des _Exercitia_, par laquelle Loyola se
-transforma lui-même à sa conversion (1521), lui servit peu après à
-former et discipliner les petites bandes des premiers jésuites.
-
-Tout cela encore en Espagne. Il écrivit son livre avant de partir pour
-Jérusalem, de sorte que de bonne heure ce livre courut les couvents
-et la société dévote.
-
-La grande force calviniste, celle des psaumes français de Marot, ne
-paraît qu'en 1543.
-
-Ainsi le mouvement espagnol eut sur le mouvement génevois une grande
-priorité.
-
-La difficulté du combat pouvait être celle-ci. Pour bien commencer la
-guerre, le temps était trop raisonnable, les opinions trop vieilles,
-les esprits blasés. Les insultes faites aux images émurent, il est
-vrai, le peuple; les exécutions l'enivrèrent. Mais on ne serait pas
-venu à bout de lui faire prendre les armes si une génération spéciale
-n'eût été soigneusement dévoyée et _déraillée_ du bon sens par l'art
-qu'un auteur appelle _la mécanique de l'enthousiasme_.
-
-Comme Basque et comme Espagnol, Ignace avait un point de départ dans
-sa galanterie exaltée pour sa dame (la sainte Vierge). Un jour qu'il
-faisait voyage dans les montagnes d'Aragon, il rencontre un Maure, et
-ne manque pas d'essayer de le convertir à l'immaculée virginité. Mais
-le Maure porte une botte logique: il cède pour la conception et nie
-pour l'accouchement. Ignace ne sait que répondre. Il est comme cloué à
-la terre et laisse l'autre prendre les devants. Pais il dit: «Le
-poignarderai-je?» Il remit la décision à sa mule, qui, heureusement,
-choisit un autre chemin.
-
-C'est dès lors qu'il se mit à forger les armes spirituelles pour
-combattre l'esprit d'examen et pour poignarder la raison. Le plus dur,
-le plus difficile, est souvent de la vaincre en soi. Il n'y parvint
-que par un appel très-persévérant à l'illuminisme, pour lequel sa
-nature militaire ne semblait pas faite. Cependant, avec le jeûne,
-quelques privations de sommeil, une Chambre sans lumière, telle
-peinture atroce et baroque, on arrive à troubler l'imagination et
-suppléer le fanatisme.
-
-La première génération construisit la mécanique et la popularisa. La
-seconde, dépravée d'esprit, faussée, et dévoyée déjà, s'en arma pour
-la guerre sacrée; ce sont les temps d'Henri II. La troisième, sous
-Charles IX, en tira la Saint-Barthélemy.
-
-Notez qu'au moment même où Loyola organise en Espagne ses premiers
-soldats de Jésus (1525 au plus tard), un franciscain italien, sur une
-révélation divine, réforme son ordre, revenant aux capuchons étroits,
-pointus, _capuccini_, que les papes avaient tant persécutés.
-L'ostentation de pauvreté, jadis punie par le saint-siége, va le
-servir utilement dans ces moines, faux mendiants, prêcheurs, aboyeurs
-de foires, crieurs populaires et populaciers, pieux bateleurs,
-bouffons dévots. Ils amusent, font rire les foules, qui croient
-entendre une farce, et se trouvent, par surprise, avoir attrapé un
-sermon.
-
-Tout cela se fait d'abord sans Rome, hors de son action. La réaction
-pontificale ne commence qu'à l'avènement du Romain Farnèse, Paul III
-(1534). C'était un vieillard énergique, d'une tête forte et active. Il
-passait pour peu scrupuleux (on lui imputait un faux). Il avait cinq
-bâtards qu'il voulait faire princes. Mais il comprit que sa famille ne
-trouverait sa grandeur que par la grandeur de l'Église, et, avant
-tout, il travailla à relever Rome.
-
-Il était temps. Elle avait perdu la moitié de l'Europe, et elle
-allait perdre l'Italie. Un rapport des inquisiteurs annonçait «qu'il y
-avait _trois mille instituteurs_ italiens dans les nouvelles
-opinions.»
-
-Le premier acte de Paul III montrait sa parfaite indifférence en
-matière de religion. D'une part, il offrit le chapeau à Érasme,
-défenseur du _libre arbitre_. D'autre part, il fit cardinal le
-Vénitien Contarini, connu pour très-prononcé dans la doctrine
-contraire, la _justification par la foi_.
-
-Contarini, si rapproché des croyances luthériennes, n'était pas
-seulement un théologien, mais un habile politique. Paul III l'envoya
-aux protestants d'Allemagne. Voulait-il les regagner ou les amuser
-seulement, les diviser, les affaiblir, avant d'employer la force et
-l'épée des Espagnols? Ce qui me ferait adopter la dernière opinion,
-c'est qu'en donnant pouvoir à Contarini il ajoute cette réserve
-fallacieuse: «Voyez si les protestants s'accordent avec nous sur les
-principes, la primauté du saint-siége, les sacrements, _et quelques
-autres choses_.» Mais quelles choses? Il dit vaguement: «Choses
-approuvées de l'Écriture et dans l'usage de l'Église, lesquelles vous
-connaissez bien.»
-
-L'idée réelle de Rome avait été plus franchement communiquée à
-Charles-Quint, dès 1530, par le violent légat Campeggi. Dans le
-mémoire qu'il remit à l'Empereur de la part des cardinaux, il ne
-s'amuse pas à la controverse. Il demande tout d'abord l'emploi de la
-force; il faut, dit-il:
-
-1º L'alliance de l'Empereur avec les princes bien pensants contre
-l'hérésie;
-
-2º La répression des princes qui n'entreraient pas dans la ligue, «la
-destruction de ces plantes vénéneuses par le fer et par le feu;»
-
-3º L'organisation d'une inquisition générale sur le modèle de
-l'inquisition espagnole, la guerre aux livres, etc., etc.
-
-Ce plan n'était pas complet. Contre les forces vives et populaires de
-la Réforme, il fallait créer une force populaire. À côté de
-l'inquisition répressive, il fallait organiser ce que j'appellerais
-une inquisition préventive, l'éducation spéciale d'une génération
-vouée à l'étouffement de la raison.
-
-Les prêcheurs de lazzaroni, les _capuccini_ errants ne pouvaient
-donner cela. Il fallait un élément plus fixe, plus sérieux, décent,
-rassurant, trouver un intermédiaire entre le prêtre et le moine. On
-chercha pendant quelque temps.
-
-Les Théatins se présentèrent (1524), nobles ecclésiastiques qui, sans
-habit particulier, vivaient dans la tenue sévère, l'étude et la haute
-vie qui les désignait candidats au gouvernement spirituel; c'était un
-séminaire d'évêques.
-
-Les Somasques se dévouèrent à l'éducation et aux hôpitaux. Ils étaient
-directeurs des malades, confesseurs des mourants; ils répondaient à
-l'Église des deux moments essentiels de l'homme, l'enfance et la mort.
-
-Les Barnabites se chargèrent d'enseigner et de prêcher, etc.
-
-Toutes ces créations nouvelles étaient des armes admirables; mais
-elles étaient spéciales; elles n'agissaient pas d'ensemble. Un homme
-se présente alors, industrieux éclectique pour centraliser l'action,
-homme _omnibus_, qui va au but, au succès par toutes les voies, qui
-laisse les spécialités et les singularités, et qui dit: «Je ferai
-tout.»
-
-Loyola fut peu original. Les jésuites l'établissent. Il prit de toutes
-parts ce qui était vraiment utile et pratique.
-
-Le secret des constitutions de l'ordre, qu'on lui a tant reproché, ce
-mystère qui _engage le novice à ce qu'il ignore_, qui l'entraîne peu à
-peu au but inconnu, tout cela est la sainte ruse des anciens ordres
-monastiques. On la trouve dans la règle des Bénédictins du
-Mont-Cassin, dans celle des Franciscains, et le général, saint
-Bonaventure, la recommande expressément. Les Barnabites, récemment
-fondés, se firent une loi de ce mystère.
-
-_Engager l'âme par le corps_, l'entraîner, presque à son insu, vers
-telle idée religieuse par telle pratique matérielle, ce n'est pas non
-plus chose nouvelle. «Agis, tu croiras après; ta croyance se calquera
-à la longue sur ton action,» c'est encore une vieille industrie.
-Loyola eut le mérite de régler cette action dans une suite
-d'_exercices_ méthodiques, fort simples, qui dispensent d'idées.
-
-De même que le soldat doit être l'homme de tout combat, le _jésuite
-est dressé à tout et se plie à tout_. La mécanique est puissante ici
-parce qu'elle est complète. Elle saisit l'homme par l'éducation, le
-gouvernement par la prédication, la discipline par la direction, par
-la confession et la pénitence. Elle le tient par tous les âges. Elle
-le tire par tous les fils.
-
-Dans cet ordre, militaire sous sa robe pacifique, _jusqu'où ira
-l'obéissance_? c'est le point vraiment capital, et c'est là que le
-capitaine biscayen fut original. Les fondateurs des anciens ordres
-avaient dit: Jusqu'à la mort. Loyola va au delà; il a dit: _Jusqu'au
-péché._--Véniel? Non. Il va plus loin. Dans l'obéissance, il comprend
-_le péché mortel_.
-
-«Visum est nobis in Domino nullas constitutiones posse obligationem ad
-peccatum _mortale_ vel veniale inducere, _nisi superior_ (in nomine
-J.-C. vel in virtute obedientiæ) _juberet_.»
-
-«Nulle règle ne peut imposer le péché mortel, _à moins que le
-supérieur ne l'ordonne_.» Donc, s'il l'ordonne, il faut pécher, pécher
-mortellement.
-
-Cela est neuf, hardi, fécond.
-
-Il en résulte d'abord que l'obéissance, pouvant justifier tout péché,
-dispenser de toute vertu, _restera la seule vertu_.
-
-De plus, cette vertu unique enveloppant l'existence, l'intellectuelle
-aussi bien que l'active, l'obéissance qui impose toute action, _impose
-aussi toute croyance_.
-
-La seule croyance à suivre, c'est celle que l'obéissance vous donne.
-Indifférence parfaite sur le fond de la croyance. Obéis, et peu
-t'importe si ta croyance mobile se contredit, soutenant au matin _le
-pour_, et _le contre_ au soir.
-
-Nous voilà bien soulagés. Toute dispute est finie. Dans la croyance
-_par ordre_ et l'enseignement _par ordre_, nous pourrons également
-soutenir toute idée.
-
-Tranchons le mot: Plus d'idée.
-
-Ne nous étonnons plus si, du premier coup, les jésuites, acceptant la
-foi de la Renaissance, des philosophes et des juristes, des ennemis de
-la théologie, adoptèrent _le libre arbitre_, et le salut _par les
-oeuvres_, qui dispense de Jésus.
-
-Vous croyez les tenir là, les saisir? Point du tout. Ils glissent. Ce
-sont des hommes d'affaires qui peuvent varier leur thèse pour le
-besoin de leur affaire. Ils écrivent au besoin contre leur propre
-doctrine, se réfutent dans des livres également autorisés de la
-Société.
-
-Étranges contradictions, aveugle esprit de combat, dont les armées
-seules jusque-là avaient donné l'exemple. Les mêmes soldats espagnols,
-dans la même année, égorgent à Rome les sujets du pape, en Espagne ses
-ennemis.
-
-Un point grave et singulier où le jésuite dépasse décidément le
-soldat, c'est que Loyola _supprime les exercices communs_. Les hommes
-s'électrisent et se vivifient les uns par les autres. L'esprit
-s'augmente et se féconde par la communication muette. Combien plus par
-le chant et la prière commune! Ceux qui se réunissent et chantent, sur
-ce seul signe, en ce siècle, sont déclarés protestants.
-
-L'obéissance la plus sûre, c'est celle de l'_individu_. Que la société
-le moule, mais qu'il reste individu. Des _exercices_ individuels,
-suivis par tous séparément, les rendront semblables sans qu'ils
-communiquent, sans qu'ils se confient. Qu'ils se défient les uns des
-autres, tant mieux; ils n'en seront que plus isolés, faibles,
-obéissants. Chaque homme, faible comme homme, sera fort comme
-société; il n'est qu'une pièce, un rouage. Il remue, parce qu'on la
-remue. Il est chose morte, inerte, un cadavre qui retomberait si une
-main ne le soutenait. De ces cadavres artificiellement dressés, mus
-par le galvanisme, se fera une armée terrible.
-
-Rien de plus grossier, du reste, de plus antispiritualiste qu'une
-telle institution. Les _exercices_ s'y font moins par l'idée
-religieuse ou le sentiment que par la légende, par le détail
-historique et physique de telle scène qu'on doit se représenter, par
-l'imitation ou reproduction des circonstances matérielles, etc. On
-doit, par exemple, percevoir l'enfer successivement par les cinq sens,
-la vue du feu, l'odeur du soufre, etc. La matérialité parfois y va
-jusqu'à l'impossible. Comment se représenter _par le goût et
-l'odorat_, comme il le demande, la suavité d'une âme imbue de l'amour
-divin?
-
-En 1540 le pape approuve les constitutions des jésuites[26]. En 1542
-commencent à jouer les deux grandes machines de la révolution
-nouvelle: l'_éducation_, l'_inquisition_.
-
-[Note 26: La même année, il institue une confrérie du _Sacré
-corps_ de Jésus. Serait-ce le premier nom des jésuites, qui plus tard
-si habilement exploitèrent le Sacré coeur? _Extrait des Actes du
-Vatican, Archives, carton L, 379_. L'histoire des jésuites a été fort
-éclaircie par l'ouvrage de M. Alexis de Saint-Priest sur leur
-suppression, d'après les documents conservés au ministère des Affaires
-étrangères. Nulle part ils n'ont été plus finement appréciés que dans
-le beau livre, tout récemment publié, de M. Lanfrey: _L'Église et la
-Philosophie au_ XVIIIe _siècle, 1855._]
-
-Lainez fonde le premier collége des jésuites (à Venise). Loyola
-seconde le théatin Caraffa dans l'inquisition romaine et universelle
-qui doit embrasser le monde. La main de Loyola y est reconnaissable,
-surtout en ceci: _On punit ceux qui se défendent._
-
-Qui se défend est coupable; il résiste à la justice. Frappez cette âme
-rebelle.
-
-Et qui avoue est coupable. Mais humilié, brisé, rien n'empêche de
-l'absoudre.
-
-Plus d'innocent, tous coupables. Plus de justice, un combat. Que
-veut-on? La victoire, le brisement de l'âme humaine.
-
-Le premier qui eût dû être amené à ce tribunal, c'était, sans nul
-doute, Henri VIII. Il fallait seulement trouver un huissier, un sbire
-assez fort pour mettre la main sur lui.
-
-Le pape avait un roi tout prêt, le jeune Pole, cousin d'Henri VIII.
-Sorti de la branche d'York et de la Rose rouge, il pouvait recommencer
-la guerre du XVe siècle et noyer l'Angleterre de sang. Pole avait été
-élevé par Henri, comblé de ses dons. Mais la femme d'Henri, Catherine,
-avait nourri dans le coeur du jeune homme, inquiet et ambitieux,
-l'espoir d'épouser Marie, héritière de l'Angleterre. Au moment où le
-pape condamna Henri, Pole, qui était en Italie, éclata par un libelle
-contre son maître et bienfaiteur. Coup terrible. Henri, qui rejetait
-le pape sans admettre le protestantisme, qui persécutait à la fois les
-catholiques et les protestants, chancelait fort. Tout son appui, en
-cas d'invasion, eût été une armée allemande qu'il eût acheté.
-
-Le roi de France eût pu seul exécuter la sentence. C'est à quoi
-poussaient vivement (dans l'année 1534) le pape et Charles-Quint. Le
-plus jeune fils du roi aurait épousé Marie, qui eût dépossédé son
-père. Pole, devenu cardinal, fut mis par le pape à Liége, pour
-correspondre de près avec les insurgés d'Angleterre, pendant que
-l'Empereur soulevait l'Irlande.
-
-François Ier, sollicité, répondait que le roi d'Angleterre était son
-ami. À quoi l'Empereur réplique (dans les dépêches de Granvelle) qu'il
-ne s'agit aucunement de faire mal à Henri; au contraire, on veut le
-sauver, l'_empêcher de se perdre d'honneur et de conscience_. Il eût
-été _sauvé_ dans un monastère, déposé et tondu.
-
-Les mêmes dépêches témoignent que Montmorency, flatté, mené par
-Charles-Quint, donnait en plein dans ce projet, et _n'en dégoûtait
-nullement le roi_. Était-ce pourtant sérieux? Était-il sûr que
-l'Empereur tînt tellement à faire roi d'Angleterre un prince français?
-Il eût voulu à la fois et détrôner Henri VIII et perdre François Ier
-dans l'esprit des protestants d'Allemagne, de sorte qu'isolé, faible,
-il ne fût plus rien autre chose qu'un lieutenant de l'Empereur.
-
-Le roi était peu tenté. Il n'avait qu'une passion: c'était Milan et la
-réparation de l'affront de Maravilla. Loin de l'apaiser,
-Charles-Quint, dans sa conduite inconséquente, fit encore arrêter un
-homme qu'il envoyait à Soliman.
-
-Le pape travaillait en vain à les rapprocher. Comme deux lutteurs
-acharnés, ils se tâtaient pour mieux se frapper. Le roi avait fait la
-démarche cruelle et désespérée d'appeler en Corse, en Sicile, en
-Italie, non pas Soliman, mais le pirate Barberousse, bey d'Alger et de
-Tunis, à qui le sultan donna le titre de son amiral. Tout l'aspect des
-côtes changea. Un tremblement effroyable saisit les pauvres habitants
-quand, à chaque instant, l'on vit les pirates, marchands d'esclaves,
-descendre inopinément et tomber comme des vautours. Jusque dans
-l'intérieur des terres, l'homme en s'éveillant le matin voyait le
-turban, les armes, les visages d'Afrique. En un moment, s'il n'était
-pris, il avait perdu sa famille; sa femme, sa fille, ses enfants,
-étaient enlevés dans les barques, en poussant d'horribles cris.
-Parfois les marchands avaient commission d'un pacha, d'un bey, d'un
-puissant renégat, de lui procurer telle femme. La fille d'un
-gouverneur espagnol fut ravie ainsi. La Giulia, soeur de la _divine_
-Jeanne d'Aragon, qui est au Louvre, beauté célèbre jusque dans
-l'Orient, faillit être enlevée; elle ne se sauva qu'en chemise, elle
-sauta sur un cheval qu'un cavalier lui céda. On prétend qu'en
-reconnaissance elle le fit assassiner pour qu'il ne pût se vanter du
-bonheur de l'avoir vue.
-
-La chose la plus populaire que pût jamais faire l'Empereur, celle qui
-devait le mettre en bénédiction, c'était d'exterminer les pirates, de
-détruire Tunis et Alger. Venise elle-même, amie des Turcs, était
-cruellement inquiète des progrès de Barberousse. Charles-Quint avait
-tous les voeux pour lui. Nulle expédition plus brillante, plus
-populaire, plus bénie. L'armée espagnole, allemande, italienne, avec
-force volontaires de toutes nations, défit l'armée africaine que
-Soliman avait laissée à ses propres forces, prit la Goulette et Tunis
-(25 juillet 1535). Le massacre fut immense; on y tua trente mille
-musulmans. Vingt mille chrétiens délivrés portèrent leur
-reconnaissance dans toute l'Europe et la gloire de Charles-Quint.
-
-Gloire, puissance, force réelle. Il avait mis un roi vassal à Tunis.
-De là il menaçait Alger, dominait la côte d'Afrique. Il avait conquis
-les coeurs des Italiens mêmes, écrasés par lui. Venise se détachait du
-sultan et rangeait son pavillon soumis près du victorieux drapeau du
-dompteur des Barbaresques.
-
-Charles-Quint, débarqué (septembre) en Italie, au milieu des
-applaudissements de l'Europe, était en mesure de parler de très-haut à
-François Ier. Il n'exige plus, comme à Cambrai, qu'il abandonne ses
-alliés, mais qu'il combatte contre eux.
-
-Il veut bien l'amuser encore de la promesse de Milan. François Sforza
-meurt en octobre. L'Empereur fait espérer Milan comme dot de sa fille,
-qu'eût épousée le plus jeune fils du roi. Tous deux arment cependant.
-L'Empereur lève des lansquenets. Le roi négocie pour avoir des
-Suisses, achève l'organisation des _légions_ de gens de pied qu'il
-forme à la romaine.
-
-Du jour où il avait reçu l'affront de Maravilla, il avait voulu la
-guerre. Mais il ne trouva d'argent qu'en frappant l'impôt le plus
-odieux aux Français, la taxe des vins, avec les vexations infinies des
-visites de commis et la tyrannie fiscale qu'on appelle l'_exercice_.
-Il y eut bientôt révolte.
-
-Quant aux hommes, il avait peu à compter sur la noblesse. Elle s'était
-montrée favorable au connétable. Elle avait refusé, en 1527, de
-contribuer à la rançon du roi. Elle faisait négligemment le service
-militaire. En février 1534, le roi lui impose quatre revues annuelles,
-exige que les gens d'armes portent la complète armure défensive, quel
-qu'en soit le poids. En juillet 1534, il organise l'infanterie, sept
-légions, chacune de six mille hommes. Des quarante-deux mille, trente
-mille sont armés de piques et douze mille d'arquebuses. Ils sont payés
-en temps de guerre, bien payés, à cent sous par mois. Ce seront des
-hommes effectifs; on ne comptera pas les valets, comme on faisait trop
-souvent; «s'il s'en trouve, ils sont étranglés.»
-
-La chose fut populaire. En paix, ils étaient exempts de taille. S'ils
-se distinguaient, ils pouvaient être anoblis.
-
-Leur première épreuve fut rude, celle d'une guerre de Savoie en plein
-hiver, et le passage des monts. Le roi, instruit par son péril, par la
-grandeur croissante de son ennemi, avait eu tardivement cette lueur de
-bon sens, de voir que la vraie conquête italienne, avant Milan et le
-reste, c'étaient les Alpes et le Piémont. Le duc de Savoie, qui jadis
-avait secouru Bourbon, qui était Espagnol de coeur, offrait à
-Charles-Quint de lui céder ses États en échange d'États italiens.
-L'Empereur, qui déjà avait la Comté, allait avoir en outre la Savoie
-et la Bresse, nous enveloppait et plongeait chez nous jusqu'à Lyon.
-
-On le prévint. François Ier secourut contre lui Genève, qui mit son
-évêque à la porte, se fit protestante, appuyée sur Berne, qui conquit
-sur le Savoyard le pays de Vaud. Le roi alors, voyant bien que
-Charles-Quint l'amusait, en février, saisit la Savoie et entre en
-Piémont.
-
-Il en advint comme à Ravenne. La première fois que nos Français, hier
-paysans, aujourd'hui soldats, se virent devant l'ennemi, ils furent
-pris du démon des batailles, et on ne put plus les tenir. Il y avait
-devant eux un gros torrent, la Grande-Doire. Ils s'y jettent, et,
-malgré la roideur du fil de ces eaux rapides, ils ne perdent pas leur
-rang. Nos Allemands n'en font pas moins. Ils se lancent et passent de
-front. L'ennemi ne les attend pas. Les nôtres, sans cavalerie, suivent
-de près. À Verceil, la rivière arrête encore. Un homme de bonne
-volonté sort d'une de nos légions, se jette à l'eau, et, sous la grêle
-des balles, prend un bateau du côté de l'ennemi, le ramène. On passe.
-Le Piémont est conquis.
-
-On respecta le Milanais. Néanmoins l'Empereur, à Rome, éclata avec une
-violence politique et calculée. Le 5 avril, ayant fait ses dévotions à
-Saint-Pierre en costume solennel, rentrant chez le pape au milieu
-d'une grande assemblée de princes allemands, italiens, de cardinaux,
-d'ambassadeurs, on le vit, non sans étonnement, commencer une
-harangue. Il paraît qu'elle était écrite, au moins en partie; de temps
-en temps il baissait la tête pour lire une note roulée autour de son
-doigt. C'était un plaidoyer en règle, complet, contre François Ier. En
-résumé, il lui offrait trois partis, la paix avec Milan pour son
-troisième fils, la guerre, ou enfin qu'ils vidassent leur différend,
-de personne à personne, comme avaient fait d'anciens rois, le roi
-David, etc. S'il y avait difficulté, ils pouvaient se battre dans une
-île, dans un bateau ou sur un pont, à l'épée et au poignard, en
-chemise; tout serait bon. Le vaincu serait tenu de fournir toutes ses
-forces à notre Saint-Père le pape contre le Turc et l'hérésie. Pour
-gage et prix du combat, lui, il déposerait Milan, et François Ier la
-Bourgogne.
-
-Granvelle excusa la chose aux Français, disant n'en avoir rien su.
-Mensonge. Un acte si grave n'était pas certainement un coup de tête
-personnel. C'était une chose politique, délibérée mûrement, une mine
-habilement chargée et dont l'explosion fut immense. Le discours,
-traduit (d'avance sans doute) en toute langue, courut l'Europe,
-l'Allemagne surtout. Les insultes continuelles faites impunément à nos
-envoyés mettaient déjà le roi très-bas. Mais ce solennel outrage, ce
-soufflet officiel, donné dans Rome, au Vatican, devant tous les
-ambassadeurs qui représentaient la chrétienté, montrèrent l'ami de
-Barberousse, le renégat, l'apostat, l'homme perdu et désespéré, comme
-le faquin en chemise, qui, traîné dans un tombereau, figure, torche en
-main, au Parvis.
-
-Des bruits étranges circulèrent. À grand'peine, les marchands
-allemands qui allèrent de Lyon aux foires de Strasbourg, détrompèrent
-lentement leurs compatriotes. Quand Du Bellay, envoyé par le roi,
-arriva en Allemagne, il fut obligé de se cacher.
-
-L'Empereur avait là un moment admirable contre le roi, une force
-énorme d'opinion, ajoutez une immense force matérielle, la plus grande
-qu'il eût eu jamais.
-
-On pouvait voir la vanité des deux systèmes sur lesquels on se
-reposait: le vieux système des alliances de famille et de mariages, le
-nouveau système des alliances politiques ou système d'équilibre. Cet
-équilibre naissant, qu'était-il déjà devenu? Henri VIII ne pouvait
-bouger. Le Turc n'agissait que lentement. L'Allemagne protestante
-boudait le roi. Le seul service qu'elle lui rendit, ce fut de
-débaucher des lansquenets que Ferdinand envoyait.
-
-François Ier était seul, et Charles-Quint avançait avec sa victoire et
-l'Europe.
-
-Il se croyait tellement sûr de son fait, qu'il dit, comme on lui
-parlait des Français: «Si je n'avais mieux que cela, dit-il, à la
-place du roi, je commencerais par me rendre, mains jointes et la corde
-au cou.»
-
-On ne pouvait se défendre en Piémont, on le pouvait en Provence,
-laisser l'ennemi se consumer et mourir de faim.
-
-Pour cela, il fallait une chose, celle qu'en 1812 on fit à Moscou,
-brûler, détruire; mais ici une ville n'était pas assez; il fallait
-brûler un pays.
-
-Quel homme serait assez dur pour faire cette barbare et nécessaire
-exécution? Montmorency s'en chargea, et il l'aggrava par la dureté de
-son caractère, par son indécision et son imprévoyance.
-
-Les pauvres cultivateurs, qui avaient ordre d'évacuer, croyaient au
-moins qu'on sauverait les grandes villes, et ils y concentraient leurs
-biens. Mais peu à peu on abandonnait tout et l'on détruisait tout. Aix
-même fut ainsi condamnée, après qu'on eut commencé à la fortifier.
-Tout fut brûlé, jeté, détruit, _spectacle lamentable_, dit Du Bellay
-lui-même, endurci cependant à ces affreuses guerres.
-
-Montmorency s'enferma dans un camp retranché, y resta obstinément, sûr
-que l'Empereur, en s'éloignant de la côte, mourrait de faim. Toute la
-Provence mourait de faim aussi, et si l'Empereur faisait venir quelque
-chose de la mer, ces furieux affamés se jetaient dessus, n'ayant plus
-peur de rien, et le dévoraient au passage.
-
-Les paysans désespérés firent ainsi plusieurs coups hardis, un entre
-autres, au départ de l'Empereur. Ils se mirent cinquante dans une
-tour, pour tirer de là et le tuer. Il s'en allait très-faible, ayant
-perdu vingt-cinq mille hommes. On pouvait l'écraser. Montmorency n'eut
-garde; il le laissa échapper.
-
-L'effroyable sacrifice de toute une province de France, cent villes ou
-villages brûlés et détruits, un peuple de paysans sans abri, sans
-instruments, sans nourriture, et pas même de quoi semer! C'était le
-résultat de 1536, de la campagne qui porta Montmorency au pinacle, le
-fît connétable, quasi-roi de France pour les cinq années qui
-suivirent.
-
-L'Empereur était entré, avait séjourné deux mois, librement était
-sorti, sans que, de cette armée française, personne osât le
-poursuivre. Nos paysans provençaux avaient seuls ressenti l'affront,
-et, aux dépens de leur sang, tâché qu'on ne pût pas faire risée de la
-France.
-
-Il était temps ou jamais, de _toucher au vif_ Charles-Quint, selon la
-forte expression des dépêches de 1534. Ce n'était pas avec Barberousse
-qu'on pouvait faire rien de grand. Il fallait Soliman même. La Sicile
-(_Gasp. Contarini_) souffrait tellement qu'elle eût accepté les Turcs.
-Qu'allait faire François Ier?
-
-Le pauvre roi, qui déjà n'était plus guère qu'une langue, une
-conversation, qui bientôt faillit mourir, était de plus en plus
-tiraillé par les deux partis qui se disputaient près de lui, en lui,
-et dont sa faible tête semblait le champ de bataille.
-
-Caractérisons ces partis. Il y avait celui des élus, celui des damnés.
-
-Les damnés, c'étaient ceux qui poussaient à l'alliance des Turcs et
-des hérétiques, spécialement les Du Bellay, Guillaume, le vieux,
-l'intrépide militaire diplomate, et le spirituel cardinal Jean,
-l'évêque rabelaisien de Paris qui, tout en amusant son maître, le
-poussait aux résolutions viriles de la plus libre politique. La
-plupart de nos ambassadeurs, c'est-à-dire des gens qui savaient et
-voyaient, appartenaient à ce parti.
-
-Mais le parti des élus, des bien pensants, des orthodoxes, c'était
-celui qui se formait autour du nouveau Dauphin. Montmorency qui voyait
-le père décliner si vite, regardait au soleil levant. Le Dauphin avait
-dix-huit ans, et on venait de lui donner une maîtresse. C'était un
-garçon de peu, qui ne savait dire deux mots, né pour obéir et pour
-être dupe. Mais plus il paraissait nul, plus la cour venait à lui;
-excellent gibier en effet d'intrigants et de favoris. Déjà, tous
-disaient en choeur qu'il ressemblait à Louis XII.
-
-L'événement de cette année 1537, c'est que cet astre nouveau avait
-marqué son lever. Un enfant, en grand mystère, était né d'une grande
-dame, fort sérieuse et fort politique, qui hardiment s'était chargée
-d'initier le Dauphin.
-
-Son père l'avait marié à quatorze ans, à une enfant du même âge,
-Catherine de Médicis. Mais cette position nouvelle n'avait rien tiré
-de lui. Pas un mot et pas une idée. Tel il était revenu de sa longue
-prison d'Espagne, tel il restait, ayant l'air d'un sombre enfant
-espagnol, yeux noirs, cheveux noirs, «_mauricaud_,» dit un
-chroniqueur. Il n'était bon qu'à la voltige, le premier sauteur du
-temps. Sa petite femme, spirituelle et cultivée, comme une Italienne,
-mais fort tremblante et servile, n'avait nulle prise sur lui. Née
-Médicis et de race marchande, son jeune mari n'en tenait compte, et la
-méprisait comme un sot; le roi seul avait pitié d'elle, la défendait,
-et ne voulut pas qu'on la rendît à ses parents.
-
-François Ier, causant un jour avec la grande sénéchale, Diane de
-Poitiers (intime avec lui depuis l'aventure de 1523), s'affligea
-devant elle de son triste fils, qui ne serait jamais un homme. La dame
-se chargea de l'affaire, et dit en riant: «J'en fais mon galant.»
-
-C'était une fort belle veuve. Depuis la mort de son mari, Louis de
-Brézé, en 1531, elle s'était tenue à la cour plus dignement que bien
-d'autres. Elle restait toujours eu deuil, en robe de soie blanche ou
-noire, non pas tant pour faire l'inconsolable de son vieux mari, mais
-cette simplicité allait à sa beauté noble, froide, altière. Le goût
-espagnol commençait aussi. La reine était Espagnole, le Dauphin tout
-autant. La belle veuve, par ces couleurs austères, s'espagnolisait, se
-rattachait à la cour espagnole et orthoxe. Elle faisait profession
-d'être fort bonne catholique. Elle n'eut pas pour un empire,
-disait-elle, parlé à un protestant.
-
-Cette dame, en 1537, avait trente-huit ans, et semblait beaucoup plus
-jeune. Elle mettait un art infini à se soigner et se conserver. Mais
-rien ne la conservait mieux que sa nature dure et froide. Elle avait
-les vices des hommes, avare, hautaine, ambitieuse. Elle mena fort bien
-son veuvage, se réservant habilement. L'austérité de l'habit ne
-décourageait pas trop. Elle montrait fort son sein, que le noir
-faisait valoir. Et lorsque, maîtresse en titre et reine, elle était
-moquée par les jeunes qui ne l'appelaient que la _vieille_, elle fit
-cette réponse cynique de leur montrer ce qu'on cache en se faisant
-peindre nue. Elle est telle à Fontainebleau.
-
-Dure, avide et politique, elle était intimement liée avec un homme
-tout semblable, Montmorency. Tous deux exploitèrent leur crédit de
-même, en se garnissant les mains. Montmorency, à cette époque, comme
-un Caton le Censeur, réformait la France en rançonnant les gouverneurs
-de province. M. de Châteaubriant, qui passait pour avoir fait mourir
-sa femme, s'en tira en léguant son bien à Montmorency.
-
-La partie fut certainement liée entre lui et Diane pour s'emparer du
-Dauphin. Et la scène définitive dut se passer à Écouen, la voluptueuse
-maison arrangée par Montmorency pour recevoir de telles visites. Tout
-ce qu'on sait de cet homme brutal, sombre et violent, qui n'avait
-qu'injures à la bouche, qui, parmi ses patenôtres, ordonnait de rompre
-ou pendre, fait un contraste bizarre avec les recherches galantes de
-sa suspecte maison. Les vitraux d'Écouen, que tout le monde a vus
-jusqu'en 1815 au Musée des monuments français, étaient choquants
-d'impudeur à faire rougir Rabelais. Dans le Pantagruel, il parle avec
-un juste mépris des arts obscènes qui, sans talent, font appel tout
-droit aux sens. Telles ces vitres effrontées. On y voyait l'Amour de
-dix-huit ans environ, avec une Psyché bien plus vieille.
-
-Psyché accoucha d'une fille. Le tout mystérieusement. La dame voulut
-que l'enfant fut mis au compte d'une demoiselle. Mystère profond. Le
-Dauphin portait publiquement les couleurs et la devise de Diane,
-s'affichant et commençant cette glorification solennelle de l'inceste
-et de l'adultère qui lui fit mettre l'initiale de la maîtresse de son
-père sur tous les monuments publics et jusque sur les monnaies.
-
-Quelqu'un a dit: «Jamais de mal parmi les honnêtes gens.» La chose se
-vérifia. Montmorency et la dame qui passait du père au fils, furent
-d'autant plus estimés, honorés de l'Europe, formant dès ce temps la
-tête du parti des honnêtes gens.
-
-Ce noir Dauphin toujours muet, cette grande femme toujours en deuil,
-formaient, au sein de la cour, comme une petite cour qui allait à part
-grossir d'année en année.
-
-Les contrastes étaient parfaits. La jeune duchesse d'Étampes et le
-vieux François Ier, avec la petite Médicis, faisaient la cour
-italienne, parleuses, aux modes florentines, aux couleurs brillantes,
-dont se détachait fortement le futur roi, le nouveau règne, plus
-sérieux et comme espagnol.
-
-L'Espagne était bien haut alors. On l'estimait, on l'imitait. La
-fameuse expédition de Tunis, la renommée des vieilles bandes, la
-fabuleuse conquête de Fernand Cortès avaient rempli tous les esprits.
-La férocité, l'arrogance, tout était bien pris de ce peuple.
-L'ambassadeur Hurtado, pour avoir, devant le roi, jeté quelqu'un par
-les fenêtres, n'en fut que plus à la mode. La morgue silencieuse dans
-laquelle ils restaient toujours sans daigner répondre un mot, leur
-servait admirablement à cacher leur vide d'idées.
-
-Dans une cour où le nouvel élément commençait à poindre, le roi
-italien et français, le parleur aimable et facile, était hors de mode.
-La jeunesse, par derrière, haussait les épaules. Jeunesse grave,
-vieillesse légère! Tout à l'heure, il n'y avait qu'un mauvais sujet à
-la cour: c'était le roi, le vieux malade, l'ami des Turcs, le renégat.
-Il se voyait de plus en plus délaissé des honnêtes gens.
-
-Le parti turc avait pourtant réussi encore à gagner sur lui un dernier
-pas décisif qui eût assommé Charles-Quint: c'était de jeter Soliman et
-cent mille Turcs sur Naples, pendant que le roi passerait les monts
-avec cinquante mille hommes. Cela eût éclairci les choses. L'Empereur,
-pour avoir battu les faux Turcs de Barberousse, qui étaient des Maures
-d'Afrique, portait son succès de Tunis aussi haut qu'une victoire sur
-les janissaires. Il fallait voir la figure qu'il ferait devant
-Soliman.
-
-Nous savons, par le plus irrécusable témoignage, celui de sa soeur,
-qu'il n'en pouvait plus. Le coup eût été terrible. Les Turcs fussent
-restés en Sicile et peut-être à Naples. Grand malheur? Non. Il en
-serait arrivé comme à la Chine, où les vaincus ont conquis les
-vainqueurs, et rendu les Mongols Chinois. L'Italie eût exercé son
-ascendant ordinaire, et, bien mieux que ne fit la Grèce, épuisée et
-impuissante, elle eût fait du Turc un Européen.
-
-La chose fut très-bien menée par le savant et habile Laforêt qui, en
-juillet 1537, se trouva, avec Soliman et Barberousse, en face
-d'Otrante. Les Turcs descendirent à Castro. Mais les Français ne
-parurent pas. Soliman laissa le royaume de Naples et se tourna contre
-Venise.
-
-Où donc était François Ier? En Picardie. Il n'est pas difficile de
-deviner l'homme qui rendait ce service essentiel à l'Empereur.
-Montmorency n'envoya en Italie que tard, quand il n'était plus temps.
-
-Ces tergiversations singulières ne s'expliquent que par la forte
-conspiration de cour qui enveloppait le roi de toutes parts. Il voyait
-d'accord des gens qui toujours sont divisés, une belle-mère, Éléonore,
-avec un beau-fils, Henri, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, avec
-la maîtresse nouvelle, la triste et dure figure de Montmorency avec la
-jeune cour. Tous pour le pape, pour l'Empereur, contre le Turc et
-l'hérésie; tous plaidant _pour l'honneur du roi_ et le salut de son
-âme.
-
-Il avait toujours eu un vif besoin de plaire à ce qui l'entourait.
-Affaibli, maladif, il ne supportait pas la muette censure d'une cour
-respectueusement mécontente, ni les récits qu'on lui faisait arriver
-des ravages des Turcs. Ils pesaient sur sa conscience, ébranlaient
-l'homme et le chrétien.
-
-Il luttait pourtant encore au printemps de 1538. À la nouvelle d'une
-grande victoire de Soliman sur le frère de Charles-Quint, il envoya
-Rincon pour resserrer son alliance. Aux vives instances du pape pour
-l'amener à voir l'Empereur, il résista d'abord (_Rel. Tiepolo_),
-laissa le pape et Charles-Quint l'attendre à Nice quinze jours. Le
-vieux Paul III brûlait de les unir pour les lancer sur Henri VIII.
-
-L'Empereur cachait mieux le besoin urgent qu'il avait de traiter. Sa
-situation en réalité était épouvantable. Ni l'Espagne ni les Pays-Bas
-ne donnaient un sou. Gand lui refusait l'impôt depuis 1536, et
-travaillait à confédérer les autres villes. Il prévoyait la terrible
-révolte des armées espagnoles qui arriva en 1539. Il ne la différait
-qu'en laissant ses soldats à Milan et ailleurs en pleines bacchanales,
-comme au temps de Bourbon. Ces hommes effrénés, ces sauvages,
-désormais indisciplinables, devenaient l'effroi de leur maître. Il
-restait deux partis à prendre: ou les diviser, les tromper, pour les
-égorger isolés; ou les leurrer d'une promesse, d'un grand pillage, les
-mener à Constantinople. Cette entreprise, pour être romanesque, avait
-pourtant des chances. Doria, en 1533, avait reconnu les Dardanelles et
-vu dans quelle négligence les Turcs laissaient leurs fortifications.
-
-Un document publié récemment dévoile tout ceci (_Lanz Mém. Stuttgard,
-XI, 263_). C'est une lettre suppliante de la soeur de Charles-Quint,
-Marie, gouvernante des Pays-Bas, pour conjurer son frère de ne pas se
-mettre à la discrétion de cette horrible soldatesque dans l'expédition
-de Turquie. Elle lui parle nettement de sa situation, lui dit que les
-Pays-Bas, s'il ne parvient à y mettre ordre, _sont plus que perdus_;
-qu'il vaut mieux, plutôt que de se jeter dans de telles aventures,
-fermer les yeux sur l'Allemagne, _laisser couler certaines choses_
-touchant la religion. Quant à la guerre si lointaine de
-Constantinople: «Souvenez-vous, dit-elle, _de Tunis qui n'est qu'à la
-porte de votre pays; si Barberousse n'avoit donné bataille, en quels
-termes étiez-vous?... Oh! pour l'honneur de Dieu!_ ne courez pas de
-tels hasards.»
-
-Il est impossible de se fier au roi de France. Et pourtant s'y l'on
-pouvait s'y fier, l'Empereur _devroit passer par la France, et démêler
-avec lui ce qui lui peut toucher... Mais vostre personne est de si
-grande importance que je n'oserois conseiller_, etc.
-
-Ces avis d'un parfait bon sens étaient certainement ceux de Granvelle.
-L'Empereur, à tout rapprochement, toute entrevue, même inutile,
-gagnait un grand avantage, celui de mettre en défiance tous nos amis,
-Turcs, Anglais, luthériens et mécontents des Pays-Bas.
-
-C'était déjà une faute, une sottise pour le roi de se rendre à Nice.
-Il le sentait si bien, que, quand on l'y traîna, il demanda à
-l'Empereur une chose impossible qui devait rompre tout, non-seulement
-le Milanais, mais la _Franche-Comté_. L'Empereur, à l'absurde,
-répondit par l'absurde, offrant _le titre_ et _le revenu_ de Milan,
-qui _pendant neuf ans_ seraient confiés au pape, et le roi, tout de
-suite, eût rendu la Savoie, armé pour l'Empereur contre le Turc et les
-luthériens. Vains bavardages. Mais Charles-Quint avait déjà ce qu'il
-voulait. Sa soeur venait le voir, et la nouvelle cour entrait en
-rapport avec lui. Le pape fit, sinon la paix, au moins une longue
-trêve de dix ans. Le roi partit, le 19 juin, sans voir l'Empereur.
-
-Il n'en était pas quitte; on ne le laissa pas retourner au Nord. Les
-influences de famille agirent, Éléonore pour son frère, Marguerite
-dans l'intérêt de son mari, pour l'arrangement de la Navarre,
-Montmorency et les cardinaux, le Dauphin pour le roman d'une conquête
-de l'Angleterre. Tous pour le roi, pour le réconcilier à Dieu et à
-l'Église, au parti des honnêtes gens.
-
-Les Turcs, souvent bien informés, crurent que non-seulement on lui
-promettait le Milanais de la part de Charles-Quint, mais qu'abusant de
-l'affaiblissement de son esprit, on lui disait que l'Empereur
-prendrait pour lui Constantinople et le ferait empereur d'Orient.
-
-Charles-Quint attendit un mois à Gênes l'effet de tout cela. Il ne
-lâcha pas prise qu'on ne lui eût de nouveau amené le roi à
-Aigues-Mortes. Dans ce méchant petit port solitaire, le roi, moins
-entouré qu'il ne l'eût été en Provence, n'avait là que Montmorency et
-les princesses. Il n'y eut, aux conférences, que le connétable et le
-cardinal de Lorraine d'une part, d'autre part Granvelle et Couvos, la
-reine enfin, lien des deux partis. Que conclut-on? Matériellement,
-rien que le _statu quo_; moralement, une chose immense qui allait
-changer l'Europe, et qu'on peut dire d'un mot, _la conversion de
-François Ier_.
-
-L'ami des infidèles, des hérétiques, le renégat et l'apostat, l'homme
-incertain du moins, mobile, qui disait le matin oui, et non le soir,
-est fixé désormais, et tel sera jusqu'à la mort. Ce galant, ce rieur,
-est désormais un bon sujet. C'est le retour de l'_Enfant prodigue_. La
-reine et tous en pleurent de joie.
-
-Qui a procuré ce miracle? Un mot de l'Empereur. Ce qu'il a refusé à
-Nice, il l'accorde à Aigues-Mortes. Il n'offre plus _le titre_ de
-Milan, mais la possession _réelle_ (_Granvelle, II, 335_) pour le
-second fils du roi qui épousera une nièce de Charles-Quint.
-
-Le roi s'engage _publiquement_ à défendre les États de l'Empereur
-pendant la guerre des Turcs. À quoi _secrètement_? On le voit par les
-faits.
-
-Maintenant la France, en Europe, n'a plus d'ami que Charles-Quint, son
-capital ennemi. Elle s'est isolée. Libre à lui de tenir sa promesse.
-S'il ne la tenait pas, que ferait-elle? la guerre, mais seule et sans
-ami, ne pouvant, même par la guerre, sortir de la profonde ornière où
-elle est entrée pour toujours, et dont ne la tireront pas même
-cinquante années de guerres de religion.
-
-
-
-
-CHAPITRE XXI
-
-DERNIÈRE GUERRE, RUINE ET MORT DE FRANÇOIS Ier
-
-1539-1547
-
-
-On peut dater d'ici le règne d'Henri II et de Diane de Poitiers.
-François Ier n'est plus qu'une cérémonie, une ombre. La réaction règne
-par Montmorency d'abord, ami de Diane et de l'Empereur; puis par les
-prêtres, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, et les cadets de
-Lorraine, les Guises, généraux du clergé, tous serviteurs et créatures
-de la triomphante maîtresse.
-
-Comment finit François Ier? Il meurt huit ans d'avance par une
-horrible maladie (1539), dont la médecine ne le sauve qu'en
-l'exterminant[27]. Ses derniers portraits font frémir; leur
-bouffissure difforme témoigne de l'énergie des remèdes qui ne lui
-donnèrent ce répit qu'en bouleversant l'homme physique, éteignant
-l'homme moral.
-
-[Note 27: Les persécutions recommencent à l'instant même. Un
-inquisiteur converti au protestantisme est brûlé à Toulouse. Voir la
-procédure aux _Archives, carton J, 809._]
-
-À ce prix on parvint à pouvoir le montrer, le remettre à cheval, le
-mener quelque peu à l'armée, à la chasse. Au conseil même, dans
-quelques circonstances, il voulut décider; mais tout lui échappait. Il
-était incapable de suite. Sans sa maîtresse ou garde-malade, la
-duchesse d'Étampes, qui s'indignait, le réveillait parfois, il se fût
-résigné peut-être; mais elle ne cessait, dans sa haine jalouse contre
-Diane, de rouvrir les yeux du malade sur sa déchéance réelle. Contre
-le nouveau roi, si peu Français, si contraire à son père, et qu'on eût
-cru plutôt un fils de l'Empereur, elle élevait, créait un rival, le
-jeune et brillant duc d'Orléans pour qui elle eût voulu un trône.
-
-Dès le 23 septembre 1538, le roi étant revenu à Compiègne, et
-souffrant d'un cruel abcès qui le mit à la mort, Montmorency ne perdit
-pas un moment et inaugura la politique nouvelle en faisant arrêter,
-poursuivre son ennemi, l'ami de la duchesse d'Étampes, Brion (ou
-l'amiral Chabot)[28]. Il le fit éplucher avec une rigueur
-extraordinaire par ses légistes à lui, de manière à trouver quelque
-indélicatesse, quelque abus de pouvoir, péchés communs à tous les
-favoris.
-
-[Note 28: Peut-être a-t-on dit trop de mal et d'elle et de lui.
-Leur crime à tous les deux fut surtout d'avoir défendu les
-protestants, ou plutôt l'humanité. La soeur de la duchesse, madame de
-Cany, était elle-même protestante. _Lettres de Calvin_, édition
-Bonnet, t. I, p. 281.--Je ne vois jamais au Louvre la belle et rêveuse
-statue du pauvre Chabot, un chef d'oeuvre de la Renaissance, sans
-penser aux belles paroles qu'il prononça devant le roi. François Ier,
-parlant un jour des plaintes que faisaient les protestants sur la mort
-des leurs, brûlés en France et en Angleterre, l'amiral fit cette
-réflexion: «Nous faisons des confesseurs, et le roi d'Angleterre fait
-des martyrs.» Il fallait quelque courage pour dire alors si hautement
-qu'en envoyant les protestants à la mort on faisait des confesseurs de
-la vérité. (_Extraits des actes et dépêches du Vatican, Archives,
-carton L, 384._)]
-
-Tous nos ambassadeurs reçurent en même temps un nouveau mot d'ordre,
-fort surprenant (ils n'y pouvaient croire): _de travailler partout
-pour l'Empereur_. Ordre d'agir pour lui auprès du Turc, de lui ménager
-une trêve. Ordre d'engager l'Allemagne à s'unir contre Soliman.
-Défense au protégé du roi, au duc de Wurtemberg, d'agir contre les
-évêchés catholiques, et notification à la diète que le roi s'unissait
-à l'Empereur pour rétablir la religion.
-
-Henri VIII eût volontiers épousé une princesse française. On venait
-d'en donner une au roi d'Écosse. On s'engage à Madrid à ne faire avec
-l'Angleterre aucun traité de mariage. Loin de là, on accueille un plan
-d'un de nos envoyés pour le détrônement d'Henri, le démembrement de
-son royaume, l'anéantissement de l'Angleterre.
-
-Dans cette année 1539, Montmorency fut la vraie providence de
-Charles-Quint. Au moment où l'Espagne le menaçait par ses cortès, au
-moment où Gand révolté décapitait son doyen, comme partisan de
-l'Empereur, au moment où il apprenait les révoltes de ses armées, où
-tout lui échappait, Montmorency lui met la France dans les mains, le
-secret de nos négociations avec le Turc et l'Angleterre, lui confie le
-fil même de notre diplomatie (5 août 1539), jusqu'à trahir la
-confiance de Gand qui se livrait à nous.
-
-Dans ce mois d'août 1539, un coup heureux délivra Charles-Quint des
-vieilles bandes espagnoles qu'il ne pouvait ni payer, ni contenir. Mis
-dans la petite ville ouverte de Castel-Novo, quatre mille de ces
-soldats furent surpris par Barberousse. Six mille, qui étaient à
-Tunis, furent habilement tirés du fort, embarqués pour la Sicile, et
-là, à force de serments, le vice-roi les endormit, les dispersa, les
-égorgea.
-
-Belle délivrance pour l'Empereur; mais bonne leçon pour l'Espagne, si
-mal récompensée! Les levées y furent quelque temps extrêmement
-difficiles. On aimait mieux la mer, les Indes, que le service. À la
-guerre qui suivit, l'Empereur ne demandait que six mille Espagnols, et
-il ne put en avoir que trois mille (_Navagero_). Il se trouva
-très-faible. Les Turcs prirent toute la Hongrie, et ils auraient pris
-les Deux-Siciles, pour peu que la France eût aidé.
-
-Si quelque chose dut le rendre dévot, ce fut certainement ce miracle
-qu'à ce moment de ses plus extrêmes nécessités, un tel secours lui fût
-tombé du ciel, celui de son ennemi. Désarmé et sanglant de cette
-Saint-Barthélemy de ses propres soldats, il se vit gardé par la
-France. Montmorency le pria de se fier à nous, de venir, de montrer
-que la France ne faisait qu'un avec l'Espagne et qu'on aurait affaire
-à elle si on touchait à l'Empereur.
-
-Charles-Quint, qui avait fait son testament avant l'expédition de
-Tunis, le refit avant le voyage de France (5 novembre 1539,
-_Granvelle, II, 545, 554_). Il y donne Milan au second fils du roi qui
-épousera une fille de Ferdinand, _pourvu que Ferdinand y consente_. Ce
-petit mot réservait tout.
-
-Entré en France vers le 20 novembre, il vit longuement Montmorency et
-les fils du roi, avant le roi, et entra à Paris le 1er janvier 1540.
-Le connétable tout-puissant avait exigé des villes les fêtes les plus
-retentissantes, et il fit avertir toutes les cours de l'Europe de
-cette union intime, définitive, du roi et de l'Empereur. Charles-Quint
-vit très-bien le besoin que la coterie régnante avait de lui. Il prit
-ses avantages, attisant d'une part la rivalité des deux frères,
-d'autre part ébranlant la fidélité du roi de Navarre, lui faisant
-espérer que l'infant épouserait sa fille, qui deviendrait la reine de
-l'Espagne et des Indes.
-
-La duchesse d'Étampes et son protégé, le second fils du roi, auraient
-été d'avis de retenir l'Empereur jusqu'à ce qu'on eût Milan. C'est
-d'eux que vint sans doute le mot hardi de Triboulet au roi, écrivant
-sur la liste des fous célèbres l'Empereur, mais disant: «S'il échappe,
-j'y mettrai Votre Majesté.»
-
-On prétend que le jeune Orléans eut l'idée, avec ses amis, d'enlever
-Charles-Quint. Cette cour de jeunes gens était fort hasardeuse; elle
-se piquait de folie, de duels, de sauts périlleux, de courir de toits
-en toits. L'un d'eux offrait à la duchesse d'Étampes de changer la
-situation et de rompre la fascination qui retenait le Dauphin, par un
-moyen très-simple, en coupant le nez à Diane.
-
-L'Empereur n'était pas rassuré. Plus d'un malheur arriva sur sa route.
-À Bordeaux, il faillit être asphyxié; à Amboise, incendié. Ailleurs,
-une bûche lui tomba sur la tête. Le roi était furieux des mésaventures
-de son hôte, et voulait faire pendre tout le monde.
-
-L'Empereur crut utile de désarmer à tout prix sa belle ennemie, la
-duchesse d'Étampes, en faisant briller à ses yeux une offre
-inattendue, celle de relever la maison de Bourgogne; il eût donné au
-duc d'Orléans bien autre chose que Milan, _toutes les provinces des
-Pays-Bas_. Il est vrai qu'Orléans, du vivant de Charles-Quint, n'en
-eût pas été souverain, mais seulement gouverneur.
-
-La pauvre Gand fut brisée de la réception de Charles-Quint et de son
-union avec le roi. Chaque fête qu'on lui donna fut comme une bataille
-perdue par la Flandre. Il ne trouva nulle résistance, brida la ville
-avec un fort et fit mourir qui il voulait.
-
-Sorti de France à la fin de janvier, en février il se retrouva maître,
-très-solide et très-affermi, libre d'examiner ce qu'il voulait tenir
-de ses promesses. S'il eût donné les Pays-Bas, c'eût été pour le cas
-où Orléans eût eu des enfants de sa fille; mais, en échange de ce don
-incertain, il voulait que le roi, sur-le-champ, se dessaisît du
-Piémont, ainsi que des droits sur Milan. Montmorency, trompé,
-désespéré, alla, pour gagner l'Empereur, jusqu'à promettre par écrit
-que le roi l'aiderait contre ses alliés d'Allemagne. Lettre fatale que
-l'Empereur montra et répandit plus tard.
-
-La honte d'être dupe à ce point tira le roi de sa léthargie. Il fit
-une chose violente. Il maria la fille de sa soeur, contre le gré de sa
-soeur, au duc de Clèves, capital ennemi de Charles-Quint.
-
-Ce fut une scène très-violente et d'une choquante tyrannie. La petite
-fille, qui avait douze ans et qui était malade, ne voulait pas
-marcher. Le roi dit à Montmorency: «Porte-la sur ton cou.» Et alors on
-vit le connétable, ce premier homme du royaume, faire l'office d'une
-nourrice ou d'un valet de pied. Il prit l'enfant et la porta devant
-toute la cour, croyant apaiser le roi par cette humiliation. Et, en
-effet, il garda encore quelque temps le pouvoir. Mais son grand ami,
-l'Empereur, le brisa, lui donna le coup de grâce, en investissant son
-fils de Milan (octobre), en brisant ainsi tout espoir, et montrant que
-Montmorency était ou un traître, ou un sot.
-
-Il ne lui restait, après cela, qu'à fuir et se cacher. On satisfit à
-la colère du roi par la ruine d'un homme qui tenait à Montmorency, du
-seul de ce parti qui eût servi la France, du chancelier Poyet. Tout le
-monde lui en voulait pour ses belles ordonnances qui fermaient le
-trésor aux courtisans. Il avait essayé de couper court à la chicane,
-de rogner les griffes des procureurs, de leur ôter les faux-fuyants et
-l'obscurité du latin; il força la justice de parler français. Poyet
-eut encore le mérite d'ouvrir l'état civil, d'exiger l'inscription
-des baptêmes par des actes où signerait un notaire avec le curé. Mais
-son crime principal fut d'avoir limité la justice ecclésiastique,
-supprimé ces appels fantasques du plaideur qui, sentant sa cause
-mauvaise, la tirait du bailliage royal pour la porter devant l'évêque.
-Grand coup et décisif. Les tribunaux d'évêques devinrent presque
-déserts.
-
-Qui succède à Montmorency? Un gouvernement anonyme, le conseil, le
-fauteuil du roi, où siégera rarement le malade. Les influences
-principales sont celles d'un âpre fanatique, du cardinal de Tournon et
-du cardinal de Lorraine, frère et oncle des Guises, l'homme des
-grandes et terribles fêtes expiatoires de 1528 et 1535. Un honnête et
-grossier soldat, Annebaut, qu'ils mettent près d'eux, servira à
-couvrir dans les choses de la guerre les sourds commencements des
-Guises, qui, contre l'antipathie du roi, s'étayeront peu à peu d'une
-popularité militaire.
-
-La toute-puissance des cardinaux, leur royauté réelle, avait déjà
-déchaîné le fanatisme dans les provinces. Dès la fin de 1538, après
-l'entrevue de Nice, il est lâché partout. On brûle à Toulouse, à Agen,
-à Annonai; on brûle à Rouen et à Blois. Le Parlement d'Aix, sûr de
-plaire à Paris, a porté en 1540 un horrible arrêt contre plusieurs
-villages de Provence, séjour d'une colonie vaudoise, d'_hérétiques et
-de révoltés_. Le massacre eût eu lieu, si les protestants d'Allemagne
-n'eussent réclamé, si Guillaume du Bellay, s'adressant au roi même,
-n'eût obtenu une enquête, et tiré de lui des lettres de grâce (8
-février 1541). C'est le dernier triomphe des du Bellay. Dans la
-guerre qui doit suivre, Guillaume n'a plus voix au chapitre. Son
-frère, Jean, cardinal, évêque de Paris, dure, en se faisant
-subalterne. Il s'enfuit à Rome à la mort de François Ier.
-
-L'oeuvre de Montmorency subsistait. Nous étions isolés, haïs et
-méprisés. L'Angleterre était contre nous, l'Allemagne était contre.
-L'horreur des protestants pour une France persécutrice et fanatique
-les rapprochait de l'Empereur. Charles-Quint, converti à la tolérance
-par l'approche des Turcs, promettait que les affaires religieuses
-seraient réglées par un concile assemblé en Allemagne, ou même par une
-diète d'Empire; jusque-là, _interim_, égalité des deux partis.
-
-La France ne comptait plus; elle était hors du droit de l'Europe. On
-le vit, en juillet 1541, quand le marquis du Guast (un homme noir qui
-ne jurait que par les Borgia) fit assassiner en Lombardie notre envoyé
-Rincon, qui allait à Constantinople. Il croyait prendre ses dépêches.
-Mais Guillaume du Bellay, qui craignait ce malheur, les avait gardées
-en Piémont pour les faire passer droit à Venise. La vengeance de cet
-acte atroce était facile. Un bandit italien venait de prendre à
-Ferdinand une place de l'Adriatique, et il voulait la vendre aux
-Français ou aux Turcs. Venise eut peur de tels voisins et acheta cette
-place. Si la France l'avait devancée, comme le voulait du Bellay, elle
-mettait une forte épine au coeur de la maison d'Autriche.
-
-Ce conseil intrépide eût été accueilli peut-être de François Ier bien
-portant, comme au soir de Pavie où il envoie sa bague à Soliman. Mais
-l'abcès avait tout changé en 1538; il était mort à cette époque.
-
-Telles sont les phases bizarres du gouvernement personnel. Le règne de
-Louis XIV se partage en deux parts: _avant la fistule, après la
-fistule_. Avant, Colbert et les conquêtes; après, madame Scarron et
-les défaites, la proscription de cinq cent mille Français.
-
-François Ier varie de même: _avant l'abcès, après l'abcès_. Avant,
-l'alliance des Turcs, etc.; après, l'élévation des Guises et le
-massacre des Vaudois, par lesquels finira son règne.
-
-Le meurtre de Rincon, comme celui de Merveille en 1534, étaient de ces
-choses qui pouvaient réveiller le roi.
-
-Deux événements l'engageaient à agir. Ferdinand, battu par les Turcs,
-les vit prendre possession de toute la Hongrie; et Charles-Quint, qui,
-pour couvrir ce revers dans l'opinion, avait improvisé une expédition
-contre Alger, y éprouva un désastre effroyable, repoussé par les
-Maures, battu, brisé par les tempêtes. Le 3 décembre 1541, il rentre
-tout seul à Carthagène.
-
-La jeune cour de France, divisée entre les deux princes, Henri de
-vingt-trois ans, Charles de vingt et un, ne manque pas de crier que
-c'est fait de l'Empereur, qu'il faut tomber sur lui, l'achever. Une
-arène s'ouvre où veulent briller les deux partis. Les prêtres même y
-ont leur compte. Le cardinal de Lorraine y voit l'avancement des
-Guises. Le cardinal de Tournon obtient qu'on constate que la guerre
-n'est pas luthérienne. Enjoint aux Parlements de poursuivre les
-suspects, aux curés d'exciter les dénonciations.
-
-L'appel fut entendu; la police passa aux curés; les listes de
-communiants aux grandes fêtes, sévèrement examinées, devinrent celles
-de la vie et de la mort; on eut peu à chercher: la plupart des martyrs
-se désignaient eux-mêmes.
-
-Donc, c'est la France catholique contre la catholique Espagne. La
-France seule en Europe, et n'ayant plus l'appui du parti
-anticatholique. Elle ne peut plus même faire de levées en Allemagne.
-Elle va chercher des soldats jusqu'en Danemark et en Suède.
-
-Quoi donc? Il n'y a plus d'hommes en France? Non, on ne veut plus de
-Français. «Élevés de la servitude au noble métier des armes, ils sont
-trop indociles. Les nobles se sont plaints, disant au roi: _Les
-vilains vont se faire gentilshommes et les gentilshommes vilains._
-Donc, on néglige les légionnaires; on revient aux mercenaires
-suisses.» (_Fr. Giustiniani, Rel. Ven. S. I., vol. I., 212, Ann.
-1538._)
-
-Sur les cinq armées de la France, dans cette dernière guerre, et dans
-les plus périlleuses extrémités, on hasarda à peine d'avoir douze ou
-quinze mille de ces dangereux soldats roturiers. Du Bellay les relève
-fort, et dit qu'ils n'avaient pas leurs pareils aux assauts.
-
-Il fait grand cas aussi des soldats italiens, disant, en trois
-passages, que «c'étaient les plus aguerris.» La France n'en profite
-guère. Elle repousse, en 1542, l'effort suprême de l'émigration
-italienne, qui, sous Du Bellay et Strozzi, lui avait préparé une armée
-de douze mille hommes.
-
-Rien désormais hors du cercle des Guises. Claude de Guise, avec le
-cadet des deux princes, Charles d'Orléans, a l'armée du Nord, qui
-envahit le Luxembourg. Le fils de Claude, François (qui sera le grand
-Guise), candidat secret du parti, sans titre encore, a l'armée du
-Midi, sous le Dauphin, et envahit le Roussillon.
-
-L'espoir des Guises, le prix de leurs exploits, devait être l'intime
-alliance de toute-puissante Diane, astre futur du prochain règne. Ils
-comptaient à la paix épouser une de ses filles, et serrer le lien
-d'intrigue qui devait tenir Henri II.
-
-L'affaire du Nord était très-importante. Dans l'attaque du Luxembourg,
-on agissait avec les restes du parti des La Mark, étouffé, non écrasé,
-par l'Empereur. On donnait la main au duc de Clèves, qui lâchait dans
-les Pays-Bas une masse sauvage d'aventuriers allemands qui se
-souvenaient du sac de Rome et comptaient sur le sac d'Anvers.
-
-Le succès fut facile au Luxembourg, mais non soutenu. Au lieu de
-pousser aux Pays-Bas, d'appuyer Clèves, le jeune prince regardait au
-midi. Il apprenait que le Dauphin, son frère, outre l'armée d'Espagne,
-s'adjoignait l'armée d'Italie. Il eut peur d'une victoire d'Henri,
-revint. François Ier ne s'effrayait pas moins. Il avait écrit au
-Dauphin de ne pas donner bataille sans lui. Pendant qu'il avance à
-petites journées, la saison passe. Perpignan, qu'on assiége, résiste.
-La campagne est manquée, perdue au midi, vaine au nord.
-
-Avec ce grand effort de cinq armées, on n'avait pas entamé l'Empereur.
-À lui maintenant d'attaquer à son tour. Et il allait le faire avec un
-énorme avantage, s'étant rallié Henri VIII, à qui il offrait la France
-même, ne se réservant que la Picardie.
-
-Nous recueillîmes le fruit de la sottise avec laquelle nous avions
-constamment irrité Henri. Nous avions marié à son capital ennemi, le
-roi d'Écosse, la soeur de François de Guise, mère de Marie Stuart,
-mère féconde des maux de l'Europe. Le tout-puissant cardinal de
-Lorraine, et la protectrice des Guises, Diane de Poitiers, firent
-faire ce mariage royal à une fille cadette des cadets de Lorraine,
-bientôt veuve et régente pour la romanesque Marie, dont le fatal
-berceau fut une boîte de Pandore.
-
-L'Empereur, déjà sûr d'Henri VIII, s'assure des luthériens. Il laisse
-là les questions religieuses, et les somme, au nom de l'Empire, au nom
-de la patrie allemande, de le suivre contre les Turcs et les Français.
-Soliman est aux portes sur la frontière d'Autriche. Barberousse et sa
-grande flotte tiennent la mer avec les Français.
-
-La France catholique, gouvernée par deux cardinaux, la France, cruelle
-pour les chrétiens, suivait le drapeau musulman, le drapeau des
-pirates et des marchands d'esclaves. Le jeune duc d'Enghien, uni à
-Barberousse, assiégea Nice. En vain. Les Algériens se dédommagèrent
-par les pillages et les enlèvements. Mis par nous dans Toulon, ils
-firent en Provence même leur récolte de filles et leur provision de
-forçats. L'année suivante, ravage encore plus grand; six mille
-esclaves enlevés en Toscane, huit mille au royaume de Naples,
-spécialement un choix de deux cents vierges prises dans les couvents
-d'Italie pour la part du sultan.
-
-L'horreur de l'Allemagne pour nous perd le duc de Clèves. Elle
-l'abandonne; il est écrasé pour toujours. Coup fatal à la France. Ce
-petit prince était sa meilleure force, comme son recruteur allemand,
-le noyau militaire de toutes les résistances de la basse Allemagne.
-
-Qui empêchait l'Empereur de pénétrer en France? Les Vénitiens, qui
-suivaient l'armée impériale, remarquent: que les grands généraux des
-temps de Pavie sont morts, et que l'Empereur n'a plus que le duc
-d'Albe, médiocre, ignorant. (_Lor. Contarini._)
-
-Charles-Quint, dirigé par des conseillers italiens, ordonne tout
-lui-même, autant que peut le faire un homme appesanti déjà, maladif,
-grand mangeur, qui se lève fort tard et tous les jours entend deux
-messes. (_Navagero._) L'armée de ce malade était à son image, lente et
-lourde, chargée de bagages infinis, qui se développaient sur une
-longue file, séparaient, isolaient les troupes, empêchaient
-l'avant-garde de toucher le corps de bataille. Il eût suffi d'une
-petite bande leste et hardie pour le couper cent fois.
-
-Heureusement pour lui, le roi de France traîne aussi. Il craint fort
-la bataille. Où l'Empereur s'arrête, il s'arrête, à Luxembourg, à
-Landrecies. Le roi est trop heureux de ravitailler Landrecies. Voilà
-tout le succès de cette grande armée. Chacun va se panser chez soi.
-
-Marino, qui était à la cour de France en 1544, dit nettement que la
-France, abandonnée des Turcs, envahie par les protestants, ses anciens
-alliés, était aux abois et désespérée. Ce que le roi avait encore le
-plus à craindre, c'était son peuple qui, s'il y eût eu revers, aurait
-fait une sauvage et _bestiale révolution_ (tumulto bestiale).
-
-Quarante mille Allemands entraient à l'est. Vingt mille Anglais
-débarquaient à l'ouest. L'Empereur avec la grande armée marchait droit
-vers Paris. Les vues étaient sérieuses. Charles-Quint, qui lisait
-toujours Commines, savait le mot de Louis XI, _qu'on prend la France
-dans Paris_. Il s'agissait cette fois d'en finir ou de détruire
-François Ier et de changer la dynastie, ou de tellement l'asservir
-qu'il devînt serf de l'empereur, soldat à son service, sbire et recors
-impérial pour assujettir l'Allemagne.
-
-Il était trop évident, en présence d'une crise si terrible, que la
-vieille méthode de faire une diversion en Milanais ne ferait rien, ne
-servirait à rien. Qu'importait de prendre Milan, si l'on perdait
-Paris?
-
-Le roi avait en Italie cinq mille Suisses allemands, quatre mille
-Suisses français, cinq mille Gascons, trois mille Italiens. Cette
-armée eût dû revenir en hâte, assurant seulement le Piémont. Ce
-n'était pas l'avis du jeune duc d'Enghien, qui pour la première fois
-arrivait général sur le champ de bataille, comme Gaston de Foix à
-Ravenne. Enghien, fils de Vendôme et cadet de Bourbon, avait là une
-occasion de briller, d'éclipser les Guises. La rivalité des maisons de
-Guise et de Bourbon, qui allait troubler le siècle, se prononçait
-déjà. Le roi favorisait Enghien et l'opposait aux amis de son fils.
-
-C'est, je crois, de cette manière qu'on doit expliquer l'imprudente
-permission qu'il donna de livrer bataille, Montluc, envoyé par Enghien
-pour l'obtenir, en fait honneur à son éloquence gasconne. Quoi qu'il
-en soit, la chose tourna bien (à Cérisoles, 14 avril 1544).
-
-Nos Suisses et nos Gascons, fortifiés d'une nombreuse noblesse
-française, accourue tout exprès, et qui se mit à pied, soutinrent
-l'épouvantable choc de dix mille Allemands que le général impérial, Du
-Guast, nous lançait d'une colline. Trois cents lances françaises
-enfoncèrent la cavalerie légère de l'ennemi, qui, poussée sur le flanc
-de son infanterie, la mit elle-même en déroute. Enghien faillit périr
-comme Gaston à Ravenne. Il se précipita avec une petite bande de
-jeunes gens à travers le noir bataillon des Espagnols et le perça de
-part en part. Fort affaibli, il dut, pour rejoindre les siens, percer
-encore cette troupe formidable. Il le fit, en sortit, mais presque
-seul, et ne vit plus les siens; il crut la bataille perdue. Elle était
-gagnée, et les nôtres revinrent, rompirent les Espagnols. Bataille
-infiniment sanglante; selon Du Belay, douze mille morts.
-
-Quel résultat? Aucun. Sans argent et sans vivres, l'armée fond, se
-dissipe. Et Charles-Quint avance. Ralenti par la résistance de
-Saint-Dizier qu'il prend par ruse, il avance pourtant, et les Français
-ne lui opposent que leur propre ruine, la dévastation, le désert. Les
-barbaries de la Provence sont renouvelées sur la Champagne. La France
-se traite plus cruellement que n'eût fait l'ennemi. L'Empereur va
-toujours, poussant le Dauphin devant lui vers l'ouest et vers les
-Anglais; il le leur livre, il le leur donne. Si ceux-ci eussent daigné
-le prendre, fait quelques pas, c'en était fait.
-
-L'Empereur, qui a pris nos magasins, nos vivres, nourri par nous,
-arrive à treize lieues de Paris, à Crépy-en-Valois. On en était aux
-dernières ressources; on travaillait en vain à faire une armée de
-séminaristes ou écoliers. Une défaite nous sauva, la perte de
-Boulogne, que l'Anglais prit et qui inquiéta l'Empereur.
-
-Très-fatigué lui-même, pris d'un accès de goutte, il pensait qu'après
-tout, au lieu de faire les affaires d'Henri VIII, il valait mieux
-conserver, exploiter cette misérable France ruinée. Affaiblie à ce
-point, elle ne pouvait plus que suivre son impulsion. Le roi détruit
-lui valait moins que le roi asservi et devenu son capitaine. (Traité
-de Crépy, 18 septembre 1544.)
-
-Le roi, en effet, s'engagea à guerroyer pour lui, à fournir, à payer
-une armée _contre le Turc_ (au fond _contre les luthériens_).
-
-L'affaire avait été brassée de fort bonne heure entre le confesseur de
-l'Empereur et celui de François Ier.
-
-Le roi restituait la Savoie. L'Empereur faisait du duc d'Orléans son
-gendre ou son neveu, le mettant à Milan ou aux Pays-Bas, non comme duc
-et souverain, mais _comme gouverneur impérial_. En adoptant ainsi le
-cadet, le tenant sous sa main et se chargeant de sa fortune, il
-fondait une bonne et solide discorde entre les frères. Et, en effet,
-le Dauphin protesta.
-
-Navagero remarque que la mort avait toujours été du parti de
-Charles-Quint, l'avait toujours servi. Le premier Dauphin, prince de
-grande espérance, et qui avait infiniment souffert de la captivité
-d'Espagne, était mort en 1536 (d'épuisement ou de pleurésie?). Son
-échanson italien avoua l'avoir empoisonné. Tout le monde le crut
-alors. En 1543, voici le troisième fils du roi, Charles d'Orléans, qui
-meurt aussi, et, dit-on, de la peste, au grand profit de l'Empereur,
-que cet événement dégageait de sa parole. Il n'eût pas ordonné un
-crime. Mais ses agents, qui, sans scrupule, assassinaient nos envoyés,
-n'avaient-ils pas dispense pour la guerre du poison contre les alliés
-des Turcs? Rien ne paraît plus vraisemblable.
-
-Au reste, ce ne sont pas les impériaux peut-être que l'on doit
-accuser. Un mot violent d'Henri II, que nous citerons plus tard,
-montre qu'il haïssait son frère Charles. Ses amis très-peu scrupuleux,
-les hommes de Diane, ont bien pu le servir, et sans le consulter.
-
-Une troisième mort survint, fort surprenante, celle d'Enghien, de ce
-Bourbon que François Ier venait d'élever si haut en lui faisant gagner
-une bataille. Qui le tue? Celui même qui profite le plus à sa mort, le
-jeune Guise. Dans un combat de boules de neige, pour boulette, il lui
-jette un coffre. Il s'excuse, disant avoir eu ordre de M. le Dauphin.
-
-Dès lors il n'y eut plus deux partis. Le roi se trouva seul, et le
-Dauphin fut le vrai roi.
-
-Sa maîtresse avait tout à craindre. On disait que, si la campagne de
-1544 avait si tristement fini, la faute en était à elle, qu'elle avait
-aidé l'Empereur à prendre Saint-Dizier et les places où se trouvaient
-nos magasins.
-
-Le roi, très-affaissé, devenait un jouet. On décidait sans lui, ou sur
-quelque mot vague qu'on lui tirait, les choses les plus graves et les
-plus terribles affaires, comme le massacre des Vaudois.
-
-Il y avait quatre ans que le peuple infortuné des Vaudois de Provence
-flottait entre la vie et la mort, condamné en 1540, gracié en 1541,
-puis incertain de plus en plus à l'approche du nouveau règne. Les
-Vaudois n'étaient pas d'accord: les uns ne songeaient qu'à la fuite;
-d'autres voulaient se défendre et achetaient des fusils. S'ils
-s'étaient défendus, ils eussent été aidés peut-être par les Suisses.
-Après l'affaire de Cérisoles, le clergé saisit le moment. On détacha
-au roi un homme qui avait fort à expier, qui devait ménager les
-prêtres, l'ami de Barberousse, le capitaine Paulin de la Garde. Il lui
-parla à Chambord, dit que ce petit peuple était fort dangereux, qu'il
-faisait de la poudre, qu'il y avait là comme un avant-poste de
-l'Empereur. On était en pleine guerre, à la veille de l'invasion du
-Nord. Le roi est alarmé; il dit: «Défais-moi ces rebelles.»
-
-Il paraît que Paulin voulut un ordre écrit. Après la paix, le 1er
-janvier 1545, le cardinal de Tournon écrivit et présenta à la
-signature du malade _une révocation_, de quoi? De la grâce accordée en
-1541. Le roi signa sans lire comme il faisait le plus souvent. (V. le
-Procès, et Muston, I, 107.) Ce témoignage lui est rendu par
-l'historien protestant et vaudois, qui, plus sérieusement que
-personne, a épuisé l'examen de l'affaire.
-
-Au reste, cette signature n'était pas tout. Il fallait celle du
-secrétaire d'État; le cardinal fit signer Laubespin. Il fallait celle
-du procureur du roi au Grand-Conseil; il refusa. Celle au moins de son
-substitut; il refusa. Et il fallait encore que le chancelier mît le
-sceau; il refusa. Le hardi cardinal y mit un sceau quelconque, et
-donna cette pièce informe à l'huissier du Parlement de Provence, qui
-était à la porte, attendant cette arme de mort.
-
-Elle n'eût pas suffi, cependant; elle n'autorisait pas l'exécution
-militaire. Au-dessous de la signature, d'une écriture toute autre que
-celle de la pièce, quelqu'un, on ne sait qui, écrivit l'ordre qui
-livrait ce peuple aux soldats.
-
-Ce qui rendait l'affaire hideuse, c'est que les parlementaires, si
-zélés contre l'hérésie, étaient des familles seigneuriales qui
-allaient recueillir la dépouille sanglante des victimes. Ils étaient
-juges et héritiers.
-
-L'arrêt de 1540 ordonnait de punir _les chefs_. Et la pièce informe de
-1545, l'horrible faux, ordonnait d'exterminer tout.
-
-Pour en être plus sûr, on s'adressa à des brigands, aux soldats des
-galères, dont bon nombre étaient repris de justice, endurcis aux
-guerres barbaresques. Le président d'Oppède, sans bruit, sans
-notification, mène lui-même cette bande. Des dix-sept villages
-vaudois, plusieurs étaient vers Avignon, en terre papale. Mais le
-légat du pape donna de grand coeur l'autorisation[29].
-
-[Note 29: Il semblerait même que la première impulsion vint de lui
-et qu'il offrit d'aider. Voir une curieuse pièce manuscrite, le
-procès-verbal original de l'exécution, que l'exécuteur Paulin de la
-Garde conservait précieusement à son château d'Adhémar, et qui est
-maintenant aux _Archives d'Aix_.]
-
-Une circonstance curieuse, c'est que, ceux de Cabrières s'étant livrés
-sur la parole du président, il dit aux troupes de tuer tout. Elles
-refusèrent d'abord; les galériens se montrèrent plus scrupuleux que
-les magistrats. Ce ne fut pas sans peine qu'on les mit à tuer, voler
-et violer.
-
-La chose une fois lancée, il y eut des barbaries exécrables. «Dans une
-seule église, dit un témoin, j'ai vu tuer quatre ou cinq cents pauvres
-âmes de femmes et d'enfants.» Et comment? Avec une furie, des
-supplices, des caprices atroces, dignes du génie de Gomorrhe.
-Vingt-cinq femmes, échappées, cachées dans une caverne, sur terre du
-pape, y furent, par ordre du légat, enfermées, étouffées. Cinq ans
-après, quand on fit le procès, on retrouva leurs os. Il y eut huit
-cents maisons brûlées, deux mille morts (au moindre calcul), sept
-cents forçats. Les soldats, au retour, vendaient à bon compte aux
-passants les petits garçons et les petites filles, dont ils ne
-voulaient plus.
-
-La nouvelle ayant éclaté, il y eut un violent débat en Europe. Les
-Espagnols louèrent. Les Suisses et Allemands poussèrent des cris
-d'indignation. Cela servit les criminels. Ils firent entendre au roi
-qu'on n'avait tué que des rebelles, et qu'il ne devait pas souffrir
-que l'étranger se mêlât de nos affaires.
-
-En quel état se trouvait-il alors? Et que restait-il de lui-même? Les
-protestants l'excusent, paraissent croire qu'alors il était fini et ne
-régnait plus.
-
-Vieilleville place en 1538 une scène qui ne peut être de cette année,
-puisqu'elle suppose l'exil de Montmorency. Je la crois de la fin, des
-derniers temps où, par la mort de ses fils, le roi se trouva seul; où
-les gens du Dauphin, de Diane et des Guises crurent régner et déjà
-oublièrent le mourant.
-
-Le Dauphin dit un jour devant ses familiers qu'à son avénement il
-ferait ceci et cela, donnerait tels offices. Et il leur distribua
-généreusement toutes les charges de la couronne. Un témoin de la
-scène, auquel on n'avait pas pris garde, était un simple, vieil enfant
-et fou _à bourlet_, appelé Briandas. Soit de lui-même, soit poussé par
-la duchesse d'Étampes, il court au roi, et, fièrement: «Dieu te garde,
-_François de Valois_!» Le roi s'étonne. «Par le sang Dieu! tu n'es
-plus roi; je viens de le voir. Et toi, monsieur de Thaïs, tu n'as plus
-l'artillerie, c'est Brissac.» Et à un autre: «Tu n'es plus chambellan,
-c'est Saint-André,» etc. Puis, s'adressant au roi: «Par la mort Dieu!
-tu vas voir bientôt M. le connétable qui te commandera à baguette et
-t'apprendra à faire le sot. Fuis-t'en! Je renie Dieu, tu es mort.»
-
-Le roi fait venir la duchesse d'Étampes. On fait dire au fou tous les
-noms de ces nouveaux officiers de la couronne. Puis le roi prend
-trente hommes de sa garde écossaise, va à la chambre du Dauphin.
-Personne. Rien que des pages qu'on fit sauter par les fenêtres. On
-brise, on casse tout. Mais après, qu'aurait fait le roi? Il n'avait
-pas d'autre héritier. Sa maîtresse, tout à l'heure sans appui et à la
-discrétion du Dauphin, apaisa, arrangea les choses. Le roi se garda
-seulement des amis de son fils, qui auraient pu l'empoisonner.
-
-Telles furent les amertumes, les expiations de ses derniers jours. La
-plus grande était de laisser le trône de France à cette triste figure
-d'Henri II, qui n'avait rien de son père ni de son pays, qui ne
-représentait que la captivité de Madrid, qui, lors même qu'il aurait
-des succès, des conquêtes, n'irait qu'à la ruine. Pourquoi? En
-combattant l'Espagne, il ne serait rien qu'Espagnol.
-
-Le songe de Basine et de Childéric se renouvelle ici. Elle vit les
-descendants de ce roi franc tomber du lion au loup, du loup aux
-chiens, et cette dynastie finir honteusement par un combat de
-tournebroches qui se mangeaient à belles dents.
-
-Un tel fils, de tels petits-fils ont relevé beaucoup François Ier par
-le contraste. Les protestants surtout, qui avaient tant à l'accuser,
-l'ont traité avec une indulgence qui les honore infiniment. Ils sont
-même excessifs; ils lui laissent le titre de _grand_, qu'il ne mérite
-en aucun sens.
-
-On assure qu'en mourant il devina les Guise. Ces héros intrigants,
-protégés de Diane, qui mirent leur catholique épée au service d'une
-jupe fort sale, allaient nuire cruellement à la France, par leurs
-succès surtout, qui pervertirent l'opinion.
-
-Des mots sauvages ouvrirent le nouveau règne. Pendant l'agonie du roi,
-Diane et Guise folâtraient et disaient: «Il s'en va, le galant!» et le
-fils même, aux funérailles, voyant passer le cercueil de son frère qui
-précédait celui de son père, fit cette bravade parricide: «Voyez-vous
-ce bélître? il ouvre l'avant-garde de ma félicité.»
-
-Au moment de la mort du roi, cent cinquante familles fuirent à Genève,
-et bientôt quatorze cents, au moins cinq mille individus[30]. Cette
-élite française, avec une élite italienne, fonda la vraie Genève, cet
-étonnant asile entre trois nations, qui, sans appui (craignant même
-les Suisses), dura par sa force morale. Point de territoire, point
-d'armée; rien pour l'espace, le temps, ni la matière; la cité de
-l'esprit, bâtie de stoïcisme sur le roc de la prédestination.
-
-[Note 30: Quatorze cents familles françaises s'établirent à
-Genève, en huit années seulement, sous le règne de Henri II: c'est le
-chiffre donné par M. Gaberel (_Histoire de l'Église de Genève, t. I,
-page 346_). Le _registre des réceptions de la bourgeoisie_, que j'ai
-compulsé aux Archives de Genève, donne un chiffre inférieur; mais il
-est visiblement incomplet et mutilé. Voir sur le temps antérieur la
-_Chronique de Bonnivard_, le _Journal du syndic Balard_ et la belle
-_Chronique de Froment_ (1855), éditée avec un soin infini, admirable,
-par M. Revillod. Beaucoup de pièces inédites et de renseignements
-curieux ont été publiés dans l'excellent _Bulletin de la Société de
-l'histoire du protestantisme_, spécialement par M. Read, et dans la
-_France protestante_ de M. Haag.
-
-J'ai réservé Genève pour le règne de Henri II, ainsi que plusieurs
-détails essentiels sur l'histoire intérieure de l'administration de
-François Ier, et de la politique de Charles-Quint, sur le changement
-progressif qui fit du Flamand un Espagnol, etc.]
-
-Contre l'immense et ténébreux filet où l'Europe tombait par l'abandon
-de la France, il ne fallait pas moins que ce séminaire héroïque. À
-tout peuple en péril, Sparte pour armée envoyait un Spartiate. Il en
-fut ainsi de Genève. À l'Angleterre, elle donna Pierre Martyr, Knox à
-l'Écosse, Marnix aux Pays-Bas; trois hommes, et trois révolutions.
-
-Et maintenant commence le combat! Que par en bas Loyola creuse ses
-souterrains! Que par en haut l'or espagnol, l'épée des Guises,
-éblouissent ou corrompent[31]!... Dans cet étroit enclos, sombre
-jardin de Dieu, fleurissent, pour le salut des libertés de l'âme, ces
-sanglantes roses, sous la main de Calvin. S'il faut quelque part en
-Europe du sang et des supplices, un homme pour brûler ou rouer, cet
-homme est à Genève, prêt et dispos, qui part en remerciant Dieu et lui
-chantant ses psaumes.
-
-[Note 31: Nous avons vu parfaitement, à l'époque des affaires
-d'Isly et autres, les moyens simples et grossiers par lesquels on fait
-des héros à force de réclames. Ces moyens sont fort employés au XVIe
-siècle. Telle fut certainement une chanson, assez mesurée pour le roi
-(donc faite avant sa mort), dans laquelle on le montre appelant la
-France au secours par sa fenêtre de Madrid. Le premier qui accourt,
-pour délivrer le roi, c'est Guise. _Bulletin de la Société d'histoire
-de France_, t. I des _Documents_, p. 267.]
-
-FIN DU TOME DIXIÈME
-
-
-
-
-TABLE DES MATIÈRES
-
-
- AVERTISSEMENT 1
-
- Des sources et de la critique.--Du sujet de ce volume 7
-
-
-NOTE
-
- De la méthode, ruine de l'histoire doctrinaire 9
-
-
-CHAPITRE PREMIER
-
- LE TURC, LE JUIF. 1508-1512 11
- Progrès irrésistibles des Turcs 13
- Le _grand canon_ d'Albert Dürer 17
- Persécutions des Maures d'Espagne 18
- Persécutions des Juifs 23
- Excellence de la famille juive 25
- Les dominicains et Grain-de-Poivre 26
- Reuchlin défend les Juifs 27
- Fraternité de l'Orient et de l'Occident 30
- Anquetil-Duperron et Burnouf 31
-
-
-CHAPITRE II
-
- LA PRESSE.--HUTTEN. 1512-1516 33
- L'Allemagne plus vivante que la France 33
- Epistolæ obscurorum virorum. 1514 38
- Victoire de la Presse 41
- Vie d'Hutten 42
- Il se retire chez l'archevêque de Mayence 46
-
-
-CHAPITRE III
-
- LA BANQUE.--L'ÉLECTION IMPÉRIALE ET LES INDULGENCES. 1516-1519 49
- Banques juive, italienne, allemande 50
- La banque et les peintures d'Augsbourg 52
- Tous les rois étaient jeunes et prodigues 53
- Danger de l'Europe 54
- Génie exterminateur de Sélim 60
-
-
-CHAPITRE IV
-
- SUITE. 1516-1519 63
- Culte meurtrier de l'or 63
- Extermination des Américains 64
- Brocantage des indulgences 65
- La Hongrie couvrait encore l'Allemagne 67
- Les électeurs 69
- Les Fugger font l'élection 70
- Adresse de Marguerite d'Autriche 71
- Ses calomnies contre la France 74
- Juin 1519, Charles-Quint élu empereur 78
-
-
-CHAPITRE V
-
- RÉACTION CONTRE LA BANQUE.--MELANCOLIA.--LUTHER.--LA MUSIQUE 81
- L'Allemagne a conscience de la situation 82
- La Melancolia d'Albert Dürer 85
- Chants de Luther 89
- Origines populaires de la musique 92
- Grandeur de Luther; la joie héroïque 96
-
-
-CHAPITRE VI
-
- SUITE.--LUTHER. 1517-1523 101
- Luther a épuré la famille 102
- Il a rendu la lecture populaire 105
- Ses précédents 107
- Sa prédication 111
- La diète de Worms et la Wartbourg 116
- Humanité et tolérance de Luther 117
- Son embarras au milieu des femmes réfugiées chez lui 119
-
-
-CHAPITRE VII
-
- LA COUR DE FRANCE.--CAMP DU DRAP D'OR. 1520 122
- La querelle de Charles-Quint et de François Ier 125
- Ils courtisent Henri VIII 128
- La cour au camp du drap d'or 133
- Juin 1520, l'entrevue 134
- Anne Boleyn 137
- François Ier irrite Henri VIII 140
-
-
-CHAPITRE VIII
-
- LA GUERRE.--LA RÉFORME.--MARGUERITE. 1521-1522 142
- 1521-1715.--Guerre de deux siècles 144
- Dès le début François Ier manque d'argent 148
- Fureur des Impériaux 149
- Le roi ne défend point le peuple 152
- Mouvement religieux de Meaux 155
- Marguerite y prend part 156
- Son portrait 158
- Ses lettres et sa passion 159
- Brutalité de son frère 166
- 1522.--Sa mère nous fait perdre l'Italie 170
-
-
-CHAPITRE IX
-
- LE CONNÉTABLE DE BOURBON. 1521-1524 172
- Il était Gonzague et Montpensier 173
- Sa puissance royale 176
- La reine-mère veut l'épouser 177
- Il traite avec l'empereur 181
- La noblesse et les parlements le favorisent 184
-
-
-CHAPITRE X
-
- DÉFECTION ET INVASION DU CONNÉTABLE. 1523-1524 188
- Son traité avec Charles-Quint et Henri VIII 190
- L'invasion de 1523 191
- Fuite de Bourbon 195
- Désaccord et retraite des Anglais et Impériaux 199
- Saint-Vallier sauvé par Diane de Poitiers 201
- Mort de Bayard 203
- Bourbon envahit la Provence. 1524 204
-
-
-CHAPITRE XI
-
- LA BATAILLE DE PAVIE. 1525 209
- Le roi assiége Pavie 211
- Il passe l'hiver dans une villa italienne 212
- Caractère de ces villas 213
- L'Italie du Corrège 214
- La bataille (8 février 1525) 217
-
-
-CHAPITRE XII
-
- LA CAPTIVITÉ. 1525 220
- Le roi envoie sa bague à Soliman 221
- Il s'humilie devant Charles-Quint 222
- Ses poésies 223
- Demandes de l'empereur 225
- Embarras du vainqueur.--Révolutions 227
- Dure captivité du roi en Espagne 230
- Sa maladie, voyage de sa soeur 231
- La France trahit-elle l'Italie? 233
- Conspiration de Pescaire 234
-
-
-CHAPITRE XIII
-
- LE TRAITÉ DE MADRID ET SA VIOLATION. 1525-1526 243
- Le roi abdique 244
- L'Europe se rapproche de la France 245
- L'Espagne s'intéresse au captif 246
- Comédie du traité de Madrid 249
- Le portrait du Titien 252
- Le retour, la nouvelle maîtresse 253
- Chambord 255
-
-
-CHAPITRE XIV
-
- LE SAC DE ROME. 1527 258
- Tortures de l'Italie 259
- L'armée de Bourbon et de Frondsberg 262
- Bourbon à Rome, sa mort, 6 mai 266
- L'Europe peu émue du sac de Rome 267
- Erreur de Machiavel et de Michel-Ange 269
- _La peste de Florence_, par Machiavel 270
- Le tombeau des Médicis 272
-
-
-CHAPITRE XV
-
- SOLIMAN SAUVE L'EUROPE. 1526, 1529, 1532 275
- Discipline et modération des Turcs 276
- Venise seule comprenait l'Orient 277
- Les vizirs civilisateurs 280
- Notre envoyé Rincon 281
- Le génie d'Ibrahim 283
- Sa victoire de Mohacz (1526) 286
- 1528, Échecs de François Ier en Italie 289
- Il traite à Cambrai (1529) et trahit ses alliés 291
- Soliman échoue devant Vienne 296
- Isolement de François Ier 299
- Troisième invasion de Soliman (1532) 300
- Roxelane.--Mort d'Ibrahim (1536) 303
-
-
-CHAPITRE XVI
-
- LA RÉFORME FRANÇAISE. 1521-1526 308
- Les Vaudois des Alpes 309
- Réforme en France, aux Pays-Bas, en Angleterre 315
- Charles-Quint a l'initiative des persécutions 318
- Les premiers martyrs français (1525) 319
- Le roi sauve Berquin 320
- Appel de Zwingli à François Ier 321
-
-
-CHAPITRE XVII
-
- RÉFORME EN FRANCE ET EN ANGLETERRE. 1526-1535 323
- Marguerite désespère de convertir son frère 324
- Passion d'Henri VIII et son divorce 327
- Mutilation d'une image à Paris (1528) 332
- Béda et les Capets, Ignace de Loyola 333
- Supplice de Berquin (1529) 337
- Lutte de la Sorbonne contre le roi 338
- Il crée le Collége de France (1529) 340
-
-
-CHAPITRE XVIII
-
- ON TOURNE LE ROI CONTRE LA RÉFORME. 1530-1535 343
- La Réforme crée partout des écoles 344
- Le roi pouvait choisir encore en 1532 346
- Affront qu'on lui fait à Milan (1533) 348
- Les fanatiques menacent Marguerite 349
- Placards protestants à Blois 351
- Supplices pendant tout l'hiver (1535) 352
- La Sorbonne obtient la suppression de l'imprimerie 354
- Immense extension du protestantisme 356
-
-
-CHAPITRE XIX
-
- FRANÇOIS Ier ET CHARLES-QUINT EN 1535.--FONTAINEBLEAU.--LE
- GARGANTUA 358
- Maladie du roi et de Charles-Quint 358
- Le roi à Fontainebleau.--Les artistes 361
- Rabelais comme créateur de notre langue 367
- Il ne doit rien à ses prédécesseurs 368
- Sa vie 371
- Son principe d'éducation 372
- Le Gargantua est-il protestant? 376
-
-
-CHAPITRE XX
-
- ROME ET LES JÉSUITES.--INVASION DE PROVENCE.--FRANÇOIS Ier
- CÈDE À LA RÉACTION. 1535-1538 378
- Les _Exercitia_ de Loyola ont paru vers 1523-1525 378
- Réforme et réaction catholique 380
- Loyola ordonne l'obéissance jusqu'au péché mortel
- inclusivement 384
- Le pape pousse le roi à envahir l'Angleterre (1534) 387
- Le roi appelle Barberousse en Italie 388
- Charles-Quint, vainqueur à Tunis, outrage le roi 389
- Invasion de Provence 394
- Puissance du parti du Dauphin; Montmorency, Diane de
- Poitiers 397
- Embarras de l'empereur; trêve de Nice. 1538 402
-
-
-CHAPITRE XXI
-
- DERNIÈRE GUERRE, RUINE ET MORT DE FRANÇOIS Ier. 1539-1547 406
- Maladie terrible de François Ier 406
- Voyage de l'empereur en France (1540) 409
- Montmorency dupe, disgracié: gouvernement des cardinaux 412
- Assassinat de Rincon, guerre (1541-3) 414
- Bataille de Cérisoles (1544) 420
- Charles-Quint impose le traité de Crépy 422
- Mort du jeune fils du roi et d'Enghien 423
- Massacre des Vaudois (1545) 426
- Fureur du roi méprisé de son fils; sa mort (1547) 427
- Sinistres prémices du nouveau règne 428
- L'Europe sera sauvée par Genève 429
-
-
-PARIS.--IMPRIMERIE MODERNE (Barthier dr), rue J.-J.-Rousseau, 61.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1516-1547 (Volume
-10/19), by Jules Michelet
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1516-1547 ***
-
-***** This file should be named 42141-8.txt or 42141-8.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/2/1/4/42141/
-
-Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P.
-Travers and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License available with this file or online at
- www.gutenberg.org/license.
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation information page at www.gutenberg.org
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at 809
-North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
-contact links and up to date contact information can be found at the
-Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
diff --git a/42141-8.zip b/42141-8.zip
deleted file mode 100644
index 1f933b8..0000000
--- a/42141-8.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/42141-h.zip b/42141-h.zip
deleted file mode 100644
index 7250946..0000000
--- a/42141-h.zip
+++ /dev/null
Binary files differ
diff --git a/42141-h/42141-h.htm b/42141-h/42141-h.htm
index e12aa6e..3d7436c 100644
--- a/42141-h/42141-h.htm
+++ b/42141-h/42141-h.htm
@@ -2,7 +2,7 @@
<html lang="fr">
<head>
-<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=iso-8859-1">
+<meta http-equiv="Content-Type" content="text/html; charset=UTF-8">
<title>The Project Gutenberg e-Book of Histoire de France (10/19) - J. Michelet</title>
<style type="text/css">
@@ -64,55 +64,17 @@ table {border-collapse: collapse; table-layout: fixed; font-size: 95%;
</head>
<body>
-
-
-<pre>
-
-The Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1516-1547 (Volume 10/19), by
-Jules Michelet
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Histoire de France 1516-1547 (Volume 10/19)
-
-Author: Jules Michelet
-
-Release Date: February 20, 2013 [EBook #42141]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1516-1547 ***
-
-
-
-
-Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P.
-Travers and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net
-
-
-
-
-
-
-</pre>
-
+<div>*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 42141 ***</div>
<div class="tn">
<p>Notes au lecteur de ce fichier digital:</p>
-<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées.</p>
+<p>Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
+corrigées.</p>
</div>
<p class="tn">
Note: Seules les erreurs clairement introduites par le typographe
-ont été corrigées.</p>
+ont été corrigées.</p>
<h1>HISTOIRE DE FRANCE</h1>
@@ -120,2163 +82,2163 @@ ont été corrigées.</p>
<p class="center">J. MICHELET</p>
-<p class="p2 center">NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE</p>
+<p class="p2 center">NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE</p>
-<p class="p2 center">TOME DIZIÈME</p>
+<p class="p2 center">TOME DIZIÈME</p>
<p class="p2 center">PARIS<br>
LIBRAIRIE INTERNATIONALE<br>
-A. LACROIX &amp; C<sup>o</sup>, ÉDITEURS<br>
+A. LACROIX &amp; C<sup>o</sup>, ÉDITEURS<br>
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13</p>
<p class="p4 center">1876<br>
-Tous droits de traduction et de reproduction réservés.</p>
+Tous droits de traduction et de reproduction réservés.</p>
<h1>HISTOIRE DE FRANCE</h1>
<p><span class="pagenum"><a id="pageI" name="pageI"></a>(p. I)</span> J'ai, pour l'histoire des trente-deux ans que contient ce
volume, un rare et heureux avantage: c'est d'entrer le premier dans
une masse immense de documents nouveaux, qui changent cette histoire
-de fond en comble et la renouvellent entièrement.</p>
+de fond en comble et la renouvellent entièrement.</p>
<p>J'y entre le premier et le seul, je puis le dire, puisque M. Mignet,
-l'habile explorateur des mêmes documents, ne se rencontre avec moi,
-dans cette période, que pour un fait: l'élection de Charles-Quint.</p>
+l'habile explorateur des mêmes documents, ne se rencontre avec moi,
+dans cette période, que pour un fait: l'élection de Charles-Quint.</p>
-<p>C'est dans les douze ou quinze dernières années que les lettres,
-dépêches et actes de tout genre ont été publiés d'ensemble et dans une
-abondance, une variété qui nous permet de juger ces pièces
-elles-mêmes, en les contrôlant les unes par les autres.</p>
+<p>C'est dans les douze ou quinze dernières années que les lettres,
+dépêches et actes de tout genre ont été publiés d'ensemble et dans une
+abondance, une variété qui nous permet de juger ces pièces
+elles-mêmes, en les contrôlant les unes par les autres.</p>
-<p>Jusque-là on n'avait guère d'autre guide que les chroniques du temps
+<p>Jusque-là on n'avait guère d'autre guide que les chroniques du temps
et les collections partielles de Ribier et Legrand. La plupart des
chroniques ne donnent que l'histoire militaire; elles sont peu exactes
-sur le reste ou tout à fait muettes.</p>
-
-<p>Les points essentiels de l'histoire politique étaient encore
-controversés. Le connétable, par exemple, eut-il <span class="pagenum"><a id="pageII" name="pageII"></a>(p. II)</span> ou n'eut-il
-pas un traité écrit avec l'Empereur? Les avis étaient partagés. Quelle
-fut, pendant la captivité de Madrid, la flottante politique de la
-régence et de Duprat? On ne le savait pas davantage. Tout s'est trouvé
-dans les <cite>Papiers Granvelle</cite> et dans les pièces réunies sous le titre
-de <cite>Captivité de François I<sup>er</sup></cite> (1841, 1847).</p>
-
-<p>L'histoire des m&oelig;urs de la cour et du prince était-elle mieux
-connue? On en était réduit à glaner dans Brantôme. Les deux faits
-moraux les plus graves, et du plus intime intérieur, sont éclaircis
+sur le reste ou tout à fait muettes.</p>
+
+<p>Les points essentiels de l'histoire politique étaient encore
+controversés. Le connétable, par exemple, eut-il <span class="pagenum"><a id="pageII" name="pageII"></a>(p. II)</span> ou n'eut-il
+pas un traité écrit avec l'Empereur? Les avis étaient partagés. Quelle
+fut, pendant la captivité de Madrid, la flottante politique de la
+régence et de Duprat? On ne le savait pas davantage. Tout s'est trouvé
+dans les <cite>Papiers Granvelle</cite> et dans les pièces réunies sous le titre
+de <cite>Captivité de François I<sup>er</sup></cite> (1841, 1847).</p>
+
+<p>L'histoire des m&oelig;urs de la cour et du prince était-elle mieux
+connue? On en était réduit à glaner dans Brantôme. Les deux faits
+moraux les plus graves, et du plus intime intérieur, sont éclaircis
maintenant par les lettres de la s&oelig;ur du roi et de Diane de
-Poitiers (<cite>Éd. Génin, 1841</cite>, et <cite>A. Champollion, 1847</cite>).</p>
+Poitiers (<cite>Éd. Génin, 1841</cite>, et <cite>A. Champollion, 1847</cite>).</p>
-<p>Les actes les plus cachés, niés et démentis devant l'Europe, sont
-maintenant en pleine lumière, spécialement les rapports secrets du roi
+<p>Les actes les plus cachés, niés et démentis devant l'Europe, sont
+maintenant en pleine lumière, spécialement les rapports secrets du roi
avec le sultan. Cette circonstance dramatique est connue, qu'ils
-furent un coup de désespoir et datèrent du champ de Pavie. Grâce à
-l'importante publication de M. Charrière, nous pouvons compléter,
-dater et préciser les faits donnés par Hammer, d'après les rapports,
-souvent vagues ou défigurés, des écrivains orientaux (<cite>Négoc. du
+furent un coup de désespoir et datèrent du champ de Pavie. Grâce à
+l'importante publication de M. Charrière, nous pouvons compléter,
+dater et préciser les faits donnés par Hammer, d'après les rapports,
+souvent vagues ou défigurés, des écrivains orientaux (<cite>Négoc. du
Levant, 1848</cite>).</p>
-<p>Le point capital, décisif, pour toute la fin du règne, c'est la crise
-de 1538, qui changea subitement la politique française, la fit
-définitivement catholique, rétrograde et, pour ainsi dire, espagnole.
+<p>Le point capital, décisif, pour toute la fin du règne, c'est la crise
+de 1538, qui changea subitement la politique française, la fit
+définitivement catholique, rétrograde et, pour ainsi dire, espagnole.
C'est le gouvernement <span class="pagenum"><a id="pageIII" name="pageIII"></a>(p. III)</span> nouveau de Montmorency et des cardinaux
-de Tournon, de Lorraine, on peut dire l'éclipse de François I<sup>er</sup>, sa
-mort anticipée, et déjà l'avénement de la petite cour d'Henri II. Qui
-décida cette crise? Lequel, du roi ou de l'empereur, fit les premières
-démarches? Sandoval disait le roi, Du Bellay l'empereur; les modernes
-hésitaient. Il n'y a plus lieu de doute depuis les publications
-récentes (<cite>Weiss, 1841</cite>; <cite>Lanz, 1844</cite>; <cite>Le Glay et Van der Bergh,
+de Tournon, de Lorraine, on peut dire l'éclipse de François I<sup>er</sup>, sa
+mort anticipée, et déjà l'avénement de la petite cour d'Henri II. Qui
+décida cette crise? Lequel, du roi ou de l'empereur, fit les premières
+démarches? Sandoval disait le roi, Du Bellay l'empereur; les modernes
+hésitaient. Il n'y a plus lieu de doute depuis les publications
+récentes (<cite>Weiss, 1841</cite>; <cite>Lanz, 1844</cite>; <cite>Le Glay et Van der Bergh,
1845</cite>; <cite>Alberj, 1839-1844</cite>). Tout est clair maintenant, et par le
-rapport de l'ambassadeur Tiepolo au Sénat de Venise, et par la lettre
-intime où la s&oelig;ur de Charles-Quint révèle ses terreurs, les
-embarras extrêmes et l'état effrayant de sa situation.</p>
+rapport de l'ambassadeur Tiepolo au Sénat de Venise, et par la lettre
+intime où la s&oelig;ur de Charles-Quint révèle ses terreurs, les
+embarras extrêmes et l'état effrayant de sa situation.</p>
-<p>À ces publications d'actes et de lettres, ajoutons les importantes
+<p>À ces publications d'actes et de lettres, ajoutons les importantes
chroniques que nous avons maintenant entre les mains. L'histoire
-intérieure de Paris, qu'on cherchait dans Félibien, Sauval, Du Boulay,
-etc., n'existait point pour cette époque. Elle s'est révélée à nous
-dans la précieuse chronique anonyme publiée (1854) par M. Lalanne. On
-en peut dire autant de l'histoire de Genève, qu'on a connue par les
-chroniques, imprimées récemment, de Bonnivard, du syndic Balard, et
+intérieure de Paris, qu'on cherchait dans Félibien, Sauval, Du Boulay,
+etc., n'existait point pour cette époque. Elle s'est révélée à nous
+dans la précieuse chronique anonyme publiée (1854) par M. Lalanne. On
+en peut dire autant de l'histoire de Genève, qu'on a connue par les
+chroniques, imprimées récemment, de Bonnivard, du syndic Balard, et
surtout de Frommont, que M. Revillod vient de donner (1855).</p>
-<p>En possession de ces riches matériaux, la critique peut maintenant
+<p>En possession de ces riches matériaux, la critique peut maintenant
examiner, juger, choisir.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="pageIV" name="pageIV"></a>(p. IV)</span> Parfois la lumière se fait d'elle-même. Au premier coup
-d'&oelig;il, par exemple, on voit, pour les exécutions des protestants en
-1535, que le narrateur sérieux est le bourgeois anonyme de Paris qui a
-tout su (et peut-être tout vu) jour par jour. Bèze et Crespin
-évidemment ont suivi de lointains échos. Le récit catholique éclaire
+<p><span class="pagenum"><a id="pageIV" name="pageIV"></a>(p. IV)</span> Parfois la lumière se fait d'elle-même. Au premier coup
+d'&oelig;il, par exemple, on voit, pour les exécutions des protestants en
+1535, que le narrateur sérieux est le bourgeois anonyme de Paris qui a
+tout su (et peut-être tout vu) jour par jour. Bèze et Crespin
+évidemment ont suivi de lointains échos. Le récit catholique éclaire
l'histoire protestante.</p>
-<p>Nuls documents ne méritent une attention plus sérieuse que les
-rapports des envoyés vénitiens. Seuls ils offrent des chiffres et des
-renseignements statistiques. Ce sont généralement de pénétrants
+<p>Nuls documents ne méritent une attention plus sérieuse que les
+rapports des envoyés vénitiens. Seuls ils offrent des chiffres et des
+renseignements statistiques. Ce sont généralement de pénétrants
observateurs. Osons dire cependant qu'ils se trompent parfois,
-spécialement sur les faits éloignés de leur observation immédiate.
-Gaspard Contarini, par exemple, qui croit les Flandres affectionnées à
-Charles-Quint, ignore l'irritation où les mettait depuis longtemps
-l'immolation systématique de l'industrie flamande aux intérêts de
+spécialement sur les faits éloignés de leur observation immédiate.
+Gaspard Contarini, par exemple, qui croit les Flandres affectionnées à
+Charles-Quint, ignore l'irritation où les mettait depuis longtemps
+l'immolation systématique de l'industrie flamande aux intérêts de
l'Angleterre, dont les maisons de Bourgogne et d'Autriche courtisaient
-l'alliance même aux dépens des Pays-Bas.</p>
-
-<p>Contarini a bien vu Charles-Quint. Il décrit à merveille cette
-mâchoire absorbante, ces yeux avides (<i>occhi avari</i>). Il n'en juge pas
-moins que l'empereur est modéré, peu ambitieux. Cela, en 1525, au
-moment où le jeune prince se lâche et se dévoile dans ses vastes
-projets par sa lettre à Lannoy.</p>
-
-<p>Songeons aussi que ces rapports d'ambassadeurs au <span class="pagenum"><a id="pageV" name="pageV"></a>(p. V)</span> sénat de
-Venise sont souvent combinés pour plaire à ce sénat. Nicolas Tiepolo,
-par exemple, qui est si sérieux dans sa relation de 1538, l'est fort
-peu dans l'éloge qu'il fait de Charles-Quint en 1532. Longue
-énumération de ses vertus. Il est si généreux, si peu ambitieux,
-dit-il, qu'il vient de faire élire son frère roi des Romains. Pourquoi
-ces puérilités dans une bouche du reste grave? Parce que le parti
-impérial redevenait tout puissant dans le Sénat de Venise, après la
-conférence de Bologne, vers la fin imminente du vieux doge André
-Gritti, qui meurt un an après. Venise dès lors va suivre l'empereur,
-s'éloigner de la France et se brouiller avec les Turcs.</p>
-
-<p>Ceci donné à la méthode, à la critique, aux sources, il resterait
-peut-être à tracer une brève formule qui résumât les trente années,
-permît d'embrasser tout d'un coup d'&oelig;il, comme une vaste contrée
-dans une petite carte géographique.</p>
-
-<p>C'est l'âge adulte de la Renaissance, sa grandeur et son ambition
-infinies, son précoce avortement, la nécessité où elle est de
-s'appuyer du principe, essentiellement différent de la Réformation.</p>
-
-<p>Que n'avait-elle embrassé dans ses v&oelig;ux? Du premier bond, elle
+l'alliance même aux dépens des Pays-Bas.</p>
+
+<p>Contarini a bien vu Charles-Quint. Il décrit à merveille cette
+mâchoire absorbante, ces yeux avides (<i>occhi avari</i>). Il n'en juge pas
+moins que l'empereur est modéré, peu ambitieux. Cela, en 1525, au
+moment où le jeune prince se lâche et se dévoile dans ses vastes
+projets par sa lettre à Lannoy.</p>
+
+<p>Songeons aussi que ces rapports d'ambassadeurs au <span class="pagenum"><a id="pageV" name="pageV"></a>(p. V)</span> sénat de
+Venise sont souvent combinés pour plaire à ce sénat. Nicolas Tiepolo,
+par exemple, qui est si sérieux dans sa relation de 1538, l'est fort
+peu dans l'éloge qu'il fait de Charles-Quint en 1532. Longue
+énumération de ses vertus. Il est si généreux, si peu ambitieux,
+dit-il, qu'il vient de faire élire son frère roi des Romains. Pourquoi
+ces puérilités dans une bouche du reste grave? Parce que le parti
+impérial redevenait tout puissant dans le Sénat de Venise, après la
+conférence de Bologne, vers la fin imminente du vieux doge André
+Gritti, qui meurt un an après. Venise dès lors va suivre l'empereur,
+s'éloigner de la France et se brouiller avec les Turcs.</p>
+
+<p>Ceci donné à la méthode, à la critique, aux sources, il resterait
+peut-être à tracer une brève formule qui résumât les trente années,
+permît d'embrasser tout d'un coup d'&oelig;il, comme une vaste contrée
+dans une petite carte géographique.</p>
+
+<p>C'est l'âge adulte de la Renaissance, sa grandeur et son ambition
+infinies, son précoce avortement, la nécessité où elle est de
+s'appuyer du principe, essentiellement différent de la Réformation.</p>
+
+<p>Que n'avait-elle embrassé dans ses v&oelig;ux? Du premier bond, elle
allait, par l'adoption des Turcs, des juifs, au but lointain du genre
-humain: la réconciliation de la terre.</p>
+humain: la réconciliation de la terre.</p>
-<p>D'un même élan, elle embrassait amoureusement la <span class="pagenum"><a id="pageVI" name="pageVI"></a>(p. VI)</span> nature,
+<p>D'un même élan, elle embrassait amoureusement la <span class="pagenum"><a id="pageVI" name="pageVI"></a>(p. VI)</span> nature,
finissait le fatal divorce entre elle et l'homme, rejoignait ces
amants.</p>
-<p>La merveille, c'est que d'une foule de découvertes isolées,
-spontanées, un ensemble systématique se faisait sans qu'on s'en mêlât,
+<p>La merveille, c'est que d'une foule de découvertes isolées,
+spontanées, un ensemble systématique se faisait sans qu'on s'en mêlât,
tout gravitant vers ces deux questions: <em>Comment se fait et se refait
l'homme physique? Comment se fait l'homme moral?</em> Le premier livre
-qu'on ait écrit sur l'éducation, celui qu'on peut appeler l'<cite>Émile</cite> du
-<span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, apparaissait dans sa bizarre et fantastique grandeur.</p>
+qu'on ait écrit sur l'éducation, celui qu'on peut appeler l'<cite>Émile</cite> du
+<span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, apparaissait dans sa bizarre et fantastique grandeur.</p>
-<p>La puissance d'enfantement qu'eut la France à ce moment éclata par
-l'apparition subite des deux langues françaises, qui surgissent,
-adultes, mûres, tout armées, dans les deux écrivains capitaux du
-siècle: l'immense et fécond Rabelais, le fort, le lumineux Calvin.</p>
+<p>La puissance d'enfantement qu'eut la France à ce moment éclata par
+l'apparition subite des deux langues françaises, qui surgissent,
+adultes, mûres, tout armées, dans les deux écrivains capitaux du
+siècle: l'immense et fécond Rabelais, le fort, le lumineux Calvin.</p>
<p>Cette France de Gargantua, principal organe de la Renaissance,
-est-elle au niveau de son rôle? Avec ce cerveau gigantesque, a-t-elle
-un corps? a-t-elle un c&oelig;ur? a-t-elle cette vie générale, répandue
-partout, que l'Italie avait dans son bel âge? La France étonne par
-d'effrayants contrastes. C'est un géant et c'est un nain. C'est la vie
-débordante, c'est la mort et c'est un squelette. Comme peuple, elle
+est-elle au niveau de son rôle? Avec ce cerveau gigantesque, a-t-elle
+un corps? a-t-elle un c&oelig;ur? a-t-elle cette vie générale, répandue
+partout, que l'Italie avait dans son bel âge? La France étonne par
+d'effrayants contrastes. C'est un géant et c'est un nain. C'est la vie
+débordante, c'est la mort et c'est un squelette. Comme peuple, elle
n'est pas encore.</p>
-<p>Donc, sur quoi porte la Renaissance française? Faut-il le dire? sur un
+<p>Donc, sur quoi porte la Renaissance française? Faut-il le dire? sur un
individu.</p>
-<p>Qu'était-il celui qui eut plusieurs fois en main le <span class="pagenum"><a id="pageVII" name="pageVII"></a>(p. VII)</span> destin
-de l'humanité, celui que l'esprit nouveau pria d'être son défenseur
+<p>Qu'était-il celui qui eut plusieurs fois en main le <span class="pagenum"><a id="pageVII" name="pageVII"></a>(p. VII)</span> destin
+de l'humanité, celui que l'esprit nouveau pria d'être son défenseur
contre la politique catholique et le roi de l'inquisition?</p>
-<p>C'est à ce volume à répondre. Mais déjà, dans ce résumé, nous devons
+<p>C'est à ce volume à répondre. Mais déjà, dans ce résumé, nous devons
faire un aveu humiliant: ce roi parleur, ce roi brillant, qui dit si
-bien, agit si mal, mobile en ses résolutions encore plus que dans ses
-amours, cet imprudent, cet étourdi, ce Janus, cette girouette,
-François I<sup>er</sup>, fut un Français.</p>
+bien, agit si mal, mobile en ses résolutions encore plus que dans ses
+amours, cet imprudent, cet étourdi, ce Janus, cette girouette,
+François I<sup>er</sup>, fut un Français.</p>
-<p>Le peuple est encore une énigme. La noblesse et le parlement
-accueilleraient l'étranger (1524). La bourgeoisie prête au clergé
-l'appui brutal des confréries contre le libre esprit de recherche et
-la rénovation religieuse.</p>
+<p>Le peuple est encore une énigme. La noblesse et le parlement
+accueilleraient l'étranger (1524). La bourgeoisie prête au clergé
+l'appui brutal des confréries contre le libre esprit de recherche et
+la rénovation religieuse.</p>
-<p>La France, toute en un homme en qui rayonnent à plaisir les vices
+<p>La France, toute en un homme en qui rayonnent à plaisir les vices
nationaux, la France captive avec lui, malade avec lui, on doit
-attendre que, comme lui, elle ira de chute en chute jusqu'à s'oublier
+attendre que, comme lui, elle ira de chute en chute jusqu'à s'oublier
et se renier.</p>
-<p>Quelle réponse à cela, et quel remède? Nul que la voix morale, l'appel
-aux vertus fortes, au sacrifice, au dévouement. Dans les ravages
-atroces des armées mercenaires, sans loi, sans foi, sans roi, sous le
-drapeau de Charles-Quint, le peuple de France abandonné écoute le
+<p>Quelle réponse à cela, et quel remède? Nul que la voix morale, l'appel
+aux vertus fortes, au sacrifice, au dévouement. Dans les ravages
+atroces des armées mercenaires, sans loi, sans foi, sans roi, sous le
+drapeau de Charles-Quint, le peuple de France abandonné écoute le
cantique du bon et grand Luther qui enseigne le repos en Dieu.</p>
-<p>L'immense élan de la musique, devenue populaire, le libre examen de
-la Bible, la presse décuplée, centuplée, <span class="pagenum"><a id="pageVIII" name="pageVIII"></a>(p. VIII)</span> l'épuration du
-sacerdoce et de la famille, n'est-ce pas déjà la victoire? Quelque
+<p>L'immense élan de la musique, devenue populaire, le libre examen de
+la Bible, la presse décuplée, centuplée, <span class="pagenum"><a id="pageVIII" name="pageVIII"></a>(p. VIII)</span> l'épuration du
+sacerdoce et de la famille, n'est-ce pas déjà la victoire? Quelque
ombre mystique qui reste dans ce nouvel enseignement, la cause de la
-lumière n'est-elle pas gagnée pour toujours?</p>
+lumière n'est-elle pas gagnée pour toujours?</p>
-<p>Rien n'est gagné. Tout reste en question. Au mysticisme spontané,
-spirituel, lumineux du Nord, répond le mysticisme matériel, imaginatif
-du Midi, son dévot machiavélisme. De la colère idolâtrique, de
-l'obstination espagnole, du génie d'intrigue surtout et de roman, sort
-la dangereuse machine des <cite>Exercitia</cite> d'Ignace, grossière, d'autant
+<p>Rien n'est gagné. Tout reste en question. Au mysticisme spontané,
+spirituel, lumineux du Nord, répond le mysticisme matériel, imaginatif
+du Midi, son dévot machiavélisme. De la colère idolâtrique, de
+l'obstination espagnole, du génie d'intrigue surtout et de roman, sort
+la dangereuse machine des <cite>Exercitia</cite> d'Ignace, grossière, d'autant
plus redoutable.</p>
-<p>Cela de très-bonne heure, quatre ou cinq ans après Luther, vers 1522,
-et bien avant l'école de résistance que Genève organisera.</p>
+<p>Cela de très-bonne heure, quatre ou cinq ans après Luther, vers 1522,
+et bien avant l'école de résistance que Genève organisera.</p>
<p>C'est tout le sens de ce volume. La Renaissance, trahie par le hasard
-des mobilités de la France, qui tourne au vent des volontés légères,
-des caprices d'un malade, périrait à coup sûr, et le monde tomberait
-au grand filet des pêcheurs d'hommes, sans cette contraction suprême
-de la Réforme sur le roc de Genève par l'âpre génie de Calvin.</p>
+des mobilités de la France, qui tourne au vent des volontés légères,
+des caprices d'un malade, périrait à coup sûr, et le monde tomberait
+au grand filet des pêcheurs d'hommes, sans cette contraction suprême
+de la Réforme sur le roc de Genève par l'âpre génie de Calvin.</p>
<p class="date">Paris, 21 juin 1855.</p>
-<h2><span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> NOTE DE LA MÉTHODE</h2>
+<h2><span class="pagenum"><a id="page9" name="page9"></a>(p. 9)</span> NOTE DE LA MÉTHODE</h2>
-<p>Un événement fort grave est arrivé récemment dans le monde
+<p>Un événement fort grave est arrivé récemment dans le monde
scientifique: il faut bien qu'on se l'avoue.</p>
-<p>L'histoire de France est écroulée.</p>
+<p>L'histoire de France est écroulée.</p>
<p>Je veux dire l'histoire doctrinaire, l'histoire quasi officielle dont
-notre temps a vécu sur la foi de certaine école. Une main forte et
-hardie a enlevé au système la base où il reposait.</p>
+notre temps a vécu sur la foi de certaine école. Une main forte et
+hardie a enlevé au système la base où il reposait.</p>
-<p>C'était un axiome partout écrit, enseigné, professé dogmatiquement et
-docilement accepté, transmis du plus haut au bas, de la Sorbonne aux
-colléges, aux moindres écoles, que «quatorze cents ans de despotisme
-avaient fondé la liberté.»</p>
+<p>C'était un axiome partout écrit, enseigné, professé dogmatiquement et
+docilement accepté, transmis du plus haut au bas, de la Sorbonne aux
+colléges, aux moindres écoles, que «quatorze cents ans de despotisme
+avaient fondé la liberté.»</p>
-<p>D'où suivait que celle-ci devait, non pas amnistier, mais honorer le
-despotisme. Père et mère honoreras.</p>
+<p>D'où suivait que celle-ci devait, non pas amnistier, mais honorer le
+despotisme. Père et mère honoreras.</p>
-<p>L'école historique née de 1815 nous enseignait que nos défaites furent
-toutes des degrés heureux de cette initiation. Toutes les victoires de
-la force se trouvaient légitimées. La philosophie faisait plus. Elle
-proclamait sa formule: «La victoire est sainte, le succès est saint.»</p>
+<p>L'école historique née de 1815 nous enseignait que nos défaites furent
+toutes des degrés heureux de cette initiation. Toutes les victoires de
+la force se trouvaient légitimées. La philosophie faisait plus. Elle
+proclamait sa formule: «La victoire est sainte, le succès est saint.»</p>
-<p>Dans l'exagération croissante et le progrès du paradoxe, après
-l'apologie des victoires barbares, féodales, royales, vint l'éloge des
-victoires du catholicisme, de l'inquisition, de la Saint-Barthélemy
-(dans la bouche d'un républicain)!</p>
+<p>Dans l'exagération croissante et le progrès du paradoxe, après
+l'apologie des victoires barbares, féodales, royales, vint l'éloge des
+victoires du catholicisme, de l'inquisition, de la Saint-Barthélemy
+(dans la bouche d'un républicain)!</p>
<p>Ce fut le <i>Consummatum est</i>.&mdash;Quiconque refusait de subir la tyrannie
-du système recevait la qualification d'écrivain systématique. Si la
-conscience résistait, si la critique indocile trouvait dans l'examen
-des faits des raisons de ne pas se rendre, on souriait de pitié; on
-opposait à toute preuve d'érudition la preuve décisive, palpable,
-actuelle; on frappait de la baguette la pièce <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> probante,
-l'&oelig;uvre et le dernier fruit des siècles: le gouvernement
+du système recevait la qualification d'écrivain systématique. Si la
+conscience résistait, si la critique indocile trouvait dans l'examen
+des faits des raisons de ne pas se rendre, on souriait de pitié; on
+opposait à toute preuve d'érudition la preuve décisive, palpable,
+actuelle; on frappait de la baguette la pièce <span class="pagenum"><a id="page10" name="page10"></a>(p. 10)</span> probante,
+l'&oelig;uvre et le dernier fruit des siècles: le gouvernement
constitutionnel.</p>
-<p>Deux hommes, à ma connaissance, ont résisté à cet entraînement.</p>
+<p>Deux hommes, à ma connaissance, ont résisté à cet entraînement.</p>
-<p>L'un, c'est mon vénérable maître Sismondi, qui, dans l'&oelig;uvre plus
-faible sans doute de ses dernières années n'en a pas moins lutté
-contre ce système immoral par sa vigueur républicaine et la générosité
-de son caractère.</p>
+<p>L'un, c'est mon vénérable maître Sismondi, qui, dans l'&oelig;uvre plus
+faible sans doute de ses dernières années n'en a pas moins lutté
+contre ce système immoral par sa vigueur républicaine et la générosité
+de son caractère.</p>
-<p>L'autre, c'est moi. Je résistai par l'amour des réalités et le
+<p>L'autre, c'est moi. Je résistai par l'amour des réalités et le
sentiment de ma vie, qui domine dans tout c&oelig;ur d'artiste, et qui,
-sans effort, sans dispute, lui fait fuir et détester les mortes
-créations que les scolastiques quelconques échafaudent contre la
-nature et la création de Dieu.</p>
+sans effort, sans dispute, lui fait fuir et détester les mortes
+créations que les scolastiques quelconques échafaudent contre la
+nature et la création de Dieu.</p>
<p>Par le c&oelig;ur seul et le bon sens, par ma naturelle impuissance
-d'accepter un optimisme barbare sur cet océan de malheurs, je restai,
-moi, libre du système des historiens hommes d'État.</p>
+d'accepter un optimisme barbare sur cet océan de malheurs, je restai,
+moi, libre du système des historiens hommes d'État.</p>
-<p>Aujourd'hui que la réalité, inexorable et terrible, les a violemment
-réfutés, ils se maintiennent encore par une certaine attitude,
-affectant de ne pas voir l'anéantissement de leurs théories. Mais
-voici qu'une voix sévère, respectueusement ironique, s'élève dans leur
+<p>Aujourd'hui que la réalité, inexorable et terrible, les a violemment
+réfutés, ils se maintiennent encore par une certaine attitude,
+affectant de ne pas voir l'anéantissement de leurs théories. Mais
+voici qu'une voix sévère, respectueusement ironique, s'élève dans leur
propre revue (Quinet, 15 avril 1855, <cite>Philosophie de l'histoire de
France</cite>). Elle les prie de faire savoir ce qu'est devenue la pierre
-sur laquelle ils avaient bâti. On ne méconnaît nullement leurs mérites
-de détails, leurs recherches et leurs découvertes; loin de là, on les
-console, en leur disant qu'après tout, si l'ensemble manque, il leur
-restera d'avoir éclairé tels points spéciaux. Seulement, avec douceur,
-sans bruit et sans violence, on écarte le petit plâtrage qui honorait
-encore un peu les dehors de la construction décrépite. On se permet de
-regarder dessous. Mais quoi! dessous, c'est le vide, l'abîme. Et la
+sur laquelle ils avaient bâti. On ne méconnaît nullement leurs mérites
+de détails, leurs recherches et leurs découvertes; loin de là, on les
+console, en leur disant qu'après tout, si l'ensemble manque, il leur
+restera d'avoir éclairé tels points spéciaux. Seulement, avec douceur,
+sans bruit et sans violence, on écarte le petit plâtrage qui honorait
+encore un peu les dehors de la construction décrépite. On se permet de
+regarder dessous. Mais quoi! dessous, c'est le vide, l'abîme. Et la
base est partie.</p>
<p>Pour nous, qu'ils ont mis au ban depuis si longtemps, est-ce par
rancune que nous constatons cette ruine? Point du tout. Nous nous
-sommes toujours fié au temps pour faire tomber ce qui doit tomber.
-Nous allâmes toujours devant nous, sans nous amuser aux disputes. Mais
-aujourd'hui, à une époque où l'âme, fortement avertie, cherche à se
-prendre à quelque chose (quelque chose qui sera sa perte ou son
+sommes toujours fié au temps pour faire tomber ce qui doit tomber.
+Nous allâmes toujours devant nous, sans nous amuser aux disputes. Mais
+aujourd'hui, à une époque où l'âme, fortement avertie, cherche à se
+prendre à quelque chose (quelque chose qui sera sa perte ou son
renouvellement), on ne peut laisser ainsi les masures encombrer le
-sol, faire ombre et garder la place, empêchant que rien n'y vienne.</p>
+sol, faire ombre et garder la place, empêchant que rien n'y vienne.</p>
-<p>Arrière, faux docteurs et faux dieux!</p>
+<p>Arrière, faux docteurs et faux dieux!</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page11" name="page11"></a>(p. 11)</span> CHAPITRE PREMIER</h3>
<h4>LE TURC.&mdash;LES JUIFS<br>
1508-1512</h4>
-<p>Le Turc, le Juif<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>, la terreur et la haine, l'attente des armées
-ottomanes qui avancent dans l'Europe, le déluge des Juifs qui,
+<p>Le Turc, le Juif<a id="footnotetag1" name="footnotetag1"></a><a href="#footnote1" title="Go to footnote 1"><span class="smaller">[1]</span></a>, la terreur et la haine, l'attente des armées
+ottomanes qui avancent dans l'Europe, le déluge des Juifs qui,
d'Espagne et de Portugal, inonde l'Italie, l'Allemagne et le Nord,
-c'est la première préoccupation <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, celle qui
-d'abord absorbe les esprits et domine tout intérêt moral et politique.
+c'est la première préoccupation <span class="pagenum"><a id="page12" name="page12"></a>(p. 12)</span> du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, celle qui
+d'abord absorbe les esprits et domine tout intérêt moral et politique.
Non sans cause: sous deux aspects divers, c'est l'Orient, l'Asie, qui,
-d'un mouvement irrésistible, envahit l'Occident.</p>
+d'un mouvement irrésistible, envahit l'Occident.</p>
-<p>Pensée dominante du peuple, discussion éternelle des doctes, énigme
-insoluble aux penseurs, scandale pour les croyants, épreuve pour la
-foi. Car, enfin, il est évident que les mécréants engloutissent le
+<p>Pensée dominante du peuple, discussion éternelle des doctes, énigme
+insoluble aux penseurs, scandale pour les croyants, épreuve pour la
+foi. Car, enfin, il est évident que les mécréants engloutissent le
monde. <span class="pagenum"><a id="page13" name="page13"></a>(p. 13)</span> Sont-ils de Dieu, sont-ils du diable, ces Turcs, ces
-Juifs? Et leur apparition, est-ce un fléau du ciel, ou une éruption de
-l'enfer? Tel y voit le démon, et soupçonne que cette engeance n'est
-rien «qu'un diable en fourrure d'homme.»</p>
+Juifs? Et leur apparition, est-ce un fléau du ciel, ou une éruption de
+l'enfer? Tel y voit le démon, et soupçonne que cette engeance n'est
+rien «qu'un diable en fourrure d'homme.»</p>
<p>L'invasion des Turcs est comme celle des grands ouragans; rien ne dure
devant elle; les obstacles lui font plaisir et la rendent plus forte;
-états, principautés, royaumes, tout ce qu'il y a de plus enraciné,
+états, principautés, royaumes, tout ce qu'il y a de plus enraciné,
s'arrache, <span class="pagenum"><a id="page14" name="page14"></a>(p. 14)</span> craque, vole comme une paille. Chose bizarre,
-l'humble invasion des Juifs n'est pas moins irrésistible. C'est comme
-cette armée des rats qui, dit-on, au Moyen âge, s'empara de
+l'humble invasion des Juifs n'est pas moins irrésistible. C'est comme
+cette armée des rats qui, dit-on, au Moyen âge, s'empara de
l'Allemagne, l'envahit, la remplit, occupant tout, mangeant tout,
-jusqu'aux chats. Ici, arrêtée par la flamme, mais passant à côté.
-Armée silencieuse; sauf un immense et léger bruit de mâchoires et de
-dents rongeuses, rien n'eût accusé sa présence.</p>
-
-<p>Les invasions turques apparaissent comme un élément, <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> une
-force de la nature. Elles reviennent à temps donnés. On peut les
-prévoir, les prédire, comme les éclipses ou tout autre phénomène
-naturel. Charles-Quint dit dans ses dépêches: «Le Turc est venu cette
-année; il ne reviendra de trois ans.»</p>
-
-<p>Les sultans mêmes n'y peuvent rien. Bajazet II, ami des Vénitiens,
-leur fit dire que rien ne pouvait empêcher les invasions du Frioul et
-le grand mouvement turc vers l'Italie. De même, le vizir de Soliman
+jusqu'aux chats. Ici, arrêtée par la flamme, mais passant à côté.
+Armée silencieuse; sauf un immense et léger bruit de mâchoires et de
+dents rongeuses, rien n'eût accusé sa présence.</p>
+
+<p>Les invasions turques apparaissent comme un élément, <span class="pagenum"><a id="page15" name="page15"></a>(p. 15)</span> une
+force de la nature. Elles reviennent à temps donnés. On peut les
+prévoir, les prédire, comme les éclipses ou tout autre phénomène
+naturel. Charles-Quint dit dans ses dépêches: «Le Turc est venu cette
+année; il ne reviendra de trois ans.»</p>
+
+<p>Les sultans mêmes n'y peuvent rien. Bajazet II, ami des Vénitiens,
+leur fit dire que rien ne pouvait empêcher les invasions du Frioul et
+le grand mouvement turc vers l'Italie. De même, le vizir de Soliman
disait aux ambassadeurs que l'immense piraterie des barbaresques ne
-dépendait pas de la Porte.</p>
+dépendait pas de la Porte.</p>
<p>Les ravages des invasions par terre, qui semblent si furieux, n'en
-suivent pas moins une marche en quelque façon méthodique. C'est
-d'abord l'éblouissement d'une multitude innombrable, l'infini du
+suivent pas moins une marche en quelque façon méthodique. C'est
+d'abord l'éblouissement d'une multitude innombrable, l'infini du
pillage, des courses de tribus inconnues, dont plusieurs, comme les
-sauterelles, viennent de l'Asie même s'abattre sur le Danube;
-effroyable poussière vivante qui suit, précède, entoure les Turcs.
-Tuez-en autant que vous voudrez, ils ne s'en inquiètent pas; cela ne
-fait rien à la masse, au fort noyau compacte qui se meut en avant.
-L'effet cependant est sensible. Ces ondées d'insectes humains, ces
-ravages assidus, découragent la culture, la rendent impossible, font
-qu'on n'ose plus cultiver, habiter; un grand vide se fait de lui-même.
-La masse y entre d'autant mieux, prend les forts dégarnis, des villes
-mal approvisionnées, quasi désertes. Les églises deviennent mosquées.
-Leurs tours, changées en minarets, cinq fois par jour crient la
-victoire d'Allah, la défaite du Christ. Plus d'impôt qu'un léger
+sauterelles, viennent de l'Asie même s'abattre sur le Danube;
+effroyable poussière vivante qui suit, précède, entoure les Turcs.
+Tuez-en autant que vous voudrez, ils ne s'en inquiètent pas; cela ne
+fait rien à la masse, au fort noyau compacte qui se meut en avant.
+L'effet cependant est sensible. Ces ondées d'insectes humains, ces
+ravages assidus, découragent la culture, la rendent impossible, font
+qu'on n'ose plus cultiver, habiter; un grand vide se fait de lui-même.
+La masse y entre d'autant mieux, prend les forts dégarnis, des villes
+mal approvisionnées, quasi désertes. Les églises deviennent mosquées.
+Leurs tours, changées en minarets, cinq fois par jour crient la
+victoire d'Allah, la défaite du Christ. Plus d'impôt qu'un léger
tribut; mais vaste tribut d'hommes, c'est la condition de la <span class="pagenum"><a id="page16" name="page16"></a>(p. 16)</span>
-servitude. Ce peuple artificiel, qui à peine est un peuple, se
-continue par les esclaves, par des enlèvements annuels. L'enfant beau
-et fort est né Turc, né pour le harem et l'armée.</p>
-
-<p>Le Turc est l'ogre des enfants des rayas. Il y a là des destinées
-étranges. Ces enfants, que le monstre absorbe, n'en vivent pas moins
-et gouvernent leurs maîtres. Tel devient pacha ou vizir, et l'effroi
-des chrétiens.</p>
-
-<p>Dieu sait les récits merveilleux qui se font de toutes ces choses dans
-les veillées du Nord: martyres, supplices, hommes sciés en deux,
-filles, enfants volés par les pirates! et l'on n'a plus su jamais ce
+servitude. Ce peuple artificiel, qui à peine est un peuple, se
+continue par les esclaves, par des enlèvements annuels. L'enfant beau
+et fort est né Turc, né pour le harem et l'armée.</p>
+
+<p>Le Turc est l'ogre des enfants des rayas. Il y a là des destinées
+étranges. Ces enfants, que le monstre absorbe, n'en vivent pas moins
+et gouvernent leurs maîtres. Tel devient pacha ou vizir, et l'effroi
+des chrétiens.</p>
+
+<p>Dieu sait les récits merveilleux qui se font de toutes ces choses dans
+les veillées du Nord: martyres, supplices, hommes sciés en deux,
+filles, enfants volés par les pirates! et l'on n'a plus su jamais ce
qu'ils sont devenus! La peur croit tout. Les femmes pressent leurs
-nourrissons contre elles. Les hommes mêmes sont pensifs, et dans une
+nourrissons contre elles. Les hommes mêmes sont pensifs, et dans une
grande attente; les vieillards ruminent dans leur barbe les jugements
de Dieu.</p>
-<p>Qui ne voit, en effet, que le fléau marche toujours? Et, si on le
-retarde, il va ensuite plus vite, arrive à l'heure. C'est comme une
-funèbre horloge de Dieu qui sonne exactement les morts de peuples et
+<p>Qui ne voit, en effet, que le fléau marche toujours? Et, si on le
+retarde, il va ensuite plus vite, arrive à l'heure. C'est comme une
+funèbre horloge de Dieu qui sonne exactement les morts de peuples et
de royaumes. Vainqueur des Grecs, le premier Bajazet est pris par les
Tartares; qu'importe? Constantinople n'en tombe pas moins, Otrante est
-saccagée et l'Italie ouverte. Rhodes et Belgrade arrêtent Mahomet II;
+saccagée et l'Italie ouverte. Rhodes et Belgrade arrêtent Mahomet II;
qu'importe? Elles vont tomber sous Soliman, et non-seulement elles,
-mais Bude, et voilà les Turcs à deux pas de Vienne. La Valachie est
-tributaire; moitié de la Hongrie devient province turque et reste
-telle. Combien de temps faut-il, si Dieu n'y apporte remède, pour que
-l'inondation passe par-dessus l'Allemagne? Vingt ans peut-être! Et
-pour qu'elle pénètre en France, pour qu'elle vienne <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> venger à
-Poitiers la vieille défaite des Sarrasins? Il ne faut guère plus de
-trente ans, si le progrès est régulier. Préparez-vous, peuples
-chrétiens, serrez bien vos coffres et vos caves; le Turc vous arrive
-altéré. Mères, gardez bien l'enfant! Et vous, jeunes demoiselles, de
+mais Bude, et voilà les Turcs à deux pas de Vienne. La Valachie est
+tributaire; moitié de la Hongrie devient province turque et reste
+telle. Combien de temps faut-il, si Dieu n'y apporte remède, pour que
+l'inondation passe par-dessus l'Allemagne? Vingt ans peut-être! Et
+pour qu'elle pénètre en France, pour qu'elle vienne <span class="pagenum"><a id="page17" name="page17"></a>(p. 17)</span> venger à
+Poitiers la vieille défaite des Sarrasins? Il ne faut guère plus de
+trente ans, si le progrès est régulier. Préparez-vous, peuples
+chrétiens, serrez bien vos coffres et vos caves; le Turc vous arrive
+altéré. Mères, gardez bien l'enfant! Et vous, jeunes demoiselles, de
bizarres romans vous menacent, de grandes hontes, et qui sait? de
hautes fortunes! Une Russe gouverna Soliman, une Bretonne enfanta au
-sérail l'exterminateur des janissaires. Terribles jeux du diable! La
-fille en rêve, et la mère en frémit.</p>
-
-<p>Le fort et fidèle interprète de la pensée du peuple, le consciencieux
-ouvrier Albert Dürer, qui a mis les récits des rues dans ses cuivres
-savants, dans ses bois baroques et sublimes, a consacré par une
-célèbre gravure le canon de Mahomet II, le <em>grand canon</em> aux
-monstrueux boulets de marbre qui lançait cinq quintaux par coup. On
-voit au fond d'épaisses et ondoyantes moissons, de riches granges à
-vastes toits allemands, des fermes et de belles cités avec leurs
-monuments, des colisées splendides; enfin toute grandeur, art,
+sérail l'exterminateur des janissaires. Terribles jeux du diable! La
+fille en rêve, et la mère en frémit.</p>
+
+<p>Le fort et fidèle interprète de la pensée du peuple, le consciencieux
+ouvrier Albert Dürer, qui a mis les récits des rues dans ses cuivres
+savants, dans ses bois baroques et sublimes, a consacré par une
+célèbre gravure le canon de Mahomet II, le <em>grand canon</em> aux
+monstrueux boulets de marbre qui lançait cinq quintaux par coup. On
+voit au fond d'épaisses et ondoyantes moissons, de riches granges à
+vastes toits allemands, des fermes et de belles cités avec leurs
+monuments, des colisées splendides; enfin toute grandeur, art,
richesse, vie, bonheur et paix profonde. Au premier plan, le
monstre... Ce n'est pas le canon, c'est l'agent de destruction, en
-tête de ses insouciants janissaires; c'est le Turc, sec, hâlé, passé
-au feu de cent batailles, qui, l'&oelig;il posé sur sa machine, le menton
-jeté en avant, et dans un ferme arrêt, se dit: «Bien! et très-bien!...
-Dans une heure tout aura péri.»</p>
+tête de ses insouciants janissaires; c'est le Turc, sec, hâlé, passé
+au feu de cent batailles, qui, l'&oelig;il posé sur sa machine, le menton
+jeté en avant, et dans un ferme arrêt, se dit: «Bien! et très-bien!...
+Dans une heure tout aura péri.»</p>
-<p>L'&oelig;uvre de Dürer et de ces vieux maîtres, comme Altdorfer et le
-forgeron d'Anvers, est pleine de figures à turban, barbes orientales,
+<p>L'&oelig;uvre de Dürer et de ces vieux maîtres, comme Altdorfer et le
+forgeron d'Anvers, est pleine de figures à turban, barbes orientales,
turques ou juives; force imaginations sauvages de supplices
-ingénieux. Ce sont <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> de mauvais rêves, moins le vague. L'une de
-ces plus saisissantes effigies est un Christ de Dürer, entre le Turc
-armé qui le tuera et le Juif enragé qui tient la verge pour le
+ingénieux. Ce sont <span class="pagenum"><a id="page18" name="page18"></a>(p. 18)</span> de mauvais rêves, moins le vague. L'une de
+ces plus saisissantes effigies est un Christ de Dürer, entre le Turc
+armé qui le tuera et le Juif enragé qui tient la verge pour le
flageller tout le jour.</p>
-<p>Une chose étonne chez une génération si fortement préoccupée du Juif,
-du Musulman; personne de tant de gens d'esprit (ni Luther, ni Érasme)
-ne remarque que ces deux races, qui crucifient la chrétienté, sont
-crucifiées par elle pendant des siècles, que le Mahométan fut provoqué
-par nos longues croisades, le Juif plus de mille ans flagellé,
-supplicié. Et il l'est encore; roi ici, là il reste en croix.</p>
+<p>Une chose étonne chez une génération si fortement préoccupée du Juif,
+du Musulman; personne de tant de gens d'esprit (ni Luther, ni Érasme)
+ne remarque que ces deux races, qui crucifient la chrétienté, sont
+crucifiées par elle pendant des siècles, que le Mahométan fut provoqué
+par nos longues croisades, le Juif plus de mille ans flagellé,
+supplicié. Et il l'est encore; roi ici, là il reste en croix.</p>
<p>Que font Mahomet II, Soliman, en Valachie, Servie, Hongrie?
-Précisément ce que les rois d'Espagne font à Cordoue et à Grenade. Et
-les ravages n'ont pas été plus grands.</p>
+Précisément ce que les rois d'Espagne font à Cordoue et à Grenade. Et
+les ravages n'ont pas été plus grands.</p>
-<p>Qu'on songe que les <em>gastadores</em> désolèrent, balayèrent, nettoyèrent
-et déménagèrent si parfaitement le riche royaume de Cordoue, que les
-colons chrétiens appelés en ce désert n'y trouvèrent pas une paille,
-et commencèrent par une horrible disette; il fallut y apporter tout.</p>
+<p>Qu'on songe que les <em>gastadores</em> désolèrent, balayèrent, nettoyèrent
+et déménagèrent si parfaitement le riche royaume de Cordoue, que les
+colons chrétiens appelés en ce désert n'y trouvèrent pas une paille,
+et commencèrent par une horrible disette; il fallut y apporter tout.</p>
-<p>Le monde mauresque, réfugié tout entier à Grenade, fit de ce dernier
+<p>Le monde mauresque, réfugié tout entier à Grenade, fit de ce dernier
asile le paradis de la terre, sur lequel vint alors camper la
-dévorante armée de Ferdinand, avec une autre armée d'industrieux
+dévorante armée de Ferdinand, avec une autre armée d'industrieux
<em>gastadores</em>, savants ouvriers de la mort, qui l'avaient mise en art,
-détruisant, rasant, arrachant métairies, moulins, arbres à fruits,
+détruisant, rasant, arrachant métairies, moulins, arbres à fruits,
oliviers, vignes, orangers, si bien que le pays ne s'en est jamais
-relevé.</p>
+relevé.</p>
-<p>En même temps, l'on chassa les Juifs, comme on a <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> vu, et,
-comme on verra bientôt, les Maures, en 1526, par la plus horrible
-persécution dont il y ait mémoire. On les chassa, et on les retint,
-mettant des conditions impossibles au départ. Ces infortunés voulaient
-se jeter à la mer. Le fameux Barberousse eut la charité d'en passer en
+<p>En même temps, l'on chassa les Juifs, comme on a <span class="pagenum"><a id="page19" name="page19"></a>(p. 19)</span> vu, et,
+comme on verra bientôt, les Maures, en 1526, par la plus horrible
+persécution dont il y ait mémoire. On les chassa, et on les retint,
+mettant des conditions impossibles au départ. Ces infortunés voulaient
+se jeter à la mer. Le fameux Barberousse eut la charité d'en passer en
Afrique soixante-dix mille en sept voyages, dix mille chaque fois. Ce
-grand acte religieux commença la réputation de ce fameux roi des
+grand acte religieux commença la réputation de ce fameux roi des
pirates.</p>
-<p>On peut croire que, des deux côtés, chez les Musulmans et les
-Chrétiens, la captivité était cruelle. Les galères, cet enfer commencé
+<p>On peut croire que, des deux côtés, chez les Musulmans et les
+Chrétiens, la captivité était cruelle. Les galères, cet enfer commencé
par les chevaliers de Rhodes, s'imitent en Espagne et en France,
-d'autre part chez les Turcs. C'est-à-dire que, des deux côtés, les
+d'autre part chez les Turcs. C'est-à-dire que, des deux côtés, les
prisonniers meurent sous les coups.</p>
-<p>Rage de haine et de fanatisme. La barrière déplorable qui sépare
+<p>Rage de haine et de fanatisme. La barrière déplorable qui sépare
l'Europe et l'Asie avait paru vouloir s'abaisser quelque peu vers la
-fin des croisades, au temps de Saladin. Elle se relève plus terrible.
-Par quelle audace les libres penseurs, les amis de l'humanité,
-parviendront-ils à la percer? On ne peut le deviner. Les tentatives de
-la diplomatie pour créer l'alliance des Turcs et des Chrétiens, celles
-des humanistes pour relever les Juifs, en dépit d'un si furieux
-préjugé populaire, ce sont des choses si hardies qu'on n'eût osé les
-rêver même. Elles se firent à l'improviste, par hasard ou par
-nécessité. Parlons des Juifs d'abord.</p>
-
-<p class="p2">La révolution religieuse fut ouverte par les gens qui en sentaient le
-moins la portée, par les érudits. Un matin se trouva posée cette
-question hardie, de savoir <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> si l'Europe chrétienne pouvait
+fin des croisades, au temps de Saladin. Elle se relève plus terrible.
+Par quelle audace les libres penseurs, les amis de l'humanité,
+parviendront-ils à la percer? On ne peut le deviner. Les tentatives de
+la diplomatie pour créer l'alliance des Turcs et des Chrétiens, celles
+des humanistes pour relever les Juifs, en dépit d'un si furieux
+préjugé populaire, ce sont des choses si hardies qu'on n'eût osé les
+rêver même. Elles se firent à l'improviste, par hasard ou par
+nécessité. Parlons des Juifs d'abord.</p>
+
+<p class="p2">La révolution religieuse fut ouverte par les gens qui en sentaient le
+moins la portée, par les érudits. Un matin se trouva posée cette
+question hardie, de savoir <span class="pagenum"><a id="page20" name="page20"></a>(p. 20)</span> si l'Europe chrétienne pouvait
amnistier, honorer ceux qu'on appelait les meurtriers du Christ. Si
-elle pardonnait même aux Juifs, à plus forte raison, elle adoptait les
-infidèles, elle embrassait le genre humain.</p>
-
-<p>Je m'explique. Personne n'eût osé formuler ainsi cette idée. Et
-pourtant elle était implicitement contenue dans l'opinion des érudits:
-«Que la philosophie rabbinique était supérieure, antérieure à toute
-sagesse humaine; que les chefs des écoles grecques étaient les
-disciples des Juifs.»</p>
-
-<p>Relever les Juifs à ce point, c'était les donner pour maîtres à
-l'Europe dans les choses de la pensée, comme ils l'étaient déjà
-certainement dans la médecine et les sciences de la nature.</p>
-
-<p>Le jeune prince italien Pic de la Mirandole, étonnant oracle de
-l'érudition, qui, vivant, fut une légende, comme mort le fut Albert le
-Grand, avait dit audacieusement de la philosophie juive: «J'y trouve à
-la fois saint Paul et Platon.»</p>
-
-<p>Ses thèses sur la Kabale furent imprimées en 1488, avant l'horrible
-catastrophe d'Espagne, qui brisa les écoles juives et dispersa dans
+elle pardonnait même aux Juifs, à plus forte raison, elle adoptait les
+infidèles, elle embrassait le genre humain.</p>
+
+<p>Je m'explique. Personne n'eût osé formuler ainsi cette idée. Et
+pourtant elle était implicitement contenue dans l'opinion des érudits:
+«Que la philosophie rabbinique était supérieure, antérieure à toute
+sagesse humaine; que les chefs des écoles grecques étaient les
+disciples des Juifs.»</p>
+
+<p>Relever les Juifs à ce point, c'était les donner pour maîtres à
+l'Europe dans les choses de la pensée, comme ils l'étaient déjà
+certainement dans la médecine et les sciences de la nature.</p>
+
+<p>Le jeune prince italien Pic de la Mirandole, étonnant oracle de
+l'érudition, qui, vivant, fut une légende, comme mort le fut Albert le
+Grand, avait dit audacieusement de la philosophie juive: «J'y trouve à
+la fois saint Paul et Platon.»</p>
+
+<p>Ses thèses sur la Kabale furent imprimées en 1488, avant l'horrible
+catastrophe d'Espagne, qui brisa les écoles juives et dispersa dans
l'Europe, dans l'Afrique, jusque dans l'Asie, la tribu la plus
-civilisée et la plus nombreuse de ce peuple infortuné.</p>
+civilisée et la plus nombreuse de ce peuple infortuné.</p>
-<p>C'est au milieu de ce naufrage, en 1494, quand ses lugubres débris
-apparurent dans les villes du Nord parmi les huées d'un peuple
-impitoyable; c'est alors qu'un savant légiste, Reuchlin, publia son
-livre: <cite>De verbo mirifico</cite>, dont le sens était: «Seuls, les Juifs ont
-connu le nom de Dieu.»</p>
+<p>C'est au milieu de ce naufrage, en 1494, quand ses lugubres débris
+apparurent dans les villes du Nord parmi les huées d'un peuple
+impitoyable; c'est alors qu'un savant légiste, Reuchlin, publia son
+livre: <cite>De verbo mirifico</cite>, dont le sens était: «Seuls, les Juifs ont
+connu le nom de Dieu.»</p>
-<p>Ces misérables, assis sur la pierre des places publiques, <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span>
-hâves, malades, qui faisaient horreur, qui n'avaient plus figure
-d'hommes, les voilà, par ce paradoxe, placés au faîte de la sagesse,
+<p>Ces misérables, assis sur la pierre des places publiques, <span class="pagenum"><a id="page21" name="page21"></a>(p. 21)</span>
+hâves, malades, qui faisaient horreur, qui n'avaient plus figure
+d'hommes, les voilà, par ce paradoxe, placés au faîte de la sagesse,
reconnus pour les antiques et profonds docteurs du monde, les premiers
confidents de Dieu.</p>
<p>Dans leurs livres et dans leur langue, Reuchlin montrait les hautes
origines et des nombres de Pythagore et des principaux dogmes
-chrétiens.</p>
+chrétiens.</p>
-<p>Le progrès des humanistes avait sans doute amené là. Ils avaient, au
-<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, dans l'Académie florentine, adoré la sagesse grecque et
-naïvement préféré Platon à Jésus. On pouvait prévoir qu'au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> la
-curiosité humaine transporterait son fanatisme à une doctrine plus
-abstruse, à une langue peu connue encore, et que, de la Grèce,
-désormais sans mystère, elle remonterait au lointain Orient.</p>
+<p>Le progrès des humanistes avait sans doute amené là. Ils avaient, au
+<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, dans l'Académie florentine, adoré la sagesse grecque et
+naïvement préféré Platon à Jésus. On pouvait prévoir qu'au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> la
+curiosité humaine transporterait son fanatisme à une doctrine plus
+abstruse, à une langue peu connue encore, et que, de la Grèce,
+désormais sans mystère, elle remonterait au lointain Orient.</p>
-<p>Qu'on estimât plus ou moins les livres hébraïques et la philosophie
+<p>Qu'on estimât plus ou moins les livres hébraïques et la philosophie
des Juifs, on ne devait pas oublier le titre immense qu'ils ont acquis
-pendant le Moyen âge à la reconnaissance universelle. Ils ont été
-très-longtemps le seul anneau qui rattacha l'Orient à l'Occident, qui,
-dans ce divorce impie de l'humanité, trompant les deux fanatismes,
-chrétien, musulman, conserva d'un monde à l'autre une communication
-permanente et de commerce et de lumière. Leurs nombreuses synagogues,
-leurs écoles, leurs académies, répandues partout, furent la chaîne en
-laquelle le genre humain, divisé contre lui-même, vibra encore d'une
-même vie intellectuelle. Ce n'est pas tout: il fut une heure où toute
-la barbarie, où les Francs, les iconoclastes grecs, les Arabes
-d'Espagne eux-mêmes, s'accordèrent sans <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> se concerter pour
-faire la guerre à la pensée. Où se cacha-t-elle alors? Dans l'humble
-asile que lui donnèrent les Juifs. Seuls, ils s'obstinèrent à penser,
-et restèrent, dans cette heure maudite, la conscience mystérieuse de
+pendant le Moyen âge à la reconnaissance universelle. Ils ont été
+très-longtemps le seul anneau qui rattacha l'Orient à l'Occident, qui,
+dans ce divorce impie de l'humanité, trompant les deux fanatismes,
+chrétien, musulman, conserva d'un monde à l'autre une communication
+permanente et de commerce et de lumière. Leurs nombreuses synagogues,
+leurs écoles, leurs académies, répandues partout, furent la chaîne en
+laquelle le genre humain, divisé contre lui-même, vibra encore d'une
+même vie intellectuelle. Ce n'est pas tout: il fut une heure où toute
+la barbarie, où les Francs, les iconoclastes grecs, les Arabes
+d'Espagne eux-mêmes, s'accordèrent sans <span class="pagenum"><a id="page22" name="page22"></a>(p. 22)</span> se concerter pour
+faire la guerre à la pensée. Où se cacha-t-elle alors? Dans l'humble
+asile que lui donnèrent les Juifs. Seuls, ils s'obstinèrent à penser,
+et restèrent, dans cette heure maudite, la conscience mystérieuse de
la terre obscurcie.</p>
-<p>Les Arabes prirent d'eux le flambeau, et des Arabes les Chrétiens.
-Primés par les uns et les autres, les Juifs subirent, au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> et au
-<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècles, une cruelle décadence. Néanmoins ils restaient en
-Espagne (autant et plus que les Maures) le peuple civilisé. Leur
+<p>Les Arabes prirent d'eux le flambeau, et des Arabes les Chrétiens.
+Primés par les uns et les autres, les Juifs subirent, au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> et au
+<span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècles, une cruelle décadence. Néanmoins ils restaient en
+Espagne (autant et plus que les Maures) le peuple civilisé. Leur
dispersion dans l'Europe fut, pour ainsi dire, l'invasion d'une
civilisation nouvelle. Tout subit l'influence occulte et d'autant plus
puissante des Juifs espagnols et portugais.</p>
-<p>L'année même de la catastrophe, en 1492, Reuchlin se trouvant à Vienne
-près de l'empereur Maximilien, dont il était fort aimé, un Juif,
-médecin de l'empereur, lui fit un cadeau splendide, celui d'un
-précieux manuscrit de la Bible, s'adressant ainsi à son c&oelig;ur, lui
-disant: «Lisez et jugez.»</p>
+<p>L'année même de la catastrophe, en 1492, Reuchlin se trouvant à Vienne
+près de l'empereur Maximilien, dont il était fort aimé, un Juif,
+médecin de l'empereur, lui fit un cadeau splendide, celui d'un
+précieux manuscrit de la Bible, s'adressant ainsi à son c&oelig;ur, lui
+disant: «Lisez et jugez.»</p>
-<p>À l'avènement des papes, la pauvre petite Jérusalem, cachée dans le
+<p>À l'avènement des papes, la pauvre petite Jérusalem, cachée dans le
<em>Ghetto</em> de Rome, apparaissait, son livre en main, et, sans mot dire,
-se présentant sur la route du cortége, elle se tenait là avec la
-Bible. Muette réclamation, noble reproche de la vieille mère, la loi
-juive, à sa fille, la loi chrétienne, qui l'a traitée si durement.</p>
+se présentant sur la route du cortége, elle se tenait là avec la
+Bible. Muette réclamation, noble reproche de la vieille mère, la loi
+juive, à sa fille, la loi chrétienne, qui l'a traitée si durement.</p>
-<p>Ici, dans ce don du Juif à Reuchlin, nous revoyons la Bible encore se
-présentant au grand légiste, à la science, à la Renaissance, demandant
-et implorant d'elle l'équitable interprétation.</p>
+<p>Ici, dans ce don du Juif à Reuchlin, nous revoyons la Bible encore se
+présentant au grand légiste, à la science, à la Renaissance, demandant
+et implorant d'elle l'équitable interprétation.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page23" name="page23"></a>(p. 23)</span> Et dans quel moment solennel? Lorsque les terribles
-persécutions du siècle aboutissaient à leur terme, la proscription
-générale des Juifs. Nul doute que l'habile médecin, habitué à juger
-sur leurs pronostics ces étranges épidémies, n'ait deviné la
+persécutions du siècle aboutissaient à leur terme, la proscription
+générale des Juifs. Nul doute que l'habile médecin, habitué à juger
+sur leurs pronostics ces étranges épidémies, n'ait deviné la
recrudescence de la fureur populaire, la ruine imminente des siens, et
-ne leur ait cherché un bienveillant défenseur.</p>
+ne leur ait cherché un bienveillant défenseur.</p>
-<p>Il n'y a rien de comparable à cet événement des Albigeois aux
-dragonnades. Les Saint-Barthélemy de Charles IX et du duc d'Albe, qui
-furent plus sanglantes peut-être, n'ont pourtant pas ce caractère de
-la destruction générale d'un peuple.</p>
+<p>Il n'y a rien de comparable à cet événement des Albigeois aux
+dragonnades. Les Saint-Barthélemy de Charles IX et du duc d'Albe, qui
+furent plus sanglantes peut-être, n'ont pourtant pas ce caractère de
+la destruction générale d'un peuple.</p>
-<p>Nos protestants, fuyant la France, furent reçus avec compassion en
+<p>Nos protestants, fuyant la France, furent reçus avec compassion en
Angleterre, en Hollande, en Prusse, et partout. Mais les Juifs, fuyant
-l'Espagne en 1492, trouvèrent des malheurs aussi grands que ceux
-qu'ils fuyaient. Sur les côtes barbaresques, on les vendait, on les
-éventrait pour chercher l'or dans leurs entrailles. Plusieurs
-échappèrent dans l'Atlas, où ils furent dévorés des lions. D'autres,
-ballottés ainsi d'Europe en Afrique, d'Afrique en Europe, trouvèrent
-dans le Portugal pis que les lions du désert. Telle était contre eux
+l'Espagne en 1492, trouvèrent des malheurs aussi grands que ceux
+qu'ils fuyaient. Sur les côtes barbaresques, on les vendait, on les
+éventrait pour chercher l'or dans leurs entrailles. Plusieurs
+échappèrent dans l'Atlas, où ils furent dévorés des lions. D'autres,
+ballottés ainsi d'Europe en Afrique, d'Afrique en Europe, trouvèrent
+dans le Portugal pis que les lions du désert. Telle était contre eux
la rage du peuple et des moines, que les mesures cruelles des rois ne
-suffisaient pas à la satisfaire. Non-seulement on les fit tout d'abord
+suffisaient pas à la satisfaire. Non-seulement on les fit tout d'abord
opter entre la conversion et la mort, mais, en sacrifiant leur foi,
ils ne sauvaient pas leurs familles; on leur arrachait leurs enfants.
Le roi prit les petits qui avaient moins de quatorze ans pour les
-envoyer aux îles. Ils mouraient avant d'arriver. Il y eut des scènes
-effroyables. Une mère de sept enfants, qui se roulait aux pieds du
-roi, <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> faillit être mise en pièces par le peuple. Le roi n'osa
+envoyer aux îles. Ils mouraient avant d'arriver. Il y eut des scènes
+effroyables. Une mère de sept enfants, qui se roulait aux pieds du
+roi, <span class="pagenum"><a id="page24" name="page24"></a>(p. 24)</span> faillit être mise en pièces par le peuple. Le roi n'osa
rien accorder, et ne la sauva pas sans peine des ongles de ces
cannibales.</p>
-<p>Les misérables convertis étaient traînés aux églises, n'achetant leur
+<p>Les misérables convertis étaient traînés aux églises, n'achetant leur
vie jour par jour que par l'abjection et l'hypocrisie. Au moindre
-soupçon, massacre. Il y en eut un terrible, en 1506, à Lisbonne.</p>
-
-<p>En Allemagne Maximilien, Louis XII en France, se popularisèrent à bon
-marché, en accordant aux marchands indigènes, qui craignaient la
-concurrence, l'expulsion des Juifs émigrés qui affluaient dans le
-Nord. Venise et Florence, quelques villes d'Allemagne, montrèrent plus
-d'humanité. Cependant là même et partout leur condition était
-cruellement incertaine, variable. À chaque instant, des histoires
-d'hosties outragées, d'enfants crucifiés et autres fables semblables;
-parfois la simple rhétorique d'un moine prêchant la Passion pouvait
-ameuter la foule, et, de l'église, la lancer au pillage des maisons
-des Juifs. Arrachés, traînés, torturés, il leur fallait assouvir ces
-accès de rage infernale.</p>
-
-<p>Elle semblait inextinguible. Même au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, une Française,
-madame d'Aulnoy, vit en Espagne, dans un auto-da-fé, les moines qui
+soupçon, massacre. Il y en eut un terrible, en 1506, à Lisbonne.</p>
+
+<p>En Allemagne Maximilien, Louis XII en France, se popularisèrent à bon
+marché, en accordant aux marchands indigènes, qui craignaient la
+concurrence, l'expulsion des Juifs émigrés qui affluaient dans le
+Nord. Venise et Florence, quelques villes d'Allemagne, montrèrent plus
+d'humanité. Cependant là même et partout leur condition était
+cruellement incertaine, variable. À chaque instant, des histoires
+d'hosties outragées, d'enfants crucifiés et autres fables semblables;
+parfois la simple rhétorique d'un moine prêchant la Passion pouvait
+ameuter la foule, et, de l'église, la lancer au pillage des maisons
+des Juifs. Arrachés, traînés, torturés, il leur fallait assouvir ces
+accès de rage infernale.</p>
+
+<p>Elle semblait inextinguible. Même au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle, une Française,
+madame d'Aulnoy, vit en Espagne, dans un auto-da-fé, les moines qui
menaient des Juifs au supplice anticiper sur la charrette l'office des
-bourreaux. Ils les brûlaient par derrière pour en tirer quelques
-paroles d'abjuration, ou du moins des cris. Arrivés sur la place, les
-assistants perdirent la tête; le peuple, ne se connaissant plus,
-commença à les lapider; des seigneurs tirèrent leurs épées et
-lardèrent les patients pendant qu'ils montaient au bûcher.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> On leur reprochait souvent, non-seulement d'avoir tué le
-Christ, mais de tuer les Chrétiens par l'usure. Ceux-ci les accusaient
-là d'un crime qui était le leur. Les Juifs ne faisaient point l'usure
+bourreaux. Ils les brûlaient par derrière pour en tirer quelques
+paroles d'abjuration, ou du moins des cris. Arrivés sur la place, les
+assistants perdirent la tête; le peuple, ne se connaissant plus,
+commença à les lapider; des seigneurs tirèrent leurs épées et
+lardèrent les patients pendant qu'ils montaient au bûcher.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page25" name="page25"></a>(p. 25)</span> On leur reprochait souvent, non-seulement d'avoir tué le
+Christ, mais de tuer les Chrétiens par l'usure. Ceux-ci les accusaient
+là d'un crime qui était le leur. Les Juifs ne faisaient point l'usure
quand on leur permit de faire autre chose. Ils vivaient de commerce,
-d'industrie, de petits métiers. En leur défendant ces métiers, en
-confisquant leurs marchandises, en les dépouillant de tout bien
-saisissable, on ne leur avait laissé que le commerce insaisissable, ou
-du moins facile à cacher, l'or et la lettre de change. On les haïssait
+d'industrie, de petits métiers. En leur défendant ces métiers, en
+confisquant leurs marchandises, en les dépouillant de tout bien
+saisissable, on ne leur avait laissé que le commerce insaisissable, ou
+du moins facile à cacher, l'or et la lettre de change. On les haïssait
comme usuriers; mais qui les avait faits tels?</p>
-<p>Ces mystérieuses maisons, si on eût pu les bien voir, eussent
-réhabilité dans le c&oelig;ur du peuple ceux qu'il haïssait à l'aveugle.
-La famille y était sérieuse et laborieuse, unie, serrée, et pourtant
-très-charitable pour les frères pauvres. Implacable pour les chrétiens
-et se vengeant d'eux par la ruse, le Juif était généralement admirable
-pour les siens, bienfaisant dans sa tribu, édifiant dans sa maison.
-Rien n'égalait l'excellence de la femme juive, la pureté de la fille
-juive, transparente et lumineuse dans sa céleste beauté. La garde de
-cette perle d'Orient était le plus grand souci de la famille. Morne
+<p>Ces mystérieuses maisons, si on eût pu les bien voir, eussent
+réhabilité dans le c&oelig;ur du peuple ceux qu'il haïssait à l'aveugle.
+La famille y était sérieuse et laborieuse, unie, serrée, et pourtant
+très-charitable pour les frères pauvres. Implacable pour les chrétiens
+et se vengeant d'eux par la ruse, le Juif était généralement admirable
+pour les siens, bienfaisant dans sa tribu, édifiant dans sa maison.
+Rien n'égalait l'excellence de la femme juive, la pureté de la fille
+juive, transparente et lumineuse dans sa céleste beauté. La garde de
+cette perle d'Orient était le plus grand souci de la famille. Morne
famille, sombre, tremblante, toujours dans l'attente des plus grands
malheurs.</p>
-<p>Toutes les fois qu'au Moyen âge l'excès des maux jeta les populations
-dans le désespoir, toutes les fois que l'esprit humain s'avisa de
-demander comment ce paradis idéal d'un monde asservi à l'Église
-n'avait réalisé ici-bas que l'enfer, l'Église, voyant l'objection,
-s'était hâtée de l'étouffer, disant: «C'est le courroux <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> de
+<p>Toutes les fois qu'au Moyen âge l'excès des maux jeta les populations
+dans le désespoir, toutes les fois que l'esprit humain s'avisa de
+demander comment ce paradis idéal d'un monde asservi à l'Église
+n'avait réalisé ici-bas que l'enfer, l'Église, voyant l'objection,
+s'était hâtée de l'étouffer, disant: «C'est le courroux <span class="pagenum"><a id="page26" name="page26"></a>(p. 26)</span> de
Dieu!... c'est la faute de Mahomet!... c'est le crime des Juifs? Les
-meurtriers de Notre-Seigneur sont impunis encore!» On se jetait sur
-les Juifs; on égorgeait, on rôtissait; les âmes furieuses et malades
-se soûlaient de tortures, de douleurs, de supplices. Puis venait
-l'hébétement qui suit ces orgies de la mort. Tout rentrait dans
-l'ordre sombre, dans la misère et le servage.</p>
+meurtriers de Notre-Seigneur sont impunis encore!» On se jetait sur
+les Juifs; on égorgeait, on rôtissait; les âmes furieuses et malades
+se soûlaient de tortures, de douleurs, de supplices. Puis venait
+l'hébétement qui suit ces orgies de la mort. Tout rentrait dans
+l'ordre sombre, dans la misère et le servage.</p>
-<p>En 1348, par exemple, quand la grande peste sévit en Europe, quand les
+<p>En 1348, par exemple, quand la grande peste sévit en Europe, quand les
foules fanatiques des Flagellants couraient toutes les routes en se
-déchirant de coups pour apaiser la colère de Dieu, ils criaient: «Le
-mal vient des prêtres!» Et l'on commençait à les massacrer. Le peuple,
-du fond de la Hollande jusqu'aux Alpes, s'ébranlait; on craignait un
-carnage universel du clergé, lorsque le coup fut habilement détourné
+déchirant de coups pour apaiser la colère de Dieu, ils criaient: «Le
+mal vient des prêtres!» Et l'on commençait à les massacrer. Le peuple,
+du fond de la Hollande jusqu'aux Alpes, s'ébranlait; on craignait un
+carnage universel du clergé, lorsque le coup fut habilement détourné
sur les Juifs. Il fallait du sang; on donna le leur.</p>
-<p>Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, on pouvait prévoir sans peine un mouvement analogue
-à celui du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup>. Les prêtres avaient tout à craindre. Les paysans
-se révoltaient partout, spécialement contre les seigneurs
-ecclésiastiques. Les seigneurs laïques enviaient, accusaient
-l'énormité de la fortune de l'Église. Menacés par les paysans, ils ne
-demandaient pas mieux que de détourner leur fureur sur le clergé. Et
-celui-ci, à son tour, devait recourir à l'expédient qui lui
-réussissait le mieux, de la détourner sur les Juifs.</p>
-
-<p>Il y avait à Cologne, dans la main et sous l'influence du grand ordre
-inquisitorial des dominicains, un Juif converti, nommé Grain-de-Poivre
-(Pfefferkorn). Ce dangereux intrigant, voulant se faire jour à tout
-prix, <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> avait essayé de se faire accepter pour Messie aux Juifs,
-qui s'étaient moqués de lui. De rage, il s'était donné, âme et corps,
+<p>Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, on pouvait prévoir sans peine un mouvement analogue
+à celui du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup>. Les prêtres avaient tout à craindre. Les paysans
+se révoltaient partout, spécialement contre les seigneurs
+ecclésiastiques. Les seigneurs laïques enviaient, accusaient
+l'énormité de la fortune de l'Église. Menacés par les paysans, ils ne
+demandaient pas mieux que de détourner leur fureur sur le clergé. Et
+celui-ci, à son tour, devait recourir à l'expédient qui lui
+réussissait le mieux, de la détourner sur les Juifs.</p>
+
+<p>Il y avait à Cologne, dans la main et sous l'influence du grand ordre
+inquisitorial des dominicains, un Juif converti, nommé Grain-de-Poivre
+(Pfefferkorn). Ce dangereux intrigant, voulant se faire jour à tout
+prix, <span class="pagenum"><a id="page27" name="page27"></a>(p. 27)</span> avait essayé de se faire accepter pour Messie aux Juifs,
+qui s'étaient moqués de lui. De rage, il s'était donné, âme et corps,
aux dominicains, se mettant au service des terribles projets de
-l'ordre. Inquisiteurs en Espagne, ils voulaient l'être en Allemagne.
-Il n'y avait pas là de Maures à brûler, mais il y avait les sorciers,
-les Juifs. Toute machine était bonne pour arriver à ce but. La presse,
-nouvelle encore, déjà arme terrible dans la main de la tyrannie,
-multipliait les légendes nouvelles, les livres de prières, les
+l'ordre. Inquisiteurs en Espagne, ils voulaient l'être en Allemagne.
+Il n'y avait pas là de Maures à brûler, mais il y avait les sorciers,
+les Juifs. Toute machine était bonne pour arriver à ce but. La presse,
+nouvelle encore, déjà arme terrible dans la main de la tyrannie,
+multipliait les légendes nouvelles, les livres de prières, les
pamphlets sanglants des dominicains. Mysticisme et fanatisme, Vierge
-et Diable, roses et sang humain, tout roulait mêlé au torrent.
-L'inventeur, Sprenger, publiait en même temps l'horrible <cite>Marteau des
-Sorcières</cite>.</p>
-
-<p>Pour commencer un feu, il faut trouver une étincelle. Pour cela
-s'offrit Grain-de-Poivre. Il surprit l'empereur à son camp de Padoue,
-et tira du prince étourdi un ordre général pour ramasser et brûler les
-livres des Juifs. Ces bûchers une fois allumés sur les places, les
-têtes devaient s'exalter, et bientôt les hommes, pêle-mêle avec les
-livres, auraient été jetés au feu.</p>
-
-<p>Les Juifs avaient en cour des amis, un entre autres, ce Juif médecin
-de l'empereur dont on a parlé plus haut; ils obtinrent un sursis et un
-examen de leurs livres. Parmi ces examinateurs était précisément
+et Diable, roses et sang humain, tout roulait mêlé au torrent.
+L'inventeur, Sprenger, publiait en même temps l'horrible <cite>Marteau des
+Sorcières</cite>.</p>
+
+<p>Pour commencer un feu, il faut trouver une étincelle. Pour cela
+s'offrit Grain-de-Poivre. Il surprit l'empereur à son camp de Padoue,
+et tira du prince étourdi un ordre général pour ramasser et brûler les
+livres des Juifs. Ces bûchers une fois allumés sur les places, les
+têtes devaient s'exalter, et bientôt les hommes, pêle-mêle avec les
+livres, auraient été jetés au feu.</p>
+
+<p>Les Juifs avaient en cour des amis, un entre autres, ce Juif médecin
+de l'empereur dont on a parlé plus haut; ils obtinrent un sursis et un
+examen de leurs livres. Parmi ces examinateurs était précisément
Hochstraten, l'intime ami de Grain-de-Poivre, le chef des dominicains
-de Cologne, furieux fanatique, qui très-certainement avait tramé
-l'affaire. Heureusement il y avait aussi le légiste Reuchlin qui,
-depuis longues années, s'occupait d'études hébraïques, avait publié
+de Cologne, furieux fanatique, qui très-certainement avait tramé
+l'affaire. Heureusement il y avait aussi le légiste Reuchlin qui,
+depuis longues années, s'occupait d'études hébraïques, avait publié
<span class="pagenum"><a id="page28" name="page28"></a>(p. 28)</span> une grammaire, un lexique de cette langue, son livre sur le
-nom de Dieu. Reuchlin était cruellement haï des moines pour avoir
-écrit une satire de leurs sottes prédications, de plus une farce
-imitée de notre <cite>Avocat Patelin</cite>, dont le héros était un moine. Il
-l'avait fait jouer par les étudiants, qui la représentaient par toute
-l'Allemagne. Lorsqu'on lança cette pierre aux livres hébraïques, il ne
-se méprit nullement, il sentit qu'elle l'atteignait. Nommé
+nom de Dieu. Reuchlin était cruellement haï des moines pour avoir
+écrit une satire de leurs sottes prédications, de plus une farce
+imitée de notre <cite>Avocat Patelin</cite>, dont le héros était un moine. Il
+l'avait fait jouer par les étudiants, qui la représentaient par toute
+l'Allemagne. Lorsqu'on lança cette pierre aux livres hébraïques, il ne
+se méprit nullement, il sentit qu'elle l'atteignait. Nommé
examinateur, on comptait qu'il n'oserait donner son avis, qu'il
signerait en tremblant celui du dominicain. Grain-de-Poivre eut
-l'effronterie de venir le trouver lui-même, et de le sommer de le
+l'effronterie de venir le trouver lui-même, et de le sommer de le
suivre dans cette <em>razzia</em> de livres qu'il allait faire par toute
l'Allemagne.</p>
-<p>Reuchlin, ainsi poussé, et forcé en réalité de combattre pour
-lui-même, montra une extrême prudence. Il dit que, parmi les livres
-des Juifs, il y en avait de très-coupables, injurieux pour le Sauveur
-et pour sa très-sainte Mère; il en cita deux nommément. Ceux-là il
-fallait les détruire, aux termes de la loi Cornelia, <i>De famosis
+<p>Reuchlin, ainsi poussé, et forcé en réalité de combattre pour
+lui-même, montra une extrême prudence. Il dit que, parmi les livres
+des Juifs, il y en avait de très-coupables, injurieux pour le Sauveur
+et pour sa très-sainte Mère; il en cita deux nommément. Ceux-là il
+fallait les détruire, aux termes de la loi Cornelia, <i>De famosis
libellis</i>. En invoquant la loi romaine, il remettait la chose aux
-tribunaux laïques. La part faite ainsi au feu, il essayait de défendre
-les autres, dont les uns étaient, disait-il, des commentaires de
-l'Écriture, des livres de grammaire et autres sciences, des allégories
-et des apologues, un corps de droit appelé Thalmud, enfin des livres
-de philosophie et de théologie spécialement appelés Kabale. Il y
+tribunaux laïques. La part faite ainsi au feu, il essayait de défendre
+les autres, dont les uns étaient, disait-il, des commentaires de
+l'Écriture, des livres de grammaire et autres sciences, des allégories
+et des apologues, un corps de droit appelé Thalmud, enfin des livres
+de philosophie et de théologie spécialement appelés Kabale. Il y
avait, disait-il, beaucoup de choses ridicules, mais d'autant plus
-devait-on les conserver pour y trouver les moyens de réfuter les
+devait-on les conserver pour y trouver les moyens de réfuter les
Juifs et de vaincre leur obstination.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> Reuchlin s'était bien gardé d'avouer l'admiration profonde
-qu'il avait pour la Kabale. À quelle source la puisa-t-il? et comment
-ce grand humaniste, déjà suspect d'hérésie pour ses études grecques,
-avait-il eu le courage de plonger plus loin que la Grèce dans cette
-mécréante antiquité?</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page29" name="page29"></a>(p. 29)</span> Reuchlin s'était bien gardé d'avouer l'admiration profonde
+qu'il avait pour la Kabale. À quelle source la puisa-t-il? et comment
+ce grand humaniste, déjà suspect d'hérésie pour ses études grecques,
+avait-il eu le courage de plonger plus loin que la Grèce dans cette
+mécréante antiquité?</p>
-<p>Né sur le Rhin, Reuchlin avait été d'abord, pour sa belle voix, enfant
+<p>Né sur le Rhin, Reuchlin avait été d'abord, pour sa belle voix, enfant
de ch&oelig;ur de la chapelle du margrave de Bade, puis camarade de son
-fils aux écoles de France, élève de Paris, d'Orléans, de Poitiers,
+fils aux écoles de France, élève de Paris, d'Orléans, de Poitiers,
puis copiste de manuscrits grecs, et correcteur dans la libre
-imprimerie des Amerbach, à Bâle. Là vint se réfugier le grand
-théologien des Pays-Bas, l'un des précurseurs de Luther, Wessel, qui
-prit plaisir à lui enseigner l'hébreu. De Bâle, Reuchlin alla en
-Italie, vit l'Académie florentine, ce vieux Gemistus Plétho, qui
-promettait un nouveau Dieu, et ce jeune et étonnant Pic de la
-Mirandole, qui sut toutes choses, et, entre toutes, préféra la Kabale
+imprimerie des Amerbach, à Bâle. Là vint se réfugier le grand
+théologien des Pays-Bas, l'un des précurseurs de Luther, Wessel, qui
+prit plaisir à lui enseigner l'hébreu. De Bâle, Reuchlin alla en
+Italie, vit l'Académie florentine, ce vieux Gemistus Plétho, qui
+promettait un nouveau Dieu, et ce jeune et étonnant Pic de la
+Mirandole, qui sut toutes choses, et, entre toutes, préféra la Kabale
juive.</p>
-<p>L'empereur Maximilien, charmé du génie de Reuchlin et de son zèle
-érudit pour les droits de l'Empire, lui avait donné la noblesse et le
+<p>L'empereur Maximilien, charmé du génie de Reuchlin et de son zèle
+érudit pour les droits de l'Empire, lui avait donné la noblesse et le
titre de comte palatin.</p>
<p>Reuchlin eut l'occasion nouvelle d'aller en Italie pour une affaire
-politique et de parler à Alexandre VI. C'était justement en août 1498,
-trois mois après la mort de Savonarole. La cendre du prophète était
-tiède encore; tout était plein de lui en Italie, plein de sa parole
-biblique, comme si Isaïe, Jérémie, avaient péri la veille. Qu'on juge
-du souffle qu'en rapporta Reuchlin dans ses études hébraïques. C'est
+politique et de parler à Alexandre VI. C'était justement en août 1498,
+trois mois après la mort de Savonarole. La cendre du prophète était
+tiède encore; tout était plein de lui en Italie, plein de sa parole
+biblique, comme si Isaïe, Jérémie, avaient péri la veille. Qu'on juge
+du souffle qu'en rapporta Reuchlin dans ses études hébraïques. C'est
alors qu'il <span class="pagenum"><a id="page30" name="page30"></a>(p. 30)</span> publia ses livres contre les moines et ses travaux
-en faveur de l'érudition juive.</p>
+en faveur de l'érudition juive.</p>
-<p>La superstition des nombres ne pouvait faire tort à la Kabale dans un
+<p>La superstition des nombres ne pouvait faire tort à la Kabale dans un
esprit qui la retrouvait chez Pythagore et chez Platon. L'importance
-mystérieuse attribuée aux signes du langage, aux lettres de
+mystérieuse attribuée aux signes du langage, aux lettres de
l'alphabet, nous l'avons revue de nos jours chez de Maistre et de
Bonald. Parmi ces folies, l'antique Kabale a des traits surprenants de
-raison, de bon sens, entre autres l'adoption du vrai système du monde,
+raison, de bon sens, entre autres l'adoption du vrai système du monde,
si longtemps avant Copernic.</p>
-<p>Le <cite>Zohar</cite>, livre principal de la Kabale, a trouvé en 1815 la preuve
-incontestable de sa très-haute antiquité. Le code des Nazaréens,
-découvert et publié alors, dont la doctrine est celle du <cite>Zohar</cite>, est,
-de l'aveu des Pères de l'Église, du temps de Jésus-Christ. Donc cette
-doctrine n'est pas copiée des néoplatoniciens. Le serait-elle de
+<p>Le <cite>Zohar</cite>, livre principal de la Kabale, a trouvé en 1815 la preuve
+incontestable de sa très-haute antiquité. Le code des Nazaréens,
+découvert et publié alors, dont la doctrine est celle du <cite>Zohar</cite>, est,
+de l'aveu des Pères de l'Église, du temps de Jésus-Christ. Donc cette
+doctrine n'est pas copiée des néoplatoniciens. Le serait-elle de
Platon? mais elle lui est positivement contraire, elle est
-antiplatonicienne. Sa parenté la plus proche, comme l'a si bien
-démontré M. Franck, est avec les anciennes traditions de la Perse, où
-les Juifs puisèrent si largement dans la Captivité.</p>
+antiplatonicienne. Sa parenté la plus proche, comme l'a si bien
+démontré M. Franck, est avec les anciennes traditions de la Perse, où
+les Juifs puisèrent si largement dans la Captivité.</p>
-<p>Sublime métaphysique, si antique et si moderne! qui, par un côté, est
-l'écho de la parole d'Ormuzd, de l'autre, l'étonnant précurseur de la
+<p>Sublime métaphysique, si antique et si moderne! qui, par un côté, est
+l'écho de la parole d'Ormuzd, de l'autre, l'étonnant précurseur de la
doctrine d'Hegel!</p>
<p>Il y a, dans cette grandeur, des choses d'une tendresse profonde, qui
-ne pouvaient être inspirées que par cet étonnant destin d'une nation
-unique en douleur. «L'Éternel, ayant fait les âmes, les regarda une à
-une... Chacune, son temps venu, comparaît. Et il lui <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> dit:
-Va!... Mais l'âme répond alors: Ô maître! je suis heureuse ici.
-Pourquoi m'en irais-je serve, et sujette à toute souillure?&mdash;Alors, le
-Saint (béni soit-il!) reprend: Tu naquis pour cela...&mdash;Elle s'en va
-donc, la pauvre, et descend bien à regret... Mais elle remontera un
-jour. La mort est un baiser de Dieu.»</p>
-
-<p>La résurrection de la philosophie juive, de la langue hébraïque, par
-l'Italien Pic de la Mirandole, l'Allemand Reuchlin, le Français
-Postel, c'est la première aurore du jour que nous avons le bonheur de
-voir, du jour qui a réhabilité l'Asie et préparé la réconciliation du
-genre humain. Félicitons-nous d'avoir vécu en ce temps où deux
-Français avancèrent cette &oelig;uvre de religion. Pour ma part, en
-remerciant Reuchlin et les vénérables initiateurs qui ouvrirent la
+ne pouvaient être inspirées que par cet étonnant destin d'une nation
+unique en douleur. «L'Éternel, ayant fait les âmes, les regarda une à
+une... Chacune, son temps venu, comparaît. Et il lui <span class="pagenum"><a id="page31" name="page31"></a>(p. 31)</span> dit:
+Va!... Mais l'âme répond alors: Ô maître! je suis heureuse ici.
+Pourquoi m'en irais-je serve, et sujette à toute souillure?&mdash;Alors, le
+Saint (béni soit-il!) reprend: Tu naquis pour cela...&mdash;Elle s'en va
+donc, la pauvre, et descend bien à regret... Mais elle remontera un
+jour. La mort est un baiser de Dieu.»</p>
+
+<p>La résurrection de la philosophie juive, de la langue hébraïque, par
+l'Italien Pic de la Mirandole, l'Allemand Reuchlin, le Français
+Postel, c'est la première aurore du jour que nous avons le bonheur de
+voir, du jour qui a réhabilité l'Asie et préparé la réconciliation du
+genre humain. Félicitons-nous d'avoir vécu en ce temps où deux
+Français avancèrent cette &oelig;uvre de religion. Pour ma part, en
+remerciant Reuchlin et les vénérables initiateurs qui ouvrirent la
porte du temple, je ne puis comprimer ma reconnaissance pour ceux qui
-nous ont mis au sanctuaire. Un héros nous ouvrit la Perse; un grand
-génie critique nous révéla le christianisme indien. Le héros, c'est
-Anquetil-Duperron; le génie, c'est Burnouf.</p>
+nous ont mis au sanctuaire. Un héros nous ouvrit la Perse; un grand
+génie critique nous révéla le christianisme indien. Le héros, c'est
+Anquetil-Duperron; le génie, c'est Burnouf.</p>
-<p>Le premier, à travers les mers, les climats meurtriers, affrontant,
-pauvre pèlerin, les effrayantes forêts qu'habitent le tigre et
-l'éléphant sauvage, ravit au fond de l'Orient le trésor éternel qui a
-changé la science et la religion. Quel trésor? la preuve de la
-moralité de l'Asie, la preuve que l'Orient est saint tout aussi bien
-que l'Occident, et l'humanité identique.</p>
+<p>Le premier, à travers les mers, les climats meurtriers, affrontant,
+pauvre pèlerin, les effrayantes forêts qu'habitent le tigre et
+l'éléphant sauvage, ravit au fond de l'Orient le trésor éternel qui a
+changé la science et la religion. Quel trésor? la preuve de la
+moralité de l'Asie, la preuve que l'Orient est saint tout aussi bien
+que l'Occident, et l'humanité identique.</p>
<p>L'autre (je le vois encore, dans sa douce figure de brame occidental,
-dans sa limpide parole où coulait la lumière), l'autre a dévoilé le
-bouddhisme, ce lointain Évangile, un second Christ au bout du monde.</p>
+dans sa limpide parole où coulait la lumière), l'autre a dévoilé le
+bouddhisme, ce lointain Évangile, un second Christ au bout du monde.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page32" name="page32"></a>(p. 32)</span> Nos hommes de la Renaissance ne voyaient pas encore
l'ensemble. Il leur advint, comme au voyageur qui gravit dans un temps
-sombre l'amphithéâtre colossal des Alpes ou des Pyrénées. Dans sa
-mobile admiration, chaque sommet découvert lui semble le principal,
-celui qui domine tout. Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, ils virent la Grèce planant sur
-l'humanité, jurèrent que toutes les eaux vives descendaient des
-sources d'Homère. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>, même cri de joie, même exclamation
-enfantine. Reuchlin voit toute philosophie procéder de la Kabale;
-Luther toute théologie émaner des livres bibliques; Postel voit toutes
-les langues sortir de la langue hébraïque; l'idiome humain, c'est
-l'hébreu.</p>
+sombre l'amphithéâtre colossal des Alpes ou des Pyrénées. Dans sa
+mobile admiration, chaque sommet découvert lui semble le principal,
+celui qui domine tout. Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, ils virent la Grèce planant sur
+l'humanité, jurèrent que toutes les eaux vives descendaient des
+sources d'Homère. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>, même cri de joie, même exclamation
+enfantine. Reuchlin voit toute philosophie procéder de la Kabale;
+Luther toute théologie émaner des livres bibliques; Postel voit toutes
+les langues sortir de la langue hébraïque; l'idiome humain, c'est
+l'hébreu.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page33" name="page33"></a>(p. 33)</span> CHAPITRE II</h3>
<h4>LA PRESSE&mdash;LE CHEVALIER HUTTEN<a id="footnotetag2" name="footnotetag2"></a><a href="#footnote2" title="Go to footnote 2"><span class="smaller">[2]</span></a><br>
1512-1516</h4>
-<p>L'Allemagne, précédée de bien loin par la France du Moyen âge, la
-devance à son tour aux <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècles. Par l'initiative de
-l'imprimerie, par les révolutions des villes impériales, par celles
-des paysans et <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> leur premier appel au droit, elle témoigne
-d'une vie forte, pénible, il est vrai, et désordonnée. Mais, telle
-quelle, c'est encore la vie. Et qui ne la préférerait au repos muet de
+<p>L'Allemagne, précédée de bien loin par la France du Moyen âge, la
+devance à son tour aux <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècles. Par l'initiative de
+l'imprimerie, par les révolutions des villes impériales, par celles
+des paysans et <span class="pagenum"><a id="page34" name="page34"></a>(p. 34)</span> leur premier appel au droit, elle témoigne
+d'une vie forte, pénible, il est vrai, et désordonnée. Mais, telle
+quelle, c'est encore la vie. Et qui ne la préférerait au repos muet de
la mort?</p>
-<p>Dans la France de François I<sup>er</sup>, un point apparaît lumineux, et tout
-le reste est obscur. Telle révolte isolée de province contre une
-aggravation de taxe vous avertit à peine qu'il y a un peuple encore.
