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-The Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume 14), by
-Alphonse de Lamartine
-
-This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with
-almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or
-re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included
-with this eBook or online at www.gutenberg.org
-
-
-Title: Cours Familier de Littérature (Volume 14)
- Un Entretien par Mois
-
-Author: Alphonse de Lamartine
-
-Release Date: October 31, 2012 [EBook #41251]
-
-Language: French
-
-Character set encoding: ISO-8859-1
-
-*** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER ***
-
-
-
-
-Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
-the Online Distributed Proofreading Team at
-http://www.pgdp.net (This file was produced from images
-generously made available by the Bibliothèque nationale
-de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
-
-
-
-
-
-[Notes au lecteur de ce fichier digital:
-
-Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été
-corrigées.]
-
-
-
-
- COURS FAMILIER
- DE
- LITTÉRATURE
-
-
- UN ENTRETIEN PAR MOIS
-
-
- PAR
- M. A. DE LAMARTINE
-
-
-
-
- TOME QUATORZIÈME.
-
-
-
-
- PARIS
- ON S'ABONNE CHEZ L'AUTEUR,
- RUE DE LA VILLE L'ÉVÊQUE, 43.
- 1862
-
-
-L'auteur se réserve le droit de traduction et de reproduction à
-l'étranger.
-
-
- COURS FAMILIER
- DE
- LITTÉRATURE
-
-
- REVUE MENSUELLE.
-
- XIV
-
-
-Paris.--Typographie: Firmin Didot frères, imprimeurs de l'Institut et
-de la Marine, rue Jacob, 56.
-
-
-
-
-LXXIXe ENTRETIEN
-
-OEUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS.
-
-DEUXIÈME PARTIE.
-
-
-I.
-
-Quoi qu'il en soit de ce voeu, comme de tant d'autres, le livre de M.
-de Marcellus est un des livres de jeunesse qui sont les plus doux à
-emporter dans son bagage de voyageur ou à feuilleter dans son âge
-avancé, quand on veut se donner une odeur du printemps de la vie; on
-y vogue, on y change d'horizon à tous les levers de l'aurore; on y
-chante à demi-voix les vers mémoratifs de ses études, on y parle la
-plus riche et la plus sonore des langues; et, par-dessus tout, on y
-cause avec un compagnon de route toujours instruit, toujours
-spirituel, toujours tempéré et souriant, qui semble avoir en lui la
-précoce et froide sagesse du vieillard à côté des belles illusions de
-la vie.
-
-Ce livre est bien loin d'avoir autant de réputation qu'il en mérite.
-La tombe, comme le lever du vrai jour, rendra à M. de Marcellus toute
-la justice que l'ignorance ou le préjugé des partis lui a fait
-attendre. C'est le cours le plus complet et le plus vivant de
-l'archipel grec et ionien qu'un disciple d'Homère ait fait faire à la
-génération présente.
-
-Le voyage en Sicile, qu'il fit longtemps après, en 1841, est une
-promenade classique autour de l'Etna, de l'histoire, des monuments.
-Mais cela n'a pas la séve jeune et pittoresque du souvenir d'Orient.
-On sent que l'homme mûri et désenchanté se promène le soir pour se
-donner les consolations et les diversions de la vie active qui lui
-était refusée. Il y a toujours de l'érudition, mais il n'y a plus
-d'illusions: le soleil baisse. M. de Marcellus pensait à autre chose.
-
-
-II.
-
-À quoi pensait-il?
-
-Il pensait à un autre livre, _la Politique de la Restauration_, publié
-deux ans après.--Ce livre est une répétition des anecdotes littéraires
-analysées par nous au commencement de cette étude. Il y met en corps
-ce qui était en pages. C'est toujours le très-intéressant récit de ses
-négociations entre M. de Chateaubriand, ambassadeur à Londres, et M.
-Canning, ministre des affaires étrangères du gouvernement britannique,
-son ami.
-
-Les correspondances de M. de Chateaubriand sont justes, fortes,
-héroïques. Il veut grandir la politique monarchique de son
-gouvernement, malgré M. de Villèle et malgré les Anglais. Sa
-personnalité rigoureuse le tourmente et tourmente tout le monde,
-jusqu'à ce qu'il ait forcé la main à M. de Villèle et à l'opposition
-du parti libéral, à la politique méticuleuse de M. de Villèle, à la
-jalousie de M. Canning; il triomphe enfin et vole au congrès de
-Vérone, malgré tout le monde.
-
-Du moment qu'il y paraît, il est le maître, il supplante peu
-loyalement M. de Montmorency, il entraîne M. de Villèle, il dompte M.
-Canning, il affronte courageusement l'opposition bonapartiste des
-Chambres françaises. Il élève la Restauration à son apogée, il
-restaure la monarchie des Bourbons en Espagne, il tombe enfin, mais
-dans son triomphe, sous l'animadversion très-méritée, mais
-très-imprudente, de M. de Villèle.
-
-La correspondance, fort sensée, habile, éloquente de son confident à
-Londres, de M. de Marcellus, souvent égale à celle de M. de
-Chateaubriand, moins passionnée, moins aventureuse, plus honnête,
-montre dans ce jeune diplomate un futur ministre, très-capable de
-comprendre l'Europe, s'il n'était pas encore capable de la diriger.
-
-C'est un beau livre de métier pour ceux qui, comme nous, étaient
-appelés un jour à tenir le gouvernail de la France. Il répond
-victorieusement à ceux qui ont tant calomnié la politique de cette
-monarchie, et qui écrivent aujourd'hui leurs calomnies comme de
-l'histoire.
-
-Alger, l'Espagne, les deux grands actes extérieurs de la Restauration,
-prouvent que, malgré la difficulté de sa situation, l'honneur et la
-grandeur de la France n'ont jamais été en péril sous les ministres de
-la Restauration. M. de Marcellus a versé une complète lumière sur
-cette question.