+<p>Dans la France de François I<sup>er</sup>, un point apparaît lumineux, et tout
+le reste est obscur. Telle révolte isolée de province contre une
+aggravation de taxe vous avertit à peine qu'il y a un peuple encore.
En Allemagne, ce peuple est partout, et se manifeste partout, dans
-vingt centres différents, et dans les classes diverses. La grande
+vingt centres différents, et dans les classes diverses. La grande
querelle des savants, l'animation des nobles contre les princes et les
-prêtres, la fermentation intérieure des villes, même les sauvages
-émeutes des habitants des campagnes, sont, sous des formes diverses,
-l'unanime réclamation de la dignité humaine. Les analogies de la
+prêtres, la fermentation intérieure des villes, même les sauvages
+émeutes des habitants des campagnes, sont, sous des formes diverses,
+l'unanime réclamation de la dignité humaine. Les analogies de la
France avec ces grands mouvements ne se trouvent que dans l'action
-solitaire, individuelle de quelques hommes éminents. La grande
-polémique allemande de Reuchlin, où s'associe tout un peuple de
-légistes et d'humanistes, que lui comparer en France? L'influence de
-Budé peut-être, le libéral et généreux prévôt des marchands de Paris,
-savant et père des savants? l'enseignement hébraïque du futur Collége
-de France que déjà commence Vatable? L'obscur et timide Lefebvre
-d'Étaples, hasardant à voix basse, pour quelques amis, l'enseignement
-qui tout à l'heure va remuer toute l'Allemagne par une voix plus
+solitaire, individuelle de quelques hommes éminents. La grande
+polémique allemande de Reuchlin, où s'associe tout un peuple de
+légistes et d'humanistes, que lui comparer en France? L'influence de
+Budé peut-être, le libéral et généreux prévôt des marchands de Paris,
+savant et père des savants? l'enseignement hébraïque du futur Collége
+de France que déjà commence Vatable? L'obscur et timide Lefebvre
+d'Étaples, hasardant à voix basse, pour quelques amis, l'enseignement
+qui tout à l'heure va remuer toute l'Allemagne par une voix plus
puissante.</p>
-<p>Cette Babel du Saint-Empire, construction pédantesque de tant de lois
+<p>Cette Babel du Saint-Empire, construction pédantesque de tant de lois
contradictoires, avait eu cela du moins de laisser subsister la vie
-et le sentiment du <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> droit, au moins comme privilége. Les
-non-privilégiés eux-mêmes, les misérables paysans, morts et muets en
+et le sentiment du <span class="pagenum"><a id="page35" name="page35"></a>(p. 35)</span> droit, au moins comme privilége. Les
+non-privilégiés eux-mêmes, les misérables paysans, morts et muets en
Italie, en France, ils parlent en Allemagne, ils agissent trente ans
-durant. De 1495 à 1525, s'élève de moment en moment la voix des
-campagnes allemandes. De la Baltique à l'Adriatique, en suivant le
-Rhin, et l'Alsace et la Souabe, éclate le cri du paysan. Que veut-il?
-Rien qu'être homme. Il pousse son ambition jusqu'à vouloir respirer,
-user un peu de la nature, de l'air, de l'eau, de la forêt. Il ne
+durant. De 1495 à 1525, s'élève de moment en moment la voix des
+campagnes allemandes. De la Baltique à l'Adriatique, en suivant le
+Rhin, et l'Alsace et la Souabe, éclate le cri du paysan. Que veut-il?
+Rien qu'être homme. Il pousse son ambition jusqu'à vouloir respirer,
+user un peu de la nature, de l'air, de l'eau, de la forêt. Il ne
refuse pas de servir; il voudrait seulement servir aux termes des
anciens contrats, ne pas voir sa servitude varier, s'aggraver chaque
jour.</p>
-<p>Cette modération patiente et résignée est partout dans la révolution
-allemande. Elle apparaît la même dans l'affaire de Reuchlin contre les
-dominicains. L'Allemagne ne contestait rien à son Église locale, elle
-acceptait la justice et l'inquisition de ses évêques. Elle repoussait
+<p>Cette modération patiente et résignée est partout dans la révolution
+allemande. Elle apparaît la même dans l'affaire de Reuchlin contre les
+dominicains. L'Allemagne ne contestait rien à son Église locale, elle
+acceptait la justice et l'inquisition de ses évêques. Elle repoussait
celle des moines, cette nouvelle inquisition que voulait lui imposer
-Rome, cette invasion dominicaine conquérante de l'Espagne, qui voulait
-lui assimiler l'Allemagne, si profondément opposée. À vrai dire,
-c'était Rome ici qui était révolutionnaire, qui innovait, et que les
-Allemands, à bon droit, accusaient de nouveauté.</p>
+Rome, cette invasion dominicaine conquérante de l'Espagne, qui voulait
+lui assimiler l'Allemagne, si profondément opposée. À vrai dire,
+c'était Rome ici qui était révolutionnaire, qui innovait, et que les
+Allemands, à bon droit, accusaient de nouveauté.</p>
-<p>La chose était trop évidente. Rome, dans ses besoins financiers,
-étendait chaque jour davantage le terrorisme lucratif de
+<p>La chose était trop évidente. Rome, dans ses besoins financiers,
+étendait chaque jour davantage le terrorisme lucratif de
l'inquisition. On a vu la tentative de 1462 contre les Vaudois
-d'Arras, qui, si elle eût réussi, eût forcé la porte des Pays-Bas et de
+d'Arras, qui, si elle eût réussi, eût forcé la porte des Pays-Bas et de
la France. On a vu, en 1488, la tentative d'Innocent VIII sur le Rhin
<span class="pagenum"><a id="page36" name="page36"></a>(p. 36)</span> et le Danube, la mission du dominicain auteur du <cite>Marteau des
-sorcières</cite>. Les papes variaient en bien des choses, mais non dans leur
+sorcières</cite>. Les papes variaient en bien des choses, mais non dans leur
faveur croissante pour l'ordre de saint Dominique. Ils poussaient
-devant eux ce glaive sacré, clef magique qui ouvrait les coffres. Le
+devant eux ce glaive sacré, clef magique qui ouvrait les coffres. Le
grand financier Alexandre VI fortifia les dominicains. Le bon, le
-doux, le philosophe Léon X les fortifia, et remit à leurs mains
-hardies l'exploitation de l'Allemagne. Dépositaires de la doctrine,
-ces frères puissants de saint Thomas, docteurs, prédicateurs et juges,
-portaient dans le brocantage du négoce ecclésiastique l'audace et la
-violence d'une irrésistible force. De bons moines qui quêtaient dans
+doux, le philosophe Léon X les fortifia, et remit à leurs mains
+hardies l'exploitation de l'Allemagne. Dépositaires de la doctrine,
+ces frères puissants de saint Thomas, docteurs, prédicateurs et juges,
+portaient dans le brocantage du négoce ecclésiastique l'audace et la
+violence d'une irrésistible force. De bons moines qui quêtaient dans
la robe de drap blanc de l'inquisition espagnole ne pouvaient pas
-quêter en vain.</p>
+quêter en vain.</p>
-<p>Il n'y avait qu'un homme bien fort et fortement appuyé sur le grand
-corps des légistes, tout-puissant en Allemagne, un légiste de
-l'empereur, cher à la maison d'Autriche, devenu comte palatin et juge
-de la redoutée Ligue de Souabe, il n'y avait, dis-je, qu'un tel homme
+<p>Il n'y avait qu'un homme bien fort et fortement appuyé sur le grand
+corps des légistes, tout-puissant en Allemagne, un légiste de
+l'empereur, cher à la maison d'Autriche, devenu comte palatin et juge
+de la redoutée Ligue de Souabe, il n'y avait, dis-je, qu'un tel homme
pour oser souffler un mot contre les dominicains. Encore, quand
-Reuchlin dit ce mot, ses amis frémirent et le crurent perdu. Oser
-répondre à Grain-de-Poivre, saisir à travers les ténèbres la main
-puissante des moines qui le mettaient en avant, c'était empoigner
-l'épée par la pointe, s'enferrer sur le fer sacré. Érasme éperdu lui
+Reuchlin dit ce mot, ses amis frémirent et le crurent perdu. Oser
+répondre à Grain-de-Poivre, saisir à travers les ténèbres la main
+puissante des moines qui le mettaient en avant, c'était empoigner
+l'épée par la pointe, s'enferrer sur le fer sacré. Érasme éperdu lui
cria qu'il allait beaucoup trop loin.</p>
<p>Les dominicains, avec la hauteur et l'assurance de gens qui ont de
-leur côté le bûcher et le bourreau, se mirent à plaisanter Reuchlin.
-Leurs hommes, les <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> professeurs de la Faculté de Cologne, leur
-Ortuinus Gratius, décochèrent une satire contre le champion des Juifs.
-Pesante flèche de bois et de plomb, qui, lancée à grand effort,
+leur côté le bûcher et le bourreau, se mirent à plaisanter Reuchlin.
+Leurs hommes, les <span class="pagenum"><a id="page37" name="page37"></a>(p. 37)</span> professeurs de la Faculté de Cologne, leur
+Ortuinus Gratius, décochèrent une satire contre le champion des Juifs.
+Pesante flèche de bois et de plomb, qui, lancée à grand effort,
s'abattit honteusement sans avoir pu prendre son vol, parmi les rires
-et les sifflets. Alors les moines furieux se rappelèrent qu'après tout
-ils n'avaient pas besoin de raison. Ils ne plaidèrent plus, mais
-jugèrent, et, sans s'arrêter à l'appel au pape que faisait Reuchlin,
-ils brûlèrent l'écrit, espérant pouvoir bientôt brûler l'auteur.</p>
-
-<p>Que ferait la cour de Rome? Sacrifierait-elle les dominicains? c'était
-se couper la main droite. Condamnerait-elle Reuchlin? Il était soutenu
-plus ou moins ouvertement de l'Empereur, des ducs de Saxe, de Bavière,
-de Wurtemberg; trente-cinq villes impériales écrivaient pour lui au
+et les sifflets. Alors les moines furieux se rappelèrent qu'après tout
+ils n'avaient pas besoin de raison. Ils ne plaidèrent plus, mais
+jugèrent, et, sans s'arrêter à l'appel au pape que faisait Reuchlin,
+ils brûlèrent l'écrit, espérant pouvoir bientôt brûler l'auteur.</p>
+
+<p>Que ferait la cour de Rome? Sacrifierait-elle les dominicains? c'était
+se couper la main droite. Condamnerait-elle Reuchlin? Il était soutenu
+plus ou moins ouvertement de l'Empereur, des ducs de Saxe, de Bavière,
+de Wurtemberg; trente-cinq villes impériales écrivaient pour lui au
pape. Ses adversaires, il est vrai, avaient pour eux la scolastique,
-l'Université de Paris pâlie et déchue. Mais les juristes, classe si
-puissante, les humanistes, Érasme en tête, tenaient pour Reuchlin.
-Chose étonnante, les nobles d'Allemagne, la turbulente démocratie des
+l'Université de Paris pâlie et déchue. Mais les juristes, classe si
+puissante, les humanistes, Érasme en tête, tenaient pour Reuchlin.
+Chose étonnante, les nobles d'Allemagne, la turbulente démocratie des
chevaliers du Rhin et de la Souabe, nullement amis des Juifs et fort
-sujets à les piller, se déclarent ici pour le défenseur des Juifs,
-jusqu'à chercher querelle sur les places aux moines et menacer les
-tonsurés.</p>
-
-<p>N'était-ce pas là un surprenant spectacle, un signe, un avertissement
-du ciel, qui dénonçait le péril des biens ecclésiastiques? Ces nobles
-chasseurs, d'odorat subtil, se détournaient d'une proie, parce qu'ils
-en sentaient une autre que déjà ils flairaient de loin, et dont ils
-humaient les émanations.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> C'est alors, en cette mémorable année 1514, que parurent, une
-à une, timidement et à petit bruit, les <cite>Epistolæ obscurorum virorum</cite>,
-drame excellent d'exquise bêtise par lequel le monde étranger aux
-couvents et aux écoles fut introduit, initié, aux arcanes des
+sujets à les piller, se déclarent ici pour le défenseur des Juifs,
+jusqu'à chercher querelle sur les places aux moines et menacer les
+tonsurés.</p>
+
+<p>N'était-ce pas là un surprenant spectacle, un signe, un avertissement
+du ciel, qui dénonçait le péril des biens ecclésiastiques? Ces nobles
+chasseurs, d'odorat subtil, se détournaient d'une proie, parce qu'ils
+en sentaient une autre que déjà ils flairaient de loin, et dont ils
+humaient les émanations.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page38" name="page38"></a>(p. 38)</span> C'est alors, en cette mémorable année 1514, que parurent, une
+à une, timidement et à petit bruit, les <cite>Epistolæ obscurorum virorum</cite>,
+drame excellent d'exquise bêtise par lequel le monde étranger aux
+couvents et aux écoles fut introduit, initié, aux arcanes des
Obscurantins, du peuple des Sots. Ce grand peuple dont nous avons
-ailleurs esquissé les origines vénérables et trop oubliées, n'avait
-pas joui, jusqu'au livre des <cite>Epistolæ</cite>, d'une publicité suffisante.
-L'esprit humain, mené ailleurs par l'attrait de la lumière, s'en
-éloignait de plus en plus, mais en lui laissant toute autorité. Il le
-trouvait si ennuyeux qu'il aimait mieux le subir que l'écouter.</p>
-
-<p>Mais ici on écouta. Quoi de plus intéressant? avec la grâce du jeune
-âge qui entreprend de lever lourdement sa grosse patte, avec le charme
-et l'innocence de l'oison qui s'essaye avec le même succès à voler,
-marcher et nager, d'aimables séminaristes racontent à leur bon père,
-maître Ortuinus Gratius, leurs petites aventures, lui exposent leurs
-idées épaisses, leurs doutes, leurs tentations. Ils ne cachent pas
-trop leurs chutes, les nudités <em>de leur Adam</em>, les mauvais tours que
-sur le soir leur ont joués la bière ou l'amour. Mais, comme aussi la
-confiance autorise quelque hardiesse, ils se hasardent à causer des
-propres aventures du maître; s'ils osaient, ils lui conseilleraient de
-boire avec modération, il en aurait la main moins prompte, et
-ménagerait un peu plus l'objet tendre et potelé de ses scolastiques
+ailleurs esquissé les origines vénérables et trop oubliées, n'avait
+pas joui, jusqu'au livre des <cite>Epistolæ</cite>, d'une publicité suffisante.
+L'esprit humain, mené ailleurs par l'attrait de la lumière, s'en
+éloignait de plus en plus, mais en lui laissant toute autorité. Il le
+trouvait si ennuyeux qu'il aimait mieux le subir que l'écouter.</p>
+
+<p>Mais ici on écouta. Quoi de plus intéressant? avec la grâce du jeune
+âge qui entreprend de lever lourdement sa grosse patte, avec le charme
+et l'innocence de l'oison qui s'essaye avec le même succès à voler,
+marcher et nager, d'aimables séminaristes racontent à leur bon père,
+maître Ortuinus Gratius, leurs petites aventures, lui exposent leurs
+idées épaisses, leurs doutes, leurs tentations. Ils ne cachent pas
+trop leurs chutes, les nudités <em>de leur Adam</em>, les mauvais tours que
+sur le soir leur ont joués la bière ou l'amour. Mais, comme aussi la
+confiance autorise quelque hardiesse, ils se hasardent à causer des
+propres aventures du maître; s'ils osaient, ils lui conseilleraient de
+boire avec modération, il en aurait la main moins prompte, et
+ménagerait un peu plus l'objet tendre et potelé de ses scolastiques
amours.</p>
<p>Bien entendu que ces bons jeunes gens pensent tous admirablement,
-sont tous implacables ennemis des <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> nouveautés et des novateurs.
+sont tous implacables ennemis des <span class="pagenum"><a id="page39" name="page39"></a>(p. 39)</span> nouveautés et des novateurs.
Ils ne parlent qu'avec horreur de Reuchlin et des humanistes, du
-<em>nouveau</em> latin, imité d'un quidam nommé Virgile, tandis que le bon
-latin scolastique languit négligé. À la théorie, ils joignent
+<em>nouveau</em> latin, imité d'un quidam nommé Virgile, tandis que le bon
+latin scolastique languit négligé. À la théorie, ils joignent
l'exemple. Jamais dans la rue du Fouarre, aux antres de la rue
-Saint-Jacques ou de la place Maubert, les Capets ne baragouinèrent un
+Saint-Jacques ou de la place Maubert, les Capets ne baragouinèrent un
meilleur latin de cuisine. Parfois ils entrent en verve (on n'est pas
-jeune impunément), ils s'agitent, trépignent, mordent leurs doigts, et
-dirigent au plafond un &oelig;il hébété; leurs pesantes pensées
-s'alignent et retombent en marteaux de forge... Ils ont rimé... Alors,
-ils épanouissent un rire tout à fait bestial... La Sottise reconnaît
+jeune impunément), ils s'agitent, trépignent, mordent leurs doigts, et
+dirigent au plafond un &oelig;il hébété; leurs pesantes pensées
+s'alignent et retombent en marteaux de forge... Ils ont rimé... Alors,
+ils épanouissent un rire tout à fait bestial... La Sottise reconnaît
ses fils, elle tressaille de joie maternelle, elle bat de ses ailes
-d'oies, élance son vol, et reste à terre.</p>
+d'oies, élance son vol, et reste à terre.</p>
<p>Nul objet de la nature n'est parfaitement connu qu'autant qu'un art
-habile en a fait l'imitation. La chose se voit moins bien en elle-même
+habile en a fait l'imitation. La chose se voit moins bien en elle-même
qu'en son miroir. Ce grand royaume des sots qui est partout, restait
-pourtant une terre nouvelle à découvrir, tant que la charitable
-industrie de son peintre merveilleux ne l'avait pas décrit, dépeint,
-donné et livré à tous dans ce surprenant portrait.</p>
+pourtant une terre nouvelle à découvrir, tant que la charitable
+industrie de son peintre merveilleux ne l'avait pas décrit, dépeint,
+donné et livré à tous dans ce surprenant portrait.</p>
-<p>Et, notez que le grand artiste, qui en poursuit le détail avec la
-patience des maîtres de Hollande, en donne en même temps la haute
-formule. Là surtout il est terrible, vrai vainqueur et conquérant,
+<p>Et, notez que le grand artiste, qui en poursuit le détail avec la
+patience des maîtres de Hollande, en donne en même temps la haute
+formule. Là surtout il est terrible, vrai vainqueur et conquérant,
ayant fait sien ce royaume pour y appliquer son droit souverain de
-flagellation éternelle.</p>
-
-<p>Et d'abord, la perfection de l'imitation était telle, que les simples
-prirent le livre pour un recueil de <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> lettres familières et
-pieuses, naïves, sinon édifiantes. Le style est mauvais, disaient-ils,
-mais le fond est bon. Les dominicains le trouvèrent si bon qu'ils en
-achetèrent beaucoup pour donner aux leurs. Rome approuva les yeux
-fermés, n'examinant pas de trop près un livre qui semblait favorable à
+flagellation éternelle.</p>
+
+<p>Et d'abord, la perfection de l'imitation était telle, que les simples
+prirent le livre pour un recueil de <span class="pagenum"><a id="page40" name="page40"></a>(p. 40)</span> lettres familières et
+pieuses, naïves, sinon édifiantes. Le style est mauvais, disaient-ils,
+mais le fond est bon. Les dominicains le trouvèrent si bon qu'ils en
+achetèrent beaucoup pour donner aux leurs. Rome approuva les yeux
+fermés, n'examinant pas de trop près un livre qui semblait favorable à
ses amis de Cologne. De sorte que le pamphlet parut en 1515 chez les
-Aldes à Venise, muni d'un beau privilége de Léon X pour dix ans et
-d'un brevet contre la contrefaçon.</p>
+Aldes à Venise, muni d'un beau privilége de Léon X pour dix ans et
+d'un brevet contre la contrefaçon.</p>
-<p>«Pourquoi ce grand maître Ortuin a-t-il intitulé son recueil: <cite>Lettres
-des hommes obscurs?</cite>&mdash;Il l'a fait par humilité, dit un docteur de
+<p>«Pourquoi ce grand maître Ortuin a-t-il intitulé son recueil: <cite>Lettres
+des hommes obscurs?</cite>&mdash;Il l'a fait par humilité, dit un docteur de
Paris. Il s'est souvenu du Psalmiste: Misit tenebras et
<i>obscuravit</i>.&mdash;Moi, dit un carme du Brabant, je crois qu'il a eu en
-cela une raison plus mystique. Job a dit: Dieu ne révèle sa profondeur
-qu'aux <em>ténèbres</em>. Et Virgile: Il enveloppait le vrai dans l'<em>obscur</em>
-(Obscuris vera involvens).»</p>
-
-<p>Sous cette forme ironique, la question n'en est pas moins posée ici
-dans sa grandeur. Les deux partis sont nommés dès ce jour, le parti
-des ténèbres et celui de la lumière. Les <i>Obscuri viri</i> sont les
-hommes des ténèbres aux deux sens, actif et passif, la gente des
-limaçons qui traînent leur ventre à terre dans la fangeuse obscurité,
-et les artisans de ténèbres, les mauvaises chauves-souris qui
-voudraient de leur vol sinistre nous voiler la clarté du jour.</p>
+cela une raison plus mystique. Job a dit: Dieu ne révèle sa profondeur
+qu'aux <em>ténèbres</em>. Et Virgile: Il enveloppait le vrai dans l'<em>obscur</em>
+(Obscuris vera involvens).»</p>
+
+<p>Sous cette forme ironique, la question n'en est pas moins posée ici
+dans sa grandeur. Les deux partis sont nommés dès ce jour, le parti
+des ténèbres et celui de la lumière. Les <i>Obscuri viri</i> sont les
+hommes des ténèbres aux deux sens, actif et passif, la gente des
+limaçons qui traînent leur ventre à terre dans la fangeuse obscurité,
+et les artisans de ténèbres, les mauvaises chauves-souris qui
+voudraient de leur vol sinistre nous voiler la clarté du jour.</p>
<p>Obscurantistes, Obscurantins, saluez votre bon parrain qui vous a
-trouvé votre nom, le franc, le véridique Hutten. Le chevalier Ulrich
-Hutten est en effet le principal auteur des <cite>Epistolæ</cite>, le vainqueur
-des <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> dominicains, intrépide héros de la Presse qui brisa
-l'inquisition allemande, désarma Rome la veille du jour où Luther
+trouvé votre nom, le franc, le véridique Hutten. Le chevalier Ulrich
+Hutten est en effet le principal auteur des <cite>Epistolæ</cite>, le vainqueur
+des <span class="pagenum"><a id="page41" name="page41"></a>(p. 41)</span> dominicains, intrépide héros de la Presse qui brisa
+l'inquisition allemande, désarma Rome la veille du jour où Luther
devait l'attaquer.</p>
-<p>En 1513, avant la publication des <cite>Epistolæ</cite>, la simple robe de drap
-blanc était un objet de terreur. En 1515, après la publication, on en
-riait, on s'en moquait, enfants et chiens couraient après. On se
-demandait même, à Rome, pourquoi ces ignorantes bêtes avaient imposé
-si longtemps. On s'en voulait d'avoir eu peur. L'effrayant fantôme,
-empoigné par le courageux chevalier, secoué de sa main de fer, avait
-paru ce qu'il était, une guenille, un blanc chiffon, à épouvanter les
+<p>En 1513, avant la publication des <cite>Epistolæ</cite>, la simple robe de drap
+blanc était un objet de terreur. En 1515, après la publication, on en
+riait, on s'en moquait, enfants et chiens couraient après. On se
+demandait même, à Rome, pourquoi ces ignorantes bêtes avaient imposé
+si longtemps. On s'en voulait d'avoir eu peur. L'effrayant fantôme,
+empoigné par le courageux chevalier, secoué de sa main de fer, avait
+paru ce qu'il était, une guenille, un blanc chiffon, à épouvanter les
oiseaux.</p>
-<p>C'est la première victoire de la Presse, et certes une des plus
-grandes. C'est la première fois que le vrai glaive spirituel triompha
-du glaive de la matière et des sots.</p>
+<p>C'est la première victoire de la Presse, et certes une des plus
+grandes. C'est la première fois que le vrai glaive spirituel triompha
+du glaive de la matière et des sots.</p>
-<p>La noble armée de la lumière, des amis de l'humanité, apparut dans
+<p>La noble armée de la lumière, des amis de l'humanité, apparut dans
toute l'Europe marchant une et majestueuse, sous le drapeau de la
Renaissance. En Allemagne, Suisse et Pays-Bas, les fondateurs de la
-critique, Érasme, Reuchlin, Mélanchthon, les illustres imprimeurs, les
-Amerbach et les Froben, les poètes des villes impériales, l'âpre
+critique, Érasme, Reuchlin, Mélanchthon, les illustres imprimeurs, les
+Amerbach et les Froben, les poètes des villes impériales, l'âpre
Murner, le bon Hans Sachs, le cordonnier de Nuremberg, le dictateur de
-l'art allemand, le grand Albert Dürer. En Angleterre, les juristes,
-Latimer, et Thomas Morus qui prépare son Utopie. En France, le grave
-Budé, qui va fonder le Collége de France, le jeune médecin Rabelais et
-l'école pantagruéliste, le vénérable Lefebvre qui, six ans avant
-Luther, enseigne le luthéranisme.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> Variété infinie d'écoles et d'esprits divers, qui s'accordent
-pourtant, qui tous nous sont chers à deux titres. Tous voulurent le
-libre examen, tous eurent horreur de la violence, de la cruauté, du
+l'art allemand, le grand Albert Dürer. En Angleterre, les juristes,
+Latimer, et Thomas Morus qui prépare son Utopie. En France, le grave
+Budé, qui va fonder le Collége de France, le jeune médecin Rabelais et
+l'école pantagruéliste, le vénérable Lefebvre qui, six ans avant
+Luther, enseigne le luthéranisme.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page42" name="page42"></a>(p. 42)</span> Variété infinie d'écoles et d'esprits divers, qui s'accordent
+pourtant, qui tous nous sont chers à deux titres. Tous voulurent le
+libre examen, tous eurent horreur de la violence, de la cruauté, du
sang, tous eurent un tendre respect de la vie humaine.</p>
-<p>Parti sacré de la lumière, de l'humanité courageuse! Philosophes,
-voilà nos ancêtres, les pères vénérables du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, les
-légitimes aïeux de celui qui devait défendre Calas et Sirven, briser
-la torture dans toute l'Europe et l'échafaud des protestants.</p>
+<p>Parti sacré de la lumière, de l'humanité courageuse! Philosophes,
+voilà nos ancêtres, les pères vénérables du <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> siècle, les
+légitimes aïeux de celui qui devait défendre Calas et Sirven, briser
+la torture dans toute l'Europe et l'échafaud des protestants.</p>
-<p>Il faut faire connaître ce chevalier Hutten qui, malgré le pape et
-l'Empereur qui ordonnent le silence, vient d'ébranler toute la terre
-de ce terrible éclat de rire. L'Empereur passe au parti d'Hutten, le
-nomme son poète lauréat, et le front du bon chevalier est décoré du
+<p>Il faut faire connaître ce chevalier Hutten qui, malgré le pape et
+l'Empereur qui ordonnent le silence, vient d'ébranler toute la terre
+de ce terrible éclat de rire. L'Empereur passe au parti d'Hutten, le
+nomme son poète lauréat, et le front du bon chevalier est décoré du
laurier virgilien par la main d'une belle demoiselle allemande, fille
du savant Peutinger, conseiller de Maximilien.</p>
-<p>Hutten, né en 1488, mort en 1525, dans sa très-courte vie, fut une
+<p>Hutten, né en 1488, mort en 1525, dans sa très-courte vie, fut une
guerre, un combat.</p>
<p>Et cet homme de combat fut, comme il arrive aux vrais braves, un homme
de douceur pourtant, un c&oelig;ur bon et pacifique. C'est le jugement
-qu'en portait le meilleur juge des braves, l'intrépide et clairvoyant
-Zwingli, quand il le reçut à Zurich: «Le voilà donc, ce destructeur,
+qu'en portait le meilleur juge des braves, l'intrépide et clairvoyant
+Zwingli, quand il le reçut à Zurich: «Le voilà donc, ce destructeur,
ce terrible Hutten! lui que nous voyons si affable pour le peuple et
-pour les enfants. Cette bouche d'où souffla sur le pape ce terrible
-orage, elle ne respire que douceur et bonté.»</p>
+pour les enfants. Cette bouche d'où souffla sur le pape ce terrible
+orage, elle ne respire que douceur et bonté.»</p>
-<p>«Grand patriote! dit Herder, hardi penseur! enthousiaste <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span>
-apôtre du vrai! il était de force à soulever la moitié d'un monde!»</p>
+<p>«Grand patriote! dit Herder, hardi penseur! enthousiaste <span class="pagenum"><a id="page43" name="page43"></a>(p. 43)</span>
+apôtre du vrai! il était de force à soulever la moitié d'un monde!»</p>
-<p>L'Allemagne du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle qui formulait profondément, lui a trouvé
-son vrai nom: L'<cite>Éveilleur</cite> du genre humain.</p>
+<p>L'Allemagne du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle qui formulait profondément, lui a trouvé
+son vrai nom: L'<cite>Éveilleur</cite> du genre humain.</p>
-<p>Il y a du coq, dans Hutten, de cet amant de la lumière qui la chante
-en pleine nuit; dès deux heures, trois heures, longtemps avant l'aube,
+<p>Il y a du coq, dans Hutten, de cet amant de la lumière qui la chante
+en pleine nuit; dès deux heures, trois heures, longtemps avant l'aube,
il l'appelle, quand nul &oelig;il ne la voit encore, il la pressent dans
-les ténèbres d'un perçant regard de désir.</p>
+les ténèbres d'un perçant regard de désir.</p>
-<p>Il chanta pour la Renaissance, pour les libertés de la pensée. Il
-chanta pour la patrie allemande et la résurrection de l'empire. Il
-chanta pour les conquêtes de la Justice future, pour le triomphe du
-Droit et de la Révolution.</p>
+<p>Il chanta pour la Renaissance, pour les libertés de la pensée. Il
+chanta pour la patrie allemande et la résurrection de l'empire. Il
+chanta pour les conquêtes de la Justice future, pour le triomphe du
+Droit et de la Révolution.</p>
-<p>Fils du Rhin, comme Reuchlin, Mélanchthon (et Luther même l'est par sa
-mère), Hutten eut dans le sang la vive et mâle hilarité de ce vin
-généreux, loyal, qui pousse l'homme aux choses héroïques.</p>
+<p>Fils du Rhin, comme Reuchlin, Mélanchthon (et Luther même l'est par sa
+mère), Hutten eut dans le sang la vive et mâle hilarité de ce vin
+généreux, loyal, qui pousse l'homme aux choses héroïques.</p>
-<p>Mais celui-ci est tout du Rhin, toute lumière et sans mysticisme. Sa
-réforme n'est point spéciale, exclusivement religieuse. Elle embrasse
+<p>Mais celui-ci est tout du Rhin, toute lumière et sans mysticisme. Sa
+réforme n'est point spéciale, exclusivement religieuse. Elle embrasse
toute vie allemande, tout point de vue national; elle veut une autre
-société, elle s'allie au peuple, à la foule. Elle ne s'enferme point
+société, elle s'allie au peuple, à la foule. Elle ne s'enferme point
dans la bible juive.</p>
-<p>Voilà l'homme et sa grandeur. Maintenant, mettons à côté toutes les
-misères de l'étudiant allemand tous ses ridicules, Hutten, c'est
-l'étudiant, de la naissance à la mort.</p>
+<p>Voilà l'homme et sa grandeur. Maintenant, mettons à côté toutes les
+misères de l'étudiant allemand tous ses ridicules, Hutten, c'est
+l'étudiant, de la naissance à la mort.</p>
-<p>Il naît au point le plus guerrier de l'Allemagne, dans les forêts qui
-séparent la Franconie de la Hesse. <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> Son père, noble chevalier,
-décide que la frêle créature ne pourrait porter la lance: il sera
-prêtre. Mais Hutten décide autrement. Dès quinze ans, il saute les
+<p>Il naît au point le plus guerrier de l'Allemagne, dans les forêts qui
+séparent la Franconie de la Hesse. <span class="pagenum"><a id="page44" name="page44"></a>(p. 44)</span> Son père, noble chevalier,
+décide que la frêle créature ne pourrait porter la lance: il sera
+prêtre. Mais Hutten décide autrement. Dès quinze ans, il saute les
murs, et se met en possession du vaste monde, en possession du hasard,
-de la faim et de la misère. Le voilà étudiant.</p>
+de la faim et de la misère. Le voilà étudiant.</p>
-<p>Le malheur, c'est que les études de ce temps lui font horreur. Entre
-les deux scolastiques de la théologie et du droit, il choisit la
-poésie. Aux menaces de sa famille, il répond en vers charmants qu'il a
-pour but de n'être <em>rien</em>. Mon nom, dit-il, sera <em>Personne</em>. Il n'est
+<p>Le malheur, c'est que les études de ce temps lui font horreur. Entre
+les deux scolastiques de la théologie et du droit, il choisit la
+poésie. Aux menaces de sa famille, il répond en vers charmants qu'il a
+pour but de n'être <em>rien</em>. Mon nom, dit-il, sera <em>Personne</em>. Il n'est
rien et il est tout; <em>personne</em>, c'est dire tout le monde, la voix
impersonnelle des foules.</p>
-<p>Sur toute grande route d'Allemagne, en toute ville impériale, aux
-places, aux académies, vous auriez eu l'avantage de rencontrer,
-noblement déguenillé avec sa longue rapière, le chevalier-poète
-Hutten. Il vivait de dons, de hasards, couchait trop souvent à la
-belle étoile. Deux choses mettaient à l'épreuve sa délicate
-complexion, les duels, les galanteries. Celles-ci, dès le premier pas,
-coûtèrent cher à sa santé, comme il l'explique lui-même.</p>
-
-<p>Sauf ces échappées fâcheuses aux pays maudits de Cythère, c'était
-l'autre amour qui possédait son c&oelig;ur, l'amour de la mère Allemagne
-et du saint empire germanique. Quiconque souriait à ce mot était sûr
-d'avoir affaire à l'épée d'Hutten. Et non-seulement l'Empire, mais
-l'empereur Maximilien ne pouvait être nommé devant lui qu'avec le plus
-profond respect. Des Français s'en moquaient à Rome. Hutten, sans
-faire attention qu'ils étaient sept contre lui seul, les chargea,
-<span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> et il assure qu'il les mit en fuite. Lui qui véritablement ne
-haït jamais personne, il croyait haïr la France. C'est un des premiers
-types de nos amusants Teutomanes, des étudiants chevelus, que nous
-voyons représenter Siegfried, Gunther et Hildebrand. Race innocente de
-bons et véritables patriotes! Ils ne savent pas combien nous
-sympathisons avec eux! combien nous leur savons gré de ce grand
-c&oelig;ur pour leur pays! Vaines barrières! Eh! croient-ils donc que
-Molière, Voltaire ou Rousseau nous soient plus chers que Beethoven?
-Pour moi, lorsqu'en février je vis sur nos boulevards se déployer au
-vent de la Révolution le saint drapeau de l'Allemagne, quand sur nos
-quais je vis passer leur héroïque légion, et que tout mon c&oelig;ur
-m'échappait avec tant de v&oelig;ux (hélas! inutiles), étais-je Français
+<p>Sur toute grande route d'Allemagne, en toute ville impériale, aux
+places, aux académies, vous auriez eu l'avantage de rencontrer,
+noblement déguenillé avec sa longue rapière, le chevalier-poète
+Hutten. Il vivait de dons, de hasards, couchait trop souvent à la
+belle étoile. Deux choses mettaient à l'épreuve sa délicate
+complexion, les duels, les galanteries. Celles-ci, dès le premier pas,
+coûtèrent cher à sa santé, comme il l'explique lui-même.</p>
+
+<p>Sauf ces échappées fâcheuses aux pays maudits de Cythère, c'était
+l'autre amour qui possédait son c&oelig;ur, l'amour de la mère Allemagne
+et du saint empire germanique. Quiconque souriait à ce mot était sûr
+d'avoir affaire à l'épée d'Hutten. Et non-seulement l'Empire, mais
+l'empereur Maximilien ne pouvait être nommé devant lui qu'avec le plus
+profond respect. Des Français s'en moquaient à Rome. Hutten, sans
+faire attention qu'ils étaient sept contre lui seul, les chargea,
+<span class="pagenum"><a id="page45" name="page45"></a>(p. 45)</span> et il assure qu'il les mit en fuite. Lui qui véritablement ne
+haït jamais personne, il croyait haïr la France. C'est un des premiers
+types de nos amusants Teutomanes, des étudiants chevelus, que nous
+voyons représenter Siegfried, Gunther et Hildebrand. Race innocente de
+bons et véritables patriotes! Ils ne savent pas combien nous
+sympathisons avec eux! combien nous leur savons gré de ce grand
+c&oelig;ur pour leur pays! Vaines barrières! Eh! croient-ils donc que
+Molière, Voltaire ou Rousseau nous soient plus chers que Beethoven?
+Pour moi, lorsqu'en février je vis sur nos boulevards se déployer au
+vent de la Révolution le saint drapeau de l'Allemagne, quand sur nos
+quais je vis passer leur héroïque légion, et que tout mon c&oelig;ur
+m'échappait avec tant de v&oelig;ux (hélas! inutiles), étais-je Français
ou Allemand? Ce jour, je n'eus pas su le dire.</p>
-<p>Hutten, après sa victoire, alla voir de près les vaincus. Il repassa
+<p>Hutten, après sa victoire, alla voir de près les vaincus. Il repassa
en Italie, vit Rome attentivement, et, sa vue s'agrandissant, il
-conçut enfin le pape comme ennemi de la chrétienté. Il écrivit tout un
-volume d'épigrammes sur la ville «où l'on commerce de Dieu, où Simon
-le Magicien donne la chasse à l'apôtre Pierre, où les Caton, les
+conçut enfin le pape comme ennemi de la chrétienté. Il écrivit tout un
+volume d'épigrammes sur la ville «où l'on commerce de Dieu, où Simon
+le Magicien donne la chasse à l'apôtre Pierre, où les Caton, les
Curtius, ont pour successeurs des <em>Romaines</em>; je ne dis pas des
-Romains.»</p>
+Romains.»</p>
<p>La meilleure satire, sans nul doute, fut la publication qu'il fit du
livre de Laurent Valla sur la fausse donation de Constantin au pape,
-ce faux solennel de la papauté, hardiment soutenu, défendu, tant qu'on
-put le faire dans l'ombre, avant la lumière de l'imprimerie.</p>
+ce faux solennel de la papauté, hardiment soutenu, défendu, tant qu'on
+put le faire dans l'ombre, avant la lumière de l'imprimerie.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> À qui l'éditeur dédie-t-il cette publication mortelle à la
+<p><span class="pagenum"><a id="page46" name="page46"></a>(p. 46)</span> À qui l'éditeur dédie-t-il cette publication mortelle à la
cour de Rome, qui fut le plus grand encouragement de Luther (celui-ci
-l'avoue)? À un philosophe, sans doute, à un esprit libre, dégagé de
-tout préjugé, à un de ces humanistes à moitié païens, à ces cardinaux
-idolâtres, comme Bembo ou Sadolet, qui ne jurent que par Jupiter? Bien
-mieux, à Léon X.</p>
+l'avoue)? À un philosophe, sans doute, à un esprit libre, dégagé de
+tout préjugé, à un de ces humanistes à moitié païens, à ces cardinaux
+idolâtres, comme Bembo ou Sadolet, qui ne jurent que par Jupiter? Bien
+mieux, à Léon X.</p>
<p>Il revenait de l'Italie qui, sur ses ruines et son tombeau, venait de
-donner le chant de l'Arioste. Vieux avant l'âge, de fatigue, de misère
-et de maladies, il était rentré à son misérable donjon de Steckelberg,
-dans la Forêt-Noire, noble petit manoir sans terre qui ne nourrissait
-pas son maître. Il vivait d'esprit, de satire, du bonheur de
-s'imprimer lui-même, de sa presse, de ses caractères. Chaque jour, il
-écoutait mieux les conseils des amis <em>sages</em>, hommes <em>pratiques</em>,
-<em>expérimentés</em>, qui vous conseillent toujours de suivre lâchement le
-torrent et de faire comme les autres. Le Léon X de l'Allemagne, le
-jeune archevêque Albert de Brandebourg, électeur de Mayence,
-l'appelait comme son hôte, son conseiller et son ami. C'est pour lui
-qu'Hutten a écrit son traité fort curieux sur la grande maladie du
-temps, dont lui-même avait tant souffert, et dont le gaïac l'avait,
-dit-il, assez bien guéri. Mais nulle maladie, nulle gangrène, nul
-ulcère pestilentiel ne pouvait se comparer à cette cour de Mayence.
-Nous en parlons savamment aujourd'hui, ayant le détail de la sale
-cuisine où ce digne archevêque marmitonna l'Allemagne pour l'élection
-de Charles-Quint. J'avais deviné ce honteux et malpropre personnage
-sur le désolant portrait qu'en a tracé Albert Dürer <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> dans ses
-cuivres véridiques, terribles comme le destin.</p>
+donner le chant de l'Arioste. Vieux avant l'âge, de fatigue, de misère
+et de maladies, il était rentré à son misérable donjon de Steckelberg,
+dans la Forêt-Noire, noble petit manoir sans terre qui ne nourrissait
+pas son maître. Il vivait d'esprit, de satire, du bonheur de
+s'imprimer lui-même, de sa presse, de ses caractères. Chaque jour, il
+écoutait mieux les conseils des amis <em>sages</em>, hommes <em>pratiques</em>,
+<em>expérimentés</em>, qui vous conseillent toujours de suivre lâchement le
+torrent et de faire comme les autres. Le Léon X de l'Allemagne, le
+jeune archevêque Albert de Brandebourg, électeur de Mayence,
+l'appelait comme son hôte, son conseiller et son ami. C'est pour lui
+qu'Hutten a écrit son traité fort curieux sur la grande maladie du
+temps, dont lui-même avait tant souffert, et dont le gaïac l'avait,
+dit-il, assez bien guéri. Mais nulle maladie, nulle gangrène, nul
+ulcère pestilentiel ne pouvait se comparer à cette cour de Mayence.
+Nous en parlons savamment aujourd'hui, ayant le détail de la sale
+cuisine où ce digne archevêque marmitonna l'Allemagne pour l'élection
+de Charles-Quint. J'avais deviné ce honteux et malpropre personnage
+sur le désolant portrait qu'en a tracé Albert Dürer <span class="pagenum"><a id="page47" name="page47"></a>(p. 47)</span> dans ses
+cuivres véridiques, terribles comme le destin.</p>
<p>Ce brocanteur de l'empire avait alors entrepris deux affaires de
-banque: la vente des indulgences et celle de la couronne impériale,
-que la mort probable de Maximilien allait bientôt mettre à l'encan. Il
-trouva piquant, utile, d'attirer chez lui le malade, pauvre affamé,
-oiseau plumé, qui, l'aile à moitié brisée, avait besoin d'un refuge,
-et qui, tel quel, n'en était pas moins l'<em>éveilleur du monde</em> et la
-grande voix de la Révolution.</p>
-
-<p>Le prélat machiavéliste calculait parfaitement qu'un tel hôte allait
+banque: la vente des indulgences et celle de la couronne impériale,
+que la mort probable de Maximilien allait bientôt mettre à l'encan. Il
+trouva piquant, utile, d'attirer chez lui le malade, pauvre affamé,
+oiseau plumé, qui, l'aile à moitié brisée, avait besoin d'un refuge,
+et qui, tel quel, n'en était pas moins l'<em>éveilleur du monde</em> et la
+grande voix de la Révolution.</p>
+
+<p>Le prélat machiavéliste calculait parfaitement qu'un tel hôte allait
le couvrir des attaques de l'opinion. Contre l'indignation publique il
-allait avoir réponse, contre toute injure méritée. «Voleur, vendeur
-d'orviétan.» Oui, mais protecteur d'Hutten. «Associé des usuriers et
-chef du grand maquerelage.» D'accord, mais hôte d'Hutten, ami des
+allait avoir réponse, contre toute injure méritée. «Voleur, vendeur
+d'orviétan.» Oui, mais protecteur d'Hutten. «Associé des usuriers et
+chef du grand maquerelage.» D'accord, mais hôte d'Hutten, ami des
Muses, patron des libres penseurs, des savants.</p>
-<p>Hutten lui-même, qu'en disait-il? Le pauvre diable n'avait pas
-l'esprit tout à fait en repos; on le sent par la longue, très-longue,
-interminable lettre qu'il écrit pour s'excuser à un ami de Nuremberg.
-Il lui prouve facilement que sa situation est intolérable, que la pire
+<p>Hutten lui-même, qu'en disait-il? Le pauvre diable n'avait pas
+l'esprit tout à fait en repos; on le sent par la longue, très-longue,
+interminable lettre qu'il écrit pour s'excuser à un ami de Nuremberg.
+Il lui prouve facilement que sa situation est intolérable, que la pire
vie est celle du chevalier de la faim dans un manoir de la
-Forêt-Noire. Mais il prouve beaucoup moins bien que, de la cour de
-Mayence, il agira mieux sur l'opinion, qu'il va gagner à la bonne
-cause les princes, les nobles, etc. Il tâche de tromper et de se
-tromper. «Ah! si je pouvais, dit-il, parler, vous tout dire!...»</p>
+Forêt-Noire. Mais il prouve beaucoup moins bien que, de la cour de
+Mayence, il agira mieux sur l'opinion, qu'il va gagner à la bonne
+cause les princes, les nobles, etc. Il tâche de tromper et de se
+tromper. «Ah! si je pouvais, dit-il, parler, vous tout dire!...»</p>
-<p>Ce qui reste net, c'est qu'Hutten, ayant tué le mauvais latin et la
-scolastique, ayant estropié pour jamais <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> les dominicains et
+<p>Ce qui reste net, c'est qu'Hutten, ayant tué le mauvais latin et la
+scolastique, ayant estropié pour jamais <span class="pagenum"><a id="page48" name="page48"></a>(p. 48)</span> les dominicains et
rendu l'inquisition impossible en Allemagne, avait fait beaucoup; il
-lui fallait une halte pour se reconnaître. Il s'arrangeait avec
-lui-même et se donnait des prétextes pour faire comme François I<sup>er</sup>,
+lui fallait une halte pour se reconnaître. Il s'arrangeait avec
+lui-même et se donnait des prétextes pour faire comme François I<sup>er</sup>,
pour faire aussi son Concordat avec ce pape de Mayence. De quoi
-celui-ci riait dans sa barbe, croyant avoir confisqué l'aigle dans son
+celui-ci riait dans sa barbe, croyant avoir confisqué l'aigle dans son
poulailler.</p>
-<p>À tort. Un tel patriote avait le c&oelig;ur trop allemand pour rester sur
-cette bone. Au premier cri de Luther, il s'éveilla brusquement, et
+<p>À tort. Un tel patriote avait le c&oelig;ur trop allemand pour rester sur
+cette bone. Au premier cri de Luther, il s'éveilla brusquement, et
sans s'allier autrement avec le pieux docteur, il alla prendre asile
-chez le chevalier Seckingen, vengeur des opprimés et défenseur des
-faibles, dont on appelait le château l'<em>Hôtellerie de la Justice</em>.</p>
+chez le chevalier Seckingen, vengeur des opprimés et défenseur des
+faibles, dont on appelait le château l'<em>Hôtellerie de la Justice</em>.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page49" name="page49"></a>(p. 49)</span> CHAPITRE III</h3>
-<h4>LA BANQUE&mdash;L'ÉLECTION IMPÉRIALE ET LES INDULGENCES<br>
+<h4>LA BANQUE&mdash;L'ÉLECTION IMPÉRIALE ET LES INDULGENCES<br>
1516-1519</h4>
-<p>On conte que Charles-Quint, à son passage en France, en voyant le
-trésor et les joyaux de la couronne, aurait dit dédaigneusement: «J'ai
-à Augsbourg un tisserand qui pourrait payer tout cela.<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>»</p>
+<p>On conte que Charles-Quint, à son passage en France, en voyant le
+trésor et les joyaux de la couronne, aurait dit dédaigneusement: «J'ai
+à Augsbourg un tisserand qui pourrait payer tout cela.<a id="footnotetag3" name="footnotetag3"></a><a href="#footnote3" title="Go to footnote 3"><span class="smaller">[3]</span></a>»</p>
-<p>Avec l'avènement de François I<sup>er</sup> et de Charles-Quint coïncide celui
-d'une autre dynastie, l'avènement des Fugger d'Augsbourg et de la
+<p>Avec l'avènement de François I<sup>er</sup> et de Charles-Quint coïncide celui
+d'une autre dynastie, l'avènement des Fugger d'Augsbourg et de la
banque allemande. Humble et redoutable puissance qui, dans les moments
-décisifs, tranche le n&oelig;ud gordien qu'aucun roi n'eût pu délier.</p>
+décisifs, tranche le n&oelig;ud gordien qu'aucun roi n'eût pu délier.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> Deux royaumes de banque avaient passé, celui des Juifs, puis
-celui des Lombards, Génois et Florentins. Et voici la banque allemande
-qui, par l'étroite ligue d'Augsbourg avec Anvers, subordonna la banque
+<p><span class="pagenum"><a id="page50" name="page50"></a>(p. 50)</span> Deux royaumes de banque avaient passé, celui des Juifs, puis
+celui des Lombards, Génois et Florentins. Et voici la banque allemande
+qui, par l'étroite ligue d'Augsbourg avec Anvers, subordonna la banque
italienne.</p>
-<p>Les Fugger, refusant le concours des Génois, concentrant l'argent
-allemand, fermant la banque au roi de France, enlevèrent la couronne
-impériale et la donnèrent au souverain des Pays-Bas. D'autre part,
-seuls encore et sans les Italiens, ils se constituèrent receveurs de
+<p>Les Fugger, refusant le concours des Génois, concentrant l'argent
+allemand, fermant la banque au roi de France, enlevèrent la couronne
+impériale et la donnèrent au souverain des Pays-Bas. D'autre part,
+seuls encore et sans les Italiens, ils se constituèrent receveurs de
la vente des indulgences, leur caisse marchant avec la croix, leurs
-commis avec les prêcheurs. En sorte qu'ils firent les deux grosses
-affaires qui changèrent la face du monde. Ils firent Charles-Quint et
+commis avec les prêcheurs. En sorte qu'ils firent les deux grosses
+affaires qui changèrent la face du monde. Ils firent Charles-Quint et
Luther.</p>
-<p>Celle de l'élection, longtemps fort mal connue, l'est maintenant dans
-tout son lustre, grâce à la publication des dépêches de Marguerite
-d'Autriche qui, malgré Charles-Quint, remit toute l'affaire aux
-Fugger, la centralisa, l'emporta. (Leglay, Nég. Autrich., t. II,
+<p>Celle de l'élection, longtemps fort mal connue, l'est maintenant dans
+tout son lustre, grâce à la publication des dépêches de Marguerite
+d'Autriche qui, malgré Charles-Quint, remit toute l'affaire aux
+Fugger, la centralisa, l'emporta. (Leglay, Nég. Autrich., t. II,
1845.)</p>
-<p>Cette victoire de la banque allemande sur ses rivales eût pu se
-deviner. Le Juif, si maltraité, était suspect de haine; sa sombre
+<p>Cette victoire de la banque allemande sur ses rivales eût pu se
+deviner. Le Juif, si maltraité, était suspect de haine; sa sombre
maison faisait peur. L'Italien, au contraire, brillait trop et faisait
-envie. Ajoutez que Florence et Gênes firent tort à leur crédit en
-mêlant la banque et la politique. Florence fit banqueroute avec les
-Médicis. La banque génoise de Saint-Georges changea de caractère en
-prenant une royauté, en se faisant reine de Corse.</p>
+envie. Ajoutez que Florence et Gênes firent tort à leur crédit en
+mêlant la banque et la politique. Florence fit banqueroute avec les
+Médicis. La banque génoise de Saint-Georges changea de caractère en
+prenant une royauté, en se faisant reine de Corse.</p>
<p>Telle ne fut pas la banque des Pays-Bas et d'Allemagne. <span class="pagenum"><a id="page51" name="page51"></a>(p. 51)</span>
Humble (dans l'origine) fut son comptoir, n'affectant rien que <em>son
petit profit</em>, traitant l'argent pour l'argent seul. L'usure ne fut
pour elle ni vengeance ni ambition. L'argent, ce nouveau dieu du
-monde, élut ces bonnes gens parce qu'ils le servaient pour lui-même.
-Tout dieu veut être aimé ainsi.</p>
+monde, élut ces bonnes gens parce qu'ils le servaient pour lui-même.
+Tout dieu veut être aimé ainsi.</p>
-<p>Et aussi, il arriva que cette puissance nouvelle apparut là dans un
-degré d'impersonnalité et d'abstraction, qu'elle n'avait pas eu dans
-les mains passionnées des Juifs ou des Génois, artistes, virtuoses en
+<p>Et aussi, il arriva que cette puissance nouvelle apparut là dans un
+degré d'impersonnalité et d'abstraction, qu'elle n'avait pas eu dans
+les mains passionnées des Juifs ou des Génois, artistes, virtuoses en
usure.</p>
-<p>On demandera peut-être comment cette banque, vraiment impersonnelle,
-impartiale, aveugle et sourde, se décida toujours pour Charles-Quint
-plutôt que pour François I<sup>er</sup>. Parce que Charles-Quint donnait un
-gage, non sa parole de prince, dont on se fût peu soucié, mais la
+<p>On demandera peut-être comment cette banque, vraiment impersonnelle,
+impartiale, aveugle et sourde, se décida toujours pour Charles-Quint
+plutôt que pour François I<sup>er</sup>. Parce que Charles-Quint donnait un
+gage, non sa parole de prince, dont on se fût peu soucié, mais la
solide garantie du commerce d'Anvers et d'autres villes. Commerce qui
-lui-même avait en garantie les droits qu'il acquittait à l'entrée de
+lui-même avait en garantie les droits qu'il acquittait à l'entrée de
l'Escaut, les payant d'une main et les recevant de l'autre. De sorte
que tout ceci se passait sans le prince. Sur les cuirs ou les laines
-anglaises qu'elle faisait entrer, Anvers payait des droits, à qui? à
-elle-même. Et elle se couvrait ainsi des sommes que tiraient d'elle
-Augsbourg et les Fugger, lesquels payaient aux électeurs, aux princes,
-à tous, pour les affaires de Charles-Quint.</p>
-
-<p>Telle fut la mécanique, jusqu'à la grande invasion de l'or américain.
-C'est la cause réelle des succès de Charles-Quint. Augsbourg, Anvers
-et Londres étaient pour lui. Les Allemands, outre la sûreté, avaient
+anglaises qu'elle faisait entrer, Anvers payait des droits, à qui? à
+elle-même. Et elle se couvrait ainsi des sommes que tiraient d'elle
+Augsbourg et les Fugger, lesquels payaient aux électeurs, aux princes,
+à tous, pour les affaires de Charles-Quint.</p>
+
+<p>Telle fut la mécanique, jusqu'à la grande invasion de l'or américain.
+C'est la cause réelle des succès de Charles-Quint. Augsbourg, Anvers
+et Londres étaient pour lui. Les Allemands, outre la sûreté, avaient
aussi, il faut le dire, un faible personnel pour ces banquiers
-<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> d'Augsbourg. Pourquoi? La cause en est dans la simplicité,
-dans l'ostentation de mesquinerie et de petitesse qui les signale à
-leurs commencements. Plus tard, ils se firent princes et gâtèrent
+<span class="pagenum"><a id="page52" name="page52"></a>(p. 52)</span> d'Augsbourg. Pourquoi? La cause en est dans la simplicité,
+dans l'ostentation de mesquinerie et de petitesse qui les signale à
+leurs commencements. Plus tard, ils se firent princes et gâtèrent
tout.</p>
-<p>La vraie tradition antique d'une bonne banque bourgeoise, calquée sur
-le petit ménage allemand, flamand, se trouve conservée dans les
-peintures qui ornent leur hôtel de ville. C'est d'abord, il est vrai,
-l'apothéose d'Augsbourg elle-même. Augsbourg, reine triomphante dans
-un char que traînent des rois, des cardinaux, ses débiteurs sans
-doute. Puis, Augsbourg, bonne ménagère, laborieuse et féconde;
+<p>La vraie tradition antique d'une bonne banque bourgeoise, calquée sur
+le petit ménage allemand, flamand, se trouve conservée dans les
+peintures qui ornent leur hôtel de ville. C'est d'abord, il est vrai,
+l'apothéose d'Augsbourg elle-même. Augsbourg, reine triomphante dans
+un char que traînent des rois, des cardinaux, ses débiteurs sans
+doute. Puis, Augsbourg, bonne ménagère, laborieuse et féconde;
visiblement enceinte; et qui plus qu'elle enfante? Par un enfantement
-éternel et tacite, les florins, les ducats, y vont se procréant.
-Ailleurs, enfin, cette reine se montre naïvement en sa cuisine, avec
-baquets, faïences et casseroles, portant des clefs et la devise: «Tout
-et partout.» Clefs magiques d'argent pour ouvrir les coffres et les
-c&oelig;urs. Toute-puissante cuisine, où la Circé allemande prépare
-incessamment les breuvages et les sauces qui changèrent plus d'un
-homme en bête.</p>
-
-<p>Mais n'est-ce pas ravaler les choses? Loin de là. Consultons les
+éternel et tacite, les florins, les ducats, y vont se procréant.
+Ailleurs, enfin, cette reine se montre naïvement en sa cuisine, avec
+baquets, faïences et casseroles, portant des clefs et la devise: «Tout
+et partout.» Clefs magiques d'argent pour ouvrir les coffres et les
+c&oelig;urs. Toute-puissante cuisine, où la Circé allemande prépare
+incessamment les breuvages et les sauces qui changèrent plus d'un
+homme en bête.</p>
+
+<p>Mais n'est-ce pas ravaler les choses? Loin de là. Consultons les
commentaires de ces tableaux, je veux dire les inscriptions et les
-grisailles qui en donnent hardiment l'esprit. Un étrange amour de
-bassesse y règne et y triomphe. Je vois dans ces grisailles, autour du
-berceau d'un enfant, le boudin qui doit le nourrir; sur sa tête
-(poétique image), pend un petit cochon tout cuit. Le vrai couronnement
-est la devise inscrite sous un Vespasien: «L'argent sent toujours
-bon.» (<i>Lucri bonus odor.</i>)</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> Nous donnerons tout à l'heure le détail. Mais nous devons tout
-d'abord caractériser ces prodigues que la nécessité mit dans les mains
+grisailles qui en donnent hardiment l'esprit. Un étrange amour de
+bassesse y règne et y triomphe. Je vois dans ces grisailles, autour du
+berceau d'un enfant, le boudin qui doit le nourrir; sur sa tête
+(poétique image), pend un petit cochon tout cuit. Le vrai couronnement
+est la devise inscrite sous un Vespasien: «L'argent sent toujours
+bon.» (<i>Lucri bonus odor.</i>)</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page53" name="page53"></a>(p. 53)</span> Nous donnerons tout à l'heure le détail. Mais nous devons tout
+d'abord caractériser ces prodigues que la nécessité mit dans les mains
des banquiers allemands.</p>
-<p>Tous les rois étaient jeunes, ou mineurs, ou majeurs à peine. La mort
-avait en une fois changé toute la scène du monde. Le pape même, Léon
+<p>Tous les rois étaient jeunes, ou mineurs, ou majeurs à peine. La mort
+avait en une fois changé toute la scène du monde. Le pape même, Léon
X, qui avait trente-neuf ans en 1516, pouvait passer pour jeune,
relativement aux autres papes. Henri VIII avait vingt-quatre ans,
-François I<sup>er</sup> vingt-deux, Charles-Quint seize, Louis de Hongrie dix.
-Toute cette jeunesse était fort gaie, on peut le croire (moins le
-petit Charles-Quint, étonnamment sérieux); les cours n'étaient que
-fêtes, rires, badinages, et l'argent coulait comme l'eau.</p>
-
-<p>Le plus régulier de ces princes, le seul qui eût des m&oelig;urs, Henri
-VIII, beau jeune homme, un peu gros déjà, avec tout le bouillonnement
-et l'agitation physique de la jeunesse anglaise, avait été conquis par
-le fils d'un boucher, le facétieux cardinal Wolsey, qui le prit par
+François I<sup>er</sup> vingt-deux, Charles-Quint seize, Louis de Hongrie dix.
+Toute cette jeunesse était fort gaie, on peut le croire (moins le
+petit Charles-Quint, étonnamment sérieux); les cours n'étaient que
+fêtes, rires, badinages, et l'argent coulait comme l'eau.</p>
+
+<p>Le plus régulier de ces princes, le seul qui eût des m&oelig;urs, Henri
+VIII, beau jeune homme, un peu gros déjà, avec tout le bouillonnement
+et l'agitation physique de la jeunesse anglaise, avait été conquis par
+le fils d'un boucher, le facétieux cardinal Wolsey, qui le prit par
les farces, par la chasse, les chiens, les chevaux, les faucons.
-Henri, esprit bizarre, aimait également à ferrailler dans l'escrime,
-dans la scolastique. Il se croyait né pour la guerre. Déjà il avait
-épuisé en vaines tentatives sur la France le Trésor d'Henri VII. Mais
-l'Angleterre, à ce moment puissamment productive, pouvait donner
-beaucoup; et son roi, en réalité de tous le plus à l'aise, prêtait au
+Henri, esprit bizarre, aimait également à ferrailler dans l'escrime,
+dans la scolastique. Il se croyait né pour la guerre. Déjà il avait
+épuisé en vaines tentatives sur la France le Trésor d'Henri VII. Mais
+l'Angleterre, à ce moment puissamment productive, pouvait donner
+beaucoup; et son roi, en réalité de tous le plus à l'aise, prêtait au
roi d'Espagne, fort indigent alors, et croyait le subordonner.</p>
-<p>Celui-ci, à qui l'Amérique rendait fort peu encore, était aux
-expédients. Naples rapportait très-peu. Les <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> Pays-Bas souvent
-refusèrent, et dans les cas les plus pressants. Sans un prêt d'Henri
+<p>Celui-ci, à qui l'Amérique rendait fort peu encore, était aux
+expédients. Naples rapportait très-peu. Les <span class="pagenum"><a id="page54" name="page54"></a>(p. 54)</span> Pays-Bas souvent
+refusèrent, et dans les cas les plus pressants. Sans un prêt d'Henri
VIII, Charles n'aurait pu passer en Espagne. Et dans l'affaire de
-l'élection impériale, il arriva une fois qu'un courrier ne partit pas,
+l'élection impériale, il arriva une fois qu'un courrier ne partit pas,
faute d'argent.</p>
-<p>La cour la plus coûteuse était celle de François I<sup>er</sup>. Cette joyeuse
-cour, toujours en route, semble un roman mobile, pèlerinage
-pantagruélique le long de la Loire, de château en château, de forêt en
-forêt<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. Partout les grandes chasses et l'étourdissement du cor.
-Partout les grands banquets, et la table sous la feuillée pour
+<p>La cour la plus coûteuse était celle de François I<sup>er</sup>. Cette joyeuse
+cour, toujours en route, semble un roman mobile, pèlerinage
+pantagruélique le long de la Loire, de château en château, de forêt en
+forêt<a id="footnotetag4" name="footnotetag4"></a><a href="#footnote4" title="Go to footnote 4"><span class="smaller">[4]</span></a>. Partout les grandes chasses et l'étourdissement du cor.
+Partout les grands banquets, et la table sous la feuillée pour
quelques milliers de convives. Puis, tout cela disparaissait.&mdash;Les
-pauvres envoyés du roi d'Espagne ne savaient jamais où ni comment
+pauvres envoyés du roi d'Espagne ne savaient jamais où ni comment
joindre le roi de France. Il se levait fort tard, et l'autre roi, sa
-mère, très-tard aussi. On venait en vain au lever; le roi dormait. On
-revenait plus tard; le roi était à cheval, bien loin dans la forêt. Le
-soir était trop gai; à demain les affaires. Le lendemain, on était
-parti; la cour était en route; les envoyés trouvaient quelques
-serviteurs attardés qui leur disaient en hâte que le roi couchait à
-dix lieues de là.</p>
-
-<p>Un roi, tellement voyageur, devait connaître le royaume, ce semble,
-être en rapport avec le peuple, la noblesse, du moins. C'était tout le
+mère, très-tard aussi. On venait en vain au lever; le roi dormait. On
+revenait plus tard; le roi était à cheval, bien loin dans la forêt. Le
+soir était trop gai; à demain les affaires. Le lendemain, on était
+parti; la cour était en route; les envoyés trouvaient quelques
+serviteurs attardés qui leur disaient en hâte que le roi couchait à
+dix lieues de là.</p>
+
+<p>Un roi, tellement voyageur, devait connaître le royaume, ce semble,
+être en rapport avec le peuple, la noblesse, du moins. C'était tout le
contraire. Il voyageait, captif en quelque sorte d'une cour qui lui
-cachait <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> le reste. Sa prodigalité profitait à très-peu de gens.
-Le lendemain de son avènement, il mit un impôt onéreux. Pourquoi? Pour
-le donner. Il en fit un cadeau à Montmorency, à Brion, deux ou trois
+cachait <span class="pagenum"><a id="page55" name="page55"></a>(p. 55)</span> le reste. Sa prodigalité profitait à très-peu de gens.
+Le lendemain de son avènement, il mit un impôt onéreux. Pourquoi? Pour
+le donner. Il en fit un cadeau à Montmorency, à Brion, deux ou trois
camarades.</p>
-<p>Autre n'était la vie de Léon X. Il n'y eut jamais plus plaisant pape.
-Sous ce nom grave et <em>léonin</em>, Jean de Médicis était un rieur, un
-farceur, et il est mort d'avoir trop ri d'une défaite des Français.
-Raphaël, qui nous a transmis sa grosse face sensuelle, n'a osé en
+<p>Autre n'était la vie de Léon X. Il n'y eut jamais plus plaisant pape.
+Sous ce nom grave et <em>léonin</em>, Jean de Médicis était un rieur, un
+farceur, et il est mort d'avoir trop ri d'une défaite des Français.
+Raphaël, qui nous a transmis sa grosse face sensuelle, n'a osé en
marquer le trait saillant, les yeux bouffons et libertins. Friand de
-contes obscènes, de paroles (n'ayant plus les &oelig;uvres), il avait
-toujours une oreille pour Castiglione, l'autre pour l'Arétin. On
-connaît celui-ci. L'autre, nous l'avons au Louvre (par Raphaël aussi),
-conteur aux yeux lubriques, au teint rougi, vineux, âcre d'histoires
-salées qui réveillaient les vieux. Entre ces bons Pères de l'Église,
-le pape, au même théâtre entre deux compartiments, faisait jouer
-devant lui la <cite>Calandra</cite> et la <cite>Mandragore</cite>, pièces fort crues,
-très-près des priapées antiques que lui refaisait Jules Romain.</p>
-
-<p>Il croyait avoir peu à vivre, et vivait double, menant la vie comme
+contes obscènes, de paroles (n'ayant plus les &oelig;uvres), il avait
+toujours une oreille pour Castiglione, l'autre pour l'Arétin. On
+connaît celui-ci. L'autre, nous l'avons au Louvre (par Raphaël aussi),
+conteur aux yeux lubriques, au teint rougi, vineux, âcre d'histoires
+salées qui réveillaient les vieux. Entre ces bons Pères de l'Église,
+le pape, au même théâtre entre deux compartiments, faisait jouer
+devant lui la <cite>Calandra</cite> et la <cite>Mandragore</cite>, pièces fort crues,
+très-près des priapées antiques que lui refaisait Jules Romain.</p>
+
+<p>Il croyait avoir peu à vivre, et vivait double, menant la vie comme
une farce, aimant les savants, les artistes comme acteurs de sa
-comédie. Ses meilleurs amis, toutefois, furent les grands latinistes,
+comédie. Ses meilleurs amis, toutefois, furent les grands latinistes,
non l'Arioste, ni Machiavel, ni Michel-Ange. Il tint celui-ci dix ans
-à Carrare à exploiter une carrière, craignant apparemment que cette
-figure tragique ne lui portât malheur.</p>
+à Carrare à exploiter une carrière, craignant apparemment que cette
+figure tragique ne lui portât malheur.</p>
-<p>Ce n'est pas que cette cour si gaie n'ait eu aussi ses tragédies. Les
+<p>Ce n'est pas que cette cour si gaie n'ait eu aussi ses tragédies. Les
cardinaux, qui avaient cru nommer un rieur pacifique, furent un peu
-étonnés lorsque, tout en <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> riant, il en étrangla un, le cardinal
-Petrucci. Profitant de cet étonnement et de cette terreur, il fit (ce
-que n'avait pas osé Alexandre VI) trente et un cardinaux en un jour,
-faisant d'une pierre deux coups, assurant à sa famille la prochaine
-élection, et remplissant ses coffres par cette vente de trente
-chapeaux. Malheureusement, les coffres étaient percés. Il lui fallut,
-le lendemain, entamer avec Albert de Mayence (c'est-à-dire avec les
+étonnés lorsque, tout en <span class="pagenum"><a id="page56" name="page56"></a>(p. 56)</span> riant, il en étrangla un, le cardinal
+Petrucci. Profitant de cet étonnement et de cette terreur, il fit (ce
+que n'avait pas osé Alexandre VI) trente et un cardinaux en un jour,
+faisant d'une pierre deux coups, assurant à sa famille la prochaine
+élection, et remplissant ses coffres par cette vente de trente
+chapeaux. Malheureusement, les coffres étaient percés. Il lui fallut,
+le lendemain, entamer avec Albert de Mayence (c'est-à-dire avec les
Fugger) la grande affaire des indulgences.</p>
-<p>Le Concordat ne profita guère plus à François 1<sup>er</sup>. Lorsque Duprat,
-à Bologne, soumit le roi au pape, lui fit servir Léon X, marcher
-devant lui et lui donner à laver, il disait à son maître qu'avec ce
-Concordat, le pape ne retenant qu'une année du revenu, et laissant au
-roi les nominations, il allait avoir à donner six archevêchés,
-quatre-vingt-trois évêchés, nombre d'abbayes, etc. Belle liste civile,
-pour qui l'eût employée. Le roi la gaspilla. Les favoris eurent tout,
-la noblesse rien, et elle fut aussi irritée que le peuple. Les
-parlementaires et l'Université, qui jusque-là partageaient avec les
-clients des seigneurs, eurent à peine à ramasser les miettes. Grande
-mauvaise humeur, que Paris partagea. Pour don de joyeux avènement, le
-roi avait fait fouetter un Parisien, un certain abbé Cruche, qui
-gagnait sa vie à jouer de cabaret en cabaret de petites farces contre
-la cour, qu'avait tolérées le bon Louis XII. Paris comprit alors ce
-qu'était un roi gentilhomme.</p>
-
-<p>Moins dépensière, la cour de Charles-Quint ne fut pas moins pesante et
-dévorante, par l'avarice de ses conseillers flamands.</p>
-
-<p>La furieuse faim d'or et d'argent que les Espagnols <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> portèrent
-en Amérique, les Flamands la portèrent en Espagne. Quoiqu'ils se
-crussent maîtres, ayant le roi avec eux, quoiqu'ils prissent les
-grosses places et les grands évêchés (Tolède, par exemple, pour un
+<p>Le Concordat ne profita guère plus à François 1<sup>er</sup>. Lorsque Duprat,
+à Bologne, soumit le roi au pape, lui fit servir Léon X, marcher
+devant lui et lui donner à laver, il disait à son maître qu'avec ce
+Concordat, le pape ne retenant qu'une année du revenu, et laissant au
+roi les nominations, il allait avoir à donner six archevêchés,
+quatre-vingt-trois évêchés, nombre d'abbayes, etc. Belle liste civile,
+pour qui l'eût employée. Le roi la gaspilla. Les favoris eurent tout,
+la noblesse rien, et elle fut aussi irritée que le peuple. Les
+parlementaires et l'Université, qui jusque-là partageaient avec les
+clients des seigneurs, eurent à peine à ramasser les miettes. Grande
+mauvaise humeur, que Paris partagea. Pour don de joyeux avènement, le
+roi avait fait fouetter un Parisien, un certain abbé Cruche, qui
+gagnait sa vie à jouer de cabaret en cabaret de petites farces contre
+la cour, qu'avait tolérées le bon Louis XII. Paris comprit alors ce
+qu'était un roi gentilhomme.</p>
+
+<p>Moins dépensière, la cour de Charles-Quint ne fut pas moins pesante et
+dévorante, par l'avarice de ses conseillers flamands.</p>
+
+<p>La furieuse faim d'or et d'argent que les Espagnols <span class="pagenum"><a id="page57" name="page57"></a>(p. 57)</span> portèrent
+en Amérique, les Flamands la portèrent en Espagne. Quoiqu'ils se
+crussent maîtres, ayant le roi avec eux, quoiqu'ils prissent les
+grosses places et les grands évêchés (Tolède, par exemple, pour un
Croy de dix-huit ans!), ils crurent cependant qu'en un pareil pays,
-peu endurant et sombre, le plus sûr était d'emporter. Les Castillans
+peu endurant et sombre, le plus sûr était d'emporter. Les Castillans
se croyaient garantis parce qu'ils avaient fait jurer au roi de ne
-laisser sortir ni or ni argent. Les Flamands ne s'en soucièrent. Avec
-une industrie étonnante, ils ramassèrent tout le numéraire,
-spécialement de beaux ducats de Ferdinand et d'Isabelle, d'or
-très-pur, sortis de Grenade, gros à emplir la main. Il en resta si
+laisser sortir ni or ni argent. Les Flamands ne s'en soucièrent. Avec
+une industrie étonnante, ils ramassèrent tout le numéraire,
+spécialement de beaux ducats de Ferdinand et d'Isabelle, d'or
+très-pur, sortis de Grenade, gros à emplir la main. Il en resta si
peu, que quand un Espagnol en apercevait un, il mettait la main au
-bonnet, lui disant dévotement: «Dieu vous sauve, ducat à deux têtes!
-puisque M. de Chièvres ne vous a pas trouvé!»</p>
-
-<p>Rien ne dérangea les Flamands dans ce déménagement méthodique du vieil
-or espagnol. La Jacquerie de Valence qui éclata, l'insurrection de
-Castille, ne les en tirèrent pas. S'ils firent convoquer les Cortès,
-ce fut sur le rivage, dans un port de Galice, à l'extrême bout de
-l'Espagne, ayant là leurs vaisseaux et pouvant embarquer leur proie.
-Madame de Chièvres, en bonne ménagère, apporta là la charge de
+bonnet, lui disant dévotement: «Dieu vous sauve, ducat à deux têtes!
+puisque M. de Chièvres ne vous a pas trouvé!»</p>
+
+<p>Rien ne dérangea les Flamands dans ce déménagement méthodique du vieil
+or espagnol. La Jacquerie de Valence qui éclata, l'insurrection de
+Castille, ne les en tirèrent pas. S'ils firent convoquer les Cortès,
+ce fut sur le rivage, dans un port de Galice, à l'extrême bout de
+l'Espagne, ayant là leurs vaisseaux et pouvant embarquer leur proie.
+Madame de Chièvres, en bonne ménagère, apporta là la charge de
quatre-vingts chariots et de trois cents mulets; madame de Lannoy
celle de dix fourgons et de quarante chevaux; le confesseur du roi
celle de seize mulets et de dix chariots. Ainsi du reste. Un milliard
-de ducats, dit-on. Ce qu'ils laissèrent, ce fut la guerre civile.</p>
-
-<p>Pendant ces trois ans passés en Espagne, tout leur soin était de ne
-pas être dérangés par la France. Ils <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> amusaient François I<sup>er</sup>
-de l'idée de faire épouser une fille de France au jeune Charles. Le
-roi n'était pas dupe; il trouvait doux d'être trompé, tant qu'on lui
-paya une grosse pension de cent mille écus d'or sous ce prétexte de
-mariage. Charles-Quint, âgé de seize ans, écrivait: «Mon bon père» à
-un jeune homme de vingt-quatre. Cette longue comédie est
-merveilleusement peinte dans les dépêches (surtout du 7 juin 1518).
-L'envoyé de Charles, poursuivant le roi sur la Loire, est parvenu
-enfin a le saisir; il le tâte et retâte. Le roi, très-informé des
-embarras d'Espagne, et très-convaincu qu'on le trompe et sur le
+de ducats, dit-on. Ce qu'ils laissèrent, ce fut la guerre civile.</p>
+
+<p>Pendant ces trois ans passés en Espagne, tout leur soin était de ne
+pas être dérangés par la France. Ils <span class="pagenum"><a id="page58" name="page58"></a>(p. 58)</span> amusaient François I<sup>er</sup>
+de l'idée de faire épouser une fille de France au jeune Charles. Le
+roi n'était pas dupe; il trouvait doux d'être trompé, tant qu'on lui
+paya une grosse pension de cent mille écus d'or sous ce prétexte de
+mariage. Charles-Quint, âgé de seize ans, écrivait: «Mon bon père» à
+un jeune homme de vingt-quatre. Cette longue comédie est
+merveilleusement peinte dans les dépêches (surtout du 7 juin 1518).
+L'envoyé de Charles, poursuivant le roi sur la Loire, est parvenu
+enfin a le saisir; il le tâte et retâte. Le roi, très-informé des
+embarras d'Espagne, et très-convaincu qu'on le trompe et sur le
mariage, et sur la restitution de la Navarre, et sur l'Italie, et sur
-tout, parle «froidement, sombrement.» Il n'est pas dupe, et il le
+tout, parle «froidement, sombrement.» Il n'est pas dupe, et il le
montre bien. Et pourquoi donc alors ne profite-t-il pas de la
-révolution d'Espagne et de la guerre civile? Pourquoi? Deux autres
-guerres l'occupent: la guerre des femmes d'abord qui se fait à sa cour
-entre sa maîtresse et sa mère. La guerre du Turc ensuite. Car tout le
-monde en parle, en frissonne, et la chrétienté entière regarde vers
-François I<sup>er</sup>. Mais pour mener l'Europe contre le Turc, il faut être
-empereur. C'est là le grand souci. Il faut déposséder la maison
-d'Autriche qui, depuis près d'un siècle, occupe ce trône électif, et
-qui, cette fois, énormément puissante par l'Espagne, par les Pays-Bas,
-par les Indes, par l'héritage éventuel de Hongrie et Bohême, ne
+révolution d'Espagne et de la guerre civile? Pourquoi? Deux autres
+guerres l'occupent: la guerre des femmes d'abord qui se fait à sa cour
+entre sa maîtresse et sa mère. La guerre du Turc ensuite. Car tout le
+monde en parle, en frissonne, et la chrétienté entière regarde vers
+François I<sup>er</sup>. Mais pour mener l'Europe contre le Turc, il faut être
+empereur. C'est là le grand souci. Il faut déposséder la maison
+d'Autriche qui, depuis près d'un siècle, occupe ce trône électif, et
+qui, cette fois, énormément puissante par l'Espagne, par les Pays-Bas,
+par les Indes, par l'héritage éventuel de Hongrie et Bohême, ne
prendra pas l'Empire seulement, mais bien le gardera.</p>
-<p>Grand rôle de sauver l'Empire et l'Europe, du Turc et de l'Autriche!</p>
+<p>Grand rôle de sauver l'Empire et l'Europe, du Turc et de l'Autriche!</p>
-<p>«Mais l'Europe, pourtant, s'est sauvée elle-même.» <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> Point du
+<p>«Mais l'Europe, pourtant, s'est sauvée elle-même.» <span class="pagenum"><a id="page59" name="page59"></a>(p. 59)</span> Point du
tout. Elle le fut en 1458 par un merveilleux hasard, l'incroyable
-héroïsme d'une petite nation, les Hongrois, et d'un homme, Huniade. En
+héroïsme d'une petite nation, les Hongrois, et d'un homme, Huniade. En
1529, devant Vienne, le salut fut l'orgueil des Turcs, qui ne
-daignèrent pas amener de l'artillerie de siége.</p>
+daignèrent pas amener de l'artillerie de siége.</p>
-<p>Le hussard hongrois, il est vrai, était supérieur au spahi. Mais nulle
-infanterie européenne ne tint devant les janissaires.</p>
+<p>Le hussard hongrois, il est vrai, était supérieur au spahi. Mais nulle
+infanterie européenne ne tint devant les janissaires.</p>
-<p>Contre cette force épouvantable, ce n'était pas trop de l'union serrée
-de la gendarmerie française avec le fantassin espagnol, suisse, et le
+<p>Contre cette force épouvantable, ce n'était pas trop de l'union serrée
+de la gendarmerie française avec le fantassin espagnol, suisse, et le
lansquenet allemand.</p>
-<p>Tous devaient quitter leur orgueil, et, tout naïvement, chercher un
-capitaine, un Huniade, un Mathias Corvin, s'il en était. Mais, s'il
-n'en était pas, si les héros manquaient, s'il fallait recourir aux
-rois, l'empereur naturel de la situation était le roi de Marignan.</p>
+<p>Tous devaient quitter leur orgueil, et, tout naïvement, chercher un
+capitaine, un Huniade, un Mathias Corvin, s'il en était. Mais, s'il
+n'en était pas, si les héros manquaient, s'il fallait recourir aux
+rois, l'empereur naturel de la situation était le roi de Marignan.</p>
-<p>Nous ne voulons pas dire qu'il en fût digne. Mais on l'en croyait
-digne, ce qui est déjà beaucoup. Et c'est précisément parce qu'on le
+<p>Nous ne voulons pas dire qu'il en fût digne. Mais on l'en croyait
+digne, ce qui est déjà beaucoup. Et c'est précisément parce qu'on le
croyait tel, qu'on ne le nomma pas, qu'on nomma celui qu'on jugeait un
-jeune garçon médiocre. Son ambassadeur même écrivait: «Les Allemands
+jeune garçon médiocre. Son ambassadeur même écrivait: «Les Allemands
ne connaissent pas beaucoup le roi d'Espagne, et ils n'en disent pas
-grand bien.»</p>
+grand bien.»</p>
-<p>Les électeurs ne voulaient pas d'un électeur; ils se jalousaient trop;
-ni d'un petit prince, d'un seigneur, qui n'eût pu payer (Nég. Autr.
-II, 418). Il leur fallait un roi qui aidât aussi l'Allemagne dans son
-péril. Des deux, choisir celui qu'ils croyaient incapable, c'était une
+<p>Les électeurs ne voulaient pas d'un électeur; ils se jalousaient trop;
+ni d'un petit prince, d'un seigneur, qui n'eût pu payer (Nég. Autr.
+II, 418). Il leur fallait un roi qui aidât aussi l'Allemagne dans son
+péril. Des deux, choisir celui qu'ils croyaient incapable, c'était une
trahison inepte, aveugle, autant que criminelle.</p>
-<p>Le Turc d'alors était le vrai Turc des légendes, non un Bajazet II,
-gras, pacifique et lent, poète mystique, <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> qui laissa faire la
+<p>Le Turc d'alors était le vrai Turc des légendes, non un Bajazet II,
+gras, pacifique et lent, poète mystique, <span class="pagenum"><a id="page60" name="page60"></a>(p. 60)</span> qui laissa faire la
guerre, non pas le Salomon ou Soliman des Turcs qui devint l'ami de la
-France. Celui-ci, le sultan Sélim fit peur aux Turcs eux-mêmes. La
-chose infaisable et terrible, à laquelle nul n'osa toucher, lui, il la
-fit. Il réforma les janissaires, mit leurs chefs dans sa main.
-Tellement il avait imprimé l'épouvante de sa force et de sa cruauté.</p>
-
-<p>Les ambassadeurs vénitiens qui le suivent en tremblant dans ses
-victorieuses campagnes et ses massacres, ne sont pas terrifiés
-seulement, ils sont subjugués. On est stupéfait de lire que Mocenigo
-disait de cet exterminateur: «Nul ne fut si juste et si grand, <em>nul
-plus humain</em>.» Les bras en tombent.</p>
-
-<p>Sa courte vie fut comme un arc d'acier, tendu à rompre, par une
+France. Celui-ci, le sultan Sélim fit peur aux Turcs eux-mêmes. La
+chose infaisable et terrible, à laquelle nul n'osa toucher, lui, il la
+fit. Il réforma les janissaires, mit leurs chefs dans sa main.
+Tellement il avait imprimé l'épouvante de sa force et de sa cruauté.</p>
+
+<p>Les ambassadeurs vénitiens qui le suivent en tremblant dans ses
+victorieuses campagnes et ses massacres, ne sont pas terrifiés
+seulement, ils sont subjugués. On est stupéfait de lire que Mocenigo
+disait de cet exterminateur: «Nul ne fut si juste et si grand, <em>nul
+plus humain</em>.» Les bras en tombent.</p>
+
+<p>Sa courte vie fut comme un arc d'acier, tendu à rompre, par une
puissante machine. Ni joie, ni table, ni femme; rien d'humain. Rien
que la guerre, l'extermination sainte, et les joies de la mort. Il
-était buveur d'opium, mais justement assez pour se tenir toujours
-froidement exalté, impitoyablement cruel. Poète subtil, bandé au
+était buveur d'opium, mais justement assez pour se tenir toujours
+froidement exalté, impitoyablement cruel. Poète subtil, bandé au
sublime et mis par son lyrisme au-dessus de toute vie; d'autre part,
-d'une abstraction plus mortelle à la vie encore. Son horrible
-spiritualisme le rendait particulièrement altéré du sang de ceux qui
+d'une abstraction plus mortelle à la vie encore. Son horrible
+spiritualisme le rendait particulièrement altéré du sang de ceux qui
ont mis l'esprit dans la chair, des croyants de l'incarnation
-(chrétiens, persans, etc.).</p>
-
-<p>Notez que dans les grands massacres, cet homme singulier ne prétendait
-rien faire que sur bonne raison, bons textes du Coran, réponses de
-prêtres et de juristes. Il était très-embarrassant pour ceux-ci, et
-effrayant par sa subtilité, leur posant des questions, indifférentes
-en apparence, et leur surprenant des réponses à noyer <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> le
-monde de sang. Après l'immense carnage des Mamelucks d'Égypte, il
+(chrétiens, persans, etc.).</p>
+
+<p>Notez que dans les grands massacres, cet homme singulier ne prétendait
+rien faire que sur bonne raison, bons textes du Coran, réponses de
+prêtres et de juristes. Il était très-embarrassant pour ceux-ci, et
+effrayant par sa subtilité, leur posant des questions, indifférentes
+en apparence, et leur surprenant des réponses à noyer <span class="pagenum"><a id="page61" name="page61"></a>(p. 61)</span> le
+monde de sang. Après l'immense carnage des Mamelucks d'Égypte, il
organisa dans tout l'empire par une police savante et clairvoyante une
-complète Saint-Barthélemy des partisans des doctrines persanes et de
-l'incarnation d'Ali. Il procédait par ordre. Cela fait, il passa aux
-chrétiens, posant à son moufti une question captieuse qui, subtilement
-interprétée, impliquait le massacre d'une douzaine de millions
-d'hommes. Le grand vizir, épouvanté, ne l'arrêta qu'en faisant venir
-trois hommes de cent ans, vieux janissaires, qui jurèrent que Mahomet
+complète Saint-Barthélemy des partisans des doctrines persanes et de
+l'incarnation d'Ali. Il procédait par ordre. Cela fait, il passa aux
+chrétiens, posant à son moufti une question captieuse qui, subtilement
+interprétée, impliquait le massacre d'une douzaine de millions
+d'hommes. Le grand vizir, épouvanté, ne l'arrêta qu'en faisant venir
+trois hommes de cent ans, vieux janissaires, qui jurèrent que Mahomet
II avait promis la vie aux Grecs.</p>
-<p>Sélim espérait bien se dédommager sur l'Europe, à qui Mahomet n'avait
-rien promis. Et déjà il avait demandé au moufti: «N'est-il pas
-méritoire de tuer les deux tiers des vivants pour le salut de l'autre
-tiers?»</p>
+<p>Sélim espérait bien se dédommager sur l'Europe, à qui Mahomet n'avait
+rien promis. Et déjà il avait demandé au moufti: «N'est-il pas
+méritoire de tuer les deux tiers des vivants pour le salut de l'autre
+tiers?»</p>
-<p>On ne voit pas, dans l'état de division où étaient les chrétiens, ce
-qui eût arrêté ce scolastique de la mort. Il avait pris l'Égypte sur
+<p>On ne voit pas, dans l'état de division où étaient les chrétiens, ce
+qui eût arrêté ce scolastique de la mort. Il avait pris l'Égypte sur
les Mamelucks, les premiers cavaliers du monde, pris la Syrie et la
-Babylonie, frappé et mutilé la Perse pour toujours, et tout cela par
-les armes modernes et le génie civilisé, par l'artillerie,
+Babylonie, frappé et mutilé la Perse pour toujours, et tout cela par
+les armes modernes et le génie civilisé, par l'artillerie,
l'infanterie, une tactique habile. La parfaite justesse de ses vues se
montrait en ceci, qu'il ne voulait pas faire un pas vers l'Allemagne,
-sans se créer d'abord une marine pour terrifier, paralyser la
-Méditerranée, l'Espagne et l'Italie.</p>
+sans se créer d'abord une marine pour terrifier, paralyser la
+Méditerranée, l'Espagne et l'Italie.</p>
-<p>Cela donnait à la chrétienté une année ou deux de répit.</p>
+<p>Cela donnait à la chrétienté une année ou deux de répit.</p>
-<p>Le danger était si prochain, et le roi de France tellement désigné
-comme chef militaire de l'Europe, qu'un de ses envoyés soutenait
-qu'il n'y avait pas d'argent à <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> donner, que l'Allemagne le
-prierait de se laisser faire Empereur. François I<sup>er</sup> disait qu'il ne
+<p>Le danger était si prochain, et le roi de France tellement désigné
+comme chef militaire de l'Europe, qu'un de ses envoyés soutenait
+qu'il n'y avait pas d'argent à <span class="pagenum"><a id="page62" name="page62"></a>(p. 62)</span> donner, que l'Allemagne le
+prierait de se laisser faire Empereur. François I<sup>er</sup> disait qu'il ne
voulait de l'Empire que pour cette guerre. L'ambassadeur anglais,
Thomas Boleyn, lui demandant s'il irait en personne, il lui saisit la
-main, et posant l'autre sur son c&oelig;ur: «Si l'on m'élit, je serai
-dans trois ans à Constantinople, ou je serai mort.»</p>
+main, et posant l'autre sur son c&oelig;ur: «Si l'on m'élit, je serai
+dans trois ans à Constantinople, ou je serai mort.»</p>
-<p>Maximilien ne l'était pas encore. Que faisait-il? Était-il occupé de
+<p>Maximilien ne l'était pas encore. Que faisait-il? Était-il occupé de
fixer l'Empire dans sa famille? Point du tout. Il l'offrait au plus
-riche, à Henri VIII. Celui-ci, comprenant que le vieil Empereur ne
+riche, à Henri VIII. Celui-ci, comprenant que le vieil Empereur ne
voulait rien que l'exploiter, le remercia tendrement, lui souhaita
longue vie.</p>
-<p>C'est alors seulement que le grand-père commença à se souvenir qu'il
-avait un petit-fils qu'il chérissait, et retomba sur Charles-Quint.
+<p>C'est alors seulement que le grand-père commença à se souvenir qu'il
+avait un petit-fils qu'il chérissait, et retomba sur Charles-Quint.
Les gouverneurs flamands de Charles, qui ne furent pas plus dupes,
-auraient voulu payer les électeurs en promesses et en bénéfices. Max
-dit qu'il fallait de l'argent compté, sonnant, dans la main des
+auraient voulu payer les électeurs en promesses et en bénéfices. Max
+dit qu'il fallait de l'argent compté, sonnant, dans la main des
Fugger, retenant seulement pour lui cinquante mille florins de
courtage.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page63" name="page63"></a>(p. 63)</span> CHAPITRE IV</h3>
<h4>&mdash;SUITE&mdash;<br>
-LA BANQUE&mdash;LES INDULGENCES DE L'ÉLECTION<br>
+LA BANQUE&mdash;LES INDULGENCES DE L'ÉLECTION<br>
1516-1519</h4>
<p>Si Plutus est aveugle, comme on a dit, il dut le regretter. Le temps
-dont nous contons l'histoire eût pu satisfaire ses regards. L'immense
-extension des activités en tous sens semblait n'avoir eu lieu que pour
-propager son empire. Pour lui, la terre avait été doublée; pour lui,
+dont nous contons l'histoire eût pu satisfaire ses regards. L'immense
+extension des activités en tous sens semblait n'avoir eu lieu que pour
+propager son empire. Pour lui, la terre avait été doublée; pour lui,
par lui, les trois grandes choses modernes apparaissaient:
bureaucratie, diplomatie et banque,&mdash;l'usurier, le commis, l'espion.</p>
<p>Soyons francs, soyons justes. Et que les anciens dieux descendent de
-l'autel. Assez de vains mystères. Plus modestes et plus vrais les
-dieux grecs, dans Aristophane. D'eux-mêmes ils intronisent leur
+l'autel. Assez de vains mystères. Plus modestes et plus vrais les
+dieux grecs, dans Aristophane. D'eux-mêmes ils intronisent leur
successeur, le bon Plutus. Ils avouent franchement que sans lui ils
-mourraient de faim. Mercure quitte son métier de dieu qui ne va plus;
-pour Olympe, il prend la cuisine, lave les tripes et dit en sage: «Où
-l'on est bien, c'est la patrie.»</p>
+mourraient de faim. Mercure quitte son métier de dieu qui ne va plus;
+pour Olympe, il prend la cuisine, lave les tripes et dit en sage: «Où
+l'on est bien, c'est la patrie.»</p>
-<p>Cela est franc et net. Mais combien détestable l'hypocrisie <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span>
+<p>Cela est franc et net. Mais combien détestable l'hypocrisie <span class="pagenum"><a id="page64" name="page64"></a>(p. 64)</span>
moderne! cet effort d'accorder l'ancien et le nouveau, de coudre et
-saveter la rapacité financière de férocité fanatique!</p>
-
-<p>C'est pour Dieu, pour sa gloire, qu'en douze ans on fit place nette à
-Saint-Domingue, mettant au ciel un million d'âmes. Pour Dieu, on
-chercha en Afrique des noirs païens qui, de terre idolâtre,
-heureusement sauvés en terre chrétienne, allèrent non moins rapidement
-en paradis. Même opération sur le continent où, les âmes rouges
-montant là-haut trop vite, on suppléa infatigablement par les âmes
+saveter la rapacité financière de férocité fanatique!</p>
+
+<p>C'est pour Dieu, pour sa gloire, qu'en douze ans on fit place nette à
+Saint-Domingue, mettant au ciel un million d'âmes. Pour Dieu, on
+chercha en Afrique des noirs païens qui, de terre idolâtre,
+heureusement sauvés en terre chrétienne, allèrent non moins rapidement
+en paradis. Même opération sur le continent où, les âmes rouges
+montant là-haut trop vite, on suppléa infatigablement par les âmes
noires.</p>
-<p>C'est justement en 1517 qu'éclate la dispute des dominicains et des
-franciscains, de Las Casas et de Sépulvéda, le jour horrible qui
-révèle la fosse où, pour l'amour de l'or, on a jeté deux mondes, le
-nègre par-dessus l'indien.</p>
+<p>C'est justement en 1517 qu'éclate la dispute des dominicains et des
+franciscains, de Las Casas et de Sépulvéda, le jour horrible qui
+révèle la fosse où, pour l'amour de l'or, on a jeté deux mondes, le
+nègre par-dessus l'indien.</p>
-<p>Les Espagnols qui font à l'or cet immense sacrifice humain, bourreaux
+<p>Les Espagnols qui font à l'or cet immense sacrifice humain, bourreaux
au Nouveau Monde<a id="footnotetag5" name="footnotetag5"></a><a href="#footnote5" title="Go to footnote 5"><span class="smaller">[5]</span></a>, sont victimes en Europe. Les ministres flamands
-les traitent, comme ils font de l'Amérique, disant d'eux: «Ce sont nos
-Indiens.»</p>
+les traitent, comme ils font de l'Amérique, disant d'eux: «Ce sont nos
+Indiens.»</p>
-<p>Mais nulle foire, nul marché d'esclaves, ne présente <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> un
+<p>Mais nulle foire, nul marché d'esclaves, ne présente <span class="pagenum"><a id="page65" name="page65"></a>(p. 65)</span> un
aspect plus cynique que l'Allemagne. Les pasteurs d'hommes, sans
-détour, y font l'encan de leurs troupeaux. Double vente, des corps et
-des âmes. Les maquignons se croisent. À grand bruit, passent et
+détour, y font l'encan de leurs troupeaux. Double vente, des corps et
+des âmes. Les maquignons se croisent. À grand bruit, passent et
repassent les marchands de suffrages, les marchands d'indulgences.</p>
-<p>Les deux affaires ont commencé en même temps, dès 1516, toutes deux
-menées par les Fugger et par l'archevêque de Mayence, fermier des
-indulgences, et, dans l'élection, l'agent mobile, actif, d'influence
-principale, que consultaient les électeurs.</p>
-
-<p>Ce n'était pas la première fois que l'on vendait des indulgences. Mais
-la chose ne s'était faite jamais à si grand bruit, avec une telle mise
-en scène. Le peuple commençait à avoir l'oreille dure. Il fallait
-crier fort. Orgues, cloches, cantiques, furieuses prédications, nul
-bruit n'y était épargné. Dès que les débitants approchaient à une
-lieue d'une ville, le clergé, entraînant d'immenses processions de
-magistrats municipaux, d'écoliers et de confréries, allait au-devant
-de la bulle papale, tous portant des cierges allumés. On la voyait
+<p>Les deux affaires ont commencé en même temps, dès 1516, toutes deux
+menées par les Fugger et par l'archevêque de Mayence, fermier des
+indulgences, et, dans l'élection, l'agent mobile, actif, d'influence
+principale, que consultaient les électeurs.</p>
+
+<p>Ce n'était pas la première fois que l'on vendait des indulgences. Mais
+la chose ne s'était faite jamais à si grand bruit, avec une telle mise
+en scène. Le peuple commençait à avoir l'oreille dure. Il fallait
+crier fort. Orgues, cloches, cantiques, furieuses prédications, nul
+bruit n'y était épargné. Dès que les débitants approchaient à une
+lieue d'une ville, le clergé, entraînant d'immenses processions de
+magistrats municipaux, d'écoliers et de confréries, allait au-devant
+de la bulle papale, tous portant des cierges allumés. On la voyait
marcher devant, la triomphante bulle, sur un coussin de velours. La
-croix, plantée devant, était là pour lui faire honneur. Là, tous
-faisaient la révérence; tous se confessaient là, et achetaient bon gré
-mal gré. On sait l'inquisition mutuelle des petites villes, et
-l'empressement des voisins à s'accuser. Malheur à qui ne suit pas le
+croix, plantée devant, était là pour lui faire honneur. Là, tous
+faisaient la révérence; tous se confessaient là, et achetaient bon gré
+mal gré. On sait l'inquisition mutuelle des petites villes, et
+l'empressement des voisins à s'accuser. Malheur à qui ne suit pas le
troupeau!</p>
-<p>Aux portes de l'église étaient le coffre et le comptoir, le publicain
-Mathieu dans son <cite>telonio</cite>; je veux dire le Fugger, représenté par
+<p>Aux portes de l'église étaient le coffre et le comptoir, le publicain
+Mathieu dans son <cite>telonio</cite>; je veux dire le Fugger, représenté par
son commis. Avec raison, <span class="pagenum"><a id="page66" name="page66"></a>(p. 66)</span> il suivait son affaire, ne se fiant
-nullement aux mains ecclésiastiques. Le moine qui prêchait était un
-homme trop connu. L'archevêque de Mayence avait pris à cent florins
-par mois un Tetzel, puissant aboyeur, célèbre par mainte histoire
-médiocrement édifiante, à ce point que Maximilien voulait le faire
-jeter à la rivière. Mais c'eût été dommage; on n'eût pas aisément
-trouvé un tel acteur. Ajoutez que, comme bandit, il convenait à
-l'entreprise, pouvant se donner pour pièce probante et dire:
-«Regardez-moi! voilà celui que l'indulgence a pu blanchir!... Après ce
-tour de force, que ne fera-t-elle pas?»</p>
-
-<p>Tetzel, intrépidement, allait au but. Il n'affadissait pas,
+nullement aux mains ecclésiastiques. Le moine qui prêchait était un
+homme trop connu. L'archevêque de Mayence avait pris à cent florins
+par mois un Tetzel, puissant aboyeur, célèbre par mainte histoire
+médiocrement édifiante, à ce point que Maximilien voulait le faire
+jeter à la rivière. Mais c'eût été dommage; on n'eût pas aisément
+trouvé un tel acteur. Ajoutez que, comme bandit, il convenait à
+l'entreprise, pouvant se donner pour pièce probante et dire:
+«Regardez-moi! voilà celui que l'indulgence a pu blanchir!... Après ce
+tour de force, que ne fera-t-elle pas?»</p>
+
+<p>Tetzel, intrépidement, allait au but. Il n'affadissait pas,
n'endormait pas ses auditeurs. Il nommait les plus grands forfaits,
ceux qu'on ne peut commettre, ni presque imaginer... Et, quand il
-voyait l'assistance frissonnante et déconcertée, il ajoutait
-froidement: «Eh bien! tout cela n'est rien, quand l'argent sonne au
-fond du coffre.»</p>
+voyait l'assistance frissonnante et déconcertée, il ajoutait
+froidement: «Eh bien! tout cela n'est rien, quand l'argent sonne au
+fond du coffre.»</p>
<p>Et, si quelqu'un avait l'air de trouver cela bien fort, il
-s'échauffait jusqu'à dire: «Oui, quand même on aurait violé la mère de
-Notre-Seigneur!»</p>
+s'échauffait jusqu'à dire: «Oui, quand même on aurait violé la mère de
+Notre-Seigneur!»</p>
-<p>«Savez-vous bien, misérables, disait-il encore, que ceci n'est accordé
-que pour rebâtir Saint-Pierre?... En attendant... les reliques de
-saint Pierre, de saint Paul et de je ne sais combien de martyrs sont à
-la pluie, au vent, à la grêle, battues, souillées, déshonorées.</p>
+<p>«Savez-vous bien, misérables, disait-il encore, que ceci n'est accordé
+que pour rebâtir Saint-Pierre?... En attendant... les reliques de
+saint Pierre, de saint Paul et de je ne sais combien de martyrs sont à
+la pluie, au vent, à la grêle, battues, souillées, déshonorées.</p>
-<p>«C&oelig;ur endurci! criait-il, n'entends-tu donc pas ta mère te dire du
-fond du purgatoire: «De grâce, un florin, mon fils, pour me tirer de
-la flamme!»... Et vous l'avez, ce florin! et vous ne le donnez pas!»</p>
+<p>«C&oelig;ur endurci! criait-il, n'entends-tu donc pas ta mère te dire du
+fond du purgatoire: «De grâce, un florin, mon fils, pour me tirer de
+la flamme!»... Et vous l'avez, ce florin! et vous ne le donnez pas!»</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page67" name="page67"></a>(p. 67)</span> Cela n'agissant pas toujours, au pis aller, Tetzel vendait
-(chose d'un débit plus sûr) le pardon des péchés à faire, des viols et
-des adultères, des incestes à venir. Prix modéré: la polygamie ne
-coûtait que six ducats.</p>
-
-<p>C'était là la grande préoccupation de l'Allemagne. Le héros de
-l'époque n'était plus Huniade ou Barberousse. C'était Tetzel. La
-bataille, animée, ardente, homérique, était l'élection, duel à mort
-des écus, des ducats.</p>
-
-<p>On pouvait prévoir une autre bataille. Le Turc allait compliquer le
-drame. Ses préparatifs finissaient. On pouvait, sans être prophète,
-prévoir qu'en 1520 quelque cent mille chrétiens, liés à la queue des
-chevaux, s'en iraient vers Constantinople. Sélim, il est vrai, faisait
-grâce presque toujours de l'esclavage, élargissant ses prisonniers par
+(chose d'un débit plus sûr) le pardon des péchés à faire, des viols et
+des adultères, des incestes à venir. Prix modéré: la polygamie ne
+coûtait que six ducats.</p>
+
+<p>C'était là la grande préoccupation de l'Allemagne. Le héros de
+l'époque n'était plus Huniade ou Barberousse. C'était Tetzel. La
+bataille, animée, ardente, homérique, était l'élection, duel à mort
+des écus, des ducats.</p>
+
+<p>On pouvait prévoir une autre bataille. Le Turc allait compliquer le
+drame. Ses préparatifs finissaient. On pouvait, sans être prophète,
+prévoir qu'en 1520 quelque cent mille chrétiens, liés à la queue des
+chevaux, s'en iraient vers Constantinople. Sélim, il est vrai, faisait
+grâce presque toujours de l'esclavage, élargissant ses prisonniers par
la voie du cimeterre.</p>
<p>Qui rassurait l'Allemagne? un mur sans doute, ce mur vivant de la
Hongrie, qui, deux fois, contre les Tartares, contre les Turcs,
-couvrit la chrétienté. Pays étrange, unique, où l'héroïsme était la
-vie commune, où tout homme trouvait juste et simple de mourir en
-bataille, comme était mort son père!... Mais, hélas! ce sublime
-champion de l'Europe existait-il? S'il existait, c'était encore deux
-morceaux, coupé, scié en deux; et, ce qui était plus grave, c'est que
-ce n'était pas une scission de territoire, mais d'âmes; il y avait
+couvrit la chrétienté. Pays étrange, unique, où l'héroïsme était la
+vie commune, où tout homme trouvait juste et simple de mourir en
+bataille, comme était mort son père!... Mais, hélas! ce sublime
+champion de l'Europe existait-il? S'il existait, c'était encore deux
+morceaux, coupé, scié en deux; et, ce qui était plus grave, c'est que
+ce n'était pas une scission de territoire, mais d'âmes; il y avait
deux Hongries.</p>
<p>Jusqu'au grand Huniade, ce peuple tout guerrier et pasteur fut, devant
-l'ennemi, une digue élastique et mobile. Toujours l'attente des
-combats, des ravages. <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> L'unique pensée, faire front au Turc. Le
-seigneur était chef, non maître. Sous Mathias Corvin, la grandeur de
-l'État, le progrès du luxe, la sécurité, changèrent les choses. On se
-mit à parler d'impôt, de vassaux, de fermiers. L'invasion turque, en
-1513, surprit la Hongrie divisée contre elle-même. Le peuple prit les
+l'ennemi, une digue élastique et mobile. Toujours l'attente des
+combats, des ravages. <span class="pagenum"><a id="page68" name="page68"></a>(p. 68)</span> L'unique pensée, faire front au Turc. Le
+seigneur était chef, non maître. Sous Mathias Corvin, la grandeur de
+l'État, le progrès du luxe, la sécurité, changèrent les choses. On se
+mit à parler d'impôt, de vassaux, de fermiers. L'invasion turque, en
+1513, surprit la Hongrie divisée contre elle-même. Le peuple prit les
armes, mais contre les seigneurs qui le retenaient sur leurs terres,
-lui refusaient ses libertés d'émigration et de croisade. Le roi était
-un Polonais, fort peu solide, et qui ne s'était établi qu'en
-trahissant son peuple, en le léguant aux Autrichiens s'il mourait sans
-enfants. Legs ridicule d'une couronne nullement héréditaire.</p>
+lui refusaient ses libertés d'émigration et de croisade. Le roi était
+un Polonais, fort peu solide, et qui ne s'était établi qu'en
+trahissant son peuple, en le léguant aux Autrichiens s'il mourait sans
+enfants. Legs ridicule d'une couronne nullement héréditaire.</p>
<p>Il laissa un enfant, Louis, dont les tuteurs ne satisfirent encore
-l'Autriche qu'en répétant le crime, en livrant la s&oelig;ur de l'enfant
-comme future épouse de l'archiduc, avec ce prétendu droit d'hériter de
-la couronne élective de Hongrie.</p>
+l'Autriche qu'en répétant le crime, en livrant la s&oelig;ur de l'enfant
+comme future épouse de l'archiduc, avec ce prétendu droit d'hériter de
+la couronne élective de Hongrie.</p>
-<p>Situation à faire pleurer les pierres! que ce peuple sacré, sauveur
-béni de l'Occident, qui pour tous devait être un objet de religion,
-passât ainsi de voleur en voleur!</p>
+<p>Situation à faire pleurer les pierres! que ce peuple sacré, sauveur
+béni de l'Occident, qui pour tous devait être un objet de religion,
+passât ainsi de voleur en voleur!</p>
-<p>Le petit Polonais, qui était Français par sa mère et neveu de Gaston
-de Foix, se montra vrai Hongrois. À peine homme, il échappa à toutes
+<p>Le petit Polonais, qui était Français par sa mère et neveu de Gaston
+de Foix, se montra vrai Hongrois. À peine homme, il échappa à toutes
ces infamies, et trouva la mort au champ de bataille.</p>
-<p>Un seul prince en Allemagne eût voulu relever et grandir la Hongrie,
-l'électeur de Saxe, Frédéric le Sage. Il eût voulu soustraire le petit
+<p>Un seul prince en Allemagne eût voulu relever et grandir la Hongrie,
+l'électeur de Saxe, Frédéric le Sage. Il eût voulu soustraire le petit
Louis aux influences autrichiennes, tirer sa s&oelig;ur de Vienne, et
-donner à la Hongrie un gage de l'amitié reconnaissante <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> de
-l'Allemagne en faisant son roi empereur. Plan très-beau, difficile
-d'exécution. L'enfant était tenu, et par son tuteur polonais, et par
-sa s&oelig;ur captive à Vienne, et par sa future femme, Marie d'Autriche:
-trois fois lié du fil de l'araignée.</p>
-
-<p>La Saxe avait fermé sa porte aux vendeurs d'indulgences, enhardi les
-attaques qu'on dirigeait contre elles. L'électeur comprenait très-bien
-qu'une réforme du clergé qui soulagerait l'Église du poids de ses
+donner à la Hongrie un gage de l'amitié reconnaissante <span class="pagenum"><a id="page69" name="page69"></a>(p. 69)</span> de
+l'Allemagne en faisant son roi empereur. Plan très-beau, difficile
+d'exécution. L'enfant était tenu, et par son tuteur polonais, et par
+sa s&oelig;ur captive à Vienne, et par sa future femme, Marie d'Autriche:
+trois fois lié du fil de l'araignée.</p>
+
+<p>La Saxe avait fermé sa porte aux vendeurs d'indulgences, enhardi les
+attaques qu'on dirigeait contre elles. L'électeur comprenait très-bien
+qu'une réforme du clergé qui soulagerait l'Église du poids de ses
richesses pouvait donner une solution simple au terrible embarras du
temps, la disproportion des besoins et des ressources. <em>Attendre en
-attendant</em>, jusqu'à ce que cette manne tombât, c'était le conseil de
-la piété et de la politique. Seulement l'élection du roi catholique
-pouvait tout empêcher.</p>
+attendant</em>, jusqu'à ce que cette manne tombât, c'était le conseil de
+la piété et de la politique. Seulement l'élection du roi catholique
+pouvait tout empêcher.</p>
-<p>Albert de Brandebourg, l'électeur de Mayence, fut lui-même, dit-on,
-ébranlé aux premières prédications de la Réforme, et il eut un instant
-l'idée de passer au parti des saints. Il y eût gagné gros. Qu'était-ce
+<p>Albert de Brandebourg, l'électeur de Mayence, fut lui-même, dit-on,
+ébranlé aux premières prédications de la Réforme, et il eut un instant
+l'idée de passer au parti des saints. Il y eût gagné gros. Qu'était-ce
que son petit profit de la ferme des indulgences, en comparaison d'une
-sécularisation radicale des biens du clergé? Qui sait même? de la
-transmutation d'un électorat viager en principauté héréditaire?
-Opération hardie que son cousin, un autre Albert, fit dix années plus
+sécularisation radicale des biens du clergé? Qui sait même? de la
+transmutation d'un électorat viager en principauté héréditaire?
+Opération hardie que son cousin, un autre Albert, fit dix années plus
tard en Prusse sous la protection de la Pologne. Pour qu'Albert de
-Mayence en fit autant, il lui eût fallu celle de la France, d'une
-France luthérienne. Il retomba au possible, à la petite et basse
-réalité, à son rôle de fermier de Rome et de brocanteur de l'Empire.</p>
+Mayence en fit autant, il lui eût fallu celle de la France, d'une
+France luthérienne. Il retomba au possible, à la petite et basse
+réalité, à son rôle de fermier de Rome et de brocanteur de l'Empire.</p>
-<p>Sauf l'électeur de Saxe, opposée à l'Autriche, et l'électeur de
-Trèves, noble chevalier allemand qui <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> voulut rester les mains
-nettes, le reste était à vendre, si bien que François I<sup>er</sup> crut tout
+<p>Sauf l'électeur de Saxe, opposée à l'Autriche, et l'électeur de
+Trèves, noble chevalier allemand qui <span class="pagenum"><a id="page70" name="page70"></a>(p. 70)</span> voulut rester les mains
+nettes, le reste était à vendre, si bien que François I<sup>er</sup> crut tout
tenir deux ou trois fois, et autant de fois Charles-Quint. Celui-ci
-était en Espagne, mal informé, mal conseillé. Il eût manqué l'affaire,
-si sa tante Marguerite, plus près et plus adroite, n'eût arrangé les
-choses. Elle réduisit tout à une affaire d'argent, n'appela pas le
-pape au secours comme François I<sup>er</sup>, élimina les banquiers italiens,
-circonscrivit et centralisa l'action, agissant à Augsbourg, c'était la
-caisse; à Mayence, c'était l'intrigue. Elle fixa l'envoyé principal à
-Augsbourg, lui disant de s'en écarter peu. «Si vous allez à la diète
-suisse, lui écrit-elle, je vous prie et <em>ordonne de par le roi</em> que
-vous retourniez le plus tôt possible à Augsbourg.» (28 février 1519.)</p>
+était en Espagne, mal informé, mal conseillé. Il eût manqué l'affaire,
+si sa tante Marguerite, plus près et plus adroite, n'eût arrangé les
+choses. Elle réduisit tout à une affaire d'argent, n'appela pas le
+pape au secours comme François I<sup>er</sup>, élimina les banquiers italiens,
+circonscrivit et centralisa l'action, agissant à Augsbourg, c'était la
+caisse; à Mayence, c'était l'intrigue. Elle fixa l'envoyé principal à
+Augsbourg, lui disant de s'en écarter peu. «Si vous allez à la diète
+suisse, lui écrit-elle, je vous prie et <em>ordonne de par le roi</em> que
+vous retourniez le plus tôt possible à Augsbourg.» (28 février 1519.)</p>
<p>Cette concentration de l'affaire chez les Fugger fut la cause du
-succès. Les électeurs n'avaient de confiance que dans cette maison, et
+succès. Les électeurs n'avaient de confiance que dans cette maison, et
ne voulaient pas avoir affaire aux banquiers italiens; il fallait en
-passer par là. C'est ce que ne voulaient pas comprendre M. de Chièvres
-et le conseil d'Espagne; ces Croy, qui peut-être faisaient passer par
-Gênes les grandes sommes qu'ils tiraient d'Espagne, étaient liés
-d'intérêt aux Génois, et tenaient à partager l'affaire de l'élection
+passer par là. C'est ce que ne voulaient pas comprendre M. de Chièvres
+et le conseil d'Espagne; ces Croy, qui peut-être faisaient passer par
+Gênes les grandes sommes qu'ils tiraient d'Espagne, étaient liés
+d'intérêt aux Génois, et tenaient à partager l'affaire de l'élection
entre ceux-ci et les Allemands.</p>
-<p>L'envoyé écrivait d'Augsbourg: «Ce pauvre Fugger, quoique bien
-maltraité, et qui y a déjà perdu huit mille florins, prêtera pour un
-an (8 février).» Ce pauvre Fugger refusait l'intérêt pour le peu qu'il
-prêtait du sien, mais se dédommageait par sa commission sur les
+<p>L'envoyé écrivait d'Augsbourg: «Ce pauvre Fugger, quoique bien
+maltraité, et qui y a déjà perdu huit mille florins, prêtera pour un
+an (8 février).» Ce pauvre Fugger refusait l'intérêt pour le peu qu'il
+prêtait du sien, mais se dédommageait par sa commission sur les
sommes qu'il tirait d'ailleurs.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> Trois conditions furent imposées par lui, et il y tint: 1<sup>o</sup>
-Les Garibaldi de Gênes, les Welser d'Allemagne, et autres banquiers,
-<em>n'eurent part à l'affaire qu'en versant chez Fugger</em>, et ne prêtèrent
-que par son intermédiaire; 2<sup>o</sup> Fugger <em>reçut en garantie les billets
-des villes d'Anvers et de Malines</em>, payées elles-mêmes sur les péages
-de Zélande; 3<sup>o</sup> Fugger avait obtenu de la ville d'Augsbourg qu'elle
-défendît de prêter aux Français. Il exigea de Marguerite une mesure
-inouïe, de faire <em>défendre aux gens d'Anvers de faire le change en
-Allemagne pour qui que ce fût</em>. Acte étonnamment arbitraire, qu'aucune
-ville des vieux Pays-Bas n'eût supporté. Mais la jeune ville d'Anvers,
-qui alors enterrait Gand et Bruges, et qui se lançait dans le
-tourbillon des grands intérêts maritimes, avait un extrême besoin de
-se concilier le roi de l'Espagne et des Indes. La chose fut endurée.
-Fugger fit la guerre à son aise. Les Génois et Nurembergeois, tout en
-grondant, se résignèrent; ils aimèrent encore mieux gagner par lui et
-lui payant tribut, que de ne pas gagner du tout. Les Français qui
-avaient emporté de l'argent furent bientôt à sec, ne trouvèrent nul
-crédit, et n'eurent plus à offrir que leurs belles paroles et
-l'éloquence de l'ambassadeur Bonnivet.</p>
-
-<p>Marguerite, avec tout cela, doutait fort du succès. Il était visible
+<p><span class="pagenum"><a id="page71" name="page71"></a>(p. 71)</span> Trois conditions furent imposées par lui, et il y tint: 1<sup>o</sup>
+Les Garibaldi de Gênes, les Welser d'Allemagne, et autres banquiers,
+<em>n'eurent part à l'affaire qu'en versant chez Fugger</em>, et ne prêtèrent
+que par son intermédiaire; 2<sup>o</sup> Fugger <em>reçut en garantie les billets
+des villes d'Anvers et de Malines</em>, payées elles-mêmes sur les péages
+de Zélande; 3<sup>o</sup> Fugger avait obtenu de la ville d'Augsbourg qu'elle
+défendît de prêter aux Français. Il exigea de Marguerite une mesure
+inouïe, de faire <em>défendre aux gens d'Anvers de faire le change en
+Allemagne pour qui que ce fût</em>. Acte étonnamment arbitraire, qu'aucune
+ville des vieux Pays-Bas n'eût supporté. Mais la jeune ville d'Anvers,
+qui alors enterrait Gand et Bruges, et qui se lançait dans le
+tourbillon des grands intérêts maritimes, avait un extrême besoin de
+se concilier le roi de l'Espagne et des Indes. La chose fut endurée.
+Fugger fit la guerre à son aise. Les Génois et Nurembergeois, tout en
+grondant, se résignèrent; ils aimèrent encore mieux gagner par lui et
+lui payant tribut, que de ne pas gagner du tout. Les Français qui
+avaient emporté de l'argent furent bientôt à sec, ne trouvèrent nul
+crédit, et n'eurent plus à offrir que leurs belles paroles et
+l'éloquence de l'ambassadeur Bonnivet.</p>
+
+<p>Marguerite, avec tout cela, doutait fort du succès. Il était visible
qu'un roi des Espagnols qui ne savait pas encore l'allemand (on lui
-traduisait les dépêches) était un étranger, visible qu'il allait être
-partagé entre deux royaumes, deux esprits tout contraires. Si l'on
-disait qu'un Autrichien, voisin de la Hongrie, serait un défenseur
-contre le Turc, l'argument était bon surtout <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> pour Ferdinand,
-qui allait épouser Anne de Hongrie. Marguerite, on l'entrevoit dans
-les dépêches, eût voulu pouvoir demander l'Empire pour Ferdinand. Ce
-parti évitait peut-être l'horrible guerre qui, presque sans trêve,
+traduisait les dépêches) était un étranger, visible qu'il allait être
+partagé entre deux royaumes, deux esprits tout contraires. Si l'on
+disait qu'un Autrichien, voisin de la Hongrie, serait un défenseur
+contre le Turc, l'argument était bon surtout <span class="pagenum"><a id="page72" name="page72"></a>(p. 72)</span> pour Ferdinand,
+qui allait épouser Anne de Hongrie. Marguerite, on l'entrevoit dans
+les dépêches, eût voulu pouvoir demander l'Empire pour Ferdinand. Ce
+parti évitait peut-être l'horrible guerre qui, presque sans trêve,
dura, contre la France, contre les protestants, toute la longue vie de
-Charles-Quint. Mais au premier mot écrit en ce sens, les Croy, le
-conseil d'Espagne, répondirent aigrement qu'on reconnaissait là les
-ennemis du roi, les amis de François I<sup>er</sup>. Ces sottises furent
-portées par l'un d'eux à Malines, avec des instructions altières où le
-jeune roi d'Espagne se montrait justement par le côté qui eût dû
-empêcher son élection, disant qu'il pouvait bien mieux que Ferdinand
-«assurer l'<em>obéissance de l'Empire</em> et acquérir grant gloire <em>sur les
-ennemis de nostre sainte foy catholique</em> (5 mars 1519).»</p>
-
-<p>Ce déboire ne diminua pas le zèle de Marguerite. Le grand point était
-de gagner les deux frères de la maison de Brandebourg, dont l'aîné,
-Joachim, s'était engagé pour la France; le cadet, archevêque de
+Charles-Quint. Mais au premier mot écrit en ce sens, les Croy, le
+conseil d'Espagne, répondirent aigrement qu'on reconnaissait là les
+ennemis du roi, les amis de François I<sup>er</sup>. Ces sottises furent
+portées par l'un d'eux à Malines, avec des instructions altières où le
+jeune roi d'Espagne se montrait justement par le côté qui eût dû
+empêcher son élection, disant qu'il pouvait bien mieux que Ferdinand
+«assurer l'<em>obéissance de l'Empire</em> et acquérir grant gloire <em>sur les
+ennemis de nostre sainte foy catholique</em> (5 mars 1519).»</p>
+
+<p>Ce déboire ne diminua pas le zèle de Marguerite. Le grand point était
+de gagner les deux frères de la maison de Brandebourg, dont l'aîné,
+Joachim, s'était engagé pour la France; le cadet, archevêque de
Mayence, Hottait, alternait par semaine, pour se mieux vendre. Les
-autres électeurs, rendant justice à ce jeune prélat et le croyant le
-plus avide et le meilleur marchand, le consultaient et se réglaient
+autres électeurs, rendant justice à ce jeune prélat et le croyant le
+plus avide et le meilleur marchand, le consultaient et se réglaient
sur lui.</p>
-<p>Nulle scène, dans l'<cite>Avare</cite> ni les <cite>Fourberies de Scapin</cite>, ne me
-paraît valoir ce marchandage de Mayence (V. surtout 4 mars). Les plus
-habiles y profiteront, je le leur recommande. D'abord, le prélat
-affiche la plus complète incrédulité aux promesses de l'ambassadeur.
-Il a bien touché quelque argent, c'est vrai. Qu'importe? Rien de
-fait. Et rien ne se fera, l'affaire est trop mal <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> engagée. Le
-pape et l'Angleterre travaillent contre. «Nous savons bien,
+<p>Nulle scène, dans l'<cite>Avare</cite> ni les <cite>Fourberies de Scapin</cite>, ne me
+paraît valoir ce marchandage de Mayence (V. surtout 4 mars). Les plus
+habiles y profiteront, je le leur recommande. D'abord, le prélat
+affiche la plus complète incrédulité aux promesses de l'ambassadeur.
+Il a bien touché quelque argent, c'est vrai. Qu'importe? Rien de
+fait. Et rien ne se fera, l'affaire est trop mal <span class="pagenum"><a id="page73" name="page73"></a>(p. 73)</span> engagée. Le
+pape et l'Angleterre travaillent contre. «Nous savons bien,
d'ailleurs, qu'on ne nous tiendra rien de ce qu'on dit. L'Espagne ne
laissera pas seulement venir son roi. Enfin, que voulez-vous? les
-Français ont déjà les autres électeurs... Vos billets d'Anvers et
+Français ont déjà les autres électeurs... Vos billets d'Anvers et
Malines, c'est du papier. Nous savons bien que ces villes ont
-privilége pour ne payer jamais. La garantie d'Augsbourg, de Nuremberg!
-à la bonne heure!»</p>
+privilége pour ne payer jamais. La garantie d'Augsbourg, de Nuremberg!
+à la bonne heure!»</p>
-<p>À cette comédie, l'envoyé répond par une comédie; il s'adresse à son
-c&oelig;ur, à ses bons sentiments pour l'Allemagne, lui remontre la honte
-qu'il y aura à l'élection d'un étranger... Puis, s'exaltant, et le
+<p>À cette comédie, l'envoyé répond par une comédie; il s'adresse à son
+c&oelig;ur, à ses bons sentiments pour l'Allemagne, lui remontre la honte
+qu'il y aura à l'élection d'un étranger... Puis, s'exaltant, et le
voyant de marbre, il en vient aux injures et le traite comme un
-misérable.</p>
+misérable.</p>
-<p>Le coquin, peu ému, répond ingénument qu'on lui offre davantage, qu'il
+<p>Le coquin, peu ému, répond ingénument qu'on lui offre davantage, qu'il
est l'homme essentiel, que les autres voteront comme lui, qu'on ne
-fera rien sans lui. «Je veux, dit-il, cent mille florins sonnant,
+fera rien sans lui. «Je veux, dit-il, cent mille florins sonnant,
par-dessus ce que m'a promis feu l'Empereur.</p>
-<p>&mdash;Impossible! vous resterez électeur, lui roi d'Espagne, et Dieu vous
-punira!»</p>
+<p>&mdash;Impossible! vous resterez électeur, lui roi d'Espagne, et Dieu vous
+punira!»</p>
-<p>Ni l'un ni l'autre ne voulait rompre ainsi. «C'est une grosse affaire,
-dit le prélat avec un air rêveur. J'y penserai cette nuit.»</p>
+<p>Ni l'un ni l'autre ne voulait rompre ainsi. «C'est une grosse affaire,
+dit le prélat avec un air rêveur. J'y penserai cette nuit.»</p>
<p>Le matin, l'homme du roi voit arriver chez lui un confident valet,
-l'homme du plus secret intérieur. «Eh bien! quatre-vingt
+l'homme du plus secret intérieur. «Eh bien! quatre-vingt
mille?&mdash;Non.&mdash;Soixante? cinquante?&mdash;Toujours non.&mdash;Enfin, de descente
-en descente, ils tombèrent au cinquième de ce qu'il avait demandé
-d'abord; on s'accorda à vingt mille florins.&mdash;«Mais <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> vous n'y
-regretterez rien. Car il vous donnera avec lui son frère Brandebourg
-et Cologne. Seulement il ne faut pas que les autres électeurs le
-sachent; ils voudraient aussi de l'augmentation.»</p>
+en descente, ils tombèrent au cinquième de ce qu'il avait demandé
+d'abord; on s'accorda à vingt mille florins.&mdash;«Mais <span class="pagenum"><a id="page74" name="page74"></a>(p. 74)</span> vous n'y
+regretterez rien. Car il vous donnera avec lui son frère Brandebourg
+et Cologne. Seulement il ne faut pas que les autres électeurs le
+sachent; ils voudraient aussi de l'augmentation.»</p>
<p>Attendez. Tout n'est pas fini. Il y a encore de l'argenterie et des
-tapisseries de Flandre, dont on avait parlé. Le prince, ami des arts,
+tapisseries de Flandre, dont on avait parlé. Le prince, ami des arts,
y tient essentiellement.</p>
<p>Cet Albert de Mayence eut cinquante-quatre mille florins, <em>pour
&oelig;uvres pies</em>, avec dix mille de pension et la promesse que le
-nouvel Empereur lui obtiendrait la position de légat <i>à latere</i>
-nommant à tous les bénéfices, boutique ouverte des dons du
+nouvel Empereur lui obtiendrait la position de légat <i>à latere</i>
+nommant à tous les bénéfices, boutique ouverte des dons du
Saint-Esprit.</p>
-<p>Son frère, l'électeur de Brandebourg, devait avoir cent trente mille
+<p>Son frère, l'électeur de Brandebourg, devait avoir cent trente mille
florins avec une s&oelig;ur de Charles-Quint.</p>
<p>Le palatin cent dix mille, et six mille de pension, etc., etc.</p>
-<p>Cette &oelig;uvre de corruption n'aurait pas suffi peut-être si
-Marguerite d'Autriche n'y eût joint, dès l'origine, les moyens de la
-calomnie. La Flamande connaissait la crédulité des populations
+<p>Cette &oelig;uvre de corruption n'aurait pas suffi peut-être si
+Marguerite d'Autriche n'y eût joint, dès l'origine, les moyens de la
+calomnie. La Flamande connaissait la crédulité des populations
allemandes et suisses, et combien facilement on leur fait avaler les
-bourdes les plus grossières, dès qu'on touche leur endroit faible,
+bourdes les plus grossières, dès qu'on touche leur endroit faible,
leur jalousie de la France. <em>Un Welche!</em> avec ce mot, on trouble leur
bon sens. D'<em>un Welche</em>, tout est croyable. Les choses les plus
-contradictoires s'accordent, s'acceptent en même temps. Le mot d'ordre
-qu'elle donna, et qu'on trouve dans ses dépêches, ce fut de dire sur
-tous les tons: Que c'était fait de l'Allemagne; les Welches allaient
-tout envahir; qu'au moment de l'élection, François I<sup>er</sup> arriverait
-avec une <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> armée à Francfort, ferait voter sous la terreur;
-qu'élu ou non, il irait se faire couronner à Rome; que, sûr du pape et
-de l'onction pontificale, il s'imposerait à l'Allemagne, qu'il
-réduirait les princes allemands à l'état d'obéissance où étaient les
-princes français, qu'avec les armées allemandes et celles d'Italie, il
-écraserait la Suisse, etc., etc. Ces nouvelles furent semées dans les
-cabarets, dans les assemblées de cantons, dans les diètes fédérales,
-et devinrent croyables à force de vin. Il faut entendre là-dessus
-l'envoyé impérial qui avait la brutale commission de griser les
-Suisses. Cette négociation d'ivrognes insolents lui fait pousser des
-exclamations de désespoir: «Ces gens-ci sont sur mon dos, par trois ou
-quatre tables, comme si je les eusse priés. Ils ne cessent de
+contradictoires s'accordent, s'acceptent en même temps. Le mot d'ordre
+qu'elle donna, et qu'on trouve dans ses dépêches, ce fut de dire sur
+tous les tons: Que c'était fait de l'Allemagne; les Welches allaient
+tout envahir; qu'au moment de l'élection, François I<sup>er</sup> arriverait
+avec une <span class="pagenum"><a id="page75" name="page75"></a>(p. 75)</span> armée à Francfort, ferait voter sous la terreur;
+qu'élu ou non, il irait se faire couronner à Rome; que, sûr du pape et
+de l'onction pontificale, il s'imposerait à l'Allemagne, qu'il
+réduirait les princes allemands à l'état d'obéissance où étaient les
+princes français, qu'avec les armées allemandes et celles d'Italie, il
+écraserait la Suisse, etc., etc. Ces nouvelles furent semées dans les
+cabarets, dans les assemblées de cantons, dans les diètes fédérales,
+et devinrent croyables à force de vin. Il faut entendre là-dessus
+l'envoyé impérial qui avait la brutale commission de griser les
+Suisses. Cette négociation d'ivrognes insolents lui fait pousser des
+exclamations de désespoir: «Ces gens-ci sont sur mon dos, par trois ou
+quatre tables, comme si je les eusse priés. Ils ne cessent de
demander... Que ne puis-je me retirer? J'aimerais mieux porter des
pierres que d'endurer ces coquins..... Que dis-je? il les faut adorer,
-les traiter comme seigneurs! (Nég. Autr. II, 373.)»</p>
+les traiter comme seigneurs! (Nég. Autr. II, 373.)»</p>
<p>Sans vin et sans argent, les Suisses auraient encore pris parti contre
-la France. Marignan leur avait laissé un amer levain de rancune. Ils
-crurent ce qu'on voulait. Ils crièrent qu'il ne fallait pas qu'on
-laissât passer le Welche, ils prièrent, commandèrent aux Lorrains, aux
-Alsaciens, de lui tomber dessus au passage, de le traiter comme René
-fit du duc de Bourgogne. Les Allemands, de leur côté, écrivaient à
-Marguerite qu'ils verseraient tout leur sang pour empêcher l'élection
-du Français.</p>
-
-<p>Toutes ces fumées de haine auraient pu s'évaporer. Pour rendre la
-haine active et lui faire frapper un <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> coup décisif, il fallait
-l'armer d'une épée. Cette épée fut Seckingen.</p>
-
-<p>Ceci fut le coup de maître le plus inattendu. Seckingen ne s'achetait
+la France. Marignan leur avait laissé un amer levain de rancune. Ils
+crurent ce qu'on voulait. Ils crièrent qu'il ne fallait pas qu'on
+laissât passer le Welche, ils prièrent, commandèrent aux Lorrains, aux
+Alsaciens, de lui tomber dessus au passage, de le traiter comme René
+fit du duc de Bourgogne. Les Allemands, de leur côté, écrivaient à
+Marguerite qu'ils verseraient tout leur sang pour empêcher l'élection
+du Français.</p>
+
+<p>Toutes ces fumées de haine auraient pu s'évaporer. Pour rendre la
+haine active et lui faire frapper un <span class="pagenum"><a id="page76" name="page76"></a>(p. 76)</span> coup décisif, il fallait
+l'armer d'une épée. Cette épée fut Seckingen.</p>
+
+<p>Ceci fut le coup de maître le plus inattendu. Seckingen ne s'achetait
pas, et il n'aimait pas la maison d'Autriche. Maximilien, pour je ne
-sais quelle belle action de justice héroïque, l'avait mis au ban de
-l'Empire. Dans ce temps d'anarchie et de corruption où les juges se
+sais quelle belle action de justice héroïque, l'avait mis au ban de
+l'Empire. Dans ce temps d'anarchie et de corruption où les juges se
faisaient brigands, les brigands (nobles, chevaliers) pouvaient bien
-se faire juges. Tel était Seckingen. Il s'était fait le redresseur de
-torts. La noblesse le suivait, et il avait mis à la raison jusqu'à un
+se faire juges. Tel était Seckingen. Il s'était fait le redresseur de
+torts. La noblesse le suivait, et il avait mis à la raison jusqu'à un
duc de Lorraine, un landgrave de Hesse, le prince le plus guerrier de
-l'Allemagne. François I<sup>er</sup> l'avait eu pour pensionnaire, qui s'était
-sottement brouillé avec lui. Mais il n'y avait pas apparence que l'ami
-d'Hutten et de la révolution allât contre son rôle et prêtât sa
-vaillante épée à l'intrigue de Marguerite. Ni l'argent ni la ruse
-n'eût rien fait près de lui. On le surprit par l'amitié.</p>
-
-<p>Le sanglier des Ardennes, La Mark, le brigand de la Meuse, était l'ami
-naturel de l'illustre brigand du Rhin. Marguerite avait séduit le
-premier par l'espoir de lui obtenir le chapeau pour son frère l'évêque
-de Liége. Ce chapeau tant désiré, on le lui tenait à distance, lui
-promettant qu'il l'atteindrait, s'il montrait du zèle. Point de
-chapeau, s'il ne gagnait son ami Seckingen aux intérêts du roi
-d'Espagne. La Mark y fit tous ses efforts. Et par surcroît, Marguerite
-acheta un gentilhomme, par lequel Seckingen, crédule comme un héros
+l'Allemagne. François I<sup>er</sup> l'avait eu pour pensionnaire, qui s'était
+sottement brouillé avec lui. Mais il n'y avait pas apparence que l'ami
+d'Hutten et de la révolution allât contre son rôle et prêtât sa
+vaillante épée à l'intrigue de Marguerite. Ni l'argent ni la ruse
+n'eût rien fait près de lui. On le surprit par l'amitié.</p>
+
+<p>Le sanglier des Ardennes, La Mark, le brigand de la Meuse, était l'ami
+naturel de l'illustre brigand du Rhin. Marguerite avait séduit le
+premier par l'espoir de lui obtenir le chapeau pour son frère l'évêque
+de Liége. Ce chapeau tant désiré, on le lui tenait à distance, lui
+promettant qu'il l'atteindrait, s'il montrait du zèle. Point de
+chapeau, s'il ne gagnait son ami Seckingen aux intérêts du roi
+d'Espagne. La Mark y fit tous ses efforts. Et par surcroît, Marguerite
+acheta un gentilhomme, par lequel Seckingen, crédule comme un héros
du vieux temps, se laissait volontiers conduire.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> Hutten lui-même aida peut-être. Le duc de Wurtemberg, ami,
-allié de la France, venait de tuer un parent d'Hutten, amant de sa
-femme. Il avait soldé des bandes et guerroyait contre les villes
-impériales. Hutten sonnait contre lui le tocsin de ses pamphlets.
-D'autre part, on cria partout que cet ennemi public était soudoyé par
-le roi de France. Les Allemands, Seckingen en tête, coururent sus; il
-fut écrasé. L'armée, où Marguerite avait mis six cents cavaliers, lui
-resta disponible; on la fit approcher de Francfort, où se faisait
-l'élection; on la montra comme épouvantail aux électeurs, dont
+<p><span class="pagenum"><a id="page77" name="page77"></a>(p. 77)</span> Hutten lui-même aida peut-être. Le duc de Wurtemberg, ami,
+allié de la France, venait de tuer un parent d'Hutten, amant de sa
+femme. Il avait soldé des bandes et guerroyait contre les villes
+impériales. Hutten sonnait contre lui le tocsin de ses pamphlets.
+D'autre part, on cria partout que cet ennemi public était soudoyé par
+le roi de France. Les Allemands, Seckingen en tête, coururent sus; il
+fut écrasé. L'armée, où Marguerite avait mis six cents cavaliers, lui
+resta disponible; on la fit approcher de Francfort, où se faisait
+l'élection; on la montra comme épouvantail aux électeurs, dont
plusieurs se repentaient et comprenaient qu'ils allaient se donner un
-maître. Le Palatin le sentait. Plusieurs villes impériales,
-Strasbourg, Constance, etc., regrettaient amèrement d'avoir, sans le
-savoir, donné cette force aux Flamands pour peser sur l'élection.</p>
-
-<p>Spectacle bizarre, en effet! c'étaient ces villes, les dernières
-républiques de l'Allemagne, c'était Seckingen, le chef de la
-démocratie noble des chevaliers du Rhin, c'était la révolution qui
-allait sacrer à Francfort la contre-révolution. Tous ces ennemis des
-prêtres faisaient venir un Empereur, d'où? du pays où les prêtres
-régnaient sur les rois, et régnaient à faire peur à Rome elle-même!</p>
-
-<p>Cette curieuse mystification avait donné tant d'audace au parti
-flamand-espagnol, qu'il avait entouré Francfort d'embûches et de
-coupe-jarrets, pour faire un mauvais parti à ceux qui viendraient pour
+maître. Le Palatin le sentait. Plusieurs villes impériales,
+Strasbourg, Constance, etc., regrettaient amèrement d'avoir, sans le
+savoir, donné cette force aux Flamands pour peser sur l'élection.</p>
+
+<p>Spectacle bizarre, en effet! c'étaient ces villes, les dernières
+républiques de l'Allemagne, c'était Seckingen, le chef de la
+démocratie noble des chevaliers du Rhin, c'était la révolution qui
+allait sacrer à Francfort la contre-révolution. Tous ces ennemis des
+prêtres faisaient venir un Empereur, d'où? du pays où les prêtres
+régnaient sur les rois, et régnaient à faire peur à Rome elle-même!</p>
+
+<p>Cette curieuse mystification avait donné tant d'audace au parti
+flamand-espagnol, qu'il avait entouré Francfort d'embûches et de
+coupe-jarrets, pour faire un mauvais parti à ceux qui viendraient pour
le roi. Le principal ambassadeur, un prince, Henri de Nassau, dans
-une lettre de Coblentz, écrit à Marguerite <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> qu'il a dressé une
-embuscade par eau et par terre à un archevêque, «laquelle lui eût
-coûté cher» si l'électeur de Mayenne n'eût parlé pour lui.</p>
-
-<p>Le 17 juin, au milieu d'une armée de vingt-cinq mille hommes, s'ouvrit
-la diète électorale. Les partisans de la France commencèrent à avoir
-peur. Le Palatin, parent de François I<sup>er</sup>, après s'être avancé pour
-lui, recula et se rétracta. L'électeur de Brandebourg, qui avait
-parole d'être son lieutenant dans l'Empire, se convertit à
+une lettre de Coblentz, écrit à Marguerite <span class="pagenum"><a id="page78" name="page78"></a>(p. 78)</span> qu'il a dressé une
+embuscade par eau et par terre à un archevêque, «laquelle lui eût
+coûté cher» si l'électeur de Mayenne n'eût parlé pour lui.</p>
+
+<p>Le 17 juin, au milieu d'une armée de vingt-cinq mille hommes, s'ouvrit
+la diète électorale. Les partisans de la France commencèrent à avoir
+peur. Le Palatin, parent de François I<sup>er</sup>, après s'être avancé pour
+lui, recula et se rétracta. L'électeur de Brandebourg, qui avait
+parole d'être son lieutenant dans l'Empire, se convertit à
Charles-Quint. Le Saint-Esprit, sous la forme un peu rude de
-Seckingen, agit ainsi sur tous. Il n'y eut que l'électeur de Trèves
-qui ne s'était pas vendu au roi de France, mais qui, véritable
-Allemand, voulait contre le Turc le meilleur défenseur de l'Allemagne.</p>
+Seckingen, agit ainsi sur tous. Il n'y eut que l'électeur de Trèves
+qui ne s'était pas vendu au roi de France, mais qui, véritable
+Allemand, voulait contre le Turc le meilleur défenseur de l'Allemagne.</p>
-<p>François I<sup>er</sup>, <i>in extremis</i>, perdant de ses espérances, fit dire à
+<p>François I<sup>er</sup>, <i>in extremis</i>, perdant de ses espérances, fit dire à
ses ambassadeurs d'appuyer un prince allemand autre que l'autrichien.
-L'électeur de Saxe eût eu des chances. Mais il s'abandonna lui-même,
-et étonna tout le monde en votant pour Charles-Quint. Dans son
-indécision, il se laissa aller à ce qu'il crut la volonté de Dieu. Il
-semble aussi que, ne pouvant enlever Anne de Hongrie, il espéra pour
+L'électeur de Saxe eût eu des chances. Mais il s'abandonna lui-même,
+et étonna tout le monde en votant pour Charles-Quint. Dans son
+indécision, il se laissa aller à ce qu'il crut la volonté de Dieu. Il
+semble aussi que, ne pouvant enlever Anne de Hongrie, il espéra pour
son neveu Catherine d'Autriche, la s&oelig;ur de Charles-Quint, se
-résignant, comme le chien de la fable qui porte le dîner et le défend
-d'abord, mais qui, voyant que d'autres y mordent, se décide et en
+résignant, comme le chien de la fable qui porte le dîner et le défend
+d'abord, mais qui, voyant que d'autres y mordent, se décide et en
prend sa part.</p>
<p>La France ne fut pas battue seulement, elle fut ridicule. Bonnivet eut
-l'idée d'entrer du moins dans Francfort, et de voir lui-même sa
-déconfiture. Ce qui le tenta sans doute, c'est que la chose semblait
-périlleuse, <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> à travers tant d'épées nues, et avec des
-adversaires si peu scrupuleux. Pour n'être arrêté aux portes il lui
-fallut (lui ambassadeur du roi de France) prendre un déguisement, un
+l'idée d'entrer du moins dans Francfort, et de voir lui-même sa
+déconfiture. Ce qui le tenta sans doute, c'est que la chose semblait
+périlleuse, <span class="pagenum"><a id="page79" name="page79"></a>(p. 79)</span> à travers tant d'épées nues, et avec des
+adversaires si peu scrupuleux. Pour n'être arrêté aux portes il lui
+fallut (lui ambassadeur du roi de France) prendre un déguisement, un
habit de soldat.</p>
<p>Revenant assez triste et l'oreille basse, il se consolait, sur la
route, de l'injustice des Allemands avec les Allemandes. Elles sont
-bonnes et compatissantes. Elles le consolèrent tellement qu'en
-Lorraine il tomba malade. Maladie politique, peut-être, qui fit rire
-le roi. Tout fut oublié.</p>
+bonnes et compatissantes. Elles le consolèrent tellement qu'en
+Lorraine il tomba malade. Maladie politique, peut-être, qui fit rire
+le roi. Tout fut oublié.</p>
-<p>Les résultats étaient fort sérieux.</p>
+<p>Les résultats étaient fort sérieux.</p>
<p>Cet Empereur de vingt ans, qui, dans ses faibles bras, prenait la
-moitié de l'Europe, faible pour gouverner, fut fort pour étouffer;
-toute nation pâlit en son propre génie, languit et défaillit dans cet
+moitié de l'Europe, faible pour gouverner, fut fort pour étouffer;
+toute nation pâlit en son propre génie, languit et défaillit dans cet
effort absurde d'assimilation impossible.</p>
-<p>On avait fait un monstre: l'Espagne et l'Allemagne, collées l'une sur
+<p>On avait fait un monstre: l'Espagne et l'Allemagne, collées l'une sur
l'autre, et face contre face, Torquemada contre Luther.</p>
-<p>Et cette chose monstrueuse permit d'en faire une perfide, qui eût
-ouvert la porte aux Turcs (sans un hasard tout imprévu). Ce fut de
-faire une Hongrie allemande, autrichienne, bâtarde, d'énerver, mutiler
-le vaillant portier du monde chrétien.</p>
+<p>Et cette chose monstrueuse permit d'en faire une perfide, qui eût
+ouvert la porte aux Turcs (sans un hasard tout imprévu). Ce fut de
+faire une Hongrie allemande, autrichienne, bâtarde, d'énerver, mutiler
+le vaillant portier du monde chrétien.</p>
-<p>Un an après l'élection impériale, le frère de l'Empereur épouse Anne
-de Hongrie, et se dit héritier de Hongrie et de Bohême<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>, portant sa
-main marchande <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> sur la sainte couronne des héros, le palladium
+<p>Un an après l'élection impériale, le frère de l'Empereur épouse Anne
+de Hongrie, et se dit héritier de Hongrie et de Bohême<a id="footnotetag6" name="footnotetag6"></a><a href="#footnote6" title="Go to footnote 6"><span class="smaller">[6]</span></a>, portant sa
+main marchande <span class="pagenum"><a id="page80" name="page80"></a>(p. 80)</span> sur la sainte couronne des héros, le palladium
de l'Europe.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page81" name="page81"></a>(p. 81)</span> CHAPITRE V</h3>
-<h4>RÉACTION CONTRE LA BANQUE&mdash;MELANCOLIA&mdash;LUTHER&mdash;LA MUSIQUE<br>
+<h4>RÉACTION CONTRE LA BANQUE&mdash;MELANCOLIA&mdash;LUTHER&mdash;LA MUSIQUE<br>
1516-1519</h4>
-<p>Allemagne, Hongrie, Bohême, Espagne, des nations si différentes, si
-énormément éloignées de m&oelig;urs, de langues et de génie, venaient
-d'être englobées du même coup de filet, victimes d'une même opération
+<p>Allemagne, Hongrie, Bohême, Espagne, des nations si différentes, si
+énormément éloignées de m&oelig;urs, de langues et de génie, venaient
+d'être englobées du même coup de filet, victimes d'une même opération
de banque et de diplomatie.</p>
-<p>«Triomphe, dira-t-on, d'une puissance moderne et pacifique sur les
-vieilles nations d'héroïsme sauvage, triomphe de paix sur la
-guerre.»&mdash;N'oublions pas que cette &oelig;uvre de paix engendre deux
+<p>«Triomphe, dira-t-on, d'une puissance moderne et pacifique sur les
+vieilles nations d'héroïsme sauvage, triomphe de paix sur la
+guerre.»&mdash;N'oublions pas que cette &oelig;uvre de paix engendre deux
cents ans de guerre (1515-1715).</p>
-<p>Non, ce n'est pas pour le bonheur du monde que le monde est escamoté,
-qu'une femme intrigante, avec ce publicain d'Augsbourg, brise l'épée
+<p>Non, ce n'est pas pour le bonheur du monde que le monde est escamoté,
+qu'une femme intrigante, avec ce publicain d'Augsbourg, brise l'épée
d'Huniade et du Cid, ruine la ruine de Jean Huss, et sur la grande
-Allemagne, profondément enceinte de pensée sublime et mystique, jette
-froidement le coffre, la caisse et le comptoir, où s'assoira l'éternel
+Allemagne, profondément enceinte de pensée sublime et mystique, jette
+froidement le coffre, la caisse et le comptoir, où s'assoira l'éternel
<em>croupion</em> qu'on appelle la Bureaucratie.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page82" name="page82"></a>(p. 82)</span> Comment les nations vendues prirent-elles leur sort?</p>
-<p>La Bohême, livrée par sa s&oelig;ur la Pologne, l'hérétique par la
-catholique, la Bohême, arrivée à sa dernière goutte de sang, reçoit
-sans réclamer cette pelletée de terre qui la recouvre pour jamais.</p>
-
-<p>La Hongrie, comme elle a vécu, s'en va mourir dans les bataillons
-turcs, en protégeant ses assassins.</p>
-
-<p>L'Espagne, comme un taureau blessé qui se percerait de ses cornes, est
-furieuse, contre qui? contre soi. Volée par les Flamands, elle va se
-voler elle-même; indigente par eux, elle se fait mendiante, en
-détruisant ses Maures. Elle restera <em>loyale</em> quand même, et mourra le
-chapeau à la main devant la dynastie flamande.</p>
-
-<p>Ces deux héros, aux deux bouts de l'Europe, le Hongrois, l'Espagnol,
-ont à peine conscience de leur destinée.</p>
-
-<p>La conscience du temps fut dans l'Allemagne. C'était, relativement à
-nous, à l'Italie, une jeune et verte nation. La France, qui est
-devenue jeune, était très-vieille en 1500. Sa langue, jadis
-européenne, avait traversé bien des âges. La langue allemande, à peine
-adulte, se formait, florissait, touchait à ce moment où la fleur est
-la force et la fécondité. Il y avait une vraie jeunesse dans les
-m&oelig;urs; Machiavel en est frappé: une simplicité extrême dans la vie,
-l'alimentation, le vêtement; une pauvreté riche de sentir si peu de
-besoins. Et, dans cette mesquinerie volontaire des choses matérielles,
-beaucoup de richesse morale. D'une part, le vieux génie tenace du
-paysan, homme des temps <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> antiques et de l'âge de ses forêts,
-ami de l'arbre et de la source, frère du chevreuil, du cerf, sachant
+<p>La Bohême, livrée par sa s&oelig;ur la Pologne, l'hérétique par la
+catholique, la Bohême, arrivée à sa dernière goutte de sang, reçoit
+sans réclamer cette pelletée de terre qui la recouvre pour jamais.</p>
+
+<p>La Hongrie, comme elle a vécu, s'en va mourir dans les bataillons
+turcs, en protégeant ses assassins.</p>
+
+<p>L'Espagne, comme un taureau blessé qui se percerait de ses cornes, est
+furieuse, contre qui? contre soi. Volée par les Flamands, elle va se
+voler elle-même; indigente par eux, elle se fait mendiante, en
+détruisant ses Maures. Elle restera <em>loyale</em> quand même, et mourra le
+chapeau à la main devant la dynastie flamande.</p>
+
+<p>Ces deux héros, aux deux bouts de l'Europe, le Hongrois, l'Espagnol,
+ont à peine conscience de leur destinée.</p>
+
+<p>La conscience du temps fut dans l'Allemagne. C'était, relativement à
+nous, à l'Italie, une jeune et verte nation. La France, qui est
+devenue jeune, était très-vieille en 1500. Sa langue, jadis
+européenne, avait traversé bien des âges. La langue allemande, à peine
+adulte, se formait, florissait, touchait à ce moment où la fleur est
+la force et la fécondité. Il y avait une vraie jeunesse dans les
+m&oelig;urs; Machiavel en est frappé: une simplicité extrême dans la vie,
+l'alimentation, le vêtement; une pauvreté riche de sentir si peu de
+besoins. Et, dans cette mesquinerie volontaire des choses matérielles,
+beaucoup de richesse morale. D'une part, le vieux génie tenace du
+paysan, homme des temps <span class="pagenum"><a id="page83" name="page83"></a>(p. 83)</span> antiques et de l'âge de ses forêts,
+ami de l'arbre et de la source, frère du chevreuil, du cerf, sachant
la langue des oiseaux. D'autre part, la culture savante (il est vrai,
-pédantesque) de l'ouvrier allemand, doublement ouvrier, rabotant des
+pédantesque) de l'ouvrier allemand, doublement ouvrier, rabotant des
planches et des vers, calculant sur l'empeigne ou la semelle d'un
-soulier le <em>canon</em> compliqué d'une harmonie nouvelle qu'il chantera
-dimanche. Beaucoup de bonhomie rustique et de fraternité industrielle.
-Ajoutez d'éternels voyages d'étudiants et de compagnons, errants,
+soulier le <em>canon</em> compliqué d'une harmonie nouvelle qu'il chantera
+dimanche. Beaucoup de bonhomie rustique et de fraternité industrielle.
+Ajoutez d'éternels voyages d'étudiants et de compagnons, errants,
toujours chez eux, dans la patrie allemande; soufflant la plume au
-vent le matin et marchant où elle vole, sûrs de trouver le soir une
-porte ouverte; ou, si le gîte manquait, chantant le long des rues, de
-leur plus belle voix, quelque vieux chant d'église, que la bonne femme
-allemande vient bien vite écouter.</p>
+vent le matin et marchant où elle vole, sûrs de trouver le soir une
+porte ouverte; ou, si le gîte manquait, chantant le long des rues, de
+leur plus belle voix, quelque vieux chant d'église, que la bonne femme
+allemande vient bien vite écouter.</p>
-<p>Deux choses originales et rares. La famille très-pure et innocente. Et
-le vagabond, le mendiant, sûrs pour elle et reconnaissants.</p>
+<p>Deux choses originales et rares. La famille très-pure et innocente. Et
+le vagabond, le mendiant, sûrs pour elle et reconnaissants.</p>
<p>Avouons aussi le revers: un respect ridicule des grands, une bonasse
-admiration, non des empereurs ou électeurs, mais des moindres
-principicules, <em>de sa haute et très-digne Grâce, de l'infiniment
-gracieux et clément Seigneur</em>... je ne sais qui, quelque noble vautour
+admiration, non des empereurs ou électeurs, mais des moindres
+principicules, <em>de sa haute et très-digne Grâce, de l'infiniment
+gracieux et clément Seigneur</em>... je ne sais qui, quelque noble vautour
qui daigne les manger jusqu'aux os.</p>
-<p>Enfin, ce qu'on a dit (trop durement): «Le Français est l'esclave,
-l'Allemand le valet.»</p>
-
-<p>Notez que ce valet est Hændel, Dürer ou Mozart.</p>
-
-<p>Pour revenir, l'Allemagne, deux ans durant, s'était vue brocantée.
-Point de mystère. Les courriers, les ambassadeurs, les marchands
-d'âmes, allaient, venaient; <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> effrontément sonnaient les
-florins, les écus. On discutait haut, à grand bruit. Tant à Judas,
-tant à Pilate. Combien l'âme de l'Allemagne? combien son corps et sa
-dépouille? Les princes tiraient ceci, mais le pape emportait cela.
-Encore si, nue, déshabillée, exposée à l'encan, l'esclave eût eu sa
-foi! On la vendait avec le reste. Si la science et la pensée pure, la
-lumière supérieure des libertés de l'âme, au moins, était restée! Mais
-le pis, le plus sombre, c'est que tout cela échappait. La Renaissance
-elle-même semblait avoir menti. Un Médicis devenu pape, ralliant les
-savants; Érasme ami des cardinaux, correspondant de Léon X; Hutten
-menaçant et flattant Rome, ne sachant plus lui-même, dans ses
-dédicaces équivoques, s'il veut caresser ou blesser, Hutten élisant
-domicile chez le fermier des indulgences et de la grande élection!</p>
-
-<p>Vous vous imaginez que la dose excessive de longanimité et de patience
-dont ce peuple étonne le monde a dû être épuisée, et que la violence
-du désespoir lui aura arraché un cri, une malédiction, un blasphème?
-Oh! que vous connaissez peu l'Allemagne! Des révoltes locales eurent
+<p>Enfin, ce qu'on a dit (trop durement): «Le Français est l'esclave,
+l'Allemand le valet.»</p>
+
+<p>Notez que ce valet est Hændel, Dürer ou Mozart.</p>
+
+<p>Pour revenir, l'Allemagne, deux ans durant, s'était vue brocantée.
+Point de mystère. Les courriers, les ambassadeurs, les marchands
+d'âmes, allaient, venaient; <span class="pagenum"><a id="page84" name="page84"></a>(p. 84)</span> effrontément sonnaient les
+florins, les écus. On discutait haut, à grand bruit. Tant à Judas,
+tant à Pilate. Combien l'âme de l'Allemagne? combien son corps et sa
+dépouille? Les princes tiraient ceci, mais le pape emportait cela.
+Encore si, nue, déshabillée, exposée à l'encan, l'esclave eût eu sa
+foi! On la vendait avec le reste. Si la science et la pensée pure, la
+lumière supérieure des libertés de l'âme, au moins, était restée! Mais
+le pis, le plus sombre, c'est que tout cela échappait. La Renaissance
+elle-même semblait avoir menti. Un Médicis devenu pape, ralliant les
+savants; Érasme ami des cardinaux, correspondant de Léon X; Hutten
+menaçant et flattant Rome, ne sachant plus lui-même, dans ses
+dédicaces équivoques, s'il veut caresser ou blesser, Hutten élisant
+domicile chez le fermier des indulgences et de la grande élection!</p>
+
+<p>Vous vous imaginez que la dose excessive de longanimité et de patience
+dont ce peuple étonne le monde a dû être épuisée, et que la violence
+du désespoir lui aura arraché un cri, une malédiction, un blasphème?
+Oh! que vous connaissez peu l'Allemagne! Des révoltes locales eurent
lieu, mais la masse allemande ne bougea; elle soupira seulement et
regarda le ciel.</p>
@@ -2284,392 +2246,392 @@ regarda le ciel.</p>
figure, grava pour l'avenir sur le bronze: <em>Melancolia.</em></p>
<p>Dans l'ombre humide des grands murs que la ville de Nuremberg venait
-de se bâtir contre les brigands et les princes, vivait et travaillait
+de se bâtir contre les brigands et les princes, vivait et travaillait
l'homme en qui fut la conscience profonde de ce pays de conscience, le
-grand ouvrier Albert Dürer.</p>
+grand ouvrier Albert Dürer.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> Ce pauvre homme, très-malheureux en ménage, ne gagnant pas
-assez pour apaiser sa ménagère acariâtre, avait un foyer trouble (à
-l'image de la patrie), sans consolation intérieure: <em>Melancolia.</em></p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page85" name="page85"></a>(p. 85)</span> Ce pauvre homme, très-malheureux en ménage, ne gagnant pas
+assez pour apaiser sa ménagère acariâtre, avait un foyer trouble (à
+l'image de la patrie), sans consolation intérieure: <em>Melancolia.</em></p>
<p>Vingt fois, cent fois, sur toile, sur bois, sur cuivre,
insatiablement, il peignit, grava sa tristesse et celle du temps, dans
-les formes légendaires de la Passion: le Christ vendu des Juifs, mais
-les chrétiens sont pires; le Christ frappé des Turcs, il l'est encore
-plus par les siens. Il variait ce thème à l'infini, sans satisfaire
-son c&oelig;ur, impuissant et vaincu par les réalités, dans cette lutte
+les formes légendaires de la Passion: le Christ vendu des Juifs, mais
+les chrétiens sont pires; le Christ frappé des Turcs, il l'est encore
+plus par les siens. Il variait ce thème à l'infini, sans satisfaire
+son c&oelig;ur, impuissant et vaincu par les réalités, dans cette lutte
laborieuse: <em>Melancolia.</em></p>
-<p>Enfin, dans un grand jour, échappant aux formes connues, et, par un
-effort stoïcien, faisant appel au <em>moi</em>, sans appui du passé, il grava
-d'un acier vainqueur le génie de la Renaissance, l'ange de la science
-et de l'art, couronné de laurier. Il l'entoura de ses puissants
+<p>Enfin, dans un grand jour, échappant aux formes connues, et, par un
+effort stoïcien, faisant appel au <em>moi</em>, sans appui du passé, il grava
+d'un acier vainqueur le génie de la Renaissance, l'ange de la science
+et de l'art, couronné de laurier. Il l'entoura de ses puissants
calculs, lui mit le compas dans la main, et autour toutes les
puissances d'industrie, la balance et la lampe, le marteau, la scie,
-le rabot, les clous et les tenailles, des travaux commencés. Rien n'y
-manque, pas même les essais botaniques, en petit vases; pas même les
-travaux de l'anatomie; une bête morte attend le scalpel. Ce n'est plus
-là l'atelier fantastique du magicien, de l'alchimiste, qui ne donnait
-rien que fumée. Non, ici tout est sérieux, formidablement vrai; c'est
-le laboratoire où la science est puissante, où chaque coup qu'elle
-frappe est une immortelle étincelle qui ne s'éteindre plus et reste un
+le rabot, les clous et les tenailles, des travaux commencés. Rien n'y
+manque, pas même les essais botaniques, en petit vases; pas même les
+travaux de l'anatomie; une bête morte attend le scalpel. Ce n'est plus
+là l'atelier fantastique du magicien, de l'alchimiste, qui ne donnait
+rien que fumée. Non, ici tout est sérieux, formidablement vrai; c'est
+le laboratoire où la science est puissante, où chaque coup qu'elle
+frappe est une immortelle étincelle qui ne s'éteindre plus et reste un
flambeau pour le monde.</p>
-<p>L'être singulier et sans nom qui siége en ce chaos, ce beau géant
-qui, s'il n'était assis, passerait de cent <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> pieds toutes les
-figures de Raphaël, ce génie dont les fortes ailes, d'un tour,
-franchiraient les deux pôles, qu'il est sombre pourtant! Et comment
-n'a-t-il pas la joie de son immense force? Pourquoi, d'un poing serré,
-accoudé au genou, dans un effort désespéré, cache-t-il la moitié de sa
-face admirable, de sorte qu'on ne voit guère que le noble profil,
-l'&oelig;il profondément noir et plongeant dans la nuit?... Oh! fils de
-la lumière, que tu es triste!... et attristant!... Moi, j'avais cru
-que la lumière, c'était la joie!</p>
-
-<p>«Quoi! tu ne vois donc pas?» dirait-il, s'il parlait, s'il pouvait du
-fond de ce cuivre se retourner vers moi, «tu ne vois pas ce bloc mal
-équarri, de forme irrégulière, et que la divine géométrie ne ramènera
-pas au prisme des cristaux? Prismatique il était, régulier,
-harmonique. Qu'ai-je fait! Sans arriver à l'art, j'ai brisé la nature.</p>
-
-<p>«La bête aussi qui fut vivante, qui gît là devant moi, alors elle
-semblait prête à révéler son secret, à m'expliquer la vie... Et morte,
-elle s'est tue. Son sang figé refuse d'avouer le mystère où j'ai
+<p>L'être singulier et sans nom qui siége en ce chaos, ce beau géant
+qui, s'il n'était assis, passerait de cent <span class="pagenum"><a id="page86" name="page86"></a>(p. 86)</span> pieds toutes les
+figures de Raphaël, ce génie dont les fortes ailes, d'un tour,
+franchiraient les deux pôles, qu'il est sombre pourtant! Et comment
+n'a-t-il pas la joie de son immense force? Pourquoi, d'un poing serré,
+accoudé au genou, dans un effort désespéré, cache-t-il la moitié de sa
+face admirable, de sorte qu'on ne voit guère que le noble profil,
+l'&oelig;il profondément noir et plongeant dans la nuit?... Oh! fils de
+la lumière, que tu es triste!... et attristant!... Moi, j'avais cru
+que la lumière, c'était la joie!</p>
+
+<p>«Quoi! tu ne vois donc pas?» dirait-il, s'il parlait, s'il pouvait du
+fond de ce cuivre se retourner vers moi, «tu ne vois pas ce bloc mal
+équarri, de forme irrégulière, et que la divine géométrie ne ramènera
+pas au prisme des cristaux? Prismatique il était, régulier,
+harmonique. Qu'ai-je fait! Sans arriver à l'art, j'ai brisé la nature.</p>
+
+<p>«La bête aussi qui fut vivante, qui gît là devant moi, alors elle
+semblait prête à révéler son secret, à m'expliquer la vie... Et morte,
+elle s'est tue. Son sang figé refuse d'avouer le mystère où j'ai
failli atteindre,&mdash;failli d'une seconde,&mdash;qui fut la mort, la nuit, et
-mon éternelle ignorance.»</p>
+mon éternelle ignorance.»</p>
<p>C'est donc en vain qu'on voit, dans un lointain immense, le vaste
-monde, forêts, villes et villages, l'infini de la mer et l'infini de
-la lumière. Que lui fait tout cela? L'infini qu'il poursuit, la
-lumière qu'il adore, C'est celle qui est au fond de l'être. Voilà ce
+monde, forêts, villes et villages, l'infini de la mer et l'infini de
+la lumière. Que lui fait tout cela? L'infini qu'il poursuit, la
+lumière qu'il adore, C'est celle qui est au fond de l'être. Voilà ce
qui serre son poing et qui ride son front, ce qui le laisse sans
-consolation. Voilà pourquoi ses lauriers l'accablent, et tous ses
+consolation. Voilà pourquoi ses lauriers l'accablent, et tous ses
instruments, ses moyens de travail, ne lui semblent <span class="pagenum"><a id="page87" name="page87"></a>(p. 87)</span>
-qu'embarras, obstacles... Oh! nous avons trop entassé! Nous succombons
+qu'embarras, obstacles... Oh! nous avons trop entassé! Nous succombons
sous nos puissances. Celui-ci est captif de l'encombrement de la
-science. Son laboratoire fait suer à voir. Comment sortira-t-il de là?
+science. Son laboratoire fait suer à voir. Comment sortira-t-il de là?
Comment, s'il avait le malheur de vouloir seulement se lever, le
pourrait-il? Il lui faudrait crever le toit de son front. Il y a une
-échelle pour grimper à l'observatoire... Amère dérision pour ce
-captif, lié de sa pensée. Je vous jure que jamais il ne montera. Adieu
-le ciel et les étoiles!... Pour les ailes! c'est le plus affreux! Oh!
+échelle pour grimper à l'observatoire... Amère dérision pour ce
+captif, lié de sa pensée. Je vous jure que jamais il ne montera. Adieu
+le ciel et les étoiles!... Pour les ailes! c'est le plus affreux! Oh!
se sentir des ailes pour ne voler jamais!... Cette torture fut
-épargnée à Prométhée.</p>
+épargnée à Prométhée.</p>
-<p>Il y a pourtant encore un être vivant dans un coin, qui (bien
-entendu), n'ose souffler devant l'ange terrible. Pauvre petit génie
-tout nu, assis sur un arbre manqué. Ramassé sur sa tâche et les veines
-enflées d'un grand effort d'attention, il voudrait buriner, le petit,
+<p>Il y a pourtant encore un être vivant dans un coin, qui (bien
+entendu), n'ose souffler devant l'ange terrible. Pauvre petit génie
+tout nu, assis sur un arbre manqué. Ramassé sur sa tâche et les veines
+enflées d'un grand effort d'attention, il voudrait buriner, le petit,
il travaille consciencieusement d'une pointe studieuse et maladroite.</p>
-<p>De sorte qu'il pourrait bien être, sous cet aspect modeste, l'humble
-effigie de l'art allemand, la timide conception, la bonne volonté
-d'Albert Dürer et son âme ingénue. Hélas! L'effort n'est pas la force.
-Si ce géant ne peut, que peut le nain? Et je le vois avec chagrin, ce
-pauvre et lourd enfant ne prendra pas l'essor. Dieu ait pitié de lui!
-Les inutiles ailes qui lui ont poussé par erreur pendent et pendront
-toujours à ses épaules.</p>
+<p>De sorte qu'il pourrait bien être, sous cet aspect modeste, l'humble
+effigie de l'art allemand, la timide conception, la bonne volonté
+d'Albert Dürer et son âme ingénue. Hélas! L'effort n'est pas la force.
+Si ce géant ne peut, que peut le nain? Et je le vois avec chagrin, ce
+pauvre et lourd enfant ne prendra pas l'essor. Dieu ait pitié de lui!
+Les inutiles ailes qui lui ont poussé par erreur pendent et pendront
+toujours à ses épaules.</p>
-<p>Image vraiment complète de découragement, qui supprime l'espoir, ne
-promet rien, pas même sur l'enfance. Le présent est mauvais, mais
+<p>Image vraiment complète de découragement, qui supprime l'espoir, ne
+promet rien, pas même sur l'enfance. Le présent est mauvais, mais
l'avenir est pire. <span class="pagenum"><a id="page88" name="page88"></a>(p. 88)</span> Et l'horloge que je vois ne sonnera que
mauvaises heures.</p>
-<p>Telle fut la pensée d'Albert Dürer. Et l'&oelig;uvre étant finie, datée,
-ayant envie de l'effacer, de la mettre dans l'ombre éternelle, il rit
-amèrement et ajouta une chauve-souris exactement sur le soleil, qui
-vole outrageusement en pleine lumière, inscrivant la nuit dans le
+<p>Telle fut la pensée d'Albert Dürer. Et l'&oelig;uvre étant finie, datée,
+ayant envie de l'effacer, de la mettre dans l'ombre éternelle, il rit
+amèrement et ajouta une chauve-souris exactement sur le soleil, qui
+vole outrageusement en pleine lumière, inscrivant la nuit dans le
jour, et le mot: <em>Melancolia.</em></p>
-<p>D'où l'harmonie reviendrait-elle dans ce monde complexe, devenu à
-lui-même son labyrinthe inextricable, perdu en soi, brisé de soi,
-paralysé par ses propres puissances et par ses moyens d'action?</p>
+<p>D'où l'harmonie reviendrait-elle dans ce monde complexe, devenu à
+lui-même son labyrinthe inextricable, perdu en soi, brisé de soi,
+paralysé par ses propres puissances et par ses moyens d'action?</p>
-<p>Au désespoir de l'art un autre art répondit, une harmonie inattendue,
+<p>Au désespoir de l'art un autre art répondit, une harmonie inattendue,
un chant doux, simple et fort: si fort, qu'il fut entendu de mille
-lieues; si doux que chacun crut y reconnaître la voix de sa mère même.
-Et, en effet, une mère nouvelle du genre humain était venue au monde,
-la grande enchanteresse et la consolatrice: la Musique était née.</p>
+lieues; si doux que chacun crut y reconnaître la voix de sa mère même.
+Et, en effet, une mère nouvelle du genre humain était venue au monde,
+la grande enchanteresse et la consolatrice: la Musique était née.</p>
-<p>Silence ici! J'entends l'objection, et je répondrai aux Gothiques, et
+<p>Silence ici! J'entends l'objection, et je répondrai aux Gothiques, et
plus qu'ils ne voudront<a id="footnotetag7" name="footnotetag7"></a><a href="#footnote7" title="Go to footnote 7"><span class="smaller">[7]</span></a>.</p>
-<p>En attendant, je leur défends de dire, à ceux qui tant de siècles ont
-désespéré l'âme humaine, qu'ils lui <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> aient trouvé ses
-consolations. Vous la laissiez inguérissable, cette âme, inconsolable,
+<p>En attendant, je leur défends de dire, à ceux qui tant de siècles ont
+désespéré l'âme humaine, qu'ils lui <span class="pagenum"><a id="page89" name="page89"></a>(p. 89)</span> aient trouvé ses
+consolations. Vous la laissiez inguérissable, cette âme, inconsolable,
jusqu'au premier chant de Luther.</p>
-<p>C'est lui qui commença, et alors toute la terre chanta, tous,
+<p>C'est lui qui commença, et alors toute la terre chanta, tous,
protestants et catholiques. De Luther naquit Goudimel, le professeur
-de Rome et le maître de Palestrina.</p>
+de Rome et le maître de Palestrina.</p>
-<p>Ce ne fut pas le morne chant du Moyen âge, qu'un grand troupeau
-humain, sous le bâton du chantre officiel, répétait éternellement dans
-un prétendu unisson, chaos de dissonances.</p>
+<p>Ce ne fut pas le morne chant du Moyen âge, qu'un grand troupeau
+humain, sous le bâton du chantre officiel, répétait éternellement dans
+un prétendu unisson, chaos de dissonances.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> Ce ne fut pas la farce obscène et pédantesque des messes
-galantes dont l'<cite>introït</cite> était un appel à Vénus, et dont le <i>Te Deum</i>
-rendait grâce à l'Amour.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page90" name="page90"></a>(p. 90)</span> Ce ne fut pas la farce obscène et pédantesque des messes
+galantes dont l'<cite>introït</cite> était un appel à Vénus, et dont le <i>Te Deum</i>
+rendait grâce à l'Amour.</p>
<p>Ce fut un chant vrai, libre, pur, un chant du fond du c&oelig;ur, le
-chant de ceux qui pleurent et qui sont consolés, la joie divine parmi
-les larmes de la terre, un aperçu du ciel... Dans un jour de malheur
-et d'imminent malheur où le ciel se cernait de noir, je vis un point
-d'azur qui luttait, grandissait, contre les nuées <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> sombres,
-azur d'acier, sévère et sérieux, où le soleil ne riait pas.</p>
+chant de ceux qui pleurent et qui sont consolés, la joie divine parmi
+les larmes de la terre, un aperçu du ciel... Dans un jour de malheur
+et d'imminent malheur où le ciel se cernait de noir, je vis un point
+d'azur qui luttait, grandissait, contre les nuées <span class="pagenum"><a id="page91" name="page91"></a>(p. 91)</span> sombres,
+azur d'acier, sévère et sérieux, où le soleil ne riait pas.</p>
<p>N'importe, je m'y rattachai, je le suivais des yeux.</p>
-<p>Mon c&oelig;ur chanta, et j'étais relevé.</p>
+<p>Mon c&oelig;ur chanta, et j'étais relevé.</p>
-<p>Voilà la vraie Renaissance. Elle est trouvée. C'est la Renaissance du
+<p>Voilà la vraie Renaissance. Elle est trouvée. C'est la Renaissance du
c&oelig;ur.</p>
-<p>Grande ère où sonne une heure du monde! La nouvelle heure peut dire:</p>
+<p>Grande ère où sonne une heure du monde! La nouvelle heure peut dire:</p>
-<p>«Je n'ai rien de l'heure écoulée. Le passé, c'est l'âge muet, et qui
-ne put chanter, âge sombre qui dut manger son c&oelig;ur dans la nuit du
-silence. Moi, je suis l'âge harmonieux qui, par le libre chant, verse
-son c&oelig;ur à la lumière, l'épanouit, l'agrandit et le crée.»</p>
+<p>«Je n'ai rien de l'heure écoulée. Le passé, c'est l'âge muet, et qui
+ne put chanter, âge sombre qui dut manger son c&oelig;ur dans la nuit du
+silence. Moi, je suis l'âge harmonieux qui, par le libre chant, verse
+son c&oelig;ur à la lumière, l'épanouit, l'agrandit et le crée.»</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> «Je sens mille c&oelig;urs en moi,» dit quelque part un héros de
-Shakespeare. Mais qui a droit de dire ceci, sinon l'âge moderne, à
+<p><span class="pagenum"><a id="page92" name="page92"></a>(p. 92)</span> «Je sens mille c&oelig;urs en moi,» dit quelque part un héros de
+Shakespeare. Mais qui a droit de dire ceci, sinon l'âge moderne, à
partir de Luther? Oui, je sens ces mille c&oelig;urs, et je les fais sans
-cesse, je me les crée et les engendre, et les multiplie par le chant.</p>
+cesse, je me les crée et les engendre, et les multiplie par le chant.</p>
-<p>Le besoin de créer, de se faire et de faire son Dieu, n'a pas manqué
-au Moyen âge. Et cet effort a apparu dans le dessin et dans les arts
+<p>Le besoin de créer, de se faire et de faire son Dieu, n'a pas manqué
+au Moyen âge. Et cet effort a apparu dans le dessin et dans les arts
d'imitation.</p>
-<p>Du jour où Giotto, Van Eyck, délivrèrent les saintes images de la
-fixité byzantine, chacun voulut son Dieu à soi, et tourmenta le
+<p>Du jour où Giotto, Van Eyck, délivrèrent les saintes images de la
+fixité byzantine, chacun voulut son Dieu à soi, et tourmenta le
peintre et le graveur. On l'emportait dans son sein, dans sa robe, ce
-Dieu, on s'en allait riche de son rêve. Et le lendemain on disait:</p>
+Dieu, on s'en allait riche de son rêve. Et le lendemain on disait:</p>
-<p>«Ceci n'est pas mon rêve encore.»</p>
+<p>«Ceci n'est pas mon rêve encore.»</p>
-<p>Légitime exigence, sinon caprice. Dieu est Dieu par son renouvellement
+<p>Légitime exigence, sinon caprice. Dieu est Dieu par son renouvellement
continuel, par ce charme rapide de l'incessant enfantement. Tel il
est, et tel le veut l'homme. Donnez lui donc un art, non pas
-d'imitation et de fixité; au contraire, un art où jamais rien ne se
-reproduise identique. Cet art sera plus près de Dieu.</p>
+d'imitation et de fixité; au contraire, un art où jamais rien ne se
+reproduise identique. Cet art sera plus près de Dieu.</p>
-<p>Aux plus déshérités fut donné ce don de la Grâce.</p>
+<p>Aux plus déshérités fut donné ce don de la Grâce.</p>
-<p>Avez-vous vu les caves misérables de Lille et de la Flandre, l'humide
-habitation où le pauvre tisserand, dans ce sombre climat d'éternelle
-pluie, envoie, ramène et renvoie le métier d'un mouvement automatique
-et monotone? Cette barre qui, lancée, revient frapper son c&oelig;ur et
+<p>Avez-vous vu les caves misérables de Lille et de la Flandre, l'humide
+habitation où le pauvre tisserand, dans ce sombre climat d'éternelle
+pluie, envoie, ramène et renvoie le métier d'un mouvement automatique
+et monotone? Cette barre qui, lancée, revient frapper son c&oelig;ur et
sa poitrine pulmonique, ne fait-elle rien, je vous prie, qu'un tour de
-fil?... Oh! voici le mystère. De ce va-et-vient sort <em>un rhythme</em>;
-sans <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> s'en apercevoir, le pauvre homme à voix basse commence
+fil?... Oh! voici le mystère. De ce va-et-vient sort <em>un rhythme</em>;
+sans <span class="pagenum"><a id="page93" name="page93"></a>(p. 93)</span> s'en apercevoir, le pauvre homme à voix basse commence
<em>un chant rhythmique</em>.</p>
-<p>À voix basse! Il ne faudrait pas qu'on l'entendît. Ce chant n'est pas
-un chant d'église. C'est le chant de cet homme, <em>à lui</em>, sorti de sa
-douleur et de son sein brisé. Mais je vous assure qu'il y a plus de
+<p>À voix basse! Il ne faudrait pas qu'on l'entendît. Ce chant n'est pas
+un chant d'église. C'est le chant de cet homme, <em>à lui</em>, sorti de sa
+douleur et de son sein brisé. Mais je vous assure qu'il y a plus de
soleil maintenant dans cette cave que sur la place de Florence; plus
-d'encens, d'or, de pourpre, que dans toutes les cathédrales de Flandre
+d'encens, d'or, de pourpre, que dans toutes les cathédrales de Flandre
ou d'Italie.</p>
-<p>«Et pourquoi pas un chant d'église? Est-ce révolte?»&mdash;Point. Mais
-c'est que l'Église ne sait et ne peut chanter, et elle ne peut rien
-pour cet homme. Il faut qu'il trouve lui-même. Elle perdit le rhythme
-avec Grégoire le Grand, et elle ne le retrouve pas pendant mille ans.
+<p>«Et pourquoi pas un chant d'église? Est-ce révolte?»&mdash;Point. Mais
+c'est que l'Église ne sait et ne peut chanter, et elle ne peut rien
+pour cet homme. Il faut qu'il trouve lui-même. Elle perdit le rhythme
+avec Grégoire le Grand, et elle ne le retrouve pas pendant mille ans.
Elle en reste au plain-chant; c'est sa condamnation.</p>
<p>Ce tisserand <em>buissonnier</em>, de la banlieue d'une grande ville, n'a
-garde de chanter haut. Il est trop jalouse du fier et souverain métier
-des tisserands, du corps autorisé qui vient de temps à autre lui
+garde de chanter haut. Il est trop jalouse du fier et souverain métier
+des tisserands, du corps autorisé qui vient de temps à autre lui
briser tout dans sa maison. Il est humble comme la terre, le terrier
-où il vit. La cloche du métier ne sonne pas pour lui. Le noble
-carillon de la ville qui réjouit les autres de quart en quart, au
+où il vit. La cloche du métier ne sonne pas pour lui. Le noble
+carillon de la ville qui réjouit les autres de quart en quart, au
contraire, lui sonne aux oreilles:</p>
-<p>«Tu n'es rien, tu seras battu... Tu n'as pour toi que Dieu.»</p>
+<p>«Tu n'es rien, tu seras battu... Tu n'as pour toi que Dieu.»</p>
-<p>Dieu le reçoive donc! Dieu entend tout et ne dédaigne rien. Qu'il
-entende ce chant à voix basse, chant pauvre et simple, petit chant de
+<p>Dieu le reçoive donc! Dieu entend tout et ne dédaigne rien. Qu'il
+entende ce chant à voix basse, chant pauvre et simple, petit chant de
nourrice. Dieu seul ne rira pas. Si, par malheur, quelque autre
-l'entend au <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> soupirait, il rit, hoche la tête: Chant de <em>lolo</em>,
-à bercer les enfants<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>!</p>
+l'entend au <span class="pagenum"><a id="page94" name="page94"></a>(p. 94)</span> soupirait, il rit, hoche la tête: Chant de <em>lolo</em>,
+à bercer les enfants<a id="footnotetag8" name="footnotetag8"></a><a href="#footnote8" title="Go to footnote 8"><span class="smaller">[8]</span></a>!</p>
-<p>Voilà le nom trouvé. Le <em>lollard</em>, est ce pauvre imbécile au chant de
+<p>Voilà le nom trouvé. Le <em>lollard</em>, est ce pauvre imbécile au chant de
vieille ou de nourrice. Il fait la nourrice et l'enfant, s'imaginant
-être le faible et dénué nourrisson aux genoux de Dieu.</p>
+être le faible et dénué nourrisson aux genoux de Dieu.</p>
-<p>Hérésie musicale! grande et contagieuse, je vous le dis. Car plus
-d'un, le dimanche, fuyant les cathédrales, ira furtivement surprendre
+<p>Hérésie musicale! grande et contagieuse, je vous le dis. Car plus
+d'un, le dimanche, fuyant les cathédrales, ira furtivement surprendre
aux caves ce petit chant qui fait pleurer.</p>
-<p>Il vous semble très-doux, et il contient un dissolvant terrible, une
-chose qui fait frémir le prêtre, qui le brise, renverse ses tours, ses
-dômes, toutes ses puissances, qui nivelle la terre avec les ruines des
-cathédrales anéanties. C'est la réponse de Dieu au tisserand: «Chante,
-pauvre homme, et pleure... Ta cave est une église... Tu as péché, mais
-tu as bien souffert. Moi, j'ai payé pour toi, et tout t'est pardonné.»</p>
-
-<p>Inutile de dire que ce chanteur est poursuivi à mort. Où trouver assez
-de supplices, de fer, de feu, de grils ou d'estrapades, de tenailles à
-tenailler? Un bâillon! surtout, un bâillon! Autrement, il continuera
-dans les flammes. Comment étouffer cette voix?... Oh! une voix mise
-dans le monde, on ne l'étouffe plus. Celle-ci s'en va de tous côtés.
+<p>Il vous semble très-doux, et il contient un dissolvant terrible, une
+chose qui fait frémir le prêtre, qui le brise, renverse ses tours, ses
+dômes, toutes ses puissances, qui nivelle la terre avec les ruines des
+cathédrales anéanties. C'est la réponse de Dieu au tisserand: «Chante,
+pauvre homme, et pleure... Ta cave est une église... Tu as péché, mais
+tu as bien souffert. Moi, j'ai payé pour toi, et tout t'est pardonné.»</p>
+
+<p>Inutile de dire que ce chanteur est poursuivi à mort. Où trouver assez
+de supplices, de fer, de feu, de grils ou d'estrapades, de tenailles à
+tenailler? Un bâillon! surtout, un bâillon! Autrement, il continuera
+dans les flammes. Comment étouffer cette voix?... Oh! une voix mise
+dans le monde, on ne l'étouffe plus. Celle-ci s'en va de tous côtés.
L'art muet s'en empare; le Forgeron d'Anvers, dans sa cuve bouillante
-où saint <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Jean est plongé, a peint ce maigre tisserand; sa voix
-même, il l'a peinte, et son faible chant à voix basse.</p>
+où saint <span class="pagenum"><a id="page95" name="page95"></a>(p. 95)</span> Jean est plongé, a peint ce maigre tisserand; sa voix
+même, il l'a peinte, et son faible chant à voix basse.</p>
-<p>La réponse de Dieu qui est le fond de ce chant, elle passe, elle file,
-quoi qu'on fasse, de bouche en bouche. C'est toute la <em>théologie
-allemande</em>. Dès 1400, un petit livre de ce titre l'enseignait aux
-enfants. Aux Pays-Bas Wesel, Staupitz en Allemagne, répandent cette
-consolation au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle. C'est d'eux que l'a reçue Luther.</p>
+<p>La réponse de Dieu qui est le fond de ce chant, elle passe, elle file,
+quoi qu'on fasse, de bouche en bouche. C'est toute la <em>théologie
+allemande</em>. Dès 1400, un petit livre de ce titre l'enseignait aux
+enfants. Aux Pays-Bas Wesel, Staupitz en Allemagne, répandent cette
+consolation au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle. C'est d'eux que l'a reçue Luther.</p>
-<p>Luther est un <em>lollard</em>, le chanteur, non du chant étouffé, à voix
+<p>Luther est un <em>lollard</em>, le chanteur, non du chant étouffé, à voix
basse, mais d'un chant plus haut que la foudre.</p>
-<p>Et il y a encore une autre différence. C'est que ces chants mystiques
-et solitaires du Moyen âge étaient trempés de pleurs. Mais voici un
-chanteur dans la voix héroïque duquel rayonnent le soleil et la joie.</p>
+<p>Et il y a encore une autre différence. C'est que ces chants mystiques
+et solitaires du Moyen âge étaient trempés de pleurs. Mais voici un
+chanteur dans la voix héroïque duquel rayonnent le soleil et la joie.</p>
-<p>Ô joie bien méritée! et que ce grand homme avait bien raison d'être
-joyeux! Quelle révolution eut jamais une plus noble origine?</p>
+<p>Ô joie bien méritée! et que ce grand homme avait bien raison d'être
+joyeux! Quelle révolution eut jamais une plus noble origine?</p>
-<p>Il dit lui-même comment la chose lui vint, et comment il eut le
-courage d'exécuter ce que son éducation lui faisait regarder comme la
-«plus extrême misère.»</p>
+<p>Il dit lui-même comment la chose lui vint, et comment il eut le
+courage d'exécuter ce que son éducation lui faisait regarder comme la
+«plus extrême misère.»</p>
-<p>Il eut pitié du peuple.</p>
+<p>Il eut pitié du peuple.</p>
-<p>Il le vit mangé de ses prêtres, dévoré de ses nobles et sucé de ses
-rois, n'envisageant rien après cette vie de souffrances qu'une
-éternité de souffrances, et s'ôtant le pain de la bouche pour acheter
-à des fripons le rachat de l'enfer.</p>
+<p>Il le vit mangé de ses prêtres, dévoré de ses nobles et sucé de ses
+rois, n'envisageant rien après cette vie de souffrances qu'une
+éternité de souffrances, et s'ôtant le pain de la bouche pour acheter
+à des fripons le rachat de l'enfer.</p>
-<p>Il eut pitié du peuple, et retrouva dans la tendresse de son c&oelig;ur
-le vieux chant du lollard et la consolation: <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> «Chante, pauvre
-homme, tout t'est pardonné!»</p>
+<p>Il eut pitié du peuple, et retrouva dans la tendresse de son c&oelig;ur
+le vieux chant du lollard et la consolation: <span class="pagenum"><a id="page96" name="page96"></a>(p. 96)</span> «Chante, pauvre
+homme, tout t'est pardonné!»</p>
-<p>La Pucelle, à ceux qui lui demandaient la cause qui lui mit les armes
-à la main, répondit: «<em>La pitié</em> qui était au royaume de France,»
-Luther eût répondu: «<em>La pitié</em> qui était au royaume de Dieu.»</p>
+<p>La Pucelle, à ceux qui lui demandaient la cause qui lui mit les armes
+à la main, répondit: «<em>La pitié</em> qui était au royaume de France,»
+Luther eût répondu: «<em>La pitié</em> qui était au royaume de Dieu.»</p>
<p>Ce ne fut pas un verset de saint Paul, un vieux texte si souvent
reproduit sans action, qui renouvela le monde. Ce fut la tendresse, la
-force du grand c&oelig;ur de Luther, son chant, son héroïque <em>joie</em>.</p>
+force du grand c&oelig;ur de Luther, son chant, son héroïque <em>joie</em>.</p>
-<p>Foi, espérance, charité, ce sont bien trois vertus divines. Mais il
-faut ajouter cette vertu rare et sublime des c&oelig;urs très-purs, rare
-même chez les saints. Faute d'un meilleur nom, je l'appelle <em>la Joie</em>.</p>
+<p>Foi, espérance, charité, ce sont bien trois vertus divines. Mais il
+faut ajouter cette vertu rare et sublime des c&oelig;urs très-purs, rare
+même chez les saints. Faute d'un meilleur nom, je l'appelle <em>la Joie</em>.</p>
-<p>La condamnation de tout le Moyen âge, de tous ses grands mystiques,
+<p>La condamnation de tout le Moyen âge, de tous ses grands mystiques,
est celle-ci: <em>Pas un n'a eu la Joie.</em></p>
-<p>Comment l'auraient-ils eue? C'étaient tous des malades. Ils ont gémi,
+<p>Comment l'auraient-ils eue? C'étaient tous des malades. Ils ont gémi,
langui et attendu. Ils sont morts dans l'attente, n'entrevoyant pas
-même les âges d'action et de lumière où nous sommes arrivés si tard.
-Ils ont aimé beaucoup, mais leur amour si vague, plein de subtilités
-suspectes, ne s'affranchit jamais des pensées troubles. Ils restèrent
+même les âges d'action et de lumière où nous sommes arrivés si tard.
+Ils ont aimé beaucoup, mais leur amour si vague, plein de subtilités
+suspectes, ne s'affranchit jamais des pensées troubles. Ils restèrent
tristes et inquiets.</p>
-<p>Au contraire, la bénédiction de Dieu, qui était en Luther, apparut en
-ceci surtout, que, le premier des hommes depuis l'Antiquité, il eut
-<em>la Joie</em> et le rire héroïque.</p>
+<p>Au contraire, la bénédiction de Dieu, qui était en Luther, apparut en
+ceci surtout, que, le premier des hommes depuis l'Antiquité, il eut
+<em>la Joie</em> et le rire héroïque.</p>
<p>Elle brilla, rayonna en lui, sous toutes les formes. Il eut ce grand
don au complet.</p>
-<p>La joie de l'inventeur, heureux d'avoir trouvé et heureux de donner,
-celle qui sourit dans les dialogues <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> de Galilée, qui éclate
-d'un naïf orgueil dans Linné, dans Keppler.</p>
+<p>La joie de l'inventeur, heureux d'avoir trouvé et heureux de donner,
+celle qui sourit dans les dialogues <span class="pagenum"><a id="page97" name="page97"></a>(p. 97)</span> de Galilée, qui éclate
+d'un naïf orgueil dans Linné, dans Keppler.</p>
-<p>La joie du combattant au moment des batailles, sa colère magnifique,
-d'un rire vainqueur, plus fort que les trompettes dont Josué brisa
-Jéricho.</p>
+<p>La joie du combattant au moment des batailles, sa colère magnifique,
+d'un rire vainqueur, plus fort que les trompettes dont Josué brisa
+Jéricho.</p>
-<p>La joie du vrai fort, du héros, ferme sur le roc de la conscience,
-serein contre tous les périls et tous les maux du monde. Tel le grand
-Beethoven quand, vieux, isolé, sourd, d'un colossal effort, il fit
-l'<em>Hymne à la Joie</em>.</p>
+<p>La joie du vrai fort, du héros, ferme sur le roc de la conscience,
+serein contre tous les périls et tous les maux du monde. Tel le grand
+Beethoven quand, vieux, isolé, sourd, d'un colossal effort, il fit
+l'<em>Hymne à la Joie</em>.</p>
<p>Et par-dessus ces joies de la force, Luther eut celles du c&oelig;ur,
celles de l'homme, le bonheur innocent de la famille et du foyer.
-Quelle famille plus sainte et quel foyer plus pur?... Table sacrée,
-hospitalière, où moi-même, si longtemps admis, j'ai trouvé tant de
+Quelle famille plus sainte et quel foyer plus pur?... Table sacrée,
+hospitalière, où moi-même, si longtemps admis, j'ai trouvé tant de
fruits divins dont mon c&oelig;ur vit encore<a id="footnotetag9" name="footnotetag9"></a><a href="#footnote9" title="Go to footnote 9"><span class="smaller">[9]</span></a>!... Avec son petit Jean
-Luther, je m'en allais, suivant le bon docteur, au verger où,
-tendrement, gravement, il prêchait les oiseaux, ou bien encore dans
-les blés mûrs qui le faisaient pleurer de reconnaissance et d'amour de
+Luther, je m'en allais, suivant le bon docteur, au verger où,
+tendrement, gravement, il prêchait les oiseaux, ou bien encore dans
+les blés mûrs qui le faisaient pleurer de reconnaissance et d'amour de
Dieu.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> Voilà l'homme moderne, et votre père, à tous. Reconnaissez-le
-à ceci.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page98" name="page98"></a>(p. 98)</span> Voilà l'homme moderne, et votre père, à tous. Reconnaissez-le
+à ceci.</p>
-<p>La joie est absurde au Moyen âge, qui bâtit tant de choses vaines,
-qui, savant architecte, édifia aux nues ces tours et ces châteaux
+<p>La joie est absurde au Moyen âge, qui bâtit tant de choses vaines,
+qui, savant architecte, édifia aux nues ces tours et ces châteaux
qu'apporte et remporte le vent.</p>
-<p>La joie est raisonnable au temps moderne dont la main sûre construit
-de vérités l'immuable édifice dont le pied est assis en Dieu, dans le
-calcul et la nature. Si le vrai n'est plus vrai, si la géométrie est
+<p>La joie est raisonnable au temps moderne dont la main sûre construit
+de vérités l'immuable édifice dont le pied est assis en Dieu, dans le
+calcul et la nature. Si le vrai n'est plus vrai, si la géométrie est
fausse, alors cette maison tombera.</p>
-<p>La raison seule et la révolution, la science, ont seules droit à la
+<p>La raison seule et la révolution, la science, ont seules droit à la
<em>Joie</em>.</p>
-<p>Mais, à quelque degré de sérieux, de fermeté virile qu'arrive notre
-âge en sa <i>via sacra</i>, reconnaissons et bénissons le point de départ,
-vraiment touchant, humain, d'où nous prîmes l'essor, la bonne et forte
+<p>Mais, à quelque degré de sérieux, de fermeté virile qu'arrive notre
+âge en sa <i>via sacra</i>, reconnaissons et bénissons le point de départ,
+vraiment touchant, humain, d'où nous prîmes l'essor, la bonne et forte
main du grand Luther qui, dans son verre gothique nous versa le vin du
voyage.</p>
-<p>Ce vin fut l'assurance que celui-ci donna à l'homme, qui le releva et
+<p>Ce vin fut l'assurance que celui-ci donna à l'homme, qui le releva et
le mit en chemin. Cent fois on avait dit au pauvre peuple, qui avait
-tant souffert, qu'il était pardonné. Luther le jura, se fit croire, et
-le monde, raffermi des vaines terreurs, se lança dans l'action.</p>
+tant souffert, qu'il était pardonné. Luther le jura, se fit croire, et
+le monde, raffermi des vaines terreurs, se lança dans l'action.</p>
-<p>Comment le peuple n'eût-il cru cette voix pure et forte, loyale, qui
+<p>Comment le peuple n'eût-il cru cette voix pure et forte, loyale, qui
est celle du peuple? Tous croient, tous sont joyeux. On s'embrasse sur
les places, comme on fit plus tard par toute l'Europe pour la prise de
la Bastille. Un chant commence, d'une incroyable joie, la Marseillaise
-de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»</p>
+de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page99" name="page99"></a>(p. 99)</span> Il fit les airs et les paroles. Et il allait de ville en
-ville, de place en place, et d'auberge en auberge, avec sa flûte ou
+ville, de place en place, et d'auberge en auberge, avec sa flûte ou
son luth.</p>
<p>Tout le monde le suivait.</p>
-<p>Ses ennemis le lui reprochent; ils disent en dérision: «Il allait par
-toute l'Allemagne, nouvel Orphée, menant les bêtes.»</p>
+<p>Ses ennemis le lui reprochent; ils disent en dérision: «Il allait par
+toute l'Allemagne, nouvel Orphée, menant les bêtes.»</p>
-<p>Cet homme était si fort, qu'il eût fait chanter la mort même.</p>
+<p>Cet homme était si fort, qu'il eût fait chanter la mort même.</p>
-<p>L'Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe, l'Allemagne se mit
-à chanter.</p>
+<p>L'Allemagne, déchirée, mutilée, sciée, comme Isaïe, l'Allemagne se mit
+à chanter.</p>
-<p>La misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du
+<p>La misérable France, écrasée sous la meule, où elle ne rendait que du
sang, chante aussi comme l'Allemagne.</p>
-<p>Le poète ouvrier Hans Sachs salue ce puissant «rossignol, dont le
-chant emplit la chrétienté.» Albert Dürer, consolé, fait cent
+<p>Le poète ouvrier Hans Sachs salue ce puissant «rossignol, dont le
+chant emplit la chrétienté.» Albert Dürer, consolé, fait cent
&oelig;uvres joyeuses qui expient <em>Melancolia</em>: le petit <em>saint
Christophe</em>, plein d'amour, emportant son Dieu; le ferme et fier
-<em>saint Paul</em>, qui lit, appuyé sur l'épée, la grande épée biblique,
-enfoncée dans la terre; saint Marc écoute, frissonne de terreur et de
+<em>saint Paul</em>, qui lit, appuyé sur l'épée, la grande épée biblique,
+enfoncée dans la terre; saint Marc écoute, frissonne de terreur et de
joie, montrant ses blanches dents; saint Pierre, avec ses clefs,
-vaincu, baisse la tête et n'est plus qu'un portier.</p>
+vaincu, baisse la tête et n'est plus qu'un portier.</p>
-<p>Voilà les jeux et les chansons, le Noël de la Renaissance.</p>
+<p>Voilà les jeux et les chansons, le Noël de la Renaissance.</p>
-<p>Pour lui, qui a changé le monde, le grand Luther, ne réclame rien que
+<p>Pour lui, qui a changé le monde, le grand Luther, ne réclame rien que
son titre de noblesse: <em>chanteur et mendiant</em>.</p>
-<p>«Que personne ne s'avise de mépriser devant moi les pauvres
+<p>«Que personne ne s'avise de mépriser devant moi les pauvres
compagnons qui vont chantant et <span class="pagenum"><a id="page100" name="page100"></a>(p. 100)</span> disant de porte en porte:
-<i>Panem propter Deum!</i> Vous savez comme dit le psaume: «Les princes et
-les rois ont <em>chanté</em>...» Et moi aussi, j'ai été un pauvre mendiant.
-J'ai reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à
-Eisenach, dans ma chère ville.»</p>
+<i>Panem propter Deum!</i> Vous savez comme dit le psaume: «Les princes et
+les rois ont <em>chanté</em>...» Et moi aussi, j'ai été un pauvre mendiant.
+J'ai reçu du pain aux portes des maisons, particulièrement à
+Eisenach, dans ma chère ville.»</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page101" name="page101"></a>(p. 101)</span> CHAPITRE VI</h3>
@@ -2678,2830 +2640,2830 @@ LUTHER
<br>
1517-1523</h4>
-<p>Luther a eu le succès inouï de changer ce qui ne change pas: <em>la
+<p>Luther a eu le succès inouï de changer ce qui ne change pas: <em>la
famille</em>.</p>
-<p>C'est la révolution la plus profonde, la plus victorieuse qui fut
-jamais. Celle-ci atteignit toutes les habitudes, tout le système de la
+<p>C'est la révolution la plus profonde, la plus victorieuse qui fut
+jamais. Celle-ci atteignit toutes les habitudes, tout le système de la
vie, le fond du fond de l'existence.</p>
-<p>Nous ajournons les autres faces de la révolution protestante. Elles
-ressortiront assez de ce livre. Un mot seulement ici sur le côté
+<p>Nous ajournons les autres faces de la révolution protestante. Elles
+ressortiront assez de ce livre. Un mot seulement ici sur le côté
moral:</p>
<p>Sans vouloir toucher au christianisme (au contraire, en faisant
effort pour le replacer sur le dogme qui en <span class="pagenum"><a id="page102" name="page102"></a>(p. 102)</span> est l'essence),
-Luther l'a transformé. Employons le langage de l'art qu'il préférait,
-de la musique: il n'a pas changé l'air, il a même épuré, restauré la
-partition, mais il l'a transposée d'une clef à l'autre, l'a complétée
-des parties légitimes. Et ce changement a fait, d'une mélodie maigre,
-d'un chant monastique et stérile, l'ouverture harmonique du grand
+Luther l'a transformé. Employons le langage de l'art qu'il préférait,
+de la musique: il n'a pas changé l'air, il a même épuré, restauré la
+partition, mais il l'a transposée d'une clef à l'autre, l'a complétée
+des parties légitimes. Et ce changement a fait, d'une mélodie maigre,
+d'un chant monastique et stérile, l'ouverture harmonique du grand
concert des nations.</p>
-<p>Il a transposé la religion du miracle à la nature, du fictif à la
-vérité.</p>
+<p>Il a transposé la religion du miracle à la nature, du fictif à la
+vérité.</p>
-<p>Le miracle, c'était le célibat ecclésiastique, le mariage gouverné par
-un célibataire, et la famille à trois.</p>
+<p>Le miracle, c'était le célibat ecclésiastique, le mariage gouverné par
+un célibataire, et la famille à trois.</p>
-<p>De son gouvernement paterne où il trônait, le prêtre est descendu à la
-fraternité. C'est un frère, c'est un homme, un des nôtres. Tels nous
-pouvons être demain.</p>
+<p>De son gouvernement paterne où il trônait, le prêtre est descendu à la
+fraternité. C'est un frère, c'est un homme, un des nôtres. Tels nous
+pouvons être demain.</p>
-<p>Ainsi le mot de la <em>Renaissance</em>: «Revenez à la nature,» s'est
+<p>Ainsi le mot de la <em>Renaissance</em>: «Revenez à la nature,» s'est
accompli par l'homme qui ne voulait que rappeler le christianisme et
le salut surnaturel.</p>
-<p>Luther, fervent chrétien, a, sans le vouloir, servi l'esprit nouveau.
-Son c&oelig;ur, profondément humain, riche et complet, a chanté les deux
-chants, donné en partie double le concert harmonique de la Réforme et
+<p>Luther, fervent chrétien, a, sans le vouloir, servi l'esprit nouveau.
+Son c&oelig;ur, profondément humain, riche et complet, a chanté les deux
+chants, donné en partie double le concert harmonique de la Réforme et
de la Renaissance.</p>
-<p>Quand il entra au cloître, dit-il lui-même, il n'apporta que son
-Virgile. Il y trouva les Psaumes. David et la Sibylle s'emparèrent du
+<p>Quand il entra au cloître, dit-il lui-même, il n'apporta que son
+Virgile. Il y trouva les Psaumes. David et la Sibylle s'emparèrent du
grand musicien.</p>
-<p>Personne ne fut plus lettré, plus écrivain, plus harmoniste par la
-langue et le style. Il n'y a rien à comparer aux symphonies immenses
+<p>Personne ne fut plus lettré, plus écrivain, plus harmoniste par la
+langue et le style. Il n'y a rien à comparer aux symphonies immenses
de Michel-Ange et de Rubens, que certaines pages de Luther, comme son
-<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> récit de la diète de Worms, plusieurs de ses préfaces. Toutes
+<span class="pagenum"><a id="page103" name="page103"></a>(p. 103)</span> récit de la diète de Worms, plusieurs de ses préfaces. Toutes
choses au niveau de Bossuet, mais avec des accents poignants,
profonds, intimes, <em>humains</em>, que n'eut pas l'orateur officiel de
-l'Église de Louis XIV. Son magnifique récitatif est bien peu
-entraînant devant la trombe de Luther.</p>
+l'Église de Louis XIV. Son magnifique récitatif est bien peu
+entraînant devant la trombe de Luther.</p>
-<p>De tant de choses fortes et puissantes, émues, passionnées, de toute
-cette superbe tempête, de ce grand c&oelig;ur et de cette grande vie,
-cent choses sont restées très-fécondes, une surtout qui fut l'homme
-même et qui est au-dessus de toute dispute. Là est la victoire de
+<p>De tant de choses fortes et puissantes, émues, passionnées, de toute
+cette superbe tempête, de ce grand c&oelig;ur et de cette grande vie,
+cent choses sont restées très-fécondes, une surtout qui fut l'homme
+même et qui est au-dessus de toute dispute. Là est la victoire de
Luther. Cette chose, nous l'avons dit, c'est <em>la famille</em>, la vraie et
-naturelle famille, le triomphe de la moralité et de la nature, la
+naturelle famille, le triomphe de la moralité et de la nature, la
reconstruction du foyer.</p>
-<p>Or, la pierre du foyer, c'est la base de tout. Toute la vie est bâtie
-dessus. Où le foyer branle, tout branle. Où la famille est faible et
-désunie, l'État n'a pas d'assiette; il la cherche, et comme un malade,
-se tourne et se retourne dans son lit, sans en être mieux.</p>
-
-<p>La longue mort de l'Italie et de l'Espagne, la fébrile agitation de la
-France, l'anéantissement de l'Irlande comme race et de la Pologne
-comme nation, ont là leur cause principale. La famille, dans ces pays,
-est rarement sérieuse. La maison n'y est pas fermée; elle est ouverte
-aux quatre vents. Autre chose, l'hospitalité; autre, la banalité. Dans
-cette vie quasi communiste, où chacun regarde toujours hors de chez
-soi, le travail est minime, et l'agitation grande, la mobilité et
-l'ennui, l'esprit aléatoire, la curiosité, l'aventure. Les peuples
-ainsi doués porteront ce goût de loterie dans les choses de l'État.</p>
+<p>Or, la pierre du foyer, c'est la base de tout. Toute la vie est bâtie
+dessus. Où le foyer branle, tout branle. Où la famille est faible et
+désunie, l'État n'a pas d'assiette; il la cherche, et comme un malade,
+se tourne et se retourne dans son lit, sans en être mieux.</p>
+
+<p>La longue mort de l'Italie et de l'Espagne, la fébrile agitation de la
+France, l'anéantissement de l'Irlande comme race et de la Pologne
+comme nation, ont là leur cause principale. La famille, dans ces pays,
+est rarement sérieuse. La maison n'y est pas fermée; elle est ouverte
+aux quatre vents. Autre chose, l'hospitalité; autre, la banalité. Dans
+cette vie quasi communiste, où chacun regarde toujours hors de chez
+soi, le travail est minime, et l'agitation grande, la mobilité et
+l'ennui, l'esprit aléatoire, la curiosité, l'aventure. Les peuples
+ainsi doués porteront ce goût de loterie dans les choses de l'État.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page104" name="page104"></a>(p. 104)</span> Nous reviendrons assez sur tout cela. Qu'il suffise de dire
ici que le protestantisme, qui pour le reste est un passage, en ceci
-s'est trouvé la nature qui ne passe point. Que Dieu se soit trompé en
-faisant la famille à deux, plusieurs le soutiendront. Mais enfin, elle
-est telle. Une famille à trois, où le dangereux tiers n'est pas
-l'intrus, mais l'autorité même, c'est la discorde arrangée par la loi,
-c'est le divorce organisé, le foyer équivoque et suspendu en l'air.
-Nulle paix, nulle unité: donc, l'éducation impossible, l'enfant formé
-par le hasard, et sans tradition paternelle, c'est-à-dire sans passé
+s'est trouvé la nature qui ne passe point. Que Dieu se soit trompé en
+faisant la famille à deux, plusieurs le soutiendront. Mais enfin, elle
+est telle. Une famille à trois, où le dangereux tiers n'est pas
+l'intrus, mais l'autorité même, c'est la discorde arrangée par la loi,
+c'est le divorce organisé, le foyer équivoque et suspendu en l'air.
+Nulle paix, nulle unité: donc, l'éducation impossible, l'enfant formé
+par le hasard, et sans tradition paternelle, c'est-à-dire sans passé
solide, faible et seul, un <em>individu</em><a id="footnotetag10" name="footnotetag10"></a><a href="#footnote10" title="Go to footnote 10"><span class="smaller">[10]</span></a>.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> La racine fatale d'où germe cette mauvaise plante d'une
-végétation souterraine, infinie, poussant ses fibres vénéneuses de la
-famille dans l'État et la société, Luther la coupe, par un moyen
-très-simple. Pour directeur à la famille, c'est la Bible qu'il donne.
+<p><span class="pagenum"><a id="page105" name="page105"></a>(p. 105)</span> La racine fatale d'où germe cette mauvaise plante d'une
+végétation souterraine, infinie, poussant ses fibres vénéneuses de la
+famille dans l'État et la société, Luther la coupe, par un moyen
+très-simple. Pour directeur à la famille, c'est la Bible qu'il donne.
Il vous met dans les mains un livre, au lieu d'un homme.</p>
-<p>«Ne me croyez pas, dit-il. Qui est Luther? Que m'importe Luther?
-Périsse Luther, et que Dieu vive!... Prenez ceci: lisez.»</p>
+<p>«Ne me croyez pas, dit-il. Qui est Luther? Que m'importe Luther?
+Périsse Luther, et que Dieu vive!... Prenez ceci: lisez.»</p>
<p><em>Lisez!</em> Quoi! en voici un qui veut qu'on sache lire! Mais cela seul
-est une grande révolution.</p>
+est une grande révolution.</p>
-<p>Lire un livre <em>imprimé</em>! Révolution plus grande. Ceci donne des ailes
-à la Presse. En sorte que tous liront, sauront, verront, auront des
-yeux... C'est la révolution de la lumière.</p>
+<p>Lire un livre <em>imprimé</em>! Révolution plus grande. Ceci donne des ailes
+à la Presse. En sorte que tous liront, sauront, verront, auront des
+yeux... C'est la révolution de la lumière.</p>
<p><em>Quel livre?</em> Infiniment multiple, de vingt esprits divers, donc
-propre à susciter l'examen, la critique, la recherche d'un esprit
+propre à susciter l'examen, la critique, la recherche d'un esprit
libre.</p>
-<p>De sorte que ce bonhomme, chaleureux défenseur de l'autorité
-primitive, s'en remet à la liberté.</p>
+<p>De sorte que ce bonhomme, chaleureux défenseur de l'autorité
+primitive, s'en remet à la liberté.</p>
-<p>C&oelig;ur loyal, âme pure! je le vois bien ici. Le vrai nom de ton
-&oelig;uvre est celui-ci: c'est <em>la révolution de loyauté</em>.</p>
+<p>C&oelig;ur loyal, âme pure! je le vois bien ici. Le vrai nom de ton
+&oelig;uvre est celui-ci: c'est <em>la révolution de loyauté</em>.</p>
-<p>Point d'arrière-pensée dans ce rude homme. Il marche, fort et ferme,
+<p>Point d'arrière-pensée dans ce rude homme. Il marche, fort et ferme,
de ses souliers de fer, dans la droite et loyale voie... Ah! il ne
-vous énervera pas. Il vous forge d'abord une Bible allemande dans la
-langue vibrante des Niebelungen, la langue des vieux héros du Rhin.</p>
-
-<p>Où en est, je vous prie, toute la littérature du Moyen âge, la poésie
-de la fièvre, la gémissante colombe du Cantique, les berceaux de
-l'Épouse, tant commentés de <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> saint Bernard, recommentés
-d'Innocent III et de Gerson, de Bossuet même. Voici un homme indélicat
-qui n'entend rien aux attendrissements, qui n'a pas goût aux
-confidences, aux timidités, aux soupirs. Les bocages douteux où les
+vous énervera pas. Il vous forge d'abord une Bible allemande dans la
+langue vibrante des Niebelungen, la langue des vieux héros du Rhin.</p>
+
+<p>Où en est, je vous prie, toute la littérature du Moyen âge, la poésie
+de la fièvre, la gémissante colombe du Cantique, les berceaux de
+l'Épouse, tant commentés de <span class="pagenum"><a id="page106" name="page106"></a>(p. 106)</span> saint Bernard, recommentés
+d'Innocent III et de Gerson, de Bossuet même. Voici un homme indélicat
+qui n'entend rien aux attendrissements, qui n'a pas goût aux
+confidences, aux timidités, aux soupirs. Les bocages douteux où les
mystiques erraient au clair de lune, ce grossier forgeron qui n'aime
-que le jour, il frappe dessus, à droite, à gauche. Et quand les
-dryades gémiraient, il n'en frapperait que plus fort, faisant de ces
+que le jour, il frappe dessus, à droite, à gauche. Et quand les
+dryades gémiraient, il n'en frapperait que plus fort, faisant de ces
nymphes du diable un impitoyable abatis.</p>
<p>Qu'il est puissant, celui qui ne veut rien pour lui, qui va droit
-devant lui et sans tourner la tête! Je voudrais bien savoir seulement
-comment, dans ce grand désert d'hommes, où tous agonisaient, il y eut
-un homme encore; comment, tous étant pâles, délicats, pulmoniques, il
-y eut cet homme fort, «au c&oelig;ur rouge,» pour dire comme la vieille
-Allemagne. Il y a là un miracle que je ne comprends pas.</p>
+devant lui et sans tourner la tête! Je voudrais bien savoir seulement
+comment, dans ce grand désert d'hommes, où tous agonisaient, il y eut
+un homme encore; comment, tous étant pâles, délicats, pulmoniques, il
+y eut cet homme fort, «au c&oelig;ur rouge,» pour dire comme la vieille
+Allemagne. Il y a là un miracle que je ne comprends pas.</p>
-<p>Il ne descendit pas du ciel. Il passa par l'école, l'église et le
-couvent, trois degrés du suicide.</p>
+<p>Il ne descendit pas du ciel. Il passa par l'école, l'église et le
+couvent, trois degrés du suicide.</p>
-<p>Et il eut en perfection, ce héros, l'éducation du temps, celle de la
+<p>Et il eut en perfection, ce héros, l'éducation du temps, celle de la
bassesse et de la peur.</p>
-<p>C'était une sorte de bagne où l'on n'entendait que le fouet. Luther
+<p>C'était une sorte de bagne où l'on n'entendait que le fouet. Luther
l'avait cinq fois par jour. Cela faisait des enfants si peureux, qu'un
-jour, avec ses camarades, ayant mendié à la porte d'une ferme, le
-paysan, homme charitable, mais d'une voix rude, leur dit: «J'y vais,»
-et leur peur fut si grande, qu'ils s'enfuirent à toutes jambes et
-n'osèrent jamais revenir.</p>
+jour, avec ses camarades, ayant mendié à la porte d'une ferme, le
+paysan, homme charitable, mais d'une voix rude, leur dit: «J'y vais,»
+et leur peur fut si grande, qu'ils s'enfuirent à toutes jambes et
+n'osèrent jamais revenir.</p>
-<p>Voilà la triste école d'où sortit l'homme le plus hardi de
+<p>Voilà la triste école d'où sortit l'homme le plus hardi de
l'Allemagne.</p>
<p>Autre miracle. Converti un jour par la peur d'avoir <span class="pagenum"><a id="page107" name="page107"></a>(p. 107)</span> vu tuer
-un ami par la foudre, il se fait moine, et le voilà entre deux écueils
-auxquels personne n'échappait. D'une part, la goinfrerie, le ventre.
-Et d'autre part, la femme, la fatalité corruptrice de savoir et
-toucher sans cesse ce qu'on doit éviter.</p>
+un ami par la foudre, il se fait moine, et le voilà entre deux écueils
+auxquels personne n'échappait. D'une part, la goinfrerie, le ventre.
+Et d'autre part, la femme, la fatalité corruptrice de savoir et
+toucher sans cesse ce qu'on doit éviter.</p>
-<p>Dieu le portait. Il entre au cloître, mais comment? Avec sa musique
-d'une part, de l'autre son Virgile et les comédies de Plaute. Ris, bon
+<p>Dieu le portait. Il entre au cloître, mais comment? Avec sa musique
+d'une part, de l'autre son Virgile et les comédies de Plaute. Ris, bon
jeune homme, cela te soutiendra. Mais il y ajoute Platon. La sereine,
-l'héroïque antiquité, l'entoure et le garde. La musique lui prête des
+l'héroïque antiquité, l'entoure et le garde. La musique lui prête des
ailes, pour l'enlever au besoin sur les endroits fangeux et les basses
tentations.</p>
-<p>Fils d'un Saxon, il le fut peu lui-même. Ce n'est point un buveur de
-bière. Il est du pays de la vigne, du pays de sa mère, née sur les
+<p>Fils d'un Saxon, il le fut peu lui-même. Ce n'est point un buveur de
+bière. Il est du pays de la vigne, du pays de sa mère, née sur les
coteaux de Wurtzbourg. Il eut dans le sang l'esprit gai et aimable des
-plus salubres vins du Rhin. Rien d'épais, rien d'alourdissant.
-Seulement des chaleurs subites à la tête et au c&oelig;ur, de superbes
-colères. Mais le meilleur homme du monde.</p>
+plus salubres vins du Rhin. Rien d'épais, rien d'alourdissant.
+Seulement des chaleurs subites à la tête et au c&oelig;ur, de superbes
+colères. Mais le meilleur homme du monde.</p>
-<p>Le grand assaut livré à son esprit, ce fut la découverte fortuite
-d'une Bible. Livre immense, effrayant, où Dieu semble parler par cinq
+<p>Le grand assaut livré à son esprit, ce fut la découverte fortuite
+d'une Bible. Livre immense, effrayant, où Dieu semble parler par cinq
cents voix contraires. Beaucoup y succombaient, disant (Luther le leur
reproche): <em>Bibel-Babel</em>, et n'y voulant plus lire.</p>
-<p>Rudes étaient ses combats. Et il eut un moment la tentation de jeter
+<p>Rudes étaient ses combats. Et il eut un moment la tentation de jeter
tout. Mais ce grand livre le retint. Deux fois par an il lisait la
-Bible tout entière, et s'y enfonçait toujours plus, y trouvant, y
-portant mille choses fécondes qu'en fait jaillir un grand esprit. Il
-dit fort bien plus tard, dans la naïveté de la force: «Je tire bien
-moins des livres, que je n'y mets moi-même.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> La difficulté réelle du moment que personne ne voyait, la
-chose qui faisait avorter la Renaissance, stérilisait la Liberté,
-c'est que Rome les exploitait. Rome s'était mise à la mode; elle
+Bible tout entière, et s'y enfonçait toujours plus, y trouvant, y
+portant mille choses fécondes qu'en fait jaillir un grand esprit. Il
+dit fort bien plus tard, dans la naïveté de la force: «Je tire bien
+moins des livres, que je n'y mets moi-même.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page108" name="page108"></a>(p. 108)</span> La difficulté réelle du moment que personne ne voyait, la
+chose qui faisait avorter la Renaissance, stérilisait la Liberté,
+c'est que Rome les exploitait. Rome s'était mise à la mode; elle
professait la doctrine des philosophes et des juristes, doctrine
-antichrétienne, qui sauve l'homme non par le Christ, mais par les
-&oelig;uvres mêmes de l'homme.</p>
-
-<p>Léon X se montrait d'accord avec Érasme. La liberté et la philosophie,
-confisquées, amorties par leur ennemi naturel, se neutralisaient
-elles-mêmes. C'était la vaccine de la liberté, un <em>libre arbitre</em>
-théorique, dirigé par les prêtres, rançonné par les indulgences,
-c'était aux mains du pape un négoce de plus, une nouvelle marchandise
+antichrétienne, qui sauve l'homme non par le Christ, mais par les
+&oelig;uvres mêmes de l'homme.</p>
+
+<p>Léon X se montrait d'accord avec Érasme. La liberté et la philosophie,
+confisquées, amorties par leur ennemi naturel, se neutralisaient
+elles-mêmes. C'était la vaccine de la liberté, un <em>libre arbitre</em>
+théorique, dirigé par les prêtres, rançonné par les indulgences,
+c'était aux mains du pape un négoce de plus, une nouvelle marchandise
de la grande boutique.</p>
-<p>Avec un petit mot, une équivoque, la liberté devenait servitude:
-l'équivoque du mot <em>&oelig;uvres</em>. «L'homme est-il sauvé par les
+<p>Avec un petit mot, une équivoque, la liberté devenait servitude:
+l'équivoque du mot <em>&oelig;uvres</em>. «L'homme est-il sauvé par les
<em>&oelig;uvres</em>? Oui, disait le philosophe, entendant les <em>&oelig;uvres</em> de
vertu. Oui, disait le papiste, entendant <em>les &oelig;uvres</em> pies, messes
-ou cierges brûlés, macérations, pèlerinages, ou, ce qui remplace tout,
+ou cierges brûlés, macérations, pèlerinages, ou, ce qui remplace tout,
l'indulgence de Rome et l'argent.</p>
-<p>Magique vertu de l'équivoque! Grâce au mot <em>&oelig;uvres</em>, l'argent et la
-philosophie avaient le même langage. Tetzel et Fugger parlaient comme
-Zénon.</p>
+<p>Magique vertu de l'équivoque! Grâce au mot <em>&oelig;uvres</em>, l'argent et la
+philosophie avaient le même langage. Tetzel et Fugger parlaient comme
+Zénon.</p>
-<p>Mais voilà que ce rude Allemand brise ce bel accord. Quand on lui
-parla du charlatan Tetzel, de ses succès à colporter sa drogue, Luther
-dit brutalement: «Je lui crèverai son tambour.»</p>
+<p>Mais voilà que ce rude Allemand brise ce bel accord. Quand on lui
+parla du charlatan Tetzel, de ses succès à colporter sa drogue, Luther
+dit brutalement: «Je lui crèverai son tambour.»</p>
-<p>Traduisons clairement sa prédication. Replaçons-là au vrai jour
+<p>Traduisons clairement sa prédication. Replaçons-là au vrai jour
populaire:</p>
-<p>«Bonnes gens, on vous vend la dispense des &oelig;uvres. <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span>
+<p>«Bonnes gens, on vous vend la dispense des &oelig;uvres. <span class="pagenum"><a id="page109" name="page109"></a>(p. 109)</span>
Remettez l'argent dans vos poches. Dieu vous sauve gratis. Des
-&oelig;uvres, la seule nécessaire, c'est de croire en lui, de l'aimer.
+&oelig;uvres, la seule nécessaire, c'est de croire en lui, de l'aimer.
Quoi! Dieu est mort pour vous, et il n'y aurait pas assez du sang d'un
-Dieu pour laver tous les péchés de la terre?»</p>
+Dieu pour laver tous les péchés de la terre?»</p>
-<p>Chose curieuse, le pape recommandait les &oelig;uvres, et tout s'était
-réduit aux &oelig;uvres de la caisse. Luther dispense des &oelig;uvres, et
-elles recommencent, les vraies &oelig;uvres morales, celles de piété et
+<p>Chose curieuse, le pape recommandait les &oelig;uvres, et tout s'était
+réduit aux &oelig;uvres de la caisse. Luther dispense des &oelig;uvres, et
+elles recommencent, les vraies &oelig;uvres morales, celles de piété et
de vertu.</p>
-<p>Il disait: «Aime et crois.» Qui aime, n'a besoin qu'on impose et
-prescrive les &oelig;uvres agréables à l'objet aimé; il les fera bien de
-lui-même, et il les ferait malgré vous.</p>
-
-<p>Cette apparente suppression de la Loi, ce triomphe de la Grâce et de
-l'amour, fut un enchantement. De misérable serf qu'il était, servant
-sous le bâton, la verge et la peur de l'enfer, voilà l'homme restauré
-qui se trouve chez Dieu le fils de la maison, l'héritier chéri,
-légitime. Il s'élance, riant et pleurant, dans les bras paternels...
-Le péché, le jugement, tous les épouvantails, que sont-ils devenus? Je
-ne vois plus qu'amour, lumière, consolation, le paradis ici-bas, comme
-au ciel... Un chant de joie commence. À l'homme de chanter, au diable
-de pleurer. Lui seul est dupe. Jésus l'a attrapé. Croyant tenir sa
-proie, il a mordu à vide et s'est mordu... Du ciel à la terre, immense
-éclat de rire.</p>
-
-<p>Voilà comment apparut Luther, sublime et bouffon musicien de ce divin
-Noël, amusant, colère et terrible, un David aristophanesque, entre
-Moïse et Rabelais... Non, plus que tout cela: <em>Le Peuple.</em></p>
-
-<p>Ou, comme il a nommé magnifiquement le peuple: <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> «Monseigneur
-tout le monde (<i>Herr omnes</i>).» Ce Monseigneur est dans Luther.</p>
-
-<p>Le plus merveilleux de l'affaire, c'est que cette nouveauté était
-très-vieille. Cent fois on avait ramassé le texte de saint Paul:
-«Crois, et tu es sauvé.» Saint Augustin l'avait commenté, étendu,
-délayé à souhait. Tous les mystiques avaient pris là, spécialement les
-mendiants, et plus que tous, les théologiens de l'Allemagne.</p>
-
-<p>C'était la propre et originale <em>théologie allemande</em>, comme elle
-existait déjà dans le petit manuel qui porte ce nom, comme on la
+<p>Il disait: «Aime et crois.» Qui aime, n'a besoin qu'on impose et
+prescrive les &oelig;uvres agréables à l'objet aimé; il les fera bien de
+lui-même, et il les ferait malgré vous.</p>
+
+<p>Cette apparente suppression de la Loi, ce triomphe de la Grâce et de
+l'amour, fut un enchantement. De misérable serf qu'il était, servant
+sous le bâton, la verge et la peur de l'enfer, voilà l'homme restauré
+qui se trouve chez Dieu le fils de la maison, l'héritier chéri,
+légitime. Il s'élance, riant et pleurant, dans les bras paternels...
+Le péché, le jugement, tous les épouvantails, que sont-ils devenus? Je
+ne vois plus qu'amour, lumière, consolation, le paradis ici-bas, comme
+au ciel... Un chant de joie commence. À l'homme de chanter, au diable
+de pleurer. Lui seul est dupe. Jésus l'a attrapé. Croyant tenir sa
+proie, il a mordu à vide et s'est mordu... Du ciel à la terre, immense
+éclat de rire.</p>
+
+<p>Voilà comment apparut Luther, sublime et bouffon musicien de ce divin
+Noël, amusant, colère et terrible, un David aristophanesque, entre
+Moïse et Rabelais... Non, plus que tout cela: <em>Le Peuple.</em></p>
+
+<p>Ou, comme il a nommé magnifiquement le peuple: <span class="pagenum"><a id="page110" name="page110"></a>(p. 110)</span> «Monseigneur
+tout le monde (<i>Herr omnes</i>).» Ce Monseigneur est dans Luther.</p>
+
+<p>Le plus merveilleux de l'affaire, c'est que cette nouveauté était
+très-vieille. Cent fois on avait ramassé le texte de saint Paul:
+«Crois, et tu es sauvé.» Saint Augustin l'avait commenté, étendu,
+délayé à souhait. Tous les mystiques avaient pris là, spécialement les
+mendiants, et plus que tous, les théologiens de l'Allemagne.</p>
+
+<p>C'était la propre et originale <em>théologie allemande</em>, comme elle
+existait déjà dans le petit manuel qui porte ce nom, comme on la
trouvait, remontant, dans Tauler, Henri Suso, jusque dans Gotteschalk,
-condamné sous Charlemagne, au temps même où le christianisme entra en
-Allemagne. Dès qu'il y eut un christianisme allemand, il fut tout
-d'abord luthérien.</p>
+condamné sous Charlemagne, au temps même où le christianisme entra en
+Allemagne. Dès qu'il y eut un christianisme allemand, il fut tout
+d'abord luthérien.</p>
-<p>L'Allemagne enseigna toujours: «Dieu seul est grand, Dieu seul est
-tout; toute la force de l'homme est en lui.»</p>
+<p>L'Allemagne enseigna toujours: «Dieu seul est grand, Dieu seul est
+tout; toute la force de l'homme est en lui.»</p>
-<p>La défaillance de l'Église n'avait que fortifié cette doctrine de
-l'impuissance humaine. L'<i>Imitatio Christi</i>, la Théologie de Gerson,
+<p>La défaillance de l'Église n'avait que fortifié cette doctrine de
+l'impuissance humaine. L'<i>Imitatio Christi</i>, la Théologie de Gerson,
n'avaient pas d'autre sens. Et pourtant quel contraste! Ces livres
-monastiques, découragés (désespérés dans leur résignation), ne mènent
-à rien qu'à la langueur, à rêver et croiser les bras. Ils sont la fin
-d'un monde, pâle reflet d'un soleil couchant. Ceux de Luther, c'est
-l'aube, c'est un réveil de mai à quatre heures du matin. Une cloche
-argentine et perçante, sous un puissant battant d'acier, éveille le
+monastiques, découragés (désespérés dans leur résignation), ne mènent
+à rien qu'à la langueur, à rêver et croiser les bras. Ils sont la fin
+d'un monde, pâle reflet d'un soleil couchant. Ceux de Luther, c'est
+l'aube, c'est un réveil de mai à quatre heures du matin. Une cloche
+argentine et perçante, sous un puissant battant d'acier, éveille le
monde en sursaut. L'Allemagne, <em>la reine aux bois dormant</em>, se met
-sur son séant, en se frottant <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> les yeux: «Oh! dit-elle, que
-j'ai dormi tard! Mais, je le vois bien, c'est l'aurore!»</p>
+sur son séant, en se frottant <span class="pagenum"><a id="page111" name="page111"></a>(p. 111)</span> les yeux: «Oh! dit-elle, que
+j'ai dormi tard! Mais, je le vois bien, c'est l'aurore!»</p>
<p>Remontez, je vous prie, dans l'histoire du christianisme: vous ne
trouvez rien de semblable. Je parlais de l'<cite>Imitatio</cite>, mais j'aurais
-pu dire l'Évangile. Son astre aimable a lui, au coucher de l'Empire
-romain sur les ruines de la Judée et de vingt nations. Son charme est
-plutôt celui d'une lune mélancolique que d'un fécond soleil; c'est le
-temps du repos; c'est l'astre aimé des morts. Dormez et laissez faire
-à Dieu.</p>
+pu dire l'Évangile. Son astre aimable a lui, au coucher de l'Empire
+romain sur les ruines de la Judée et de vingt nations. Son charme est
+plutôt celui d'une lune mélancolique que d'un fécond soleil; c'est le
+temps du repos; c'est l'astre aimé des morts. Dormez et laissez faire
+à Dieu.</p>
<p>Tout au contraire, Luther, qui croit ressusciter cette doctrine, qui
-en dit, redit les paroles, commence pour le monde un âge de bruyante
-et vive action. Le jour, laborieux ouvrier, se lève, et chante, et
+en dit, redit les paroles, commence pour le monde un âge de bruyante
+et vive action. Le jour, laborieux ouvrier, se lève, et chante, et
frappe, et bat l'enclume. Il me dit bien: Dormez. Mais il n'y a pas
apparence. Cher, vaillant forgeron, tant que tu battras d'un tel bras,
-peu de gens dormiront. Dès l'heure où ton coq a chanté, les muets
-esprits de la nuit ont fui discrètement. L'homme est pour toujours
-éveillé.</p>
+peu de gens dormiront. Dès l'heure où ton coq a chanté, les muets
+esprits de la nuit ont fui discrètement. L'homme est pour toujours
+éveillé.</p>
<p>Ainsi l'effet fut tout le contraire que celui des mystiques. Tant vaut
-l'homme, tant vaut la doctrine. Celle-ci, prêchée dans la langueur,
-dans les tendresses équivoques, était la mollesse même, l'énervation
-de l'âme. Proclamée de cette voix pure et forte, candide, héroïque,
+l'homme, tant vaut la doctrine. Celle-ci, prêchée dans la langueur,
+dans les tendresses équivoques, était la mollesse même, l'énervation
+de l'âme. Proclamée de cette voix pure et forte, candide, héroïque,
elle fut le pain des forts, un cordial avant la bataille; elle fit a
l'homme la belle illusion de sentir, au lieu de son c&oelig;ur, battre en
son sein le c&oelig;ur d'un Dieu.</p>
<p>Malentendu sublime! Le peuple entend mieux qu'on <span class="pagenum"><a id="page112" name="page112"></a>(p. 112)</span> ne dit. Il
-prit l'air plus que les paroles; et dans l'air était le vrai sens.
-Quand de sa voix tonnante à faire crouler les trônes, Luther criait:
+prit l'air plus que les paroles; et dans l'air était le vrai sens.
+Quand de sa voix tonnante à faire crouler les trônes, Luther criait:
<em>L'homme n'est rien</em>, le peuple entendait: <em>L'homme est tout.</em></p>
<p>Les dates ici sont dramatiques. La grande &oelig;uvre du Concordat, la
-soumission de la France, brisée par le roi et par le pape, fut
-couronnée en février 1517. En mars, Léon X, qui jusque-là n'avait pas
-cru à sa victoire, et tenait à Rome contre les gallicans une espèce de
-concile pour les foudroyer au besoin, jugea la comédie inutile,
-licencia ses acteurs. Le ciel était serein, les humanistes ralliés à
-la papauté. Les rieurs étaient pour le pape. Et c'est à ce moment
-qu'éclatèrent en Allemagne les thèses de frère Martin Luther. Elles
-coururent en un mois jusqu'à Jérusalem.</p>
-
-<p>Le 31 octobre 1517, Luther, ayant écrit une noble et forte lettre à
-l'archevêque de Mayence, où il le sommait du compte qu'il aurait à
-rendre à Dieu, afficha à l'église du château de Wittemberg ses
-propositions sur les indulgences. Pièce originale, éloquente, d'une
-verve mordante, chaleureuse et satirique. Jamais la théologie n'avait
-parlé sur ce ton. Nulle banalité. Tout sortait d'une indignation
-loyale et des entrailles mêmes du peuple.</p>
-
-<p>L'ironie n'y manquait pas. «On a sujet de haïr ce trésor de
-l'Évangile, par qui les premiers deviennent les derniers. On a sujet
-d'aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les
+soumission de la France, brisée par le roi et par le pape, fut
+couronnée en février 1517. En mars, Léon X, qui jusque-là n'avait pas
+cru à sa victoire, et tenait à Rome contre les gallicans une espèce de
+concile pour les foudroyer au besoin, jugea la comédie inutile,
+licencia ses acteurs. Le ciel était serein, les humanistes ralliés à
+la papauté. Les rieurs étaient pour le pape. Et c'est à ce moment
+qu'éclatèrent en Allemagne les thèses de frère Martin Luther. Elles
+coururent en un mois jusqu'à Jérusalem.</p>
+
+<p>Le 31 octobre 1517, Luther, ayant écrit une noble et forte lettre à
+l'archevêque de Mayence, où il le sommait du compte qu'il aurait à
+rendre à Dieu, afficha à l'église du château de Wittemberg ses
+propositions sur les indulgences. Pièce originale, éloquente, d'une
+verve mordante, chaleureuse et satirique. Jamais la théologie n'avait
+parlé sur ce ton. Nulle banalité. Tout sortait d'une indignation
+loyale et des entrailles mêmes du peuple.</p>
+
+<p>L'ironie n'y manquait pas. «On a sujet de haïr ce trésor de
+l'Évangile, par qui les premiers deviennent les derniers. On a sujet
+d'aimer le trésor des indulgences, par qui les derniers deviennent les
premiers.</p>
-<p>«Quand le pape donne des pardons, il a moins besoin d'argent que de
-bonnes prières pour lui. Voilà tout ce qu'il demande.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> À côté de ces choses piquantes, il y en avait de bien belles,
-d'une vraie sublimité: «Qui vous dit que toutes les âmes du Purgatoire
-demandent à être rachetées? Qui sait si elles n'aiment pas mieux
-rester et souffrir?... Assurons les chrétiens que souffrir, c'est la
-voie du ciel, exhortons-les à affronter les douleurs, l'enfer même,
-s'il le fallait, pour aller à Dieu.»</p>
-
-<p>On fait tort à la cour de Rome quand on dit qu'elle traita légèrement
-cette affaire, qu'elle n'en sentit pas la portée. Elle crut, à tort,
-que la chose était suscitée par les princes, avec raison que les
-princes en étaient charmés et en profiteraient. L'empereur Maximilien,
-fort ennemi de Léon X, et qui, dit-on, eut un instant l'idée d'être
-pape lui-même, disait: «Celui-ci est un misérable; ce sera le dernier
+<p>«Quand le pape donne des pardons, il a moins besoin d'argent que de
+bonnes prières pour lui. Voilà tout ce qu'il demande.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page113" name="page113"></a>(p. 113)</span> À côté de ces choses piquantes, il y en avait de bien belles,
+d'une vraie sublimité: «Qui vous dit que toutes les âmes du Purgatoire
+demandent à être rachetées? Qui sait si elles n'aiment pas mieux
+rester et souffrir?... Assurons les chrétiens que souffrir, c'est la
+voie du ciel, exhortons-les à affronter les douleurs, l'enfer même,
+s'il le fallait, pour aller à Dieu.»</p>
+
+<p>On fait tort à la cour de Rome quand on dit qu'elle traita légèrement
+cette affaire, qu'elle n'en sentit pas la portée. Elle crut, à tort,
+que la chose était suscitée par les princes, avec raison que les
+princes en étaient charmés et en profiteraient. L'empereur Maximilien,
+fort ennemi de Léon X, et qui, dit-on, eut un instant l'idée d'être
+pape lui-même, disait: «Celui-ci est un misérable; ce sera le dernier
pape. Gardons bien le moine saxon; le jeu va commencer avec les
-prêtres. Soignez-le. Il peut arriver que nous aurons besoin de lui.»
-L'électeur de Saxe, et d'autres princes dans chaque famille
-électorale, regardèrent d'où venait le vent, et se tinrent prêts à
-soutenir ce défenseur de l'Allemagne, sans lequel elle risquait de
-tomber dans l'abaissement de la France. Danger qui ne fit que croître
+prêtres. Soignez-le. Il peut arriver que nous aurons besoin de lui.»
+L'électeur de Saxe, et d'autres princes dans chaque famille
+électorale, regardèrent d'où venait le vent, et se tinrent prêts à
+soutenir ce défenseur de l'Allemagne, sans lequel elle risquait de
+tomber dans l'abaissement de la France. Danger qui ne fit que croître
par la mort de Maximilien, quand le vendeur des indulgences,
-l'archevêque de Mayence, parvint à faire empereur le roi catholique.</p>
-
-<p>Rome ne perdit pas un moment<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Elle lança les <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span>
-dominicains, fit écrire l'un d'eux qui était le maître du
-Sacré-Palais, pour rappeler la doctrine de saint Thomas, et somma
-Luther de comparaître dans soixante jours (septembre 1518). Puis elle
-envoya à Augsbourg un Italien fort délié, le cardinal Cajetano, qui
-lui-même avait été suspect d'hérésie, ayant écrit qu'on pouvait
-interpréter l'Écriture «sans suivre le torrent des Pères.» Il devait
-plaire à l'électeur, et décider Luther à la rétractation. Il s'y prit
-de toutes manières, par menace à la fin, lui montrant son isolement,
-son danger, lui disant: «Crois-tu que le pape s'inquiète fort de
-l'Allemagne? Crois-tu que les princes lèveront des armées pour te
-défendre?... Quel abri as-tu? Où veux-tu rester?&mdash;Sous le ciel,»
-répondit Luther.</p>
-
-<p>Rome avisa dès lors à un moyen plus violent. Elle flatta l'électeur,
-lui envoya le présent royal de la Rose d'or, en lui demandant en
-échange de lui livrer le moine. Dans ce cas-là, brûlé par Léon X, il
-eût eu le sort d'Arnoldo de Brescia, de Savonarole, de Bruno et de
-tant d'autres. La Réforme, étouffée encore, eût laissé le vieux
-système pourrir sa pourriture paisiblement. Point de protestants, dès
-lors, ni de jésuites; point de Jansénius, point de Bossuet, point de
-Voltaire. Autre était la scène du monde.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> Luther était dans un danger réel. L'électeur ne se prononçant
-pas, il n'avait de protection que le peuple, et se tenait prêt à
-partir; mais pour quel pays? Pour la France? Autant valait aller à
-Rome. La mort de Maximilien changea tout. L'électeur devint vicaire de
-l'Empire, craignit moins de protéger Luther (janvier 1519).</p>
-
-<p>Je regrette cette belle histoire. Tout le monde sait qu'après sa
-<cite>Captivité de Babylone</cite>, où il montrait Jésus-Christ prisonnier du
-pape, il brûla hardiment aux portes de Wittemberg la bulle de
+l'archevêque de Mayence, parvint à faire empereur le roi catholique.</p>
+
+<p>Rome ne perdit pas un moment<a id="footnotetag11" name="footnotetag11"></a><a href="#footnote11" title="Go to footnote 11"><span class="smaller">[11]</span></a>. Elle lança les <span class="pagenum"><a id="page114" name="page114"></a>(p. 114)</span>
+dominicains, fit écrire l'un d'eux qui était le maître du
+Sacré-Palais, pour rappeler la doctrine de saint Thomas, et somma
+Luther de comparaître dans soixante jours (septembre 1518). Puis elle
+envoya à Augsbourg un Italien fort délié, le cardinal Cajetano, qui
+lui-même avait été suspect d'hérésie, ayant écrit qu'on pouvait
+interpréter l'Écriture «sans suivre le torrent des Pères.» Il devait
+plaire à l'électeur, et décider Luther à la rétractation. Il s'y prit
+de toutes manières, par menace à la fin, lui montrant son isolement,
+son danger, lui disant: «Crois-tu que le pape s'inquiète fort de
+l'Allemagne? Crois-tu que les princes lèveront des armées pour te
+défendre?... Quel abri as-tu? Où veux-tu rester?&mdash;Sous le ciel,»
+répondit Luther.</p>
+
+<p>Rome avisa dès lors à un moyen plus violent. Elle flatta l'électeur,
+lui envoya le présent royal de la Rose d'or, en lui demandant en
+échange de lui livrer le moine. Dans ce cas-là, brûlé par Léon X, il
+eût eu le sort d'Arnoldo de Brescia, de Savonarole, de Bruno et de
+tant d'autres. La Réforme, étouffée encore, eût laissé le vieux
+système pourrir sa pourriture paisiblement. Point de protestants, dès
+lors, ni de jésuites; point de Jansénius, point de Bossuet, point de
+Voltaire. Autre était la scène du monde.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page115" name="page115"></a>(p. 115)</span> Luther était dans un danger réel. L'électeur ne se prononçant
+pas, il n'avait de protection que le peuple, et se tenait prêt à
+partir; mais pour quel pays? Pour la France? Autant valait aller à
+Rome. La mort de Maximilien changea tout. L'électeur devint vicaire de
+l'Empire, craignit moins de protéger Luther (janvier 1519).</p>
+
+<p>Je regrette cette belle histoire. Tout le monde sait qu'après sa
+<cite>Captivité de Babylone</cite>, où il montrait Jésus-Christ prisonnier du
+pape, il brûla hardiment aux portes de Wittemberg la bulle de
condamnation.</p>
-<p>Rome était effrayée. On peut en juger par un fait minime en apparence,
-mais d'hypocrisie très-habile. Dès novembre 1517, un mois après les
-foudroyantes thèses, Léon X demande qu'on lui envoie sur l'argent des
-indulgences 147 ducats d'or «pour payer un manuscrit du 33<sup>e</sup> livre de
-Tite-Live.» Belle et touchante réponse aux calomnies de Luther! Voilà
+<p>Rome était effrayée. On peut en juger par un fait minime en apparence,
+mais d'hypocrisie très-habile. Dès novembre 1517, un mois après les
+foudroyantes thèses, Léon X demande qu'on lui envoie sur l'argent des
+indulgences 147 ducats d'or «pour payer un manuscrit du 33<sup>e</sup> livre de
+Tite-Live.» Belle et touchante réponse aux calomnies de Luther! Voilà
l'emploi honorable que faisait le digne pontife de cet argent tant
-reproché! Il le prodiguait pour les &oelig;uvres de la civilisation et le
-progrès des lettres. Là-dessus, les panégyristes de s'attendrir et de
+reproché! Il le prodiguait pour les &oelig;uvres de la civilisation et le
+progrès des lettres. Là-dessus, les panégyristes de s'attendrir et de
s'extasier. Et nous aussi, nous admirions une si fine diplomatie. Elle
divisait habilement le grand parti de la Renaissance, elle flattait
-les Érasme, les Reuchlin, les Hutten; elle les avertissait de se
-rallier à Rome, à l'élégante Italie, fille et s&oelig;ur de l'antiquité,
-de laisser dans sa barbarie ce buveur de bière, <em>ce moine</em>... Léon X
-avait dit: «Ce sont disputes de <em>moines</em>.» Et c'est aussi le point de
+les Érasme, les Reuchlin, les Hutten; elle les avertissait de se
+rallier à Rome, à l'élégante Italie, fille et s&oelig;ur de l'antiquité,
+de laisser dans sa barbarie ce buveur de bière, <em>ce moine</em>... Léon X
+avait dit: «Ce sont disputes de <em>moines</em>.» Et c'est aussi le point de
vue sous lequel beaucoup d'humanistes voyaient la chose. Hutten, que
-la nécessité avait jeté à la <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> cour de Mayence, avait dit:
-«Bravo! mes amis les moines, dévorez-vous, les uns les autres!
-(Consumite, ut consumimini invicem.)»</p>
+la nécessité avait jeté à la <span class="pagenum"><a id="page116" name="page116"></a>(p. 116)</span> cour de Mayence, avait dit:
+«Bravo! mes amis les moines, dévorez-vous, les uns les autres!
+(Consumite, ut consumimini invicem.)»</p>
-<p>Ceci en avril 1518. En novembre de la même année, Hutten revint à
-lui-même. Il écrivit à un ami son pamphlet <cite>l'Ennemi des cours
-(Misaulus)</cite>. Il appartient dès ce jour à Luther et à la patrie.</p>
+<p>Ceci en avril 1518. En novembre de la même année, Hutten revint à
+lui-même. Il écrivit à un ami son pamphlet <cite>l'Ennemi des cours
+(Misaulus)</cite>. Il appartient dès ce jour à Luther et à la patrie.</p>
<p>C'est alors qu'il porta chez Franz de Seckingen sa presse et son
-imprimerie. Il lui lut les écrits de Luther, lui en fît un admirateur,
-un champion au besoin, assura à la réforme sa redoutable épée.</p>
+imprimerie. Il lui lut les écrits de Luther, lui en fît un admirateur,
+un champion au besoin, assura à la réforme sa redoutable épée.</p>
-<p>Il en fut de même du fameux chef des lansquenets, le vieux Georges
-Frondsberg, rude et colérique soldat qui entourait Luther à Worms,
-tout prêt à tirer l'épée contre les Espagnols qu'avait amenés
+<p>Il en fut de même du fameux chef des lansquenets, le vieux Georges
+Frondsberg, rude et colérique soldat qui entourait Luther à Worms,
+tout prêt à tirer l'épée contre les Espagnols qu'avait amenés
Charles-Quint.</p>
-<p>Il n'y avait pas de scène plus sublime que cette diète de Worms, où
+<p>Il n'y avait pas de scène plus sublime que cette diète de Worms, où
l'homme que tous favorisaient, mais dont nul encore n'osait s'avouer
-protecteur, vint seul, porté sur le c&oelig;ur et dans les bras de
+protecteur, vint seul, porté sur le c&oelig;ur et dans les bras de
l'Allemagne, si ferme, si modeste et si grand. Tous: amis et ennemis,
-voulaient l'empêcher d'arriver et lui rappelaient Jean Huss: «J'irai,
-dit-il, y eût-il autant de diables que de tuiles sur les toits.»</p>
+voulaient l'empêcher d'arriver et lui rappelaient Jean Huss: «J'irai,
+dit-il, y eût-il autant de diables que de tuiles sur les toits.»</p>
-<p>Il y eut une tentative. On tâta le peuple. Un prêtre, avec des
+<p>Il y eut une tentative. On tâta le peuple. Un prêtre, avec des
Espagnols, essaya d'enlever dans la rue quelques livres de Luther. Si
-cela eût réussi, les livres pris, on prenait l'homme. Mais le peuple
-s'élança, et les étrangers se réfugièrent dans le palais de
+cela eût réussi, les livres pris, on prenait l'homme. Mais le peuple
+s'élança, et les étrangers se réfugièrent dans le palais de
l'Empereur.</p>
-<p>La providence invisible qui l'avait entouré à Augsbourg et à
-Wittemberg, à Worms enfin, le prudent <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> électeur de Saxe,
-craignant à la fois l'Empereur et le zèle intempérant de Luther, le
+<p>La providence invisible qui l'avait entouré à Augsbourg et à
+Wittemberg, à Worms enfin, le prudent <span class="pagenum"><a id="page117" name="page117"></a>(p. 117)</span> électeur de Saxe,
+craignant à la fois l'Empereur et le zèle intempérant de Luther, le
fit enlever en route et le retint quelque temps au donjon de la
Wartbourg. La chose fut si bien conduite que Luther ne sut pas d'abord
-s'il était en main amie ou ennemie.</p>
+s'il était en main amie ou ennemie.</p>
-<p>Grand fut ce coup de théâtre. Les ennemis désespérés de l'avoir tenu
-et lâché. L'Allemagne entière émue, indignée contre elle-même, d'avoir
-si mal gardé son apôtre.</p>
+<p>Grand fut ce coup de théâtre. Les ennemis désespérés de l'avoir tenu
+et lâché. L'Allemagne entière émue, indignée contre elle-même, d'avoir
+si mal gardé son apôtre.</p>
-<p>Lui cependant, dans son donjon, ne voyant âme qui vive, sauf deux
+<p>Lui cependant, dans son donjon, ne voyant âme qui vive, sauf deux
pages qui lui apportaient les aliments et ne parlaient pas, il
-réfléchissait à loisir sur l'étrange événement. Sa flûte, les psaumes
+réfléchissait à loisir sur l'étrange événement. Sa flûte, les psaumes
allemands, l'immense travail d'une traduction de la Bible, lui
-remplissaient très-bien les jours.</p>
+remplissaient très-bien les jours.</p>
-<p>On sut bientôt qu'il existait, qu'il était le même, l'indomptable, le
-grand, l'héroïque Luther. Il écrivait <em>de son Pathmos, de la région
+<p>On sut bientôt qu'il existait, qu'il était le même, l'indomptable, le
+grand, l'héroïque Luther. Il écrivait <em>de son Pathmos, de la région
des oiseaux qui chantent Dieu jour et nuit</em>.</p>
-<p>Il écrivait à Mélanchthon, son jeune ami qui le pleurait: «Tu es
-tendre, cela ne vaut rien... Tu m'élèves trop; tu te trompes en
-m'attribuant tout ceci. Prie pour moi... Me voilà ici, oisif et
-contemplatif. Je me mets devant les yeux la figure de l'Église; je
-hais la dureté de mon c&oelig;ur qui ne se fond pas tout en larmes «<em>pour
-pleurer mon peuple égorgé</em>.» Pas un ne se lève pour Dieu... Temps
-misérable! lie des siècles!... Ô Dieu! aie pitié de nous!»</p>
-
-<p>Entre autres choses très-fortes, il écrivit un mot terrible à
-l'archevêque de Mayence, une sommation de s'amender:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> «Pensez-vous que Luther soit mort? Détrompez-vous. Il vit,
-tout prêt à recommencer avec vous un certain jeu...» Qui l'aurait cru?
-Le misérable, qui craignait d'être démasqué, répondit <em>de sa propre
-main</em> une lettre de soumission, «souffrant volontiers, disait-il,
-cette réprimande fraternelle.»</p>
-
-<p>Avec le temps, Luther fut moins resserré, et son hôte, le gouverneur
-du château, imagina pour l'amuser de le mener à la chasse. Il le
+<p>Il écrivait à Mélanchthon, son jeune ami qui le pleurait: «Tu es
+tendre, cela ne vaut rien... Tu m'élèves trop; tu te trompes en
+m'attribuant tout ceci. Prie pour moi... Me voilà ici, oisif et
+contemplatif. Je me mets devant les yeux la figure de l'Église; je
+hais la dureté de mon c&oelig;ur qui ne se fond pas tout en larmes «<em>pour
+pleurer mon peuple égorgé</em>.» Pas un ne se lève pour Dieu... Temps
+misérable! lie des siècles!... Ô Dieu! aie pitié de nous!»</p>
+
+<p>Entre autres choses très-fortes, il écrivit un mot terrible à
+l'archevêque de Mayence, une sommation de s'amender:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page118" name="page118"></a>(p. 118)</span> «Pensez-vous que Luther soit mort? Détrompez-vous. Il vit,
+tout prêt à recommencer avec vous un certain jeu...» Qui l'aurait cru?
+Le misérable, qui craignait d'être démasqué, répondit <em>de sa propre
+main</em> une lettre de soumission, «souffrant volontiers, disait-il,
+cette réprimande fraternelle.»</p>
+
+<p>Avec le temps, Luther fut moins resserré, et son hôte, le gouverneur
+du château, imagina pour l'amuser de le mener à la chasse. Il le
connaissait bien mal, ce grand c&oelig;ur, aussi bon que grand, si tendre
pour la nature:</p>
-<p>«Ç'a été, dit-il, pour moi un mystère de douleur et de pitié. La
-chasse, n'est-ce pas l'image du Diable, poursuivant les âmes
-innocentes?... Mais voici le plus atroce. J'avais sauvé un petit
-lièvre et l'avais mis dans ma manche. Je m'éloigne; les chiens le
-prennent, lui cassent la jambe et l'étranglent... J'en ai assez de la
-chasse... Ô courtisans, mangeurs de bêtes! vous serez mangés là-bas.»</p>
+<p>«Ç'a été, dit-il, pour moi un mystère de douleur et de pitié. La
+chasse, n'est-ce pas l'image du Diable, poursuivant les âmes
+innocentes?... Mais voici le plus atroce. J'avais sauvé un petit
+lièvre et l'avais mis dans ma manche. Je m'éloigne; les chiens le
+prennent, lui cassent la jambe et l'étranglent... J'en ai assez de la
+chasse... Ô courtisans, mangeurs de bêtes! vous serez mangés là-bas.»</p>
-<p>Cette douceur n'était pas seulement pour les bêtes. Apprenant la
-violence des énergumènes, anabaptistes et autres qui allaient brisant
+<p>Cette douceur n'était pas seulement pour les bêtes. Apprenant la
+violence des énergumènes, anabaptistes et autres qui allaient brisant
les images et criant contre Luther:</p>
-<p>«Aie soin, écrit-il à un conseiller de l'électeur, que notre prince ne
-teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes.»</p>
+<p>«Aie soin, écrit-il à un conseiller de l'électeur, que notre prince ne
+teigne pas ses mains du sang de ces nouveaux prophètes.»</p>
-<p>Entre ces éclairs admirables de bonté et de grandeur qui partent de la
+<p>Entre ces éclairs admirables de bonté et de grandeur qui partent de la
Wartbourg et illuminent l'Europe, voici, selon moi, le plus grand.
-Ceci, c'est la garantie la plus haute du caractère de Luther, le vrai
-sceau de sa loyauté.</p>
+Ceci, c'est la garantie la plus haute du caractère de Luther, le vrai
+sceau de sa loyauté.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page119" name="page119"></a>(p. 119)</span> Il abandonne la confession, la chose qui fait la force du
-prêtre, et sa très-intime joie, la chose pour laquelle tout jeune
-homme se fera prêtre (savoir le secret de la femme).</p>
+prêtre, et sa très-intime joie, la chose pour laquelle tout jeune
+homme se fera prêtre (savoir le secret de la femme).</p>
-<p>Je vous dis en vérité que cet homme-là, du prêtre, n'a eu que l'habit.
-Où trouvera-t-on jamais un homme ayant cette puissance, qui veuille
-s'en dépouiller?</p>
+<p>Je vous dis en vérité que cet homme-là, du prêtre, n'a eu que l'habit.
+Où trouvera-t-on jamais un homme ayant cette puissance, qui veuille
+s'en dépouiller?</p>
<p>Salut, homme vraiment innocent, simple, d'un profond c&oelig;ur
d'enfance!</p>
-<p>Ce jour-là, tu es le vainqueur.</p>
+<p>Ce jour-là, tu es le vainqueur.</p>
<p class="p2">Je ne connais rien de plus curieux que ce bonhomme, descendant de la
-Wartbourg, malgré l'électeur, malgré tout. Deux embarras nouveaux
+Wartbourg, malgré l'électeur, malgré tout. Deux embarras nouveaux
(par-dessus le diable et le pape) lui survenaient: les rois, les
peuples.</p>
-<p>Henri VIII faisait écrire contre lui. L'Allemagne exigeait,
-aujourd'hui, non demain, une révolution.</p>
+<p>Henri VIII faisait écrire contre lui. L'Allemagne exigeait,
+aujourd'hui, non demain, une révolution.</p>
<p>Il voulut se mettre en travers, descendit. Il rentra dans son
Wittemberg.</p>
-<p>Tout était changé.</p>
+<p>Tout était changé.</p>
-<p>La petite maison de son père était entourée d'une foule. On avait su
-que Luther était ressuscité, et, d'un mouvement immense, toute la
-terre y affluait. Tel venait pour le bénir, tel pour le maudire, pour
-le voir surtout. Les questions de toute sorte pleuvaient comme grêle.</p>
+<p>La petite maison de son père était entourée d'une foule. On avait su
+que Luther était ressuscité, et, d'un mouvement immense, toute la
+terre y affluait. Tel venait pour le bénir, tel pour le maudire, pour
+le voir surtout. Les questions de toute sorte pleuvaient comme grêle.</p>
-<p>Voilà un homme étonné, embarrassé, effaré.&mdash;Mais ce n'était rien
+<p>Voilà un homme étonné, embarrassé, effaré.&mdash;Mais ce n'était rien
encore.</p>
-<p>Les femmes, à ce renouvellement de la légende du monde sauvé par
-l'amour, s'étaient partout précipitées hors des maisons, hors des
-couvents. Un monde de <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> religieuses, ayant quitté le cloître
+<p>Les femmes, à ce renouvellement de la légende du monde sauvé par
+l'amour, s'étaient partout précipitées hors des maisons, hors des
+couvents. Un monde de <span class="pagenum"><a id="page120" name="page120"></a>(p. 120)</span> religieuses, ayant quitté le cloître
vide, cherchaient le vrai temple, cette maison de l'amour de Dieu.
-Elles n'avaient pas réfléchi que le pauvre Martin Luther, tout apôtre
-ou docteur qu'il fût, était encore un jeune homme robuste, d'environ
+Elles n'avaient pas réfléchi que le pauvre Martin Luther, tout apôtre
+ou docteur qu'il fût, était encore un jeune homme robuste, d'environ
trente-six ans.</p>
-<p>Il était extrêmement maigre, alors, avec la tête carrée, plus carrée
+<p>Il était extrêmement maigre, alors, avec la tête carrée, plus carrée
que gracieuse, de la vraie race allemande. Ses yeux, il est vrai,
-étaient admirables; il y roulait constamment des éclairs joyeux et
+étaient admirables; il y roulait constamment des éclairs joyeux et
terribles, comme la foudre rit au haut des cieux.</p>
-<p>Heureusement, il était, de nature et foncièrement, un homme du peuple
-et de travail, disons le mot, un ouvrier, comme son père le mineur, un
+<p>Heureusement, il était, de nature et foncièrement, un homme du peuple
+et de travail, disons le mot, un ouvrier, comme son père le mineur, un
bon et loyal forgeron de Dieu.</p>
-<p>De toutes ces femmes qui arrivaient, plusieurs très-jeunes et
-très-belles, il ne vit qu'une seule chose: «il vit qu'elles avaient
-faim.»</p>
+<p>De toutes ces femmes qui arrivaient, plusieurs très-jeunes et
+très-belles, il ne vit qu'une seule chose: «il vit qu'elles avaient
+faim.»</p>
-<p>Et le voilà écrivant de tous côtés pour des aumônes, mendiant du pain
-pour elles, et, par de rudes plaisanteries, tâchant de plaire à
-l'électeur, aux courtisans, à tous, pour pouvoir nourrir «ces pauvres
-vierges, malgré elles,» en attendant qu'il puisse les renvoyer à leurs
+<p>Et le voilà écrivant de tous côtés pour des aumônes, mendiant du pain
+pour elles, et, par de rudes plaisanteries, tâchant de plaire à
+l'électeur, aux courtisans, à tous, pour pouvoir nourrir «ces pauvres
+vierges, malgré elles,» en attendant qu'il puisse les renvoyer à leurs
parents.</p>
-<p>C'était une foule fort mêlée. Il y avait des religieuses princesses,
-qui avaient profité de l'occasion pour courir le monde, fort curieuses
-du jeune apôtre.</p>
+<p>C'était une foule fort mêlée. Il y avait des religieuses princesses,
+qui avaient profité de l'occasion pour courir le monde, fort curieuses
+du jeune apôtre.</p>
-<p>Il ne voit rien de tout cela. Il ne songe qu'à leur nourriture. Il y
+<p>Il ne voit rien de tout cela. Il ne songe qu'à leur nourriture. Il y
mange son dernier sou, et celui de ses amis.</p>
-<p>J'imagine que le pauvre homme qui, à cette même époque, demande
-pendant plusieurs mois un habit à <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> l'électeur, n'ayant pas
-grand'chose à donner à ces pauvres échappées, et ne sachant comment
+<p>J'imagine que le pauvre homme qui, à cette même époque, demande
+pendant plusieurs mois un habit à <span class="pagenum"><a id="page121" name="page121"></a>(p. 121)</span> l'électeur, n'ayant pas
+grand'chose à donner à ces pauvres échappées, et ne sachant comment
changer les pierres en pain, les alimentait de ses psaumes, et,
-prenant son luth ou sa flûte, tout au moins nourrissait l'esprit.</p>
+prenant son luth ou sa flûte, tout au moins nourrissait l'esprit.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page122" name="page122"></a>(p. 122)</span> CHAPITRE VII</h3>
-<h4>LA COUR, LA RÉFORME, LA GUERRE IMMINENTE&mdash;LE CAMP DU DRAP D'OR<br>
+<h4>LA COUR, LA RÉFORME, LA GUERRE IMMINENTE&mdash;LE CAMP DU DRAP D'OR<br>
1520</h4>
-<p>Le grand éclat de Luther, sa personnalité puissante, le succès de sa
-résistance rayonnèrent dans toute l'Europe, et la Réforme en fut
-encouragée. D'elle-même, elle était née partout.</p>
+<p>Le grand éclat de Luther, sa personnalité puissante, le succès de sa
+résistance rayonnèrent dans toute l'Europe, et la Réforme en fut
+encouragée. D'elle-même, elle était née partout.</p>
-<p>Partout, en France, en Suisse, elle fut indigène, un fruit du sol et
-de circonstances diverses qui pourtant donnèrent un fruit identique.</p>
+<p>Partout, en France, en Suisse, elle fut indigène, un fruit du sol et
+de circonstances diverses qui pourtant donnèrent un fruit identique.</p>
-<p>En y réfléchissant, on se l'explique sans peine. L'âme humaine, près
+<p>En y réfléchissant, on se l'explique sans peine. L'âme humaine, près
de se lancer en avant dans l'infini de l'inconnu, regarda encore en
-arrière, interrogea sa <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> voie antique, se demanda s'il ne
+arrière, interrogea sa <span class="pagenum"><a id="page123" name="page123"></a>(p. 123)</span> voie antique, se demanda s'il ne
suffisait pas de revenir aux anciens jours.</p>
-<p>On ne revient jamais. Chaque âge passe irrévocable, et rien ne le
+<p>On ne revient jamais. Chaque âge passe irrévocable, et rien ne le
rappellera.</p>
-<p>De sorte qu'en s'efforçant de ne point innover, cherchant à faire du
+<p>De sorte qu'en s'efforçant de ne point innover, cherchant à faire du
vieux, et le plus vieux possible, l'esprit humain fit le contraire. Il
-commença un nouveau monde.</p>
+commença un nouveau monde.</p>
-<p>Cet effort instinctif pour revenir au vieux système était trop
-naturel. La Renaissance, déplorablement ajournée, trois cents ans
-(Voy. notre Introduction), venait de faire, bien tard, son éruption
-désordonnée; elle n'apparaissait nullement harmonique. On n'y voyait
+<p>Cet effort instinctif pour revenir au vieux système était trop
+naturel. La Renaissance, déplorablement ajournée, trois cents ans
+(Voy. notre Introduction), venait de faire, bien tard, son éruption
+désordonnée; elle n'apparaissait nullement harmonique. On n'y voyait
que le chaos.</p>
-<p>Qu'il y eût dans la Nature, dans l'Art (nature humanisée), des
-éléments religieux et les bases de <em>la loi profonde</em>, c'est ce qui ne
-venait à l'esprit de personne. Tous cherchaient le salut dans le
-retour au surnaturel, dans la rénovation du dogme légendaire.</p>
-
-<p>Après les premiers pas dans la voie de la Renaissance, ne trouvant pas
-encore le salut attendu, l'homme désespéra, tendit les bras à Dieu, en
-disant: «J'attends tout de toi.»</p>
-
-<p>En France, par exemple, où tout l'espoir d'un ordre salutaire était
-mis dans la royauté, où le royaume, uni sous Louis XI, enrichi sous
-Louis XII, glorifié à Marignan, avait cru à ce jeune roi, la déception
-fut amère, lorsqu'aux premières campagnes dont nous allons parler, ce
-roi fut impuissant pour défendre le Nord et l'abandonna aux ravages,
-lorsque plus tard, loin de protéger le Midi, il se vit obligé de le
-brûler lui-même <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> et d'en faire un désert. Ces terribles
-calamités, l'abaissement et le mépris de soi où la France tomba, la
-jetèrent violemment dans ce mystique désespoir et dans l'appel à Dieu
-qu'on appelle la Réformation.</p>
-
-<p>Telle en fut la cause profonde, toute indigène et populaire. Délaissée
-du Dieu d'ici-bas, la France en appelle au Roi de là-haut.</p>
-
-<p>La chose éclata tout d'abord là où étaient les plus grandes
-souffrances, dans nos villes du Nord, dans les populations misérables,
-effrayées, qui voyaient les ravages et la dévastation venir à elles.
-Elle commença dans un grand centre industriel, et par les ouvriers de
-Meaux, principale manufacture des laines à cette époque.</p>
-
-<p>Attribuer ce mouvement tout populaire et spontané à la lointaine
+<p>Qu'il y eût dans la Nature, dans l'Art (nature humanisée), des
+éléments religieux et les bases de <em>la loi profonde</em>, c'est ce qui ne
+venait à l'esprit de personne. Tous cherchaient le salut dans le
+retour au surnaturel, dans la rénovation du dogme légendaire.</p>
+
+<p>Après les premiers pas dans la voie de la Renaissance, ne trouvant pas
+encore le salut attendu, l'homme désespéra, tendit les bras à Dieu, en
+disant: «J'attends tout de toi.»</p>
+
+<p>En France, par exemple, où tout l'espoir d'un ordre salutaire était
+mis dans la royauté, où le royaume, uni sous Louis XI, enrichi sous
+Louis XII, glorifié à Marignan, avait cru à ce jeune roi, la déception
+fut amère, lorsqu'aux premières campagnes dont nous allons parler, ce
+roi fut impuissant pour défendre le Nord et l'abandonna aux ravages,
+lorsque plus tard, loin de protéger le Midi, il se vit obligé de le
+brûler lui-même <span class="pagenum"><a id="page124" name="page124"></a>(p. 124)</span> et d'en faire un désert. Ces terribles
+calamités, l'abaissement et le mépris de soi où la France tomba, la
+jetèrent violemment dans ce mystique désespoir et dans l'appel à Dieu
+qu'on appelle la Réformation.</p>
+
+<p>Telle en fut la cause profonde, toute indigène et populaire. Délaissée
+du Dieu d'ici-bas, la France en appelle au Roi de là-haut.</p>
+
+<p>La chose éclata tout d'abord là où étaient les plus grandes
+souffrances, dans nos villes du Nord, dans les populations misérables,
+effrayées, qui voyaient les ravages et la dévastation venir à elles.
+Elle commença dans un grand centre industriel, et par les ouvriers de
+Meaux, principale manufacture des laines à cette époque.</p>
+
+<p>Attribuer ce mouvement tout populaire et spontané à la lointaine
influence de l'Allemagne, aux timides enseignements du docteur
-Lefebvre d'Étaples qui, dès 1512, à Paris, renouvelait la théorie de
-la Grâce, ou aux prédications de l'évêque de Meaux, Briçonnet, c'est
-chercher de petites causes aux grands événements et ne pas connaître
-la nature humaine. Le bon évêque, mystique, nuageux, écrivain
-tourmenté, dont le sublime galimatias put influer sur des esprits
-subtils qui croyaient le comprendre, n'eût pas eu la moindre action
-sur le peuple. Le grand prédicateur fut la misère, la terreur, la
-nécessité, le désespoir des secours d'ici-bas, l'abandon surprenant où
+Lefebvre d'Étaples qui, dès 1512, à Paris, renouvelait la théorie de
+la Grâce, ou aux prédications de l'évêque de Meaux, Briçonnet, c'est
+chercher de petites causes aux grands événements et ne pas connaître
+la nature humaine. Le bon évêque, mystique, nuageux, écrivain
+tourmenté, dont le sublime galimatias put influer sur des esprits
+subtils qui croyaient le comprendre, n'eût pas eu la moindre action
+sur le peuple. Le grand prédicateur fut la misère, la terreur, la
+nécessité, le désespoir des secours d'ici-bas, l'abandon surprenant où
ce dieu des batailles, ce roi de Marignan, laissa nos provinces du
Nord.</p>
-<p>L'Allemagne et Charles-Quint s'étaient vus face à face à la diète de
+<p>L'Allemagne et Charles-Quint s'étaient vus face à face à la diète de
Worms, nullement avec satisfaction. L'Allemagne vit l'Empereur
(contre sa promesse positive) <span class="pagenum"><a id="page125" name="page125"></a>(p. 125)</span> amener des soldats espagnols.
-Et l'Empereur vit l'Allemagne, pour essai de résistance, lui dire ce
+Et l'Empereur vit l'Allemagne, pour essai de résistance, lui dire ce
Non si ferme de Luther.</p>
-<p>Premier outrage à la Majesté impériale. Et dans la même diète, il eut
+<p>Premier outrage à la Majesté impériale. Et dans la même diète, il eut
l'affront plus grand de voir un Robert de la Mark, imperceptible sire
-des stériles bruyères de l'Ardenne, venir le défier, de souverain à
-souverain, lui jurer guerre à mort, et lui jeter le gant.</p>
-
-<p>Il n'y avait jamais plus grande ingratitude que celle des impériaux.
-Robert, comme on l'a vu, leur avait gagné Seckingen et cette armée
-sans laquelle l'argent n'eût pas suffi à faire un empereur. C'est par
-Robert que Marguerite avait trompé et égaré la chevalerie du Rhin,
-jusqu'à tirer l'épée pour se donner un maître. Quel maître? l'Espagnol
+des stériles bruyères de l'Ardenne, venir le défier, de souverain à
+souverain, lui jurer guerre à mort, et lui jeter le gant.</p>
+
+<p>Il n'y avait jamais plus grande ingratitude que celle des impériaux.
+Robert, comme on l'a vu, leur avait gagné Seckingen et cette armée
+sans laquelle l'argent n'eût pas suffi à faire un empereur. C'est par
+Robert que Marguerite avait trompé et égaré la chevalerie du Rhin,
+jusqu'à tirer l'épée pour se donner un maître. Quel maître? l'Espagnol
et le roi de l'Inquisition.</p>
-<p>Le lendemain de l'élection, le conseil de l'Empereur avait tout
-oublié, voulait soumettre Robert à sa juridiction, le confondre dans
-la foule de ses vassaux des Pays-Bas. Robert se refit Français, et
+<p>Le lendemain de l'élection, le conseil de l'Empereur avait tout
+oublié, voulait soumettre Robert à sa juridiction, le confondre dans
+la foule de ses vassaux des Pays-Bas. Robert se refit Français, et
comme tel, sans consulter personne, avec trois ou quatre mille hommes,
-marcha intrépidement contre l'Empire et l'Empereur (mars 1521).</p>
+marcha intrépidement contre l'Empire et l'Empereur (mars 1521).</p>
-<p>François I<sup>er</sup> n'était pas prêt à le soutenir. Il avait perdu bien du
-temps, amusé par son futur gendre, qui négociait trois mariages, en
+<p>François I<sup>er</sup> n'était pas prêt à le soutenir. Il avait perdu bien du
+temps, amusé par son futur gendre, qui négociait trois mariages, en
France, en Angleterre, en Portugal, empruntant de l'argent au
-beau-père d'Angleterre pour payer au beau-père de France. Il paya
-pension à celui-ci jusqu'à son élection impériale (en juin 1519). Là,
-il leva le masque, ferma sa bourse, et tourna le dos à François
+beau-père d'Angleterre pour payer au beau-père de France. Il paya
+pension à celui-ci jusqu'à son élection impériale (en juin 1519). Là,
+il leva le masque, ferma sa bourse, et tourna le dos à François
I<sup>er</sup>.</p>
-<p>On se représente difficilement quelle était la haine <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> et
+<p>On se représente difficilement quelle était la haine <span class="pagenum"><a id="page126" name="page126"></a>(p. 126)</span> et
l'aigreur des conseillers de Charles-Quint. Il reste une consultation
-du chancelier Gattinara, pédantesque et furieuse, où il établit
+du chancelier Gattinara, pédantesque et furieuse, où il établit
scolastiquement les raisons pour la paix, pour la guerre. Et les sept
-raisons pour la paix <em>sont les sept péchés capitaux</em>. Ce qui étonne
+raisons pour la paix <em>sont les sept péchés capitaux</em>. Ce qui étonne
davantage, c'est que l'habile et politique Marguerite d'Autriche n'est
-pas moins passionnée. C'est même elle qui enfonce au c&oelig;ur du jeune
-homme le trait empoisonné qui le mettra hors de toute mesure. Les
-Français auraient dit de lui: <em>Un quidam, certain petit roi.</em>
-D'autres, charitablement, contaient à Charles-Quint que le roi de
-France espérait que l'imbroglio espagnol troublerait sa faible
+pas moins passionnée. C'est même elle qui enfonce au c&oelig;ur du jeune
+homme le trait empoisonné qui le mettra hors de toute mesure. Les
+Français auraient dit de lui: <em>Un quidam, certain petit roi.</em>
+D'autres, charitablement, contaient à Charles-Quint que le roi de
+France espérait que l'imbroglio espagnol troublerait sa faible
cervelle, que le fils de Jeanne la Folle tiendrait d'elle et
deviendrait fou.</p>
-<p>Ces aigreurs mises à part, la querelle des deux monarchies était
-très-complexe en elle-même, de celles que la guerre seule débrouille,
-qu'elle ne finit guère même que par l'épuisement des partis.</p>
+<p>Ces aigreurs mises à part, la querelle des deux monarchies était
+très-complexe en elle-même, de celles que la guerre seule débrouille,
+qu'elle ne finit guère même que par l'épuisement des partis.</p>
-<p>Ni la France, ni l'Espagne, ne pouvait céder la Navarre, la porte des
-deux royaumes, s'ouvrir à l'ennemi. Question insoluble, vainement
-disputée entre les Foix et les Albret.</p>
+<p>Ni la France, ni l'Espagne, ne pouvait céder la Navarre, la porte des
+deux royaumes, s'ouvrir à l'ennemi. Question insoluble, vainement
+disputée entre les Foix et les Albret.</p>
-<p>Comme la Navarre était double, double de même était la Flandre,
+<p>Comme la Navarre était double, double de même était la Flandre,
regardant la France et l'Empire. Double la question de Milan, fief
-d'Empire, disait l'Empereur, et selon le roi, héritage de Valentine
-Visconti. Et plus insoluble encore était la question de Bourgogne.
-Louis XI l'avait enlevée à la grand'mère de Charles-Quint, délaissée,
-orpheline: chose odieuse!... À quoi l'on répondait que si la France
-reprenait la Bourgogne, elle reprenait le sien, rappelait à soi un
-<span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> fief donné imprudemment à l'ingrate maison de Bourgogne qui,
-par Jean sans Peur et son fils, avait mis l'Anglais en France, tué la
-France, sa mère, autant qu'elle le pouvait. Tout don peut être révoqué
+d'Empire, disait l'Empereur, et selon le roi, héritage de Valentine
+Visconti. Et plus insoluble encore était la question de Bourgogne.
+Louis XI l'avait enlevée à la grand'mère de Charles-Quint, délaissée,
+orpheline: chose odieuse!... À quoi l'on répondait que si la France
+reprenait la Bourgogne, elle reprenait le sien, rappelait à soi un
+<span class="pagenum"><a id="page127" name="page127"></a>(p. 127)</span> fief donné imprudemment à l'ingrate maison de Bourgogne qui,
+par Jean sans Peur et son fils, avait mis l'Anglais en France, tué la
+France, sa mère, autant qu'elle le pouvait. Tout don peut être révoqué
<em>pour cause d'ingratitude</em>; combien plus s'il est constamment un
danger de mort pour le donataire!</p>
<p>Des deux rivaux, l'Empereur, roi d'Espagne et de Naples, et souverain
-des Pays-Bas, des Indes, avec l'héritage éventuel de Hongrie et
-Bohême, était de beaucoup le plus vaste, mais le plus dispersé.
-François I<sup>er</sup> était plus concentré, dans sa France si bien arrondie,
-plus obéi d'ailleurs, plus maître, plus à même de se ruiner.</p>
-
-<p>L'avantage semblait devoir appartenir à celui des deux qui mettrait
-l'Angleterre de son côté. Qui y réussirait? Très-probablement
-Charles-Quint. L'Angleterre était, d'essence et de racine,
-antifrançaise, et elle réclamait toujours le royaume de France. Toute
-la pente du commerce anglais était vers Bruges et vers Anvers, et sa
-partialité naturelle pour la maison de Bourgogne qui avait été jusqu'à
-décourager les industries flamandes au profit des naissantes
+des Pays-Bas, des Indes, avec l'héritage éventuel de Hongrie et
+Bohême, était de beaucoup le plus vaste, mais le plus dispersé.
+François I<sup>er</sup> était plus concentré, dans sa France si bien arrondie,
+plus obéi d'ailleurs, plus maître, plus à même de se ruiner.</p>
+
+<p>L'avantage semblait devoir appartenir à celui des deux qui mettrait
+l'Angleterre de son côté. Qui y réussirait? Très-probablement
+Charles-Quint. L'Angleterre était, d'essence et de racine,
+antifrançaise, et elle réclamait toujours le royaume de France. Toute
+la pente du commerce anglais était vers Bruges et vers Anvers, et sa
+partialité naturelle pour la maison de Bourgogne qui avait été jusqu'à
+décourager les industries flamandes au profit des naissantes
industries d'Angleterre.</p>
-<p>Ainsi, de Londres à Anvers, le courant était tout tracé, et la pente
-très-forte. Rapprocher, au contraire, l'Angleterre de la France, en
-l'éloignant des Pays-Bas, c'était un grand effort, une &oelig;uvre d'art
-et d'habileté, une tentative improbable de forcer le courant d'aller
+<p>Ainsi, de Londres à Anvers, le courant était tout tracé, et la pente
+très-forte. Rapprocher, au contraire, l'Angleterre de la France, en
+l'éloignant des Pays-Bas, c'était un grand effort, une &oelig;uvre d'art
+et d'habileté, une tentative improbable de forcer le courant d'aller
contre la pente populaire.</p>
-<p>La cour de France ne désespérait pas d'accomplir ce miracle. François
-I<sup>er</sup> croyait qu'il suffisait pour cela <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> d'acquérir le
-ministre dirigeant, le tout-puissant cardinal Wolsey. Présents et
+<p>La cour de France ne désespérait pas d'accomplir ce miracle. François
+I<sup>er</sup> croyait qu'il suffisait pour cela <span class="pagenum"><a id="page128" name="page128"></a>(p. 128)</span> d'acquérir le
+ministre dirigeant, le tout-puissant cardinal Wolsey. Présents et
billets tendres ne manquaient pas. Le roi n'aimait que lui, ne se
-fiait qu'à lui. Il eût voulu que, seul, il gouvernât les deux
+fiait qu'à lui. Il eût voulu que, seul, il gouvernât les deux
royaumes. La cour de Madrid et Bruxelles parlait moins et agissait
plus. En une fois, Charles-Quint lui envoya d'Espagne une grosse
-constitution de rente de sept mille ducats. Mais tout cela n'était que
-de l'argent. Wolsey en avait tant! Le c&oelig;ur du bon prélat était tout
-aux choses spirituelles, à la tiare: il voulait être pape. Ce rêve des
-cardinaux-ministres, qui amena si loin les Amboise, s'était emparé de
-Wolsey. Plus vieux que Léon X, en revanche il était plus sain. Le
-Médicis était mangé d'ulcères. Wolsey, pour un homme de son âge,
-allait, digérait à merveille. Il comptait l'enterrer. Il se dit qu'il
-fallait voir de près les deux rivaux et se décider pour celui qui
-l'aiderait le mieux. Dès l'élection de Charles-Quint, il fut réglé
+constitution de rente de sept mille ducats. Mais tout cela n'était que
+de l'argent. Wolsey en avait tant! Le c&oelig;ur du bon prélat était tout
+aux choses spirituelles, à la tiare: il voulait être pape. Ce rêve des
+cardinaux-ministres, qui amena si loin les Amboise, s'était emparé de
+Wolsey. Plus vieux que Léon X, en revanche il était plus sain. Le
+Médicis était mangé d'ulcères. Wolsey, pour un homme de son âge,
+allait, digérait à merveille. Il comptait l'enterrer. Il se dit qu'il
+fallait voir de près les deux rivaux et se décider pour celui qui
+l'aiderait le mieux. Dès l'élection de Charles-Quint, il fut réglé
qu'Henri VIII verrait d'abord le roi de France.</p>
-<p>Ces entrevues personnelles des princes créent souvent plus de haines
-qu'elles ne concilient d'intérêts. François I<sup>er</sup> avait à craindre
-d'éclipser, d'irriter celui à qui il voulait plaire. Henri VIII avait
-vingt-huit ans, lui vingt-six. La rivalité d'âge, de grâce et de
-figure, le désir commun de briller devant les femmes, pouvaient, d'une
-amitié douteuse, faire une haine solide et profonde.</p>
-
-<p>L'inquiétude de François était justement de ne pas briller assez,
-faute d'argent, d'être effacé. Il faisait écrire à Wolsey par l'envoyé
-d'Angleterre: «Qu'il voudrait bien savoir si le roi son frère
-n'aurait pas <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> pour agréable de défendre aux siens de faire de
-riches tentes. Il ferait volontiers aux Français la même défense.»</p>
-
-<p>Henri VIII n'en tint compte. Bouffi d'orgueil, il voulait éclater dans
-son rôle d'arbitre suprême et de roi des rois. En quoi sa pensée était
-celle même de l'Angleterre. Ce peuple, qui sous des formes froides et
-sombres, ne va que par accès, après un accès de fureur et de guerre,
-non moins furieusement voulait l'acquisition, la richesse et l'éclat.
+<p>Ces entrevues personnelles des princes créent souvent plus de haines
+qu'elles ne concilient d'intérêts. François I<sup>er</sup> avait à craindre
+d'éclipser, d'irriter celui à qui il voulait plaire. Henri VIII avait
+vingt-huit ans, lui vingt-six. La rivalité d'âge, de grâce et de
+figure, le désir commun de briller devant les femmes, pouvaient, d'une
+amitié douteuse, faire une haine solide et profonde.</p>
+
+<p>L'inquiétude de François était justement de ne pas briller assez,
+faute d'argent, d'être effacé. Il faisait écrire à Wolsey par l'envoyé
+d'Angleterre: «Qu'il voudrait bien savoir si le roi son frère
+n'aurait pas <span class="pagenum"><a id="page129" name="page129"></a>(p. 129)</span> pour agréable de défendre aux siens de faire de
+riches tentes. Il ferait volontiers aux Français la même défense.»</p>
+
+<p>Henri VIII n'en tint compte. Bouffi d'orgueil, il voulait éclater dans
+son rôle d'arbitre suprême et de roi des rois. En quoi sa pensée était
+celle même de l'Angleterre. Ce peuple, qui sous des formes froides et
+sombres, ne va que par accès, après un accès de fureur et de guerre,
+non moins furieusement voulait l'acquisition, la richesse et l'éclat.
Moment d'orgueil, enflure en bouffissure, comme dans la trop grasse
Flandre au temps de Philippe le Bon.</p>
<p>Tel peuple, tel ministre et tel roi. Wolsey plaisait justement par un
-luxe insensé, même en choses vraiment ridicules. Il avait un goût
+luxe insensé, même en choses vraiment ridicules. Il avait un goût
excentrique de s'entourer de colosses; si l'on voulait lui faire sa
-cour, on n'avait qu'à lui découvrir quelque homme de haute taille, le
+cour, on n'avait qu'à lui découvrir quelque homme de haute taille, le
lui donner. Il en faisait des bedeaux, des porte-croix, et prenait un
-plaisir d'enfant à marcher, en légat romain, dans sa pourpre, au
-milieu de ces géants qui portaient de grosses chaînes d'or.</p>
-
-<p>L'aveu que faisaient les Français de leur pénurie, décida Wolsey. Il
-crut les écraser. Une grande fête chevaleresque, une revue solennelle
-des deux nations où Henri VIII apparaîtrait plus brillant qu'Henri V
-au Louvre, c'était pour le ministre un moyen sûr d'être agréable. Et
-il avait besoin de l'être. Henri, à son avénement, avait pris femme et
-ministre, il y avait déjà dix ans. Mais, il ne fallait pas se le
+plaisir d'enfant à marcher, en légat romain, dans sa pourpre, au
+milieu de ces géants qui portaient de grosses chaînes d'or.</p>
+
+<p>L'aveu que faisaient les Français de leur pénurie, décida Wolsey. Il
+crut les écraser. Une grande fête chevaleresque, une revue solennelle
+des deux nations où Henri VIII apparaîtrait plus brillant qu'Henri V
+au Louvre, c'était pour le ministre un moyen sûr d'être agréable. Et
+il avait besoin de l'être. Henri, à son avénement, avait pris femme et
+ministre, il y avait déjà dix ans. Mais, il ne fallait pas se le
dissimuler, l'un et l'autre vieillissaient. La reine Catherine
-d'Aragon était une sainte espagnole du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> d'une
-perfection désolante; son mari ne pouvait la joindre qu'à genou au
-prie-Dieu. Nulle distraction que la Légende dorée, qu'elle lisait à
-ses demoiselles. Ni jeune, ni féconde, du reste: un seul enfant, qui
-était une fille (Marie <em>la Sanguinaire</em>). Ces dix années d'Henri, de
-dix-huit à vingt-huit ans, il les avait passées d'abord dans
-l'étourdissement du <em>sport</em>, la vie à cheval, taciturne et bruyante
-pourtant, des violents chasseurs anglais. Cela était fini. Il
-grossissait, et c'était déjà un roi assis. Wolsey le trouvait accoudé
-sur saint Thomas, rêveur et disputeur, aigre, chaque jour plus sombre.</p>
-
-<p>Pour revenir, les Anglais voulant que ce fût une fête, les Français
-rougirent d'avoir eu cette velléité d'économie. Judicieusement, ils
-sentirent que l'honneur national était en jeu, qu'il fallait à tout
-prix que la France ne pâlit pas devant l'orgueilleuse Angleterre. Ce
-fut un duel de dépense. L'affaire passée sur ce terrain, tous
-héroïquement fous, vendirent, engagèrent prés, châteaux et métairies,
+d'Aragon était une sainte espagnole du <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> siècle, <span class="pagenum"><a id="page130" name="page130"></a>(p. 130)</span> d'une
+perfection désolante; son mari ne pouvait la joindre qu'à genou au
+prie-Dieu. Nulle distraction que la Légende dorée, qu'elle lisait à
+ses demoiselles. Ni jeune, ni féconde, du reste: un seul enfant, qui
+était une fille (Marie <em>la Sanguinaire</em>). Ces dix années d'Henri, de
+dix-huit à vingt-huit ans, il les avait passées d'abord dans
+l'étourdissement du <em>sport</em>, la vie à cheval, taciturne et bruyante
+pourtant, des violents chasseurs anglais. Cela était fini. Il
+grossissait, et c'était déjà un roi assis. Wolsey le trouvait accoudé
+sur saint Thomas, rêveur et disputeur, aigre, chaque jour plus sombre.</p>
+
+<p>Pour revenir, les Anglais voulant que ce fût une fête, les Français
+rougirent d'avoir eu cette velléité d'économie. Judicieusement, ils
+sentirent que l'honneur national était en jeu, qu'il fallait à tout
+prix que la France ne pâlit pas devant l'orgueilleuse Angleterre. Ce
+fut un duel de dépense. L'affaire passée sur ce terrain, tous
+héroïquement fous, vendirent, engagèrent prés, châteaux et métairies,
pour avoir des colifichets, velours, satins, draps d'or, bijoux,
-surtout des chaînes d'or, comme en portaient les Anglais. Il n'y avait
-pas à plaisanter; on venait de manquer l'Empire; on voulait se
-relever. Le brillant fat, l'amiral Bonnivet, revenant à vide et joué
-de son ambassade impériale, pour se venger de sa déroute, voulut
-éclipser tout; son frère et lui levèrent, pour venir à la fête, une
-espèce d'armée de quelque mille chevaux.</p>
-
-<p>Pour comprendre cette fête et son animation, le violent esprit de
-rivalité qui s'y déploya d'Anglais à Français, et entre Français
-même, il faut connaître <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> les vrais juges du camp, devant qui
-l'on fit ces efforts. Ces juges étaient les dames.</p>
-
-<p>Écartons d'abord les deux tristes reines un peu abandonnées, la dévote
-et la malade, l'Espagnole et la Française. La première, du côté
-anglais, isolée entre les Anglais. L'autre, la reine Claude de France,
-fille maladive du maladif Louis XII, peu aimée, mais toujours
-enceinte; François I<sup>er</sup> ne la consolait autrement de ses volages
+surtout des chaînes d'or, comme en portaient les Anglais. Il n'y avait
+pas à plaisanter; on venait de manquer l'Empire; on voulait se
+relever. Le brillant fat, l'amiral Bonnivet, revenant à vide et joué
+de son ambassade impériale, pour se venger de sa déroute, voulut
+éclipser tout; son frère et lui levèrent, pour venir à la fête, une
+espèce d'armée de quelque mille chevaux.</p>
+
+<p>Pour comprendre cette fête et son animation, le violent esprit de
+rivalité qui s'y déploya d'Anglais à Français, et entre Français
+même, il faut connaître <span class="pagenum"><a id="page131" name="page131"></a>(p. 131)</span> les vrais juges du camp, devant qui
+l'on fit ces efforts. Ces juges étaient les dames.</p>
+
+<p>Écartons d'abord les deux tristes reines un peu abandonnées, la dévote
+et la malade, l'Espagnole et la Française. La première, du côté
+anglais, isolée entre les Anglais. L'autre, la reine Claude de France,
+fille maladive du maladif Louis XII, peu aimée, mais toujours
+enceinte; François I<sup>er</sup> ne la consolait autrement de ses volages
amours.</p>
-<p>Sauf ces ombres mélancoliques, les deux cours étaient éclatantes.
-Celle de France semblait tout en fleurs. Haut, très-haut, trônait la
-maîtresse en titre, madame de Châteaubriant, de la race royale de
-Foix, fille du fameux comte Phébus, et le soleil de la cour. Les
+<p>Sauf ces ombres mélancoliques, les deux cours étaient éclatantes.
+Celle de France semblait tout en fleurs. Haut, très-haut, trônait la
+maîtresse en titre, madame de Châteaubriant, de la race royale de
+Foix, fille du fameux comte Phébus, et le soleil de la cour. Les
clairvoyants, cependant, voyaient qu'un soleil qui brillait depuis
-deux ans brillerait peu encore. Elle n'avait que plus de crédit; le
-royal amant la dédommageait ainsi d'une assiduité déjà décroissante.
-Ce qui la soutenait, c'était justement son jaloux mari, furieux, point
-résigné, point gentilhomme, qui soulageait sa rage par des violences
+deux ans brillerait peu encore. Elle n'avait que plus de crédit; le
+royal amant la dédommageait ainsi d'une assiduité déjà décroissante.
+Ce qui la soutenait, c'était justement son jaloux mari, furieux, point
+résigné, point gentilhomme, qui soulageait sa rage par des violences
bourgeoises et des corrections manuelles qui faisaient pleurer ses
-beaux yeux, rire ses rivales, et réveillaient le roi.</p>
-
-<p>La cour, partagée quelque temps entre la maîtresse et la mère,
-commençait à incliner un peu vers celle-ci, l'altière Louise de
-Savoie. Maladive, mais belle encore, passionnée, violente et
-sensuelle, elle avait fait trêve aux galanteries; elle avait un amour.
-Il y avait paru, lorsqu'à l'avènement, elle avait donné l'épée de
-connétable au jeune cadet des Montpensier. Ce jeune homme, de mine
-sombre, d'un tragique <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> aspect italien (par sa mère il était de
-Gonzague), avait épousé l'héritière de Bourbon, petite bossue malade
-qui n'avait pas longtemps à vivre. La mère du roi spéculait là-dessus.
-L'ambitieux s'était fait connétable en subissant cet amour,
-s'engageant même à elle et recevant d'elle un anneau. Anneau fatal qui
-le perdit, Louise ayant cru le tenir par là, le réclamant, le
-poursuivant. Elle s'attacha à cet anneau, et, voulant le ravoir, elle
-le fit chercher jusqu'à Rome sur le cadavre de Bourbon.</p>
-
-<p>Celui-ci la trompait. Ses visées étaient ailleurs. Il ne songeait
-guère à faire des frères tardifs au roi en épousant la Savoyarde. Il
-visait à épouser une fille de France, une princesse qui (la loi
-salique étant biffée) lui donnerait un semblant de droit. Il y avait
+beaux yeux, rire ses rivales, et réveillaient le roi.</p>
+
+<p>La cour, partagée quelque temps entre la maîtresse et la mère,
+commençait à incliner un peu vers celle-ci, l'altière Louise de
+Savoie. Maladive, mais belle encore, passionnée, violente et
+sensuelle, elle avait fait trêve aux galanteries; elle avait un amour.
+Il y avait paru, lorsqu'à l'avènement, elle avait donné l'épée de
+connétable au jeune cadet des Montpensier. Ce jeune homme, de mine
+sombre, d'un tragique <span class="pagenum"><a id="page132" name="page132"></a>(p. 132)</span> aspect italien (par sa mère il était de
+Gonzague), avait épousé l'héritière de Bourbon, petite bossue malade
+qui n'avait pas longtemps à vivre. La mère du roi spéculait là-dessus.
+L'ambitieux s'était fait connétable en subissant cet amour,
+s'engageant même à elle et recevant d'elle un anneau. Anneau fatal qui
+le perdit, Louise ayant cru le tenir par là, le réclamant, le
+poursuivant. Elle s'attacha à cet anneau, et, voulant le ravoir, elle
+le fit chercher jusqu'à Rome sur le cadavre de Bourbon.</p>
+
+<p>Celui-ci la trompait. Ses visées étaient ailleurs. Il ne songeait
+guère à faire des frères tardifs au roi en épousant la Savoyarde. Il
+visait à épouser une fille de France, une princesse qui (la loi
+salique étant biffée) lui donnerait un semblant de droit. Il y avait
justement les deux reines futures du protestantisme, la fille de Louis
-XII, Renée, qui devint duchesse de Ferrare, et la gracieuse,
-spirituelle et charmante Marguerite d'Alençon, mariée malheureusement,
-mais mariée à une de ces figures qui font dire: «Elle sera veuve.»</p>
+XII, Renée, qui devint duchesse de Ferrare, et la gracieuse,
+spirituelle et charmante Marguerite d'Alençon, mariée malheureusement,
+mais mariée à une de ces figures qui font dire: «Elle sera veuve.»</p>
-<p>Par la mère, Bourbon comptait sans doute avoir la fille.</p>
+<p>Par la mère, Bourbon comptait sans doute avoir la fille.</p>
-<p>Ce n'était pas l'avis de celle-ci. Elle n'aimait guère son mari, ce
-pauvre duc d'Alençon. Mais elle professait hautement de dédaigner tous
+<p>Ce n'était pas l'avis de celle-ci. Elle n'aimait guère son mari, ce
+pauvre duc d'Alençon. Mais elle professait hautement de dédaigner tous
les amants, et elle avait pris pour devise un tournesol avec ces mots:
-«<i>Non inferiora secutus</i> (Je ne suivrai rien d'inférieur).»</p>
+«<i>Non inferiora secutus</i> (Je ne suivrai rien d'inférieur).»</p>
-<p>Marguerite, c'était sa grâce, était à la fois gaie et mélancolique.
+<p>Marguerite, c'était sa grâce, était à la fois gaie et mélancolique.
Perdue par instants dans une mer <span class="pagenum"><a id="page133" name="page133"></a>(p. 133)</span> d'amour divin et de
-mysticité, elle n'en aimait pas moins ceux qui riaient. Elle avait un
+mysticité, elle n'en aimait pas moins ceux qui riaient. Elle avait un
joyeux valet de chambre, le fameux Marot. Elle faisait parler
-volontiers Bonnivet, hâbleur comme François I<sup>er</sup>, et qui, sous plus
+volontiers Bonnivet, hâbleur comme François I<sup>er</sup>, et qui, sous plus
d'un rapport, ressemblait au roi. Bonnivet avait l'insolence de se
-faire le rival du connétable. Il avait bâti son château dans son
-château, et, comme il le voyait tourner autour de Marguerite, il ne
+faire le rival du connétable. Il avait bâti son château dans son
+château, et, comme il le voyait tourner autour de Marguerite, il ne
manqua pas aussi d'en devenir amoureux. Elle se moquait de lui.
-Bonnivet, habitué aux escalades, aux coups de main, aux faciles
-victoires de soldat, risqua une chose très-sotte et peu loyale. Il
+Bonnivet, habitué aux escalades, aux coups de main, aux faciles
+victoires de soldat, risqua une chose très-sotte et peu loyale. Il
invita la cour chez lui, et, le soir, la duchesse se couchant en toute
-confiance, voilà la tête d'homme qui apparaît par une trappe. C'est
-Bonnivet. La princesse, serrée de près, fut secourue à temps. D'un
-autre, le roi se fût fâché; mais de celui-ci, il ne fit que rire.</p>
-
-<p>Bourbon, moins gai, n'était environné que de gens qui eussent
-volontiers coupé les oreilles à Bonnivet. Deux partis étaient en
-présence sous l'&oelig;il du roi. Parfois on s'échappait. Un gentilhomme
-de Bourbon, Pompéran, crut lui faire plaisir en tuant un homme de
+confiance, voilà la tête d'homme qui apparaît par une trappe. C'est
+Bonnivet. La princesse, serrée de près, fut secourue à temps. D'un
+autre, le roi se fût fâché; mais de celui-ci, il ne fit que rire.</p>
+
+<p>Bourbon, moins gai, n'était environné que de gens qui eussent
+volontiers coupé les oreilles à Bonnivet. Deux partis étaient en
+présence sous l'&oelig;il du roi. Parfois on s'échappait. Un gentilhomme
+de Bourbon, Pompéran, crut lui faire plaisir en tuant un homme de
l'autre parti.</p>
-<p>L'entrevue, négociée depuis dix-huit mois, eut lieu le 7 juin 1520.
-François I<sup>er</sup> partit d'Ardres; Henri, de Guines. Les deux princes
-arrivèrent en même temps sur les deux coteaux entre lesquels coule une
-petite rivière. Les deux cours, en deux masses épaisses comme deux
-petites armées, restèrent sur les hauteurs; les deux rois
-descendirent. François I<sup>er</sup> était à cheval, faisant porter l'épée
-royale devant lui par le connétable <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> de Bourbon. Henri VIII,
-le voyant venir de loin, avisa qu'il fallait aussi qu'on portât l'épée
-d'Angleterre; on la chercha, on la tira et on la porta de même.</p>
-
-<p>Ils se joignirent, s'embrassèrent avec effusion.</p>
-
-<p>L'&oelig;il pénétrant d'Henri avait fort remarqué la figure de celui qui
-portait l'épée. Il sut qui il était et dit au roi: «Si j'avais un tel
-sujet, je ne lui laisserais pas longtemps la tête sur les épaules.»</p>
-
-<p>Le banquet royal fut dressé. En toute cordialité, les Anglais
-offrirent aux Français des vins, des rafraîchissements. Puis Henri
-VIII prit le traité des mains des gens de robe longue, un traité
-d'intime alliance. Son titre de roi de France y était. Il le passa
-galamment, disant: «Ceci est un mensonge.»</p>
-
-<p>Dès le lendemain, on fit les lices, qui remplirent toute la vallée:
+<p>L'entrevue, négociée depuis dix-huit mois, eut lieu le 7 juin 1520.
+François I<sup>er</sup> partit d'Ardres; Henri, de Guines. Les deux princes
+arrivèrent en même temps sur les deux coteaux entre lesquels coule une
+petite rivière. Les deux cours, en deux masses épaisses comme deux
+petites armées, restèrent sur les hauteurs; les deux rois
+descendirent. François I<sup>er</sup> était à cheval, faisant porter l'épée
+royale devant lui par le connétable <span class="pagenum"><a id="page134" name="page134"></a>(p. 134)</span> de Bourbon. Henri VIII,
+le voyant venir de loin, avisa qu'il fallait aussi qu'on portât l'épée
+d'Angleterre; on la chercha, on la tira et on la porta de même.</p>
+
+<p>Ils se joignirent, s'embrassèrent avec effusion.</p>
+
+<p>L'&oelig;il pénétrant d'Henri avait fort remarqué la figure de celui qui
+portait l'épée. Il sut qui il était et dit au roi: «Si j'avais un tel
+sujet, je ne lui laisserais pas longtemps la tête sur les épaules.»</p>
+
+<p>Le banquet royal fut dressé. En toute cordialité, les Anglais
+offrirent aux Français des vins, des rafraîchissements. Puis Henri
+VIII prit le traité des mains des gens de robe longue, un traité
+d'intime alliance. Son titre de roi de France y était. Il le passa
+galamment, disant: «Ceci est un mensonge.»</p>
+
+<p>Dès le lendemain, on fit les lices, qui remplirent toute la vallée:
neuf cents pas de long et trois cents de large. Au bout, des arbres de
-drap d'or aux feuilles de soie verte où pendaient les écussons frères,
-en ce jour réconciliés. Autour, des échafauds immenses pour les dames
-et la noblesse. Puis, ça et là, des pavillons, palais improvisés, d'un
-incroyable luxe, les plus précieuses étoffes employées en plein air
-pour toits, murailles et couvertures. La merveille était le palais
-d'Angleterre, qui n'était que fenêtres, un Windsor de verre, lumineux,
+drap d'or aux feuilles de soie verte où pendaient les écussons frères,
+en ce jour réconciliés. Autour, des échafauds immenses pour les dames
+et la noblesse. Puis, ça et là, des pavillons, palais improvisés, d'un
+incroyable luxe, les plus précieuses étoffes employées en plein air
+pour toits, murailles et couvertures. La merveille était le palais
+d'Angleterre, qui n'était que fenêtres, un Windsor de verre, lumineux,
recevant par cent cristaux et renvoyant le soleil.</p>
-<p>Le 9 juin ouvrit le tournoi où François I<sup>er</sup> montra sa grâce autant
+<p>Le 9 juin ouvrit le tournoi où François I<sup>er</sup> montra sa grâce autant
que sa force. Henri, fort et sanguin, s'y anima tellement, qu'oubliant
-que c'était un jeu, il assomma le pauvre diable qui lui était opposé;
-il lui asséna sur la tête un si vigoureux coup de lance, <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span>
-qu'il ne remua plus. On le releva. Le cheval d'Henri VIII n'était
-guère moins malade. Il avait eu de telles secousses, qu'il creva la
-même nuit.</p>
-
-<p>Les politiques qui avaient arrangé l'entrevue, d'après les histoires
-d'Italie, de César Borgia, ou de la mort de Jean sans Peur, avaient
-pris des précautions extraordinaires et ridicules. Le roi, qui avait
+que c'était un jeu, il assomma le pauvre diable qui lui était opposé;
+il lui asséna sur la tête un si vigoureux coup de lance, <span class="pagenum"><a id="page135" name="page135"></a>(p. 135)</span>
+qu'il ne remua plus. On le releva. Le cheval d'Henri VIII n'était
+guère moins malade. Il avait eu de telles secousses, qu'il creva la
+même nuit.</p>
+
+<p>Les politiques qui avaient arrangé l'entrevue, d'après les histoires
+d'Italie, de César Borgia, ou de la mort de Jean sans Peur, avaient
+pris des précautions extraordinaires et ridicules. Le roi, qui avait
plus d'esprit, sans en rien dire, un matin, jette sur lui une cape
-espagnole, saute à cheval, arrive aux postes anglais. Il y trouve deux
-cents archers. «Vous êtes surpris, dit-il, je vous fais mes
-prisonniers. Menez-moi au roi.&mdash;Il dort.» François I<sup>er</sup> va son
-chemin, frappe lui-même à la porte, entre. Grand étonnement d'Henri:
-«Vous avez bien raison, dit-il, de vous fier. C'est moi qui suis votre
-homme et qui me rends à vous.» Il lui passe un riche collier. Le roi
-riposte par un bracelet qui valait le double, et dit: «Vous m'aurez
-pour valet de chambre,» et veut lui chauffer la chemise.</p>
-
-<p>Cette démarche avançait les affaires plus que dix années de
-diplomatie. Elle ne déplut qu'aux Wolsey, aux Duprat, aux magisters
-des rois, habitués à les tenir sous leur pédantesque férule. Elle
-toucha les Anglais, qui aiment les choses généreuses. Elle mettait les
-deux peuples sur le terrain du bon sens et d'une fraternité vraiment
-politique conformes à leurs grands intérêts.</p>
-
-<p>Deux politiques parlaient à l'Angleterre: la petite lui conseillait
-l'alliance des Pays-Bas, où elle faisait les petits gains d'un
-commerce journalier, le négoce des cuirs et des laines. Et la grande
+espagnole, saute à cheval, arrive aux postes anglais. Il y trouve deux
+cents archers. «Vous êtes surpris, dit-il, je vous fais mes
+prisonniers. Menez-moi au roi.&mdash;Il dort.» François I<sup>er</sup> va son
+chemin, frappe lui-même à la porte, entre. Grand étonnement d'Henri:
+«Vous avez bien raison, dit-il, de vous fier. C'est moi qui suis votre
+homme et qui me rends à vous.» Il lui passe un riche collier. Le roi
+riposte par un bracelet qui valait le double, et dit: «Vous m'aurez
+pour valet de chambre,» et veut lui chauffer la chemise.</p>
+
+<p>Cette démarche avançait les affaires plus que dix années de
+diplomatie. Elle ne déplut qu'aux Wolsey, aux Duprat, aux magisters
+des rois, habitués à les tenir sous leur pédantesque férule. Elle
+toucha les Anglais, qui aiment les choses généreuses. Elle mettait les
+deux peuples sur le terrain du bon sens et d'une fraternité vraiment
+politique conformes à leurs grands intérêts.</p>
+
+<p>Deux politiques parlaient à l'Angleterre: la petite lui conseillait
+l'alliance des Pays-Bas, où elle faisait les petits gains d'un
+commerce journalier, le négoce des cuirs et des laines. Et la grande
politique lui conseillait l'union avec la France contre un Empereur
-roi d'Espagne, dangereux à l'indépendance de tous, ennemi <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> né
-(comme Espagnol) de la révolution salutaire qui devait nourrir l'État
-de la sécularisation ecclésiastique.</p>
+roi d'Espagne, dangereux à l'indépendance de tous, ennemi <span class="pagenum"><a id="page136" name="page136"></a>(p. 136)</span> né
+(comme Espagnol) de la révolution salutaire qui devait nourrir l'État
+de la sécularisation ecclésiastique.</p>
-<p>L'Espagnol était l'ennemi commun, et il n'y en avait pas d'autre.</p>
+<p>L'Espagnol était l'ennemi commun, et il n'y en avait pas d'autre.</p>
-<p>Les deux peuples et les deux rois eurent un moment de vive cordialité.
-L'obstacle, des deux côtés, était les cardinaux ministres, Wolsey,
-Duprat, qui naturellement faisaient accroire à leurs maîtres qu'il
-fallait gagner sur l'Église plutôt que de lui succéder. La France
+<p>Les deux peuples et les deux rois eurent un moment de vive cordialité.
+L'obstacle, des deux côtés, était les cardinaux ministres, Wolsey,
+Duprat, qui naturellement faisaient accroire à leurs maîtres qu'il
+fallait gagner sur l'Église plutôt que de lui succéder. La France
suivit Duprat, et continua de demander, d'extorquer quelque argent au
-pape. L'Angleterre écarta Wolsey, et entra vigoureusement dans la
-grande voie financière et religieuse de la réformation.</p>
+pape. L'Angleterre écarta Wolsey, et entra vigoureusement dans la
+grande voie financière et religieuse de la réformation.</p>
<p>L'heureuse, l'aimable occasion de cet affranchissement de
-l'Angleterre, qu'on place en 1527, doit, je pense, être reportée à
+l'Angleterre, qu'on place en 1527, doit, je pense, être reportée à
1520, aux entrevues du Camp du drap d'or, aux visites amicales que les
deux rois faisaient aux reines<a id="footnotetag12" name="footnotetag12"></a><a href="#footnote12" title="Go to footnote 12"><span class="smaller">[12]</span></a>. La reine Claude, fille de Louis
-XII, et qui avait la bonté de son père, était aimée de la cour
+XII, et qui avait la bonté de son père, était aimée de la cour
d'Angleterre, de la femme d'Henri VIII. Ce prince allait la voir, et
la trouvait au milieu de cette belle couronne de dames et
-demoiselles. Fut-il tellement <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> aveugle, qu'il ne vît point
+demoiselles. Fut-il tellement <span class="pagenum"><a id="page137" name="page137"></a>(p. 137)</span> aveugle, qu'il ne vît point
justement la plus jeune et la plus charmante? La reine aura-t-elle
-oublié de lui faire remarquer qu'une enfant de quatorze ans, belle,
-spirituelle, gracieuse, très-avancée, très-cultivée, était une de ses
-sujettes? Cela me paraît improbable.</p>
+oublié de lui faire remarquer qu'une enfant de quatorze ans, belle,
+spirituelle, gracieuse, très-avancée, très-cultivée, était une de ses
+sujettes? Cela me paraît improbable.</p>
-<p>J'affirme sans hésiter que la bonne reine en aura fait une sorte de
-compliment au roi, disant en les présentant toutes: «Pour celle-ci,
-c'est la plus jolie, c'est ma perle, et c'est une Anglaise.»</p>
+<p>J'affirme sans hésiter que la bonne reine en aura fait une sorte de
+compliment au roi, disant en les présentant toutes: «Pour celle-ci,
+c'est la plus jolie, c'est ma perle, et c'est une Anglaise.»</p>
-<p>Miss Anna Boleyn, née vers 1507, était d'une très-ancienne famille de
+<p>Miss Anna Boleyn, née vers 1507, était d'une très-ancienne famille de
haute bourgeoisie municipale que plusieurs croient d'origine
-française. Son grand-père était lord-maire de Londres, et il s'était
-jeté violemment dans la révolution de Richard III. Son père, sir
-Thomas Boleyn, moins violent et plus délié, fut envoyé d'Henri VIII en
-Allemagne, en Espagne, en France. Elle y avait été amenée à six ans
+française. Son grand-père était lord-maire de Londres, et il s'était
+jeté violemment dans la révolution de Richard III. Son père, sir
+Thomas Boleyn, moins violent et plus délié, fut envoyé d'Henri VIII en
+Allemagne, en Espagne, en France. Elle y avait été amenée à six ans
par la jeune s&oelig;ur d'Henri VIII, femme de Louis XII, laquelle,
-bientôt n'étant plus reine, la laissa à élever à la nouvelle reine,
-Claude, femme de François I<sup>er</sup> (1515), et, celle-ci étant morte
+bientôt n'étant plus reine, la laissa à élever à la nouvelle reine,
+Claude, femme de François I<sup>er</sup> (1515), et, celle-ci étant morte
(1524), elle passa entre les mains de la s&oelig;ur du roi. Heureuse
-progression, qui dut contribuer beaucoup à former cette personne
-accomplie. Claude était la vertu même, et la cour de Marguerite,
-savante, <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> raffinée, délicate, était l'asile de la pensée et le
+progression, qui dut contribuer beaucoup à former cette personne
+accomplie. Claude était la vertu même, et la cour de Marguerite,
+savante, <span class="pagenum"><a id="page138" name="page138"></a>(p. 138)</span> raffinée, délicate, était l'asile de la pensée et le
vrai temple de l'esprit.</p>
<p>Le furieux calomniateur d'Anne Boleyn, Sander et autres, avouent que
-cette fille abominable avait une taille ravissante, une jolie bouche à
-lèvres fines, une grâce singulière dans les mouvements, la plus
-charmante gaieté. Tout ce qu'ils peuvent dire contre elle, c'est que
-son teint fut de bonne heure d'une pâleur mate et maladive. «Et que de
-défauts cachés! Sous ses gants, elle avait six doigts, un goître au
-col; c'est pour cela qu'elle se découvrait très-peu, au rebours des
-dames anglaises, qui ne font pas difficulté de montrer leur sein.» Ils
-concluent de sa modestie que, dessous, elle était un monstre.</p>
-
-<p>Deux choses nous éclaireront davantage, son portrait d'abord, et son
+cette fille abominable avait une taille ravissante, une jolie bouche à
+lèvres fines, une grâce singulière dans les mouvements, la plus
+charmante gaieté. Tout ce qu'ils peuvent dire contre elle, c'est que
+son teint fut de bonne heure d'une pâleur mate et maladive. «Et que de
+défauts cachés! Sous ses gants, elle avait six doigts, un goître au
+col; c'est pour cela qu'elle se découvrait très-peu, au rebours des
+dames anglaises, qui ne font pas difficulté de montrer leur sein.» Ils
+concluent de sa modestie que, dessous, elle était un monstre.</p>
+
+<p>Deux choses nous éclaireront davantage, son portrait d'abord, et son
autre portrait, sa fille.</p>
-<p>Sa fille, la reine Élisabeth, qui lui ressemblait en mal, aide à
+<p>Sa fille, la reine Élisabeth, qui lui ressemblait en mal, aide à
comprendre pourtant la famille et la race. Dans les excellentes
effigies (en cire, et autres) qui restent et qui sont parlantes, on
-est frappé de la petitesse des traits, qui n'ennoblit nullement. Anne
-Boleyn avait la bouche petite, Élisabeth l'a presque imperceptible,
+est frappé de la petitesse des traits, qui n'ennoblit nullement. Anne
+Boleyn avait la bouche petite, Élisabeth l'a presque imperceptible,
mais visiblement violente et criarde. Race mixte, mi-bourgeoise et
mi-noble. Ces familles, en revanche, ont la vigueur que les races
nobles n'ont jamais: l'aptitude aux affaires.</p>
<p>Le solennel portrait d'Anne qu'a fait Holbein et qui est au Louvre,
-montre cette personne, si vive, enfermée et encastrée dans tous les
-pesants joyaux de la couronne d'Angleterre, aux chaînes de la
-fatalité. À regarder cet attirail et cette immobilité, c'est une
+montre cette personne, si vive, enfermée et encastrée dans tous les
+pesants joyaux de la couronne d'Angleterre, aux chaînes de la
+fatalité. À regarder cet attirail et cette immobilité, c'est une
<span class="pagenum"><a id="page139" name="page139"></a>(p. 139)</span> idole orientale. Au total, tout cela factice. On devine aux
-yeux le mouvement contenu. Les traits sont plus beaux qu'agréables, le
-sourire ayant disparu. Sous la reine qui trône et qui pose, se
+yeux le mouvement contenu. Les traits sont plus beaux qu'agréables, le
+sourire ayant disparu. Sous la reine qui trône et qui pose, se
retrouve parfaitement la petite-fille du lord maire. Ce qu'elle a de
royal, qui attire, qui est fin, charmant, c'est justement ce que
Sander dit monstrueux, ce cou de cygne, mince et fluet, ce petit cou
-qui (elle le dit elle-même) ne donnera pas grand mal au bourreau.</p>
-
-<p>Autre était cette personne, à coup sûr, au Camp du drap d'or, alors
-dans sa première fleur. Autre était le teint, la fraîche voix, la
-gaieté de petite fille, le rire, permis à treize ans, dans
-l'indulgence des reines pour la jeune étrangère, qu'on devait gâter
-d'autant plus; premier rire à fossettes où l'imprudent contemplateur
-admire une grâce d'enfance, tandis que souvent son c&oelig;ur est
-inopinément blessé d'un éclair innocent des yeux.</p>
-
-<p>Henri VIII, entouré constamment des plus belles femmes du monde, de
-ces carnations merveilleuses que, dès ce temps, les Anglaises ne
-dérobaient nullement à l'admiration, n'avait pas eu une mauvaise
-pensée; toujours il retournait à sa femme, à son saint Thomas. Mais
-comment fut-il dès ce jour où cette enfant des deux nations dut lui
-révéler la grâce française? Un sourire de la petite fille put faire le
+qui (elle le dit elle-même) ne donnera pas grand mal au bourreau.</p>
+
+<p>Autre était cette personne, à coup sûr, au Camp du drap d'or, alors
+dans sa première fleur. Autre était le teint, la fraîche voix, la
+gaieté de petite fille, le rire, permis à treize ans, dans
+l'indulgence des reines pour la jeune étrangère, qu'on devait gâter
+d'autant plus; premier rire à fossettes où l'imprudent contemplateur
+admire une grâce d'enfance, tandis que souvent son c&oelig;ur est
+inopinément blessé d'un éclair innocent des yeux.</p>
+
+<p>Henri VIII, entouré constamment des plus belles femmes du monde, de
+ces carnations merveilleuses que, dès ce temps, les Anglaises ne
+dérobaient nullement à l'admiration, n'avait pas eu une mauvaise
+pensée; toujours il retournait à sa femme, à son saint Thomas. Mais
+comment fut-il dès ce jour où cette enfant des deux nations dut lui
+révéler la grâce française? Un sourire de la petite fille put faire le
salut de l'Europe.</p>
-<p>Henri VIII, dès ce jour, fut de mauvaise humeur. Tout allait mal. Le
+<p>Henri VIII, dès ce jour, fut de mauvaise humeur. Tout allait mal. Le
vent lui joua le tour d'emporter et de briser sa maison de cristal. Le
-roi de France, sans le vouloir, l'éclipsait, l'écrasait. Dans cent
-détails imperceptibles, <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> il l'emportait auprès des femmes.
-Henri était très-beau encore à vingt-huit ans. Mais ses yeux, rétrécis
-par ses fortes joues, devenaient petits. La précocité d'embonpoint, ce
-fléau des <em>beaux</em> d'Angleterre, le menaçait. Quelqu'un avait dit
-sottement que, les deux rois ayant même taille, les mêmes habits leur
-iraient, ils changèrent; Henri VIII prit ceux de François I<sup>er</sup>, mais
-bien à la rigueur, au risque de les faire éclater.</p>
-
-<p>Il avait montré sa vigueur à coup sûr dans le tournoi, moins de grâce,
+roi de France, sans le vouloir, l'éclipsait, l'écrasait. Dans cent
+détails imperceptibles, <span class="pagenum"><a id="page140" name="page140"></a>(p. 140)</span> il l'emportait auprès des femmes.
+Henri était très-beau encore à vingt-huit ans. Mais ses yeux, rétrécis
+par ses fortes joues, devenaient petits. La précocité d'embonpoint, ce
+fléau des <em>beaux</em> d'Angleterre, le menaçait. Quelqu'un avait dit
+sottement que, les deux rois ayant même taille, les mêmes habits leur
+iraient, ils changèrent; Henri VIII prit ceux de François I<sup>er</sup>, mais
+bien à la rigueur, au risque de les faire éclater.</p>
+
+<p>Il avait montré sa vigueur à coup sûr dans le tournoi, moins de grâce,
ayant eu le malheur de frapper trop fort. Il reprit son avantage dans
l'exercice national de l'arc; les Anglais maniaient avec orgueil
-l'arme d'Azincourt. Rudes lutteurs aussi, ils l'emportèrent sur les
-Français. Ce mauvais exercice où le perdant amuse l'assistance,
+l'arme d'Azincourt. Rudes lutteurs aussi, ils l'emportèrent sur les
+Français. Ce mauvais exercice où le perdant amuse l'assistance,
faisant des chutes ridicules qui toujours humilient, avait lieu
-<em>devant les dames</em> (dit le témoin oculaire). On pouvait prévoir qu'il
-y aurait de très-grands efforts, de la violence. Henri VIII prit
-François I<sup>er</sup> au collet, et lui dit: «Luttons.» Sans doute, il se
-croyait plus fort. L'autre était plus adroit, moins lourd. Qu'eût fait
-un politique? Il eût refusé, ou serait tombé. François ne fut point
+<em>devant les dames</em> (dit le témoin oculaire). On pouvait prévoir qu'il
+y aurait de très-grands efforts, de la violence. Henri VIII prit
+François I<sup>er</sup> au collet, et lui dit: «Luttons.» Sans doute, il se
+croyait plus fort. L'autre était plus adroit, moins lourd. Qu'eût fait
+un politique? Il eût refusé, ou serait tombé. François ne fut point
politique; il oublia le but de l'entrevue. Il songea au <em>qu'en
dira-t-on?</em> aux femmes, et d'un malheureux croc-en-jambe il mit son
homme par terre.</p>
-<p>Petit, fatal événement, qui eut d'incalculables conséquences.</p>
+<p>Petit, fatal événement, qui eut d'incalculables conséquences.</p>
-<p>Leurs hommes qui étaient là autour, et qui auraient dû empêcher cette
-sottise, en firent eux-mêmes une plus grande. Ils les séparèrent,
-prièrent, obtinrent <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> qu'Henri VIII, humilié et irrité, ne prît
+<p>Leurs hommes qui étaient là autour, et qui auraient dû empêcher cette
+sottise, en firent eux-mêmes une plus grande. Ils les séparèrent,
+prièrent, obtinrent <span class="pagenum"><a id="page141" name="page141"></a>(p. 141)</span> qu'Henri VIII, humilié et irrité, ne prît
pas sa revanche. Il resta le c&oelig;ur gros, emporta sa rancune.</p>
<p>Une messe, que dit Wolsey aux deux rois pour terminer, ne calma rien,
-on peut le croire. On se sépara froidement. Henri VIII alla tout droit
-à Gravelines où l'attendait Charles-Quint. C'était la seconde fois
-qu'il rendait ses devoirs à Henri VIII et à Wolsey. Il les avait
-prévenus déjà à Douvres, avant l'entrevue du Camp du drap d'or, et les
-avait charmés par sa modestie, son respect. Son âge de vingt ans lui
-permettait, sous prétexte de jeunesse, d'être respectueux sans
-bassesse ni ridicule. Au reste, dès qu'il y avait intérêt, la bassesse
-ne lui coûtait guère. On l'avait vu en Espagne, pour plaire à Germaine
-de Foix, veuve de son grand-père, et pour obtenir d'elle ses droits
-sur la Navarre, lui parler à genoux. De même il fut très-humble devant
-le légat d'Angleterre, le vénérable cardinal; il plut, trouva grâce
-devant ce fils du boucher d'Ypswick. Henri VIII lui sut gré d'être
-plus petit de taille, d'apparence médiocre, tout simplement vêtu en
+on peut le croire. On se sépara froidement. Henri VIII alla tout droit
+à Gravelines où l'attendait Charles-Quint. C'était la seconde fois
+qu'il rendait ses devoirs à Henri VIII et à Wolsey. Il les avait
+prévenus déjà à Douvres, avant l'entrevue du Camp du drap d'or, et les
+avait charmés par sa modestie, son respect. Son âge de vingt ans lui
+permettait, sous prétexte de jeunesse, d'être respectueux sans
+bassesse ni ridicule. Au reste, dès qu'il y avait intérêt, la bassesse
+ne lui coûtait guère. On l'avait vu en Espagne, pour plaire à Germaine
+de Foix, veuve de son grand-père, et pour obtenir d'elle ses droits
+sur la Navarre, lui parler à genoux. De même il fut très-humble devant
+le légat d'Angleterre, le vénérable cardinal; il plut, trouva grâce
+devant ce fils du boucher d'Ypswick. Henri VIII lui sut gré d'être
+plus petit de taille, d'apparence médiocre, tout simplement vêtu en
noir, de lui laisser tout avantage, de dire qu'il ne voulait nul autre
-juge, qu'il signerait son jugement. D'autre part, Wolsey lui sut gré
-de n'aller au roi que par lui, de ne pas viser, comme François I<sup>er</sup>,
-à créer une amitié personnelle, de ne se méprendre nullement sur le
-vrai roi d'Angleterre, qui était Wolsey. Après tout, au prochain
+juge, qu'il signerait son jugement. D'autre part, Wolsey lui sut gré
+de n'aller au roi que par lui, de ne pas viser, comme François I<sup>er</sup>,
+à créer une amitié personnelle, de ne se méprendre nullement sur le
+vrai roi d'Angleterre, qui était Wolsey. Après tout, au prochain
conclave, qui avait chance d'influer? Un Autrichien qui avait Naples,
-qui des deux côtés serrait Rome, qui, par l'Allemagne et les Pays-Bas,
-par l'Espagne, la Sicile et ses autres États italiens, tenait tout un
-monde ecclésiastique. C'était, selon <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> toute apparence, le
-futur créateur des papes. Et pour qui influerait-il, sinon pour son
-cher protecteur, son bon père, le légat anglais?</p>
-
-<p>Cela tranchait la question. Wolsey, sans s'expliquer avec son maître,
-mais se fiant à sa mauvaise humeur, lui fit accepter le rôle
-d'arbitre, lorsque déjà lui-même il était partie au procès, haineux et
-malveillant. Arbitrage perfide, où Wolsey allait nous jouer par une
-longue comédie, jusqu'au jour où sa partialité, démasquée tout à coup,
+qui des deux côtés serrait Rome, qui, par l'Allemagne et les Pays-Bas,
+par l'Espagne, la Sicile et ses autres États italiens, tenait tout un
+monde ecclésiastique. C'était, selon <span class="pagenum"><a id="page142" name="page142"></a>(p. 142)</span> toute apparence, le
+futur créateur des papes. Et pour qui influerait-il, sinon pour son
+cher protecteur, son bon père, le légat anglais?</p>
+
+<p>Cela tranchait la question. Wolsey, sans s'expliquer avec son maître,
+mais se fiant à sa mauvaise humeur, lui fit accepter le rôle
+d'arbitre, lorsque déjà lui-même il était partie au procès, haineux et
+malveillant. Arbitrage perfide, où Wolsey allait nous jouer par une
+longue comédie, jusqu'au jour où sa partialité, démasquée tout à coup,
pourrait donner un coup mortel.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page143" name="page143"></a>(p. 143)</span> CHAPITRE VIII</h3>
-<h4>LA GUERRE.&mdash;LA RÉFORME.&mdash;MARGUERITE<br>
+<h4>LA GUERRE.&mdash;LA RÉFORME.&mdash;MARGUERITE<br>
1521-1522</h4>
<p>Les curieux de l'avenir, craintifs et superstitieux, avaient vu avec
-effroi, dans cette entrevue du Camp du drap d'or, que François I<sup>er</sup>
-sur un vêtement portait des plumes de corbeau, sur un autre certaine
-devise galante tirée, par un emprunt impie, du <em>Libera</em> de l'office
-des morts. Pourquoi ce joyeux souverain portait-il au milieu des fêtes
-cette pierre <em>pour la délivrance</em>? Il avait joué le prisonnier,
-s'était livré à l'Anglais, renouvelant par amusement la captivité du
-roi Jean. Jeu imprudent, disait-on, inconvenant, qui avait attristé
-les siens; à ce point que l'<em>Aventureux</em> (Fleuranges) <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> lui dit
-durement, dans sa brutalité allemande: «Mon maître, vous êtes un fol.»</p>
-
-<p>L'année 1521, dès janvier, dès les jours des rois, répondit à ces
-présages. Le roi de la fève faillit casser la tête au roi de France.
-Celui-ci, avec une bande de jeunes fous, s'amusait à faire le siége de
-l'hôtel où on tirait les rois, avec des pommes, des &oelig;ufs, des
-boulets de neige. Ceux du dedans, faute de neige, jetèrent les tisons
-du feu; le roi fut fort blessé. On assure que le maladroit était un
-Montgommery, père du fameux protestant qui, aux lices de
-Saint-Antoine, devait enfoncer sa lance dans la tête d'Henri II.</p>
-
-<p>L'annaliste d'Aquitaine salue cette année lugubre, qui ouvre deux
-cents ans de guerre, par ces mots: «Lors commença le temps de pleurs
-et de douleurs.»</p>
-
-<p>La longue rivalité des maisons de France et d'Autriche va se
-développer en deux actes, d'une incroyable longueur, le premier
-jusqu'à Henri IV (traité de 1598); le second jusqu'à la mort et
-l'épouvantable banqueroute de Louis XIV (1715). La France plusieurs
-fois fut comme rasée. Dès la fin du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, un économiste assure
-qu'elle a payé deux ou trois fois plus qu'elle n'avait, donné plus
-gros qu'elle-même. Et comment s'est fait ce miracle? Parce qu'un
-travail persévérant la refaisait pour suffire à ce persévérant
+effroi, dans cette entrevue du Camp du drap d'or, que François I<sup>er</sup>
+sur un vêtement portait des plumes de corbeau, sur un autre certaine
+devise galante tirée, par un emprunt impie, du <em>Libera</em> de l'office
+des morts. Pourquoi ce joyeux souverain portait-il au milieu des fêtes
+cette pierre <em>pour la délivrance</em>? Il avait joué le prisonnier,
+s'était livré à l'Anglais, renouvelant par amusement la captivité du
+roi Jean. Jeu imprudent, disait-on, inconvenant, qui avait attristé
+les siens; à ce point que l'<em>Aventureux</em> (Fleuranges) <span class="pagenum"><a id="page144" name="page144"></a>(p. 144)</span> lui dit
+durement, dans sa brutalité allemande: «Mon maître, vous êtes un fol.»</p>
+
+<p>L'année 1521, dès janvier, dès les jours des rois, répondit à ces
+présages. Le roi de la fève faillit casser la tête au roi de France.
+Celui-ci, avec une bande de jeunes fous, s'amusait à faire le siége de
+l'hôtel où on tirait les rois, avec des pommes, des &oelig;ufs, des
+boulets de neige. Ceux du dedans, faute de neige, jetèrent les tisons
+du feu; le roi fut fort blessé. On assure que le maladroit était un
+Montgommery, père du fameux protestant qui, aux lices de
+Saint-Antoine, devait enfoncer sa lance dans la tête d'Henri II.</p>
+
+<p>L'annaliste d'Aquitaine salue cette année lugubre, qui ouvre deux
+cents ans de guerre, par ces mots: «Lors commença le temps de pleurs
+et de douleurs.»</p>
+
+<p>La longue rivalité des maisons de France et d'Autriche va se
+développer en deux actes, d'une incroyable longueur, le premier
+jusqu'à Henri IV (traité de 1598); le second jusqu'à la mort et
+l'épouvantable banqueroute de Louis XIV (1715). La France plusieurs
+fois fut comme rasée. Dès la fin du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, un économiste assure
+qu'elle a payé deux ou trois fois plus qu'elle n'avait, donné plus
+gros qu'elle-même. Et comment s'est fait ce miracle? Parce qu'un
+travail persévérant la refaisait pour suffire à ce persévérant
pillage.</p>
-<p>La richesse se remplaçait; mais les hommes, hélas! les vies d'hommes?
-Personne ne les refait. D'autres viennent, mais tout différents. Des
-générations innombrables sont entrées à cet abîme de la querelle des
-rois. Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots,
-paralytiques, misérables culs-de-jatte, <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> couvrent toute la
+<p>La richesse se remplaçait; mais les hommes, hélas! les vies d'hommes?
+Personne ne les refait. D'autres viennent, mais tout différents. Des
+générations innombrables sont entrées à cet abîme de la querelle des
+rois. Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots,
+paralytiques, misérables culs-de-jatte, <span class="pagenum"><a id="page145" name="page145"></a>(p. 145)</span> couvrent toute la
France de mendiants au temps d'Henri IV. Que dire de la fin de Louis
-XIV? Un hospice fut élevé pour recueillir quelques-unes de ces ruines
-vivantes, et, par-dessus cette mendicité, on a dressé un dôme d'or.
-Vaste monument, magnifique, si petit encore pour ce qu'il a à
-contenir! On n'y passe pas, près de ce dôme, sans secouer tristement
-la tête. Monte, enfle-toi, monte plus haut, tour des morts, qui
-prétends abriter les restes de tant d'armées!... Vain cénotaphe de la
-France!... Ta pointe toucherait le ciel même, si vraiment tu
-représentais l'entassement prodigieux des peuples qui ont fini en toi.</p>
-
-<p>En mars 1521, Robert de la Mark, à l'aveugle, avait commencé la
-guerre. Après son défi de Worms, il osa envahir l'Empire. Cela était
+XIV? Un hospice fut élevé pour recueillir quelques-unes de ces ruines
+vivantes, et, par-dessus cette mendicité, on a dressé un dôme d'or.
+Vaste monument, magnifique, si petit encore pour ce qu'il a à
+contenir! On n'y passe pas, près de ce dôme, sans secouer tristement
+la tête. Monte, enfle-toi, monte plus haut, tour des morts, qui
+prétends abriter les restes de tant d'armées!... Vain cénotaphe de la
+France!... Ta pointe toucherait le ciel même, si vraiment tu
+représentais l'entassement prodigieux des peuples qui ont fini en toi.</p>
+
+<p>En mars 1521, Robert de la Mark, à l'aveugle, avait commencé la
+guerre. Après son défi de Worms, il osa envahir l'Empire. Cela était
ridicule, au fond nullement absurde. On avait vu cinquante ans le
petit duc de Gueldre se moquer des Pays-Bas, de l'Empire et de
-l'Empereur. Robert avait fourvoyé Seckingen, les nobles du Rhin, au
-service de Charles-Quint. Il pensait bien les entraîner cette fois
-pour François I<sup>er</sup>. Le seul attrait du pillage, si l'on entrait
-sérieusement dans ces grasses terres des Pays-Bas, y aurait suffi.
-Toute la populace guerrière des lansquenets eût couru sous le drapeau
+l'Empereur. Robert avait fourvoyé Seckingen, les nobles du Rhin, au
+service de Charles-Quint. Il pensait bien les entraîner cette fois
+pour François I<sup>er</sup>. Le seul attrait du pillage, si l'on entrait
+sérieusement dans ces grasses terres des Pays-Bas, y aurait suffi.
+Toute la populace guerrière des lansquenets eût couru sous le drapeau
lucratif de Gueldre ou du Sanglier, contre lesquels Marguerite
-d'Autriche, la gouvernante de Flandre, eût eu grand'peine à se
-défendre. Ce roman était si bien celui de Fleuranges, le fils de
-Robert, qu'il avait fait le coup de tête de signifier à Marguerite
-que, par je ne sais quel titre, il était seigneur et propriétaire du
-Luxembourg, défendant à l'Empereur de s'en mêler désormais.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Charles-Quint n'avait pas un sou, point d'armée. Mais il
-avait la main du cardinal Wolsey. Un mot signé de cette main arrêta
-tout, effraya François I<sup>er</sup>; il eut peur de perdre l'amitié d'Henri
-VIII, ramena de gré ou de force la meute qui commençait la chasse et
-tenait déjà le gibier aux dents.</p>
-
-<p>Premier fruit de l'arbitrage anglais et de cette fatale amitié.</p>
-
-<p>Robert, disait François I<sup>er</sup>, n'était pas à lui, et il agissait sans
-lui. Sans lui de même, agissait en Espagnol le roi dépouillé de
-Navarre. C'était la guerre sans la guerre. Le traité de 1516, au
-reste, le permettait ainsi. Les Espagnols et les Français pouvaient
-s'égorger en Navarre, sans cesser d'être amis intimes. Un frère de
-madame de Châteaubriant, Lesparre, conduisait les Français. Un an plus
-tôt, l'invasion, rencontrant la révolution des <i>Communeros</i> en son
-premier feu, aurait eu de grands résultats. Si tard, l'effet fut tout
-contraire. La révolution avortant, tous saisirent cette occasion de la
-déserter, de prouver leur loyauté en faisant face aux Français. Ils
-mirent leur honneur à battre ceux qui venaient à leur secours.
-Lesparre fut défait et tué (30 juin 1521).</p>
-
-<p>L'autre frère de la maîtresse du roi, Lautrec, conduisait la guerre
-d'Italie. Guerre déplorable, entamée à l'étourdie par Léon X qui,
-voulant s'arrondir sur l'un ou l'autre, négociait avec tous les deux,
-leur promettait son alliance. Florence, qui dépendait de lui, faisait
-croire au roi de France que ses banquiers lui tiendraient prêts quatre
-cent mille écus pour payer l'armée, et rien ne venait. Lautrec,
-éperdu, venait dire <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> que, sans cet argent, tout était fini,
-que l'armée fondrait dans sa main. Il ne se fia pas au roi. Il tira
-parole de la reine mère et des généraux des finances, du vieux
-trésorier Samblançay, homme sûr et estimé<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>. Ils lui dirent:
-«Partez; vous trouverez l'argent à Milan. Si l'argent d'Italie
-manquait, le Languedoc y suppléerait.» N'étant pas rassuré encore, il
-en exigea le serment. La reine mère et le trésorier jurèrent sans
-difficulté. Il arrive, et la caisse est vide. Furieux et désespéré,
-Lautrec gagna quelques moments par un terrible expédient. S'il n'avait
+d'Autriche, la gouvernante de Flandre, eût eu grand'peine à se
+défendre. Ce roman était si bien celui de Fleuranges, le fils de
+Robert, qu'il avait fait le coup de tête de signifier à Marguerite
+que, par je ne sais quel titre, il était seigneur et propriétaire du
+Luxembourg, défendant à l'Empereur de s'en mêler désormais.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page146" name="page146"></a>(p. 146)</span> Charles-Quint n'avait pas un sou, point d'armée. Mais il
+avait la main du cardinal Wolsey. Un mot signé de cette main arrêta
+tout, effraya François I<sup>er</sup>; il eut peur de perdre l'amitié d'Henri
+VIII, ramena de gré ou de force la meute qui commençait la chasse et
+tenait déjà le gibier aux dents.</p>
+
+<p>Premier fruit de l'arbitrage anglais et de cette fatale amitié.</p>
+
+<p>Robert, disait François I<sup>er</sup>, n'était pas à lui, et il agissait sans
+lui. Sans lui de même, agissait en Espagnol le roi dépouillé de
+Navarre. C'était la guerre sans la guerre. Le traité de 1516, au
+reste, le permettait ainsi. Les Espagnols et les Français pouvaient
+s'égorger en Navarre, sans cesser d'être amis intimes. Un frère de
+madame de Châteaubriant, Lesparre, conduisait les Français. Un an plus
+tôt, l'invasion, rencontrant la révolution des <i>Communeros</i> en son
+premier feu, aurait eu de grands résultats. Si tard, l'effet fut tout
+contraire. La révolution avortant, tous saisirent cette occasion de la
+déserter, de prouver leur loyauté en faisant face aux Français. Ils
+mirent leur honneur à battre ceux qui venaient à leur secours.
+Lesparre fut défait et tué (30 juin 1521).</p>
+
+<p>L'autre frère de la maîtresse du roi, Lautrec, conduisait la guerre
+d'Italie. Guerre déplorable, entamée à l'étourdie par Léon X qui,
+voulant s'arrondir sur l'un ou l'autre, négociait avec tous les deux,
+leur promettait son alliance. Florence, qui dépendait de lui, faisait
+croire au roi de France que ses banquiers lui tiendraient prêts quatre
+cent mille écus pour payer l'armée, et rien ne venait. Lautrec,
+éperdu, venait dire <span class="pagenum"><a id="page147" name="page147"></a>(p. 147)</span> que, sans cet argent, tout était fini,
+que l'armée fondrait dans sa main. Il ne se fia pas au roi. Il tira
+parole de la reine mère et des généraux des finances, du vieux
+trésorier Samblançay, homme sûr et estimé<a id="footnotetag13" name="footnotetag13"></a><a href="#footnote13" title="Go to footnote 13"><span class="smaller">[13]</span></a>. Ils lui dirent:
+«Partez; vous trouverez l'argent à Milan. Si l'argent d'Italie
+manquait, le Languedoc y suppléerait.» N'étant pas rassuré encore, il
+en exigea le serment. La reine mère et le trésorier jurèrent sans
+difficulté. Il arrive, et la caisse est vide. Furieux et désespéré,
+Lautrec gagna quelques moments par un terrible expédient. S'il n'avait
de l'argent, il avait des juges. Il fit juger et confisquer. Mais,
-comme il arrive souvent, quand une fois on se met à prendre, sur cette
-caisse remplie par la mort, il se fit part, donna à son frère des
-confiscations. Il échoua comme il méritait, perdit les occasions,
-perdit l'armée qui se dissipa, perdit Milan, qui se livra, et le
-Milanais. À peine put-il se réfugier sur le territoire vénitien.</p>
-
-<p>Sur les plaintes lamentables de Lautrec, on s'informa, on s'éclaircit.
-L'argent italien avait manqué, parce que les banquiers de Florence
-prêtèrent à l'Empereur l'argent promis à François I<sup>er</sup>. Il fit
-saisir à Paris les comptoirs florentins, et n'en tua que mieux son
-crédit.</p>
-
-<p>Pour l'argent de Languedoc qu'avait garanti Samblançay, <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> il
-était venu, mais où? au coffre de la mère du roi. Dans cette crise
-extrême et terrible, l'avare Louise de Savoie, non contente de deux ou
+comme il arrive souvent, quand une fois on se met à prendre, sur cette
+caisse remplie par la mort, il se fit part, donna à son frère des
+confiscations. Il échoua comme il méritait, perdit les occasions,
+perdit l'armée qui se dissipa, perdit Milan, qui se livra, et le
+Milanais. À peine put-il se réfugier sur le territoire vénitien.</p>
+
+<p>Sur les plaintes lamentables de Lautrec, on s'informa, on s'éclaircit.
+L'argent italien avait manqué, parce que les banquiers de Florence
+prêtèrent à l'Empereur l'argent promis à François I<sup>er</sup>. Il fit
+saisir à Paris les comptoirs florentins, et n'en tua que mieux son
+crédit.</p>
+
+<p>Pour l'argent de Languedoc qu'avait garanti Samblançay, <span class="pagenum"><a id="page148" name="page148"></a>(p. 148)</span> il
+était venu, mais où? au coffre de la mère du roi. Dans cette crise
+extrême et terrible, l'avare Louise de Savoie, non contente de deux ou
trois provinces dont elle avait les revenus, percevait ses pensions
-avec une âpre exactitude. Elle y trouvait de plus ce charme, cette
-volupté, d'affamer Lautrec, de le faire échouer, d'en finir une fois
-peut-être (au prix d'un grand malheur public) avec cette
-Châteaubriand, vieille maîtresse de trois années, qui ne tenait plus
-qu'à un fil.</p>
-
-<p>Le prodigue François I<sup>er</sup> était puni cruellement. Toutes ses petites
-ressources de créations d'offices, mangées à mesure et laissant une
+avec une âpre exactitude. Elle y trouvait de plus ce charme, cette
+volupté, d'affamer Lautrec, de le faire échouer, d'en finir une fois
+peut-être (au prix d'un grand malheur public) avec cette
+Châteaubriand, vieille maîtresse de trois années, qui ne tenait plus
+qu'à un fil.</p>
+
+<p>Le prodigue François I<sup>er</sup> était puni cruellement. Toutes ses petites
+ressources de créations d'offices, mangées à mesure et laissant une
masse croissante de salaires et de pensions, ne signifiaient plus rien
-en face des besoins infinis de cette gueule béante et sans fond d'une
-interminable guerre. Il sembla comme s'éveiller, se frotter les yeux,
+en face des besoins infinis de cette gueule béante et sans fond d'une
+interminable guerre. Il sembla comme s'éveiller, se frotter les yeux,
songer qu'il y avait une France. Il prit une plume et du papier,
n'ayant autre chose, et il fit une ordonnance, portant
-qu'immédiatement la France aurait quatre armées.</p>
+qu'immédiatement la France aurait quatre armées.</p>
-<p>Le camarade Bonnivet, reprenant les débris de Lesparre avec quelques
-volontaires, fit face vers les Pyrénées et surprit Fontarabie. Le roi
-lui-même devait garder le Nord. Mais il était seul. Pas un soldat.
+<p>Le camarade Bonnivet, reprenant les débris de Lesparre avec quelques
+volontaires, fit face vers les Pyrénées et surprit Fontarabie. Le roi
+lui-même devait garder le Nord. Mais il était seul. Pas un soldat.
Pour ramasser des hommes tels quels, il fallait un mois au moins.
-Bayard donna ce mois à la France. Il s'enferma dans Mézières avec
-quelques gentilshommes. Une fois dedans, ils virent qu'ils n'étaient
-pas fortifiés. «Eh! messieurs! leur dit Bayard, quand nous serions
-dans un pré, avec un fossé de quatre pieds, nous nous battrions tout
-un jour. Ici, nous tiendrons bien un mois.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> La canonnade impériale tirait de deux côtés; les Brabançons,
-sous Nassau, tiraient d'au delà de la Meuse, et les Allemands de
-Seckingen, à qui l'on avait fait passer la rivière, étaient plus près
-de la France. Seckingen était là à contre-c&oelig;ur, travaillant pour se
-faire un maître plus absolu et plus dur. L'affaire de Robert de la
-Mark l'éclairait sur la reconnaissance qu'il avait à attendre. Bayard
-qui savait tout cela, s'avise d'écrire, comme à la Mark, qu'il lui
+Bayard donna ce mois à la France. Il s'enferma dans Mézières avec
+quelques gentilshommes. Une fois dedans, ils virent qu'ils n'étaient
+pas fortifiés. «Eh! messieurs! leur dit Bayard, quand nous serions
+dans un pré, avec un fossé de quatre pieds, nous nous battrions tout
+un jour. Ici, nous tiendrons bien un mois.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page149" name="page149"></a>(p. 149)</span> La canonnade impériale tirait de deux côtés; les Brabançons,
+sous Nassau, tiraient d'au delà de la Meuse, et les Allemands de
+Seckingen, à qui l'on avait fait passer la rivière, étaient plus près
+de la France. Seckingen était là à contre-c&oelig;ur, travaillant pour se
+faire un maître plus absolu et plus dur. L'affaire de Robert de la
+Mark l'éclairait sur la reconnaissance qu'il avait à attendre. Bayard
+qui savait tout cela, s'avise d'écrire, comme à la Mark, qu'il lui
vient douze mille Suisses, qu'ils vont passer sur le corps de
-Seckingen que Nassau a placé au poste le plus dangereux; Bayard y a
+Seckingen que Nassau a placé au poste le plus dangereux; Bayard y a
regret, sachant que Mein Herr Seckingen est un galant homme qui
reviendra au Roi. La lettre est prise aux avant-postes, comme Bayard
-l'avait prévu. Seckingen et ses Allemands croient qu'en effet Nassau
-veut les faire égorger là. Ils partent: drapeaux, tambours en tête,
-ils repassent la Meuse, rejoignent les impériaux. Nassau veut les
-empêcher. Ils se mettent en bataille contre lui, en grondant comme des
+l'avait prévu. Seckingen et ses Allemands croient qu'en effet Nassau
+veut les faire égorger là. Ils partent: drapeaux, tambours en tête,
+ils repassent la Meuse, rejoignent les impériaux. Nassau veut les
+empêcher. Ils se mettent en bataille contre lui, en grondant comme des
ours. Bayard voyait tout, du haut des murs, et se mourait de rire. Le
-lendemain, tout s'en alla, mais les uns et les autres fort brouillés,
-ne voulant plus camper ensemble. Nassau de son côté, et de l'autre
+lendemain, tout s'en alla, mais les uns et les autres fort brouillés,
+ne voulant plus camper ensemble. Nassau de son côté, et de l'autre
Seckingen.</p>
<p>Le roi, cependant, arrivait avec sa gendarmerie, des Suisses, forces
-levées nouvelles. Le 22 octobre (1521), il était en présence de
+levées nouvelles. Le 22 octobre (1521), il était en présence de
l'ennemi.</p>
<p>Mais nous devons voir, avant tout, comment se passait une autre
-bataille, bataille diplomatique, qui se livrait à Calais, un tournoi
-d'intrigue et de ruse, où notre grand ami Wolsey était le juge du
-camp, tâchant de nous faire perdre. L'Empereur cependant avançait
+bataille, bataille diplomatique, qui se livrait à Calais, un tournoi
+d'intrigue et de ruse, où notre grand ami Wolsey était le juge du
+camp, tâchant de nous faire perdre. L'Empereur cependant avançait
<span class="pagenum"><a id="page150" name="page150"></a>(p. 150)</span> en pleine France. L'Angleterre armait ses vaisseaux.</p>
-<p>Les prétentions de Charles-Quint étaient inconcevables. Il voulait
-qu'on lui rendît la Bourgogne, l'Yonne, qu'on le mit à trente lieues
-de Paris, qu'on lui rendît la Somme, Péronne qui, au nord, de même à
+<p>Les prétentions de Charles-Quint étaient inconcevables. Il voulait
+qu'on lui rendît la Bourgogne, l'Yonne, qu'on le mit à trente lieues
+de Paris, qu'on lui rendît la Somme, Péronne qui, au nord, de même à
trente lieues, couvre la capitale.</p>
-<p>C'est le traité que Charles le Téméraire, dans la tour de Péronne,
+<p>C'est le traité que Charles le Téméraire, dans la tour de Péronne,
avait fait signer au roi prisonnier.</p>
-<p>Les actes de la conférence, écrits par le chancelier Gattinara
-lui-même, étonnent, indignent, par l'insolence des impériaux. Jamais
-magister de village ne gourmanda d'un ton plus rogue ses misérables
-écoliers que le pédantesque Autrichien les envoyés de la France. Il ne
-daigne pas même cacher la pensée du démembrement. C'est la mort de la
+<p>Les actes de la conférence, écrits par le chancelier Gattinara
+lui-même, étonnent, indignent, par l'insolence des impériaux. Jamais
+magister de village ne gourmanda d'un ton plus rogue ses misérables
+écoliers que le pédantesque Autrichien les envoyés de la France. Il ne
+daigne pas même cacher la pensée du démembrement. C'est la mort de la
France qu'on veut. Le vieux levain parricide de la maison de Bourgogne
-lui remonte et vient en écume. Elle conteste tout à la France, le
-Dauphiné, la Provence, <em>terre d'Empire!</em> la Champagne, ancien
-<em>appendice de la couronne de Navarre!</em> le Languedoc, <em>dépendance de la
-couronne d'Aragon</em>. Pour avoir plus tôt fait, Gattinara rappelle que
-Louis XII fut privé de tout le royaume par sentence de Jules II.</p>
-
-<p>Faut-il dire à quelle violence alla cet emportement? Le chancelier de
-France disant: «Sur tel point, je gage ma tête...» Gattinara réplique:
-«J'aimerais mieux celle d'un porc.» Basses injures que le Français
+lui remonte et vient en écume. Elle conteste tout à la France, le
+Dauphiné, la Provence, <em>terre d'Empire!</em> la Champagne, ancien
+<em>appendice de la couronne de Navarre!</em> le Languedoc, <em>dépendance de la
+couronne d'Aragon</em>. Pour avoir plus tôt fait, Gattinara rappelle que
+Louis XII fut privé de tout le royaume par sentence de Jules II.</p>
+
+<p>Faut-il dire à quelle violence alla cet emportement? Le chancelier de
+France disant: «Sur tel point, je gage ma tête...» Gattinara réplique:
+«J'aimerais mieux celle d'un porc.» Basses injures que le Français
porta en patience.</p>
-<p>Le cardinal arbitre aimait tellement la paix, était tellement notre
-ami, qu'il résolut, le pauvre homme, <em>malgré la fièvre qui le minait</em>,
-d'aller trouver l'Empereur à Bruges et de faire près de lui un
-dernier effort. Il y <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> eut sa dernière conférence avec
+<p>Le cardinal arbitre aimait tellement la paix, était tellement notre
+ami, qu'il résolut, le pauvre homme, <em>malgré la fièvre qui le minait</em>,
+d'aller trouver l'Empereur à Bruges et de faire près de lui un
+dernier effort. Il y <span class="pagenum"><a id="page151" name="page151"></a>(p. 151)</span> eut sa dernière conférence avec
Charles-Quint et la bonne tante Marguerite qui, tout en obtenant de
-nous la neutralité pour sa Franche-Comté, s'arrangea avec Wolsey pour
-frapper sur la France, embarrassée de l'invasion allemande, le coup
-assommant, décisif, d'une invasion anglaise.</p>
+nous la neutralité pour sa Franche-Comté, s'arrangea avec Wolsey pour
+frapper sur la France, embarrassée de l'invasion allemande, le coup
+assommant, décisif, d'une invasion anglaise.</p>
-<p>Tout cela n'était pas tellement secret que les ministres de François
+<p>Tout cela n'était pas tellement secret que les ministres de François
I<sup>er</sup> ne le devinassent. Ils firent sous main un emprunt, mirent une
bonne et forte somme dans les mains du duc d'Albany, parent du roi
-d'Écosse. Il passa la mer le 30 octobre; le parlement le reconnut
+d'Écosse. Il passa la mer le 30 octobre; le parlement le reconnut
tuteur du jeune roi Jacques V, lui fit partager la tutelle qu'avait
-seule la mère de l'enfant, s&oelig;ur du roi d'Angleterre. Celui-ci en
-poussa des cris. On répondit qu'on n'avait pu retenir un Écossais qui
-n'était pas sujet du roi.</p>
-
-<p>Ceci le 30. Et le 22, ce vainqueur que le furieux Gattinara lançait en
-France au nom de Dieu, ce conquérant, ce Picrochole, Charles-Quint,
-s'enfuyait, ayant à peine cent chevaux. On s'était trouvé nez à nez,
-le roi d'un côté et Nassau de l'autre, entre Cambrai et Valenciennes.
-Le jeune Empereur, si près de l'ennemi, n'avait montré nulle
-curiosité. Il restait dans la ville. Nassau, harassé et n'en pouvant
-plus, avait en tête les nôtres, tout frais, et qui voulaient se
-battre. Le roi jugea qu'une armée de recrues devait être assez
-heureuse de voir fuir devant elle la vieille armée allemande de Nassau
+seule la mère de l'enfant, s&oelig;ur du roi d'Angleterre. Celui-ci en
+poussa des cris. On répondit qu'on n'avait pu retenir un Écossais qui
+n'était pas sujet du roi.</p>
+
+<p>Ceci le 30. Et le 22, ce vainqueur que le furieux Gattinara lançait en
+France au nom de Dieu, ce conquérant, ce Picrochole, Charles-Quint,
+s'enfuyait, ayant à peine cent chevaux. On s'était trouvé nez à nez,
+le roi d'un côté et Nassau de l'autre, entre Cambrai et Valenciennes.
+Le jeune Empereur, si près de l'ennemi, n'avait montré nulle
+curiosité. Il restait dans la ville. Nassau, harassé et n'en pouvant
+plus, avait en tête les nôtres, tout frais, et qui voulaient se
+battre. Le roi jugea qu'une armée de recrues devait être assez
+heureuse de voir fuir devant elle la vieille armée allemande de Nassau
et de Seckingen.</p>
-<p>On l'accusa, en présence de tant de ravages, de n'en avoir pas tiré
-vengeance. Les villages étaient en feu, tout pillé. Les affreuses
+<p>On l'accusa, en présence de tant de ravages, de n'en avoir pas tiré
+vengeance. Les villages étaient en feu, tout pillé. Les affreuses
guerres de Charles VI semblent <span class="pagenum"><a id="page152" name="page152"></a>(p. 152)</span> recommencer. Mais le peuple
-recommence aussi à prendre un souffle de guerre. Il s'enhardit. Les
-femmes mêmes se souviennent de Jeanne d'Arc. À Ardres, une vieille
+recommence aussi à prendre un souffle de guerre. Il s'enhardit. Les
+femmes mêmes se souviennent de Jeanne d'Arc. À Ardres, une vieille
prend une pique, court aux remparts, et s'en escrime si bien, que les
-assaillants devant elle pleuvent des murs dans le fossé.</p>
+assaillants devant elle pleuvent des murs dans le fossé.</p>
-<p>Le peuple fait bien de se défendre, car le roi ne le défend guère. Il
-garde les places, c'est tout. La campagne est abandonnée.</p>
+<p>Le peuple fait bien de se défendre, car le roi ne le défend guère. Il
+garde les places, c'est tout. La campagne est abandonnée.</p>
<p>Quels furent les sentiments du peuple dans ce terrible abandon? Pas un
-mot ne l'indique dans les écrivains du temps. C'est pourtant là la
-question que le lecteur m'adresse ici, c'est là ce qu'il veut savoir.
+mot ne l'indique dans les écrivains du temps. C'est pourtant là la
+question que le lecteur m'adresse ici, c'est là ce qu'il veut savoir.
Le peuple! que sentait le peuple?</p>
-<p>Il suffirait, pour mettre sur la voie, de l'histoire éternelle, tirée
+<p>Il suffirait, pour mettre sur la voie, de l'histoire éternelle, tirée
du c&oelig;ur et du bon sens. Mais une autre encore nous renseigne,
-l'histoire retrouvée et surprise dans les révélations indirectes que
-nous donnent à droite ou à gauche tel témoin fortuit, une lettre, un
-vers, une épitaphe, une légende postérieure qui, des temps lumineux,
-se reporte à l'époque obscure où nous étions dans les ténèbres.</p>
+l'histoire retrouvée et surprise dans les révélations indirectes que
+nous donnent à droite ou à gauche tel témoin fortuit, une lettre, un
+vers, une épitaphe, une légende postérieure qui, des temps lumineux,
+se reporte à l'époque obscure où nous étions dans les ténèbres.</p>
-<p>La première lueur s'entrevoit dans le <cite>Journal du bourgeois de Paris</cite>
-(publié en 1854, p. 110, 120), et dans quelques lignes fort sèches de
+<p>La première lueur s'entrevoit dans le <cite>Journal du bourgeois de Paris</cite>
+(publié en 1854, p. 110, 120), et dans quelques lignes fort sèches de
Martin du Bellay.</p>
-<p>En janvier 1522, le roi convoqua à Paris un concile national pour
-réformer l'Église de France et pour obtenir les secours du clergé.</p>
+<p>En janvier 1522, le roi convoqua à Paris un concile national pour
+réformer l'Église de France et pour obtenir les secours du clergé.</p>
-<p>En février, il ordonna le renouvellement des francs-archers de Charles
+<p>En février, il ordonna le renouvellement des francs-archers de Charles
VII et de Louis XI, <em>mais seulement au nombre de vingt-quatre mille</em>,
pour aider aux <span class="pagenum"><a id="page153" name="page153"></a>(p. 153)</span> guerres et couvrir la Guienne et la Picardie.
-Remarquable défiance.</p>
-
-<p>En ce même mois de février, le roi, allant en personne à l'Hôtel de
-Ville de Paris, puis à celui de Rouen, expliqua aux prévôts, échevins
-et notables, sa nécessité. Paris, à qui il demandait l'entretien de
-cinq cents hommes, voulut du temps pour y songer, espèce de refus poli
-où perçait visiblement la haine des Parisiens. Mais Rouen, pour piquer
-Paris, et aussi, flatté de la visite du roi, accorda mille hommes.
+Remarquable défiance.</p>
+
+<p>En ce même mois de février, le roi, allant en personne à l'Hôtel de
+Ville de Paris, puis à celui de Rouen, expliqua aux prévôts, échevins
+et notables, sa nécessité. Paris, à qui il demandait l'entretien de
+cinq cents hommes, voulut du temps pour y songer, espèce de refus poli
+où perçait visiblement la haine des Parisiens. Mais Rouen, pour piquer
+Paris, et aussi, flatté de la visite du roi, accorda mille hommes.
Fort de cela, le chancelier retomba sur les Parisiens, leur fit honte;
-ils votèrent mille hommes. L'argent devait se lever sur la vente des
-denrées, forme d'impôt très-dangereuse qui pouvait causer des
-révoltes. On aima mieux taxer chaque corps de métier, les drapiers de
-soie à dix mille livres, ceux de laine à huit, etc. Et Paris n'en fut
-pas quitte. Peu de mois après, Duprat vint demander cent mille écus,
-en donnant rente aux Parisiens sur l'Hôtel de Ville, les faisant
-rentiers malgré eux.</p>
-
-<p>Paris était très-sombre. Le roi aussi. Il lui avait fallu demander,
+ils votèrent mille hommes. L'argent devait se lever sur la vente des
+denrées, forme d'impôt très-dangereuse qui pouvait causer des
+révoltes. On aima mieux taxer chaque corps de métier, les drapiers de
+soie à dix mille livres, ceux de laine à huit, etc. Et Paris n'en fut
+pas quitte. Peu de mois après, Duprat vint demander cent mille écus,
+en donnant rente aux Parisiens sur l'Hôtel de Ville, les faisant
+rentiers malgré eux.</p>
+
+<p>Paris était très-sombre. Le roi aussi. Il lui avait fallu demander,
mendier, expliquer ses affaires. Il passa tout l'hiver dans les bois
-et les chasses de Fontainebleau, Compiègne et Saint-Germain, dans
+et les chasses de Fontainebleau, Compiègne et Saint-Germain, dans
l'ennui des nouvelles couches de la reine. Au printemps, il partit
-pour Lyon, toujours préoccupé de l'Italie, jamais de la France.</p>
-
-<p>La France se défendait seule et comme elle pouvait. Il n'y avait pas
-d'armée, sauf deux mille Suisses à Abbeville qui refusaient de
-combattre. Quelques petites garnisons défendaient les villes. La
-campagne, <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> les villages, foulés, pillés, brûlés, violés
-étaient le jouet de la guerre. Les gentilshommes du pays
-escarmouchaient ici et là par bandes de vingt ou trente lances,
-méprisant fort les paysans, et toutefois n'attaquant guère que quand
-ils avaient avec eux quelque poignée de franc-archers.</p>
-
-<p>Ainsi, ce n'était plus seulement derrière les murs et dans les siéges,
-c'était en rase campagne que cette pauvre population, si peu habituée
-à la guerre, commençait à s'essayer.</p>
-
-<p>Quelle devait être l'inquiétude des familles et leurs ardentes
-prières, quand, pour la première fois, le père, le frère ou les
-enfants, affublés de mauvaises armes, descendaient en plaine. Les
-terreurs des guerres anglaises étaient revenues, et le roi, ce roi
-vaillant, jeune et d'un si grand éclat, ne paraissait pourtant guère
-plus pour la défense du peuple que l'indolent Charles VII.
-Qu'importait à ces pauvres gens qu'il eût brisé à Marignan les lances
-des Suisses, ou qu'il reprît le Milanais, s'ils étaient abandonnés,
-sur toute la frontière du Nord, au dedans jusqu'en Picardie, aux
-partisans impériaux? Dans cette disparition du roi, le seul recours
-était vers Dieu.</p>
-
-<p>Considérons bien ce Nord. La première ligue, picarde, était toute à
+pour Lyon, toujours préoccupé de l'Italie, jamais de la France.</p>
+
+<p>La France se défendait seule et comme elle pouvait. Il n'y avait pas
+d'armée, sauf deux mille Suisses à Abbeville qui refusaient de
+combattre. Quelques petites garnisons défendaient les villes. La
+campagne, <span class="pagenum"><a id="page154" name="page154"></a>(p. 154)</span> les villages, foulés, pillés, brûlés, violés
+étaient le jouet de la guerre. Les gentilshommes du pays
+escarmouchaient ici et là par bandes de vingt ou trente lances,
+méprisant fort les paysans, et toutefois n'attaquant guère que quand
+ils avaient avec eux quelque poignée de franc-archers.</p>
+
+<p>Ainsi, ce n'était plus seulement derrière les murs et dans les siéges,
+c'était en rase campagne que cette pauvre population, si peu habituée
+à la guerre, commençait à s'essayer.</p>
+
+<p>Quelle devait être l'inquiétude des familles et leurs ardentes
+prières, quand, pour la première fois, le père, le frère ou les
+enfants, affublés de mauvaises armes, descendaient en plaine. Les
+terreurs des guerres anglaises étaient revenues, et le roi, ce roi
+vaillant, jeune et d'un si grand éclat, ne paraissait pourtant guère
+plus pour la défense du peuple que l'indolent Charles VII.
+Qu'importait à ces pauvres gens qu'il eût brisé à Marignan les lances
+des Suisses, ou qu'il reprît le Milanais, s'ils étaient abandonnés,
+sur toute la frontière du Nord, au dedans jusqu'en Picardie, aux
+partisans impériaux? Dans cette disparition du roi, le seul recours
+était vers Dieu.</p>
+
+<p>Considérons bien ce Nord. La première ligue, picarde, était toute à
l'action, aux souffrances et aux combats. La seconde, entre Somme et
-Marne, n'en avait encore que l'attente, l'émotion, le trouble. Meaux
-en était l'ardent foyer. Grand marché des grains et centre agricole,
-comme elle l'est aujourd'hui, elle fut de plus, au Moyen âge, la
+Marne, n'en avait encore que l'attente, l'émotion, le trouble. Meaux
+en était l'ardent foyer. Grand marché des grains et centre agricole,
+comme elle l'est aujourd'hui, elle fut de plus, au Moyen âge, la
fabrique <span class="pagenum"><a id="page155" name="page155"></a>(p. 155)</span> capitale des laines qui habillaient les provinces
-voisines. La Jacquerie du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle éclata à Meaux et y succomba
-dans d'horribles flots de sang. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>, à Meaux encore, dans les
-ouvriers tisseurs et cardeurs, brilla la première étoile de la
-révolution religieuse.</p>
+voisines. La Jacquerie du <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle éclata à Meaux et y succomba
+dans d'horribles flots de sang. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>, à Meaux encore, dans les
+ouvriers tisseurs et cardeurs, brilla la première étoile de la
+révolution religieuse.</p>
-<p>Notre grande route du Nord, passage éternel de soldats, les villes qui
-en sont les étapes et les haltes nécessaires, sont toutes occupées de
+<p>Notre grande route du Nord, passage éternel de soldats, les villes qui
+en sont les étapes et les haltes nécessaires, sont toutes occupées de
la guerre, elles combattent de c&oelig;ur et de v&oelig;ux. Elles disent le
-mot de la Pucelle: «Les hommes d'armes combattront, et Dieu donnera la
-victoire.»</p>
-
-<p>Autre ne fut la pensée des pieux ouvriers de Meaux: «Dieu, seul
-défenseur et sauveur, gardien de l'homme abandonné. Toute notre force
-est dans sa Grâce.»</p>
-
-<p>Profond élan du c&oelig;ur du peuple qui, par une heureuse coïncidence,
-trouva appui et soutien dans l'autorité des docteurs. Le bon évêque de
-Meaux, Briçonnet (fils du favori de Charles VIII, et qui expiait pour
-son père), était une espèce de saint, bon, doux, charitable. Au milieu
-de ce peuple délaissé et menacé par de si grands dangers publics, il
-se voyait bien près de reprendre le rôle de ces anciens évêques qui, à
+mot de la Pucelle: «Les hommes d'armes combattront, et Dieu donnera la
+victoire.»</p>
+
+<p>Autre ne fut la pensée des pieux ouvriers de Meaux: «Dieu, seul
+défenseur et sauveur, gardien de l'homme abandonné. Toute notre force
+est dans sa Grâce.»</p>
+
+<p>Profond élan du c&oelig;ur du peuple qui, par une heureuse coïncidence,
+trouva appui et soutien dans l'autorité des docteurs. Le bon évêque de
+Meaux, Briçonnet (fils du favori de Charles VIII, et qui expiait pour
+son père), était une espèce de saint, bon, doux, charitable. Au milieu
+de ce peuple délaissé et menacé par de si grands dangers publics, il
+se voyait bien près de reprendre le rôle de ces anciens évêques qui, à
l'approche des Barbares, toute force publique ayant disparu, furent
-constitués par la nécessité <i>defensores civitatum</i>. Ses prédications
-relevaient le peuple, lui donnaient espoir. Toutes se résumaient dans
-le chant de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»</p>
-
-<p>Ni Briçonnet, ni personne, n'ignorait la grande scène de Worms
-(d'avril 1520). L'Europe entière avait vu le nouveau Jean Huss
-défendre Dieu modestement, <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> contre le pape et l'Empereur. Et
-ce Dieu avait permis que, plus heureux que Jean Huss, il sortît vivant
-de Worms. Où était-il? En quel désert? Sur quels monts l'avait enlevé
-l'Esprit? On l'ignorait, mais on voyait, de ce Sinaï invisible,
-jaillir par moments de sublimes et mystérieux éclairs.</p>
-
-<p>Il y avait, nous l'avons dit, à Paris, un humble Luther, le modeste et
-savant docteur Lefebvre d'Étaples, âme tendre qui embrassait tout ce
-qu'adora le Moyen âge, le culte de la Vierge et des saints, et qui
-n'en prêchait pas moins la pure parole de saint Paul et l'unique salut
-par la Grâce. Lefebvre, inquiété à Paris par la jalouse Sorbonne, se
-rendit volontiers à Meaux, et emmena avec lui un jeune noble du
-Dauphiné, natif du canton de Bayard, le bouillant, l'éloquent Farel,
-franc, net, intrépide en tout, qui eut le c&oelig;ur admirable du
-Chevalier sans reproche, sa soif de péril, et qui fut le Bayard des
+constitués par la nécessité <i>defensores civitatum</i>. Ses prédications
+relevaient le peuple, lui donnaient espoir. Toutes se résumaient dans
+le chant de Luther: «Ma forteresse, c'est mon Dieu.»</p>
+
+<p>Ni Briçonnet, ni personne, n'ignorait la grande scène de Worms
+(d'avril 1520). L'Europe entière avait vu le nouveau Jean Huss
+défendre Dieu modestement, <span class="pagenum"><a id="page156" name="page156"></a>(p. 156)</span> contre le pape et l'Empereur. Et
+ce Dieu avait permis que, plus heureux que Jean Huss, il sortît vivant
+de Worms. Où était-il? En quel désert? Sur quels monts l'avait enlevé
+l'Esprit? On l'ignorait, mais on voyait, de ce Sinaï invisible,
+jaillir par moments de sublimes et mystérieux éclairs.</p>
+
+<p>Il y avait, nous l'avons dit, à Paris, un humble Luther, le modeste et
+savant docteur Lefebvre d'Étaples, âme tendre qui embrassait tout ce
+qu'adora le Moyen âge, le culte de la Vierge et des saints, et qui
+n'en prêchait pas moins la pure parole de saint Paul et l'unique salut
+par la Grâce. Lefebvre, inquiété à Paris par la jalouse Sorbonne, se
+rendit volontiers à Meaux, et emmena avec lui un jeune noble du
+Dauphiné, natif du canton de Bayard, le bouillant, l'éloquent Farel,
+franc, net, intrépide en tout, qui eut le c&oelig;ur admirable du
+Chevalier sans reproche, sa soif de péril, et qui fut le Bayard des
combats de Dieu.</p>
<p>Cette douceur de placer tout l'espoir dans le c&oelig;ur paternel allait
-aux âmes blessées. Les femmes lui appartenaient d'avance; les
-premières qui goûtèrent ce miel furent deux âmes de femmes malades,
-deux princesses associées aux mystiques ouvriers de Meaux par le
+aux âmes blessées. Les femmes lui appartenaient d'avance; les
+premières qui goûtèrent ce miel furent deux âmes de femmes malades,
+deux princesses associées aux mystiques ouvriers de Meaux par le
tout-puissant Niveleur. L'une fut la s&oelig;ur du roi, la duchesse
-d'Alençon, Marguerite, veuve de c&oelig;ur dans son triste mariage,
-portant au c&oelig;ur un trait caché. L'autre, sa très-jeune tante, de
-dix-huit ans, s&oelig;ur de sa mère, Philiberte de Savoie, veuve de ce
-Julien de Médicis que Michel-Ange a immortalisé par un tombeau. La
-tante s'était réfugiée sous l'abri de la nièce, qui avait dix ans de
-plus, et qui lui semblait une <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> mère par sa grande supériorité,
-sa tendresse éclairée, sa sérénité apparente qui imposait à tout le
+d'Alençon, Marguerite, veuve de c&oelig;ur dans son triste mariage,
+portant au c&oelig;ur un trait caché. L'autre, sa très-jeune tante, de
+dix-huit ans, s&oelig;ur de sa mère, Philiberte de Savoie, veuve de ce
+Julien de Médicis que Michel-Ange a immortalisé par un tombeau. La
+tante s'était réfugiée sous l'abri de la nièce, qui avait dix ans de
+plus, et qui lui semblait une <span class="pagenum"><a id="page157" name="page157"></a>(p. 157)</span> mère par sa grande supériorité,
+sa tendresse éclairée, sa sérénité apparente qui imposait à tout le
monde.</p>
-<p>Tout ce qu'on a imaginé des amours de Marguerite avec son protégé
-Marot et autres poètes qui, pour elle, rimaient, <em>mouraient par
-métaphores</em>, n'a ni sens, ni vraisemblance; c'est le langage du temps,
-fiction innocente et permise. La reine y répondait gaiement, rimant
-pour ces morts bien portants leur <i>requiescat in pace</i>. Elle était,
-comme bien des femmes, fort paisible de tempérament. Mauvais poète,
-charmant prosateur, c'était un esprit délicat, rapide et subtil, ailé,
-qui volait à tout, se posait sur tout, n'enfonçant jamais, ne tenant à
+<p>Tout ce qu'on a imaginé des amours de Marguerite avec son protégé
+Marot et autres poètes qui, pour elle, rimaient, <em>mouraient par
+métaphores</em>, n'a ni sens, ni vraisemblance; c'est le langage du temps,
+fiction innocente et permise. La reine y répondait gaiement, rimant
+pour ces morts bien portants leur <i>requiescat in pace</i>. Elle était,
+comme bien des femmes, fort paisible de tempérament. Mauvais poète,
+charmant prosateur, c'était un esprit délicat, rapide et subtil, ailé,
+qui volait à tout, se posait sur tout, n'enfonçant jamais, ne tenant à
la terre que du bout du pied. Il faut pourtant excepter le galimatias
-mystique du temps, où, sur les pas de Briçonnet, son pesant guide
-spirituel, il lui arriva souvent d'alourdir ses ailes légères. Que
-cette mysticité l'ait gardée, je ne le crois pas; au contraire, c'est
-une des voies par où l'on va vite à la chute. Ce qui la garantit bien
-mieux, ce fut le rire, la légère ironie, la douce malice, qu'elle
+mystique du temps, où, sur les pas de Briçonnet, son pesant guide
+spirituel, il lui arriva souvent d'alourdir ses ailes légères. Que
+cette mysticité l'ait gardée, je ne le crois pas; au contraire, c'est
+une des voies par où l'on va vite à la chute. Ce qui la garantit bien
+mieux, ce fut le rire, la légère ironie, la douce malice, qu'elle
opposait aux soupirants.</p>
-<p>Elle y eut peu de mérite, ayant au c&oelig;ur deux passions, qui lui
-créèrent contre toutes les autres un <em>alibi</em> continuel. L'une, c'était
-l'amour des sciences, la curiosité infinie qui lui fit chercher les
-études qui attirent le moins les femmes, les langues et l'érudition
-même, la menant du latin au grec, du grec à l'hébreu. Briçonnet le lui
-reproche: «S'il y avait au bout du monde un docteur qui, par un seul
-verbe abrégé, pût apprendre toute la grammaire, un autre la
-rhétorique, la philosophie et les sept arts libéraux, vous y courriez
-comme au feu.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> L'autre passion, ce fut le culte étonnant, l'amour, la foi,
-l'espérance, la parfaite dévotion, qu'elle eut, de la naissance à la
-mort, pour le moins digne des dieux, pour son frère François I<sup>er</sup>.</p>
-
-<p>Il y a très-peu de portraits de Marguerite. Celui de Versailles est,
-je crois, d'imagination, calqué sur quelque portrait de François
-I<sup>er</sup>. La véritable effigie (Voir <cite>Trésor de Numismatique</cite>) est le
-revers d'une médaille qui porte de l'autre côté sa mère, Louise de
-Savoie. C'est une image légère, un brouillard, mais révélateur, qui
-ouvre tout un caractère, qui répond si bien et si juste à tous les
-documents écrits, qu'on s'écrie: «C'est la vérité.»</p>
-
-<p>La médaille, non datée, doit avoir été faite du vivant de la mère, peu
-avant sa mort, lorsqu'elle était toute-puissante, et probablement
-quand elle fit l'acte important de sa vie, le <cite>Traité des Dames</cite>, ou
+<p>Elle y eut peu de mérite, ayant au c&oelig;ur deux passions, qui lui
+créèrent contre toutes les autres un <em>alibi</em> continuel. L'une, c'était
+l'amour des sciences, la curiosité infinie qui lui fit chercher les
+études qui attirent le moins les femmes, les langues et l'érudition
+même, la menant du latin au grec, du grec à l'hébreu. Briçonnet le lui
+reproche: «S'il y avait au bout du monde un docteur qui, par un seul
+verbe abrégé, pût apprendre toute la grammaire, un autre la
+rhétorique, la philosophie et les sept arts libéraux, vous y courriez
+comme au feu.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page158" name="page158"></a>(p. 158)</span> L'autre passion, ce fut le culte étonnant, l'amour, la foi,
+l'espérance, la parfaite dévotion, qu'elle eut, de la naissance à la
+mort, pour le moins digne des dieux, pour son frère François I<sup>er</sup>.</p>
+
+<p>Il y a très-peu de portraits de Marguerite. Celui de Versailles est,
+je crois, d'imagination, calqué sur quelque portrait de François
+I<sup>er</sup>. La véritable effigie (Voir <cite>Trésor de Numismatique</cite>) est le
+revers d'une médaille qui porte de l'autre côté sa mère, Louise de
+Savoie. C'est une image légère, un brouillard, mais révélateur, qui
+ouvre tout un caractère, qui répond si bien et si juste à tous les
+documents écrits, qu'on s'écrie: «C'est la vérité.»</p>
+
+<p>La médaille, non datée, doit avoir été faite du vivant de la mère, peu
+avant sa mort, lorsqu'elle était toute-puissante, et probablement
+quand elle fit l'acte important de sa vie, le <cite>Traité des Dames</cite>, ou
de Cambrai, en 1529. Elle avait alors cinquante-trois ans, sa fille
-trente-sept. La mère, forte et grande figure, n'a pas besoin d'être
-nommée; elle l'est par un trait saillant, le grand gros nez sensuel et
-charnu de François I<sup>er</sup>, nez de bonne heure nourri, sanguin, comme
-l'ont ces natures fortes et basses, tempéraments passionnés, souvent
-malsains et maladifs. Louise était toujours malade; tantôt la colère
-ou l'amour (jusqu'au dernier âge); tantôt la goutte aux pieds, aux
-mains, et des coliques violentes qui l'emportèrent à la fin.</p>
+trente-sept. La mère, forte et grande figure, n'a pas besoin d'être
+nommée; elle l'est par un trait saillant, le grand gros nez sensuel et
+charnu de François I<sup>er</sup>, nez de bonne heure nourri, sanguin, comme
+l'ont ces natures fortes et basses, tempéraments passionnés, souvent
+malsains et maladifs. Louise était toujours malade; tantôt la colère
+ou l'amour (jusqu'au dernier âge); tantôt la goutte aux pieds, aux
+mains, et des coliques violentes qui l'emportèrent à la fin.</p>
<p>La fille est un parfait contraste. Il semble que la Savoyarde dont
-elle fut le premier enfant s'essaya à la maternité par cette faible et
-fine créature, le pur élixir des Valois, avant de jeter en moule <em>le
-gros garçon qui <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> gâta tout</em>, ce vrai fils de Gargantua. En
-elle, elle versa à flots et engloutit tout ce que sa forte nature
+elle fut le premier enfant s'essaya à la maternité par cette faible et
+fine créature, le pur élixir des Valois, avant de jeter en moule <em>le
+gros garçon qui <span class="pagenum"><a id="page159" name="page159"></a>(p. 159)</span> gâta tout</em>, ce vrai fils de Gargantua. En
+elle, elle versa à flots et engloutit tout ce que sa forte nature
donnait de charnel et de sensuel, de sorte qu'avec beaucoup d'esprit,
-la créature rabelaisienne tint pourtant du porc et du singe. (V. au
+la créature rabelaisienne tint pourtant du porc et du singe. (V. au
Louvre le dernier portrait).</p>
-<p>Fut-il légitime? Qui le sait? Mais Marguerite, sa s&oelig;ur, est
-certainement petite-fille du poète Charles d'Orléans. Elle a la
-figure, usée de bonne heure, des races nobles, affinées, vieillies.