-
-La réputation du gouvernement des Bourbons à l'extérieur est rétablie
-irréfutablement dans cet excellent ouvrage. L'opposition de quinze ans
-y joue un pauvre rôle. C'est de là que date pour moi ma mésestime du
-gouvernement parlementaire d'alors, et mon goût pour la république;
-gouvernement quelquefois terrible, mais au moins vigoureux et franc,
-où les dictatures ont la force des institutions, et qui font faire aux
-nations ce qu'elles veulent, et non pas ce que veut un groupe
-d'intrigants, mentant au peuple du haut de la presse et de la tribune,
-et faisant peur aux rois des peuples, et des rois aux peuples.
-
-Rien de grand avec ce gouvernement de manéges et de factions bavardes.
-Excepté dans l'affaire d'Alger et dans l'affaire d'Espagne, tous les
-gouvernements de la France, pendant les trente ans du gouvernement des
-Chambres et des journaux, n'ont été que le gouvernement de
-l'opposition!
-
-Et ces hommes voudraient recommencer? J'aime mieux ce qui est; c'est
-une leçon au moins à l'intrigue.
-
-Je préférerais la république souveraine et absolue: elle est agitée,
-mais elle est forte. Les pires des tyrannies sont les petites
-tyrannies; les tyrannies parlementaires sont mesquines en France;
-franchement, j'en ai trop souffert pendant trente ans de ma vie pour
-ne pas les détester.
-
-
-III.
-
-Après quelques opuscules d'érudition grecque et classique, M. de
-Marcellus écrivit tout récemment son meilleur livre sous un titre et
-sous une forme qui promettaient peu et qui tenaient beaucoup; c'est
-son _Commentaire sur les Mémoires de M. de Chateaubriand_. Ces
-mémoires sont la lie du vase, cuvée et versée, du coeur aigri de ce
-grand homme du siècle.--Nous disons grand, nous ne disons pas
-bon.--Ces mémoires protesteraient contre l'épithète.
-
-Esprit immense, mais coeur sec, il aspirait à deux gloires, et il les
-méritait: la gloire des lettres et la gloire des affaires. Il avait
-conquis du premier coup la première. Malgré ses pompeuses fidélités
-aux Bourbons, il n'avait jamais été fidèle qu'à lui-même.
-
-Revenu d'Angleterre, il avait été l'ami intime de l'ami de César,
-Fontanes, comme Horace avait eu Mécène pour patron. Il s'était
-introduit sous les auspices très-peu bourboniens du moderne Mécène
-dans la société très-intime des soeurs de Bonaparte, et surtout
-d'Élisa Baciocchi. Ce n'était pas sans doute pour servir les Bourbons
-qu'il était un des assidus de Joseph Bonaparte; ce n'était pas non
-plus pour servir les Bourbons qu'il avait été nommé secrétaire
-d'ambassade à Rome, dans une ambassade confidentielle du cardinal
-Fesch, oncle de Bonaparte, pour y faire abandonner la légitimité
-proscrite, vieillie et impuissante, par la religion, en faveur du
-nouveau Charlemagne; ce n'était pas non plus par fidélité aux Bourbons
-qu'il avait brigué le poste ridicule de ministre de France auprès de
-la bicoque de Sion, dans le canton du Valais. Il s'y ennuyait et
-aspirait à en sortir à tout prix, quand le meurtre du duc d'Enghien
-vint soulever le monde et qu'il donna sa démission, très-honorable,
-pour ne pas être à jamais impliqué dans une machine gouvernementale
-qui égalait du premier coup la Terreur.
-
-Il y eut à cette démission de la dignité, il n'y eut point
-d'héroïsme. Bonaparte ne pensa point du tout à faire _sabrer_ son
-ministre démissionnaire; M. de Fontanes, Élisa, soeur de l'empereur,
-Pauline Borghèse, sa soeur plus aînée, Joseph Bonaparte, étaient là
-pour détourner le coup. Une femme belle et célèbre du temps m'a
-raconté bien souvent toutes les démarches de ces amis de l'écrivain
-pour faire pardonner, cet acte d'opposition, et pour obtenir de
-Bonaparte un poste supérieur à l'ambassade de Sion. Tout cela était
-très-honorable, sans doute, mais très-peu dévoué à la légitimité.
-
-Il en fut de même à l'époque de sa réception à l'Académie française;
-j'ai lu ce discours dans lequel il loue en termes magnifiques, en
-commençant, le nouveau César et la nouvelle impératrice, femme, fille
-des Césars; il se refusa seulement à louer le régicide ou à
-l'amnistier dans la personne de Chénier qu'il avait à remplacer, et à
-raturer quelques phrases à double sens sur Tacite. La réception fut
-ajournée, voilà tout.
-
-Je doute que Louis XVIII, à Hartwell, et Charles X, à Londres, eussent
-considéré comme des professions de foi à leur maison et à leurs
-malheurs l'éloge classique et cicéronien de la dynastie corse, et de
-l'impératrice, nièce de Marie-Antoinette, inauguré en pleine Académie
-par ce Bossuet de seconde dynastie.
-
-Il n'y a rien dans tout ce début de l'écrivain émigré, courant à la
-fortune et aspirant aux dignités sous un règne illégitime, qui
-commandât aux Bourbons un devoir de reconnaissance bien motivé, de la
-part de la dynastie non trahie, mais bien oubliée.
-
-M. de Chateaubriand n'a pas cessé cependant de se présenter
-très-franchement au monde, après la Restauration accomplie, comme le
-type invariable et le héros accompli de la légitimité! Véritable
-fidélité à son propre honneur, cela est vrai; mais fidélité aux
-Bourbons qui ne se révèle tout à coup qu'après la chute de Napoléon.
-
-
-IV.
-
-Voilà la vérité; elle n'a rien de coupable, mais elle n'a mon plus
-rien d'estimable et de dévoué. La mort néfaste du duc d'Enghien a
-coûté à des millions de coeurs, en France, des larmes qui n'ont pas
-demandé de salaire.
-
-Quoi qu'il en soit, M. de Chateaubriand, après que Napoléon fut bien
-tombé, publia une brochure qu'il portait, dit-il, depuis quelques
-semaines sur son coeur sous son habit, et qui ne voulait pas se
-tromper d'heure. C'était une diatribe pleine de mépris et de
-calomnies, sciemment calomnies, contre Napoléon; arme peu loyale, car
-aucune calomnie n'est de bonne guerre contre l'ennemi; pas plus celle
-qui impute à Napoléon d'avoir été à Fontainebleau traîner par ses
-cheveux blancs le pape sur le parquet, que celle du même écrivain qui
-accuse le bon et honnête M. Decazes, favori de Louis XVIII, d'avoir
-trempé dans l'assassinat du duc de Berry:--_Le pied lui a glissé dans
-le sang!_ De tels mots, sciemment faux dans la pensée de celui qui les
-écrit, donnent la mesure de sa conscience.
-
-M. de Chateaubriand avait une grande âme, une imagination splendide,
-un accent antique, une conscience d'apparat et un mauvais caractère.
-La tête était, au physique comme au moral, immense, le jugement sain,
-le coeur sec, froid.
-
-Il ne voulait de la vie que les grands rôles. Il avait compris de
-bonne heure dans l'histoire que les infortunes, la pauvreté, l'exil,
-la fidélité réelle ou apparente aux causes perdues, forment devant la
-postérité un contraste pathétique avec le génie qui donne le plus
-sublime de ces rôles à la vie du grand citoyen, ou du grand poëte, ou
-du grand politique. De là, une extrême ambition littéraire, satisfaite
-du premier coup par le succès le plus fantastique qui fût jamais,
-succès que toute une religion relevée, vengée, illustrée, avait porté
-jusqu'à l'idolâtrie.
-
-
-V.
-
-Nous avons vu que ce succès littéraire n'avait été que l'amorce de son
-ambition, qu'il avait parfaitement oublié ses rois exilés, et qu'il
-s'était rallié à Bonaparte, recommençant l'ère de Charlemagne par la
-restauration du culte.
-
-L'épisode de la mort du duc d'Enghien l'avait rejeté d'horreur dans le
-peu d'opposition qu'on osait faire alors indirectement à la tyrannie.
-Son génie, cet acte et sa brochure de Bonaparte et des Bourbons le
-placèrent naturellement, en 1814, à la tête de ceux que le nouveau
-gouvernement adopta pour illustrer son retour par la popularité du
-premier nom religieux et poétique de l'Europe, et à la tête de ceux
-qui saluèrent les Bourbons. On avait trop besoin les uns des autres
-pour se chicaner sur la légitimité des titres. Le passé fut oublié, et
-M. de Chateaubriand passa pour le fidèle des fidèles.
-
-Là commence son rôle politique; il se montra homme de tact du premier
-coup de plume; il vit juste, il vit loin, il vit en grand toute chose.
-Nommé ambassadeur dans des cours du Nord secondaires, il ne partit
-pas, ou il se hâta de revenir; il ne lui convenait pas de languir
-oublié, Paris était sa scène. Un journal, célèbre pour ses talents, le
-_Journal des Débats_, lui prêta ses amitiés et ses pages. Son
-importance s'en accrut; nommé pair de France par le roi, il changea de
-parti plusieurs fois par d'habiles transactions qui le menaient au
-but, tantôt foudroyant dans M. Decazes un favori du roi, tantôt
-caressant dans M. de Villèle et dans ses amis royalistes modérés un
-parti dont il pressentait l'avenir; il se fit craindre et aimer, selon
-les temps. Nommé ambassadeur à Londres par M. de Villèle, qui voulait
-se débarrasser d'un concurrent dangereux à Paris, il alla à Londres,
-mais il ne tarda pas à y affecter un superbe ennui, et à demander un
-rôle plus actif au congrès de Vérone; il y fut nommé. Il affectait
-alors la politique modérée, prudente et temporisante de M. de Villèle;
-à peine au congrès, il la combattit sous main, se défit de M. de
-Montmorency, son ami, emporta la résolution du congrès pour
-l'intervention en Espagne, revint à Paris supplanter M. de Montmorency
-au ministère des affaires étrangères, et conduisit énergiquement la
-guerre d'Espagne, si profitable à la monarchie.
-
-À peine terminée, il aspire à supplanter M. de Villèle comme il avait
-fait de M. de Montmorency; il tendit quelques piéges à M. de Villèle
-dans la chambre des pairs pour faire rejeter ses plans délibérés en
-conseil; M. de Villèle et ses collègues, offensés et indignés, le
-congédièrent sans ménagement et par ordre du roi.
-
-
-VI.
-
-La colère le saisit et ne l'a plus quitté jusqu'à la mort! Il jura de
-se venger, il se vengea; il prit le _Journal des Débats_ pour armée et
-sa plume d'écrivain pour arme. La nature, quoi qu'il en dise, ne
-l'avait pas créé éloquent; il avait besoin de cuver longtemps, sa
-plume à la main, des discours rares et lus; ses foudres se forgeaient
-péniblement dans son cabinet, au feu soufflé de ses rancunes.
-
-Ses brochures et ses articles de journaux avaient l'éclat, mais
-n'avaient pas la chaleur soudaine de l'improvisation. C'était un homme
-d'État, ce n'était nullement un homme de tribune; il se soignait trop
-par excès d'amour-propre, pour se présenter à l'Europe en négligé.
-Mais ses sentences rédigées avec une patience laborieuse, et ses mots
-aiguisés de sang-froid, indiquaient bien la passion de l'opposition.
-
-Il se popularisait, tantôt comme royaliste, tantôt comme bonapartiste,
-tantôt comme républicain, pour nuire au ministère. Son nom, qui
-servait ainsi tous les ennemis des Bourbons, grandissait comme une
-arme à deux tranchants propre à toute main. Les hommes supérieurs
-n'ont pas de peine à se faire pardonner le passé! Leurs talents les
-amnistient aussitôt qu'ils consentent à les prêter. Royalistes,
-bonapartistes, républicains, prenaient de toutes mains leur vengeance.
-La monarchie s'affaiblissait de toute la popularité, à trois feux
-comme la foudre, que forgeait M. de Chateaubriand contre M. de
-Villèle. Un moment relégué à Rome par le ministère de conciliation qui
-suivit la disgrâce de ce ministre, M. de Chateaubriand espérait le
-remplacer. Ce fut la dynastie d'Orléans qui le remplaça.