-Elle le dit à chaque lettre, sans la moindre coquetterie, écrivant à
-gens moins âgés: «Votre tante,» ou: «Votre vieille mère.»</p>
+<p>Fut-il légitime? Qui le sait? Mais Marguerite, sa s&oelig;ur, est
+certainement petite-fille du poète Charles d'Orléans. Elle a la
+figure, usée de bonne heure, des races nobles, affinées, vieillies.
+Elle le dit à chaque lettre, sans la moindre coquetterie, écrivant à
+gens moins âgés: «Votre tante,» ou: «Votre vieille mère.»</p>
-<p>Elle était très-peu faite pour les travaux de la maternité. Elle n'eut
-pas d'enfant du duc d'Alençon. Et de Jean d'Albret, son second mari,
-elle en eut, mais péniblement, fort malade dans ses grossesses,
+<p>Elle était très-peu faite pour les travaux de la maternité. Elle n'eut
+pas d'enfant du duc d'Alençon. Et de Jean d'Albret, son second mari,
+elle en eut, mais péniblement, fort malade dans ses grossesses,
toussant beaucoup, affaiblie des jambes et des yeux, si bien qu'en
-1530, à trente-huit ans, étant enceinte, il lui faut se reposer, se
-préparer pour écrire une lettre. Ses enfants moururent ou restèrent
-très-faibles; spécialement Jeanne d'Albret, qui n'avait pas même remué
-dans le sein de sa mère, et, encore jeune, eut plusieurs maladies
+1530, à trente-huit ans, étant enceinte, il lui faut se reposer, se
+préparer pour écrire une lettre. Ses enfants moururent ou restèrent
+très-faibles; spécialement Jeanne d'Albret, qui n'avait pas même remué
+dans le sein de sa mère, et, encore jeune, eut plusieurs maladies
qu'on croyait mortelles.</p>
-<p>Il ne faut pas s'étonner si, dans la médaille, l'admirable artiste
-nous donne déjà Marguerite, comme elle se donne dans ses lettres, un
-peu vieille à trente-sept ans. Le nez charmant, fin, mais aigu, est
-bien de cet esprit <em>abstrait</em> que Rabelais évoquait du ciel pour le
+<p>Il ne faut pas s'étonner si, dans la médaille, l'admirable artiste
+nous donne déjà Marguerite, comme elle se donne dans ses lettres, un
+peu vieille à trente-sept ans. Le nez charmant, fin, mais aigu, est
+bien de cet esprit <em>abstrait</em> que Rabelais évoquait du ciel pour le
faire descendre dans son livre.</p>
-<p>Cette médaille fait penser à un portrait de Fénelon, comme elle,
-délicat, nerveux, maladif, où la pâle <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> figure conserve un
-léger mouvement oblique, allure gracieusement serpentine, comme d'un
-homme infiniment fin, qui ondule et glisse entre deux idées.</p>
+<p>Cette médaille fait penser à un portrait de Fénelon, comme elle,
+délicat, nerveux, maladif, où la pâle <span class="pagenum"><a id="page160" name="page160"></a>(p. 160)</span> figure conserve un
+léger mouvement oblique, allure gracieusement serpentine, comme d'un
+homme infiniment fin, qui ondule et glisse entre deux idées.</p>
<p>J'aime mieux la reine de Navarre. Elle tient de ce mouvement, mais
-elle a le sourire plein d'esprit, de malice, de bonté.</p>
+elle a le sourire plein d'esprit, de malice, de bonté.</p>
<p>Cette personne infiniment pure eut toute sa vie remplie par un
-sentiment unique, qu'on ne sait comment nommer: amour? amitié?
-fraternité? maternité? Il y a de tout cela, sans doute, et pas un de
+sentiment unique, qu'on ne sait comment nommer: amour? amitié?
+fraternité? maternité? Il y a de tout cela, sans doute, et pas un de
ces noms ne convient.</p>
-<p>Le second volume des lettres, adressé tout entier au roi, étonne et
-confond, non pas par la véhémence, mais par l'invariable permanence
-d'un sentiment toujours le même, qui n'a ni phases ni crises de
+<p>Le second volume des lettres, adressé tout entier au roi, étonne et
+confond, non pas par la véhémence, mais par l'invariable permanence
+d'un sentiment toujours le même, qui n'a ni phases ni crises de
diminution ou d'aggravation, ni haut, ni bas. Jamais l'arc ne fut si
constamment tendu.</p>
-<p>Tous les amours du monde doivent s'humilier ici. Ils n'ont rien à
+<p>Tous les amours du monde doivent s'humilier ici. Ils n'ont rien à
mettre en face. Plus ils tendent, plus la corde rompt. La seule chose
qui rappelle ces lettres, c'est l'immense et charmant recueil des
-lettres de madame de Sévigné. Celles de Marguerite en ont parfois
-l'agrément (par exemple quand elle écrit au roi captif ce que font ses
-enfants), et elles en ont surtout la passion, l'émotion intarissable.
-La ressemblance y est aussi par la légèreté sèche, distraite, de
-l'objet aimé. François I<sup>er</sup> est comme madame de Grignan. Il aime,
-est touché par moment. Le plus souvent, il a peu à répondre. Cette
-fixité terrible, pendant cinquante année, qui y tiendrait? Parfois il
-perd patience, il est dur et tyrannique. Cette âme si dépendante,
+lettres de madame de Sévigné. Celles de Marguerite en ont parfois
+l'agrément (par exemple quand elle écrit au roi captif ce que font ses
+enfants), et elles en ont surtout la passion, l'émotion intarissable.
+La ressemblance y est aussi par la légèreté sèche, distraite, de
+l'objet aimé. François I<sup>er</sup> est comme madame de Grignan. Il aime,
+est touché par moment. Le plus souvent, il a peu à répondre. Cette
+fixité terrible, pendant cinquante année, qui y tiendrait? Parfois il
+perd patience, il est dur et tyrannique. Cette âme si dépendante,
<span class="pagenum"><a id="page161" name="page161"></a>(p. 161)</span> c'est sa chose visiblement pour user et abuser; il a eu, en
-naissant, cet être, pour l'adorer quoi qu'il fasse. Il trouvera
+naissant, cet être, pour l'adorer quoi qu'il fasse. Il trouvera
naturel de lui demander, au besoin, sa vie, son c&oelig;ur et son sang,
-sans que jamais il lui vienne en pensée qu'il demande trop.</p>
-
-<p>Plus âgée de deux années, et de dix au moins par l'esprit, pleine
-d'imagination dès la naissance, elle a vu un matin tomber du ciel dans
-ce berceau, qui va être un trône, la créature aimée d'avance, ce rêve
-d'une mère violente et si violemment désireuse. Le voilà qui rayonne,
-dans ses langes, de beauté, de royauté future, <em>soleil</em> naissant de sa
-s&oelig;ur, de sa mère. Cet emblème de Louis XIV est déjà celui par
-lequel Marguerite désigne son frère, se désignant elle-même par le
+sans que jamais il lui vienne en pensée qu'il demande trop.</p>
+
+<p>Plus âgée de deux années, et de dix au moins par l'esprit, pleine
+d'imagination dès la naissance, elle a vu un matin tomber du ciel dans
+ce berceau, qui va être un trône, la créature aimée d'avance, ce rêve
+d'une mère violente et si violemment désireuse. Le voilà qui rayonne,
+dans ses langes, de beauté, de royauté future, <em>soleil</em> naissant de sa
+s&oelig;ur, de sa mère. Cet emblème de Louis XIV est déjà celui par
+lequel Marguerite désigne son frère, se désignant elle-même par le
tournesol, qui n'incline que vers le <em>soleil</em>, avec la devise
-décourageante pour tous: «<i>Non inferiora secutus</i> (Il ne suivra pas
-d'astres inférieurs).»</p>
+décourageante pour tous: «<i>Non inferiora secutus</i> (Il ne suivra pas
+d'astres inférieurs).»</p>
-<p>Alençon et Jean d'Albret, Bourbon, Bonnivet, Marot, toute la foule des
+<p>Alençon et Jean d'Albret, Bourbon, Bonnivet, Marot, toute la foule des
admirateurs, courtisans et serviteurs, est ainsi mise de niveau.</p>
-<p>Elle ne se rappelle même guère qu'elle a un mari. Elle écrit
-invariablement au roi: «Qu'elle n'a personne que lui, qu'il est son
-père et son fils, son frère, son ami, son époux.»</p>
+<p>Elle ne se rappelle même guère qu'elle a un mari. Elle écrit
+invariablement au roi: «Qu'elle n'a personne que lui, qu'il est son
+père et son fils, son frère, son ami, son époux.»</p>
-<p>Il y paraît. L'amour n'est pas une passion si robuste. Celle-ci
-non-seulement résiste aux jalousies et aux temps, aux duretés, aux
-mortifications, mais, bien plus, aux changements tristement prosaïques
-qui se font dans la figure, l'humeur, la santé de François I<sup>er</sup>.
-Quand je songe au désolant portrait qu'on a de lui (vers cinquante
-ans), déformé cruellement, <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> moins par l'âge que par les
+<p>Il y paraît. L'amour n'est pas une passion si robuste. Celle-ci
+non-seulement résiste aux jalousies et aux temps, aux duretés, aux
+mortifications, mais, bien plus, aux changements tristement prosaïques
+qui se font dans la figure, l'humeur, la santé de François I<sup>er</sup>.
+Quand je songe au désolant portrait qu'on a de lui (vers cinquante
+ans), déformé cruellement, <span class="pagenum"><a id="page162" name="page162"></a>(p. 162)</span> moins par l'âge que par les
maladies, j'admire le prisme magique sous lequel elle vit
invariablement <em>ce soleil</em>.</p>
<p>Si j'osais, de cette femme spirituelle, dire le mot vrai, je dirais
-qu'elle fut, dès sa naissance, <em>assotie, enchantée, possédée</em>. Martyr
-aussi et jouet de ce démon intérieur, martyr si résigné que, l'idole
-lui prodiguant les plus rudes épreuves, elle ne souffle pas, n'ose
+qu'elle fut, dès sa naissance, <em>assotie, enchantée, possédée</em>. Martyr
+aussi et jouet de ce démon intérieur, martyr si résigné que, l'idole
+lui prodiguant les plus rudes épreuves, elle ne souffle pas, n'ose
hasarder un soupir de jalousie.</p>
<p>Comme tous les c&oelig;urs souffrants, elle se crut de bonne heure
-dévote, et, ce qu'on eût le moins attendu d'un esprit naturellement
-aiguisé et raisonneur, elle entreprit d'être mystique. Ne l'est pas
-qui veut. Pour elle, c'est un travail. Elle s'y donne, en écrivant, de
-cruelles entorses à l'esprit. Qu'au contraire elle revienne à son
-objet (surtout au moment décisif, la captivité de Madrid), alors tout
-coule à flots, c'est un torrent du c&oelig;ur, de passion, de facilité,
-avec une dextérité vive, ardente et résolue.</p>
+dévote, et, ce qu'on eût le moins attendu d'un esprit naturellement
+aiguisé et raisonneur, elle entreprit d'être mystique. Ne l'est pas
+qui veut. Pour elle, c'est un travail. Elle s'y donne, en écrivant, de
+cruelles entorses à l'esprit. Qu'au contraire elle revienne à son
+objet (surtout au moment décisif, la captivité de Madrid), alors tout
+coule à flots, c'est un torrent du c&oelig;ur, de passion, de facilité,
+avec une dextérité vive, ardente et résolue.</p>
<p>Autant qu'on peut dater les choses du c&oelig;ur, il semblerait que le
-roman de madame de Châteaubriant, arrachée de son mari, disputée avec
-fureur, haïe, battue (plus tard tuée?), occupa le roi trois ans (1518,
-1519, 1520). Cette fille du beau Phébus de Foix, astre singulier de
+roman de madame de Châteaubriant, arrachée de son mari, disputée avec
+fureur, haïe, battue (plus tard tuée?), occupa le roi trois ans (1518,
+1519, 1520). Cette fille du beau Phébus de Foix, astre singulier de
Gascogne, soit par l'attrait du Midi, soit par sa violente et sinistre
-destinée, par ses frères enfin, sa brave et intrigante parenté, ne
-laissa guère respirer le roi. La blanche princesse du Nord dut, avec
-son esprit, pâlir longtemps, quelque peu oubliée, dans son mariage
-d'Alençon. On se souvint d'elle au jour du malheur. En 1521, il est
-visible que son frère <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> se rapprocha d'elle et la consulta,
-donnant même à son mari la faveur inespérée de le nommer son
-lieutenant à l'armée de Picardie, de sorte que les deux femmes eurent
-part, la maîtresse le Midi, la s&oelig;ur le Nord.</p>
-
-<p>Le roi alla jusqu'à vouloir qu'Alençon passât devant le connétable, et
-conduisît l'avant-garde.</p>
-
-<p>Marguerite, inquiète et n'ayant pas une opinion bien, rassurante de la
-bravoure ni de l'habileté de son mari, écrivit pour la première fois à
-ce prélat qu'on regardait comme un homme de Dieu, à Briçonnet, évêque
-de Meaux, lui demandant ses prières pour son mari qui partait, et pour
-elle, entraînée dans de si hautes affaires: «Car il me faut mesler de
-beaucoup de choses qui me doivent bien donner crainte.»</p>
-
-<p>Le roi devait s'apercevoir qu'il avait été mal conseillé, que ni son
-chancelier Duprat, ni les amis et parents de sa maîtresse, n'avaient
-bien vu dans les affaires. Ils avaient été amusés par Charles-Quint et
-dupes de Wolsey. Si mal entouré, il revint avec confiance aux siens, à
-sa s&oelig;ur, son aînée, esprit net et propre aux affaires, dont tout le
-monde reconnaissait la supériorité.</p>
-
-<p>Il avait son mauvais génie en sa mère et ses maîtresses, son bon génie
-en Marguerite. Fort éclairée d'elle-même, de plus, illuminée par la
+destinée, par ses frères enfin, sa brave et intrigante parenté, ne
+laissa guère respirer le roi. La blanche princesse du Nord dut, avec
+son esprit, pâlir longtemps, quelque peu oubliée, dans son mariage
+d'Alençon. On se souvint d'elle au jour du malheur. En 1521, il est
+visible que son frère <span class="pagenum"><a id="page163" name="page163"></a>(p. 163)</span> se rapprocha d'elle et la consulta,
+donnant même à son mari la faveur inespérée de le nommer son
+lieutenant à l'armée de Picardie, de sorte que les deux femmes eurent
+part, la maîtresse le Midi, la s&oelig;ur le Nord.</p>
+
+<p>Le roi alla jusqu'à vouloir qu'Alençon passât devant le connétable, et
+conduisît l'avant-garde.</p>
+
+<p>Marguerite, inquiète et n'ayant pas une opinion bien, rassurante de la
+bravoure ni de l'habileté de son mari, écrivit pour la première fois à
+ce prélat qu'on regardait comme un homme de Dieu, à Briçonnet, évêque
+de Meaux, lui demandant ses prières pour son mari qui partait, et pour
+elle, entraînée dans de si hautes affaires: «Car il me faut mesler de
+beaucoup de choses qui me doivent bien donner crainte.»</p>
+
+<p>Le roi devait s'apercevoir qu'il avait été mal conseillé, que ni son
+chancelier Duprat, ni les amis et parents de sa maîtresse, n'avaient
+bien vu dans les affaires. Ils avaient été amusés par Charles-Quint et
+dupes de Wolsey. Si mal entouré, il revint avec confiance aux siens, à
+sa s&oelig;ur, son aînée, esprit net et propre aux affaires, dont tout le
+monde reconnaissait la supériorité.</p>
+
+<p>Il avait son mauvais génie en sa mère et ses maîtresses, son bon génie
+en Marguerite. Fort éclairée d'elle-même, de plus, illuminée par la
seconde vue du c&oelig;ur, elle le conduisait alors dans la vraie voie de
-son règne, où il eût trouvé à la fois le nerf moral et d'immenses
-ressources matérielles.</p>
+son règne, où il eût trouvé à la fois le nerf moral et d'immenses
+ressources matérielles.</p>
<p>Bien entendu qu'elle agissait instinctivement, sans voir ces
-conséquences ni sans s'en rendre compte, <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> <em>croyant seulement
-le mettre en bonne voie religieuse</em>, lui mériter l'aide de Dieu.</p>
-
-<p>Elle croyait avoir fait de grands progrès. En novembre, en décembre
-(1521), elle écrivait à Briçonnet: «Le Roi et Madame sont plus que
-jamais affectionnés à la réformation de l'Église... délibérés de
-donner à connaître que la vérité de Dieu n'est point hérésie, (Génin
-II, 273-4).»</p>
-
-<p>Croyant toucher au but, elle faisait de grands efforts auprès de son
-frère, l'enveloppait d'une tendre et innocente obsession. Elle
-éprouvait pour lui un redoublement de tendresse, le voyant dans un
-vrai péril, pour la première fois triste et malheureux. De toutes
-parts, l'horizon se cernait de noir; les bois de Saint-Germain, où ils
-passaient l'hiver, n'étaient pas plus dépouillés, plus sombres que la
-situation. Point d'argent et point d'armée. L'Italie perdue: pour
-nouveau pape un précepteur de Charles-Quint; Lautrec cachant son
-drapeau dans les marais de Venise; la France entamée, la Picardie
-brûlée, une descente anglaise imminente. Et, dans cette grande crise,
-la résistance intérieure (chose inouïe!), Paris chicanant son roi!...
-Lui, le vainqueur de Marignan, revenant humilié de l'Hôtel de Ville!</p>
-
-<p>Sa femme était alitée, en couches, et sa mère alitée. Et sa s&oelig;ur,
-devenue malade en les soignant, se relevait à peine.</p>
-
-<p>Il s'ennuyait dans la fadeur si tiède de ces jours intermédiaires que
-laisse une passion défaillante.</p>
-
-<p>Il n'échappait que par la chasse. Cet hiver, à Fontainebleau, à
-Saint-Germain, à Compiègne, il allait <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> chassant et
-s'étourdissant. Mais, dans tous ces bois, même chose: au bout de
-chaque allée, la monotonie de l'hiver et l'uniformité d'ennui.</p>
-
-<p>Compatissant à cet état d'esprit, sa s&oelig;ur l'enveloppait d'autant
+conséquences ni sans s'en rendre compte, <span class="pagenum"><a id="page164" name="page164"></a>(p. 164)</span> <em>croyant seulement
+le mettre en bonne voie religieuse</em>, lui mériter l'aide de Dieu.</p>
+
+<p>Elle croyait avoir fait de grands progrès. En novembre, en décembre
+(1521), elle écrivait à Briçonnet: «Le Roi et Madame sont plus que
+jamais affectionnés à la réformation de l'Église... délibérés de
+donner à connaître que la vérité de Dieu n'est point hérésie, (Génin
+II, 273-4).»</p>
+
+<p>Croyant toucher au but, elle faisait de grands efforts auprès de son
+frère, l'enveloppait d'une tendre et innocente obsession. Elle
+éprouvait pour lui un redoublement de tendresse, le voyant dans un
+vrai péril, pour la première fois triste et malheureux. De toutes
+parts, l'horizon se cernait de noir; les bois de Saint-Germain, où ils
+passaient l'hiver, n'étaient pas plus dépouillés, plus sombres que la
+situation. Point d'argent et point d'armée. L'Italie perdue: pour
+nouveau pape un précepteur de Charles-Quint; Lautrec cachant son
+drapeau dans les marais de Venise; la France entamée, la Picardie
+brûlée, une descente anglaise imminente. Et, dans cette grande crise,
+la résistance intérieure (chose inouïe!), Paris chicanant son roi!...
+Lui, le vainqueur de Marignan, revenant humilié de l'Hôtel de Ville!</p>
+
+<p>Sa femme était alitée, en couches, et sa mère alitée. Et sa s&oelig;ur,
+devenue malade en les soignant, se relevait à peine.</p>
+
+<p>Il s'ennuyait dans la fadeur si tiède de ces jours intermédiaires que
+laisse une passion défaillante.</p>
+
+<p>Il n'échappait que par la chasse. Cet hiver, à Fontainebleau, à
+Saint-Germain, à Compiègne, il allait <span class="pagenum"><a id="page165" name="page165"></a>(p. 165)</span> chassant et
+s'étourdissant. Mais, dans tous ces bois, même chose: au bout de
+chaque allée, la monotonie de l'hiver et l'uniformité d'ennui.</p>
+
+<p>Compatissant à cet état d'esprit, sa s&oelig;ur l'enveloppait d'autant
plus de ses caresses maternelles, de sa tendresse religieuse, et des
-doux appels de l'amour de Dieu. Jamais jusque-là cet enfant gâté, qui
-n'envisageait que lui-même, ne s'était avisé de regarder sa
+doux appels de l'amour de Dieu. Jamais jusque-là cet enfant gâté, qui
+n'envisageait que lui-même, ne s'était avisé de regarder sa
<em>mignonne</em>, comme il l'appelait volontiers. Il lui advint, en
-écoutant, de découvrir ce qui était sous ses yeux depuis sa naissance,
-de voir qu'elle était belle, belle de piété, d'affection, de sa
-convalescence même et de sa langueur, de sa faiblesse pour lui.</p>
-
-<p>Comment dire ce qui va suivre? Mais la chose est trop contestée. Il
-était tellement abaissé de c&oelig;ur par les jouissances vulgaires,
-qu'il conçut l'idée indigne de voir jusqu'où irait sa puissance sur
-cette personne uniquement dévouée. Il affecta de douter de cette
-affection si tendre, osa dire qu'il n'y croirait pas, à moins d'en
-avoir la <em>preuve</em> et la définitive <em>expérience</em>.</p>
-
-<p>Nous ne savons bien que ce mot. Le reste se devine; on voit l'étrange
-scène et l'effort pour ne pas comprendre, et la rougeur et la pâleur,
-l'abîme de désespoir. D'autre part, la tyrannie d'un maître jusque-là
-toujours obéi, la dureté, le doute ironique... L'horreur et le
+écoutant, de découvrir ce qui était sous ses yeux depuis sa naissance,
+de voir qu'elle était belle, belle de piété, d'affection, de sa
+convalescence même et de sa langueur, de sa faiblesse pour lui.</p>
+
+<p>Comment dire ce qui va suivre? Mais la chose est trop contestée. Il
+était tellement abaissé de c&oelig;ur par les jouissances vulgaires,
+qu'il conçut l'idée indigne de voir jusqu'où irait sa puissance sur
+cette personne uniquement dévouée. Il affecta de douter de cette
+affection si tendre, osa dire qu'il n'y croirait pas, à moins d'en
+avoir la <em>preuve</em> et la définitive <em>expérience</em>.</p>
+
+<p>Nous ne savons bien que ce mot. Le reste se devine; on voit l'étrange
+scène et l'effort pour ne pas comprendre, et la rougeur et la pâleur,
+l'abîme de désespoir. D'autre part, la tyrannie d'un maître jusque-là
+toujours obéi, la dureté, le doute ironique... L'horreur et le
bouleversement d'une situation si nouvelle, la mort de c&oelig;ur qui la
-suivit, elle dit tout d'un mot: «Pis que morte.»</p>
+suivit, elle dit tout d'un mot: «Pis que morte.»</p>
<p>Elle ne pouvait rester. Elle partit sur-le-champ. Son mari passait
-l'hiver à Alençon, et elle devait le rejoindre. Mais elle dépendait
-tellement qu'en partant, toute <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> sa crainte était que ce
-brusque départ, sans adieu, ne blessât le maître. Elle laissa une
-lettre tendre, s'excusa. À quoi, le tyran, irrité effectivement de
-cette première désobéissance, écrivit sans ménagement pour ce c&oelig;ur
+l'hiver à Alençon, et elle devait le rejoindre. Mais elle dépendait
+tellement qu'en partant, toute <span class="pagenum"><a id="page166" name="page166"></a>(p. 166)</span> sa crainte était que ce
+brusque départ, sans adieu, ne blessât le maître. Elle laissa une
+lettre tendre, s'excusa. À quoi, le tyran, irrité effectivement de
+cette première désobéissance, écrivit sans ménagement pour ce c&oelig;ur
sanglant qui palpitait dans ses mains, que, puisqu'elle le fuyait, il
fuirait plus loin encore; qu'il allait partir pour Lyon, pour
-l'Italie, pour la guerre, pour la mort peut-être..., enfonçant ainsi
+l'Italie, pour la guerre, pour la mort peut-être..., enfonçant ainsi
le poignard, calculant avec barbarie qu'en une si vive douleur elle
-s'abandonnerait elle-même.</p>
+s'abandonnerait elle-même.</p>
-<p>Ces énormités étonnent ceux qui ignorent combien elles ont été
+<p>Ces énormités étonnent ceux qui ignorent combien elles ont été
communes dans les familles des dieux de la terre qui, faisant des lois
-par leur volonté, se croyaient au-dessus des lois et bravaient la
-nature même. Le régent et Louis XV (sans parler de faits plus
-modernes) ont dépassé François I<sup>er</sup>. Pour lui, les contemporains ont
-eu effroi et terreur de sa brutalité sauvage. On conte qu'en 1524,
-dans un moment bien sérieux où il venait de prendre le deuil, étant
-veuf depuis quelques jours, au moment où les impériaux assiégeaient
+par leur volonté, se croyaient au-dessus des lois et bravaient la
+nature même. Le régent et Louis XV (sans parler de faits plus
+modernes) ont dépassé François I<sup>er</sup>. Pour lui, les contemporains ont
+eu effroi et terreur de sa brutalité sauvage. On conte qu'en 1524,
+dans un moment bien sérieux où il venait de prendre le deuil, étant
+veuf depuis quelques jours, au moment où les impériaux assiégeaient
Marseille, les gens de Manosque en Provence vinrent le haranguer, le
-maire en tête, et la fille du maire, belle et jeune demoiselle. Le roi
-arrêta sur elle un regard tellement significatif, qu'elle crut avoir à
-craindre les dernières violences, le soir même prit un corrosif, en
-laboura son visage, détruisit sa fatale beauté.</p>
-
-<p>Revenons à Marguerite. Le cruel caprice du roi était peut-être encore
-moins libertinage que malice et vanité. Cet objet, si haut placé dans
-l'éther du ciel, cette inaccessible étoile que tous regardaient de si
+maire en tête, et la fille du maire, belle et jeune demoiselle. Le roi
+arrêta sur elle un regard tellement significatif, qu'elle crut avoir à
+craindre les dernières violences, le soir même prit un corrosif, en
+laboura son visage, détruisit sa fatale beauté.</p>
+
+<p>Revenons à Marguerite. Le cruel caprice du roi était peut-être encore
+moins libertinage que malice et vanité. Cet objet, si haut placé dans
+l'éther du ciel, cette inaccessible étoile que tous regardaient de si
bas, pour <span class="pagenum"><a id="page167" name="page167"></a>(p. 167)</span> qui Bourbon, Bonnivet, cent autres contemporains
soupiraient, il trouvait piquant de la faire descendre, de jouer ce
-tour à tous.</p>
+tour à tous.</p>
-<p>Il avait le sang de sa mère, si impure et si corrompue. L'aventure
-venait à point pour celle-ci, et le jour même où elle en avait grand
-besoin, de sorte qu'on est tenté de croire qu'elle put y être en
+<p>Il avait le sang de sa mère, si impure et si corrompue. L'aventure
+venait à point pour celle-ci, et le jour même où elle en avait grand
+besoin, de sorte qu'on est tenté de croire qu'elle put y être en
quelque chose. Elle venait de faire un crime, et de blesser son fils
-au seul point vulnérable. Sa haine contre Lautrec et sa s&oelig;ur,
-l'impatience qu'elle avait de précipiter la maîtresse régnante, lui
+au seul point vulnérable. Sa haine contre Lautrec et sa s&oelig;ur,
+l'impatience qu'elle avait de précipiter la maîtresse régnante, lui
avaient fait retenir l'argent de la guerre et perdre Milan. Chose
incroyable! celui qu'avec une peine infinie on ramassa cet hiver, elle
-le retint encore. Telle fut son audace et sa rage! lorsque la défaite
+le retint encore. Telle fut son audace et sa rage! lorsque la défaite
certaine de Lautrec allait non-seulement perdre l'Italie, mais ouvrir
-la France, envahie tout à la fois par le Nord et par le Midi!</p>
+la France, envahie tout à la fois par le Nord et par le Midi!</p>
-<p>Qui put lui donner l'audace de cette énorme récidive, ce mépris de son
+<p>Qui put lui donner l'audace de cette énorme récidive, ce mépris de son
fils? Nous n'en pouvons imaginer qu'une raison: elle aura cru le tenir
-par ce honteux secret, et se sera sentie sûre de mettre entre elle et
-son fils irrité l'aimable et faible personne, habituée à s'immoler à
+par ce honteux secret, et se sera sentie sûre de mettre entre elle et
+son fils irrité l'aimable et faible personne, habituée à s'immoler à
eux. Ayant cette prise nouvelle sur lui, elle en profita sans
-scrupule, en tira la témérité d'accomplir ce second forfait.</p>
+scrupule, en tira la témérité d'accomplir ce second forfait.</p>
-<p>L'infortunée Marguerite était en février dans un château solitaire
-près d'Alençon, avec son mari; seule, n'ayant plus même avec elle sa
+<p>L'infortunée Marguerite était en février dans un château solitaire
+près d'Alençon, avec son mari; seule, n'ayant plus même avec elle sa
jeune tante, alors en Savoie. Elle montra cependant, dans sa faiblesse
-et sa tendresse, dans son extrême douleur, une très-fine prudence de
-femme, pensant qu'à cet élan brutal, <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> éphémère, la plus souple
-résistance, la plus élastique, était la meilleure; les fascines
-arrêtent la mer mieux que les murs de granit.</p>
-
-<p>Nous possédons la lettre (autographe et olographe) qu'elle adressa à
-son frère, lettre humble et humiliante, qu'elle le priait de
-brûler<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>. Il se garda bien de le faire, vain de ce triste triomphe;
-peut-être, par une basse prudence, voulant garder à tout hasard une
-arme qui servirait contre elle si elle s'émancipait jamais.</p>
-
-<p>Dans cette lettre, écrite à genoux, le sens est celui-ci: elle se
+et sa tendresse, dans son extrême douleur, une très-fine prudence de
+femme, pensant qu'à cet élan brutal, <span class="pagenum"><a id="page168" name="page168"></a>(p. 168)</span> éphémère, la plus souple
+résistance, la plus élastique, était la meilleure; les fascines
+arrêtent la mer mieux que les murs de granit.</p>
+
+<p>Nous possédons la lettre (autographe et olographe) qu'elle adressa à
+son frère, lettre humble et humiliante, qu'elle le priait de
+brûler<a id="footnotetag14" name="footnotetag14"></a><a href="#footnote14" title="Go to footnote 14"><span class="smaller">[14]</span></a>. Il se garda bien de le faire, vain de ce triste triomphe;
+peut-être, par une basse prudence, voulant garder à tout hasard une
+arme qui servirait contre elle si elle s'émancipait jamais.</p>
+
+<p>Dans cette lettre, écrite à genoux, le sens est celui-ci: elle se
donne pour se mieux garder.</p>
-<p>Toutes les expressions de l'humilité mystique y sont épuisées pour
-dire son <em>imperfection</em>, son <em>obéissance</em> et sa <em>servitude</em>. La prose
-n'y suffit pas. Elle continue en vers, lui <em>dédiant</em>, dit-elle, tout
-ce qu'elle a <em>de puissance et de volonté</em>. Elle va (chose plus
-dangereuse) jusqu'à lui dire qu'au moindre mot elle accourra vers lui.
-Mais, en même temps, pénétrée de douleur, elle le supplie de ne pas
-demander <em>expérience pour défaite</em> (l'épreuve matérielle de sa défaite
-morale), essayant d'intéresser sa générosité et de le rappeler à
-lui-même <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> par ce mot habile et touchant: «Sans que jamais de
-vous je me défie.»</p>
-
-<p>Rien n'indique que François I<sup>er</sup> ait exigé l'accomplissement du
-sacrifice. Mais il avait brisé ce c&oelig;ur, y avait jeté une ombre pour
-toute la vie. Il remportait ce qui était le fond du sacrifice même:
-l'abandon de la volonté.</p>
-
-<p>La terre avait vaincu le ciel, et l'avait abaissé à soi.</p>
-
-<p>Il avait détruit, par un jeu barbare, en sa virginité morale, l'être
-délicat et charmant où il avait son bon génie.</p>
-
-<p>«La femme, c'est la Fortune,» dit l'Orient. Il avait tué la sienne.</p>
-
-<p>Ceci n'est pas une figure. C'est la simple et trop exacte réalité des
-faits. Marguerite, respectée de son frère et le dominant, par sa
-supériorité légitime et naturelle, aurait doucement mené le roi et la
-France dans la voie de l'affranchissement. Marguerite, donnée ainsi et
-subordonnée, personne dépendante, accessoire, et de moins en moins
-ménagée, influa par moment, sans prendre l'ascendant efficace, sans
-exercer l'action décisive qui nous aurait sortis des limbes du vieux
-monde et placés dans la lumière de la libre Renaissance.</p>
-
-<p>À qui servit-elle? À sa mère, dont sans doute elle sauva le crédit,
-dont elle couvrit l'énorme, l'inexcusable crime.</p>
-
-<p>Le malheur s'était consommé le 29 avril (1522). Lautrec, pour la
-seconde fois, abandonné sans ressources, n'ayant plus autorité, mené
-par les soldats, obéit à ses Suisses qui voulaient combattre et
-partir, repasser les Alpes. Il fut écrasé à la Bicoque près Milan,
-l'Italie <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> perdue définitivement, Venise, notre alliée
-entraînée dans notre ruine. Et un mois après, jour pour jour, 29 mai,
-le roi, accablé de douleur, reçut à Lyon le défi d'Henri VIII, qui
+<p>Toutes les expressions de l'humilité mystique y sont épuisées pour
+dire son <em>imperfection</em>, son <em>obéissance</em> et sa <em>servitude</em>. La prose
+n'y suffit pas. Elle continue en vers, lui <em>dédiant</em>, dit-elle, tout
+ce qu'elle a <em>de puissance et de volonté</em>. Elle va (chose plus
+dangereuse) jusqu'à lui dire qu'au moindre mot elle accourra vers lui.
+Mais, en même temps, pénétrée de douleur, elle le supplie de ne pas
+demander <em>expérience pour défaite</em> (l'épreuve matérielle de sa défaite
+morale), essayant d'intéresser sa générosité et de le rappeler à
+lui-même <span class="pagenum"><a id="page169" name="page169"></a>(p. 169)</span> par ce mot habile et touchant: «Sans que jamais de
+vous je me défie.»</p>
+
+<p>Rien n'indique que François I<sup>er</sup> ait exigé l'accomplissement du
+sacrifice. Mais il avait brisé ce c&oelig;ur, y avait jeté une ombre pour
+toute la vie. Il remportait ce qui était le fond du sacrifice même:
+l'abandon de la volonté.</p>
+
+<p>La terre avait vaincu le ciel, et l'avait abaissé à soi.</p>
+
+<p>Il avait détruit, par un jeu barbare, en sa virginité morale, l'être
+délicat et charmant où il avait son bon génie.</p>
+
+<p>«La femme, c'est la Fortune,» dit l'Orient. Il avait tué la sienne.</p>
+
+<p>Ceci n'est pas une figure. C'est la simple et trop exacte réalité des
+faits. Marguerite, respectée de son frère et le dominant, par sa
+supériorité légitime et naturelle, aurait doucement mené le roi et la
+France dans la voie de l'affranchissement. Marguerite, donnée ainsi et
+subordonnée, personne dépendante, accessoire, et de moins en moins
+ménagée, influa par moment, sans prendre l'ascendant efficace, sans
+exercer l'action décisive qui nous aurait sortis des limbes du vieux
+monde et placés dans la lumière de la libre Renaissance.</p>
+
+<p>À qui servit-elle? À sa mère, dont sans doute elle sauva le crédit,
+dont elle couvrit l'énorme, l'inexcusable crime.</p>
+
+<p>Le malheur s'était consommé le 29 avril (1522). Lautrec, pour la
+seconde fois, abandonné sans ressources, n'ayant plus autorité, mené
+par les soldats, obéit à ses Suisses qui voulaient combattre et
+partir, repasser les Alpes. Il fut écrasé à la Bicoque près Milan,
+l'Italie <span class="pagenum"><a id="page170" name="page170"></a>(p. 170)</span> perdue définitivement, Venise, notre alliée
+entraînée dans notre ruine. Et un mois après, jour pour jour, 29 mai,
+le roi, accablé de douleur, reçut à Lyon le défi d'Henri VIII, qui
descendait en France.</p>
-<p>Cependant Lautrec arrivait à Lyon. La mère du roi, épouvantée, avait
-réussi d'abord à envelopper son fils, qui refusait de voir Lautrec. Le
-connétable de Bourbon, outré d'animosité, passant de l'amour à la
-haine, contre Louise et Marguerite, crut perdre la mère du roi en
-prenant Lautrec par la main, forçant les portes, les défenses, et le
-mettant en face de François I<sup>er</sup>: «Qui a perdu le Milanais?» s'écria
-le roi furieux. «Vous, Sire,» répliqua Lautrec. Tout s'éclaircit, et
-le roi fut anéanti. «Oh! qui l'aurait cru de ma mère!» s'écriait-il.</p>
-
-<p>On devine l'ange secourable qui le désarma, couvrit la coupable, et
-rétablit la <em>trinité</em> de famille.</p>
-
-<p>Jamais elle ne redevint ce qu'elle avait été. Tous trois avaient
-appris à se connaître. Marguerite, quel que fût son culte, connaissait
-et craignait le roi, de même qu'il avait fait l'épreuve des furieuses
-passions de sa mère.</p>
-
-<p>Marguerite était brisée au point de ne pouvoir reprendre même aux
-consolations religieuses. Elle essayait pourtant de lire l'Écriture à
-son frère et à sa mère dans l'intimité de famille. Elle priait
-Briçonnet de venir les assister, assurant qu'ils avaient grande
-confiance en lui. L'évêque ne s'y trompait pas et croyait le moment
-perdu. Il lui avait écrit (dès le 22 décembre 1521): «Le vrai feu fut
-dans votre c&oelig;ur, dans celui du roi, de Madame. Le voilà couvert,
-<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> assoupi.» Et plus tard: «Couvrez-le... Le bois que vous
-vouliez brûler est trop vert, et il l'éteindroit. (Septembre ou
-octobre 1522.)»</p>
-
-<p>Marguerite ne peut se relever dans les années suivantes, avouant
-qu'elle <em>n'a aucun goût</em>, qu'elle ne peut <em>commencer à désirer</em> (les
+<p>Cependant Lautrec arrivait à Lyon. La mère du roi, épouvantée, avait
+réussi d'abord à envelopper son fils, qui refusait de voir Lautrec. Le
+connétable de Bourbon, outré d'animosité, passant de l'amour à la
+haine, contre Louise et Marguerite, crut perdre la mère du roi en
+prenant Lautrec par la main, forçant les portes, les défenses, et le
+mettant en face de François I<sup>er</sup>: «Qui a perdu le Milanais?» s'écria
+le roi furieux. «Vous, Sire,» répliqua Lautrec. Tout s'éclaircit, et
+le roi fut anéanti. «Oh! qui l'aurait cru de ma mère!» s'écriait-il.</p>
+
+<p>On devine l'ange secourable qui le désarma, couvrit la coupable, et
+rétablit la <em>trinité</em> de famille.</p>
+
+<p>Jamais elle ne redevint ce qu'elle avait été. Tous trois avaient
+appris à se connaître. Marguerite, quel que fût son culte, connaissait
+et craignait le roi, de même qu'il avait fait l'épreuve des furieuses
+passions de sa mère.</p>
+
+<p>Marguerite était brisée au point de ne pouvoir reprendre même aux
+consolations religieuses. Elle essayait pourtant de lire l'Écriture à
+son frère et à sa mère dans l'intimité de famille. Elle priait
+Briçonnet de venir les assister, assurant qu'ils avaient grande
+confiance en lui. L'évêque ne s'y trompait pas et croyait le moment
+perdu. Il lui avait écrit (dès le 22 décembre 1521): «Le vrai feu fut
+dans votre c&oelig;ur, dans celui du roi, de Madame. Le voilà couvert,
+<span class="pagenum"><a id="page171" name="page171"></a>(p. 171)</span> assoupi.» Et plus tard: «Couvrez-le... Le bois que vous
+vouliez brûler est trop vert, et il l'éteindroit. (Septembre ou
+octobre 1522.)»</p>
+
+<p>Marguerite ne peut se relever dans les années suivantes, avouant
+qu'elle <em>n'a aucun goût</em>, qu'elle ne peut <em>commencer à désirer</em> (les
choses divines). Elle signe: <em>La vivante en mort</em>, ou encore: <em>Votre
-vieille mère</em>.</p>
+vieille mère</em>.</p>
<p>Cette vieillesse d'une jeune reine qui ne peut se relever fait un
-contraste frappant avec la jeune vigueur dont le peuple, à la veille
+contraste frappant avec la jeune vigueur dont le peuple, à la veille
des plus terribles malheurs, sous le coup des guerres anglaises qui
allaient recommencer, reportait son c&oelig;ur vers Dieu. Lefebvre
-d'Étaples, à Meaux, traduisit le Nouveau Testament. Pour la première
-fois, la foule se mit à marcher sans le prêtre, appuyée sur le livre
-seul, sur elle-même, sur ses propres chants, sur les psaumes, tout à
+d'Étaples, à Meaux, traduisit le Nouveau Testament. Pour la première
+fois, la foule se mit à marcher sans le prêtre, appuyée sur le livre
+seul, sur elle-même, sur ses propres chants, sur les psaumes, tout à
l'heure traduits.</p>
-<p>Chant sublime de résignation. Parmi les crimes et les fautes de ceux
-qui mènent le monde, parmi les calamités publiques qui commencent à
-l'envelopper, le peuple n'accuse que lui, ses fautes, ses démérites.
+<p>Chant sublime de résignation. Parmi les crimes et les fautes de ceux
+qui mènent le monde, parmi les calamités publiques qui commencent à
+l'envelopper, le peuple n'accuse que lui, ses fautes, ses démérites.
Il loue Dieu, et d'un humble c&oelig;ur, n'exige rien de la Justice, et
-se remet tout à la Grâce.</p>
+se remet tout à la Grâce.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page172" name="page172"></a>(p. 172)</span> CHAPITRE IX</h3>
-<h4>LE CONNÉTABLE DE BOURBON<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a><br>
+<h4>LE CONNÉTABLE DE BOURBON<a id="footnotetag15" name="footnotetag15"></a><a href="#footnote15" title="Go to footnote 15"><span class="smaller">[15]</span></a><br>
1521-1524</h4>
-<p>On a vu dans quel état de dénûment la guerre avait surpris le prodigue
-et imprévoyant François I<sup>er</sup>, sans argent et sans armée, pour tout
-trésor ayant la promesse d'un emprunt, une parole des banquiers
-florentins, qui promirent au roi et prêtèrent à l'Empereur.</p>
+<p>On a vu dans quel état de dénûment la guerre avait surpris le prodigue
+et imprévoyant François I<sup>er</sup>, sans argent et sans armée, pour tout
+trésor ayant la promesse d'un emprunt, une parole des banquiers
+florentins, qui promirent au roi et prêtèrent à l'Empereur.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> Aux Conférences de Calais, Gattinara, jetant les masques,
+<p><span class="pagenum"><a id="page173" name="page173"></a>(p. 173)</span> Aux Conférences de Calais, Gattinara, jetant les masques,
traita les gens du roi de France comme ceux d'un homme perdu.</p>
-<p>Les Italiens en jugèrent ainsi, et Léon X, qui avait appelé les
-Français, traita avec les Espagnols. Le 1<sup>er</sup> juillet, en
-consistoire, il nomma général des armées de l'Église le jeune marquis
-de Mantoue, Frédéric II, qui, ayant épousé l'héritière de Montferrat,
+<p>Les Italiens en jugèrent ainsi, et Léon X, qui avait appelé les
+Français, traita avec les Espagnols. Le 1<sup>er</sup> juillet, en
+consistoire, il nomma général des armées de l'Église le jeune marquis
+de Mantoue, Frédéric II, qui, ayant épousé l'héritière de Montferrat,
attendait de l'Empereur cet important fief d'Empire. Les Gonzague,
-longtemps incertains, furent dès lors fixés sans retour.</p>
+longtemps incertains, furent dès lors fixés sans retour.</p>
-<p>Leur cousin, Bourbon (Montpensier-Gonzague), le connétable de Bourbon,
+<p>Leur cousin, Bourbon (Montpensier-Gonzague), le connétable de Bourbon,
parent aussi des Croy, entre en rapport avec ceux-ci en novembre ou
-décembre de la même année. Ayant emporté d'assaut la ville d'Hesdin,
-il y avait trouvé la comtesse de R&oelig;ulx, dame de Croy, sa cousine.
-Soit qu'elle ait ébranlé déjà sa fidélité, soit qu'il ait jugé de
-lui-même qu'il fallait ménager l'Empereur que les Croy gouvernaient,
-il ne retint point cette prisonnière importante, et lui fit la
-galanterie de la renvoyer sans rançon.</p>
-
-<p>Ce mystérieux personnage qui avait tant de parents parmi les ennemis
-de la France, fut jugé, comme on a vu, très-dangereux par Henri VIII.
-Louis XII l'avait cru tel, et pourtant avait fait sa fortune. François
-I<sup>er</sup>, qui y mit le comble, ne s'en défiait pas moins. Examinons ses
+décembre de la même année. Ayant emporté d'assaut la ville d'Hesdin,
+il y avait trouvé la comtesse de R&oelig;ulx, dame de Croy, sa cousine.
+Soit qu'elle ait ébranlé déjà sa fidélité, soit qu'il ait jugé de
+lui-même qu'il fallait ménager l'Empereur que les Croy gouvernaient,
+il ne retint point cette prisonnière importante, et lui fit la
+galanterie de la renvoyer sans rançon.</p>
+
+<p>Ce mystérieux personnage qui avait tant de parents parmi les ennemis
+de la France, fut jugé, comme on a vu, très-dangereux par Henri VIII.
+Louis XII l'avait cru tel, et pourtant avait fait sa fortune. François
+I<sup>er</sup>, qui y mit le comble, ne s'en défiait pas moins. Examinons ses
origines.</p>
-<p>Fils d'une Italienne, d'un Gonzague, il était, de sa mère, tout
+<p>Fils d'une Italienne, d'un Gonzague, il était, de sa mère, tout
Gonzague, fort peu Montpensier.</p>
-<p>Les Montpensier sortaient du troisième fils d'un Bourbon; les
-Bourbons comme on sait, descendent <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> d'un sixième fils de saint
-Louis. Cette branche, peu riche, était vouée à la guerre; ils
-servaient de généraux. Le père du connétable mourut vice-roi de
+<p>Les Montpensier sortaient du troisième fils d'un Bourbon; les
+Bourbons comme on sait, descendent <span class="pagenum"><a id="page174" name="page174"></a>(p. 174)</span> d'un sixième fils de saint
+Louis. Cette branche, peu riche, était vouée à la guerre; ils
+servaient de généraux. Le père du connétable mourut vice-roi de
Naples.</p>
-<p>Autre n'était la position des Gonzague, marquis de Mantoue. N'ayant
-qu'une place, mais forte, qui est la première de l'Italie, ils
-gagnaient en se louant comme généraux, aux papes, à Venise, au roi de
+<p>Autre n'était la position des Gonzague, marquis de Mantoue. N'ayant
+qu'une place, mais forte, qui est la première de l'Italie, ils
+gagnaient en se louant comme généraux, aux papes, à Venise, au roi de
France. Princes et condottieri (comme les duc d'Urbin et de Ferrare),
ils faisaient, ils vendaient des soldats, les disciplinant, puis les
-cédant pour quelque argent. Si petits, ils n'en avaient pas moins une
-ambition immense, des vues lointaines et ténébreuses. Ils avaient
+cédant pour quelque argent. Si petits, ils n'en avaient pas moins une
+ambition immense, des vues lointaines et ténébreuses. Ils avaient
alliance avec le sultan, alliance en Allemagne, dans les pays riches
-en soldats, où l'homme est à bon marché. Ils avaient marié de leurs
+en soldats, où l'homme est à bon marché. Ils avaient marié de leurs
filles aux princes soldats de Wurtemberg et de Brandebourg, une en
-France à ces Montpensier. Plus tard, un Gonzague, devenu, par mariage,
+France à ces Montpensier. Plus tard, un Gonzague, devenu, par mariage,
duc de Nevers, figura dans nos guerres civiles.</p>
-<p>Leur prévision les servit bien. Les Montpensier, pour être cadets de
-cadets, n'en avaient pas moins de belles chances. Les races princières
-s'usant si vite, ils pouvaient se trouver bientôt derniers héritiers
-des Bourbons; et (qui sait?), comme Bourbons, peut-être arriver
-jusqu'au trône.</p>
+<p>Leur prévision les servit bien. Les Montpensier, pour être cadets de
+cadets, n'en avaient pas moins de belles chances. Les races princières
+s'usant si vite, ils pouvaient se trouver bientôt derniers héritiers
+des Bourbons; et (qui sait?), comme Bourbons, peut-être arriver
+jusqu'au trône.</p>
-<p>Tous ces cadets ne rêvaient d'autre chose. On le voit par leurs
-devises. Berri (frère de Charles V): <em>Le temps viendra.</em> Bourgogne:
-<em>J'ai hâte.</em> Bourbon: <em>Espérance.</em> Bourbon-Albret: <em>Ce qui doit être
+<p>Tous ces cadets ne rêvaient d'autre chose. On le voit par leurs
+devises. Berri (frère de Charles V): <em>Le temps viendra.</em> Bourgogne:
+<em>J'ai hâte.</em> Bourbon: <em>Espérance.</em> Bourbon-Albret: <em>Ce qui doit être
ne peut manquer.</em></p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> Le prévoyant Louis XI, ayant fauché les autres, avait laissé,
-non sans regret, ces Bourbons debout. Il voyait que l'aîné mourait, et
-au cadet, Pierre de Beaujeu, pour le ruiner plus sûrement, il avait
-donné sa fille. Pierre, vieux, faible, maladif, était médiocre en tous
-sens. Le bon roi calcula «qu'à nourrir les enfants qui en viendraient,
-la dépense ne serait pas forte.» Il tira de Pierre l'engagement précis
-qu'à sa mort tout reviendrait au roi.</p>
-
-<p>Il avait calculé sans sa fille, autre Louis XI, non moins absolue que
-son père, qui, pensant bien que son frère, le petit Charles VIII, lui
-échapperait bientôt, voulut se garder un royaume dans le royaume, en
+<p><span class="pagenum"><a id="page175" name="page175"></a>(p. 175)</span> Le prévoyant Louis XI, ayant fauché les autres, avait laissé,
+non sans regret, ces Bourbons debout. Il voyait que l'aîné mourait, et
+au cadet, Pierre de Beaujeu, pour le ruiner plus sûrement, il avait
+donné sa fille. Pierre, vieux, faible, maladif, était médiocre en tous
+sens. Le bon roi calcula «qu'à nourrir les enfants qui en viendraient,
+la dépense ne serait pas forte.» Il tira de Pierre l'engagement précis
+qu'à sa mort tout reviendrait au roi.</p>
+
+<p>Il avait calculé sans sa fille, autre Louis XI, non moins absolue que
+son père, qui, pensant bien que son frère, le petit Charles VIII, lui
+échapperait bientôt, voulut se garder un royaume dans le royaume, en
maintenant cette puissance de Bourbon que, par elle, Louis XI avait
-compté détruire. Elle fit signer à son frère des lettres qui
+compté détruire. Elle fit signer à son frère des lettres qui
annulaient son contrat de mariage.</p>
<p>De ce triste mariage, il y avait pourtant une fille, faible et
contrefaite. On ne la maria pas moins au second fils d'un Montpensier,
-Charles (Montpensier-Gonzague), orphelin de père et de mère, qu'Anne
-de Beaujeu adopta, éleva, et dont elle fit l'homme brillant, dangereux
+Charles (Montpensier-Gonzague), orphelin de père et de mère, qu'Anne
+de Beaujeu adopta, éleva, et dont elle fit l'homme brillant, dangereux
et fatal, qui faillit perdre la France.</p>
-<p>Rien ne fut plus irrégulier. La petite fille, bossue, qui n'avait pas
-quatorze ans, fit à son jeune mari la donation de cette succession
-immense qui, autrement, revenait à la couronne. Cela eut lieu en
-février 1504, pendant la maladie de Louis XII, dans ce fatal entr'acte
-de son règne où la reine Anne de Bretagne conclut brusquement le
-traité de Blois, qui donnait sa fille et la France à Charles-Quint.
+<p>Rien ne fut plus irrégulier. La petite fille, bossue, qui n'avait pas
+quatorze ans, fit à son jeune mari la donation de cette succession
+immense qui, autrement, revenait à la couronne. Cela eut lieu en
+février 1504, pendant la maladie de Louis XII, dans ce fatal entr'acte
+de son règne où la reine Anne de Bretagne conclut brusquement le
+traité de Blois, qui donnait sa fille et la France à Charles-Quint.
Dans ce beau projet, <span class="pagenum"><a id="page176" name="page176"></a>(p. 176)</span> cette folle, qui avait besoin d'appui,
s'assura celui de l'autre Anne (Anne de Beaujeu) en permettant l'autre
-folie, celle de transmettre à ce Charles, moitié Italien, le dernier
+folie, celle de transmettre à ce Charles, moitié Italien, le dernier
des grands fiefs de France.</p>
-<p>Deux actes insensés et coupables, l'un en grand, l'autre en petit. Les
-résultats furent analogues. Charles-Quint se souvint toujours qu'il
+<p>Deux actes insensés et coupables, l'un en grand, l'autre en petit. Les
+résultats furent analogues. Charles-Quint se souvint toujours qu'il
avait eu la France en dot. Et Charles de Bourbon, devenu souverain
dans sept provinces, fut, par cette fortune monstrueuse, par une
-éducation de frénétique orgueil, mené au rêve atroce de mettre la
+éducation de frénétique orgueil, mené au rêve atroce de mettre la
France en morceaux.</p>
-<p>Le bon homme Louis XII, revenu à lui, déchira le traité de Blois. Mais
-il n'osa déchirer le contrat de mariage des Bourbons; il craignit la
+<p>Le bon homme Louis XII, revenu à lui, déchira le traité de Blois. Mais
+il n'osa déchirer le contrat de mariage des Bourbons; il craignit la
vieille fille de Louis XI. Il n'aimait pas beaucoup cette enfant
-taciturne, secouait la tête et disait: «Rien de pis que l'eau qui
-dort.» Il lui donna cependant, à la bataille d'Agnadel, l'honneur du
-plus beau coup d'épée, de charger en flanc l'armée italienne, ce qui
-décida la victoire.</p>
+taciturne, secouait la tête et disait: «Rien de pis que l'eau qui
+dort.» Il lui donna cependant, à la bataille d'Agnadel, l'honneur du
+plus beau coup d'épée, de charger en flanc l'armée italienne, ce qui
+décida la victoire.</p>
<p>Dans le danger de la France, en 1513, cet homme de vingt-quatre ans
-montra beaucoup de sang-froid, de capacité. Nommé lieutenant du roi en
-Bourgogne, à l'avant-garde de la France du côté des Suisses, au moment
-où ils s'éloignaient, il devait garnir les places et les réparer,
-enfin fermer si bien la porte qu'ils ne fussent pas tentés de revenir.
-Il le fit à merveille, contint les gens de guerre, pacifia les
-campagnes, établit un <em>maximum</em> modéré et raisonnable auquel le soldat
+montra beaucoup de sang-froid, de capacité. Nommé lieutenant du roi en
+Bourgogne, à l'avant-garde de la France du côté des Suisses, au moment
+où ils s'éloignaient, il devait garnir les places et les réparer,
+enfin fermer si bien la porte qu'ils ne fussent pas tentés de revenir.
+Il le fit à merveille, contint les gens de guerre, pacifia les
+campagnes, établit un <em>maximum</em> modéré et raisonnable auquel le soldat
devait acheter, au lieu de prendre pour rien. Cela lui gagna fort le
peuple, et tellement le bon Louis XII, qu'il eut envie de le faire
-connétable, d'en <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> faire l'ami et l'appui de son successeur
-François I<sup>er</sup>.</p>
+connétable, d'en <span class="pagenum"><a id="page177" name="page177"></a>(p. 177)</span> faire l'ami et l'appui de son successeur
+François I<sup>er</sup>.</p>
-<p>Il n'était pas sans inquiétude. Sa femme Anne de Bretagne (qui vivait
-encore) gardait toujours son coupable roman du traité de Blois, de
+<p>Il n'était pas sans inquiétude. Sa femme Anne de Bretagne (qui vivait
+encore) gardait toujours son coupable roman du traité de Blois, de
donner sa fille et le royaume au petit-fils de l'Empereur. Si elle se
-fût entendue pour cela avec Anne de Beaujeu, comme en 1504, l'étranger
-très-probablement eût régné en France. Louis XII fit venir celle-ci,
-la gagna contre sa femme, en lui promettant de rétablir pour son fils
-adoptif la charge de connétable.</p>
+fût entendue pour cela avec Anne de Beaujeu, comme en 1504, l'étranger
+très-probablement eût régné en France. Louis XII fit venir celle-ci,
+la gagna contre sa femme, en lui promettant de rétablir pour son fils
+adoptif la charge de connétable.</p>
<p>Rien, sans cela, n'excuserait Louis XII d'une chose si imprudente. Le
-connétable, roi de l'armée, avait un pouvoir si absolu, que le roi
-même, en campagne, ne pouvait rien ordonner que par lui. Absurde
-pouvoir, et toujours fatal, qui irritait l'envie (d'où l'assassinat de
-Clisson), ou qui tentait la trahison (d'où la tragédie de Saint-Pol).
-Louis XI n'eut garde de refaire un connétable. La régente en fit un,
-honorifique, son beau-frère, vieux, malade et paralytique, toujours au
+connétable, roi de l'armée, avait un pouvoir si absolu, que le roi
+même, en campagne, ne pouvait rien ordonner que par lui. Absurde
+pouvoir, et toujours fatal, qui irritait l'envie (d'où l'assassinat de
+Clisson), ou qui tentait la trahison (d'où la tragédie de Saint-Pol).
+Louis XI n'eut garde de refaire un connétable. La régente en fit un,
+honorifique, son beau-frère, vieux, malade et paralytique, toujours au
lit. Mais, ici, en faire un, jeune, et de telle puissance, donner
-cette royauté militaire à celui qui avait déjà contre le roi une
-souveraineté féodale, c'était l'acte le plus téméraire.</p>
-
-<p>Était-il sûr que Louis XII l'eût voulu sérieusement, et l'avait écrit?
-J'en doute. De toute façon, le nouveau roi n'en devait tenir compte.
-Mais l'Italien, plus fin, ami et camarade du même âge, l'avait
-habilement enlacé. Il avait pris pour le lier un moyen très-direct; il
-saisit le fils par la mère. Tendre et crédule, malgré son âge, la
-Savoyarde se crut déjà sa femme, et lui mit au doigt son anneau. Cet
-anneau entraînait l'épée <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> de connétable. À lui maintenant,
-avec cette épée, de se faire son chemin. Il flatta le fils et la mère
-par la devise: «À toujours mais!» en écrivant une tout autre sous son
-épée: «<i>Penetrabit.</i> (Elle entrera).»</p>
-
-<p>Les Suisses, comme on l'a vu, nous surprirent à Marignan; on vainquit
-à la longue. La chose fit plus d'honneur à la bravoure du connétable
-qu'à sa prévoyance. Il brilla comme homme d'armes, eut un cheval tué,
-et fit plusieurs belles charges. François I<sup>er</sup> lui donna le poste de
-haute confiance, la garde de sa conquête. L'année même, 1515, Bourbon
-fit chez lui, près de Moulins, la fondation d'un couvent en mémoire de
-la victoire «qui était restée au roi <em>et à lui</em> Bourbon, et qui avait
-ôté aux Suisses leur titre de <em>châtieurs</em> de rois.»</p>
-
-<p>Cet acte, s'il fut connu, ne fit pas plaisir à François I<sup>er</sup>, encore
-moins l'espèce de code militaire qu'il fit, en profitant des lumières
-de La Trémouille et La Palice, chose utile, mais qui mettait les gens
-de guerre dans la main du connétable, de ses prévôts et maréchaux.</p>
-
-<p>Autre grief: le train royal, l'armée de serviteurs dont le connétable
-était entouré. À la naissance de son enfant, dont le roi fut parrain,
-François I<sup>er</sup> le vit servi à table par 500 gentilshommes en habit de
-velours. Et ce n'était pas un vain luxe, c'était une force. L'élève
-d'Anne de Beaujeu, de la fille de Louis XI, avait des vues sérieuses.
-Cette clientèle était grave et choisie, propre à le servir dans les
-grandes affaires, tel de la main, tel de la tête: les Arnaud, plus
-tard si célèbres, les l'Hôpital, le gendre de Philippe <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> de
-Commines, les Chiverny, et autres qui ont marqué bientôt. Il y avait
-aussi des hommes d'épée, bouillants et de main trop rapide, entre
-autres ce Pompéran qui tua un homme du roi, et qui, sauvé par lui, eut
-le sinistre honneur de le désarmer à Pavie.</p>
-
-<p>Il faut voir l'énormité du royaume que ce Bourbon avait en France. Il
-réunissait deux duchés, quatre comtés, deux vicomtés, un nombre infini
-de châtellenies et de seigneuries.</p>
+cette royauté militaire à celui qui avait déjà contre le roi une
+souveraineté féodale, c'était l'acte le plus téméraire.</p>
+
+<p>Était-il sûr que Louis XII l'eût voulu sérieusement, et l'avait écrit?
+J'en doute. De toute façon, le nouveau roi n'en devait tenir compte.
+Mais l'Italien, plus fin, ami et camarade du même âge, l'avait
+habilement enlacé. Il avait pris pour le lier un moyen très-direct; il
+saisit le fils par la mère. Tendre et crédule, malgré son âge, la
+Savoyarde se crut déjà sa femme, et lui mit au doigt son anneau. Cet
+anneau entraînait l'épée <span class="pagenum"><a id="page178" name="page178"></a>(p. 178)</span> de connétable. À lui maintenant,
+avec cette épée, de se faire son chemin. Il flatta le fils et la mère
+par la devise: «À toujours mais!» en écrivant une tout autre sous son
+épée: «<i>Penetrabit.</i> (Elle entrera).»</p>
+
+<p>Les Suisses, comme on l'a vu, nous surprirent à Marignan; on vainquit
+à la longue. La chose fit plus d'honneur à la bravoure du connétable
+qu'à sa prévoyance. Il brilla comme homme d'armes, eut un cheval tué,
+et fit plusieurs belles charges. François I<sup>er</sup> lui donna le poste de
+haute confiance, la garde de sa conquête. L'année même, 1515, Bourbon
+fit chez lui, près de Moulins, la fondation d'un couvent en mémoire de
+la victoire «qui était restée au roi <em>et à lui</em> Bourbon, et qui avait
+ôté aux Suisses leur titre de <em>châtieurs</em> de rois.»</p>
+
+<p>Cet acte, s'il fut connu, ne fit pas plaisir à François I<sup>er</sup>, encore
+moins l'espèce de code militaire qu'il fit, en profitant des lumières
+de La Trémouille et La Palice, chose utile, mais qui mettait les gens
+de guerre dans la main du connétable, de ses prévôts et maréchaux.</p>
+
+<p>Autre grief: le train royal, l'armée de serviteurs dont le connétable
+était entouré. À la naissance de son enfant, dont le roi fut parrain,
+François I<sup>er</sup> le vit servi à table par 500 gentilshommes en habit de
+velours. Et ce n'était pas un vain luxe, c'était une force. L'élève
+d'Anne de Beaujeu, de la fille de Louis XI, avait des vues sérieuses.
+Cette clientèle était grave et choisie, propre à le servir dans les
+grandes affaires, tel de la main, tel de la tête: les Arnaud, plus
+tard si célèbres, les l'Hôpital, le gendre de Philippe <span class="pagenum"><a id="page179" name="page179"></a>(p. 179)</span> de
+Commines, les Chiverny, et autres qui ont marqué bientôt. Il y avait
+aussi des hommes d'épée, bouillants et de main trop rapide, entre
+autres ce Pompéran qui tua un homme du roi, et qui, sauvé par lui, eut
+le sinistre honneur de le désarmer à Pavie.</p>
+
+<p>Il faut voir l'énormité du royaume que ce Bourbon avait en France. Il
+réunissait deux duchés, quatre comtés, deux vicomtés, un nombre infini
+de châtellenies et de seigneuries.</p>
<p>Son bizarre empire ne comprenait pas seulement le grand fief central
-et massif de Bourbonnais, Auvergne et Marche (plusieurs départements),
+et massif de Bourbonnais, Auvergne et Marche (plusieurs départements),
mais des positions excentriques fort importantes, le Beaujolais, le
Forez, les Dombes, trois anneaux pour enserrer Lyon, les rudes
-montagnes d'Ardèche, Gien pour dominer la Loire, puis, tout au nord,
-Clermont et Beauvoisis. On comprend à peine un damier de pièces si
-hétérogènes. Ce qui l'explique, c'est qu'une bonne partie venait des
+montagnes d'Ardèche, Gien pour dominer la Loire, puis, tout au nord,
+Clermont et Beauvoisis. On comprend à peine un damier de pièces si
+hétérogènes. Ce qui l'explique, c'est qu'une bonne partie venait des
confiscations diverses de Louis XI, qu'il mit aux mains qu'il croyait
-sûres, celles de sa fille et de son gendre. Sinistres dépouilles des
-Armagnac et autres, prises aux traîtres, et qui firent des traîtres.</p>
+sûres, celles de sa fille et de son gendre. Sinistres dépouilles des
+Armagnac et autres, prises aux traîtres, et qui firent des traîtres.</p>
-<p>Tel était l'effet naturel des apanages féodaux, constitués par la
-royauté. Toujours à recommencer. Les plus sages précautions
+<p>Tel était l'effet naturel des apanages féodaux, constitués par la
+royauté. Toujours à recommencer. Les plus sages précautions
n'engendraient que la guerre civile.</p>
-<p>Comme si ce monstre de puissance n'eût pas été assez à craindre, la
-furieuse folie d'une femme galante, à la force féodale, ajouta celle
+<p>Comme si ce monstre de puissance n'eût pas été assez à craindre, la
+furieuse folie d'une femme galante, à la force féodale, ajouta celle
de l'argent. Elle le traita en mari, lui donnant, sur des finances
-entamées par une grande guerre européenne, trois ou quatre <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span>
-pensions princières: connétable, 24,000 livres; chambrier, 14,000;
-24,000 comme gouverneur de Languedoc; 14,000 à prélever sur les
-tailles du Bourbonnais. Des facilités inouïes pour y ajouter; en une
+entamées par une grande guerre européenne, trois ou quatre <span class="pagenum"><a id="page180" name="page180"></a>(p. 180)</span>
+pensions princières: connétable, 24,000 livres; chambrier, 14,000;
+24,000 comme gouverneur de Languedoc; 14,000 à prélever sur les
+tailles du Bourbonnais. Des facilités inouïes pour y ajouter; en une
fois, il se fit voter par la pauvre Auvergne une somme de 50,000
-livres! Il faut décupler tout cela, pour la différence de valeur
-monétaire; puis apprécier qu'en ces temps, relativement si misérables,
+livres! Il faut décupler tout cela, pour la différence de valeur
+monétaire; puis apprécier qu'en ces temps, relativement si misérables,
l'argent avait une puissance incalculable.</p>
-<p>Plus sot que sa mère n'était folle, le roi le mit en Milanais, près
-Marignan, lui laissa la conquête, établit l'Italien en pleine Italie,
-près de Mantoue et des Gonzague. Toutes les bandes errantes de soldats
-à vendre eussent afflué près de lui, et d'Italie et d'Allemagne.
-Bientôt, dans ce connétable de France on eût eu un roi des Lombards.</p>
-
-<p>Ce qui devait le retenir, c'est que le roi n'avait pas d'enfant mâle.
-Il pouvait être héritier, être à la fois, par une situation bizarre,
-beau-père et fils adoptif du roi. En 1518, naquit un Dauphin, et alors
-tournant le dos à la mère du roi, il voulut Renée de France, fille du
-roi Louis XII; il eût pu un jour ou l'autre soutenir qu'elle
-représentait la branche aînée des Valois, écarter François I<sup>er</sup> qui,
-de la branche d'Angoulême, n'avait que le droit d'un cadet. Pour cela,
-que fallait-il? Annuler la loi salique, en quoi il aurait été
-applaudi, aidé de son cousin Charles-Quint et de tous les princes qui
+<p>Plus sot que sa mère n'était folle, le roi le mit en Milanais, près
+Marignan, lui laissa la conquête, établit l'Italien en pleine Italie,
+près de Mantoue et des Gonzague. Toutes les bandes errantes de soldats
+à vendre eussent afflué près de lui, et d'Italie et d'Allemagne.
+Bientôt, dans ce connétable de France on eût eu un roi des Lombards.</p>
+
+<p>Ce qui devait le retenir, c'est que le roi n'avait pas d'enfant mâle.
+Il pouvait être héritier, être à la fois, par une situation bizarre,
+beau-père et fils adoptif du roi. En 1518, naquit un Dauphin, et alors
+tournant le dos à la mère du roi, il voulut Renée de France, fille du
+roi Louis XII; il eût pu un jour ou l'autre soutenir qu'elle
+représentait la branche aînée des Valois, écarter François I<sup>er</sup> qui,
+de la branche d'Angoulême, n'avait que le droit d'un cadet. Pour cela,
+que fallait-il? Annuler la loi salique, en quoi il aurait été
+applaudi, aidé de son cousin Charles-Quint et de tous les princes qui
avaient eu dans leur famille des filles de la maison de France.</p>
-<p>Louise, désespérée, pour exercer sur l'infidèle une contrainte
-salutaire, avait imaginé d'abord de supprimer <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> ses pensions.
-Le roi, en 1521, soit défiance, soit jalousie, lui ôta l'un des
-priviléges du connétable, le droit de mener l'avant-garde, de conduire
-l'armée où et comme il voulait. François I<sup>er</sup> y était en personne,
-et ne s'en remit qu'à un homme plus sûr, son beau-frère, le duc
-d'Alençon.</p>
-
-<p>La trahison eut dès lors un prétexte. Madame de R&oelig;ulx, prise dans
-Hesdin, dut entamer la négociation. Elle était des Croy, et ceux-ci,
-en concurrence avec Marguerite d'Autriche, auprès de Charles-Quint,
-tellement primés par elle dans l'intrigue électorale, durent saisir
-avidement la première lueur d'une affaire qui devait les relever
-tellement près du maître. Le premier prince du sang! le seul resté des
-grands vassaux! le connétable de France! Trois hommes en un, donnés à
-l'Empereur!... Mais ce n'était rien encore. Par ces trois titres,
-Bourbon était moins que par la popularité qu'il avait dans les robes
+<p>Louise, désespérée, pour exercer sur l'infidèle une contrainte
+salutaire, avait imaginé d'abord de supprimer <span class="pagenum"><a id="page181" name="page181"></a>(p. 181)</span> ses pensions.
+Le roi, en 1521, soit défiance, soit jalousie, lui ôta l'un des
+priviléges du connétable, le droit de mener l'avant-garde, de conduire
+l'armée où et comme il voulait. François I<sup>er</sup> y était en personne,
+et ne s'en remit qu'à un homme plus sûr, son beau-frère, le duc
+d'Alençon.</p>
+
+<p>La trahison eut dès lors un prétexte. Madame de R&oelig;ulx, prise dans
+Hesdin, dut entamer la négociation. Elle était des Croy, et ceux-ci,
+en concurrence avec Marguerite d'Autriche, auprès de Charles-Quint,
+tellement primés par elle dans l'intrigue électorale, durent saisir
+avidement la première lueur d'une affaire qui devait les relever
+tellement près du maître. Le premier prince du sang! le seul resté des
+grands vassaux! le connétable de France! Trois hommes en un, donnés à
+l'Empereur!... Mais ce n'était rien encore. Par ces trois titres,
+Bourbon était moins que par la popularité qu'il avait dans les robes
longues. Les parlements de Paris, de Provence, comme on va voir, lui
-étaient favorables. Des magistrats respectés, un Budé, lui dédiaient
+étaient favorables. Des magistrats respectés, un Budé, lui dédiaient
leurs livres. Tranchons le mot, il avait pour lui le germe du parti
-qu'on eût appelé, à une époque, le parti de la liberté. Chance énorme!
-Charles-Quint, au nom des libertés publiques, eût fait délibérer,
+qu'on eût appelé, à une époque, le parti de la liberté. Chance énorme!
+Charles-Quint, au nom des libertés publiques, eût fait délibérer,
voter, les meilleurs citoyens de France pour la ruine de la France et
-le triomphe de l'étranger.</p>
+le triomphe de l'étranger.</p>
<p>On a voulu ne voir rien de plus que la vengeance d'une femme dans le
-grand procès commencé, au nom de Louise, le 12 août 1522, comme
-héritière des biens de la maison de Bourbon. Sans dire qu'elle n'y fut
-pour rien, je suis porté à croire qu'il y eut aussi autre <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span>
-chose; qu'un homme, visiblement le centre des mécontents, un cousin de
+grand procès commencé, au nom de Louise, le 12 août 1522, comme
+héritière des biens de la maison de Bourbon. Sans dire qu'elle n'y fut
+pour rien, je suis porté à croire qu'il y eut aussi autre <span class="pagenum"><a id="page182" name="page182"></a>(p. 182)</span>
+chose; qu'un homme, visiblement le centre des mécontents, un cousin de
Charles-Quint, parent des Croy, des Gonzague, parut assez dangereux
-pour qu'on entreprît de le ruiner.</p>
+pour qu'on entreprît de le ruiner.</p>
-<p>Quel était son droit? un seul: la donation <em>de sa femme</em>, donation
+<p>Quel était son droit? un seul: la donation <em>de sa femme</em>, donation
d'une enfant <em>de moins de quatorze ans</em>; donation de biens, non tous
-patrimoniaux, mais, en bonne partie, biens condamnés, dont Louis XI
-avait donné <em>un usufruit</em>.</p>
+patrimoniaux, mais, en bonne partie, biens condamnés, dont Louis XI
+avait donné <em>un usufruit</em>.</p>
-<p>Quel était le droit de la mère du roi? Comme <em>nièce du dernier duc de
-Bourbon</em>, elle était l'incontestable héritière des biens spéciaux de
-cette maison, souvent transmis par les femmes au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, et
-même récemment par Suzanne de Beaujeu. Seule rejeton des aînés, elle
-passait évidemment avec les Montpensier, descendus d'un cadet.</p>
+<p>Quel était le droit de la mère du roi? Comme <em>nièce du dernier duc de
+Bourbon</em>, elle était l'incontestable héritière des biens spéciaux de
+cette maison, souvent transmis par les femmes au <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècle, et
+même récemment par Suzanne de Beaujeu. Seule rejeton des aînés, elle
+passait évidemment avec les Montpensier, descendus d'un cadet.</p>
-<p>Il y avait un troisième héritier, il est vrai, bien autrement
-autorisé, qui eût dû réclamer, et de qui tout fief a dérivé: la
+<p>Il y avait un troisième héritier, il est vrai, bien autrement
+autorisé, qui eût dû réclamer, et de qui tout fief a dérivé: la
France.</p>
<p>Cette affaire fut un grand coup pour la vieille Anne de Beaujeu,
-coupable d'avoir rétabli, contre la volonté de son père, cette
-dangereuse puissance. Ce fut comme si l'ombre de Louis XI fût venue
-lui demander compte de ses dons si mal employés. Elle en creva de rage
-et de dépit (14 novembre 1522).</p>
-
-<p>Sa mort précipitait les choses. Elle laissait des fiefs personnels
-qui, sans procès ni jugement, revenaient d'eux-mêmes à la couronne.
-C'étaient Gien, passage important de la Loire, et deux positions
-militaires des montagnes de l'Auvergne, Carlat, Murat, arrachées à
-grand'peine par Louis XI aux Armagnacs, et données <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> par lui,
-non pas aux Bourbons, mais à son <i>alter ego</i>, à sa fille Anne de
-France. À quel titre le connétable les eût-il gardés? On ne le voit
-pas. Mais il lui coûtait de les rendre, incorporés qu'ils étaient
-depuis trente ans au royaume des Bourbons. Gien était son avant-garde
-sur la Loire. Les fiefs d'Auvergne étaient son fort. Ces pays,
-sauvages encore au temps de Louis XIV (V. Mémoires de Fléchier),
-qu'étaient-ils au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle? C'était à l'entrée de l'Auvergne, dans
-le fort château de Chantelle qui lie l'Auvergne au Bourbonnais que la
-maison de Bourbon avait son trésor, ses joyaux. De là, elle veillait
+coupable d'avoir rétabli, contre la volonté de son père, cette
+dangereuse puissance. Ce fut comme si l'ombre de Louis XI fût venue
+lui demander compte de ses dons si mal employés. Elle en creva de rage
+et de dépit (14 novembre 1522).</p>
+
+<p>Sa mort précipitait les choses. Elle laissait des fiefs personnels
+qui, sans procès ni jugement, revenaient d'eux-mêmes à la couronne.
+C'étaient Gien, passage important de la Loire, et deux positions
+militaires des montagnes de l'Auvergne, Carlat, Murat, arrachées à
+grand'peine par Louis XI aux Armagnacs, et données <span class="pagenum"><a id="page183" name="page183"></a>(p. 183)</span> par lui,
+non pas aux Bourbons, mais à son <i>alter ego</i>, à sa fille Anne de
+France. À quel titre le connétable les eût-il gardés? On ne le voit
+pas. Mais il lui coûtait de les rendre, incorporés qu'ils étaient
+depuis trente ans au royaume des Bourbons. Gien était son avant-garde
+sur la Loire. Les fiefs d'Auvergne étaient son fort. Ces pays,
+sauvages encore au temps de Louis XIV (V. Mémoires de Fléchier),
+qu'étaient-ils au <span class="smcap">XIV</span><sup>e</sup> siècle? C'était à l'entrée de l'Auvergne, dans
+le fort château de Chantelle qui lie l'Auvergne au Bourbonnais que la
+maison de Bourbon avait son trésor, ses joyaux. De là, elle veillait
les quatre routes (qui vont aussi en Languedoc). Elle avait de
patrimoine ce qu'on appelait le <em>Delphinat</em> d'Auvergne, et par mariage
-elle avait essayé d'avoir aussi le <em>comté</em>. Mais la dernière héritière
-fut donnée par Louis XII à son homme Jean Stuart, duc d'Albany, et la
-puissance royale établie en basse Auvergne. Bourbon défendait la
-haute, qui allait lui échapper.</p>
-
-<p>Nul traité, nul mariage, ne pouvait prévenir ce coup. Le premier
-démembrement allait commencer, la première pierre tomber du grand
-édifice, grand en lui-même et plus grand comme dernière et suprême
-ruine du monde féodal. C'était comme une tour qui en restait au centre
+elle avait essayé d'avoir aussi le <em>comté</em>. Mais la dernière héritière
+fut donnée par Louis XII à son homme Jean Stuart, duc d'Albany, et la
+puissance royale établie en basse Auvergne. Bourbon défendait la
+haute, qui allait lui échapper.</p>
+
+<p>Nul traité, nul mariage, ne pouvait prévenir ce coup. Le premier
+démembrement allait commencer, la première pierre tomber du grand
+édifice, grand en lui-même et plus grand comme dernière et suprême
+ruine du monde féodal. C'était comme une tour qui en restait au centre
de la France. J'appelle ainsi la maison de Bourbon. Elle ne pouvait
-consentir à tomber qu'en se transformant, devenant le trône de France.</p>
+consentir à tomber qu'en se transformant, devenant le trône de France.</p>
<p>Bourbon franchit le pas que, depuis un an, sans nul doute, les Croy
-l'engageaient à faire; il envoya à Madrid et demanda la s&oelig;ur de
-l'Empereur, l'invasion de la France par les impériaux et les Anglais.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> Le 14 janvier 1523, Thomas Boleyn, envoyé d'Henri VIII à
-Madrid, écrit à Londres qu'on en confère. Les instructions que Wolsey
-envoie en réponse, reproduisant les motifs que mettait en avant
-Bourbon, disent «que ce vertueux prince, voyant la mauvaise conduite
-du roi et l'énormité des abus, veut réformer le royaume et soulager le
-pauvre peuple.» Henri VIII, comme Henri V et la pieuse maison de
-Lancastre, aurait volontiers travaillé avec Bourbon à cette réforme de
+l'engageaient à faire; il envoya à Madrid et demanda la s&oelig;ur de
+l'Empereur, l'invasion de la France par les impériaux et les Anglais.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page184" name="page184"></a>(p. 184)</span> Le 14 janvier 1523, Thomas Boleyn, envoyé d'Henri VIII à
+Madrid, écrit à Londres qu'on en confère. Les instructions que Wolsey
+envoie en réponse, reproduisant les motifs que mettait en avant
+Bourbon, disent «que ce vertueux prince, voyant la mauvaise conduite
+du roi et l'énormité des abus, veut réformer le royaume et soulager le
+pauvre peuple.» Henri VIII, comme Henri V et la pieuse maison de
+Lancastre, aurait volontiers travaillé avec Bourbon à cette réforme de
la France.</p>
-<p>Je ne doute aucunement que les gens graves et de mérite qui tenaient
-pour le connétable n'aient envisagé ainsi les choses. C'est la fausse
-situation où tant de fois s'est vue la France, toute personnifiée dans
+<p>Je ne doute aucunement que les gens graves et de mérite qui tenaient
+pour le connétable n'aient envisagé ainsi les choses. C'est la fausse
+situation où tant de fois s'est vue la France, toute personnifiée dans
un roi. Les fautes, les crimes de ce roi, on ne pouvait rien y faire
-que par cette médecine atroce qui équivalait à un suicide: l'appel au
-sauveur étranger. C'est-à-dire que, pour soigner et guérir la France,
-on n'avait remède que de l'anéantir.</p>
+que par cette médecine atroce qui équivalait à un suicide: l'appel au
+sauveur étranger. C'est-à-dire que, pour soigner et guérir la France,
+on n'avait remède que de l'anéantir.</p>
-<p>C'était une indigne ironie de proposer pour médecins ceux qui étaient
-le mal même: les grands qui, aux états de 1484, s'étaient hardiment
-présentés. Mais la France n'en voulut pas, aimant mieux encore un
+<p>C'était une indigne ironie de proposer pour médecins ceux qui étaient
+le mal même: les grands qui, aux états de 1484, s'étaient hardiment
+présentés. Mais la France n'en voulut pas, aimant mieux encore un
tyran: la fille de Louis XI.</p>
-<p>L'ironie n'était guère moins grande de prendre pour médecins du
+<p>L'ironie n'était guère moins grande de prendre pour médecins du
royaume les parlementaires, hier procureurs, hommes de ruse et
-d'avarice, têtes dures et étroites, que la pratique, les sacs
-poudreux, les petits vols, n'avaient point du tout préparés à se faire
+d'avarice, têtes dures et étroites, que la pratique, les sacs
+poudreux, les petits vols, n'avaient point du tout préparés à se faire
les tuteurs des rois.</p>
-<p>Les <em>Chats fourrés</em> de Rabelais, et les seigneurs <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span>
-<em>Humeveines</em> (les buveurs du sang du peuple), qu'il a mis sur une même
-ligne, dans sa verve révolutionnaire, c'était la base où s'appuyait la
-réforme de Bourbon. Pour amender le <em>prodigue</em> (prodigus et furiosus)
-qui dévastait nos finances, un bon conseil de famille allait
-s'assembler où ne siégeraient que des Français, le Français
-Charles-Quint (né Bourgogne et Bourbon), le Français Henri VIII
+<p>Les <em>Chats fourrés</em> de Rabelais, et les seigneurs <span class="pagenum"><a id="page185" name="page185"></a>(p. 185)</span>
+<em>Humeveines</em> (les buveurs du sang du peuple), qu'il a mis sur une même
+ligne, dans sa verve révolutionnaire, c'était la base où s'appuyait la
+réforme de Bourbon. Pour amender le <em>prodigue</em> (prodigus et furiosus)
+qui dévastait nos finances, un bon conseil de famille allait
+s'assembler où ne siégeraient que des Français, le Français
+Charles-Quint (né Bourgogne et Bourbon), le Français Henri VIII
(descendu d'une fille de Philippe le Bel), tous deux venant de saint
Louis.</p>
-<p>Les juges et les hommes d'épée, brouillés depuis deux cents ans,
-venaient d'être réconciliés par le roi même, par la <em>cour</em> et la haine
-qu'elle inspirait: la <em>cour</em>, institution nouvelle, jusque-là
-inconnue, la <em>cour</em> qui ne voyait qu'elle et méprisait le reste, la
+<p>Les juges et les hommes d'épée, brouillés depuis deux cents ans,
+venaient d'être réconciliés par le roi même, par la <em>cour</em> et la haine
+qu'elle inspirait: la <em>cour</em>, institution nouvelle, jusque-là
+inconnue, la <em>cour</em> qui ne voyait qu'elle et méprisait le reste, la
noblesse autant que le peuple; une cour de dames surtout: toute place,
-toute pension donnée dans un cercle de favorites, toute la monarchie
-devenue le <em>royaume de la grâce</em>. Les parlementaires et les nobles
-jusque-là se disputaient les biens d'Église qu'un semblant d'élection
-leur donnait ou à leurs valets. Le roi les mit d'accord par son traité
-avec le pape, donna les écailles aux plaideurs, garda l'huître. Dès
+toute pension donnée dans un cercle de favorites, toute la monarchie
+devenue le <em>royaume de la grâce</em>. Les parlementaires et les nobles
+jusque-là se disputaient les biens d'Église qu'un semblant d'élection
+leur donnait ou à leurs valets. Le roi les mit d'accord par son traité
+avec le pape, donna les écailles aux plaideurs, garda l'huître. Dès
lors, toute chose alla au hasard, parfois aux serviteurs utiles,
-souvent aux femmes aimables qui enlevaient par un sourire les grâces
-du Saint-Esprit; un envoyé au Turc était payé d'un évêché; une
-maîtresse, pour ses trois frères, en gagna trois, etc.</p>
+souvent aux femmes aimables qui enlevaient par un sourire les grâces
+du Saint-Esprit; un envoyé au Turc était payé d'un évêché; une
+maîtresse, pour ses trois frères, en gagna trois, etc.</p>
-<p>Là était la plaie profonde au c&oelig;ur des parlementaires, des
+<p>Là était la plaie profonde au c&oelig;ur des parlementaires, des
universitaires, des nobles.</p>
-<p>Les premiers, sous prétexte d'une enquête nécessaire, s'étaient
-ordonné à eux-mêmes d'aller à Moulins <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> chez le duc. On peut
-deviner assez comment ce prince magnifique les reçut et les caressa,
-leur soumettant sans doute ses idées sur le bien public et regrettant
-de ne pouvoir les voir exécutées par eux.</p>
-
-<p>Au retour, en décembre 1522, au milieu d'un rude hiver, d'une grande
-misère publique, s'associant à la vive irritation de Paris, ils
-essayèrent par remontrances leur révolution timide, tâtèrent le roi,
-envoyèrent des plaintes au chancelier qui, durement, sans hésiter, mit
-leurs députés en prison. Le peuple ne bougea pas.</p>
-
-<p>Les parlementaires ainsi repoussés, c'était aux nobles à essayer. Il
-le firent en mars. Bourbon était à Paris <em>pour solliciter son procès</em>.
-On mit en avant un homme épousé pour tâter le roi encore. Jean de La
-Brosse, qui avait l'héritière de Penthièvre, avait cédé ses droits à
-Louis XI, qui lui paya pension. Charles VIII, Louis XII, François
+<p>Les premiers, sous prétexte d'une enquête nécessaire, s'étaient
+ordonné à eux-mêmes d'aller à Moulins <span class="pagenum"><a id="page186" name="page186"></a>(p. 186)</span> chez le duc. On peut
+deviner assez comment ce prince magnifique les reçut et les caressa,
+leur soumettant sans doute ses idées sur le bien public et regrettant
+de ne pouvoir les voir exécutées par eux.</p>
+
+<p>Au retour, en décembre 1522, au milieu d'un rude hiver, d'une grande
+misère publique, s'associant à la vive irritation de Paris, ils
+essayèrent par remontrances leur révolution timide, tâtèrent le roi,
+envoyèrent des plaintes au chancelier qui, durement, sans hésiter, mit
+leurs députés en prison. Le peuple ne bougea pas.</p>
+
+<p>Les parlementaires ainsi repoussés, c'était aux nobles à essayer. Il
+le firent en mars. Bourbon était à Paris <em>pour solliciter son procès</em>.
+On mit en avant un homme épousé pour tâter le roi encore. Jean de La
+Brosse, qui avait l'héritière de Penthièvre, avait cédé ses droits à
+Louis XI, qui lui paya pension. Charles VIII, Louis XII, François
I<sup>er</sup> tinrent la cession bonne, ne se souciant point de remettre en
-main féodale le nord de la Bretagne, une si belle descente aux
-Anglais. Les La Brosse suivaient le roi comme son ombre, en réclamant
-toujours. Dans ce moment critique où l'on put croire qu'il faiblirait,
+main féodale le nord de la Bretagne, une si belle descente aux
+Anglais. Les La Brosse suivaient le roi comme son ombre, en réclamant
+toujours. Dans ce moment critique où l'on put croire qu'il faiblirait,
La Brosse reproduit la demande. Le roi reproduit son refus. La Brosse
-alors, s'enhardissant, dit: «Monseigneur, il me faudra chercher parti
-hors du royaume.&mdash;Comme tu voudras, La Brosse.» Ce fut la réponse de
-François I<sup>er</sup>.</p>
+alors, s'enhardissant, dit: «Monseigneur, il me faudra chercher parti
+hors du royaume.&mdash;Comme tu voudras, La Brosse.» Ce fut la réponse de
+François I<sup>er</sup>.</p>
-<p>Elle dut faire plaisir à Bourbon. Beaucoup de nobles se serraient
+<p>Elle dut faire plaisir à Bourbon. Beaucoup de nobles se serraient
autour de lui, un Saint-Vallier, un Escars, un La Vauguyon, un
-Lafayette, entre autres. Le dernier officier distingué d'artillerie,
-le premier hautement <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> apparenté, allié aux Brézé qui, de père
-en fils, étaient sénéchaux de Normandie. La fille de Saint-Vallier,
-savante, accomplie (de grâce, sinon de c&oelig;ur), la fameuse Diane de
-Poitiers, déjà en renom, avait épousé Louis de Brézé, petit-fils de
-Charles VII et d'Agnès Sorel. Saint-Vallier, capitaine de cent
+Lafayette, entre autres. Le dernier officier distingué d'artillerie,
+le premier hautement <span class="pagenum"><a id="page187" name="page187"></a>(p. 187)</span> apparenté, allié aux Brézé qui, de père
+en fils, étaient sénéchaux de Normandie. La fille de Saint-Vallier,
+savante, accomplie (de grâce, sinon de c&oelig;ur), la fameuse Diane de
+Poitiers, déjà en renom, avait épousé Louis de Brézé, petit-fils de
+Charles VII et d'Agnès Sorel. Saint-Vallier, capitaine de cent
gentilshommes de la maison du roi, avait, par cette charge, des
-occasions faciles de tuer ou de livrer son maître.</p>
-
-<p>Un autre partisan de Bourbon, c'était la reine elle-même qui, ne
-voyant que la famille, l'aurait voulu pour sa s&oelig;ur. «Un jour
-qu'elle dînait seule, Bourbon se trouvant là, elle lui dit de
-s'asseoir, de dîner avec elle. Le roi survient. Bourbon veut se lever.
-«Non, <em>monseigneur</em>, restez assis, lui dit le roi. Eh bien! il est
-donc vrai? vous vous mariez?&mdash;Non, Sire.&mdash;Je le sais, j'en suis sûr.
+occasions faciles de tuer ou de livrer son maître.</p>
+
+<p>Un autre partisan de Bourbon, c'était la reine elle-même qui, ne
+voyant que la famille, l'aurait voulu pour sa s&oelig;ur. «Un jour
+qu'elle dînait seule, Bourbon se trouvant là, elle lui dit de
+s'asseoir, de dîner avec elle. Le roi survient. Bourbon veut se lever.
+«Non, <em>monseigneur</em>, restez assis, lui dit le roi. Eh bien! il est
+donc vrai? vous vous mariez?&mdash;Non, Sire.&mdash;Je le sais, j'en suis sûr.
Je sais vos trafics avec l'Empereur... Qu'il vous souvienne bien de ce
-que je dis là...&mdash;Sire, vous me menacez! Je n'ai pas mérité d'être
-traité ainsi.»</p>
+que je dis là...&mdash;Sire, vous me menacez! Je n'ai pas mérité d'être
+traité ainsi.»</p>
-<p>Le duc, après le dîner, partit, mais non pas seul: toute la noblesse
+<p>Le duc, après le dîner, partit, mais non pas seul: toute la noblesse
le suivit.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page188" name="page188"></a>(p. 188)</span> CHAPITRE X</h3>
-<h4>LA DÉFECTION DU CONNÉTABLE.&mdash;SON INVASION<br>
+<h4>LA DÉFECTION DU CONNÉTABLE.&mdash;SON INVASION<br>
1523-1524</h4>
-<p>C'est Charles-Quint lui-même qui fit le récit à Thomas Boleyn.
-Celui-ci trouvait étonnant que le roi ayant lâché une telle parole, il
-eût laissé partir le duc. L'Empereur ajouta: «Il n'aurait pu l'en
-empêcher; tous les grands personnages sont pour lui.»</p>
+<p>C'est Charles-Quint lui-même qui fit le récit à Thomas Boleyn.
+Celui-ci trouvait étonnant que le roi ayant lâché une telle parole, il
+eût laissé partir le duc. L'Empereur ajouta: «Il n'aurait pu l'en
+empêcher; tous les grands personnages sont pour lui.»</p>
-<p>Bourbon prit pour quitter Paris un prétexte fort populaire, celui de
-donner la chasse aux bandits du Nord qui empêchaient les denrées
+<p>Bourbon prit pour quitter Paris un prétexte fort populaire, celui de
+donner la chasse aux bandits du Nord qui empêchaient les denrées
d'arriver. Mais dans le centre du royaume, en Auvergne, en Poitou, en
-Bourbonnais, il n'y avait pas moins de brigands, et plus organisés.
-C'était une armée véritable; leur chef, <em>le roi Guillot</em>, avait des
-trésoriers, percevait des impôts. <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> Ce roi était un gentilhomme
-du Bourbonnais, nommé Montelon (Montholon?). Il est fort difficile de
-distinguer si ce chef, sorti des pays de Bourbon, était bien un
+Bourbonnais, il n'y avait pas moins de brigands, et plus organisés.
+C'était une armée véritable; leur chef, <em>le roi Guillot</em>, avait des
+trésoriers, percevait des impôts. <span class="pagenum"><a id="page189" name="page189"></a>(p. 189)</span> Ce roi était un gentilhomme
+du Bourbonnais, nommé Montelon (Montholon?). Il est fort difficile de
+distinguer si ce chef, sorti des pays de Bourbon, était bien un
brigand, ou un de ses partisans qui fit feu avant l'ordre. Quoi qu'il
-en soit, Bourbon eût aliéné tous les siens (les grands et les
-parlementaires), s'il n'eût comprimé cette Jacquerie.</p>
+en soit, Bourbon eût aliéné tous les siens (les grands et les
+parlementaires), s'il n'eût comprimé cette Jacquerie.</p>
-<p>À Paris même où le roi était en personne avec la cour, il y avait
-tumulte, des rixes et des batteries, des gens tués. Le roi fit dresser
-des potences aux portes de l'hôtel royal, et elles furent enlevées la
-nuit par des gens armés. Il semble qu'il s'en soit pris au Parlement,
+<p>À Paris même où le roi était en personne avec la cour, il y avait
+tumulte, des rixes et des batteries, des gens tués. Le roi fit dresser
+des potences aux portes de l'hôtel royal, et elles furent enlevées la
+nuit par des gens armés. Il semble qu'il s'en soit pris au Parlement,
qui avait en effet la meilleure partie de la police. Il y tint un lit
de justice, parla fort durement, et, rappelant des temps peu
honorables au Parlement, dit que, lui vivant, on ne reverrait pas les
temps de Charles VII (30 juin 1523).</p>
-<p><em>Le roi Guillot</em> étant pris et amené, son procès marqua mieux encore
+<p><em>Le roi Guillot</em> étant pris et amené, son procès marqua mieux encore
la discorde et l'irritation. Le Parlement ne voulut y voir qu'un
bandit et un gentilhomme. La cour aggrava son supplice, comme celui
d'un rebelle coupable de haute trahison. La sentence disait qu'il
-serait décapité, puis écartelé. Le bourreau, non sans ordre, fit la
-chose à rebours, l'écartela vivant (29 juillet).</p>
+serait décapité, puis écartelé. Le bourreau, non sans ordre, fit la
+chose à rebours, l'écartela vivant (29 juillet).</p>
-<p>Le Parlement mit le bourreau en prison. Le 1<sup>er</sup> août, où il devait
-juger le grand procès de la succession de Bourbon, il refusa, se dit
-incompétent, et renvoya la chose au conseil, c'est-à-dire au roi;
+<p>Le Parlement mit le bourreau en prison. Le 1<sup>er</sup> août, où il devait
+juger le grand procès de la succession de Bourbon, il refusa, se dit
+incompétent, et renvoya la chose au conseil, c'est-à-dire au roi;
faisant entendre que, dans ce temps de violence, il n'y avait plus de
justice.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> Depuis le mois de mai, Bourbon s'était retiré et négociait
-avec l'Espagne et l'Angleterre. Nous devons aux dépêches anglaises
-(très-bien extraites par Turner) de pouvoir dater avec précision tous
-les actes de cette négociation souterraine. Trop en vue à Moulins, au
+<p><span class="pagenum"><a id="page190" name="page190"></a>(p. 190)</span> Depuis le mois de mai, Bourbon s'était retiré et négociait
+avec l'Espagne et l'Angleterre. Nous devons aux dépêches anglaises
+(très-bien extraites par Turner) de pouvoir dater avec précision tous
+les actes de cette négociation souterraine. Trop en vue à Moulins, au
milieu de sa cour, il allait souvent en Savoie et en Bresse; et c'est
-de là qu'il écrivait, là qu'il recevait les agents étrangers qui
-n'eussent pu pénétrer en France. La Savoie nous était ennemie, malgré
-la parenté, le roi l'empêchant de créer des évêchés qui l'auraient
-affranchie du siége de Lyon. C'est d'Annecy en Savoie que, le 12 mai,
-Bourbon envoie à Wolsey. C'est à Bourg, sur terre savoyarde, qu'il
-reçoit, le 31 juillet, Beaurain (de Croy), fils de la dame de
+de là qu'il écrivait, là qu'il recevait les agents étrangers qui
+n'eussent pu pénétrer en France. La Savoie nous était ennemie, malgré
+la parenté, le roi l'empêchant de créer des évêchés qui l'auraient
+affranchie du siége de Lyon. C'est d'Annecy en Savoie que, le 12 mai,
+Bourbon envoie à Wolsey. C'est à Bourg, sur terre savoyarde, qu'il
+reçoit, le 31 juillet, Beaurain (de Croy), fils de la dame de
R&oelig;ulx, agent de l'Empereur.</p>
-<p>Les difficultés étaient celle-ci. L'Empereur et l'Angleterre avaient
-deux intérêts contraires. Et le parti français qui soutenait Bourbon
-en avait un troisième. Comment les concilier?</p>
+<p>Les difficultés étaient celle-ci. L'Empereur et l'Angleterre avaient
+deux intérêts contraires. Et le parti français qui soutenait Bourbon
+en avait un troisième. Comment les concilier?</p>
-<p>L'Empereur, avec sa s&oelig;ur, eût donné deux cent mille écus d'or, mais
-<em>après que Bourbon aurait agi</em>. Sa défiance ajournait, retenait
+<p>L'Empereur, avec sa s&oelig;ur, eût donné deux cent mille écus d'or, mais
+<em>après que Bourbon aurait agi</em>. Sa défiance ajournait, retenait
justement ce qui donnait moyen d'agir. L'Anglais, non moins
-déraisonnable, eût payé sur-le-champ, mais <em>à condition qu'il le
-reconnût roi de France</em>, à condition qu'il se brouillât et avec
-l'Empereur et avec la France même.</p>
+déraisonnable, eût payé sur-le-champ, mais <em>à condition qu'il le
+reconnût roi de France</em>, à condition qu'il se brouillât et avec
+l'Empereur et avec la France même.</p>
-<p>Il est évident que les Anglais se croyaient encore en 1400, qu'ils
+<p>Il est évident que les Anglais se croyaient encore en 1400, qu'ils
ignoraient la haine qu'ils inspiraient depuis les guerres de Charles
-VI, et la force nouvelle du sentiment français, la vive personnalité
-de la France, son horreur du joug étranger.</p>
+VI, et la force nouvelle du sentiment français, la vive personnalité
+de la France, son horreur du joug étranger.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> Bourbon, pour n'avoir pas de maître, s'en fût volontiers
-donné deux. Il semble qu'il ait cru faire deux dupes qui feraient la
-dépense, pour qu'il eût le profit. Le roi détrôné ou tué, le Parlement
-eût déclaré sans doute que la France voulait un roi français.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page191" name="page191"></a>(p. 191)</span> Bourbon, pour n'avoir pas de maître, s'en fût volontiers
+donné deux. Il semble qu'il ait cru faire deux dupes qui feraient la
+dépense, pour qu'il eût le profit. Le roi détrôné ou tué, le Parlement
+eût déclaré sans doute que la France voulait un roi français.</p>
-<p>Le traité, rédigé à Bourg entre Beaurain et Bourbon (Négoc. Autr. II,
+<p>Le traité, rédigé à Bourg entre Beaurain et Bourbon (Négoc. Autr. II,
589), est bien de gens qui veulent se tromper les uns les autres.</p>
-<p>L'Empereur donne sa s&oelig;ur, et la retient, ajoutant prudemment: «Si
-elle y veut entendre,» ce qui le laisse maître de faire ce qu'il
-voudra. Cette s&oelig;ur, veuve du roi de Portugal, du maître des Indes,
-avait, outre sa dot, six cent mille écus de joyaux.</p>
+<p>L'Empereur donne sa s&oelig;ur, et la retient, ajoutant prudemment: «Si
+elle y veut entendre,» ce qui le laisse maître de faire ce qu'il
+voudra. Cette s&oelig;ur, veuve du roi de Portugal, du maître des Indes,
+avait, outre sa dot, six cent mille écus de joyaux.</p>
-<p>La France sera-t-elle démembrée? Oui, eût dit Charles-Quint. Non, eût
+<p>La France sera-t-elle démembrée? Oui, eût dit Charles-Quint. Non, eût
dit Henri VIII, qui voulait le tout.</p>
-<p>L'Espagnol semble accepter Bourbon pour allié. L'Anglais le veut
-vassal, exige son serment. Là-dessus, Bourbon s'en remet «à ce que
-décidera l'Empereur.»</p>
+<p>L'Espagnol semble accepter Bourbon pour allié. L'Anglais le veut
+vassal, exige son serment. Là-dessus, Bourbon s'en remet «à ce que
+décidera l'Empereur.»</p>
<p>Les deux rois entreront par le midi et l'ouest, Bourbon par l'est avec
-des Allemands. Où ira-t-il? «Au lieu le plus propice pour mieux
-besogner.» Mais l'Anglais exige qu'en cas de bataille il lui amène ses
+des Allemands. Où ira-t-il? «Au lieu le plus propice pour mieux
+besogner.» Mais l'Anglais exige qu'en cas de bataille il lui amène ses
troupes et celles de l'Empereur.</p>
-<p>Bourbon, avec l'argent des rois, lèvera dix mille Allemands pour
+<p>Bourbon, avec l'argent des rois, lèvera dix mille Allemands pour
guerroyer avec eux et <em>autres</em> gens de guerre.</p>
-<p>Ces <em>autres</em>, ce sont ses vassaux, c'est le ban et l'arrière-ban qu'il
-pouvait lever dans ses fiefs (jusqu'à quarante mille hommes).</p>
+<p>Ces <em>autres</em>, ce sont ses vassaux, c'est le ban et l'arrière-ban qu'il
+pouvait lever dans ses fiefs (jusqu'à quarante mille hommes).</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> Ces <em>autres</em>, ce sont les mécontents innombrables, qui ne
-manqueront pas de se joindre à lui pour renverser François I<sup>er</sup>.
-Enfin, c'est la France elle-même, lasse décidément des Valois, qui
-passera aux Bourbons; menée à eux par ses parlements.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page192" name="page192"></a>(p. 192)</span> Ces <em>autres</em>, ce sont les mécontents innombrables, qui ne
+manqueront pas de se joindre à lui pour renverser François I<sup>er</sup>.
+Enfin, c'est la France elle-même, lasse décidément des Valois, qui
+passera aux Bourbons; menée à eux par ses parlements.</p>
<p>Mais pour cela il fallait rester libre, surtout ne pas se faire
-Anglais. Bourbon voulait éluder le serment qu'exigeait Henri VIII. Il
+Anglais. Bourbon voulait éluder le serment qu'exigeait Henri VIII. Il
refusa la Toison d'Or, que Charles-Quint voulait lui imposer, et qui
-impliquait le serment à l'Espagne.</p>
+impliquait le serment à l'Espagne.</p>
-<p>Les Anglais n'en démordirent pas, et tirèrent de lui une promesse
-verbale. On s'arrangea. Les rois brûlaient d'agir. Le moment semblait
-admirable. Les envoyés anglais écrivaient à Wolsey: «Il n'y a jamais
-eu de roi si haï que celui-ci. Il est dans la dernière pauvreté et la
-plus grande alarme. Il ne peut emprunter. Et il a tant tiré d'argent,
-que, s'il en lève encore, il met tout contre lui.»</p>
+<p>Les Anglais n'en démordirent pas, et tirèrent de lui une promesse
+verbale. On s'arrangea. Les rois brûlaient d'agir. Le moment semblait
+admirable. Les envoyés anglais écrivaient à Wolsey: «Il n'y a jamais
+eu de roi si haï que celui-ci. Il est dans la dernière pauvreté et la
+plus grande alarme. Il ne peut emprunter. Et il a tant tiré d'argent,
+que, s'il en lève encore, il met tout contre lui.»</p>
-<p>On promit à Bourbon qu'avant le 1<sup>er</sup> septembre, on agirait de tous
-côtés à la fois.</p>
+<p>On promit à Bourbon qu'avant le 1<sup>er</sup> septembre, on agirait de tous
+côtés à la fois.</p>
<p>Marguerite d'Autriche ne pouvait le croire. Elle pensait que le temps
-manquerait, que Bourbon éclaterait trop tôt et se perdrait. Ce fut
+manquerait, que Bourbon éclaterait trop tôt et se perdrait. Ce fut
tout le contraire. D'Espagne et d'Angleterre, la passion fut telle,
-que tout fut prêt avant l'heure dite.</p>
+que tout fut prêt avant l'heure dite.</p>
-<p>L'argent anglais était déjà à Bâle, ou plutôt le crédit anglais. La
+<p>L'argent anglais était déjà à Bâle, ou plutôt le crédit anglais. La
banque seule dut encore accomplir ce singulier miracle d'envelopper la
-France d'armées improvisées.</p>
+France d'armées improvisées.</p>
-<p>Les lansquenets, levés par cet argent, passent le Rhin le 26 août,
-traversent la Franche-Comté, touchent <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> la Lorraine (1<sup>er</sup>
-septembre), vont entrer en Champagne. Du 23 au 30 août, les Anglais
-débarquent à Calais, et le 4 septembre s'entendent avec les Flamands
+<p>Les lansquenets, levés par cet argent, passent le Rhin le 26 août,
+traversent la Franche-Comté, touchent <span class="pagenum"><a id="page193" name="page193"></a>(p. 193)</span> la Lorraine (1<sup>er</sup>
+septembre), vont entrer en Champagne. Du 23 au 30 août, les Anglais
+débarquent à Calais, et le 4 septembre s'entendent avec les Flamands
pour leur invasion commune.</p>
<p>Le 6 septembre, les Espagnols entrent en France.</p>
-<p>Ponctualité admirable, excessive. Bourbon écrivait le 20 août qu'on
-n'allât pas trop vite, qu'il n'éclaterait que dans dix jours au plus.
-Les Anglais, à Calais, restent donc inactifs. Les Allemands, déjà loin
-vers l'ouest, rétrogradent un moment vers l'est, pour n'agir pas trop
-tôt.</p>
+<p>Ponctualité admirable, excessive. Bourbon écrivait le 20 août qu'on
+n'allât pas trop vite, qu'il n'éclaterait que dans dix jours au plus.
+Les Anglais, à Calais, restent donc inactifs. Les Allemands, déjà loin
+vers l'ouest, rétrogradent un moment vers l'est, pour n'agir pas trop
+tôt.</p>
-<p>La conduite de François I<sup>er</sup> est étonnante. Dans un si grand danger,
+<p>La conduite de François I<sup>er</sup> est étonnante. Dans un si grand danger,
il regardait vers l'Italie. Il y appelait sa noblesse.</p>
-<p>Il se fiait à trois choses peu sûres. D'une part, il préparait une
-flotte au duc d'Albany pour passer en Écosse, entraîner l'Écosse sur
-l'Angleterre, détrôner Henri VIII. Mais, la chose eût-elle réussi,
-elle eût eu lieu trop tard. Les Anglais détruisirent la flotte.</p>
+<p>Il se fiait à trois choses peu sûres. D'une part, il préparait une
+flotte au duc d'Albany pour passer en Écosse, entraîner l'Écosse sur
+l'Angleterre, détrôner Henri VIII. Mais, la chose eût-elle réussi,
+elle eût eu lieu trop tard. Les Anglais détruisirent la flotte.</p>
-<p>En même temps, il avait à Londres un très-secret agent par lequel il
-tâchait de regagner Wolsey.</p>
+<p>En même temps, il avait à Londres un très-secret agent par lequel il
+tâchait de regagner Wolsey.</p>
-<p>On dira qu'il ignorait l'immensité de son péril, l'attaque
+<p>On dira qu'il ignorait l'immensité de son péril, l'attaque
universelle. Mais il voyait, du moins, l'imminente descente anglaise.</p>
-<p>Quoi qu'il en soit, sa folie même lui tourna bien. En appelant ce
+<p>Quoi qu'il en soit, sa folie même lui tourna bien. En appelant ce
qu'il avait de force vers les Alpes, il traversait le Bourbonnais.
-Dans ce passage continuel de la gendarmerie française, Bourbon ne
-pouvait éclater. Il lui fallait attendre que le roi eût passé les
-monts pour se lever derrière, lui couper le retour, le tenir,
-l'écraser, entre la révolte et l'ennemi.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> Autre chose qui servit le roi. Il n'avait pas d'armée soldée.
-Il avait envoyé faire des levées en Suisse. Il fallait bien attendre.
-Donc, il allait à petites journées, et, sans le savoir, par cette
-lenteur, il désolait Bourbon, qui avait cru le voir partir en août.
-Cela obligeait celui-ci à jouer la plus triste comédie: il s'alita,
+Dans ce passage continuel de la gendarmerie française, Bourbon ne
+pouvait éclater. Il lui fallait attendre que le roi eût passé les
+monts pour se lever derrière, lui couper le retour, le tenir,
+l'écraser, entre la révolte et l'ennemi.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page194" name="page194"></a>(p. 194)</span> Autre chose qui servit le roi. Il n'avait pas d'armée soldée.
+Il avait envoyé faire des levées en Suisse. Il fallait bien attendre.
+Donc, il allait à petites journées, et, sans le savoir, par cette
+lenteur, il désolait Bourbon, qui avait cru le voir partir en août.
+Cela obligeait celui-ci à jouer la plus triste comédie: il s'alita,
contrefit le malade.</p>
-<p>Le roi voulait, à tout prix, l'emmener, et, le voyant d'ailleurs
-tellement appuyé et fort, il penchait vers un accommodement. Il paraît
-qu'il lui eût laissé la jouissance viagère de ses fiefs, s'il eût
-épousé la s&oelig;ur de Louise de Savoie et se fût ainsi remis dans leurs
-mains. Il avait annoncé au parlement qu'il laissait sa mère régente,
-et que le connétable serait <em>lieutenant du royaume</em>; titre d'honneur
+<p>Le roi voulait, à tout prix, l'emmener, et, le voyant d'ailleurs
+tellement appuyé et fort, il penchait vers un accommodement. Il paraît
+qu'il lui eût laissé la jouissance viagère de ses fiefs, s'il eût
+épousé la s&oelig;ur de Louise de Savoie et se fût ainsi remis dans leurs
+mains. Il avait annoncé au parlement qu'il laissait sa mère régente,
+et que le connétable serait <em>lieutenant du royaume</em>; titre d'honneur
et nominal, puisqu'il l'emmenait en Italie.</p>
-<p>Le roi n'était encore qu'en Nivernais, quand il reçut de sa mère la
+<p>Le roi n'était encore qu'en Nivernais, quand il reçut de sa mère la
lettre la plus effrayante:</p>
-<p>«Un des plus gros personnages et du sang royal vouloit livrer l'Estat;
-et même il y avoit dessein sur la vie du roi.»</p>
+<p>«Un des plus gros personnages et du sang royal vouloit livrer l'Estat;
+et même il y avoit dessein sur la vie du roi.»</p>
<p>La reine avait dans ses mains deux gentilshommes normands, nourris
dans la maison de Bourbon, qu'un agent de la conspiration y avait
-engagés. Épouvantés des maux qui pouvaient frapper le royaume, ils
-s'en étaient confessés, en autorisant le prêtre à avertir Brézé, le
-sénéchal de Normandie. Brézé était le gendre de Saint-Vallier, l'un
-des plus compromis. Cependant, il envoya les deux hommes à la reine.</p>
+engagés. Épouvantés des maux qui pouvaient frapper le royaume, ils
+s'en étaient confessés, en autorisant le prêtre à avertir Brézé, le
+sénéchal de Normandie. Brézé était le gendre de Saint-Vallier, l'un
+des plus compromis. Cependant, il envoya les deux hommes à la reine.</p>
<p>Le roi n'avait que quelques cavaliers, et justement une compagnie
-très-suspecte. Il attendit pour avancer <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> qu'on lui eût amené
-des lansquenets. Il entra alors à Moulins, mit ses soldats aux portes
+très-suspecte. Il attendit pour avancer <span class="pagenum"><a id="page195" name="page195"></a>(p. 195)</span> qu'on lui eût amené
+des lansquenets. Il entra alors à Moulins, mit ses soldats aux portes
et alla loger chez le duc.</p>
-<p>Le faux malade, interrogé, n'osa nier cette fois. Il avoua que
+<p>Le faux malade, interrogé, n'osa nier cette fois. Il avoua que
l'Empereur lui avait fait des ouvertures, et dit qu'il n'avait rien
-voulu écrire, mais attendre le roi pour révéler tout.</p>
+voulu écrire, mais attendre le roi pour révéler tout.</p>
<p>Le roi fit semblant de le croire, le rassura, lui dit qu'il n'avait
-rien à craindre du procès, que, gagnant, perdant, on trouverait moyen
-qu'il n'y eût point dommage. Il ajouta gaiement: «Je vous emmène en
-Italie, et vous y aurez l'avant-garde, comme à Marignan.» Le malade
+rien à craindre du procès, que, gagnant, perdant, on trouverait moyen
+qu'il n'y eût point dommage. Il ajouta gaiement: «Je vous emmène en
+Italie, et vous y aurez l'avant-garde, comme à Marignan.» Le malade
demanda quelques jours, ne pouvant supporter encore le mouvement de la
-litière. Le roi partit, emportant une vaine promesse écrite, et lui
-laissant un écuyer «pour l'informer de sa santé.»</p>
+litière. Le roi partit, emportant une vaine promesse écrite, et lui
+laissant un écuyer «pour l'informer de sa santé.»</p>
-<p>Ce surveillant l'incommodait. Il l'écarta en se mettant en route, et
-l'envoyant au roi. Le roi renvoya l'écuyer. À la Palisse, le malade
+<p>Ce surveillant l'incommodait. Il l'écarta en se mettant en route, et
+l'envoyant au roi. Le roi renvoya l'écuyer. À la Palisse, le malade
fit le mourant; les cris, les pleurs des serviteurs, rien n'y fut
-épargné. L'écuyer, réveillé la nuit par cette musique lamentable, se
+épargné. L'écuyer, réveillé la nuit par cette musique lamentable, se
laisse encore tromper, et part pour avertir le roi. Bourbon, du lit,
-saute à cheval, et court, bride abattue, à son château de Chantelle.
-Il apprenait que le Parlement, ayant la main forcée par la
-dénonciation, ordonnait de saisir ses fiefs.</p>
-
-<p>Il entrait dans Chantelle, quand l'inévitable écuyer, que le roi avait
-fort grondé, entra sur ses talons. Le connétable lui dit qu'il n'irait
-pas à Lyon, que, de chez lui, plus à son aise, il saurait se
-justifier. L'écuyer avouant qu'il avait ordre de ne pas le perdre de
-vue, <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> il vit le duc si irrité, et ses gens prêts à le pendre
-aux créneaux, qu'il fut trop heureux de partir.</p>
-
-<p>C'était le 7 septembre; les Espagnols entraient en Gascogne, les
-Allemands en Champagne. Il ne désespéra pas d'amuser encore le roi,
-lui envoya un homme grave, l'évêque d'Autun, Chiverny, avec une lettre
-où il promettait sur <em>l'honneur</em> de le servir, si on lui rendait
-seulement les biens propres de Bourbon. C'était abandonner le douaire
+saute à cheval, et court, bride abattue, à son château de Chantelle.
+Il apprenait que le Parlement, ayant la main forcée par la
+dénonciation, ordonnait de saisir ses fiefs.</p>
+
+<p>Il entrait dans Chantelle, quand l'inévitable écuyer, que le roi avait
+fort grondé, entra sur ses talons. Le connétable lui dit qu'il n'irait
+pas à Lyon, que, de chez lui, plus à son aise, il saurait se
+justifier. L'écuyer avouant qu'il avait ordre de ne pas le perdre de
+vue, <span class="pagenum"><a id="page196" name="page196"></a>(p. 196)</span> il vit le duc si irrité, et ses gens prêts à le pendre
+aux créneaux, qu'il fut trop heureux de partir.</p>
+
+<p>C'était le 7 septembre; les Espagnols entraient en Gascogne, les
+Allemands en Champagne. Il ne désespéra pas d'amuser encore le roi,
+lui envoya un homme grave, l'évêque d'Autun, Chiverny, avec une lettre
+où il promettait sur <em>l'honneur</em> de le servir, si on lui rendait
+seulement les biens propres de Bourbon. C'était abandonner le douaire
d'Anne de Beaujeu.</p>
-<p>L'évêque rencontra une forte gendarmerie qui l'arrêta. Quatre mille
+<p>L'évêque rencontra une forte gendarmerie qui l'arrêta. Quatre mille
hommes marchaient vers Chantelle. Bourbon s'enfuit dans la nuit du 9
-au 10, galopa au midi, prit l'habit de varlet, ferra ses chevaux à
-rebours, n'emmenant avec lui qu'un homme, Pompéran, vêtu en archer.
-Ils gagnèrent Brioude, le Puy, d'où, par les chaînes désertes du
-Vivarais, ils arrivèrent au Rhône, en face de Vienne en Dauphiné. Au
-pont de Vienne, le prétendu archer demande à un boucher si les
-archers, ses camarades, gardaient le passage.&mdash;«Non.» Rassurés, ils
-passèrent, non le pont, mais un bac qui était plus bas.</p>
-
-<p>Dans ce bac, des soldats reconnurent Pompéran. Alarmés, ils gagnèrent
-les bois; puis, logèrent chez une vieille veuve qui leur donna
-nouvelle alerte. Elle dit à Pompéran:</p>
-
-<p>«Ne seriez-vous pas de ceux <em>qui ont fait les fous</em> avec M. de
-Bourbon?»</p>
-
-<p>Le prévôt de l'hôtel n'était qu'à une lieue qui les cherchait. Ils en
+au 10, galopa au midi, prit l'habit de varlet, ferra ses chevaux à
+rebours, n'emmenant avec lui qu'un homme, Pompéran, vêtu en archer.
+Ils gagnèrent Brioude, le Puy, d'où, par les chaînes désertes du
+Vivarais, ils arrivèrent au Rhône, en face de Vienne en Dauphiné. Au
+pont de Vienne, le prétendu archer demande à un boucher si les
+archers, ses camarades, gardaient le passage.&mdash;«Non.» Rassurés, ils
+passèrent, non le pont, mais un bac qui était plus bas.</p>
+
+<p>Dans ce bac, des soldats reconnurent Pompéran. Alarmés, ils gagnèrent
+les bois; puis, logèrent chez une vieille veuve qui leur donna
+nouvelle alerte. Elle dit à Pompéran:</p>
+
+<p>«Ne seriez-vous pas de ceux <em>qui ont fait les fous</em> avec M. de
+Bourbon?»</p>
+
+<p>Le prévôt de l'hôtel n'était qu'à une lieue qui les cherchait. Ils en
firent six jusqu'au fond des montagnes. Ils voulaient gagner la
-Savoie, joindre Suze, Gênes, s'embarquer pour l'Espagne. Mais tout
-était plein de <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> cavaliers. Rejetés encore vers le Rhône, à
-grand'peine ils parvinrent à toucher la Franche-Comté.</p>
+Savoie, joindre Suze, Gênes, s'embarquer pour l'Espagne. Mais tout
+était plein de <span class="pagenum"><a id="page197" name="page197"></a>(p. 197)</span> cavaliers. Rejetés encore vers le Rhône, à
+grand'peine ils parvinrent à toucher la Franche-Comté.</p>
-<p>Ce qui étonne, c'est qu'il n'en bougea point. On comprend qu'il n'ait
-pas voulu se faire tort près de son parti en s'allant joindre au roi
+<p>Ce qui étonne, c'est qu'il n'en bougea point. On comprend qu'il n'ait
+pas voulu se faire tort près de son parti en s'allant joindre au roi
d'Espagne, encore moins aux Anglais. Mais comment ne joignit-il pas en
-toute hâte ses Allemands que son secrétaire même avait levés pour lui,
-et qui, par la Franche-Comté, avaient marché vers la Champagne? Là
-était le grand coup, et rapide; en deux enjambées, on était à Paris.
-Coup perfide, ils étaient entrés par la Comté, la province paisible
-pour qui la bonne Marguerite obtenait toujours la neutralité, paix et
-libre commerce au milieu de la guerre. Là, la France se croyait
-couverte, et là, elle était vulnérable. Cette perfidie et ce calcul,
+toute hâte ses Allemands que son secrétaire même avait levés pour lui,
+et qui, par la Franche-Comté, avaient marché vers la Champagne? Là
+était le grand coup, et rapide; en deux enjambées, on était à Paris.
+Coup perfide, ils étaient entrés par la Comté, la province paisible
+pour qui la bonne Marguerite obtenait toujours la neutralité, paix et
+libre commerce au milieu de la guerre. Là, la France se croyait
+couverte, et là, elle était vulnérable. Cette perfidie et ce calcul,
Bourbon en perdait tout le prix.</p>
-<p>Il reste en Comté près de trois mois: septembre, octobre, novembre. On
+<p>Il reste en Comté près de trois mois: septembre, octobre, novembre. On
le voit par ses lettres. Personne ne s'en doutait. Ses amis le
-cherchaient partout, jusqu'à la Corogne, en Espagne.</p>
+cherchaient partout, jusqu'à la Corogne, en Espagne.</p>
<p>Qu'attendait-il?</p>
-<p>Que la France vînt à lui. Elle ne bougeait pas.</p>
+<p>Que la France vînt à lui. Elle ne bougeait pas.</p>
-<p>Nous le voyons le 21 octobre encore là, qui rassemble quelques
-cavaliers pour envoyer à ses Allemands. Et nous l'y voyons en
+<p>Nous le voyons le 21 octobre encore là, qui rassemble quelques
+cavaliers pour envoyer à ses Allemands. Et nous l'y voyons en
novembre, envoyant aux Anglais un officier d'artillerie, Lafayette,
-qui avait défendu Boulogne autrefois, et qui, cette fois, devait aider
-les Anglais à le prendre.</p>
+qui avait défendu Boulogne autrefois, et qui, cette fois, devait aider
+les Anglais à le prendre.</p>
-<p>Les alliés avaient cru sottement n'attaquer qu'un roi. Ils trouvèrent
+<p>Les alliés avaient cru sottement n'attaquer qu'un roi. Ils trouvèrent
une nation.</p>
-<p>Du moins la France féodale, la France communale, <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> s'unirent
-et s'accordèrent pour repousser l'ennemi. Des armées régulières,
-pourvues de tout, furent arrêtées ou retardées par ces résistances
-unanimes. À Bayonne, tous, hommes, femmes, enfants, s'armèrent contre
-les Espagnols, «et les poltrons devinrent hardis.» À l'est, les
-Allemands pénétrèrent en Champagne; mais, n'ayant pas un cavalier pour
-courir le pays, ne trouvant pas un homme qui leur fournît des vivres,
+<p>Du moins la France féodale, la France communale, <span class="pagenum"><a id="page198" name="page198"></a>(p. 198)</span> s'unirent
+et s'accordèrent pour repousser l'ennemi. Des armées régulières,
+pourvues de tout, furent arrêtées ou retardées par ces résistances
+unanimes. À Bayonne, tous, hommes, femmes, enfants, s'armèrent contre
+les Espagnols, «et les poltrons devinrent hardis.» À l'est, les
+Allemands pénétrèrent en Champagne; mais, n'ayant pas un cavalier pour
+courir le pays, ne trouvant pas un homme qui leur fournît des vivres,
ils mouraient de faim. Le duc de Guise les coupa sur la Meuse, en tua
-bon nombre, au grand amusement des dames lorraines qui, d'un château,
+bon nombre, au grand amusement des dames lorraines qui, d'un château,
en eurent le spectacle et battaient des mains.</p>
-<p>Le grand danger était au nord, où 15,000 Anglais étaient aidés de
-20,000 impériaux. À cette masse énorme, La Trémouille opposa la valeur
-des Créquy et autres gentilshommes, la furieuse et désespérée
-résistance des pauvres communes, suffisamment instruites de ce
-qu'elles avaient à attendre par les atroces ravages de Nassau en 1521.</p>
-
-<p>Tout cela n'eût pas suffi sans les dissentiments des alliés. Mais
-Wolsey et son maître voulaient des choses différentes. Henri ne
-voulait pas qu'en plein automne, et les routes déjà gâtées, on
-pénétrât en France. Il voulait un second Calais, prendre Boulogne,
-rien de plus. Mais ce n'était pas là l'intérêt des impériaux;
+<p>Le grand danger était au nord, où 15,000 Anglais étaient aidés de
+20,000 impériaux. À cette masse énorme, La Trémouille opposa la valeur
+des Créquy et autres gentilshommes, la furieuse et désespérée
+résistance des pauvres communes, suffisamment instruites de ce
+qu'elles avaient à attendre par les atroces ravages de Nassau en 1521.</p>
+
+<p>Tout cela n'eût pas suffi sans les dissentiments des alliés. Mais
+Wolsey et son maître voulaient des choses différentes. Henri ne
+voulait pas qu'en plein automne, et les routes déjà gâtées, on
+pénétrât en France. Il voulait un second Calais, prendre Boulogne,
+rien de plus. Mais ce n'était pas là l'intérêt des impériaux;
Marguerite d'Autriche voulait les places de la Somme, la Picardie.
-Wolsey était de ce parti, étant à ce moment l'homme des impériaux et
-leur dévoué serviteur.</p>
+Wolsey était de ce parti, étant à ce moment l'homme des impériaux et
+leur dévoué serviteur.</p>
-<p>Le pape Adrien VI était mort le 14 septembre; Wolsey, innocemment,
+<p>Le pape Adrien VI était mort le 14 septembre; Wolsey, innocemment,
croyait qu'ils travaillaient le <span class="pagenum"><a id="page199" name="page199"></a>(p. 199)</span> conclave pour lui.
-L'Empereur, qui avait vu l'insistance des Anglais à stipuler la
-royauté de France, n'eut garde de faire un pape anglais qui eût
-employé son pouvoir à replacer son roi au Louvre. Il fit nommer un
-Médicis, bâtard; on lui donna dispense. Élection irrégulière et
-litigieuse, qui le laissait d'autant plus dépendant (19 novembre
+L'Empereur, qui avait vu l'insistance des Anglais à stipuler la
+royauté de France, n'eut garde de faire un pape anglais qui eût
+employé son pouvoir à replacer son roi au Louvre. Il fit nommer un
+Médicis, bâtard; on lui donna dispense. Élection irrégulière et
+litigieuse, qui le laissait d'autant plus dépendant (19 novembre
1523).</p>
-<p>Cette nouvelle tomba sur Wolsey au moment où, malgré son maître, il
-suivait les impériaux, et faisait leurs affaires en France, prenant
-pour eux la Picardie. L'hiver était épouvantable; les hommes gelaient,
+<p>Cette nouvelle tomba sur Wolsey au moment où, malgré son maître, il
+suivait les impériaux, et faisait leurs affaires en France, prenant
+pour eux la Picardie. L'hiver était épouvantable; les hommes gelaient,
perdaient les pieds, les mains; mais on allait toujours. Pour les
encourager, Wolsey, dans cette rude campagne, leur donnait le pillage.
-On brûlait avec soin ce qu'on ne prenait pas. On arriva ainsi à onze
+On brûlait avec soin ce qu'on ne prenait pas. On arriva ainsi à onze
lieues de Paris.</p>
-<p>Paris se fût-il défendu? Le Parlement semblait n'y pas tenir. Il reçut
-assez mal ceux que le roi envoya pour organiser la défense. Tout à
-coup, chose inattendue, les Anglais tournent bride et partent. «Il
-fait trop froid, écrit Wolsey à l'Empereur; ni homme, ni bête n'y
+<p>Paris se fût-il défendu? Le Parlement semblait n'y pas tenir. Il reçut
+assez mal ceux que le roi envoya pour organiser la défense. Tout à
+coup, chose inattendue, les Anglais tournent bride et partent. «Il
+fait trop froid, écrit Wolsey à l'Empereur; ni homme, ni bête n'y
tiendrait. Et vos Allemands, qui venaient du Rhin, sont maintenant
-dispersés.»</p>
+dispersés.»</p>
-<p>Bourbon et son parti s'étaient mutuellement attendus. De septembre en
-décembre, il était resté immobile, à croire que la noblesse de France
-allait venir le joindre. Soit loyauté, soit intérêt, elle s'attacha au
-sol, ne remua point. Le roi (25 septembre) lui avait donné, il est
+<p>Bourbon et son parti s'étaient mutuellement attendus. De septembre en
+décembre, il était resté immobile, à croire que la noblesse de France
+allait venir le joindre. Soit loyauté, soit intérêt, elle s'attacha au
+sol, ne remua point. Le roi (25 septembre) lui avait donné, il est
vrai, une preuve inattendue de confiance; il rendit aux seigneurs <em>le
-pouvoir de juger à mort les vagabonds, aventuriers, pillards, que les
-prévôts royaux <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> leur livreraient</em><a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. L'homme du roi n'était
-que gendarme, le seigneur était juge. Si la chose eût duré, c'eût été
-l'abandon de tout l'ordre nouveau, une abdication de la royauté.</p>
-
-<p>Cela pour la noblesse. Le clergé eut sa part. Le roi lui avait pris le
-tiers du revenu. Il adopta dès lors la méthode toujours suivie depuis,
-de dédommager le clergé avec du sang hérétique. L'Empereur et
-Marguerite d'Autriche faisaient de même; ils venaient de brûler trois
-luthériens en Flandre. On brûla à Paris un ermite qui osait dire que
-la Vierge avait conçu comme une femme. Un gentilhomme même, Berquin,
-aurait été brûlé par l'évêque et le Parlement, si la s&oelig;ur du roi
-n'eût agi pour lui. La chose ne se fit pourtant que par la force; il
-fallut que le roi l'enlevât de prison par les propres archers de sa
+pouvoir de juger à mort les vagabonds, aventuriers, pillards, que les
+prévôts royaux <span class="pagenum"><a id="page200" name="page200"></a>(p. 200)</span> leur livreraient</em><a id="footnotetag16" name="footnotetag16"></a><a href="#footnote16" title="Go to footnote 16"><span class="smaller">[16]</span></a>. L'homme du roi n'était
+que gendarme, le seigneur était juge. Si la chose eût duré, c'eût été
+l'abandon de tout l'ordre nouveau, une abdication de la royauté.</p>
+
+<p>Cela pour la noblesse. Le clergé eut sa part. Le roi lui avait pris le
+tiers du revenu. Il adopta dès lors la méthode toujours suivie depuis,
+de dédommager le clergé avec du sang hérétique. L'Empereur et
+Marguerite d'Autriche faisaient de même; ils venaient de brûler trois
+luthériens en Flandre. On brûla à Paris un ermite qui osait dire que
+la Vierge avait conçu comme une femme. Un gentilhomme même, Berquin,
+aurait été brûlé par l'évêque et le Parlement, si la s&oelig;ur du roi
+n'eût agi pour lui. La chose ne se fit pourtant que par la force; il
+fallut que le roi l'enlevât de prison par les propres archers de sa
garde.</p>
-<p>Grand scandale pour le clergé, qu'un tel acte arbitraire empêchât <em>la
+<p>Grand scandale pour le clergé, qu'un tel acte arbitraire empêchât <em>la
justice!</em> Le roi le consola en faisant partir de Paris douze religieux
-mendiants qui, par toute la France, prêcheraient contre les
-luthériens.</p>
+mendiants qui, par toute la France, prêcheraient contre les
+luthériens.</p>
<p>Et le peuple, que fit-on pour lui? On supprima dans Paris le monopole
-des boulangers. On fit quelques réformes dans les dépenses. On essaya
-d'établir un contrôle entre les gens des finances, de les
-centraliser. <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> Tous fonds perçus durent être dirigés sur un
+des boulangers. On fit quelques réformes dans les dépenses. On essaya
+d'établir un contrôle entre les gens des finances, de les
+centraliser. <span class="pagenum"><a id="page201" name="page201"></a>(p. 201)</span> Tous fonds perçus durent être dirigés sur un
point, sur Blois.</p>
-<p>Le roi, en ce moment critique, était très-affaibli. Il demandait
+<p>Le roi, en ce moment critique, était très-affaibli. Il demandait
justice au Parlement qui fermait l'oreille. On n'osait dire que les
complices de Bourbon fussent innocents; mais l'on ne trouvait pas et
-l'on ne voulait pas trouver de preuves. Des députés des parlements de
-Rouen, Dijon, Toulouse et Bordeaux, furent mandés, pour revoir la
-procédure, et n'eurent garde de parler autrement que ceux de Paris.
-Toute la robe était liguée.</p>
+l'on ne voulait pas trouver de preuves. Des députés des parlements de
+Rouen, Dijon, Toulouse et Bordeaux, furent mandés, pour revoir la
+procédure, et n'eurent garde de parler autrement que ceux de Paris.
+Toute la robe était liguée.</p>
<p>La seule justice qu'il y eut, ce fut la sentence de Saint-Vallier, et
-le roi paraît ne l'avoir obtenue qu'en promettant qu'il ferait grâce
-sur l'échafaud.</p>
+le roi paraît ne l'avoir obtenue qu'en promettant qu'il ferait grâce
+sur l'échafaud.</p>
-<p>Lui-même s'était montré flottant dans cette affaire. D'abord il mit à
-prix la tête de Bourbon, puis s'adoucit sur une visite que lui fit la
-s&oelig;ur de Bourbon, duchesse de Lorraine; il négocia avec lui,
-l'engageant à venir, lui promettant de l'écouter.</p>
+<p>Lui-même s'était montré flottant dans cette affaire. D'abord il mit à
+prix la tête de Bourbon, puis s'adoucit sur une visite que lui fit la
+s&oelig;ur de Bourbon, duchesse de Lorraine; il négocia avec lui,
+l'engageant à venir, lui promettant de l'écouter.</p>
-<p>Pour Saint-Vallier, de même, il varia. D'abord, il s'emporta, dit
-qu'il tuerait ce traître, homme de confiance et de sa garde même, qui
+<p>Pour Saint-Vallier, de même, il varia. D'abord, il s'emporta, dit
+qu'il tuerait ce traître, homme de confiance et de sa garde même, qui
voulait le livrer. Puis il le fit juger, et se contenta d'un simulacre
de supplice. Mille bruits coururent. On disait que Saint-Vallier
-n'avait conspiré que pour venger sa fille, déshonorée par le roi. Il
-n'avait de fille que M<sup>me</sup> de Brézé, mariée depuis dix ans. Ce qu'on
+n'avait conspiré que pour venger sa fille, déshonorée par le roi. Il
+n'avait de fille que M<sup>me</sup> de Brézé, mariée depuis dix ans. Ce qu'on
a dit aussi et qui est plus probable, c'est que la dame, qui avait
-vingt-cinq ans, beaucoup d'éclat, de grâce, avec un esprit très-viril,
-alla tout droit au roi, fit marché avec lui; tout en sauvant son
-père, elle fit ses affaires personnelles, <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> acquit une prise
+vingt-cinq ans, beaucoup d'éclat, de grâce, avec un esprit très-viril,
+alla tout droit au roi, fit marché avec lui; tout en sauvant son
+père, elle fit ses affaires personnelles, <span class="pagenum"><a id="page202" name="page202"></a>(p. 202)</span> acquit une prise
solide et la position politique d'amie <em>du roi</em>. Un volume de
-lettres<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a> témoigne de cette amitié.</p>
+lettres<a id="footnotetag17" name="footnotetag17"></a><a href="#footnote17" title="Go to footnote 17"><span class="smaller">[17]</span></a> témoigne de cette amitié.</p>
-<p>Mais, pendant ces intrigues, que devient l'armée d'Italie? Elle passa
-six mois sous le ciel, au pied des Alpes, consumée de misère, usée de
+<p>Mais, pendant ces intrigues, que devient l'armée d'Italie? Elle passa
+six mois sous le ciel, au pied des Alpes, consumée de misère, usée de
maladies, refaite par de petits renforts. Elle se soutenait par nos
-réfugiés italiens; nous en avions beaucoup, Pisans, Florentins,
-Bolonais, Génois, Napolitains, d'autres de Rome et de Pérouse. Le
-chef était un Orsini, le Romain <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> Renzo de Cere, vaillant
-soldat qui, tout l'hiver, assiégea Arona. Au printemps, l'ennemi se
-trouva fortifié de six mille Allemands que Bourbon était allé
-chercher, avec l'argent de Florence et du pape. À l'arrière-garde,
-Bonnivet combattit bravement jusqu'à ce qu'il fût blessé. Le pauvre
+réfugiés italiens; nous en avions beaucoup, Pisans, Florentins,
+Bolonais, Génois, Napolitains, d'autres de Rome et de Pérouse. Le
+chef était un Orsini, le Romain <span class="pagenum"><a id="page203" name="page203"></a>(p. 203)</span> Renzo de Cere, vaillant
+soldat qui, tout l'hiver, assiégea Arona. Au printemps, l'ennemi se
+trouva fortifié de six mille Allemands que Bourbon était allé
+chercher, avec l'argent de Florence et du pape. À l'arrière-garde,
+Bonnivet combattit bravement jusqu'à ce qu'il fût blessé. Le pauvre
chevalier Bayard, malade de ce cruel hiver, soutenait le poids du
-combat, quand une balle lui cassa les reins. «Jésus! dit-il, je suis
-mort... <i>Miserere meî, Domine!</i>» On le descendit sous un arbre, et
-personne ne voulait le quitter. «Allez-vous-en, dit-il, messieurs,
-vous vous ferez prendre.» Un moment après, passa le vainqueur, le
-connétable, qui dit «que c'était grand'pitié d'un si brave homme.» À
-quoi le mourant répliqua ces propres paroles: «Monseigneur, il n'y a
-point de pitié en moy; car je meurs en homme de bien. Mais j'ay pitié
+combat, quand une balle lui cassa les reins. «Jésus! dit-il, je suis
+mort... <i>Miserere meî, Domine!</i>» On le descendit sous un arbre, et
+personne ne voulait le quitter. «Allez-vous-en, dit-il, messieurs,
+vous vous ferez prendre.» Un moment après, passa le vainqueur, le
+connétable, qui dit «que c'était grand'pitié d'un si brave homme.» À
+quoi le mourant répliqua ces propres paroles: «Monseigneur, il n'y a
+point de pitié en moy; car je meurs en homme de bien. Mais j'ay pitié
de vous, de vous voir servir contre vostre prince et vostre patrie et
-vostre serment.»</p>
+vostre serment.»</p>
-<p>Bourbon goûtait déjà les fruits amers de sa défection. Son maître,
-l'Empereur, à qui, sans argent, sans secours, il venait de faire une
-armée, et une armée victorieuse, venait de le récompenser à sa manière
-en le subordonnant à un de ses valets, Lannoy, l'un des Croy, le
+<p>Bourbon goûtait déjà les fruits amers de sa défection. Son maître,
+l'Empereur, à qui, sans argent, sans secours, il venait de faire une
+armée, et une armée victorieuse, venait de le récompenser à sa manière
+en le subordonnant à un de ses valets, Lannoy, l'un des Croy, le
vice-roi de Naples, un Flamand sans talent.</p>
-<p>Le voilà, cet homme si fier, attelé sous Lannoy à deux bêtes de proie,
-le féroce Espagnol Antonio de Leyva, ex-palefrenier, et l'intrigant
-Pescaire, espion et dénonciateur de tous les généraux, Italien traître
-à l'Italie, cherchant de tout côté à pêcher en eau trouble. Rivé ainsi
-entre ces gardiens, envieux, désireux de le perdre, il regardait vers
+<p>Le voilà, cet homme si fier, attelé sous Lannoy à deux bêtes de proie,
+le féroce Espagnol Antonio de Leyva, ex-palefrenier, et l'intrigant
+Pescaire, espion et dénonciateur de tous les généraux, Italien traître
+à l'Italie, cherchant de tout côté à pêcher en eau trouble. Rivé ainsi
+entre ces gardiens, envieux, désireux de le perdre, il regardait vers
l'Angleterre. Mais Wolsey, <span class="pagenum"><a id="page204" name="page204"></a>(p. 204)</span> refroidi, disait qu'il n'aurait
-pas un sou s'il ne jurait fidélité au roi d'Angleterre <em>et de France</em>,
-c'est-à-dire s'il ne se perdait auprès de l'Empereur, auprès de la
-France même et n'y détruisait son parti.</p>
+pas un sou s'il ne jurait fidélité au roi d'Angleterre <em>et de France</em>,
+c'est-à-dire s'il ne se perdait auprès de l'Empereur, auprès de la
+France même et n'y détruisait son parti.</p>
-<p>Étrange situation. Il entre en France, menant l'armée impériale, exige
-des Provençaux qu'ils fassent serment à Charles-Quint, et lui-même en
-secret il fait serment à Henri VIII. (V. les dépêches mss. dans
+<p>Étrange situation. Il entre en France, menant l'armée impériale, exige
+des Provençaux qu'ils fassent serment à Charles-Quint, et lui-même en
+secret il fait serment à Henri VIII. (V. les dépêches mss. dans
Turner.)</p>
-<p>Il eût été roi de Provence, sous la suzeraineté des deux rois. Il
-comptait sur l'ancienne chimère des Provençaux d'être un royaume à
-part, royaume conquérant, qui eut jadis les Deux-Siciles. Le Parlement
-d'Aix n'était peut-être pas loin de cette idée. Quand Bourbon eut
-sommé Marseille de lui donner <em>des vivres</em>, elle consulta le
-Parlement, qui, sans répondre, envoya un de ses membres. Le conseil de
+<p>Il eût été roi de Provence, sous la suzeraineté des deux rois. Il
+comptait sur l'ancienne chimère des Provençaux d'être un royaume à
+part, royaume conquérant, qui eut jadis les Deux-Siciles. Le Parlement
+d'Aix n'était peut-être pas loin de cette idée. Quand Bourbon eut
+sommé Marseille de lui donner <em>des vivres</em>, elle consulta le
+Parlement, qui, sans répondre, envoya un de ses membres. Le conseil de
ville, sous cette influence, mollit, promit des vivres, mais <em>en
-petite quantité</em>. (Captiv. de Fr. I<sup>er</sup>, p. 341.)</p>
+petite quantité</em>. (Captiv. de Fr. I<sup>er</sup>, p. 341.)</p>
<p>Tout paraissait favoriser l'invasion. Bourbon ne rencontrait personne.
-Le 9 août, il entra dans Aix. De là il eût voulu aller directement en
-Dauphiné, prendre Lyon et le Bourbonnais. Une fois là, il était chez
-lui, il y frappait la terre en maître, la soulevait, entraînait ses
+Le 9 août, il entra dans Aix. De là il eût voulu aller directement en
+Dauphiné, prendre Lyon et le Bourbonnais. Une fois là, il était chez
+lui, il y frappait la terre en maître, la soulevait, entraînait ses
vassaux et la France centrale pour emporter Paris.</p>
-<p>Qui empêcha la chose? François I<sup>er</sup>? Non. Charles-Quint.</p>
+<p>Qui empêcha la chose? François I<sup>er</sup>? Non. Charles-Quint.</p>
-<p>Le roi, jusqu'en septembre, ne parvint pas à former une armée. Bourbon
-avait tout le mois d'août pour avancer en France.</p>
+<p>Le roi, jusqu'en septembre, ne parvint pas à former une armée. Bourbon
+avait tout le mois d'août pour avancer en France.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> Le conseil de Madrid avait une telle défiance, tant d'envie
-et de peur du dangereux aventurier, qu'il craignit de trop réussir, de
-vaincre par lui, mais pour lui. Au moment où il s'élançait de toute sa
-passion et de sa fureur, on le rattrapa par sa chaîne et on le tira en
-arrière. Pescaire, les Espagnols, lui signifièrent froidement qu'il ne
+<p><span class="pagenum"><a id="page205" name="page205"></a>(p. 205)</span> Le conseil de Madrid avait une telle défiance, tant d'envie
+et de peur du dangereux aventurier, qu'il craignit de trop réussir, de
+vaincre par lui, mais pour lui. Au moment où il s'élançait de toute sa
+passion et de sa fureur, on le rattrapa par sa chaîne et on le tira en
+arrière. Pescaire, les Espagnols, lui signifièrent froidement qu'il ne
s'agissait pas d'avancer, que l'Empereur voulait Marseille, port
excellent, commode, entre l'Espagne et l'Italie. Ils le retinrent
-frémissant sur la grève.</p>
+frémissant sur la grève.</p>
<p>Comment aller plus loin? L'Espagne ne payait pas, et, l'Angleterre ne
-payait plus. Comment entraîner le soldat! À cela Bourbon eût eu
-réponse. Il avait déjà pris, du diable et de son désespoir un talisman
-horrible dont il usa jusqu'à sa mort. Irrésistiblement, le soldat le
+payait plus. Comment entraîner le soldat! À cela Bourbon eût eu
+réponse. Il avait déjà pris, du diable et de son désespoir un talisman
+horrible dont il usa jusqu'à sa mort. Irrésistiblement, le soldat le
suivait. Et que faisait-il pour cela? Rien du tout, au contraire. Il
-fallait ne rien faire, rien qu'être aveugle et sourd, ne voir ni
+fallait ne rien faire, rien qu'être aveugle et sourd, ne voir ni
meurtre, ni pillage, ni viol, fermer, briser son c&oelig;ur, ne garder
-rien d'humain. Le soldat l'eût suivi, pour avoir Lyon, comme plus tard
-pour avoir Rome. Et cela sans promesse, par un traité tacite où tout
-était compris, tout argent, toute femme et tout crime.</p>
-
-<p>Les impériaux promirent Marseille à leurs soldats, leur montrant que
-toute la Provence s'y était réfugiée, qu'un immense butin y était
-entassé. Bourbon, comme on a vu, y avait intelligence dans les
-notables, et y comptait. Mais le peuple gardait une haine énergique
-aux Espagnols; au bout d'un siècle, il conservait présent le sac de la
-ville, surprise alors, pillée par les Aragonais. Il se forma en
-compagnies, se <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> retrancha, combattit vaillamment. Il était
+rien d'humain. Le soldat l'eût suivi, pour avoir Lyon, comme plus tard
+pour avoir Rome. Et cela sans promesse, par un traité tacite où tout
+était compris, tout argent, toute femme et tout crime.</p>
+
+<p>Les impériaux promirent Marseille à leurs soldats, leur montrant que
+toute la Provence s'y était réfugiée, qu'un immense butin y était
+entassé. Bourbon, comme on a vu, y avait intelligence dans les
+notables, et y comptait. Mais le peuple gardait une haine énergique
+aux Espagnols; au bout d'un siècle, il conservait présent le sac de la
+ville, surprise alors, pillée par les Aragonais. Il se forma en
+compagnies, se <span class="pagenum"><a id="page206" name="page206"></a>(p. 206)</span> retrancha, combattit vaillamment. Il était
soutenu et par des gentilshommes que le roi envoya, et par les
-proscrits italiens, sous Renzo (Orsini), vaillante légion, déjà
-vieille dans l'exil, endurcie dans nos camps, et plus sûre que les
-nôtres mêmes. Contre un Français, la France fut défendue par l'Italie.</p>
+proscrits italiens, sous Renzo (Orsini), vaillante légion, déjà
+vieille dans l'exil, endurcie dans nos camps, et plus sûre que les
+nôtres mêmes. Contre un Français, la France fut défendue par l'Italie.</p>
<p class="poem10">
Quand Bourbon vid Marseille,<br>
@@ -5513,62 +5475,62 @@ nôtres mêmes. Contre un Français, la France fut défendue par l'Italie.</p>
Mais que ne soit dedans<br>
Le capitaine Rance.</p>
-<p>Cette vieille chanson de nos pauvres piétons contre leurs capitaines
-et à la gloire de l'Italien reste la couronne civique de ce fils
-adoptif de la France, couronne tressée des mains du peuple.</p>
-
-<p>Le siége traîna. Et la population inflammable de Marseille prit un
-ardent élan de guerre, les femmes comme les hommes. Si elles ne
-combattirent, elles travaillèrent aux retranchements. L'unanimité de
-la ville imposa aux défections. Et pendant que Bourbon attendait des
-parlementaires, des propositions, des paroles, il ne reçut que des
-boulets. À une messe des Espagnols, un boulet tua le prêtre à l'autel
-et deux hommes. Pescaire dit à Bourbon qui accourait: «Ce sont vos
-Marseillais qui viennent, la corde au cou, vous apporter les clefs.»
-Et, après une reconnaissance meurtrière où l'on vit le fossé bordé
-d'arquebuses, Pescaire disait: «La table est mise pour vous <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span>
-bien recevoir. Courez-y; vous souperez ce soir en paradis...»</p>
+<p>Cette vieille chanson de nos pauvres piétons contre leurs capitaines
+et à la gloire de l'Italien reste la couronne civique de ce fils
+adoptif de la France, couronne tressée des mains du peuple.</p>
+
+<p>Le siége traîna. Et la population inflammable de Marseille prit un
+ardent élan de guerre, les femmes comme les hommes. Si elles ne
+combattirent, elles travaillèrent aux retranchements. L'unanimité de
+la ville imposa aux défections. Et pendant que Bourbon attendait des
+parlementaires, des propositions, des paroles, il ne reçut que des
+boulets. À une messe des Espagnols, un boulet tua le prêtre à l'autel
+et deux hommes. Pescaire dit à Bourbon qui accourait: «Ce sont vos
+Marseillais qui viennent, la corde au cou, vous apporter les clefs.»
+Et, après une reconnaissance meurtrière où l'on vit le fossé bordé
+d'arquebuses, Pescaire disait: «La table est mise pour vous <span class="pagenum"><a id="page207" name="page207"></a>(p. 207)</span>
+bien recevoir. Courez-y; vous souperez ce soir en paradis...»</p>
<p>Tout ce que Bourbon obtint fut qu'on essayerait encore un assaut. Il
-manqua, et l'on sut que la très-forte armée du roi était arrivée tout
-près, à Salon. Pescaire déclara qu'on ne pouvait risquer d'être écrasé
-entre une telle armée et la ville. Bourbon s'arracha de Marseille (28
-septembre 1524). On partit, mais déjà serré en queue par les Français
-qui, au Var, atteignirent, détruisirent l'arrière-garde. L'armée
-n'arrêta pas. Ces graves Espagnols, ces pesants lansquenets, devinrent
-tout à coup de vrais Basques. Cette retraite semblait un carnaval de
-bohèmes déguenillés. À pied, à mulet ou à âne, ils filèrent lestement
+manqua, et l'on sut que la très-forte armée du roi était arrivée tout
+près, à Salon. Pescaire déclara qu'on ne pouvait risquer d'être écrasé
+entre une telle armée et la ville. Bourbon s'arracha de Marseille (28
+septembre 1524). On partit, mais déjà serré en queue par les Français
+qui, au Var, atteignirent, détruisirent l'arrière-garde. L'armée
+n'arrêta pas. Ces graves Espagnols, ces pesants lansquenets, devinrent
+tout à coup de vrais Basques. Cette retraite semblait un carnaval de
+bohèmes déguenillés. À pied, à mulet ou à âne, ils filèrent lestement
par le chemin de la Corniche, si vite que, vers Albenga, ils firent
quarante milles en un jour.</p>
-<p>Charles-Quint avait bien mérité son revers. Il avait à la fois lancé
-et retenu Bourbon, le faisant combattre lié, entravé, à la chaîne. La
-terrible réputation de ses armées plus redoutées qu'aucun brigand,
-avait fait la résistance obstinée, désespérée de Marseille. Sa dureté
-personnelle, éprouvée par l'Espagne même, imposait aux proscrits
-étrangers, enfermés dans Marseille, la loi de vaincre ou de mourir.
-Dans l'affaire toute récente des <i>Communeros</i>, il ne confirma pas une
-seule des grâces promises par ceux qui l'avaient fait vainqueur. Il
-envoya à la potence des hommes à qui les royalistes garantissaient la
-vie sur leur honneur. Cruel renversement des idées espagnoles, et qui
-accusait hautement un gouvernement étranger! Le roi, source sacrée de
-l'honneur et de la grâce, tache l'honneur <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> des siens, ne fait
-grâce à personne; il survient après la victoire, et pour se montrer
-seul cruel! «Il y eut, dit-on, peu d'arrêts de mort.» C'est vrai
-(damnable hypocrisie!); on ne commença à juger qu'après avoir exécuté
+<p>Charles-Quint avait bien mérité son revers. Il avait à la fois lancé
+et retenu Bourbon, le faisant combattre lié, entravé, à la chaîne. La
+terrible réputation de ses armées plus redoutées qu'aucun brigand,
+avait fait la résistance obstinée, désespérée de Marseille. Sa dureté
+personnelle, éprouvée par l'Espagne même, imposait aux proscrits
+étrangers, enfermés dans Marseille, la loi de vaincre ou de mourir.
+Dans l'affaire toute récente des <i>Communeros</i>, il ne confirma pas une
+seule des grâces promises par ceux qui l'avaient fait vainqueur. Il
+envoya à la potence des hommes à qui les royalistes garantissaient la
+vie sur leur honneur. Cruel renversement des idées espagnoles, et qui
+accusait hautement un gouvernement étranger! Le roi, source sacrée de
+l'honneur et de la grâce, tache l'honneur <span class="pagenum"><a id="page208" name="page208"></a>(p. 208)</span> des siens, ne fait
+grâce à personne; il survient après la victoire, et pour se montrer
+seul cruel! «Il y eut, dit-on, peu d'arrêts de mort.» C'est vrai
+(damnable hypocrisie!); on ne commença à juger qu'après avoir exécuté
longtemps sans jugement.</p>
-<p>Les cortès témoignèrent gravement leur indignation en refusant
-l'argent à Charles-Quint. Et c'est ce qui, plus que tout le reste, lui
-fit manquer son siége de Marseille.</p>
+<p>Les cortès témoignèrent gravement leur indignation en refusant
+l'argent à Charles-Quint. Et c'est ce qui, plus que tout le reste, lui
+fit manquer son siége de Marseille.</p>
-<p>Les grands de son parti étaient plus irrités que d'autres. Il laissait
-à leur charge ce qu'ils avaient avancé pour lui dans la guerre des
-<i>Communeros</i>. Le connétable de Castille lui disait: «Pour vous avoir
-gagné deux batailles en deux mois, payerai-je les dépens?» Cette risée
-sortit le jeune Empereur de sa réserve habituelle. Il lui échappa de
-dire: «Mais si je te jetais du balcon?&mdash;Je suis trop lourd; vous y
-regarderiez,» dit en riant le vieux soldat.</p>
+<p>Les grands de son parti étaient plus irrités que d'autres. Il laissait
+à leur charge ce qu'ils avaient avancé pour lui dans la guerre des
+<i>Communeros</i>. Le connétable de Castille lui disait: «Pour vous avoir
+gagné deux batailles en deux mois, payerai-je les dépens?» Cette risée
+sortit le jeune Empereur de sa réserve habituelle. Il lui échappa de
+dire: «Mais si je te jetais du balcon?&mdash;Je suis trop lourd; vous y
+regarderiez,» dit en riant le vieux soldat.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page209" name="page209"></a>(p. 209)</span> CHAPITRE XI</h3>
@@ -5576,1328 +5538,1328 @@ regarderiez,» dit en riant le vieux soldat.</p>
1525</h4>
-<p>Cette retraite faisait au roi une situation admirable. De roi haï,
-impopulaire, il se retrouvait l'épée de la France, le défenseur du
-sol, le protecteur des pays ravagés par l'invasion barbare de cette
-affreuse armée de mendiants. Toute la noblesse de France était venue
-comme à un rendez-vous d'honneur, pour témoigner sa loyauté; elle
-était enivrée, fière de se voir si grande, et (chose rare) complète.
+<p>Cette retraite faisait au roi une situation admirable. De roi haï,
+impopulaire, il se retrouvait l'épée de la France, le défenseur du
+sol, le protecteur des pays ravagés par l'invasion barbare de cette
+affreuse armée de mendiants. Toute la noblesse de France était venue
+comme à un rendez-vous d'honneur, pour témoigner sa loyauté; elle
+était enivrée, fière de se voir si grande, et (chose rare) complète.
Une formidable infanterie suisse avait rejoint le roi. Jamais si belle
-armée, ni si ardente. Il y eût eu sottise à laisser perdre un si
-<span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> grand mouvement, comme voulaient les vieux généraux; et
+armée, ni si ardente. Il y eût eu sottise à laisser perdre un si
+<span class="pagenum"><a id="page210" name="page210"></a>(p. 210)</span> grand mouvement, comme voulaient les vieux généraux; et
sottise ruineuse; comment nourrir tout cela, sinon en Lombardie? Les
-Anglais ne menaçaient pas. Le roi alla donc en avant sans attendre sa
-mère, qui venait pour le retenir.</p>
-
-<p>Il passa sur trois points; en dix jours, cette armée énorme se trouva
-de l'autre côté. Là, toute la difficulté fut de découvrir les
-impériaux; ils s'étaient dispersés, cachés dans les places fortes. Le
-roi arriva à Milan. Les Milanais, qui n'étaient pas d'accord entre
-eux, avaient appelé à la fois le roi et les impériaux. Le roi ne les
-traita pas moins bien. Il arrêta toute l'armée aux portes, et d'abord
+Anglais ne menaçaient pas. Le roi alla donc en avant sans attendre sa
+mère, qui venait pour le retenir.</p>
+
+<p>Il passa sur trois points; en dix jours, cette armée énorme se trouva
+de l'autre côté. Là, toute la difficulté fut de découvrir les
+impériaux; ils s'étaient dispersés, cachés dans les places fortes. Le
+roi arriva à Milan. Les Milanais, qui n'étaient pas d'accord entre
+eux, avaient appelé à la fois le roi et les impériaux. Le roi ne les
+traita pas moins bien. Il arrêta toute l'armée aux portes, et d'abord
ne laissa pas entrer un seul soldat, sauvant ainsi la ville. Ce ne fut
-que le lendemain que, refroidies, calmées, sous la ferme conduite du
-vieux et respecté La Trémouille, les troupes entrèrent en grand ordre.</p>
+que le lendemain que, refroidies, calmées, sous la ferme conduite du
+vieux et respecté La Trémouille, les troupes entrèrent en grand ordre.</p>
-<p>L'effet moral de la prise de Milan était très-grand. Venise, le pape
-et les petits États devaient dès lors compter avec le roi. Restait à
-trouver les débris de l'armée impériale, à les forcer de place en
-place. La bande la plus forte, sous Antonio de Leyva, était enfermée
-dans Pavie. Le roi alla l'y assiéger (28 octobre 1524).</p>
+<p>L'effet moral de la prise de Milan était très-grand. Venise, le pape
+et les petits États devaient dès lors compter avec le roi. Restait à
+trouver les débris de l'armée impériale, à les forcer de place en
+place. La bande la plus forte, sous Antonio de Leyva, était enfermée
+dans Pavie. Le roi alla l'y assiéger (28 octobre 1524).</p>
-<p>Cette conduite était-elle absurde? Nullement. Les Italiens, qui
-avaient tant souffert de la mobilité des Français, de leurs
-capricieuses expéditions, les virent pour la première fois
-persévérants et persistants, enracinés dans l'Italie et décidés à ne
-pas lâcher prise. Grand motif de se joindre à eux.</p>
+<p>Cette conduite était-elle absurde? Nullement. Les Italiens, qui
+avaient tant souffert de la mobilité des Français, de leurs
+capricieuses expéditions, les virent pour la première fois
+persévérants et persistants, enracinés dans l'Italie et décidés à ne
+pas lâcher prise. Grand motif de se joindre à eux.</p>
<p>Que voulait le roi? 1<sup>o</sup> Se faire nourrir, solder, par <span class="pagenum"><a id="page211" name="page211"></a>(p. 211)</span> les
-petits États; 2<sup>o</sup> diviser les impériaux, en leur donnant des craintes
-pour Naples, d'où leur venait le peu que donnait l'Empereur. La partie
-paraissait gagnée par celui qui saurait faire contribuer l'Italie. Une
+petits États; 2<sup>o</sup> diviser les impériaux, en leur donnant des craintes
+pour Naples, d'où leur venait le peu que donnait l'Empereur. La partie
+paraissait gagnée par celui qui saurait faire contribuer l'Italie. Une
bande de dix mille hommes qu'il envoya vers le midi lui rallia les
-volontés douteuses. Les villes de Toscane commencèrent à payer.
-Ferrare paya, et de plus, fournit des munitions. Pour les impériaux
-épuisés, leur dispersion paraissait infaillible. Pavie même était
-pleine de trouble et de murmures. Cinq mille Allemands qui y étaient,
+volontés douteuses. Les villes de Toscane commencèrent à payer.
+Ferrare paya, et de plus, fournit des munitions. Pour les impériaux
+épuisés, leur dispersion paraissait infaillible. Pavie même était
+pleine de trouble et de murmures. Cinq mille Allemands qui y étaient,
avec cinq cents Espagnols, qui ne les contenaient nullement, furent
plusieurs fois au point de se livrer au roi avec la ville.</p>
-<p>Il resta là quatre mois, amusé par les ingénieurs, qui tantôt
-canonnaient, tantôt piochaient pour détourner le fleuve, voulant
-prendre la ville par le côté où les eaux la gardent. Rien ne réussit.
+<p>Il resta là quatre mois, amusé par les ingénieurs, qui tantôt
+canonnaient, tantôt piochaient pour détourner le fleuve, voulant
+prendre la ville par le côté où les eaux la gardent. Rien ne réussit.
Ce roi, vif et impatient de sa nature, cette fois paraissait peu
-pressé. Cette si longue campagne d'hiver «où son armée logeait à
-l'auberge de l'étoile,» c'est-à-dire sous le ciel, il s'y résigna
+pressé. Cette si longue campagne d'hiver «où son armée logeait à
+l'auberge de l'étoile,» c'est-à-dire sous le ciel, il s'y résigna
merveilleusement. Pourquoi? Il s'amusait (Guichardin nous l'a dit),
-donnant tout au plaisir, rien aux affaires. Un hiver d'Italie, passé
+donnant tout au plaisir, rien aux affaires. Un hiver d'Italie, passé
ainsi, lui semblait assez doux.</p>
-<p>L'intérêt était grand pour les hommes de François I<sup>er</sup> de faire que
-leur maître fût bien. Ils gagnaient gros à cette guerre oisive,
-comptant au roi une infinité de soldats qui n'existaient qu'en
+<p>L'intérêt était grand pour les hommes de François I<sup>er</sup> de faire que
+leur maître fût bien. Ils gagnaient gros à cette guerre oisive,
+comptant au roi une infinité de soldats qui n'existaient qu'en
chiffres, des Suisses, des Allemands de papier, qui n'en mangeaient
-pas moins, n'étaient pas moins payés. Ses généraux étaient gens
-très-avides; tous suivaient leur exemple. Le roi, qui <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span>
+pas moins, n'étaient pas moins payés. Ses généraux étaient gens
+très-avides; tous suivaient leur exemple. Le roi, qui <span class="pagenum"><a id="page212" name="page212"></a>(p. 212)</span>
s'amusait, dormait, faisait l'amour, sur la foi de ces chers amis,
-était rongé et dévoré, sans s'en apercevoir, en danger même; il y
-parut bientôt.</p>
-
-<p>Il logeait agréablement dans une bonne abbaye lombarde. Luther, dans
-son voyage à Rome, fut effrayé, scandalisé du luxe de ces abbayes, de
-la chère délicate, de l'éternelle mangerie, des vins, pour ne parler
-du reste. Il s'enfuit indigné. Le roi ne s'enfuit point. Au contraire,
-il s'établit là quatre mois en grande patience, tantôt à l'abbaye,
-tantôt à Mirabella, ancienne villa des ducs de Milan, au milieu d'un
+était rongé et dévoré, sans s'en apercevoir, en danger même; il y
+parut bientôt.</p>
+
+<p>Il logeait agréablement dans une bonne abbaye lombarde. Luther, dans
+son voyage à Rome, fut effrayé, scandalisé du luxe de ces abbayes, de
+la chère délicate, de l'éternelle mangerie, des vins, pour ne parler
+du reste. Il s'enfuit indigné. Le roi ne s'enfuit point. Au contraire,
+il s'établit là quatre mois en grande patience, tantôt à l'abbaye,
+tantôt à Mirabella, ancienne villa des ducs de Milan, au milieu d'un
grand parc.</p>
-<p>La Lombardie n'était plus ce quelle avait été. Elle avait cruellement
+<p>La Lombardie n'était plus ce quelle avait été. Elle avait cruellement
souffert, infiniment perdu. Mais, comme il arrive dans ces grands
-naufrages, les lieux élus où l'on concentre les débris semblent
+naufrages, les lieux élus où l'on concentre les débris semblent
d'autant plus riches. Je croirais donc sans peine que l'abbaye et la
-villa, arrangées pour le roi de France, rappelaient, soit les
+villa, arrangées pour le roi de France, rappelaient, soit les
<em>Granges</em> de Sforza, soit la <em>Pouzzole</em> du roi de Naples, et autres
-lieux de volupté, que les descriptions nous font connaître. Ces villas
-étaient ravissantes par le mélange d'art et de nature, de ménage
-champêtre, qu'aiment les Italiens. Nos châteaux, encore militaires,
-dans leur morgue féodale, semblaient dédaigner, éloigner la campagne
+lieux de volupté, que les descriptions nous font connaître. Ces villas
+étaient ravissantes par le mélange d'art et de nature, de ménage
+champêtre, qu'aiment les Italiens. Nos châteaux, encore militaires,
+dans leur morgue féodale, semblaient dédaigner, éloigner la campagne
et le travail des champs, la terre des serfs; noblement ennuyeux, ils
-offraient pour tout promenoir à la châtelaine captive une terrasse
-maussade, sans eau ni ombre, où jaunissaient quelques herbes
-mélancoliques. Tout au contraire, les villas italiennes, bien
-supérieures par l'art, et vrais musées, n'en admettaient pas moins
-familièrement <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> les jardinages, s'étendant librement tout
-autour en parcs, en cultures variées. Les compagnons de Charles VIII,
-qui les virent les premiers, en ont fait des tableaux émus.</p>
-
-<p>Gardées au vestibule par un peuple muet d'albâtre ou de porphyre,
-entourées de portiques «à mignons fenestrages,» ces charmantes
-demeures recélaient au dedans non-seulement un luxe éblouissant
-d'étoffes, de belles soies, de cristaux de Venise à cent couleurs,
-mais d'exquises recherches de jouissances d'agrément, d'utilité, où
-tout était prévu: caves variées, cuisines savantes et pharmacies, lits
-profonds de duvet, et jusqu'à des tapis de Flandre, où, garanti du
-marbre, pût, au lever, se poser un petit pied nu.</p>
-
-<p>Des terrasses aériennes, des jardins suspendus, les vues les plus
-variées. Tout près, l'idylle du ménage des champs.</p>
+offraient pour tout promenoir à la châtelaine captive une terrasse
+maussade, sans eau ni ombre, où jaunissaient quelques herbes
+mélancoliques. Tout au contraire, les villas italiennes, bien
+supérieures par l'art, et vrais musées, n'en admettaient pas moins
+familièrement <span class="pagenum"><a id="page213" name="page213"></a>(p. 213)</span> les jardinages, s'étendant librement tout
+autour en parcs, en cultures variées. Les compagnons de Charles VIII,
+qui les virent les premiers, en ont fait des tableaux émus.</p>
+
+<p>Gardées au vestibule par un peuple muet d'albâtre ou de porphyre,
+entourées de portiques «à mignons fenestrages,» ces charmantes
+demeures recélaient au dedans non-seulement un luxe éblouissant
+d'étoffes, de belles soies, de cristaux de Venise à cent couleurs,
+mais d'exquises recherches de jouissances d'agrément, d'utilité, où
+tout était prévu: caves variées, cuisines savantes et pharmacies, lits
+profonds de duvet, et jusqu'à des tapis de Flandre, où, garanti du
+marbre, pût, au lever, se poser un petit pied nu.</p>
+
+<p>Des terrasses aériennes, des jardins suspendus, les vues les plus
+variées. Tout près, l'idylle du ménage des champs.</p>
<p>Aux jaillissantes eaux des fontaines de marbre, le cerf, avec la
-vache, venant le soir sans défiance, de grands troupeaux au loin en
-liberté, la venaison ou les vendanges, une vie virgilienne de doux
-travaux. Tout cela encadré du sérieux lointain des Apennins de marbre
-ou des Alpes aux neiges éternelles.</p>
-
-<p>L'hiver n'ôte rien à ces paysages. L'abandon même et les ruines y
-ajoutent un charme nouveau. Dans les jardins où cesse la culture, dans
-les grandes vignes laissées en liberté, les plantes vigoureuses
-semblent se plaire à l'absence de l'homme. Elle sont maîtresses du
-logis, s'emparent des colonnades, se prennent aux marbres mutilés et
-caressent les statues veuves. Tout cela très-sauvage et très-doux,
-d'un <i>soave austero</i> dont on <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> se défie peu, mais trop puissant
-sur l'âme, l'endormant, la berçant d'amour et de vains rêves.</p>
-
-<p>Dans les vers qu'il écrit plus tard dans sa captivité, François I<sup>er</sup>
-se montre très-sensible à ce paysage italien. Il s'y oublia fort. Mais
-on peut soupçonner, sans calomnier sa mémoire, que le charme des lieux
+vache, venant le soir sans défiance, de grands troupeaux au loin en
+liberté, la venaison ou les vendanges, une vie virgilienne de doux
+travaux. Tout cela encadré du sérieux lointain des Apennins de marbre
+ou des Alpes aux neiges éternelles.</p>
+
+<p>L'hiver n'ôte rien à ces paysages. L'abandon même et les ruines y
+ajoutent un charme nouveau. Dans les jardins où cesse la culture, dans
+les grandes vignes laissées en liberté, les plantes vigoureuses
+semblent se plaire à l'absence de l'homme. Elle sont maîtresses du
+logis, s'emparent des colonnades, se prennent aux marbres mutilés et
+caressent les statues veuves. Tout cela très-sauvage et très-doux,
+d'un <i>soave austero</i> dont on <span class="pagenum"><a id="page214" name="page214"></a>(p. 214)</span> se défie peu, mais trop puissant
+sur l'âme, l'endormant, la berçant d'amour et de vains rêves.</p>
+
+<p>Dans les vers qu'il écrit plus tard dans sa captivité, François I<sup>er</sup>
+se montre très-sensible à ce paysage italien. Il s'y oublia fort. Mais
+on peut soupçonner, sans calomnier sa mémoire, que le charme des lieux
n'y fut pas tout. Quatre mois sans amours! Cela serait une grande
-singularité dans une telle vie. On a cherché à tort quelles grandes
-dames purent faire oublier les Françaises. Mais tout est dame en
-Italie. Celles qu'a tant copié le Corrège, de forme parfois un peu
+singularité dans une telle vie. On a cherché à tort quelles grandes
+dames purent faire oublier les Françaises. Mais tout est dame en
+Italie. Celles qu'a tant copié le Corrège, de forme parfois un peu
pauvres, mal nourries et trop sveltes, n'en sont que plus charmantes.
-Leur grâce est tout esprit.</p>
+Leur grâce est tout esprit.</p>
-<p>C'était le moment d'une grande révélation pour l'Italie. Aux pures
-madones florentines que déjà Raphaël anime, l'étincelle pourtant
-manque encore. Mais voici une race nouvelle, avivée de souffrance, qui
-grandit dans les larmes. Un trait nouveau éclate, délicat et charmant,
+<p>C'était le moment d'une grande révélation pour l'Italie. Aux pures
+madones florentines que déjà Raphaël anime, l'étincelle pourtant
+manque encore. Mais voici une race nouvelle, avivée de souffrance, qui
+grandit dans les larmes. Un trait nouveau éclate, délicat et charmant,
le sourire maladif de la douleur timide qui sourit pour ne pas
-pleurer. Qui saisira ce trait? Celui qui l'eut lui-même et qui en
-meurt. Le paysan lombard du village de Correggio, l'artiste famélique
+pleurer. Qui saisira ce trait? Celui qui l'eut lui-même et qui en
+meurt. Le paysan lombard du village de Correggio, l'artiste famélique
qui ne peut nourrir sa famille: il saisit ce qu'il voit, cette Italie
nouvelle, toute jeune, mais souffrante et nerveuse. C'est la petite
sainte Catherine du mariage mystique (V. au Louvre), pauvre petite
personne qui ne vivra pas, ou restera petite. Plus que maladive est
celle-ci; elle n'est pas bien saine; on le voit aux attaches
-irrégulières des bras, qu'il a strictement copiées. Et, avec tout
-cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon du
-c&oelig;ur <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de
-tendresse, d'un contagieux frémissement.</p>
-
-<p>Telle était l'Italie à ce moment, amoindrie et pâlie. Et Corrège n'eut
-qu'à copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre
-la souffrance et la grâce (Prud'hon l'a eu seul après lui).
-Heureusement pour l'Italien, si la race changeait, le ciel était le
-même. Sans cesse il reprenait son harmonie troublée et s'envolait dans
-la lumière.</p>
-
-<p>François I<sup>er</sup> ne vit pas le Corrège, peintre de campagne, et qui
-meurt bientôt peu connu (1529). Mais il vit et goûta l'Italie du
-Corrège. Et je ne fais pas doute que ce soit le secret de sa longue
+irrégulières des bras, qu'il a strictement copiées. Et, avec tout
+cela, il y a là une grâce douloureuse, un perçant aiguillon du
+c&oelig;ur <span class="pagenum"><a id="page215" name="page215"></a>(p. 215)</span> qui entre à fond, fait tressaillir de pitié, de
+tendresse, d'un contagieux frémissement.</p>
+
+<p>Telle était l'Italie à ce moment, amoindrie et pâlie. Et Corrège n'eut
+qu'à copier. Il puise à la source nouvelle, à ce sourire étrange entre
+la souffrance et la grâce (Prud'hon l'a eu seul après lui).
+Heureusement pour l'Italien, si la race changeait, le ciel était le
+même. Sans cesse il reprenait son harmonie troublée et s'envolait dans
+la lumière.</p>
+
+<p>François I<sup>er</sup> ne vit pas le Corrège, peintre de campagne, et qui
+meurt bientôt peu connu (1529). Mais il vit et goûta l'Italie du
+Corrège. Et je ne fais pas doute que ce soit le secret de sa longue
inaction.</p>
-<p>Ne serait-ce pas aussi à cette époque que le Titien a fait de lui le
+<p>Ne serait-ce pas aussi à cette époque que le Titien a fait de lui le
solennel portrait que nous avons au Louvre? Titien ne vint jamais en
-France. François I<sup>er</sup> alla deux fois en Italie, à vingt-cinq ans et
-à trente et un ans. C'est évidemment au second voyage que se rapporte
-le portrait, avant ou après la bataille. S'il accuse plus de trente
-six ans, si des plis (je ne dis des rides) se forment déjà au coin des
-yeux, accusez-en, si vous voulez, les soucis de la royauté, les
+France. François I<sup>er</sup> alla deux fois en Italie, à vingt-cinq ans et
+à trente et un ans. C'est évidemment au second voyage que se rapporte
+le portrait, avant ou après la bataille. S'il accuse plus de trente
+six ans, si des plis (je ne dis des rides) se forment déjà au coin des
+yeux, accusez-en, si vous voulez, les soucis de la royauté, les
travaux et les veilles de ce prince si laborieux.</p>
-<p>Je ne m'étonne pas s'il resta là si longtemps sans s'en apercevoir.
-Tout y venait heurter, et il ne le sentait pas. Il était trop avant au
-fond de ce rêve. Ses Italiens partaient, dès janvier. Corses la
-plupart, ils étaient rappelés par les Génois leurs maîtres. L'armée
-fondait, sans qu'il le vît. Les hommes mouraient de froid et de faim.
-Une poule coûtait dix francs d'aujourd'hui. Les seigneurs, sans feu
-ni abri, venaient à <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> ses cuisines. Il apprit coup sur coup que
-quatre corps avaient été surpris et enlevés, et cela ne l'éveilla pas.
+<p>Je ne m'étonne pas s'il resta là si longtemps sans s'en apercevoir.
+Tout y venait heurter, et il ne le sentait pas. Il était trop avant au
+fond de ce rêve. Ses Italiens partaient, dès janvier. Corses la
+plupart, ils étaient rappelés par les Génois leurs maîtres. L'armée
+fondait, sans qu'il le vît. Les hommes mouraient de froid et de faim.
+Une poule coûtait dix francs d'aujourd'hui. Les seigneurs, sans feu
+ni abri, venaient à <span class="pagenum"><a id="page216" name="page216"></a>(p. 216)</span> ses cuisines. Il apprit coup sur coup que
+quatre corps avaient été surpris et enlevés, et cela ne l'éveilla pas.
Quelques milliers de Suisses allaient venir et il les attendait, sans
-même rappeler ses dix mille hommes envoyés au midi.</p>
+même rappeler ses dix mille hommes envoyés au midi.</p>
<p>Ses ennemis faisaient un grand contraste.</p>
-<p>Pescaire montra une vigueur extraordinaire. Il contint tout à la fois
-généraux et soldats. D'une part il releva Lannoy qui mollissait,
+<p>Pescaire montra une vigueur extraordinaire. Il contint tout à la fois
+généraux et soldats. D'une part il releva Lannoy qui mollissait,
voulait traiter ou partir et secourir Naples. D'autre part, il paya le
-soldat de paroles. Il enjôlait les Espagnols surtout, disant qu'ils
-étaient bien heureux d'une telle occasion qui allait les enrichir à
-jamais, le roi étant là en personne avec tant de grands seigneurs.
-Quels prisonniers à faire! et quels riches rançons.</p>
-
-<p>Aux Allemands, il dit qu'il s'agissait de sauver leurs frères
-allemands enfermés à Pavie; le fils du vieux Frondsberg, leur général,
-y était; il fit parler le bon vieux père. Pour les gens d'armes qu'il
+soldat de paroles. Il enjôlait les Espagnols surtout, disant qu'ils
+étaient bien heureux d'une telle occasion qui allait les enrichir à
+jamais, le roi étant là en personne avec tant de grands seigneurs.
+Quels prisonniers à faire! et quels riches rançons.</p>
+
+<p>Aux Allemands, il dit qu'il s'agissait de sauver leurs frères
+allemands enfermés à Pavie; le fils du vieux Frondsberg, leur général,
+y était; il fit parler le bon vieux père. Pour les gens d'armes qu'il
trouva insensibles, il fallut financer; Pescaire donna et fit donner
par les chefs ce qu'ils avaient d'argent.</p>
-<p>L'embarras n'était pas moindre dans la ville. Antonio de Leyva, peu
-sûr de ses Allemands, qui criaient <i>Geld! Geld!</i> et voulaient le
-livrer, n'y trouva de remède qu'en tuant leur chef par le poison, et
-leur persuadant que l'argent était là dehors, tout prêt pour les
+<p>L'embarras n'était pas moindre dans la ville. Antonio de Leyva, peu
+sûr de ses Allemands, qui criaient <i>Geld! Geld!</i> et voulaient le
+livrer, n'y trouva de remède qu'en tuant leur chef par le poison, et
+leur persuadant que l'argent était là dehors, tout prêt pour les
payer, il en fit venir quelque peu et leur donna patience.</p>
<p>Bourbon arrivait d'Allemagne. Sa rage et sa fureur pour sa fuite de
Provence lui avaient fait des ailes. Plus dur au brigandage que les
vieux brigands italiens, il <span class="pagenum"><a id="page217" name="page217"></a>(p. 217)</span> sut faire de l'argent. Une razzia
-sur Florence l'avait alimenté l'autre année. Celle-ci, ce fut le tour
-de la Savoie. Faute d'argent, il prit des bijoux; il porta l'écrin de
+sur Florence l'avait alimenté l'autre année. Celle-ci, ce fut le tour
+de la Savoie. Faute d'argent, il prit des bijoux; il porta l'écrin de
la duchesse aux usuriers d'Allemagne. Avec quoi il trouva sans peine
-la quantité de chair humaine qui était nécessaire. L'archiduc donna
+la quantité de chair humaine qui était nécessaire. L'archiduc donna
quelque chose; et, par une diabolique hypocrisie, Bourbon trouva moyen
-de tirer aussi des villes impériales. Il exploita l'affaire du jour,
-la querelle religieuse, dit que le pape était l'allié de François
-I<sup>er</sup> (mensonge, Clément trompait les deux), et il ne manqua pas de
-lansquenets qui se crurent luthériens pour aller boire en Italie.</p>
+de tirer aussi des villes impériales. Il exploita l'affaire du jour,
+la querelle religieuse, dit que le pape était l'allié de François
+I<sup>er</sup> (mensonge, Clément trompait les deux), et il ne manqua pas de
+lansquenets qui se crurent luthériens pour aller boire en Italie.</p>
<p>Pescaire cependant, avec ses agents italiens, travaillait habilement
-l'armée du roi, attirait des transfuges, décidait des défections. La
+l'armée du roi, attirait des transfuges, décidait des défections. La
plus terrible eut lieu cinq jours juste avant la bataille. Les
-Grisons, effrayés d'un coup frappé près d'eux, ou peut-être gagnés,
-rappelèrent cinq mille des leurs qui étaient devant Pavie. Événement
+Grisons, effrayés d'un coup frappé près d'eux, ou peut-être gagnés,
+rappelèrent cinq mille des leurs qui étaient devant Pavie. Événement
tout semblable au rappel des Allemands la veille de la bataille de
-Ravenne. Mais, cette fois, il n'y eut pas là un Bayard pour les
+Ravenne. Mais, cette fois, il n'y eut pas là un Bayard pour les
retenir.</p>
-<p>Enfin, un peu alarmé, le roi unit son camp, jusque-là divisé, et se
+<p>Enfin, un peu alarmé, le roi unit son camp, jusque-là divisé, et se
fortifia. Il se croyait couvert par les faibles murailles du grand
-parc de Mirabella. La nuit du 8 février, Pescaire y envoie des maçons
+parc de Mirabella. La nuit du 8 février, Pescaire y envoie des maçons
qui, en une heure, en abattent trente brasses. En avant, son neveu du
-Guast et six mille fantassins, mêlés des trois nations, marchaient
-droit sur Mirabella. Après venait Pescaire, qui s'était réservé la
-masse des Espagnols pour le principal coup. Il avait donné
-l'arrière-garde aux Allemands, conduits par Lannoy et Bourbon.</p>
+Guast et six mille fantassins, mêlés des trois nations, marchaient
+droit sur Mirabella. Après venait Pescaire, qui s'était réservé la
+masse des Espagnols pour le principal coup. Il avait donné
+l'arrière-garde aux Allemands, conduits par Lannoy et Bourbon.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page218" name="page218"></a>(p. 218)</span> Ceux qui marchaient en avant, passant sous les boulets
-français, doublèrent le pas. Le roi crut les voir fuir, il s'élança
+français, doublèrent le pas. Le roi crut les voir fuir, il s'élança
avec la gendarmerie, et se mit devant ses canons; ils ne purent plus
-tirer sans tirer sur lui-même.</p>
+tirer sans tirer sur lui-même.</p>
<p>Pescaire le vit passer, et d'un millier d'arquebuses espagnoles bien
-tirées, presque à bout portant, il lui mit sur le dos grand nombre de
+tirées, presque à bout portant, il lui mit sur le dos grand nombre de
ses meilleurs gens d'armes.</p>
-<p>Le roi, dans son aveugle élan, tomba du premier coup sur un brillant
-cavalier, et le tua, dit-on, de sa main. Coup superbe pour un héros de
-roman; c'était le dernier descendant du fameux Scanderbeg.</p>
+<p>Le roi, dans son aveugle élan, tomba du premier coup sur un brillant
+cavalier, et le tua, dit-on, de sa main. Coup superbe pour un héros de
+roman; c'était le dernier descendant du fameux Scanderbeg.</p>
<p>Pendant cette belle prouesse, la <em>bande noire</em> de nos lansquenets eut
-quelques moments d'avantage. Ils furent peu imités des Suisses qui, ce
-jour, se montrèrent tout différents de leurs aïeux.</p>
+quelques moments d'avantage. Ils furent peu imités des Suisses qui, ce
+jour, se montrèrent tout différents de leurs aïeux.</p>
<p>Le roi, avec ses grands seigneurs, soutint quelque temps la bataille
-avec une vaillance qu'admirèrent les ennemis. Il y eut là un grand
-massacre des premiers hommes de France: La Trémouille, La Palice,
-Suffolk, prétendant d'Angleterre, furent tués, et Bonnivet se fit
-tuer, courant à l'ennemi la visière haute et le visage découvert.</p>
+avec une vaillance qu'admirèrent les ennemis. Il y eut là un grand
+massacre des premiers hommes de France: La Trémouille, La Palice,
+Suffolk, prétendant d'Angleterre, furent tués, et Bonnivet se fit
+tuer, courant à l'ennemi la visière haute et le visage découvert.</p>
-<p>Le roi, deux fois blessé, au visage, à la cuisse, et la face pleine de
-sang, sur un cheval percé de coups, voulait gagner un pont. Le cheval
+<p>Le roi, deux fois blessé, au visage, à la cuisse, et la face pleine de
+sang, sur un cheval percé de coups, voulait gagner un pont. Le cheval
s'abattit, il tomba dessous, et deux Espagnols arrivaient dessus pour
-le prendre ou le tuer. Mais à l'instant il y eut là à point un groupe
-de Français, dont l'un mit l'épée à la main pour le garder des
-Espagnols. C'était justement <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> Pompéran, ce douteux personnage
-qui avait mené Bourbon hors de France, s'était ensuite rallié au roi
-(<cite>Captivité, p. 38</cite>) pour rejoindre ensuite Bourbon. Un autre était
-son secrétaire même et très-intime agent, La Mothe-Hennuyer. Ils lui
-dirent de se rendre au connétable, ce qu'il refusa. On appela Lannoy,
-qui accourut, et qui, lui donnant son épée, reçut celle du roi à
+le prendre ou le tuer. Mais à l'instant il y eut là à point un groupe
+de Français, dont l'un mit l'épée à la main pour le garder des
+Espagnols. C'était justement <span class="pagenum"><a id="page219" name="page219"></a>(p. 219)</span> Pompéran, ce douteux personnage
+qui avait mené Bourbon hors de France, s'était ensuite rallié au roi
+(<cite>Captivité, p. 38</cite>) pour rejoindre ensuite Bourbon. Un autre était
+son secrétaire même et très-intime agent, La Mothe-Hennuyer. Ils lui
+dirent de se rendre au connétable, ce qu'il refusa. On appela Lannoy,
+qui accourut, et qui, lui donnant son épée, reçut celle du roi à
genoux.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page220" name="page220"></a>(p. 220)</span> CHAPITRE XII</h3>
-<h4>LA CAPTIVITÉ<br>
+<h4>LA CAPTIVITÉ<br>
1525</h4>
<p class="poem10">
Vaincu je fus et rendu prisonnier,<br>
- Parmi le camp en tous lieux fut mené,<br>
- Pour me montrer, çà et là promené...</p>
+ Parmi le camp en tous lieux fut mené,<br>
+ Pour me montrer, çà et là promené...</p>
-<p class="source">(<cite>Vers de François I<sup>er</sup>.</cite>)</p>
+<p class="source">(<cite>Vers de François I<sup>er</sup>.</cite>)</p>
-<p>Ce traitement barbare s'explique: le prisonnier était le gage de
-l'armée. Elle s'était battue gratis, dans l'espoir de le prendre et
-d'avoir sa rançon. Les généraux purent dire: «Voilà votre homme; vous
-l'avez maintenant. Dès ce jour, vous êtes payés.»</p>
+<p>Ce traitement barbare s'explique: le prisonnier était le gage de
+l'armée. Elle s'était battue gratis, dans l'espoir de le prendre et
+d'avoir sa rançon. Les généraux purent dire: «Voilà votre homme; vous
+l'avez maintenant. Dès ce jour, vous êtes payés.»</p>
-<p>Des arquebusiers espagnols qui avaient réellement fait la principale
-exécution, un rustre s'avança, et familièrement dit au roi de France:
-«Sire, voici une balle d'or que j'avais faite pour tuer Votre
-Majesté... Elle servira pour votre rançon.» Le roi sourit, et la
-reçut.</p>
+<p>Des arquebusiers espagnols qui avaient réellement fait la principale
+exécution, un rustre s'avança, et familièrement dit au roi de France:
+«Sire, voici une balle d'or que j'avais faite pour tuer Votre
+Majesté... Elle servira pour votre rançon.» Le roi sourit, et la
+reçut.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page221" name="page221"></a>(p. 221)</span> Mais, le soir ou le lendemain, il arracha de son doigt une
-bague, seule chose qui lui restât, et, la donnant secrètement à un
-gentilhomme qu'on lui permit d'envoyer à sa mère, il lui dit: «Porte
-ceci au Sultan.»</p>
+bague, seule chose qui lui restât, et, la donnant secrètement à un
+gentilhomme qu'on lui permit d'envoyer à sa mère, il lui dit: «Porte
+ceci au Sultan.»</p>
-<p>Ainsi la grande question du temps fut tranchée, les scrupules étouffés
-et les répugnances vaincues.</p>
+<p>Ainsi la grande question du temps fut tranchée, les scrupules étouffés
+et les répugnances vaincues.</p>
-<p>Événement immense, décidé par le désespoir, qu'il crut lui-même impie
-sans doute comme un appel au Diable, mais qui réellement fut une chose
+<p>Événement immense, décidé par le désespoir, qu'il crut lui-même impie
+sans doute comme un appel au Diable, mais qui réellement fut une chose
de Dieu, le premier fondement solide de l'alliance des religions et de
-la réconciliation des peuples.</p>
+la réconciliation des peuples.</p>
-<p>Cet homme, étourdi en bataille, fut en captivité plus fin qu'on
-n'aurait cru. Il ne s'était rendu qu'à Lannoy, l'homme de l'Empereur.