-
-Quelques écoliers ameutés, sans autre but que l'émeute, rencontrèrent
-par hasard M. de Chateaubriand dans les rues de Paris, et le
-rapportèrent en triomphe à son hôtel de la rue d'Enfer. Il prit cela
-pour un triomphe, c'était le triomphe de sa défaite. Il balbutia avec
-eux quelques mots de liberté, et on les applaudit dans sa bouche; il
-rentra chez lui pour se féliciter de sa haine assouvie contre les
-ministres, mais les ministres avaient entraîné les Bourbons.
-
-
-VII.
-
-La branche d'Orléans espéra le rallier à sa cause. Son entrevue avec
-le roi, la reine, sa soeur, au Palais-Royal, eut pour objet, de sa
-part, de faire reconnaître Henri V et la régence, et, de la part de la
-maison d'Orléans, de le séduire et de le rendre complice de leur
-usurpation du trône; son honneur s'indigna, il les quitta pour
-jamais, et s'enferma dans sa retraite; mais il honora toutefois cette
-retraite par un acte mémorable et réfléchi, un noble adieu au monde,
-où il plaida la cause perdue des rois fugitifs. Sa protestation
-inopportune, solitaire et sans écho, était sans danger, mais non sans
-dignité personnelle. Elle honore la fin de sa vie publique.
-
-
-VIII.
-
-Depuis ce jour il disparut, non du coeur des royalistes, qu'il
-consolait par des phrases de fidélité posthume, trop injurieuses pour
-la nouvelle dynastie. Puis il fit quelques visites à Charles X dans
-son exil, visites qu'il ébruita, au retour, par des sarcasmes; la
-pudeur de ses amis les lui fit retrancher de l'impression; mais je les
-ai moi-même entendus chez madame Récamier, sa dernière amie, et j'en
-ai gémi pour l'honneur du coeur humain; il y flattait les ennemis de
-tous les trônes par des moqueries domestiques. Que restait-il donc à
-dire aux républicains contre les rois, quand celui qui se disait leur
-Blondel mêlait à d'emphatiques déclamations de fidélité des railleries
-contre ses idoles officielles? Était-ce la peine d'aller surprendre
-les faiblesses, les douleurs, les confidences de leur intérieur pour
-les étaler ensuite en style qui appelait le sourire devant leurs
-ennemis?
-
-Charles X avait un _décorum_ à garder devant ce visiteur équivoque,
-mais il ne s'y trompait pas, et il nourrit jusqu'à sa mort une
-animadversion très-fondée contre M. de Chateaubriand.
-
-
-IX.
-
-Ce fut le temps où il acheva ses Mémoires politiques, commencés,
-retouchés, polis, raturés, comme sa situation, pendant toute sa vie
-politique. M. de Marcellus avait été le confident de ses retouches.
-
-Dévoué de bonne heure à ce grand écrivain, par admiration d'abord, par
-communauté de cause ensuite, par affection sincère enfin, il attendit
-la mort de M. de Chateaubriand pour ne pas contrister sa vieillesse
-par les sévérités de ses commentaires.
-
-M. de Chateaubriand mourut le jour du triomphe de la République contre
-les factieux qui voulaient s'en emparer pour la pervertir en démagogie
-folle et sanguinaire. Aux journées de juin 1848, nous gagnâmes la
-bataille des trois jours dans les rues de Paris; ce fut un triomphe
-douloureux, mais ce fut le premier triomphe de la République française
-sur la démagogie. Le bruit de cette bataille empêcha la France de
-ressentir la perte de son grand écrivain. Sa vieillesse avait été
-morose, désenchantée de poésie, hors l'amitié pieuse d'une femme
-dévouée à sa gloire _quand même_, et au culte de quelques rares amis,
-parmi lesquels quelques spirituels observateurs qui affectaient la
-tendresse et qui prenaient mesure de ses faiblesses.
-
-Ses Mémoires parurent: ils étonnèrent le monde par l'esprit de ses
-jugements sur les hommes et sur les choses de son temps. On eût dit
-qu'il n'avait jamais eu besoin d'indulgence, et que le monde ne
-continuait de vivre après lui que pour se charger de ses vengeances.
-Je ne parle pas ici par ressentiment d'auteur, car je suis le seul
-poëte du temps et le seul homme politique de son époque qui soit,
-comme poëte, placé par lui dans la compagnie immortelle d'Homère, de
-Virgile, de Racine, et, comme homme de tribune et de hautes affaires,
-au rang des hommes de bon sens. Je n'avais pas alors supporté le poids
-de la révolution de 1848 et de la République. Je lui suis
-très-reconnaissant en ce qui me touche; je n'avais jamais été de ses
-amis, je n'avais aucun droit à m'attendre à ses jugements favorables.
-Il ne m'aimait pas; il évitait de prononcer mon nom pendant sa vie,
-et, comme ministre des affaires étrangères, il nuisait à ma fortune.
-Mais il m'a rendu bien plus qu'honneur comme poëte, et plus que
-justice comme homme politique.
-
-Ce livre a des pages admirables comme style, et déplorables comme
-caractère. Roman grec dans le commencement, diatribe universelle à la
-fin, il affecte partout un style tellement figuré, tellement
-recherché, tellement _ronsardisé_, par l'affectation du style gaulois
-de Rabelais et de Montaigne, qu'on ne sait en quel siècle on vit en le
-lisant. Rien n'y coule, tout s'y cristallise pour briller; chaque
-phrase demande à être trois fois lue, mais relue deux ou trois fois
-pour être comprise. C'est une énigme perpétuelle offerte par l'auteur
-à la malignité du lecteur. Disons franchement le mot, c'est mauvais en
-masse, souvent beau en détail; cela n'honore pas M. de Chateaubriand,
-et cela déshonore autant qu'il le peut tout son siècle.
-
-Eh bien, ce livre, mauvais de forme, même de fond, a servi de texte à
-un excellent livre. C'est le commentaire respectueux, mais juste, du
-disciple sur le texte d'un maître qui s'égare. Ce commentaire est bien
-supérieur au texte; toutes les _anecdotes_ y sont rectifiées, toutes
-les injures palliées, tous les excès de bile adoucis, tous les venins
-de style réparés, déplorés, excusés, de façon qu'il ne reste guère que
-de belles choses à admirer et un grand homme à comprendre.
-
-M. de Chateaubriand doit immensément à M. de Marcellus; il le
-réhabilite en étendant son manteau sur ses défauts de coeur et sur
-l'affectation de style de ce grand écrivain. Peut-être y a-t-il trop
-d'indulgence, mais qui sera indulgent, si ce n'est un ami?
-
-M. de Marcellus absout M. de Talleyrand de crimes. Le nom de M. de
-Talleyrand, dit M. de Marcellus, ne tombe jamais de la plume de M. de
-Chateaubriand sans y avoir été marqué d'un fer chaud à son passage.
-Et, à propos de ces crimes, il est curieux de lire ce qu'en dit M. de
-Talleyrand lui-même cité par M. de Marcellus:
-
-«Est-ce qu'un homme habile a jamais besoin de crimes? C'est la
-ressource des idiots en politique. Le crime est comme le reflux de la
-mer; il revient sur ses pas, et il noie. J'ai eu des faiblesses;
-quelques-uns disent des vices; mais des crimes? Fi donc!»
-
-M. de Marcellus explique son amitié pour M. Bertin, cet homme d'État
-de la presse dans le _Journal des Débats_, par une sympathie de coeur
-conçue entre eux au chevet de mort de madame de Beaumont, fille
-charmante du ministre de Louis XVI, décapité (M. de Montmorin).
-
-M. de Chateaubriand adorait madame de Beaumont; il lui érigea un
-monument funèbre à Rome, dans l'église Saint-Louis-des-Français,
-pendant qu'il était secrétaire d'ambassade sous le cardinal Fesch.
-Avoir pleuré ensemble une personne aimée est le lien des coeurs.
-
-La carrière entière de M. de Chateaubriand se ressentit de cette
-sympathie des _Débats_. MM. Bertin, les complices de son opposition
-royaliste contre les Bourbons, ne l'abandonnèrent jamais, même sous la
-monarchie de 1830, à laquelle ils adhérèrent par politique,
-monarchistes de toutes les monarchies, mais monarchistes exigeants et
-inquiets, qui personnifient encore aujourd'hui l'exigence et
-l'inquiétude du caractère de leur premier maître. Cela fait honneur
-aux deux, il se cache toujours un bon sentiment dans les âmes qui ont
-aimé!
-
-C'est le parfum de l'amour, indélébile comme ce qui est divin; on sent
-jusqu'à la dernière vieillesse qu'il a passé dans les coeurs, et qu'il
-a amélioré la nature.
-
-
-X.
-
-Pendant son ambassade de Rome, peu de temps avant la révolution de
-1830, M. de Chateaubriand, triomphant de l'élection d'un pape faite
-sous ses auspices, heureux en fortune, heureux en séjour, heureux en
-sentiment pour des personnes innomées, se prend, comme à l'ordinaire
-des grandes âmes, d'un fastidieux dégoût pour tant de félicités, et
-continue à écrire ses _Lamentations_ très-déplacées à son ancien
-secrétaire de Paris.
-
-Ici, le vrai sentiment de M. de Marcellus se dévoile, comme à son
-insu, dans un jugement de trois lignes, en marge dans ces lettres.
-
-«J'avais une tête très-froide et très-bonne, dit l'auteur d'_Atala_,
-et le diplomate, aussi grand que juste et ambitieux dans ses vues,
-avait le coeur _cahin-caha_ pour les trois quarts et demi du genre
-humain.»
-
-Voici le cri du commentaire, cette fois plus juste que bienséant,
-arraché à M. de Marcellus par la flagrante ingratitude envers l'âme de
-_Juliette_ (madame Récamier), oubliée si cruellement pour des
-affections légères à l'âge du poëte:
-
-«Je crois, dit-il, qu'il faut rétablir ainsi cette phrase: J'avais une
-très-froide et très-bonne tête, et, après, le coeur _cahin-caha_ pour
-les trois quarts et demi du genre humain. Ajoutons pour être vrai:
-Comme pour la moitié au moins de l'autre demi-quart!»
-
-Ce qui veut dire en bon français: Je n'avais de coeur que pour moi!
-
-C'est le jugement qu'en porte M. Joubert, son premier ami, dans une
-lettre confidentielle à M. Molé, révélée aujourd'hui même pour la
-première fois, et publiée par M. Sainte-Beuve.
-
-
-XI.
-
-Le ministère Polignac, préambule d'une révolution certaine, rappela M.
-de Chateaubriand à Paris. M. de Marcellus est nommé quelques jours
-après son secrétaire d'État par le prince de Polignac. M. de Marcellus
-hésite quelques jours entre son dévouement de royaliste, son ambition
-naturelle, et son jugement très-sain sur l'inopportunité du défi de
-Charles X à la France alors libérale. Il va consulter M. de
-Chateaubriand comme l'oracle dans le désert, à l'hospice de la rue
-d'Enfer, où il s'était relégué. M. de Chateaubriand lui prophétisa la
-catastrophe prochaine et certaine. Marcellus refusa courageusement ces
-fonctions. Ce fut un bel acte de conscience et de foi dans sa
-politique de modération.
-
-Pendant ces hésitations, le prince de Polignac, qui m'aimait, pense à
-moi; il m'écrit, me conjure de venir à Paris, m'offre avec instance
-la direction des Affaires étrangères; je n'hésite pas à refuser.--Il
-insiste sur un entretien; j'arrive à Paris, je cause à coeur ouvert
-avec lui, il est moins sincère avec moi qu'avec M. de Marcellus, il
-nie imperturbablement la pensée du coup d'État.
-
-«Je le crois, puisque vous le dites, mon Prince, lui dis-je, vous ne
-le voulez pas, mais la logique et votre situation le veulent! Je suis
-royaliste, je suis jeune, je ne veux à aucun prix dater d'un coup
-d'État malheureux dans la politique, et commencer par une révolution
-où les Bourbons périront.»
-
-Je fus nommé ministre à Athènes, et je m'éloignai!... M. de Marcellus
-expia longtemps son refus.
-
-
-XII.