+<p>Cet homme, étourdi en bataille, fut en captivité plus fin qu'on
+n'aurait cru. Il ne s'était rendu qu'à Lannoy, l'homme de l'Empereur.
Cela le servit fort. Il caressa aussi Pescaire. Celui-ci, parfait
-courtisan autant qu'habile capitaine, se présenta en deuil. François
-I<sup>er</sup>, soit sensibilité, soit flatterie pour les Italiens, qui
-devinrent en effet l'épine de Charles-Quint, traita Pescaire en roi
+courtisan autant qu'habile capitaine, se présenta en deuil. François
+I<sup>er</sup>, soit sensibilité, soit flatterie pour les Italiens, qui
+devinrent en effet l'épine de Charles-Quint, traita Pescaire en roi
futur de l'Italie et se jeta dans ses bras.</p>
-<p>Sa parfaite dissimulation parut le soir, au moment amer où il lui
-fallut recevoir le connétable de Bourbon. Celui-ci se montra modeste,
-présenta ses devoirs et offrit ses services. Le roi l'endura et lui
-fit bon visage. Un auteur assure même qu'il l'invita à sa table avec
-les autres généraux.</p>
-
-<p>La fameuse lettre à sa mère, qu'on a toujours défigurée, témoigne
-assez de son abattement: «De toutes choses, ne m'est demeuré que
-l'honneur et la vie, qui est sauve.»</p>
-
-<p>Le plus triste, ce sont ses lettres à Charles-Quint. <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> Elles
-étonnent de la part d'un homme aussi spirituel. Elles sont d'une
-bassesse impolitique. Il risque d'exciter le dégoût et de s'ôter toute
-croyance. Il demande <em>pitié</em>, n'espère que dans la bonté de l'Empereur
-qui, sans doute, en fera un ami, et non <em>un désespéré</em>, et qui, au
-lieu d'un prisonnier inutile, rendra un roi <em>à jamais son esclave</em>. Ce
-triste mot revient trois fois. (<cite>Captivité, 131</cite>; <cite>Granvelle, I, 266,
+<p>Sa parfaite dissimulation parut le soir, au moment amer où il lui
+fallut recevoir le connétable de Bourbon. Celui-ci se montra modeste,
+présenta ses devoirs et offrit ses services. Le roi l'endura et lui
+fit bon visage. Un auteur assure même qu'il l'invita à sa table avec
+les autres généraux.</p>
+
+<p>La fameuse lettre à sa mère, qu'on a toujours défigurée, témoigne
+assez de son abattement: «De toutes choses, ne m'est demeuré que
+l'honneur et la vie, qui est sauve.»</p>
+
+<p>Le plus triste, ce sont ses lettres à Charles-Quint. <span class="pagenum"><a id="page222" name="page222"></a>(p. 222)</span> Elles
+étonnent de la part d'un homme aussi spirituel. Elles sont d'une
+bassesse impolitique. Il risque d'exciter le dégoût et de s'ôter toute
+croyance. Il demande <em>pitié</em>, n'espère que dans la bonté de l'Empereur
+qui, sans doute, en fera un ami, et non <em>un désespéré</em>, et qui, au
+lieu d'un prisonnier inutile, rendra un roi <em>à jamais son esclave</em>. Ce
+triste mot revient trois fois. (<cite>Captivité, 131</cite>; <cite>Granvelle, I, 266,
268, 269</cite>.)</p>
<p>Nous ne sommes point partisan du suicide. Et cependant, s'il fut
-jamais permis, c'est à celui peut-être dont la captivité devient celle
-d'un peuple, à celui dont la personnalité étourdie met la Patrie sous
-les verrous. Quoi! la France était là, dans un petit fort italien,
-sous l'arquebuse d'un brigand espagnol! Dans l'hypothèse absurde d'un
-Dieu mortel en qui une nation incarnée pâtit, s'avilit, qu'il abdique,
-ce Dieu, ou qu'il meure. Malheur à la mémoire du prisonnier qui
-s'obstina à vivre, et qui montra la France sous le bâton de
-l'étranger!</p>
-
-<p>Ce héros de théâtre, dégonflé, aplati, parut ce qu'il était, un
-gentilhomme poitevin de peu d'étoffe, dévot par désespoir (autant que
-libertin), rimant son malheur, ses amours, comme eût fait à sa place
+jamais permis, c'est à celui peut-être dont la captivité devient celle
+d'un peuple, à celui dont la personnalité étourdie met la Patrie sous
+les verrous. Quoi! la France était là, dans un petit fort italien,
+sous l'arquebuse d'un brigand espagnol! Dans l'hypothèse absurde d'un
+Dieu mortel en qui une nation incarnée pâtit, s'avilit, qu'il abdique,
+ce Dieu, ou qu'il meure. Malheur à la mémoire du prisonnier qui
+s'obstina à vivre, et qui montra la France sous le bâton de
+l'étranger!</p>
+
+<p>Ce héros de théâtre, dégonflé, aplati, parut ce qu'il était, un
+gentilhomme poitevin de peu d'étoffe, dévot par désespoir (autant que
+libertin), rimant son malheur, ses amours, comme eût fait à sa place
Saint-Gelais, Joachim Du Bellay ou tout autre du temps.</p>
-<p>D'abord, il se mit à jeûner et faire maigre. Sa tendre s&oelig;ur, émue
-outre mesure, tremble qu'il ne se rende malade. Elle lui défend le
+<p>D'abord, il se mit à jeûner et faire maigre. Sa tendre s&oelig;ur, émue
+outre mesure, tremble qu'il ne se rende malade. Elle lui défend le
maigre, et, pour le soutenir, lui envoie l'aliment spirituel, un
-Saint-Paul... Une recluse a dit à un saint homme: «Si le roi lit saint
-Paul, il sera délivré.»</p>
+Saint-Paul... Une recluse a dit à un saint homme: «Si le roi lit saint
+Paul, il sera délivré.»</p>
-<p>Le livre vint peut-être un peu tard. Au souffle tiède <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> d'un
-printemps italien, la poésie avait succédé à la dévotion. Le roi, à
-travers ses barreaux, avait regardé la campagne lombarde, le paysage
+<p>Le livre vint peut-être un peu tard. Au souffle tiède <span class="pagenum"><a id="page223" name="page223"></a>(p. 223)</span> d'un
+printemps italien, la poésie avait succédé à la dévotion. Le roi, à
+travers ses barreaux, avait regardé la campagne lombarde, le paysage
si frais, si charmant en avril, et sublime, de Pavie aux Alpes, et il
-s'était mis à rimer une idylle virgilienne. Ces très-beaux vers
-sont-ils de lui? Ils ne ressemblent guère à sa faible complainte sur
-la bataille de Pavie. On aura très-probablement arrangé, orné, ennobli
-l'idée première, fort poétique peut être, du captif, inspirée par ce
-regard mélancolique sur cette campagne de printemps. Contre la belle
-Italie qui lui fut si fatale, contre le Pô et le Tésin, gardiens de sa
-prison, il appelle à lui nos fleuves nationaux, leurs nymphes
-éplorées. Cette pièce est non-seulement d'une grande facture, mais
+s'était mis à rimer une idylle virgilienne. Ces très-beaux vers
+sont-ils de lui? Ils ne ressemblent guère à sa faible complainte sur
+la bataille de Pavie. On aura très-probablement arrangé, orné, ennobli
+l'idée première, fort poétique peut être, du captif, inspirée par ce
+regard mélancolique sur cette campagne de printemps. Contre la belle
+Italie qui lui fut si fatale, contre le Pô et le Tésin, gardiens de sa
+prison, il appelle à lui nos fleuves nationaux, leurs nymphes
+éplorées. Cette pièce est non-seulement d'une grande facture, mais
d'un sentiment profond de la France.</p>
<p class="poem10">
Nymphes, qui le pays gracieux hebitez<br>
- Où court ma belle Loire, arosant la contrée...<br>
- Rhône, Seine, Garonne, et vous, Marne et Charente,<br>
+ Où court ma belle Loire, arosant la contrée...<br>
+ Rhône, Seine, Garonne, et vous, Marne et Charente,<br>
<span class="add2em">... Fleuves qu'alentour environne</span><br>
- L'Océan et le Rhin, l'Alpe et les Pyrénées,<br>
- Où est votre seigneur que tant fort vous aimez? etc.</p>
+ L'Océan et le Rhin, l'Alpe et les Pyrénées,<br>
+ Où est votre seigneur que tant fort vous aimez? etc.</p>
-<p class="source">(<cite>Captivité, 227.</cite>)</p>
+<p class="source">(<cite>Captivité, 227.</cite>)</p>
-<p>S'il eût eu d'autres yeux, si, au lieu de cette vague sensibilité
-poétique, il eût eu un c&oelig;ur d'homme, ou du moins le tact de la
-situation, il aurait vu par la fenêtre toute autre chose: l'Italie
-frémissante, épouvantée d'être, par sa défaite, livrée à l'armée des
+<p>S'il eût eu d'autres yeux, si, au lieu de cette vague sensibilité
+poétique, il eût eu un c&oelig;ur d'homme, ou du moins le tact de la
+situation, il aurait vu par la fenêtre toute autre chose: l'Italie
+frémissante, épouvantée d'être, par sa défaite, livrée à l'armée des
brigands. Car, qui avait vaincu? L'Empereur? Non, mais ce monstre sans
nom, trois bandes en une, et point de chef. Valets, tremblants
-flatteurs de leurs soldats, quel crime pouvaient empêcher ou défendre
-ces misérables <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> généraux? Venise supplia le pape de former une
-ligue armée. Le pape y entre en mars, et en sort en avril. Et
-pourtant, il n'eût pas coûté, pour détruire ces brigands, moitié de
-l'argent qu'ils volèrent.</p>
-
-<p>Ce que François I<sup>er</sup> eût vu encore, s'il n'eût été myope, c'était
-l'impuissance et la pauvreté de l'Empereur, la jalousie de
+flatteurs de leurs soldats, quel crime pouvaient empêcher ou défendre
+ces misérables <span class="pagenum"><a id="page224" name="page224"></a>(p. 224)</span> généraux? Venise supplia le pape de former une
+ligue armée. Le pape y entre en mars, et en sort en avril. Et
+pourtant, il n'eût pas coûté, pour détruire ces brigands, moitié de
+l'argent qu'ils volèrent.</p>
+
+<p>Ce que François I<sup>er</sup> eût vu encore, s'il n'eût été myope, c'était
+l'impuissance et la pauvreté de l'Empereur, la jalousie de
l'Angleterre, la fermentation des Pays-Bas, les ressources faciles
-qu'avait la France en elle et dans ses alliés. Demain Soliman, Henri
-VIII, allaient armer. Mais le jour même, une amitié plus prompte, une
-épée plus rapide se déclara pour lui. Le petit duc de Gueldre ramassa
+qu'avait la France en elle et dans ses alliés. Demain Soliman, Henri
+VIII, allaient armer. Mais le jour même, une amitié plus prompte, une
+épée plus rapide se déclara pour lui. Le petit duc de Gueldre ramassa
six mille hommes et se jeta sur les Pays-Bas; Marguerite d'Autriche,
qui ne pouvait lever un sou, et se mourait de peur entre l'invasion et
-la révolution, agit fortement à Madrid et arracha de Charles-Quint
-l'autorisation d'une trêve.</p>
+la révolution, agit fortement à Madrid et arracha de Charles-Quint
+l'autorisation d'une trêve.</p>
-<p>Le roi voyait du moins de près les discordes et les disputes de ceux
+<p>Le roi voyait du moins de près les discordes et les disputes de ceux
qui le gardaient, les demandes de solde, les cris, les fureurs des
-soldats. Les généraux se haïssaient à mort.</p>
+soldats. Les généraux se haïssaient à mort.</p>
-<p>Bourbon, en haine de Pescaire, eût volontiers tourné le dos à
+<p>Bourbon, en haine de Pescaire, eût volontiers tourné le dos à
Charles-Quint. Il s'offrait aux Anglais. Pour un secours d'argent,
rien que la solde d'un mois, il levait une bande, fondait en France,
emportait tout, faisait roi Henri VIII.</p>
-<p>Pescaire, vrai vainqueur de Pavie, traitait avec son maître. Si
-l'Empereur était ingrat, il avait une chance, il pouvait espérer au
-désespoir de l'Italie. Elle s'était donnée presque à César Borgia;
-pourquoi pas à Pescaire?</p>
+<p>Pescaire, vrai vainqueur de Pavie, traitait avec son maître. Si
+l'Empereur était ingrat, il avait une chance, il pouvait espérer au
+désespoir de l'Italie. Elle s'était donnée presque à César Borgia;
+pourquoi pas à Pescaire?</p>
-<p>Quant à Lannoy, il s'était fait le confident de François <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span>
-I<sup>er</sup>. Il avait sa s&oelig;ur mariée en France, et, comme Flamand, il
-était au point de vue de Marguerite d'Autriche, craignant fort pour la
-Flandre, voyant les Pays-Bas en pleine révolution, et très-impatient
-de réconcilier les deux rois.</p>
+<p>Quant à Lannoy, il s'était fait le confident de François <span class="pagenum"><a id="page225" name="page225"></a>(p. 225)</span>
+I<sup>er</sup>. Il avait sa s&oelig;ur mariée en France, et, comme Flamand, il
+était au point de vue de Marguerite d'Autriche, craignant fort pour la
+Flandre, voyant les Pays-Bas en pleine révolution, et très-impatient
+de réconcilier les deux rois.</p>
-<p>La chose n'était pas facile. Le jeune Empereur qui, en public, avait
-affiché une modération toute chrétienne et défendu même les
-réjouissances, dans une lettre à Lannoy, écrite de sa main, montre à
-quel degré d'infatuation ce bonheur inouï avait mis son esprit:
-«Puisque vous m'avez pris le roi de France, dit-il, je vois que je ne
-me saurai où employer, si ce n'est contre les infidèles.»</p>
+<p>La chose n'était pas facile. Le jeune Empereur qui, en public, avait
+affiché une modération toute chrétienne et défendu même les
+réjouissances, dans une lettre à Lannoy, écrite de sa main, montre à
+quel degré d'infatuation ce bonheur inouï avait mis son esprit:
+«Puisque vous m'avez pris le roi de France, dit-il, je vois que je ne
+me saurai où employer, si ce n'est contre les infidèles.»</p>
<p>S'il pouvait faire un peu d'argent, il comptait en avril entrer en
-France, non par Bourbon, mais lui-même et de sa personne. Aussi,
-laissant là Henri VIII et sa fille, il se tournait vers une riche dot,
+France, non par Bourbon, mais lui-même et de sa personne. Aussi,
+laissant là Henri VIII et sa fille, il se tournait vers une riche dot,
celle de Portugal; l'Anglaise ne lui apportait qu'une quittance de ses
dettes, et la Portugaise donnait du comptant.</p>
-<p>Ses demandes à François I<sup>er</sup> étaient exorbitantes, rédigées d'une
-manière insultante, odieuse, par le haineux Gattinara.</p>
+<p>Ses demandes à François I<sup>er</sup> étaient exorbitantes, rédigées d'une
+manière insultante, odieuse, par le haineux Gattinara.</p>
-<p>D'abord le pape Boniface VIII donna jadis toute la France à la maison
-d'Autriche. Mais l'Empereur est si modéré qu'il se contentera d'en
-prendre la moitié, sans parler de Milan et de Naples. Il veut: 1<sup>o</sup> les
-provinces du Nord, la Picardie, la Somme, avec la suzeraineté d'Artois
+<p>D'abord le pape Boniface VIII donna jadis toute la France à la maison
+d'Autriche. Mais l'Empereur est si modéré qu'il se contentera d'en
+prendre la moitié, sans parler de Milan et de Naples. Il veut: 1<sup>o</sup> les
+provinces du Nord, la Picardie, la Somme, avec la suzeraineté d'Artois
et de Flandre; 2<sup>o</sup> l'Est, la Bourgogne; 3<sup>o</sup> le Midi, la Provence pour
Bourbon, qui reprendra de plus ses fiefs du centre, Auvergne,
-Bourbonnais, etc. Est-ce tout? Non. On fera droit aux prétentions
-<span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> d'Henri VIII, il est vrai, réduites; la Normandie, la
+Bourbonnais, etc. Est-ce tout? Non. On fera droit aux prétentions
+<span class="pagenum"><a id="page226" name="page226"></a>(p. 226)</span> d'Henri VIII, il est vrai, réduites; la Normandie, la
Gascogne et la Guienne,&mdash;plus l'Anjou, province centrale, qui
disjoindra la Bretagne et la France.</p>
-<p>Ni le roi, ni sa mère, ne firent de réponse officielle. Le roi mit
-quelques notes, toutes conformes aux instructions que la régente donne
-à ses envoyés. Ni Somme, ni Bourgogne, ni Provence,&mdash;mais l'offre
-d'<em>épouser la s&oelig;ur</em> de Charles-Quint et de se faire son soldat pour
-l'<em>aider à prendre sa couronne</em> impériale en Italie. Ce que la mère
-explique, offrant impudemment l'Italie et d'aider à prendre Venise.
-Cette femme éhontée ajoutait un appoint, sa fille, qu'elle jetait à
-l'Empereur. (<cite>Captivité, 174, 194.</cite>)</p>
-
-<p>Une affaire préalable, c'était d'avoir vraiment le prisonnier, de le
-tirer des mains de l'armée, de le mettre en celles de Charles-Quint,
-en le transportant en Espagne. François I<sup>er</sup> avait l'espoir de se
-faire enlever dans le trajet. Mais Lannoy, habilement, fit prévaloir
-en lui une autre idée, un roman qui, justement comme tel, lui alla à
-merveille. Ce fut d'arranger tout par un mariage, de jouer à Bourbon
-le tour de lui prendre sa femme, Éléonore, cette s&oelig;ur de
-Charles-Quint, qui lui était promise. Elle était veuve, point du tout
-agréable. Le roi dit et fit dire que, dès longtemps il y avait pensé.
-Il en était amoureux sans la voir. S'il passait en Espagne, il était
-sûr de conquérir et cette s&oelig;ur et toute la famille de
+<p>Ni le roi, ni sa mère, ne firent de réponse officielle. Le roi mit
+quelques notes, toutes conformes aux instructions que la régente donne
+à ses envoyés. Ni Somme, ni Bourgogne, ni Provence,&mdash;mais l'offre
+d'<em>épouser la s&oelig;ur</em> de Charles-Quint et de se faire son soldat pour
+l'<em>aider à prendre sa couronne</em> impériale en Italie. Ce que la mère
+explique, offrant impudemment l'Italie et d'aider à prendre Venise.
+Cette femme éhontée ajoutait un appoint, sa fille, qu'elle jetait à
+l'Empereur. (<cite>Captivité, 174, 194.</cite>)</p>
+
+<p>Une affaire préalable, c'était d'avoir vraiment le prisonnier, de le
+tirer des mains de l'armée, de le mettre en celles de Charles-Quint,
+en le transportant en Espagne. François I<sup>er</sup> avait l'espoir de se
+faire enlever dans le trajet. Mais Lannoy, habilement, fit prévaloir
+en lui une autre idée, un roman qui, justement comme tel, lui alla à
+merveille. Ce fut d'arranger tout par un mariage, de jouer à Bourbon
+le tour de lui prendre sa femme, Éléonore, cette s&oelig;ur de
+Charles-Quint, qui lui était promise. Elle était veuve, point du tout
+agréable. Le roi dit et fit dire que, dès longtemps il y avait pensé.
+Il en était amoureux sans la voir. S'il passait en Espagne, il était
+sûr de conquérir et cette s&oelig;ur et toute la famille de
Charles-Quint, de mettre tout le monde pour lui; l'Empereur, son futur
-beau-frère, aurait la main forcée, et ne pourrait s'empêcher de
+beau-frère, aurait la main forcée, et ne pourrait s'empêcher de
traiter.</p>
-<p>Cela était absurde. Et cela se réalisa à la lettre. <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> François
-I<sup>er</sup> paraît avoir compris qu'à sa folie répondrait parfaitement
+<p>Cela était absurde. Et cela se réalisa à la lettre. <span class="pagenum"><a id="page227" name="page227"></a>(p. 227)</span> François
+I<sup>er</sup> paraît avoir compris qu'à sa folie répondrait parfaitement
celle des Espagnols, qu'ils raffoleraient du roi, soldat pris en
-bataille, qu'ils le compareraient à leur roi, jusque-là si peu pressé
+bataille, qu'ils le compareraient à leur roi, jusque-là si peu pressé
de voir l'ennemi.</p>
-<p>Le gardien et le prisonnier conspirent ensemble. Le roi prête même ses
-galères au transport. On part pour Naples, on arrive en Espagne (23
-juin 1525). Bourbon, Pescaire, sont furieux; Bourbon reste tout seul à
-Gênes, n'ayant aucun secours, ni d'Espagne, ni d'Angleterre, pas même
+<p>Le gardien et le prisonnier conspirent ensemble. Le roi prête même ses
+galères au transport. On part pour Naples, on arrive en Espagne (23
+juin 1525). Bourbon, Pescaire, sont furieux; Bourbon reste tout seul à
+Gênes, n'ayant aucun secours, ni d'Espagne, ni d'Angleterre, pas même
de vaisseau pour passer, voyant le temps se perdre, la saison
-s'écouler.</p>
+s'écouler.</p>
-<p>Lannoy et les Croy, tout en flattant les idées guerrières du jeune
-maître, lui avaient fait entendre qu'il devait faire seul la conquête.
+<p>Lannoy et les Croy, tout en flattant les idées guerrières du jeune
+maître, lui avaient fait entendre qu'il devait faire seul la conquête.
L'Empereur ne pouvait entrer avec une petite bande, faire une pointe
-aventureuse, désespérée, comme aurait fait Bourbon. Il fallait une
-armée, et nouvelle, celle d'Italie étant si peu à lui. L'argent des
-Pays-Bas était fort nécessaire, et leur exemple pour avoir l'argent de
-l'Espagne. En mai, Marguerite d'Autriche convoque les États de
+aventureuse, désespérée, comme aurait fait Bourbon. Il fallait une
+armée, et nouvelle, celle d'Italie étant si peu à lui. L'argent des
+Pays-Bas était fort nécessaire, et leur exemple pour avoir l'argent de
+l'Espagne. En mai, Marguerite d'Autriche convoque les États de
Hollande et de Flandre, les priant de contribuer au moins pour leur
-sûreté, pour faire face aux brigands de Gueldre. Refus net, positif,
-violente accusation du système d'impôts suivi depuis cent ans. Le
-Luxembourg, le Hainaut et l'Artois, ruinés par la guerre, n'avaient
-rien et ne donnèrent rien. Le Brabant accorda, mais à une étrange et
-dangereuse condition: Pourvu que Bois-le-Duc y consentît. Or, il se
-trouvait justement que Bois-le-Duc était en pleine révolution
-luthérienne, forçant les cloîtres et rançonnant les <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> moines.
-Anvers, Delft, Amsterdam, d'autres villes remuaient de même. Aux
-lettres effrayées de Marguerite, l'Empereur ne voit d'autre remède
-«que d'attirer en trahison les magistrats de Bois-le-Duc, et d'en
-faire un exemple.»</p>
-
-<p>Au reste, si Rome lui concède l'argent qu'on lève sur les prêtres pour
-réprimer les luthériens, il prendra l'affaire pour son compte, se
-chargera d'être bourreau. (<cite>Lanz, Mém. Stuttgard, XI, 16-26.</cite>)</p>
-
-<p>Tel était l'aspect redoutable de cette année 1525. Une révolution
-immense sembla éclater en Europe. Une? Non; mais vingt de causes
-différentes, de caractères plus différents encore.</p>
-
-<p>En Allemagne, c'est la sauvage révolte des paysans de Souabe et du
-Rhin. Ils prennent la Réforme au sérieux, et veulent réformer le
-servage, établir sur la terre le <em>royaume de Dieu</em>.</p>
-
-<p>Nos ouvriers de Meaux sont entrés ardemment dans la révolution
-religieuse. Un des leurs, intrépide apôtre, le cardeur de laine
-Leclerc, se fait brûler à Metz. Et il se trouvait au même moment que
-des bandes de paysans d'Allemagne tombaient sur la Lorraine. Malheur à
-la noblesse si les serfs d'Allemagne et de France s'étaient entendus!
-Le duc de Guise les prit au passage, et les tailla en pièces.</p>
-
-<p>Les ouvriers en laine d'Angleterre se révoltent en même temps, mais
-sans lever encore le drapeau de la Réforme. Ils accusent seulement les
-impôts écrasants qui obligent le fabricant de les jeter sur le pavé.</p>
-
-<p>La plus étrange révolution est celle qui couve en Italie, non des
-villes, non des campagnes, mais une <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> révolution de princes,
-celle des souverains ruinés, désespérés, contre le brigandage des
-impériaux.</p>
-
-<p>Même en Turquie, révolte. Et c'est ce qui retarde la diversion de
-Soliman en faveur de François I<sup>er</sup>. Les janissaires, ces misérables
+sûreté, pour faire face aux brigands de Gueldre. Refus net, positif,
+violente accusation du système d'impôts suivi depuis cent ans. Le
+Luxembourg, le Hainaut et l'Artois, ruinés par la guerre, n'avaient
+rien et ne donnèrent rien. Le Brabant accorda, mais à une étrange et
+dangereuse condition: Pourvu que Bois-le-Duc y consentît. Or, il se
+trouvait justement que Bois-le-Duc était en pleine révolution
+luthérienne, forçant les cloîtres et rançonnant les <span class="pagenum"><a id="page228" name="page228"></a>(p. 228)</span> moines.
+Anvers, Delft, Amsterdam, d'autres villes remuaient de même. Aux
+lettres effrayées de Marguerite, l'Empereur ne voit d'autre remède
+«que d'attirer en trahison les magistrats de Bois-le-Duc, et d'en
+faire un exemple.»</p>
+
+<p>Au reste, si Rome lui concède l'argent qu'on lève sur les prêtres pour
+réprimer les luthériens, il prendra l'affaire pour son compte, se
+chargera d'être bourreau. (<cite>Lanz, Mém. Stuttgard, XI, 16-26.</cite>)</p>
+
+<p>Tel était l'aspect redoutable de cette année 1525. Une révolution
+immense sembla éclater en Europe. Une? Non; mais vingt de causes
+différentes, de caractères plus différents encore.</p>
+
+<p>En Allemagne, c'est la sauvage révolte des paysans de Souabe et du
+Rhin. Ils prennent la Réforme au sérieux, et veulent réformer le
+servage, établir sur la terre le <em>royaume de Dieu</em>.</p>
+
+<p>Nos ouvriers de Meaux sont entrés ardemment dans la révolution
+religieuse. Un des leurs, intrépide apôtre, le cardeur de laine
+Leclerc, se fait brûler à Metz. Et il se trouvait au même moment que
+des bandes de paysans d'Allemagne tombaient sur la Lorraine. Malheur à
+la noblesse si les serfs d'Allemagne et de France s'étaient entendus!
+Le duc de Guise les prit au passage, et les tailla en pièces.</p>
+
+<p>Les ouvriers en laine d'Angleterre se révoltent en même temps, mais
+sans lever encore le drapeau de la Réforme. Ils accusent seulement les
+impôts écrasants qui obligent le fabricant de les jeter sur le pavé.</p>
+
+<p>La plus étrange révolution est celle qui couve en Italie, non des
+villes, non des campagnes, mais une <span class="pagenum"><a id="page229" name="page229"></a>(p. 229)</span> révolution de princes,
+celle des souverains ruinés, désespérés, contre le brigandage des
+impériaux.</p>
+
+<p>Même en Turquie, révolte. Et c'est ce qui retarde la diversion de
+Soliman en faveur de François I<sup>er</sup>. Les janissaires, ces misérables
moines de la guerre, la plupart enfants grecs, sans patrie, sans
-foyer, déchirent par moments leurs drapeaux; par moments, arrachent à
-leurs maîtres des augmentations de solde que l'enchérissement subit de
-toutes choses doit rendre en effet nécessaires.</p>
+foyer, déchirent par moments leurs drapeaux; par moments, arrachent à
+leurs maîtres des augmentations de solde que l'enchérissement subit de
+toutes choses doit rendre en effet nécessaires.</p>
-<p>Charles-Quint, à lui seul, se trouvait avoir sous les pieds trois ou
-quatre révolutions: celle d'Espagne à peine éteinte, celle d'Allemagne
+<p>Charles-Quint, à lui seul, se trouvait avoir sous les pieds trois ou
+quatre révolutions: celle d'Espagne à peine éteinte, celle d'Allemagne
en plein incendie (mais les princes, la noblesse, y couraient comme au
-feu), celle d'Italie, muette et sombre, très-imminente. Mais la plus
-grave pour lui, la plus immédiate, celle qui le paralysa, et qui
-réellement aida d'abord à nous sauver, c'était celle des Pays-Bas.
-Révolution financière et religieuse, où ces peuples, sacrifiés depuis
-cent ans à la politique étrangère, recouvraient leur sens propre,
-s'éveillaient, réclamaient liberté d'industrie et de conscience.</p>
-
-<p>Là fut notre salut. Ce mouvement des Pays-Bas se prononce au
+feu), celle d'Italie, muette et sombre, très-imminente. Mais la plus
+grave pour lui, la plus immédiate, celle qui le paralysa, et qui
+réellement aida d'abord à nous sauver, c'était celle des Pays-Bas.
+Révolution financière et religieuse, où ces peuples, sacrifiés depuis
+cent ans à la politique étrangère, recouvraient leur sens propre,
+s'éveillaient, réclamaient liberté d'industrie et de conscience.</p>
+
+<p>Là fut notre salut. Ce mouvement des Pays-Bas se prononce au
printemps, en mai. Celui d'Italie, plus tardif, avortera. L'assistance
-de Soliman est ajournée. Celle même d'Henri VIII n'est déclarée que
+de Soliman est ajournée. Celle même d'Henri VIII n'est déclarée que
tard, et dans l'automne.</p>
-<p>Un des confidents de Charles-Quint lui écrivait après Pavie: «Dieu
-donne à chaque homme <em>son août</em> et sa récolte; à lui de moissonner.»
-Il avait eu cet <em>août</em> en mars. Bourbon pouvait alors, avec une bande
+<p>Un des confidents de Charles-Quint lui écrivait après Pavie: «Dieu
+donne à chaque homme <em>son août</em> et sa récolte; à lui de moissonner.»
+Il avait eu cet <em>août</em> en mars. Bourbon pouvait alors, avec une bande
quelconque, <span class="pagenum"><a id="page230" name="page230"></a>(p. 230)</span> et sans argent, subsistant de pillage, entrer en
-France, percer sans peine jusqu'à Lyon, jusqu'en Bourbonnais. Les
+France, percer sans peine jusqu'à Lyon, jusqu'en Bourbonnais. Les
parlements l'eussent probablement accueilli.</p>
<p>Charles-Quint manqua ce moment et attendit... quoi? Une dispense du
-pape pour épouser sa cousine de Portugal, qui devait, par une dot
-énorme de neuf cent mille ducats, rendre l'essor à l'aigle de
+pape pour épouser sa cousine de Portugal, qui devait, par une dot
+énorme de neuf cent mille ducats, rendre l'essor à l'aigle de
l'Empire.</p>
-<p>Ne pouvant faire la guerre à la France, il la faisait au prisonnier.
-Il ne faut pas croire là-dessus les historiens espagnols. Il suffit de
-voir les affreux logis où le roi fut claquemuré. À Madrid, c'était une
+<p>Ne pouvant faire la guerre à la France, il la faisait au prisonnier.
+Il ne faut pas croire là-dessus les historiens espagnols. Il suffit de
+voir les affreux logis où le roi fut claquemuré. À Madrid, c'était une
chambre dans une tour des fortifications. Petite, horrible cage, avec
-une seule porte, une seule fenêtre à double grille de fer, scellée au
-mur des quatre côtés. La fenêtre était haute du côté de la chambre, il
-faut monter pour voir le paysage, l'aride bord du Mançanarez; sous la
-fenêtre, un abîme de cent pieds, au fond duquel deux bataillons
+une seule porte, une seule fenêtre à double grille de fer, scellée au
+mur des quatre côtés. La fenêtre était haute du côté de la chambre, il
+faut monter pour voir le paysage, l'aride bord du Mançanarez; sous la
+fenêtre, un abîme de cent pieds, au fond duquel deux bataillons
faisaient la garde jour et nuit.</p>
-<p>Cela était atroce, mais logique. Tenant la France dans cet homme qui
-régnait encore, qu'avait à faire son maître, sinon de le désespérer,
-de faire qu'il se trahît lui-même et ouvrît le royaume? Le tempérament
-de l'homme était fort propre à donner cet espoir. Jeune, fort et
-sanguin, chasseur infatigable et toujours à cheval dans nos forêts de
-France, le voilà tout à coup assis et cul-de-jatte. Cinq pas en long,
-cinq pas en large. Cet homme insatiable de femmes, le voilà moine, et
+<p>Cela était atroce, mais logique. Tenant la France dans cet homme qui
+régnait encore, qu'avait à faire son maître, sinon de le désespérer,
+de faire qu'il se trahît lui-même et ouvrît le royaume? Le tempérament
+de l'homme était fort propre à donner cet espoir. Jeune, fort et
+sanguin, chasseur infatigable et toujours à cheval dans nos forêts de
+France, le voilà tout à coup assis et cul-de-jatte. Cinq pas en long,
+cinq pas en large. Cet homme insatiable de femmes, le voilà moine, et
tenu presque un an en parfaite abstinence. Ajoutez le climat
-d'Espagne, ardent, sec, aigre, la poussière salée de Castille dans
-cette fenêtre, pour tout <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> air respirable. Enfin la perte de
-toute illusion, l'évanouissement du roman dont Lannoy l'avait amusé,
-l'espoir étroit comme ces murs où il heurtait à chaque pas. Vivre là,
-mourir là; être enterré d'avance, se sentir clos et déjà dans la
+d'Espagne, ardent, sec, aigre, la poussière salée de Castille dans
+cette fenêtre, pour tout <span class="pagenum"><a id="page231" name="page231"></a>(p. 231)</span> air respirable. Enfin la perte de
+toute illusion, l'évanouissement du roman dont Lannoy l'avait amusé,
+l'espoir étroit comme ces murs où il heurtait à chaque pas. Vivre là,
+mourir là; être enterré d'avance, se sentir clos et déjà dans la
pierre!</p>
-<p>Cet état fut au comble lorsqu'il sut la réponse qu'un confident de
-l'Empereur avait faite à sa mère, officieusement, doucereusement,
-réponse dure au fond, impitoyable, qui plaquait au visage le plus dur
-des refus. Le sens était qu'on n'avait que faire d'elle pour s'emparer
-de l'Italie, ni de François I<sup>er</sup> pour épouser la s&oelig;ur de
+<p>Cet état fut au comble lorsqu'il sut la réponse qu'un confident de
+l'Empereur avait faite à sa mère, officieusement, doucereusement,
+réponse dure au fond, impitoyable, qui plaquait au visage le plus dur
+des refus. Le sens était qu'on n'avait que faire d'elle pour s'emparer
+de l'Italie, ni de François I<sup>er</sup> pour épouser la s&oelig;ur de
Charles-Quint. Et pour l'offre qu'elle fait de sa fille, on ne daigne
-même en parler.</p>
+même en parler.</p>
-<p>Le cercle est fermé, sans espoir. Le roi restera là, ou satisfera
+<p>Le cercle est fermé, sans espoir. Le roi restera là, ou satisfera
l'Empereur, Henri VIII et Bourbon; il partagera la France.</p>
-<p>François ne trouva aucune force contre son malheur. Il tomba malade,
-et appela sa mère pour la voir encore.</p>
+<p>François ne trouva aucune force contre son malheur. Il tomba malade,
+et appela sa mère pour la voir encore.</p>
<p>Elle pouvait quitter. Elle envoya sa fille.</p>
<p>Charles-Quint ne se souciait aucunement de cette visite. Il comprenait
-fort bien que si les Espagnols s'intéressaient déjà au prisonnier, le
-dévouement de sa s&oelig;ur, son adresse, allaient augmenter infiniment
-cet intérêt. Jusque-là, il tenait son homme, pouvait le resserrer dans
-l'ombre, exploiter son captif. Mais si elle arrivait, la lumière se
-faisait, tout éclatait, les c&oelig;urs émus allaient se soulever, et
-l'Espagne elle-même arracher la clef du cachot.</p>
-
-<p>D'autre part l'homme était malade. S'il mourait, tout était perdu. On
-tira donc de son geôlier un sauf-conduit, <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> mais vague, peu
+fort bien que si les Espagnols s'intéressaient déjà au prisonnier, le
+dévouement de sa s&oelig;ur, son adresse, allaient augmenter infiniment
+cet intérêt. Jusque-là, il tenait son homme, pouvait le resserrer dans
+l'ombre, exploiter son captif. Mais si elle arrivait, la lumière se
+faisait, tout éclatait, les c&oelig;urs émus allaient se soulever, et
+l'Espagne elle-même arracher la clef du cachot.</p>
+
+<p>D'autre part l'homme était malade. S'il mourait, tout était perdu. On
+tira donc de son geôlier un sauf-conduit, <span class="pagenum"><a id="page232" name="page232"></a>(p. 232)</span> mais vague, peu
rassurant, <em>pour la personne</em> qui le visiterait. Et encore on ne
-l'obtint que par une promesse que fit Montmorency, qu'à ce prix on
-pourrait recevoir comme ambassadeur le connétable de Bourbon.
-Charles-Quint l'avait craint comme conquérant de la France; il le
-désirait au contraire comme perturbateur et brouilleur, chef de
-faction, étincelle d'anarchie et de guerre civile. Ce que Philippe II
-eut en Guise, son père l'eût voulu en Bourbon.</p>
+l'obtint que par une promesse que fit Montmorency, qu'à ce prix on
+pourrait recevoir comme ambassadeur le connétable de Bourbon.
+Charles-Quint l'avait craint comme conquérant de la France; il le
+désirait au contraire comme perturbateur et brouilleur, chef de
+faction, étincelle d'anarchie et de guerre civile. Ce que Philippe II
+eut en Guise, son père l'eût voulu en Bourbon.</p>
<p>Avec cette promesse qu'on ne tint pas, bien entendu, on hasarda
-d'envoyer Marguerite. Elle partait un peu à la légère, sans autre
-garantie qu'un mot obscur qui, rétracté, interprété, la faisait
-prisonnière. Elle allait, par un long voyage, aux mois ardents,
-fiévreux d'Espagne, chercher un jeune prince fort dur, à qui sa mère
-l'offrait à la légère et qui n'avait daigné répondre. On la sacrifia
-(comme toujours). Et elle-même le voulait ainsi. Sa tendresse pour son
-frère, accrue par le malheur, éclate, dès Pavie, dans ses lettres et
-ses vers mystiques d'une passion exaltée. Passion, du reste si
-naturelle en elle, qu'elle n'est pas troublée, et garde une grande
-lucidité d'esprit.</p>
-
-<p>Ces lettres vaudraient qu'on les récitât. Elles sont fort touchantes.
-Elle mêle, associe la nature à son entreprise; le paysage y paraît à
-travers ce prisme du c&oelig;ur: «Madame me conduit quelques jours sur le
-Rhône. Que ne peut-elle laisser aller son corps! La mer l'auroit
-bientôt portée là où je vais!»</p>
+d'envoyer Marguerite. Elle partait un peu à la légère, sans autre
+garantie qu'un mot obscur qui, rétracté, interprété, la faisait
+prisonnière. Elle allait, par un long voyage, aux mois ardents,
+fiévreux d'Espagne, chercher un jeune prince fort dur, à qui sa mère
+l'offrait à la légère et qui n'avait daigné répondre. On la sacrifia
+(comme toujours). Et elle-même le voulait ainsi. Sa tendresse pour son
+frère, accrue par le malheur, éclate, dès Pavie, dans ses lettres et
+ses vers mystiques d'une passion exaltée. Passion, du reste si
+naturelle en elle, qu'elle n'est pas troublée, et garde une grande
+lucidité d'esprit.</p>
+
+<p>Ces lettres vaudraient qu'on les récitât. Elles sont fort touchantes.
+Elle mêle, associe la nature à son entreprise; le paysage y paraît à
+travers ce prisme du c&oelig;ur: «Madame me conduit quelques jours sur le
+Rhône. Que ne peut-elle laisser aller son corps! La mer l'auroit
+bientôt portée là où je vais!»</p>
<p>Et plus loin, en Espagne, traversant les grandes plaines poudreuses et
-brûlées de la Castille, elle écrit à son frère:</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> «Croyez que, pour vous faire service, en quoi que ce puisse
-être, rien ne me sera étrange, tout me sera repos, honneur,
-consolation... jusqu'à y mettre au vent la cendre de mes os (Septembre
-1525).»</p>
-
-<p>Tout porte à croire qu'elle y mit d'avantage, qu'elle y fut
-l'instrument docile, aveuglément passionné, de la politique de Duprat
-et de la régente; en d'autres termes, que, ne voyant qu'un but, sauver
-son frère mourant, elle porta pour rançon au geôlier le secret
-qu'avait confié à l'honneur de la France le désespoir de l'Italie.</p>
-
-<p>La mère, la s&oelig;ur craignaient infiniment pour le cher prisonnier. Le
-18 septembre, quand Marguerite arriva, on désespérait de lui. On
-tremblait que Charles-Quint ne le laissât dans son cachot, violemment
-irrité qu'il allait être de l'abandon d'Henri VIII et de sa ligue avec
+brûlées de la Castille, elle écrit à son frère:</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page233" name="page233"></a>(p. 233)</span> «Croyez que, pour vous faire service, en quoi que ce puisse
+être, rien ne me sera étrange, tout me sera repos, honneur,
+consolation... jusqu'à y mettre au vent la cendre de mes os (Septembre
+1525).»</p>
+
+<p>Tout porte à croire qu'elle y mit d'avantage, qu'elle y fut
+l'instrument docile, aveuglément passionné, de la politique de Duprat
+et de la régente; en d'autres termes, que, ne voyant qu'un but, sauver
+son frère mourant, elle porta pour rançon au geôlier le secret
+qu'avait confié à l'honneur de la France le désespoir de l'Italie.</p>
+
+<p>La mère, la s&oelig;ur craignaient infiniment pour le cher prisonnier. Le
+18 septembre, quand Marguerite arriva, on désespérait de lui. On
+tremblait que Charles-Quint ne le laissât dans son cachot, violemment
+irrité qu'il allait être de l'abandon d'Henri VIII et de sa ligue avec
la France.</p>
-<p>Donc il fallait, à tout prix l'apaiser.</p>
+<p>Donc il fallait, à tout prix l'apaiser.</p>
-<p>L'Italie, même impériale, avait appelé la France; non-seulement le
-pape et Venise, mais Francesco Sforza, la créature de Charles-Quint,
-avaient crié à l'aide, sous les outrages et les supplices. On
-commençait à croire qu'il voulait dépouiller Sforza. Il lui montrait
+<p>L'Italie, même impériale, avait appelé la France; non-seulement le
+pape et Venise, mais Francesco Sforza, la créature de Charles-Quint,
+avaient crié à l'aide, sous les outrages et les supplices. On
+commençait à croire qu'il voulait dépouiller Sforza. Il lui montrait
l'investiture, ne la lui donnait pas, la mettant au prix monstrueux de
1,200,000 ducats. Plusieurs croyaient qu'il donnerait Milan au
-connétable de Bourbon.</p>
+connétable de Bourbon.</p>
-<p>Les Allemands étaient partis. Les Espagnols restaient. Les Italiens,
-pour s'en débarrasser, avaient mis leur espoir dans l'homme même de
+<p>Les Allemands étaient partis. Les Espagnols restaient. Les Italiens,
+pour s'en débarrasser, avaient mis leur espoir dans l'homme même de
Pavie.</p>
-<p>Pescaire avait vaincu, et Lannoy avait profité. Aux termes de la
-parabole qui paye le fainéant pour le laborieux, <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> l'Empereur
-récompensait le Flamand pour la victoire de l'Italien.</p>
+<p>Pescaire avait vaincu, et Lannoy avait profité. Aux termes de la
+parabole qui paye le fainéant pour le laborieux, <span class="pagenum"><a id="page234" name="page234"></a>(p. 234)</span> l'Empereur
+récompensait le Flamand pour la victoire de l'Italien.</p>
-<p>Pescaire, le lendemain de la bataille, avait pris pour lui un comté.
-L'Empereur le lui ôte, disant que, depuis deux ans, il l'a promis aux
+<p>Pescaire, le lendemain de la bataille, avait pris pour lui un comté.
+L'Empereur le lui ôte, disant que, depuis deux ans, il l'a promis aux
Colonna: mortelle injure. Pescaire cria si haut, que les Italiens
-prirent confiance en lui, lui dirent tout, tramèrent avec lui pour
+prirent confiance en lui, lui dirent tout, tramèrent avec lui pour
massacrer les Espagnols.</p>
-<p>Alonso d'Avalos, marquis de Pescaire, était, comme César Borgia, un
-Italien d'origine espagnole. Entre tous ces damnés qui se dirent
-disciples de Borgia, lui seul eut du génie. Né près de Naples, doué
-des fées, heureux dès le berceau, il eut, à quatre ans, la singulière
+<p>Alonso d'Avalos, marquis de Pescaire, était, comme César Borgia, un
+Italien d'origine espagnole. Entre tous ces damnés qui se dirent
+disciples de Borgia, lui seul eut du génie. Né près de Naples, doué
+des fées, heureux dès le berceau, il eut, à quatre ans, la singulière
faveur de fiancer la reine d'Italie, celle qui fut le centre des
-penseurs italiens, la poésie de Michel-Ange et son sublime amour,
-Vittoria Colonna. Elle était d'une part Colonna, de ces fameux
-Romains, des héros de Pétrarque, d'autre part des Montefeltro, ducs
-d'Urbin, illustres généraux des siècles militaires de l'Italie. À une
-telle femme il fallait un trône, et c'est peut-être ce qui alluma
-d'abord l'ambition de Pescaire. Ce simple gentilhomme eût voulu une
-souveraineté pour cette fille des souverains. Ils étaient du même âge,
-et tous deux poètes. Il l'épousa à dix-sept ans. Il eut d'abord des
-succès étonnants; ses années marquent nos défaites. En 1521, il prend
-Milan malgré Lautrec. L'année suivante, il tue Bayard, bat Bonnivet à
+penseurs italiens, la poésie de Michel-Ange et son sublime amour,
+Vittoria Colonna. Elle était d'une part Colonna, de ces fameux
+Romains, des héros de Pétrarque, d'autre part des Montefeltro, ducs
+d'Urbin, illustres généraux des siècles militaires de l'Italie. À une
+telle femme il fallait un trône, et c'est peut-être ce qui alluma
+d'abord l'ambition de Pescaire. Ce simple gentilhomme eût voulu une
+souveraineté pour cette fille des souverains. Ils étaient du même âge,
+et tous deux poètes. Il l'épousa à dix-sept ans. Il eut d'abord des
+succès étonnants; ses années marquent nos défaites. En 1521, il prend
+Milan malgré Lautrec. L'année suivante, il tue Bayard, bat Bonnivet à
la Bicoque. En 1525, Pavie<a id="footnotetag19" name="footnotetag19"></a><a href="#footnote19" title="Go to footnote 19"><span class="smaller">[19]</span></a>!</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> À un tel homme, si hardi, si prudent, «exquis en paix, en
-guerre» (c'est le mot de François I<sup>er</sup>) la fortune offrait tout. La
-misérable impuissance des rois, épuisés dès l'entrée des guerres,
-ouvrait les plus hautes espérances aux aventuriers héroïques.
-N'avait-on pas vu, au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, le grand Huniade faire souche de
-rois? et les Sforza de ducs? L'intrigant César Borgia avait failli
+<p><span class="pagenum"><a id="page235" name="page235"></a>(p. 235)</span> À un tel homme, si hardi, si prudent, «exquis en paix, en
+guerre» (c'est le mot de François I<sup>er</sup>) la fortune offrait tout. La
+misérable impuissance des rois, épuisés dès l'entrée des guerres,
+ouvrait les plus hautes espérances aux aventuriers héroïques.
+N'avait-on pas vu, au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle, le grand Huniade faire souche de
+rois? et les Sforza de ducs? L'intrigant César Borgia avait failli
faire un royaume. Pourquoi un Seckingen, un Bourbon, un Pescaire,
n'auraient-ils pas ceint la couronne?</p>
-<p>Les Italiens offraient à Pescaire celle de Naples; le pape lui en
-aurait donné l'investiture. L'âme de l'entreprise était Morone, le
-chancelier de Francesco Sforza. L'affaire était conclue avec la
-France, qui renonçait au Milanais, promettait une armée (24 juin
+<p>Les Italiens offraient à Pescaire celle de Naples; le pape lui en
+aurait donné l'investiture. L'âme de l'entreprise était Morone, le
+chancelier de Francesco Sforza. L'affaire était conclue avec la
+France, qui renonçait au Milanais, promettait une armée (24 juin
1525).</p>
-<p>Le désespoir du roi dans sa prison d'Espagne, son appel à sa mère, à
-sa s&oelig;ur, sa maladie en août et les craintes de sa famille,
-dérangèrent tout. Les Italiens, qui ne voyaient rien faire pour eux,
-et soupçonnaient qu'on allait les trahir, commencèrent à se troubler.
-L'Empereur avait déjà conclu avec la France une trêve de juillet en
-janvier. Pescaire joua un double jeu. Il dit à ses complices que, pour
+<p>Le désespoir du roi dans sa prison d'Espagne, son appel à sa mère, à
+sa s&oelig;ur, sa maladie en août et les craintes de sa famille,
+dérangèrent tout. Les Italiens, qui ne voyaient rien faire pour eux,
+et soupçonnaient qu'on allait les trahir, commencèrent à se troubler.
+L'Empereur avait déjà conclu avec la France une trêve de juillet en
+janvier. Pescaire joua un double jeu. Il dit à ses complices que, pour
endormir l'Empereur, il fallait lui mander quelques mots de la chose,
et lui faire croire qu'on la ferait avorter. Ayant obtenu des Italiens
la permission de les trahir, il le fit en effet, et plus qu'il
-n'était convenu.</p>
+n'était convenu.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page236" name="page236"></a>(p. 236)</span> Plusieurs assurent que ce fut la pieuse, la vertueuse
-Vittoria Colonna qui lui fit livrer ses amis; il était très-perplexe;
-elle le décida par la considération du serment qu'il avait prêté à
-l'Empereur, dont il était l'homme de confiance, par l'obéissance qu'on
-devait à l'autorité légitime, par le <em>loyalisme</em> espagnol, qui jamais
-ne trahit son maître, enfin par la vertu chrétienne, le pardon des
+Vittoria Colonna qui lui fit livrer ses amis; il était très-perplexe;
+elle le décida par la considération du serment qu'il avait prêté à
+l'Empereur, dont il était l'homme de confiance, par l'obéissance qu'on
+devait à l'autorité légitime, par le <em>loyalisme</em> espagnol, qui jamais
+ne trahit son maître, enfin par la vertu chrétienne, le pardon des
injures, le sacrifice de sa jalousie et de sa haine contre les
-Colonna, auxquels l'avait sacrifié l'Empereur.</p>
+Colonna, auxquels l'avait sacrifié l'Empereur.</p>
-<p>Cela le toucha fort, et il réfléchit sans doute aussi qu'après tout
-l'Empereur pouvait d'un seul mot le faire très-grand en Italie, tandis
-que la Ligue ne lui donnait qu'une promesse, une douteuse éventualité,
-rien que la guerre. Il allait servir les Français, qu'il venait de
+<p>Cela le toucha fort, et il réfléchit sans doute aussi qu'après tout
+l'Empereur pouvait d'un seul mot le faire très-grand en Italie, tandis
+que la Ligue ne lui donnait qu'une promesse, une douteuse éventualité,
+rien que la guerre. Il allait servir les Français, qu'il venait de
battre, contre les Espagnols, qui l'aimaient, l'admiraient comme un
des leurs, et qui avaient fait sa victoire.</p>
-<p>Et il poussa si loin cette vertu sublime de servir un maître ingrat,
+<p>Et il poussa si loin cette vertu sublime de servir un maître ingrat,
qu'il se fit espion pour lui, agent provocateur compromettant
-habilement ses amis et les enfonçant dans le piége. En attendant, il
-gagnait du temps, disant que sa conscience n'était pas rassurée
+habilement ses amis et les enfonçant dans le piége. En attendant, il
+gagnait du temps, disant que sa conscience n'était pas rassurée
encore, et faisant consulter (sans doute par sa femme) les plus
profonds casuistes de Rome.</p>
-<p>Mais revenons à Marguerite, qui arrive à Madrid, et trouve son frère
-malade à la mort dans ce misérable galetas. Sa vue seule, son
-embrassement, son étreinte, l'eût ressuscité. La France tout entière
+<p>Mais revenons à Marguerite, qui arrive à Madrid, et trouve son frère
+malade à la mort dans ce misérable galetas. Sa vue seule, son
+embrassement, son étreinte, l'eût ressuscité. La France tout entière
et la patrie entra avec elle dans cette chambre, le charme de la
famille, de l'enfance et des souvenirs. Elle ne craignit <span class="pagenum"><a id="page237" name="page237"></a>(p. 237)</span> pas
-pour le roi une émotion religieuse; elle fit dresser un autel, dire la
-messe, et communia avec lui de la même hostie.</p>
+pour le roi une émotion religieuse; elle fit dresser un autel, dire la
+messe, et communia avec lui de la même hostie.</p>
-<p>Il était beaucoup moins malade qu'on ne croyait. Sa vigueur de
-jeunesse se réveilla par le bonheur. De corps, de c&oelig;ur, il s'était
-vu lié, serré, et dans cette constriction, il avait cru mourir.</p>
+<p>Il était beaucoup moins malade qu'on ne croyait. Sa vigueur de
+jeunesse se réveilla par le bonheur. De corps, de c&oelig;ur, il s'était
+vu lié, serré, et dans cette constriction, il avait cru mourir.</p>
-<p>Une véhémente expansion, et morale, et physique, eut lieu dans tous
+<p>Une véhémente expansion, et morale, et physique, eut lieu dans tous
les sens. Sa s&oelig;ur en quinze jours, fit ce miracle de le si bien
-remettre, «qu'il eût couru le cerf.» Elle donne plusieurs détails
-naïfs de cette résurrection, et plus naïfs que poétiques, comme une
-mère parle d'un enfant.</p>
-
-<p>M. de Sismondi, avec un grand sens historique, avait jugé, sur les
-dépêches des envoyés du pape, que la régente trahissait, qu'après
-avoir, en juin, promis secours aux Italiens, en août, voyant le roi
-désespéré, malade, elle avait brusquement changé de politique, demandé
-grâce à l'Empereur en dénonçant ses alliés. Au milieu de septembre, on
-sut à Rome que Charles était instruit et des offres faites à Pescaire
-et des négociations avec la France.</p>
-
-<p>L'hypothèse est si vraisemblable, que celui qui ne veut pas l'admettre
-doit oublier l'histoire des monarchies, méconnaître spécialement ce
-moment de l'histoire où le gouvernement tout personnel ne fut que la
-famille, le sang, la chair et l'amour éperdu d'une mère capable de
-tout, mère jusqu'au crime, asservie à l'instinct de la femelle pour sa
-progéniture.</p>
-
-<p>Une seule raison militait contre cette hypothèse: c'est que
-Marguerite ait été le dénonciateur. La passion <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> l'expliquerait
-cependant; elle voyait son frère à la mort; pour le sauver, elle eût
-livré un monde.</p>
-
-<p>Au reste, la dénonciation avait précédé son voyage. Elle n'arrive à
-Madrid que le 18 septembre. Le 19, on savait à Rome que l'Empereur
-était instruit. Donc, il le fut au moins quinze jours avant qu'elle
-arrivât.</p>
-
-<p>Marguerite le trouva à Madrid, qui sans doute pensait tirer d'elle de
-plus amples révélations. Comme il tenait le frère, comme il pouvait
-d'un mot adoucir sa situation et lui donner la vie peut-être, il ne
-lui était que trop aisé de faire parler sa s&oelig;ur. La chose, en
-général, était connue. Mais les circonstances précises qui permirent
-d'agir à coup sûr ne le furent qu'à ce moment, du 18 au 20 septembre.
-Pescaire avait flotté jusque-là. Mettez une vingtaine de jours pour le
-message de Madrid à Barcelone, à Gênes et à Milan, vous arrivez au 10
-octobre, au jour où Pescaire vit sa situation, se sentit dans la main
-de l'Empereur, où le preneur, se trouvant pris, trama la trahison
-qu'il accomplit le 14, jour où il livra ses amis.</p>
-
-<p>Ce qui fut conjecture pour Sismondi est à peu près certain, maintenant
-qu'on a publié les actes et les lettres. (<cite>Marguerite, 1841</cite>;
-<cite>Charles-Quint, éd. 1844</cite>; <cite>Négoc, Autrich., 1845</cite>; <cite>Captivité,
+remettre, «qu'il eût couru le cerf.» Elle donne plusieurs détails
+naïfs de cette résurrection, et plus naïfs que poétiques, comme une
+mère parle d'un enfant.</p>
+
+<p>M. de Sismondi, avec un grand sens historique, avait jugé, sur les
+dépêches des envoyés du pape, que la régente trahissait, qu'après
+avoir, en juin, promis secours aux Italiens, en août, voyant le roi
+désespéré, malade, elle avait brusquement changé de politique, demandé
+grâce à l'Empereur en dénonçant ses alliés. Au milieu de septembre, on
+sut à Rome que Charles était instruit et des offres faites à Pescaire
+et des négociations avec la France.</p>
+
+<p>L'hypothèse est si vraisemblable, que celui qui ne veut pas l'admettre
+doit oublier l'histoire des monarchies, méconnaître spécialement ce
+moment de l'histoire où le gouvernement tout personnel ne fut que la
+famille, le sang, la chair et l'amour éperdu d'une mère capable de
+tout, mère jusqu'au crime, asservie à l'instinct de la femelle pour sa
+progéniture.</p>
+
+<p>Une seule raison militait contre cette hypothèse: c'est que
+Marguerite ait été le dénonciateur. La passion <span class="pagenum"><a id="page238" name="page238"></a>(p. 238)</span> l'expliquerait
+cependant; elle voyait son frère à la mort; pour le sauver, elle eût
+livré un monde.</p>
+
+<p>Au reste, la dénonciation avait précédé son voyage. Elle n'arrive à
+Madrid que le 18 septembre. Le 19, on savait à Rome que l'Empereur
+était instruit. Donc, il le fut au moins quinze jours avant qu'elle
+arrivât.</p>
+
+<p>Marguerite le trouva à Madrid, qui sans doute pensait tirer d'elle de
+plus amples révélations. Comme il tenait le frère, comme il pouvait
+d'un mot adoucir sa situation et lui donner la vie peut-être, il ne
+lui était que trop aisé de faire parler sa s&oelig;ur. La chose, en
+général, était connue. Mais les circonstances précises qui permirent
+d'agir à coup sûr ne le furent qu'à ce moment, du 18 au 20 septembre.
+Pescaire avait flotté jusque-là. Mettez une vingtaine de jours pour le
+message de Madrid à Barcelone, à Gênes et à Milan, vous arrivez au 10
+octobre, au jour où Pescaire vit sa situation, se sentit dans la main
+de l'Empereur, où le preneur, se trouvant pris, trama la trahison
+qu'il accomplit le 14, jour où il livra ses amis.</p>
+
+<p>Ce qui fut conjecture pour Sismondi est à peu près certain, maintenant
+qu'on a publié les actes et les lettres. (<cite>Marguerite, 1841</cite>;
+<cite>Charles-Quint, éd. 1844</cite>; <cite>Négoc, Autrich., 1845</cite>; <cite>Captivité,
1847</cite>.)</p>
<p>La chose, bien entendu, n'y est nulle part. Mais plusieurs mots
restent inintelligibles, inexplicables, si l'on n'admet que Marguerite
-s'était acquis un titre à la reconnaissance des impériaux, et fut
-étonnée, indignée, de leur ingratitude.</p>
+s'était acquis un titre à la reconnaissance des impériaux, et fut
+étonnée, indignée, de leur ingratitude.</p>
-<p>Ce titre n'était pas une offre nouvelle qu'elle eût faite aux dépens
-de la France. Qu'offrait-elle? Que le <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> roi cédât la Bourgogne,
+<p>Ce titre n'était pas une offre nouvelle qu'elle eût faite aux dépens
+de la France. Qu'offrait-elle? Que le <span class="pagenum"><a id="page239" name="page239"></a>(p. 239)</span> roi cédât la Bourgogne,
<em>en la gardant</em> comme dot de la s&oelig;ur de l'Empereur. Elle offrait
Naples, elle offrait la Catalogne, l'Aragon et Valence! je ne sais
quels droits de nos rois sur ces provinces espagnoles?</p>
-<p>Certes, de pareilles offres n'expliqueraient nullement l'étonnement
-qu'elle montre et son désappointement en voyant la dureté immuable des
-impériaux.</p>
+<p>Certes, de pareilles offres n'expliqueraient nullement l'étonnement
+qu'elle montre et son désappointement en voyant la dureté immuable des
+impériaux.</p>
-<p>Elle reproche à Lannoy d'avoir manqué d'<em>honneur</em>. (<cite>Captivité, p.
+<p>Elle reproche à Lannoy d'avoir manqué d'<em>honneur</em>. (<cite>Captivité, p.
354.</cite>) Que signifie ce mot?</p>
-<p>Il est visible qu'à Madrid, pour tirer d'elle des lumières, des
-renseignements sur les secrets alliés de la France, on l'avait leurrée
-d'espérances qui s'évanouirent, lorsqu'à Tolède elle se trouva devant
+<p>Il est visible qu'à Madrid, pour tirer d'elle des lumières, des
+renseignements sur les secrets alliés de la France, on l'avait leurrée
+d'espérances qui s'évanouirent, lorsqu'à Tolède elle se trouva devant
le conseil d'Espagne et le violent Gattinara.</p>
-<p>L'Empereur très-probablement ne voulut rien devoir, et dit: «Je savais
-tout.»</p>
+<p>L'Empereur très-probablement ne voulut rien devoir, et dit: «Je savais
+tout.»</p>
-<p>Du reste, pensant bien que, dans les épanchements de sa douleur auprès
-de sa s&oelig;ur Léonore et de la famille impériale, elle pourrait en
+<p>Du reste, pensant bien que, dans les épanchements de sa douleur auprès
+de sa s&oelig;ur Léonore et de la famille impériale, elle pourrait en
dire encore plus, il crut utile de l'amuser, de lui dire <em>qu'elle en
serait contente</em>, qu'il ferait les choses si bien, <em>qu'elle en serait
-surprise</em> (3 et 8 octobre). Il écrivait aussi de bonnes paroles au
+surprise</em> (3 et 8 octobre). Il écrivait aussi de bonnes paroles au
roi.</p>
-<p>Le 5 octobre, elle parut devant le conseil impérial avec les envoyés
-de France. Gattinara y perdit toute mesure. Sans égard à la situation
-de la princesse et des Français, le furieux Savoyard parla comme
-jamais n'eût osé l'Empereur. Il cria, menaça. Marguerite s'en alla
+<p>Le 5 octobre, elle parut devant le conseil impérial avec les envoyés
+de France. Gattinara y perdit toute mesure. Sans égard à la situation
+de la princesse et des Français, le furieux Savoyard parla comme
+jamais n'eût osé l'Empereur. Il cria, menaça. Marguerite s'en alla
pleurer chez la reine de Portugal.</p>
<p>Il voulait d'abord avoir la Bourgogne, la tenir, avant tout examen de
la question. De plus, il lui <span class="pagenum"><a id="page240" name="page240"></a>(p. 240)</span> fallait la Picardie, la Somme.
Il ne voulait point de mariage du roi ou de sa s&oelig;ur, mais un futur
-mariage entre deux enfants. Enfin, il fallait que le roi aidât
-l'Empereur; en troupes? non, en argent, c'est-à-dire qu'il fût
-tributaire, et payât l'armée ennemie.</p>
-
-<p>Tel fut le fruit de la faiblesse, de la déloyauté. Voyant l'affaire
-italienne éventée, Pescaire anéanti, enfin la France elle-même qui se
-livrait et brisait son épée, Gattinara nous mit le genou sur la gorge,
-et traita sans ménagement la femme faible et passionnée qui avait cru
+mariage entre deux enfants. Enfin, il fallait que le roi aidât
+l'Empereur; en troupes? non, en argent, c'est-à-dire qu'il fût
+tributaire, et payât l'armée ennemie.</p>
+
+<p>Tel fut le fruit de la faiblesse, de la déloyauté. Voyant l'affaire
+italienne éventée, Pescaire anéanti, enfin la France elle-même qui se
+livrait et brisait son épée, Gattinara nous mit le genou sur la gorge,
+et traita sans ménagement la femme faible et passionnée qui avait cru
sauver ce qu'elle aimait.</p>
-<p>Dans les lettres de Marguerite à son frère convalescent, on sent
-qu'elle craint extrêmement de lui faire mal et qu'elle parvient à se
-contenir. Et cependant son c&oelig;ur déborde d'amertume et de douleur.</p>
+<p>Dans les lettres de Marguerite à son frère convalescent, on sent
+qu'elle craint extrêmement de lui faire mal et qu'elle parvient à se
+contenir. Et cependant son c&oelig;ur déborde d'amertume et de douleur.</p>
-<p>Elle n'ose plus parler, sentant qu'elle n'a que trop parlé, et qu'on
-profitera âprement des moindres paroles. (<cite>Captivité, 357.</cite>)</p>
+<p>Elle n'ose plus parler, sentant qu'elle n'a que trop parlé, et qu'on
+profitera âprement des moindres paroles. (<cite>Captivité, 357.</cite>)</p>
-<p>Lannoy, assez embarrassé, lui conseille doucement d'aller voir
-l'Empereur. Elle répond qu'elle n'ira pas sans y être invitée; que, si
+<p>Lannoy, assez embarrassé, lui conseille doucement d'aller voir
+l'Empereur. Elle répond qu'elle n'ira pas sans y être invitée; que, si
l'Empereur veut lui parler, on la trouvera dans tel couvent. Elle y
-attend depuis une heure après midi. À cinq heures, elle attend encore.
-On la laisse se morfondre là. L'Empereur va et vient, à la chasse, en
-pèlerinage, et que sais-je? Partout. Elle, fort délaissée, elle tue
-les journées à errer de couvent en couvent.</p>
+attend depuis une heure après midi. À cinq heures, elle attend encore.
+On la laisse se morfondre là. L'Empereur va et vient, à la chasse, en
+pèlerinage, et que sais-je? Partout. Elle, fort délaissée, elle tue
+les journées à errer de couvent en couvent.</p>
<p>Que se passait-il cependant en Italie? Le 14 octobre, Pescaire
accomplit son forfait.</p>
<p>Il l'accomplit, de concert avec son ennemi contre ses amis, avec
Antonio de Leyva, le bourreau espagnol, <span class="pagenum"><a id="page241" name="page241"></a>(p. 241)</span> qu'il avait promis
-d'égorger, contre ceux qui voulaient lui mettre sur la tête la
+d'égorger, contre ceux qui voulaient lui mettre sur la tête la
couronne d'Italie.</p>
-<p>Il crevait de douleur, d'ambition rentrée, peut-être de remords; il
-était alité à Novarre. Cela l'aida au crime. Il tira parti de sa
-maladie pour attirer ses amis au piége. Il pria le chef du complot, le
+<p>Il crevait de douleur, d'ambition rentrée, peut-être de remords; il
+était alité à Novarre. Cela l'aida au crime. Il tira parti de sa
+maladie pour attirer ses amis au piége. Il pria le chef du complot, le
chancelier de Milan, de venir voir ce pauvre malade. Et celui-ci, qui
le connaissait bien, y vint pourtant.</p>
<p>Il vint. Et le malade le fit parler, parler bien haut et longuement,
-tout expliquer. Antonio entendait tout, caché derrière une tapisserie.
-L'épanchement fini, on saisit l'homme. Et Pescaire, se levant, passa
+tout expliquer. Antonio entendait tout, caché derrière une tapisserie.
+L'épanchement fini, on saisit l'homme. Et Pescaire, se levant, passa
dans une salle pour interroger comme juge son complice qu'il avait
perdu.</p>
-<p>Il avait reçu d'Espagne l'ordre de pousser Sforza, de le dépouiller
-peu à peu, de le désespérer, afin qu'il éclatât et donnât occasion à
-l'Empereur de le déclarer déchu de son fief.</p>
+<p>Il avait reçu d'Espagne l'ordre de pousser Sforza, de le dépouiller
+peu à peu, de le désespérer, afin qu'il éclatât et donnât occasion à
+l'Empereur de le déclarer déchu de son fief.</p>
-<p>Pescaire, qui tenait déjà Lodi et Pavie, demanda à Sforza de lui
-ouvrir Crémone; il n'osa refuser. Alors il occupa Milan, tenant le duc
-dans le château, lui demandant seulement de se laisser entourer de
-tranchées. Il le priait aussi de lui livrer son secrétaire intime.
-Sforza résista alors, et ne prenant conseil que de son désespoir, fit
+<p>Pescaire, qui tenait déjà Lodi et Pavie, demanda à Sforza de lui
+ouvrir Crémone; il n'osa refuser. Alors il occupa Milan, tenant le duc
+dans le château, lui demandant seulement de se laisser entourer de
+tranchées. Il le priait aussi de lui livrer son secrétaire intime.
+Sforza résista alors, et ne prenant conseil que de son désespoir, fit
tirer sur les Espagnols.</p>
<p>Cette perfidie du fort contre le faible tourna mal au premier. Les
-Vénitiens, qui, dans leur peur, allaient se racheter avec une grosse
-somme, réfléchirent qu'après tout, puisque l'Empereur prenait le
-Milanais, il en viendrait à eux, et que leur propre argent allait
-servir à payer l'invasion. Ils le remirent en poche. <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> Au lieu
-d'argent, ils donnèrent un conseil à l'Empereur, celui de ne pas
+Vénitiens, qui, dans leur peur, allaient se racheter avec une grosse
+somme, réfléchirent qu'après tout, puisque l'Empereur prenait le
+Milanais, il en viendrait à eux, et que leur propre argent allait
+servir à payer l'invasion. Ils le remirent en poche. <span class="pagenum"><a id="page242" name="page242"></a>(p. 242)</span> Au lieu
+d'argent, ils donnèrent un conseil à l'Empereur, celui de ne pas
prendre Milan, ce qui allait mettre le monde contre lui. L'Empereur,
-sans argent, fut bien obligé de les croire.</p>
+sans argent, fut bien obligé de les croire.</p>
-<p>Pescaire se mourait cependant (30 novembre). Né pour la gloire, pour
-l'immortalité, il avait su s'attacher au poteau de l'infamie
-éternelle.</p>
+<p>Pescaire se mourait cependant (30 novembre). Né pour la gloire, pour
+l'immortalité, il avait su s'attacher au poteau de l'infamie
+éternelle.</p>
-<p>Sa femme, à qui sans doute il avait caché l'extrémité où il était, fut
-avertie trop tard. Elle accourut du fond du royaume de Naples. À
+<p>Sa femme, à qui sans doute il avait caché l'extrémité où il était, fut
+avertie trop tard. Elle accourut du fond du royaume de Naples. À
Viterbe, elle apprit sa mort. Elle resta inconsolable, et le pleura
-toute sa vie. Combien dut-elle aussi pleurer sur elle-même, si, par
+toute sa vie. Combien dut-elle aussi pleurer sur elle-même, si, par
scrupule de religion et de chevalerie, elle lui donna le fatal conseil
-qui fit de lui un traître, et tua son âme et sa mémoire!</p>
+qui fit de lui un traître, et tua son âme et sa mémoire!</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page243" name="page243"></a>(p. 243)</span> CHAPITRE XIII</h3>
-<h4>LE TRAITÉ DE MADRID ET SA VIOLATION<br>
+<h4>LE TRAITÉ DE MADRID ET SA VIOLATION<br>
1525-1526</h4>
-<p>La profonde irritation de François I<sup>er</sup>, son aigreur et son amertume
-sont visibles dans les sèches réponses qu'il fit le 10 octobre aux
-dernières propositions de l'Empereur. (<cite>Granvelle, I, 270</cite>;
-<cite>Captivité, 366</cite>). Il dit même sur un des articles <em>qu'il aime autant
+<p>La profonde irritation de François I<sup>er</sup>, son aigreur et son amertume
+sont visibles dans les sèches réponses qu'il fit le 10 octobre aux
+dernières propositions de l'Empereur. (<cite>Granvelle, I, 270</cite>;
+<cite>Captivité, 366</cite>). Il dit même sur un des articles <em>qu'il aime autant
un jamais</em>.</p>
-<p>Il fit dire par son médecin que l'Empereur ferait beaucoup mieux de
-prendre l'argent qu'on lui offrait, <em>avant que son prisonnier ne fût
+<p>Il fit dire par son médecin que l'Empereur ferait beaucoup mieux de
+prendre l'argent qu'on lui offrait, <em>avant que son prisonnier ne fût
mort</em>.</p>
-<p>Il lui fit savoir encore qu'il était déterminé à user ses jours en
-prison et à faire couronner le Dauphin; qu'il le prierait seulement
-<em>de lui assigner un lieu où il restât jusqu'à sa mort</em>. (<cite>Nég.
+<p>Il lui fit savoir encore qu'il était déterminé à user ses jours en
+prison et à faire couronner le Dauphin; qu'il le prierait seulement
+<em>de lui assigner un lieu où il restât jusqu'à sa mort</em>. (<cite>Nég.
Autrich., II, 630, 340.</cite>)</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> L'outrageuse ingratitude des impériaux, le mépris qu'ils
-semblaient faire du frère et de la s&oelig;ur, les avaient tous deux
-relevés. Ils prenaient par irritation la mesure forte et décisive
-qu'il eût fallu prendre dès le premier jour.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page244" name="page244"></a>(p. 244)</span> L'outrageuse ingratitude des impériaux, le mépris qu'ils
+semblaient faire du frère et de la s&oelig;ur, les avaient tous deux
+relevés. Ils prenaient par irritation la mesure forte et décisive
+qu'il eût fallu prendre dès le premier jour.</p>
<p>Je ne doute pas que ce conseil vigoureux de l'abdication ne soit venu
-de Marguerite. Elle commença à voir clair, à sentir que cet ami, ce
-parent auquel tous deux s'étaient offerts et livrés, que l'Empereur
-était l'ennemi, un corsaire et un marchand, que le roi ne pouvait
-l'amener à rien qu'en lui dépréciant son gage. Il croyait tenir un
+de Marguerite. Elle commença à voir clair, à sentir que cet ami, ce
+parent auquel tous deux s'étaient offerts et livrés, que l'Empereur
+était l'ennemi, un corsaire et un marchand, que le roi ne pouvait
+l'amener à rien qu'en lui dépréciant son gage. Il croyait tenir un
roi, et il ne tenait qu'un homme qui pouvait au premier moment lui
-échapper par la mort.</p>
+échapper par la mort.</p>
<p>Le roi abdiqua (novembre); et sa s&oelig;ur emporta l'abdication.</p>
-<p>Cette vigueur qui étonne dans cet homme sensuel et mou, dans cette
-femme passionnée qui, si énergiquement, s'arrachait à son amour, qui
-délaissait en prison son malade à peine rétabli, tout cela s'explique
-en partie par les sentiments de mysticité exaltée qu'elle avait
-apportés en Espagne et qu'elle avait un moment fait partager à son
-frère. Dès le lendemain de Pavie, elle lui avait envoyé les épîtres de
-saint Paul, en lui disant, comme on a vu, «<em>que saint Paul le
-délivrerait</em>.» Une recluse l'avait assuré «à un saint homme,»
-Briçonnet peut-être, ou plutôt Sigismond de Haute-Flamme (Hohenlohe),
-grand seigneur d'Alsace et chanoine de Strasbourg. C'était un ardent
-luthérien qui poussait à la conversion de François I<sup>er</sup>, et qui en
+<p>Cette vigueur qui étonne dans cet homme sensuel et mou, dans cette
+femme passionnée qui, si énergiquement, s'arrachait à son amour, qui
+délaissait en prison son malade à peine rétabli, tout cela s'explique
+en partie par les sentiments de mysticité exaltée qu'elle avait
+apportés en Espagne et qu'elle avait un moment fait partager à son
+frère. Dès le lendemain de Pavie, elle lui avait envoyé les épîtres de
+saint Paul, en lui disant, comme on a vu, «<em>que saint Paul le
+délivrerait</em>.» Une recluse l'avait assuré «à un saint homme,»
+Briçonnet peut-être, ou plutôt Sigismond de Haute-Flamme (Hohenlohe),
+grand seigneur d'Alsace et chanoine de Strasbourg. C'était un ardent
+luthérien qui poussait à la conversion de François I<sup>er</sup>, et qui en
conserva l'espoir jusqu'en juillet 1526. Ce pieux personnage <span class="pagenum"><a id="page245" name="page245"></a>(p. 245)</span>
-n'en resta pas moins voué au roi et à sa s&oelig;ur, et nous le voyons
-peu après employé par François I<sup>er</sup> à lever une armée de
+n'en resta pas moins voué au roi et à sa s&oelig;ur, et nous le voyons
+peu après employé par François I<sup>er</sup> à lever une armée de
lansquenets.</p>
-<p>Si l'on suit avec attention le fil des événements, on trouve
+<p>Si l'on suit avec attention le fil des événements, on trouve
qu'effectivement rien n'agit en faveur du roi plus que <em>saint Paul</em> et
-Luther. La fermentation protestante dont les Pays-Bas étaient
-travaillés avait frappé Marguerite d'Autriche d'une telle terreur,
+Luther. La fermentation protestante dont les Pays-Bas étaient
+travaillés avait frappé Marguerite d'Autriche d'une telle terreur,
que, sans attendre ce qu'on ferait en Espagne, <em>elle signifia en juin
aux Anglais qu'on ne pouvait rien</em> et ne ferait rien. Et elle le leur
-prouva en faisant trêve, dès juillet, pour les Pays-Bas. Les Anglais
-firent le 30 août leur traité avec la France. Charles-Quint, au 18
+prouva en faisant trêve, dès juillet, pour les Pays-Bas. Les Anglais
+firent le 30 août leur traité avec la France. Charles-Quint, au 18
octobre, l'apprit sans pouvoir le croire. Mais les Anglais
-l'avouèrent, lui disant que c'était sa tante qui leur avait avoué la
-définitive impuissance et l'épuisement des Pays-Bas, et les avait
-ainsi jetés dans l'alliance française.</p>
+l'avouèrent, lui disant que c'était sa tante qui leur avait avoué la
+définitive impuissance et l'épuisement des Pays-Bas, et les avait
+ainsi jetés dans l'alliance française.</p>
-<p>Une chose y fut plus décisive encore, le mariage de Portugal et le peu
+<p>Une chose y fut plus décisive encore, le mariage de Portugal et le peu
de cas que Charles-Quint semblait faire de la fille d'Henri VIII.
-Celui-ci dut le rendre, en dégoût et mauvaise humeur, à sa femme,
-tante de Charles-Quint, dont il était fort las. Il regarda de plus en
-plus vers la France, d'où il avait peut-être emporté un regret. Il y
-parut bientôt, un an après, lorsque de France reparut ce jeune astre,
-qui éblouit le roi, le fit Français et protestant, et changea la foi
+Celui-ci dut le rendre, en dégoût et mauvaise humeur, à sa femme,
+tante de Charles-Quint, dont il était fort las. Il regarda de plus en
+plus vers la France, d'où il avait peut-être emporté un regret. Il y
+parut bientôt, un an après, lorsque de France reparut ce jeune astre,
+qui éblouit le roi, le fit Français et protestant, et changea la foi
de l'Angleterre.</p>
-<p>À l'autre bout du monde, en Turquie, la France, secondée par Venise,
-n'agissait pas moins efficacement. Le vieux doge, André Gritti,
-prudent et énergique, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> avait mis là son bâtard, Ludovico,
-homme d'audace et d'intrigue, lié avec le grand vizir, un Grec, né
+<p>À l'autre bout du monde, en Turquie, la France, secondée par Venise,
+n'agissait pas moins efficacement. Le vieux doge, André Gritti,
+prudent et énergique, <span class="pagenum"><a id="page246" name="page246"></a>(p. 246)</span> avait mis là son bâtard, Ludovico,
+homme d'audace et d'intrigue, lié avec le grand vizir, un Grec, né
sujet de Venise, qui gouvernait absolument Soliman et l'empire. Les
-premiers envoyés avaient été assassinés, sans doute par l'Autriche.
-Mais d'autres, plus heureux, arrivèrent, le Polonais Laski, puis le
-Hongrois Frangepani. Ils furent reçus comme ils l'auraient été à Paris
-ou à Venise. Un mouvement commença immense de l'empire Turc;
-l'Allemagne, qui, à l'ouest, avait justement alors ses jacqueries, vit
-à l'est s'ébranler les Turcs, comme ennemis de Charles-Quint, et
-comprit l'extrême danger qu'un empereur autrichien attirait sur elle
+premiers envoyés avaient été assassinés, sans doute par l'Autriche.
+Mais d'autres, plus heureux, arrivèrent, le Polonais Laski, puis le
+Hongrois Frangepani. Ils furent reçus comme ils l'auraient été à Paris
+ou à Venise. Un mouvement commença immense de l'empire Turc;
+l'Allemagne, qui, à l'ouest, avait justement alors ses jacqueries, vit
+à l'est s'ébranler les Turcs, comme ennemis de Charles-Quint, et
+comprit l'extrême danger qu'un empereur autrichien attirait sur elle
et sur la Hongrie.</p>
-<p>Ainsi il semblait que toute la terre, de l'Irlande à l'Arabie, s'émût
-pour François I<sup>er</sup>. De l'Asie, de l'Arabie, de l'Égypte, cent tribus
-barbares venaient à l'appel du Sultan qui, disait-il, allait marcher à
-la délivrance de <em>son frère, le roi des Francs</em>.</p>
+<p>Ainsi il semblait que toute la terre, de l'Irlande à l'Arabie, s'émût
+pour François I<sup>er</sup>. De l'Asie, de l'Arabie, de l'Égypte, cent tribus
+barbares venaient à l'appel du Sultan qui, disait-il, allait marcher à
+la délivrance de <em>son frère, le roi des Francs</em>.</p>
-<p>Mais nul pays ne se déclarait pour lui plus vivement que l'Espagne.
-Dès son arrivée, en juin, tout le pays de Valence s'était précipité
+<p>Mais nul pays ne se déclarait pour lui plus vivement que l'Espagne.
+Dès son arrivée, en juin, tout le pays de Valence s'était précipité
pour le voir. Le peuple du Cid et d'Amadis courait avidement voir un
-héros vivant. Les femmes en raffolaient. Une fille du duc de
-l'Infantado, dona Ximena, déclara que, ne pouvant épouser le roi de
-France, elle n'aurait jamais d'autre époux, et se fit religieuse.</p>
-
-<p>Le caractère espagnol, d'une ardente générosité, se révéla mieux
-encore quand la princesse suppliante fut si durement traitée. Ce fut
-comme si la France était venue en confiance s'asseoir au foyer de
-l'Espagne et qu'on l'en eût repoussée. Tout le monde s'efforça
-<span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> d'expier près de Marguerite la froide et brutale politique du
-gouvernement flamand. Elle fut tendrement reçue de la s&oelig;ur de
-Charles-Quint, enveloppée, adoptée, honorée de toutes manières dans
-l'aimable et noble famille du vieux duc de l'Infantado. Qu'on eût pu
-pour un intérêt, je ne sais quelle pauvreté de province ou de royaume,
+héros vivant. Les femmes en raffolaient. Une fille du duc de
+l'Infantado, dona Ximena, déclara que, ne pouvant épouser le roi de
+France, elle n'aurait jamais d'autre époux, et se fit religieuse.</p>
+
+<p>Le caractère espagnol, d'une ardente générosité, se révéla mieux
+encore quand la princesse suppliante fut si durement traitée. Ce fut
+comme si la France était venue en confiance s'asseoir au foyer de
+l'Espagne et qu'on l'en eût repoussée. Tout le monde s'efforça
+<span class="pagenum"><a id="page247" name="page247"></a>(p. 247)</span> d'expier près de Marguerite la froide et brutale politique du
+gouvernement flamand. Elle fut tendrement reçue de la s&oelig;ur de
+Charles-Quint, enveloppée, adoptée, honorée de toutes manières dans
+l'aimable et noble famille du vieux duc de l'Infantado. Qu'on eût pu
+pour un intérêt, je ne sais quelle pauvreté de province ou de royaume,
refuser la main de ce roi, miroir de toute chevalerie, refuser
-l'adorable s&oelig;ur dont un regard valait un monde, c'était pour ces
-vrais Espagnols un sujet d'étonnement. Un grand d'Espagne, le vieux
-duc peut-être, dans sa galanterie héroïque, alla jusqu'à dire à
+l'adorable s&oelig;ur dont un regard valait un monde, c'était pour ces
+vrais Espagnols un sujet d'étonnement. Un grand d'Espagne, le vieux
+duc peut-être, dans sa galanterie héroïque, alla jusqu'à dire à
Marguerite que, si l'Empereur partait pour l'Italie, il ne manquerait
-pas d'Espagnols pour ouvrir la porte à François I<sup>er</sup>.</p>
+pas d'Espagnols pour ouvrir la porte à François I<sup>er</sup>.</p>
-<p>La perfidie de Bourbon, qui avait eu l'affreux succès de faire son
-maître prisonnier, les mettait hors de toute mesure. Quand il arriva
-en Espagne, il se fit autour de lui un désert. Pas un homme ne lui dit
-un mot. Et l'Empereur ayant prié un des grands de l'héberger: «Je ne
-puis refuser, dit-il, ma maison à Votre Majesté. J'en serai quitte
-pour la brûler le lendemain.»</p>
+<p>La perfidie de Bourbon, qui avait eu l'affreux succès de faire son
+maître prisonnier, les mettait hors de toute mesure. Quand il arriva
+en Espagne, il se fit autour de lui un désert. Pas un homme ne lui dit
+un mot. Et l'Empereur ayant prié un des grands de l'héberger: «Je ne
+puis refuser, dit-il, ma maison à Votre Majesté. J'en serai quitte
+pour la brûler le lendemain.»</p>
<p>Ces dispositions admirables, si touchantes, du peuple espagnol,
-étaient bien propres à soutenir le courage du roi. Cependant, sa
-s&oelig;ur partie, les jours traînant, la saison attristée ne montrant
-plus au prisonnier que la plaine grise de Madrid, il commença à se
-trouver moins bien et à retomber. Sa s&oelig;ur essayait de le soutenir
-par ses lettres. Mais elle-même, en s'éloignant de lui, elle
-s'attendrissait de plus en plus. Elle écrit à Montmorency: «Toute la
+étaient bien propres à soutenir le courage du roi. Cependant, sa
+s&oelig;ur partie, les jours traînant, la saison attristée ne montrant
+plus au prisonnier que la plaine grise de Madrid, il commença à se
+trouver moins bien et à retomber. Sa s&oelig;ur essayait de le soutenir
+par ses lettres. Mais elle-même, en s'éloignant de lui, elle
+s'attendrissait de plus en plus. Elle écrit à Montmorency: «Toute la
nuit, j'ai cru tenir le roi <span class="pagenum"><a id="page248" name="page248"></a>(p. 248)</span> par la main, et ne me voulois
-éveiller pour le tenir plus longuement.» Elle lui écrit à lui-même
+éveiller pour le tenir plus longuement.» Elle lui écrit à lui-même
qu'il s'en faut peu qu'elle ne revienne, qu'elle voudrait lui ramener
-une litière qui le portât chez lui en songe, etc., etc. Enfin, après
-Saragosse, dans l'inquiétude où elle est qu'il ne soit malade, il
-semble qu'elle perde courage; une lettre de sa mère l'achève, elle
-succombe, écrit à son frère: «Si les honnêtes offres que vous avez
+une litière qui le portât chez lui en songe, etc., etc. Enfin, après
+Saragosse, dans l'inquiétude où elle est qu'il ne soit malade, il
+semble qu'elle perde courage; une lettre de sa mère l'achève, elle
+succombe, écrit à son frère: «Si les honnêtes offres que vous avez
faites ne les font parler autrement, je vous supplie qu'il vous plaise
-<em>de venir, comment que ce soit</em>. (Marg., II, 62, mi-décembre.)»</p>
+<em>de venir, comment que ce soit</em>. (Marg., II, 62, mi-décembre.)»</p>
<p>Ce dernier mot veut-il dire en abandonnant la Bourgogne, ou en
abandonnant l'honneur et trompant par un faux serment? Ce qui nous
-tenterait de pencher vers le premier sens, c'est que la mère de
-Marguerite, dans ses dernières instructions (fin novembre), dit qu'il
-faut examiner «si l'on doit s'arrêter à cette Bourgogne, qui a été
+tenterait de pencher vers le premier sens, c'est que la mère de
+Marguerite, dans ses dernières instructions (fin novembre), dit qu'il
+faut examiner «si l'on doit s'arrêter à cette Bourgogne, qui a été
jadis hors des mains du roi, et y est revenue, comme elle pourroit
-encore faire.»</p>
-
-<p>Marguerite n'était pas loin de sortir d'Espagne, quand elle reçut de
-son frère l'avis de faire diligence. Bourbon, arrivé le 15 novembre,
-insista très-probablement avec l'ardent Gattinara pour qu'on ne
-laissât pas la princesse emporter l'abdication. On aurait pu la
-chicaner sur les termes de son sauf-conduit ou le prétendre expiré,
-l'arrêter et s'assurer d'un précieux otage de plus. Mais elle doubla
+encore faire.»</p>
+
+<p>Marguerite n'était pas loin de sortir d'Espagne, quand elle reçut de
+son frère l'avis de faire diligence. Bourbon, arrivé le 15 novembre,
+insista très-probablement avec l'ardent Gattinara pour qu'on ne
+laissât pas la princesse emporter l'abdication. On aurait pu la
+chicaner sur les termes de son sauf-conduit ou le prétendre expiré,
+l'arrêter et s'assurer d'un précieux otage de plus. Mais elle doubla
le pas, et arriva heureusement.</p>
-<p>Qu'avait à faire l'Empereur? Toute l'Europe se le demandait. Machiavel
-ne peut croire qu'il relâche jamais le roi. Praët, l'ambassadeur de
-Charles-Quint en <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> France, lui écrit sagement: Qu'il faut faire
+<p>Qu'avait à faire l'Empereur? Toute l'Europe se le demandait. Machiavel
+ne peut croire qu'il relâche jamais le roi. Praët, l'ambassadeur de
+Charles-Quint en <span class="pagenum"><a id="page249" name="page249"></a>(p. 249)</span> France, lui écrit sagement: Qu'il faut faire
de deux choses l'une: ou <em>mettre lui et son royaume si bas</em>, qu'il ne
-puisse nuire, ou le <em>traiter si bien et se l'attacher si étroitement,
+puisse nuire, ou le <em>traiter si bien et se l'attacher si étroitement,
qu'il ne veuille jamais mal faire</em>. Si le premier parti est
-impossible, <em>il vaut mieux retenir le roi que de le laisser aller à
-demi content</em>. Peut-être, avec le temps, quelque dissension naîtra en
-France, qui profitera à l'Empereur.</p>
+impossible, <em>il vaut mieux retenir le roi que de le laisser aller à
+demi content</em>. Peut-être, avec le temps, quelque dissension naîtra en
+France, qui profitera à l'Empereur.</p>
-<p>Ces dissensions étaient possibles. Le Parlement de Paris avait montré
-une extrême mauvaise humeur. Une grande partie de la noblesse tenait
-fortement pour Bourbon. Praët, très-bon observateur, en fut frappé. À
-son arrivée sur le Rhône, plusieurs gentilshommes vinrent à lui, lui
-firent cortége, se montrèrent impudemment les courtisans de
-l'étranger.</p>
+<p>Ces dissensions étaient possibles. Le Parlement de Paris avait montré
+une extrême mauvaise humeur. Une grande partie de la noblesse tenait
+fortement pour Bourbon. Praët, très-bon observateur, en fut frappé. À
+son arrivée sur le Rhône, plusieurs gentilshommes vinrent à lui, lui
+firent cortége, se montrèrent impudemment les courtisans de
+l'étranger.</p>
<p>Il est vrai que le peuple avait des sentiments contraires. La bravoure
-et le malheur de François I<sup>er</sup> l'avaient ramené. Sauf Paris, fort
-hostile, la France fut émue. Elle se crut prisonnière en lui, et,
-quand madame d'Alençon arriva en Languedoc, elle fut entourée, de
+et le malheur de François I<sup>er</sup> l'avaient ramené. Sauf Paris, fort
+hostile, la France fut émue. Elle se crut prisonnière en lui, et,
+quand madame d'Alençon arriva en Languedoc, elle fut entourée, de
ville en ville, par la foule des bonnes gens qui demandaient des
-nouvelles du roi, et l'écoutaient en pleurant. L'objet de ce culte
-pieux jouait alors un rôle étrange. Il avait pris son parti d'en
-sortir par un parjure. Il commençait à jouer la farce du traité de
+nouvelles du roi, et l'écoutaient en pleurant. L'objet de ce culte
+pieux jouait alors un rôle étrange. Il avait pris son parti d'en
+sortir par un parjure. Il commençait à jouer la farce du traité de
Madrid.</p>
-<p>Voyons ce qu'était ce traité. Le roi renonçait à l'Italie, donnait la
-Bourgogne, épousait la s&oelig;ur, rétablissait Bourbon, abandonnait ses
-alliés. Il livrait ses fils en otage, et, si le traité n'était
-exécuté, il rentrait en prison.</p>
+<p>Voyons ce qu'était ce traité. Le roi renonçait à l'Italie, donnait la
+Bourgogne, épousait la s&oelig;ur, rétablissait Bourbon, abandonnait ses
+alliés. Il livrait ses fils en otage, et, si le traité n'était
+exécuté, il rentrait en prison.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Le matin du 14 janvier, où il devait signer et jurer, il
-protesta secrètement par-devant notaire, établit par acte authentique
+<p><span class="pagenum"><a id="page250" name="page250"></a>(p. 250)</span> Le matin du 14 janvier, où il devait signer et jurer, il
+protesta secrètement par-devant notaire, établit par acte authentique
qu'il allait faire un faux serment.</p>
-<p>Le plus avilissant, c'est qu'il lui fallut soutenir la comédie pendant
-trois mois (du 15 décembre au 15 mars). L'Empereur l'étudia,
-l'observa. Sans le lâcher, et le menant toujours entre des gens armés,
+<p>Le plus avilissant, c'est qu'il lui fallut soutenir la comédie pendant
+trois mois (du 15 décembre au 15 mars). L'Empereur l'étudia,
+l'observa. Sans le lâcher, et le menant toujours entre des gens armés,
il le mit en rapport avec ses dames et sa famille. Il lui fit voir la
-veuve de Portugal, sa future femme, fort brune, bonne personne, à
-grosses lippes autrichiennes, et, pour développer ses grâces, il lui
+veuve de Portugal, sa future femme, fort brune, bonne personne, à
+grosses lippes autrichiennes, et, pour développer ses grâces, il lui
fit danser devant le prisonnier une sarabande moresque. Le roi riait
-de la s&oelig;ur et du frère, faisant le galant, l'amoureux.</p>
+de la s&oelig;ur et du frère, faisant le galant, l'amoureux.</p>
-<p>Machiavel ici décerne à Charles-Quint un brevet <em>d'imbécillité</em>. Et,
-en effet, que voulait-il? Pouvait-il croire que le mariage forcé d'un
-homme tenu sous l'escopette, d'un amoureux gardé à vue qui faisait ses
-déclarations entre des soldats, serait un lien sérieux? Ignorait-il
-son temps? Et ne savait-il pas que le pape était là pour délier le roi
+<p>Machiavel ici décerne à Charles-Quint un brevet <em>d'imbécillité</em>. Et,
+en effet, que voulait-il? Pouvait-il croire que le mariage forcé d'un
+homme tenu sous l'escopette, d'un amoureux gardé à vue qui faisait ses
+déclarations entre des soldats, serait un lien sérieux? Ignorait-il
+son temps? Et ne savait-il pas que le pape était là pour délier le roi
et le blanchir?</p>
-<p>Il est croyable, qu'il crut l'avoir brisé, que sa faiblesse et son
-désespoir en prison firent croire à Charles-Quint que l'homme était
+<p>Il est croyable, qu'il crut l'avoir brisé, que sa faiblesse et son
+désespoir en prison firent croire à Charles-Quint que l'homme était
fini de c&oelig;ur et de courage. Dans la furieuse jalousie qu'il avait
-(de naissance et d'éducation), il trouvait dans l'affaire bien autre
-chose que la Bourgogne et bien autrement importante, à savoir
-l'avilissement de ce fameux vainqueur de Marignan, le déshonneur du
-paladin. Aux Espagnols infatués du roi, l'Empereur allait le montrer
-ou comme un idiot et un lâche s'il accomplissait le traité et
-<span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> trahissait ses alliés, ou comme un déloyal s'il refusait de
-l'accomplir, un parjure, un menteur, un misérable acteur qui avait pu,
+(de naissance et d'éducation), il trouvait dans l'affaire bien autre
+chose que la Bourgogne et bien autrement importante, à savoir
+l'avilissement de ce fameux vainqueur de Marignan, le déshonneur du
+paladin. Aux Espagnols infatués du roi, l'Empereur allait le montrer
+ou comme un idiot et un lâche s'il accomplissait le traité et
+<span class="pagenum"><a id="page251" name="page251"></a>(p. 251)</span> trahissait ses alliés, ou comme un déloyal s'il refusait de
+l'accomplir, un parjure, un menteur, un misérable acteur qui avait pu,
pendant trois mois durant, jouer ce jeu.</p>
-<p>À cela il gagnait bien plus qu'une province. La France, avilie en son
-roi, allait devenir tôt ou tard la satellite de l'Espagne, tourner
-dans son orbite. Ce roi, s'il était brave encore, l'Empereur se
-chargeait de l'employer comme soldat, de s'en servir (François l'avait
-offert lui-même) contre les alliés de la France. Par cette honte de
-Madrid, il devenait Samson l'aveugle qui désormais travaille au profit
-de son maître, pousse la meule et tourne sous le fouet.</p>
+<p>À cela il gagnait bien plus qu'une province. La France, avilie en son
+roi, allait devenir tôt ou tard la satellite de l'Espagne, tourner
+dans son orbite. Ce roi, s'il était brave encore, l'Empereur se
+chargeait de l'employer comme soldat, de s'en servir (François l'avait
+offert lui-même) contre les alliés de la France. Par cette honte de
+Madrid, il devenait Samson l'aveugle qui désormais travaille au profit
+de son maître, pousse la meule et tourne sous le fouet.</p>
<p>On assure que ni Marguerite d'Autriche ni le chancelier Gattinara
-n'approuvèrent le traité. Les garanties matérielles y manquaient
+n'approuvèrent le traité. Les garanties matérielles y manquaient
certainement. Mais Charles-Quint, c'est la seule excuse politique
-qu'on puisse lui trouver, en attendait un résultat moral,
-très-important, s'il eût été atteint: l'avilissement durable du roi et
-de la France, placés dans ce honteux dilemme de sottise ou de
-déshonneur.</p>
+qu'on puisse lui trouver, en attendait un résultat moral,
+très-important, s'il eût été atteint: l'avilissement durable du roi et
+de la France, placés dans ce honteux dilemme de sottise ou de
+déshonneur.</p>
<p>Gattinara jura qu'il ne signerait pas. Charles-Quint prit la plume,
-signa lui-même.</p>
+signa lui-même.</p>
-<p>L'échange eut lieu à la Bidassoa, dans une barque, au milieu de la
-rivière. Le roi y sauta, mit ses deux enfants à sa place, et, sur le
-bord français, monta un cheval turc, plein de feu, qui, d'un
-tourbillon, le porta à Bayonne.</p>
+<p>L'échange eut lieu à la Bidassoa, dans une barque, au milieu de la
+rivière. Le roi y sauta, mit ses deux enfants à sa place, et, sur le
+bord français, monta un cheval turc, plein de feu, qui, d'un
+tourbillon, le porta à Bayonne.</p>
-<p>L'Espagne, qu'il fuyait, l'attendait encore là. Les envoyés de
-l'Empereur y étaient pour le prier de ratifier. Il les paya «en
-monnaie de singe,» d'une farce, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> d'un sourire, disant en
-substance: Vous avez vos Cortès, moi mes États; je dois les consulter.</p>
+<p>L'Espagne, qu'il fuyait, l'attendait encore là. Les envoyés de
+l'Empereur y étaient pour le prier de ratifier. Il les paya «en
+monnaie de singe,» d'une farce, <span class="pagenum"><a id="page252" name="page252"></a>(p. 252)</span> d'un sourire, disant en
+substance: Vous avez vos Cortès, moi mes États; je dois les consulter.</p>
-<p>Un homme de la fin du siècle, des temps sérieux et fanatiques,
-Tavannes, a supposé que lui-même jugea son acte infâme, se méprisa, se
-condamna et passa outre. Il le qualifie <em>un désespéré</em>.</p>
+<p>Un homme de la fin du siècle, des temps sérieux et fanatiques,
+Tavannes, a supposé que lui-même jugea son acte infâme, se méprisa, se
+condamna et passa outre. Il le qualifie <em>un désespéré</em>.</p>
<p>C'est lui attribuer plus qu'il n'eut, la conscience, le remords, et
l'obstination contre le remords.</p>
<p>Le Titien en sait davantage. Dans sa peinture profonde, puissamment
-lumineuse, et qui éclaire le fond du fond, la créature légère est si
+lumineuse, et qui éclaire le fond du fond, la créature légère est si
naturellement menteuse, qu'en elle le mensonge est moins un acte que
-l'efflorescence instinctive d'un caractère tout à fait faux. C'est la
-menterie vivante, comédie, farce, conte et fable. Le <i>hableur</i>
+l'efflorescence instinctive d'un caractère tout à fait faux. C'est la
+menterie vivante, comédie, farce, conte et fable. Le <i>hableur</i>
espagnol ne dit pas encore bien cela. J'aime mieux le <i>vanus</i> des
Latins. Il est <i>vanus</i> et <i>vanitas</i>.</p>
-<p>Je suis même porté à croire que la chose la plus solide qu'il ait
-apportée en naissant, son vice, avait faibli après Madrid. Sa longue
-prison avait fait impression sur son tempérament. Il était revenu un
+<p>Je suis même porté à croire que la chose la plus solide qu'il ait
+apportée en naissant, son vice, avait faibli après Madrid. Sa longue
+prison avait fait impression sur son tempérament. Il était revenu un
peu lourd. Quand il voulut faire le jeune homme dans une chasse, il
tomba de cheval et faillit se tuer. Nous le verrons errer de femme en
femme, et chercher sa jeunesse. En vain, elle est partie. Et il
devient de plus en plus homme de conversation.</p>
<p>Il rapportait d'Espagne une favorite qui chaque jour passait une heure
-ou deux dans son lit le matin. C'était une petite chienne noire que
-Brion lui avait achetée, et qui fut sa compagne de captivité.
-Marguerite en plaisante, s'en dit jalouse, et, dans une pièce
+ou deux dans son lit le matin. C'était une petite chienne noire que
+Brion lui avait achetée, et qui fut sa compagne de captivité.
+Marguerite en plaisante, s'en dit jalouse, et, dans une pièce
<span class="pagenum"><a id="page253" name="page253"></a>(p. 253)</span> de vers assez jolie, attaque <em>cette noire</em> qui a fait oublier
<em>la blanche</em>.</p>
-<p>Sa mère, à Mont-de-Marsan, lui amenait un monde de femmes, entre
-autres la triste Châteaubriant, à laquelle il tourna le dos. Disgrâce
-irrévocable. La mère, d'un tact parfait, avait deviné la vraie
-maîtresse du moment: une blanche de blancheur éblouissante, en haine
-de l'Espagne et de la brune Éléonore, une demoiselle savante et bien
-disante, une parleuse pour un roi parleur, très-fatigué déjà, qu'il
+<p>Sa mère, à Mont-de-Marsan, lui amenait un monde de femmes, entre
+autres la triste Châteaubriant, à laquelle il tourna le dos. Disgrâce
+irrévocable. La mère, d'un tact parfait, avait deviné la vraie
+maîtresse du moment: une blanche de blancheur éblouissante, en haine
+de l'Espagne et de la brune Éléonore, une demoiselle savante et bien
+disante, une parleuse pour un roi parleur, très-fatigué déjà, qu'il
fallait amuser: Anne de Pisseleu, jeune Picarde, charmante et hardie.</p>
-<p>Le moment était décisif pour Marguerite. Et, ce qui lui fait honneur,
-c'est qu'elle ne sut en profiter. Son dévouement, sa passion
-contagieuse, qui, plus qu'aucune chose, avait tourné la tête aux
-Espagnols et préparé le traité, cet immense service, n'eût pas suffi
-pour lui faire exercer un ascendant durable. Il eût fallu le talent de
-sa mère, talent dont la maîtresse imita, suivit la leçon, et qui la
-maintint vingt années: <em>avoir une belle cour</em>, un cercle de femmes
-agréables et faciles, qui, sans aspirer au pouvoir, amusaient des
-goûts éphémères.</p>
-
-<p>La maîtresse trôna, et la s&oelig;ur fut destituée. Pour garder l'une,
-éloigner l'autre, on les maria toutes deux.</p>
-
-<p>Pour marier, titrer la maîtresse, il y eut peu à chercher. Ce La
-Brosse ou Penthièvre, qui avait suivi Bourbon et rentrait gracié, fut
-trop heureux de cet excès d'honneur. Il épousa, partit, vécut seul en
-Bretagne, redevint un très-grand seigneur.</p>
-
-<p>Sa femme, devenue madame la duchesse d'Étampes, <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> et maîtresse
-du terrain, paraît avoir exigé qu'on mariât et éloignât Marguerite.
-Elle en pleura «à creuser le caillou,» comme elle le dit. Elle
-épousait l'exil, la pauvreté et la ruine, Jean d'Albret, un roi sans
-royaume. Elle vécut à Pau, à Nérac, surtout d'une pension du roi. De
+<p>Le moment était décisif pour Marguerite. Et, ce qui lui fait honneur,
+c'est qu'elle ne sut en profiter. Son dévouement, sa passion
+contagieuse, qui, plus qu'aucune chose, avait tourné la tête aux
+Espagnols et préparé le traité, cet immense service, n'eût pas suffi
+pour lui faire exercer un ascendant durable. Il eût fallu le talent de
+sa mère, talent dont la maîtresse imita, suivit la leçon, et qui la
+maintint vingt années: <em>avoir une belle cour</em>, un cercle de femmes
+agréables et faciles, qui, sans aspirer au pouvoir, amusaient des
+goûts éphémères.</p>
+
+<p>La maîtresse trôna, et la s&oelig;ur fut destituée. Pour garder l'une,
+éloigner l'autre, on les maria toutes deux.</p>
+
+<p>Pour marier, titrer la maîtresse, il y eut peu à chercher. Ce La
+Brosse ou Penthièvre, qui avait suivi Bourbon et rentrait gracié, fut
+trop heureux de cet excès d'honneur. Il épousa, partit, vécut seul en
+Bretagne, redevint un très-grand seigneur.</p>
+
+<p>Sa femme, devenue madame la duchesse d'Étampes, <span class="pagenum"><a id="page254" name="page254"></a>(p. 254)</span> et maîtresse
+du terrain, paraît avoir exigé qu'on mariât et éloignât Marguerite.
+Elle en pleura «à creuser le caillou,» comme elle le dit. Elle
+épousait l'exil, la pauvreté et la ruine, Jean d'Albret, un roi sans
+royaume. Elle vécut à Pau, à Nérac, surtout d'une pension du roi. De
vraie reine de France, elle fut pauvre solliciteuse, courtisant de
-loin les ministres sur l'espoir que son frère la remettrait dans la
+loin les ministres sur l'espoir que son frère la remettrait dans la
Navarre. Si l'on songe que cette petite cour de Pau devint l'asile des
-grands esprits, des plus glorieux proscrits de la pensée, on
+grands esprits, des plus glorieux proscrits de la pensée, on
regrettera d'autant plus l'exil de Marguerite, comme le plus fatal
-obstacle qu'ait rencontré la Renaissance.</p>
+obstacle qu'ait rencontré la Renaissance.</p>
-<p>Que le roi ait rapporté d'Espagne le <em>Saint-Paul</em> de sa s&oelig;ur, j'en
-doute. Ce qui est sûr, c'est qu'il rapporta <em>Amadis</em>. Il aimait la
+<p>Que le roi ait rapporté d'Espagne le <em>Saint-Paul</em> de sa s&oelig;ur, j'en
+doute. Ce qui est sûr, c'est qu'il rapporta <em>Amadis</em>. Il aimait la
lecture des romans de chevalerie. Dans les longs jours, les lentes
-heures de sa réclusion, le prisonnier nonchalamment feuilleta
-l'ennuyeuse et mélancolique épopée. Cette poésie du vide lui allait à
-merveille; il ne tenait qu'à lui de se croire le <em>Beau Ténébreux</em>.
-Amadis est l'écho d'un écho, pâle et faible copie des vieux poèmes,
-plus propre à amuser l'inaction qu'à provoquer les actes héroïques. Du
-fier Roland au triste Lancelot, de celui-ci à Amadis, la séve va
-diminuant. Sous l'exagération des exploits improbables, on sent
+heures de sa réclusion, le prisonnier nonchalamment feuilleta
+l'ennuyeuse et mélancolique épopée. Cette poésie du vide lui allait à
+merveille; il ne tenait qu'à lui de se croire le <em>Beau Ténébreux</em>.
+Amadis est l'écho d'un écho, pâle et faible copie des vieux poèmes,
+plus propre à amuser l'inaction qu'à provoquer les actes héroïques. Du
+fier Roland au triste Lancelot, de celui-ci à Amadis, la séve va
+diminuant. Sous l'exagération des exploits improbables, on sent
l'esprit de cour et le bavardage oisif, la vie paresseusement monacale
-que l'on menait dans les châteaux.</p>
+que l'on menait dans les châteaux.</p>
-<p>À la scolastique d'amour, perdue dans les brouillards, se mêlaient
+<p>À la scolastique d'amour, perdue dans les brouillards, se mêlaient
volontiers les contes, tout autrement positifs, de Boccace, les cent
-nouvelles de Louis XI, <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> celles de Marguerite. Ces récits
-éternels de galantes aventures, au fond peu variés, s'accordaient à sa
-vie nouvelle d'inaction. Il avait été prisonnier. Tel il resta, je
-veux dire, sédentaire.</p>
+nouvelles de Louis XI, <span class="pagenum"><a id="page255" name="page255"></a>(p. 255)</span> celles de Marguerite. Ces récits
+éternels de galantes aventures, au fond peu variés, s'accordaient à sa
+vie nouvelle d'inaction. Il avait été prisonnier. Tel il resta, je
+veux dire, sédentaire.</p>
-<p>Son plus grand amusement, dès lors, fût de bâtir. Et il se bâtit des
-demeures conformes à cet état d'esprit.</p>
+<p>Son plus grand amusement, dès lors, fût de bâtir. Et il se bâtit des
+demeures conformes à cet état d'esprit.</p>
-<p>Vers 1523, après son étrange aventure avec sa s&oelig;ur, il était en
-galanterie avec deux dames mariées du voisinage de Blois. Les
-rendez-vous étaient dans les forêts d'en face, à un petit château des
-anciens comtes. Blois, devenu le centre financier de la France était
-trop fréquenté.</p>
+<p>Vers 1523, après son étrange aventure avec sa s&oelig;ur, il était en
+galanterie avec deux dames mariées du voisinage de Blois. Les
+rendez-vous étaient dans les forêts d'en face, à un petit château des
+anciens comtes. Blois, devenu le centre financier de la France était
+trop fréquenté.</p>
<p>Au retour de Madrid, plus ami encore du repos, il s'y fit faire un
-parc, très-grand, fermé de murs, qu'on put remplir de bêtes,
-s'épargnant ainsi les courses des longues chasses et des grandes
-forêts. La bicoque ne suffisait plus. Il fallait un château; non un
-vieux château fort, serré et étranglé, comme un soldat dans sa
-cuirasse; non le donjon sauvage, inhospitalier, d'où la châtelaine, à
-son plaisir, chasse les dames, la société, le charme de la vie. Tout
-au contraire, moins un château qu'un grand couvent, qui, de ses tours,
-de son appareil féodal, couvrira, enveloppera de nombreuses chambres,
-de charmants cabinets, des cellules mystérieuses. C'est l'idée de
+parc, très-grand, fermé de murs, qu'on put remplir de bêtes,
+s'épargnant ainsi les courses des longues chasses et des grandes
+forêts. La bicoque ne suffisait plus. Il fallait un château; non un
+vieux château fort, serré et étranglé, comme un soldat dans sa
+cuirasse; non le donjon sauvage, inhospitalier, d'où la châtelaine, à
+son plaisir, chasse les dames, la société, le charme de la vie. Tout
+au contraire, moins un château qu'un grand couvent, qui, de ses tours,
+de son appareil féodal, couvrira, enveloppera de nombreuses chambres,
+de charmants cabinets, des cellules mystérieuses. C'est l'idée de
Chambord<a id="footnotetag20" name="footnotetag20"></a><a href="#footnote20" title="Go to footnote 20"><span class="smaller">[20]</span></a>.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page256" name="page256"></a>(p. 256)</span> Ce n'est ni le donjon gothique, ni la <em>villa</em>, le palais
italien, qui a plus de salles que de chambres, beaucoup de place avec
-peu de logements. La Société ici est l'essentiel, on le sent bien, une
-société intriguée et mobile. Beaucoup d'aise. Des appartements isolés
-comme un cloître, qui ne se commandent point, ne se lient point par
-enfilades. Même des escaliers à double vis qui permettent de monter ou
-descendre de deux côtés sans se rencontrer ni se voir.</p>
-
-<p>Au dehors, l'unité, l'harmonie solennelle des tours, avec leurs
-clochetons et cheminées en minarets orientaux, sous un majestueux
-donjon central. Au dedans, la diversité, toutes les circulations
-faciles, et les réunions, et les <em>à parte</em>, toutes les libertés du
+peu de logements. La Société ici est l'essentiel, on le sent bien, une
+société intriguée et mobile. Beaucoup d'aise. Des appartements isolés
+comme un cloître, qui ne se commandent point, ne se lient point par
+enfilades. Même des escaliers à double vis qui permettent de monter ou
+descendre de deux côtés sans se rencontrer ni se voir.</p>
+
+<p>Au dehors, l'unité, l'harmonie solennelle des tours, avec leurs
+clochetons et cheminées en minarets orientaux, sous un majestueux
+donjon central. Au dedans, la diversité, toutes les circulations
+faciles, et les réunions, et les <em>à parte</em>, toutes les libertés du
plaisir.</p>
-<p>Un spirituel architecte de Blois, inspiré du génie des cours,
-peut-être guidé par le maître, par le royal abbé du couvent futur, fit
+<p>Un spirituel architecte de Blois, inspiré du génie des cours,
+peut-être guidé par le maître, par le royal abbé du couvent futur, fit
le plan de cette construction originale.</p>
-<p>Rien ne coûta pour une &oelig;uvre si utile et si nécessaire. À travers
-les malheurs publics et dans les plus excessives détresses
-financières, dix-huit cents ouvriers y travaillèrent pendant douze
-ans. Les saintes de l'endroit, les maîtresses du règne, la brune du
-Midi et la blanche du Nord, mesdames de Châteaubriant et d'Étampes y
-figurent solennellement en cariatides. Le chiffre de François I<sup>er</sup> y
-est partout, avec le D de Diane, mis par le père? ou par le fils?</p>
-
-<p>Cette édifiante retraite était toute la pensée du roi. De Tours, de
-Blois, sans cesse, il y venait et la regardait s'élever. Les affaires
-de l'Europe venaient bien <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> loin après. De Blois où était le
-trésor, l'argent, de sa pente naturelle, allait droit à Chambord, aux
-constructions, aux dépenses de la cour. Parfois il s'en échappait
-quelque peu du côté des affaires pour la guerre d'Italie, peu, à
+<p>Rien ne coûta pour une &oelig;uvre si utile et si nécessaire. À travers
+les malheurs publics et dans les plus excessives détresses
+financières, dix-huit cents ouvriers y travaillèrent pendant douze
+ans. Les saintes de l'endroit, les maîtresses du règne, la brune du
+Midi et la blanche du Nord, mesdames de Châteaubriant et d'Étampes y
+figurent solennellement en cariatides. Le chiffre de François I<sup>er</sup> y
+est partout, avec le D de Diane, mis par le père? ou par le fils?</p>
+
+<p>Cette édifiante retraite était toute la pensée du roi. De Tours, de
+Blois, sans cesse, il y venait et la regardait s'élever. Les affaires
+de l'Europe venaient bien <span class="pagenum"><a id="page257" name="page257"></a>(p. 257)</span> loin après. De Blois où était le
+trésor, l'argent, de sa pente naturelle, allait droit à Chambord, aux
+constructions, aux dépenses de la cour. Parfois il s'en échappait
+quelque peu du côté des affaires pour la guerre d'Italie, peu, à
regret, toujours trop tard.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page258" name="page258"></a>(p. 258)</span> CHAPITRE XIV</h3>
@@ -6906,453 +6868,453 @@ regret, toujours trop tard.</p>
1527</h4>
-<p>Machiavel, en disant que l'Empereur était un imbécile, ajoutait que le
+<p>Machiavel, en disant que l'Empereur était un imbécile, ajoutait que le
roi <em>serait un sot</em> en Italie et tiendrait sa parole. Les Italiens en
-avaient peur et venaient l'observer. C'était lui faire bien tort. Il
-mit tout son talent à les rassurer sur ce point, jura qu'il s'était
-parjuré, que, du reste, il ne se souciait plus de Milan, qu'il
-n'inquiéterait point Francesco Sforza. Les envoyés du pape disent dans
-leurs dépêches que, quand même il songerait encore aux conquêtes, sa
-mère ne le permettrait pas.</p>
-
-<p>On a supposé que, par un machiavélisme horrible, <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> il ne
-songea qu'à compromettre les Italiens, qu'à les mettre en avant, pour
-améliorer son traité et obtenir de moins dures conditions. Cette
-profondeur de perfidie n'était pas dans son caractère. L'insuffisance
-des secours en 1526 fut le résultat naturel du chaos, du désordre, de
-l'épuisement des finances, du gaspillage des maîtresses, du luxe et
-des constructions. Il agit peu, parce qu'il n'agissait guère que sous
-l'impression d'une nécessité, d'un danger immédiat. La distraction et
-la paresse étaient tout en lui désormais, dominaient tout, entravaient
+avaient peur et venaient l'observer. C'était lui faire bien tort. Il
+mit tout son talent à les rassurer sur ce point, jura qu'il s'était
+parjuré, que, du reste, il ne se souciait plus de Milan, qu'il
+n'inquiéterait point Francesco Sforza. Les envoyés du pape disent dans
+leurs dépêches que, quand même il songerait encore aux conquêtes, sa
+mère ne le permettrait pas.</p>
+
+<p>On a supposé que, par un machiavélisme horrible, <span class="pagenum"><a id="page259" name="page259"></a>(p. 259)</span> il ne
+songea qu'à compromettre les Italiens, qu'à les mettre en avant, pour
+améliorer son traité et obtenir de moins dures conditions. Cette
+profondeur de perfidie n'était pas dans son caractère. L'insuffisance
+des secours en 1526 fut le résultat naturel du chaos, du désordre, de
+l'épuisement des finances, du gaspillage des maîtresses, du luxe et
+des constructions. Il agit peu, parce qu'il n'agissait guère que sous
+l'impression d'une nécessité, d'un danger immédiat. La distraction et
+la paresse étaient tout en lui désormais, dominaient tout, entravaient
tout.</p>
-<p>Les suites en furent épouvantables pour l'Italie. Bourbon, envoyé par
-l'Empereur, pour remplacer Pescaire, y trouva une armée étrange,
-nullement impériale; c'était plutôt une démagogie militaire, analogue
+<p>Les suites en furent épouvantables pour l'Italie. Bourbon, envoyé par
+l'Empereur, pour remplacer Pescaire, y trouva une armée étrange,
+nullement impériale; c'était plutôt une démagogie militaire, analogue
aux horribles bandes des <em>mercenaires</em> antiques sous les successeurs
-d'Alexandre et sous Carthage. Cette république armée délibérait,
-jugeait; elle mit un de ses généraux au ban et le condamna à mort par
+d'Alexandre et sous Carthage. Cette république armée délibérait,
+jugeait; elle mit un de ses généraux au ban et le condamna à mort par
contumace.</p>
-<p>Sous Montcade et Du Guast, deux Borgia, sous l'Espagnol féroce Antonio
-de Leyva, ce vampire militaire mangeait, suçait Milan. L'Italie,
-éperdue, s'agitait et armait, ne faisait rien. Elle ne pouvait les
-tirer de là. Tout le monde avait perdu la tête, même Venise, qui
-croyait recruter en Suisse, y perdait son argent. Le général de la
+<p>Sous Montcade et Du Guast, deux Borgia, sous l'Espagnol féroce Antonio
+de Leyva, ce vampire militaire mangeait, suçait Milan. L'Italie,
+éperdue, s'agitait et armait, ne faisait rien. Elle ne pouvait les
+tirer de là. Tout le monde avait perdu la tête, même Venise, qui
+croyait recruter en Suisse, y perdait son argent. Le général de la
ligue italienne, le duc d'Urbin, avait pour tactique invariable de ne
voir jamais l'ennemi.</p>
-<p>Et cependant le vampire suçait toujours. Chaque soldat était logé à
-discrétion, prenait tout, demandait encore, battait son hôte, se
-faisait nourrir délicatement <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> et traitait ses amis. Chacun
-avait deux hôtes au moins, l'un pour nourrir, l'autre pour payer. Nul
-moyen de s'enfuir. Plusieurs tenaient leur hôte garrotté. On
-n'entendait que cris de femmes et d'enfants, torturés par ces noirs
-démons. On ne voyait que gens s'étrangler ou se jeter par la fenêtre
+<p>Et cependant le vampire suçait toujours. Chaque soldat était logé à
+discrétion, prenait tout, demandait encore, battait son hôte, se
+faisait nourrir délicatement <span class="pagenum"><a id="page260" name="page260"></a>(p. 260)</span> et traitait ses amis. Chacun
+avait deux hôtes au moins, l'un pour nourrir, l'autre pour payer. Nul
+moyen de s'enfuir. Plusieurs tenaient leur hôte garrotté. On
+n'entendait que cris de femmes et d'enfants, torturés par ces noirs
+démons. On ne voyait que gens s'étrangler ou se jeter par la fenêtre
ou dans les puits.</p>
-<p>Quand Bourbon arriva, il y eut une lueur d'espérance. Ce qui restait
-de notables vint embrasser ses genoux, demander grâce pour la ville.
-Il répondit avec douceur que tout cela n'arrivait que par défaut de
+<p>Quand Bourbon arriva, il y eut une lueur d'espérance. Ce qui restait
+de notables vint embrasser ses genoux, demander grâce pour la ville.
+Il répondit avec douceur que tout cela n'arrivait que par défaut de
solde, que, s'ils pouvaient seulement payer un mois trente mille
-ducats, il emmènerait l'armée; il leur en donna sa parole. Trente
-mille ducats à trouver dans cette ville ruinée! On y parvint pourtant.
-Et les soldats restèrent!...</p>
+ducats, il emmènerait l'armée; il leur en donna sa parole. Trente
+mille ducats à trouver dans cette ville ruinée! On y parvint pourtant.
+Et les soldats restèrent!...</p>
-<p>Bourbon avait sauvé et rançonné ce Morone, confident de Pescaire, le
-premier intrigant de l'Italie. Morone lui avait paru si rusé, si
+<p>Bourbon avait sauvé et rançonné ce Morone, confident de Pescaire, le
+premier intrigant de l'Italie. Morone lui avait paru si rusé, si
pervers, qu'il le prit avec lui, en fit son homme, son conseil. Il ne
-voyait plus clair dans la situation; il demanda à Morone où il fallait
-aller. Il répondit: «À Rome!»</p>
+voyait plus clair dans la situation; il demanda à Morone où il fallait
+aller. Il répondit: «À Rome!»</p>
-<p>Rome venait d'être déjà violée. Pompeïo Colonna, un de ces Gibelins
-sauvages de la campagne romaine, bandit, prêtre, soldat, cardinal,
-s'était jeté, un matin, sur la ville, et avait failli tuer le pape.
-Cela montra combien il était facile de prendre Rome. Tout ce qu'il y
+<p>Rome venait d'être déjà violée. Pompeïo Colonna, un de ces Gibelins
+sauvages de la campagne romaine, bandit, prêtre, soldat, cardinal,
+s'était jeté, un matin, sur la ville, et avait failli tuer le pape.
+Cela montra combien il était facile de prendre Rome. Tout ce qu'il y
avait de brigands en Italie y songea et joignit Bourbon.</p>
-<p>Mais il fallait y arriver. Et ce n'était pas chose simple, à travers
+<p>Mais il fallait y arriver. Et ce n'était pas chose simple, à travers
tant de villes fortes, sans cavalerie et sans canons, ayant en queue
-une armée italienne, <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> appuyée de quelques Français, plus tard
-de Suisses. Il eût suffi d'une cavalerie nombreuse et bien conduite
-pour suivre, entourer, affamer, cette pesante armée d'infanterie qui,
-comme un corps sans bras ni jambes, se traînait, n'ayant jamais que le
-lieu de son campement, sans pouvoir agir à deux pas.</p>
-
-<p>Aussi Bourbon, entre Ferrare et Plaisance, eût voulu rester là. Et
-plus tard, en Toscane, il eût voulu rester encore. Mais le duc de
-Ferrare, très-impatient de l'éloigner, l'aidait et le payait pour
-aller en avant, le poussant au Midi, et lui disant: «À Rome!»</p>
-
-<p>L'Italie se livrait. C'est là le malheur des malheurs, dans ces
-moments extrêmes. La lumière s'éteint, le c&oelig;ur baisse. Les plus
+une armée italienne, <span class="pagenum"><a id="page261" name="page261"></a>(p. 261)</span> appuyée de quelques Français, plus tard
+de Suisses. Il eût suffi d'une cavalerie nombreuse et bien conduite
+pour suivre, entourer, affamer, cette pesante armée d'infanterie qui,
+comme un corps sans bras ni jambes, se traînait, n'ayant jamais que le
+lieu de son campement, sans pouvoir agir à deux pas.</p>
+
+<p>Aussi Bourbon, entre Ferrare et Plaisance, eût voulu rester là. Et
+plus tard, en Toscane, il eût voulu rester encore. Mais le duc de
+Ferrare, très-impatient de l'éloigner, l'aidait et le payait pour
+aller en avant, le poussant au Midi, et lui disant: «À Rome!»</p>
+
+<p>L'Italie se livrait. C'est là le malheur des malheurs, dans ces
+moments extrêmes. La lumière s'éteint, le c&oelig;ur baisse. Les plus
fiers, les plus grands, succombent. Machiavel et Michel-Ange remettent
-aux Médicis l'espoir de la patrie. Machiavel veut qu'on improvise des
-légions, il veut un grand chef militaire, et il croit le voir dans un
-hardi bâtard, le jeune capitaine des bandes noires, Jean de Médicis.</p>
+aux Médicis l'espoir de la patrie. Machiavel veut qu'on improvise des
+légions, il veut un grand chef militaire, et il croit le voir dans un
+hardi bâtard, le jeune capitaine des bandes noires, Jean de Médicis.</p>
-<p>Pendant que l'on raisonne, les événements courent, se précipitent. Et
-déjà il n'est plus besoin que, de Milan ou de Ferrare, un doigt
+<p>Pendant que l'on raisonne, les événements courent, se précipitent. Et
+déjà il n'est plus besoin que, de Milan ou de Ferrare, un doigt
italien montre Rome. Bourbon y va fatalement; il ne peut plus ne pas y
-aller. Cette armée décrépite des bourreaux de Milan n'est plus que
+aller. Cette armée décrépite des bourreaux de Milan n'est plus que
l'accessoire d'une grande force vive, furieuse avalanche humaine, qui
-vient de rouler des Alpes, poussée du vent du Nord, et qui, sous forme
-d'armée, n'est pas moins que la Révolution allemande.</p>
+vient de rouler des Alpes, poussée du vent du Nord, et qui, sous forme
+d'armée, n'est pas moins que la Révolution allemande.</p>
<p>Nous ne pouvons conter la guerre des paysans, le dur et sombre
-événement qui fut comme un avortement de Luther, le protestantisme
+événement qui fut comme un avortement de Luther, le protestantisme
princier, aristocratique, <span class="pagenum"><a id="page262" name="page262"></a>(p. 262)</span> officiel, s'enveloppant et
-repoussant le peuple, au peuple qui montrait ses plaies, la réponse
-des théologiens: «C'est l'affaire des juristes.» D'où l'alliance des
-politiques, sans acception de croyance, et l'essai du tolérantisme, à
-la diète de Spire, la liberté des uns pour la servitude des autres.</p>
-
-<p>De cette grande révolution, mille éléments restaient d'une
-fermentation indomptable, une flamme qui devait brûler ou se brûler.
-Le furieux chaos de misères et de haines, d'implacables douleurs, se
+repoussant le peuple, au peuple qui montrait ses plaies, la réponse
+des théologiens: «C'est l'affaire des juristes.» D'où l'alliance des
+politiques, sans acception de croyance, et l'essai du tolérantisme, à
+la diète de Spire, la liberté des uns pour la servitude des autres.</p>
+
+<p>De cette grande révolution, mille éléments restaient d'une
+fermentation indomptable, une flamme qui devait brûler ou se brûler.
+Le furieux chaos de misères et de haines, d'implacables douleurs, se
rallia autour d'un vieux soldat, Georges Frondsberg, figure sanguine,
-apoplectique, populaire par l'emportement, en qui grondait la colère
-des foules. Il avait apparu à Worms à côté de Luther, à Pavie pour
+apoplectique, populaire par l'emportement, en qui grondait la colère
+des foules. Il avait apparu à Worms à côté de Luther, à Pavie pour
prendre le roi, ami du pape. Il voulait cette fois faire une bonne fin
-et aller droit en paradis en étranglant le pape. À cet effet, il
-portait et montrait une grosse chaîne d'or.</p>
-
-<p>Ce que ne pouvaient ni l'Empereur, ni son frère, lui, il le fit sans
-peine. Les Allemands tenaient tant à le suivre, que pour un engagement
-par homme, il suffit d'un écu. On savait bien d'ailleurs qu'il y
-aurait de grands coups à faire, beaucoup à prendre et beaucoup à
-détruire. Le souffle d'Alaric semblait être rentré dans ses fils, et
-le démon qui lui fit dire: «Je ne sais quoi me mène à Rome.» Les
-Vandales et les Goths revivaient, mais plus âpres, avec un amour
-consciencieux, de gâter, brûler, ruiner. Les Espagnols étaient trop
-paresseux, les Allemands ne l'étaient pas. Ils ne quittaient pas un
-gîte sans l'incendier.</p>
-
-<p>Singulière alliance! Les dévots Espagnols qui, cette année, exécutant
-en Espagne l'atroce persécution des <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Maures, en Italie
-marchaient du même pas que les brûleurs d'églises. Combien moins de
+et aller droit en paradis en étranglant le pape. À cet effet, il
+portait et montrait une grosse chaîne d'or.</p>
+
+<p>Ce que ne pouvaient ni l'Empereur, ni son frère, lui, il le fit sans
+peine. Les Allemands tenaient tant à le suivre, que pour un engagement
+par homme, il suffit d'un écu. On savait bien d'ailleurs qu'il y
+aurait de grands coups à faire, beaucoup à prendre et beaucoup à
+détruire. Le souffle d'Alaric semblait être rentré dans ses fils, et
+le démon qui lui fit dire: «Je ne sais quoi me mène à Rome.» Les
+Vandales et les Goths revivaient, mais plus âpres, avec un amour
+consciencieux, de gâter, brûler, ruiner. Les Espagnols étaient trop
+paresseux, les Allemands ne l'étaient pas. Ils ne quittaient pas un
+gîte sans l'incendier.</p>
+
+<p>Singulière alliance! Les dévots Espagnols qui, cette année, exécutant
+en Espagne l'atroce persécution des <span class="pagenum"><a id="page263" name="page263"></a>(p. 263)</span> Maures, en Italie
+marchaient du même pas que les brûleurs d'églises. Combien moins de
scrupule encore avait la foule des voleurs italiens qui venaient par
-derrière!</p>
+derrière!</p>
-<p>Les Allemands allaient à Rome, non ailleurs. C'est ce qu'on ne comprit
+<p>Les Allemands allaient à Rome, non ailleurs. C'est ce qu'on ne comprit
pas.</p>
<p>Le pape, qui avait de bonnes et amicales lettres de l'Empereur, qui
-avait une trêve avec le vice-roi de Naples, ne craignit que pour la
-Toscane, pour le patrimoine des Médicis. Sa grande peur était un petit
-mouvement qui se fit à Florence. Son homme, Guichardin, froid et avisé
-politique qui suivait l'armée alliée derrière celle de Bourbon, ne
-comprenait pas plus. Il croyait que c'était uniquement affaire
+avait une trêve avec le vice-roi de Naples, ne craignit que pour la
+Toscane, pour le patrimoine des Médicis. Sa grande peur était un petit
+mouvement qui se fit à Florence. Son homme, Guichardin, froid et avisé
+politique qui suivait l'armée alliée derrière celle de Bourbon, ne
+comprenait pas plus. Il croyait que c'était uniquement affaire
d'argent et de pillage; il ne voyait pas la grandeur, la fureur et
l'emportement du mouvement fanatique qui emportait le reste.</p>
-<p>C'est au milieu de ce malentendu, de ce vertige, que la Nécessité, de
-sa chaîne d'airain et de sa main de fer, les étrangla. Leur Jean de
-Médicis, à sa première rencontre avec les Allemands, alla de sa
-personne bravement les regarder de près; il les croyait sans
-artillerie, ne sachant pas que le duc de Ferrare leur avait donné
+<p>C'est au milieu de ce malentendu, de ce vertige, que la Nécessité, de
+sa chaîne d'airain et de sa main de fer, les étrangla. Leur Jean de
+Médicis, à sa première rencontre avec les Allemands, alla de sa
+personne bravement les regarder de près; il les croyait sans
+artillerie, ne sachant pas que le duc de Ferrare leur avait donné
quatre fauconneaux. Le premier coup fut pour lui, et lui cassa la
-cuisse; on le rapporte, il meurt à Mantoue dans les bras de l'Arétin,
+cuisse; on le rapporte, il meurt à Mantoue dans les bras de l'Arétin,
son commensal, son compagnon de lit.</p>
-<p>Un boulet italien avait tué l'espoir de l'Italie. Le jeune ami de
-l'Arétin que Machiavel eût pris pour Messie, le voilà mort. On regarde
-de tous côtés, on cherche, et l'on ne voit personne.</p>
+<p>Un boulet italien avait tué l'espoir de l'Italie. Le jeune ami de
+l'Arétin que Machiavel eût pris pour Messie, le voilà mort. On regarde
+de tous côtés, on cherche, et l'on ne voit personne.</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page264" name="page264"></a>(p. 264)</span> Il avance cependant, ce Bourbon, volontairement ou non, on ne
-sait, mais il avance avec son immense cohue, dispersée pour les vivres
+sait, mais il avance avec son immense cohue, dispersée pour les vivres
sur un vaste pays. Nul n'ose en profiter. Le duc d'Urbin, qui le suit
avec des Italiens, attend les Suisses pour combattre; puis, quand il a
les Suisses, il attend autre chose.</p>
-<p>Henri VIII fait aumône au pape. La France donne à peine le quart de
-l'argent promis, quelques cents lances, des galères percées qui ne
-naviguent pas. Le pape se rassure par la trêve, par la présence du
+<p>Henri VIII fait aumône au pape. La France donne à peine le quart de
+l'argent promis, quelques cents lances, des galères percées qui ne
+naviguent pas. Le pape se rassure par la trêve, par la présence du
vice-roi Lannoy qu'il a fait venir, par les lettres respectueuses
-qu'il reçoit de Bourbon lui-même.</p>
+qu'il reçoit de Bourbon lui-même.</p>
<p>Bourbon trompe le pape, et le vice-roi, et tout le monde<a id="footnotetag21" name="footnotetag21"></a><a href="#footnote21" title="Go to footnote 21"><span class="smaller">[21]</span></a>. Il
assigne rendez-vous au vice-roi, qui va l'attendre. Il donne ainsi le
change, franchit brusquement l'Apennin. Le voici en Toscane. Les
-pluies, les neiges de printemps, ne l'ont pas arrêté. Les révoltes
-mêmes ne l'arrêtent pas. Sa vie est en péril; mort ou vif, il ira; il
-est comme une pierre lancée par la fatalité. Il voit les Espagnols
+pluies, les neiges de printemps, ne l'ont pas arrêté. Les révoltes
+mêmes ne l'arrêtent pas. Sa vie est en péril; mort ou vif, il ira; il
+est comme une pierre lancée par la fatalité. Il voit les Espagnols
tuer un de ses lieutenants. Une autre fois, ce sont les Allemands; il
-est réduit à <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> se cacher. Frondsberg leur parle et les
-gourmande; en vain: sa face, respectée jusque-là, n'impose plus; le
-vieillard colérique, indigné, s'emporte, rougit; son front
-s'empourpre, il tombe à la renverse; on le relève; il était mort.</p>
+est réduit à <span class="pagenum"><a id="page265" name="page265"></a>(p. 265)</span> se cacher. Frondsberg leur parle et les
+gourmande; en vain: sa face, respectée jusque-là, n'impose plus; le
+vieillard colérique, indigné, s'emporte, rougit; son front
+s'empourpre, il tombe à la renverse; on le relève; il était mort.</p>
<p>Le prudent vice-roi se garda bien d'aller en lieu si dangereux. Il se
-tient à Florence, ménage un traité pour la ville. Mais ces Barbares
-étaient si furieux, qu'ils furent tout près de tuer l'entremetteur de
-ce traité d'argent.</p>
-
-<p>Jamais la dualité du caractère du pape, la discordance du prêtre roi
-et du pontife armé, ne ressortit plus forte, par une hésitation plus
-folle. Tout à l'heure, Clément VII était un conquérant, il voulait
-prendre à Charles-Quint le royaume de Naples. Maintenant que le danger
+tient à Florence, ménage un traité pour la ville. Mais ces Barbares
+étaient si furieux, qu'ils furent tout près de tuer l'entremetteur de
+ce traité d'argent.</p>
+
+<p>Jamais la dualité du caractère du pape, la discordance du prêtre roi
+et du pontife armé, ne ressortit plus forte, par une hésitation plus
+folle. Tout à l'heure, Clément VII était un conquérant, il voulait
+prendre à Charles-Quint le royaume de Naples. Maintenant que le danger
approche, vraiment grand et terrible, il se ressouvient qu'il est
pape, inviolable; il se rassure et licencie ses troupes.</p>
<p>Ce grand tableau du vertige du pape et de l'approche des Barbares a
-été fait par une main non récusable, par la plume solennelle du
-Florentin Guichardin, l'homme de Clément VII, écrit d'une encre froide
-à geler le mercure. Et il n'en fait que plus d'impression. Si le
-<i>fatum</i>, le sort aveugle et sourd, se mêlait de conter, il ne le
-ferait pas d'une manière plus froide, plus grande et plus terrible.</p>
+été fait par une main non récusable, par la plume solennelle du
+Florentin Guichardin, l'homme de Clément VII, écrit d'une encre froide
+à geler le mercure. Et il n'en fait que plus d'impression. Si le
+<i>fatum</i>, le sort aveugle et sourd, se mêlait de conter, il ne le
+ferait pas d'une manière plus froide, plus grande et plus terrible.</p>
-<p>Tout à coup, Bourbon, jusque-là assez lent, prend sa course, laisse
+<p>Tout à coup, Bourbon, jusque-là assez lent, prend sa course, laisse
tout, bagage, artillerie. Son infanterie marche sur Rome plus vite que
-la cavalerie alliée qui veut le suivre. Rome est le prix de la course.
+la cavalerie alliée qui veut le suivre. Rome est le prix de la course.
Mais la fureur, la haine, l'attente du pillage donnent des ailes
<span class="pagenum"><a id="page266" name="page266"></a>(p. 266)</span> aux gens de Bourbon. Les Allemands vont donc entrer dans
Babylone, mettre la main sur l'Antichrist! Les Espagnols ravir un
-trésor de mille ans, saisir la dépouille du monde!</p>
+trésor de mille ans, saisir la dépouille du monde!</p>
-<p>Le pape, quelque peu effrayé, essaye de réarmer. La jeunesse romaine,
-les domestiques des prélats, les palefreniers des cardinaux, les
-peintres et artistes reçoivent des armes. Cellini, le bravache,
-prépare son arquebuse.</p>
+<p>Le pape, quelque peu effrayé, essaye de réarmer. La jeunesse romaine,
+les domestiques des prélats, les palefreniers des cardinaux, les
+peintres et artistes reçoivent des armes. Cellini, le bravache,
+prépare son arquebuse.</p>
-<p>Mais de l'argent, où en trouver? Les riches cachent le leur, au moment
+<p>Mais de l'argent, où en trouver? Les riches cachent le leur, au moment
de tout perdre. L'un d'eux ne rougit pas d'offrir quelques ducats. Il
-en pleura bientôt; s'il ne paya, ses filles payèrent, de leur corps,
+en pleura bientôt; s'il ne paya, ses filles payèrent, de leur corps,
de leur honte et du plus indigne supplice.</p>
-<p>Le 5 mai, Bourbon, campé dans les prés de Rome, envoyait un message
-dérisoire pour demander à traverser la ville; il allait, disait-il, à
+<p>Le 5 mai, Bourbon, campé dans les prés de Rome, envoyait un message
+dérisoire pour demander à traverser la ville; il allait, disait-il, à
Naples. Le 6, un brouillard favorise l'approche; il donne l'assaut.
Les Allemands y allaient mollement. Lui, qui dans un tel crime doit
-réussir au moins, il saisit une échelle et monte. Une balle l'atteint,
-il se sent mort: «Couvre-moi,» dit-il à Jonas, un Auvergnat qui ne l'a
-pas quitté. L'homme lui jette son manteau.</p>
-
-<p>La ville n'en fut pas moins emportée, et avec un grand massacre de la
-jeunesse romaine. Guillaume Du Bellay, notre envoyé à Florence, qui
-était venu en poste pour avertir le pape, mit l'épée à la main au pont
-Saint-Ange avec Renzo de Ceri, arrêta les brigands, et donna à Clément
-VII le temps de s'enfuir du Vatican dans le château. Du long corridor
-suspendu qui faisait la communication, il vit l'affreuse exécution,
-<span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> sept ou huit mille Romains tués à coup de piques et de
+réussir au moins, il saisit une échelle et monte. Une balle l'atteint,
+il se sent mort: «Couvre-moi,» dit-il à Jonas, un Auvergnat qui ne l'a
+pas quitté. L'homme lui jette son manteau.</p>
+
+<p>La ville n'en fut pas moins emportée, et avec un grand massacre de la
+jeunesse romaine. Guillaume Du Bellay, notre envoyé à Florence, qui
+était venu en poste pour avertir le pape, mit l'épée à la main au pont
+Saint-Ange avec Renzo de Ceri, arrêta les brigands, et donna à Clément
+VII le temps de s'enfuir du Vatican dans le château. Du long corridor
+suspendu qui faisait la communication, il vit l'affreuse exécution,
+<span class="pagenum"><a id="page267" name="page267"></a>(p. 267)</span> sept ou huit mille Romains tués à coup de piques et de
hallebardes.</p>
-<p>Il n'y eut jamais une scène plus atroce, un plus épouvantable carnaval
-de la mort. Les femmes, les tableaux, les étoles, traînés, tirés
-pêle-mêle, déchirés, souillés, violés. Des cardinaux à l'estrapade,
-des princesses aux bras des soldats; un chaos, un bizarre mélange
-d'obscénités sanglantes, d'horribles comédies.</p>
-
-<p>Les Allemands qui tuèrent beaucoup d'abord, et firent des
-Saint-Barthélemy d'images, de saints, de Vierges, furent peu à peu
-engloutis dans les caves, pacifiés. Les Espagnols, réfléchis, sobres,
-d'horrible expérience après Milan, savourèrent Rome, comme torture et
-supplice. Les montagnards d'Abbruze furent de même exécrables. Le pis
-était que les trois nations ne communiquaient pas. Ruiné et rançonné
+<p>Il n'y eut jamais une scène plus atroce, un plus épouvantable carnaval
+de la mort. Les femmes, les tableaux, les étoles, traînés, tirés
+pêle-mêle, déchirés, souillés, violés. Des cardinaux à l'estrapade,
+des princesses aux bras des soldats; un chaos, un bizarre mélange
+d'obscénités sanglantes, d'horribles comédies.</p>
+
+<p>Les Allemands qui tuèrent beaucoup d'abord, et firent des
+Saint-Barthélemy d'images, de saints, de Vierges, furent peu à peu
+engloutis dans les caves, pacifiés. Les Espagnols, réfléchis, sobres,
+d'horrible expérience après Milan, savourèrent Rome, comme torture et
+supplice. Les montagnards d'Abbruze furent de même exécrables. Le pis
+était que les trois nations ne communiquaient pas. Ruiné et rançonné
par l'une, on tombait dans les mains de l'autre.</p>
-<p>Ce fut une tragédie, comme l'incendie de Moscou ou le renversement de
+<p>Ce fut une tragédie, comme l'incendie de Moscou ou le renversement de
Lisbonne. Chaque fois qu'une de ces grandes capitales, qui concentrent
-un monde de civilisation, est ainsi frappée de ruine, on rêve la mort
+un monde de civilisation, est ainsi frappée de ruine, on rêve la mort
universelle qui attend les empires, les futurs cataclysmes par
-lesquels disparaîtra la terre elle-même vieillie.</p>
+lesquels disparaîtra la terre elle-même vieillie.</p>
-<p>Mais, chose étrange, inattendue! L'Europe est médiocrement émue du sac
-de Rome. Loin de là, de plusieurs côtés s'élève un rire sauvage.</p>
+<p>Mais, chose étrange, inattendue! L'Europe est médiocrement émue du sac
+de Rome. Loin de là, de plusieurs côtés s'élève un rire sauvage.</p>
-<p>L'Allemagne rit. C'est fait du pouvoir spirituel, du mystère de
-terreur. Le Christ est délivré par la captivité de l'Antichrist.</p>
+<p>L'Allemagne rit. C'est fait du pouvoir spirituel, du mystère de
+terreur. Le Christ est délivré par la captivité de l'Antichrist.</p>
-<p>L'Empereur même, le roi catholique, en rit sous cape. Il désavoue le
-fait, mais sa joie perce; il continue <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> les fêtes pour la
-naissance de son fils. Le pape, brisé comme prince, abaissé et maté,
+<p>L'Empereur même, le roi catholique, en rit sous cape. Il désavoue le
+fait, mais sa joie perce; il continue <span class="pagenum"><a id="page268" name="page268"></a>(p. 268)</span> les fêtes pour la
+naissance de son fils. Le pape, brisé comme prince, abaissé et maté,
n'en reviendra jamais; c'est maintenant le jouet des rois.</p>
-<p>Ceux de France et d'Angleterre sont charmés de la chose. Superbe
-occasion de faire contribuer le clergé, de sanctifier la guerre,
+<p>Ceux de France et d'Angleterre sont charmés de la chose. Superbe
+occasion de faire contribuer le clergé, de sanctifier la guerre,
d'accuser Charles-Quint.</p>
-<p>Ainsi cette chose inouïe et terrible qui devait effrayer la terre et
-faire crouler le ciel, elle fait à peine sensation. Qu'est-ce donc? Ce
-sanctuaire est-il comme les redoutés vases d'Éleusis qu'on n'osait
-regarder, mais, si l'on regardait, l'on ne découvrait que le vide?</p>
+<p>Ainsi cette chose inouïe et terrible qui devait effrayer la terre et
+faire crouler le ciel, elle fait à peine sensation. Qu'est-ce donc? Ce
+sanctuaire est-il comme les redoutés vases d'Éleusis qu'on n'osait
+regarder, mais, si l'on regardait, l'on ne découvrait que le vide?</p>
-<p>Le vieil oracle virgilien: «À Rome, un Dieu réside,» s'est trouvé
-démenti. Le monde a eu la curiosité d'y aller voir; il demande: Où
+<p>Le vieil oracle virgilien: «À Rome, un Dieu réside,» s'est trouvé
+démenti. Le monde a eu la curiosité d'y aller voir; il demande: Où
donc est ce Dieu?</p>
-<p>Et la peinture récente de Raphaël, la flamboyante épée de saint Pierre
+<p>Et la peinture récente de Raphaël, la flamboyante épée de saint Pierre
et saint Paul qui fait reculer Attila, elle n'a pas fait peur aux
soldats de Frondsberg. Des salles de conclave, de concile, ils font
-écurie. S'ils ont peur, c'est tout au contraire d'habiter ces voûtes
-païennes, de loger, eux chrétiens, pêle-mêle avec des idoles,
-dangereuse &oelig;uvre du Démon.</p>
+écurie. S'ils ont peur, c'est tout au contraire d'habiter ces voûtes
+païennes, de loger, eux chrétiens, pêle-mêle avec des idoles,
+dangereuse &oelig;uvre du Démon.</p>
<p>N'est-ce pas ce que tant de martyrs du Libre Esprit avaient dit au
-bûcher contre la Babel du pape?</p>
+bûcher contre la Babel du pape?</p>
<p>N'est-ce pas ce que les vrais patriotes italiens (d'Arnoldo de Brescia
-jusqu'à Machiavel) ont annoncé à l'Italie: qu'elle mettait sa vie dans
-la mort, et que la mort l'entraînerait?</p>
+jusqu'à Machiavel) ont annoncé à l'Italie: qu'elle mettait sa vie dans
+la mort, et que la mort l'entraînerait?</p>
-<p>«Rome a mangé le monde,» disait le vieil adage. Cette fois, le monde a
-mangé Rome.</p>
+<p>«Rome a mangé le monde,» disait le vieil adage. Cette fois, le monde a
+mangé Rome.</p>
-<p>Le génie italien, si longtemps captif et malade dans cette fatale
-fiction d'un faux empire du monde qui annula <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> sa vitalité
-propre et fit avorter la patrie, le génie italien pourrait remercier
-cette grande calamité qui le délivre, repousser et nier cette
-communauté de la mort. Rome est morte; vive l'Italie!</p>
+<p>Le génie italien, si longtemps captif et malade dans cette fatale
+fiction d'un faux empire du monde qui annula <span class="pagenum"><a id="page269" name="page269"></a>(p. 269)</span> sa vitalité
+propre et fit avorter la patrie, le génie italien pourrait remercier
+cette grande calamité qui le délivre, repousser et nier cette
+communauté de la mort. Rome est morte; vive l'Italie!</p>
-<p>Il n'en est pas ainsi. Ce n'est pas impunément que, toute une longue
-vie, l'esprit a endossé le corps, traîné cette chair de tentations, de
-péchés, de souillures. Quand il faut la jeter, et libre, déployer ses
-ailes, nous hésitons toujours. Telle l'Italie, qui si longtemps vivait
-dans cette forme, dans cette condition d'existence, fut accablée du
-coup, et il lui fallut des siècles pour s'en relever.</p>
+<p>Il n'en est pas ainsi. Ce n'est pas impunément que, toute une longue
+vie, l'esprit a endossé le corps, traîné cette chair de tentations, de
+péchés, de souillures. Quand il faut la jeter, et libre, déployer ses
+ailes, nous hésitons toujours. Telle l'Italie, qui si longtemps vivait
+dans cette forme, dans cette condition d'existence, fut accablée du
+coup, et il lui fallut des siècles pour s'en relever.</p>
<p>Voyons comment les deux grands Italiens ont pris la chose. Regardons
un moment Michel-Ange et Machiavel.</p>
-<p>Tous deux avaient erré. Tous deux, dans les illusions qui entourent
-des moments si sombres, avaient cherché l'espérance dans le désespoir,
-cru que l'on pourrait sauver le pays par les Médicis, faire la force
+<p>Tous deux avaient erré. Tous deux, dans les illusions qui entourent
+des moments si sombres, avaient cherché l'espérance dans le désespoir,
+cru que l'on pourrait sauver le pays par les Médicis, faire la force
avec la bassesse; mais non, il n'en est pas ainsi. Et Dieu punit de
-telles pensées.</p>
+telles pensées.</p>
-<p>D'abord le pape, qui était Médicis, accepta sa sentence, se mit plus
-bas encore que ne l'avait mis son malheur, montra que, pour être sorti
-de captivité, il n'était pas plus libre. Traité outrageusement comme
-un petit prince italien, il prouva qu'il n'était rien autre chose.
+<p>D'abord le pape, qui était Médicis, accepta sa sentence, se mit plus
+bas encore que ne l'avait mis son malheur, montra que, pour être sorti
+de captivité, il n'était pas plus libre. Traité outrageusement comme
+un petit prince italien, il prouva qu'il n'était rien autre chose.
Florence lui tenait au c&oelig;ur bien plus que Rome. Et, pour avoir
-Florence, il s'humilia devant l'Empereur. Il y fut ramené par le
-prince d'Orange, le chef des brigands italiens qui, derrière les
-Barbares, traîtreusement, avaient pillé Rome.</p>
+Florence, il s'humilia devant l'Empereur. Il y fut ramené par le
+prince d'Orange, le chef des brigands italiens qui, derrière les
+Barbares, traîtreusement, avaient pillé Rome.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> Dans le moment si court de la lutte suprême de Florence,
+<p><span class="pagenum"><a id="page270" name="page270"></a>(p. 270)</span> Dans le moment si court de la lutte suprême de Florence,
d'une ville contre le monde, ni Machiavel, ni Michel-Ange ne
-manquèrent à la patrie.</p>
+manquèrent à la patrie.</p>
-<p>Machiavel y trouva appliqué son <i>Arte di guerra</i>, toute la jeunesse
-levée en légions, dans la forme qu'il avait tracée. On prenait le
-système, mais on repoussait l'homme. Négligé, oublié, pas même
-persécuté.</p>
+<p>Machiavel y trouva appliqué son <i>Arte di guerra</i>, toute la jeunesse
+levée en légions, dans la forme qu'il avait tracée. On prenait le
+système, mais on repoussait l'homme. Négligé, oublié, pas même
+persécuté.</p>
-<p>L'indomptable vigueur de son esprit paraît encore dans l'étrange
+<p>L'indomptable vigueur de son esprit paraît encore dans l'étrange
description qu'il a faite de la peste de Florence, un mois avant sa
-mort, un mois après le sac de Rome.</p>
+mort, un mois après le sac de Rome.</p>
-<p>Cet homme, d'un malheur accompli, seul, vieux, pauvre, haï, méprisé,
-savez-vous ce qu'il fait? Parmi les litanies funèbres, sur le bord de
-sa fosse, il écrit une espèce de <cite>Pervigiliun Veneris</cite> du mois de mai.
+<p>Cet homme, d'un malheur accompli, seul, vieux, pauvre, haï, méprisé,
+savez-vous ce qu'il fait? Parmi les litanies funèbres, sur le bord de
+sa fosse, il écrit une espèce de <cite>Pervigiliun Veneris</cite> du mois de mai.
C'est l'idylle de la peste.</p>
-<p>Dans la ville, il est fort à l'aise: il va en long, en large, au
-milieu des fossoyeurs qui crient: «Vive la mort!» comme c'était
-l'usage de chanter Mai et le printemps. À travers les ténèbres, il
-croit voir passer la peste dans une litière. C'est une jeune morte
-traînée par des chevaux blancs.</p>
-
-<p>Il s'en va sur la place où l'on élit les magistrats. Il n'y a plus de
-peuple. Des citoyens encore, mais allongés sur des civières qu'on
-porte. Au défaut de vivants, au vote on appelle les morts.</p>
-
-<p>Étonnant aspect des églises! Le clergé est mort, les moines sont
-morts. Tel reste pour confesser les femmes malades qui se traînent et
-viennent mourir là. Il est assis au milieu de la nef, les fers aux
-pieds, aux mains, pour empêcher qu'il ne les touche. Songez-y,
-<span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> dans ce temps de morts, c'est tout d'être vivant. Trois
-dévots en béquilles, qui circulent dans l'église, lancent un regard
-d'amour à trois vieilles édentées. Machiavel, avec ses soixante ans,
-est sûr de plaire et de trouver fortune.</p>
-
-<p>Sur les tombes qui entourent l'église, il trouve une jeune femme
-échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte;
-il console, interroge. Elle répond, s'épanche, elle conte en paroles
-hardies (les morts n'ont peur de rien), en lamentations effrénées, les
-joies conjugales qu'elle n'aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle
-morte? Pestiférée ou non, Machiavel la délasse et desserre,
-«quoiqu'elle ne fût pas très-serrée.» Elle revient alors, et jure
-qu'elle n'a plus souci d'elle, de m&oelig;urs ni de pudeur. Là-dessus, un
-sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs
+<p>Dans la ville, il est fort à l'aise: il va en long, en large, au
+milieu des fossoyeurs qui crient: «Vive la mort!» comme c'était
+l'usage de chanter Mai et le printemps. À travers les ténèbres, il
+croit voir passer la peste dans une litière. C'est une jeune morte
+traînée par des chevaux blancs.</p>
+
+<p>Il s'en va sur la place où l'on élit les magistrats. Il n'y a plus de
+peuple. Des citoyens encore, mais allongés sur des civières qu'on
+porte. Au défaut de vivants, au vote on appelle les morts.</p>
+
+<p>Étonnant aspect des églises! Le clergé est mort, les moines sont
+morts. Tel reste pour confesser les femmes malades qui se traînent et
+viennent mourir là. Il est assis au milieu de la nef, les fers aux
+pieds, aux mains, pour empêcher qu'il ne les touche. Songez-y,
+<span class="pagenum"><a id="page271" name="page271"></a>(p. 271)</span> dans ce temps de morts, c'est tout d'être vivant. Trois
+dévots en béquilles, qui circulent dans l'église, lancent un regard
+d'amour à trois vieilles édentées. Machiavel, avec ses soixante ans,
+est sûr de plaire et de trouver fortune.</p>
+
+<p>Sur les tombes qui entourent l'église, il trouve une jeune femme
+échevelée qui se frappe le sein. Il avance, non sans quelque crainte;
+il console, interroge. Elle répond, s'épanche, elle conte en paroles
+hardies (les morts n'ont peur de rien), en lamentations effrénées, les
+joies conjugales qu'elle n'aura plus. Ce disant, elle pâme. Est-elle
+morte? Pestiférée ou non, Machiavel la délasse et desserre,
+«quoiqu'elle ne fût pas très-serrée.» Elle revient alors, et jure
+qu'elle n'a plus souci d'elle, de m&oelig;urs ni de pudeur. Là-dessus, un
+sermon équivoque du bon apôtre, qui prêche la décence des plaisirs
secrets.</p>
-<p>C'est l'horreur sur l'horreur! la mort entremetteuse!... Ailleurs, à
-Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle,
-il trouve sous de longs vêtements une admirable veuve. Suit la
-description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau
-sensuel, triste, qui sent le vieillard et l'effort. Cupido, Vénus, les
-Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre
-funéraire où siége cette idole de mort.</p>
+<p>C'est l'horreur sur l'horreur! la mort entremetteuse!... Ailleurs, à
+Santa-Maria-Novella, sur les degrés de marbre de la grande chapelle,
+il trouve sous de longs vêtements une admirable veuve. Suit la
+description, laborieuse, mythologique, de cette divinité. Morceau
+sensuel, triste, qui sent le vieillard et l'effort. Cupido, Vénus, les
+Hespérides, ne réchauffent pas tout cela. Moins froid le marbre
+funéraire où siége cette idole de mort.</p>
-<p>Machiavel près d'elle essaye son éloquence. Il n'en faut pas beaucoup.
-Elle est tout d'abord consolée. La différence d'âge qu'il avoue ne
-l'arrête guère. La fortune qu'il prétend avoir, les soins et l'amitié,
-c'est tout ce qu'il faut à la belle. Elle se laisse tout <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span>
-doucement ramener. Un moine accourt. Mais le traité est fait: «Mon
-c&oelig;ur, dit Machiavel, est maintenant chez elle, et mon âme est
-restée dans ces noirs vêtements!»</p>
+<p>Machiavel près d'elle essaye son éloquence. Il n'en faut pas beaucoup.
+Elle est tout d'abord consolée. La différence d'âge qu'il avoue ne
+l'arrête guère. La fortune qu'il prétend avoir, les soins et l'amitié,
+c'est tout ce qu'il faut à la belle. Elle se laisse tout <span class="pagenum"><a id="page272" name="page272"></a>(p. 272)</span>
+doucement ramener. Un moine accourt. Mais le traité est fait: «Mon
+c&oelig;ur, dit Machiavel, est maintenant chez elle, et mon âme est
+restée dans ces noirs vêtements!»</p>
-<p>Sa vie y reste aussi. Un mois ou deux après, il meurt.</p>
+<p>Sa vie y reste aussi. Un mois ou deux après, il meurt.</p>
<p>Le plus dur, c'est de vivre et de rester dans la contradiction.
-Michel-Ange avait commencé le tombeau de Laurent et de Julien de
-Médicis. Il l'achevait, pendant qu'il défendait la ville contre les
-Médicis.</p>
+Michel-Ange avait commencé le tombeau de Laurent et de Julien de
+Médicis. Il l'achevait, pendant qu'il défendait la ville contre les
+Médicis.</p>
-<p>Tout le monde a pu voir à Florence (ou à Paris, École des Beaux-Arts)
-les sublimes figures du <em>Jour</em> et de la <em>Nuit</em>, du <em>Crépuscule</em> et de
+<p>Tout le monde a pu voir à Florence (ou à Paris, École des Beaux-Arts)
+les sublimes figures du <em>Jour</em> et de la <em>Nuit</em>, du <em>Crépuscule</em> et de
l'<em>Aurore</em>, ce monument qui devint, sous la main du grand citoyen, le
-tombeau de la patrie même. La <em>Nuit</em> roule en son rêve une mer de
-honte et de misère. Mais l'<em>Aurore</em>! c'est bien pis; on sent qu'elle
-maudit son réveil et qu'elle a à la bouche un dégoût si amer, un fiel
-si déplaisant, qu'elle voudrait n'être jamais née.</p>
+tombeau de la patrie même. La <em>Nuit</em> roule en son rêve une mer de
+honte et de misère. Mais l'<em>Aurore</em>! c'est bien pis; on sent qu'elle
+maudit son réveil et qu'elle a à la bouche un dégoût si amer, un fiel
+si déplaisant, qu'elle voudrait n'être jamais née.</p>
<p>Ce qui fut plus tragique que le tragique monument, c'est que, quand il
-fut découvert, il n'eut personne pour le comprendre. Plus de Florence,
-plus de peuple, plus d'Italie. L'Académie est née. Un poète académique
-(nouveau fléau de ce pays) lance un madrigal à la <em>Nuit</em>:</p>
+fut découvert, il n'eut personne pour le comprendre. Plus de Florence,
+plus de peuple, plus d'Italie. L'Académie est née. Un poète académique
+(nouveau fléau de ce pays) lance un madrigal à la <em>Nuit</em>:</p>
-<p>«Dans sa <em>douce</em> attitude, elle dort; ne la réveille pas.»</p>
+<p>«Dans sa <em>douce</em> attitude, elle dort; ne la réveille pas.»</p>
-<p>Cette indigne sottise, qui semblait démontrer qu'en effet l'Italie
-était chose inhumée, à ne ressusciter jamais, fit bondir Michel-Ange.
+<p>Cette indigne sottise, qui semblait démontrer qu'en effet l'Italie
+était chose inhumée, à ne ressusciter jamais, fit bondir Michel-Ange.
Il se retrouva l'homme <span class="pagenum"><a id="page273" name="page273"></a>(p. 273)</span> de la chapelle Sixtine; il y eut un
-réveil de fureur. Ne songeant plus aux Médicis, ne ménageant plus
-rien, comme en pleine liberté, il fit la sanglante épigramme.</p>
+réveil de fureur. Ne songeant plus aux Médicis, ne ménageant plus
+rien, comme en pleine liberté, il fit la sanglante épigramme.</p>
-<p>«Il m'est doux de dormir, et doux d'être de marbre, tant que durent
-l'opprobre et la calamité. Ne voir, ne sentir rien, c'est un bonheur
-pour moi... Ne me réveille pas, de grâce, parle bas.»</p>
+<p>«Il m'est doux de dormir, et doux d'être de marbre, tant que durent
+l'opprobre et la calamité. Ne voir, ne sentir rien, c'est un bonheur
+pour moi... Ne me réveille pas, de grâce, parle bas.»</p>
-<p>Le <em>Jour</em> n'est pas fini. Ce rude forgeron, de force colossale, couché
+<p>Le <em>Jour</em> n'est pas fini. Ce rude forgeron, de force colossale, couché
sur son marteau, tournant le dos au monde indigne de le voir, devait
-jeter par-dessus l'épaule un superbe regard. Il était, dans ce deuil,
-le côté de l'espoir, de l'art, de l'action, de la rénovation future.
-Mais l'homme était brisé. Michel-Ange laissa ce travail. Et il reste
-inachevé.</p>
-
-<p>Il avait perdu terre, et, depuis, il erra comme une ombre. Il était
-condamné à vivre encore trente ans, travaillant et ramant péniblement,
-soit dans l'&oelig;uvre imposée du Jugement dernier, soit dans saint
-Pierre où il chercha en vain son idéal, soit dans ses laborieux
-sonnets à Vittoria Colonna. Il y professe cet espoir que la nature, ce
-grand artiste, ayant fait en Vittoria l'&oelig;uvre achevée où elle
-tendait depuis la création, est maintenant libre de mourir, et il
+jeter par-dessus l'épaule un superbe regard. Il était, dans ce deuil,
+le côté de l'espoir, de l'art, de l'action, de la rénovation future.
+Mais l'homme était brisé. Michel-Ange laissa ce travail. Et il reste
+inachevé.</p>
+
+<p>Il avait perdu terre, et, depuis, il erra comme une ombre. Il était
+condamné à vivre encore trente ans, travaillant et ramant péniblement,
+soit dans l'&oelig;uvre imposée du Jugement dernier, soit dans saint
+Pierre où il chercha en vain son idéal, soit dans ses laborieux
+sonnets à Vittoria Colonna. Il y professe cet espoir que la nature, ce
+grand artiste, ayant fait en Vittoria l'&oelig;uvre achevée où elle
+tendait depuis la création, est maintenant libre de mourir, et il
salue la fin du monde.</p>
-<p>Lui-même, il finissait. Parmi de sublimes éclairs, il reste un ouvrier
+<p>Lui-même, il finissait. Parmi de sublimes éclairs, il reste un ouvrier
terrible, d'un magnanime effort. On admire en souffrant; on partage sa
fatigue; on loue, la sueur au front.</p>
-<p>L'effort est-il heureux? Dans les voûtes écrasées, dans
-l'architecture sénile et froide du Capitole et de la <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> chapelle
-où il emprisonna ses sublimes colosses du Jour et de la Nuit, on
-trouve déjà, s'il faut le dire, le triste <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle.</p>
+<p>L'effort est-il heureux? Dans les voûtes écrasées, dans
+l'architecture sénile et froide du Capitole et de la <span class="pagenum"><a id="page274" name="page274"></a>(p. 274)</span> chapelle
+où il emprisonna ses sublimes colosses du Jour et de la Nuit, on
+trouve déjà, s'il faut le dire, le triste <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> siècle.</p>
-<p>De quoi vivra encore l'Italie dans ce temps? De la grâce et de la
-lumière, du coloris de Titien, du ciel et de Corrège. Que dis-je?
-Corrège est déjà mort.</p>
+<p>De quoi vivra encore l'Italie dans ce temps? De la grâce et de la
+lumière, du coloris de Titien, du ciel et de Corrège. Que dis-je?
+Corrège est déjà mort.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page275" name="page275"></a>(p. 275)</span> CHAPITRE XV</h3>
@@ -7360,1839 +7322,1839 @@ Corrège est déjà mort.</p>
1529-1532</h4>
-<p>Guerre <em>chrétienne</em>, droit des gens <em>chrétien</em>, modération
-<em>chrétienne</em>, etc., toutes ces locutions doucereuses ont été biffées
+<p>Guerre <em>chrétienne</em>, droit des gens <em>chrétien</em>, modération
+<em>chrétienne</em>, etc., toutes ces locutions doucereuses ont été biffées
de nos langues par le sac de Rome, de Tunis et d'Anvers, par Pizarre
-et Cortès, par la traite des noirs, l'extermination des Indiens.</p>
+et Cortès, par la traite des noirs, l'extermination des Indiens.</p>
-<p>Qu'ont fait de plus les Turcs, sous Sélim même? Sous les autres
-sultans, spécialement sous Soliman, ils ont enseigné aux chrétiens la
-modération dans la guerre et la douceur dans la victoire. Soliman fit
+<p>Qu'ont fait de plus les Turcs, sous Sélim même? Sous les autres
+sultans, spécialement sous Soliman, ils ont enseigné aux chrétiens la
+modération dans la guerre et la douceur dans la victoire. Soliman fit
de grands efforts pour sauver Rhodes du pillage. Il consola le grand
-maître de sa défaite, lui disant: <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> «C'est chose commune aux
-princes de perdre des villes et des royaumes.» Et, se tournant vers
-Ibrahim, l'intime confident de ses pensées: «Ce n'est pas sans
-tristesse que je renvoie ce vieux chrétien de sa maison.»</p>
-
-<p>À François I<sup>er</sup> prisonnier il rappelle, par une allusion noble et
-délicate, son grand-père Bajazet, prisonnier de Timour: «Prends
-courage. Il n'est pas nouveau que des princes tombent en captivité.
-Nos glorieux ancêtres n'en ont pas moins été vainqueurs et
-conquérants.»</p>
-
-<p>L'horreur qu'ont inspirée les Turcs tint surtout à ces nuées immenses
-de troupes irrégulières, de sauvages tribus, qui voltigeaient autour
-de leurs armées. Quant aux armées des Turcs proprement dites, leur
-ordre merveilleux, leur discipline, fit l'étonnement du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle.
-En 1526, deux cent mille hommes traversèrent tout l'empire, par les
-routes, évitant tous les champs labourés, et sans prendre un brin
-d'herbe. Tout pillard pendu à l'instant, même des chefs et des juges
-d'armées.</p>
-
-<p>En 1532, l'envoyé de François I<sup>er</sup> parcourt avec étonnement la
-prodigieuse armée de Soliman, dont le camp couvrait trente milles.
-«Ordre étonnant, nulle violence. Les marchands en pleine sûreté, des
-femmes même allant et venant, comme dans une ville d'Europe. La vie
-aussi sûre, aussi large et facile que dans Venise. La justice y est
-telle qu'on est tenté de croire que ce sont les chrétiens maintenant
-qui sont Turcs, et les Turcs devenus chrétiens.» (<cite>Négoc. du Levant,
+maître de sa défaite, lui disant: <span class="pagenum"><a id="page276" name="page276"></a>(p. 276)</span> «C'est chose commune aux
+princes de perdre des villes et des royaumes.» Et, se tournant vers
+Ibrahim, l'intime confident de ses pensées: «Ce n'est pas sans
+tristesse que je renvoie ce vieux chrétien de sa maison.»</p>
+
+<p>À François I<sup>er</sup> prisonnier il rappelle, par une allusion noble et
+délicate, son grand-père Bajazet, prisonnier de Timour: «Prends
+courage. Il n'est pas nouveau que des princes tombent en captivité.
+Nos glorieux ancêtres n'en ont pas moins été vainqueurs et
+conquérants.»</p>
+
+<p>L'horreur qu'ont inspirée les Turcs tint surtout à ces nuées immenses
+de troupes irrégulières, de sauvages tribus, qui voltigeaient autour
+de leurs armées. Quant aux armées des Turcs proprement dites, leur
+ordre merveilleux, leur discipline, fit l'étonnement du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle.
+En 1526, deux cent mille hommes traversèrent tout l'empire, par les
+routes, évitant tous les champs labourés, et sans prendre un brin
+d'herbe. Tout pillard pendu à l'instant, même des chefs et des juges
+d'armées.</p>
+
+<p>En 1532, l'envoyé de François I<sup>er</sup> parcourt avec étonnement la
+prodigieuse armée de Soliman, dont le camp couvrait trente milles.
+«Ordre étonnant, nulle violence. Les marchands en pleine sûreté, des
+femmes même allant et venant, comme dans une ville d'Europe. La vie
+aussi sûre, aussi large et facile que dans Venise. La justice y est
+telle qu'on est tenté de croire que ce sont les chrétiens maintenant
+qui sont Turcs, et les Turcs devenus chrétiens.» (<cite>Négoc. du Levant,
I, 211.</cite>)</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Sauf Venise et quelques Français, personne en Europe ne
-comprit rien à la question d'Orient.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page277" name="page277"></a>(p. 277)</span> Sauf Venise et quelques Français, personne en Europe ne
+comprit rien à la question d'Orient.</p>
<p>Luther sur ce terrain, comme sur celui des paysans allemands, ne voit
-rien, n'entend rien; son génie l'abandonne. S'il a une lueur, s'il
-entrevoit d'abord que le vrai Turc est Charles-Quint, il se dédit bien
-vite et prêche la soumission à l'Empereur, avec ce <i>distinguo</i>:
-indépendance spirituelle, soumission temporelle. Comme si l'on
-séparait ces choses! comme si, dans tous les actes humains, l'âme et
+rien, n'entend rien; son génie l'abandonne. S'il a une lueur, s'il
+entrevoit d'abord que le vrai Turc est Charles-Quint, il se dédit bien
+vite et prêche la soumission à l'Empereur, avec ce <i>distinguo</i>:
+indépendance spirituelle, soumission temporelle. Comme si l'on
+séparait ces choses! comme si, dans tous les actes humains, l'âme et
le corps ne marchaient pas d'ensemble! Pourquoi ne laisse-t-il pas
-cette sottise à nos gallicans?</p>
+cette sottise à nos gallicans?</p>
-<p>Aux paysans, il dit: «Soyez chrétiens, et restez serfs des princes».
-Aux princes, il dit: «Soyez chrétiens, et servez l'Empereur contre les
-infidèles.» Voilà tout le remède que nous offre le christianisme.</p>
+<p>Aux paysans, il dit: «Soyez chrétiens, et restez serfs des princes».
+Aux princes, il dit: «Soyez chrétiens, et servez l'Empereur contre les
+infidèles.» Voilà tout le remède que nous offre le christianisme.</p>
-<p>Des deux questions brouillées dans ce vertige, l'une, celle du peuple,
-restera incomprise, enfouie et scellée sous la terre.</p>
+<p>Des deux questions brouillées dans ce vertige, l'une, celle du peuple,
+restera incomprise, enfouie et scellée sous la terre.</p>
<p>L'autre, celle du Turc, n'est entrevue qu'en Italie.</p>
-<p>Venise, dès l'autre siècle, trahie du pape, des rois, de tous ses
-alliés chrétiens, va voir le monstre, et voit que c'est un homme. Les
-relations s'établissent. Ce que Gênes fut sous les Grecs, Venise l'est
+<p>Venise, dès l'autre siècle, trahie du pape, des rois, de tous ses
+alliés chrétiens, va voir le monstre, et voit que c'est un homme. Les
+relations s'établissent. Ce que Gênes fut sous les Grecs, Venise l'est
sous les sultans. Elle commerce partout chez eux en payant de
-très-légers droits. Elle a ses consuls, sa justice. Mahomet II lui
+très-légers droits. Elle a ses consuls, sa justice. Mahomet II lui
demande son peintre Bellini. Quand Michel-Ange dessine pour Venise le
-pont du Rialto, Soliman veut en faire un semblable à Péra. Il offre un
-libre asile au fier génie qui fuyait Rome et la tyrannie de Jules II.</p>
+pont du Rialto, Soliman veut en faire un semblable à Péra. Il offre un
+libre asile au fier génie qui fuyait Rome et la tyrannie de Jules II.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> Venise et son illustre doge, André Gritti, voient seuls,
-après Pavie, la vraie question.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page278" name="page278"></a>(p. 278)</span> Venise et son illustre doge, André Gritti, voient seuls,
+après Pavie, la vraie question.</p>
-<p>L'ennemi de la chrétienté, c'est l'Empereur, le chef nominal de la
-république chrétienne.</p>
+<p>L'ennemi de la chrétienté, c'est l'Empereur, le chef nominal de la
+république chrétienne.</p>
-<p>Sans ses embarras pécuniaires, son monstrueux empire engloutirait
-l'Europe. Mais voici que Cortès revient précisément en 1525 mettre à
-ses pieds l'or du Mexique. Chaque année désormais, le revenu des
-mines, sans contrôle ni discussion d'États ni de Cortès, l'aidera de
+<p>Sans ses embarras pécuniaires, son monstrueux empire engloutirait
+l'Europe. Mais voici que Cortès revient précisément en 1525 mettre à
+ses pieds l'or du Mexique. Chaque année désormais, le revenu des
+mines, sans contrôle ni discussion d'États ni de Cortès, l'aidera de
plus en plus.</p>
-<p>Il est l'autorité comme Empereur. Bien plus, il a en main un
-instrument de force incalculable, la révolution espagnole, cette
+<p>Il est l'autorité comme Empereur. Bien plus, il a en main un
+instrument de force incalculable, la révolution espagnole, cette
compression terrible d'inquisition monacale et royale, contre laquelle
-l'Espagne n'a d'autre échappatoire que la conquête universelle.</p>
+l'Espagne n'a d'autre échappatoire que la conquête universelle.</p>
-<p>L'Espagne, entrée dans la torture, à chaque tour de vis, s'échappe
+<p>L'Espagne, entrée dans la torture, à chaque tour de vis, s'échappe
plus furieusement au dehors.</p>
<p>La France, si peu vivante moralement et qui n'a pas les Indes, ne
pourrait tenir contre.</p>
-<p>L'Angleterre, lointaine, insulaire, agira peu et par accès. Si Henri
-VIII divorce avec une Espagnole, Londres n'en reste pas moins mariée
+<p>L'Angleterre, lointaine, insulaire, agira peu et par accès. Si Henri
+VIII divorce avec une Espagnole, Londres n'en reste pas moins mariée
avec Anvers.</p>
-<p>Luther et l'Allemagne feront-ils mieux? L'Empire sera-t-il la barrière
+<p>Luther et l'Allemagne feront-ils mieux? L'Empire sera-t-il la barrière
contre l'Empereur? Les princes catholiques, par cent liens, sont unis
-à l'Autriche. Les princes protestants, sous la terreur du peuple et
+à l'Autriche. Les princes protestants, sous la terreur du peuple et
des jacqueries de paysans, sont secondairement protestants, mais
-premièrement princes. Ils n'ont garde d'appeler à leur défense la
-masse récemment écrasée.</p>
+premièrement princes. Ils n'ont garde d'appeler à leur défense la
+masse récemment écrasée.</p>
<p>Le sauveur est le Turc.</p>
-<p>Venise, à petit bruit, mais énergiquement, efficacement, <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span>
-travailla sur cette idée. C'est elle qui, dix ans durant, et les dix
-années dangereuses, gouverna l'empire turc. Un examen sérieux,
-attentif, met la chose en pleine lumière.</p>
-
-<p>Le doge avait quatre-vingts ans; Venise était caduque. Ni lui, ni
-elle, n'y profitèrent. Mais le monde y gagna. En trois coups solennels
-fut rembarré l'ennemi. Les libertés religieuses de l'Allemagne, jeunes
-encore et flottantes, furent sauvées par les Turcs, Luther par
-Mahomet. Et une solide barrière fut élevée, la Hongrie ottomane, à la
-porte de Vienne. Enfin, Venise défaillant, elle légua à la France son
-rôle de médiateur entre les deux religions, d'initiateur des deux
+<p>Venise, à petit bruit, mais énergiquement, efficacement, <span class="pagenum"><a id="page279" name="page279"></a>(p. 279)</span>
+travailla sur cette idée. C'est elle qui, dix ans durant, et les dix
+années dangereuses, gouverna l'empire turc. Un examen sérieux,
+attentif, met la chose en pleine lumière.</p>
+
+<p>Le doge avait quatre-vingts ans; Venise était caduque. Ni lui, ni
+elle, n'y profitèrent. Mais le monde y gagna. En trois coups solennels
+fut rembarré l'ennemi. Les libertés religieuses de l'Allemagne, jeunes
+encore et flottantes, furent sauvées par les Turcs, Luther par
+Mahomet. Et une solide barrière fut élevée, la Hongrie ottomane, à la
+porte de Vienne. Enfin, Venise défaillant, elle légua à la France son
+rôle de médiateur entre les deux religions, d'initiateur des deux
mondes, disons le mot, de sauveur de l'Europe.</p>
<p>Acceptons hautement, au nom de la Renaissance, le nom injurieux que
-Charles-Quint et Philippe II nous lancèrent tant de fois.</p>
+Charles-Quint et Philippe II nous lancèrent tant de fois.</p>
-<p>La France, après Venise, fut le grand renégat, qui, le Turc aidant,
-défendit la chrétienté contre elle-même, la garda de l'Espagne et du
+<p>La France, après Venise, fut le grand renégat, qui, le Turc aidant,
+défendit la chrétienté contre elle-même, la garda de l'Espagne et du
roi de l'inquisition<a id="footnotetag22" name="footnotetag22"></a><a href="#footnote22" title="Go to footnote 22"><span class="smaller">[22]</span></a>.</p>
<p>Saluons les hommes hardis, les esprits courageux et libres qui, d'une
part, de Paris, de Venise, d'autre part, de Constantinople, se
tendirent la main par-dessus l'Europe, et, maudits d'elle, la
-sauvèrent.</p>
+sauvèrent.</p>
<p class="poem10">
- La terre eut beau frémir, le ciel eut beau tonner...</p>
+ La terre eut beau frémir, le ciel eut beau tonner...</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page280" name="page280"></a>(p. 280)</span> Ils n'en firent pas moins, d'une audace impie, l'&oelig;uvre
-sainte qui, par la réconciliation de l'Europe et de l'Asie, créa le
-nouvel équilibre, l'ordre agrandi des temps modernes, à l'harmonie
-<em>chrétienne</em> substituant l'harmonie <em>humaine</em>.</p>
+sainte qui, par la réconciliation de l'Europe et de l'Asie, créa le
+nouvel équilibre, l'ordre agrandi des temps modernes, à l'harmonie
+<em>chrétienne</em> substituant l'harmonie <em>humaine</em>.</p>
<p>Nommons ces sauveurs, ces grands hommes. Les premiers sont deux Grecs,
le vizir de Mahomet II et celui de Soliman.</p>
<p>Les Turcs, qui d'abord furent moins un peuple qu'une machine de
-guerre, démocratie sauvage, étrangère au génie des musulmans
-civilisés, n'apparaissaient à l'Europe que comme une épée montrée par
+guerre, démocratie sauvage, étrangère au génie des musulmans
+civilisés, n'apparaissaient à l'Europe que comme une épée montrée par
la pointe. Ce fut Mahmoud, un Grec illyrien devenu vizir de Mahomet
-II, qui byzantinisa les Turcs, leur créa des écoles, une hiérarchie
-d'études et d'enseignement, changea les prêtres fanatiques en
+II, qui byzantinisa les Turcs, leur créa des écoles, une hiérarchie
+d'études et d'enseignement, changea les prêtres fanatiques en
professeurs et en juristes, formant ainsi les hommes avec qui allait
-traiter l'Europe. Mahmoud périt pour son humanité, puni de sa
-clémence.</p>
+traiter l'Europe. Mahmoud périt pour son humanité, puni de sa
+clémence.</p>
-<p>Ce fut un autre Grec, Ibrahim de Parga, vizir de Soliman, né sujet de
-Venise, et gouvernant sous l'influence vénitienne, qui créa l'intime
+<p>Ce fut un autre Grec, Ibrahim de Parga, vizir de Soliman, né sujet de
+Venise, et gouvernant sous l'influence vénitienne, qui créa l'intime
alliance des Turcs et de la France, conquit presque toute la Hongrie,
-lui fit changer de front et regarder contre l'Autriche. Même fin que
-l'autre, et même crime, sa douceur, sa clémence, sa libéralité
-d'esprit, l'amour des arts et le mépris de tout préjugé fanatique.</p>
+lui fit changer de front et regarder contre l'Autriche. Même fin que
+l'autre, et même crime, sa douceur, sa clémence, sa libéralité
+d'esprit, l'amour des arts et le mépris de tout préjugé fanatique.</p>
-<p>André Gritti fut doge, de 1523 à 1538. Ibrahim fut vizir, de 1523 à
-1536, et son bras droit fut le bâtard du doge, Aloysio Gritti.</p>
+<p>André Gritti fut doge, de 1523 à 1538. Ibrahim fut vizir, de 1523 à
+1536, et son bras droit fut le bâtard du doge, Aloysio Gritti.</p>
<p>Nous ne savons pas bien quels furent pendant longtemps <span class="pagenum"><a id="page281" name="page281"></a>(p. 281)</span> les
-ministres français chargés de cette dangereuse et secrète
+ministres français chargés de cette dangereuse et secrète
correspondance. Le seul qu'on connaisse bien, c'est le spirituel Jean
-Du Bellay (cardinal marié à madame de Châtillon, gouvernante de
-Marguerite), Du Bellay, frère puîné des capitaines et historiens de ce
+Du Bellay (cardinal marié à madame de Châtillon, gouvernante de
+Marguerite), Du Bellay, frère puîné des capitaines et historiens de ce
nom, l'ami de Rabelais, son protecteur et l'un des hardis penseurs de
-l'époque.</p>
+l'époque.</p>
-<p>Les ministres nommés, rendons hommage aussi aux hommes intrépides qui
-furent exécuteurs de ce beau crime, se firent entremetteurs de cette
-fraternité maudite, et réconcilièrent les deux branches de l'humanité
-divorcée. On n'a pas eu assez d'injures pour eux. Conspués et traqués,
-tous sont morts du fer, du poison. La dévote maison d'Autriche eut
+<p>Les ministres nommés, rendons hommage aussi aux hommes intrépides qui
+furent exécuteurs de ce beau crime, se firent entremetteurs de cette
+fraternité maudite, et réconcilièrent les deux branches de l'humanité
+divorcée. On n'a pas eu assez d'injures pour eux. Conspués et traqués,
+tous sont morts du fer, du poison. La dévote maison d'Autriche eut
toujours ce principe qu'on pouvait tuer les messagers des Turcs, et de
-l'ami des Turcs, de François I<sup>er</sup>. Ses agents, sur la route, en
+l'ami des Turcs, de François I<sup>er</sup>. Ses agents, sur la route, en
Italie et jusque dans Venise, en Dalmatie, Croatie et Bosnie,
-suivaient la piste de nos envoyés, les entouraient d'espionnage
-jusqu'au lieu d'embuscade où l'on tombait dessus. Les Turcs ont
-souvent reproché avec horreur à la maison d'Autriche l'habitude de
+suivaient la piste de nos envoyés, les entouraient d'espionnage
+jusqu'au lieu d'embuscade où l'on tombait dessus. Les Turcs ont
+souvent reproché avec horreur à la maison d'Autriche l'habitude de
l'assassinat.</p>
-<p>Les Autrichiens écrivent (avril 1524) à Madrid qu'un Espagnol au
-service de France, le sieur Rincon, a été envoyé de Paris en Pologne
-pour négocier le mariage du second fils de François I<sup>er</sup> avec la
-fille aînée de Sigismond.</p>
+<p>Les Autrichiens écrivent (avril 1524) à Madrid qu'un Espagnol au
+service de France, le sieur Rincon, a été envoyé de Paris en Pologne
+pour négocier le mariage du second fils de François I<sup>er</sup> avec la
+fille aînée de Sigismond.</p>
-<p>Au moment où un mariage ouvrait la Hongrie à l'Autriche, la France
-voulait se ménager aussi une prise sur les affaires de l'Orient.</p>
+<p>Au moment où un mariage ouvrait la Hongrie à l'Autriche, la France
+voulait se ménager aussi une prise sur les affaires de l'Orient.</p>
-<p>Quel était ce Rincon? Quand se fit-il Français? <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> Est-ce en
-1522, quand l'Espagne désespéra d'elle-même, après la ruine des
-<i>Communeros</i> et de ses vieilles libertés? On l'appelle alors
+<p>Quel était ce Rincon? Quand se fit-il Français? <span class="pagenum"><a id="page282" name="page282"></a>(p. 282)</span> Est-ce en
+1522, quand l'Espagne désespéra d'elle-même, après la ruine des
+<i>Communeros</i> et de ses vieilles libertés? On l'appelle alors
capitaine; plus tard, conseiller et chambellan du roi, seigneur de je
-ne sais quelle pauvre seigneurie, toujours fort mal payé, mourant de
-faim, enfin assassiné. Vingt ans durant, ce fut le courageux,
+ne sais quelle pauvre seigneurie, toujours fort mal payé, mourant de
+faim, enfin assassiné. Vingt ans durant, ce fut le courageux,
l'infatigable agent, qui, courant des dangers plus grand que Pizarre
-ou Cortès, à travers les Barbares, les embuscades, les sauvages
-forêts, les maladies, les piéges et dangers de toute sorte, fut notre
-intermédiaire avec l'Orient et rendit des services qui doivent
-consacrer sa mémoire.</p>
-
-<p>Sa place dangereuse sera remplie plus tard par le savant Laforêt, qui
-osa signer l'alliance, et de même paya de sa vie.</p>
-
-<p>L'infortuné Rincon, qui, avec les Gritti, agit si énergiquement près
-de la Porte, paraît avoir conçu, avec les Italiens, l'idée vaste et
-hardie, vraiment libératrice pour l'Occident, de former un faisceau de
-Pologne, Turquie, Hongrie turque. Cette dernière n'eût pas seulement
-tenu en échec l'Autriche, mais eût, de son épée, aidé la France en
+ou Cortès, à travers les Barbares, les embuscades, les sauvages
+forêts, les maladies, les piéges et dangers de toute sorte, fut notre
+intermédiaire avec l'Orient et rendit des services qui doivent
+consacrer sa mémoire.</p>
+
+<p>Sa place dangereuse sera remplie plus tard par le savant Laforêt, qui
+osa signer l'alliance, et de même paya de sa vie.</p>
+
+<p>L'infortuné Rincon, qui, avec les Gritti, agit si énergiquement près
+de la Porte, paraît avoir conçu, avec les Italiens, l'idée vaste et
+hardie, vraiment libératrice pour l'Occident, de former un faisceau de
+Pologne, Turquie, Hongrie turque. Cette dernière n'eût pas seulement
+tenu en échec l'Autriche, mais eût, de son épée, aidé la France en
Italie.</p>
-<p>On a vu que le roi, après Pavie, envoie sa bague à Soliman. Des
-envoyés qui la portèrent furent dévalisés et tués en Bosnie. Un
+<p>On a vu que le roi, après Pavie, envoie sa bague à Soliman. Des
+envoyés qui la portèrent furent dévalisés et tués en Bosnie. Un
Polonais, Laski, puis un Hongrois, Frangepani, furent plus heureux. Le
visir Ibrahim fit courir la Bosnie, retrouva la bague, et se fit grand
-honneur de la mettre à son doigt. Il fit faire par son maître un don
-considérable à l'envoyé, et écrire une belle lettre consolante et
+honneur de la mettre à son doigt. Il fit faire par son maître un don
+considérable à l'envoyé, et écrire une belle lettre consolante et
fraternelle.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Ibrahim, fils d'un matelot grec de Parga, était de cette race
-énergique et rusée qui remplit tout l'Orient de son activité. Enfant,
-il fut enlevé et vendu par des corsaires turcs à une veuve de Magnésie
-qui, d'un coup d'&oelig;il de femme, vit qu'il était né pour plaire et
+<p><span class="pagenum"><a id="page283" name="page283"></a>(p. 283)</span> Ibrahim, fils d'un matelot grec de Parga, était de cette race
+énergique et rusée qui remplit tout l'Orient de son activité. Enfant,
+il fut enlevé et vendu par des corsaires turcs à une veuve de Magnésie
+qui, d'un coup d'&oelig;il de femme, vit qu'il était né pour plaire et
monter au plus haut. Il apprit le persan, l'italien, plusieurs langues
-d'Asie et d'Europe, lut les poètes, l'histoire, dévora les vies
-d'Annibal, de César, d'Alexandre le Grand, qu'il relisait sans cesse.