-
-Les événements ne me donnèrent pas le temps de rejoindre mon poste; M.
-de Marcellus et moi nous déclinâmes la confiance et l'involontaire
-complicité de l'acte. Il se retira par pressentiment et conviction. Il
-fut fidèle à la monarchie légitime après les Bourbons, je restai
-fidèle à mon honneur en refusant de servir la seconde monarchie.
-Excepté la République, dictature de tout le monde, je ne voulus plus
-servir personne.
-
-Cela a fait dire aux républicains, que je ne servais pas ma:
-«Défiez-vous de lui, c'est un légitimiste!» Et les niais l'ont cru. À
-leur place j'aurais redoublé de confiance, et j'aurais dit: «C'est un
-homme d'honneur, et, puisqu'il a été fidèle à la première heure par un
-sentiment de famille et de tradition, il le sera à la dernière, quand
-on n'a plus d'autre famille que la patrie et le peuple.» Mais ils ont
-cru qu'un royaliste de coeur, à vingt ans, ne pouvait jamais être un
-bon citoyen à cinquante, et qu'un homme fidèle à son serment sous les
-Bourbons ne serait qu'un traître sous la République!
-
-Vous voyez où cette belle logique a mené la République. Mais passons!
-
-
-XIII.
-
-M. de Marcellus raconte les entretiens confidentiels qu'il eut avec la
-duchesse d'Angoulême.--Elle ne se fiait pas plus que nous, la noble
-femme, aux ordonnances, coup d'État désarmé. La législation des _coups
-d'État_, c'est la conscience de celui qui les tente, mais il ne faut
-pas les manquer.
-
-Elle ne m'a jamais calomnié dans son exil, celle-là! Que la pitié de
-la terre et la bénédiction de Dieu la suivent dans sa tombe! Princesse
-tragique dès son berceau, elle fut triste jusqu'à la mort. Les
-Français l'en ont accusée; voulaient-ils donc qu'elle dansât sur les
-cadavres de son père et de sa mère? La tristesse est la bienséance
-des victimes.
-
-
-XIV.
-
-Le livre finit par une réflexion touchante et haute que M. de
-Marcellus prit ou imputa à Massillon, et qui fit relever la tête de M.
-de Chateaubriand vieilli, qui ne pouvait supporter sa verte
-vieillesse.
-
-«Que sont maintenant, lui disait-il avec la pompe en deuil de ses
-entretiens familiers, que sont tous ces beaux fleuves si célèbres dont
-nous avons vu l'un et l'autre les bords?--De tristes souvenirs qui
-nous reprochent notre vieillesse.--Non! non! m'écriai-je, dites de
-beaux souvenirs qui embellissent nos derniers jours. Pourquoi donc le
-coeur serait-il sans force contre ces conditions de la vie? Il faut
-bien, ajoutai-je lentement, que l'affliction soit de quelque profit
-aux hommes, puisque Dieu si bon a pu se résoudre à les affliger.»
-
-
-XV.
-
-Ainsi finit le livre par une réflexion morose sur la vie, et par une
-réflexion juste et consolante, pleine de confiance en Dieu qui a fait
-ou permis la douleur.
-
-Ainsi se dessinent les deux caractères: l'un léguant ses désespoirs et
-ses rancunes à la postérité, l'autre remettant le passé et les peines
-de l'avenir à la bonté de Dieu!
-
-On ne peut s'empêcher, malgré tout le talent déployé, de plaindre
-l'un, et de chérir l'autre.
-
-
-XVI.
-
-Après ces excursions toujours rétrospectives sur la politique et ses
-belles années, M. de Marcellus revint à sa chère Grèce. Il décrivit
-et traduisit ses chants populaires.
-
-Après M. Fauriel, il y avait encore à glaner. Ce qui fait l'intérêt et
-le charme de ces chants, c'est moins le chant lui-même que le cadre
-qui les enserre. Ce cadre est presque toujours une scène de l'Odyssée
-de jeunesse de M. de Marcellus, voguant ou chevauchant sur les mers ou
-sur les montagnes du Péloponèse. Il savait le grec ancien comme
-Homère, il savait le grec moderne comme un klephte. C'était l'époque
-héroïque de l'indépendance hellénique. L'Europe était folle
-d'hellénisme.
-
-On oublie que des siècles ont remué ces lieux et ces peuples, et qu'il
-peut en sortir des peuples nouveaux à force de vieillesse, mais jamais
-d'anciens peuples. On se figure qu'on va ressusciter Miltiade ou
-Thémistocle dans la personne d'un corsaire ou d'un berger des mers ou
-des montagnes; que Démosthène et Cicéron vont succéder immédiatement
-au pape.
-
-On oublie que deux mille ans ont passé, et que des millions de
-barbares ont été colonisés avec leurs moeurs nouvelles pendant des
-siècles et des siècles en Italie et en Grèce. De là, le mécompte de
-tous ces rêves pour refaire le passé sans éléments, au lieu
-d'améliorer le présent avec ses éléments propres. Mais alors la Grèce
-fanatisait l'Europe; on n'était ni chrétien ni musulman, on était
-Grec, comme aujourd'hui on n'est ni catholique ni carbonaro, on est
-Piémontais. Les oppositions ont des engouements comme les poëtes; il
-faut se hâter de les saisir pendant qu'ils passionnent à froid les
-orateurs et les journalistes, car ces engouements passent vite et ne
-reviennent pas de même.
-
-
-XVII.
-
-M. de Marcellus, qui était jeune, les partagea de bonne foi pour les
-klephtes, pour les corsaires, et pour les bergers sauvages de la
-féroce Albanie. Je ne les partageai que dans la mesure de mon bon
-sens; cependant je publiai moi-même le poëme du cinquième chant de
-_Child Harold_, imité assez servilement du beau poëme de lord Byron.
-Mon enthousiasme était médiocre comme un pastiche, mon succès fut
-médiocre aussi: je fus puni d'avoir feint un engouement qui n'était
-pas sincère.
-
-Je savais bien au fond qu'on ne ressuscite ni peuple, ni nationalité,
-ni religion sur la terre au gré du caprice des imaginations d'orateurs
-ou de journalistes en quête de popularité. J'avais un sentiment
-d'admiration et de pitié pour ces belles îles de l'Archipel, où
-fleurissent en hommes et en femmes la plus charmante jeunesse du
-monde; mais je n'avais aucune haine pour Mahomet et pour ce peuple
-religieux, pasteur et guerrier, qui était venu à son temps balayer des
-vallées de Bithynie la corruption byzantine, et prêcher l'unité de
-Dieu, ce dogme des Arabes, à la place des superstitions ingénieuses de
-l'Église grecque qui touchent de si près à l'idolâtrie.
-
-Je prévoyais que la Grèce ressuscitée, non par son génie propre, mais
-par un roi allemand, ne contenterait ni les Grecs ni les Turcs; la
-question se réduisait donc, au fond, à savoir si nous préparerions aux
-Russes l'empire de la Méditerranée; j'aimais mieux pour la France et
-pour l'Europe équilibrée les Turcs pour voisins que les Russes.
-
-La bataille de Navarin, que nous ne livrerions certes pas aujourd'hui,
-ne fut donc à mes yeux que ce qu'est aujourd'hui l'unité piémontaise
-et anglaise en Italie: un solécisme en politique, une pierre d'attente
-de l'Angleterre, une sublime bévue de la politique d'opposition.
-Puisque nous l'avions purgée des Autrichiens, il fallait la confédérer
-comme l'Archipel grec en 1822, et la protéger, mais non la soumettre
-au joug des Cisalpins pour la laisser croître. La liberté ne
-s'improvise pas sous la tyrannie, encore moins sous l'anarchie.
-
-
-XVIII.
-
-Quoi qu'il en fût, M. de Marcellus, par esprit littéraire, et par
-esprit sérieusement chrétien, se mit à parcourir la Grèce nouvelle et
-l'Albanie, ni littéraire ni chrétienne, mais tour à tour, et selon le
-goût des Albanais, chrétienne ou mahométane comme son héros
-Scanderbeg, pour y chercher un nouvel Homère. Il n'y trouva rien que
-des chants dits populaires qu'on admira par parti pris, mais qui ne
-sont pourtant que des complaintes du peuple.
-
-Défions-nous en toute langue de la poésie des rues, des mers et des
-montagnes, destinée à charmer les peuples ignorants. Cela est court,
-cela est monotone, cela est affecté ou trivial; cela contient cinq ou
-six images gracieuses, naïves, fortes, mais toujours les mêmes scènes:
-les airs que le berger siffle à son cheval, ceux que le matelot
-psalmodie à sa barque, couché à l'ombre de sa voile, ou l'amant à sa
-maîtresse au clair de lune. Ce n'est ni la malignité spirituelle et
-savante de Béranger, poëte d'opposition, épigrammatique, libéral, mais
-nullement populaire; ni la belle et naïve poésie homérique de Mistral
-dans son poëme antique de _Mireille_: c'est un patois pour les
-veillées des peuples de Provence!
-
-C'est là un poëte populaire, ou plutôt c'est là un poëme écrit dans la
-langue du peuple avec les idées, les habitudes, les travers, les
-loisirs des amants, dans les basses classes des peuples!
-
-Mais c'est Hugo, Vigny, Dumas, Laprade, Marcellus, Autran, Lamartine,
-qui les lisent.
-
-Le peuple n'a ni le goût ni le temps, il a l'haleine courte; s'il est
-pieux, un couplet des cantiques de Marseille; s'il est impie, un
-couplet de Béranger, voilà son affaire; s'il est soldat, une strophe
-armée de la _Marseillaise_; voilà la poésie populaire. Or la
-_Marseillaise_, sublime en musique, est peu admirable en poésie; c'est
-un beau choeur des frontières de la France résonnant au pas de charge
-sous les pieds de l'étranger; mais les paroles sont des cris et non un
-poëme.
-
-M. de Marcellus, comme M. Fauriel son devancier, ne rapporte donc que
-des scènes poétiques et peu de poésie. Quelques-unes de ces scènes
-sont de _Salvator Rosa_, quelques autres de l'_Albane_, jugez-en:
-
-
-LES VOLEURS.
-
-Les voleurs étaient venus sur la montagne pour y voler des chevaux, et
-ils n'y trouvèrent point de chevaux. Alors ils prirent mes petits
-agneaux et mes petites chèvres.
-
- Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
- Hélas! hélas! hélas!
- Ô mes pauvres petites brebis!
- Ô mes pauvres petites chèvres!...
- Vaï!!!
-
-Ils m'ont pris l'écuelle où je mettais mon lait; ils ont pris ma flûte
-jusque dans mes mains.
-
- Puis ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
- Hélas! hélas! hélas!
- Ô ma pauvre petite écuelle!
- Ô ma pauvre petite flûte!
- Vaï!!!
-
-Ils m'ont pris le bélier qui portait la clochette, dont la toison
-était couleur d'or, et la corne d'argent.
-
- Et ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
- Hélas! hélas! hélas!
- Ô mes pauvres petites brebis!
- Ô mon pauvre petit bélier!
- Vaï!!!
-
-Je vous en supplie, Panagia, punissez les voleurs!--Ah! qu'on les
-arrête, qu'on les désarme au milieu de leur caverne, eux et toute leur
-race!
-
- Hélas! hélas! hélas!
- Ô mes pauvres petites brebis!
- Ô mes pauvres petits chevreaux!
- Vaï!!!
-
-Ah! si la Panagia me l'accorde par sa grâce, et punit les voleurs, et
-que je revoie mon bélier au milieu de son parc, je rôtirai un agneau
-le jour de Pâques, jusqu'à ce qu'il tombe de la broche.
-
- Mais ils s'en vont, s'en vont, s'en vont!
- Hélas! hélas! hélas!
- Ô mes pauvres petites brebis!
- Ô mon pauvre petit bélier!
- Vaï!!!
-
-
-COMMENTAIRE.
-
-«C'est toute une idylle que cette plainte du pauvre petit berger de la
-montagne. Que de grâce et de naturel! On l'entend pleurer en chantant.