+d'Asie et d'Europe, lut les poètes, l'histoire, dévora les vies
+d'Annibal, de César, d'Alexandre le Grand, qu'il relisait sans cesse.
Mais, si le but fut haut, la voie fut basse, celle qui dans l'Orient
-mène à tout, le sérail. Il y entra par sa figure heureuse et son
-talent pour le violon. Soliman en fut engoué, subjugué, au point de ne
+mène à tout, le sérail. Il y entra par sa figure heureuse et son
+talent pour le violon. Soliman en fut engoué, subjugué, au point de ne
plus voir que lui; et, s'il s'absentait quelques heures, il lui
-écrivait plusieurs fois.</p>
+écrivait plusieurs fois.</p>
-<p>Toutes les paroles qui restent de cet homme indiquent un mélange
-singulier de finesse, d'audace et de grandeur, une royauté naturelle.
-La flatterie même était chez lui risquée, inattendue, celle qui
+<p>Toutes les paroles qui restent de cet homme indiquent un mélange
+singulier de finesse, d'audace et de grandeur, une royauté naturelle.
+La flatterie même était chez lui risquée, inattendue, celle qui
surprend l'esprit, charme, emporte le c&oelig;ur. Soliman, lui ayant fait
-épouser sa s&oelig;ur, il y eut une prodigieuse fête. Le favori dit
-hardiment qu'il n'y avait jamais eu de noces semblables, pas même
-celles du sultan. Celui-ci rougit de colère. Ibrahim ajouta: «Celles
+épouser sa s&oelig;ur, il y eut une prodigieuse fête. Le favori dit
+hardiment qu'il n'y avait jamais eu de noces semblables, pas même
+celles du sultan. Celui-ci rougit de colère. Ibrahim ajouta: «Celles
de sa Hautesse n'ont pas eu cet honneur d'avoir pour convive le
-padishah de la Mecque, le Salomon de notre époque.»</p>
+padishah de la Mecque, le Salomon de notre époque.»</p>
-<p>Les ambassadeurs de l'Empereur sont stupéfaits de la liberté avec
-laquelle il parle de son maître. Il ouvre ainsi la conférence: «Le
-lion ne peut être dompté par la force, mais par la ruse, la
+<p>Les ambassadeurs de l'Empereur sont stupéfaits de la liberté avec
+laquelle il parle de son maître. Il ouvre ainsi la conférence: «Le
+lion ne peut être dompté par la force, mais par la ruse, la
nourriture et l'habitude. <span class="pagenum"><a id="page284" name="page284"></a>(p. 284)</span> Le prince, c'est le lion, et le
-ministre est le gardien. Je garde le sultan, et le mène avec un bâton,
-qui est la vérité et la justice. Charles est aussi un lion. Que ses
-ambassadeurs le mènent de la même manière.»</p>
+ministre est le gardien. Je garde le sultan, et le mène avec un bâton,
+qui est la vérité et la justice. Charles est aussi un lion. Que ses
+ambassadeurs le mènent de la même manière.»</p>
<p>Ou voit qu'il connaissait parfaitement l'Europe et ses diverses
nations. Sur l'Espagne, il fit tout d'abord la question grave et
-décisive, demandant malicieusement «pourquoi elle était plus mal
-cultivée que la France.» Les ambassadeurs avouèrent la cause
-principale, la persécution des Maures et leur expulsion.</p>
-
-<p>Ce terrible événement, qui justifia si bien les représailles
-musulmanes, avait pris commencement dans la révolution des
-<i>Communeros</i>. Les Mauresques étaient généralement vassaux de nobles:
-les ennemis des nobles imaginèrent de ruiner ceux-ci en affranchissant
-les Mauresques du vasselage et les faisant chrétiens; on les força par
+décisive, demandant malicieusement «pourquoi elle était plus mal
+cultivée que la France.» Les ambassadeurs avouèrent la cause
+principale, la persécution des Maures et leur expulsion.</p>
+
+<p>Ce terrible événement, qui justifia si bien les représailles
+musulmanes, avait pris commencement dans la révolution des
+<i>Communeros</i>. Les Mauresques étaient généralement vassaux de nobles:
+les ennemis des nobles imaginèrent de ruiner ceux-ci en affranchissant
+les Mauresques du vasselage et les faisant chrétiens; on les força par
le fer et le feu de se faire baptiser. Le roi, l'Inquisition,
-entrèrent dans cette voie, et s'associèrent aux fureurs populaires.
-Ces infortunés, ainsi écrasés, ne purent plus respirer ni vivre. Ils
-commencèrent à fuir. Dès 1523, cinq mille maisons désertes, rien qu'à
+entrèrent dans cette voie, et s'associèrent aux fureurs populaires.
+Ces infortunés, ainsi écrasés, ne purent plus respirer ni vivre. Ils
+commencèrent à fuir. Dès 1523, cinq mille maisons désertes, rien qu'à
Valence. La loi, violente et folle dans la main de l'Inquisition, va
et vient, en sens contraire. En 1525, ordre de rester et de se faire
-chrétiens. En 1526, ordre de partir; mais en même temps on leur en ôte
-tous les moyens; on leur défend de rien vendre. On leur ferme leurs
+chrétiens. En 1526, ordre de partir; mais en même temps on leur en ôte
+tous les moyens; on leur défend de rien vendre. On leur ferme leurs
propres ports qui regardent l'Afrique; s'ils s'embarquent, il faut
-qu'ils passent en Galice, c'est à dire qu'ils traversent toute
-l'Espagne, une population féroce, les insultes et les <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> vols,
-qu'ils passent à travers les coups et les lapidations.</p>
-
-<p>Alors, désespérés, ils arment, se jettent aux montagnes, où les bandes
-espagnoles vont à la chasse aux hommes.</p>
-
-<p>Il en passe cent mille en Afrique. Le reste, retombé à l'état des
-bêtes de somme, jardiniers misérables, ânes ou mulets des vieux
-chrétiens. On leur ôte leur langue, leurs danses nationales, leurs
-sépultures mauresques, la vie, et la mort même!</p>
-
-<p>En cette année 1526, la maison d'Autriche donne un curieux spectacle
-de sa parfaite indifférence: en Espagne, cette persécution des
-Mauresques, l'alliance de l'Inquisition; en Allemagne, la tolérance
-donnée aux protestants à la Diète de Spire, en vue de l'imminente
+qu'ils passent en Galice, c'est à dire qu'ils traversent toute
+l'Espagne, une population féroce, les insultes et les <span class="pagenum"><a id="page285" name="page285"></a>(p. 285)</span> vols,
+qu'ils passent à travers les coups et les lapidations.</p>
+
+<p>Alors, désespérés, ils arment, se jettent aux montagnes, où les bandes
+espagnoles vont à la chasse aux hommes.</p>
+
+<p>Il en passe cent mille en Afrique. Le reste, retombé à l'état des
+bêtes de somme, jardiniers misérables, ânes ou mulets des vieux
+chrétiens. On leur ôte leur langue, leurs danses nationales, leurs
+sépultures mauresques, la vie, et la mort même!</p>
+
+<p>En cette année 1526, la maison d'Autriche donne un curieux spectacle
+de sa parfaite indifférence: en Espagne, cette persécution des
+Mauresques, l'alliance de l'Inquisition; en Allemagne, la tolérance
+donnée aux protestants à la Diète de Spire, en vue de l'imminente
guerre des Turcs, du mariage de Hongrie.</p>
-<p>Soliman, Ibrahim, étaient deux hommes pacifiques, et faits pour les
+<p>Soliman, Ibrahim, étaient deux hommes pacifiques, et faits pour les
arts de la paix. L'influence bysantine allait toujours gagnant.
-Ibrahim, qui avait rouvert l'hippodrome et les jeux antiques, s'était
-bâti un délicieux palais sur ce lieu même, et il y tenait son maître à
-regarder les fêtes, que son génie fécond savait varier. On avait vu,
-aux noces d'Ibrahim, Soliman écouter patiemment les thèses des
-discoureurs, comme aurait fait un des Paléologue ou des Cantacusène.
-Mais la grande machine turque était montée pour la conquête. Elle
-broyait qui ne l'employait pas. On n'avait pas organisé en vain ce
-sombre et colérique monstre de guerre, le corps des janissaires.
-Soliman avait été obligé, dès son avènement, de les mener à Rhodes et
-à Belgrade. Puis il y eut une halte, un repos. Affreuse <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span>
-révolte. Nul remède que la conquête, la guerre sainte, la guerre de
+Ibrahim, qui avait rouvert l'hippodrome et les jeux antiques, s'était
+bâti un délicieux palais sur ce lieu même, et il y tenait son maître à
+regarder les fêtes, que son génie fécond savait varier. On avait vu,
+aux noces d'Ibrahim, Soliman écouter patiemment les thèses des
+discoureurs, comme aurait fait un des Paléologue ou des Cantacusène.
+Mais la grande machine turque était montée pour la conquête. Elle
+broyait qui ne l'employait pas. On n'avait pas organisé en vain ce
+sombre et colérique monstre de guerre, le corps des janissaires.
+Soliman avait été obligé, dès son avènement, de les mener à Rhodes et
+à Belgrade. Puis il y eut une halte, un repos. Affreuse <span class="pagenum"><a id="page286" name="page286"></a>(p. 286)</span>
+révolte. Nul remède que la conquête, la guerre sainte, la guerre de
Hongrie.</p>
-<p>Toutefois, avant d'agir, Ibrahim montra une prudence admirable à tout
+<p>Toutefois, avant d'agir, Ibrahim montra une prudence admirable à tout
pacifier, assurer au dehors, au dedans. Il parcourut l'Asie Mineure,
-la Syrie et l'Égypte, réformant partout les abus, donnant de bonnes
-lois, faisant justice et grâce. Il assura sa droite, la Valachie, la
-Crimée tributaire, la Pologne surtout, avec qui il fit une trêve de
-cinq ans. C'est alors seulement que, le 2 février 1526, l'accueil et
-les présents que reçut l'envoyé de France révélèrent que l'Orient
-allait envahir l'Occident divisé.</p>
-
-<p>Flottante sous les étrangers et désorganisée de longue date, la
+la Syrie et l'Égypte, réformant partout les abus, donnant de bonnes
+lois, faisant justice et grâce. Il assura sa droite, la Valachie, la
+Crimée tributaire, la Pologne surtout, avec qui il fit une trêve de
+cinq ans. C'est alors seulement que, le 2 février 1526, l'accueil et
+les présents que reçut l'envoyé de France révélèrent que l'Orient
+allait envahir l'Occident divisé.</p>
+
+<p>Flottante sous les étrangers et désorganisée de longue date, la
Hongrie ne conservait d'elle que l'antique valeur. Les grands, la
-petite noblesse, le paysan, étaient en pleine lutte. La Transylvanie
-commençait à agir pour elle-même, à part de la Hongrie. L'unité, au
-contraire, la sage conduite militaire, la civilisation, étaient du
-côté des Barbares. Les Turcs avaient beaucoup d'artillerie; les
-Hongrois n'en avaient pas. Ne se fiant qu'au cimeterre et à leurs
-chevaux indomptables, ils opposaient leurs poitrines aux canons. À
-Peterwardin, ils purent voir à qui ils avaient affaire. Les ingénieurs
-des Turcs firent une mine sous la citadelle, qui se hâta de se rendre.</p>
-
-<p>L'armée ottomane arriva aux marais de Mohacz, où étaient les Hongrois,
-mais non complets encore. Les Transylvains tardaient. À la vue du
+petite noblesse, le paysan, étaient en pleine lutte. La Transylvanie
+commençait à agir pour elle-même, à part de la Hongrie. L'unité, au
+contraire, la sage conduite militaire, la civilisation, étaient du
+côté des Barbares. Les Turcs avaient beaucoup d'artillerie; les
+Hongrois n'en avaient pas. Ne se fiant qu'au cimeterre et à leurs
+chevaux indomptables, ils opposaient leurs poitrines aux canons. À
+Peterwardin, ils purent voir à qui ils avaient affaire. Les ingénieurs
+des Turcs firent une mine sous la citadelle, qui se hâta de se rendre.</p>
+
+<p>L'armée ottomane arriva aux marais de Mohacz, où étaient les Hongrois,
+mais non complets encore. Les Transylvains tardaient. À la vue du
croissant, l'ardeur hongroise ne put plus se contenir ni rien
-attendre. Ils enlevèrent leur roi en avant et tous leurs chefs,
-plongèrent aveugles dans la masse ennemie.</p>
+attendre. Ils enlevèrent leur roi en avant et tous leurs chefs,
+plongèrent aveugles dans la masse ennemie.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> Les Turcs, plus froidement, avaient prévu l'irrésistible
+<p><span class="pagenum"><a id="page287" name="page287"></a>(p. 287)</span> Les Turcs, plus froidement, avaient prévu l'irrésistible
choc. Comptant sur leur grand nombre, ils s'ouvrirent et se
-refermèrent, enveloppant de toutes parts ces furieux cavaliers.
-Ceux-ci se divisèrent pour faire face partout à la fois. Mais tel fut
-leur élan, qu'une bande, le roi en tête, renversant tout, toucha les
-canons turcs, qui les foudroyèrent à dix pas. Ce qui resta, perçant
-les batteries, arriva au sultan, et les janissaires ne vinrent à bout
-de ces hommes terribles qu'en tranchant derrière eux les jarrets aux
+refermèrent, enveloppant de toutes parts ces furieux cavaliers.
+Ceux-ci se divisèrent pour faire face partout à la fois. Mais tel fut
+leur élan, qu'une bande, le roi en tête, renversant tout, toucha les
+canons turcs, qui les foudroyèrent à dix pas. Ce qui resta, perçant
+les batteries, arriva au sultan, et les janissaires ne vinrent à bout
+de ces hommes terribles qu'en tranchant derrière eux les jarrets aux
chevaux.</p>
-<p>Nombre d'entre eux, emportés par la course, ou poussés par les Turcs,
-allèrent s'engouffrer aux marais. Le roi Louis en fut, et le royaume.
-La Hongrie resta là. C'est le tombeau d'un peuple. La question dès
-lors commença entre la Turquie et l'Autriche.</p>
+<p>Nombre d'entre eux, emportés par la course, ou poussés par les Turcs,
+allèrent s'engouffrer aux marais. Le roi Louis en fut, et le royaume.
+La Hongrie resta là. C'est le tombeau d'un peuple. La question dès
+lors commença entre la Turquie et l'Autriche.</p>
-<p>Qui avait détruit la Hongrie? Nul qu'elle-même. La fatale habitude de
-s'élire un prince étranger avait perverti le sens national. Dans la
-dernière et suprême élection, le héros hongrois, Batthori, livre sa
-patrie aux Allemands. En haine du Transylvain Zapoly, il reconnaît
+<p>Qui avait détruit la Hongrie? Nul qu'elle-même. La fatale habitude de
+s'élire un prince étranger avait perverti le sens national. Dans la
+dernière et suprême élection, le héros hongrois, Batthori, livre sa
+patrie aux Allemands. En haine du Transylvain Zapoly, il reconnaît
l'Autrichien Ferdinand. Les Turcs feront roi Zapoly.</p>
<p>Choix difficile!... Le Turc, c'est le caprice, l'avanie, l'inconnu.
-L'Autriche, c'est l'impôt et la bureaucratie de plomb.</p>
+L'Autriche, c'est l'impôt et la bureaucratie de plomb.</p>
-<p>On a calculé que les Turcs demandaient à leurs tributaires cinquante
-fois moins d'argent que l'Autriche ou tout gouvernement chrétien. Mais
-la vieille haine religieuse, les églises changées en mosquées, les
-ravages de la populace guerrière qui traînait derrière eux,
+<p>On a calculé que les Turcs demandaient à leurs tributaires cinquante
+fois moins d'argent que l'Autriche ou tout gouvernement chrétien. Mais
+la vieille haine religieuse, les églises changées en mosquées, les
+ravages de la populace guerrière qui traînait derrière eux,
maintenaient l'horreur du nom turc. La guerre <span class="pagenum"><a id="page288" name="page288"></a>(p. 288)</span> orientale a
-cela aussi de terrible qu'elle est payée en hommes. Chacun ramène des
-esclaves. On assure que cent mille familles, trois cent mille âmes,
-furent traînées en Turquie. Ils passèrent sous les yeux de Zapoly, qui
-salua de larmes amères ces prémices affreuses de son règne.</p>
-
-<p>Se voyant presque seul, sauf deux agents de France qui étaient près de
-lui, il envoie l'un à Soliman, l'autre à François I<sup>er</sup>. Le premier,
-qui était le Polonais Lasky, appuyé à Constantinople par Gritti, le
-bâtard du doge, eut sans difficulté, d'Ibrahim, promesse d'un secours
-efficace. L'autre, qui était Rincon, négocia en France et en Pologne,
+cela aussi de terrible qu'elle est payée en hommes. Chacun ramène des
+esclaves. On assure que cent mille familles, trois cent mille âmes,
+furent traînées en Turquie. Ils passèrent sous les yeux de Zapoly, qui
+salua de larmes amères ces prémices affreuses de son règne.</p>
+
+<p>Se voyant presque seul, sauf deux agents de France qui étaient près de
+lui, il envoie l'un à Soliman, l'autre à François I<sup>er</sup>. Le premier,
+qui était le Polonais Lasky, appuyé à Constantinople par Gritti, le
+bâtard du doge, eut sans difficulté, d'Ibrahim, promesse d'un secours
+efficace. L'autre, qui était Rincon, négocia en France et en Pologne,
offrant au roi de France la succession de Zapoly pour son second fils
-qui eût épousé une princesse polonaise. François I<sup>er</sup> promit un
+qui eût épousé une princesse polonaise. François I<sup>er</sup> promit un
grand secours d'argent qu'il ne paya jamais.</p>
-<p>La situation était fausse, bizarre. Il s'était ligué avec Henri VIII
-pour délivrer le pape qui n'était plus prisonnier. Il vivait en partie
-de dîmes levées sur le clergé, sous prétexte de la guerre des Turcs,
-qui étaient ses amis.</p>
+<p>La situation était fausse, bizarre. Il s'était ligué avec Henri VIII
+pour délivrer le pape qui n'était plus prisonnier. Il vivait en partie
+de dîmes levées sur le clergé, sous prétexte de la guerre des Turcs,
+qui étaient ses amis.</p>
-<p>Son armée, menée par Lautrec, sans résultat se consume à Naples.
-L'Empereur, mortellement irrité de rester dupe du traité de Madrid,
+<p>Son armée, menée par Lautrec, sans résultat se consume à Naples.
+L'Empereur, mortellement irrité de rester dupe du traité de Madrid,
envenime la guerre par des injures, auxquelles le roi, non moins
-ridiculement, répond par un défi. Le duel étant réglé, convenu, le roi
-sent un peu tard que de tels intérêts ne s'éclaircissent pas par un
-coup d'épée. Il tergiverse, il équivoque, se moque ainsi de
-l'Empereur. «Il dit m'avoir pris en bataille. Je ne me souviens pas
-l'y avoir jamais rencontré.»</p>
+ridiculement, répond par un défi. Le duel étant réglé, convenu, le roi
+sent un peu tard que de tels intérêts ne s'éclaircissent pas par un
+coup d'épée. Il tergiverse, il équivoque, se moque ainsi de
+l'Empereur. «Il dit m'avoir pris en bataille. Je ne me souviens pas
+l'y avoir jamais rencontré.»</p>
<p><span class="pagenum"><a id="page289" name="page289"></a>(p. 289)</span> La rage de Charles-Quint alla si loin qu'il se vengea sur les
-fils de François I<sup>er</sup><a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>. Il fit prendre leurs domestiques et les
-envoya aux galères; traitement inouï, qui eût été barbare pour des
-prisonniers de guerre, et ils ne l'étaient pas. Bien plus, des galères
-espagnoles, où les vendit en Barbarie, pour les perdre définitivement,
-à ne les retrouver jamais.</p>
-
-<p>Les deux enfants, tenus dans une étroite et sombre prison, n'ayant
-plus un Français, ne voyant de visage que celui des geôliers,
-perdirent jusqu'à leur langue, changèrent de caractère. L'atteinte de
+fils de François I<sup>er</sup><a id="footnotetag23" name="footnotetag23"></a><a href="#footnote23" title="Go to footnote 23"><span class="smaller">[23]</span></a>. Il fit prendre leurs domestiques et les
+envoya aux galères; traitement inouï, qui eût été barbare pour des
+prisonniers de guerre, et ils ne l'étaient pas. Bien plus, des galères
+espagnoles, où les vendit en Barbarie, pour les perdre définitivement,
+à ne les retrouver jamais.</p>
+
+<p>Les deux enfants, tenus dans une étroite et sombre prison, n'ayant
+plus un Français, ne voyant de visage que celui des geôliers,
+perdirent jusqu'à leur langue, changèrent de caractère. L'atteinte de
ces traitements fut si profonde, que l'un d'eux mourut jeune; l'autre,
notre Henri II, resta tout Espagnol, faible et sombre, violent, triste
-visage (si contraire à celui de son père!), qui ne rappelait que la
-prison. Charles-Quint put avoir la joie d'avoir tué en germe le futur
+visage (si contraire à celui de son père!), qui ne rappelait que la
+prison. Charles-Quint put avoir la joie d'avoir tué en germe le futur
roi de France.</p>
-<p>La France tarissait visiblement. Après le malheur de Lautrec, le roi
-essaya par une petite armée ce que n'avait pu une grande; son général
-fut pris. Son ami, Henri VIII, forcé par la clameur des commerçants
-anglais qui ne pouvaient se passer des Pays-Bas, fit trêve avec
-l'Empereur. Et le roi fut trop heureux d'y accéder. Les protestants
-d'Allemagne, qui avaient cru à son appui, reçurent la loi en mars
-(1529). Ce qu'une diète de Spire avait fait, une autre le défit.
-Menacés dans leur foi, cinq princes, quatorze villes, <em>protestèrent</em>.
+<p>La France tarissait visiblement. Après le malheur de Lautrec, le roi
+essaya par une petite armée ce que n'avait pu une grande; son général
+fut pris. Son ami, Henri VIII, forcé par la clameur des commerçants
+anglais qui ne pouvaient se passer des Pays-Bas, fit trêve avec
+l'Empereur. Et le roi fut trop heureux d'y accéder. Les protestants
+d'Allemagne, qui avaient cru à son appui, reçurent la loi en mars
+(1529). Ce qu'une diète de Spire avait fait, une autre le défit.
+Menacés dans leur foi, cinq princes, quatorze villes, <em>protestèrent</em>.
Origine du mot <em>protestant</em>.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> La protestation efficace, la seule, était l'épée. François
+<p><span class="pagenum"><a id="page290" name="page290"></a>(p. 290)</span> La protestation efficace, la seule, était l'épée. François
I<sup>er</sup> et Henri VIII l'avaient mise au fourreau. Le sabre turc y
-suppléa.</p>
+suppléa.</p>
<p>Et, cette fois, ce ne fut pas une guerre seulement, mais une fondation
durable.</p>
<p>Regardez sur les cartes qui donnent l'Europe et ses variations de
-siècle en siècle (V. Kruse). Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup>, la Hongrie, libre, vous apparaît
-entière, arrondie au compas. Entière, elle reparaîtra au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> sous
+siècle en siècle (V. Kruse). Au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup>, la Hongrie, libre, vous apparaît
+entière, arrondie au compas. Entière, elle reparaîtra au <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup> sous
l'Autriche. Au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>, elle est double; aux trois quarts sous les Turcs
-et comme un prolongement de la Turquie; une bande étroite, au nord,
+et comme un prolongement de la Turquie; une bande étroite, au nord,
reste autrichienne.</p>
-<p>L'anxiété de l'Empereur et de Ferdinand avait été très-grande. Ils
+<p>L'anxiété de l'Empereur et de Ferdinand avait été très-grande. Ils
n'avaient pu rien opposer aux Turcs. C'est dans Vienne seulement
-qu'ils commencèrent à résister. La partie semblait belle pour le roi
-de France. Le pape le quittait, il est vrai, perte légère devant cette
-puissante assistance que lui donnait un tel succès des Turcs. Que
+qu'ils commencèrent à résister. La partie semblait belle pour le roi
+de France. Le pape le quittait, il est vrai, perte légère devant cette
+puissante assistance que lui donnait un tel succès des Turcs. Que
fit-il? Il traita.</p>
-<p>Nulle circonstance plus favorable peut-être, nulle plus honteuse.
-C'était trahir à la fois les Turcs et les chrétiens. Le roi était, il
-est vrai, battu en Italie, très-affaibli sur mer par la défection de
-Doria et de Gênes, épuisé de moyens, sans argent, sans crédit. Mais
-les impériaux n'étaient guère moins malades. Lannoy l'avoue; il dit
-qu'il n'y a plus rien à faire en Italie; le peuple est ruiné, l'<em>armée
-désespérée</em>. Un retard eût porté au comble les embarras de
+<p>Nulle circonstance plus favorable peut-être, nulle plus honteuse.
+C'était trahir à la fois les Turcs et les chrétiens. Le roi était, il
+est vrai, battu en Italie, très-affaibli sur mer par la défection de
+Doria et de Gênes, épuisé de moyens, sans argent, sans crédit. Mais
+les impériaux n'étaient guère moins malades. Lannoy l'avoue; il dit
+qu'il n'y a plus rien à faire en Italie; le peuple est ruiné, l'<em>armée
+désespérée</em>. Un retard eût porté au comble les embarras de
Charles-Quint.</p>
-<p>L'affaire fut habilement brusquée par Marguerite dans une courte
-négociation avec la mère du roi (<em>7 juillet&mdash;5 août 1529</em>). Cette
+<p>L'affaire fut habilement brusquée par Marguerite dans une courte
+négociation avec la mère du roi (<em>7 juillet&mdash;5 août 1529</em>). Cette
promptitude assomma <span class="pagenum"><a id="page291" name="page291"></a>(p. 291)</span> l'Italie; elle fortifia l'Autriche dans
-sa grande lutte; elle dut décourager les Turcs, et peut-être plus
-qu'aucune chose les fit échouer devant Vienne (<em>14 octobre 1529</em>).</p>
+sa grande lutte; elle dut décourager les Turcs, et peut-être plus
+qu'aucune chose les fit échouer devant Vienne (<em>14 octobre 1529</em>).</p>
-<p>L'&oelig;uvre de honte fut faite en grand mystère, et n'eut que deux
+<p>L'&oelig;uvre de honte fut faite en grand mystère, et n'eut que deux
agents. Il fallait tromper les plus clairvoyants des hommes, les
-Italiens, qui étaient là, tremblants, tâchant de deviner leur sort.
-Les dames se logèrent à Cambrai, dans deux maisons voisines dont on
-perça le mur pour qu'elles pussent se voir à toute heure sans
+Italiens, qui étaient là, tremblants, tâchant de deviner leur sort.
+Les dames se logèrent à Cambrai, dans deux maisons voisines dont on
+perça le mur pour qu'elles pussent se voir à toute heure sans
rencontrer d'&oelig;il indiscret.</p>
-<p>Les impériaux n'espéraient pas un tel traité. Ils purent à peine y
-croire. Un d'eux écrit à Granvelle: «Les conditions nous sont si
-avantageuses, que plusieurs doutent qu'il n'y ait tromperie.»
+<p>Les impériaux n'espéraient pas un tel traité. Ils purent à peine y
+croire. Un d'eux écrit à Granvelle: «Les conditions nous sont si
+avantageuses, que plusieurs doutent qu'il n'y ait tromperie.»
(<cite>Granv., I, 693.</cite>)</p>
-<p>Le traité était tel: La France <em>gardait la Bourgogne, mais elle
-s'anéantissait moralement</em> en Europe, abandonnant ses alliés et
-s'engageant même à agir contre eux.</p>
+<p>Le traité était tel: La France <em>gardait la Bourgogne, mais elle
+s'anéantissait moralement</em> en Europe, abandonnant ses alliés et
+s'engageant même à agir contre eux.</p>
-<p>Le roi, qui n'avait pas trouvé d'argent pour la guerre, en trouvait
+<p>Le roi, qui n'avait pas trouvé d'argent pour la guerre, en trouvait
pour son ennemi. On lui rendait ses enfants pour la somme de deux
-millions d'écus d'or (<em>soixante-huit millions</em> d'aujourd'hui).</p>
+millions d'écus d'or (<em>soixante-huit millions</em> d'aujourd'hui).</p>
-<p><em>Il ne se mêlait plus de l'Italie ni de l'Allemagne. Il ne stipulait
-rien pour l'Angleterre, son alliée.</em></p>
+<p><em>Il ne se mêlait plus de l'Italie ni de l'Allemagne. Il ne stipulait
+rien pour l'Angleterre, son alliée.</em></p>
-<p><em>Il menaçait les luthériens et Soliman</em>, «le traité n'étant fait qu'en
-considération des progrès du Turc et des troubles schismatiques qui
-pullulent par la tolérance.» (<cite>Nég. Autrich., II. 681.</cite>)</p>
+<p><em>Il menaçait les luthériens et Soliman</em>, «le traité n'étant fait qu'en
+considération des progrès du Turc et des troubles schismatiques qui
+pullulent par la tolérance.» (<cite>Nég. Autrich., II. 681.</cite>)</p>
-<p>Il disait à l'Italie l'adieu définitif, non plus une simple <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span>
+<p>Il disait à l'Italie l'adieu définitif, non plus une simple <span class="pagenum"><a id="page292" name="page292"></a>(p. 292)</span>
parole de renonciation pour Naples et pour Milan. Il en rendait la
-clef, les places que jamais on n'avait lâchées. <em>Barlette</em> en Pouille,
+clef, les places que jamais on n'avait lâchées. <em>Barlette</em> en Pouille,
<em>Asti</em>, patrimoine de sa maison.</p>
<p>Loin de rien stipuler pour Florence et Venise, il promettait que l'une
<em>se soumettrait avant quatre mois</em>, et que l'autre <em>rendrait les
places qu'elle avait</em> depuis soixante ans <em>dans la Pouille</em>. Il
-prêtait <em>sa marine, et donnait cent mille écus</em> à l'Empereur «pour le
-passage d'Italie.»</p>
+prêtait <em>sa marine, et donnait cent mille écus</em> à l'Empereur «pour le
+passage d'Italie.»</p>
-<p><em>Pas un mot pour Sforza ni pour les barons de Naples</em>, récemment
+<p><em>Pas un mot pour Sforza ni pour les barons de Naples</em>, récemment
compromis pour nous. Les Espagnols furent implacables pour ces
-Napolitains. Ils les ruinèrent, les décapitèrent, coupant cette fois
-pour toujours et déracinant le vieux parti d'Anjou.</p>
+Napolitains. Ils les ruinèrent, les décapitèrent, coupant cette fois
+pour toujours et déracinant le vieux parti d'Anjou.</p>
-<p><em>Pas un mot pour Renée</em>, fille de Louis XII, qui venait d'épouser le
-duc de Ferrare, et qui dut implorer la clémence de Charles-Quint.</p>
+<p><em>Pas un mot pour Renée</em>, fille de Louis XII, qui venait d'épouser le
+duc de Ferrare, et qui dut implorer la clémence de Charles-Quint.</p>
<p><em>Pas un mot pour sa propre s&oelig;ur</em>, ni pour la question de Navarre,
si grave pour la France.</p>
-<p>Mais il y avait une chose plus sacrée que la famille. C'étaient les
-vaillants hommes qui, de père en fils, se faisaient tuer pour nous, le
-vieux Robert La Mark, son fils Fleuranges. Ruinés par l'Empereur, ils
-restaient ruinés. <em>Le roi s'engagea à ne rien faire pour eux.</em></p>
+<p>Mais il y avait une chose plus sacrée que la famille. C'étaient les
+vaillants hommes qui, de père en fils, se faisaient tuer pour nous, le
+vieux Robert La Mark, son fils Fleuranges. Ruinés par l'Empereur, ils
+restaient ruinés. <em>Le roi s'engagea à ne rien faire pour eux.</em></p>
<p>Un homme, un petit prince, sans consulter ses forces, avait le
-premier, en 1525, avant les rois et les sultans, tiré l'épée pour le
+premier, en 1525, avant les rois et les sultans, tiré l'épée pour le
prisonnier de Pavie. Le duc de Gueldre, avec ses lansquenets, entra
-aux Pays-Bas, effraya Marguerite, qui négocia en hâte, comme on a vu.
+aux Pays-Bas, effraya Marguerite, qui négocia en hâte, comme on a vu.
Service immense. Dette d'honneur, s'il en fut, <span class="pagenum"><a id="page293" name="page293"></a>(p. 293)</span> qu'on devait
-d'autant plus acquitter, que ce grand recruteur du Nord était au fond
+d'autant plus acquitter, que ce grand recruteur du Nord était au fond
le chef de tous les gens de guerre de la Basse-Allemagne, qui nous
donnaient la grosse infanterie. Ennemi de la maison d'Autriche depuis
-un demi-siècle, allié de la France, il lui fallut, à ce vieux Annibal,
+un demi-siècle, allié de la France, il lui fallut, à ce vieux Annibal,
plier sous les destin, <em>se faire vassal de l'Empereur</em>.</p>
-<p>Comment, dans un seul crime, tant de crimes à la fois? et comment la
-mère ne sentait-elle pas qu'elle perdait le fils? qu'en le rendant
-ainsi méprisable, exécrable, elle l'isolait pour toujours, que Cambrai
+<p>Comment, dans un seul crime, tant de crimes à la fois? et comment la
+mère ne sentait-elle pas qu'elle perdait le fils? qu'en le rendant
+ainsi méprisable, exécrable, elle l'isolait pour toujours, que Cambrai
le faisait plus faible que Pavie?</p>
<p>Cette fois encore, Charles-Quint triomphait d'une femme par les
-terreurs de la prison. Ses petits-fils y étaient malades, l'aîné
-surtout, qui en resta faible, et qui mourut à dix-huit ans. Lannoy
-lui-même avait dit au roi inquiet «que l'air de l'Espagne ne valait
-rien à M. le Dauphin, et qu'il ferait bien de traiter.»</p>
+terreurs de la prison. Ses petits-fils y étaient malades, l'aîné
+surtout, qui en resta faible, et qui mourut à dix-huit ans. Lannoy
+lui-même avait dit au roi inquiet «que l'air de l'Espagne ne valait
+rien à M. le Dauphin, et qu'il ferait bien de traiter.»</p>
-<p>L'acte sauvage d'envoyer aux galères les serviteurs de ces enfants et
-de les vendre en Barbarie donnait sans doute une idée bien sinistre de
-ce qu'on avait à attendre. La famille faiblit.</p>
+<p>L'acte sauvage d'envoyer aux galères les serviteurs de ces enfants et
+de les vendre en Barbarie donnait sans doute une idée bien sinistre de
+ce qu'on avait à attendre. La famille faiblit.</p>
<p>Marguerite d'Autriche, qui voyait Louise mollir, l'amusa de paroles,
-lui dit que l'affaire de Milan n'était pas pour brouiller de bons
-parents; qu'il était bien aisé de l'arranger en famille; qu'on en
-ferait la dot d'une Autrichienne qu'épouserait le petit duc d'Orléans,
+lui dit que l'affaire de Milan n'était pas pour brouiller de bons
+parents; qu'il était bien aisé de l'arranger en famille; qu'on en
+ferait la dot d'une Autrichienne qu'épouserait le petit duc d'Orléans,
ou la dot de la femme du roi, ou celle enfin d'une fille du roi qui
-épouserait l'infant (Philippe II). Beau mariage qu'Anne de Bretagne
-avait tant désiré.</p>
+épouserait l'infant (Philippe II). Beau mariage qu'Anne de Bretagne
+avait tant désiré.</p>
<p>Sur l'entrefaite, arriva, le 23 juillet, la nouvelle que <span class="pagenum"><a id="page294" name="page294"></a>(p. 294)</span> le
-pape avait pris les devants, traité avec l'Empereur. Petit, minime
-événement, devant l'invasion des deux cent mille Turcs en Autriche!
-N'importe, cela vint à point pour aider la bassesse, pour lui fournir
-ce mot: «Les Italiens nous ont trahis.»</p>
-
-<p>On signa le 7 août. Mais, bien avant la signature, Marguerite avait
-envoyé le traité à Anvers et autres villes pour l'imprimer, en
-divulguer toutes les clauses publiques ou secrètes, pour que l'Italie,
+pape avait pris les devants, traité avec l'Empereur. Petit, minime
+événement, devant l'invasion des deux cent mille Turcs en Autriche!
+N'importe, cela vint à point pour aider la bassesse, pour lui fournir
+ce mot: «Les Italiens nous ont trahis.»</p>
+
+<p>On signa le 7 août. Mais, bien avant la signature, Marguerite avait
+envoyé le traité à Anvers et autres villes pour l'imprimer, en
+divulguer toutes les clauses publiques ou secrètes, pour que l'Italie,
l'Allemagne, l'Angleterre et le monde sussent que la France avait
-trahi tous ses amis, les avait compromis, exploités et livrés.</p>
+trahi tous ses amis, les avait compromis, exploités et livrés.</p>
<p>Le roi, sous ce coup de tonnerre, rentra en terre. Il se cacha aux
-Italiens, fuyant leur douleur, leurs regards. Guetté et pris, il ne
-sut que leur dire: «J'ai voulu ravoir mes enfants.» Il assura, du
-reste, qu'il était toujours digne de lui-même, et conséquent, parjure,
-comme à Madrid; que, cette fois encore, c'était une farce pour
-attraper l'Empereur; que, ses fils revenus, il enverrait secours à
+Italiens, fuyant leur douleur, leurs regards. Guetté et pris, il ne
+sut que leur dire: «J'ai voulu ravoir mes enfants.» Il assura, du
+reste, qu'il était toujours digne de lui-même, et conséquent, parjure,
+comme à Madrid; que, cette fois encore, c'était une farce pour
+attraper l'Empereur; que, ses fils revenus, il enverrait secours à
l'Italie; qu'en attendant ils auraient de l'argent. Ils n'eurent pas
-un écu.</p>
+un écu.</p>
-<p>Dans cette profonde boue où il nageait, il se fiait à une chose: c'est
-que, de deux côtés, il avait deux alliés forcés, qui pouvaient le
-mépriser, mais ne pouvaient pas ne pas l'aider, Soliman, Henri VIII.</p>
+<p>Dans cette profonde boue où il nageait, il se fiait à une chose: c'est
+que, de deux côtés, il avait deux alliés forcés, qui pouvaient le
+mépriser, mais ne pouvaient pas ne pas l'aider, Soliman, Henri VIII.</p>
-<p>Henri VIII divorçait avec la tante de l'Empereur pour épouser Anne de
-Boleyn. Cela l'enchaînait à la France.</p>
+<p>Henri VIII divorçait avec la tante de l'Empereur pour épouser Anne de
+Boleyn. Cela l'enchaînait à la France.</p>
-<p>Soliman, dans sa conquête de Hongrie et son invasion d'Allemagne,
+<p>Soliman, dans sa conquête de Hongrie et son invasion d'Allemagne,
suivait une double impulsion, le grand mouvement turc qui avait
-toujours entraîné les <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> sultans, et l'intrigue vénitienne, qui,
-par Ibrahim et le bâtard Gritti, l'avait lancé au nord, allié
-nécessaire, fatal, de François I<sup>er</sup>, même ingrat.</p>
+toujours entraîné les <span class="pagenum"><a id="page295" name="page295"></a>(p. 295)</span> sultans, et l'intrigue vénitienne, qui,
+par Ibrahim et le bâtard Gritti, l'avait lancé au nord, allié
+nécessaire, fatal, de François I<sup>er</sup>, même ingrat.</p>
-<p>Le duc de Venise, vieil André Gritti, homme de quatre-vingts ans,
-reçut l'épouvantable coup, comme il avait reçu, tant d'années
+<p>Le duc de Venise, vieil André Gritti, homme de quatre-vingts ans,
+reçut l'épouvantable coup, comme il avait reçu, tant d'années
auparavant, ceux de Fornoue ou d'Agnadel. Il sourit, dit que Venise,
-pour s'être alliée aux empereurs et rois, avait gagné ce <em>purgatoire</em>
-qu'ils lui faisaient endurer à Cambrai.</p>
+pour s'être alliée aux empereurs et rois, avait gagné ce <em>purgatoire</em>
+qu'ils lui faisaient endurer à Cambrai.</p>
-<p>Purgatoire, non enfer. Il se fiait de sa rédemption au Messie turc,
-qui, à ce moment même, maître de la Hongrie et près d'envahir
-l'Allemagne, allait forcer l'Empereur à la modération. Et, en effet,
-Venise, rançonnée, eut du moins ce bonheur de garantir ses alliés,
+<p>Purgatoire, non enfer. Il se fiait de sa rédemption au Messie turc,
+qui, à ce moment même, maître de la Hongrie et près d'envahir
+l'Allemagne, allait forcer l'Empereur à la modération. Et, en effet,
+Venise, rançonnée, eut du moins ce bonheur de garantir ses alliés,
d'assurer le pardon de tous ceux qui l'avaient servie.</p>
-<p>Rien n'avait arrêté la marche de Soliman. Il avait dans les mains la
-couronne de Saint-Étienne, le puissant talisman auquel les Hongrois
-ont attaché la magie de la royauté. Nombre de magnats la suivirent, se
-rallièrent aux Turcs en haine de l'Autriche, Soliman leur donna pour
+<p>Rien n'avait arrêté la marche de Soliman. Il avait dans les mains la
+couronne de Saint-Étienne, le puissant talisman auquel les Hongrois
+ont attaché la magie de la royauté. Nombre de magnats la suivirent, se
+rallièrent aux Turcs en haine de l'Autriche, Soliman leur donna pour
roi un des leurs, le Transylvain Zapoly. Ibrahim et Gritti
-l'intronisèrent. L'adversaire de l'Autriche fut couronné de la main de
+l'intronisèrent. L'adversaire de l'Autriche fut couronné de la main de
Venise.</p>
-<p>Le but était atteint, la saison avancée. Une Hongrie nouvelle était
-fondée qui désormais faisait front à l'Autriche. Septembre finissait.
-Charles-Quint, rassuré par le traité de Cambrai dès le 5 août, avait
-pu envoyer à Vienne une élite espagnole. L'Empire uni sous son drapeau
+<p>Le but était atteint, la saison avancée. Une Hongrie nouvelle était
+fondée qui désormais faisait front à l'Autriche. Septembre finissait.
+Charles-Quint, rassuré par le traité de Cambrai dès le 5 août, avait
+pu envoyer à Vienne une élite espagnole. L'Empire uni sous son drapeau
par sa victoire diplomatique et par la peur des Turcs, mit toute une
-armée dans les murs de la <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> capitale autrichienne. Vienne,
-comme on sait, immense par ses faubourgs, est en elle-même une petite
-ville, d'autant plus facile à défendre. Les murs ne valaient guère.
-Mais les troupes qui y entrèrent eurent le temps d'en faire d'autres
-qui, les premiers abattus, devaient arrêter l'ennemi. Du reste,
-Soliman n'avait point d'artillerie de siége, et n'eût pu faire venir
-de grosses pièces à travers la grande plaine hongroise sans route, et
-déjà défoncée, gâtée des pluies d'automne.</p>
-
-<p>Tout le pays était nu et sans vivres. Les bandes irrégulières des
-Turcs achevèrent de le ruiner. Quand Soliman vint devant Vienne le 27
+armée dans les murs de la <span class="pagenum"><a id="page296" name="page296"></a>(p. 296)</span> capitale autrichienne. Vienne,
+comme on sait, immense par ses faubourgs, est en elle-même une petite
+ville, d'autant plus facile à défendre. Les murs ne valaient guère.
+Mais les troupes qui y entrèrent eurent le temps d'en faire d'autres
+qui, les premiers abattus, devaient arrêter l'ennemi. Du reste,
+Soliman n'avait point d'artillerie de siége, et n'eût pu faire venir
+de grosses pièces à travers la grande plaine hongroise sans route, et
+déjà défoncée, gâtée des pluies d'automne.</p>
+
+<p>Tout le pays était nu et sans vivres. Les bandes irrégulières des
+Turcs achevèrent de le ruiner. Quand Soliman vint devant Vienne le 27
septembre, il y trouva tous les obstacles, la famine, le froid et la
-pluie, intolérables à ses Asiatiques; l'aigreur des janissaires, qui
-déjà s'étaient révoltés à Bude, qu'Ibrahim voulait sauver du pillage.
-Le sultan essaya des mines, mais le secret en fut livré par un
-transfuge. Les Turcs, lancés à l'assaut, se trouvèrent en face d'une
-arme nouvelle, la longue arquebuse, perfectionnée en Allemagne, dont
-les effets furent effrayants. Repoussés plusieurs fois, ils n'étaient
-ramenés à la charge qu'à coups de bâton. Ils finirent par dire qu'ils
+pluie, intolérables à ses Asiatiques; l'aigreur des janissaires, qui
+déjà s'étaient révoltés à Bude, qu'Ibrahim voulait sauver du pillage.
+Le sultan essaya des mines, mais le secret en fut livré par un
+transfuge. Les Turcs, lancés à l'assaut, se trouvèrent en face d'une
+arme nouvelle, la longue arquebuse, perfectionnée en Allemagne, dont
+les effets furent effrayants. Repoussés plusieurs fois, ils n'étaient
+ramenés à la charge qu'à coups de bâton. Ils finirent par dire qu'ils
aimaient mieux mourir du sabre de leurs chefs que de l'arquebuse
-allemande. On céda le 14 octobre, et on leva le camp.</p>
+allemande. On céda le 14 octobre, et on leva le camp.</p>
-<p>Ce fut le terme extrême des succès de Soliman au nord. Le climat fut
+<p>Ce fut le terme extrême des succès de Soliman au nord. Le climat fut
l'obstacle, autant que la bravoure allemande. Ajoutez la distance, la
-fatigue de traverser les steppes, demi-désertes, de Hongrie; les Turcs
-n'arrivaient qu'épuisés. Charles-Quint juge ainsi lui-même le siége
-de Vienne: «Le Turc s'est retiré plus par nécessité <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> que par
-aucun secours qu'il pensât pouvoir venir contre lui. (<cite>Négoc. du
-Levant, I, 179.</cite>)»</p>
+fatigue de traverser les steppes, demi-désertes, de Hongrie; les Turcs
+n'arrivaient qu'épuisés. Charles-Quint juge ainsi lui-même le siége
+de Vienne: «Le Turc s'est retiré plus par nécessité <span class="pagenum"><a id="page297" name="page297"></a>(p. 297)</span> que par
+aucun secours qu'il pensât pouvoir venir contre lui. (<cite>Négoc. du
+Levant, I, 179.</cite>)»</p>
-<p>L'échec n'était pas humiliant, mais c'était le premier échec. Il y
+<p>L'échec n'était pas humiliant, mais c'était le premier échec. Il y
avait danger pour le vizir. Il sut en faire une victoire; il jura que
-son maître n'avait voulu que chercher Charles-Quint, l'attirer au
-combat. Il l'entoura de fêtes, où le doge de Venise fut solennellement
-invité. Les ambassadeurs vénitiens, hongrois, polonais, russes,
-entouraient le sultan. La France était absente. François I<sup>er</sup>
-n'osait ni envoyer d'agent public, ni recevoir d'envoyés turcs.</p>
-
-<p>Les fruits du traité de Cambrai commençaient d'apparaître.</p>
-
-<p>Charles-Quint, débarqué le 12 août à Gênes, un mois juste après le
-traité, voit toute l'Italie à ses pieds. Tous les États demandent
-grâce. Florence seule essaye encore de résister. Ô clémence! Il fait
-grâce à tous. Il ne prend rien pour lui. Il laisse Milan à Sforza,
-donne Florence aux Médicis. Un système nouveau commence de prétendue
+son maître n'avait voulu que chercher Charles-Quint, l'attirer au
+combat. Il l'entoura de fêtes, où le doge de Venise fut solennellement
+invité. Les ambassadeurs vénitiens, hongrois, polonais, russes,
+entouraient le sultan. La France était absente. François I<sup>er</sup>
+n'osait ni envoyer d'agent public, ni recevoir d'envoyés turcs.</p>
+
+<p>Les fruits du traité de Cambrai commençaient d'apparaître.</p>
+
+<p>Charles-Quint, débarqué le 12 août à Gênes, un mois juste après le
+traité, voit toute l'Italie à ses pieds. Tous les États demandent
+grâce. Florence seule essaye encore de résister. Ô clémence! Il fait
+grâce à tous. Il ne prend rien pour lui. Il laisse Milan à Sforza,
+donne Florence aux Médicis. Un système nouveau commence de prétendue
protection, de terreur, d'immenses contributions de guerre, la ruine,
-l'amaigrissement et la phthisie, la mort aménagée de manière à durer
-des siècles.</p>
+l'amaigrissement et la phthisie, la mort aménagée de manière à durer
+des siècles.</p>
-<p>Le Charles-Quint d'alors n'est plus celui du véhément Gattinara. Son
-conseiller, modeste secrétaire, est l'avisé Granvelle, le
+<p>Le Charles-Quint d'alors n'est plus celui du véhément Gattinara. Son
+conseiller, modeste secrétaire, est l'avisé Granvelle, le
Franc-Comtois Granvelle, homme de Marguerite d'Autriche, le verbeux
-rédacteur de la diplomatie impériale pendant trente années. Quiconque
-est, comme moi, obligé de subir ses interminables dépêches, déplore sa
-baveuse faconde. Mais cette diffusion, cette lenteur et ce génie de
-plomb furent ses <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> moyens de gouverner. Très-absolu, sous
-formes hésitantes et dubitatives, il discutait à l'infini devant le
-maître et le noyait d'arguments pour et contre. Charles-Quint,
-patient, mais véhément, nerveux et maladif, à la longue, croyait
-choisir, décider de lui-même, et ne résolvait guère que ce que
-Granvelle avait résolu.</p>
-
-<p>Cet esprit bas, fort et rusé, doit être l'auteur véritable du système
+rédacteur de la diplomatie impériale pendant trente années. Quiconque
+est, comme moi, obligé de subir ses interminables dépêches, déplore sa
+baveuse faconde. Mais cette diffusion, cette lenteur et ce génie de
+plomb furent ses <span class="pagenum"><a id="page298" name="page298"></a>(p. 298)</span> moyens de gouverner. Très-absolu, sous
+formes hésitantes et dubitatives, il discutait à l'infini devant le
+maître et le noyait d'arguments pour et contre. Charles-Quint,
+patient, mais véhément, nerveux et maladif, à la longue, croyait
+choisir, décider de lui-même, et ne résolvait guère que ce que
+Granvelle avait résolu.</p>
+
+<p>Cet esprit bas, fort et rusé, doit être l'auteur véritable du système
que Charles-Quint essaye alors, et qui se dit d'un mot: <em>Discipliner
l'Europe.</em></p>
-<p>Pourquoi pas? Le pape annulé et le roi de France annulé, l'autorité,
+<p>Pourquoi pas? Le pape annulé et le roi de France annulé, l'autorité,
c'est l'Empereur.</p>
-<p><em>Discipliner l'Italie</em>, la rendre obéissante, souple instrument,
+<p><em>Discipliner l'Italie</em>, la rendre obéissante, souple instrument,
l'organiser en une ligue, dont chaque membre fournit de l'argent et
-des hommes, de quoi tenir l'Italie même dans un constant étouffement.</p>
+des hommes, de quoi tenir l'Italie même dans un constant étouffement.</p>
<p><em>Discipliner le roi de France</em>, le faire soldat de l'Empereur, contre
-le Turc et les luthériens, l'employer à détruire ceux qui peuvent le
+le Turc et les luthériens, l'employer à détruire ceux qui peuvent le
sauver encore.</p>
-<p><em>Discipliner l'Église</em>, par un concile que Charles-Quint tiendra au
+<p><em>Discipliner l'Église</em>, par un concile que Charles-Quint tiendra au
nom du pape, se faisant juge entre le pape et Luther, se constituant
pape aussi bien qu'Empereur, unissant les deux glaives.</p>
-<p>S'il en vient là, que fera l'Allemagne? Atteinte en sa conscience même
-et dans les libertés de l'âme, comment sauvera-t-elle ses faibles
-libertés politiques?</p>
+<p>S'il en vient là, que fera l'Allemagne? Atteinte en sa conscience même
+et dans les libertés de l'âme, comment sauvera-t-elle ses faibles
+libertés politiques?</p>
-<p>Dans ce plan, où était l'obstacle? Y plier l'Italie n'était que trop
-facile. Le difficile était la France. Ses résistances, dans
-l'isolement du traité de Cambrai, pouvaient-elles être sérieuses?
-L'Empereur (les dépêches le prouvent) agissait très-directement par la
+<p>Dans ce plan, où était l'obstacle? Y plier l'Italie n'était que trop
+facile. Le difficile était la France. Ses résistances, dans
+l'isolement du traité de Cambrai, pouvaient-elles être sérieuses?
+L'Empereur (les dépêches le prouvent) agissait très-directement par la
famille et les amis du roi, par sa s&oelig;ur, la bonne reine <span class="pagenum"><a id="page299" name="page299"></a>(p. 299)</span>
-Léonore, qui aurait voulu les unir. Il travaillait Montmorency,
-Chabot. Il ne demandait pas qu'ils trahissent leur maître. Au
-contraire, qu'ils fissent sa fortune. Qu'était-ce qu'un duché de
+Léonore, qui aurait voulu les unir. Il travaillait Montmorency,
+Chabot. Il ne demandait pas qu'ils trahissent leur maître. Au
+contraire, qu'ils fissent sa fortune. Qu'était-ce qu'un duché de
Milan? L'Empereur, au nom du pape, lui offrait la couronne
-d'Angleterre. Henri VIII allait être condamné, dépouillé pour son
-divorce. Il ne s'agissait que d'exécuter la sentence, de réaliser la
-saisie. Lançant François I<sup>er</sup> dans cette périlleuse aventure, le
-faisant le soldat du pape, il le brouillait à mort avec l'Allemagne
-luthérienne.</p>
-
-<p>François I<sup>er</sup>, tenté, ébranlé par les siens, flottait entre deux
-influences. Sa mère, sa femme, Montmorency, le rapprochaient de
-Charles-Quint. Marguerite, sa s&oelig;ur, qui vint le consoler à la mort
-de sa mère, le rapprochait des protestants. Elle était secondée par
-les frères Du Bellay, spécialement par Jean qu'elle lui fit faire
-évêque de Paris (1532).</p>
-
-<p>De là des mouvements contraires en apparence. D'une part, il envoie
+d'Angleterre. Henri VIII allait être condamné, dépouillé pour son
+divorce. Il ne s'agissait que d'exécuter la sentence, de réaliser la
+saisie. Lançant François I<sup>er</sup> dans cette périlleuse aventure, le
+faisant le soldat du pape, il le brouillait à mort avec l'Allemagne
+luthérienne.</p>
+
+<p>François I<sup>er</sup>, tenté, ébranlé par les siens, flottait entre deux
+influences. Sa mère, sa femme, Montmorency, le rapprochaient de
+Charles-Quint. Marguerite, sa s&oelig;ur, qui vint le consoler à la mort
+de sa mère, le rapprochait des protestants. Elle était secondée par
+les frères Du Bellay, spécialement par Jean qu'elle lui fit faire
+évêque de Paris (1532).</p>
+
+<p>De là des mouvements contraires en apparence. D'une part, il envoie
Guillaume Du Bellay encourager la ligue protestante de Smalkalde.
-D'autre part, il charge Rincon d'intervenir près de Soliman et
-d'arrêter le progrès de ses armées.</p>
+D'autre part, il charge Rincon d'intervenir près de Soliman et
+d'arrêter le progrès de ses armées.</p>
-<p>L'opinion était absolument dévoyée, pervertie sur ces questions. Les
-protestants même d'Allemagne qui comprirent à la longue que le Turc
-faisait leurs affaires (<cite>Négoc., I, 646, ann. 1547</cite>), les
+<p>L'opinion était absolument dévoyée, pervertie sur ces questions. Les
+protestants même d'Allemagne qui comprirent à la longue que le Turc
+faisait leurs affaires (<cite>Négoc., I, 646, ann. 1547</cite>), les
protestants alors, en 1532, partageaient l'effroi populaire et
-maudissaient leur défenseur. Le roi, comme ami du sultan, était
-gourmandé à la fois par le pape et les luthériens. Son refus obstiné
+maudissaient leur défenseur. Le roi, comme ami du sultan, était
+gourmandé à la fois par le pape et les luthériens. Son refus obstiné
d'agir sous Charles-Quint contre les Turcs, la part qu'on supposait
-qu'il avait à l'affaire <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> d'Angleterre, lui valaient de la part
-de Rome de violentes attaques, auxquelles il répondait en menaçant
-lui-même de se séparer du Saint-Siége (23 avril 1532).</p>
-
-<p>Son envoyé Rincon trouva le sultan déjà en marche avec un peuple
-immense, qu'on portait à cinq cent mille hommes. C'était comme
-l'expédition de Xerxès. Il fut reçu, ce pauvre Espagnol, venu tout
-seul à travers les dangers, comme l'eût été le roi de France. Il
-arriva le soir, au milieu d'une prodigieuse fête de nuit qui
-l'attendait; toute cette multitude de soldats, rangés en silence; tous
-portant des flambeaux: «Qu'est-ce, au prix d'une telle fête, que les
-fameuses illuminations de Rome et du château Saint-Ange?» Il n'y avait
-peut-être jamais eu rien de semblable sur la terre. Et nul événement
-plus grand en effet. C'était la première fois que les deux religions,
+qu'il avait à l'affaire <span class="pagenum"><a id="page300" name="page300"></a>(p. 300)</span> d'Angleterre, lui valaient de la part
+de Rome de violentes attaques, auxquelles il répondait en menaçant
+lui-même de se séparer du Saint-Siége (23 avril 1532).</p>
+
+<p>Son envoyé Rincon trouva le sultan déjà en marche avec un peuple
+immense, qu'on portait à cinq cent mille hommes. C'était comme
+l'expédition de Xerxès. Il fut reçu, ce pauvre Espagnol, venu tout
+seul à travers les dangers, comme l'eût été le roi de France. Il
+arriva le soir, au milieu d'une prodigieuse fête de nuit qui
+l'attendait; toute cette multitude de soldats, rangés en silence; tous
+portant des flambeaux: «Qu'est-ce, au prix d'une telle fête, que les
+fameuses illuminations de Rome et du château Saint-Ange?» Il n'y avait
+peut-être jamais eu rien de semblable sur la terre. Et nul événement
+plus grand en effet. C'était la première fois que les deux religions,
si longtemps ennemies, venaient publiquement s'embrasser.</p>
-<p>Ibrahim dit à l'envoyé que l'ancienne amitié du sultan pour la maison
-de France aurait pu décider Soliman à faire ce que voulait son frère
-François I<sup>er</sup>, mais qu'il était trop tard; que, s'il reculait, on
-dirait qu'il avait peur de l'Espagnol; qu'il s'étonnait que le roi fît
-cette requête pour un homme «qui n'était pas chrétien puisqu'il avait
-saccagé Rome, rançonné le vicaire du Christ, et qui tous les ans
-plumait et pillait les chrétiens, sous prétexte de la guerre des
-Turcs.»</p>
-
-<p>Soliman espérait qu'il y aurait bataille. L'Empereur avait devant
-Vienne une force énorme d'infanterie, cent mille Allemands, Hongrois,
-Bohêmes, Esclavons, Espagnols, Italiens, Bourguignons; il n'était
+<p>Ibrahim dit à l'envoyé que l'ancienne amitié du sultan pour la maison
+de France aurait pu décider Soliman à faire ce que voulait son frère
+François I<sup>er</sup>, mais qu'il était trop tard; que, s'il reculait, on
+dirait qu'il avait peur de l'Espagnol; qu'il s'étonnait que le roi fît
+cette requête pour un homme «qui n'était pas chrétien puisqu'il avait
+saccagé Rome, rançonné le vicaire du Christ, et qui tous les ans
+plumait et pillait les chrétiens, sous prétexte de la guerre des
+Turcs.»</p>
+
+<p>Soliman espérait qu'il y aurait bataille. L'Empereur avait devant
+Vienne une force énorme d'infanterie, cent mille Allemands, Hongrois,
+Bohêmes, Esclavons, Espagnols, Italiens, Bourguignons; il n'était
faible <span class="pagenum"><a id="page301" name="page301"></a>(p. 301)</span> qu'en cavalerie. Soliman avait cent mille cavaliers,
et, comme fantassins, surtout son noyau invincible de janissaires. Les
-deux princes en personne. Charles-Quint, tout armé, essayant des
-chevaux qu'on lui avait donnés, dit: «Rien ne pourra m'empêcher d'être
-moi-même à la bataille.» Et encore: «Je tuerai ce chien turc,» mots
+deux princes en personne. Charles-Quint, tout armé, essayant des
+chevaux qu'on lui avait donnés, dit: «Rien ne pourra m'empêcher d'être
+moi-même à la bataille.» Et encore: «Je tuerai ce chien turc,» mots
dits en espagnol, et qui, d'une bouche si grave, d'un homme qui
-parlait très-peu, ne laissèrent plus douter d'un duel homérique.</p>
+parlait très-peu, ne laissèrent plus douter d'un duel homérique.</p>
-<p>Cependant le souvenir de Mohacz agissait. Si le Turc n'allait pas à
-Vienne, si cet orage immense se dissipait sans éclater, pourquoi
-combattre? L'Empereur maladif se sentit d'un ulcère à la jambe, ne
-parut plus, alla prendre les eaux. La grande armée impériale,
-européenne, s'en tint à couvrir l'Allemagne, livrant, comme toujours,
+<p>Cependant le souvenir de Mohacz agissait. Si le Turc n'allait pas à
+Vienne, si cet orage immense se dissipait sans éclater, pourquoi
+combattre? L'Empereur maladif se sentit d'un ulcère à la jambe, ne
+parut plus, alla prendre les eaux. La grande armée impériale,
+européenne, s'en tint à couvrir l'Allemagne, livrant, comme toujours,
la Hongrie. Cette fois, de nouvelles provinces (Styrie, etc.),
-ravagées et pillées, fournirent le grand tribut de filles et de
-garçons que ramenait toute armée turque. On donna le change à l'Europe
-en répandant l'histoire, héroïque en effet, d'un Juritzi, qui, dans le
-château fort de Güns, avait arrêté Soliman. Ce qui n'est pas vrai de
-tout point. Car Juritzi, blessé, réduit à deux cent cinquante hommes,
-traita et reçut le croissant.</p>
-
-<p>Pour la troisième fois, Soliman avait sauvé l'Allemagne protestante.
-Au bruit de son approche, dès le 23 juillet, Charles-Quint, repentant
-de son intolérance, avait déclaré suspendue toute procédure de la
-chambre impériale contre les luthériens, promis que personne ne serait
-plus inquiété pour sa religion, et que le grand débat serait soumis à
-un libre concile de <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> toute l'Église. Cette convention de
-Nuremberg, ratifiée en août à Ratisbonne, lui permit de couvrir
-l'Autriche de l'armée formidable qui imposa à Soliman.</p>
+ravagées et pillées, fournirent le grand tribut de filles et de
+garçons que ramenait toute armée turque. On donna le change à l'Europe
+en répandant l'histoire, héroïque en effet, d'un Juritzi, qui, dans le
+château fort de Güns, avait arrêté Soliman. Ce qui n'est pas vrai de
+tout point. Car Juritzi, blessé, réduit à deux cent cinquante hommes,
+traita et reçut le croissant.</p>
+
+<p>Pour la troisième fois, Soliman avait sauvé l'Allemagne protestante.
+Au bruit de son approche, dès le 23 juillet, Charles-Quint, repentant
+de son intolérance, avait déclaré suspendue toute procédure de la
+chambre impériale contre les luthériens, promis que personne ne serait
+plus inquiété pour sa religion, et que le grand débat serait soumis à
+un libre concile de <span class="pagenum"><a id="page302" name="page302"></a>(p. 302)</span> toute l'Église. Cette convention de
+Nuremberg, ratifiée en août à Ratisbonne, lui permit de couvrir
+l'Autriche de l'armée formidable qui imposa à Soliman.</p>
<p>Tout en disant partout que le Turc avait eu peur de lui, il conseilla
-à son frère de traiter à tout prix. L'alliance de François I<sup>er</sup> et
+à son frère de traiter à tout prix. L'alliance de François I<sup>er</sup> et
d'Henri VIII <em>contre le Turc</em> (18 octobre 1532) lui fit croire, non
sans vraisemblance, qu'ils agiraient <em>pour Soliman</em>. Les conditions
-les plus humiliantes furent imposées par le sultan et acceptées, le
+les plus humiliantes furent imposées par le sultan et acceptées, le
partage subi entre Ferdinand et Zapoly. Ferdinand, pour garder le peu
-qu'il avait de Hongrie, se déclara fils du sultan, frère d'Ibrahim,
-vassal et tributaire. Tout étonne dans cette transaction, surtout le
-lieu des conférences. Le traité se fit chez le bâtard Gritti, où
-Ibrahim venait le soir, amenant le sultan lui-même. Grand scandale
-pour les Turcs, indignés de voir Sa Hautesse descendre tellement, et
-la main vénitienne si puissante chez eux. Beaucoup croyaient
+qu'il avait de Hongrie, se déclara fils du sultan, frère d'Ibrahim,
+vassal et tributaire. Tout étonne dans cette transaction, surtout le
+lieu des conférences. Le traité se fit chez le bâtard Gritti, où
+Ibrahim venait le soir, amenant le sultan lui-même. Grand scandale
+pour les Turcs, indignés de voir Sa Hautesse descendre tellement, et
+la main vénitienne si puissante chez eux. Beaucoup croyaient
qu'Ibrahim ou Gritti voulait se faire roi de Hongrie.</p>
-<p>Dans ces conférences, Ibrahim se livrait à toute sa vivacité grecque.
-C'était, disent les ambassadeurs, un petit homme brun, <em>à dents
-aiguës</em>. Il mordait Charles-Quint: «Il n'a pas de bonheur, disait-il.
+<p>Dans ces conférences, Ibrahim se livrait à toute sa vivacité grecque.
+C'était, disent les ambassadeurs, un petit homme brun, <em>à dents
+aiguës</em>. Il mordait Charles-Quint: «Il n'a pas de bonheur, disait-il.
Il commence toujours, et ne finit jamais. Il veut un concile, et ne
-peut. Il assiége Bude, et la manque. Moi, si je voulais aujourd'hui,
-avec mon maître, je ferais un concile; j'amènerais Luther d'un côté,
-le pape de l'autre; je saurais bien leur faire rétablir l'unité de
-l'Église.»</p>
-
-<p>Tout cela patiemment écouté. L'humble ténacité de l'Autriche fut là
-dans tout son lustre. Et aussi son <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> indifférence parfaite sur
-le choix des moyens. Le bâtard Gritti l'avait dit dans une lettre à
-l'Empereur: qu'il savait bien que Zapoly et lui seraient assassinés.
-On manqua Zapoly, mais on tua Gritti. Nul scrupule, tués comme
-rebelles (<i>rei læsæ Majestatis</i>), ou comme amis des Turcs. Les
-Hongrois dissidents, les envoyés français, pendant dix ans, furent
-tous épiés, arrêtés, poignardés ou empoisonnés. (<cite>Nég. du Levant, I,
+peut. Il assiége Bude, et la manque. Moi, si je voulais aujourd'hui,
+avec mon maître, je ferais un concile; j'amènerais Luther d'un côté,
+le pape de l'autre; je saurais bien leur faire rétablir l'unité de
+l'Église.»</p>
+
+<p>Tout cela patiemment écouté. L'humble ténacité de l'Autriche fut là
+dans tout son lustre. Et aussi son <span class="pagenum"><a id="page303" name="page303"></a>(p. 303)</span> indifférence parfaite sur
+le choix des moyens. Le bâtard Gritti l'avait dit dans une lettre à
+l'Empereur: qu'il savait bien que Zapoly et lui seraient assassinés.
+On manqua Zapoly, mais on tua Gritti. Nul scrupule, tués comme
+rebelles (<i>rei læsæ Majestatis</i>), ou comme amis des Turcs. Les
+Hongrois dissidents, les envoyés français, pendant dix ans, furent
+tous épiés, arrêtés, poignardés ou empoisonnés. (<cite>Nég. du Levant, I,
181, 213, 237, 278, 279, 315</cite>; <cite>Hammer, trad., VI, 154, 278.</cite>)</p>
-<p>Ibrahim eût péri tôt ou tard de cette main si elle n'eût été prévenue
-par celle de son ami, de son frère, Soliman, dont il faisait la
+<p>Ibrahim eût péri tôt ou tard de cette main si elle n'eût été prévenue
+par celle de son ami, de son frère, Soliman, dont il faisait la
gloire, de celui qui, depuis onze ans, le faisait manger avec lui,
-coucher à ses pieds, avec qui, à toute heure, il vivait, parlait et
+coucher à ses pieds, avec qui, à toute heure, il vivait, parlait et
pensait.</p>
<p>Il avait deux rivaux, deux ennemis qui pouvaient contre lui s'unir au
-parti des vieux Turcs. L'un, le trésorier de l'Empire, avait organisé
-un sérail, une école de jeunes esclaves, très-choisis,
-très-heureusement nés, pour devenir les confidents, les fils du
+parti des vieux Turcs. L'un, le trésorier de l'Empire, avait organisé
+un sérail, une école de jeunes esclaves, très-choisis,
+très-heureusement nés, pour devenir les confidents, les fils du
c&oelig;ur, comme ils disent, et les dignitaires du sultan. Contre
-Ibrahim, il préparait, élevait cent nouveaux Ibrahim, qui auraient
-pour eux la jeunesse, l'audace de l'âge et la culture. Auraient-ils le
-génie? C'était la question. Le favori prévint la chose, perdit le
-trésorier, et lui-même donna les dangereux esclaves à Soliman.</p>
-
-<p>L'autre ennemi, c'était une femme infiniment rusée, Roxelane,
-c'est-à-dire la Russe. Son nom de guerre était <em>la joyeuse</em>, <em>la
-rieuse</em>. Dans l'ennui du harem, où tout est pétrifié, celle-ci eut
+Ibrahim, il préparait, élevait cent nouveaux Ibrahim, qui auraient
+pour eux la jeunesse, l'audace de l'âge et la culture. Auraient-ils le
+génie? C'était la question. Le favori prévint la chose, perdit le
+trésorier, et lui-même donna les dangereux esclaves à Soliman.</p>
+
+<p>L'autre ennemi, c'était une femme infiniment rusée, Roxelane,
+c'est-à-dire la Russe. Son nom de guerre était <em>la joyeuse</em>, <em>la
+rieuse</em>. Dans l'ennui du harem, où tout est pétrifié, celle-ci eut
l'art de rire toujours. Elle <span class="pagenum"><a id="page304" name="page304"></a>(p. 304)</span> rit, et perdit Ibrahim. Elle
-rit, et fit étrangler le fils de Soliman. Rien ne lui résista. Elle
-tua ses ennemis, gouverna le sultan, l'empire, régla, de son divan,
-l'Asie, l'Europe. Seulement tout déchut. Elle put tout, sauf refaire
+rit, et fit étrangler le fils de Soliman. Rien ne lui résista. Elle
+tua ses ennemis, gouverna le sultan, l'empire, régla, de son divan,
+l'Asie, l'Europe. Seulement tout déchut. Elle put tout, sauf refaire
Ibrahim.</p>
-<p>La perte du Grec avait été jurée le jour où, revenant vainqueur de la
-bataille de Mohacz, il rapporta de Bude la fameuse bibliothèque de
+<p>La perte du Grec avait été jurée le jour où, revenant vainqueur de la
+bataille de Mohacz, il rapporta de Bude la fameuse bibliothèque de
Mathias Corvin, et trois statues de bronze, Hercule, Apollon et Diane,
-qu'ils dressa hardiment sur l'hippodrome, devant son palais même.</p>
+qu'ils dressa hardiment sur l'hippodrome, devant son palais même.</p>
<p>Grave insulte au Coran. On dit, d'ailleurs, qu'il se contraignait peu,
-et qu'il avait le tort d'avouer le mépris qu'il faisait du livre
-sacré.</p>
-
-<p>Soliman, humain pour un Turc, tenait pourtant de son père Sélim
-l'horreur des Persans hérétiques qu'il manifesta en tuant tous ceux
-qu'il pouvait prendre. Ibrahim, au contraire, clément pour les Persans
-et les chrétiens, avait fait ses efforts pour sauver Bude, et il sauva
-réellement Bagdad du massacre. Acte admirable et difficile dans sa
+et qu'il avait le tort d'avouer le mépris qu'il faisait du livre
+sacré.</p>
+
+<p>Soliman, humain pour un Turc, tenait pourtant de son père Sélim
+l'horreur des Persans hérétiques qu'il manifesta en tuant tous ceux
+qu'il pouvait prendre. Ibrahim, au contraire, clément pour les Persans
+et les chrétiens, avait fait ses efforts pour sauver Bude, et il sauva
+réellement Bagdad du massacre. Acte admirable et difficile dans sa
situation. Le salut de cette ville immense contrasta avec le carnage
-que l'Empereur ne put empêcher à Tunis, où l'on tua trente mille
+que l'Empereur ne put empêcher à Tunis, où l'on tua trente mille
hommes.</p>
-<p>Le fanatisme turc s'était détourné de l'Europe et des grands intérêts
-du monde pour cette guerre de Perse, si peu grave en comparaison, où
-d'ailleurs les conquêtes faites par Ibrahim furent peu après perdues
+<p>Le fanatisme turc s'était détourné de l'Europe et des grands intérêts
+du monde pour cette guerre de Perse, si peu grave en comparaison, où
+d'ailleurs les conquêtes faites par Ibrahim furent peu après perdues
par Soliman.</p>
-<p>Là fut porté le coup décisif. On l'accusa surtout près de son maître
-pour une cause futile. En Perse, où le <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> moindre bey prend le
+<p>Là fut porté le coup décisif. On l'accusa surtout près de son maître
+pour une cause futile. En Perse, où le <span class="pagenum"><a id="page305" name="page305"></a>(p. 305)</span> moindre bey prend le
nom de <em>sultan</em>, Ibrahim avait suivi l'usage dans ses proclamations.
-On dit à Soliman que manifestement son vizir usurpait, qu'il avait
-tout à craindre.</p>
-
-<p>En janvier 1536, Ibrahim, bien près de sa fin, consomma l'&oelig;uvre de
-sa vie, le traité d'alliance entre la Porte ottomane et la France.
-Traité <em>commercial</em>, qui couvrait une ligue <em>politique</em>. François
-I<sup>er</sup>, du reste, ne la cacha plus comme telle. Il dit aux Vénitiens:
-«Je ne puis le dissimuler. Je souhaite que les Turcs soient forts sur
-mer; ils occupent l'Empereur et font la sûreté de tous les princes.»</p>
-
-<p>Le 6 mars 1536, Ibrahim, sans défiance, rentra le soir au sérail,
-comme à l'ordinaire, pour prendre près de son maître sa nourriture et
+On dit à Soliman que manifestement son vizir usurpait, qu'il avait
+tout à craindre.</p>
+
+<p>En janvier 1536, Ibrahim, bien près de sa fin, consomma l'&oelig;uvre de
+sa vie, le traité d'alliance entre la Porte ottomane et la France.
+Traité <em>commercial</em>, qui couvrait une ligue <em>politique</em>. François
+I<sup>er</sup>, du reste, ne la cacha plus comme telle. Il dit aux Vénitiens:
+«Je ne puis le dissimuler. Je souhaite que les Turcs soient forts sur
+mer; ils occupent l'Empereur et font la sûreté de tous les princes.»</p>
+
+<p>Le 6 mars 1536, Ibrahim, sans défiance, rentra le soir au sérail,
+comme à l'ordinaire, pour prendre près de son maître sa nourriture et
son repos. Il y trouva la mort.</p>
-<p>Le lendemain, on le vit étranglé. L'état du cadavre montrait qu'il
-s'était défendu en lion. La chambre du sultan portait aux murs des
-mains sanglantes qu'il y avait imprimées dans la lutte. Terrible
-accusation d'une perfidie si barbare! Cent ans encore après, on les
+<p>Le lendemain, on le vit étranglé. L'état du cadavre montrait qu'il
+s'était défendu en lion. La chambre du sultan portait aux murs des
+mains sanglantes qu'il y avait imprimées dans la lutte. Terrible
+accusation d'une perfidie si barbare! Cent ans encore après, on les
voyait avec horreur.</p>
-<p>«Des deux cents vizirs qui ont gouverné l'Empire ottoman, il n'y a eu,
-ni avant, ni après, un tel vizir.» Il reste grand, moins pour avoir
-donné à cet empire ses deux bornes, Bude et Bagdad, que pour avoir lié
-la Turquie et la France, sauvé trois fois l'Europe, commencé la
-réconciliation des religions ennemies.</p>
+<p>«Des deux cents vizirs qui ont gouverné l'Empire ottoman, il n'y a eu,
+ni avant, ni après, un tel vizir.» Il reste grand, moins pour avoir
+donné à cet empire ses deux bornes, Bude et Bagdad, que pour avoir lié
+la Turquie et la France, sauvé trois fois l'Europe, commencé la
+réconciliation des religions ennemies.</p>
-<p>Dans le récit de cette longue et souterraine négociation, tissue des
+<p>Dans le récit de cette longue et souterraine négociation, tissue des
mensonges de France et des assassinats <span class="pagenum"><a id="page306" name="page306"></a>(p. 306)</span> d'Autriche, ce pauvre
-esclave grec, ingénieux, héroïque et clément, nous a soutenu le
-c&oelig;ur, et, comme il n'a pas de monument à Galata, où fut jeté son
-corps, nous avons écrit ce chapitre, qui lui en servira et le
+esclave grec, ingénieux, héroïque et clément, nous a soutenu le
+c&oelig;ur, et, comme il n'a pas de monument à Galata, où fut jeté son
+corps, nous avons écrit ce chapitre, qui lui en servira et le
consacrera dans la reconnaissance de l'avenir.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page307" name="page307"></a>(p. 307)</span> CHAPITRE XVI</h3>
-<h4>LA RÉFORME FRANÇAISE<br>
+<h4>LA RÉFORME FRANÇAISE<br>
1521-1526</h4>
-<p>L'histoire souillée, sanglante, du sérail turc et de notre diplomatie
-menteuse, a dû marcher à part, aussi bien que l'histoire atroce des
-armées mercenaires qui firent le châtiment de la Rome papale. Nous
-n'avons pas eu le courage de mêler ces sujets, comme on le fait
-souvent, aux saintes origines de notre rénovation religieuse. Nous
-avons respecté, isolé celle-ci, mis à part la vierge sacrée.</p>
+<p>L'histoire souillée, sanglante, du sérail turc et de notre diplomatie
+menteuse, a dû marcher à part, aussi bien que l'histoire atroce des
+armées mercenaires qui firent le châtiment de la Rome papale. Nous
+n'avons pas eu le courage de mêler ces sujets, comme on le fait
+souvent, aux saintes origines de notre rénovation religieuse. Nous
+avons respecté, isolé celle-ci, mis à part la vierge sacrée.</p>
-<p>Chaque fois que, dans la suite de mes travaux, je reviens à cette
-grande histoire populaire des premiers réveils de la liberté, j'y
-retrouve une fraîcheur d'aurore et de printemps, une séve vivifiante
+<p>Chaque fois que, dans la suite de mes travaux, je reviens à cette
+grande histoire populaire des premiers réveils de la liberté, j'y
+retrouve une fraîcheur d'aurore et de printemps, une séve vivifiante
et toutes <span class="pagenum"><a id="page308" name="page308"></a>(p. 308)</span> les senteurs des herbes des Alpes. <i>Sento l'aura
mia antica!...</i></p>
<p>Ceci n'est point un vain rapprochement. Le paysage des Alpes, qui nous
-donne toujours un sentiment si vif des libertés de l'âme, avec le
-souvenir de leur grande révolution, en est la vraie figure; c'est
-elle-même sous forme visible. Ces monts en sont la colossale histoire.</p>
+donne toujours un sentiment si vif des libertés de l'âme, avec le
+souvenir de leur grande révolution, en est la vraie figure; c'est
+elle-même sous forme visible. Ces monts en sont la colossale histoire.</p>
<p>J'en eus l'intuition lorsque jeune, ignorant, je suivis pour la
-première fois ces routes sacrées; lorsque, après une longue nuit
-passée dans les basses vallées, trempé du morfondant brouillard, je
-vis, deux heures avant l'aurore, les Alpes déjà roses dans l'azur du
+première fois ces routes sacrées; lorsque, après une longue nuit
+passée dans les basses vallées, trempé du morfondant brouillard, je
+vis, deux heures avant l'aurore, les Alpes déjà roses dans l'azur du
matin.</p>
-<p>Je ne connaissais guère l'histoire de ces contrées, ni celle de la
-liberté suisse, ni celle des saints et des martyrs qui traversèrent
+<p>Je ne connaissais guère l'histoire de ces contrées, ni celle de la
+liberté suisse, ni celle des saints et des martyrs qui traversèrent
ces routes, ni le nid des Vaudois, l'incomparable fleur qui se cache
-aux sources du Pô.</p>
+aux sources du Pô.</p>
-<p>Je n'en sentis pas moins dès lors ce que j'ai mieux connu depuis, et
-trouvé de plus en plus vrai: c'est l'autel commun de l'Europe.</p>
+<p>Je n'en sentis pas moins dès lors ce que j'ai mieux connu depuis, et
+trouvé de plus en plus vrai: c'est l'autel commun de l'Europe.</p>
-<p>Telle la nature, tel l'homme. Il n'y a point là de molle poésie. Nul
-mysticisme. L'austère vigueur et la sainteté de la raison.</p>
+<p>Telle la nature, tel l'homme. Il n'y a point là de molle poésie. Nul
+mysticisme. L'austère vigueur et la sainteté de la raison.</p>
-<p>Ces vierges de lumière, qui nous donnent le jour quand le ciel même
-est sombre encore dans son azur d'acier, elles ne réjouissent pas
-seulement les yeux fatigués d'insomnie, elles avivent le c&oelig;ur, lui
-parlent d'espérance, de foi dans la justice, le retrempent de force
-virile et de ferme résolution.</p>
+<p>Ces vierges de lumière, qui nous donnent le jour quand le ciel même
+est sombre encore dans son azur d'acier, elles ne réjouissent pas
+seulement les yeux fatigués d'insomnie, elles avivent le c&oelig;ur, lui
+parlent d'espérance, de foi dans la justice, le retrempent de force
+virile et de ferme résolution.</p>
-<p>Leurs glaciers bienfaisants, dans leur austérité terrible, <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span>
-qui donnent à l'Europe les eaux et la fécondité, lui versent en même
-temps la lumière, la force morale.</p>
+<p>Leurs glaciers bienfaisants, dans leur austérité terrible, <span class="pagenum"><a id="page309" name="page309"></a>(p. 309)</span>
+qui donnent à l'Europe les eaux et la fécondité, lui versent en même
+temps la lumière, la force morale.</p>
-<p>Ce n'est pas le ciel que regarde au réveil le pauvre laboureur de
-Savoie, ni le fiévreux marin de Gênes, ni l'ouvrier de Lyon dans ses
+<p>Ce n'est pas le ciel que regarde au réveil le pauvre laboureur de
+Savoie, ni le fiévreux marin de Gênes, ni l'ouvrier de Lyon dans ses
rues noires. De toutes parts, ce sont les Alpes qu'ils regardent
-d'abord, ces monts consolateurs qui, bien avant le jour, les délivrent
-des mauvais songes, et disent au captif: «Tu vas voir encore le
-soleil.»</p>
-
-<p>Le mot <em>Vaudois</em>, au Moyen âge, veut dire <em>libre chrétien</em>, dégageant
-le christianisme de tout dogme mystique, de toute fausse poésie
-légendaire, de tout culte superstitieux.</p>
-
-<p>Ce qui fut effort pour l'Europe, critique voulue et raisonnée, était
-là de soi-même, fruit naturel et primitif du sol. Il ne faut pas,
-comme font trop les historiens protestants, ôter à cette tribu unique
-des Vaudois son originalité et sa grâce d'enfance. Arrière la
-critique! Arrière l'héroïsme! Ne calvinisons pas cette histoire.
-Écartons et les dogmes qu'ils reçurent au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, et leur
-trente-trois guerres protestantes. Cette épopée de l'Israël des Alpes
-se colore d'un esprit étranger aux premiers Vaudois.</p>
-
-<p>La nature, dans ces monts sévères, est si grande, elle s'impose de si
-haut, qu'elle anéantit tout, sauf la raison, la vérité.</p>
+d'abord, ces monts consolateurs qui, bien avant le jour, les délivrent
+des mauvais songes, et disent au captif: «Tu vas voir encore le
+soleil.»</p>
+
+<p>Le mot <em>Vaudois</em>, au Moyen âge, veut dire <em>libre chrétien</em>, dégageant
+le christianisme de tout dogme mystique, de toute fausse poésie
+légendaire, de tout culte superstitieux.</p>
+
+<p>Ce qui fut effort pour l'Europe, critique voulue et raisonnée, était
+là de soi-même, fruit naturel et primitif du sol. Il ne faut pas,
+comme font trop les historiens protestants, ôter à cette tribu unique
+des Vaudois son originalité et sa grâce d'enfance. Arrière la
+critique! Arrière l'héroïsme! Ne calvinisons pas cette histoire.
+Écartons et les dogmes qu'ils reçurent au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, et leur
+trente-trois guerres protestantes. Cette épopée de l'Israël des Alpes
+se colore d'un esprit étranger aux premiers Vaudois.</p>
+
+<p>La nature, dans ces monts sévères, est si grande, elle s'impose de si
+haut, qu'elle anéantit tout, sauf la raison, la vérité.</p>
<p>Tout temple est petit, ridicule, devant ce prodigieux temple de la
-main de Dieu. Toute poésie, tout roman, est là à rude épreuve. Le
+main de Dieu. Toute poésie, tout roman, est là à rude épreuve. Le
voyageur qui y passe en courant, sous son prisme d'artiste, y verra
mille mensonges. Mais l'homme qui y reste en toute saison participe
-<span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> à l'austérité de la contrée, est raisonnable, vrai et grave.</p>
+<span class="pagenum"><a id="page310" name="page310"></a>(p. 310)</span> à l'austérité de la contrée, est raisonnable, vrai et grave.</p>
<p>Si le christianisme est tout entier dans un sentiment doux et pur, une
-fraternité sérieuse, une grande charité mutuelle, ce petit peuple fut
-vraiment une admirable idylle chrétienne. Mais nul n'eut moins de
-dogme. La légende chrétienne, acceptée d'eux docilement, ne semble pas
-avoir eu grande place en ces âmes, moins dominées par la tradition que
+fraternité sérieuse, une grande charité mutuelle, ce petit peuple fut
+vraiment une admirable idylle chrétienne. Mais nul n'eut moins de
+dogme. La légende chrétienne, acceptée d'eux docilement, ne semble pas
+avoir eu grande place en ces âmes, moins dominées par la tradition que
par la nature qui ne change pas.</p>
-<p>Deux choses y furent, dans une lutte harmonique et douce, à peine
-perceptible: un christianisme peu théologique, ignorant si l'on veut,
-innocent comme la nature; et, dessous, un élément qui ose se produire,
-le doux génie de la contrée, les fées (ou les fantines)<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, qui
+<p>Deux choses y furent, dans une lutte harmonique et douce, à peine
+perceptible: un christianisme peu théologique, ignorant si l'on veut,
+innocent comme la nature; et, dessous, un élément qui ose se produire,
+le doux génie de la contrée, les fées (ou les fantines)<a id="footnotetag24" name="footnotetag24"></a><a href="#footnote24" title="Go to footnote 24"><span class="smaller">[24]</span></a>, qui
flottent dans les fleurs innombrables ou dans la brume du matin.
-Anciens esprits païens qui ne sont pas bien sûrs d'être soufferts,
-elles peuvent s'évanouir toujours et dire: «Pardon! mais nous
-n'existons pas.»</p>
+Anciens esprits païens qui ne sont pas bien sûrs d'être soufferts,
+elles peuvent s'évanouir toujours et dire: «Pardon! mais nous
+n'existons pas.»</p>
-<p>Ainsi, en grande modestie, ces fées légères sont le sourire de la
-sérieuse vallée. Oh! sérieuse! Un Dieu si grand paraît là-haut au
+<p>Ainsi, en grande modestie, ces fées légères sont le sourire de la
+sérieuse vallée. Oh! sérieuse! Un Dieu si grand paraît là-haut au
gigantesque autel des Alpes! Nul temple ne tiendrait devant lui. Les
-seules églises qu'il souffre, ce sont d'humbles arbres fruitiers, des
-plantes salutaires et la petite architecture des fleurs. Les fées s'y
+seules églises qu'il souffre, ce sont d'humbles arbres fruitiers, des
+plantes salutaires et la petite architecture des fleurs. Les fées s'y
cachent, et il ferme les yeux.</p>
<p>Aimable compassion de ce grand Dieu terrible pour <span class="pagenum"><a id="page311" name="page311"></a>(p. 311)</span> la vie
-timide et tremblante! Alliance touchante des religions de l'âme avec
-l'âme de la nature!</p>
+timide et tremblante! Alliance touchante des religions de l'âme avec
+l'âme de la nature!</p>
<p>Le dogme qui seul au fond fait une religion du <span class="pagenum"><a id="page312" name="page312"></a>(p. 312)</span>
christianisme, le dogme du <em>salut par l'unique foi au Christ</em> qu'ils
-reçurent au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, paraît très-peu vaudois. Ces simples
+reçurent au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, paraît très-peu vaudois. Ces simples
travailleurs mettaient, au contraire, le salut <em>dans les &OElig;uvres</em> et
dans le travail.</p>
-<p>Cet axiome est d'eux: «Travailler, c'est prier.»</p>
+<p>Cet axiome est d'eux: «Travailler, c'est prier.»</p>
-<p>Ils ont tenu leurs âmes dans cet état moyen, modeste, <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> des
-charmantes montagnes intermédiaires qu'ils cultivent entre la grande
-plaine piémontaise et les géants sublimes qui, vers l'ouest, les
+<p>Ils ont tenu leurs âmes dans cet état moyen, modeste, <span class="pagenum"><a id="page313" name="page313"></a>(p. 313)</span> des
+charmantes montagnes intermédiaires qu'ils cultivent entre la grande
+plaine piémontaise et les géants sublimes qui, vers l'ouest, les
surveillent et les tiennent sous leur froid regard.</p>
-<p>Il n'y a pas là à rêver. Dès que les neiges diminuent là-haut, il faut
+<p>Il n'y a pas là à rêver. Dès que les neiges diminuent là-haut, il faut
en profiter, labourer sous les vignes. L'hiver viendra de bonne heure.
Et, si la plaine catholique peut d'une part troubler leurs travaux,
leurs grands voisins neigeux ont leurs rigueurs aussi, et parfois,
bien avant la saison, un souffle impitoyable. Le vrai symbole de la
-communauté, c'est cette plante des Alpes qu'ils ont si bien nommée la
-petite frileuse (<em>freïdouline</em>), qui semble regarder aux glaciers,
-compter peu sur l'été, se tenir réservée, timide et prête à se fermer
+communauté, c'est cette plante des Alpes qu'ils ont si bien nommée la
+petite frileuse (<em>freïdouline</em>), qui semble regarder aux glaciers,
+compter peu sur l'été, se tenir réservée, timide et prête à se fermer
toujours.</p>
-<p>Vertu unique et singulière de l'innocence! Au milieu de ces craintes,
-subsistait dans leur vie, comme dans les vieux chants, une sérénité
-singulière, et on la retrouve dans les vers de leurs derniers enfants.
-La petite église vaudoise y figure comme la colombe qui sait trouver
-son grain dans le rocher: «Heureuse, heureuse colombelle! etc.»</p>
+<p>Vertu unique et singulière de l'innocence! Au milieu de ces craintes,
+subsistait dans leur vie, comme dans les vieux chants, une sérénité
+singulière, et on la retrouve dans les vers de leurs derniers enfants.
+La petite église vaudoise y figure comme la colombe qui sait trouver
+son grain dans le rocher: «Heureuse, heureuse colombelle! etc.»</p>
<p>Heureuse en effet, et pleine de sujets de contentement! Que lui
-manque-t-il donc? Dès 1200, persécutée, brûlée. En 1400, forcée dans
+manque-t-il donc? Dès 1200, persécutée, brûlée. En 1400, forcée dans
ses montagnes, elle fuit dans les neiges en plein hiver, et
-quatre-vingts enfants y sont gelés dans leur berceau. En 1488,
+quatre-vingts enfants y sont gelés dans leur berceau. En 1488,
nouvelles victimes humaines; je ne sais combien de familles (dont
-quatre cents enfants) étouffées dans une caverne. Le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle ne
+quatre cents enfants) étouffées dans une caverne. Le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle ne
sera qu'une boucherie. Mais n'anticipons pas.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Dans tout cela, nulle résistance. Un respect infini pour leur
-seigneur, pour leur maître et bourreau, le duc de Savoie.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page314" name="page314"></a>(p. 314)</span> Dans tout cela, nulle résistance. Un respect infini pour leur
+seigneur, pour leur maître et bourreau, le duc de Savoie.</p>
-<p>Cette terrible éducation par le martyre leur rendait naturelle une vie
-de pureté extraordinaire, dans une étonnante fraternité. L'égalité de
-misère, de péril, faisait l'égalité d'esprit. Dieu le même entre tous.
-Tous saints et tous apôtres de leur simple <em>credo</em>. Ils s'enseignaient
-les uns les autres, les femmes même, les filles et les enfants.</p>
+<p>Cette terrible éducation par le martyre leur rendait naturelle une vie
+de pureté extraordinaire, dans une étonnante fraternité. L'égalité de
+misère, de péril, faisait l'égalité d'esprit. Dieu le même entre tous.
+Tous saints et tous apôtres de leur simple <em>credo</em>. Ils s'enseignaient
+les uns les autres, les femmes même, les filles et les enfants.</p>
-<p>Ils n'avaient point de prêtres. Ce ne fut qu'à la longue, lorsque la
-persécution fut plus cruelle, que quelques hommes se réservèrent et
-furent mis à part pour la mort. On les appelait <em>barbes</em> (c'est-à-dire
+<p>Ils n'avaient point de prêtres. Ce ne fut qu'à la longue, lorsque la
+persécution fut plus cruelle, que quelques hommes se réservèrent et
+furent mis à part pour la mort. On les appelait <em>barbes</em> (c'est-à-dire
<em>oncles</em>), d'un petit nom caressant de famille. Comme leur martyre
-était certain, ils n'y associaient personne et ne se mariaient pas.</p>
+était certain, ils n'y associaient personne et ne se mariaient pas.</p>
-<p>Quelques-uns émigraient, et s'en allaient en Lombardie, en France et
-sur le Rhin, la balle sur l'épaule, mettant en dessus je ne sais quel
-denrée de colportage, et dessous la denrée de Dieu.</p>
+<p>Quelques-uns émigraient, et s'en allaient en Lombardie, en France et
+sur le Rhin, la balle sur l'épaule, mettant en dessus je ne sais quel
+denrée de colportage, et dessous la denrée de Dieu.</p>
-<p>Ils eurent influence aux <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècles directement par la
-prédication; depuis, fort indirecte, comme exemple, comme type du
+<p>Ils eurent influence aux <span class="smcap">XII</span><sup>e</sup> et <span class="smcap">XIII</span><sup>e</sup> siècles directement par la
+prédication; depuis, fort indirecte, comme exemple, comme type du
christianisme le plus pur et le moins loin de la raison.</p>
<p>L'effort perfide qu'on fit plus tard pour faire nommer <em>Vaudois</em> les
-sorciers ne donnèrent le change à personne. Lorsqu'au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle
-l'inquisiteur d'Arras dit: «Le tiers du monde est <em>Vaudois</em>,» on
-comprit qu'il fallait entendre: raisonnable et libre chrétien.</p>
+sorciers ne donnèrent le change à personne. Lorsqu'au <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle
+l'inquisiteur d'Arras dit: «Le tiers du monde est <em>Vaudois</em>,» on
+comprit qu'il fallait entendre: raisonnable et libre chrétien.</p>
<p>Toutes autres sont les sources du protestantisme <span class="pagenum"><a id="page315" name="page315"></a>(p. 315)</span> suisse,
-réforme politique et morale, née d'une réaction contre l'orgie des
-guerres mercenaires, sortie des c&oelig;urs honnêtes et du c&oelig;ur d'un
-héros, Zwingli.</p>
+réforme politique et morale, née d'une réaction contre l'orgie des
+guerres mercenaires, sortie des c&oelig;urs honnêtes et du c&oelig;ur d'un
+héros, Zwingli.</p>
-<p>Autres les sources de la réforme allemande qui, dans le bon sens
+<p>Autres les sources de la réforme allemande qui, dans le bon sens
magnanime de Luther, n'en garda pas moins une forte pente au
mysticisme.</p>
<p>Celle de la France, comme on a vu, eut sa principale source dans les
grandes et cruelles circonstances de 1521, quand nos populations du
-Nord, délaissées sans défense par le roi, levèrent les mains, les yeux
+Nord, délaissées sans défense par le roi, levèrent les mains, les yeux
au ciel. Nos ouvriers en laine, tisseurs, cardeurs de Meaux,
-prêchèrent, lurent, chantèrent aux marchés pour leurs frères, encore
+prêchèrent, lurent, chantèrent aux marchés pour leurs frères, encore
plus malheureux, les paysans fugitifs que les horribles ravages de
-l'armée impériale faisaient fuir jusqu'en Brie, comme un pauvre
+l'armée impériale faisaient fuir jusqu'en Brie, comme un pauvre
troupeau sans berger et sans chien.</p>
-<p>Le roi lui-même avait besoin de Dieu dans cette grande détresse, et
-après ses humiliations de l'Hôtel de Ville. La s&oelig;ur fit lire à son
-frère, à sa mère, l'Ancien et le Nouveau Testament. Le lecteur était
-Michel d'Arande, aumônier de Marguerite, ami, élève de Briçonnet, le
-mystique évêque de Meaux.</p>
-
-<p>La petite communauté, réfugiée à Meaux autour du vénérable Lefebvre et
-sous la protection de l'évêque Briçonnet réunissait des personnes de
-croyances très-diverses. Briçonnet, Lefebvre, et leurs disciples
-Roussel et Arande, aumôniers de Marguerite, étaient simplement des
-mystiques, âmes pieuses et tendres, qui ne voulaient de réforme que
-douce, par l'amour seul et par les lents moyens de l'éducation des
-enfants. D'autres étaient des humanistes, des critiques, des <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span>
-érudits, comme l'hébraïsant Vatable, première racine du Collége de
+<p>Le roi lui-même avait besoin de Dieu dans cette grande détresse, et
+après ses humiliations de l'Hôtel de Ville. La s&oelig;ur fit lire à son
+frère, à sa mère, l'Ancien et le Nouveau Testament. Le lecteur était
+Michel d'Arande, aumônier de Marguerite, ami, élève de Briçonnet, le
+mystique évêque de Meaux.</p>
+
+<p>La petite communauté, réfugiée à Meaux autour du vénérable Lefebvre et
+sous la protection de l'évêque Briçonnet réunissait des personnes de
+croyances très-diverses. Briçonnet, Lefebvre, et leurs disciples
+Roussel et Arande, aumôniers de Marguerite, étaient simplement des
+mystiques, âmes pieuses et tendres, qui ne voulaient de réforme que
+douce, par l'amour seul et par les lents moyens de l'éducation des
+enfants. D'autres étaient des humanistes, des critiques, des <span class="pagenum"><a id="page316" name="page316"></a>(p. 316)</span>
+érudits, comme l'hébraïsant Vatable, première racine du Collége de
France, et le Suisse Glareanus, historien rationaliste, qui, avant
-Vico et Niebuhr, a librement discuté les origines de Rome.</p>
+Vico et Niebuhr, a librement discuté les origines de Rome.</p>
-<p>Il n'y avait, à proprement parler, qu'un protestant au milieu d'eux,
+<p>Il n'y avait, à proprement parler, qu'un protestant au milieu d'eux,
un vaillant petit homme roux, d'une verve incomparable, Farel,
-l'apôtre de la Suisse française, le précurseur de Calvin. Les ouvriers
-de la ville étaient tout autre chose encore, si nous en jugeons par le
-plus célèbre, le cardeur de laine Leclerc, homme de main et d'action,
-briseur d'images et d'idoles, un Polyeucte né pour courir au martyre,
+l'apôtre de la Suisse française, le précurseur de Calvin. Les ouvriers
+de la ville étaient tout autre chose encore, si nous en jugeons par le
+plus célèbre, le cardeur de laine Leclerc, homme de main et d'action,
+briseur d'images et d'idoles, un Polyeucte né pour courir au martyre,
pour ravir la palme et la mort.</p>
-<p>Marguerite, le roi et sa mère étaient favorables aux mystiques,
+<p>Marguerite, le roi et sa mère étaient favorables aux mystiques,
indulgents pour les protestants qui s'en distinguaient peu encore. La
-sotte violence des sorbonnistes révoltait le roi. Ils avaient condamné
-d'ensemble, avec Luther, le vieux Lefebvre, pour cette hérésie énorme
-d'avoir dit que sous le nom de Madeleine il y avait dans l'Évangile
-trois personnes différentes. Le roi fit plus d'une fois arracher les
+sotte violence des sorbonnistes révoltait le roi. Ils avaient condamné
+d'ensemble, avec Luther, le vieux Lefebvre, pour cette hérésie énorme
+d'avoir dit que sous le nom de Madeleine il y avait dans l'Évangile
+trois personnes différentes. Le roi fit plus d'une fois arracher les
placards de la Sorbonne, et couvrit de sa protection un gentilhomme
-distingué, Berquin, qui traduisait et répandait des ouvrages de
-Luther. Le Parlement brûla ces livres, n'osant encore brûler l'auteur.</p>
+distingué, Berquin, qui traduisait et répandait des ouvrages de
+Luther. Le Parlement brûla ces livres, n'osant encore brûler l'auteur.</p>
-<p>Un grand événement populaire changea l'aspect des choses.</p>
+<p>Un grand événement populaire changea l'aspect des choses.</p>
<p>Depuis 1519 jusqu'en 1522, les Augustins des Pays-Bas soutenaient,
-surtout à Anvers, une lutte violente pour les antiques doctrines de
-leur ordre, renouvelées et glorifiées par Luther. Leurs supérieurs,
-traînés à <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> Bruxelles, furent forcés de se rétracter, mais les
-moines persévérèrent. En octobre 1522, la gouvernante Marguerite
-d'Autriche (sur un ordre d'Espagne sans doute) prêta main-forte au
-clergé, ferma le couvent d'Anvers. Les moines furent jetés en prison
-et condamnés à mort. Quelques-uns ayant échappé, de pieuses et bonnes
-Flamandes, intrépides par charité, les disputèrent à leurs bourreaux,
-en sauvèrent un, Henri de Zutphen. Elles en cachèrent trois autres. En
-attendant, on sévit contre les pierres mêmes. Le couvent dut être
-détruit. On en vendit les vases comme profanés et souillés. Le saint
-sacrement en fut extrait solennellement, et reçu en grande pompe dans
-l'église de la Vierge par la gouvernante des Pays-Bas.</p>
-
-<p>Peu de temps auparavant, le clergé anglais avait fait mourir, comme
-disciple de l'ancien Wicleff, un ouvrier, Thomas Man qui, enfermé
-depuis 1511, s'était enfin échappé et enseignait dans les greniers de
-Londres ou dans les bois de Windsor. À Coventry, quatre cordonniers,
-un gantier, un bonnetier et une veuve, madame Smith, furent brûlés
-vifs <em>pour avoir enseigné à leurs enfants le</em> Pater <em>et le</em> Credo <em>en
+surtout à Anvers, une lutte violente pour les antiques doctrines de
+leur ordre, renouvelées et glorifiées par Luther. Leurs supérieurs,
+traînés à <span class="pagenum"><a id="page317" name="page317"></a>(p. 317)</span> Bruxelles, furent forcés de se rétracter, mais les
+moines persévérèrent. En octobre 1522, la gouvernante Marguerite
+d'Autriche (sur un ordre d'Espagne sans doute) prêta main-forte au
+clergé, ferma le couvent d'Anvers. Les moines furent jetés en prison
+et condamnés à mort. Quelques-uns ayant échappé, de pieuses et bonnes
+Flamandes, intrépides par charité, les disputèrent à leurs bourreaux,
+en sauvèrent un, Henri de Zutphen. Elles en cachèrent trois autres. En
+attendant, on sévit contre les pierres mêmes. Le couvent dut être
+détruit. On en vendit les vases comme profanés et souillés. Le saint
+sacrement en fut extrait solennellement, et reçu en grande pompe dans
+l'église de la Vierge par la gouvernante des Pays-Bas.</p>
+
+<p>Peu de temps auparavant, le clergé anglais avait fait mourir, comme
+disciple de l'ancien Wicleff, un ouvrier, Thomas Man qui, enfermé
+depuis 1511, s'était enfin échappé et enseignait dans les greniers de
+Londres ou dans les bois de Windsor. À Coventry, quatre cordonniers,
+un gantier, un bonnetier et une veuve, madame Smith, furent brûlés
+vifs <em>pour avoir enseigné à leurs enfants le</em> Pater <em>et le</em> Credo <em>en
anglais</em>.</p>
-<p>Ces événements exécrables encouragèrent la Sorbonne. Elle alla jusqu'à
-défendre non-seulement les traductions de l'Évangile, mais même des
-prières françaises à la Vierge, même l'Évangile latin de Robert
+<p>Ces événements exécrables encouragèrent la Sorbonne. Elle alla jusqu'à
+défendre non-seulement les traductions de l'Évangile, mais même des
+prières françaises à la Vierge, même l'Évangile latin de Robert
Estienne.</p>
<p>Dans un travail excellent d'un protestant impartial, le professeur
-Schmidt de Strasbourg, se trouve établie, jour par jour et dans un
-très-grand détail, la preuve que, de 1521 à 1535, François I<sup>er</sup> eut
+Schmidt de Strasbourg, se trouve établie, jour par jour et dans un
+très-grand détail, la preuve que, de 1521 à 1535, François I<sup>er</sup> eut
besoin du plus <span class="pagenum"><a id="page318" name="page318"></a>(p. 318)</span> vigoureux emploi du pouvoir et de beaucoup de
-mesures arbitraires et violentes, pour défendre les protestants
-<em>contre l'autorité légale</em>, le clergé, le Parlement, et <em>contre le
+mesures arbitraires et violentes, pour défendre les protestants
+<em>contre l'autorité légale</em>, le clergé, le Parlement, et <em>contre le
peuple</em>; on appelait surtout ainsi la canaille des petits clercs,
aboyant dans la rue Saint-Jacques aux ordres des gros bonnets qui leur
-donnaient les bénéfices. Ajoutez les marchands, clients du clergé, les
-vieilles femmes éperdues pour leurs Vierges et leurs reliques, etc.,
+donnaient les bénéfices. Ajoutez les marchands, clients du clergé, les
+vieilles femmes éperdues pour leurs Vierges et leurs reliques, etc.,
etc.</p>
-<p>Ni François I<sup>er</sup>, ni sa s&oelig;ur, n'étaient protestants. Elle était
-tendre et mystique, lui artiste et fort idolâtre, surtout des images
+<p>Ni François I<sup>er</sup>, ni sa s&oelig;ur, n'étaient protestants. Elle était
+tendre et mystique, lui artiste et fort idolâtre, surtout des images
vivantes. Ils lisaient, il est vrai, la Bible. Mais jamais il n'y eut
-d'esprit moins biblique que François I<sup>er</sup>.</p>
-
-<p>La terrible affaire de Bruxelles les embarrassa (à la fin de 1522).
-Charles-Quint prenait l'initiative de prêter au clergé le secours du
-bras séculier. Qu'allait faire le roi? Grave question pour l'alliance
-du pape et les affaires d'Italie, non moins grave à l'intérieur où le
-besoin d'argent l'obligeait à solliciter sans cesse des décimes
-ecclésiastiques. La noblesse, à ce moment, se déclarait pour Bourbon,
-la robe le favorisait. Le roi allait-il rejeter aussi les prêtres vers
+d'esprit moins biblique que François I<sup>er</sup>.</p>
+
+<p>La terrible affaire de Bruxelles les embarrassa (à la fin de 1522).
+Charles-Quint prenait l'initiative de prêter au clergé le secours du
+bras séculier. Qu'allait faire le roi? Grave question pour l'alliance
+du pape et les affaires d'Italie, non moins grave à l'intérieur où le
+besoin d'argent l'obligeait à solliciter sans cesse des décimes
+ecclésiastiques. La noblesse, à ce moment, se déclarait pour Bourbon,
+la robe le favorisait. Le roi allait-il rejeter aussi les prêtres vers
lui et vers Charles-Quint?</p>
-<p>La cour dès lors se divise. Tandis que Marguerite à Paris, à Lyon,
-écoute les sermons des mystiques, tandis que le roi, devant lui, fait
-représenter des farces où se gourment le pape et Luther, la reine-mère
-consulte la Sorbonne «sur le moyen d'extirper le luthéranisme.» À quoi
-les docteurs répondent assez durement: Que le roi n'exécute pas les
-arrêts du Parlement, <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> qu'il faut punir les coupables, les
-faire rétracter, «de quelque rang qu'ils soient.» Allusion à la
+<p>La cour dès lors se divise. Tandis que Marguerite à Paris, à Lyon,
+écoute les sermons des mystiques, tandis que le roi, devant lui, fait
+représenter des farces où se gourment le pape et Luther, la reine-mère
+consulte la Sorbonne «sur le moyen d'extirper le luthéranisme.» À quoi
+les docteurs répondent assez durement: Que le roi n'exécute pas les
+arrêts du Parlement, <span class="pagenum"><a id="page319" name="page319"></a>(p. 319)</span> qu'il faut punir les coupables, les
+faire rétracter, «de quelque rang qu'ils soient.» Allusion à la
s&oelig;ur du roi.</p>
-<p>Mais le roi est pris à Pavie, sa s&oelig;ur part. La digue est rompue. La
-Sorbonne et le Parlement sont émancipés. La reine mère, pour regagner
-le pape, lui demande le meilleur remède au luthéranisme. Il répond:
-«L'Inquisition.»</p>
+<p>Mais le roi est pris à Pavie, sa s&oelig;ur part. La digue est rompue. La
+Sorbonne et le Parlement sont émancipés. La reine mère, pour regagner
+le pape, lui demande le meilleur remède au luthéranisme. Il répond:
+«L'Inquisition.»</p>
<p>Pour n'avoir pas celle de Rome, on en fait une gallicane, mais non
-moins cruelle, composée de deux sorbonnistes et de deux
-parlementaires. Elle saisit Jacques Pavannes, qui d'abord s'était
-rétracté, et qui désavouait sa rétractation. Il est brûlé, et avec lui
-un ermite de la forêt de Livry. (Plus haut, j'ai mis ce fait deux ans
-trop tôt, sur la foi du <em>Bourgeois de Paris</em>, qui visiblement se
+moins cruelle, composée de deux sorbonnistes et de deux
+parlementaires. Elle saisit Jacques Pavannes, qui d'abord s'était
+rétracté, et qui désavouait sa rétractation. Il est brûlé, et avec lui
+un ermite de la forêt de Livry. (Plus haut, j'ai mis ce fait deux ans
+trop tôt, sur la foi du <em>Bourgeois de Paris</em>, qui visiblement se
trompe.)</p>
-<p>De grandes et terribles scènes se passèrent à Metz, à Nancy. La
-révolution voisine des pays d'Allemagne, dont une bande passa en
-Lorraine, avait étroitement ligué les autorités laïques et
-ecclésiastiques. Jean Chastellain, cordelier, un ardent wallon de
-Tournay, fut brûlé le 12 janvier 1525. C'est le premier martyre du
-protestantisme français. Sa mort en suscita un autre, le cardeur
-Leclerc, réfugié en Lorraine. Déjà à Meaux, il avait été cruellement
-flagellé, marqué. Sa mère, non moins intrépide, l'avait exhortée
-elle-même. Au moment où le fer rouge fut approché de son fils, elle
-s'était troublée d'abord; puis, relevée, elle cria: «Vive Dieu! et le
-signe de Dieu!»</p>
-
-<p>Leclerc emporta dans sa fuite le cri de sa mère, la soif du martyre.
+<p>De grandes et terribles scènes se passèrent à Metz, à Nancy. La
+révolution voisine des pays d'Allemagne, dont une bande passa en
+Lorraine, avait étroitement ligué les autorités laïques et
+ecclésiastiques. Jean Chastellain, cordelier, un ardent wallon de
+Tournay, fut brûlé le 12 janvier 1525. C'est le premier martyre du
+protestantisme français. Sa mort en suscita un autre, le cardeur
+Leclerc, réfugié en Lorraine. Déjà à Meaux, il avait été cruellement
+flagellé, marqué. Sa mère, non moins intrépide, l'avait exhortée
+elle-même. Au moment où le fer rouge fut approché de son fils, elle
+s'était troublée d'abord; puis, relevée, elle cria: «Vive Dieu! et le
+signe de Dieu!»</p>
+
+<p>Leclerc emporta dans sa fuite le cri de sa mère, la soif du martyre.
Il prit l'occasion la plus populaire. <span class="pagenum"><a id="page320" name="page320"></a>(p. 320)</span> Il y avait une grande
-fête à Metz. Toute la ville, à certain jour, allait à une chapelle
-renommée de la Vierge. Leclerc, indigné des honneurs rendus à l'idole,
-rêva longtemps de l'abattre. Il était poursuivi des mots de l'Exode:
-«Tu briseras les faux dieux.» La veille même de la fête, il mit la
+fête à Metz. Toute la ville, à certain jour, allait à une chapelle
+renommée de la Vierge. Leclerc, indigné des honneurs rendus à l'idole,
+rêva longtemps de l'abattre. Il était poursuivi des mots de l'Exode:
+«Tu briseras les faux dieux.» La veille même de la fête, il mit la
Vierge en morceaux. Le lendemain, tout un peuple arrive, voit,
-s'émeut, entre en fureur. Leclerc pris ne désavoue rien.</p>
+s'émeut, entre en fureur. Leclerc pris ne désavoue rien.</p>
-<p>Il épuisa tous les supplices, le fer et le feu; on lui coupa d'abord
+<p>Il épuisa tous les supplices, le fer et le feu; on lui coupa d'abord
le poing, on lui arracha le nez, on lui tenailla les deux bras, on lui
-brûla les mamelles. Pendant ce temps, il criait les violentes
-moqueries du psaume: «Leurs dieux sont dieux de fabrique; ils ont des
+brûla les mamelles. Pendant ce temps, il criait les violentes
+moqueries du psaume: «Leurs dieux sont dieux de fabrique; ils ont des
yeux pour ne pas voir, une bouche pour ne pas parler... Et ceux qui
-les font leur ressemblent, etc.» Il épouvanta ses bourreaux, qui le
-brûlaient à petit feu. (Juillet 1525.)</p>
-
-<p>Notre Parlement de Paris fut jaloux de Metz. Il précipita l'affaire de
-Berquin, malgré une lettre du roi. Il était brûlé, si le roi, enfin
-délivré, n'eût trouvé le temps à Bayonne, où il resta un moment,
-d'écrire un ordre absolu de surseoir.</p>
-
-<p>Tout ce qu'une mère, une tendre s&oelig;ur, peut faire pour les siens,
-Marguerite le fit pour les persécutés. Ceux d'entre eux qui avaient
-été obligés de fuir à Strasbourg y trouvèrent ses secours et ses
-recommandations; du fond de l'Espagne, elle était présente et elle
+les font leur ressemblent, etc.» Il épouvanta ses bourreaux, qui le
+brûlaient à petit feu. (Juillet 1525.)</p>
+
+<p>Notre Parlement de Paris fut jaloux de Metz. Il précipita l'affaire de
+Berquin, malgré une lettre du roi. Il était brûlé, si le roi, enfin
+délivré, n'eût trouvé le temps à Bayonne, où il resta un moment,
+d'écrire un ordre absolu de surseoir.</p>
+
+<p>Tout ce qu'une mère, une tendre s&oelig;ur, peut faire pour les siens,
+Marguerite le fit pour les persécutés. Ceux d'entre eux qui avaient
+été obligés de fuir à Strasbourg y trouvèrent ses secours et ses
+recommandations; du fond de l'Espagne, elle était présente et elle
agissait.</p>
<p>Le retour du roi fut le triomphe commun des hommes du protestantisme
-et de ceux de la Renaissance. L'illustre médecin de la reine mère,
-Agrippa, qui <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> l'avait quittée, osa revenir en France. Le bon
-vieux Lefebvre, qui était en fuite, fut rappelé avec honneur par le
-roi, qui lui confia le plus jeune et le plus chéri de ses fils, le
+et de ceux de la Renaissance. L'illustre médecin de la reine mère,
+Agrippa, qui <span class="pagenum"><a id="page321" name="page321"></a>(p. 321)</span> l'avait quittée, osa revenir en France. Le bon
+vieux Lefebvre, qui était en fuite, fut rappelé avec honneur par le
+roi, qui lui confia le plus jeune et le plus chéri de ses fils, le
Benjamin de Marguerite.</p>
-<p>Les protestants venaient mettre aux pieds de François I<sup>er</sup>
-l'éloquent et noble livre que lui dédiait Zwingli: «Vraie et fausse
-religion.»</p>
+<p>Les protestants venaient mettre aux pieds de François I<sup>er</sup>
+l'éloquent et noble livre que lui dédiait Zwingli: «Vraie et fausse
+religion.»</p>
-<p>Là, puissante était la réforme, ou nulle part, peu théologique, toute
-morale, une révolution à gagner toute la terre.</p>
+<p>Là, puissante était la réforme, ou nulle part, peu théologique, toute
+morale, une révolution à gagner toute la terre.</p>
-<p>Ce Zwingli, paysan intrépide, aumônier d'armée, fort lettré du reste
+<p>Ce Zwingli, paysan intrépide, aumônier d'armée, fort lettré du reste
et bon musicien, avait fait les guerres d'Italie, et son admirable
-c&oelig;ur s'était révolté à la vue de la démoralisation qu'elles
-entraînaient avec elles. Il avait pris en horreur l'infâme commerce du
+c&oelig;ur s'était révolté à la vue de la démoralisation qu'elles
+entraînaient avec elles. Il avait pris en horreur l'infâme commerce du
sang.</p>
-<p>Nommé curé d'Einsiedeln, le fameux pèlerinage du canton de Schwitz, il
-eut le succès admirable de faire renoncer ce canton à la vente de
-chair humaine. Tous les pèlerins qui venaient apporter là leur argent,
-il les renvoyait sans rien recevoir, moralisés, convertis à un culte
+<p>Nommé curé d'Einsiedeln, le fameux pèlerinage du canton de Schwitz, il
+eut le succès admirable de faire renoncer ce canton à la vente de
+chair humaine. Tous les pèlerins qui venaient apporter là leur argent,
+il les renvoyait sans rien recevoir, moralisés, convertis à un culte
raisonnable. Grand docteur, meilleur patriote, nature forte et simple,
-il a montré le type même, le vrai génie de la Suisse, dans sa fière
-indépendance de l'Italie, de l'Allemagne.</p>
+il a montré le type même, le vrai génie de la Suisse, dans sa fière
+indépendance de l'Italie, de l'Allemagne.</p>
-<p>Très-tolérant, il poussa à la guerre contre les catholiques,
-lorsqu'ils appelèrent l'étranger. Un matin, les montagnards ayant
-marché vers Zurich, il défendit la patrie sans espoir de la sauver.
-Blessé, il ne voulut pas de grâce. Son corps fut mis en morceaux. Son
+<p>Très-tolérant, il poussa à la guerre contre les catholiques,
+lorsqu'ils appelèrent l'étranger. Un matin, les montagnards ayant
+marché vers Zurich, il défendit la patrie sans espoir de la sauver.
+Blessé, il ne voulut pas de grâce. Son corps fut mis en morceaux. Son
ami, Myconius, pour sauver son c&oelig;ur des outrages, le jeta <span class="pagenum"><a id="page322" name="page322"></a>(p. 322)</span>
-au courant du Rhin. Le fleuve des anciens héros en reste plus
-héroïque.</p>
-
-<p>Son langage à François I<sup>er</sup>, digne de la Renaissance, établissait la
-question de l'Église dans sa grandeur. Il y réunit tous les saints, y
-met Socrate et Caton entre David et saint Paul: «Vos ancêtres y seront
-aussi,» dit-il au roi (parlant de saint Louis sans doute). Enfin il
-n'y aura pas un homme de bien, un héros, une âme fidèle, qui y manque.
+au courant du Rhin. Le fleuve des anciens héros en reste plus
+héroïque.</p>
+
+<p>Son langage à François I<sup>er</sup>, digne de la Renaissance, établissait la
+question de l'Église dans sa grandeur. Il y réunit tous les saints, y
+met Socrate et Caton entre David et saint Paul: «Vos ancêtres y seront
+aussi,» dit-il au roi (parlant de saint Louis sans doute). Enfin il
+n'y aura pas un homme de bien, un héros, une âme fidèle, qui y manque.
Tous unis en Dieu. Quoi de plus beau, de plus grand?</p>
<p>Bossuet cite ce passage pour en rire. Mais qui a un c&oelig;ur le
-retiendra à jamais, et verra toujours le noble concile, la grande,
-l'universelle Église, telle que Zwingli la voyait assise au Colisée
+retiendra à jamais, et verra toujours le noble concile, la grande,
+l'universelle Église, telle que Zwingli la voyait assise au Colisée
des Alpes.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page323" name="page323"></a>(p. 323)</span> CHAPITRE XVII</h3>
-<h4>SUITE DE LA RÉFORME EN FRANCE ET EN ANGLETERRE<br>
+<h4>SUITE DE LA RÉFORME EN FRANCE ET EN ANGLETERRE<br>
1526-1535</h4>
-<p>Au moment même où le roi faisait à sa s&oelig;ur cette concession
-très-grave de confier son jeune fils à un docteur récemment condamné
-et poursuivi, il était déjà travaillé par une influence contraire. Sa
-mère étant toujours malade, et Duprat ayant baissé, les affaires
+<p>Au moment même où le roi faisait à sa s&oelig;ur cette concession
+très-grave de confier son jeune fils à un docteur récemment condamné
+et poursuivi, il était déjà travaillé par une influence contraire. Sa
+mère étant toujours malade, et Duprat ayant baissé, les affaires
passaient presque toutes par les mains du seul homme laborieux de la
-cour, Montmorency, qui avait succédé à la faveur de Bonnivet, et qui
-fut sans doute aidé contre Marguerite par la nouvelle maîtresse, alors
-dans la première fleur de sa beauté et de son crédit.</p>
+cour, Montmorency, qui avait succédé à la faveur de Bonnivet, et qui
+fut sans doute aidé contre Marguerite par la nouvelle maîtresse, alors
+dans la première fleur de sa beauté et de son crédit.</p>
-<p>L'admiration que le dévouement fraternel de Marguerite avait causée
+<p>L'admiration que le dévouement fraternel de Marguerite avait causée
aux Espagnols, tout le monde la partageait, personne plus que le roi
-d'Angleterre. Ses instructions à ses envoyés (mars 1526) donnent
-beaucoup à penser: «ils feront à la duchesse les compliments <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span>
-et félicitations du roi pour les travaux et les peines qu'elle a
-endurés, pour la dextérité avec laquelle elle a amené la délivrance de
-son frère. Ils se mettront en rapport avec elle, en parfaite
-intelligence, s'ouvrant à elle en toute chose que l'occasion pourra
-requérir.»</p>
+d'Angleterre. Ses instructions à ses envoyés (mars 1526) donnent
+beaucoup à penser: «ils feront à la duchesse les compliments <span class="pagenum"><a id="page324" name="page324"></a>(p. 324)</span>
+et félicitations du roi pour les travaux et les peines qu'elle a
+endurés, pour la dextérité avec laquelle elle a amené la délivrance de
+son frère. Ils se mettront en rapport avec elle, en parfaite
+intelligence, s'ouvrant à elle en toute chose que l'occasion pourra
+requérir.»</p>
<p>Que signifient ces mots obscurs? S'agit-il de protestantisme? Non.
-Henri VIII en est trop loin, et les instructions sont écrites par un
+Henri VIII en est trop loin, et les instructions sont écrites par un
cardinal. Il s'agit de mariage.</p>
-<p>Henri VIII était déjà séparé de fait de la reine, incurablement malade
-d'une maladie de femme. Il logeait à part. Il lui gardait beaucoup
-d'estime et d'égards.</p>
+<p>Henri VIII était déjà séparé de fait de la reine, incurablement malade
+d'une maladie de femme. Il logeait à part. Il lui gardait beaucoup
+d'estime et d'égards.</p>
-<p>Mais chacun voyait qu'un homme fort et de son âge ne vivrait pas
-longtemps ainsi; que, religieux et austère, il n'aurait pas de
-maîtresse. Donc, divorce et mariage.</p>
+<p>Mais chacun voyait qu'un homme fort et de son âge ne vivrait pas
+longtemps ainsi; que, religieux et austère, il n'aurait pas de
+maîtresse. Donc, divorce et mariage.</p>
-<p>La chance était belle pour François I<sup>er</sup>. Donner pour reine à
-l'Angleterre, à un roi très-dominé par le sentiment conjugal, cette
-s&oelig;ur qui lui était si parfaitement dévouée, et dont la grâce, la
-supériorité, auraient subjugué Henri VIII, c'eût été, pour ainsi dire,
-être roi d'Angleterre lui-même.</p>
+<p>La chance était belle pour François I<sup>er</sup>. Donner pour reine à
+l'Angleterre, à un roi très-dominé par le sentiment conjugal, cette
+s&oelig;ur qui lui était si parfaitement dévouée, et dont la grâce, la
+supériorité, auraient subjugué Henri VIII, c'eût été, pour ainsi dire,
+être roi d'Angleterre lui-même.</p>
-<p>C'est avec un grand étonnement qu'on voit dans les dépêches anglaises
-que le roi semble vouloir empêcher l'ambassadeur d'Henri VIII de
-causer avec Marguerite. Il l'interrompt, l'éloigne de sa s&oelig;ur,
+<p>C'est avec un grand étonnement qu'on voit dans les dépêches anglaises
+que le roi semble vouloir empêcher l'ambassadeur d'Henri VIII de
+causer avec Marguerite. Il l'interrompt, l'éloigne de sa s&oelig;ur,
craint de les laisser ensemble. (Avril 1526.)</p>
-<p>On doit croire que la coterie cléricale et les partisans de l'Espagne
-qui se groupaient dès cette époque autour de Montmorency, redoutaient
+<p>On doit croire que la coterie cléricale et les partisans de l'Espagne
+qui se groupaient dès cette époque autour de Montmorency, redoutaient
infiniment l'influence <span class="pagenum"><a id="page325" name="page325"></a>(p. 325)</span> qu'une telle reine d'Angleterre,
-favorable aux idées nouvelles, aurait eue sur les deux pays.</p>
+favorable aux idées nouvelles, aurait eue sur les deux pays.</p>
-<p>Montmorency avait prise sur le roi par son idée la plus chère, par
-l'Italie, avec laquelle, à ce moment, il concluait une ligue. Comment
+<p>Montmorency avait prise sur le roi par son idée la plus chère, par
+l'Italie, avec laquelle, à ce moment, il concluait une ligue. Comment
s'entendre avec le pape, chef de cette ligue italienne, si l'on
-prenait définitivement parti pour les protestants, si l'on mariait en
-Angleterre celle qui les protégeait en France, celle qui venait
+prenait définitivement parti pour les protestants, si l'on mariait en
+Angleterre celle qui les protégeait en France, celle qui venait
d'obtenir leur triomphant retour et l'humiliation de leurs ennemis?</p>
-<p>De son côté, Wolsey, qui était cardinal, prévoyait, voulait le
-divorce, mais non au profit d'une princesse tellement redoutée du
-clergé.</p>
+<p>De son côté, Wolsey, qui était cardinal, prévoyait, voulait le
+divorce, mais non au profit d'une princesse tellement redoutée du
+clergé.</p>
<p>Les lettres de Marguerite au comte de Hohenlohe, l'ardent mystique de
-Strasbourg, datent avec précision et son espérance et sa chute. En
-mars, elle lui écrit: «Vous pourrez venir en avril. Le roi vous
-enverra chercher.» Et elle lui écrit en juillet: «Je ne puis vous dire
+Strasbourg, datent avec précision et son espérance et sa chute. En
+mars, elle lui écrit: «Vous pourrez venir en avril. Le roi vous
+enverra chercher.» Et elle lui écrit en juillet: «Je ne puis vous dire
tout mon chagrin... Le roi ne vous verroit pas volontiers. <em>La cause
-qui fait qu'on ne s'y accorde</em>, c'est la délivrance des enfants du
-roi.» Sans doute, Montmorency, le parti catholique et espagnol,
-persuadaient à la grand'mère, au père, que le moyen le plus sûr de
-recouvrer les enfants était de s'arranger avec l'Espagne, ou, si l'on
+qui fait qu'on ne s'y accorde</em>, c'est la délivrance des enfants du
+roi.» Sans doute, Montmorency, le parti catholique et espagnol,
+persuadaient à la grand'mère, au père, que le moyen le plus sûr de
+recouvrer les enfants était de s'arranger avec l'Espagne, ou, si l'on
n'y parvenait, d'agir avec le pape et l'Italie. Dans l'une et dans
-l'autre hypothèse, il fallait s'éloigner du protestantisme.</p>
+l'autre hypothèse, il fallait s'éloigner du protestantisme.</p>
-<p>Donc, ils arrachèrent du roi l'exil de sa s&oelig;ur et son mariage de
-Navarre. Imprévoyance des hommes! c'est justement ce mariage qui,
-dissolvant la cour de Marguerite, sépare d'elle et renvoie à Londres
-la jeune <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> Anne Boleyn, qui va conquérir Henri VIII et le
-séparer de Rome.</p>
+<p>Donc, ils arrachèrent du roi l'exil de sa s&oelig;ur et son mariage de
+Navarre. Imprévoyance des hommes! c'est justement ce mariage qui,
+dissolvant la cour de Marguerite, sépare d'elle et renvoie à Londres
+la jeune <span class="pagenum"><a id="page326" name="page326"></a>(p. 326)</span> Anne Boleyn, qui va conquérir Henri VIII et le
+séparer de Rome.</p>
-<p>Marguerite, en pleurs, obéit; elle épouse le roi de Navarre en janvier
+<p>Marguerite, en pleurs, obéit; elle épouse le roi de Navarre en janvier
1527. Anne Boleyn, au printemps, rentre en Angleterre. Et c'est au
-printemps de même qu'un envoyé de la France, par un mot hardi, troubla
-à fond la conscience déjà ébranlée d'Henri VIII et décida le divorce.</p>
+printemps de même qu'un envoyé de la France, par un mot hardi, troubla
+à fond la conscience déjà ébranlée d'Henri VIII et décida le divorce.</p>
-<p>Cet envoyé parlait avec Wolsey d'un mariage entre François I<sup>er</sup> et
+<p>Cet envoyé parlait avec Wolsey d'un mariage entre François I<sup>er</sup> et
la fille du roi d'Angleterre. Wolsey dit qu'il ne savait si
-<em>légalement</em> le roi était libre, ayant déjà l'engagement d'épouser la
-s&oelig;ur de Charles-Quint. À quoi le Français, piqué, répliqua qu'il
-voudrait aussi qu'on lui prouvât que la fille d'Angleterre était
-<em>légitime</em>, sa mère ayant épousé les deux frères,&mdash;avec dispense
-papale;&mdash;«mais ce qui est interdit de droit divin, le pape n'en peut
-donner dispense.»</p>
+<em>légalement</em> le roi était libre, ayant déjà l'engagement d'épouser la
+s&oelig;ur de Charles-Quint. À quoi le Français, piqué, répliqua qu'il
+voudrait aussi qu'on lui prouvât que la fille d'Angleterre était
+<em>légitime</em>, sa mère ayant épousé les deux frères,&mdash;avec dispense
+papale;&mdash;«mais ce qui est interdit de droit divin, le pape n'en peut
+donner dispense.»</p>
<p>Il n'avait pas dit: <em>Inceste.</em> Mais Henri VIII se le dit. Le trait lui
-entra au c&oelig;ur. La reine avait été si bien la femme du frère aîné
-d'Henri, qu'à la mort de ce frère on la croyait enceinte. Le second
-mariage n'avait eu, pour bénédictions du ciel, que maladies, deuils et
+entra au c&oelig;ur. La reine avait été si bien la femme du frère aîné
+d'Henri, qu'à la mort de ce frère on la croyait enceinte. Le second
+mariage n'avait eu, pour bénédictions du ciel, que maladies, deuils et
morts; aucun enfant n'en pouvait vivre, sauf cette triste Marie,
-maladive comme sa mère, et qui ne rappelait en rien la brillante
-vigueur d'Henri VIII. Le divorce était naturel, légitime, s'il en fut
-jamais. Seulement, comment espérer que le pape annulerait une dispense
-donnée par un pape? On apprit à ce moment que Clément était prisonnier
+maladive comme sa mère, et qui ne rappelait en rien la brillante
+vigueur d'Henri VIII. Le divorce était naturel, légitime, s'il en fut
+jamais. Seulement, comment espérer que le pape annulerait une dispense
+donnée par un pape? On apprit à ce moment que Clément était prisonnier
(mai 1527).</p>
<p>Ceci ouvrait un champ nouveau. Si l'on en croit un bruit alors
-répandu à la cour d'Espagne, François I<sup>er</sup> <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> eût offert à
+répandu à la cour d'Espagne, François I<sup>er</sup> <span class="pagenum"><a id="page327" name="page327"></a>(p. 327)</span> eût offert à
Wolsey le patriarcat de la France, et Charles-Quint celui des Pays-Bas
et de basse Allemagne.</p>
-<p>La délivrance du pape et de Rome fut le texte populaire d'une nouvelle
-alliance de la France et d'Henri VIII. Wolsey même vint à Compiègne
-demander pour son maître la belle-s&oelig;ur du roi, Renée, fille de
+<p>La délivrance du pape et de Rome fut le texte populaire d'une nouvelle
+alliance de la France et d'Henri VIII. Wolsey même vint à Compiègne
+demander pour son maître la belle-s&oelig;ur du roi, Renée, fille de
Louis XII et d'Anne de Bretagne. Demande grave, insidieuse. La jeune
-princesse tenait de sa mère un droit ou une prétention d'héritière de
-la Bretagne qu'Henri VIII tôt ou tard aurait fait valoir. La mère du
+princesse tenait de sa mère un droit ou une prétention d'héritière de
+la Bretagne qu'Henri VIII tôt ou tard aurait fait valoir. La mère du
roi consentait, mais non pas le roi. Ce refus n'allait-il pas rompre
-l'alliance? On l'eût cru, on se fût trompé. Tout était changé à
+l'alliance? On l'eût cru, on se fût trompé. Tout était changé à
Londres pendant l'absence de Wolsey.</p>
-<p>Il était resté trois mois en France, beaucoup trop: «Qui quitte sa
-place la perd.» Quand il revint, il trouva que son maître avait un
-maître, et que le roi, jusque-là tout à lui, allait avoir à choisir
-entre son vieux pédagogue et une femme adorée.</p>
+<p>Il était resté trois mois en France, beaucoup trop: «Qui quitte sa
+place la perd.» Quand il revint, il trouva que son maître avait un
+maître, et que le roi, jusque-là tout à lui, allait avoir à choisir
+entre son vieux pédagogue et une femme adorée.</p>
-<p>On a discuté si la France, l'ancienne conquérante de l'Angleterre, au
-lieu de flotte et d'armée, n'imagina pas cette fois de la prendre par
+<p>On a discuté si la France, l'ancienne conquérante de l'Angleterre, au
+lieu de flotte et d'armée, n'imagina pas cette fois de la prendre par
une femme. La chose n'est point invraisemblable. Sans cette passion,
-Henri VIII eût amèrement ressenti le refus qu'on lui faisait de Renée,
+Henri VIII eût amèrement ressenti le refus qu'on lui faisait de Renée,
et nous perdions son alliance.</p>
-<p>Thomas Boleyn, vieux diplomate, fin, clairvoyant, intéressé, aura-t-il
-été sans voir que le roi était excédé de la reine et de toute reine;
+<p>Thomas Boleyn, vieux diplomate, fin, clairvoyant, intéressé, aura-t-il
+été sans voir que le roi était excédé de la reine et de toute reine;
qu'il lui fallait une femme, un amour et du bonheur; que lui, Boleyn,
avait en sa fille une personne accomplie, non-seulement <span class="pagenum"><a id="page328" name="page328"></a>(p. 328)</span>
-belle et spirituelle, mais résolue, vive, d'un charme invincible;
-qu'elle n'avait qu'à paraître?</p>
+belle et spirituelle, mais résolue, vive, d'un charme invincible;
+qu'elle n'avait qu'à paraître?</p>
-<p>Il la fit recevoir parmi les demoiselles de la reine, qu'elle éclipsa
+<p>Il la fit recevoir parmi les demoiselles de la reine, qu'elle éclipsa
toutes. Henri VIII retrouva (mais tellement embellie) la petite fille
du Camp du drap d'or. Tous les jours, il dut la voir parmi ses muettes
-compagnes, froides et silencieuses fleurs. Seule, la Française avait
+compagnes, froides et silencieuses fleurs. Seule, la Française avait
la voix, une voix douce, modeste et charmante; elle parlait, riait,
-chantait; elle était la joie de la maison.</p>
+chantait; elle était la joie de la maison.</p>
-<p>Moins ambitieuse qu'on ne l'a dit, elle eût d'elle-même détruit sa
-fortune. À son arrivée, elle avait accueilli un parti très-convenable.
-Wolsey avait grondé le jeune homme, et la reine avait profité de
+<p>Moins ambitieuse qu'on ne l'a dit, elle eût d'elle-même détruit sa
+fortune. À son arrivée, elle avait accueilli un parti très-convenable.
+Wolsey avait grondé le jeune homme, et la reine avait profité de
l'occasion pour renvoyer la dangereuse demoiselle. Mais, dans
-l'absence de Wolsey, son père la fit revenir à la cour. Elle y brilla,
-donna le ton, la mode. Les femmes la copiaient. Jusque-là,
-innocemment, les Anglaises découvraient leur sein. Anne Boleyn leur
-enseigna par son exemple une réserve plus habile.</p>
-
-<p>Elle avait pu entrevoir, avec quelque vanité, qu'elle avait fort
-troublé le roi. Mais, quand il lui en fit l'aveu, elle en fut
-épouvantée. Il semble qu'elle avait vu son destin. Henri n'avait
-jamais aimé. La passion retardée chez un homme si violent, dont la
+l'absence de Wolsey, son père la fit revenir à la cour. Elle y brilla,
+donna le ton, la mode. Les femmes la copiaient. Jusque-là,
+innocemment, les Anglaises découvraient leur sein. Anne Boleyn leur
+enseigna par son exemple une réserve plus habile.</p>
+
+<p>Elle avait pu entrevoir, avec quelque vanité, qu'elle avait fort
+troublé le roi. Mais, quand il lui en fit l'aveu, elle en fut
+épouvantée. Il semble qu'elle avait vu son destin. Henri n'avait
+jamais aimé. La passion retardée chez un homme si violent, dont la
figure assez rude, quoique belle encore, crevait d'orgueil et de sang,
-était faite pour donner effroi. Elle tomba à genoux et demanda grâce,
-disant qu'elle ne pouvait être sa maîtresse; que, d'ailleurs, il était
-marié... Puis, voyant que rien ne l'arrêterait, qu'il renverserait
-tout obstacle, plus terrifiée encore, elle lui dit ce mot plein de
-<span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> sens: «Que, si elle épousait son lord et seigneur, elle
-n'aurait pas avec lui la même ouverture de c&oelig;ur qu'avec un époux de
-son rang.»</p>
-
-<p>Wolsey s'excusant à son maître de n'avoir pas eu Renée, Henri répondit
-froidement: «Vous pouvez vous consoler; j'épouse Anne Boleyn.»</p>
-
-<p>Le cardinal, désespéré, commença dès lors un jeu qui pouvait lui
-coûter la tête: d'une part, écrivant au pape pour obtenir le divorce;
-d'autre part, l'avertissant que la belle était de l'école de la reine
-de Navarre, hérétique et luthérienne.</p>
-
-<p>Le pape traînait, gagnait du temps, inclinant à droite ou à gauche,
-selon que l'armée française ou celle de l'Empereur avait l'avantage.
-La cour de France, impatiente et qui devinait Wolsey, avait envoyé à
-Londres, pour éclairer de près le ténébreux cardinal, un jeune diable,
-plein d'esprit, pénétrant, flatteur, amusant. C'était le troisième des
-frères Du Bellay, Jean, qui avait pour contenance un évêché de Bayonne
+était faite pour donner effroi. Elle tomba à genoux et demanda grâce,
+disant qu'elle ne pouvait être sa maîtresse; que, d'ailleurs, il était
+marié... Puis, voyant que rien ne l'arrêterait, qu'il renverserait
+tout obstacle, plus terrifiée encore, elle lui dit ce mot plein de
+<span class="pagenum"><a id="page329" name="page329"></a>(p. 329)</span> sens: «Que, si elle épousait son lord et seigneur, elle
+n'aurait pas avec lui la même ouverture de c&oelig;ur qu'avec un époux de
+son rang.»</p>
+
+<p>Wolsey s'excusant à son maître de n'avoir pas eu Renée, Henri répondit
+froidement: «Vous pouvez vous consoler; j'épouse Anne Boleyn.»</p>
+
+<p>Le cardinal, désespéré, commença dès lors un jeu qui pouvait lui
+coûter la tête: d'une part, écrivant au pape pour obtenir le divorce;
+d'autre part, l'avertissant que la belle était de l'école de la reine
+de Navarre, hérétique et luthérienne.</p>
+
+<p>Le pape traînait, gagnait du temps, inclinant à droite ou à gauche,
+selon que l'armée française ou celle de l'Empereur avait l'avantage.
+La cour de France, impatiente et qui devinait Wolsey, avait envoyé à
+Londres, pour éclairer de près le ténébreux cardinal, un jeune diable,
+plein d'esprit, pénétrant, flatteur, amusant. C'était le troisième des
+frères Du Bellay, Jean, qui avait pour contenance un évêché de Bayonne
qu'il ne vit, je crois, jamais. Ce bon et pieux personnage, le parrain
de Gargantua, fut plus tard ministre du roi pour ses petites affaires
-secrètes du côté des Turcs, le bon ami de Barberousse et le
-correspondant de Soliman. Évêque de Paris, cardinal, il ne fut pas
-loin, dit-on, d'être pape. La chose eût été piquante. Rabelais était
-son Évangile. Il a travaillé plus que personne à créer le Collége de
+secrètes du côté des Turcs, le bon ami de Barberousse et le
+correspondant de Soliman. Évêque de Paris, cardinal, il ne fut pas
+loin, dit-on, d'être pape. La chose eût été piquante. Rabelais était
+son Évangile. Il a travaillé plus que personne à créer le Collége de
France.</p>
-<p>Jean Du Bellay, dans ses lettres infiniment amusantes, donne à la fois
+<p>Jean Du Bellay, dans ses lettres infiniment amusantes, donne à la fois
deux spectacles, celui de la cour de Londres, de la violente et
furieuse impatience d'Henri VIII; celui du sombre grondement du
-peuple, <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> dérangé par le divorce de son commerce de Flandre.
-Tout cela écrit à Montmorency, qui ne désire point le divorce ni la
+peuple, <span class="pagenum"><a id="page330" name="page330"></a>(p. 330)</span> dérangé par le divorce de son commerce de Flandre.
+Tout cela écrit à Montmorency, qui ne désire point le divorce ni la
rupture avec l'Espagne. Mais du Bellay pousse l'affaire, qui doit
-rendre l'ascendant à la s&oelig;ur du roi, relever le parti antiespagnol
+rendre l'ascendant à la s&oelig;ur du roi, relever le parti antiespagnol
sur les ruines de Montmorency.</p>
-<p>Wolsey, qui, comme un homme près de tomber, allait de sottise en
-sottise, décida la victoire d'Anne Boleyn en croyant la perdre.</p>
+<p>Wolsey, qui, comme un homme près de tomber, allait de sottise en
+sottise, décida la victoire d'Anne Boleyn en croyant la perdre.</p>
<p>Le roi faisait alors chercher, poursuivre en Allemagne un des Anglais
-protestants qui traduisaient les livres saints et les écrits de
-Luther. Wolsey parvint à avoir un de ces livres, surpris chez Anne
+protestants qui traduisaient les livres saints et les écrits de
+Luther. Wolsey parvint à avoir un de ces livres, surpris chez Anne
Boleyn. Celle-ci, sans s'effrayer, court se jeter aux pieds d'Henri
-VIII... À temps. Car Wolsey arrivait avec le volume. Mais la théologie
-eut tort. Le roi prit froidement la chose. Wolsey dès lors était
-perdu. Sa lettre secrète au pape pour empêcher le divorce fut trouvée,
-et l'ordre donné de le mener à la Tour. Le chagrin, la maladie, la
-mort qui lui vint à point, lui épargnèrent l'échafaud.</p>
-
-<p>Les idées nouvelles ayant grande chance de triompher en Angleterre, on
-peut croire que le roi de France était fort porté à les ménager. Ce
-qu'il y eut de persécutions, de supplices, à cette époque, et même
-beaucoup plus tard, à Meaux, Toulouse, etc., doit s'attribuer à une
-influence contraire à celle de la cour, aux Parlements et au clergé.
-François I<sup>er</sup>, quoi qu'on ait dit, n'était pas Louis XIV. Il avait
-la force sans doute, mais bien moins l'autorité. Ces grands corps
-procédaient sans lui. On a vu qu'il n'avait sauvé Berquin <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span>
+VIII... À temps. Car Wolsey arrivait avec le volume. Mais la théologie
+eut tort. Le roi prit froidement la chose. Wolsey dès lors était
+perdu. Sa lettre secrète au pape pour empêcher le divorce fut trouvée,
+et l'ordre donné de le mener à la Tour. Le chagrin, la maladie, la
+mort qui lui vint à point, lui épargnèrent l'échafaud.</p>
+
+<p>Les idées nouvelles ayant grande chance de triompher en Angleterre, on
+peut croire que le roi de France était fort porté à les ménager. Ce
+qu'il y eut de persécutions, de supplices, à cette époque, et même
+beaucoup plus tard, à Meaux, Toulouse, etc., doit s'attribuer à une
+influence contraire à celle de la cour, aux Parlements et au clergé.
+François I<sup>er</sup>, quoi qu'on ait dit, n'était pas Louis XIV. Il avait
+la force sans doute, mais bien moins l'autorité. Ces grands corps
+procédaient sans lui. On a vu qu'il n'avait sauvé Berquin <span class="pagenum"><a id="page331" name="page331"></a>(p. 331)</span>
que par un coup de violence, en le faisant enlever par les archers de
sa garde.</p>
-<p>La seule manière de changer les dispositions du roi, c'était de lui
-faire craindre des troubles dans Paris. Il avait extrêmement le
-souvenir et la crainte «de l'anarchie de Charles VI.» Il l'avait dit
+<p>La seule manière de changer les dispositions du roi, c'était de lui
+faire craindre des troubles dans Paris. Il avait extrêmement le
+souvenir et la crainte «de l'anarchie de Charles VI.» Il l'avait dit
au Parlement lorsqu'on osa enlever la nuit les potences royales. Le 30
-mai 1528, une Vierge de la rue des Rosiers se trouve un matin mutilée.
-Le protestantisme, comme toute grande révolution, avait toutes sortes
+mai 1528, une Vierge de la rue des Rosiers se trouve un matin mutilée.
+Le protestantisme, comme toute grande révolution, avait toutes sortes
d'hommes, des violents, des fanatiques. D'autre part, les catholiques
-étaient servis si admirablement par cette mutilation, qu'un des leurs
-avait fort bien pu faire ce pieux sacrilége, si utile à leur parti. La
-Sorbonne et son syndic, Bédier ou Béda, venaient de recevoir du roi la
-plus dure mortification. Ils avaient besoin d'un événement qui
-brouillât tout, émût le peuple, la cour même, changeât la face des
+étaient servis si admirablement par cette mutilation, qu'un des leurs
+avait fort bien pu faire ce pieux sacrilége, si utile à leur parti. La
+Sorbonne et son syndic, Bédier ou Béda, venaient de recevoir du roi la
+plus dure mortification. Ils avaient besoin d'un événement qui
+brouillât tout, émût le peuple, la cour même, changeât la face des
choses.</p>
-<p>Le roi, qui avait appelé le premier artiste du temps, Léonard de
-Vinci, eût voulu attirer aussi le premier écrivain, Érasme. Mais il
-avait refusé. Il n'avait garde de venir, étant violemment poursuivi
-par Béda et la Sorbonne. Ce Béda, supérieur de Montaigu, chef des
-étudiants sans étude qu'on nommait Cappets, tribun de la gueuserie
-pieuse et de la république ignorantine, était roi sur sa montagne, et
-difficilement permettait à l'autre roi, le roi de France, de rien
+<p>Le roi, qui avait appelé le premier artiste du temps, Léonard de
+Vinci, eût voulu attirer aussi le premier écrivain, Érasme. Mais il
+avait refusé. Il n'avait garde de venir, étant violemment poursuivi
+par Béda et la Sorbonne. Ce Béda, supérieur de Montaigu, chef des
+étudiants sans étude qu'on nommait Cappets, tribun de la gueuserie
+pieuse et de la république ignorantine, était roi sur sa montagne, et
+difficilement permettait à l'autre roi, le roi de France, de rien
usurper chez lui.</p>
-<p>Érasme avait indiqué, dans un pamphlet de Béda, quatre-vingts
-mensonges, trois cents calomnies, quarante-sept blasphèmes. L'ami
-d'Érasme, Berquin, suivit cette voie, et, d'accusé se faisant
-accusateur, se <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> chargea de prouver, par l'Évangile, que Béda
-n'était pas chrétien. L'affaire amusa le roi, qui crut l'occasion
-venue de détrôner son adversaire, le redoutable syndic. Il écrivit à
-l'Université que, <em>comme la Faculté de théologie avait l'habitude de
-calomnier</em>, il défendait qu'elle imprimât rien sur l'accusation avant
-que l'affaire eût été examinée par l'Université et le Parlement
+<p>Érasme avait indiqué, dans un pamphlet de Béda, quatre-vingts
+mensonges, trois cents calomnies, quarante-sept blasphèmes. L'ami
+d'Érasme, Berquin, suivit cette voie, et, d'accusé se faisant
+accusateur, se <span class="pagenum"><a id="page332" name="page332"></a>(p. 332)</span> chargea de prouver, par l'Évangile, que Béda
+n'était pas chrétien. L'affaire amusa le roi, qui crut l'occasion
+venue de détrôner son adversaire, le redoutable syndic. Il écrivit à
+l'Université que, <em>comme la Faculté de théologie avait l'habitude de
+calomnier</em>, il défendait qu'elle imprimât rien sur l'accusation avant
+que l'affaire eût été examinée par l'Université et le Parlement
(1527).</p>
-<p>En 1528, la mutilation de la Vierge venait à point pour Béda. La masse
-générale du peuple tenait fort à ses images, était encore parfaitement
-idolâtre et fétichiste.</p>
+<p>En 1528, la mutilation de la Vierge venait à point pour Béda. La masse
+générale du peuple tenait fort à ses images, était encore parfaitement
+idolâtre et fétichiste.</p>
-<p>Dans cette longue décadence de l'ancienne foi, ce qu'elle gardait de
-plus vivace, c'était l'idolâtrie de la Vierge, plus tard complétée par
-le Sacré-C&oelig;ur. Les confréries de la Vierge étaient innombrables, de
-toutes classes, de prêtres et d'étudiants, de marchands, de femmes et
-de filles. Pour ces confréries, un tel acte était plus qu'un
-sacrilége, c'était comme un outrage personnel. Elles allaient remuer
+<p>Dans cette longue décadence de l'ancienne foi, ce qu'elle gardait de
+plus vivace, c'était l'idolâtrie de la Vierge, plus tard complétée par
+le Sacré-C&oelig;ur. Les confréries de la Vierge étaient innombrables, de
+toutes classes, de prêtres et d'étudiants, de marchands, de femmes et
+de filles. Pour ces confréries, un tel acte était plus qu'un
+sacrilége, c'était comme un outrage personnel. Elles allaient remuer
ciel et terre, agiter, soulever le peuple, accuser surtout le roi de
-protéger les luthériens.</p>
+protéger les luthériens.</p>
-<p>Ces confréries avaient leur centre dans le clergé de Paris, leurs
-assemblées dans les églises, leurs orateurs dans les gens du pays
-latin, docteurs, maîtres, étudiants. La Sorbonne donnait le mot d'une
-part aux confréries, d'autre part aux séminaires, qu'on appelait alors
-colléges, à un peuple d'écoliers robustes dont beaucoup avaient trente
+<p>Ces confréries avaient leur centre dans le clergé de Paris, leurs
+assemblées dans les églises, leurs orateurs dans les gens du pays
+latin, docteurs, maîtres, étudiants. La Sorbonne donnait le mot d'une
+part aux confréries, d'autre part aux séminaires, qu'on appelait alors
+colléges, à un peuple d'écoliers robustes dont beaucoup avaient trente
ans.</p>
-<p>On croit que l'esprit de la Ligue n'apparaît qu'à la fin du siècle.
-Grande erreur. Cette fausse démocratie, <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> ennemie de la
-liberté, ce peuple fatal au peuple, sur lequel on a fait dans les
-derniers temps force sots systèmes, tout cela existe déjà dans les
-Cappets de Béda, dans la vermine scolastique. Forts de leur nombre,
-ivres de cris, étalant superbement la crasse de leurs toges habitées,
-l'armée des séminaristes battait de sa vague noire les deux murs de la
-rue Saint-Jacques, venait heurter au Palais fièrement, impérieusement.
-Et par derrière, fort serviles, dociles au moindre signal de <em>Nos
-Maîtres</em> de Sorbonne, qui les faisaient arriver aux cures et autres
-bénéfices.</p>
+<p>On croit que l'esprit de la Ligue n'apparaît qu'à la fin du siècle.
+Grande erreur. Cette fausse démocratie, <span class="pagenum"><a id="page333" name="page333"></a>(p. 333)</span> ennemie de la
+liberté, ce peuple fatal au peuple, sur lequel on a fait dans les
+derniers temps force sots systèmes, tout cela existe déjà dans les
+Cappets de Béda, dans la vermine scolastique. Forts de leur nombre,
+ivres de cris, étalant superbement la crasse de leurs toges habitées,
+l'armée des séminaristes battait de sa vague noire les deux murs de la
+rue Saint-Jacques, venait heurter au Palais fièrement, impérieusement.
+Et par derrière, fort serviles, dociles au moindre signal de <em>Nos
+Maîtres</em> de Sorbonne, qui les faisaient arriver aux cures et autres
+bénéfices.</p>
<p>Il y avait, parmi les serviles, des hommes plus dangereux, fanatiques
-visionnaires, des fous de toute nation. L'université de Paris, étant
-une des dernières qui tînt pour la scolastique et toutes les vieilles
-sottises, était leur école de prédilection.</p>
+visionnaires, des fous de toute nation. L'université de Paris, étant
+une des dernières qui tînt pour la scolastique et toutes les vieilles
+sottises, était leur école de prédilection.</p>
-<p>Les esprits militants aussi sentaient d'instinct que Paris était le
-vrai champ de bataille où devait se débattre à mort la lutte des deux
+<p>Les esprits militants aussi sentaient d'instinct que Paris était le
+vrai champ de bataille où devait se débattre à mort la lutte des deux
esprits.</p>
-<p>De l'université d'Alcala, le <em>chevalier de la Vierge</em>, Ignace de
-Loyola, un capitaine émérite, blessé, âgé de trente-sept ans, venait
-d'arriver aux écoles de Paris (février 1528), et il y resta sept
-années.</p>
+<p>De l'université d'Alcala, le <em>chevalier de la Vierge</em>, Ignace de
+Loyola, un capitaine émérite, blessé, âgé de trente-sept ans, venait
+d'arriver aux écoles de Paris (février 1528), et il y resta sept
+années.</p>
-<p>De l'université de Bourges, vouée aux idées nouvelles et protégée par
-Marguerite, un écolier de dix-huit ans venait souvent à Paris, le
-sombre et violent, le savant, l'éloquent Calvin.</p>
+<p>De l'université de Bourges, vouée aux idées nouvelles et protégée par
+Marguerite, un écolier de dix-huit ans venait souvent à Paris, le
+sombre et violent, le savant, l'éloquent Calvin.</p>
-<p>De l'université de Montpellier vint aussi, par occasion, un médecin,
+<p>De l'université de Montpellier vint aussi, par occasion, un médecin,
un hardi critique, Rabelais, qui en emporta une vive antipathie, un
-mépris magnifique des uns et des autres.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> Un mot de plus sur Loyola, qui dut être certainement acteur,
-et très-ardent acteur, dans cette affaire populaire. Né en 1491, il
-avait, en 1528, trente-sept ans. Il s'était voué à la Vierge depuis
-six années, et avait traversé toutes les phases du mysticisme. Ermite,
-mendiant volontaire, pèlerin à Jérusalem, étudiant à Alcala, il y
-avait formé une association d'étudiants. De même que son compatriote
-Raymond Lulle imagina la fameuse <em>machine à penser</em>, Ignace avait
-imaginé une <em>machine d'éducation</em>, une discipline automatique, quasi
+mépris magnifique des uns et des autres.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page334" name="page334"></a>(p. 334)</span> Un mot de plus sur Loyola, qui dut être certainement acteur,
+et très-ardent acteur, dans cette affaire populaire. Né en 1491, il
+avait, en 1528, trente-sept ans. Il s'était voué à la Vierge depuis
+six années, et avait traversé toutes les phases du mysticisme. Ermite,
+mendiant volontaire, pèlerin à Jérusalem, étudiant à Alcala, il y
+avait formé une association d'étudiants. De même que son compatriote
+Raymond Lulle imagina la fameuse <em>machine à penser</em>, Ignace avait
+imaginé une <em>machine d'éducation</em>, une discipline automatique, quasi
militaire, un cours d'<em>exercices</em> qui, des actes corporels menant aux
-spirituels, dresserait l'homme le moins préparé à devenir <em>soldat de
-Jésus</em>. La matérialité de cette méthode faisait justement sa force.
-«Loyola, dit son biographe, quand il était tenté du diable, <em>chassait
-les idées avec un bâton</em>.»</p>
+spirituels, dresserait l'homme le moins préparé à devenir <em>soldat de
+Jésus</em>. La matérialité de cette méthode faisait justement sa force.
+«Loyola, dit son biographe, quand il était tenté du diable, <em>chassait
+les idées avec un bâton</em>.»</p>
-<p>C'était un Basque de Biscaye, un Don Quichotte très-rusé, mettant un
+<p>C'était un Basque de Biscaye, un Don Quichotte très-rusé, mettant un
grand sens pratique au service de ses visions. Les dominicains
-d'Espagne ne le comprirent pas, censurèrent son livre des <cite>Exercices</cite>
-et l'emprisonnèrent. Mais l'archevêque de Tolède, qui sentit mieux que
-les moines toute la portée d'un tel homme, lui enjoignit «d'<em>acheter
-robe et bonnet d'étudiant</em>» et d'aller s'établir aux écoles. Il dut
-être d'autant mieux reçu à Paris, que Béda, le chef réel de
-l'Université, était intime avec les Espagnols.</p>
-
-<p>Un noble capitaine, brave, glorieusement blessé, un pèlerin de
-Jérusalem, qui avait vu l'Europe et l'Asie, dut prendre aisément
-ascendant sur les écoliers. Sa figure eût suffi pour le désigner. Il
-était chauve, dit son premier biographe; il avait le nez fort
+d'Espagne ne le comprirent pas, censurèrent son livre des <cite>Exercices</cite>
+et l'emprisonnèrent. Mais l'archevêque de Tolède, qui sentit mieux que
+les moines toute la portée d'un tel homme, lui enjoignit «d'<em>acheter
+robe et bonnet d'étudiant</em>» et d'aller s'établir aux écoles. Il dut
+être d'autant mieux reçu à Paris, que Béda, le chef réel de
+l'Université, était intime avec les Espagnols.</p>
+
+<p>Un noble capitaine, brave, glorieusement blessé, un pèlerin de
+Jérusalem, qui avait vu l'Europe et l'Asie, dut prendre aisément
+ascendant sur les écoliers. Sa figure eût suffi pour le désigner. Il
+était chauve, dit son premier biographe; il avait le nez fort
<span class="pagenum"><a id="page335" name="page335"></a>(p. 335)</span> bossu d'en haut, large, aplati par en bas, des yeux battus,
-déprimés à force de pleurer. Personne n'eut plus le don des larmes; à
-chaque instant il pleurait par averses et à torrents. Ajoutez à ce
-portrait des paupières contractées et basses, pleines de rides et de
-plis, où logeaient, cachés à l'aise, la passion et le calcul, la force
-d'une idée fixe.</p>
+déprimés à force de pleurer. Personne n'eut plus le don des larmes; à
+chaque instant il pleurait par averses et à torrents. Ajoutez à ce
+portrait des paupières contractées et basses, pleines de rides et de
+plis, où logeaient, cachés à l'aise, la passion et le calcul, la force
+d'une idée fixe.</p>
-<p>Sa réputation de piété était si grande, que deux de ses compatriotes,
+<p>Sa réputation de piété était si grande, que deux de ses compatriotes,
Lainez et Salmeron, firent ce long voyage uniquement pour le voir. Ses
-maîtres devinrent ses disciples; son répétiteur, le Savoyard Le
-Febvre, un professeur de philosophie, François Xavier, de Pampelune,
-se donnèrent à lui, avec d'autres, Espagnols, Français, et, sous ce
-grand capitaine commençant leurs <em>exercices</em>, devinrent les premiers
-soldats de la redoutable armée de la Vierge et de Jésus.</p>
-
-<p>L'historiette d'après laquelle on aurait voulu fouetter ce saint, cet
-homme exemplaire, ce militaire de quarante ans, ne mérite pas qu'on en
+maîtres devinrent ses disciples; son répétiteur, le Savoyard Le
+Febvre, un professeur de philosophie, François Xavier, de Pampelune,
+se donnèrent à lui, avec d'autres, Espagnols, Français, et, sous ce
+grand capitaine commençant leurs <em>exercices</em>, devinrent les premiers
+soldats de la redoutable armée de la Vierge et de Jésus.</p>
+
+<p>L'historiette d'après laquelle on aurait voulu fouetter ce saint, cet
+homme exemplaire, ce militaire de quarante ans, ne mérite pas qu'on en
parle. Je croirais tout au contraire que, dans cette campagne ardente
-que firent les étudiants pour l'honneur de la Vierge, Ignace figura
+que firent les étudiants pour l'honneur de la Vierge, Ignace figura
honorablement et comme un des capitaines. Et, si l'on voulait supposer
-que ce vaillant homme, si passionné, ce <em>chevalier de la Vierge</em>,
+que ce vaillant homme, si passionné, ce <em>chevalier de la Vierge</em>,
s'enferma dans de tels jours avec sa grammaire, restant neutre et
s'abstenant, je ne le croirais jamais et dirais hardiment: Non.</p>
-<p>La question était posée sur le pavé de Paris d'une manière redoutable.
-La masse était pour les images, et, sous la bannière du clergé, des
-Cappets, des confréries, marchait contre les protestants. Le roi ne
+<p>La question était posée sur le pavé de Paris d'une manière redoutable.
+La masse était pour les images, et, sous la bannière du clergé, des
+Cappets, des confréries, marchait contre les protestants. Le roi ne
pouvait manquer <span class="pagenum"><a id="page336" name="page336"></a>(p. 336)</span> de suivre ce mouvement. Faisant la guerre
-pour le pape, il avait à c&oelig;ur de prouver qu'il était bon
-catholique. Il était d'ailleurs irrité de voir compromettre l'ordre et
-mépriser l'autorité. L'occasion était dramatique. On était sûr qu'il
-voudrait paraître, figurer en public, montrer en cérémonie ce beau
+pour le pape, il avait à c&oelig;ur de prouver qu'il était bon
+catholique. Il était d'ailleurs irrité de voir compromettre l'ordre et
+mépriser l'autorité. L'occasion était dramatique. On était sûr qu'il
+voudrait paraître, figurer en public, montrer en cérémonie ce beau
roi, ce pompeux acteur.</p>
<p>Pendant toute une semaine, il y eut des processions expiatoires;
-toutes les rues étaient tendues. Procession grave et nombreuse du
-clergé de Paris. Procession infinie, bruyante, du noir peuple
-universitaire, de la Sorbonne surtout et du victorieux Béda, de ses
-effrénés Cappets, des quatre ordres mendiants. La procession enfin,
-éblouissante et splendide, du roi, des grands, de la noblesse. Le roi,
-ayant à sa droite le cardinal de Lorraine, alla le premier jour
-demander pardon à l'image. Le lendemain, il y retourne, descend la
-Vierge mutilée, et à la place en met une d'argent. Tout cela avec une
-piété, une tendresse, une émotion, qui lui gagnèrent le c&oelig;ur du
-peuple. Quand il eut placé la statue et redescendit, il avait les yeux
+toutes les rues étaient tendues. Procession grave et nombreuse du
+clergé de Paris. Procession infinie, bruyante, du noir peuple
+universitaire, de la Sorbonne surtout et du victorieux Béda, de ses
+effrénés Cappets, des quatre ordres mendiants. La procession enfin,
+éblouissante et splendide, du roi, des grands, de la noblesse. Le roi,
+ayant à sa droite le cardinal de Lorraine, alla le premier jour
+demander pardon à l'image. Le lendemain, il y retourne, descend la
+Vierge mutilée, et à la place en met une d'argent. Tout cela avec une
+piété, une tendresse, une émotion, qui lui gagnèrent le c&oelig;ur du
+peuple. Quand il eut placé la statue et redescendit, il avait les yeux
pleins de larmes.</p>
-<p>Mais ce n'était rien encore. Il n'y avait pas eu de supplices. Quoique
-l'image mutilée eût été en grande pompe déposée dans Saint-Gervais,
-elle ne se tint pas tranquille: elle opéra des miracles, ressuscita
+<p>Mais ce n'était rien encore. Il n'y avait pas eu de supplices. Quoique
+l'image mutilée eût été en grande pompe déposée dans Saint-Gervais,
+elle ne se tint pas tranquille: elle opéra des miracles, ressuscita
des enfants.</p>
-<p>Ces choses contre la nature n'arrivaient guère qu'il n'en sortît des
-événements réellement dénaturés et horribles. On devait en attendre
-quelque affreuse tragédie. Il fallait seulement trouver un gibier sur
-<span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> qui lâcher la meute, une victime, si l'on pouvait, distinguée
-par la fortune, le rang et l'esprit; on était sûr que la chasse serait
+<p>Ces choses contre la nature n'arrivaient guère qu'il n'en sortît des
+événements réellement dénaturés et horribles. On devait en attendre
+quelque affreuse tragédie. Il fallait seulement trouver un gibier sur
+<span class="pagenum"><a id="page337" name="page337"></a>(p. 337)</span> qui lâcher la meute, une victime, si l'on pouvait, distinguée
+par la fortune, le rang et l'esprit; on était sûr que la chasse serait
populaire. Les protestants malheureusement, sauf deux ou trois bien
-connus, étaient presque tous pauvres diables, ouvriers; il y avait
+connus, étaient presque tous pauvres diables, ouvriers; il y avait
quelques marchands. De nobles, il n'y en avait pas, sauf Farel et un
-autre, qui avaient passé en Suisse. Il ne restait que Berquin.</p>
-
-<p>La chose était fort scabreuse. Il s'agissait d'un homme certainement
-aimé du roi, autorisé par lui dans son accusation récente contre la
-Sorbonne. Le Parlement hésitait. Un miracle fit encore l'affaire. Un
-serviteur de Berquin, qui, dit-on, allait brûler des livres qui le
-compromettaient, passe devant une image de la Vierge, est frappé,
-s'évanouit. On trouvait justement sur lui les preuves dont on avait
+autre, qui avaient passé en Suisse. Il ne restait que Berquin.</p>
+
+<p>La chose était fort scabreuse. Il s'agissait d'un homme certainement
+aimé du roi, autorisé par lui dans son accusation récente contre la
+Sorbonne. Le Parlement hésitait. Un miracle fit encore l'affaire. Un
+serviteur de Berquin, qui, dit-on, allait brûler des livres qui le
+compromettaient, passe devant une image de la Vierge, est frappé,
+s'évanouit. On trouvait justement sur lui les preuves dont on avait
besoin. Un dominicain les saisit et les porte au Parlement.</p>
<p>Entre le roi et la Sorbonne, entre l'enclume et le marteau, le
Parlement crut prendre un temps moyen. Il condamna Berquin, mais non
-pas à mort, seulement à finir ses jours dans un <i>in pace</i> au pain et à
-l'eau. Appel au roi. Mais il était à Blois. Le Parlement, mécontent de
-l'appel, étourdi des cris, entraîné, enveloppé, rendit cette sentence
-atroce: Que Berquin mourrait dans deux heures. Il était dix heures du
-matin. Il fut étranglé, brûlé à midi.</p>
+pas à mort, seulement à finir ses jours dans un <i>in pace</i> au pain et à
+l'eau. Appel au roi. Mais il était à Blois. Le Parlement, mécontent de
+l'appel, étourdi des cris, entraîné, enveloppé, rendit cette sentence
+atroce: Que Berquin mourrait dans deux heures. Il était dix heures du
+matin. Il fut étranglé, brûlé à midi.</p>
-<p>Pendant que le roi s'étonne, s'indigne de tant d'audace, Béda lui fait
+<p>Pendant que le roi s'étonne, s'indigne de tant d'audace, Béda lui fait
une guerre plus directe et plus personnelle.</p>
-<p>Notre ambassadeur à Londres, Jean du Bellay, était revenu à Paris
-pour obtenir de la Faculté une décision <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> favorable au divorce.
-Affaire véritablement grave, où Henri VIII jouait sa couronne. Londres
-et le commerce anglais étaient furieux de la rupture avec la Flandre.
-Le grand chancelier d'Espagne, Gattinara, avait dit: «Il sera chassé
-dans trois mois.» La femme répudiée, Catherine d'Aragon, une sainte
-Espagnole douée de toute l'opiniâtreté aragonaise, devenait le centre
-des résistances. Elle envoya à Henri VIII une prophétesse épileptique
+<p>Notre ambassadeur à Londres, Jean du Bellay, était revenu à Paris
+pour obtenir de la Faculté une décision <span class="pagenum"><a id="page338" name="page338"></a>(p. 338)</span> favorable au divorce.
+Affaire véritablement grave, où Henri VIII jouait sa couronne. Londres
+et le commerce anglais étaient furieux de la rupture avec la Flandre.
+Le grand chancelier d'Espagne, Gattinara, avait dit: «Il sera chassé
+dans trois mois.» La femme répudiée, Catherine d'Aragon, une sainte
+Espagnole douée de toute l'opiniâtreté aragonaise, devenait le centre
+des résistances. Elle envoya à Henri VIII une prophétesse épileptique
pour le menacer. Les ardents champions de la reine, les moines, en
-présence d'Henri, prêchèrent que son sang, comme celui d'Achab, serait
-léché par les chiens.</p>
+présence d'Henri, prêchèrent que son sang, comme celui d'Achab, serait
+léché par les chiens.</p>
-<p>La décision des universités du continent pour ou contre le divorce
-devait avoir un grand poids près du peuple d'Angleterre. Il ne tint
-pas à Béda que la Faculté de Paris ne fût contre. Il s'entendait
+<p>La décision des universités du continent pour ou contre le divorce
+devait avoir un grand poids près du peuple d'Angleterre. Il ne tint
+pas à Béda que la Faculté de Paris ne fût contre. Il s'entendait
publiquement avec les docteurs espagnols que Charles-Quint avait
-envoyés, et travaillait bravement avec eux pour l'Empereur.</p>
+envoyés, et travaillait bravement avec eux pour l'Empereur.</p>
-<p>Au premier mot que Du Bellay dit à la Sorbonne, Béda l'arrêta, disant:
-«On sait que le roi veut complaire au roi d'Angleterre.»</p>
+<p>Au premier mot que Du Bellay dit à la Sorbonne, Béda l'arrêta, disant:
+«On sait que le roi veut complaire au roi d'Angleterre.»</p>
-<p>François I<sup>er</sup> essaya d'influencer la Sorbonne par le Parlement. Mais
-ce corps, souvent servile pour le roi, l'était bien plus pour le
-clergé. Il fit le mort. Béda vainqueur, fit décider par la Sorbonne
+<p>François I<sup>er</sup> essaya d'influencer la Sorbonne par le Parlement. Mais
+ce corps, souvent servile pour le roi, l'était bien plus pour le
+clergé. Il fit le mort. Béda vainqueur, fit décider par la Sorbonne
qu'elle ne ferait rien <em>que par ordre du roi</em>, lui renvoyant ainsi
-toute la responsabilité de la chose, le forçant de se déclarer
+toute la responsabilité de la chose, le forçant de se déclarer
nettement pour Henri VIII, de briser avec Charles-Quint. Le roi
-sollicita, négocia et ne l'emporta qu'à une faible majorité.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> Il eût voulu une enquête sur les man&oelig;uvres de Béda. À la
-première séance, comme on recueillait les votes, les partisans de ce
-dernier avaient arraché les pièces au bedeau et empêché de voter. Ce
-bedeau, gardien des registres, avouait qu'on l'avait forcé de faire un
-faux dans le procès-verbal. Le Parlement éluda, ajourna l'enquête,
-disant <em>qu'elle nuirait plutôt au roi d'Angleterre</em>, c'est-à-dire
+sollicita, négocia et ne l'emporta qu'à une faible majorité.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page339" name="page339"></a>(p. 339)</span> Il eût voulu une enquête sur les man&oelig;uvres de Béda. À la
+première séance, comme on recueillait les votes, les partisans de ce
+dernier avaient arraché les pièces au bedeau et empêché de voter. Ce
+bedeau, gardien des registres, avouait qu'on l'avait forcé de faire un
+faux dans le procès-verbal. Le Parlement éluda, ajourna l'enquête,
+disant <em>qu'elle nuirait plutôt au roi d'Angleterre</em>, c'est-à-dire
irriterait la Sorbonne contre les deux rois.</p>
-<p>François I<sup>er</sup> était d'autant plus ulcéré de l'entente de Béda avec
-les Espagnols, qu'à ce moment il venait de recouvrer ses enfants, et
-trouvait sur leur visage, changé et méconnaissable, la trace de leur
-captivité. Béda, dans ce moment d'humeur, pouvait payer pour
-Charles-Quint. Le roi parlait de le faire enlever. C'eût été le faire
-adorer. Les sots l'auraient canonisé.</p>
+<p>François I<sup>er</sup> était d'autant plus ulcéré de l'entente de Béda avec
+les Espagnols, qu'à ce moment il venait de recouvrer ses enfants, et
+trouvait sur leur visage, changé et méconnaissable, la trace de leur
+captivité. Béda, dans ce moment d'humeur, pouvait payer pour
+Charles-Quint. Le roi parlait de le faire enlever. C'eût été le faire
+adorer. Les sots l'auraient canonisé.</p>
-<p>Le mieux était certainement, sans frapper la vieille Sorbonne, de lui
-élever en face une vraie école de science, école <em>laïque</em>, <em>gratuite</em>,
-qui enseignât <em>pour tous</em>, librement, en pleine lumière, à portes
-ouvertes! et fît déserter peu à peu le nid des chauves-souris.</p>
+<p>Le mieux était certainement, sans frapper la vieille Sorbonne, de lui
+élever en face une vraie école de science, école <em>laïque</em>, <em>gratuite</em>,
+qui enseignât <em>pour tous</em>, librement, en pleine lumière, à portes
+ouvertes! et fît déserter peu à peu le nid des chauves-souris.</p>
<p>Rien n'indique que le roi n'ait bien vu ni bien compris un but
-tellement élevé. L'idée, très-probablement, n'appartient qu'à trois
-personnes: Budé, Jean Du Bellay et la reine de Navarre.</p>
+tellement élevé. L'idée, très-probablement, n'appartient qu'à trois
+personnes: Budé, Jean Du Bellay et la reine de Navarre.</p>
-<p>Le roi, blessé en 1521, avait fait le v&oelig;u de bâtir une église et un
-vaste collége, établissement magnifique, mais, par l'édifice et
-l'emplacement, qui eût été celui de l'hôtel de Nesle en face du
-Louvre, magnifique par le nombre des écoliers, qui eussent été six
+<p>Le roi, blessé en 1521, avait fait le v&oelig;u de bâtir une église et un
+vaste collége, établissement magnifique, mais, par l'édifice et
+l'emplacement, qui eût été celui de l'hôtel de Nesle en face du
+Louvre, magnifique par le nombre des écoliers, qui eussent été six
cents pensionnaires et des enfants de quinze ans. <span class="pagenum"><a id="page340" name="page340"></a>(p. 340)</span> Il fallut
-beaucoup de temps pour que Budé, son bibliothécaire, lui transformât
-son idée et relevât jusqu'à celle d'une haute école publique, libre,
+beaucoup de temps pour que Budé, son bibliothécaire, lui transformât
+son idée et relevât jusqu'à celle d'une haute école publique, libre,
grande par la science.</p>
-<p>Heureusement, François I<sup>er</sup>, qui avait longtemps rêvé de croisade,
+<p>Heureusement, François I<sup>er</sup>, qui avait longtemps rêvé de croisade,
de Constantinople, etc., aimait le grec, qu'il ne savait point, et
voulait l'introduire en France. Il aimait la longue barbe du bon vieux
-Jean Lascaris, quasi-centenaire, qui avait enseigné déjà à Paris sous
-Louis XI. Mais le grec, pour la Sorbonne, c'était déjà une hérésie.
-Budé écrit à Rabelais l'obstacle invincible que mettaient les
-théologiens à l'enseignement de la langue d'Homère.</p>
-
-<p>On profita en 1529 de l'irritation de François I<sup>er</sup> contre la
-Sorbonne. À ce moment où, rassuré par le traité de Cambrai, il se mit
-à bâtir de tous côtés, Budé obtint, non pas qu'il bâtît le Collége de
-France, mais qu'il fondât seulement deux chaires (de grec et
-d'hébreu). En attendant que ce collége eût sa maison à lui, on
-professa modestement dans un petit collége universitaire. La nouvelle
-école enseigna d'abord chez ses ennemis.</p>
-
-<p>Les chaires, en 1530, furent portées de deux à cinq.</p>
-
-<p>Deux de grec furent données à Toussain, ami d'Érasme, et à Danès,
-noble de Paris; deux d'hébreu à deux réfugiés italiens, juifs
-convertis de Venise, que protégeait Marguerite. L'un d'eux eut pour
-successeur le savant français Vatable.</p>
-
-<p>Mais ce qui fut admirable, comme première porte ouverte à
-l'enseignement encyclopédique, c'est qu'aux chaires de langues
-sacrées on en joignit une de mathématiques. <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> On pouvait
-prévoir que peu à peu toutes les sciences forceraient l'entrée, se
-feraient place, formeraient par leur réunion l'école universelle de la
-libre critique et de la rénovation de l'esprit humain.</p>
-
-<p>La médecine y professe dès 1542, avec la philosophie. Au latin,
-enseigné dès 1534, se joignent l'arabe et le syriaque, le droit, etc.</p>
-
-<p>Glorieuse école qui attend encore son histoire. Elle rompit la
-dernière chaîne qui attachait l'homme au passé, quand Ramus en immola
-la plus respectable idole, Aristote, et scella la révolution de son
+Jean Lascaris, quasi-centenaire, qui avait enseigné déjà à Paris sous
+Louis XI. Mais le grec, pour la Sorbonne, c'était déjà une hérésie.
+Budé écrit à Rabelais l'obstacle invincible que mettaient les
+théologiens à l'enseignement de la langue d'Homère.</p>
+
+<p>On profita en 1529 de l'irritation de François I<sup>er</sup> contre la
+Sorbonne. À ce moment où, rassuré par le traité de Cambrai, il se mit
+à bâtir de tous côtés, Budé obtint, non pas qu'il bâtît le Collége de
+France, mais qu'il fondât seulement deux chaires (de grec et
+d'hébreu). En attendant que ce collége eût sa maison à lui, on
+professa modestement dans un petit collége universitaire. La nouvelle
+école enseigna d'abord chez ses ennemis.</p>
+
+<p>Les chaires, en 1530, furent portées de deux à cinq.</p>
+
+<p>Deux de grec furent données à Toussain, ami d'Érasme, et à Danès,
+noble de Paris; deux d'hébreu à deux réfugiés italiens, juifs
+convertis de Venise, que protégeait Marguerite. L'un d'eux eut pour
+successeur le savant français Vatable.</p>
+
+<p>Mais ce qui fut admirable, comme première porte ouverte à
+l'enseignement encyclopédique, c'est qu'aux chaires de langues
+sacrées on en joignit une de mathématiques. <span class="pagenum"><a id="page341" name="page341"></a>(p. 341)</span> On pouvait
+prévoir que peu à peu toutes les sciences forceraient l'entrée, se
+feraient place, formeraient par leur réunion l'école universelle de la
+libre critique et de la rénovation de l'esprit humain.</p>
+
+<p>La médecine y professe dès 1542, avec la philosophie. Au latin,
+enseigné dès 1534, se joignent l'arabe et le syriaque, le droit, etc.</p>
+
+<p>Glorieuse école qui attend encore son histoire. Elle rompit la
+dernière chaîne qui attachait l'homme au passé, quand Ramus en immola
+la plus respectable idole, Aristote, et scella la révolution de son
sang.</p>
<p>Elle a eu deux gloires immenses, enseignant surtout deux choses,
l'Orient et la nature.</p>
-<p>Là, les rabbins vinrent apprendre l'hébreu aux leçons de Vatable. Là,
-les Parses vinrent de l'Inde redemander à Burnouf leur langue oubliée.</p>
+<p>Là, les rabbins vinrent apprendre l'hébreu aux leçons de Vatable. Là,
+les Parses vinrent de l'Inde redemander à Burnouf leur langue oubliée.</p>
-<p>Champollion et Letronne y ont exhumé l'Égypte. Cuvier, Ampère, Savart,
-et autres grands inventeurs, y ont renouvelé les sciences naturelles.</p>
+<p>Champollion et Letronne y ont exhumé l'Égypte. Cuvier, Ampère, Savart,
+et autres grands inventeurs, y ont renouvelé les sciences naturelles.</p>
-<p>Celles de l'homme non plus n'y ont pas été stériles, quand trois amis,
-d'une parole émue et sincère, suscitèrent, dans un temps d'abjection,
-une étincelle morale, et dans un temps de discorde, enseignèrent la
-<em>grande amitié</em>.</p>
+<p>Celles de l'homme non plus n'y ont pas été stériles, quand trois amis,
+d'une parole émue et sincère, suscitèrent, dans un temps d'abjection,
+une étincelle morale, et dans un temps de discorde, enseignèrent la
+<em>grande amitié</em>.</p>
-<p>Mot saint qui, pour toute âme vraiment vivante et humaine, veut dire
-l'harmonie des c&oelig;urs qui fait celle de l'esprit et féconde
+<p>Mot saint qui, pour toute âme vraiment vivante et humaine, veut dire
+l'harmonie des c&oelig;urs qui fait celle de l'esprit et féconde
l'invention.</p>
-<p>Mot sacré, antique, par lequel l'instinct prophétique de nos pères
-avait désigné la Patrie.</p>
+<p>Mot sacré, antique, par lequel l'instinct prophétique de nos pères
+avait désigné la Patrie.</p>
-<p>Était-ce en vain? Étions-nous abusés? Fut-ce une illusion, quand la
-flamme morale, tombée sur cette <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> foule ardente, nous revenait
-plus vive et plus profonde? Quand les yeux répondaient des c&oelig;urs,
-quand l'éclair de tant de regards jurait que la Patrie était pour
-jamais fondée là?</p>
+<p>Était-ce en vain? Étions-nous abusés? Fut-ce une illusion, quand la
+flamme morale, tombée sur cette <span class="pagenum"><a id="page342" name="page342"></a>(p. 342)</span> foule ardente, nous revenait
+plus vive et plus profonde? Quand les yeux répondaient des c&oelig;urs,
+quand l'éclair de tant de regards jurait que la Patrie était pour
+jamais fondée là?</p>
-<p>Non, rien n'est effacé, et ce ne fut pas une erreur. Nous nous
-obstinons à le croire. Les murs mêmes paraissaient émus, et tels ils
-sont restés, qu'on y regarde bien. Les voûtes frémissantes n'ont pas
-désappris cet écho.</p>
+<p>Non, rien n'est effacé, et ce ne fut pas une erreur. Nous nous
+obstinons à le croire. Les murs mêmes paraissaient émus, et tels ils
+sont restés, qu'on y regarde bien. Les voûtes frémissantes n'ont pas
+désappris cet écho.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page343" name="page343"></a>(p. 343)</span> CHAPITRE XVIII</h3>
@@ -9200,992 +9162,992 @@ désappris cet écho.</p>
1530-1535</h4>
-<p>En l'année 1526, et bien avant le divorce, Henri VIII s'était fait
-lire une pièce qui courait dans Londres: <cite>la Supplique des Mendiants</cite>.</p>
+<p>En l'année 1526, et bien avant le divorce, Henri VIII s'était fait
+lire une pièce qui courait dans Londres: <cite>la Supplique des Mendiants</cite>.</p>
-<p>«C'est la lamentable complainte qu'adressent à Votre Altesse vos
-suppliants, pauvres monstres qu'on ose à peine regarder, les lépreux,
-culs-de-jatte, boiteux et autres infirmes dont le nombre croît
+<p>«C'est la lamentable complainte qu'adressent à Votre Altesse vos
+suppliants, pauvres monstres qu'on ose à peine regarder, les lépreux,
+culs-de-jatte, boiteux et autres infirmes dont le nombre croît
toujours, et qui meurent de faim... Ce grand nombre est venu de ce que
-jadis, dans votre royaume, s'est glissée une race de faux mendiants,
-qui s'appellent évêques, abbés, prêtres, moines. Ils se sont approprié
-les plus riches seigneuries; ils tirent la dîme de tout, même des
-gages des valets; il n'est pauvre ménagère qui, <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> pour être
-absoute à Pâques, ne donne dîme de ses &oelig;ufs... Chassez ces
-mendiants robustes,» etc.</p>
-
-<p>Cette verte réclamation des aveugles et des boiteux était celle de
+jadis, dans votre royaume, s'est glissée une race de faux mendiants,
+qui s'appellent évêques, abbés, prêtres, moines. Ils se sont approprié
+les plus riches seigneuries; ils tirent la dîme de tout, même des
+gages des valets; il n'est pauvre ménagère qui, <span class="pagenum"><a id="page344" name="page344"></a>(p. 344)</span> pour être
+absoute à Pâques, ne donne dîme de ses &oelig;ufs... Chassez ces
+mendiants robustes,» etc.</p>
+
+<p>Cette verte réclamation des aveugles et des boiteux était celle de
tout le peuple, tout entier boiteux et aveugle. La question de la
-Réforme était de le redresser, de le mettre sur ses jambes et de lui
+Réforme était de le redresser, de le mettre sur ses jambes et de lui
rendre des yeux.</p>
-<p>Déjà elle avait cet effet dans la Suisse, dans la Souabe, dans toute
-l'Allemagne du Nord. Elle appliqua les biens du clergé surtout à la
-création des écoles. Ses grands hommes, Luther et Zwingli, ne furent
-pas seulement des théologiens, mais les instituteurs du peuple.</p>
+<p>Déjà elle avait cet effet dans la Suisse, dans la Souabe, dans toute
+l'Allemagne du Nord. Elle appliqua les biens du clergé surtout à la
+création des écoles. Ses grands hommes, Luther et Zwingli, ne furent
+pas seulement des théologiens, mais les instituteurs du peuple.</p>
-<p>Qui n'adorerait Luther en le voyant, au moment le plus périlleux de sa
-vie, le plus tiraillé, le plus occupé, parmi ses disputes, ses
-lettres, ses prédications, ses leçons de théologie, entre un monde qui
-s'écroule et un monde qui commence, <em>enseigner le soir les petits
+<p>Qui n'adorerait Luther en le voyant, au moment le plus périlleux de sa
+vie, le plus tiraillé, le plus occupé, parmi ses disputes, ses
+lettres, ses prédications, ses leçons de théologie, entre un monde qui
+s'écroule et un monde qui commence, <em>enseigner le soir les petits
enfants</em>? (13 mars 1519.)</p>
-<p>Et Calvin, si dur et si sombre dans sa création de Genève, qu'a-t-il
-fait surtout? Une école. Non-seulement la haute école des héros et des
-martyrs, mais d'abord et principalement l'humble école qui commençait
-tout, l'école primaire, élémentaire. Sa sollicitude pour l'enfant,
+<p>Et Calvin, si dur et si sombre dans sa création de Genève, qu'a-t-il
+fait surtout? Une école. Non-seulement la haute école des héros et des
+martyrs, mais d'abord et principalement l'humble école qui commençait
+tout, l'école primaire, élémentaire. Sa sollicitude pour l'enfant,
jusque dans les moindres choses, est admirable et commande le respect
du monde.</p>
-<p>L'école, c'est le premier mot de la Réforme, le plus grand. Elle écrit
-en tête de sa révolution ce devoir essentiel de l'autorité publique:
-<cite>Enseignement universel</cite>, écoles de garçons et de filles, écoles
-libres et gratuites, où tous s'assoiront, riches et pauvres.</p>
+<p>L'école, c'est le premier mot de la Réforme, le plus grand. Elle écrit
+en tête de sa révolution ce devoir essentiel de l'autorité publique:
+<cite>Enseignement universel</cite>, écoles de garçons et de filles, écoles
+libres et gratuites, où tous s'assoiront, riches et pauvres.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> Que veut dire <em>pays protestants</em>? Les pays où l'on sait lire,
-où la religion tout entière repose sur la lecture.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page345" name="page345"></a>(p. 345)</span> Que veut dire <em>pays protestants</em>? Les pays où l'on sait lire,
+où la religion tout entière repose sur la lecture.</p>
-<p><em>C'est pour la première fois qu'on parle de l'enseignement des
-filles</em>, qu'on s'occupe de former celles qui, bientôt, comme femmes et
-mères, auront à former leurs fils.</p>
+<p><em>C'est pour la première fois qu'on parle de l'enseignement des
+filles</em>, qu'on s'occupe de former celles qui, bientôt, comme femmes et
+mères, auront à former leurs fils.</p>
-<p>La lecture, l'écriture, l'instruction religieuse, un peu d'histoire,
+<p>La lecture, l'écriture, l'instruction religieuse, un peu d'histoire,
beaucoup de chant.</p>
-<p><em>C'est pour la première fois que l'enseignement universel de la
-musique est institué.</em></p>
+<p><em>C'est pour la première fois que l'enseignement universel de la
+musique est institué.</em></p>
-<p>L'homme qui, plus qu'aucun autre, exécuta la pensée de Luther, fit les
-livres, fonda les écoles, dirigea ce mouvement, qui est une seconde
-Réforme, tout aussi grande que l'autre, c'est l'illustre Mélanchthon,
-où Bossuet n'a voulu voir qu'un réformateur timide, un hérétique
-peureux, qui avance et qui recule. En réalité, il a eu le rôle le plus
-actif dans la création d'une nouvelle Allemagne, inspirée de lui,
-animée de lui, et qui doit se dire la fille de Mélanchthon.</p>
+<p>L'homme qui, plus qu'aucun autre, exécuta la pensée de Luther, fit les
+livres, fonda les écoles, dirigea ce mouvement, qui est une seconde
+Réforme, tout aussi grande que l'autre, c'est l'illustre Mélanchthon,
+où Bossuet n'a voulu voir qu'un réformateur timide, un hérétique
+peureux, qui avance et qui recule. En réalité, il a eu le rôle le plus
+actif dans la création d'une nouvelle Allemagne, inspirée de lui,
+animée de lui, et qui doit se dire la fille de Mélanchthon.</p>
<p>Quelques gaspillages que les princes aient fait des biens
-ecclésiastiques, la majeure partie revint à sa vraie destination, aux
-écoles, aux hospices, aux communes, à ses vrais propriétaires, le
+ecclésiastiques, la majeure partie revint à sa vraie destination, aux
+écoles, aux hospices, aux communes, à ses vrais propriétaires, le
pauvre, le vieillard, l'enfant, la famille laborieuse.</p>
-<p>Cette suprême question du temps se pose vers 1530, après le traité de
-Cambrai: que vont faire pour la Réforme les deux premiers souverains
+<p>Cette suprême question du temps se pose vers 1530, après le traité de
+Cambrai: que vont faire pour la Réforme les deux premiers souverains
de l'Europe?</p>
-<p>Le rôle de l'Empereur est tout tracé. Roi d'Espagne, il est
-catholique, point du tout impartial (quoi qu'en dise Robertson). Né
-Flamand, grand ami des moines, puissamment influencé par un
+<p>Le rôle de l'Empereur est tout tracé. Roi d'Espagne, il est
+catholique, point du tout impartial (quoi qu'en dise Robertson). Né
+Flamand, grand ami des moines, puissamment influencé par un
confesseur dominicain, <span class="pagenum"><a id="page346" name="page346"></a>(p. 346)</span> s'il tient peu de compte du pape,
-c'est qu'il se sent le vrai pape, le chef et défenseur de l'Église
+c'est qu'il se sent le vrai pape, le chef et défenseur de l'Église
catholique. L'Espagne s'est toujours sentie plus catholique que Rome.
-Il agira contre Luther, mais, s'il peut, par un concile, pour réformer
-le pape même. Et c'est ce qui rapprochera celui-ci de François I<sup>er</sup>.
-Le premier fruit que Charles-Quint tire de son traité de Cambrai,
-c'est de pouvoir menacer l'Allemagne, de tirer de la diète d'Augsbourg
-la condamnation des protestants. Ils se liguent à Smalkalde et
-s'adressent à François I<sup>er</sup> (1532).</p>
+Il agira contre Luther, mais, s'il peut, par un concile, pour réformer
+le pape même. Et c'est ce qui rapprochera celui-ci de François I<sup>er</sup>.
+Le premier fruit que Charles-Quint tire de son traité de Cambrai,
+c'est de pouvoir menacer l'Allemagne, de tirer de la diète d'Augsbourg
+la condamnation des protestants. Ils se liguent à Smalkalde et
+s'adressent à François I<sup>er</sup> (1532).</p>
-<p>Donc, celui-ci, courtisé des protestants d'Allemagne et d'Angleterre,
-d'autre part du pape, est l'arbitre réel de la question religieuse.</p>
+<p>Donc, celui-ci, courtisé des protestants d'Allemagne et d'Angleterre,
+d'autre part du pape, est l'arbitre réel de la question religieuse.</p>
-<p>Elle est tranchée pour Charles-Quint, qui, de toutes façons, sera le
+<p>Elle est tranchée pour Charles-Quint, qui, de toutes façons, sera le
champion du catholicisme.</p>
-<p>Notez que le roi de France est libre, parfaitement libre. Le côté du
-protestantisme qui repoussa la Renaissance, qui épouvanta la France
-par sa sombre austérité, Calvin et Genève ne sont pas encore. Jusque
-vers 1540, le protestantisme est flottant, indécis et divisé entre
-vingt écoles diverses. Il n'a pas fixé la formule, le code de la
-résistance religieuse. S'il effraye par l'anabaptisme, il rassure par
-les côtés humains, généreux de Zwingli, par l'aimable et pieuse figure
-du doux Mélanchthon.</p>
-
-<p>Le moment vraiment décisif pour François I<sup>er</sup> fut le 21 octobre
-1532. Sur l'appel des confédérés de Smalkalde contre l'oppression de
-l'Empereur, les rois de France et d'Angleterre se réunirent à
-Boulogne. Henri VIII était venu avec Anne Boleyn. Il avait pris son
-parti, aboli les tributs que son Église payait à <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> Rome, et
-déclaré à son clergé qu'il devait choisir entre ses deux serments au
-pape et au roi. Ceci tendait tout au moins à faire un patriarcat,
-comme déjà on l'avait proposé dans la captivité du pape. Henri voulait
+<p>Notez que le roi de France est libre, parfaitement libre. Le côté du
+protestantisme qui repoussa la Renaissance, qui épouvanta la France
+par sa sombre austérité, Calvin et Genève ne sont pas encore. Jusque
+vers 1540, le protestantisme est flottant, indécis et divisé entre
+vingt écoles diverses. Il n'a pas fixé la formule, le code de la
+résistance religieuse. S'il effraye par l'anabaptisme, il rassure par
+les côtés humains, généreux de Zwingli, par l'aimable et pieuse figure
+du doux Mélanchthon.</p>
+
+<p>Le moment vraiment décisif pour François I<sup>er</sup> fut le 21 octobre
+1532. Sur l'appel des confédérés de Smalkalde contre l'oppression de
+l'Empereur, les rois de France et d'Angleterre se réunirent à
+Boulogne. Henri VIII était venu avec Anne Boleyn. Il avait pris son
+parti, aboli les tributs que son Église payait à <span class="pagenum"><a id="page347" name="page347"></a>(p. 347)</span> Rome, et
+déclaré à son clergé qu'il devait choisir entre ses deux serments au
+pape et au roi. Ceci tendait tout au moins à faire un patriarcat,
+comme déjà on l'avait proposé dans la captivité du pape. Henri voulait
de plus une ligue de la France et de l'Angleterre pour la protection
-de l'Allemagne. François I<sup>er</sup>, retenu, contre son intérêt visible,
-par sa mère, par Montmorency, par Duprat, François I<sup>er</sup> se tira des
+de l'Allemagne. François I<sup>er</sup>, retenu, contre son intérêt visible,
+par sa mère, par Montmorency, par Duprat, François I<sup>er</sup> se tira des
instances d'Henri VIII en faisant la galanterie de faire danser Anne
Boleyn. Tout finit par une ligue soi-disant contre le Turc et par une
petite somme qu'on envoya aux Allemands.</p>
-<p>Les historiens systématiques n'ont pas manqué d'admirer toutes ces
+<p>Les historiens systématiques n'ont pas manqué d'admirer toutes ces
tergiversations. Ils y mettent la suite et l'ensemble qui n'y fut
-jamais, y voient déjà l'essai habile du système d'équilibre. Ce fut
-tout simplement l'effet des influences de cour qui se balançaient. Le
-vieux Duprat était légat et voulait devenir pape, Montmorency
-connétable; ils tiraient à droite, du côté espagnol et papal. La
-duchesse d'Étampes, l'amiral Brion (Chabot), par moments la s&oelig;ur du
-roi et les Du Bellay, l'inclinaient à gauche, vers Henri VIII, les
-protestants, Soliman. Ce n'était pas un équilibre, c'étaient des
+jamais, y voient déjà l'essai habile du système d'équilibre. Ce fut
+tout simplement l'effet des influences de cour qui se balançaient. Le
+vieux Duprat était légat et voulait devenir pape, Montmorency
+connétable; ils tiraient à droite, du côté espagnol et papal. La
+duchesse d'Étampes, l'amiral Brion (Chabot), par moments la s&oelig;ur du
+roi et les Du Bellay, l'inclinaient à gauche, vers Henri VIII, les
+protestants, Soliman. Ce n'était pas un équilibre, c'étaient des
chutes alternatives, lourdes, dangereuses, souvent des contradictions
violentes, qui crevaient les yeux, irritaient l'opinion.</p>
-<p>Par exemple, à trois mois de distance, il se lie intimement avec le
+<p>Par exemple, à trois mois de distance, il se lie intimement avec le
pape pour regagner l'Italie, et il appelle Barberousse, l'effroi,
-l'horreur de l'Italie, de l'Europe, détruisant à l'instant même ce
-qu'il a essayé de faire.</p>
+l'horreur de l'Italie, de l'Europe, détruisant à l'instant même ce
+qu'il a essayé de faire.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> L'équilibre européen qu'on voit ici bien à tort ne fit rien
-pour lui dans les deux crises suprêmes de 1536 et 1544. La France se
+<p><span class="pagenum"><a id="page348" name="page348"></a>(p. 348)</span> L'équilibre européen qu'on voit ici bien à tort ne fit rien
+pour lui dans les deux crises suprêmes de 1536 et 1544. La France se
sauva seule.</p>
<p>Revenons.</p>
-<p>Il suffit, pour attraper un enfant, de lui montrer une pomme. À ce
-grand enfant, le pape montrait le duché de Milan.</p>
+<p>Il suffit, pour attraper un enfant, de lui montrer une pomme. À ce
+grand enfant, le pape montrait le duché de Milan.</p>
-<p>Le duc de Milan, malade, sans postérité, négociait aussi secrètement
+<p>Le duc de Milan, malade, sans postérité, négociait aussi secrètement
avec lui contre son tyran, l'Empereur, et pourtant priait l'Empereur
-de lui faire épouser sa nièce.</p>
-
-<p>Sur ces amorces, le roi envoie à Milan un italien francisé, Maraviglia
-ou Merveille, un sot étourdi, glorieux, qui négocie à grand bruit,
-menace les impériaux. Ses gens, grands bretteurs, les défient.
-Riposte, les épées tirées; un Espagnol est tué. Que fait le duc de
-Milan? Effrayé de voir tout connu, il perd la tête, fait prendre
-l'agent de François 1<sup>er</sup>, et, pour regagner l'Empereur, le décapite
-la même nuit (7 juillet 1533). L'Empereur immédiatement donne sa nièce
-à Sforza.</p>
-
-<p>Le roi reconnut ce jour-là sa situation, son isolement, le mépris
+de lui faire épouser sa nièce.</p>
+
+<p>Sur ces amorces, le roi envoie à Milan un italien francisé, Maraviglia
+ou Merveille, un sot étourdi, glorieux, qui négocie à grand bruit,
+menace les impériaux. Ses gens, grands bretteurs, les défient.
+Riposte, les épées tirées; un Espagnol est tué. Que fait le duc de
+Milan? Effrayé de voir tout connu, il perd la tête, fait prendre
+l'agent de François 1<sup>er</sup>, et, pour regagner l'Empereur, le décapite
+la même nuit (7 juillet 1533). L'Empereur immédiatement donne sa nièce
+à Sforza.</p>
+
+<p>Le roi reconnut ce jour-là sa situation, son isolement, le mépris
qu'on faisait de lui.</p>
-<p>Ce coup de fouet le réveilla, mais pour le précipiter plus avant dans
-sa sottise. Il s'unit d'autant plus au pape, prend sa nièce pour un de
-ses fils. Le pape, libéralement, donne en dot Parme et Plaisance,
-terre papale, que nous n'eûmes point, Pise et Livourne, que son cousin
-Médicis n'avait nulle envie de livrer; enfin des mots et du vent.
-L'affaire est caractérisée par l'aveu du roi: «Nous avons pris une
-fille toute nue.» La dot réelle était l'alliance du pape. Belle et
+<p>Ce coup de fouet le réveilla, mais pour le précipiter plus avant dans
+sa sottise. Il s'unit d'autant plus au pape, prend sa nièce pour un de
+ses fils. Le pape, libéralement, donne en dot Parme et Plaisance,
+terre papale, que nous n'eûmes point, Pise et Livourne, que son cousin
+Médicis n'avait nulle envie de livrer; enfin des mots et du vent.
+L'affaire est caractérisée par l'aveu du roi: «Nous avons pris une
+fille toute nue.» La dot réelle était l'alliance du pape. Belle et
solide <span class="pagenum"><a id="page349" name="page349"></a>(p. 349)</span> avec un vieux pontife malade qui va mourir demain!</p>
-<p>Le roi fit brusquement la chose à Marseille; le mariage bâclé,
-consommé, il revint avec cette nièce (Catherine de Médicis), plus une
-patente du pape pour brûler les luthériens. Les Anglais lui firent
-honte d'avoir humilié sa couronne, de s'être fait le lieutenant de la
-police papale et le sbire de l'évêque de Rome.</p>
-
-<p>Ce voyage, cette intimité avec le pontife, avait produit son effet
-naturel à Paris. L'Université, que le Parlement même conseillait de
-réformer, loin de subir cette réforme, devint tout à coup agressive.
-Elle s'en prit violemment à la s&oelig;ur du roi, qu'il avait laissée à
-Paris. On la frappa dans son aumônier, le doux et mystique Roussel,
-qui prêchait au Louvre. On la frappa en elle-même, en son livre, le
-<cite>Miroir de l'âme pécheresse</cite>, rêverie tendre et monotone, qui n'était
+<p>Le roi fit brusquement la chose à Marseille; le mariage bâclé,
+consommé, il revint avec cette nièce (Catherine de Médicis), plus une
+patente du pape pour brûler les luthériens. Les Anglais lui firent
+honte d'avoir humilié sa couronne, de s'être fait le lieutenant de la
+police papale et le sbire de l'évêque de Rome.</p>
+
+<p>Ce voyage, cette intimité avec le pontife, avait produit son effet
+naturel à Paris. L'Université, que le Parlement même conseillait de
+réformer, loin de subir cette réforme, devint tout à coup agressive.
+Elle s'en prit violemment à la s&oelig;ur du roi, qu'il avait laissée à
+Paris. On la frappa dans son aumônier, le doux et mystique Roussel,
+qui prêchait au Louvre. On la frappa en elle-même, en son livre, le
+<cite>Miroir de l'âme pécheresse</cite>, rêverie tendre et monotone, qui n'était
pas plus protestante qu'une foule d'autres livres mystiques.</p>
<p>Les protestants, du reste, comme les catholiques, hardis de l'absence
-du roi, essayaient d'agir. Profitant de la réforme qu'on faisait dans
-l'Université, ils avaient réussi à faire porter au rectorat un des
+du roi, essayaient d'agir. Profitant de la réforme qu'on faisait dans
+l'Université, ils avaient réussi à faire porter au rectorat un des
leurs, ami de Calvin. Il s'avoua protestant. Le Parlement le
-poursuivit. Il s'enfuit en Suisse, Calvin en Saintonge, où il se
-cacha, protégé par la reine de Navarre.</p>
+poursuivit. Il s'enfuit en Suisse, Calvin en Saintonge, où il se
+cacha, protégé par la reine de Navarre.</p>
-<p>C'est sur elle que tout retomba. Les moines répandirent dans les
+<p>C'est sur elle que tout retomba. Les moines répandirent dans les
chaires un mot, du reste vraisemblable: Que, le roi jurant au pape
-qu'il voudrait chasser tous les luthériens, Montmorency aurait dit:
-«Commencez donc par votre s&oelig;ur.»</p>
-
-<p>Après la chaire, le théâtre. Ils firent jouer sur les tréteaux par la
-bande des Cappets, <em>cette furie</em>, cette <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> Hérodiade. On
-proposait de la mettre dans un sac et de la jeter à la Seine.</p>
-
-<p>Le roi, au retour, ne put se dispenser de commencer une enquête. Il
-emprisonna Béda. Les Du Bellay, qui parvinrent, par adresse et par
-argent, à faire agir les protestants d'Allemagne contre la maison
-d'Autriche, se trouvèrent forts auprès du roi. Jean du Bellay obtint
-de lui qu'il appellerait Mélanchthon à Paris pour conférer sur la
-réunion des deux Églises. S'il venait, il était possible que son
+qu'il voudrait chasser tous les luthériens, Montmorency aurait dit:
+«Commencez donc par votre s&oelig;ur.»</p>
+
+<p>Après la chaire, le théâtre. Ils firent jouer sur les tréteaux par la
+bande des Cappets, <em>cette furie</em>, cette <span class="pagenum"><a id="page350" name="page350"></a>(p. 350)</span> Hérodiade. On
+proposait de la mettre dans un sac et de la jeter à la Seine.</p>
+
+<p>Le roi, au retour, ne put se dispenser de commencer une enquête. Il
+emprisonna Béda. Les Du Bellay, qui parvinrent, par adresse et par
+argent, à faire agir les protestants d'Allemagne contre la maison
+d'Autriche, se trouvèrent forts auprès du roi. Jean du Bellay obtint
+de lui qu'il appellerait Mélanchthon à Paris pour conférer sur la
+réunion des deux Églises. S'il venait, il était possible que son
insinuation, sa douceur, son charme, gagnassent un esprit aussi mobile
que celui du roi.</p>
-<p>Une histoire fort scandaleuse eût aidé à noyer les moines. Les
-cordeliers d'Orléans venaient d'être pris pour une farce sacrilége. La
-femme du prévôt de cette ville étant morte sans leur faire de legs,
-ils voulurent faire croire qu'elle était damnée. Comment en douter?
-Aux heures de matines, son âme plaintive errait, gémissait dans les
-voûtes de l'église. Les cordeliers déclarèrent qu'ils n'y feraient
-plus l'office. À grand bruit, ils emportèrent le saint sacrement, les
-reliques. Cela n'allait pas moins qu'à faire déterrer la damnée et la
-jeter à la voirie. Malheureusement le prévôt obtint un ordre du roi
-pour fouiller l'église, malgré les priviléges ecclésiastiques. Il
-trouva, empoigna l'âme, qui était un jeune novice. Tous furent amenés
-à Paris, jugés, condamnés à l'amende honorable.</p>
-
-<p>Le parti était bien malade. Un événement imprévu le sauva, comme en
+<p>Une histoire fort scandaleuse eût aidé à noyer les moines. Les
+cordeliers d'Orléans venaient d'être pris pour une farce sacrilége. La
+femme du prévôt de cette ville étant morte sans leur faire de legs,
+ils voulurent faire croire qu'elle était damnée. Comment en douter?
+Aux heures de matines, son âme plaintive errait, gémissait dans les
+voûtes de l'église. Les cordeliers déclarèrent qu'ils n'y feraient
+plus l'office. À grand bruit, ils emportèrent le saint sacrement, les
+reliques. Cela n'allait pas moins qu'à faire déterrer la damnée et la
+jeter à la voirie. Malheureusement le prévôt obtint un ordre du roi
+pour fouiller l'église, malgré les priviléges ecclésiastiques. Il
+trouva, empoigna l'âme, qui était un jeune novice. Tous furent amenés
+à Paris, jugés, condamnés à l'amende honorable.</p>
+
+<p>Le parti était bien malade. Un événement imprévu le sauva, comme en
1528.</p>
-<p>En juin 1534, comme on parlait beaucoup des insurgés <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span>
+<p>En juin 1534, comme on parlait beaucoup des insurgés <span class="pagenum"><a id="page351" name="page351"></a>(p. 351)</span>
d'Allemagne, des anabaptistes de Munster et de leur polygamie, on prit
-à Paris, on brûla un moine marié, qu'on dit polygame, voulant le
-confondre avec les anabaptistes, le donner pour un précurseur de leurs
+à Paris, on brûla un moine marié, qu'on dit polygame, voulant le
+confondre avec les anabaptistes, le donner pour un précurseur de leurs
jacqueries fanatiques.</p>
-<p>Le 18 octobre de la même année, le roi, alors à Blois, se levant le
-matin et sortant de sa chambre, voit sur sa porte même un placard
-contre la messe, comme ceux que les protestants avaient déjà affichés.
-Il fut hors de lui, pâlit de tant d'audace, d'un si direct affront à
-la majesté royale.</p>
-
-<p>Ces doctrines, qui venaient de faire une république à Munster, de
-chasser le prince-évêque, puis d'y faire le <em>roi tailleur</em>, le fameux
-Jean de Leyde, l'épouvantèrent. On lui montra le spectre de
-l'anabaptisme. On lui fit croire que ces prétendus anabaptistes de
-Paris voulaient faire un massacre général des catholiques, brûler le
-Louvre, etc. L'ambassadeur d'Espagne l'écrit comme chose sûre à
+<p>Le 18 octobre de la même année, le roi, alors à Blois, se levant le
+matin et sortant de sa chambre, voit sur sa porte même un placard
+contre la messe, comme ceux que les protestants avaient déjà affichés.
+Il fut hors de lui, pâlit de tant d'audace, d'un si direct affront à
+la majesté royale.</p>
+
+<p>Ces doctrines, qui venaient de faire une république à Munster, de
+chasser le prince-évêque, puis d'y faire le <em>roi tailleur</em>, le fameux
+Jean de Leyde, l'épouvantèrent. On lui montra le spectre de
+l'anabaptisme. On lui fit croire que ces prétendus anabaptistes de
+Paris voulaient faire un massacre général des catholiques, brûler le
+Louvre, etc. L'ambassadeur d'Espagne l'écrit comme chose sûre à
Madrid.</p>
<p>Rien de plus saint, de plus pur, que les origines du protestantisme
-français. Rien de plus éloigné de la sanglante orgie de Munster.</p>
+français. Rien de plus éloigné de la sanglante orgie de Munster.</p>
<p>Le premier martyr parisien fut un jeune ouvrier d'une vie tout
-édifiante. Il était paralytique, et on le prit dans son lit. Celui-là,
-à coup sûr, n'avait pas été à Blois.</p>
-
-<p>Il avait été d'abord un garçon leste et ingambe, vif, farceur,
-véritable enfant de Paris. Frappé par un accident, il n'en était pas
-moins resté un grand rieur. Assis devant la porte de son père, qui
-était un cordonnier, il se moquait des passants. Un homme <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span>
-dont il riait approche et dit avec douceur: «Mon ami, si Dieu a courbé
-ton corps, c'est pour redresser ton âme.» Il lui donne un Évangile.
-Étonné, il prend, lit, relit, devient un autre homme. Son infirmité
-augmentant, il resta six ans dans son lit, gagnant sa vie à enseigner
-l'écriture ou à graver sur des armes de prix, ce qui le mettait à même
-de donner aux pauvres et de les gagner à l'Évangile.</p>
-
-<p>Sur son martyre, nous ne suivrons pas les récits protestants de Bèze,
-Crespin, etc. Nous préférons le récit plus ancien d'un fort zélé
-catholique, le <cite>Bourgeois de Paris</cite> (publié en 1854). Il trouve ces
-horreurs admirables, en donne tout le détail, en accuse beaucoup plus
+édifiante. Il était paralytique, et on le prit dans son lit. Celui-là,
+à coup sûr, n'avait pas été à Blois.</p>
+
+<p>Il avait été d'abord un garçon leste et ingambe, vif, farceur,
+véritable enfant de Paris. Frappé par un accident, il n'en était pas
+moins resté un grand rieur. Assis devant la porte de son père, qui
+était un cordonnier, il se moquait des passants. Un homme <span class="pagenum"><a id="page352" name="page352"></a>(p. 352)</span>
+dont il riait approche et dit avec douceur: «Mon ami, si Dieu a courbé
+ton corps, c'est pour redresser ton âme.» Il lui donne un Évangile.
+Étonné, il prend, lit, relit, devient un autre homme. Son infirmité
+augmentant, il resta six ans dans son lit, gagnant sa vie à enseigner
+l'écriture ou à graver sur des armes de prix, ce qui le mettait à même
+de donner aux pauvres et de les gagner à l'Évangile.</p>
+
+<p>Sur son martyre, nous ne suivrons pas les récits protestants de Bèze,
+Crespin, etc. Nous préférons le récit plus ancien d'un fort zélé
+catholique, le <cite>Bourgeois de Paris</cite> (publié en 1854). Il trouve ces
+horreurs admirables, en donne tout le détail, en accuse beaucoup plus
que n'avaient dit les protestants.</p>
-<p>Pendant six mois, de novembre en juin, continuèrent dans Paris les
+<p>Pendant six mois, de novembre en juin, continuèrent dans Paris les
sacrifices humains.</p>
<div class="quote">
- <p>«Audict an 1534, 10 novembre, furent condamnés sept personnes à
+ <p>«Audict an 1534, 10 novembre, furent condamnés sept personnes à
faire amende honorable en un tombereau, tenant une torche
- ardente, et à être brûlées vives. Le premier desquels fut
- Barthélemy Mollon, fils d'un cordonnier, impotent, qui avoit
- lesdicts placards. Et pour ce, fut brûlé tout vif au cimetière
+ ardente, et à être brûlées vives. Le premier desquels fut
+ Barthélemy Mollon, fils d'un cordonnier, impotent, qui avoit
+ lesdicts placards. Et pour ce, fut brûlé tout vif au cimetière
Saint-Jean.&mdash;Le second fut Jean Du Bourg, riche drapier,
- demeurant rue Saint-Denis, à l'enseigne du Cheval noir. Il avoit
- lui-même affiché de ses écriteaux. Il fut mené faire amende
- honorable devant Notre-Dame, et de là aux Innocents, où il eut le
- poing coupé, puis aux Halles, où il fut brûlé tout vif, pour
- n'avoir pas voulu accuser ses compagnons.&mdash;Le troisième, un
- imprimeur de la rue saint-Jacques, pour avoir imprimé les livres
- de Luther. Brûlé vif à la place Maubert.&mdash;Le 18 novembre, un
- maçon, brûlé vif rue Saint-Antoine.&mdash;Le 19, un libraire de la
- place Maubert, qui avoit vendu Luther, brûlé sur ladite
- place.&mdash;Un graînier aussi et un couturier demeurant près
- Sainte-Avoye. Mais pour ce qu'ils en accusèrent et promirent d'en
+ demeurant rue Saint-Denis, à l'enseigne du Cheval noir. Il avoit
+ lui-même affiché de ses écriteaux. Il fut mené faire amende
+ honorable devant Notre-Dame, et de là aux Innocents, où il eut le
+ poing coupé, puis aux Halles, où il fut brûlé tout vif, pour
+ n'avoir pas voulu accuser ses compagnons.&mdash;Le troisième, un
+ imprimeur de la rue saint-Jacques, pour avoir imprimé les livres
+ de Luther. Brûlé vif à la place Maubert.&mdash;Le 18 novembre, un
+ maçon, brûlé vif rue Saint-Antoine.&mdash;Le 19, un libraire de la
+ place Maubert, qui avoit vendu Luther, brûlé sur ladite
+ place.&mdash;Un graînier aussi et un couturier demeurant près
+ Sainte-Avoye. Mais pour ce qu'ils en accusèrent et promirent d'en
accuser d'autres, la cour les garda.</p>
- <p><span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> «Le 4 décembre, un jeune serviteur brûlé vif au Temple.
- Le 5, un jeune enlumineur brûlé au pont Saint-Michel. Le 7, un
+ <p><span class="pagenum"><a id="page353" name="page353"></a>(p. 353)</span> «Le 4 décembre, un jeune serviteur brûlé vif au Temple.
+ Le 5, un jeune enlumineur brûlé au pont Saint-Michel. Le 7, un
jeune bonnetier fut, devant le Palais, battu nud au cul de la
charrette, et fit amende honorable.</p>
- <p>«Le 21 janvier, trois luthériens (dont le receveur de Nantes)
- brûlés rue Saint-Honoré, et un clerc du Châtelet; un fruitier
- devant Notre-Dame. Le 22, la femme d'un cordonnier près
- Saint-Séverin, lequel étoit maître d'école et mangeoit de la
+ <p>«Le 21 janvier, trois luthériens (dont le receveur de Nantes)
+ brûlés rue Saint-Honoré, et un clerc du Châtelet; un fruitier
+ devant Notre-Dame. Le 22, la femme d'un cordonnier près
+ Saint-Séverin, lequel étoit maître d'école et mangeoit de la
chair le vendredi et le samedi.</p>
- <p>«Le 16 février, un riche marchand, de cinquante à soixante ans,
- estimé homme de bien, brûlé au cimetière Saint-Jean.</p>
+ <p>«Le 16 février, un riche marchand, de cinquante à soixante ans,
+ estimé homme de bien, brûlé au cimetière Saint-Jean.</p>
- <p>«Le 19, un orfèvre et un peintre du pont Saint-Michel, battus de
- verges.&mdash;Le 26, un jeune mercier italien, et un jeune écolier de
- Grenoble, furent brûlés; l'écolier, pour avoir affiché la nuit
- des écriteaux (par ordre d'un maître de l'Université, chez qui il
+ <p>«Le 19, un orfèvre et un peintre du pont Saint-Michel, battus de
+ verges.&mdash;Le 26, un jeune mercier italien, et un jeune écolier de
+ Grenoble, furent brûlés; l'écolier, pour avoir affiché la nuit
+ des écriteaux (par ordre d'un maître de l'Université, chez qui il
demeurait).</p>
- <p>«Le 3 mars, un chantre de la chapelle du roi, <em>qui avoit attaché
- au château d'Amboise, où étoit le roi</em>, quelques écriteaux, fut
- brûlé à Saint-Germain-l'Auxerrois.</p>
+ <p>«Le 3 mars, un chantre de la chapelle du roi, <em>qui avoit attaché
+ au château d'Amboise, où étoit le roi</em>, quelques écriteaux, fut
+ brûlé à Saint-Germain-l'Auxerrois.</p>
- <p>«Le 5 mai, un procureur et un couturier furent trainés sur une
- claie au parvis Notre-Dame, et menés au Marché aux pourceaux,
- <em>pendus à chaînes de fer, et ainsi brûlés... Et de même</em>, un
- cordonnier au carrefour du Puys-Sainte-Geneviève, qui mourut
- misérablement sans soi repentir.</p>
+ <p>«Le 5 mai, un procureur et un couturier furent trainés sur une
+ claie au parvis Notre-Dame, et menés au Marché aux pourceaux,
+ <em>pendus à chaînes de fer, et ainsi brûlés... Et de même</em>, un
+ cordonnier au carrefour du Puys-Sainte-Geneviève, qui mourut
+ misérablement sans soi repentir.</p>
- <p>«<em>Et furent leurs procès avec eux brûlés.</em>»</p>
+ <p>«<em>Et furent leurs procès avec eux brûlés.</em>»</p>
</div>
-<p>Dans ce récit d'un Parisien contemporain, et qui put être témoin
-oculaire, on voit énoncée la cruelle aggravation de peine qui commence
-alors (en novembre). Les condamnés ne furent pas préalablement
-étranglés, mais effectivement <em>brûlés vifs</em>. Et, cette peine ne
-suffisant pas, on imagina en mai cet atroce suspensoire des <em>chaînes
-de fer</em> qui soutenait le patient et prolongeait le supplice, empêchant
-le corps de s'affaisser et de disparaître dans le feu.</p>
+<p>Dans ce récit d'un Parisien contemporain, et qui put être témoin
+oculaire, on voit énoncée la cruelle aggravation de peine qui commence
+alors (en novembre). Les condamnés ne furent pas préalablement
+étranglés, mais effectivement <em>brûlés vifs</em>. Et, cette peine ne
+suffisant pas, on imagina en mai cet atroce suspensoire des <em>chaînes
+de fer</em> qui soutenait le patient et prolongeait le supplice, empêchant
+le corps de s'affaisser et de disparaître dans le feu.</p>
-<p>Les <em>procès brûlés</em> avec les hommes, par une précaution <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span>
-infernale, ont rendu très-difficile d'écrire avec certitude les actes
+<p>Les <em>procès brûlés</em> avec les hommes, par une précaution <span class="pagenum"><a id="page354" name="page354"></a>(p. 354)</span>
+infernale, ont rendu très-difficile d'écrire avec certitude les actes
de ces martyrs.</p>
-<p>Rien n'indique que le roi se soit imposé le supplice de voir ces
+<p>Rien n'indique que le roi se soit imposé le supplice de voir ces
horribles spectacles, plus choquants qu'on ne peut dire par les
-convulsions des patients et l'odeur des chairs brûlées. Il ne vint à
-Paris que le 21 janvier, sortit à huit heures du matin, alla du Louvre
-à Saint-Germain-l'Auxerrois, et de là, en grande pompe, à travers les
-rues tapissées, suivit la procession du clergé, qui porta le saint
-sacrement de reposoir en reposoir. À chacun, il s'arrêta et fit ses
-dévotions. Puis il dîna à l'évêché. Il y vit l'amende honorable.</p>
-
-<p>Si le roi eût assisté aux exécutions, le <em>Bourgeois</em>, excellent
+convulsions des patients et l'odeur des chairs brûlées. Il ne vint à
+Paris que le 21 janvier, sortit à huit heures du matin, alla du Louvre
+à Saint-Germain-l'Auxerrois, et de là, en grande pompe, à travers les
+rues tapissées, suivit la procession du clergé, qui porta le saint
+sacrement de reposoir en reposoir. À chacun, il s'arrêta et fit ses
+dévotions. Puis il dîna à l'évêché. Il y vit l'amende honorable.</p>
+
+<p>Si le roi eût assisté aux exécutions, le <em>Bourgeois</em>, excellent
catholique, ne manquerait pas de le remarquer avec orgueil et de
consigner le fait.</p>
-<p>Huit jours auparavant (13 janvier 1535), la Sorbonne avait tiré du roi
+<p>Huit jours auparavant (13 janvier 1535), la Sorbonne avait tiré du roi
une incroyable ordonnance qui supprimait l'imprimerie. Elle n'a pas
-été conservée, mais le fait est prouvé par la suspension qu'accorda le
-roi (26 février).</p>
+été conservée, mais le fait est prouvé par la suspension qu'accorda le
+roi (26 février).</p>
-<p>Le clergé s'y prenait trop tard. L'art fatal avait tout enveloppé. Et
-la Presse était plus qu'un art: c'était un élément nécessaire, comme
-l'air et l'eau. L'air est bon, il est mauvais; sain ici, là insalubre.
-N'importe. C'est la condition suprême de l'existence. On ne supprimera
+<p>Le clergé s'y prenait trop tard. L'art fatal avait tout enveloppé. Et
+la Presse était plus qu'un art: c'était un élément nécessaire, comme
+l'air et l'eau. L'air est bon, il est mauvais; sain ici, là insalubre.
+N'importe. C'est la condition suprême de l'existence. On ne supprimera
pas la respiration, ni pas davantage la Presse.</p>
-<p>D'après un calcul vraisemblable (voir Daunou et Petit-Radel,
-Taillandier, etc.), l'imprimerie a donné, avant 1500, quatre millions
-de volumes (presque tous <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> in-folio). De 1500 à 1536, dix-sept
-millions. Après, on ne peut plus compter.</p>
+<p>D'après un calcul vraisemblable (voir Daunou et Petit-Radel,
+Taillandier, etc.), l'imprimerie a donné, avant 1500, quatre millions
+de volumes (presque tous <span class="pagenum"><a id="page355" name="page355"></a>(p. 355)</span> in-folio). De 1500 à 1536, dix-sept
+millions. Après, on ne peut plus compter.</p>
-<p>Dans les dix premières années de Luther, les publications décuplent en
-Allemagne. En 1533, il y a déjà dix-sept éditions de l'Évangile
-allemand à Wittemberg, treize à Augsbourg, treize à Strasbourg, douze
-à Bâle, etc.</p>
+<p>Dans les dix premières années de Luther, les publications décuplent en
+Allemagne. En 1533, il y a déjà dix-sept éditions de l'Évangile
+allemand à Wittemberg, treize à Augsbourg, treize à Strasbourg, douze
+à Bâle, etc.</p>
-<p>Le catéchisme de Luther est bientôt tiré à cent mille, etc., etc.
-(Sch&oelig;ffer, <cite>Influence de Luther sur l'éducation</cite>). La Suisse et les
+<p>Le catéchisme de Luther est bientôt tiré à cent mille, etc., etc.
+(Sch&oelig;ffer, <cite>Influence de Luther sur l'éducation</cite>). La Suisse et les
Pays-Bas, la France, l'Angleterre, le Nord, font d'incroyables efforts
pour rejoindre l'Allemagne.</p>
-<p>La demande de la Sorbonne était tellement ridicule, que les
-parlementaires, jusque-là alliés des sorbonnistes, réclamèrent contre
-eux. Budé et Jean Du Bellay démontrèrent au roi que la chose était et
+<p>La demande de la Sorbonne était tellement ridicule, que les
+parlementaires, jusque-là alliés des sorbonnistes, réclamèrent contre
+eux. Budé et Jean Du Bellay démontrèrent au roi que la chose était et
inepte et impossible.</p>
-<p>Le clergé tourna l'obstacle. Il obtint qu'il y aurait censure, des
-censeurs élus par le Parlement. Et peu après, en 1542, il tira la
+<p>Le clergé tourna l'obstacle. Il obtint qu'il y aurait censure, des
+censeurs élus par le Parlement. Et peu après, en 1542, il tira la
chose des mains du Parlement, et se fit censeur.</p>
-<p>Cependant, de toutes parts, la voix publique s'élevait contre
-l'horrible inconséquence de poursuivre les protestants à Paris et de
-les aider en Allemagne, de traiter avec les Turcs et de brûler les
-chrétiens.</p>
-
-<p>Les Allemands, il est vrai, avaient détruit l'anabaptisme (communiste
-et polygame). Mais, à Paris, avec quelque furie qu'eût été menée la
-chose, les pièces brûlées avec les hommes, les procès détruits, la
-lumière éteinte, il n'était que trop certain que pas un de ces
-infortunés n'était anabaptiste. Autre était <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> l'école
-française, toute chrétienne, soumise aux puissances.</p>
-
-<p>C'était justement le moment où les protestants d'Allemagne, avec
-l'argent de France, avaient, par un coup rapide, enlevé le Wurtemberg
-à la maison d'Autriche et au catholicisme, forçant Ferdinand à
-accepter le fait accompli, à confirmer l'édit de tolérance.</p>
-
-<p>Il en était résulté une vaste explosion protestante. Tout ce qui
-restait catholique par peur de l'Autriche parla haut et se déclara. La
-Poméranie, le Mecklembourg, le Brunswick, les provinces allemandes de
+<p>Cependant, de toutes parts, la voix publique s'élevait contre
+l'horrible inconséquence de poursuivre les protestants à Paris et de
+les aider en Allemagne, de traiter avec les Turcs et de brûler les
+chrétiens.</p>
+
+<p>Les Allemands, il est vrai, avaient détruit l'anabaptisme (communiste
+et polygame). Mais, à Paris, avec quelque furie qu'eût été menée la
+chose, les pièces brûlées avec les hommes, les procès détruits, la
+lumière éteinte, il n'était que trop certain que pas un de ces
+infortunés n'était anabaptiste. Autre était <span class="pagenum"><a id="page356" name="page356"></a>(p. 356)</span> l'école
+française, toute chrétienne, soumise aux puissances.</p>
+
+<p>C'était justement le moment où les protestants d'Allemagne, avec
+l'argent de France, avaient, par un coup rapide, enlevé le Wurtemberg
+à la maison d'Autriche et au catholicisme, forçant Ferdinand à
+accepter le fait accompli, à confirmer l'édit de tolérance.</p>
+
+<p>Il en était résulté une vaste explosion protestante. Tout ce qui
+restait catholique par peur de l'Autriche parla haut et se déclara. La
+Poméranie, le Mecklembourg, le Brunswick, les provinces allemandes de
Danemark, une forte partie de la Saxe, tout le Palatinat du Rhin, se
-déclarèrent protestants. Le lointain Nord Scandinave commençait à
-s'ébranler et prendre le même esprit.</p>
+déclarèrent protestants. Le lointain Nord Scandinave commençait à
+s'ébranler et prendre le même esprit.</p>
-<p>De sorte que François I<sup>er</sup> put voir qu'en brûlant les protestants il
-défaisait ce qu'il venait de faire, irritait les Allemands au moment
-où il venait de les gagner par un signalé service, se brouillait avec
-un parti qui avait déjà la moitié de l'Europe.</p>
+<p>De sorte que François I<sup>er</sup> put voir qu'en brûlant les protestants il
+défaisait ce qu'il venait de faire, irritait les Allemands au moment
+où il venait de les gagner par un signalé service, se brouillait avec
+un parti qui avait déjà la moitié de l'Europe.</p>
-<p>Et pour qui cette sottise? Pour Clément VII, qui mourait? Pour gagner
-l'Église italienne? Cette Église, comme l'Italie, l'exécrait et le
-maudissait pour avoir lâché, appelé l'épouvantable terreur des
+<p>Et pour qui cette sottise? Pour Clément VII, qui mourait? Pour gagner
+l'Église italienne? Cette Église, comme l'Italie, l'exécrait et le
+maudissait pour avoir lâché, appelé l'épouvantable terreur des
corsaires de Barberousse.</p>
-<p>Il commença à voir clair, et se dépêcha en juillet (1535) de regagner
+<p>Il commença à voir clair, et se dépêcha en juillet (1535) de regagner
les Allemands. Duprat venait de mourir. Les Du Bellay lui firent de
-nouveau inviter Mélanchthon. Il donna une amnistie, «voulant que les
-suspects ne fussent plus inquiétés, et que, s'ils étaient
-prisonniers, on les délivrât.» Les fugitifs pouvaient <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span>
+nouveau inviter Mélanchthon. Il donna une amnistie, «voulant que les
+suspects ne fussent plus inquiétés, et que, s'ils étaient
+prisonniers, on les délivrât.» Les fugitifs pouvaient <span class="pagenum"><a id="page357" name="page357"></a>(p. 357)</span>
revenir en abjurant dans les six mois et vivant en bons catholiques.</p>
-<p>Une chose plus significative était déjà faite depuis février. Le roi
-avait enlevé Béda, lui avait fait faire amende honorable, et l'avait
-jeté au Mont-Saint-Michel, où il resta jusqu'à sa mort.</p>
+<p>Une chose plus significative était déjà faite depuis février. Le roi
+avait enlevé Béda, lui avait fait faire amende honorable, et l'avait
+jeté au Mont-Saint-Michel, où il resta jusqu'à sa mort.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page358" name="page358"></a>(p. 358)</span> CHAPITRE XIX</h3>
-<h4>FRANÇOIS I<sup>er</sup> ET CHARLES-QUINT&mdash;FONTAINEBLEAU&mdash;LE GARGANTUA<br>
+<h4>FRANÇOIS I<sup>er</sup> ET CHARLES-QUINT&mdash;FONTAINEBLEAU&mdash;LE GARGANTUA<br>
1535</h4>
-<p>Le Liégeois Thomas Hubert, qui vint, en 1535, avec l'électeur palatin,
-nous donne un curieux portrait de François I<sup>er</sup>. C'est le dernier
-moment où il fut encore lui-même. Les maladies le saisirent en 1538
-avec une extrême violence, et, dans les années qui suivirent jusqu'à
-sa mort, en 1547, on peut dire qu'il se survécut.</p>
+<p>Le Liégeois Thomas Hubert, qui vint, en 1535, avec l'électeur palatin,
+nous donne un curieux portrait de François I<sup>er</sup>. C'est le dernier
+moment où il fut encore lui-même. Les maladies le saisirent en 1538
+avec une extrême violence, et, dans les années qui suivirent jusqu'à
+sa mort, en 1547, on peut dire qu'il se survécut.</p>
-<p>Il était fort entamé en 1535. Cependant il avait toujours la
-conversation brillante, la riche mémoire que les Italiens avaient
-admirée: «Il savait, disait à merveille les particularités de chaque
+<p>Il était fort entamé en 1535. Cependant il avait toujours la
+conversation brillante, la riche mémoire que les Italiens avaient
+admirée: «Il savait, disait à merveille les particularités de chaque
pays, leurs ressources, leurs productions, les routes, les fleuves
-<span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> navigables, et cela pour les contrées les plus éloignées.»
+<span class="pagenum"><a id="page359" name="page359"></a>(p. 359)</span> navigables, et cela pour les contrées les plus éloignées.»
(P. Jov.)</p>
-<p>Hubert ajoute ce mot: «Non-seulement les artistes auraient profité à
+<p>Hubert ajoute ce mot: «Non-seulement les artistes auraient profité à
l'entendre, mais les jardiniers et les laboureurs. Malheureusement il
-prononçait difficilement, ayant perdu la luette par la maladie.»
+prononçait difficilement, ayant perdu la luette par la maladie.»
(<cite>Hub. Vita Fred. Pal.</cite>)</p>
<p>Il n'avait pourtant que quarante et un an. Charles-Quint en avait
-trente-cinq et ne se portait guère mieux. Il bégayait comme François
-I<sup>er</sup> et n'avait plus de cheveux. On dit qu'il les avait coupés.
-Peut-être les avait-il perdus par suite des attaques d'épilepsie qu'il
+trente-cinq et ne se portait guère mieux. Il bégayait comme François
+I<sup>er</sup> et n'avait plus de cheveux. On dit qu'il les avait coupés.
+Peut-être les avait-il perdus par suite des attaques d'épilepsie qu'il
eut parfois dans sa jeunesse, ou par abus des plaisirs, par suite de
-maladies. Il était fort adonné aux femmes, autant qu'à la table;
-grandes dames et petites filles, tout lui était bon. Un ulcère le
-força de quitter brusquement l'armée, en 1532, en présence de Soliman.</p>
-
-<p>Les maladies de ces princes ont servi l'humanité, en ce sens que leurs
-médecins, les plus éminents du siècle, durent, pour des maux tout
-nouveaux, chercher une science nouvelle, quitter l'ancienne médecine,
-grecque et arabe qui, ici, restait muette. Le médecin de François
-I<sup>er</sup>, l'illustre Gunther d'Andernach, chef de l'école de Paris, vit
-les plus grands esprits du temps assiéger sa chaire, les Fernel, les
-Rondelet, les Sylvius, les Servet, les Vésale. Là, Vésale prépara la
-première description anatomique de l'homme qu'on ait possédée. Là,
-Servet entrevit la grande et principale découverte du siècle, la
+maladies. Il était fort adonné aux femmes, autant qu'à la table;
+grandes dames et petites filles, tout lui était bon. Un ulcère le
+força de quitter brusquement l'armée, en 1532, en présence de Soliman.</p>
+
+<p>Les maladies de ces princes ont servi l'humanité, en ce sens que leurs
+médecins, les plus éminents du siècle, durent, pour des maux tout
+nouveaux, chercher une science nouvelle, quitter l'ancienne médecine,
+grecque et arabe qui, ici, restait muette. Le médecin de François
+I<sup>er</sup>, l'illustre Gunther d'Andernach, chef de l'école de Paris, vit
+les plus grands esprits du temps assiéger sa chaire, les Fernel, les
+Rondelet, les Sylvius, les Servet, les Vésale. Là, Vésale prépara la
+première description anatomique de l'homme qu'on ait possédée. Là,
+Servet entrevit la grande et principale découverte du siècle, la
circulation du sang.</p>
-<p>Vésale, prosecteur de Gunther, devint le médecin <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> de
-Charles-Quint, et écrivit <cite>Sur la goutte de César</cite> un opuscule qu'on a
-placé, non sans cause, près du poème de Fracastor sur la Syphilis dans
-le recueil des anciens traités relatifs à la grande maladie. César,
-traité par le gaïac, fut de plus en plus noué et torturé d'exostoses.
-Le roi, qui semble avoir préféré les pilules mercurielles de son ami
+<p>Vésale, prosecteur de Gunther, devint le médecin <span class="pagenum"><a id="page360" name="page360"></a>(p. 360)</span> de
+Charles-Quint, et écrivit <cite>Sur la goutte de César</cite> un opuscule qu'on a
+placé, non sans cause, près du poème de Fracastor sur la Syphilis dans
+le recueil des anciens traités relatifs à la grande maladie. César,
+traité par le gaïac, fut de plus en plus noué et torturé d'exostoses.
+Le roi, qui semble avoir préféré les pilules mercurielles de son ami
Barberousse, n'en eut pas moins de cruelles apostumes qui le mirent
-près de la mort, et cette triste bouffissure dont témoigne son dernier
+près de la mort, et cette triste bouffissure dont témoigne son dernier
portrait.</p>
-<p>Dans cet état de santé, les dispositions des deux malades étaient
-toutefois différentes. L'humeur âcre de Charles-Quint, irritée et
-attisée par des mets très-épicés, ravivait sans cesse en lui les
-éléments inquiets de sa race, l'agitation de Maximilien, la violence,
-la mélancolie de Charles le Téméraire. Il ne voulait point de paix.
-François I<sup>er</sup>, plus malade, plus découragé, sans l'affront de
+<p>Dans cet état de santé, les dispositions des deux malades étaient
+toutefois différentes. L'humeur âcre de Charles-Quint, irritée et
+attisée par des mets très-épicés, ravivait sans cesse en lui les
+éléments inquiets de sa race, l'agitation de Maximilien, la violence,
+la mélancolie de Charles le Téméraire. Il ne voulait point de paix.
+François I<sup>er</sup>, plus malade, plus découragé, sans l'affront de
Merveille et le regret de Milan qui le poursuivait, eut voulu au moins
-une trêve qui durât ses dernières années. (<cite>Relaz. Venez, Nic.
+une trêve qui durât ses dernières années. (<cite>Relaz. Venez, Nic.
Tiepolo. 1538.</cite>)</p>
-<p>François I<sup>er</sup>, peu à peu, était comme rentré en lui. Jeune, il avait
-d'abord rêvé l'Orient et la croisade. Puis l'Italie, puis l'Empire.
-Milan lui restait au c&oelig;ur. Mais il eût voulu l'obtenir par
-arrangement plutôt que par guerre.</p>
+<p>François I<sup>er</sup>, peu à peu, était comme rentré en lui. Jeune, il avait
+d'abord rêvé l'Orient et la croisade. Puis l'Italie, puis l'Empire.
+Milan lui restait au c&oelig;ur. Mais il eût voulu l'obtenir par
+arrangement plutôt que par guerre.</p>
-<p>La guerre lui allait si peu, qu'il avait même renoncé aux grandes
-chasses fatigantes. Les vastes paysages de la Loire, les déserts de la
+<p>La guerre lui allait si peu, qu'il avait même renoncé aux grandes
+chasses fatigantes. Les vastes paysages de la Loire, les déserts de la
Sologne, qui plaisaient au roi cavalier et lui firent si tristement
-placer sa féerie de Chambord, n'allaient plus au promeneur <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span>
-valétudinaire. Il lui fallait une nature plus resserrée et exquise. Il
+placer sa féerie de Chambord, n'allaient plus au promeneur <span class="pagenum"><a id="page361" name="page361"></a>(p. 361)</span>
+valétudinaire. Il lui fallait une nature plus resserrée et exquise. Il
aimait Fontainebleau.</p>
-<p>Harmonie d'âge et de saison. Fontainebleau est surtout un paysage
+<p>Harmonie d'âge et de saison. Fontainebleau est surtout un paysage
d'automne, le plus original, le plus sauvage et le plus doux, le plus
-recueilli. Ses roches chaudement soleillées où s'abrite le malade, ses
-ombrages fantastiques, empourprés des teintes d'octobre, qui font
-rêver avant l'hiver; à deux pas la petite Seine entre des raisins
-dorés, c'est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce
-qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange.</p>
-
-<p>«Si vous aviez quelque malheur, où chercheriez-vous un asile et les
-consolations de la nature?&mdash;J'irais à Fontainebleau.&mdash;Mais si vous
-étiez très-heureuse?&mdash;J'irais à Fontainebleau.»</p>
-
-<p>Ce mot d'une femme d'esprit peut être senti de tous. Mais ce sont
-pourtant les blessés surtout, les blessés du c&oelig;ur, qui ont
-affectionné ce lieu. Saint Louis, dans ses tristesses profondes sur la
-ruine du Moyen âge, vient prier dans cette forêt. Louis XIV, vaincu,
+recueilli. Ses roches chaudement soleillées où s'abrite le malade, ses
+ombrages fantastiques, empourprés des teintes d'octobre, qui font
+rêver avant l'hiver; à deux pas la petite Seine entre des raisins
+dorés, c'est un délicieux dernier nid pour reposer et boire encore ce
+qui resterait de la vie, une goutte réservée de vendange.</p>
+
+<p>«Si vous aviez quelque malheur, où chercheriez-vous un asile et les
+consolations de la nature?&mdash;J'irais à Fontainebleau.&mdash;Mais si vous
+étiez très-heureuse?&mdash;J'irais à Fontainebleau.»</p>
+
+<p>Ce mot d'une femme d'esprit peut être senti de tous. Mais ce sont
+pourtant les blessés surtout, les blessés du c&oelig;ur, qui ont
+affectionné ce lieu. Saint Louis, dans ses tristesses profondes sur la
+ruine du Moyen âge, vient prier dans cette forêt. Louis XIV, vaincu,
fuit Versailles, ses triomphes en peinture qui ne sont plus qu'ironie,
-et cherche à Fontainebleau un peu de silence et d'ombre.</p>
+et cherche à Fontainebleau un peu de silence et d'ombre.</p>
-<p>Là aussi François I<sup>er</sup>, découragé des guerres lointaines, veuf de
-son rêve, l'Italie, se fait une Italie française. Il y a refait les
-galeries, les promenoirs élégants, commodes et bien exposés, des
+<p>Là aussi François I<sup>er</sup>, découragé des guerres lointaines, veuf de
+son rêve, l'Italie, se fait une Italie française. Il y a refait les
+galeries, les promenoirs élégants, commodes et bien exposés, des
villas lombardes qu'il ne verra plus. Il fait sa galerie d'Ulysse. Son
-Odyssée est finie. Il accepte, la destinée le voulant ainsi, son
+Odyssée est finie. Il accepte, la destinée le voulant ainsi, son
Ithaque.</p>
-<p>François I<sup>er</sup>, qui n'avait pas peu contribué au naufrage <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span>
-de l'Italie, en recueillit les débris avec un amour avide auquel elle
-a été sensible. Elle n'a voulu se souvenir que de sa passion pour
-elle. Passion réelle et non jouée. Dans ce siècle effectivement où
-tous les princes affichèrent la protection des arts, il y a, entre ces
-protecteurs, des différences à faire. Léon X eut l'idée baroque de
-faire Raphaël cardinal. Charles-Quint flatta Venise en ramassant le
-pinceau du Titien. Tous honorèrent les artistes. Mais François I<sup>er</sup>
+<p>François I<sup>er</sup>, qui n'avait pas peu contribué au naufrage <span class="pagenum"><a id="page362" name="page362"></a>(p. 362)</span>
+de l'Italie, en recueillit les débris avec un amour avide auquel elle
+a été sensible. Elle n'a voulu se souvenir que de sa passion pour
+elle. Passion réelle et non jouée. Dans ce siècle effectivement où
+tous les princes affichèrent la protection des arts, il y a, entre ces
+protecteurs, des différences à faire. Léon X eut l'idée baroque de
+faire Raphaël cardinal. Charles-Quint flatta Venise en ramassant le
+pinceau du Titien. Tous honorèrent les artistes. Mais François I<sup>er</sup>
les aima.</p>
-<p>Les exilés italiens trouvèrent en lui une consolation, la plus grande:
-il les imitait, prenait leurs manières, leur costume et presque leur
-langue. Lorsque le grand Léonard de Vinci vint chez lui en 1518, il
-fut l'objet d'une telle idolâtrie, qu'à son âge de quatre-vingts ans
-il changea la mode et fut copié par le roi et toute la cour pour les
-habits, pour la coupe de barbe et de cheveux. La blessure du roi à la
-tête lui fit seule changer de coiffure. Tout le monde à son exemple,
-prononçait à l'italienne. On le voit par les lettres de Marguerite,
-qui écrit comme elle prononce: <em>chouse</em> pour <em>chose</em>, <em>j'ouse</em> pour
+<p>Les exilés italiens trouvèrent en lui une consolation, la plus grande:
+il les imitait, prenait leurs manières, leur costume et presque leur
+langue. Lorsque le grand Léonard de Vinci vint chez lui en 1518, il
+fut l'objet d'une telle idolâtrie, qu'à son âge de quatre-vingts ans
+il changea la mode et fut copié par le roi et toute la cour pour les
+habits, pour la coupe de barbe et de cheveux. La blessure du roi à la
+tête lui fit seule changer de coiffure. Tout le monde à son exemple,
+prononçait à l'italienne. On le voit par les lettres de Marguerite,
+qui écrit comme elle prononce: <em>chouse</em> pour <em>chose</em>, <em>j'ouse</em> pour
<em>j'ose</em>, <em>ous</em> pour <em>os</em>, etc.</p>
<p>Les Italiens, en revanche, avaient fait pour lui des merveilles, un
-monde de chefs-d'&oelig;uvre. Malheureusement nos régentes du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>
-siècle, très-galantes et très-hypocrites, n'ont pu supporter ces
-libres peintures; elles n'aimaient que les réalités. Un acte impie en
-ce genre fut la destruction du seul tableau que Michel-Ange eût peint
-à l'huile. Pas unique, le premier, le dernier qu'il ait jamais fait
-sur les terres hasardées de la fantaisie. Cette &oelig;uvre était la
-Léda, l'austère et âpre volupté, absorbante comme la nature. <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span>
-Il l'avait envoyée au roi de Fontainebleau. Cette image sérieuse, s'il
-en fut, hautaine, altière dans son ardeur, parut obscène à des prudes
-impudiques, et, comme telle, fut brûlée par les sots.</p>
-
-<p>Le sac de Rome en 1527, la chute de Florence en 1532, avaient été en
-quelque sorte une ère de dispersion pour l'Italie. La concentration
-fut brisée. L'art italien regarda aux quatre vents. Jules Romain s'en
-va à Mantoue, et y bâtit une ville, avec le palais, les peintures du
-monde écroulé, la lutte des géants contre les dieux. D'autres s'en
-vont au fond du Nord, s'inspirent de son génie barbare, et, pour le
-monstrueux empire d'Iwan le Terrible, bâtissent le monstre du Kremlin.
-D'autres encore viennent en France; dans la matière la plus rebelle,
-le grès de Fontainebleau, ils trouvent des effets imprévus,
-singulièrement en rapport avec le mystère du paysage, avec l'obscure
-et sombre énigme de la politique des rois. De là ces Mercures, ces
-mascarons effrayants de la <em>Cour ovale</em>; de là ces Atlas surprenants
+monde de chefs-d'&oelig;uvre. Malheureusement nos régentes du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>
+siècle, très-galantes et très-hypocrites, n'ont pu supporter ces
+libres peintures; elles n'aimaient que les réalités. Un acte impie en
+ce genre fut la destruction du seul tableau que Michel-Ange eût peint
+à l'huile. Pas unique, le premier, le dernier qu'il ait jamais fait
+sur les terres hasardées de la fantaisie. Cette &oelig;uvre était la
+Léda, l'austère et âpre volupté, absorbante comme la nature. <span class="pagenum"><a id="page363" name="page363"></a>(p. 363)</span>
+Il l'avait envoyée au roi de Fontainebleau. Cette image sérieuse, s'il
+en fut, hautaine, altière dans son ardeur, parut obscène à des prudes
+impudiques, et, comme telle, fut brûlée par les sots.</p>
+
+<p>Le sac de Rome en 1527, la chute de Florence en 1532, avaient été en
+quelque sorte une ère de dispersion pour l'Italie. La concentration
+fut brisée. L'art italien regarda aux quatre vents. Jules Romain s'en
+va à Mantoue, et y bâtit une ville, avec le palais, les peintures du
+monde écroulé, la lutte des géants contre les dieux. D'autres s'en
+vont au fond du Nord, s'inspirent de son génie barbare, et, pour le
+monstrueux empire d'Iwan le Terrible, bâtissent le monstre du Kremlin.
+D'autres encore viennent en France; dans la matière la plus rebelle,
+le grès de Fontainebleau, ils trouvent des effets imprévus,
+singulièrement en rapport avec le mystère du paysage, avec l'obscure
+et sombre énigme de la politique des rois. De là ces Mercures, ces
+mascarons effrayants de la <em>Cour ovale</em>; de là ces Atlas surprenants
qui gardent les bains dans la <em>Cour du Cheval blanc</em>, homme-rochers
-qui cherchent encore depuis trois cents ans leur forme et leur âme,
-témoignant du moins qu'en la pierre il y a le rêve inné de l'être et
-la velléité de devenir.</p>
+qui cherchent encore depuis trois cents ans leur forme et leur âme,
+témoignant du moins qu'en la pierre il y a le rêve inné de l'être et
+la velléité de devenir.</p>
<p>Je ne suis pas loin de croire que ces Italiens, ayant perdu terre,
-dépaysés, quittes de leur public et de leurs critiques, d'autant plus
-libres en terre barbare qu'ils étaient sûrs d'être admirés, prirent
-ici une hardiesse qu'ils n'avaient pas eue chez eux. Le Rosso ôta la
-bride à son coursier effréné. N'ayant affaire qu'à un maître qui ne
+dépaysés, quittes de leur public et de leurs critiques, d'autant plus
+libres en terre barbare qu'ils étaient sûrs d'être admirés, prirent
+ici une hardiesse qu'ils n'avaient pas eue chez eux. Le Rosso ôta la
+bride à son coursier effréné. N'ayant affaire qu'à un maître qui ne
voulait qu'amusement, qui disait toujours: <em>Osez</em>, <span class="pagenum"><a id="page364" name="page364"></a>(p. 364)</span> il a, pour
la petite galerie favorite du malade, fondu tous les arts ensemble
dans la plus fantasque audace. Rien n'est plus fou, plus amusant.
-Triboulet, Brusquet, sans nul doute, ont donné leurs sages conseils.
+Triboulet, Brusquet, sans nul doute, ont donné leurs sages conseils.
Le beau, le laid, le monstrueux, s'arrangent pourtant sans disparate.
-Vous diriez le Gargantua harmonisé dans l'Arioste. Prêtres gris,
-vestales équivoques, héros grotesques, enfants hardis, toutes les
-figures sont françaises. Pas un souvenir d'Italie. Ces filles
-espiègles et jolies, d'autres émues, haletantes, telle qui souffre et
+Vous diriez le Gargantua harmonisé dans l'Arioste. Prêtres gris,
+vestales équivoques, héros grotesques, enfants hardis, toutes les
+figures sont françaises. Pas un souvenir d'Italie. Ces filles
+espiègles et jolies, d'autres émues, haletantes, telle qui souffre et
dont la voisine touche le sein (plein d'avenir) avec une douce main de
s&oelig;ur, toutes ces images charmantes, ce sont nos filles de France,
comme Rosso les faisait venir, poser, jouer devant lui. Rougissantes,
-inquiètes, rieuses de se voir au palais des rois, d'autres honteuses
-et pleurantes d'être trop admirées sans doute, il a tout pris. C'est
+inquiètes, rieuses de se voir au palais des rois, d'autres honteuses
+et pleurantes d'être trop admirées sans doute, il a tout pris. C'est
la nature, et c'est un ravissement.</p>
-<p>Au milieu de cette foule pantagruélique, dans ce grand rendez-vous du
-monde où l'Amérique et l'Asie entrent aussi en carnaval, le roi de la
-Renaissance, reconnaissable à son grand nez, le roi des aveugles, mène
-la France qui n'y voit goutte, et, l'épée à la main, la pousse dans le
-palais de la lumière.</p>
+<p>Au milieu de cette foule pantagruélique, dans ce grand rendez-vous du
+monde où l'Amérique et l'Asie entrent aussi en carnaval, le roi de la
+Renaissance, reconnaissable à son grand nez, le roi des aveugles, mène
+la France qui n'y voit goutte, et, l'épée à la main, la pousse dans le
+palais de la lumière.</p>
-<p>Plus François I<sup>er</sup> déclina, moins il fut propre aux femmes, plus il
-fut amoureux des arts. On sait son mot à Cellini. «Je t'étoufferai
-dans l'or.» Et, quand la petite galerie lui fut ouverte par Rosso,
+<p>Plus François I<sup>er</sup> déclina, moins il fut propre aux femmes, plus il
+fut amoureux des arts. On sait son mot à Cellini. «Je t'étoufferai
+dans l'or.» Et, quand la petite galerie lui fut ouverte par Rosso,
quand il se vit en possession de cette farce divine, roi de ce peuple
-rieur et de ce sérail unique, lui aussi il fit une farce, il dit à
-Rosso: «Je te fais chanoine.» Ce pieux artiste eut un canonicat de la
+rieur et de ce sérail unique, lui aussi il fit une farce, il dit à
+Rosso: «Je te fais chanoine.» Ce pieux artiste eut un canonicat de la
Sainte-Chapelle.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> Rosso n'en profita guère. Pour un chagrin, il se tua. Et ce
-fut aussi le sort du grand et charmant André del Sarte. Du moins,
-avant son malheur, il ramassa tout son génie, et fit pour François
-I<sup>er</sup> le plus frémissant tableau qui ait été peint jamais. Triomphe
-étrange, peu mérité sans doute, d'un roi si léger, que ce profond
-c&oelig;ur italien, d'un élan de reconnaissance, ait réalisé pour lui
+<p><span class="pagenum"><a id="page365" name="page365"></a>(p. 365)</span> Rosso n'en profita guère. Pour un chagrin, il se tua. Et ce
+fut aussi le sort du grand et charmant André del Sarte. Du moins,
+avant son malheur, il ramassa tout son génie, et fit pour François
+I<sup>er</sup> le plus frémissant tableau qui ait été peint jamais. Triomphe
+étrange, peu mérité sans doute, d'un roi si léger, que ce profond
+c&oelig;ur italien, d'un élan de reconnaissance, ait réalisé pour lui
cette chose vivante et brillante comme une haleine de Dieu, la
-<em>Charité</em> (qui est au Louvre)!</p>
+<em>Charité</em> (qui est au Louvre)!</p>
-<p>Que la flamme ait tombé de là, que l'étincelle ait pris, je ne m'en
-étonne pas. <i>Et quasi currentes vitaï lampada tradunt.</i> C'est la
-France, dès ce jour, qui part de l'Italie, s'en détache et prend le
+<p>Que la flamme ait tombé de là, que l'étincelle ait pris, je ne m'en
+étonne pas. <i>Et quasi currentes vitaï lampada tradunt.</i> C'est la
+France, dès ce jour, qui part de l'Italie, s'en détache et prend le
flambeau.</p>
-<p>La reine réelle de France était cette vive Picarde, cette hardie
-duchesse d'Étampes qui, par un art sans doute étrange, garda vingt ans
-François I<sup>er</sup>. Le vrai centre de la royauté, c'était sa chambre.
-Pour l'orner, elle n'appela pas un étranger; elle prit un Français, un
+<p>La reine réelle de France était cette vive Picarde, cette hardie
+duchesse d'Étampes qui, par un art sans doute étrange, garda vingt ans
+François I<sup>er</sup>. Le vrai centre de la royauté, c'était sa chambre.
+Pour l'orner, elle n'appela pas un étranger; elle prit un Français, un
jeune homme, la main ravissante de ce magicien Jean Goujon, qui
-donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, qui
-sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le
-balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons.</p>
+donnait aux pierres la grâce ondoyante, le souffle de la France, qui
+sut faire couler le marbre comme nos eaux indécises, lui donner le
+balancement des grandes herbes éphémères et des flottantes moissons.</p>
-<p>Les cariatides de cette chambre mystérieuse semblent un essai du jeune
-homme, essai hardi, incorrect et heureux. Où a-t-il pris ces corps
-charmants, si peu proportionnés, nymphes étranges, improbables,
+<p>Les cariatides de cette chambre mystérieuse semblent un essai du jeune
+homme, essai hardi, incorrect et heureux. Où a-t-il pris ces corps
+charmants, si peu proportionnés, nymphes étranges, improbables,
infiniment longues et flexibles? Sont-ce les peupliers de
Fontaine-belle-eau, les joncs de son ruisseau, ou les <span class="pagenum"><a id="page366" name="page366"></a>(p. 366)</span> vignes
-de Thomery dans leurs capricieux rameaux, qui ont revêtu la figure
-humaine? Les rêves de la forêt, les <em>songes d'une nuit d'été</em>, qui ne
-se laissaient voir que dans le sommeil pour être regrettés au matin,
-ont été saisis au passage par cette main vive et délicate. Les voilà,
-ces nymphes charmantes, captives, fixées par l'art; elles ne
+de Thomery dans leurs capricieux rameaux, qui ont revêtu la figure
+humaine? Les rêves de la forêt, les <em>songes d'une nuit d'été</em>, qui ne
+se laissaient voir que dans le sommeil pour être regrettés au matin,
+ont été saisis au passage par cette main vive et délicate. Les voilà,
+ces nymphes charmantes, captives, fixées par l'art; elles ne
s'envoleront plus.</p>
-<p>Cette chambre, qui n'est pas très-grande, la galerie rabelaisienne,
-chaude et basse de plafond, qui domine le petit étang, ce furent les
-abris des dernières années de François I<sup>er</sup>, les témoins de ses
-conversations. Il était curieux, interrogatif. Et jamais il n'y eut
-tant à dire qu'en ce temps. Les murs parlent. Comme les paroles gelées
-que rencontra Pantagruel, et qui dégelaient par moment, il ne tient à
-rien que les conversations peintes par le Rosso ne se détachent des
-murs. Ils content les découvertes récentes, l'Asie, l'Amérique. Le
-D'Inde, oiseau bizarre qui surprit tellement d'abord, l'éléphant
-coquettement orné d'une parure de sultane, vous y voyez par ordre ces
+<p>Cette chambre, qui n'est pas très-grande, la galerie rabelaisienne,
+chaude et basse de plafond, qui domine le petit étang, ce furent les
+abris des dernières années de François I<sup>er</sup>, les témoins de ses
+conversations. Il était curieux, interrogatif. Et jamais il n'y eut
+tant à dire qu'en ce temps. Les murs parlent. Comme les paroles gelées
+que rencontra Pantagruel, et qui dégelaient par moment, il ne tient à
+rien que les conversations peintes par le Rosso ne se détachent des
+murs. Ils content les découvertes récentes, l'Asie, l'Amérique. Le
+D'Inde, oiseau bizarre qui surprit tellement d'abord, l'éléphant
+coquettement orné d'une parure de sultane, vous y voyez par ordre ces
nouveaux sujets d'entretien.</p>
-<p>Là vint le frapper la nouvelle étrange, impie et scandaleuse que
-<em>c'était la terre qui tournait</em>, non le soleil, et que Josué s'était
-trompé. Le tout calculé, démontré par un pieux ecclésiastique. Là lui
-furent racontés, d'après le livre d'Ovando, les merveilles imprévues
-de ce monde nouveau où la vie animale ne rappelait en rien l'ancien,
-où l'homme, sans rapport aux anciennes races, ne semblait pas enfant
-d'Adam. Là Rincon, Duchâtel, Postel, venaient lui dire: «Le Turc vaut
-mieux que les chrétiens.» Et ils lui contaient <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> les
-magnificences incroyables de Soliman, le bel ordre, les fêtes, les
-féeries de Constantinople. L'esprit du malade inactif, d'autant plus
-inquiet, s'étendait en tous sens. Il poussait Jean Cartier à découvrir
+<p>Là vint le frapper la nouvelle étrange, impie et scandaleuse que
+<em>c'était la terre qui tournait</em>, non le soleil, et que Josué s'était
+trompé. Le tout calculé, démontré par un pieux ecclésiastique. Là lui
+furent racontés, d'après le livre d'Ovando, les merveilles imprévues
+de ce monde nouveau où la vie animale ne rappelait en rien l'ancien,
+où l'homme, sans rapport aux anciennes races, ne semblait pas enfant
+d'Adam. Là Rincon, Duchâtel, Postel, venaient lui dire: «Le Turc vaut
+mieux que les chrétiens.» Et ils lui contaient <span class="pagenum"><a id="page367" name="page367"></a>(p. 367)</span> les
+magnificences incroyables de Soliman, le bel ordre, les fêtes, les
+féeries de Constantinople. L'esprit du malade inactif, d'autant plus
+inquiet, s'étendait en tous sens. Il poussait Jean Cartier à découvrir
le Canada. Il chargeait les naturalistes Belon, Rondelet, Gilles
-d'Alby, d'étudier, de rapporter les animaux inconnus de l'Asie.</p>
+d'Alby, d'étudier, de rapporter les animaux inconnus de l'Asie.</p>
-<p>Sa s&oelig;ur, la reine de Navarre, Budé, son bibliothécaire, Duchâtel,
-son lecteur, surtout les Du Bellay, eurent la part principale à tout
+<p>Sa s&oelig;ur, la reine de Navarre, Budé, son bibliothécaire, Duchâtel,
+son lecteur, surtout les Du Bellay, eurent la part principale à tout
cela. Ce fut Jean Du Bellay, sans aucun doute, qui amusa le roi du
-livre surprenant que venait de donner à Lyon le facétieux médecin
-Rabelais, son protégé et <em>domestique</em>, comme on disait alors.</p>
+livre surprenant que venait de donner à Lyon le facétieux médecin
+Rabelais, son protégé et <em>domestique</em>, comme on disait alors.</p>
-<p>Quel livre? Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent
-langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse
-lucide à merveille, une folie profondément sage.</p>
+<p>Quel livre? Le sphinx ou la chimère, un monstre à cent têtes, à cent
+langues, un chaos harmonique, une farce de portée infinie, une ivresse
+lucide à merveille, une folie profondément sage.</p>
-<p>Quel homme et qu'était-il? Demandez plutôt ce qu'il n'était pas. Homme
-de toute étude, de tout art, de toute langue, le véritable
+<p>Quel homme et qu'était-il? Demandez plutôt ce qu'il n'était pas. Homme
+de toute étude, de tout art, de toute langue, le véritable
<em>Pan-ourgos</em>, agent universel dans les sciences et dans les affaires,
-qui fut tout et fut propre à tout, qui contint le génie du siècle et
-le déborde à chaque instant.</p>
+qui fut tout et fut propre à tout, qui contint le génie du siècle et
+le déborde à chaque instant.</p>
-<p>Christophe Colomb trouva son nouveau monde à cinquante ans. Rabelais
-avait à peu près le même âge, ou un peu plus, quand il trouva le sien.</p>
+<p>Christophe Colomb trouva son nouveau monde à cinquante ans. Rabelais
+avait à peu près le même âge, ou un peu plus, quand il trouva le sien.</p>
-<p>La nouveauté du fond fut signalée par celle de la forme. La langue
-française apparut dans une grandeur qu'elle n'a jamais eue, ni avant
-ni après. On l'a dit justement: ce que Dante avait fait pour
+<p>La nouveauté du fond fut signalée par celle de la forme. La langue
+française apparut dans une grandeur qu'elle n'a jamais eue, ni avant
+ni après. On l'a dit justement: ce que Dante avait fait pour
l'italien, Rabelais <span class="pagenum"><a id="page368" name="page368"></a>(p. 368)</span> l'a fait pour notre langue. Il en a
-employé et fondu tous les dialectes, les éléments de tout siècle et de
-toute province que lui donnait le Moyen âge, en ajoutant encore un
+employé et fondu tous les dialectes, les éléments de tout siècle et de
+toute province que lui donnait le Moyen âge, en ajoutant encore un
monde d'expressions techniques que fournissent les sciences et les
-arts. Un autre succomberait à cette variété immense. Lui, il harmonise
-tout. L'antiquité, surtout le génie grec, la connaissance de toutes
-les langues modernes, lui permettent d'envelopper et dominer la nôtre.</p>
+arts. Un autre succomberait à cette variété immense. Lui, il harmonise
+tout. L'antiquité, surtout le génie grec, la connaissance de toutes
+les langues modernes, lui permettent d'envelopper et dominer la nôtre.</p>
-<p>Majestueux spectacle. Les rivières, les ruisseaux de cette langue,
-reçus, mêlés en lui, comme en un lac, y prennent un cours commun, et
-en sortent ensemble épurés. Il est, dans l'histoire littéraire, ce
+<p>Majestueux spectacle. Les rivières, les ruisseaux de cette langue,
+reçus, mêlés en lui, comme en un lac, y prennent un cours commun, et
+en sortent ensemble épurés. Il est, dans l'histoire littéraire, ce
que, dans la nature, sont les lacs de la Suisse, mers d'eaux vives
-qui, des glaciers, par mille filets, s'y réunissent pour en sortir en
-fleuve, et s'appeler la Reuss, ou le Rhône ou le Rhin.</p>
+qui, des glaciers, par mille filets, s'y réunissent pour en sortir en
+fleuve, et s'appeler la Reuss, ou le Rhône ou le Rhin.</p>
-<p>Ceci pour la langue et la forme. Mais pour le fond, à qui le comparer?</p>
+<p>Ceci pour la langue et la forme. Mais pour le fond, à qui le comparer?</p>
-<p>À l'Arioste? à Cervantès? Non, tous deux rient sur un tombeau, sur la
-patrie défunte, et la chevalerie inhumée. Tous deux regardent au
+<p>À l'Arioste? à Cervantès? Non, tous deux rient sur un tombeau, sur la
+patrie défunte, et la chevalerie inhumée. Tous deux regardent au
couchant. Rabelais regarde l'aurore.</p>
-<p>Il serait ridicule de comparer le Gargantua et le Pantagruel à la
-Divine Comédie. L'&oelig;uvre italienne, inspirée, calculée, merveilleuse
-harmonie, semble ne comporter de comparaison à nulle &oelig;uvre humaine.
-Toutefois, ne l'oublions pas, cette harmonie est due à ce que Dante,
-si personnel dans le détail, s'est assujetti dans l'ensemble, dans la
-doctrine, la composition même, à un système tout fait, au système
-officiel de <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> la théologie. Il va vers l'infini, mais de droite
-et de gauche, soutenu, limité, par deux murs de granit, dont l'un est
-saint Thomas, l'autre la tradition très-fixe du mystère des trois
-mondes, joué partout en drame avant d'entrer dans l'épopée.</p>
-
-<p>Répétons donc pour Dante ce que nous disions pour les deux autres. Il
-regarde vers le passé. Si sa force indocile échappe parfois vers
-l'avenir, c'est comme malgré lui, par des hasards sublimes de génie et
-de passion, par un égarement de son c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Directement contraire est la tendance de Rabelais. Il cingle à l'Est,
+<p>Il serait ridicule de comparer le Gargantua et le Pantagruel à la
+Divine Comédie. L'&oelig;uvre italienne, inspirée, calculée, merveilleuse
+harmonie, semble ne comporter de comparaison à nulle &oelig;uvre humaine.
+Toutefois, ne l'oublions pas, cette harmonie est due à ce que Dante,
+si personnel dans le détail, s'est assujetti dans l'ensemble, dans la
+doctrine, la composition même, à un système tout fait, au système
+officiel de <span class="pagenum"><a id="page369" name="page369"></a>(p. 369)</span> la théologie. Il va vers l'infini, mais de droite
+et de gauche, soutenu, limité, par deux murs de granit, dont l'un est
+saint Thomas, l'autre la tradition très-fixe du mystère des trois
+mondes, joué partout en drame avant d'entrer dans l'épopée.</p>
+
+<p>Répétons donc pour Dante ce que nous disions pour les deux autres. Il
+regarde vers le passé. Si sa force indocile échappe parfois vers
+l'avenir, c'est comme malgré lui, par des hasards sublimes de génie et
+de passion, par un égarement de son c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Directement contraire est la tendance de Rabelais. Il cingle à l'Est,
vers les terres inconnues.</p>
<p>L'&oelig;uvre est moins harmonique; je le crois bien. C'est un voyage de
-découverte.</p>
+découverte.</p>
-<p>Il sait tout le passé et le méprise. Il en traîne plus d'un lambeau,
-mais il les arrache en courant, il en sème sa route. S'il en garde
+<p>Il sait tout le passé et le méprise. Il en traîne plus d'un lambeau,
+mais il les arrache en courant, il en sème sa route. S'il en garde
quelque chose, ce sont des mots, des noms, dont il baptise des choses
-nouvelles et très-contraires.</p>
+nouvelles et très-contraires.</p>
-<p>La devise orgueilleuse de Montesquieu est mieux placée ici: «C'est un
-enfant sans mère» (<i>Prolem sine matre creatam</i>).</p>
+<p>La devise orgueilleuse de Montesquieu est mieux placée ici: «C'est un
+enfant sans mère» (<i>Prolem sine matre creatam</i>).</p>
-<p>Où sont ses précédents? Il appelle son livre <cite>Utopie</cite>, et sans doute
-il connaît l'<cite>Utopie</cite> de Thomas Morus. Il a eu sous les yeux l'<cite>Éloge
-de la folie</cite> d'Érasme. Il ne doit pas un mot ni à l'un ni à l'autre.</p>
+<p>Où sont ses précédents? Il appelle son livre <cite>Utopie</cite>, et sans doute
+il connaît l'<cite>Utopie</cite> de Thomas Morus. Il a eu sous les yeux l'<cite>Éloge
+de la folie</cite> d'Érasme. Il ne doit pas un mot ni à l'un ni à l'autre.</p>
-<p>Érasme est un homme d'esprit, mais froid, de peu de verve, qui ne
+<p>Érasme est un homme d'esprit, mais froid, de peu de verve, qui ne
trouve le paradoxe qu'en sortant du bon sens.</p>
-<p>Il touche à l'ineptie lorsque, dans sa liste des fous, il met
-l'<em>enfant</em>! Quand il voit dans l'amour, dans le <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> mystère sacré
-de la génération, <em>une folie ridicule!</em> Cela est sot et sacrilége.</p>
+<p>Il touche à l'ineptie lorsque, dans sa liste des fous, il met
+l'<em>enfant</em>! Quand il voit dans l'amour, dans le <span class="pagenum"><a id="page370" name="page370"></a>(p. 370)</span> mystère sacré
+de la génération, <em>une folie ridicule!</em> Cela est sot et sacrilége.</p>
<p>Thomas Morus est un romancier fade, dont la faible <cite>Utopie</cite> a
-grand'peine à trouver ce que les mystiques communistes du Moyen âge
-avaient réalisé d'une manière plus originale. La forme est plate, le
-fond commun. Peu d'imagination. Et pourtant peu de sens des réalités.</p>
+grand'peine à trouver ce que les mystiques communistes du Moyen âge
+avaient réalisé d'une manière plus originale. La forme est plate, le
+fond commun. Peu d'imagination. Et pourtant peu de sens des réalités.</p>
-<p>Rabelais ne doit rien à ces faibles ouvrages. Il n'a rien emprunté
+<p>Rabelais ne doit rien à ces faibles ouvrages. Il n'a rien emprunté
qu'au peuple, aux vieilles traditions. Il doit aussi quelque chose au
-peuple des écoles, aux traditions d'étudiants. Il s'en sert, s'en joue
-et s'en moque. Tout cela vient à travers son &oelig;uvre profonde et
-calculée, comme des rires d'enfants, des chants de berceau, de
+peuple des écoles, aux traditions d'étudiants. Il s'en sert, s'en joue
+et s'en moque. Tout cela vient à travers son &oelig;uvre profonde et
+calculée, comme des rires d'enfants, des chants de berceau, de
nourrice.</p>
<p>Navigateur hardi sur la profonde mer qui engloutit les anciens dieux,
-il va à la recherche du grand <em>Peut-être</em>. Il cherchera longtemps. Le
-câble étant coupé et l'adieu dit à la Légende, ne voulant s'arrêter
+il va à la recherche du grand <em>Peut-être</em>. Il cherchera longtemps. Le
+câble étant coupé et l'adieu dit à la Légende, ne voulant s'arrêter
qu'au vrai, au raisonnable, il avance lentement, en chassant les
-chimères.</p>
-
-<p>Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les
-lueurs de la <em>Foi profonde</em>. Copernic y fera plus tard, et Galilée.
-Mais déjà l'Amérique et les îles nouvelles, déjà les puissances
-chimiques tirées des végétaux, déjà le mouvement du sang, la
-circulation de la vie, la mutualité et solidarité des fonctions,
-éclatent dans le Pantagruel en pages sublimes, qui, sous forme légère,
+chimères.</p>
+
+<p>Mais les sciences surgissent, éclairent sa voie, lui donnent les
+lueurs de la <em>Foi profonde</em>. Copernic y fera plus tard, et Galilée.
+Mais déjà l'Amérique et les îles nouvelles, déjà les puissances
+chimiques tirées des végétaux, déjà le mouvement du sang, la
+circulation de la vie, la mutualité et solidarité des fonctions,
+éclatent dans le Pantagruel en pages sublimes, qui, sous forme légère,
et souvent ironique, n'en sont pas moins les chants religieux de la
Renaissance.</p>
-<p>Nous parlerons dans un autre volume de cette Odyssée <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> du
+<p>Nous parlerons dans un autre volume de cette Odyssée <span class="pagenum"><a id="page371" name="page371"></a>(p. 371)</span> du
Pantagruel. Aujourd'hui, l'Iliade, je veux dire, le Gargantua.</p>
-<p>Mais avant d'entamer ce livre, il faudrait un peu connaître comment
-l'auteur y arriva. Malheureusement tout est obscur. Plût au ciel qu'on
-pût faire une vie de Rabelais! Cela est impossible<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>.</p>
+<p>Mais avant d'entamer ce livre, il faudrait un peu connaître comment
+l'auteur y arriva. Malheureusement tout est obscur. Plût au ciel qu'on
+pût faire une vie de Rabelais! Cela est impossible<a id="footnotetag25" name="footnotetag25"></a><a href="#footnote25" title="Go to footnote 25"><span class="smaller">[25]</span></a>.</p>
<p>Ce que nous en savons le mieux, c'est qu'il eut l'existence des grands
-penseurs du temps, une vie inquiète, errante, fugitive, celle du
-pauvre lièvre entre deux sillons. Il se cacha, rusa, s'abrita comme il
-put, et réussit à vivre âge d'homme, et même vieux, sans être brûlé.</p>
+penseurs du temps, une vie inquiète, errante, fugitive, celle du
+pauvre lièvre entre deux sillons. Il se cacha, rusa, s'abrita comme il
+put, et réussit à vivre âge d'homme, et même vieux, sans être brûlé.</p>
<p>Vie terrible, on l'entrevoit bien. Ce joyeux enfant de Touraine, ami
-de la nature, on le fait prêtre, on le fait moine. Et, tout d'abord,
-les moines qui devinent son génie vous le mettent dans un <i>in pace</i>.
-Des magistrats l'en tirent. Il est longtemps comme caché sous l'abri
-des frères Du Bellay, ses anciens condisciples. Il devient leur
-faiseur; pour Guillaume, il fait de l'histoire; pour René, de la
+de la nature, on le fait prêtre, on le fait moine. Et, tout d'abord,
+les moines qui devinent son génie vous le mettent dans un <i>in pace</i>.
+Des magistrats l'en tirent. Il est longtemps comme caché sous l'abri
+des frères Du Bellay, ses anciens condisciples. Il devient leur
+faiseur; pour Guillaume, il fait de l'histoire; pour René, de la
physique; pour le cardinal Jean, de <span class="pagenum"><a id="page372" name="page372"></a>(p. 372)</span> la diplomatie. Courtisan,
-bouffon de château, médecin de campagne, auteur aux gages des
-libraires, ce grand génie traîne les vices de sa vieille robe,
+bouffon de château, médecin de campagne, auteur aux gages des
+libraires, ce grand génie traîne les vices de sa vieille robe,
l'ostentation des vices surtout pour plaire aux grands. Grand buveur
-(par écrit), et débauché (en vers latins), il garde, chose étonnante
+(par écrit), et débauché (en vers latins), il garde, chose étonnante
dans cette vie d'aventurier, une vigueur morale, une rectitude, un
souverain amour du bien, une haine du faux, qui va enlever le vieux
monde.</p>
-<p>À Montpellier, il enseignait la médecine avec applaudissement; mais sa
-robe fatale le poursuivait sans doute. Il alla s'établir à Lyon, où la
-grande colonie italienne mettait un peu de liberté. Il y trouva une
-autre victime du fanatisme, l'ardent, l'intrépide imprimeur, Étienne
-Dolet, qui attaquait également et les légistes et le clergé, et se fit
-brûler à la fin. Rabelais avait fait pour Dolet et autres libraires
+<p>À Montpellier, il enseignait la médecine avec applaudissement; mais sa
+robe fatale le poursuivait sans doute. Il alla s'établir à Lyon, où la
+grande colonie italienne mettait un peu de liberté. Il y trouva une
+autre victime du fanatisme, l'ardent, l'intrépide imprimeur, Étienne
+Dolet, qui attaquait également et les légistes et le clergé, et se fit
+brûler à la fin. Rabelais avait fait pour Dolet et autres libraires
des publications populaires d'almanachs, de satires, qui avaient
-répandu son nom.</p>
-
-<p>On commençait à regarder de quel côté il tournerait. Les protestants
-se demandaient s'il se joindrait à eux. Bèze dit dans ses vers: «Tout
-grand esprit a les yeux sur cet homme.»</p>
-
-<p>Tous aussi reculèrent, à l'apparition du Gargantua, tous crièrent
-d'horreur ou de joie. Peu comprirent que c'était un livre d'éducation.
-Peu devinèrent le mot caché, qui est celui d'<cite>Émile</cite>: «Reviens à la
-nature.»</p>
-
-<p>C'était l'Anti-Christianisme. Contre le Moyen âge qui dit: «La nature
-est mauvaise, impuissante pour te sauver,» il disait: «La nature est
-bonne; travaille, ton salut est en toi.»</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> Mais il ne part pas comme <cite>Émile</cite> d'un axiome abstrait. Il
-part du réel même de la vie, des m&oelig;urs de ce temps, de sa pensée
-grossière. La conception, tout enfantine, est celle de l'homme
-énormément et gigantesquement matériel, d'un géant. Il s'agit de faire
-un bon géant.</p>
-
-<p>Ces vieilles histoires de géant, loin de pâlir, s'étaient fortifiées à
-l'apparition de la royauté et du gouvernement moderne. Le phénomène
-étrange, diabolique ou divin, d'un peuple résumé dans un homme, la
-centralisation royale, comment la figurer? comment représenter ce
-Dieu? C'est un géant apparemment, qui mange les gens <em>en salade</em>? Car
+répandu son nom.</p>
+
+<p>On commençait à regarder de quel côté il tournerait. Les protestants
+se demandaient s'il se joindrait à eux. Bèze dit dans ses vers: «Tout
+grand esprit a les yeux sur cet homme.»</p>
+
+<p>Tous aussi reculèrent, à l'apparition du Gargantua, tous crièrent
+d'horreur ou de joie. Peu comprirent que c'était un livre d'éducation.
+Peu devinèrent le mot caché, qui est celui d'<cite>Émile</cite>: «Reviens à la
+nature.»</p>
+
+<p>C'était l'Anti-Christianisme. Contre le Moyen âge qui dit: «La nature
+est mauvaise, impuissante pour te sauver,» il disait: «La nature est
+bonne; travaille, ton salut est en toi.»</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page373" name="page373"></a>(p. 373)</span> Mais il ne part pas comme <cite>Émile</cite> d'un axiome abstrait. Il
+part du réel même de la vie, des m&oelig;urs de ce temps, de sa pensée
+grossière. La conception, tout enfantine, est celle de l'homme
+énormément et gigantesquement matériel, d'un géant. Il s'agit de faire
+un bon géant.</p>
+
+<p>Ces vieilles histoires de géant, loin de pâlir, s'étaient fortifiées à
+l'apparition de la royauté et du gouvernement moderne. Le phénomène
+étrange, diabolique ou divin, d'un peuple résumé dans un homme, la
+centralisation royale, comment la figurer? comment représenter ce
+Dieu? C'est un géant apparemment, qui mange les gens <em>en salade</em>? Car
<em>un roi ne vit pas de peu</em>.</p>
<p>On voit que les yeux de Rabelais se sont ouverts sur des spectacles
-ridicules; un monde de dérision lui apparut dès son berceau. Il vit
-l'époque heureuse, riche, inintelligente des premiers temps de Louis
-XII, de Grandgousier et Gargamèle. Il s'en souvient encore. Son
-Gargantua est daté de l'année où François I<sup>er</sup> mit l'impôt sur les
-vins, impôt qui fit révolter Lyon. Il s'ouvre plaisamment par ce mot:
+ridicules; un monde de dérision lui apparut dès son berceau. Il vit
+l'époque heureuse, riche, inintelligente des premiers temps de Louis
+XII, de Grandgousier et Gargamèle. Il s'en souvient encore. Son
+Gargantua est daté de l'année où François I<sup>er</sup> mit l'impôt sur les
+vins, impôt qui fit révolter Lyon. Il s'ouvre plaisamment par ce mot:
<i>Sitio.</i></p>
-<p>Cette soif (qui tout à l'heure est celle des sciences et des idées),
-l'auteur la pose d'abord dans la matérialité la plus basse. Ce n'est
+<p>Cette soif (qui tout à l'heure est celle des sciences et des idées),
+l'auteur la pose d'abord dans la matérialité la plus basse. Ce n'est
qu'ivrognerie, buverie, mangerie. Ce burlesque prologue nous introduit
-au livre, comme les farces et les <em>fêtes de l'âne</em> précédaient les
-chants de Noël.</p>
+au livre, comme les farces et les <em>fêtes de l'âne</em> précédaient les
+chants de Noël.</p>
-<p>L'homme d'alors est tel. Tel l'a pris Rabelais. L'enfant, dès le
-berceau, mal entouré, puis cultivé à contresens, offre un parfait
-miroir de ce qu'il faut éviter. À un mauvais commencement,
-l'éducation scolastique <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> ajoute tout ce qu'elle peut de vices
+<p>L'homme d'alors est tel. Tel l'a pris Rabelais. L'enfant, dès le
+berceau, mal entouré, puis cultivé à contresens, offre un parfait
+miroir de ce qu'il faut éviter. À un mauvais commencement,
+l'éducation scolastique <span class="pagenum"><a id="page374" name="page374"></a>(p. 374)</span> ajoute tout ce qu'elle peut de vices
et de paresse, mauvaises m&oelig;urs et vaines sciences.</p>
-<p>Voilà le point de départ, et il le fallait tel.</p>
+<p>Voilà le point de départ, et il le fallait tel.</p>
-<p>Cela donné au temps, la supériorité de Rabelais sur ses successeurs,
-Montaigne, Fénelon et Rousseau, est évidente. Son plan d'éducation
-reste le plus complet et le plus raisonnable. Il est fécond surtout et
+<p>Cela donné au temps, la supériorité de Rabelais sur ses successeurs,
+Montaigne, Fénelon et Rousseau, est évidente. Son plan d'éducation
+reste le plus complet et le plus raisonnable. Il est fécond surtout et
positif.</p>
-<p>Il croit, <em>contre le Moyen âge</em>, que l'homme est bon, que, loin de
-mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le c&oelig;ur,
+<p>Il croit, <em>contre le Moyen âge</em>, que l'homme est bon, que, loin de
+mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le c&oelig;ur,
l'esprit, le corps.</p>
-<p>Il croit, <em>contre l'âge moderne</em>, contre les raisonneurs, les
-critiques, Montaigne et Rousseau, que l'éducation ne doit pas
-commencer par être raisonneuse et critique. Rousseau, Montaigne, tout
-d'abord, mettent leur élève au pain sec, de peur qu'il ne mange trop.
+<p>Il croit, <em>contre l'âge moderne</em>, contre les raisonneurs, les
+critiques, Montaigne et Rousseau, que l'éducation ne doit pas
+commencer par être raisonneuse et critique. Rousseau, Montaigne, tout
+d'abord, mettent leur élève au pain sec, de peur qu'il ne mange trop.
Rabelais donne au sien toutes les bonnes nourritures de Dieu; la
-nature et la science l'allaitent à pleines mamelles; il comble ce
+nature et la science l'allaitent à pleines mamelles; il comble ce
bienheureux berceau des dons du ciel et de la terre, le remplit de
fruits et de fleurs.</p>
-<p>On dira que cette éducation est trop riche, trop pleine, trop savante.
+<p>On dira que cette éducation est trop riche, trop pleine, trop savante.
Mais l'art et la nature y sont pour charmer la science. La musique, la
botanique, l'industrie en toutes ses branches, tous les exercices du
-corps, en sont le délassement. La religion y naît du vrai et de la
-nature pour réchauffer et féconder le c&oelig;ur. Le soir, après avoir
-ensemble, maître et disciple, résumé la journée, «ils alloient, en
-pleine nuit, au lieu de leur logis le plus découvert, voir la face du
-ciel, observant les aspects des astres. Ils prioient Dieu le créateur
+corps, en sont le délassement. La religion y naît du vrai et de la
+nature pour réchauffer et féconder le c&oelig;ur. Le soir, après avoir
+ensemble, maître et disciple, résumé la journée, «ils alloient, en
+pleine nuit, au lieu de leur logis le plus découvert, voir la face du
+ciel, observant les aspects des astres. Ils prioient Dieu le créateur
en l'adorant, et ratifiant leur foy envers lui, et le glorifiant de
-sa bonté immense. Et, lui rendant <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> grâce de tout le temps
-passé, se recommandoient à sa divine clémence pour tout l'avenir. Cela
-fait, entroient en leur repos.»</p>
+sa bonté immense. Et, lui rendant <span class="pagenum"><a id="page375" name="page375"></a>(p. 375)</span> grâce de tout le temps
+passé, se recommandoient à sa divine clémence pour tout l'avenir. Cela
+fait, entroient en leur repos.»</p>
-<p>Cette éducation porte fruit. Gargantua n'a pas été formé seulement
-pour la science. C'est un homme, un héros. Il sait défendre son père
+<p>Cette éducation porte fruit. Gargantua n'a pas été formé seulement
+pour la science. C'est un homme, un héros. Il sait défendre son père
et son pays. Il est vainqueur, parce qu'il est juste, et courageux
avec l'esprit de paix.</p>
<p>Un droit nouveau surgit contre les Charles-Quint, contre les
-conquérants: «Foi, loi, raison, humanité, Dieu, vous condamnent, et
-vous périrez; le temps n'est plus d'aller ainsi conquêter les
-royaumes.»</p>
-
-<p>Ce livre est tout empreint du temps, écrit visiblement sous
-l'influence des derniers événements, des guerres de l'Empereur, et
-aussi des guerres scolastiques de Paris, mortellement hostile à la
-sale et turbulente vermine des Cappets, des ennemis de la pensée.
-Rabelais, venu, en 1530, de Montpellier à Paris, y avait trouvé Béda
-triomphant, le bûcher de Berquin tiède encore; il en avait rapporté
-une verve amère d'indignation.</p>
-
-<p>En 1534, Jean Du Bellay, allant à Rome, passa par Lyon et emmena
-Rabelais. Il lui fit donner au retour, en 1535, la place de médecin du
-grand hôpital de Lyon.</p>
-
-<p>La position de cet habile homme près de François I<sup>er</sup> était
-exactement celle de MM. D'Argenson près de Louis XV. De même que ces
-derniers, unis avec la Pompadour, entreprirent d'entraîner le roi par
-l'ascendant de Voltaire, Du Bellay, avec la duchesse d'Étampes, dut
-essayer d'agir sur François I<sup>er</sup> par le Voltaire de l'époque, qui
-était Rabelais.</p>
-
-<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> L'&oelig;uvre, achevée dans le cours de l'année 1535, paraît
-avoir reçu à ce moment des additions propres à gagner le roi.</p>
-
-<p>Favorable généralement <em>aux bons prédicateurs de l'Évangile</em>, elle eût
-pu sembler protestante. Rien n'était plus loin de l'idée de Rabelais.
-Il est évidemment pour Érasme et contre Luther dans le parti du <em>libre
+conquérants: «Foi, loi, raison, humanité, Dieu, vous condamnent, et
+vous périrez; le temps n'est plus d'aller ainsi conquêter les
+royaumes.»</p>
+
+<p>Ce livre est tout empreint du temps, écrit visiblement sous
+l'influence des derniers événements, des guerres de l'Empereur, et
+aussi des guerres scolastiques de Paris, mortellement hostile à la
+sale et turbulente vermine des Cappets, des ennemis de la pensée.
+Rabelais, venu, en 1530, de Montpellier à Paris, y avait trouvé Béda
+triomphant, le bûcher de Berquin tiède encore; il en avait rapporté
+une verve amère d'indignation.</p>
+
+<p>En 1534, Jean Du Bellay, allant à Rome, passa par Lyon et emmena
+Rabelais. Il lui fit donner au retour, en 1535, la place de médecin du
+grand hôpital de Lyon.</p>
+
+<p>La position de cet habile homme près de François I<sup>er</sup> était
+exactement celle de MM. D'Argenson près de Louis XV. De même que ces
+derniers, unis avec la Pompadour, entreprirent d'entraîner le roi par
+l'ascendant de Voltaire, Du Bellay, avec la duchesse d'Étampes, dut
+essayer d'agir sur François I<sup>er</sup> par le Voltaire de l'époque, qui
+était Rabelais.</p>
+
+<p><span class="pagenum"><a id="page376" name="page376"></a>(p. 376)</span> L'&oelig;uvre, achevée dans le cours de l'année 1535, paraît
+avoir reçu à ce moment des additions propres à gagner le roi.</p>
+
+<p>Favorable généralement <em>aux bons prédicateurs de l'Évangile</em>, elle eût
+pu sembler protestante. Rien n'était plus loin de l'idée de Rabelais.
+Il est évidemment pour Érasme et contre Luther dans le parti du <em>libre
arbitre</em>. Les anabaptistes et briseurs d'images avaient d'ailleurs
-fort éloigné les hommes de la Renaissance. Budé s'était violemment
-déclaré contre eux dans la préface, du <em>Passage de l'hellénisme au
+fort éloigné les hommes de la Renaissance. Budé s'était violemment
+déclaré contre eux dans la préface, du <em>Passage de l'hellénisme au
christianisme</em>. Plusieurs allusions hostiles au protestantisme furent
mises dans le Gargantua.</p>
-<p>Une autre très-flatteuse au roi, qui venait d'achever Chambord, c'est
-l'épilogue du livre, l'aimable <em>Abbaye de Thélème</em>, dont
-l'architecture est calquée sur celle du nouveau château.</p>
+<p>Une autre très-flatteuse au roi, qui venait d'achever Chambord, c'est
+l'épilogue du livre, l'aimable <em>Abbaye de Thélème</em>, dont
+l'architecture est calquée sur celle du nouveau château.</p>
-<p>Le succès fut immense. On en vendit, dit Rabelais, en deux mois, plus
-que de bibles en neuf ans. Il en existe soixante éditions, des
+<p>Le succès fut immense. On en vendit, dit Rabelais, en deux mois, plus
+que de bibles en neuf ans. Il en existe soixante éditions, des
traductions innombrables en toute langue. C'est le livre qui a le plus
-occupé la presse après la Bible et l'Imitation.</p>
+occupé la presse après la Bible et l'Imitation.</p>
-<p>Pour l'effet sur la cour, sur le roi, il dût être grand, puisqu'un
+<p>Pour l'effet sur la cour, sur le roi, il dût être grand, puisqu'un
courtisan aussi habile que Jean Du Bellay osa l'appeler: <cite>Un nouvel
-Évangile</cite>, et d'un seul mot: <em>le Livre</em>.</p>
+Évangile</cite>, et d'un seul mot: <em>le Livre</em>.</p>
-<p>Examinons pourtant. Mérite-t-il ce titre? L'idéal moral de l'auteur,
-un idéal de paix et de justice, de douceur, d'humanité, est-il
-complet, est-il précis? Non, il ne pouvait l'être. Nulle éducation
-n'est solide, nulle n'est orientée et ne sait son chemin, si d'abord
+<p>Examinons pourtant. Mérite-t-il ce titre? L'idéal moral de l'auteur,
+un idéal de paix et de justice, de douceur, d'humanité, est-il
+complet, est-il précis? Non, il ne pouvait l'être. Nulle éducation
+n'est solide, nulle n'est orientée et ne sait son chemin, si d'abord
elle ne <span class="pagenum"><a id="page377" name="page377"></a>(p. 377)</span> pose simplement, nettement son principe religieux et
-social. Rabelais ne l'a pas fait, pas plus que Montaigne, Fénelon, ni
-Rousseau. Son idéal n'est autre que le leur, l'<em>honnête homme</em>, celui
-qu'accepte aussi Molière. Idéal faible et négatif, qui ne peut faire
-encore le héros et le citoyen.</p>
-
-<p>Ce grand esprit avait donné du moins un beau commencement, un noble
-essai d'éducation, une lumière, une espérance. L'exigence des temps,
-l'urgence de la révolution, demandait autre chose.</p>
-
-<p>Rousseau élève un gentilhomme. Rabelais élève un roi, un bon géant. Et
-le peuple, qui se charge de l'élever?</p>
-
-<p>Savez-vous qu'à ce moment même, en 1535, une machine immense de
-réaction fanatique travaille et le peuple et les cours? Ce roi, qui
-s'amuse du livre, ce roi que vous croyez tenir, il va vous échapper.
-Il cédera, sans s'en apercevoir, au grand mouvement, mêlé d'intrigue
+social. Rabelais ne l'a pas fait, pas plus que Montaigne, Fénelon, ni
+Rousseau. Son idéal n'est autre que le leur, l'<em>honnête homme</em>, celui
+qu'accepte aussi Molière. Idéal faible et négatif, qui ne peut faire
+encore le héros et le citoyen.</p>
+
+<p>Ce grand esprit avait donné du moins un beau commencement, un noble
+essai d'éducation, une lumière, une espérance. L'exigence des temps,
+l'urgence de la révolution, demandait autre chose.</p>
+
+<p>Rousseau élève un gentilhomme. Rabelais élève un roi, un bon géant. Et
+le peuple, qui se charge de l'élever?</p>
+
+<p>Savez-vous qu'à ce moment même, en 1535, une machine immense de
+réaction fanatique travaille et le peuple et les cours? Ce roi, qui
+s'amuse du livre, ce roi que vous croyez tenir, il va vous échapper.
+Il cédera, sans s'en apercevoir, au grand mouvement, mêlé d'intrigue
religieuse et de passion populaire.</p>
-<p>Rabelais, dans son mépris pour la pouillerie cléricale, pour Montaigu
-et les Bédistes, pour ces écoles de sottise dont le vieux Paris
+<p>Rabelais, dans son mépris pour la pouillerie cléricale, pour Montaigu
+et les Bédistes, pour ces écoles de sottise dont le vieux Paris
grouille encore, a bien vu <em>Janotus</em>, mais il n'a pas vu Loyola.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page378" name="page378"></a>(p. 378)</span> CHAPITRE XX</h3>
-<h4>ROME ET LES JÉSUITES&mdash;INVASION DE LA PROVENCE&mdash;FRANÇOIS I<sup>er</sup> CÈDE À
-LA RÉACTION<br>
+<h4>ROME ET LES JÉSUITES&mdash;INVASION DE LA PROVENCE&mdash;FRANÇOIS I<sup>er</sup> CÈDE À
+LA RÉACTION<br>
1535-1538</h4>
@@ -10193,1428 +10155,1428 @@ LA RÉACTION<br>
armes et deux moyens.</p>
<p>La machine catholique, celle des <i>Exercitia</i>, par laquelle Loyola se
-transforma lui-même à sa conversion (1521), lui servit peu après à
-former et discipliner les petites bandes des premiers jésuites.</p>
+transforma lui-même à sa conversion (1521), lui servit peu après à
+former et discipliner les petites bandes des premiers jésuites.</p>
-<p>Tout cela encore en Espagne. Il écrivit son livre avant de partir pour
-Jérusalem, de sorte que de bonne heure ce livre courut les couvents
-et la société dévote.</p>
+<p>Tout cela encore en Espagne. Il écrivit son livre avant de partir pour
+Jérusalem, de sorte que de bonne heure ce livre courut les couvents
+et la société dévote.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> La grande force calviniste, celle des psaumes français de
-Marot, ne paraît qu'en 1543.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page379" name="page379"></a>(p. 379)</span> La grande force calviniste, celle des psaumes français de
+Marot, ne paraît qu'en 1543.</p>
-<p>Ainsi le mouvement espagnol eut sur le mouvement génevois une grande
-priorité.</p>
+<p>Ainsi le mouvement espagnol eut sur le mouvement génevois une grande
+priorité.</p>
-<p>La difficulté du combat pouvait être celle-ci. Pour bien commencer la
-guerre, le temps était trop raisonnable, les opinions trop vieilles,
-les esprits blasés. Les insultes faites aux images émurent, il est
-vrai, le peuple; les exécutions l'enivrèrent. Mais on ne serait pas
-venu à bout de lui faire prendre les armes si une génération spéciale
-n'eût été soigneusement dévoyée et <em>déraillée</em> du bon sens par l'art
-qu'un auteur appelle <em>la mécanique de l'enthousiasme</em>.</p>
+<p>La difficulté du combat pouvait être celle-ci. Pour bien commencer la
+guerre, le temps était trop raisonnable, les opinions trop vieilles,
+les esprits blasés. Les insultes faites aux images émurent, il est
+vrai, le peuple; les exécutions l'enivrèrent. Mais on ne serait pas
+venu à bout de lui faire prendre les armes si une génération spéciale
+n'eût été soigneusement dévoyée et <em>déraillée</em> du bon sens par l'art
+qu'un auteur appelle <em>la mécanique de l'enthousiasme</em>.</p>
-<p>Comme Basque et comme Espagnol, Ignace avait un point de départ dans
-sa galanterie exaltée pour sa dame (la sainte Vierge). Un jour qu'il
+<p>Comme Basque et comme Espagnol, Ignace avait un point de départ dans
+sa galanterie exaltée pour sa dame (la sainte Vierge). Un jour qu'il
faisait voyage dans les montagnes d'Aragon, il rencontre un Maure, et
-ne manque pas d'essayer de le convertir à l'immaculée virginité. Mais
-le Maure porte une botte logique: il cède pour la conception et nie
-pour l'accouchement. Ignace ne sait que répondre. Il est comme cloué à
-la terre et laisse l'autre prendre les devants. Pais il dit: «Le
-poignarderai-je?» Il remit la décision à sa mule, qui, heureusement,
+ne manque pas d'essayer de le convertir à l'immaculée virginité. Mais
+le Maure porte une botte logique: il cède pour la conception et nie
+pour l'accouchement. Ignace ne sait que répondre. Il est comme cloué à
+la terre et laisse l'autre prendre les devants. Pais il dit: «Le
+poignarderai-je?» Il remit la décision à sa mule, qui, heureusement,
choisit un autre chemin.</p>
-<p>C'est dès lors qu'il se mit à forger les armes spirituelles pour
+<p>C'est dès lors qu'il se mit à forger les armes spirituelles pour
combattre l'esprit d'examen et pour poignarder la raison. Le plus dur,
le plus difficile, est souvent de la vaincre en soi. Il n'y parvint
-que par un appel très-persévérant à l'illuminisme, pour lequel sa
-nature militaire ne semblait pas faite. Cependant, avec le jeûne,
-quelques privations de sommeil, une <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> Chambre sans lumière,
-telle peinture atroce et baroque, on arrive à troubler l'imagination
-et suppléer le fanatisme.</p>
-
-<p>La première génération construisit la mécanique et la popularisa. La
-seconde, dépravée d'esprit, faussée, et dévoyée déjà, s'en arma pour
-la guerre sacrée; ce sont les temps d'Henri II. La troisième, sous
-Charles IX, en tira la Saint-Barthélemy.</p>
-
-<p>Notez qu'au moment même où Loyola organise en Espagne ses premiers
-soldats de Jésus (1525 au plus tard), un franciscain italien, sur une
-révélation divine, réforme son ordre, revenant aux capuchons étroits,
-pointus, <i>capuccini</i>, que les papes avaient tant persécutés.
-L'ostentation de pauvreté, jadis punie par le saint-siége, va le
-servir utilement dans ces moines, faux mendiants, prêcheurs, aboyeurs
+que par un appel très-persévérant à l'illuminisme, pour lequel sa
+nature militaire ne semblait pas faite. Cependant, avec le jeûne,
+quelques privations de sommeil, une <span class="pagenum"><a id="page380" name="page380"></a>(p. 380)</span> Chambre sans lumière,
+telle peinture atroce et baroque, on arrive à troubler l'imagination
+et suppléer le fanatisme.</p>
+
+<p>La première génération construisit la mécanique et la popularisa. La
+seconde, dépravée d'esprit, faussée, et dévoyée déjà, s'en arma pour
+la guerre sacrée; ce sont les temps d'Henri II. La troisième, sous
+Charles IX, en tira la Saint-Barthélemy.</p>
+
+<p>Notez qu'au moment même où Loyola organise en Espagne ses premiers
+soldats de Jésus (1525 au plus tard), un franciscain italien, sur une
+révélation divine, réforme son ordre, revenant aux capuchons étroits,
+pointus, <i>capuccini</i>, que les papes avaient tant persécutés.
+L'ostentation de pauvreté, jadis punie par le saint-siége, va le
+servir utilement dans ces moines, faux mendiants, prêcheurs, aboyeurs
de foires, crieurs populaires et populaciers, pieux bateleurs,
-bouffons dévots. Ils amusent, font rire les foules, qui croient
-entendre une farce, et se trouvent, par surprise, avoir attrapé un
+bouffons dévots. Ils amusent, font rire les foules, qui croient
+entendre une farce, et se trouvent, par surprise, avoir attrapé un
sermon.</p>
-<p>Tout cela se fait d'abord sans Rome, hors de son action. La réaction
-pontificale ne commence qu'à l'avènement du Romain Farnèse, Paul III
-(1534). C'était un vieillard énergique, d'une tête forte et active. Il
+<p>Tout cela se fait d'abord sans Rome, hors de son action. La réaction
+pontificale ne commence qu'à l'avènement du Romain Farnèse, Paul III
+(1534). C'était un vieillard énergique, d'une tête forte et active. Il
passait pour peu scrupuleux (on lui imputait un faux). Il avait cinq
-bâtards qu'il voulait faire princes. Mais il comprit que sa famille ne
-trouverait sa grandeur que par la grandeur de l'Église, et, avant
-tout, il travailla à relever Rome.</p>
-
-<p>Il était temps. Elle avait perdu la moitié de l'Europe, et elle
-allait perdre l'Italie. Un rapport des <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> inquisiteurs annonçait
-«qu'il y avait <em>trois mille instituteurs</em> italiens dans les nouvelles
-opinions.»</p>
-
-<p>Le premier acte de Paul III montrait sa parfaite indifférence en
-matière de religion. D'une part, il offrit le chapeau à Érasme,
-défenseur du <em>libre arbitre</em>. D'autre part, il fit cardinal le
-Vénitien Contarini, connu pour très-prononcé dans la doctrine
+bâtards qu'il voulait faire princes. Mais il comprit que sa famille ne
+trouverait sa grandeur que par la grandeur de l'Église, et, avant
+tout, il travailla à relever Rome.</p>
+
+<p>Il était temps. Elle avait perdu la moitié de l'Europe, et elle
+allait perdre l'Italie. Un rapport des <span class="pagenum"><a id="page381" name="page381"></a>(p. 381)</span> inquisiteurs annonçait
+«qu'il y avait <em>trois mille instituteurs</em> italiens dans les nouvelles
+opinions.»</p>
+
+<p>Le premier acte de Paul III montrait sa parfaite indifférence en
+matière de religion. D'une part, il offrit le chapeau à Érasme,
+défenseur du <em>libre arbitre</em>. D'autre part, il fit cardinal le
+Vénitien Contarini, connu pour très-prononcé dans la doctrine
contraire, la <em>justification par la foi</em>.</p>
-<p>Contarini, si rapproché des croyances luthériennes, n'était pas
-seulement un théologien, mais un habile politique. Paul III l'envoya
+<p>Contarini, si rapproché des croyances luthériennes, n'était pas
+seulement un théologien, mais un habile politique. Paul III l'envoya
aux protestants d'Allemagne. Voulait-il les regagner ou les amuser
seulement, les diviser, les affaiblir, avant d'employer la force et
-l'épée des Espagnols? Ce qui me ferait adopter la dernière opinion,
-c'est qu'en donnant pouvoir à Contarini il ajoute cette réserve
-fallacieuse: «Voyez si les protestants s'accordent avec nous sur les
-principes, la primauté du saint-siége, les sacrements, <em>et quelques
-autres choses</em>.» Mais quelles choses? Il dit vaguement: «Choses
-approuvées de l'Écriture et dans l'usage de l'Église, lesquelles vous
-connaissez bien.»</p>
-
-<p>L'idée réelle de Rome avait été plus franchement communiquée à
-Charles-Quint, dès 1530, par le violent légat Campeggi. Dans le
-mémoire qu'il remit à l'Empereur de la part des cardinaux, il ne
-s'amuse pas à la controverse. Il demande tout d'abord l'emploi de la
+l'épée des Espagnols? Ce qui me ferait adopter la dernière opinion,
+c'est qu'en donnant pouvoir à Contarini il ajoute cette réserve
+fallacieuse: «Voyez si les protestants s'accordent avec nous sur les
+principes, la primauté du saint-siége, les sacrements, <em>et quelques
+autres choses</em>.» Mais quelles choses? Il dit vaguement: «Choses
+approuvées de l'Écriture et dans l'usage de l'Église, lesquelles vous
+connaissez bien.»</p>
+
+<p>L'idée réelle de Rome avait été plus franchement communiquée à
+Charles-Quint, dès 1530, par le violent légat Campeggi. Dans le
+mémoire qu'il remit à l'Empereur de la part des cardinaux, il ne
+s'amuse pas à la controverse. Il demande tout d'abord l'emploi de la
force; il faut, dit-il:</p>
<p>1<sup>o</sup> L'alliance de l'Empereur avec les princes bien pensants contre
-l'hérésie;</p>
+l'hérésie;</p>
-<p>2<sup>o</sup> La répression des princes qui n'entreraient pas <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> dans la
-ligue, «la destruction de ces plantes vénéneuses par le fer et par le
-feu;»</p>
+<p>2<sup>o</sup> La répression des princes qui n'entreraient pas <span class="pagenum"><a id="page382" name="page382"></a>(p. 382)</span> dans la
+ligue, «la destruction de ces plantes vénéneuses par le fer et par le
+feu;»</p>
-<p>3<sup>o</sup> L'organisation d'une inquisition générale sur le modèle de
+<p>3<sup>o</sup> L'organisation d'une inquisition générale sur le modèle de
l'inquisition espagnole, la guerre aux livres, etc., etc.</p>
-<p>Ce plan n'était pas complet. Contre les forces vives et populaires de
-la Réforme, il fallait créer une force populaire. À côté de
-l'inquisition répressive, il fallait organiser ce que j'appellerais
-une inquisition préventive, l'éducation spéciale d'une génération
-vouée à l'étouffement de la raison.</p>
+<p>Ce plan n'était pas complet. Contre les forces vives et populaires de
+la Réforme, il fallait créer une force populaire. À côté de
+l'inquisition répressive, il fallait organiser ce que j'appellerais
+une inquisition préventive, l'éducation spéciale d'une génération
+vouée à l'étouffement de la raison.</p>
-<p>Les prêcheurs de lazzaroni, les <i>capuccini</i> errants ne pouvaient
-donner cela. Il fallait un élément plus fixe, plus sérieux, décent,
-rassurant, trouver un intermédiaire entre le prêtre et le moine. On
+<p>Les prêcheurs de lazzaroni, les <i>capuccini</i> errants ne pouvaient
+donner cela. Il fallait un élément plus fixe, plus sérieux, décent,
+rassurant, trouver un intermédiaire entre le prêtre et le moine. On
chercha pendant quelque temps.</p>
-<p>Les Théatins se présentèrent (1524), nobles ecclésiastiques qui, sans
-habit particulier, vivaient dans la tenue sévère, l'étude et la haute
-vie qui les désignait candidats au gouvernement spirituel; c'était un
-séminaire d'évêques.</p>
+<p>Les Théatins se présentèrent (1524), nobles ecclésiastiques qui, sans
+habit particulier, vivaient dans la tenue sévère, l'étude et la haute
+vie qui les désignait candidats au gouvernement spirituel; c'était un
+séminaire d'évêques.</p>
-<p>Les Somasques se dévouèrent à l'éducation et aux hôpitaux. Ils étaient
-directeurs des malades, confesseurs des mourants; ils répondaient à
-l'Église des deux moments essentiels de l'homme, l'enfance et la mort.</p>
+<p>Les Somasques se dévouèrent à l'éducation et aux hôpitaux. Ils étaient
+directeurs des malades, confesseurs des mourants; ils répondaient à
+l'Église des deux moments essentiels de l'homme, l'enfance et la mort.</p>
-<p>Les Barnabites se chargèrent d'enseigner et de prêcher, etc.</p>
+<p>Les Barnabites se chargèrent d'enseigner et de prêcher, etc.</p>
-<p>Toutes ces créations nouvelles étaient des armes admirables; mais
-elles étaient spéciales; elles n'agissaient pas d'ensemble. Un homme
-se présente alors, <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> industrieux éclectique pour centraliser
-l'action, homme <i>omnibus</i>, qui va au but, au succès par toutes les
-voies, qui laisse les spécialités et les singularités, et qui dit: «Je
-ferai tout.»</p>
+<p>Toutes ces créations nouvelles étaient des armes admirables; mais
+elles étaient spéciales; elles n'agissaient pas d'ensemble. Un homme
+se présente alors, <span class="pagenum"><a id="page383" name="page383"></a>(p. 383)</span> industrieux éclectique pour centraliser
+l'action, homme <i>omnibus</i>, qui va au but, au succès par toutes les
+voies, qui laisse les spécialités et les singularités, et qui dit: «Je
+ferai tout.»</p>
-<p>Loyola fut peu original. Les jésuites l'établissent. Il prit de toutes
-parts ce qui était vraiment utile et pratique.</p>
+<p>Loyola fut peu original. Les jésuites l'établissent. Il prit de toutes
+parts ce qui était vraiment utile et pratique.</p>
-<p>Le secret des constitutions de l'ordre, qu'on lui a tant reproché, ce
-mystère qui <em>engage le novice à ce qu'il ignore</em>, qui l'entraîne peu à
+<p>Le secret des constitutions de l'ordre, qu'on lui a tant reproché, ce
+mystère qui <em>engage le novice à ce qu'il ignore</em>, qui l'entraîne peu à
peu au but inconnu, tout cela est la sainte ruse des anciens ordres
-monastiques. On la trouve dans la règle des Bénédictins du
-Mont-Cassin, dans celle des Franciscains, et le général, saint
-Bonaventure, la recommande expressément. Les Barnabites, récemment
-fondés, se firent une loi de ce mystère.</p>
-
-<p><em>Engager l'âme par le corps</em>, l'entraîner, presque à son insu, vers
-telle idée religieuse par telle pratique matérielle, ce n'est pas non
-plus chose nouvelle. «Agis, tu croiras après; ta croyance se calquera
-à la longue sur ton action,» c'est encore une vieille industrie.
-Loyola eut le mérite de régler cette action dans une suite
-d'<em>exercices</em> méthodiques, fort simples, qui dispensent d'idées.</p>
-
-<p>De même que le soldat doit être l'homme de tout combat, le <em>jésuite
-est dressé à tout et se plie à tout</em>. La mécanique est puissante ici
-parce qu'elle est complète. Elle saisit l'homme par l'éducation, le
-gouvernement par la prédication, la discipline par la direction, par
-la confession et la pénitence. Elle le tient par tous les âges. Elle
+monastiques. On la trouve dans la règle des Bénédictins du
+Mont-Cassin, dans celle des Franciscains, et le général, saint
+Bonaventure, la recommande expressément. Les Barnabites, récemment
+fondés, se firent une loi de ce mystère.</p>
+
+<p><em>Engager l'âme par le corps</em>, l'entraîner, presque à son insu, vers
+telle idée religieuse par telle pratique matérielle, ce n'est pas non
+plus chose nouvelle. «Agis, tu croiras après; ta croyance se calquera
+à la longue sur ton action,» c'est encore une vieille industrie.
+Loyola eut le mérite de régler cette action dans une suite
+d'<em>exercices</em> méthodiques, fort simples, qui dispensent d'idées.</p>
+
+<p>De même que le soldat doit être l'homme de tout combat, le <em>jésuite
+est dressé à tout et se plie à tout</em>. La mécanique est puissante ici
+parce qu'elle est complète. Elle saisit l'homme par l'éducation, le
+gouvernement par la prédication, la discipline par la direction, par
+la confession et la pénitence. Elle le tient par tous les âges. Elle
le tire par tous les fils.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> Dans cet ordre, militaire sous sa robe pacifique, <em>jusqu'où
-ira l'obéissance</em>? c'est le point vraiment capital, et c'est là que le
+<p><span class="pagenum"><a id="page384" name="page384"></a>(p. 384)</span> Dans cet ordre, militaire sous sa robe pacifique, <em>jusqu'où
+ira l'obéissance</em>? c'est le point vraiment capital, et c'est là que le
capitaine biscayen fut original. Les fondateurs des anciens ordres
-avaient dit: Jusqu'à la mort. Loyola va au delà; il a dit: <em>Jusqu'au
-péché.</em>&mdash;Véniel? Non. Il va plus loin. Dans l'obéissance, il comprend
-<em>le péché mortel</em>.</p>
+avaient dit: Jusqu'à la mort. Loyola va au delà; il a dit: <em>Jusqu'au
+péché.</em>&mdash;Véniel? Non. Il va plus loin. Dans l'obéissance, il comprend
+<em>le péché mortel</em>.</p>
-<p>«Visum est nobis in Domino nullas constitutiones posse obligationem ad
+<p>«Visum est nobis in Domino nullas constitutiones posse obligationem ad
peccatum <em>mortale</em> vel veniale inducere, <em>nisi superior</em> (in nomine
-J.-C. vel in virtute obedientiæ) <em>juberet</em>.»</p>
+J.-C. vel in virtute obedientiæ) <em>juberet</em>.»</p>
-<p>«Nulle règle ne peut imposer le péché mortel, <em>à moins que le
-supérieur ne l'ordonne</em>.» Donc, s'il l'ordonne, il faut pécher, pécher
+<p>«Nulle règle ne peut imposer le péché mortel, <em>à moins que le
+supérieur ne l'ordonne</em>.» Donc, s'il l'ordonne, il faut pécher, pécher
mortellement.</p>
-<p>Cela est neuf, hardi, fécond.</p>
+<p>Cela est neuf, hardi, fécond.</p>
-<p>Il en résulte d'abord que l'obéissance, pouvant justifier tout péché,
+<p>Il en résulte d'abord que l'obéissance, pouvant justifier tout péché,
dispenser de toute vertu, <em>restera la seule vertu</em>.</p>
<p>De plus, cette vertu unique enveloppant l'existence, l'intellectuelle
-aussi bien que l'active, l'obéissance qui impose toute action, <em>impose
+aussi bien que l'active, l'obéissance qui impose toute action, <em>impose
aussi toute croyance</em>.</p>
-<p>La seule croyance à suivre, c'est celle que l'obéissance vous donne.
-Indifférence parfaite sur le fond de la croyance. Obéis, et peu
+<p>La seule croyance à suivre, c'est celle que l'obéissance vous donne.
+Indifférence parfaite sur le fond de la croyance. Obéis, et peu
t'importe si ta croyance mobile se contredit, soutenant au matin <em>le
pour</em>, et <em>le contre</em> au soir.</p>
-<p>Nous voilà bien soulagés. Toute dispute est finie. Dans la croyance
-<em>par ordre</em> et l'enseignement <em>par ordre</em>, nous pourrons également
-soutenir toute idée.</p>
+<p>Nous voilà bien soulagés. Toute dispute est finie. Dans la croyance
+<em>par ordre</em> et l'enseignement <em>par ordre</em>, nous pourrons également
+soutenir toute idée.</p>
-<p>Tranchons le mot: Plus d'idée.</p>
+<p>Tranchons le mot: Plus d'idée.</p>
-<p>Ne nous étonnons plus si, du premier coup, les <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> jésuites,
+<p>Ne nous étonnons plus si, du premier coup, les <span class="pagenum"><a id="page385" name="page385"></a>(p. 385)</span> jésuites,
acceptant la foi de la Renaissance, des philosophes et des juristes,
-des ennemis de la théologie, adoptèrent <em>le libre arbitre</em>, et le
-salut <em>par les &oelig;uvres</em>, qui dispense de Jésus.</p>
-
-<p>Vous croyez les tenir là, les saisir? Point du tout. Ils glissent. Ce
-sont des hommes d'affaires qui peuvent varier leur thèse pour le
-besoin de leur affaire. Ils écrivent au besoin contre leur propre
-doctrine, se réfutent dans des livres également autorisés de la
-Société.</p>
-
-<p>Étranges contradictions, aveugle esprit de combat, dont les armées
-seules jusque-là avaient donné l'exemple. Les mêmes soldats espagnols,
-dans la même année, égorgent à Rome les sujets du pape, en Espagne ses
+des ennemis de la théologie, adoptèrent <em>le libre arbitre</em>, et le
+salut <em>par les &oelig;uvres</em>, qui dispense de Jésus.</p>
+
+<p>Vous croyez les tenir là, les saisir? Point du tout. Ils glissent. Ce
+sont des hommes d'affaires qui peuvent varier leur thèse pour le
+besoin de leur affaire. Ils écrivent au besoin contre leur propre
+doctrine, se réfutent dans des livres également autorisés de la
+Société.</p>
+
+<p>Étranges contradictions, aveugle esprit de combat, dont les armées
+seules jusque-là avaient donné l'exemple. Les mêmes soldats espagnols,
+dans la même année, égorgent à Rome les sujets du pape, en Espagne ses
ennemis.</p>
-<p>Un point grave et singulier où le jésuite dépasse décidément le
+<p>Un point grave et singulier où le jésuite dépasse décidément le
soldat, c'est que Loyola <em>supprime les exercices communs</em>. Les hommes
-s'électrisent et se vivifient les uns par les autres. L'esprit
-s'augmente et se féconde par la communication muette. Combien plus par
-le chant et la prière commune! Ceux qui se réunissent et chantent, sur
-ce seul signe, en ce siècle, sont déclarés protestants.</p>
+s'électrisent et se vivifient les uns par les autres. L'esprit
+s'augmente et se féconde par la communication muette. Combien plus par
+le chant et la prière commune! Ceux qui se réunissent et chantent, sur
+ce seul signe, en ce siècle, sont déclarés protestants.</p>
-<p>L'obéissance la plus sûre, c'est celle de l'<em>individu</em>. Que la société
+<p>L'obéissance la plus sûre, c'est celle de l'<em>individu</em>. Que la société
le moule, mais qu'il reste individu. Des <em>exercices</em> individuels,
-suivis par tous séparément, les rendront semblables sans qu'ils
-communiquent, sans qu'ils se confient. Qu'ils se défient les uns des
-autres, tant mieux; ils n'en seront que plus isolés, faibles,
-obéissants. Chaque homme, faible comme homme, sera fort comme
-société; il n'est qu'une pièce, un rouage. <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> Il remue, parce
+suivis par tous séparément, les rendront semblables sans qu'ils
+communiquent, sans qu'ils se confient. Qu'ils se défient les uns des
+autres, tant mieux; ils n'en seront que plus isolés, faibles,
+obéissants. Chaque homme, faible comme homme, sera fort comme
+société; il n'est qu'une pièce, un rouage. <span class="pagenum"><a id="page386" name="page386"></a>(p. 386)</span> Il remue, parce
qu'on la remue. Il est chose morte, inerte, un cadavre qui retomberait
-si une main ne le soutenait. De ces cadavres artificiellement dressés,
-mus par le galvanisme, se fera une armée terrible.</p>
+si une main ne le soutenait. De ces cadavres artificiellement dressés,
+mus par le galvanisme, se fera une armée terrible.</p>
<p>Rien de plus grossier, du reste, de plus antispiritualiste qu'une
-telle institution. Les <em>exercices</em> s'y font moins par l'idée
-religieuse ou le sentiment que par la légende, par le détail
-historique et physique de telle scène qu'on doit se représenter, par
-l'imitation ou reproduction des circonstances matérielles, etc. On
+telle institution. Les <em>exercices</em> s'y font moins par l'idée
+religieuse ou le sentiment que par la légende, par le détail
+historique et physique de telle scène qu'on doit se représenter, par
+l'imitation ou reproduction des circonstances matérielles, etc. On
doit, par exemple, percevoir l'enfer successivement par les cinq sens,
-la vue du feu, l'odeur du soufre, etc. La matérialité parfois y va
-jusqu'à l'impossible. Comment se représenter <em>par le goût et
-l'odorat</em>, comme il le demande, la suavité d'une âme imbue de l'amour
+la vue du feu, l'odeur du soufre, etc. La matérialité parfois y va
+jusqu'à l'impossible. Comment se représenter <em>par le goût et
+l'odorat</em>, comme il le demande, la suavité d'une âme imbue de l'amour
divin?</p>
-<p>En 1540 le pape approuve les constitutions des jésuites<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. En 1542
-commencent à jouer les deux grandes machines de la révolution
-nouvelle: l'<em>éducation</em>, l'<em>inquisition</em>.</p>
+<p>En 1540 le pape approuve les constitutions des jésuites<a id="footnotetag26" name="footnotetag26"></a><a href="#footnote26" title="Go to footnote 26"><span class="smaller">[26]</span></a>. En 1542
+commencent à jouer les deux grandes machines de la révolution
+nouvelle: l'<em>éducation</em>, l'<em>inquisition</em>.</p>
-<p>Lainez fonde le premier collége des jésuites (à Venise). Loyola
-seconde le théatin Caraffa dans l'inquisition romaine et universelle
+<p>Lainez fonde le premier collége des jésuites (à Venise). Loyola
+seconde le théatin Caraffa dans l'inquisition romaine et universelle
qui doit embrasser le monde. <span class="pagenum"><a id="page387" name="page387"></a>(p. 387)</span> La main de Loyola y est
-reconnaissable, surtout en ceci: <em>On punit ceux qui se défendent.</em></p>
+reconnaissable, surtout en ceci: <em>On punit ceux qui se défendent.</em></p>
-<p>Qui se défend est coupable; il résiste à la justice. Frappez cette âme
+<p>Qui se défend est coupable; il résiste à la justice. Frappez cette âme
rebelle.</p>
-<p>Et qui avoue est coupable. Mais humilié, brisé, rien n'empêche de
+<p>Et qui avoue est coupable. Mais humilié, brisé, rien n'empêche de
l'absoudre.</p>
<p>Plus d'innocent, tous coupables. Plus de justice, un combat. Que
-veut-on? La victoire, le brisement de l'âme humaine.</p>
+veut-on? La victoire, le brisement de l'âme humaine.</p>
-<p>Le premier qui eût dû être amené à ce tribunal, c'était, sans nul
+<p>Le premier qui eût dû être amené à ce tribunal, c'était, sans nul
doute, Henri VIII. Il fallait seulement trouver un huissier, un sbire
assez fort pour mettre la main sur lui.</p>
-<p>Le pape avait un roi tout prêt, le jeune Pole, cousin d'Henri VIII.
+<p>Le pape avait un roi tout prêt, le jeune Pole, cousin d'Henri VIII.
Sorti de la branche d'York et de la Rose rouge, il pouvait recommencer
-la guerre du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle et noyer l'Angleterre de sang. Pole avait été
-élevé par Henri, comblé de ses dons. Mais la femme d'Henri, Catherine,
+la guerre du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle et noyer l'Angleterre de sang. Pole avait été
+élevé par Henri, comblé de ses dons. Mais la femme d'Henri, Catherine,
avait nourri dans le c&oelig;ur du jeune homme, inquiet et ambitieux,
-l'espoir d'épouser Marie, héritière de l'Angleterre. Au moment où le
-pape condamna Henri, Pole, qui était en Italie, éclata par un libelle
-contre son maître et bienfaiteur. Coup terrible. Henri, qui rejetait
-le pape sans admettre le protestantisme, qui persécutait à la fois les
+l'espoir d'épouser Marie, héritière de l'Angleterre. Au moment où le
+pape condamna Henri, Pole, qui était en Italie, éclata par un libelle
+contre son maître et bienfaiteur. Coup terrible. Henri, qui rejetait
+le pape sans admettre le protestantisme, qui persécutait à la fois les
catholiques et les protestants, chancelait fort. Tout son appui, en
-cas d'invasion, eût été une armée allemande qu'il eût acheté.</p>
+cas d'invasion, eût été une armée allemande qu'il eût acheté.</p>
-<p>Le roi de France eût pu seul exécuter la sentence. C'est à quoi
-poussaient vivement (dans l'année 1534) le pape et Charles-Quint. Le
-plus jeune fils du roi aurait épousé Marie, qui eût dépossédé son
-père. Pole, <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> devenu cardinal, fut mis par le pape à Liége,
-pour correspondre de près avec les insurgés d'Angleterre, pendant que
+<p>Le roi de France eût pu seul exécuter la sentence. C'est à quoi
+poussaient vivement (dans l'année 1534) le pape et Charles-Quint. Le
+plus jeune fils du roi aurait épousé Marie, qui eût dépossédé son
+père. Pole, <span class="pagenum"><a id="page388" name="page388"></a>(p. 388)</span> devenu cardinal, fut mis par le pape à Liége,
+pour correspondre de près avec les insurgés d'Angleterre, pendant que
l'Empereur soulevait l'Irlande.</p>
-<p>François I<sup>er</sup>, sollicité, répondait que le roi d'Angleterre était
-son ami. À quoi l'Empereur réplique (dans les dépêches de Granvelle)
-qu'il ne s'agit aucunement de faire mal à Henri; au contraire, on veut
-le sauver, l'<em>empêcher de se perdre d'honneur et de conscience</em>. Il
-eût été <em>sauvé</em> dans un monastère, déposé et tondu.</p>
-
-<p>Les mêmes dépêches témoignent que Montmorency, flatté, mené par
-Charles-Quint, donnait en plein dans ce projet, et <em>n'en dégoûtait
-nullement le roi</em>. Était-ce pourtant sérieux? Était-il sûr que
-l'Empereur tînt tellement à faire roi d'Angleterre un prince français?
-Il eût voulu à la fois et détrôner Henri VIII et perdre François
-I<sup>er</sup> dans l'esprit des protestants d'Allemagne, de sorte qu'isolé,
-faible, il ne fût plus rien autre chose qu'un lieutenant de
+<p>François I<sup>er</sup>, sollicité, répondait que le roi d'Angleterre était
+son ami. À quoi l'Empereur réplique (dans les dépêches de Granvelle)
+qu'il ne s'agit aucunement de faire mal à Henri; au contraire, on veut
+le sauver, l'<em>empêcher de se perdre d'honneur et de conscience</em>. Il
+eût été <em>sauvé</em> dans un monastère, déposé et tondu.</p>
+
+<p>Les mêmes dépêches témoignent que Montmorency, flatté, mené par
+Charles-Quint, donnait en plein dans ce projet, et <em>n'en dégoûtait
+nullement le roi</em>. Était-ce pourtant sérieux? Était-il sûr que
+l'Empereur tînt tellement à faire roi d'Angleterre un prince français?
+Il eût voulu à la fois et détrôner Henri VIII et perdre François
+I<sup>er</sup> dans l'esprit des protestants d'Allemagne, de sorte qu'isolé,
+faible, il ne fût plus rien autre chose qu'un lieutenant de
l'Empereur.</p>
-<p>Le roi était peu tenté. Il n'avait qu'une passion: c'était Milan et la
-réparation de l'affront de Maravilla. Loin de l'apaiser,
-Charles-Quint, dans sa conduite inconséquente, fit encore arrêter un
-homme qu'il envoyait à Soliman.</p>
+<p>Le roi était peu tenté. Il n'avait qu'une passion: c'était Milan et la
+réparation de l'affront de Maravilla. Loin de l'apaiser,
+Charles-Quint, dans sa conduite inconséquente, fit encore arrêter un
+homme qu'il envoyait à Soliman.</p>
-<p>Le pape travaillait en vain à les rapprocher. Comme deux lutteurs
-acharnés, ils se tâtaient pour mieux se frapper. Le roi avait fait la
-démarche cruelle et désespérée d'appeler en Corse, en Sicile, en
+<p>Le pape travaillait en vain à les rapprocher. Comme deux lutteurs
+acharnés, ils se tâtaient pour mieux se frapper. Le roi avait fait la
+démarche cruelle et désespérée d'appeler en Corse, en Sicile, en
Italie, non pas Soliman, mais le pirate Barberousse, bey d'Alger et de
-Tunis, à qui le sultan donna le titre de son amiral. Tout l'aspect des
-côtes changea. Un tremblement effroyable saisit les pauvres habitants
-<span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> quand, à chaque instant, l'on vit les pirates, marchands
-d'esclaves, descendre inopinément et tomber comme des vautours. Jusque
-dans l'intérieur des terres, l'homme en s'éveillant le matin voyait le
-turban, les armes, les visages d'Afrique. En un moment, s'il n'était
+Tunis, à qui le sultan donna le titre de son amiral. Tout l'aspect des
+côtes changea. Un tremblement effroyable saisit les pauvres habitants
+<span class="pagenum"><a id="page389" name="page389"></a>(p. 389)</span> quand, à chaque instant, l'on vit les pirates, marchands
+d'esclaves, descendre inopinément et tomber comme des vautours. Jusque
+dans l'intérieur des terres, l'homme en s'éveillant le matin voyait le
+turban, les armes, les visages d'Afrique. En un moment, s'il n'était
pris, il avait perdu sa famille; sa femme, sa fille, ses enfants,
-étaient enlevés dans les barques, en poussant d'horribles cris.
+étaient enlevés dans les barques, en poussant d'horribles cris.
Parfois les marchands avaient commission d'un pacha, d'un bey, d'un
-puissant renégat, de lui procurer telle femme. La fille d'un
+puissant renégat, de lui procurer telle femme. La fille d'un
gouverneur espagnol fut ravie ainsi. La Giulia, s&oelig;ur de la <em>divine</em>
-Jeanne d'Aragon, qui est au Louvre, beauté célèbre jusque dans
-l'Orient, faillit être enlevée; elle ne se sauva qu'en chemise, elle
-sauta sur un cheval qu'un cavalier lui céda. On prétend qu'en
-reconnaissance elle le fit assassiner pour qu'il ne pût se vanter du
+Jeanne d'Aragon, qui est au Louvre, beauté célèbre jusque dans
+l'Orient, faillit être enlevée; elle ne se sauva qu'en chemise, elle
+sauta sur un cheval qu'un cavalier lui céda. On prétend qu'en
+reconnaissance elle le fit assassiner pour qu'il ne pût se vanter du
bonheur de l'avoir vue.</p>
-<p>La chose la plus populaire que pût jamais faire l'Empereur, celle qui
-devait le mettre en bénédiction, c'était d'exterminer les pirates, de
-détruire Tunis et Alger. Venise elle-même, amie des Turcs, était
-cruellement inquiète des progrès de Barberousse. Charles-Quint avait
-tous les v&oelig;ux pour lui. Nulle expédition plus brillante, plus
-populaire, plus bénie. L'armée espagnole, allemande, italienne, avec
-force volontaires de toutes nations, défit l'armée africaine que
-Soliman avait laissée à ses propres forces, prit la Goulette et Tunis
+<p>La chose la plus populaire que pût jamais faire l'Empereur, celle qui
+devait le mettre en bénédiction, c'était d'exterminer les pirates, de
+détruire Tunis et Alger. Venise elle-même, amie des Turcs, était
+cruellement inquiète des progrès de Barberousse. Charles-Quint avait
+tous les v&oelig;ux pour lui. Nulle expédition plus brillante, plus
+populaire, plus bénie. L'armée espagnole, allemande, italienne, avec
+force volontaires de toutes nations, défit l'armée africaine que
+Soliman avait laissée à ses propres forces, prit la Goulette et Tunis
(25 juillet 1535). Le massacre fut immense; on y tua trente mille
-musulmans. Vingt mille chrétiens délivrés portèrent leur
+musulmans. Vingt mille chrétiens délivrés portèrent leur
reconnaissance dans toute l'Europe et la gloire de Charles-Quint.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> Gloire, puissance, force réelle. Il avait mis un roi vassal à
-Tunis. De là il menaçait Alger, dominait la côte d'Afrique. Il avait
-conquis les c&oelig;urs des Italiens mêmes, écrasés par lui. Venise se
-détachait du sultan et rangeait son pavillon soumis près du victorieux
+<p><span class="pagenum"><a id="page390" name="page390"></a>(p. 390)</span> Gloire, puissance, force réelle. Il avait mis un roi vassal à
+Tunis. De là il menaçait Alger, dominait la côte d'Afrique. Il avait
+conquis les c&oelig;urs des Italiens mêmes, écrasés par lui. Venise se
+détachait du sultan et rangeait son pavillon soumis près du victorieux
drapeau du dompteur des Barbaresques.</p>
-<p>Charles-Quint, débarqué (septembre) en Italie, au milieu des
-applaudissements de l'Europe, était en mesure de parler de très-haut à
-François I<sup>er</sup>. Il n'exige plus, comme à Cambrai, qu'il abandonne ses
-alliés, mais qu'il combatte contre eux.</p>
-
-<p>Il veut bien l'amuser encore de la promesse de Milan. François Sforza
-meurt en octobre. L'Empereur fait espérer Milan comme dot de sa fille,
-qu'eût épousée le plus jeune fils du roi. Tous deux arment cependant.
-L'Empereur lève des lansquenets. Le roi négocie pour avoir des
-Suisses, achève l'organisation des <em>légions</em> de gens de pied qu'il
-forme à la romaine.</p>
-
-<p>Du jour où il avait reçu l'affront de Maravilla, il avait voulu la
-guerre. Mais il ne trouva d'argent qu'en frappant l'impôt le plus
-odieux aux Français, la taxe des vins, avec les vexations infinies des
+<p>Charles-Quint, débarqué (septembre) en Italie, au milieu des
+applaudissements de l'Europe, était en mesure de parler de très-haut à
+François I<sup>er</sup>. Il n'exige plus, comme à Cambrai, qu'il abandonne ses
+alliés, mais qu'il combatte contre eux.</p>
+
+<p>Il veut bien l'amuser encore de la promesse de Milan. François Sforza
+meurt en octobre. L'Empereur fait espérer Milan comme dot de sa fille,
+qu'eût épousée le plus jeune fils du roi. Tous deux arment cependant.
+L'Empereur lève des lansquenets. Le roi négocie pour avoir des
+Suisses, achève l'organisation des <em>légions</em> de gens de pied qu'il
+forme à la romaine.</p>
+
+<p>Du jour où il avait reçu l'affront de Maravilla, il avait voulu la
+guerre. Mais il ne trouva d'argent qu'en frappant l'impôt le plus
+odieux aux Français, la taxe des vins, avec les vexations infinies des
visites de commis et la tyrannie fiscale qu'on appelle l'<em>exercice</em>.
-Il y eut bientôt révolte.</p>
+Il y eut bientôt révolte.</p>
-<p>Quant aux hommes, il avait peu à compter sur la noblesse. Elle s'était
-montrée favorable au connétable. Elle avait refusé, en 1527, de
-contribuer à la rançon du roi. Elle faisait négligemment le service
-militaire. En février 1534, le roi lui impose quatre revues annuelles,
-exige que les gens d'armes portent la complète armure défensive, quel
+<p>Quant aux hommes, il avait peu à compter sur la noblesse. Elle s'était
+montrée favorable au connétable. Elle avait refusé, en 1527, de
+contribuer à la rançon du roi. Elle faisait négligemment le service
+militaire. En février 1534, le roi lui impose quatre revues annuelles,
+exige que les gens d'armes portent la complète armure défensive, quel
qu'en soit le poids. En <span class="pagenum"><a id="page391" name="page391"></a>(p. 391)</span> juillet 1534, il organise
-l'infanterie, sept légions, chacune de six mille hommes. Des
-quarante-deux mille, trente mille sont armés de piques et douze mille
-d'arquebuses. Ils sont payés en temps de guerre, bien payés, à cent
+l'infanterie, sept légions, chacune de six mille hommes. Des
+quarante-deux mille, trente mille sont armés de piques et douze mille
+d'arquebuses. Ils sont payés en temps de guerre, bien payés, à cent
sous par mois. Ce seront des hommes effectifs; on ne comptera pas les
-valets, comme on faisait trop souvent; «s'il s'en trouve, ils sont
-étranglés.»</p>
+valets, comme on faisait trop souvent; «s'il s'en trouve, ils sont
+étranglés.»</p>
-<p>La chose fut populaire. En paix, ils étaient exempts de taille. S'ils
-se distinguaient, ils pouvaient être anoblis.</p>
+<p>La chose fut populaire. En paix, ils étaient exempts de taille. S'ils
+se distinguaient, ils pouvaient être anoblis.</p>
-<p>Leur première épreuve fut rude, celle d'une guerre de Savoie en plein
-hiver, et le passage des monts. Le roi, instruit par son péril, par la
+<p>Leur première épreuve fut rude, celle d'une guerre de Savoie en plein
+hiver, et le passage des monts. Le roi, instruit par son péril, par la
grandeur croissante de son ennemi, avait eu tardivement cette lueur de
-bon sens, de voir que la vraie conquête italienne, avant Milan et le
-reste, c'étaient les Alpes et le Piémont. Le duc de Savoie, qui jadis
-avait secouru Bourbon, qui était Espagnol de c&oelig;ur, offrait à
-Charles-Quint de lui céder ses États en échange d'États italiens.
-L'Empereur, qui déjà avait la Comté, allait avoir en outre la Savoie
-et la Bresse, nous enveloppait et plongeait chez nous jusqu'à Lyon.</p>
-
-<p>On le prévint. François I<sup>er</sup> secourut contre lui Genève, qui mit son
-évêque à la porte, se fit protestante, appuyée sur Berne, qui conquit
+bon sens, de voir que la vraie conquête italienne, avant Milan et le
+reste, c'étaient les Alpes et le Piémont. Le duc de Savoie, qui jadis
+avait secouru Bourbon, qui était Espagnol de c&oelig;ur, offrait à
+Charles-Quint de lui céder ses États en échange d'États italiens.
+L'Empereur, qui déjà avait la Comté, allait avoir en outre la Savoie
+et la Bresse, nous enveloppait et plongeait chez nous jusqu'à Lyon.</p>
+
+<p>On le prévint. François I<sup>er</sup> secourut contre lui Genève, qui mit son
+évêque à la porte, se fit protestante, appuyée sur Berne, qui conquit
sur le Savoyard le pays de Vaud. Le roi alors, voyant bien que
-Charles-Quint l'amusait, en février, saisit la Savoie et entre en
-Piémont.</p>
+Charles-Quint l'amusait, en février, saisit la Savoie et entre en
+Piémont.</p>
-<p>Il en advint comme à Ravenne. La première fois que nos Français, hier
+<p>Il en advint comme à Ravenne. La première fois que nos Français, hier
paysans, aujourd'hui soldats, <span class="pagenum"><a id="page392" name="page392"></a>(p. 392)</span> se virent devant l'ennemi, ils
-furent pris du démon des batailles, et on ne put plus les tenir. Il y
+furent pris du démon des batailles, et on ne put plus les tenir. Il y
avait devant eux un gros torrent, la Grande-Doire. Ils s'y jettent,
-et, malgré la roideur du fil de ces eaux rapides, ils ne perdent pas
+et, malgré la roideur du fil de ces eaux rapides, ils ne perdent pas
leur rang. Nos Allemands n'en font pas moins. Ils se lancent et
-passent de front. L'ennemi ne les attend pas. Les nôtres, sans
-cavalerie, suivent de près. À Verceil, la rivière arrête encore. Un
-homme de bonne volonté sort d'une de nos légions, se jette à l'eau,
-et, sous la grêle des balles, prend un bateau du côté de l'ennemi, le
-ramène. On passe. Le Piémont est conquis.</p>
-
-<p>On respecta le Milanais. Néanmoins l'Empereur, à Rome, éclata avec une
-violence politique et calculée. Le 5 avril, ayant fait ses dévotions à
+passent de front. L'ennemi ne les attend pas. Les nôtres, sans
+cavalerie, suivent de près. À Verceil, la rivière arrête encore. Un
+homme de bonne volonté sort d'une de nos légions, se jette à l'eau,
+et, sous la grêle des balles, prend un bateau du côté de l'ennemi, le
+ramène. On passe. Le Piémont est conquis.</p>
+
+<p>On respecta le Milanais. Néanmoins l'Empereur, à Rome, éclata avec une
+violence politique et calculée. Le 5 avril, ayant fait ses dévotions à
Saint-Pierre en costume solennel, rentrant chez le pape au milieu
-d'une grande assemblée de princes allemands, italiens, de cardinaux,
-d'ambassadeurs, on le vit, non sans étonnement, commencer une
-harangue. Il paraît qu'elle était écrite, au moins en partie; de temps
-en temps il baissait la tête pour lire une note roulée autour de son
-doigt. C'était un plaidoyer en règle, complet, contre François I<sup>er</sup>.
-En résumé, il lui offrait trois partis, la paix avec Milan pour son
-troisième fils, la guerre, ou enfin qu'ils vidassent leur différend,
-de personne à personne, comme avaient fait d'anciens rois, le roi
-David, etc. S'il y avait difficulté, ils pouvaient se battre dans une
-île, dans un bateau ou sur un pont, à l'épée et au poignard, en
+d'une grande assemblée de princes allemands, italiens, de cardinaux,
+d'ambassadeurs, on le vit, non sans étonnement, commencer une
+harangue. Il paraît qu'elle était écrite, au moins en partie; de temps
+en temps il baissait la tête pour lire une note roulée autour de son
+doigt. C'était un plaidoyer en règle, complet, contre François I<sup>er</sup>.
+En résumé, il lui offrait trois partis, la paix avec Milan pour son
+troisième fils, la guerre, ou enfin qu'ils vidassent leur différend,
+de personne à personne, comme avaient fait d'anciens rois, le roi
+David, etc. S'il y avait difficulté, ils pouvaient se battre dans une
+île, dans un bateau ou sur un pont, à l'épée et au poignard, en
chemise; tout serait bon. Le vaincu serait tenu de fournir toutes ses
-forces à notre Saint-Père le pape contre le Turc et l'hérésie.
-<span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> Pour gage et prix du combat, lui, il déposerait Milan, et
-François I<sup>er</sup> la Bourgogne.</p>
-
-<p>Granvelle excusa la chose aux Français, disant n'en avoir rien su.
-Mensonge. Un acte si grave n'était pas certainement un coup de tête
-personnel. C'était une chose politique, délibérée mûrement, une mine
-habilement chargée et dont l'explosion fut immense. Le discours,
+forces à notre Saint-Père le pape contre le Turc et l'hérésie.
+<span class="pagenum"><a id="page393" name="page393"></a>(p. 393)</span> Pour gage et prix du combat, lui, il déposerait Milan, et
+François I<sup>er</sup> la Bourgogne.</p>
+
+<p>Granvelle excusa la chose aux Français, disant n'en avoir rien su.
+Mensonge. Un acte si grave n'était pas certainement un coup de tête
+personnel. C'était une chose politique, délibérée mûrement, une mine
+habilement chargée et dont l'explosion fut immense. Le discours,
traduit (d'avance sans doute) en toute langue, courut l'Europe,
-l'Allemagne surtout. Les insultes continuelles faites impunément à nos
-envoyés mettaient déjà le roi très-bas. Mais ce solennel outrage, ce
-soufflet officiel, donné dans Rome, au Vatican, devant tous les
-ambassadeurs qui représentaient la chrétienté, montrèrent l'ami de
-Barberousse, le renégat, l'apostat, l'homme perdu et désespéré, comme
-le faquin en chemise, qui, traîné dans un tombereau, figure, torche en
+l'Allemagne surtout. Les insultes continuelles faites impunément à nos
+envoyés mettaient déjà le roi très-bas. Mais ce solennel outrage, ce
+soufflet officiel, donné dans Rome, au Vatican, devant tous les
+ambassadeurs qui représentaient la chrétienté, montrèrent l'ami de
+Barberousse, le renégat, l'apostat, l'homme perdu et désespéré, comme
+le faquin en chemise, qui, traîné dans un tombereau, figure, torche en
main, au Parvis.</p>
-<p>Des bruits étranges circulèrent. À grand'peine, les marchands
-allemands qui allèrent de Lyon aux foires de Strasbourg, détrompèrent
-lentement leurs compatriotes. Quand Du Bellay, envoyé par le roi,
-arriva en Allemagne, il fut obligé de se cacher.</p>
+<p>Des bruits étranges circulèrent. À grand'peine, les marchands
+allemands qui allèrent de Lyon aux foires de Strasbourg, détrompèrent
+lentement leurs compatriotes. Quand Du Bellay, envoyé par le roi,
+arriva en Allemagne, il fut obligé de se cacher.</p>
-<p>L'Empereur avait là un moment admirable contre le roi, une force
-énorme d'opinion, ajoutez une immense force matérielle, la plus grande
-qu'il eût eu jamais.</p>
+<p>L'Empereur avait là un moment admirable contre le roi, une force
+énorme d'opinion, ajoutez une immense force matérielle, la plus grande
+qu'il eût eu jamais.</p>
-<p>On pouvait voir la vanité des deux systèmes sur lesquels on se
-reposait: le vieux système des alliances de famille et de mariages, le
-nouveau système des alliances politiques ou système d'équilibre. Cet
-équilibre naissant, qu'était-il déjà devenu? Henri VIII ne pouvait
+<p>On pouvait voir la vanité des deux systèmes sur lesquels on se
+reposait: le vieux système des alliances de famille et de mariages, le
+nouveau système des alliances politiques ou système d'équilibre. Cet
+équilibre naissant, qu'était-il déjà devenu? Henri VIII ne pouvait
<span class="pagenum"><a id="page394" name="page394"></a>(p. 394)</span> bouger. Le Turc n'agissait que lentement. L'Allemagne
protestante boudait le roi. Le seul service qu'elle lui rendit, ce fut
-de débaucher des lansquenets que Ferdinand envoyait.</p>
+de débaucher des lansquenets que Ferdinand envoyait.</p>
-<p>François I<sup>er</sup> était seul, et Charles-Quint avançait avec sa victoire
+<p>François I<sup>er</sup> était seul, et Charles-Quint avançait avec sa victoire
et l'Europe.</p>
-<p>Il se croyait tellement sûr de son fait, qu'il dit, comme on lui
-parlait des Français: «Si je n'avais mieux que cela, dit-il, à la
+<p>Il se croyait tellement sûr de son fait, qu'il dit, comme on lui
+parlait des Français: «Si je n'avais mieux que cela, dit-il, à la
place du roi, je commencerais par me rendre, mains jointes et la corde
-au cou.»</p>
+au cou.»</p>
-<p>On ne pouvait se défendre en Piémont, on le pouvait en Provence,
+<p>On ne pouvait se défendre en Piémont, on le pouvait en Provence,
laisser l'ennemi se consumer et mourir de faim.</p>
-<p>Pour cela, il fallait une chose, celle qu'en 1812 on fit à Moscou,
-brûler, détruire; mais ici une ville n'était pas assez; il fallait
-brûler un pays.</p>
+<p>Pour cela, il fallait une chose, celle qu'en 1812 on fit à Moscou,
+brûler, détruire; mais ici une ville n'était pas assez; il fallait
+brûler un pays.</p>
-<p>Quel homme serait assez dur pour faire cette barbare et nécessaire
-exécution? Montmorency s'en chargea, et il l'aggrava par la dureté de
-son caractère, par son indécision et son imprévoyance.</p>
+<p>Quel homme serait assez dur pour faire cette barbare et nécessaire
+exécution? Montmorency s'en chargea, et il l'aggrava par la dureté de
+son caractère, par son indécision et son imprévoyance.</p>
-<p>Les pauvres cultivateurs, qui avaient ordre d'évacuer, croyaient au
+<p>Les pauvres cultivateurs, qui avaient ordre d'évacuer, croyaient au
moins qu'on sauverait les grandes villes, et ils y concentraient leurs
-biens. Mais peu à peu on abandonnait tout et l'on détruisait tout. Aix
-même fut ainsi condamnée, après qu'on eut commencé à la fortifier.
-Tout fut brûlé, jeté, détruit, <em>spectacle lamentable</em>, dit Du Bellay
-lui-même, endurci cependant à ces affreuses guerres.</p>
+biens. Mais peu à peu on abandonnait tout et l'on détruisait tout. Aix
+même fut ainsi condamnée, après qu'on eut commencé à la fortifier.
+Tout fut brûlé, jeté, détruit, <em>spectacle lamentable</em>, dit Du Bellay
+lui-même, endurci cependant à ces affreuses guerres.</p>
-<p>Montmorency s'enferma dans un camp retranché, y resta obstinément, sûr
-que l'Empereur, en s'éloignant de la côte, mourrait de faim. Toute la
+<p>Montmorency s'enferma dans un camp retranché, y resta obstinément, sûr
+que l'Empereur, en s'éloignant de la côte, mourrait de faim. Toute la
Provence mourait <span class="pagenum"><a id="page395" name="page395"></a>(p. 395)</span> de faim aussi, et si l'Empereur faisait
-venir quelque chose de la mer, ces furieux affamés se jetaient dessus,
-n'ayant plus peur de rien, et le dévoraient au passage.</p>
+venir quelque chose de la mer, ces furieux affamés se jetaient dessus,
+n'ayant plus peur de rien, et le dévoraient au passage.</p>
-<p>Les paysans désespérés firent ainsi plusieurs coups hardis, un entre
-autres, au départ de l'Empereur. Ils se mirent cinquante dans une
-tour, pour tirer de là et le tuer. Il s'en allait très-faible, ayant
-perdu vingt-cinq mille hommes. On pouvait l'écraser. Montmorency n'eut
-garde; il le laissa échapper.</p>
+<p>Les paysans désespérés firent ainsi plusieurs coups hardis, un entre
+autres, au départ de l'Empereur. Ils se mirent cinquante dans une
+tour, pour tirer de là et le tuer. Il s'en allait très-faible, ayant
+perdu vingt-cinq mille hommes. On pouvait l'écraser. Montmorency n'eut
+garde; il le laissa échapper.</p>
<p>L'effroyable sacrifice de toute une province de France, cent villes ou
-villages brûlés et détruits, un peuple de paysans sans abri, sans
-instruments, sans nourriture, et pas même de quoi semer! C'était le
-résultat de 1536, de la campagne qui porta Montmorency au pinacle, le
-fît connétable, quasi-roi de France pour les cinq années qui
+villages brûlés et détruits, un peuple de paysans sans abri, sans
+instruments, sans nourriture, et pas même de quoi semer! C'était le
+résultat de 1536, de la campagne qui porta Montmorency au pinacle, le
+fît connétable, quasi-roi de France pour les cinq années qui
suivirent.</p>
-<p>L'Empereur était entré, avait séjourné deux mois, librement était
-sorti, sans que, de cette armée française, personne osât le
-poursuivre. Nos paysans provençaux avaient seuls ressenti l'affront,
-et, aux dépens de leur sang, tâché qu'on ne pût pas faire risée de la
+<p>L'Empereur était entré, avait séjourné deux mois, librement était
+sorti, sans que, de cette armée française, personne osât le
+poursuivre. Nos paysans provençaux avaient seuls ressenti l'affront,
+et, aux dépens de leur sang, tâché qu'on ne pût pas faire risée de la
France.</p>
-<p>Il était temps ou jamais, de <em>toucher au vif</em> Charles-Quint, selon la
-forte expression des dépêches de 1534. Ce n'était pas avec Barberousse
-qu'on pouvait faire rien de grand. Il fallait Soliman même. La Sicile
-(<em>Gasp. Contarini</em>) souffrait tellement qu'elle eût accepté les Turcs.
-Qu'allait faire François I<sup>er</sup>?</p>
+<p>Il était temps ou jamais, de <em>toucher au vif</em> Charles-Quint, selon la
+forte expression des dépêches de 1534. Ce n'était pas avec Barberousse
+qu'on pouvait faire rien de grand. Il fallait Soliman même. La Sicile
+(<em>Gasp. Contarini</em>) souffrait tellement qu'elle eût accepté les Turcs.
+Qu'allait faire François I<sup>er</sup>?</p>
-<p>Le pauvre roi, qui déjà n'était plus guère qu'une langue, une
-conversation, qui bientôt faillit mourir, <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> était de plus en
-plus tiraillé par les deux partis qui se disputaient près de lui, en
-lui, et dont sa faible tête semblait le champ de bataille.</p>
+<p>Le pauvre roi, qui déjà n'était plus guère qu'une langue, une
+conversation, qui bientôt faillit mourir, <span class="pagenum"><a id="page396" name="page396"></a>(p. 396)</span> était de plus en
+plus tiraillé par les deux partis qui se disputaient près de lui, en
+lui, et dont sa faible tête semblait le champ de bataille.</p>
-<p>Caractérisons ces partis. Il y avait celui des élus, celui des damnés.</p>
+<p>Caractérisons ces partis. Il y avait celui des élus, celui des damnés.</p>
-<p>Les damnés, c'étaient ceux qui poussaient à l'alliance des Turcs et
-des hérétiques, spécialement les Du Bellay, Guillaume, le vieux,
-l'intrépide militaire diplomate, et le spirituel cardinal Jean,
-l'évêque rabelaisien de Paris qui, tout en amusant son maître, le
-poussait aux résolutions viriles de la plus libre politique. La
-plupart de nos ambassadeurs, c'est-à-dire des gens qui savaient et
-voyaient, appartenaient à ce parti.</p>
+<p>Les damnés, c'étaient ceux qui poussaient à l'alliance des Turcs et
+des hérétiques, spécialement les Du Bellay, Guillaume, le vieux,
+l'intrépide militaire diplomate, et le spirituel cardinal Jean,
+l'évêque rabelaisien de Paris qui, tout en amusant son maître, le
+poussait aux résolutions viriles de la plus libre politique. La
+plupart de nos ambassadeurs, c'est-à-dire des gens qui savaient et
+voyaient, appartenaient à ce parti.</p>
-<p>Mais le parti des élus, des bien pensants, des orthodoxes, c'était
+<p>Mais le parti des élus, des bien pensants, des orthodoxes, c'était
celui qui se formait autour du nouveau Dauphin. Montmorency qui voyait
-le père décliner si vite, regardait au soleil levant. Le Dauphin avait
-dix-huit ans, et on venait de lui donner une maîtresse. C'était un
-garçon de peu, qui ne savait dire deux mots, né pour obéir et pour
-être dupe. Mais plus il paraissait nul, plus la cour venait à lui;
-excellent gibier en effet d'intrigants et de favoris. Déjà, tous
-disaient en ch&oelig;ur qu'il ressemblait à Louis XII.</p>
-
-<p>L'événement de cette année 1537, c'est que cet astre nouveau avait
-marqué son lever. Un enfant, en grand mystère, était né d'une grande
-dame, fort sérieuse et fort politique, qui hardiment s'était chargée
+le père décliner si vite, regardait au soleil levant. Le Dauphin avait
+dix-huit ans, et on venait de lui donner une maîtresse. C'était un
+garçon de peu, qui ne savait dire deux mots, né pour obéir et pour
+être dupe. Mais plus il paraissait nul, plus la cour venait à lui;
+excellent gibier en effet d'intrigants et de favoris. Déjà, tous
+disaient en ch&oelig;ur qu'il ressemblait à Louis XII.</p>
+
+<p>L'événement de cette année 1537, c'est que cet astre nouveau avait
+marqué son lever. Un enfant, en grand mystère, était né d'une grande
+dame, fort sérieuse et fort politique, qui hardiment s'était chargée
d'initier le Dauphin.</p>
-<p>Son père l'avait marié à quatorze ans, à une enfant du même âge,
-Catherine de Médicis. Mais cette position nouvelle n'avait rien tiré
-de lui. Pas un mot et <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> pas une idée. Tel il était revenu de sa
+<p>Son père l'avait marié à quatorze ans, à une enfant du même âge,
+Catherine de Médicis. Mais cette position nouvelle n'avait rien tiré
+de lui. Pas un mot et <span class="pagenum"><a id="page397" name="page397"></a>(p. 397)</span> pas une idée. Tel il était revenu de sa
longue prison d'Espagne, tel il restait, ayant l'air d'un sombre
-enfant espagnol, yeux noirs, cheveux noirs, «<em>mauricaud</em>,» dit un
-chroniqueur. Il n'était bon qu'à la voltige, le premier sauteur du
-temps. Sa petite femme, spirituelle et cultivée, comme une Italienne,
-mais fort tremblante et servile, n'avait nulle prise sur lui. Née
-Médicis et de race marchande, son jeune mari n'en tenait compte, et la
-méprisait comme un sot; le roi seul avait pitié d'elle, la défendait,
-et ne voulut pas qu'on la rendît à ses parents.</p>
-
-<p>François I<sup>er</sup>, causant un jour avec la grande sénéchale, Diane de
+enfant espagnol, yeux noirs, cheveux noirs, «<em>mauricaud</em>,» dit un
+chroniqueur. Il n'était bon qu'à la voltige, le premier sauteur du
+temps. Sa petite femme, spirituelle et cultivée, comme une Italienne,
+mais fort tremblante et servile, n'avait nulle prise sur lui. Née
+Médicis et de race marchande, son jeune mari n'en tenait compte, et la
+méprisait comme un sot; le roi seul avait pitié d'elle, la défendait,
+et ne voulut pas qu'on la rendît à ses parents.</p>
+
+<p>François I<sup>er</sup>, causant un jour avec la grande sénéchale, Diane de
Poitiers (intime avec lui depuis l'aventure de 1523), s'affligea
devant elle de son triste fils, qui ne serait jamais un homme. La dame
-se chargea de l'affaire, et dit en riant: «J'en fais mon galant.»</p>
+se chargea de l'affaire, et dit en riant: «J'en fais mon galant.»</p>
-<p>C'était une fort belle veuve. Depuis la mort de son mari, Louis de
-Brézé, en 1531, elle s'était tenue à la cour plus dignement que bien
+<p>C'était une fort belle veuve. Depuis la mort de son mari, Louis de
+Brézé, en 1531, elle s'était tenue à la cour plus dignement que bien
d'autres. Elle restait toujours eu deuil, en robe de soie blanche ou
noire, non pas tant pour faire l'inconsolable de son vieux mari, mais
-cette simplicité allait à sa beauté noble, froide, altière. Le goût
-espagnol commençait aussi. La reine était Espagnole, le Dauphin tout
-autant. La belle veuve, par ces couleurs austères, s'espagnolisait, se
-rattachait à la cour espagnole et orthoxe. Elle faisait profession
-d'être fort bonne catholique. Elle n'eut pas pour un empire,
-disait-elle, parlé à un protestant.</p>
+cette simplicité allait à sa beauté noble, froide, altière. Le goût
+espagnol commençait aussi. La reine était Espagnole, le Dauphin tout
+autant. La belle veuve, par ces couleurs austères, s'espagnolisait, se
+rattachait à la cour espagnole et orthoxe. Elle faisait profession
+d'être fort bonne catholique. Elle n'eut pas pour un empire,
+disait-elle, parlé à un protestant.</p>
<p>Cette dame, en 1537, avait trente-huit ans, et semblait beaucoup plus
-jeune. Elle mettait un art infini à se soigner et se conserver. Mais
+jeune. Elle mettait un art infini à se soigner et se conserver. Mais
rien ne la conservait <span class="pagenum"><a id="page398" name="page398"></a>(p. 398)</span> mieux que sa nature dure et froide.
Elle avait les vices des hommes, avare, hautaine, ambitieuse. Elle
-mena fort bien son veuvage, se réservant habilement. L'austérité de
-l'habit ne décourageait pas trop. Elle montrait fort son sein, que le
-noir faisait valoir. Et lorsque, maîtresse en titre et reine, elle
-était moquée par les jeunes qui ne l'appelaient que la <em>vieille</em>, elle
-fit cette réponse cynique de leur montrer ce qu'on cache en se faisant
-peindre nue. Elle est telle à Fontainebleau.</p>
-
-<p>Dure, avide et politique, elle était intimement liée avec un homme
-tout semblable, Montmorency. Tous deux exploitèrent leur crédit de
-même, en se garnissant les mains. Montmorency, à cette époque, comme
-un Caton le Censeur, réformait la France en rançonnant les gouverneurs
-de province. M. de Châteaubriant, qui passait pour avoir fait mourir
-sa femme, s'en tira en léguant son bien à Montmorency.</p>
-
-<p>La partie fut certainement liée entre lui et Diane pour s'emparer du
-Dauphin. Et la scène définitive dut se passer à Écouen, la voluptueuse
-maison arrangée par Montmorency pour recevoir de telles visites. Tout
+mena fort bien son veuvage, se réservant habilement. L'austérité de
+l'habit ne décourageait pas trop. Elle montrait fort son sein, que le
+noir faisait valoir. Et lorsque, maîtresse en titre et reine, elle
+était moquée par les jeunes qui ne l'appelaient que la <em>vieille</em>, elle
+fit cette réponse cynique de leur montrer ce qu'on cache en se faisant
+peindre nue. Elle est telle à Fontainebleau.</p>
+
+<p>Dure, avide et politique, elle était intimement liée avec un homme
+tout semblable, Montmorency. Tous deux exploitèrent leur crédit de
+même, en se garnissant les mains. Montmorency, à cette époque, comme
+un Caton le Censeur, réformait la France en rançonnant les gouverneurs
+de province. M. de Châteaubriant, qui passait pour avoir fait mourir
+sa femme, s'en tira en léguant son bien à Montmorency.</p>
+
+<p>La partie fut certainement liée entre lui et Diane pour s'emparer du
+Dauphin. Et la scène définitive dut se passer à Écouen, la voluptueuse
+maison arrangée par Montmorency pour recevoir de telles visites. Tout
ce qu'on sait de cet homme brutal, sombre et violent, qui n'avait
-qu'injures à la bouche, qui, parmi ses patenôtres, ordonnait de rompre
+qu'injures à la bouche, qui, parmi ses patenôtres, ordonnait de rompre
ou pendre, fait un contraste bizarre avec les recherches galantes de
-sa suspecte maison. Les vitraux d'Écouen, que tout le monde a vus
-jusqu'en 1815 au Musée des monuments français, étaient choquants
-d'impudeur à faire rougir Rabelais. Dans le Pantagruel, il parle avec
-un juste mépris des arts obscènes qui, sans talent, font appel tout
-droit aux sens. Telles ces vitres effrontées. On y <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> voyait
-l'Amour de dix-huit ans environ, avec une Psyché bien plus vieille.</p>
-
-<p>Psyché accoucha d'une fille. Le tout mystérieusement. La dame voulut
-que l'enfant fut mis au compte d'une demoiselle. Mystère profond. Le
+sa suspecte maison. Les vitraux d'Écouen, que tout le monde a vus
+jusqu'en 1815 au Musée des monuments français, étaient choquants
+d'impudeur à faire rougir Rabelais. Dans le Pantagruel, il parle avec
+un juste mépris des arts obscènes qui, sans talent, font appel tout
+droit aux sens. Telles ces vitres effrontées. On y <span class="pagenum"><a id="page399" name="page399"></a>(p. 399)</span> voyait
+l'Amour de dix-huit ans environ, avec une Psyché bien plus vieille.</p>
+
+<p>Psyché accoucha d'une fille. Le tout mystérieusement. La dame voulut
+que l'enfant fut mis au compte d'une demoiselle. Mystère profond. Le
Dauphin portait publiquement les couleurs et la devise de Diane,
-s'affichant et commençant cette glorification solennelle de l'inceste
-et de l'adultère qui lui fit mettre l'initiale de la maîtresse de son
-père sur tous les monuments publics et jusque sur les monnaies.</p>
+s'affichant et commençant cette glorification solennelle de l'inceste
+et de l'adultère qui lui fit mettre l'initiale de la maîtresse de son
+père sur tous les monuments publics et jusque sur les monnaies.</p>
-<p>Quelqu'un a dit: «Jamais de mal parmi les honnêtes gens.» La chose se
-vérifia. Montmorency et la dame qui passait du père au fils, furent
-d'autant plus estimés, honorés de l'Europe, formant dès ce temps la
-tête du parti des honnêtes gens.</p>
+<p>Quelqu'un a dit: «Jamais de mal parmi les honnêtes gens.» La chose se
+vérifia. Montmorency et la dame qui passait du père au fils, furent
+d'autant plus estimés, honorés de l'Europe, formant dès ce temps la
+tête du parti des honnêtes gens.</p>
<p>Ce noir Dauphin toujours muet, cette grande femme toujours en deuil,
-formaient, au sein de la cour, comme une petite cour qui allait à part
-grossir d'année en année.</p>
+formaient, au sein de la cour, comme une petite cour qui allait à part
+grossir d'année en année.</p>
-<p>Les contrastes étaient parfaits. La jeune duchesse d'Étampes et le
-vieux François I<sup>er</sup>, avec la petite Médicis, faisaient la cour
+<p>Les contrastes étaient parfaits. La jeune duchesse d'Étampes et le
+vieux François I<sup>er</sup>, avec la petite Médicis, faisaient la cour
italienne, parleuses, aux modes florentines, aux couleurs brillantes,
-dont se détachait fortement le futur roi, le nouveau règne, plus
-sérieux et comme espagnol.</p>
-
-<p>L'Espagne était bien haut alors. On l'estimait, on l'imitait. La
-fameuse expédition de Tunis, la renommée des vieilles bandes, la
-fabuleuse conquête de Fernand Cortès avaient rempli tous les esprits.
-La férocité, l'arrogance, tout était bien pris de ce peuple.
-L'ambassadeur Hurtado, pour avoir, devant le roi, jeté <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span>
-quelqu'un par les fenêtres, n'en fut que plus à la mode. La morgue
-silencieuse dans laquelle ils restaient toujours sans daigner répondre
-un mot, leur servait admirablement à cacher leur vide d'idées.</p>
-
-<p>Dans une cour où le nouvel élément commençait à poindre, le roi
-italien et français, le parleur aimable et facile, était hors de mode.
-La jeunesse, par derrière, haussait les épaules. Jeunesse grave,
-vieillesse légère! Tout à l'heure, il n'y avait qu'un mauvais sujet à
-la cour: c'était le roi, le vieux malade, l'ami des Turcs, le renégat.
-Il se voyait de plus en plus délaissé des honnêtes gens.</p>
-
-<p>Le parti turc avait pourtant réussi encore à gagner sur lui un dernier
-pas décisif qui eût assommé Charles-Quint: c'était de jeter Soliman et
+dont se détachait fortement le futur roi, le nouveau règne, plus
+sérieux et comme espagnol.</p>
+
+<p>L'Espagne était bien haut alors. On l'estimait, on l'imitait. La
+fameuse expédition de Tunis, la renommée des vieilles bandes, la
+fabuleuse conquête de Fernand Cortès avaient rempli tous les esprits.
+La férocité, l'arrogance, tout était bien pris de ce peuple.
+L'ambassadeur Hurtado, pour avoir, devant le roi, jeté <span class="pagenum"><a id="page400" name="page400"></a>(p. 400)</span>
+quelqu'un par les fenêtres, n'en fut que plus à la mode. La morgue
+silencieuse dans laquelle ils restaient toujours sans daigner répondre
+un mot, leur servait admirablement à cacher leur vide d'idées.</p>
+
+<p>Dans une cour où le nouvel élément commençait à poindre, le roi
+italien et français, le parleur aimable et facile, était hors de mode.
+La jeunesse, par derrière, haussait les épaules. Jeunesse grave,
+vieillesse légère! Tout à l'heure, il n'y avait qu'un mauvais sujet à
+la cour: c'était le roi, le vieux malade, l'ami des Turcs, le renégat.
+Il se voyait de plus en plus délaissé des honnêtes gens.</p>
+
+<p>Le parti turc avait pourtant réussi encore à gagner sur lui un dernier
+pas décisif qui eût assommé Charles-Quint: c'était de jeter Soliman et
cent mille Turcs sur Naples, pendant que le roi passerait les monts
-avec cinquante mille hommes. Cela eût éclairci les choses. L'Empereur,
-pour avoir battu les faux Turcs de Barberousse, qui étaient des Maures
-d'Afrique, portait son succès de Tunis aussi haut qu'une victoire sur
+avec cinquante mille hommes. Cela eût éclairci les choses. L'Empereur,
+pour avoir battu les faux Turcs de Barberousse, qui étaient des Maures
+d'Afrique, portait son succès de Tunis aussi haut qu'une victoire sur
les janissaires. Il fallait voir la figure qu'il ferait devant
Soliman.</p>
-<p>Nous savons, par le plus irrécusable témoignage, celui de sa s&oelig;ur,
-qu'il n'en pouvait plus. Le coup eût été terrible. Les Turcs fussent
-restés en Sicile et peut-être à Naples. Grand malheur? Non. Il en
-serait arrivé comme à la Chine, où les vaincus ont conquis les
-vainqueurs, et rendu les Mongols Chinois. L'Italie eût exercé son
-ascendant ordinaire, et, bien mieux que ne fit la Grèce, épuisée et
-impuissante, elle eût fait du Turc un Européen.</p>
+<p>Nous savons, par le plus irrécusable témoignage, celui de sa s&oelig;ur,
+qu'il n'en pouvait plus. Le coup eût été terrible. Les Turcs fussent
+restés en Sicile et peut-être à Naples. Grand malheur? Non. Il en
+serait arrivé comme à la Chine, où les vaincus ont conquis les
+vainqueurs, et rendu les Mongols Chinois. L'Italie eût exercé son
+ascendant ordinaire, et, bien mieux que ne fit la Grèce, épuisée et
+impuissante, elle eût fait du Turc un Européen.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> La chose fut très-bien menée par le savant et habile Laforêt
+<p><span class="pagenum"><a id="page401" name="page401"></a>(p. 401)</span> La chose fut très-bien menée par le savant et habile Laforêt
qui, en juillet 1537, se trouva, avec Soliman et Barberousse, en face
-d'Otrante. Les Turcs descendirent à Castro. Mais les Français ne
+d'Otrante. Les Turcs descendirent à Castro. Mais les Français ne
parurent pas. Soliman laissa le royaume de Naples et se tourna contre
Venise.</p>
-<p>Où donc était François I<sup>er</sup>? En Picardie. Il n'est pas difficile de
-deviner l'homme qui rendait ce service essentiel à l'Empereur.
-Montmorency n'envoya en Italie que tard, quand il n'était plus temps.</p>
+<p>Où donc était François I<sup>er</sup>? En Picardie. Il n'est pas difficile de
+deviner l'homme qui rendait ce service essentiel à l'Empereur.
+Montmorency n'envoya en Italie que tard, quand il n'était plus temps.</p>
-<p>Ces tergiversations singulières ne s'expliquent que par la forte
+<p>Ces tergiversations singulières ne s'expliquent que par la forte
conspiration de cour qui enveloppait le roi de toutes parts. Il voyait
-d'accord des gens qui toujours sont divisés, une belle-mère, Éléonore,
+d'accord des gens qui toujours sont divisés, une belle-mère, Éléonore,
avec un beau-fils, Henri, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, avec
-la maîtresse nouvelle, la triste et dure figure de Montmorency avec la
+la maîtresse nouvelle, la triste et dure figure de Montmorency avec la
jeune cour. Tous pour le pape, pour l'Empereur, contre le Turc et
-l'hérésie; tous plaidant <em>pour l'honneur du roi</em> et le salut de son
-âme.</p>
+l'hérésie; tous plaidant <em>pour l'honneur du roi</em> et le salut de son
+âme.</p>
-<p>Il avait toujours eu un vif besoin de plaire à ce qui l'entourait.
+<p>Il avait toujours eu un vif besoin de plaire à ce qui l'entourait.
Affaibli, maladif, il ne supportait pas la muette censure d'une cour
-respectueusement mécontente, ni les récits qu'on lui faisait arriver
-des ravages des Turcs. Ils pesaient sur sa conscience, ébranlaient
-l'homme et le chrétien.</p>
+respectueusement mécontente, ni les récits qu'on lui faisait arriver
+des ravages des Turcs. Ils pesaient sur sa conscience, ébranlaient
+l'homme et le chrétien.</p>
-<p>Il luttait pourtant encore au printemps de 1538. À la nouvelle d'une
-grande victoire de Soliman sur le frère de Charles-Quint, il envoya
+<p>Il luttait pourtant encore au printemps de 1538. À la nouvelle d'une
+grande victoire de Soliman sur le frère de Charles-Quint, il envoya
Rincon pour resserrer son alliance. Aux vives instances du pape pour
-l'amener à voir l'Empereur, il résista d'abord (<cite>Rel. Tiepolo</cite>),
-<span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> laissa le pape et Charles-Quint l'attendre à Nice quinze
-jours. Le vieux Paul III brûlait de les unir pour les lancer sur Henri
+l'amener à voir l'Empereur, il résista d'abord (<cite>Rel. Tiepolo</cite>),
+<span class="pagenum"><a id="page402" name="page402"></a>(p. 402)</span> laissa le pape et Charles-Quint l'attendre à Nice quinze
+jours. Le vieux Paul III brûlait de les unir pour les lancer sur Henri
VIII.</p>
<p>L'Empereur cachait mieux le besoin urgent qu'il avait de traiter. Sa
-situation en réalité était épouvantable. Ni l'Espagne ni les Pays-Bas
-ne donnaient un sou. Gand lui refusait l'impôt depuis 1536, et
-travaillait à confédérer les autres villes. Il prévoyait la terrible
-révolte des armées espagnoles qui arriva en 1539. Il ne la différait
-qu'en laissant ses soldats à Milan et ailleurs en pleines bacchanales,
-comme au temps de Bourbon. Ces hommes effrénés, ces sauvages,
-désormais indisciplinables, devenaient l'effroi de leur maître. Il
-restait deux partis à prendre: ou les diviser, les tromper, pour les
-égorger isolés; ou les leurrer d'une promesse, d'un grand pillage, les
-mener à Constantinople. Cette entreprise, pour être romanesque, avait
+situation en réalité était épouvantable. Ni l'Espagne ni les Pays-Bas
+ne donnaient un sou. Gand lui refusait l'impôt depuis 1536, et
+travaillait à confédérer les autres villes. Il prévoyait la terrible
+révolte des armées espagnoles qui arriva en 1539. Il ne la différait
+qu'en laissant ses soldats à Milan et ailleurs en pleines bacchanales,
+comme au temps de Bourbon. Ces hommes effrénés, ces sauvages,
+désormais indisciplinables, devenaient l'effroi de leur maître. Il
+restait deux partis à prendre: ou les diviser, les tromper, pour les
+égorger isolés; ou les leurrer d'une promesse, d'un grand pillage, les
+mener à Constantinople. Cette entreprise, pour être romanesque, avait
pourtant des chances. Doria, en 1533, avait reconnu les Dardanelles et
-vu dans quelle négligence les Turcs laissaient leurs fortifications.</p>
+vu dans quelle négligence les Turcs laissaient leurs fortifications.</p>
-<p>Un document publié récemment dévoile tout ceci (<cite>Lanz Mém. Stuttgard,
+<p>Un document publié récemment dévoile tout ceci (<cite>Lanz Mém. Stuttgard,
XI, 263</cite>). C'est une lettre suppliante de la s&oelig;ur de Charles-Quint,
-Marie, gouvernante des Pays-Bas, pour conjurer son frère de ne pas se
-mettre à la discrétion de cette horrible soldatesque dans l'expédition
+Marie, gouvernante des Pays-Bas, pour conjurer son frère de ne pas se
+mettre à la discrétion de cette horrible soldatesque dans l'expédition
de Turquie. Elle lui parle nettement de sa situation, lui dit que les
-Pays-Bas, s'il ne parvient à y mettre ordre, <em>sont plus que perdus</em>;
-qu'il vaut mieux, plutôt que de se jeter dans de telles aventures,
+Pays-Bas, s'il ne parvient à y mettre ordre, <em>sont plus que perdus</em>;
+qu'il vaut mieux, plutôt que de se jeter dans de telles aventures,
fermer les yeux sur l'Allemagne, <em>laisser couler certaines choses</em>
-touchant la religion. Quant à la guerre <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> si lointaine de
-Constantinople: «Souvenez-vous, dit-elle, <em>de Tunis qui n'est qu'à la
-porte de votre pays; si Barberousse n'avoit donné bataille, en quels
-termes étiez-vous?... Oh! pour l'honneur de Dieu!</em> ne courez pas de
-tels hasards.»</p>
+touchant la religion. Quant à la guerre <span class="pagenum"><a id="page403" name="page403"></a>(p. 403)</span> si lointaine de
+Constantinople: «Souvenez-vous, dit-elle, <em>de Tunis qui n'est qu'à la
+porte de votre pays; si Barberousse n'avoit donné bataille, en quels
+termes étiez-vous?... Oh! pour l'honneur de Dieu!</em> ne courez pas de
+tels hasards.»</p>
<p>Il est impossible de se fier au roi de France. Et pourtant s'y l'on
-pouvait s'y fier, l'Empereur <em>devroit passer par la France, et démêler
+pouvait s'y fier, l'Empereur <em>devroit passer par la France, et démêler
avec lui ce qui lui peut toucher... Mais vostre personne est de si
grande importance que je n'oserois conseiller</em>, etc.</p>
-<p>Ces avis d'un parfait bon sens étaient certainement ceux de Granvelle.
-L'Empereur, à tout rapprochement, toute entrevue, même inutile,
-gagnait un grand avantage, celui de mettre en défiance tous nos amis,
-Turcs, Anglais, luthériens et mécontents des Pays-Bas.</p>
+<p>Ces avis d'un parfait bon sens étaient certainement ceux de Granvelle.
+L'Empereur, à tout rapprochement, toute entrevue, même inutile,
+gagnait un grand avantage, celui de mettre en défiance tous nos amis,
+Turcs, Anglais, luthériens et mécontents des Pays-Bas.</p>
-<p>C'était déjà une faute, une sottise pour le roi de se rendre à Nice.
-Il le sentait si bien, que, quand on l'y traîna, il demanda à
+<p>C'était déjà une faute, une sottise pour le roi de se rendre à Nice.
+Il le sentait si bien, que, quand on l'y traîna, il demanda à
l'Empereur une chose impossible qui devait rompre tout, non-seulement
-le Milanais, mais la <em>Franche-Comté</em>. L'Empereur, à l'absurde,
-répondit par l'absurde, offrant <em>le titre</em> et <em>le revenu</em> de Milan,
-qui <em>pendant neuf ans</em> seraient confiés au pape, et le roi, tout de
-suite, eût rendu la Savoie, armé pour l'Empereur contre le Turc et les
-luthériens. Vains bavardages. Mais Charles-Quint avait déjà ce qu'il
+le Milanais, mais la <em>Franche-Comté</em>. L'Empereur, à l'absurde,
+répondit par l'absurde, offrant <em>le titre</em> et <em>le revenu</em> de Milan,
+qui <em>pendant neuf ans</em> seraient confiés au pape, et le roi, tout de
+suite, eût rendu la Savoie, armé pour l'Empereur contre le Turc et les
+luthériens. Vains bavardages. Mais Charles-Quint avait déjà ce qu'il
voulait. Sa s&oelig;ur venait le voir, et la nouvelle cour entrait en
rapport avec lui. Le pape fit, sinon la paix, au moins une longue
-trêve de dix ans. Le roi partit, le 19 juin, sans voir l'Empereur.</p>
+trêve de dix ans. Le roi partit, le 19 juin, sans voir l'Empereur.</p>
-<p>Il n'en était pas quitte; on ne le laissa pas retourner au Nord. Les
-influences de famille agirent, Éléonore <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> pour son frère,
-Marguerite dans l'intérêt de son mari, pour l'arrangement de la
+<p>Il n'en était pas quitte; on ne le laissa pas retourner au Nord. Les
+influences de famille agirent, Éléonore <span class="pagenum"><a id="page404" name="page404"></a>(p. 404)</span> pour son frère,
+Marguerite dans l'intérêt de son mari, pour l'arrangement de la
Navarre, Montmorency et les cardinaux, le Dauphin pour le roman d'une
-conquête de l'Angleterre. Tous pour le roi, pour le réconcilier à Dieu
-et à l'Église, au parti des honnêtes gens.</p>
+conquête de l'Angleterre. Tous pour le roi, pour le réconcilier à Dieu
+et à l'Église, au parti des honnêtes gens.</p>
-<p>Les Turcs, souvent bien informés, crurent que non-seulement on lui
+<p>Les Turcs, souvent bien informés, crurent que non-seulement on lui
promettait le Milanais de la part de Charles-Quint, mais qu'abusant de
l'affaiblissement de son esprit, on lui disait que l'Empereur
prendrait pour lui Constantinople et le ferait empereur d'Orient.</p>
-<p>Charles-Quint attendit un mois à Gênes l'effet de tout cela. Il ne
-lâcha pas prise qu'on ne lui eût de nouveau amené le roi à
-Aigues-Mortes. Dans ce méchant petit port solitaire, le roi, moins
-entouré qu'il ne l'eût été en Provence, n'avait là que Montmorency et
-les princesses. Il n'y eut, aux conférences, que le connétable et le
+<p>Charles-Quint attendit un mois à Gênes l'effet de tout cela. Il ne
+lâcha pas prise qu'on ne lui eût de nouveau amené le roi à
+Aigues-Mortes. Dans ce méchant petit port solitaire, le roi, moins
+entouré qu'il ne l'eût été en Provence, n'avait là que Montmorency et
+les princesses. Il n'y eut, aux conférences, que le connétable et le
cardinal de Lorraine d'une part, d'autre part Granvelle et Couvos, la
-reine enfin, lien des deux partis. Que conclut-on? Matériellement,
+reine enfin, lien des deux partis. Que conclut-on? Matériellement,
rien que le <i>statu quo</i>; moralement, une chose immense qui allait
changer l'Europe, et qu'on peut dire d'un mot, <em>la conversion de
-François I<sup>er</sup></em>.</p>
+François I<sup>er</sup></em>.</p>
-<p>L'ami des infidèles, des hérétiques, le renégat et l'apostat, l'homme
+<p>L'ami des infidèles, des hérétiques, le renégat et l'apostat, l'homme
incertain du moins, mobile, qui disait le matin oui, et non le soir,
-est fixé désormais, et tel sera jusqu'à la mort. Ce galant, ce rieur,
-est désormais un bon sujet. C'est le retour de l'<em>Enfant prodigue</em>. La
+est fixé désormais, et tel sera jusqu'à la mort. Ce galant, ce rieur,
+est désormais un bon sujet. C'est le retour de l'<em>Enfant prodigue</em>. La
reine et tous en pleurent de joie.</p>
-<p>Qui a procuré ce miracle? Un mot de l'Empereur. Ce qu'il a refusé à
-Nice, il l'accorde à Aigues-Mortes. Il n'offre plus <em>le titre</em> de
-Milan, mais la possession <em>réelle</em> <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> (<cite>Granvelle, II, 335</cite>)
-pour le second fils du roi qui épousera une nièce de Charles-Quint.</p>
+<p>Qui a procuré ce miracle? Un mot de l'Empereur. Ce qu'il a refusé à
+Nice, il l'accorde à Aigues-Mortes. Il n'offre plus <em>le titre</em> de
+Milan, mais la possession <em>réelle</em> <span class="pagenum"><a id="page405" name="page405"></a>(p. 405)</span> (<cite>Granvelle, II, 335</cite>)
+pour le second fils du roi qui épousera une nièce de Charles-Quint.</p>
-<p>Le roi s'engage <em>publiquement</em> à défendre les États de l'Empereur
-pendant la guerre des Turcs. À quoi <em>secrètement</em>? On le voit par les
+<p>Le roi s'engage <em>publiquement</em> à défendre les États de l'Empereur
+pendant la guerre des Turcs. À quoi <em>secrètement</em>? On le voit par les
faits.</p>
<p>Maintenant la France, en Europe, n'a plus d'ami que Charles-Quint, son
-capital ennemi. Elle s'est isolée. Libre à lui de tenir sa promesse.
+capital ennemi. Elle s'est isolée. Libre à lui de tenir sa promesse.
S'il ne la tenait pas, que ferait-elle? la guerre, mais seule et sans
-ami, ne pouvant, même par la guerre, sortir de la profonde ornière où
-elle est entrée pour toujours, et dont ne la tireront pas même
-cinquante années de guerres de religion.</p>
+ami, ne pouvant, même par la guerre, sortir de la profonde ornière où
+elle est entrée pour toujours, et dont ne la tireront pas même
+cinquante années de guerres de religion.</p>
<h3><span class="pagenum"><a id="page406" name="page406"></a>(p. 406)</span> CHAPITRE XXI</h3>
-<h4>DERNIÈRE GUERRE, RUINE ET MORT DE FRANÇOIS I<sup>er</sup><br>
+<h4>DERNIÈRE GUERRE, RUINE ET MORT DE FRANÇOIS I<sup>er</sup><br>
1539-1547</h4>
-<p>On peut dater d'ici le règne d'Henri II et de Diane de Poitiers.
-François I<sup>er</sup> n'est plus qu'une cérémonie, une ombre. La réaction
-règne par Montmorency d'abord, ami de Diane et de l'Empereur; puis par
-les prêtres, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, et les cadets de
-Lorraine, les Guises, généraux du clergé, tous serviteurs et créatures
-de la triomphante maîtresse.</p>
-
-<p>Comment finit François I<sup>er</sup>? Il meurt huit ans d'avance par une
-horrible maladie (1539), dont la médecine ne <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> le sauve qu'en
-l'exterminant<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>. Ses derniers portraits font frémir; leur
-bouffissure difforme témoigne de l'énergie des remèdes qui ne lui
-donnèrent ce répit qu'en bouleversant l'homme physique, éteignant
+<p>On peut dater d'ici le règne d'Henri II et de Diane de Poitiers.
+François I<sup>er</sup> n'est plus qu'une cérémonie, une ombre. La réaction
+règne par Montmorency d'abord, ami de Diane et de l'Empereur; puis par
+les prêtres, les cardinaux de Tournon, de Lorraine, et les cadets de
+Lorraine, les Guises, généraux du clergé, tous serviteurs et créatures
+de la triomphante maîtresse.</p>
+
+<p>Comment finit François I<sup>er</sup>? Il meurt huit ans d'avance par une
+horrible maladie (1539), dont la médecine ne <span class="pagenum"><a id="page407" name="page407"></a>(p. 407)</span> le sauve qu'en
+l'exterminant<a id="footnotetag27" name="footnotetag27"></a><a href="#footnote27" title="Go to footnote 27"><span class="smaller">[27]</span></a>. Ses derniers portraits font frémir; leur
+bouffissure difforme témoigne de l'énergie des remèdes qui ne lui
+donnèrent ce répit qu'en bouleversant l'homme physique, éteignant
l'homme moral.</p>
-<p>À ce prix on parvint à pouvoir le montrer, le remettre à cheval, le
-mener quelque peu à l'armée, à la chasse. Au conseil même, dans
-quelques circonstances, il voulut décider; mais tout lui échappait. Il
-était incapable de suite. Sans sa maîtresse ou garde-malade, la
-duchesse d'Étampes, qui s'indignait, le réveillait parfois, il se fût
-résigné peut-être; mais elle ne cessait, dans sa haine jalouse contre
-Diane, de rouvrir les yeux du malade sur sa déchéance réelle. Contre
-le nouveau roi, si peu Français, si contraire à son père, et qu'on eût
-cru plutôt un fils de l'Empereur, elle élevait, créait un rival, le
-jeune et brillant duc d'Orléans pour qui elle eût voulu un trône.</p>
-
-<p>Dès le 23 septembre 1538, le roi étant revenu à Compiègne, et
-souffrant d'un cruel abcès qui le mit à la mort, Montmorency ne perdit
-pas un moment et inaugura la politique nouvelle en faisant arrêter,
-poursuivre son ennemi, l'ami de la duchesse d'Étampes, Brion (ou
-l'amiral Chabot)<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>. Il le fit éplucher avec une rigueur <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span>
-extraordinaire par ses légistes à lui, de manière à trouver quelque
-indélicatesse, quelque abus de pouvoir, péchés communs à tous les
+<p>À ce prix on parvint à pouvoir le montrer, le remettre à cheval, le
+mener quelque peu à l'armée, à la chasse. Au conseil même, dans
+quelques circonstances, il voulut décider; mais tout lui échappait. Il
+était incapable de suite. Sans sa maîtresse ou garde-malade, la
+duchesse d'Étampes, qui s'indignait, le réveillait parfois, il se fût
+résigné peut-être; mais elle ne cessait, dans sa haine jalouse contre
+Diane, de rouvrir les yeux du malade sur sa déchéance réelle. Contre
+le nouveau roi, si peu Français, si contraire à son père, et qu'on eût
+cru plutôt un fils de l'Empereur, elle élevait, créait un rival, le
+jeune et brillant duc d'Orléans pour qui elle eût voulu un trône.</p>
+
+<p>Dès le 23 septembre 1538, le roi étant revenu à Compiègne, et
+souffrant d'un cruel abcès qui le mit à la mort, Montmorency ne perdit
+pas un moment et inaugura la politique nouvelle en faisant arrêter,
+poursuivre son ennemi, l'ami de la duchesse d'Étampes, Brion (ou
+l'amiral Chabot)<a id="footnotetag28" name="footnotetag28"></a><a href="#footnote28" title="Go to footnote 28"><span class="smaller">[28]</span></a>. Il le fit éplucher avec une rigueur <span class="pagenum"><a id="page408" name="page408"></a>(p. 408)</span>
+extraordinaire par ses légistes à lui, de manière à trouver quelque
+indélicatesse, quelque abus de pouvoir, péchés communs à tous les
favoris.</p>
-<p>Tous nos ambassadeurs reçurent en même temps un nouveau mot d'ordre,
+<p>Tous nos ambassadeurs reçurent en même temps un nouveau mot d'ordre,
fort surprenant (ils n'y pouvaient croire): <em>de travailler partout
-pour l'Empereur</em>. Ordre d'agir pour lui auprès du Turc, de lui ménager
-une trêve. Ordre d'engager l'Allemagne à s'unir contre Soliman.
-Défense au protégé du roi, au duc de Wurtemberg, d'agir contre les
-évêchés catholiques, et notification à la diète que le roi s'unissait
-à l'Empereur pour rétablir la religion.</p>
-
-<p>Henri VIII eût volontiers épousé une princesse française. On venait
-d'en donner une au roi d'Écosse. On s'engage à Madrid à ne faire avec
-l'Angleterre aucun traité de mariage. Loin de là, on accueille un plan
-d'un de nos envoyés pour le détrônement d'Henri, le démembrement de
-son royaume, l'anéantissement de l'Angleterre.</p>
-
-<p>Dans cette année 1539, Montmorency fut la vraie providence de
-Charles-Quint. Au moment où l'Espagne le menaçait par ses cortès, au
-moment où Gand révolté <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> décapitait son doyen, comme partisan
-de l'Empereur, au moment où il apprenait les révoltes de ses armées,
-où tout lui échappait, Montmorency lui met la France dans les mains,
-le secret de nos négociations avec le Turc et l'Angleterre, lui confie
-le fil même de notre diplomatie (5 août 1539), jusqu'à trahir la
-confiance de Gand qui se livrait à nous.</p>
-
-<p>Dans ce mois d'août 1539, un coup heureux délivra Charles-Quint des
+pour l'Empereur</em>. Ordre d'agir pour lui auprès du Turc, de lui ménager
+une trêve. Ordre d'engager l'Allemagne à s'unir contre Soliman.
+Défense au protégé du roi, au duc de Wurtemberg, d'agir contre les
+évêchés catholiques, et notification à la diète que le roi s'unissait
+à l'Empereur pour rétablir la religion.</p>
+
+<p>Henri VIII eût volontiers épousé une princesse française. On venait
+d'en donner une au roi d'Écosse. On s'engage à Madrid à ne faire avec
+l'Angleterre aucun traité de mariage. Loin de là, on accueille un plan
+d'un de nos envoyés pour le détrônement d'Henri, le démembrement de
+son royaume, l'anéantissement de l'Angleterre.</p>
+
+<p>Dans cette année 1539, Montmorency fut la vraie providence de
+Charles-Quint. Au moment où l'Espagne le menaçait par ses cortès, au
+moment où Gand révolté <span class="pagenum"><a id="page409" name="page409"></a>(p. 409)</span> décapitait son doyen, comme partisan
+de l'Empereur, au moment où il apprenait les révoltes de ses armées,
+où tout lui échappait, Montmorency lui met la France dans les mains,
+le secret de nos négociations avec le Turc et l'Angleterre, lui confie
+le fil même de notre diplomatie (5 août 1539), jusqu'à trahir la
+confiance de Gand qui se livrait à nous.</p>
+
+<p>Dans ce mois d'août 1539, un coup heureux délivra Charles-Quint des
vieilles bandes espagnoles qu'il ne pouvait ni payer, ni contenir. Mis
dans la petite ville ouverte de Castel-Novo, quatre mille de ces
-soldats furent surpris par Barberousse. Six mille, qui étaient à
-Tunis, furent habilement tirés du fort, embarqués pour la Sicile, et
-là, à force de serments, le vice-roi les endormit, les dispersa, les
-égorgea.</p>
-
-<p>Belle délivrance pour l'Empereur; mais bonne leçon pour l'Espagne, si
-mal récompensée! Les levées y furent quelque temps extrêmement
-difficiles. On aimait mieux la mer, les Indes, que le service. À la
+soldats furent surpris par Barberousse. Six mille, qui étaient à
+Tunis, furent habilement tirés du fort, embarqués pour la Sicile, et
+là, à force de serments, le vice-roi les endormit, les dispersa, les
+égorgea.</p>
+
+<p>Belle délivrance pour l'Empereur; mais bonne leçon pour l'Espagne, si
+mal récompensée! Les levées y furent quelque temps extrêmement
+difficiles. On aimait mieux la mer, les Indes, que le service. À la
guerre qui suivit, l'Empereur ne demandait que six mille Espagnols, et
il ne put en avoir que trois mille (<em>Navagero</em>). Il se trouva
-très-faible. Les Turcs prirent toute la Hongrie, et ils auraient pris
-les Deux-Siciles, pour peu que la France eût aidé.</p>
-
-<p>Si quelque chose dut le rendre dévot, ce fut certainement ce miracle
-qu'à ce moment de ses plus extrêmes nécessités, un tel secours lui fût
-tombé du ciel, celui de son ennemi. Désarmé et sanglant de cette
-Saint-Barthélemy de ses propres soldats, il se vit gardé par la
-France. Montmorency le pria de se fier à nous, de venir, de montrer
+très-faible. Les Turcs prirent toute la Hongrie, et ils auraient pris
+les Deux-Siciles, pour peu que la France eût aidé.</p>
+
+<p>Si quelque chose dut le rendre dévot, ce fut certainement ce miracle
+qu'à ce moment de ses plus extrêmes nécessités, un tel secours lui fût
+tombé du ciel, celui de son ennemi. Désarmé et sanglant de cette
+Saint-Barthélemy de ses propres soldats, il se vit gardé par la
+France. Montmorency le pria de se fier à nous, de venir, de montrer
que la France ne faisait qu'un <span class="pagenum"><a id="page410" name="page410"></a>(p. 410)</span> avec l'Espagne et qu'on aurait
-affaire à elle si on touchait à l'Empereur.</p>
+affaire à elle si on touchait à l'Empereur.</p>
-<p>Charles-Quint, qui avait fait son testament avant l'expédition de
+<p>Charles-Quint, qui avait fait son testament avant l'expédition de
Tunis, le refit avant le voyage de France (5 novembre 1539,
<cite>Granvelle, II, 545, 554</cite>). Il y donne Milan au second fils du roi qui
-épousera une fille de Ferdinand, <em>pourvu que Ferdinand y consente</em>. Ce
-petit mot réservait tout.</p>
+épousera une fille de Ferdinand, <em>pourvu que Ferdinand y consente</em>. Ce
+petit mot réservait tout.</p>
-<p>Entré en France vers le 20 novembre, il vit longuement Montmorency et
-les fils du roi, avant le roi, et entra à Paris le 1<sup>er</sup> janvier
-1540. Le connétable tout-puissant avait exigé des villes les fêtes les
+<p>Entré en France vers le 20 novembre, il vit longuement Montmorency et
+les fils du roi, avant le roi, et entra à Paris le 1<sup>er</sup> janvier
+1540. Le connétable tout-puissant avait exigé des villes les fêtes les
plus retentissantes, et il fit avertir toutes les cours de l'Europe de
-cette union intime, définitive, du roi et de l'Empereur. Charles-Quint
-vit très-bien le besoin que la coterie régnante avait de lui. Il prit
-ses avantages, attisant d'une part la rivalité des deux frères,
-d'autre part ébranlant la fidélité du roi de Navarre, lui faisant
-espérer que l'infant épouserait sa fille, qui deviendrait la reine de
+cette union intime, définitive, du roi et de l'Empereur. Charles-Quint
+vit très-bien le besoin que la coterie régnante avait de lui. Il prit
+ses avantages, attisant d'une part la rivalité des deux frères,
+d'autre part ébranlant la fidélité du roi de Navarre, lui faisant
+espérer que l'infant épouserait sa fille, qui deviendrait la reine de
l'Espagne et des Indes.</p>
-<p>La duchesse d'Étampes et son protégé, le second fils du roi, auraient
-été d'avis de retenir l'Empereur jusqu'à ce qu'on eût Milan. C'est
-d'eux que vint sans doute le mot hardi de Triboulet au roi, écrivant
-sur la liste des fous célèbres l'Empereur, mais disant: «S'il échappe,
-j'y mettrai Votre Majesté.»</p>
+<p>La duchesse d'Étampes et son protégé, le second fils du roi, auraient
+été d'avis de retenir l'Empereur jusqu'à ce qu'on eût Milan. C'est
+d'eux que vint sans doute le mot hardi de Triboulet au roi, écrivant
+sur la liste des fous célèbres l'Empereur, mais disant: «S'il échappe,
+j'y mettrai Votre Majesté.»</p>
-<p>On prétend que le jeune Orléans eut l'idée, avec ses amis, d'enlever
-Charles-Quint. Cette cour de jeunes gens était fort hasardeuse; elle
-se piquait de folie, de duels, de sauts périlleux, de courir de toits
-en toits. L'un d'eux offrait à la duchesse d'Étampes de changer
+<p>On prétend que le jeune Orléans eut l'idée, avec ses amis, d'enlever
+Charles-Quint. Cette cour de jeunes gens était fort hasardeuse; elle
+se piquait de folie, de duels, de sauts périlleux, de courir de toits
+en toits. L'un d'eux offrait à la duchesse d'Étampes de changer
<span class="pagenum"><a id="page411" name="page411"></a>(p. 411)</span> la situation et de rompre la fascination qui retenait le
-Dauphin, par un moyen très-simple, en coupant le nez à Diane.</p>
-
-<p>L'Empereur n'était pas rassuré. Plus d'un malheur arriva sur sa route.
-À Bordeaux, il faillit être asphyxié; à Amboise, incendié. Ailleurs,
-une bûche lui tomba sur la tête. Le roi était furieux des mésaventures
-de son hôte, et voulait faire pendre tout le monde.</p>
-
-<p>L'Empereur crut utile de désarmer à tout prix sa belle ennemie, la
-duchesse d'Étampes, en faisant briller à ses yeux une offre
-inattendue, celle de relever la maison de Bourgogne; il eût donné au
-duc d'Orléans bien autre chose que Milan, <em>toutes les provinces des
-Pays-Bas</em>. Il est vrai qu'Orléans, du vivant de Charles-Quint, n'en
-eût pas été souverain, mais seulement gouverneur.</p>
-
-<p>La pauvre Gand fut brisée de la réception de Charles-Quint et de son
-union avec le roi. Chaque fête qu'on lui donna fut comme une bataille
-perdue par la Flandre. Il ne trouva nulle résistance, brida la ville
+Dauphin, par un moyen très-simple, en coupant le nez à Diane.</p>
+
+<p>L'Empereur n'était pas rassuré. Plus d'un malheur arriva sur sa route.
+À Bordeaux, il faillit être asphyxié; à Amboise, incendié. Ailleurs,
+une bûche lui tomba sur la tête. Le roi était furieux des mésaventures
+de son hôte, et voulait faire pendre tout le monde.</p>
+
+<p>L'Empereur crut utile de désarmer à tout prix sa belle ennemie, la
+duchesse d'Étampes, en faisant briller à ses yeux une offre
+inattendue, celle de relever la maison de Bourgogne; il eût donné au
+duc d'Orléans bien autre chose que Milan, <em>toutes les provinces des
+Pays-Bas</em>. Il est vrai qu'Orléans, du vivant de Charles-Quint, n'en
+eût pas été souverain, mais seulement gouverneur.</p>
+
+<p>La pauvre Gand fut brisée de la réception de Charles-Quint et de son
+union avec le roi. Chaque fête qu'on lui donna fut comme une bataille
+perdue par la Flandre. Il ne trouva nulle résistance, brida la ville
avec un fort et fit mourir qui il voulait.</p>
-<p>Sorti de France à la fin de janvier, en février il se retrouva maître,
-très-solide et très-affermi, libre d'examiner ce qu'il voulait tenir
-de ses promesses. S'il eût donné les Pays-Bas, c'eût été pour le cas
-où Orléans eût eu des enfants de sa fille; mais, en échange de ce don
-incertain, il voulait que le roi, sur-le-champ, se dessaisît du
-Piémont, ainsi que des droits sur Milan. Montmorency, trompé,
-désespéré, alla, pour gagner l'Empereur, jusqu'à promettre par
-<span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> écrit que le roi l'aiderait contre ses alliés d'Allemagne.
-Lettre fatale que l'Empereur montra et répandit plus tard.</p>
-
-<p>La honte d'être dupe à ce point tira le roi de sa léthargie. Il fit
-une chose violente. Il maria la fille de sa s&oelig;ur, contre le gré de
-sa s&oelig;ur, au duc de Clèves, capital ennemi de Charles-Quint.</p>
-
-<p>Ce fut une scène très-violente et d'une choquante tyrannie. La petite
-fille, qui avait douze ans et qui était malade, ne voulait pas
-marcher. Le roi dit à Montmorency: «Porte-la sur ton cou.» Et alors on
-vit le connétable, ce premier homme du royaume, faire l'office d'une
+<p>Sorti de France à la fin de janvier, en février il se retrouva maître,
+très-solide et très-affermi, libre d'examiner ce qu'il voulait tenir
+de ses promesses. S'il eût donné les Pays-Bas, c'eût été pour le cas
+où Orléans eût eu des enfants de sa fille; mais, en échange de ce don
+incertain, il voulait que le roi, sur-le-champ, se dessaisît du
+Piémont, ainsi que des droits sur Milan. Montmorency, trompé,
+désespéré, alla, pour gagner l'Empereur, jusqu'à promettre par
+<span class="pagenum"><a id="page412" name="page412"></a>(p. 412)</span> écrit que le roi l'aiderait contre ses alliés d'Allemagne.
+Lettre fatale que l'Empereur montra et répandit plus tard.</p>
+
+<p>La honte d'être dupe à ce point tira le roi de sa léthargie. Il fit
+une chose violente. Il maria la fille de sa s&oelig;ur, contre le gré de
+sa s&oelig;ur, au duc de Clèves, capital ennemi de Charles-Quint.</p>
+
+<p>Ce fut une scène très-violente et d'une choquante tyrannie. La petite
+fille, qui avait douze ans et qui était malade, ne voulait pas
+marcher. Le roi dit à Montmorency: «Porte-la sur ton cou.» Et alors on
+vit le connétable, ce premier homme du royaume, faire l'office d'une
nourrice ou d'un valet de pied. Il prit l'enfant et la porta devant
toute la cour, croyant apaiser le roi par cette humiliation. Et, en
effet, il garda encore quelque temps le pouvoir. Mais son grand ami,
-l'Empereur, le brisa, lui donna le coup de grâce, en investissant son
+l'Empereur, le brisa, lui donna le coup de grâce, en investissant son
fils de Milan (octobre), en brisant ainsi tout espoir, et montrant que
-Montmorency était ou un traître, ou un sot.</p>
+Montmorency était ou un traître, ou un sot.</p>
-<p>Il ne lui restait, après cela, qu'à fuir et se cacher. On satisfit à
-la colère du roi par la ruine d'un homme qui tenait à Montmorency, du
-seul de ce parti qui eût servi la France, du chancelier Poyet. Tout le
+<p>Il ne lui restait, après cela, qu'à fuir et se cacher. On satisfit à
+la colère du roi par la ruine d'un homme qui tenait à Montmorency, du
+seul de ce parti qui eût servi la France, du chancelier Poyet. Tout le
monde lui en voulait pour ses belles ordonnances qui fermaient le
-trésor aux courtisans. Il avait essayé de couper court à la chicane,
-de rogner les griffes des procureurs, de leur ôter les faux-fuyants et
-l'obscurité du latin; il força la justice de parler français. Poyet
-eut encore le mérite d'ouvrir l'état civil, d'exiger l'inscription
-des baptêmes par des actes où signerait <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> un notaire avec le
-curé. Mais son crime principal fut d'avoir limité la justice
-ecclésiastique, supprimé ces appels fantasques du plaideur qui,
+trésor aux courtisans. Il avait essayé de couper court à la chicane,
+de rogner les griffes des procureurs, de leur ôter les faux-fuyants et
+l'obscurité du latin; il força la justice de parler français. Poyet
+eut encore le mérite d'ouvrir l'état civil, d'exiger l'inscription
+des baptêmes par des actes où signerait <span class="pagenum"><a id="page413" name="page413"></a>(p. 413)</span> un notaire avec le
+curé. Mais son crime principal fut d'avoir limité la justice
+ecclésiastique, supprimé ces appels fantasques du plaideur qui,
sentant sa cause mauvaise, la tirait du bailliage royal pour la porter
-devant l'évêque. Grand coup et décisif. Les tribunaux d'évêques
-devinrent presque déserts.</p>
-
-<p>Qui succède à Montmorency? Un gouvernement anonyme, le conseil, le
-fauteuil du roi, où siégera rarement le malade. Les influences
-principales sont celles d'un âpre fanatique, du cardinal de Tournon et
-du cardinal de Lorraine, frère et oncle des Guises, l'homme des
-grandes et terribles fêtes expiatoires de 1528 et 1535. Un honnête et
-grossier soldat, Annebaut, qu'ils mettent près d'eux, servira à
+devant l'évêque. Grand coup et décisif. Les tribunaux d'évêques
+devinrent presque déserts.</p>
+
+<p>Qui succède à Montmorency? Un gouvernement anonyme, le conseil, le
+fauteuil du roi, où siégera rarement le malade. Les influences
+principales sont celles d'un âpre fanatique, du cardinal de Tournon et
+du cardinal de Lorraine, frère et oncle des Guises, l'homme des
+grandes et terribles fêtes expiatoires de 1528 et 1535. Un honnête et
+grossier soldat, Annebaut, qu'ils mettent près d'eux, servira à
couvrir dans les choses de la guerre les sourds commencements des
-Guises, qui, contre l'antipathie du roi, s'étayeront peu à peu d'une
-popularité militaire.</p>
-
-<p>La toute-puissance des cardinaux, leur royauté réelle, avait déjà
-déchaîné le fanatisme dans les provinces. Dès la fin de 1538, après
-l'entrevue de Nice, il est lâché partout. On brûle à Toulouse, à Agen,
-à Annonai; on brûle à Rouen et à Blois. Le Parlement d'Aix, sûr de
-plaire à Paris, a porté en 1540 un horrible arrêt contre plusieurs
-villages de Provence, séjour d'une colonie vaudoise, d'<em>hérétiques et
-de révoltés</em>. Le massacre eût eu lieu, si les protestants d'Allemagne
-n'eussent réclamé, si Guillaume du Bellay, s'adressant au roi même,
-n'eût obtenu une enquête, et tiré de lui des lettres de grâce (8
-février 1541). C'est le dernier triomphe des du Bellay. Dans la
+Guises, qui, contre l'antipathie du roi, s'étayeront peu à peu d'une
+popularité militaire.</p>
+
+<p>La toute-puissance des cardinaux, leur royauté réelle, avait déjà
+déchaîné le fanatisme dans les provinces. Dès la fin de 1538, après
+l'entrevue de Nice, il est lâché partout. On brûle à Toulouse, à Agen,
+à Annonai; on brûle à Rouen et à Blois. Le Parlement d'Aix, sûr de
+plaire à Paris, a porté en 1540 un horrible arrêt contre plusieurs
+villages de Provence, séjour d'une colonie vaudoise, d'<em>hérétiques et
+de révoltés</em>. Le massacre eût eu lieu, si les protestants d'Allemagne
+n'eussent réclamé, si Guillaume du Bellay, s'adressant au roi même,
+n'eût obtenu une enquête, et tiré de lui des lettres de grâce (8
+février 1541). C'est le dernier triomphe des du Bellay. Dans la
guerre qui doit suivre, Guillaume n'a plus voix au <span class="pagenum"><a id="page414" name="page414"></a>(p. 414)</span> chapitre.
-Son frère, Jean, cardinal, évêque de Paris, dure, en se faisant
-subalterne. Il s'enfuit à Rome à la mort de François I<sup>er</sup>.</p>
+Son frère, Jean, cardinal, évêque de Paris, dure, en se faisant
+subalterne. Il s'enfuit à Rome à la mort de François I<sup>er</sup>.</p>
-<p>L'&oelig;uvre de Montmorency subsistait. Nous étions isolés, haïs et
-méprisés. L'Angleterre était contre nous, l'Allemagne était contre.
-L'horreur des protestants pour une France persécutrice et fanatique
-les rapprochait de l'Empereur. Charles-Quint, converti à la tolérance
+<p>L'&oelig;uvre de Montmorency subsistait. Nous étions isolés, haïs et
+méprisés. L'Angleterre était contre nous, l'Allemagne était contre.
+L'horreur des protestants pour une France persécutrice et fanatique
+les rapprochait de l'Empereur. Charles-Quint, converti à la tolérance
par l'approche des Turcs, promettait que les affaires religieuses
-seraient réglées par un concile assemblé en Allemagne, ou même par une
-diète d'Empire; jusque-là, <em>interim</em>, égalité des deux partis.</p>
+seraient réglées par un concile assemblé en Allemagne, ou même par une
+diète d'Empire; jusque-là, <em>interim</em>, égalité des deux partis.</p>
-<p>La France ne comptait plus; elle était hors du droit de l'Europe. On
+<p>La France ne comptait plus; elle était hors du droit de l'Europe. On
le vit, en juillet 1541, quand le marquis du Guast (un homme noir qui
-ne jurait que par les Borgia) fit assassiner en Lombardie notre envoyé
-Rincon, qui allait à Constantinople. Il croyait prendre ses dépêches.
-Mais Guillaume du Bellay, qui craignait ce malheur, les avait gardées
-en Piémont pour les faire passer droit à Venise. La vengeance de cet
-acte atroce était facile. Un bandit italien venait de prendre à
+ne jurait que par les Borgia) fit assassiner en Lombardie notre envoyé
+Rincon, qui allait à Constantinople. Il croyait prendre ses dépêches.
+Mais Guillaume du Bellay, qui craignait ce malheur, les avait gardées
+en Piémont pour les faire passer droit à Venise. La vengeance de cet
+acte atroce était facile. Un bandit italien venait de prendre à
Ferdinand une place de l'Adriatique, et il voulait la vendre aux
-Français ou aux Turcs. Venise eut peur de tels voisins et acheta cette
-place. Si la France l'avait devancée, comme le voulait du Bellay, elle
-mettait une forte épine au c&oelig;ur de la maison d'Autriche.</p>
+Français ou aux Turcs. Venise eut peur de tels voisins et acheta cette
+place. Si la France l'avait devancée, comme le voulait du Bellay, elle
+mettait une forte épine au c&oelig;ur de la maison d'Autriche.</p>
-<p>Ce conseil intrépide eût été accueilli peut-être de François I<sup>er</sup>
-bien portant, comme au soir de Pavie où il envoie sa bague à Soliman.
-Mais l'abcès avait <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> tout changé en 1538; il était mort à cette
-époque.</p>
+<p>Ce conseil intrépide eût été accueilli peut-être de François I<sup>er</sup>
+bien portant, comme au soir de Pavie où il envoie sa bague à Soliman.
+Mais l'abcès avait <span class="pagenum"><a id="page415" name="page415"></a>(p. 415)</span> tout changé en 1538; il était mort à cette
+époque.</p>
-<p>Telles sont les phases bizarres du gouvernement personnel. Le règne de
-Louis XIV se partage en deux parts: <em>avant la fistule, après la
-fistule</em>. Avant, Colbert et les conquêtes; après, madame Scarron et
-les défaites, la proscription de cinq cent mille Français.</p>
+<p>Telles sont les phases bizarres du gouvernement personnel. Le règne de
+Louis XIV se partage en deux parts: <em>avant la fistule, après la
+fistule</em>. Avant, Colbert et les conquêtes; après, madame Scarron et
+les défaites, la proscription de cinq cent mille Français.</p>
-<p>François I<sup>er</sup> varie de même: <em>avant l'abcès, après l'abcès</em>. Avant,
-l'alliance des Turcs, etc.; après, l'élévation des Guises et le
-massacre des Vaudois, par lesquels finira son règne.</p>
+<p>François I<sup>er</sup> varie de même: <em>avant l'abcès, après l'abcès</em>. Avant,
+l'alliance des Turcs, etc.; après, l'élévation des Guises et le
+massacre des Vaudois, par lesquels finira son règne.</p>
-<p>Le meurtre de Rincon, comme celui de Merveille en 1534, étaient de ces
-choses qui pouvaient réveiller le roi.</p>
+<p>Le meurtre de Rincon, comme celui de Merveille en 1534, étaient de ces
+choses qui pouvaient réveiller le roi.</p>
-<p>Deux événements l'engageaient à agir. Ferdinand, battu par les Turcs,
+<p>Deux événements l'engageaient à agir. Ferdinand, battu par les Turcs,
les vit prendre possession de toute la Hongrie; et Charles-Quint, qui,
-pour couvrir ce revers dans l'opinion, avait improvisé une expédition
-contre Alger, y éprouva un désastre effroyable, repoussé par les
-Maures, battu, brisé par les tempêtes. Le 3 décembre 1541, il rentre
-tout seul à Carthagène.</p>
+pour couvrir ce revers dans l'opinion, avait improvisé une expédition
+contre Alger, y éprouva un désastre effroyable, repoussé par les
+Maures, battu, brisé par les tempêtes. Le 3 décembre 1541, il rentre
+tout seul à Carthagène.</p>
-<p>La jeune cour de France, divisée entre les deux princes, Henri de
+<p>La jeune cour de France, divisée entre les deux princes, Henri de
vingt-trois ans, Charles de vingt et un, ne manque pas de crier que
c'est fait de l'Empereur, qu'il faut tomber sur lui, l'achever. Une
-arène s'ouvre où veulent briller les deux partis. Les prêtres même y
+arène s'ouvre où veulent briller les deux partis. Les prêtres même y
ont leur compte. Le cardinal de Lorraine y voit l'avancement des
Guises. Le cardinal de Tournon obtient qu'on constate que la guerre
-n'est pas luthérienne. Enjoint aux Parlements de poursuivre les
-suspects, aux curés d'exciter les dénonciations.</p>
+n'est pas luthérienne. Enjoint aux Parlements de poursuivre les
+suspects, aux curés d'exciter les dénonciations.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> L'appel fut entendu; la police passa aux curés; les listes de
-communiants aux grandes fêtes, sévèrement examinées, devinrent celles
-de la vie et de la mort; on eut peu à chercher: la plupart des martyrs
-se désignaient eux-mêmes.</p>
+<p><span class="pagenum"><a id="page416" name="page416"></a>(p. 416)</span> L'appel fut entendu; la police passa aux curés; les listes de
+communiants aux grandes fêtes, sévèrement examinées, devinrent celles
+de la vie et de la mort; on eut peu à chercher: la plupart des martyrs
+se désignaient eux-mêmes.</p>
<p>Donc, c'est la France catholique contre la catholique Espagne. La
France seule en Europe, et n'ayant plus l'appui du parti
-anticatholique. Elle ne peut plus même faire de levées en Allemagne.
-Elle va chercher des soldats jusqu'en Danemark et en Suède.</p>
+anticatholique. Elle ne peut plus même faire de levées en Allemagne.
+Elle va chercher des soldats jusqu'en Danemark et en Suède.</p>
<p>Quoi donc? Il n'y a plus d'hommes en France? Non, on ne veut plus de
-Français. «Élevés de la servitude au noble métier des armes, ils sont
+Français. «Élevés de la servitude au noble métier des armes, ils sont
trop indociles. Les nobles se sont plaints, disant au roi: <em>Les
vilains vont se faire gentilshommes et les gentilshommes vilains.</em>
-Donc, on néglige les légionnaires; on revient aux mercenaires
-suisses.» (<cite>Fr. Giustiniani, Rel. Ven. S. I., vol. I., 212,
+Donc, on néglige les légionnaires; on revient aux mercenaires
+suisses.» (<cite>Fr. Giustiniani, Rel. Ven. S. I., vol. I., 212,
Ann. 1538.</cite>)</p>
-<p>Sur les cinq armées de la France, dans cette dernière guerre, et dans
-les plus périlleuses extrémités, on hasarda à peine d'avoir douze ou
-quinze mille de ces dangereux soldats roturiers. Du Bellay les relève
+<p>Sur les cinq armées de la France, dans cette dernière guerre, et dans
+les plus périlleuses extrémités, on hasarda à peine d'avoir douze ou
+quinze mille de ces dangereux soldats roturiers. Du Bellay les relève
fort, et dit qu'ils n'avaient pas leurs pareils aux assauts.</p>
<p>Il fait grand cas aussi des soldats italiens, disant, en trois
-passages, que «c'étaient les plus aguerris.» La France n'en profite
-guère. Elle repousse, en 1542, l'effort suprême de l'émigration
-italienne, qui, sous Du Bellay et Strozzi, lui avait préparé une armée
+passages, que «c'étaient les plus aguerris.» La France n'en profite
+guère. Elle repousse, en 1542, l'effort suprême de l'émigration
+italienne, qui, sous Du Bellay et Strozzi, lui avait préparé une armée
de douze mille hommes.</p>
-<p>Rien désormais hors du cercle des Guises. Claude de <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> Guise,
-avec le cadet des deux princes, Charles d'Orléans, a l'armée du Nord,
-qui envahit le Luxembourg. Le fils de Claude, François (qui sera le
-grand Guise), candidat secret du parti, sans titre encore, a l'armée
+<p>Rien désormais hors du cercle des Guises. Claude de <span class="pagenum"><a id="page417" name="page417"></a>(p. 417)</span> Guise,
+avec le cadet des deux princes, Charles d'Orléans, a l'armée du Nord,
+qui envahit le Luxembourg. Le fils de Claude, François (qui sera le
+grand Guise), candidat secret du parti, sans titre encore, a l'armée
du Midi, sous le Dauphin, et envahit le Roussillon.</p>
-<p>L'espoir des Guises, le prix de leurs exploits, devait être l'intime
-alliance de toute-puissante Diane, astre futur du prochain règne. Ils
-comptaient à la paix épouser une de ses filles, et serrer le lien
+<p>L'espoir des Guises, le prix de leurs exploits, devait être l'intime
+alliance de toute-puissante Diane, astre futur du prochain règne. Ils
+comptaient à la paix épouser une de ses filles, et serrer le lien
d'intrigue qui devait tenir Henri II.</p>
-<p>L'affaire du Nord était très-importante. Dans l'attaque du Luxembourg,
-on agissait avec les restes du parti des La Mark, étouffé, non écrasé,
-par l'Empereur. On donnait la main au duc de Clèves, qui lâchait dans
+<p>L'affaire du Nord était très-importante. Dans l'attaque du Luxembourg,
+on agissait avec les restes du parti des La Mark, étouffé, non écrasé,
+par l'Empereur. On donnait la main au duc de Clèves, qui lâchait dans
les Pays-Bas une masse sauvage d'aventuriers allemands qui se
souvenaient du sac de Rome et comptaient sur le sac d'Anvers.</p>
-<p>Le succès fut facile au Luxembourg, mais non soutenu. Au lieu de
-pousser aux Pays-Bas, d'appuyer Clèves, le jeune prince regardait au
-midi. Il apprenait que le Dauphin, son frère, outre l'armée d'Espagne,
-s'adjoignait l'armée d'Italie. Il eut peur d'une victoire d'Henri,
-revint. François I<sup>er</sup> ne s'effrayait pas moins. Il avait écrit au
-Dauphin de ne pas donner bataille sans lui. Pendant qu'il avance à
-petites journées, la saison passe. Perpignan, qu'on assiége, résiste.
-La campagne est manquée, perdue au midi, vaine au nord.</p>
-
-<p>Avec ce grand effort de cinq armées, on n'avait pas entamé l'Empereur.
-À lui maintenant d'attaquer à son tour. Et il allait le faire avec un
-énorme avantage, <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> s'étant rallié Henri VIII, à qui il offrait
-la France même, ne se réservant que la Picardie.</p>
-
-<p>Nous recueillîmes le fruit de la sottise avec laquelle nous avions
-constamment irrité Henri. Nous avions marié à son capital ennemi, le
-roi d'Écosse, la s&oelig;ur de François de Guise, mère de Marie Stuart,
-mère féconde des maux de l'Europe. Le tout-puissant cardinal de
+<p>Le succès fut facile au Luxembourg, mais non soutenu. Au lieu de
+pousser aux Pays-Bas, d'appuyer Clèves, le jeune prince regardait au
+midi. Il apprenait que le Dauphin, son frère, outre l'armée d'Espagne,
+s'adjoignait l'armée d'Italie. Il eut peur d'une victoire d'Henri,
+revint. François I<sup>er</sup> ne s'effrayait pas moins. Il avait écrit au
+Dauphin de ne pas donner bataille sans lui. Pendant qu'il avance à
+petites journées, la saison passe. Perpignan, qu'on assiége, résiste.
+La campagne est manquée, perdue au midi, vaine au nord.</p>
+
+<p>Avec ce grand effort de cinq armées, on n'avait pas entamé l'Empereur.
+À lui maintenant d'attaquer à son tour. Et il allait le faire avec un
+énorme avantage, <span class="pagenum"><a id="page418" name="page418"></a>(p. 418)</span> s'étant rallié Henri VIII, à qui il offrait
+la France même, ne se réservant que la Picardie.</p>
+
+<p>Nous recueillîmes le fruit de la sottise avec laquelle nous avions
+constamment irrité Henri. Nous avions marié à son capital ennemi, le
+roi d'Écosse, la s&oelig;ur de François de Guise, mère de Marie Stuart,
+mère féconde des maux de l'Europe. Le tout-puissant cardinal de
Lorraine, et la protectrice des Guises, Diane de Poitiers, firent
-faire ce mariage royal à une fille cadette des cadets de Lorraine,
-bientôt veuve et régente pour la romanesque Marie, dont le fatal
-berceau fut une boîte de Pandore.</p>
-
-<p>L'Empereur, déjà sûr d'Henri VIII, s'assure des luthériens. Il laisse
-là les questions religieuses, et les somme, au nom de l'Empire, au nom
-de la patrie allemande, de le suivre contre les Turcs et les Français.
-Soliman est aux portes sur la frontière d'Autriche. Barberousse et sa
-grande flotte tiennent la mer avec les Français.</p>
-
-<p>La France catholique, gouvernée par deux cardinaux, la France, cruelle
-pour les chrétiens, suivait le drapeau musulman, le drapeau des
-pirates et des marchands d'esclaves. Le jeune duc d'Enghien, uni à
-Barberousse, assiégea Nice. En vain. Les Algériens se dédommagèrent
-par les pillages et les enlèvements. Mis par nous dans Toulon, ils
-firent en Provence même leur récolte de filles et leur provision de
-forçats. L'année suivante, ravage encore plus grand; six mille
-esclaves enlevés en Toscane, huit mille au royaume de Naples,
-spécialement un choix de deux cents vierges prises dans les couvents
+faire ce mariage royal à une fille cadette des cadets de Lorraine,
+bientôt veuve et régente pour la romanesque Marie, dont le fatal
+berceau fut une boîte de Pandore.</p>
+
+<p>L'Empereur, déjà sûr d'Henri VIII, s'assure des luthériens. Il laisse
+là les questions religieuses, et les somme, au nom de l'Empire, au nom
+de la patrie allemande, de le suivre contre les Turcs et les Français.
+Soliman est aux portes sur la frontière d'Autriche. Barberousse et sa
+grande flotte tiennent la mer avec les Français.</p>
+
+<p>La France catholique, gouvernée par deux cardinaux, la France, cruelle
+pour les chrétiens, suivait le drapeau musulman, le drapeau des
+pirates et des marchands d'esclaves. Le jeune duc d'Enghien, uni à
+Barberousse, assiégea Nice. En vain. Les Algériens se dédommagèrent
+par les pillages et les enlèvements. Mis par nous dans Toulon, ils
+firent en Provence même leur récolte de filles et leur provision de
+forçats. L'année suivante, ravage encore plus grand; six mille
+esclaves enlevés en Toscane, huit mille au royaume de Naples,
+spécialement un choix de deux cents vierges prises dans les couvents
d'Italie pour la part du sultan.</p>
-<p><span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> L'horreur de l'Allemagne pour nous perd le duc de Clèves.
-Elle l'abandonne; il est écrasé pour toujours. Coup fatal à la France.
-Ce petit prince était sa meilleure force, comme son recruteur
-allemand, le noyau militaire de toutes les résistances de la basse
+<p><span class="pagenum"><a id="page419" name="page419"></a>(p. 419)</span> L'horreur de l'Allemagne pour nous perd le duc de Clèves.
+Elle l'abandonne; il est écrasé pour toujours. Coup fatal à la France.
+Ce petit prince était sa meilleure force, comme son recruteur
+allemand, le noyau militaire de toutes les résistances de la basse
Allemagne.</p>
-<p>Qui empêchait l'Empereur de pénétrer en France? Les Vénitiens, qui
-suivaient l'armée impériale, remarquent: que les grands généraux des
+<p>Qui empêchait l'Empereur de pénétrer en France? Les Vénitiens, qui
+suivaient l'armée impériale, remarquent: que les grands généraux des
temps de Pavie sont morts, et que l'Empereur n'a plus que le duc
-d'Albe, médiocre, ignorant. (<cite>Lor. Contarini.</cite>)</p>
-
-<p>Charles-Quint, dirigé par des conseillers italiens, ordonne tout
-lui-même, autant que peut le faire un homme appesanti déjà, maladif,
-grand mangeur, qui se lève fort tard et tous les jours entend deux
-messes. (<cite>Navagero.</cite>) L'armée de ce malade était à son image, lente et
-lourde, chargée de bagages infinis, qui se développaient sur une
-longue file, séparaient, isolaient les troupes, empêchaient
-l'avant-garde de toucher le corps de bataille. Il eût suffi d'une
+d'Albe, médiocre, ignorant. (<cite>Lor. Contarini.</cite>)</p>
+
+<p>Charles-Quint, dirigé par des conseillers italiens, ordonne tout
+lui-même, autant que peut le faire un homme appesanti déjà, maladif,
+grand mangeur, qui se lève fort tard et tous les jours entend deux
+messes. (<cite>Navagero.</cite>) L'armée de ce malade était à son image, lente et
+lourde, chargée de bagages infinis, qui se développaient sur une
+longue file, séparaient, isolaient les troupes, empêchaient
+l'avant-garde de toucher le corps de bataille. Il eût suffi d'une
petite bande leste et hardie pour le couper cent fois.</p>
-<p>Heureusement pour lui, le roi de France traîne aussi. Il craint fort
-la bataille. Où l'Empereur s'arrête, il s'arrête, à Luxembourg, à
-Landrecies. Le roi est trop heureux de ravitailler Landrecies. Voilà
-tout le succès de cette grande armée. Chacun va se panser chez soi.</p>
+<p>Heureusement pour lui, le roi de France traîne aussi. Il craint fort
+la bataille. Où l'Empereur s'arrête, il s'arrête, à Luxembourg, à
+Landrecies. Le roi est trop heureux de ravitailler Landrecies. Voilà
+tout le succès de cette grande armée. Chacun va se panser chez soi.</p>
-<p>Marino, qui était à la cour de France en 1544, dit nettement que la
-France, abandonnée des Turcs, envahie par les protestants, ses anciens
-alliés, était aux abois et désespérée. Ce que le roi avait encore le
-plus <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> à craindre, c'était son peuple qui, s'il y eût eu
-revers, aurait fait une sauvage et <em>bestiale révolution</em> (tumulto
+<p>Marino, qui était à la cour de France en 1544, dit nettement que la
+France, abandonnée des Turcs, envahie par les protestants, ses anciens
+alliés, était aux abois et désespérée. Ce que le roi avait encore le
+plus <span class="pagenum"><a id="page420" name="page420"></a>(p. 420)</span> à craindre, c'était son peuple qui, s'il y eût eu
+revers, aurait fait une sauvage et <em>bestiale révolution</em> (tumulto
bestiale).</p>
-<p>Quarante mille Allemands entraient à l'est. Vingt mille Anglais
-débarquaient à l'ouest. L'Empereur avec la grande armée marchait droit
-vers Paris. Les vues étaient sérieuses. Charles-Quint, qui lisait
+<p>Quarante mille Allemands entraient à l'est. Vingt mille Anglais
+débarquaient à l'ouest. L'Empereur avec la grande armée marchait droit
+vers Paris. Les vues étaient sérieuses. Charles-Quint, qui lisait
toujours Commines, savait le mot de Louis XI, <em>qu'on prend la France
-dans Paris</em>. Il s'agissait cette fois d'en finir ou de détruire
-François I<sup>er</sup> et de changer la dynastie, ou de tellement l'asservir
-qu'il devînt serf de l'empereur, soldat à son service, sbire et recors
-impérial pour assujettir l'Allemagne.</p>
-
-<p>Il était trop évident, en présence d'une crise si terrible, que la
-vieille méthode de faire une diversion en Milanais ne ferait rien, ne
-servirait à rien. Qu'importait de prendre Milan, si l'on perdait
+dans Paris</em>. Il s'agissait cette fois d'en finir ou de détruire
+François I<sup>er</sup> et de changer la dynastie, ou de tellement l'asservir
+qu'il devînt serf de l'empereur, soldat à son service, sbire et recors
+impérial pour assujettir l'Allemagne.</p>
+
+<p>Il était trop évident, en présence d'une crise si terrible, que la
+vieille méthode de faire une diversion en Milanais ne ferait rien, ne
+servirait à rien. Qu'importait de prendre Milan, si l'on perdait
Paris?</p>
<p>Le roi avait en Italie cinq mille Suisses allemands, quatre mille
-Suisses français, cinq mille Gascons, trois mille Italiens. Cette
-armée eût dû revenir en hâte, assurant seulement le Piémont. Ce
-n'était pas l'avis du jeune duc d'Enghien, qui pour la première fois
-arrivait général sur le champ de bataille, comme Gaston de Foix à
-Ravenne. Enghien, fils de Vendôme et cadet de Bourbon, avait là une
-occasion de briller, d'éclipser les Guises. La rivalité des maisons de
-Guise et de Bourbon, qui allait troubler le siècle, se prononçait
-déjà. Le roi favorisait Enghien et l'opposait aux amis de son fils.</p>
-
-<p>C'est, je crois, de cette manière qu'on doit expliquer l'imprudente
-permission qu'il donna de livrer bataille, <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> Montluc, envoyé
-par Enghien pour l'obtenir, en fait honneur à son éloquence gasconne.
-Quoi qu'il en soit, la chose tourna bien (à Cérisoles, 14 avril 1544).</p>
-
-<p>Nos Suisses et nos Gascons, fortifiés d'une nombreuse noblesse
-française, accourue tout exprès, et qui se mit à pied, soutinrent
-l'épouvantable choc de dix mille Allemands que le général impérial, Du
-Guast, nous lançait d'une colline. Trois cents lances françaises
-enfoncèrent la cavalerie légère de l'ennemi, qui, poussée sur le flanc
-de son infanterie, la mit elle-même en déroute. Enghien faillit périr
-comme Gaston à Ravenne. Il se précipita avec une petite bande de
-jeunes gens à travers le noir bataillon des Espagnols et le perça de
+Suisses français, cinq mille Gascons, trois mille Italiens. Cette
+armée eût dû revenir en hâte, assurant seulement le Piémont. Ce
+n'était pas l'avis du jeune duc d'Enghien, qui pour la première fois
+arrivait général sur le champ de bataille, comme Gaston de Foix à
+Ravenne. Enghien, fils de Vendôme et cadet de Bourbon, avait là une
+occasion de briller, d'éclipser les Guises. La rivalité des maisons de
+Guise et de Bourbon, qui allait troubler le siècle, se prononçait
+déjà. Le roi favorisait Enghien et l'opposait aux amis de son fils.</p>
+
+<p>C'est, je crois, de cette manière qu'on doit expliquer l'imprudente
+permission qu'il donna de livrer bataille, <span class="pagenum"><a id="page421" name="page421"></a>(p. 421)</span> Montluc, envoyé
+par Enghien pour l'obtenir, en fait honneur à son éloquence gasconne.
+Quoi qu'il en soit, la chose tourna bien (à Cérisoles, 14 avril 1544).</p>
+
+<p>Nos Suisses et nos Gascons, fortifiés d'une nombreuse noblesse
+française, accourue tout exprès, et qui se mit à pied, soutinrent
+l'épouvantable choc de dix mille Allemands que le général impérial, Du
+Guast, nous lançait d'une colline. Trois cents lances françaises
+enfoncèrent la cavalerie légère de l'ennemi, qui, poussée sur le flanc
+de son infanterie, la mit elle-même en déroute. Enghien faillit périr
+comme Gaston à Ravenne. Il se précipita avec une petite bande de
+jeunes gens à travers le noir bataillon des Espagnols et le perça de
part en part. Fort affaibli, il dut, pour rejoindre les siens, percer
encore cette troupe formidable. Il le fit, en sortit, mais presque
-seul, et ne vit plus les siens; il crut la bataille perdue. Elle était
-gagnée, et les nôtres revinrent, rompirent les Espagnols. Bataille
+seul, et ne vit plus les siens; il crut la bataille perdue. Elle était
+gagnée, et les nôtres revinrent, rompirent les Espagnols. Bataille
infiniment sanglante; selon Du Belay, douze mille morts.</p>
-<p>Quel résultat? Aucun. Sans argent et sans vivres, l'armée fond, se
-dissipe. Et Charles-Quint avance. Ralenti par la résistance de
-Saint-Dizier qu'il prend par ruse, il avance pourtant, et les Français
-ne lui opposent que leur propre ruine, la dévastation, le désert. Les
-barbaries de la Provence sont renouvelées sur la Champagne. La France
-se traite plus cruellement que n'eût fait l'ennemi. L'Empereur va
+<p>Quel résultat? Aucun. Sans argent et sans vivres, l'armée fond, se
+dissipe. Et Charles-Quint avance. Ralenti par la résistance de
+Saint-Dizier qu'il prend par ruse, il avance pourtant, et les Français
+ne lui opposent que leur propre ruine, la dévastation, le désert. Les
+barbaries de la Provence sont renouvelées sur la Champagne. La France
+se traite plus cruellement que n'eût fait l'ennemi. L'Empereur va
toujours, poussant le Dauphin devant lui vers l'ouest et vers les
-Anglais; il le leur livre, il le leur donne. Si ceux-ci eussent daigné
-le prendre, fait quelques pas, c'en était fait.</p>
+Anglais; il le leur livre, il le leur donne. Si ceux-ci eussent daigné
+le prendre, fait quelques pas, c'en était fait.</p>
<p>L'Empereur, qui a pris nos magasins, nos vivres, <span class="pagenum"><a id="page422" name="page422"></a>(p. 422)</span> nourri par
-nous, arrive à treize lieues de Paris, à Crépy-en-Valois. On en était
-aux dernières ressources; on travaillait en vain à faire une armée de
-séminaristes ou écoliers. Une défaite nous sauva, la perte de
-Boulogne, que l'Anglais prit et qui inquiéta l'Empereur.</p>
+nous, arrive à treize lieues de Paris, à Crépy-en-Valois. On en était
+aux dernières ressources; on travaillait en vain à faire une armée de
+séminaristes ou écoliers. Une défaite nous sauva, la perte de
+Boulogne, que l'Anglais prit et qui inquiéta l'Empereur.</p>
-<p>Très-fatigué lui-même, pris d'un accès de goutte, il pensait qu'après
+<p>Très-fatigué lui-même, pris d'un accès de goutte, il pensait qu'après
tout, au lieu de faire les affaires d'Henri VIII, il valait mieux
-conserver, exploiter cette misérable France ruinée. Affaiblie à ce
-point, elle ne pouvait plus que suivre son impulsion. Le roi détruit
-lui valait moins que le roi asservi et devenu son capitaine. (Traité
-de Crépy, 18 septembre 1544.)</p>
+conserver, exploiter cette misérable France ruinée. Affaiblie à ce
+point, elle ne pouvait plus que suivre son impulsion. Le roi détruit
+lui valait moins que le roi asservi et devenu son capitaine. (Traité
+de Crépy, 18 septembre 1544.)</p>
-<p>Le roi, en effet, s'engagea à guerroyer pour lui, à fournir, à payer
-une armée <em>contre le Turc</em> (au fond <em>contre les luthériens</em>).</p>
+<p>Le roi, en effet, s'engagea à guerroyer pour lui, à fournir, à payer
+une armée <em>contre le Turc</em> (au fond <em>contre les luthériens</em>).</p>
-<p>L'affaire avait été brassée de fort bonne heure entre le confesseur de
-l'Empereur et celui de François I<sup>er</sup>.</p>
+<p>L'affaire avait été brassée de fort bonne heure entre le confesseur de
+l'Empereur et celui de François I<sup>er</sup>.</p>
-<p>Le roi restituait la Savoie. L'Empereur faisait du duc d'Orléans son
-gendre ou son neveu, le mettant à Milan ou aux Pays-Bas, non comme duc
-et souverain, mais <em>comme gouverneur impérial</em>. En adoptant ainsi le
+<p>Le roi restituait la Savoie. L'Empereur faisait du duc d'Orléans son
+gendre ou son neveu, le mettant à Milan ou aux Pays-Bas, non comme duc
+et souverain, mais <em>comme gouverneur impérial</em>. En adoptant ainsi le
cadet, le tenant sous sa main et se chargeant de sa fortune, il
-fondait une bonne et solide discorde entre les frères. Et, en effet,
+fondait une bonne et solide discorde entre les frères. Et, en effet,
le Dauphin protesta.</p>
-<p>Navagero remarque que la mort avait toujours été du parti de
+<p>Navagero remarque que la mort avait toujours été du parti de
Charles-Quint, l'avait toujours servi. Le premier Dauphin, prince de
-grande espérance, et qui avait infiniment souffert de la captivité
-d'Espagne, était mort en 1536 (d'épuisement ou de pleurésie?). Son
-échanson italien avoua l'avoir empoisonné. Tout le monde le crut
-alors. En 1543, voici le troisième fils du <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> roi, Charles
-d'Orléans, qui meurt aussi, et, dit-on, de la peste, au grand profit
-de l'Empereur, que cet événement dégageait de sa parole. Il n'eût pas
-ordonné un crime. Mais ses agents, qui, sans scrupule, assassinaient
-nos envoyés, n'avaient-ils pas dispense pour la guerre du poison
-contre les alliés des Turcs? Rien ne paraît plus vraisemblable.</p>
-
-<p>Au reste, ce ne sont pas les impériaux peut-être que l'on doit
+grande espérance, et qui avait infiniment souffert de la captivité
+d'Espagne, était mort en 1536 (d'épuisement ou de pleurésie?). Son
+échanson italien avoua l'avoir empoisonné. Tout le monde le crut
+alors. En 1543, voici le troisième fils du <span class="pagenum"><a id="page423" name="page423"></a>(p. 423)</span> roi, Charles
+d'Orléans, qui meurt aussi, et, dit-on, de la peste, au grand profit
+de l'Empereur, que cet événement dégageait de sa parole. Il n'eût pas
+ordonné un crime. Mais ses agents, qui, sans scrupule, assassinaient
+nos envoyés, n'avaient-ils pas dispense pour la guerre du poison
+contre les alliés des Turcs? Rien ne paraît plus vraisemblable.</p>
+
+<p>Au reste, ce ne sont pas les impériaux peut-être que l'on doit
accuser. Un mot violent d'Henri II, que nous citerons plus tard,
-montre qu'il haïssait son frère Charles. Ses amis très-peu scrupuleux,
+montre qu'il haïssait son frère Charles. Ses amis très-peu scrupuleux,
les hommes de Diane, ont bien pu le servir, et sans le consulter.</p>
-<p>Une troisième mort survint, fort surprenante, celle d'Enghien, de ce
-Bourbon que François I<sup>er</sup> venait d'élever si haut en lui faisant
-gagner une bataille. Qui le tue? Celui même qui profite le plus à sa
+<p>Une troisième mort survint, fort surprenante, celle d'Enghien, de ce
+Bourbon que François I<sup>er</sup> venait d'élever si haut en lui faisant
+gagner une bataille. Qui le tue? Celui même qui profite le plus à sa
mort, le jeune Guise. Dans un combat de boules de neige, pour
boulette, il lui jette un coffre. Il s'excuse, disant avoir eu ordre
de M. le Dauphin.</p>
-<p>Dès lors il n'y eut plus deux partis. Le roi se trouva seul, et le
+<p>Dès lors il n'y eut plus deux partis. Le roi se trouva seul, et le
Dauphin fut le vrai roi.</p>
-<p>Sa maîtresse avait tout à craindre. On disait que, si la campagne de
-1544 avait si tristement fini, la faute en était à elle, qu'elle avait
-aidé l'Empereur à prendre Saint-Dizier et les places où se trouvaient
+<p>Sa maîtresse avait tout à craindre. On disait que, si la campagne de
+1544 avait si tristement fini, la faute en était à elle, qu'elle avait
+aidé l'Empereur à prendre Saint-Dizier et les places où se trouvaient
nos magasins.</p>
-<p>Le roi, très-affaissé, devenait un jouet. On décidait sans lui, ou sur
+<p>Le roi, très-affaissé, devenait un jouet. On décidait sans lui, ou sur
quelque mot vague qu'on lui tirait, les choses les plus graves et les
plus terribles affaires, comme le massacre des Vaudois.</p>
-<p>Il y avait quatre ans que le peuple infortuné des <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> Vaudois de
-Provence flottait entre la vie et la mort, condamné en 1540, gracié en
-1541, puis incertain de plus en plus à l'approche du nouveau règne.
-Les Vaudois n'étaient pas d'accord: les uns ne songeaient qu'à la
-fuite; d'autres voulaient se défendre et achetaient des fusils. S'ils
-s'étaient défendus, ils eussent été aidés peut-être par les Suisses.
-Après l'affaire de Cérisoles, le clergé saisit le moment. On détacha
-au roi un homme qui avait fort à expier, qui devait ménager les
-prêtres, l'ami de Barberousse, le capitaine Paulin de la Garde. Il lui
-parla à Chambord, dit que ce petit peuple était fort dangereux, qu'il
-faisait de la poudre, qu'il y avait là comme un avant-poste de
-l'Empereur. On était en pleine guerre, à la veille de l'invasion du
-Nord. Le roi est alarmé; il dit: «Défais-moi ces rebelles.»</p>
-
-<p>Il paraît que Paulin voulut un ordre écrit. Après la paix, le 1<sup>er</sup>
-janvier 1545, le cardinal de Tournon écrivit et présenta à la
-signature du malade <em>une révocation</em>, de quoi? De la grâce accordée en
+<p>Il y avait quatre ans que le peuple infortuné des <span class="pagenum"><a id="page424" name="page424"></a>(p. 424)</span> Vaudois de
+Provence flottait entre la vie et la mort, condamné en 1540, gracié en
+1541, puis incertain de plus en plus à l'approche du nouveau règne.
+Les Vaudois n'étaient pas d'accord: les uns ne songeaient qu'à la
+fuite; d'autres voulaient se défendre et achetaient des fusils. S'ils
+s'étaient défendus, ils eussent été aidés peut-être par les Suisses.
+Après l'affaire de Cérisoles, le clergé saisit le moment. On détacha
+au roi un homme qui avait fort à expier, qui devait ménager les
+prêtres, l'ami de Barberousse, le capitaine Paulin de la Garde. Il lui
+parla à Chambord, dit que ce petit peuple était fort dangereux, qu'il
+faisait de la poudre, qu'il y avait là comme un avant-poste de
+l'Empereur. On était en pleine guerre, à la veille de l'invasion du
+Nord. Le roi est alarmé; il dit: «Défais-moi ces rebelles.»</p>
+
+<p>Il paraît que Paulin voulut un ordre écrit. Après la paix, le 1<sup>er</sup>
+janvier 1545, le cardinal de Tournon écrivit et présenta à la
+signature du malade <em>une révocation</em>, de quoi? De la grâce accordée en
1541. Le roi signa sans lire comme il faisait le plus souvent. (V. le
-Procès, et Muston, I, 107.) Ce témoignage lui est rendu par
-l'historien protestant et vaudois, qui, plus sérieusement que
-personne, a épuisé l'examen de l'affaire.</p>
+Procès, et Muston, I, 107.) Ce témoignage lui est rendu par
+l'historien protestant et vaudois, qui, plus sérieusement que
+personne, a épuisé l'examen de l'affaire.</p>
-<p>Au reste, cette signature n'était pas tout. Il fallait celle du
-secrétaire d'État; le cardinal fit signer Laubespin. Il fallait celle
+<p>Au reste, cette signature n'était pas tout. Il fallait celle du
+secrétaire d'État; le cardinal fit signer Laubespin. Il fallait celle
du procureur du roi au Grand-Conseil; il refusa. Celle au moins de son
-substitut; il refusa. Et il fallait encore que le chancelier mît le
+substitut; il refusa. Et il fallait encore que le chancelier mît le
sceau; il refusa. Le hardi cardinal y mit un sceau quelconque, et
-donna cette pièce informe à l'huissier du Parlement <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> de
-Provence, qui était à la porte, attendant cette arme de mort.</p>
+donna cette pièce informe à l'huissier du Parlement <span class="pagenum"><a id="page425" name="page425"></a>(p. 425)</span> de
+Provence, qui était à la porte, attendant cette arme de mort.</p>
-<p>Elle n'eût pas suffi, cependant; elle n'autorisait pas l'exécution
-militaire. Au-dessous de la signature, d'une écriture toute autre que
-celle de la pièce, quelqu'un, on ne sait qui, écrivit l'ordre qui
+<p>Elle n'eût pas suffi, cependant; elle n'autorisait pas l'exécution
+militaire. Au-dessous de la signature, d'une écriture toute autre que
+celle de la pièce, quelqu'un, on ne sait qui, écrivit l'ordre qui
livrait ce peuple aux soldats.</p>
<p>Ce qui rendait l'affaire hideuse, c'est que les parlementaires, si
-zélés contre l'hérésie, étaient des familles seigneuriales qui
-allaient recueillir la dépouille sanglante des victimes. Ils étaient
-juges et héritiers.</p>
+zélés contre l'hérésie, étaient des familles seigneuriales qui
+allaient recueillir la dépouille sanglante des victimes. Ils étaient
+juges et héritiers.</p>
-<p>L'arrêt de 1540 ordonnait de punir <em>les chefs</em>. Et la pièce informe de
+<p>L'arrêt de 1540 ordonnait de punir <em>les chefs</em>. Et la pièce informe de
1545, l'horrible faux, ordonnait d'exterminer tout.</p>
-<p>Pour en être plus sûr, on s'adressa à des brigands, aux soldats des
-galères, dont bon nombre étaient repris de justice, endurcis aux
-guerres barbaresques. Le président d'Oppède, sans bruit, sans
-notification, mène lui-même cette bande. Des dix-sept villages
-vaudois, plusieurs étaient vers Avignon, en terre papale. Mais le
-légat du pape donna de grand c&oelig;ur l'autorisation<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.</p>
-
-<p>Une circonstance curieuse, c'est que, ceux de Cabrières s'étant livrés
-sur la parole du président, il dit aux troupes de tuer tout. Elles
-refusèrent d'abord; les galériens se montrèrent plus scrupuleux que
-les magistrats. <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> Ce ne fut pas sans peine qu'on les mit à
+<p>Pour en être plus sûr, on s'adressa à des brigands, aux soldats des
+galères, dont bon nombre étaient repris de justice, endurcis aux
+guerres barbaresques. Le président d'Oppède, sans bruit, sans
+notification, mène lui-même cette bande. Des dix-sept villages
+vaudois, plusieurs étaient vers Avignon, en terre papale. Mais le
+légat du pape donna de grand c&oelig;ur l'autorisation<a id="footnotetag29" name="footnotetag29"></a><a href="#footnote29" title="Go to footnote 29"><span class="smaller">[29]</span></a>.</p>
+
+<p>Une circonstance curieuse, c'est que, ceux de Cabrières s'étant livrés
+sur la parole du président, il dit aux troupes de tuer tout. Elles
+refusèrent d'abord; les galériens se montrèrent plus scrupuleux que
+les magistrats. <span class="pagenum"><a id="page426" name="page426"></a>(p. 426)</span> Ce ne fut pas sans peine qu'on les mit à
tuer, voler et violer.</p>
-<p>La chose une fois lancée, il y eut des barbaries exécrables. «Dans une
-seule église, dit un témoin, j'ai vu tuer quatre ou cinq cents pauvres
-âmes de femmes et d'enfants.» Et comment? Avec une furie, des
-supplices, des caprices atroces, dignes du génie de Gomorrhe.
-Vingt-cinq femmes, échappées, cachées dans une caverne, sur terre du
-pape, y furent, par ordre du légat, enfermées, étouffées. Cinq ans
-après, quand on fit le procès, on retrouva leurs os. Il y eut huit
-cents maisons brûlées, deux mille morts (au moindre calcul), sept
-cents forçats. Les soldats, au retour, vendaient à bon compte aux
-passants les petits garçons et les petites filles, dont ils ne
+<p>La chose une fois lancée, il y eut des barbaries exécrables. «Dans une
+seule église, dit un témoin, j'ai vu tuer quatre ou cinq cents pauvres
+âmes de femmes et d'enfants.» Et comment? Avec une furie, des
+supplices, des caprices atroces, dignes du génie de Gomorrhe.
+Vingt-cinq femmes, échappées, cachées dans une caverne, sur terre du
+pape, y furent, par ordre du légat, enfermées, étouffées. Cinq ans
+après, quand on fit le procès, on retrouva leurs os. Il y eut huit
+cents maisons brûlées, deux mille morts (au moindre calcul), sept
+cents forçats. Les soldats, au retour, vendaient à bon compte aux
+passants les petits garçons et les petites filles, dont ils ne
voulaient plus.</p>
-<p>La nouvelle ayant éclaté, il y eut un violent débat en Europe. Les
-Espagnols louèrent. Les Suisses et Allemands poussèrent des cris
+<p>La nouvelle ayant éclaté, il y eut un violent débat en Europe. Les
+Espagnols louèrent. Les Suisses et Allemands poussèrent des cris
d'indignation. Cela servit les criminels. Ils firent entendre au roi
-qu'on n'avait tué que des rebelles, et qu'il ne devait pas souffrir
-que l'étranger se mêlât de nos affaires.</p>
+qu'on n'avait tué que des rebelles, et qu'il ne devait pas souffrir
+que l'étranger se mêlât de nos affaires.</p>
-<p>En quel état se trouvait-il alors? Et que restait-il de lui-même? Les
-protestants l'excusent, paraissent croire qu'alors il était fini et ne
-régnait plus.</p>
+<p>En quel état se trouvait-il alors? Et que restait-il de lui-même? Les
+protestants l'excusent, paraissent croire qu'alors il était fini et ne
+régnait plus.</p>
-<p>Vieilleville place en 1538 une scène qui ne peut être de cette année,
+<p>Vieilleville place en 1538 une scène qui ne peut être de cette année,
puisqu'elle suppose l'exil de Montmorency. Je la crois de la fin, des
-derniers temps où, par la mort de ses fils, le roi se trouva seul; où
-les gens du Dauphin, de Diane et des Guises crurent régner et déjà
-oublièrent le mourant.</p>
-
-<p>Le Dauphin dit un jour devant ses familiers qu'à son <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span>
-avénement il ferait ceci et cela, donnerait tels offices. Et il leur
-distribua généreusement toutes les charges de la couronne. Un témoin
-de la scène, auquel on n'avait pas pris garde, était un simple, vieil
-enfant et fou <em>à bourlet</em>, appelé Briandas. Soit de lui-même, soit
-poussé par la duchesse d'Étampes, il court au roi, et, fièrement:
-«Dieu te garde, <em>François de Valois</em>!» Le roi s'étonne. «Par le sang
+derniers temps où, par la mort de ses fils, le roi se trouva seul; où
+les gens du Dauphin, de Diane et des Guises crurent régner et déjà
+oublièrent le mourant.</p>
+
+<p>Le Dauphin dit un jour devant ses familiers qu'à son <span class="pagenum"><a id="page427" name="page427"></a>(p. 427)</span>
+avénement il ferait ceci et cela, donnerait tels offices. Et il leur
+distribua généreusement toutes les charges de la couronne. Un témoin
+de la scène, auquel on n'avait pas pris garde, était un simple, vieil
+enfant et fou <em>à bourlet</em>, appelé Briandas. Soit de lui-même, soit
+poussé par la duchesse d'Étampes, il court au roi, et, fièrement:
+«Dieu te garde, <em>François de Valois</em>!» Le roi s'étonne. «Par le sang
Dieu! tu n'es plus roi; je viens de le voir. Et toi, monsieur de
-Thaïs, tu n'as plus l'artillerie, c'est Brissac.» Et à un autre: «Tu
-n'es plus chambellan, c'est Saint-André,» etc. Puis, s'adressant au
-roi: «Par la mort Dieu! tu vas voir bientôt M. le connétable qui te
-commandera à baguette et t'apprendra à faire le sot. Fuis-t'en! Je
-renie Dieu, tu es mort.»</p>
+Thaïs, tu n'as plus l'artillerie, c'est Brissac.» Et à un autre: «Tu
+n'es plus chambellan, c'est Saint-André,» etc. Puis, s'adressant au
+roi: «Par la mort Dieu! tu vas voir bientôt M. le connétable qui te
+commandera à baguette et t'apprendra à faire le sot. Fuis-t'en! Je
+renie Dieu, tu es mort.»</p>
-<p>Le roi fait venir la duchesse d'Étampes. On fait dire au fou tous les
+<p>Le roi fait venir la duchesse d'Étampes. On fait dire au fou tous les
noms de ces nouveaux officiers de la couronne. Puis le roi prend
-trente hommes de sa garde écossaise, va à la chambre du Dauphin.
-Personne. Rien que des pages qu'on fit sauter par les fenêtres. On
-brise, on casse tout. Mais après, qu'aurait fait le roi? Il n'avait
-pas d'autre héritier. Sa maîtresse, tout à l'heure sans appui et à la
-discrétion du Dauphin, apaisa, arrangea les choses. Le roi se garda
+trente hommes de sa garde écossaise, va à la chambre du Dauphin.
+Personne. Rien que des pages qu'on fit sauter par les fenêtres. On
+brise, on casse tout. Mais après, qu'aurait fait le roi? Il n'avait
+pas d'autre héritier. Sa maîtresse, tout à l'heure sans appui et à la
+discrétion du Dauphin, apaisa, arrangea les choses. Le roi se garda
seulement des amis de son fils, qui auraient pu l'empoisonner.</p>
<p>Telles furent les amertumes, les expiations de ses derniers jours. La
-plus grande était de laisser le trône de France à cette triste figure
-d'Henri II, qui n'avait rien de son père ni de son pays, qui ne
-représentait que la captivité de Madrid, qui, lors même qu'il aurait
-<span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> des succès, des conquêtes, n'irait qu'à la ruine. Pourquoi?
+plus grande était de laisser le trône de France à cette triste figure
+d'Henri II, qui n'avait rien de son père ni de son pays, qui ne
+représentait que la captivité de Madrid, qui, lors même qu'il aurait
+<span class="pagenum"><a id="page428" name="page428"></a>(p. 428)</span> des succès, des conquêtes, n'irait qu'à la ruine. Pourquoi?
En combattant l'Espagne, il ne serait rien qu'Espagnol.</p>
-<p>Le songe de Basine et de Childéric se renouvelle ici. Elle vit les
+<p>Le songe de Basine et de Childéric se renouvelle ici. Elle vit les
descendants de ce roi franc tomber du lion au loup, du loup aux
chiens, et cette dynastie finir honteusement par un combat de
-tournebroches qui se mangeaient à belles dents.</p>
-
-<p>Un tel fils, de tels petits-fils ont relevé beaucoup François I<sup>er</sup>
-par le contraste. Les protestants surtout, qui avaient tant à
-l'accuser, l'ont traité avec une indulgence qui les honore infiniment.
-Ils sont même excessifs; ils lui laissent le titre de <em>grand</em>, qu'il
-ne mérite en aucun sens.</p>
-
-<p>On assure qu'en mourant il devina les Guise. Ces héros intrigants,
-protégés de Diane, qui mirent leur catholique épée au service d'une
-jupe fort sale, allaient nuire cruellement à la France, par leurs
-succès surtout, qui pervertirent l'opinion.</p>
-
-<p>Des mots sauvages ouvrirent le nouveau règne. Pendant l'agonie du roi,
-Diane et Guise folâtraient et disaient: «Il s'en va, le galant!» et le
-fils même, aux funérailles, voyant passer le cercueil de son frère qui
-précédait celui de son père, fit cette bravade parricide: «Voyez-vous
-ce bélître? il ouvre l'avant-garde de ma félicité.»</p>
-
-<p>Au moment de la mort du roi, cent cinquante familles fuirent à Genève,
-et bientôt quatorze cents, au moins cinq mille individus<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>. Cette
-élite française, avec <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> une élite italienne, fonda la vraie
-Genève, cet étonnant asile entre trois nations, qui, sans appui
-(craignant même les Suisses), dura par sa force morale. Point de
-territoire, point d'armée; rien pour l'espace, le temps, ni la
-matière; la cité de l'esprit, bâtie de stoïcisme sur le roc de la
-prédestination.</p>
-
-<p>Contre l'immense et ténébreux filet où l'Europe tombait par l'abandon
-de la France, il ne fallait pas moins que ce séminaire héroïque. À
-tout peuple en péril, Sparte pour armée envoyait un Spartiate. Il en
-fut ainsi de Genève. À l'Angleterre, elle donna Pierre Martyr, Knox à
-l'Écosse, Marnix aux Pays-Bas; trois hommes, et trois révolutions.</p>
+tournebroches qui se mangeaient à belles dents.</p>
+
+<p>Un tel fils, de tels petits-fils ont relevé beaucoup François I<sup>er</sup>
+par le contraste. Les protestants surtout, qui avaient tant à
+l'accuser, l'ont traité avec une indulgence qui les honore infiniment.
+Ils sont même excessifs; ils lui laissent le titre de <em>grand</em>, qu'il
+ne mérite en aucun sens.</p>
+
+<p>On assure qu'en mourant il devina les Guise. Ces héros intrigants,
+protégés de Diane, qui mirent leur catholique épée au service d'une
+jupe fort sale, allaient nuire cruellement à la France, par leurs
+succès surtout, qui pervertirent l'opinion.</p>
+
+<p>Des mots sauvages ouvrirent le nouveau règne. Pendant l'agonie du roi,
+Diane et Guise folâtraient et disaient: «Il s'en va, le galant!» et le
+fils même, aux funérailles, voyant passer le cercueil de son frère qui
+précédait celui de son père, fit cette bravade parricide: «Voyez-vous
+ce bélître? il ouvre l'avant-garde de ma félicité.»</p>
+
+<p>Au moment de la mort du roi, cent cinquante familles fuirent à Genève,
+et bientôt quatorze cents, au moins cinq mille individus<a id="footnotetag30" name="footnotetag30"></a><a href="#footnote30" title="Go to footnote 30"><span class="smaller">[30]</span></a>. Cette
+élite française, avec <span class="pagenum"><a id="page429" name="page429"></a>(p. 429)</span> une élite italienne, fonda la vraie
+Genève, cet étonnant asile entre trois nations, qui, sans appui
+(craignant même les Suisses), dura par sa force morale. Point de
+territoire, point d'armée; rien pour l'espace, le temps, ni la
+matière; la cité de l'esprit, bâtie de stoïcisme sur le roc de la
+prédestination.</p>
+
+<p>Contre l'immense et ténébreux filet où l'Europe tombait par l'abandon
+de la France, il ne fallait pas moins que ce séminaire héroïque. À
+tout peuple en péril, Sparte pour armée envoyait un Spartiate. Il en
+fut ainsi de Genève. À l'Angleterre, elle donna Pierre Martyr, Knox à
+l'Écosse, Marnix aux Pays-Bas; trois hommes, et trois révolutions.</p>
<p>Et maintenant commence le combat! Que par en bas Loyola creuse ses
-souterrains! Que par en haut l'or espagnol, l'épée des Guises,
-éblouissent ou corrompent<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>!... Dans cet étroit enclos, sombre
-jardin de Dieu, <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> fleurissent, pour le salut des libertés de
-l'âme, ces sanglantes roses, sous la main de Calvin. S'il faut quelque
-part en Europe du sang et des supplices, un homme pour brûler ou
-rouer, cet homme est à Genève, prêt et dispos, qui part en remerciant
+souterrains! Que par en haut l'or espagnol, l'épée des Guises,
+éblouissent ou corrompent<a id="footnotetag31" name="footnotetag31"></a><a href="#footnote31" title="Go to footnote 31"><span class="smaller">[31]</span></a>!... Dans cet étroit enclos, sombre
+jardin de Dieu, <span class="pagenum"><a id="page430" name="page430"></a>(p. 430)</span> fleurissent, pour le salut des libertés de
+l'âme, ces sanglantes roses, sous la main de Calvin. S'il faut quelque
+part en Europe du sang et des supplices, un homme pour brûler ou
+rouer, cet homme est à Genève, prêt et dispos, qui part en remerciant
Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
-<p class="p2 center">FIN DU TOME DIXIÈME</p>
+<p class="p2 center">FIN DU TOME DIXIÈME</p>
-<h2><span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2>
+<h2><span class="pagenum"><a id="page431" name="page431"></a>(p. 431)</span> TABLE DES MATIÈRES</h2>
<div class="index">
<ul class="none">
@@ -11630,7 +11592,7 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<p class="p2 center">NOTE</p>
<ul class="none">
-<li>De la méthode, ruine de l'histoire doctrinaire
+<li>De la méthode, ruine de l'histoire doctrinaire
<span class="ralign"><a href="#page9">9</a></span></li>
</ul>
@@ -11640,16 +11602,16 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li><span class="smcap index-4">Le Turc, le Juif. 1508-1512</span>
<span class="ralign"><a href="#page11">11</a></span></li>
-<li>Progrès irrésistibles des Turcs
+<li>Progrès irrésistibles des Turcs
<span class="ralign"><a href="#page13">13</a></span></li>
-<li>Le <em>grand canon</em> d'Albert Dürer
+<li>Le <em>grand canon</em> d'Albert Dürer
<span class="ralign"><a href="#page17">17</a></span></li>
-<li>Persécutions des Maures d'Espagne
+<li>Persécutions des Maures d'Espagne
<span class="ralign"><a href="#page18">18</a></span></li>
-<li>Persécutions des Juifs
+<li>Persécutions des Juifs
<span class="ralign"><a href="#page23">23</a></span></li>
<li>Excellence de la famille juive
@@ -11658,10 +11620,10 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Les dominicains et Grain-de-Poivre
<span class="ralign"><a href="#page26">26</a></span></li>
-<li>Reuchlin défend les Juifs
+<li>Reuchlin défend les Juifs
<span class="ralign"><a href="#page27">27</a></span></li>
-<li>Fraternité de l'Orient et de l'Occident
+<li>Fraternité de l'Orient et de l'Occident
<span class="ralign"><a href="#page30">30</a></span></li>
<li>Anquetil-Duperron et Burnouf
@@ -11677,7 +11639,7 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>L'Allemagne plus vivante que la France
<span class="ralign"><a href="#page33">33</a></span></li>
-<li>Epistolæ obscurorum virorum. 1514
+<li>Epistolæ obscurorum virorum. 1514
<span class="ralign"><a href="#page38">38</a></span></li>
<li>Victoire de la Presse
@@ -11686,14 +11648,14 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Vie d'Hutten
<span class="ralign"><a href="#page42">42</a></span></li>
-<li>Il se retire chez l'archevêque de Mayence
+<li>Il se retire chez l'archevêque de Mayence
<span class="ralign"><a href="#page46">46</a></span></li>
</ul>
<p class="p2 center">CHAPITRE III</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">La Banque.&mdash;L'Élection impériale et les indulgences.
+<li><span class="smcap index-4">La Banque.&mdash;L'Élection impériale et les indulgences.
1516-1519</span>
<span class="ralign"><a href="#page49">49</a></span></li>
@@ -11703,13 +11665,13 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>La banque et les peintures d'Augsbourg
<span class="ralign"><a href="#page52">52</a></span></li>
-<li>Tous les rois étaient jeunes et prodigues
+<li>Tous les rois étaient jeunes et prodigues
<span class="ralign"><a href="#page53">53</a></span></li>
<li>Danger de l'Europe
<span class="ralign"><a href="#page54">54</a></span></li>
-<li>Génie exterminateur de Sélim
+<li>Génie exterminateur de Sélim
<span class="ralign"><a href="#page60">60</a></span></li>
</ul>
@@ -11722,7 +11684,7 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Culte meurtrier de l'or
<span class="ralign"><a href="#page63">63</a></span></li>
-<li>Extermination des Américains
+<li>Extermination des Américains
<span class="ralign"><a href="#page64">64</a></span></li>
<li>Brocantage des indulgences
@@ -11731,10 +11693,10 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>La Hongrie couvrait encore l'Allemagne
<span class="ralign"><a href="#page67">67</a></span></li>
-<li>Les électeurs
+<li>Les électeurs
<span class="ralign"><a href="#page69">69</a></span></li>
-<li>Les Fugger font l'élection
+<li>Les Fugger font l'élection
<span class="ralign"><a href="#page70">70</a></span></li>
<li>Adresse de Marguerite d'Autriche
@@ -11743,20 +11705,20 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Ses calomnies contre la France
<span class="ralign"><a href="#page74">74</a></span></li>
-<li>Juin 1519, Charles-Quint élu empereur
+<li>Juin 1519, Charles-Quint élu empereur
<span class="ralign"><a href="#page78">78</a></span></li>
</ul>
<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page433" name="page433"></a>(p. 433)</span> CHAPITRE V</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">Réaction contre la Banque.&mdash;Melancolia.&mdash;Luther.&mdash;La Musique</span>
+<li><span class="smcap index-4">Réaction contre la Banque.&mdash;Melancolia.&mdash;Luther.&mdash;La Musique</span>
<span class="ralign"><a href="#page81">81</a></span></li>
<li>L'Allemagne a conscience de la situation
<span class="ralign"><a href="#page82">82</a></span></li>
-<li>La Melancolia d'Albert Dürer
+<li>La Melancolia d'Albert Dürer
<span class="ralign"><a href="#page85">85</a></span></li>
<li>Chants de Luther
@@ -11765,7 +11727,7 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Origines populaires de la musique
<span class="ralign"><a href="#page92">92</a></span></li>
-<li>Grandeur de Luther; la joie héroïque
+<li>Grandeur de Luther; la joie héroïque
<span class="ralign"><a href="#page96">96</a></span></li>
</ul>
@@ -11775,25 +11737,25 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li><span class="smcap index-4">Suite.&mdash;Luther. 1517-1523</span>
<span class="ralign"><a href="#page101">101</a></span></li>
-<li>Luther a épuré la famille
+<li>Luther a épuré la famille
<span class="ralign"><a href="#page102">102</a></span></li>
<li>Il a rendu la lecture populaire
<span class="ralign"><a href="#page105">105</a></span></li>
-<li>Ses précédents
+<li>Ses précédents
<span class="ralign"><a href="#page107">107</a></span></li>
-<li>Sa prédication
+<li>Sa prédication
<span class="ralign"><a href="#page111">111</a></span></li>
-<li>La diète de Worms et la Wartbourg
+<li>La diète de Worms et la Wartbourg
<span class="ralign"><a href="#page116">116</a></span></li>
-<li>Humanité et tolérance de Luther
+<li>Humanité et tolérance de Luther
<span class="ralign"><a href="#page117">117</a></span></li>
-<li>Son embarras au milieu des femmes réfugiées chez lui
+<li>Son embarras au milieu des femmes réfugiées chez lui
<span class="ralign"><a href="#page119">119</a></span></li>
</ul>
@@ -11803,7 +11765,7 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li><span class="smcap index-4">La Cour de France.&mdash;Camp du drap d'or. 1520</span>
<span class="ralign"><a href="#page122">122</a></span></li>
-<li>La querelle de Charles-Quint et de François I<sup>er</sup>
+<li>La querelle de Charles-Quint et de François I<sup>er</sup>
<span class="ralign"><a href="#page125">125</a></span></li>
<li>Ils courtisent Henri VIII
@@ -11818,26 +11780,26 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Anne Boleyn
<span class="ralign"><a href="#page137">137</a></span></li>
-<li>François I<sup>er</sup> irrite Henri VIII
+<li>François I<sup>er</sup> irrite Henri VIII
<span class="ralign"><a href="#page140">140</a></span></li>
</ul>
<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page434" name="page434"></a>(p. 434)</span> CHAPITRE VIII</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">La Guerre.&mdash;La Réforme.&mdash;Marguerite. 1521-1522</span>
+<li><span class="smcap index-4">La Guerre.&mdash;La Réforme.&mdash;Marguerite. 1521-1522</span>
<span class="ralign"><a href="#page142">142</a></span></li>
-<li>1521-1715.&mdash;Guerre de deux siècles
+<li>1521-1715.&mdash;Guerre de deux siècles
<span class="ralign"><a href="#page144">144</a></span></li>
-<li>Dès le début François I<sup>er</sup> manque d'argent
+<li>Dès le début François I<sup>er</sup> manque d'argent
<span class="ralign"><a href="#page148">148</a></span></li>
-<li>Fureur des Impériaux
+<li>Fureur des Impériaux
<span class="ralign"><a href="#page149">149</a></span></li>
-<li>Le roi ne défend point le peuple
+<li>Le roi ne défend point le peuple
<span class="ralign"><a href="#page152">152</a></span></li>
<li>Mouvement religieux de Meaux
@@ -11852,26 +11814,26 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Ses lettres et sa passion
<span class="ralign"><a href="#page159">159</a></span></li>
-<li>Brutalité de son frère
+<li>Brutalité de son frère
<span class="ralign"><a href="#page166">166</a></span></li>
-<li>1522.&mdash;Sa mère nous fait perdre l'Italie
+<li>1522.&mdash;Sa mère nous fait perdre l'Italie
<span class="ralign"><a href="#page170">170</a></span></li>
</ul>
<p class="p2 center">CHAPITRE IX</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">Le Connétable de Bourbon. 1521-1524</span>
+<li><span class="smcap index-4">Le Connétable de Bourbon. 1521-1524</span>
<span class="ralign"><a href="#page172">172</a></span></li>
-<li>Il était Gonzague et Montpensier
+<li>Il était Gonzague et Montpensier
<span class="ralign"><a href="#page173">173</a></span></li>
<li>Sa puissance royale
<span class="ralign"><a href="#page176">176</a></span></li>
-<li>La reine-mère veut l'épouser
+<li>La reine-mère veut l'épouser
<span class="ralign"><a href="#page177">177</a></span></li>
<li>Il traite avec l'empereur
@@ -11884,10 +11846,10 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<p class="p2 center">CHAPITRE X</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">Défection et invasion du connétable. 1523-1524</span>
+<li><span class="smcap index-4">Défection et invasion du connétable. 1523-1524</span>
<span class="ralign"><a href="#page188">188</a></span></li>
-<li>Son traité avec Charles-Quint et Henri VIII
+<li>Son traité avec Charles-Quint et Henri VIII
<span class="ralign"><a href="#page190">190</a></span></li>
<li>L'invasion de 1523
@@ -11896,10 +11858,10 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Fuite de Bourbon
<span class="ralign"><a href="#page195">195</a></span></li>
-<li>Désaccord et retraite des Anglais et Impériaux
+<li>Désaccord et retraite des Anglais et Impériaux
<span class="ralign"><a href="#page199">199</a></span></li>
-<li><span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> Saint-Vallier sauvé par Diane de Poitiers
+<li><span class="pagenum"><a id="page435" name="page435"></a>(p. 435)</span> Saint-Vallier sauvé par Diane de Poitiers
<span class="ralign"><a href="#page201">201</a></span></li>
<li>Mort de Bayard
@@ -11915,44 +11877,44 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li><span class="smcap index-4">La bataille de Pavie. 1525</span>
<span class="ralign"><a href="#page209">209</a></span></li>
-<li>Le roi assiége Pavie
+<li>Le roi assiége Pavie
<span class="ralign"><a href="#page211">211</a></span></li>
<li>Il passe l'hiver dans une villa italienne
<span class="ralign"><a href="#page212">212</a></span></li>
-<li>Caractère de ces villas
+<li>Caractère de ces villas
<span class="ralign"><a href="#page213">213</a></span></li>
-<li>L'Italie du Corrège
+<li>L'Italie du Corrège
<span class="ralign"><a href="#page214">214</a></span></li>
-<li>La bataille (8 février 1525)
+<li>La bataille (8 février 1525)
<span class="ralign"><a href="#page217">217</a></span></li>
</ul>
<p class="p2 center">CHAPITRE XII</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">La captivité. 1525</span>
+<li><span class="smcap index-4">La captivité. 1525</span>
<span class="ralign"><a href="#page220">220</a></span></li>
-<li>Le roi envoie sa bague à Soliman
+<li>Le roi envoie sa bague à Soliman
<span class="ralign"><a href="#page221">221</a></span></li>
<li>Il s'humilie devant Charles-Quint
<span class="ralign"><a href="#page222">222</a></span></li>
-<li>Ses poésies
+<li>Ses poésies
<span class="ralign"><a href="#page223">223</a></span></li>
<li>Demandes de l'empereur
<span class="ralign"><a href="#page225">225</a></span></li>
-<li>Embarras du vainqueur.&mdash;Révolutions
+<li>Embarras du vainqueur.&mdash;Révolutions
<span class="ralign"><a href="#page227">227</a></span></li>
-<li>Dure captivité du roi en Espagne
+<li>Dure captivité du roi en Espagne
<span class="ralign"><a href="#page230">230</a></span></li>
<li>Sa maladie, voyage de sa s&oelig;ur
@@ -11968,7 +11930,7 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<p class="p2 center">CHAPITRE XIII</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">Le traité de Madrid et sa violation. 1525-1526</span>
+<li><span class="smcap index-4">Le traité de Madrid et sa violation. 1525-1526</span>
<span class="ralign"><a href="#page243">243</a></span></li>
<li>Le roi abdique
@@ -11977,16 +11939,16 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>L'Europe se rapproche de la France
<span class="ralign"><a href="#page245">245</a></span></li>
-<li><span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> L'Espagne s'intéresse au captif
+<li><span class="pagenum"><a id="page436" name="page436"></a>(p. 436)</span> L'Espagne s'intéresse au captif
<span class="ralign"><a href="#page246">246</a></span></li>
-<li>Comédie du traité de Madrid
+<li>Comédie du traité de Madrid
<span class="ralign"><a href="#page249">249</a></span></li>
<li>Le portrait du Titien
<span class="ralign"><a href="#page252">252</a></span></li>
-<li>Le retour, la nouvelle maîtresse
+<li>Le retour, la nouvelle maîtresse
<span class="ralign"><a href="#page253">253</a></span></li>
<li>Chambord
@@ -12002,13 +11964,13 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Tortures de l'Italie
<span class="ralign"><a href="#page259">259</a></span></li>
-<li>L'armée de Bourbon et de Frondsberg
+<li>L'armée de Bourbon et de Frondsberg
<span class="ralign"><a href="#page262">262</a></span></li>
-<li>Bourbon à Rome, sa mort, 6 mai
+<li>Bourbon à Rome, sa mort, 6 mai
<span class="ralign"><a href="#page266">266</a></span></li>
-<li>L'Europe peu émue du sac de Rome
+<li>L'Europe peu émue du sac de Rome
<span class="ralign"><a href="#page267">267</a></span></li>
<li>Erreur de Machiavel et de Michel-Ange
@@ -12017,7 +11979,7 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li><em>La peste de Florence</em>, par Machiavel
<span class="ralign"><a href="#page270">270</a></span></li>
-<li>Le tombeau des Médicis
+<li>Le tombeau des Médicis
<span class="ralign"><a href="#page272">272</a></span></li>
</ul>
@@ -12027,7 +11989,7 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li><span class="smcap index-4">Soliman sauve l'Europe. 1526, 1529, 1532</span>
<span class="ralign"><a href="#page275">275</a></span></li>
-<li>Discipline et modération des Turcs
+<li>Discipline et modération des Turcs
<span class="ralign"><a href="#page276">276</a></span></li>
<li>Venise seule comprenait l'Orient
@@ -12036,28 +11998,28 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Les vizirs civilisateurs
<span class="ralign"><a href="#page280">280</a></span></li>
-<li>Notre envoyé Rincon
+<li>Notre envoyé Rincon
<span class="ralign"><a href="#page281">281</a></span></li>
-<li>Le génie d'Ibrahim
+<li>Le génie d'Ibrahim
<span class="ralign"><a href="#page283">283</a></span></li>
<li>Sa victoire de Mohacz (1526)
<span class="ralign"><a href="#page286">286</a></span></li>
-<li>1528, Échecs de François I<sup>er</sup> en Italie
+<li>1528, Échecs de François I<sup>er</sup> en Italie
<span class="ralign"><a href="#page289">289</a></span></li>
-<li>Il traite à Cambrai (1529) et trahit ses alliés
+<li>Il traite à Cambrai (1529) et trahit ses alliés
<span class="ralign"><a href="#page291">291</a></span></li>
-<li>Soliman échoue devant Vienne
+<li>Soliman échoue devant Vienne
<span class="ralign"><a href="#page296">296</a></span></li>
-<li>Isolement de François I<sup>er</sup>
+<li>Isolement de François I<sup>er</sup>
<span class="ralign"><a href="#page299">299</a></span></li>
-<li>Troisième invasion de Soliman (1532)
+<li>Troisième invasion de Soliman (1532)
<span class="ralign"><a href="#page300">300</a></span></li>
<li>Roxelane.&mdash;Mort d'Ibrahim (1536)
@@ -12067,44 +12029,44 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page437" name="page437"></a>(p. 437)</span> CHAPITRE XVI</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">La Réforme française. 1521-1526</span>
+<li><span class="smcap index-4">La Réforme française. 1521-1526</span>
<span class="ralign"><a href="#page308">308</a></span></li>
<li>Les Vaudois des Alpes
<span class="ralign"><a href="#page309">309</a></span></li>
-<li>Réforme en France, aux Pays-Bas, en Angleterre
+<li>Réforme en France, aux Pays-Bas, en Angleterre
<span class="ralign"><a href="#page315">315</a></span></li>
-<li>Charles-Quint a l'initiative des persécutions
+<li>Charles-Quint a l'initiative des persécutions
<span class="ralign"><a href="#page318">318</a></span></li>
-<li>Les premiers martyrs français (1525)
+<li>Les premiers martyrs français (1525)
<span class="ralign"><a href="#page319">319</a></span></li>
<li>Le roi sauve Berquin
<span class="ralign"><a href="#page320">320</a></span></li>
-<li>Appel de Zwingli à François I<sup>er</sup>
+<li>Appel de Zwingli à François I<sup>er</sup>
<span class="ralign"><a href="#page321">321</a></span></li>
</ul>
<p class="p2 center">CHAPITRE XVII</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">Réforme en France et en Angleterre. 1526-1535</span>
+<li><span class="smcap index-4">Réforme en France et en Angleterre. 1526-1535</span>
<span class="ralign"><a href="#page323">323</a></span></li>
-<li>Marguerite désespère de convertir son frère
+<li>Marguerite désespère de convertir son frère
<span class="ralign"><a href="#page324">324</a></span></li>
<li>Passion d'Henri VIII et son divorce
<span class="ralign"><a href="#page327">327</a></span></li>
-<li>Mutilation d'une image à Paris (1528)
+<li>Mutilation d'une image à Paris (1528)
<span class="ralign"><a href="#page332">332</a></span></li>
-<li>Béda et les Capets, Ignace de Loyola
+<li>Béda et les Capets, Ignace de Loyola
<span class="ralign"><a href="#page333">333</a></span></li>
<li>Supplice de Berquin (1529)
@@ -12113,29 +12075,29 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Lutte de la Sorbonne contre le roi
<span class="ralign"><a href="#page338">338</a></span></li>
-<li>Il crée le Collége de France (1529)
+<li>Il crée le Collége de France (1529)
<span class="ralign"><a href="#page340">340</a></span></li>
</ul>
<p class="p2 center">CHAPITRE XVIII</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">On tourne le roi contre la Réforme. 1530-1535</span>
+<li><span class="smcap index-4">On tourne le roi contre la Réforme. 1530-1535</span>
<span class="ralign"><a href="#page343">343</a></span></li>
-<li>La Réforme crée partout des écoles
+<li>La Réforme crée partout des écoles
<span class="ralign"><a href="#page344">344</a></span></li>
<li>Le roi pouvait choisir encore en 1532
<span class="ralign"><a href="#page346">346</a></span></li>
-<li>Affront qu'on lui fait à Milan (1533)
+<li>Affront qu'on lui fait à Milan (1533)
<span class="ralign"><a href="#page348">348</a></span></li>
<li>Les fanatiques menacent Marguerite
<span class="ralign"><a href="#page349">349</a></span></li>
-<li>Placards protestants à Blois
+<li>Placards protestants à Blois
<span class="ralign"><a href="#page351">351</a></span></li>
<li>Supplices pendant tout l'hiver (1535)
@@ -12151,25 +12113,25 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<p class="p2 center"><span class="pagenum"><a id="page438" name="page438"></a>(p. 438)</span> CHAPITRE XIX</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">François I<sup>er</sup> et Charles-Quint en 1535.&mdash;Fontainebleau.&mdash;Le Gargantua</span>
+<li><span class="smcap index-4">François I<sup>er</sup> et Charles-Quint en 1535.&mdash;Fontainebleau.&mdash;Le Gargantua</span>
<span class="ralign"><a href="#page358">358</a></span></li>
<li>Maladie du roi et de Charles-Quint
<span class="ralign"><a href="#page358">358</a></span></li>
-<li>Le roi à Fontainebleau.&mdash;Les artistes
+<li>Le roi à Fontainebleau.&mdash;Les artistes
<span class="ralign"><a href="#page361">361</a></span></li>
-<li>Rabelais comme créateur de notre langue
+<li>Rabelais comme créateur de notre langue
<span class="ralign"><a href="#page367">367</a></span></li>
-<li>Il ne doit rien à ses prédécesseurs
+<li>Il ne doit rien à ses prédécesseurs
<span class="ralign"><a href="#page368">368</a></span></li>
<li>Sa vie
<span class="ralign"><a href="#page371">371</a></span></li>
-<li>Son principe d'éducation
+<li>Son principe d'éducation
<span class="ralign"><a href="#page372">372</a></span></li>
<li>Le Gargantua est-il protestant?
@@ -12179,25 +12141,25 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<p class="p2 center">CHAPITRE XX</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">Rome et les Jésuites.&mdash;Invasion de Provence.&mdash;François I<sup>er</sup> cède à la réaction. 1535-1538</span>
+<li><span class="smcap index-4">Rome et les Jésuites.&mdash;Invasion de Provence.&mdash;François I<sup>er</sup> cède à la réaction. 1535-1538</span>
<span class="ralign"><a href="#page378">378</a></span></li>
<li>Les <em>Exercitia</em> de Loyola ont paru vers 1523-1525
<span class="ralign"><a href="#page378">378</a></span></li>
-<li>Réforme et réaction catholique
+<li>Réforme et réaction catholique
<span class="ralign"><a href="#page380">380</a></span></li>
-<li>Loyola ordonne l'obéissance jusqu'au péché mortel inclusivement
+<li>Loyola ordonne l'obéissance jusqu'au péché mortel inclusivement
<span class="ralign"><a href="#page384">384</a></span></li>
-<li>Le pape pousse le roi à envahir l'Angleterre (1534)
+<li>Le pape pousse le roi à envahir l'Angleterre (1534)
<span class="ralign"><a href="#page387">387</a></span></li>
<li>Le roi appelle Barberousse en Italie
<span class="ralign"><a href="#page388">388</a></span></li>
-<li>Charles-Quint, vainqueur à Tunis, outrage le roi
+<li>Charles-Quint, vainqueur à Tunis, outrage le roi
<span class="ralign"><a href="#page389">389</a></span></li>
<li>Invasion de Provence
@@ -12206,32 +12168,32 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Puissance du parti du Dauphin; Montmorency, Diane de Poitiers
<span class="ralign"><a href="#page397">397</a></span></li>
-<li>Embarras de l'empereur; trêve de Nice. 1538
+<li>Embarras de l'empereur; trêve de Nice. 1538
<span class="ralign"><a href="#page402">402</a></span></li>
</ul>
<p class="p2 center">CHAPITRE XXI</p>
<ul class="none">
-<li><span class="smcap index-4">Dernière guerre, ruine et mort de François I<sup>er</sup>. 1539-1547</span>
+<li><span class="smcap index-4">Dernière guerre, ruine et mort de François I<sup>er</sup>. 1539-1547</span>
<span class="ralign"><a href="#page406">406</a></span></li>
-<li><span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> Maladie terrible de François I<sup>er</sup>
+<li><span class="pagenum"><a id="page439" name="page439"></a>(p. 439)</span> Maladie terrible de François I<sup>er</sup>
<span class="ralign"><a href="#page406">406</a></span></li>
<li>Voyage de l'empereur en France (1540)
<span class="ralign"><a href="#page409">409</a></span></li>
-<li>Montmorency dupe, disgracié: gouvernement des cardinaux
+<li>Montmorency dupe, disgracié: gouvernement des cardinaux
<span class="ralign"><a href="#page412">412</a></span></li>
<li>Assassinat de Rincon, guerre (1541-3)
<span class="ralign"><a href="#page414">414</a></span></li>
-<li>Bataille de Cérisoles (1544)
+<li>Bataille de Cérisoles (1544)
<span class="ralign"><a href="#page420">420</a></span></li>
-<li>Charles-Quint impose le traité de Crépy
+<li>Charles-Quint impose le traité de Crépy
<span class="ralign"><a href="#page422">422</a></span></li>
<li>Mort du jeune fils du roi et d'Enghien
@@ -12240,13 +12202,13 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<li>Massacre des Vaudois (1545)
<span class="ralign"><a href="#page426">426</a></span></li>
-<li>Fureur du roi méprisé de son fils; sa mort (1547)
+<li>Fureur du roi méprisé de son fils; sa mort (1547)
<span class="ralign"><a href="#page427">427</a></span></li>
-<li>Sinistres prémices du nouveau règne
+<li>Sinistres prémices du nouveau règne
<span class="ralign"><a href="#page428">428</a></span></li>
-<li>L'Europe sera sauvée par Genève
+<li>L'Europe sera sauvée par Genève
<span class="ralign"><a href="#page429">429</a></span></li>
</ul>
</div>
@@ -12258,465 +12220,465 @@ Dieu et lui chantant ses psaumes.</p>
<p><a id="footnote1" name="footnote1"></a>
<b><a href="#footnotetag1">1</a></b>: Dans ce chapitre et les suivants, <cite>la Presse</cite>, <cite>la
-Banque</cite>, <cite>la Réforme de Luther</cite>, nous avons dû poser les questions
-dominantes du siècle avant de les voir se débattre en France. Cette
-méthode était la seule logique.</p>
-
-<p>La question dominante et souveraine se présente dès le premier
-chapitre: La révolution se fera-t-elle <em>par la Renaissance</em> et la
-création d'un nouvel esprit, ou <em>par la réforme</em> et le renouvellement
-de l'esprit chrétien?</p>
-
-<p>Le signe du nouvel esprit est la réconciliation du genre humain,
-l'adoption même des proscrits, des maudits, des Turcs, des Juifs, des
-tribus sauvages, etc., dans lesquels l'humanité européenne
-reconnaîtrait des frères. Cette reconnaissance, préparée pour l'Orient
-dans la trop courte époque des quinze premières années de Soliman, est
-ajournée par l'effroi de l'Europe, par l'horreur qu'inspirent
+Banque</cite>, <cite>la Réforme de Luther</cite>, nous avons dû poser les questions
+dominantes du siècle avant de les voir se débattre en France. Cette
+méthode était la seule logique.</p>
+
+<p>La question dominante et souveraine se présente dès le premier
+chapitre: La révolution se fera-t-elle <em>par la Renaissance</em> et la
+création d'un nouvel esprit, ou <em>par la réforme</em> et le renouvellement
+de l'esprit chrétien?</p>
+
+<p>Le signe du nouvel esprit est la réconciliation du genre humain,
+l'adoption même des proscrits, des maudits, des Turcs, des Juifs, des
+tribus sauvages, etc., dans lesquels l'humanité européenne
+reconnaîtrait des frères. Cette reconnaissance, préparée pour l'Orient
+dans la trop courte époque des quinze premières années de Soliman, est
+ajournée par l'effroi de l'Europe, par l'horreur qu'inspirent
Barberousse, les ravages des Barbaresques.</p>
-<p>De nos jours, l'&oelig;uvre de rapprochement s'est avancée par le
+<p>De nos jours, l'&oelig;uvre de rapprochement s'est avancée par le
commerce et la colonisation, par la science et par la critique.
-L'humanité s'éveille avec bonheur dans l'idée consolante de son
-identité. Nous vivons, nous fraternisons, nous combattons avec les
+L'humanité s'éveille avec bonheur dans l'idée consolante de son
+identité. Nous vivons, nous fraternisons, nous combattons avec les
Turcs. Mais ce n'est pas seulement cet Orient occidental du monde
-musulman qui nous apparaît comme frère. L'immensité du monde chinois
-se révèle comme une autre Europe au bout de l'Asie. La religion
-bouddhique, avec ses deux cents millions de croyants, y répond au
-christianisme, et comme nombre, et comme morale, et comme hiérarchie,
+musulman qui nous apparaît comme frère. L'immensité du monde chinois
+se révèle comme une autre Europe au bout de l'Asie. La religion
+bouddhique, avec ses deux cents millions de croyants, y répond au
+christianisme, et comme nombre, et comme morale, et comme hiérarchie,
comme monachisme, etc. Ce surprenant Sosie de la religion occidentale
-que nous venons de découvrir est-il ou n'est-il pas vraiment frère du
-christianisme? Celui-ci le reconnaîtra-t-il ou le repoussera-t-il? Oui
-ou non, selon le caractère que le christianisme revendique pour
-lui-même comme essentiel et constitutif. Si le christianisme met son
-essence dans la promesse du monde à venir, dans l'espoir du salut,
-dans l'intérêt, il n'est pas le frère du bouddhisme, il peut le
-repousser. S'il veut se définir la religion de la charité, il
-reconnaîtra le bouddhisme comme son frère, comme un autre lui-même; il
-ne déclinera cette fraternité et cette ressemblance qu'en déclarant
-que la charité n'est point essentielle au christianisme.</p>
-
-<p>Le clergé se garde bien de toucher cette question. Il laisse une
-philosophie complaisante insister sur <em>les différences</em> des deux
-religions, c'est-à-dire sauver et défendre le christianisme comme
+que nous venons de découvrir est-il ou n'est-il pas vraiment frère du
+christianisme? Celui-ci le reconnaîtra-t-il ou le repoussera-t-il? Oui
+ou non, selon le caractère que le christianisme revendique pour
+lui-même comme essentiel et constitutif. Si le christianisme met son
+essence dans la promesse du monde à venir, dans l'espoir du salut,
+dans l'intérêt, il n'est pas le frère du bouddhisme, il peut le
+repousser. S'il veut se définir la religion de la charité, il
+reconnaîtra le bouddhisme comme son frère, comme un autre lui-même; il
+ne déclinera cette fraternité et cette ressemblance qu'en déclarant
+que la charité n'est point essentielle au christianisme.</p>
+
+<p>Le clergé se garde bien de toucher cette question. Il laisse une
+philosophie complaisante insister sur <em>les différences</em> des deux
+religions, c'est-à-dire sauver et défendre le christianisme comme
unique et miraculeux. Pour nous, <em>les ressemblances</em> nous semblent
bien autrement frappantes. C'est au c&oelig;ur de juger. Qu'il dise si le
-charme moral de la légende évangélique ne se retrouve pas tout entier
-dans la légende bouddhique, avec sa placide sainteté, même ses
-tendances féminines à la quiétude monastique. Il faut être bien
-déterminé à ne rien voir pour nier une ressemblance de famille qui
-n'est pas seulement dans les grands traits généraux de la face et dans
-l'expression, mais dans les menus détails, dans les petits signes
+charme moral de la légende évangélique ne se retrouve pas tout entier
+dans la légende bouddhique, avec sa placide sainteté, même ses
+tendances féminines à la quiétude monastique. Il faut être bien
+déterminé à ne rien voir pour nier une ressemblance de famille qui
+n'est pas seulement dans les grands traits généraux de la face et dans
+l'expression, mais dans les menus détails, dans les petits signes
fortuits, jusque dans les plis et les rides. Non-seulement les deux
-frères se sont ressemblé en naissant, mais dans le progrès de la vie;
-ils ont changé et vieilli de la même manière.</p>
+frères se sont ressemblé en naissant, mais dans le progrès de la vie;
+ils ont changé et vieilli de la même manière.</p>
-<p>À ces dictées du c&oelig;ur et du bon sens répondent entièrement les
-résultats de l'érudition. Que de fois je les recueillis (dans cette
-heureuse amitié de trente ans) de la bouche aimable et chère, autant
-que grave, d'Eugène Burnouf!... Oui, chère et regrettable à jamais! Je
+<p>À ces dictées du c&oelig;ur et du bon sens répondent entièrement les
+résultats de l'érudition. Que de fois je les recueillis (dans cette
+heureuse amitié de trente ans) de la bouche aimable et chère, autant
+que grave, d'Eugène Burnouf!... Oui, chère et regrettable à jamais! Je
passe tous les jours, le c&oelig;ur plein d'amers regrets, devant cette
-maison, où tous nous prîmes <em>le lotus de la bonne foi</em>, devant ce
-savant cabinet, si bien éclairé, soleillé, où, dans les jours d'hiver,
-nous réchauffions notre pâle science occidentale à son soleil indien.
-L'émanation régulière des langues, exactement la même en Asie, en
-Europe, la génération correspondante des religions et non moins
-symétrique, c'était son texte favori et mon ravissement.</p>
-
-<p>Voilà ce que j'ai emporté de cette maison: sa lumière (qui est ma
-chaleur), sa parole limpide, où je voyais si bien naître d'Orient,
-d'Occident, le miracle unique des deux Évangiles. Touchante identité!
-deux mondes séparés si longtemps dans leur mutuelle ignorance et se
-retrouvant tout à coup pour sentir qu'ils sont un, comme deux poumons
-dans la poitrine ou deux lobes d'un même c&oelig;ur.</p>
-
-<p>Moi sacré de la Renaissance! Là, je l'ai bien senti! l'<em>unité de l'âme
-humaine</em>, la paix des religions, la réconciliation de l'homme avec
+maison, où tous nous prîmes <em>le lotus de la bonne foi</em>, devant ce
+savant cabinet, si bien éclairé, soleillé, où, dans les jours d'hiver,
+nous réchauffions notre pâle science occidentale à son soleil indien.
+L'émanation régulière des langues, exactement la même en Asie, en
+Europe, la génération correspondante des religions et non moins
+symétrique, c'était son texte favori et mon ravissement.</p>
+
+<p>Voilà ce que j'ai emporté de cette maison: sa lumière (qui est ma
+chaleur), sa parole limpide, où je voyais si bien naître d'Orient,
+d'Occident, le miracle unique des deux Évangiles. Touchante identité!
+deux mondes séparés si longtemps dans leur mutuelle ignorance et se
+retrouvant tout à coup pour sentir qu'ils sont un, comme deux poumons
+dans la poitrine ou deux lobes d'un même c&oelig;ur.</p>
+
+<p>Moi sacré de la Renaissance! Là, je l'ai bien senti! l'<em>unité de l'âme
+humaine</em>, la paix des religions, la réconciliation de l'homme avec
l'homme et leur embrassement fraternel.</p>
<p>Un mot encore sur ce premier chapitre. Comment personne ne s'est-il
-avisé d'une chose si facile et si belle, de réunir tant d'histoires
-ravissantes, qui sont dans Burnouf et ailleurs, en un même <em>Évangile
-bouddhique</em>? Comment n'a-t-on pas publié dans un format populaire la
+avisé d'une chose si facile et si belle, de réunir tant d'histoires
+ravissantes, qui sont dans Burnouf et ailleurs, en un même <em>Évangile
+bouddhique</em>? Comment n'a-t-on pas publié dans un format populaire la
merveille du <em>Zend-Avesta</em>? Comment les juifs n'ont-ils pas traduit
leur magnifique histoire d'Iozt? Comment ne traduisent-ils pas de
-français en allemand la <cite>Kabbale</cite> de M. Frank, un chef-d'&oelig;uvre de
-critique; et d'espagnol en français les <cite>Juifs d'Espagne</cite> de M. José
+français en allemand la <cite>Kabbale</cite> de M. Frank, un chef-d'&oelig;uvre de
+critique; et d'espagnol en français les <cite>Juifs d'Espagne</cite> de M. José
Amador de los Rios?</p>
-<p>Le point capital peut-être de l'histoire des Juifs, c'est l'effort
-qu'ils ont fait à certaines époques pour sortir de l'usure, et
-l'inepte fureur avec laquelle les chrétiens les y repoussaient. (Voir
-particulièrement les édits de 1774, 1775, 1777.)</p>
+<p>Le point capital peut-être de l'histoire des Juifs, c'est l'effort
+qu'ils ont fait à certaines époques pour sortir de l'usure, et
+l'inepte fureur avec laquelle les chrétiens les y repoussaient. (Voir
+particulièrement les édits de 1774, 1775, 1777.)</p>
<p><a id="footnote2" name="footnote2"></a>
-<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: La source principale où j'ai puisé constamment est la
-belle édition de M. Münch (Berlin, 1821), en cinq volumes, riches de
-renseignements, d'éclaircissements historiques et biographiques, qui
-éclairent singulièrement cette époque. M. Zeller a donné une courte,
+<b><a href="#footnotetag2">2</a></b>: La source principale où j'ai puisé constamment est la
+belle édition de M. Münch (Berlin, 1821), en cinq volumes, riches de
+renseignements, d'éclaircissements historiques et biographiques, qui
+éclairent singulièrement cette époque. M. Zeller a donné une courte,
mais excellente biographie d'Hutten (Rennes, 1849). On croit trop
-généralement qu'Hutten ne fut que le pamphlétaire des disputes
-éphémères du temps. On voit en le relisant qu'il vit toujours, qu'il
-est plein d'à-propos comme athlète permanent de la Révolution. Tel
-cri, sorti d'un c&oelig;ur si chaleureux, vibrera à jamais: celui-ci, par
-exemple, dans sa lettre à l'électeur de Saxe: «Qui veut mourir avec
-Hutten pour la liberté de l'Allemagne?» La parfaite douceur de ce
-grand homme paraît à plus d'un trait. Il voit pour résultat de la
-Révolution «l'union de tous les peuples, la paix, la fraternité
-universelles; plus de haine, même pour les Turcs.» <cite>Hutteni Opera,
+généralement qu'Hutten ne fut que le pamphlétaire des disputes
+éphémères du temps. On voit en le relisant qu'il vit toujours, qu'il
+est plein d'à-propos comme athlète permanent de la Révolution. Tel
+cri, sorti d'un c&oelig;ur si chaleureux, vibrera à jamais: celui-ci, par
+exemple, dans sa lettre à l'électeur de Saxe: «Qui veut mourir avec
+Hutten pour la liberté de l'Allemagne?» La parfaite douceur de ce
+grand homme paraît à plus d'un trait. Il voit pour résultat de la
+Révolution «l'union de tous les peuples, la paix, la fraternité
+universelles; plus de haine, même pour les Turcs.» <cite>Hutteni Opera,
III, 603.</cite></p>
<p><a id="footnote3" name="footnote3"></a>
-<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Ces quarante pages, entièrement neuves, sont sorties des
-documents publiés par M. Le Glay, <cite>Négociations entre la France et
+<b><a href="#footnotetag3">3</a></b>: Ces quarante pages, entièrement neuves, sont sorties des
+documents publiés par M. Le Glay, <cite>Négociations entre la France et
l'Autriche</cite>, tome II. On y suit parfaitement le fil de l'intrigue
-financière. M. Mignet, dans l'excellent morceau qu'il a publié sur
-l'élection de Charles-Quint, met dans une fort belle lumière le côté
+financière. M. Mignet, dans l'excellent morceau qu'il a publié sur
+l'élection de Charles-Quint, met dans une fort belle lumière le côté
politique, en laissant sur le second plan l'action de la banque et de
-l'argent, que j'ai mise en première ligne.</p>
+l'argent, que j'ai mise en première ligne.</p>
<p><a id="footnote4" name="footnote4"></a>
-<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: La difficulté que les ambassadeurs avaient à le joindre
-est frappante dans les <cite>Négociations</cite> (édit. Leglay), et le gaspillage
+<b><a href="#footnotetag4">4</a></b>: La difficulté que les ambassadeurs avaient à le joindre
+est frappante dans les <cite>Négociations</cite> (édit. Leglay), et le gaspillage
infini d'une telle vie est sensible dans les <cite>Comptes de la bouche</cite>
-que possèdent les archives. Ils donnent plus d'un curieux détail:
-«Tant pour le sucre de bouche à l'apoticaire du roy.» etc.</p>
+que possèdent les archives. Ils donnent plus d'un curieux détail:
+«Tant pour le sucre de bouche à l'apoticaire du roy.» etc.</p>
<p><a id="footnote5" name="footnote5"></a>
<b><a href="#footnotetag5">5</a></b>: Une perte non moins regrettable que celle des hommes est
-celle de la civilisation et des arts de ces peuples, bien plus avancés
-qu'on n'a dit. Les Mexicains étaient arrivés à connaître, à peu de
-chose près, la grandeur de l'année. M. de Humboldt (<cite>Nouvelle
-Espagne, I, 370</cite>) explique, avec une grande modération qui frappe
-d'autant plus, cette horrible destruction, cette chute à la barbarie.
-Le peuple, sous les missionnaires, retomba partout à l'ignorance, dans
-une espèce d'enfance et d'imbécillité que n'ont nullement les
-Américains restés indépendants et, comme on dit, sauvages, hors de
+celle de la civilisation et des arts de ces peuples, bien plus avancés
+qu'on n'a dit. Les Mexicains étaient arrivés à connaître, à peu de
+chose près, la grandeur de l'année. M. de Humboldt (<cite>Nouvelle
+Espagne, I, 370</cite>) explique, avec une grande modération qui frappe
+d'autant plus, cette horrible destruction, cette chute à la barbarie.
+Le peuple, sous les missionnaires, retomba partout à l'ignorance, dans
+une espèce d'enfance et d'imbécillité que n'ont nullement les
+Américains restés indépendants et, comme on dit, sauvages, hors de
l'abrutissement des missions.</p>
<p><a id="footnote6" name="footnote6"></a>
-<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: L'unité de cette histoire, la nécessité d'en suivre le
+<b><a href="#footnotetag6">6</a></b>: L'unité de cette histoire, la nécessité d'en suivre le
fil central entre la France, l'Italie et l'Allemagne, m'impose un
-cruel sacrifice: c'est de ne rien dire ici du héros de l'Europe, qui
-finit, s'éclipse du moins au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Je parle du peuple
+cruel sacrifice: c'est de ne rien dire ici du héros de l'Europe, qui
+finit, s'éclipse du moins au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Je parle du peuple
hongrois. Mourrai-je donc en ajournant toujours ce que lui doit
-l'histoire?... Notre Degérando est mort! irréparable perte!... Le
-savant Téléki vient de mourir. La grande histoire de Fesler attend
-encore un traducteur. Et cependant d'infâmes et menteuses compilations
+l'histoire?... Notre Degérando est mort! irréparable perte!... Le
+savant Téléki vient de mourir. La grande histoire de Fesler attend
+encore un traducteur. Et cependant d'infâmes et menteuses compilations
paraissent, fleurissent de toutes parts.&mdash;Les Hongrois ne daignent
-répondre. S'ils parlent, c'est pour le monde (<cite>Atlas</cite> anglais).&mdash;Je
-vois avec bonheur un Français plein de c&oelig;ur et de talent, M.
-Chassin, entrer avec éclat dans ces études (<cite>Huniade</cite>). Puisse-t-il
-payer la dette de nos c&oelig;urs à ce peuple entre tous héroïque, qui,
-de ses actes, de ses souffrances, de sa grande voix forte, nous relève
+répondre. S'ils parlent, c'est pour le monde (<cite>Atlas</cite> anglais).&mdash;Je
+vois avec bonheur un Français plein de c&oelig;ur et de talent, M.
+Chassin, entrer avec éclat dans ces études (<cite>Huniade</cite>). Puisse-t-il
+payer la dette de nos c&oelig;urs à ce peuple entre tous héroïque, qui,
+de ses actes, de ses souffrances, de sa grande voix forte, nous relève
et nous fait plus grands! On lui accorde volontiers la vaillance; mais
-cette vaillance n'est que la manifestation d'un haut état moral. Dans
+cette vaillance n'est que la manifestation d'un haut état moral. Dans
tout ce qu'ils font ou qu'ils disent, j'entends toujours: <i>Sursum
corda.</i></p>
<p>Tout ce qui nous est revenu de leurs paroles en 1848 est purement et
-simplement sublime. Un paysan vient s'engager: «Jusqu'à
-quand?&mdash;<em>Jusqu'à la victoire.</em>»&mdash;Un enfant se présente aussi pour être
-soldat: «Mais tu es trop petit...&mdash;<em>Je grandirai devant l'ennemi.</em>» Ce
-qui étonne le plus de ce peuple, c'est son silence. Il laisse les
-journaux ignorants dire, répéter que la révolution hongroise fut
-aristocratique.&mdash;Chose pourtant vraie en un sens. La nation entière
-est une aristocratie de vaillance et de dignité. Il y a là cinq
+simplement sublime. Un paysan vient s'engager: «Jusqu'à
+quand?&mdash;<em>Jusqu'à la victoire.</em>»&mdash;Un enfant se présente aussi pour être
+soldat: «Mais tu es trop petit...&mdash;<em>Je grandirai devant l'ennemi.</em>» Ce
+qui étonne le plus de ce peuple, c'est son silence. Il laisse les
+journaux ignorants dire, répéter que la révolution hongroise fut
+aristocratique.&mdash;Chose pourtant vraie en un sens. La nation entière
+est une aristocratie de vaillance et de dignité. Il y a là cinq
millions de chevaliers. Et pas un paysan ne s'estime moins que le
premier palatin du royaume. On le voit dans les chants innombrables,
-guerriers ou satiriques, que 1848 a inspirés, surtout dans l'&oelig;uvre
-de leur premier poète, Pet&oelig;fi, le boucher de Pest.</p>
+guerriers ou satiriques, que 1848 a inspirés, surtout dans l'&oelig;uvre
+de leur premier poète, Pet&oelig;fi, le boucher de Pest.</p>
<p><a id="footnote7" name="footnote7"></a>
<b><a href="#footnotetag7">7</a></b>: Le plus simple des hommes qui lirait seulement les
-chroniques d'avant le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, puis celles du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>, serait
-parfaitement éclairé sur la question. Il verrait les premières toutes
+chroniques d'avant le <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle, puis celles du <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>, serait
+parfaitement éclairé sur la question. Il verrait les premières toutes
muettes et sombres de silence, les autres, au contraire,
-resplendissantes de lumière et de chants. Le chant devient alors
-universel et populaire. Tous les événements tristes ou gais, les
-combats, les supplices mêmes, se passent au milieu des cantiques. «Là,
-tel fut mis à mort pour avoir chanté des psaumes sur un rocher.»
-Ailleurs: «Il chanta dans les flammes, et la foule étouffait sa voix
-par des hymnes à la Vierge, <em>Ave, maris Stella</em>, etc.» Voilà les
+resplendissantes de lumière et de chants. Le chant devient alors
+universel et populaire. Tous les événements tristes ou gais, les
+combats, les supplices mêmes, se passent au milieu des cantiques. «Là,
+tel fut mis à mort pour avoir chanté des psaumes sur un rocher.»
+Ailleurs: «Il chanta dans les flammes, et la foule étouffait sa voix
+par des hymnes à la Vierge, <em>Ave, maris Stella</em>, etc.» Voilà les
passages que vous trouvez continuellement dans les chroniques et
-catholiques et protestantes. On en ferait un énorme volume.</p>
+catholiques et protestantes. On en ferait un énorme volume.</p>
-<p>Nul doute que le Moyen âge n'ait eu aussi des mélodies. À côté des
+<p>Nul doute que le Moyen âge n'ait eu aussi des mélodies. À côté des
beaux chants de la messe qui nous viennent d'Orient, l'antique chanson
gauloise trouva toujours des accents vifs, agrestes, ch&oelig;urs de
moissons ou de vendanges, plus rhythmiques que ceux des offices.</p>
-<p>L'Église, de bonne heure, dans sa haines des formes mondaines,
-négligea, dédaigna la mesure, en même temps qu'elle favorisait la
+<p>L'Église, de bonne heure, dans sa haines des formes mondaines,
+négligea, dédaigna la mesure, en même temps qu'elle favorisait la
sculpture raide et longue qui fait de l'homme une momie, supprime les
articulations et ce qu'on peut appeler les rhythmes du corps. La
-nature a mis le rhythme partout. L'Église le supprima partout, en
+nature a mis le rhythme partout. L'Église le supprima partout, en
haine de la nature.</p>
-<p>Mais, aux moments émus, la nature revient invincible; le rhythme
-reparaît, du moins au battement du c&oelig;ur trop oppressé, ou par
+<p>Mais, aux moments émus, la nature revient invincible; le rhythme
+reparaît, du moins au battement du c&oelig;ur trop oppressé, ou par
l'intervalle des soupirs. Dans la tremblotante complainte du pauvre
-Godeschalc, persécuté déjà au <span class="smcap">IX</span><sup>e</sup> siècle dans ce doux chant coupé de
+Godeschalc, persécuté déjà au <span class="smcap">IX</span><sup>e</sup> siècle dans ce doux chant coupé de
larmes, n'y a-t-il pas un rhythme de douleur? Et il y en a un
-certainement de fureur et d'effroi dans le chant des persécuteurs,
-l'hymne dominicain compilé de vingt autres, le véhément <i>Dies iræ</i>.
+certainement de fureur et d'effroi dans le chant des persécuteurs,
+l'hymne dominicain compilé de vingt autres, le véhément <i>Dies iræ</i>.
(Coussemaker, 94, 115.)</p>
<p>Le silence profond des chroniques, qui ne parlent jamais d'aucun
-chant, nous autorise à croire que ces hymnes d'église, qui
-resserraient plutôt les c&oelig;urs, furent peu dans la bouche du peuple.
-Ils sont très-méridionaux, nullement dans le caractère de la France,
-opposés, nous pouvons le dire, à l'aimable génie de nos aïeux.</p>
-
-<p>Tout cela, au reste, est purement <em>mélodique</em>. Le Moyen âge connut-il
-le contre-point et l'<em>harmonie</em>? Le contre-point double n'apparaît
-certainement qu'au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. (V. Kiesewetter et Fétis). On connut
-de bonne heure les règles élémentaires de l'harmonie; mais on en fit
-le plus baroque usage. Du plain-chant grégorien, où la division des
+chant, nous autorise à croire que ces hymnes d'église, qui
+resserraient plutôt les c&oelig;urs, furent peu dans la bouche du peuple.
+Ils sont très-méridionaux, nullement dans le caractère de la France,
+opposés, nous pouvons le dire, à l'aimable génie de nos aïeux.</p>
+
+<p>Tout cela, au reste, est purement <em>mélodique</em>. Le Moyen âge connut-il
+le contre-point et l'<em>harmonie</em>? Le contre-point double n'apparaît
+certainement qu'au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. (V. Kiesewetter et Fétis). On connut
+de bonne heure les règles élémentaires de l'harmonie; mais on en fit
+le plus baroque usage. Du plain-chant grégorien, où la division des
sons est imparfaite, et qui n'admet ni rhythme ni sons complexes, on
-passa de bonne heure à des combinaisons scientifiques fort
-compliquées, dont la difficulté absorbait toute l'attention. Ni goût,
+passa de bonne heure à des combinaisons scientifiques fort
+compliquées, dont la difficulté absorbait toute l'attention. Ni goût,
ni sentiment, ni inspiration musicale.</p>
-<p>Les patients rechercheurs de ces curiosités, fort tentés de les
-admirer, avouent pourtant eux-mêmes, quand ils sont de bonne foi, que
-la plupart furent dignes de figurer aux <em>Fêtes de l'âne</em>. Les chants
-d'Hucbald, au <span class="smcap">X</span><sup>e</sup> siècle, réputés très-suaves alors, effrayent
-tellement M. Kiesewetter, qu'il décide «que jamais il n'y eut oreille
-assez barbare pour les supporter un instant.» Mais MM. Fétis et
+<p>Les patients rechercheurs de ces curiosités, fort tentés de les
+admirer, avouent pourtant eux-mêmes, quand ils sont de bonne foi, que
+la plupart furent dignes de figurer aux <em>Fêtes de l'âne</em>. Les chants
+d'Hucbald, au <span class="smcap">X</span><sup>e</sup> siècle, réputés très-suaves alors, effrayent
+tellement M. Kiesewetter, qu'il décide «que jamais il n'y eut oreille
+assez barbare pour les supporter un instant.» Mais MM. Fétis et
Coussemaker disent et prouvent qu'on les supportait (Coussemaker, p.
-18). Un manuscrit de 1267, qui du reste témoigne des progrès déjà
-faits, arrache cependant cet aveu à son admirateur: «Dans l'ensemble,
-il déchire l'oreille.» (Fétis, <cite>Revue de M. d'Anjou</cite>, octob. 1847, p.
+18). Un manuscrit de 1267, qui du reste témoigne des progrès déjà
+faits, arrache cependant cet aveu à son admirateur: «Dans l'ensemble,
+il déchire l'oreille.» (Fétis, <cite>Revue de M. d'Anjou</cite>, octob. 1847, p.
322.)</p>
-<p>On devient plus savant, mais aussi plus absurde, n'attachant de mérite
-qu'à la complication, à la difficulté. Les maîtres de chapelle des
-princes du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle mettent les paroles du <em>Credo</em>, du <em>Sanctus</em>,
-sur le thème d'une chanson grivoise, et brodent là-dessus mille
+<p>On devient plus savant, mais aussi plus absurde, n'attachant de mérite
+qu'à la complication, à la difficulté. Les maîtres de chapelle des
+princes du <span class="smcap">XV</span><sup>e</sup> siècle mettent les paroles du <em>Credo</em>, du <em>Sanctus</em>,
+sur le thème d'une chanson grivoise, et brodent là-dessus mille
ornements bizarres. Le charivari est au comble, charivari moral et
musical. On ne disait plus la <em>messe du Sanctus</em>, mais la <em>messe de
-Vénus la belle</em>, de l'<em>Ami Baudichon</em> ou la <em>messe d'Adieu mes
-amours</em>. Ajoutez des idées grotesques et puériles d'exécution
-matérielle: s'il s'agissait de nuit, de mort, les notes étaient
-noires: si de fleurs, de prairies, les notes étaient vertes; rouges,
-si l'on parlait de sang, et autres pauvretés.</p>
+Vénus la belle</em>, de l'<em>Ami Baudichon</em> ou la <em>messe d'Adieu mes
+amours</em>. Ajoutez des idées grotesques et puériles d'exécution
+matérielle: s'il s'agissait de nuit, de mort, les notes étaient
+noires: si de fleurs, de prairies, les notes étaient vertes; rouges,
+si l'on parlait de sang, et autres pauvretés.</p>
-<p>Toutes ces misères duraient encore au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Le charivari
-augmentait. J'entends dire que le <em>Marignan</em> du très-fameux Josquin
-des Prés, qu'on a essayé d'exécuter récemment, est un affreux tapage.</p>
+<p>Toutes ces misères duraient encore au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup> siècle. Le charivari
+augmentait. J'entends dire que le <em>Marignan</em> du très-fameux Josquin
+des Prés, qu'on a essayé d'exécuter récemment, est un affreux tapage.</p>
<p>Enfin vinrent le protestantisme et les psaumes de Goudimel; enfin le
-concile de Trente, éclairé par ces psaumes, demanda la réforme de la
-musique catholique. Rome en chargea l'élève de Goudimel, l'aimable
-Palestrina, grand homme qui, néanmoins, fut impuissant pour faire
-école. Ce qui est mort est mort. Voir Baini, <cite>Memorie di Palestrina</cite>,
-1828, et l'excellent article de M. Delécluse (ancienne <cite>Revue de
-Paris</cite>), qui résume et juge très-bien cet important ouvrage.</p>
+concile de Trente, éclairé par ces psaumes, demanda la réforme de la
+musique catholique. Rome en chargea l'élève de Goudimel, l'aimable
+Palestrina, grand homme qui, néanmoins, fut impuissant pour faire
+école. Ce qui est mort est mort. Voir Baini, <cite>Memorie di Palestrina</cite>,
+1828, et l'excellent article de M. Delécluse (ancienne <cite>Revue de
+Paris</cite>), qui résume et juge très-bien cet important ouvrage.</p>
<p><a id="footnote8" name="footnote8"></a>
<b><a href="#footnotetag8">8</a></b>: Lolhardus, lullhardus, lollert, lullert, Mosheim. De
Beghardis et beguinabus. Append., p. 583.&mdash;En vieil allemand, <i>lullen,
-lollen, lallen</i>, chanter à voix basse; en allemand moderne, <i>lallen</i>,
-balbutier; en anglais, <i>to lull</i>, bercer; en suédois, <i>lulla</i>,
+lollen, lallen</i>, chanter à voix basse; en allemand moderne, <i>lallen</i>,
+balbutier; en anglais, <i>to lull</i>, bercer; en suédois, <i>lulla</i>,
endormir.</p>
<p><a id="footnote9" name="footnote9"></a>
-<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Oui, les années heureuses où j'ai vécu lisant l'&oelig;uvre
-de Luther (l'exemplaire allemand de la Mazarine, unique à Paris), ces
-années, m'ont laissé une force, une séve, que Dieu me conservera, je
-l'espère, jusqu'à la mort. Malheureusement mes <cite>Mémoires de Luther</cite>,
-qui donnaient l'homme au vif, ont deux défauts: d'abord une
-préoccupation trop grande du point de vue théologique
-(très-secondaire, car le peuple n'y sentit que l'éveil moral). L'autre
-défaut, c'était ma timidité, mon hésitation. Nourri hors du
+<b><a href="#footnotetag9">9</a></b>: Oui, les années heureuses où j'ai vécu lisant l'&oelig;uvre
+de Luther (l'exemplaire allemand de la Mazarine, unique à Paris), ces
+années, m'ont laissé une force, une séve, que Dieu me conservera, je
+l'espère, jusqu'à la mort. Malheureusement mes <cite>Mémoires de Luther</cite>,
+qui donnaient l'homme au vif, ont deux défauts: d'abord une
+préoccupation trop grande du point de vue théologique
+(très-secondaire, car le peuple n'y sentit que l'éveil moral). L'autre
+défaut, c'était ma timidité, mon hésitation. Nourri hors du
catholicisme, n'en ayant point souffert, sans rapport avec lui que ma
-curiosité archéologique, je retenais mon souffle de peur de faire rien
-envoler de la poussière de ces vieux temps.</p>
+curiosité archéologique, je retenais mon souffle de peur de faire rien
+envoler de la poussière de ces vieux temps.</p>
<p><a id="footnote10" name="footnote10"></a>
-<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Que penser de l'ignorance de nos faiseurs de systèmes
-qui vous disent gravement encore: «Le catholicisme réunit, le
-protestantisme divise. Le protestant, c'est l'individu, etc.» Eh!
-pauvres gens, étudiez donc un peu, observez, voyagez. Regardez-moi, le
+<b><a href="#footnotetag10">10</a></b>: Que penser de l'ignorance de nos faiseurs de systèmes
+qui vous disent gravement encore: «Le catholicisme réunit, le
+protestantisme divise. Le protestant, c'est l'individu, etc.» Eh!
+pauvres gens, étudiez donc un peu, observez, voyagez. Regardez-moi, le
soir, la famille protestante unie dans la lecture commune. Observez
-cette femme, comme elle écoute le touchant commentaire, la pieuse
-réflexion du mari! comme tous deux sentent et comprennent d'un même
-c&oelig;ur! Leur profonde unité imprime au c&oelig;ur de l'enfant une autre
-Bible encore. Il n'oubliera jamais le regard attendri dont sa mère
-surprit l'esprit saint dans les yeux émus de son père. Voilà la
-tradition forte. Il y a un peu loin de cela à la tradition scolastique
-donnée par l'homme officiel à un enfant distrait qui ne comprend guère
-et ne retiendra pas. L'autre, élevé dans la famille vraie, à ce
-puissant foyer, qu'il aille en Amérique, qu'il s'enfonce aux forêts,
+cette femme, comme elle écoute le touchant commentaire, la pieuse
+réflexion du mari! comme tous deux sentent et comprennent d'un même
+c&oelig;ur! Leur profonde unité imprime au c&oelig;ur de l'enfant une autre
+Bible encore. Il n'oubliera jamais le regard attendri dont sa mère
+surprit l'esprit saint dans les yeux émus de son père. Voilà la
+tradition forte. Il y a un peu loin de cela à la tradition scolastique
+donnée par l'homme officiel à un enfant distrait qui ne comprend guère
+et ne retiendra pas. L'autre, élevé dans la famille vraie, à ce
+puissant foyer, qu'il aille en Amérique, qu'il s'enfonce aux forêts,
loin de toute demeure humaine, qu'il vive pionnier solitaire, il ne
sera point seul. Il a avec lui la tradition. Quelle? Est-ce ce volume
-qu'il emporte partout, l'Encyclopédie juive, mêlée de tant de choses?
-Ce volume, qu'il le lise ou non, il a été sur la table sacrée. La
-simple couverture, maniée, usée par ces chères mains, que de choses
+qu'il emporte partout, l'Encyclopédie juive, mêlée de tant de choses?
+Ce volume, qu'il le lise ou non, il a été sur la table sacrée. La
+simple couverture, maniée, usée par ces chères mains, que de choses
elle dit! Dans les nuits les plus sombres, la lueur y revient de la
-lampe de famille, la divine lumière de ce tendre regard que son père
-et sa mère échangèrent devant lui dans un moment de sainteté.</p>
+lampe de famille, la divine lumière de ce tendre regard que son père
+et sa mère échangèrent devant lui dans un moment de sainteté.</p>
<p><a id="footnote11" name="footnote11"></a>
-<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Léon X, dans sa bulle <cite>Exsurge</cite> (<em>error</em> 33), et la
-Sorbonne, dans sa <cite>Déterminatio</cite>, condamnent spécialement cette
-hérésie de Luther: «Brûler les hérétiques, c'est contre le
-Saint-Esprit.» Il persévéra toute sa vie dans cette magnifique
-hérésie. On peut le prouver par cent passages. Même dans sa colère
-contre les paysans révoltés, qui ne veulent plus l'écouter, il ne se
-dément pas; il condamne leurs actes, non leurs croyances. Sa plus
-grande sévérité est de conseiller le bannissement pour les
-blasphémateurs qui enseignent leurs blasphèmes. Castillon, dans
-l'écrit où il blâme la mort de Servet, s'appuie principalement de
-l'autorité de Luther. On peut dire que c'est à ce grand homme que
-remonte la tradition de la tolérance.</p>
+<b><a href="#footnotetag11">11</a></b>: Léon X, dans sa bulle <cite>Exsurge</cite> (<em>error</em> 33), et la
+Sorbonne, dans sa <cite>Déterminatio</cite>, condamnent spécialement cette
+hérésie de Luther: «Brûler les hérétiques, c'est contre le
+Saint-Esprit.» Il persévéra toute sa vie dans cette magnifique
+hérésie. On peut le prouver par cent passages. Même dans sa colère
+contre les paysans révoltés, qui ne veulent plus l'écouter, il ne se
+dément pas; il condamne leurs actes, non leurs croyances. Sa plus
+grande sévérité est de conseiller le bannissement pour les
+blasphémateurs qui enseignent leurs blasphèmes. Castillon, dans
+l'écrit où il blâme la mort de Servet, s'appuie principalement de
+l'autorité de Luther. On peut dire que c'est à ce grand homme que
+remonte la tradition de la tolérance.</p>
<p><a id="footnote12" name="footnote12"></a>
-<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Je ne suis pas de ceux qui aiment à attribuer les grands
+<b><a href="#footnotetag12">12</a></b>: Je ne suis pas de ceux qui aiment à attribuer les grands
effets aux petites causes. Personne ne sent plus que moi la vigoureuse
-spontanéité des commencements de l'Église d'Angleterre, que M. Merle
-d'Aubigné a mis dans une si belle lumière d'après les contemporains.
-Il faudrait cependant ignorer l'énorme influence de la Couronne sous
-les Tudor pour ne pas sentir que l'exemple d'Henri VIII dut décupler
-la force du mouvement commencé. Peu le suivirent dans sa doctrine,
-tous dans sa séparation de Rome. Ce dernier point fut l'essentiel. Je
-n'hésite pas, plus loin, à l'appeler un roi <em>protestant</em>. La série des
-portraits d'Henri VIII est infiniment curieuse à étudier. Tout le
-monde connaît celui d'Holbein. Nos Archives en possèdent un
-très-soigné et très-bon en tête du traité de 1546. Il est placé assez
-bizarrement entre deux cariatides demi-nues, jolies et indécentes. Le
+spontanéité des commencements de l'Église d'Angleterre, que M. Merle
+d'Aubigné a mis dans une si belle lumière d'après les contemporains.
+Il faudrait cependant ignorer l'énorme influence de la Couronne sous
+les Tudor pour ne pas sentir que l'exemple d'Henri VIII dut décupler
+la force du mouvement commencé. Peu le suivirent dans sa doctrine,
+tous dans sa séparation de Rome. Ce dernier point fut l'essentiel. Je
+n'hésite pas, plus loin, à l'appeler un roi <em>protestant</em>. La série des
+portraits d'Henri VIII est infiniment curieuse à étudier. Tout le
+monde connaît celui d'Holbein. Nos Archives en possèdent un
+très-soigné et très-bon en tête du traité de 1546. Il est placé assez
+bizarrement entre deux cariatides demi-nues, jolies et indécentes. Le
sceau, d'or massif, et d'un fort relief, est d'un travail allemand
-(armoire de fer). <cite>Trésor des Chartes, J. 661 pièce 23.</cite></p>
+(armoire de fer). <cite>Trésor des Chartes, J. 661 pièce 23.</cite></p>
<p><a id="footnote13" name="footnote13"></a>
-<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Mis à mort en 1527, à l'époque où l'on rechercha les
-traitants. Le <cite>Bourgeois de Paris</cite> (publié par M. Lalanne en 1854)
-croit qu'il n'était pas innocent. Entre autres récits de sa mort, j'en
-ai lu un remarquable dans une petite Histoire inédite de François
-I<sup>er</sup> (de 1615 à 1530), généralement assez judicieuse. <cite>Ms. de la
-Bibliothèque de Turin, petit in-folio d'environ 200 pages.</cite></p>
+<b><a href="#footnotetag13">13</a></b>: Mis à mort en 1527, à l'époque où l'on rechercha les
+traitants. Le <cite>Bourgeois de Paris</cite> (publié par M. Lalanne en 1854)
+croit qu'il n'était pas innocent. Entre autres récits de sa mort, j'en
+ai lu un remarquable dans une petite Histoire inédite de François
+I<sup>er</sup> (de 1615 à 1530), généralement assez judicieuse. <cite>Ms. de la
+Bibliothèque de Turin, petit in-folio d'environ 200 pages.</cite></p>
<p><a id="footnote14" name="footnote14"></a>
-<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Publiée par M. Génin, en tête de la seconde partie des
-lettres. Le savant éditeur, qui avait d'abord préféré une autre
-interprétation, la modifie sur l'exposé des faits. Il nous écrit que
-la nôtre lui semble bien plus admissible. Nous aurions hésité à
-l'adopter si nous n'avions pour nous l'avis définitif du pénétrant
+<b><a href="#footnotetag14">14</a></b>: Publiée par M. Génin, en tête de la seconde partie des
+lettres. Le savant éditeur, qui avait d'abord préféré une autre
+interprétation, la modifie sur l'exposé des faits. Il nous écrit que
+la nôtre lui semble bien plus admissible. Nous aurions hésité à
+l'adopter si nous n'avions pour nous l'avis définitif du pénétrant
critique.&mdash;La profondeur et l'innocence du sentiment de Marguerite
-sont singulièrement marquées dans les vers pathétiques qu'elle
-adresse, pendant la captivité de son frère, à un enfant, sa nièce,
-fille du roi, qui venait de mourir à huit ans. (Voir Captivité de
-François I<sup>er</sup>.)</p>
+sont singulièrement marquées dans les vers pathétiques qu'elle
+adresse, pendant la captivité de son frère, à un enfant, sa nièce,
+fille du roi, qui venait de mourir à huit ans. (Voir Captivité de
+François I<sup>er</sup>.)</p>
<p><a id="footnote15" name="footnote15"></a>
<b><a href="#footnotetag15">15</a></b>: Les documents officiels (Le Glay, Weiss, Lanz, etc.)
-donnèrent peu ou rien, sauf la minute informe du traité de Bourbon
+donnèrent peu ou rien, sauf la minute informe du traité de Bourbon
avec l'empereur (dans les papiers de Granvelle). Heureusement toutes
-les dates et le beau récit de la page 147 nous sont fournis par
-Turner, d'après les <em>Mss</em>. anglais.&mdash;Un fait très-grave et inconnu se
-trouve dans une pièce inédite de nos Archives. C'est qu'au moment où
+les dates et le beau récit de la page 147 nous sont fournis par
+Turner, d'après les <em>Mss</em>. anglais.&mdash;Un fait très-grave et inconnu se
+trouve dans une pièce inédite de nos Archives. C'est qu'au moment où
Bourbon quitta si brusquement le roi et fut suivi des nobles, le Grand
-Conseil frappa un coup sur la noblesse en condamnant à mort Charles de
-Caesmes, seigneur de Lucé, et ses adhérents, pour rapt et inceste
+Conseil frappa un coup sur la noblesse en condamnant à mort Charles de
+Caesmes, seigneur de Lucé, et ses adhérents, pour rapt et inceste
commis en la personne de Gabrielle d'Harcourt. <cite>Archives, J. 903,
-arrêt du 17 mars 1523.</cite></p>
+arrêt du 17 mars 1523.</cite></p>
<p><a id="footnote16" name="footnote16"></a>
-<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: C'est probablement à cette époque que se rapporte le
-bruit qu'on avait répandu et auquel il fait allusion plus tard: «Pour
-autant que j'ay entendu qu'il y en a de si méchants qui ont osé semer
-cette parole que je voulois faire les gentilshommes taillables.»
-<cite>Archives de Turin, Discours de François I<sup>er</sup>, septembre 1529</cite>.
+<b><a href="#footnotetag16">16</a></b>: C'est probablement à cette époque que se rapporte le
+bruit qu'on avait répandu et auquel il fait allusion plus tard: «Pour
+autant que j'ay entendu qu'il y en a de si méchants qui ont osé semer
+cette parole que je voulois faire les gentilshommes taillables.»
+<cite>Archives de Turin, Discours de François I<sup>er</sup>, septembre 1529</cite>.
Cette collection immense contient vingt-huit volumes in-folio de
-pièces pour le seul règne de François I<sup>er</sup> (copies du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>
-siècle.)</p>
+pièces pour le seul règne de François I<sup>er</sup> (copies du <span class="smcap">XVII</span><sup>e</sup>
+siècle.)</p>
<p><a id="footnote17" name="footnote17"></a>
<b><a href="#footnotetag17">17</a></b>: Ce dernier mot est inexact; il n'y a que trois pages
-(in-4<sup>o</sup>) de lettres du roi à Diane et dix pages de Diane au roi,
-d'après des originaux <em>entièrement autographes</em> (217). Il est évident
-que ces lettres sont bien <em>adressées à François I<sup>er</sup></em> et avant 1531,
-avant la mort du mari de Diane. Ce sont celles d'une femme inquiète,
-surveillée, mal reçue des parents du mari au retour des voyages
-qu'elle faisait à la cour. Elle dit expressément: «Mon mari (223).» Il
-y a un mot qui fait comprendre que François I<sup>er</sup> enrichissait Brézé
-pour lui faire avaler la chose: «Si vous plaît faire entendre à mon
-beau-père et belle-mère que vous n'avez fait ce bien à leur fils <em>que
-pour cette raison</em> (222).» Ceci rend tout à fait vraisemblable
-l'authenticité des vers trouvés par M. Esmangart sur un rouleau de
-plomb à Gentilly:</p>
+(in-4<sup>o</sup>) de lettres du roi à Diane et dix pages de Diane au roi,
+d'après des originaux <em>entièrement autographes</em> (217). Il est évident
+que ces lettres sont bien <em>adressées à François I<sup>er</sup></em> et avant 1531,
+avant la mort du mari de Diane. Ce sont celles d'une femme inquiète,
+surveillée, mal reçue des parents du mari au retour des voyages
+qu'elle faisait à la cour. Elle dit expressément: «Mon mari (223).» Il
+y a un mot qui fait comprendre que François I<sup>er</sup> enrichissait Brézé
+pour lui faire avaler la chose: «Si vous plaît faire entendre à mon
+beau-père et belle-mère que vous n'avez fait ce bien à leur fils <em>que
+pour cette raison</em> (222).» Ceci rend tout à fait vraisemblable
+l'authenticité des vers trouvés par M. Esmangart sur un rouleau de
+plomb à Gentilly:</p>
<p class="poem10">
- En ce doux lien, le roi François premier<br>
+ En ce doux lien, le roi François premier<br>
Trouve toujours jouissance nouvelle.<br>
- Qu'il est heureux!... Car ce lieu lui recèle<br>
- Fleur de beauté, Diane de Poitiers.</p>
-
-<p>Dans le recueil où nous trouvons les lettres de Diane (<cite>Poésies et
-Correspondance intime de François I<sup>er</sup></cite>, éd. A. Champollion), je
-trouve une lettre bien tragique sous le nom, supposé peut-être, de
-madame de Bonnivet (serait-ce madame de Châteaubriant?): «Sire, vous
-estes délibéré à me laisser mourir? Ne savez-vous que les deux en
+ Qu'il est heureux!... Car ce lieu lui recèle<br>
+ Fleur de beauté, Diane de Poitiers.</p>
+
+<p>Dans le recueil où nous trouvons les lettres de Diane (<cite>Poésies et
+Correspondance intime de François I<sup>er</sup></cite>, éd. A. Champollion), je
+trouve une lettre bien tragique sous le nom, supposé peut-être, de
+madame de Bonnivet (serait-ce madame de Châteaubriant?): «Sire, vous
+estes délibéré à me laisser mourir? Ne savez-vous que les deux en
prison use de poison, et mes enfants et moy ne mangeons autre chose.
C'est pour l'amour de vous que l'on me fait tant de mal, et vous
-l'endurez!... De Crèvec&oelig;ur, 7 janvier.»</p>
+l'endurez!... De Crèvec&oelig;ur, 7 janvier.»</p>
<p><a id="footnote18" name="footnote18"></a>
-<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Les Archives du Vatican ne sont pas sans intérêt pour
-cette époque. C'est à ce moment où le pape voulait tromper les deux
+<b><a href="#footnotetag18">18</a></b>: Les Archives du Vatican ne sont pas sans intérêt pour
+cette époque. C'est à ce moment où le pape voulait tromper les deux
partis qu'il envoie au jeune empereur ce conteur libertin de Balthazar
-Castiglione, 20 novembre 1524. Après Pavie, éperdu de peur, il demande
-passage au général impérial pour ses agents (qui vont armer
+Castiglione, 20 novembre 1524. Après Pavie, éperdu de peur, il demande
+passage au général impérial pour ses agents (qui vont armer
l'Angleterre contre l'empereur). <cite>Extraits des actes et lettres du
Vatican, Archives, carton L, 379.</cite></p>
<p><a id="footnote19" name="footnote19"></a>
<b><a href="#footnotetag19">19</a></b>: J'omets ici beaucoup de circonstances accessoires, entre
-autres la fuite d'Alençon avec l'arrière-garde. Il eut le malheur
-d'arriver le premier de tous les fuyards de Lyon; il fut accablé de
-reproches par sa femme et sa belle-mère, mourut de chagrin ou de
+autres la fuite d'Alençon avec l'arrière-garde. Il eut le malheur
+d'arriver le premier de tous les fuyards de Lyon; il fut accablé de
+reproches par sa femme et sa belle-mère, mourut de chagrin ou de
fatigue.&mdash;La balle d'or est dans D. Juan Antonio de Vera. <cite>Vie de
Charles-Quint.</cite></p>
<p><a id="footnote20" name="footnote20"></a>
<b><a href="#footnotetag20">20</a></b>: Voir la belle et exacte description de Henri Martin et
-le plan (étage par étage), conservé à la Bibliothèque, d'après l'état
-ancien du château.</p>
+le plan (étage par étage), conservé à la Bibliothèque, d'après l'état
+ancien du château.</p>
<p><a id="footnote21" name="footnote21"></a>
-<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Charles-Quint ignorait-il entièrement ce que faisait
-Bourbon? Il semble que Castiglione, envoyé par le pape pour amuser
-l'empereur, est maintenant employé par l'empereur à amuser le pape.
-Castiglione écrit de la cour impériale à Clément VII qu'il recevra
-bientôt la visite du confident de l'empereur, Paul Arétin. Le 31 mars
-1527, le connétable écrit au pape que, malgré la trêve, son armée
-s'obstine à avancer, et qu'il est forcé de marcher aussi pour éviter
-un plus grand mal. La lettre est en italien, mais signée en français:
-«Votre très-humble et très-obéissant serviteur. Charles. (Du camp
-impérial.)» <cite>Extrait des actes et lettres du Vatican, Archives,
+<b><a href="#footnotetag21">21</a></b>: Charles-Quint ignorait-il entièrement ce que faisait
+Bourbon? Il semble que Castiglione, envoyé par le pape pour amuser
+l'empereur, est maintenant employé par l'empereur à amuser le pape.
+Castiglione écrit de la cour impériale à Clément VII qu'il recevra
+bientôt la visite du confident de l'empereur, Paul Arétin. Le 31 mars
+1527, le connétable écrit au pape que, malgré la trêve, son armée
+s'obstine à avancer, et qu'il est forcé de marcher aussi pour éviter
+un plus grand mal. La lettre est en italien, mais signée en français:
+«Votre très-humble et très-obéissant serviteur. Charles. (Du camp
+impérial.)» <cite>Extrait des actes et lettres du Vatican, Archives,
carton L., 384.</cite></p>
<p><a id="footnote22" name="footnote22"></a>
-<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Ce point de vue si juste est très-finement indiqué dans
-la belle introduction de M. Charrière (<cite>Négoc. de la France avec le
+<b><a href="#footnotetag22">22</a></b>: Ce point de vue si juste est très-finement indiqué dans
+la belle introduction de M. Charrière (<cite>Négoc. de la France avec le
Levant, t. I<sup>er</sup></cite>). Comment la presse n'a-t-elle pas fait ressortir
davantage l'importance de ce grand travail, si neuf et si
-intéressant?</p>
+intéressant?</p>
<p><a id="footnote23" name="footnote23"></a>
-<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Ce fait choquant est constaté, non-seulement par les
-réclamations de François I<sup>er</sup>, mais par les aveux de Charles-Quint,
-aveux plusieurs fois répétés (dans les papiers Granvelle).</p>
+<b><a href="#footnotetag23">23</a></b>: Ce fait choquant est constaté, non-seulement par les
+réclamations de François I<sup>er</sup>, mais par les aveux de Charles-Quint,
+aveux plusieurs fois répétés (dans les papiers Granvelle).</p>
<p><a id="footnote24" name="footnote24"></a>
-<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Un mot de M. Muston, dans sa première édition, avait
-vivement excité mon intérêt. Je fis appel à son obligeance, et j'eus
-le bonheur d'en recevoir cette réponse. C'est la dernière relique de
-cet innocent paganisme, le dernier souffle et la suprême haleine de
-ces pauvres petits êtres qui vivaient encore dans les fleurs.</p>
+<b><a href="#footnotetag24">24</a></b>: Un mot de M. Muston, dans sa première édition, avait
+vivement excité mon intérêt. Je fis appel à son obligeance, et j'eus
+le bonheur d'en recevoir cette réponse. C'est la dernière relique de
+cet innocent paganisme, le dernier souffle et la suprême haleine de
+ces pauvres petits êtres qui vivaient encore dans les fleurs.</p>
-<table border="0" cellpadding="0" summary="Poème.">
+<table border="0" cellpadding="0" summary="Poème.">
<colgroup>
<col width="50%">
<col width="50%">
@@ -12724,16 +12686,16 @@ ces pauvres petits êtres qui vivaient encore dans les fleurs.</p>
<tr>
<td>Ay vist una Fantina<br>
Que stendava, la mount,<br>
-Sa cotta néblousina<br>
-Al' broué de Bariound.</td>
+Sa cotta néblousina<br>
+Al' broué de Bariound.</td>
<td>J'ai vu une Fantine<br>
-Qui étendait là-haut<br>
-Sa robe nébuleuse<br>
-Aux crêtes de Bariound.</td>
+Qui étendait là-haut<br>
+Sa robe nébuleuse<br>
+Aux crêtes de Bariound.</td>
</tr>
<tr><td colspan="2">&nbsp;</td></tr>
<tr>
-<td>Una serp la séguia<br>
+<td>Una serp la séguia<br>
De coulour darc en cel,<br>
Et su di roc venia<br>
En cima dar Castel.</td>
@@ -12745,540 +12707,164 @@ Vers la cime du Castel.</td>
<tr><td colspan="2">&nbsp;</td></tr>
<tr>
<td>Couma 'na fiour d'arbroua,<br>
-Couma nèva dal col,<br>
+Couma nèva dal col,<br>
Passava su la broua,<br>
Senz'affermiss'ar sol.</td>
-<td>Comme une fleur de clématite,<br>
+<td>Comme une fleur de clématite,<br>
Comme neige du col,<br>
-Elle passait sur la côte,<br>
+Elle passait sur la côte,<br>
Sans appuyer au sol.</td>
</tr>
<tr><td colspan="2">&nbsp;</td></tr>
<tr>
-<td>Avioû perdu ma fea,<br>
+<td>Avioû perdu ma fea,<br>
La Fantina me di:<br>
-Ven coum mi sû la scéa;<br>
-Et la troubérou li.</td>
+Ven coum mi sû la scéa;<br>
+Et la troubérou li.</td>
<td>J'avais perdu ma brebis;<br>
La Fantine me dit:<br>
Viens avec moi sur la colline;<br>
-Et je la trouvai là.</td>
+Et je la trouvai là.</td>
</tr>
</table>
<p class="center">FRAGMENT.</p>
<p class="poem10">
- &mdash;Cosa fasé-ve çi, bella spousinotta?<br>
+ &mdash;Cosa fasé-ve çi, bella spousinotta?<br>
&mdash;Il ay pers lou camin, et scarsa mia cotta,<br>
- Li broussè m'an perdû, saignou souta dî pè.<br>
- Et me sentou may pî d'endar fin d'ay casè.<br>
+ Li broussè m'an perdû, saignou souta dî pè.<br>
+ Et me sentou may pî d'endar fin d'ay casè.<br>
&mdash;Paoura bergira! ven; ven pura, brisa mia!...</p>
<p class="center">TRADUCTION.</p>
<p class="poem10">
- &mdash;Que faites-vous ici, belle petite épousée?<br>
- &mdash;J'ai perdu le chemin et déchiré ma robe.<br>
- Les broussailles m'ont égarée; je saigne sous les pieds<br>
+ &mdash;Que faites-vous ici, belle petite épousée?<br>
+ &mdash;J'ai perdu le chemin et déchiré ma robe.<br>
+ Les broussailles m'ont égarée; je saigne sous les pieds<br>
Et je ne me sentirai jamais d'aller jusqu'au hameau.<br>
- &mdash;Pauvre bergère! viens; viens seulement, ma petite...</p>
+ &mdash;Pauvre bergère! viens; viens seulement, ma petite...</p>
-<p>«Voilà tout ce que je possède en fait de documents originaux relatifs
+<p>«Voilà tout ce que je possède en fait de documents originaux relatifs
aux Fantines. Voici maintenant ce qu'on m'en a dit dans mon enfance,
-et encore ne sont-ce que des vieillards à qui j'en ai entendu parler.
-Les vieux montagnards pouvaient bien en parler à un enfant, mais s'en
+et encore ne sont-ce que des vieillards à qui j'en ai entendu parler.
+Les vieux montagnards pouvaient bien en parler à un enfant, mais s'en
fussent tus devant une personne raisonnable.</p>
-<p>«Les Fantines ne se voyaient que de loin, mais ne se laissaient jamais
+<p>«Les Fantines ne se voyaient que de loin, mais ne se laissaient jamais
approcher.</p>
-<p>«Lorsqu'au temps des moissons une mère déposait le berceau de son
-enfant dans les blés, elle était rassurée par la pensée qu'une Fantine
+<p>«Lorsqu'au temps des moissons une mère déposait le berceau de son
+enfant dans les blés, elle était rassurée par la pensée qu'une Fantine
venait en prendre soin pendant son absence, le consoler, le bercer
-s'il pleurait, lui chanter confusément pour l'endormir, écarter de son
+s'il pleurait, lui chanter confusément pour l'endormir, écarter de son
front les mouches piquantes, etc.</p>
-<p>«Si dans les rochers arides s'épanouissait une magnifique fleur, c'est
-qu'une Fantine l'avait arrosée, cultivée, etc.</p>
+<p>«Si dans les rochers arides s'épanouissait une magnifique fleur, c'est
+qu'une Fantine l'avait arrosée, cultivée, etc.</p>
-<p>«Lors d'une inondation, un berceau entraîné sur les flots vint aborder
-sans accident au rivage: c'était une Fantine qui l'avait dirigé.»</p>
+<p>«Lors d'une inondation, un berceau entraîné sur les flots vint aborder
+sans accident au rivage: c'était une Fantine qui l'avait dirigé.»</p>
<p>Telle est la lettre du bon et savant historien des Vaudois, leur
-première gloire en ce temps. C'est une belle singularité de ce petit
+première gloire en ce temps. C'est une belle singularité de ce petit
peuple d'occuper par l'histoire une place si haute en Europe. Rien de
-plus grand dans notre littérature que la trilogie vaudoise du naïf
-Gilles, de l'éloquent Léger et du vaillant Arnaud. (<cite>La Glorieuse
-rentrée des Vaudois</cite>, par M. Arnaud, colonel et pasteur des vallées.)
-De nos jours, cette inspiration s'est retrouvée dans Muston. La
-première édition de son histoire contient une délicieuse description
-du pays (réimprimée récemment). La seconde, complète et refondue
-entièrement, est précieuse par les renseignements qu'il a recueillis
+plus grand dans notre littérature que la trilogie vaudoise du naïf
+Gilles, de l'éloquent Léger et du vaillant Arnaud. (<cite>La Glorieuse
+rentrée des Vaudois</cite>, par M. Arnaud, colonel et pasteur des vallées.)
+De nos jours, cette inspiration s'est retrouvée dans Muston. La
+première édition de son histoire contient une délicieuse description
+du pays (réimprimée récemment). La seconde, complète et refondue
+entièrement, est précieuse par les renseignements qu'il a recueillis
dans toutes les archives de l'Europe. Ce noble et savant homme, qui
rajeunit en vieillissant, nous donne en ce moment, sur cette histoire
-si dramatique, un poème plein de beaux vers: l'<cite>Israël des Alpes</cite>.</p>
+si dramatique, un poème plein de beaux vers: l'<cite>Israël des Alpes</cite>.</p>
<p><a id="footnote25" name="footnote25"></a>
<b><a href="#footnotetag25">25</a></b>: La vie de Rabelais est impossible pour qui voudrait tout
-éclaircir; mais, quant à l'aspect principal, la bonté, la grandeur de
-ce beau génie, il a été mis en complète lumière. Un jeune paysan de
-Normandie, dans un village, sans autre secours que la sagacité
-pénétrante d'un esprit fin et tendre, très-réfléchi sous sa forme
-naïve, a suivi et senti le mystère de la Renaissance dans Rabelais,
-Molière et Voltaire. Ce mystère peut se dire d'un mot (celui de Vasari
-sur Giotto): «Il a mis la bonté dans l'Art.» Bonté et tolérance,
-ardente humanité, ce fut l'âme commune de ces grands hommes. La foule
+éclaircir; mais, quant à l'aspect principal, la bonté, la grandeur de
+ce beau génie, il a été mis en complète lumière. Un jeune paysan de
+Normandie, dans un village, sans autre secours que la sagacité
+pénétrante d'un esprit fin et tendre, très-réfléchi sous sa forme
+naïve, a suivi et senti le mystère de la Renaissance dans Rabelais,
+Molière et Voltaire. Ce mystère peut se dire d'un mot (celui de Vasari
+sur Giotto): «Il a mis la bonté dans l'Art.» Bonté et tolérance,
+ardente humanité, ce fut l'âme commune de ces grands hommes. La foule
inintelligente n'avait vu en eux que l'esprit critique; ils ont
-attendu jusqu'à nous leur révélation. <cite>Rabelais</cite>, <cite>Molière</cite>,
-<cite>Voltaire</cite>, par Eugène Noël. Trois petits volumes in-18.</p>
+attendu jusqu'à nous leur révélation. <cite>Rabelais</cite>, <cite>Molière</cite>,
+<cite>Voltaire</cite>, par Eugène Noël. Trois petits volumes in-18.</p>
<p><a id="footnote26" name="footnote26"></a>
-<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: La même année, il institue une confrérie du <em>Sacré
-corps</em> de Jésus. Serait-ce le premier nom des jésuites, qui plus tard
-si habilement exploitèrent le Sacré c&oelig;ur? <cite>Extrait des Actes du
-Vatican, Archives, carton L, 379</cite>. L'histoire des jésuites a été
-fort éclaircie par l'ouvrage de M. Alexis de Saint-Priest sur leur
-suppression, d'après les documents conservés au ministère des Affaires
-étrangères. Nulle part ils n'ont été plus finement appréciés que dans
-le beau livre, tout récemment publié, de M. Lanfrey: <cite>L'Église et la
-Philosophie au</cite> <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> <cite>siècle, 1855.</cite></p>
+<b><a href="#footnotetag26">26</a></b>: La même année, il institue une confrérie du <em>Sacré
+corps</em> de Jésus. Serait-ce le premier nom des jésuites, qui plus tard
+si habilement exploitèrent le Sacré c&oelig;ur? <cite>Extrait des Actes du
+Vatican, Archives, carton L, 379</cite>. L'histoire des jésuites a été
+fort éclaircie par l'ouvrage de M. Alexis de Saint-Priest sur leur
+suppression, d'après les documents conservés au ministère des Affaires
+étrangères. Nulle part ils n'ont été plus finement appréciés que dans
+le beau livre, tout récemment publié, de M. Lanfrey: <cite>L'Église et la
+Philosophie au</cite> <span class="smcap">XVIII</span><sup>e</sup> <cite>siècle, 1855.</cite></p>
<p><a id="footnote27" name="footnote27"></a>
-<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Les persécutions recommencent à l'instant même. Un
-inquisiteur converti au protestantisme est brûlé à Toulouse. Voir la
-procédure aux <cite>Archives, carton J, 809.</cite></p>
+<b><a href="#footnotetag27">27</a></b>: Les persécutions recommencent à l'instant même. Un
+inquisiteur converti au protestantisme est brûlé à Toulouse. Voir la
+procédure aux <cite>Archives, carton J, 809.</cite></p>
<p><a id="footnote28" name="footnote28"></a>
-<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Peut-être a-t-on dit trop de mal et d'elle et de lui.
-Leur crime à tous les deux fut surtout d'avoir défendu les
-protestants, ou plutôt l'humanité. La s&oelig;ur de la duchesse, madame
-de Cany, était elle-même protestante. <cite>Lettres de Calvin</cite>, édition
-Bonnet, t. I, p. 281.&mdash;Je ne vois jamais au Louvre la belle et rêveuse
+<b><a href="#footnotetag28">28</a></b>: Peut-être a-t-on dit trop de mal et d'elle et de lui.
+Leur crime à tous les deux fut surtout d'avoir défendu les
+protestants, ou plutôt l'humanité. La s&oelig;ur de la duchesse, madame
+de Cany, était elle-même protestante. <cite>Lettres de Calvin</cite>, édition
+Bonnet, t. I, p. 281.&mdash;Je ne vois jamais au Louvre la belle et rêveuse
statue du pauvre Chabot, un chef d'&oelig;uvre de la Renaissance, sans
-penser aux belles paroles qu'il prononça devant le roi. François
+penser aux belles paroles qu'il prononça devant le roi. François
I<sup>er</sup>, parlant un jour des plaintes que faisaient les protestants sur
-la mort des leurs, brûlés en France et en Angleterre, l'amiral fit
-cette réflexion: «Nous faisons des confesseurs, et le roi d'Angleterre
-fait des martyrs.» Il fallait quelque courage pour dire alors si
-hautement qu'en envoyant les protestants à la mort on faisait des
-confesseurs de la vérité. (<cite>Extraits des actes et dépêches du
+la mort des leurs, brûlés en France et en Angleterre, l'amiral fit
+cette réflexion: «Nous faisons des confesseurs, et le roi d'Angleterre
+fait des martyrs.» Il fallait quelque courage pour dire alors si
+hautement qu'en envoyant les protestants à la mort on faisait des
+confesseurs de la vérité. (<cite>Extraits des actes et dépêches du
Vatican, Archives, carton L, 384.</cite>)</p>
<p><a id="footnote29" name="footnote29"></a>
-<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Il semblerait même que la première impulsion vint de lui
-et qu'il offrit d'aider. Voir une curieuse pièce manuscrite, le
-procès-verbal original de l'exécution, que l'exécuteur Paulin de la
-Garde conservait précieusement à son château d'Adhémar, et qui est
+<b><a href="#footnotetag29">29</a></b>: Il semblerait même que la première impulsion vint de lui
+et qu'il offrit d'aider. Voir une curieuse pièce manuscrite, le
+procès-verbal original de l'exécution, que l'exécuteur Paulin de la
+Garde conservait précieusement à son château d'Adhémar, et qui est
maintenant aux <cite>Archives d'Aix</cite>.</p>
<p><a id="footnote30" name="footnote30"></a>
-<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Quatorze cents familles françaises s'établirent à
-Genève, en huit années seulement, sous le règne de Henri II: c'est le
-chiffre donné par M. Gaberel (<cite>Histoire de l'Église de Genève, t. I,
-page 346</cite>). Le <cite>registre des réceptions de la bourgeoisie</cite>, que j'ai
-compulsé aux Archives de Genève, donne un chiffre inférieur; mais il
-est visiblement incomplet et mutilé. Voir sur le temps antérieur la
+<b><a href="#footnotetag30">30</a></b>: Quatorze cents familles françaises s'établirent à
+Genève, en huit années seulement, sous le règne de Henri II: c'est le
+chiffre donné par M. Gaberel (<cite>Histoire de l'Église de Genève, t. I,
+page 346</cite>). Le <cite>registre des réceptions de la bourgeoisie</cite>, que j'ai
+compulsé aux Archives de Genève, donne un chiffre inférieur; mais il
+est visiblement incomplet et mutilé. Voir sur le temps antérieur la
<cite>Chronique de Bonnivard</cite>, le <cite>Journal du syndic Balard</cite> et la belle
-<cite>Chronique de Froment</cite> (1855), éditée avec un soin infini, admirable,
-par M. Revillod. Beaucoup de pièces inédites et de renseignements
-curieux ont été publiés dans l'excellent <cite>Bulletin de la Société de
-l'histoire du protestantisme</cite>, spécialement par M. Read, et dans la
+<cite>Chronique de Froment</cite> (1855), éditée avec un soin infini, admirable,
+par M. Revillod. Beaucoup de pièces inédites et de renseignements
+curieux ont été publiés dans l'excellent <cite>Bulletin de la Société de
+l'histoire du protestantisme</cite>, spécialement par M. Read, et dans la
<cite>France protestante</cite> de M. Haag.</p>
-<p>J'ai réservé Genève pour le règne de Henri II, ainsi que plusieurs
-détails essentiels sur l'histoire intérieure de l'administration de
-François I<sup>er</sup>, et de la politique de Charles-Quint, sur le
+<p>J'ai réservé Genève pour le règne de Henri II, ainsi que plusieurs
+détails essentiels sur l'histoire intérieure de l'administration de
+François I<sup>er</sup>, et de la politique de Charles-Quint, sur le
changement progressif qui fit du Flamand un Espagnol, etc.</p>
<p><a id="footnote31" name="footnote31"></a>
-<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Nous avons vu parfaitement, à l'époque des affaires
+<b><a href="#footnotetag31">31</a></b>: Nous avons vu parfaitement, à l'époque des affaires
d'Isly et autres, les moyens simples et grossiers par lesquels on fait
-des héros à force de réclames. Ces moyens sont fort employés au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>
-siècle. Telle fut certainement une chanson, assez mesurée pour le roi
+des héros à force de réclames. Ces moyens sont fort employés au <span class="smcap">XVI</span><sup>e</sup>
+siècle. Telle fut certainement une chanson, assez mesurée pour le roi
(donc faite avant sa mort), dans laquelle on le montre appelant la
-France au secours par sa fenêtre de Madrid. Le premier qui accourt,
-pour délivrer le roi, c'est Guise. <cite>Bulletin de la Société d'histoire
+France au secours par sa fenêtre de Madrid. Le premier qui accourt,
+pour délivrer le roi, c'est Guise. <cite>Bulletin de la Société d'histoire
de France</cite>, t. I des <cite>Documents</cite>, p. 267.</p>
</div>
-
-
-
-
-
-
-<pre>
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Histoire de France 1516-1547 (Volume
-10/19), by Jules Michelet
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1516-1547 ***
-
-***** This file should be named 42141-h.htm or 42141-h.zip *****
-This and all associated files of various formats will be found in:
- http://www.gutenberg.org/4/2/1/4/42141/
-
-Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P.
-Travers and the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net
-
-
-Updated editions will replace the previous one--the old editions
-will be renamed.
-
-Creating the works from public domain print editions means that no
-one owns a United States copyright in these works, so the Foundation
-(and you!) can copy and distribute it in the United States without
-permission and without paying copyright royalties. Special rules,
-set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to
-copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to
-protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. Project
-Gutenberg is a registered trademark, and may not be used if you
-charge for the eBooks, unless you receive specific permission. If you
-do not charge anything for copies of this eBook, complying with the
-rules is very easy. You may use this eBook for nearly any purpose
-such as creation of derivative works, reports, performances and
-research. They may be modified and printed and given away--you may do
-practically ANYTHING with public domain eBooks. Redistribution is
-subject to the trademark license, especially commercial
-redistribution.
-
-
-
-*** START: FULL LICENSE ***
-
-THE FULL PROJECT GUTENBERG LICENSE
-PLEASE READ THIS BEFORE YOU DISTRIBUTE OR USE THIS WORK
-
-To protect the Project Gutenberg-tm mission of promoting the free
-distribution of electronic works, by using or distributing this work
-(or any other work associated in any way with the phrase "Project
-Gutenberg"), you agree to comply with all the terms of the Full Project
-Gutenberg-tm License available with this file or online at
- www.gutenberg.org/license.
-
-
-Section 1. General Terms of Use and Redistributing Project Gutenberg-tm
-electronic works
-
-1.A. By reading or using any part of this Project Gutenberg-tm
-electronic work, you indicate that you have read, understand, agree to
-and accept all the terms of this license and intellectual property
-(trademark/copyright) agreement. If you do not agree to abide by all
-the terms of this agreement, you must cease using and return or destroy
-all copies of Project Gutenberg-tm electronic works in your possession.
-If you paid a fee for obtaining a copy of or access to a Project
-Gutenberg-tm electronic work and you do not agree to be bound by the
-terms of this agreement, you may obtain a refund from the person or
-entity to whom you paid the fee as set forth in paragraph 1.E.8.
-
-1.B. "Project Gutenberg" is a registered trademark. It may only be
-used on or associated in any way with an electronic work by people who
-agree to be bound by the terms of this agreement. There are a few
-things that you can do with most Project Gutenberg-tm electronic works
-even without complying with the full terms of this agreement. See
-paragraph 1.C below. There are a lot of things you can do with Project
-Gutenberg-tm electronic works if you follow the terms of this agreement
-and help preserve free future access to Project Gutenberg-tm electronic
-works. See paragraph 1.E below.
-
-1.C. The Project Gutenberg Literary Archive Foundation ("the Foundation"
-or PGLAF), owns a compilation copyright in the collection of Project
-Gutenberg-tm electronic works. Nearly all the individual works in the
-collection are in the public domain in the United States. If an
-individual work is in the public domain in the United States and you are
-located in the United States, we do not claim a right to prevent you from
-copying, distributing, performing, displaying or creating derivative
-works based on the work as long as all references to Project Gutenberg
-are removed. Of course, we hope that you will support the Project
-Gutenberg-tm mission of promoting free access to electronic works by
-freely sharing Project Gutenberg-tm works in compliance with the terms of
-this agreement for keeping the Project Gutenberg-tm name associated with
-the work. You can easily comply with the terms of this agreement by
-keeping this work in the same format with its attached full Project
-Gutenberg-tm License when you share it without charge with others.
-
-1.D. The copyright laws of the place where you are located also govern
-what you can do with this work. Copyright laws in most countries are in
-a constant state of change. If you are outside the United States, check
-the laws of your country in addition to the terms of this agreement
-before downloading, copying, displaying, performing, distributing or
-creating derivative works based on this work or any other Project
-Gutenberg-tm work. The Foundation makes no representations concerning
-the copyright status of any work in any country outside the United
-States.
-
-1.E. Unless you have removed all references to Project Gutenberg:
-
-1.E.1. The following sentence, with active links to, or other immediate
-access to, the full Project Gutenberg-tm License must appear prominently
-whenever any copy of a Project Gutenberg-tm work (any work on which the
-phrase "Project Gutenberg" appears, or with which the phrase "Project
-Gutenberg" is associated) is accessed, displayed, performed, viewed,
-copied or distributed:
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-1.E.2. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is derived
-from the public domain (does not contain a notice indicating that it is
-posted with permission of the copyright holder), the work can be copied
-and distributed to anyone in the United States without paying any fees
-or charges. If you are redistributing or providing access to a work
-with the phrase "Project Gutenberg" associated with or appearing on the
-work, you must comply either with the requirements of paragraphs 1.E.1
-through 1.E.7 or obtain permission for the use of the work and the
-Project Gutenberg-tm trademark as set forth in paragraphs 1.E.8 or
-1.E.9.
-
-1.E.3. If an individual Project Gutenberg-tm electronic work is posted
-with the permission of the copyright holder, your use and distribution
-must comply with both paragraphs 1.E.1 through 1.E.7 and any additional
-terms imposed by the copyright holder. Additional terms will be linked
-to the Project Gutenberg-tm License for all works posted with the
-permission of the copyright holder found at the beginning of this work.
-
-1.E.4. Do not unlink or detach or remove the full Project Gutenberg-tm
-License terms from this work, or any files containing a part of this
-work or any other work associated with Project Gutenberg-tm.
-
-1.E.5. Do not copy, display, perform, distribute or redistribute this
-electronic work, or any part of this electronic work, without
-prominently displaying the sentence set forth in paragraph 1.E.1 with
-active links or immediate access to the full terms of the Project
-Gutenberg-tm License.
-
-1.E.6. You may convert to and distribute this work in any binary,
-compressed, marked up, nonproprietary or proprietary form, including any
-word processing or hypertext form. However, if you provide access to or
-distribute copies of a Project Gutenberg-tm work in a format other than
-"Plain Vanilla ASCII" or other format used in the official version
-posted on the official Project Gutenberg-tm web site (www.gutenberg.org),
-you must, at no additional cost, fee or expense to the user, provide a
-copy, a means of exporting a copy, or a means of obtaining a copy upon
-request, of the work in its original "Plain Vanilla ASCII" or other
-form. Any alternate format must include the full Project Gutenberg-tm
-License as specified in paragraph 1.E.1.
-
-1.E.7. Do not charge a fee for access to, viewing, displaying,
-performing, copying or distributing any Project Gutenberg-tm works
-unless you comply with paragraph 1.E.8 or 1.E.9.
-
-1.E.8. You may charge a reasonable fee for copies of or providing
-access to or distributing Project Gutenberg-tm electronic works provided
-that
-
-- You pay a royalty fee of 20% of the gross profits you derive from
- the use of Project Gutenberg-tm works calculated using the method
- you already use to calculate your applicable taxes. The fee is
- owed to the owner of the Project Gutenberg-tm trademark, but he
- has agreed to donate royalties under this paragraph to the
- Project Gutenberg Literary Archive Foundation. Royalty payments
- must be paid within 60 days following each date on which you
- prepare (or are legally required to prepare) your periodic tax
- returns. Royalty payments should be clearly marked as such and
- sent to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation at the
- address specified in Section 4, "Information about donations to
- the Project Gutenberg Literary Archive Foundation."
-
-- You provide a full refund of any money paid by a user who notifies
- you in writing (or by e-mail) within 30 days of receipt that s/he
- does not agree to the terms of the full Project Gutenberg-tm
- License. You must require such a user to return or
- destroy all copies of the works possessed in a physical medium
- and discontinue all use of and all access to other copies of
- Project Gutenberg-tm works.
-
-- You provide, in accordance with paragraph 1.F.3, a full refund of any
- money paid for a work or a replacement copy, if a defect in the
- electronic work is discovered and reported to you within 90 days
- of receipt of the work.
-
-- You comply with all other terms of this agreement for free
- distribution of Project Gutenberg-tm works.
-
-1.E.9. If you wish to charge a fee or distribute a Project Gutenberg-tm
-electronic work or group of works on different terms than are set
-forth in this agreement, you must obtain permission in writing from
-both the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and Michael
-Hart, the owner of the Project Gutenberg-tm trademark. Contact the
-Foundation as set forth in Section 3 below.
-
-1.F.
-
-1.F.1. Project Gutenberg volunteers and employees expend considerable
-effort to identify, do copyright research on, transcribe and proofread
-public domain works in creating the Project Gutenberg-tm
-collection. Despite these efforts, Project Gutenberg-tm electronic
-works, and the medium on which they may be stored, may contain
-"Defects," such as, but not limited to, incomplete, inaccurate or
-corrupt data, transcription errors, a copyright or other intellectual
-property infringement, a defective or damaged disk or other medium, a
-computer virus, or computer codes that damage or cannot be read by
-your equipment.
-
-1.F.2. LIMITED WARRANTY, DISCLAIMER OF DAMAGES - Except for the "Right
-of Replacement or Refund" described in paragraph 1.F.3, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation, the owner of the Project
-Gutenberg-tm trademark, and any other party distributing a Project
-Gutenberg-tm electronic work under this agreement, disclaim all
-liability to you for damages, costs and expenses, including legal
-fees. YOU AGREE THAT YOU HAVE NO REMEDIES FOR NEGLIGENCE, STRICT
-LIABILITY, BREACH OF WARRANTY OR BREACH OF CONTRACT EXCEPT THOSE
-PROVIDED IN PARAGRAPH 1.F.3. YOU AGREE THAT THE FOUNDATION, THE
-TRADEMARK OWNER, AND ANY DISTRIBUTOR UNDER THIS AGREEMENT WILL NOT BE
-LIABLE TO YOU FOR ACTUAL, DIRECT, INDIRECT, CONSEQUENTIAL, PUNITIVE OR
-INCIDENTAL DAMAGES EVEN IF YOU GIVE NOTICE OF THE POSSIBILITY OF SUCH
-DAMAGE.
-
-1.F.3. LIMITED RIGHT OF REPLACEMENT OR REFUND - If you discover a
-defect in this electronic work within 90 days of receiving it, you can
-receive a refund of the money (if any) you paid for it by sending a
-written explanation to the person you received the work from. If you
-received the work on a physical medium, you must return the medium with
-your written explanation. The person or entity that provided you with
-the defective work may elect to provide a replacement copy in lieu of a
-refund. If you received the work electronically, the person or entity
-providing it to you may choose to give you a second opportunity to
-receive the work electronically in lieu of a refund. If the second copy
-is also defective, you may demand a refund in writing without further
-opportunities to fix the problem.
-
-1.F.4. Except for the limited right of replacement or refund set forth
-in paragraph 1.F.3, this work is provided to you 'AS-IS', WITH NO OTHER
-WARRANTIES OF ANY KIND, EXPRESS OR IMPLIED, INCLUDING BUT NOT LIMITED TO
-WARRANTIES OF MERCHANTABILITY OR FITNESS FOR ANY PURPOSE.
-
-1.F.5. Some states do not allow disclaimers of certain implied
-warranties or the exclusion or limitation of certain types of damages.
-If any disclaimer or limitation set forth in this agreement violates the
-law of the state applicable to this agreement, the agreement shall be
-interpreted to make the maximum disclaimer or limitation permitted by
-the applicable state law. The invalidity or unenforceability of any
-provision of this agreement shall not void the remaining provisions.
-
-1.F.6. INDEMNITY - You agree to indemnify and hold the Foundation, the
-trademark owner, any agent or employee of the Foundation, anyone
-providing copies of Project Gutenberg-tm electronic works in accordance
-with this agreement, and any volunteers associated with the production,
-promotion and distribution of Project Gutenberg-tm electronic works,
-harmless from all liability, costs and expenses, including legal fees,
-that arise directly or indirectly from any of the following which you do
-or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
-work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
-Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.
-
-
-Section 2. Information about the Mission of Project Gutenberg-tm
-
-Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
-electronic works in formats readable by the widest variety of computers
-including obsolete, old, middle-aged and new computers. It exists
-because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
-people in all walks of life.
-
-Volunteers and financial support to provide volunteers with the
-assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's
-goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
-remain freely available for generations to come. In 2001, the Project
-Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
-and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
-To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
-and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
-and the Foundation information page at www.gutenberg.org
-
-
-Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive
-Foundation
-
-The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
-501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
-state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
-Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification
-number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
-permitted by U.S. federal laws and your state's laws.
-
-The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
-Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
-throughout numerous locations. Its business office is located at 809
-North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email
-contact links and up to date contact information can be found at the
-Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact
-
-For additional contact information:
- Dr. Gregory B. Newby
- Chief Executive and Director
- gbnewby@pglaf.org
-
-Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg
-Literary Archive Foundation
-
-Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
-spread public support and donations to carry out its mission of
-increasing the number of public domain and licensed works that can be
-freely distributed in machine readable form accessible by the widest
-array of equipment including outdated equipment. Many small donations
-($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
-status with the IRS.
-
-The Foundation is committed to complying with the laws regulating
-charities and charitable donations in all 50 states of the United
-States. Compliance requirements are not uniform and it takes a
-considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
-with these requirements. We do not solicit donations in locations
-where we have not received written confirmation of compliance. To
-SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
-particular state visit www.gutenberg.org/donate
-
-While we cannot and do not solicit contributions from states where we
-have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
-against accepting unsolicited donations from donors in such states who
-approach us with offers to donate.
-
-International donations are gratefully accepted, but we cannot make
-any statements concerning tax treatment of donations received from
-outside the United States. U.S. laws alone swamp our small staff.
-
-Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
-methods and addresses. Donations are accepted in a number of other
-ways including checks, online payments and credit card donations.
-To donate, please visit: www.gutenberg.org/donate
-
-
-Section 5. General Information About Project Gutenberg-tm electronic
-works.
-
-Professor Michael S. Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm
-concept of a library of electronic works that could be freely shared
-with anyone. For forty years, he produced and distributed Project
-Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.
-
-Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
-editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
-unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily
-keep eBooks in compliance with any particular paper edition.
-
-Most people start at our Web site which has the main PG search facility:
-
- www.gutenberg.org
-
-This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
-including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
-Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
-subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.
-
-
-
-</pre>
-
+<div>*** END OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK 42141 ***</div>
</body>
</html>