-
-«Ce _Vaï_, qui revient à la fin de chaque couplet, comme un sanglot,
-est-il un mot grec ou étranger, une interjection improvisée, un dérivé
-du grec ancien _ovaï_, ou bien une construction du verbe grec moderne
-[Grec: bagizein], vagir comme les enfants? C'est ce que je ne saurais
-dire; mais ce _Vaï_ se comprend et se répète même quand on ne peut
-l'expliquer: c'est un cri de détresse jeté aux échos comme la dernière
-note prolongée d'un chant montagnard.
-
-«Je montais un soir la colline du couvent de Saint-Nicolas, dans l'île
-de Prinkico, lisant, apprenant ou commentant l'_Odyssée_, mon livre
-favori; et, suivant une coutume de ma jeunesse qui m'est restée,
-m'arrêtant à chaque vers comme à chaque détour du sentier, pour
-cueillir les glaïeuls, les asphodèles et les premières églantines.
-
-«Je m'étais déjà retourné mainte fois dans ma lente ascension, pour
-admirer ces merveilleux aspects qui s'étendent des montagnes de la
-Thrace et de l'Asie Mineure, des murs du sérail et des rivages de
-Chalcédoine, s'avançant sur leurs flancs et à leur ombre jusqu'aux
-rivages plus rapprochés de Calki et d'Antigone, fermant ainsi le
-cercle du lac le plus vaste et le plus azuré.
-
-«J'avais compté les voiles du golfe de Nicomédie, se dirigeant vers
-les ports de Stamboul, et venant raser les écueils des îles des
-Princes pour y chercher quelque brise de terre favorable à la
-navigation, lorsque je rencontrai un enfant qui revenait de l'école du
-monastère, portant sous son bras son panier de provisions, et ses
-livres de l'autre.
-
-«À ma prière, il s'arrêta et me suivit sous un ébène voisin de la
-route: là, j'ouvris un de ses cahiers, où je trouvai copiés des
-passages d'Homère, des fables d'Ésope, et sur une feuille détachée,
-parmi les distiques modernes, cette chanson populaire, _les Voleurs_,
-qu'il récita en riant lui-même des plaintes du pauvre berger. Je lui
-demandai s'il consentirait à s'en priver pour moi: il me l'offrit sans
-hésiter, assurant qu'il la savait tout entière, et que d'ailleurs
-plusieurs de ses petits camarades la savaient aussi.
-
-«Comme l'entretien se prolongeait, je le priai de lire à son choix
-quelques lignes de son bagage élémentaire. Alors il prononça gravement
-et d'une voix haute ces deux vers de l'_Iliade_ qu'on venait de lui
-donner à apprendre et à méditer pour sa leçon du lendemain:
-
- [Grec: Atreidê, mê pseude' epistamenos sapha eipein,
- Ou gar epi pseudessi patêr Zeus esset arôgos.]
-
-«Fils d'Atrée, ne mentez pas, vous qui savez si bien dire la
-vérité.--Car Dieu, notre père, ne sera jamais le soutien du mensonge.»
-
-«Et mon jeune lecteur, en épelant ces vers, se reprit, comme s'il eût
-été devant le pédagogue, pour me faire sentir l'accent du mot [Grec:
-pseudessi], mensonge, sur lequel d'abord il n'avait pas assez appuyé.
-
-«Émerveillé d'entendre retentir si mélodieusement la langue antique
-dans une bouche enfantine, je déposai quelques petites pièces de
-monnaie dans le panier vide; et l'écolier, après avoir porté une main
-à ses lèvres et à son front, s'éloigna en me disant: _Que vos années
-soient nombreuses!_ Puis il se retourna souvent pour me regarder,
-jusqu'à ce que les arbres de la colline nous eussent dérobés l'un à
-l'autre, et pour toujours.»
-
-
-LA BELLE DE SCIO.
-
-«Au pied de la colline, à la lueur de la lune, dans le silence de la
-solitude et le calme de la mer, une belle est assise sur un petit banc
-de pierre, et tient sur ses genoux un petit chien.
-
-«Elle accompagne son chant de sa guitare et fait entendre une voix
-angélique. Oh! que ne suis-je ta guitare! Que ne suis-je ton petit
-chien! Que ne suis-je, oh! que ne suis-je surtout ton amant aimé!
-
-
-COMMENTAIRE.
-
-«Je vois encore dans le miroir de ma mémoire, si fidèle pour les
-images helléniques, ce petit tableau tel qu'il m'est apparu à Scio.
-
-«Aux rayons de la lune, qui répand une si douce lueur dans ces régions
-asiatiques, aux derniers bruits que la mer apaisée jette sur la plage,
-les filles de Scio venaient, sur le banc de pierre dressé à la porte
-de leur maison, écouter les plaintes et les déclarations d'amour des
-jeunes hommes, quelquefois mêler leurs voix aux chants passionnés, au
-son du téorbe ou de la mandoline. Or cette chanson n'est qu'un des
-soupirs recueillis au milieu de ces coutumes qui proclamaient au loin
-l'antique réputation d'innocence attribuée, à toutes les époques, aux
-belles habitantes de l'île devenue si misérable.»
-
-Il faudrait lire encore la complainte des blanchisseuses qui lavent le
-châle et la veste de l'étranger, pour qu'à son retour dans sa patrie,
-la mère et les soeurs n'accusent pas les filles de l'île de dureté et
-de parcimonie envers le pauvre matelot!
-
-
-XIX.
-
-Tout cela n'est pas sublime, sans doute, mais c'est naïf et touchant.
-
-Quand les chants populaires ne sont pas composés à froid par des
-poëtes politiques, ils ne sont jamais sublimes; le peuple ne l'est
-pas, mais il est peuple, c'est-à-dire nature.
-
-C'est le caractère vrai des traductions de M. de Marcellus. Il ne faut
-pas y chercher des essences dans les bouquets de fleurs des montagnes,
-mais de la rosée matinale et des senteurs des champs. C'est ce qu'on
-trouve dans ce recueil.
-
-
-XX.
-
-Mais, à mesure que M. de Marcellus avançait en âge, il s'élevait plus
-haut que ses travaux pittoresques sur la Grèce moderne et populaire.
-L'âme totalement dégagée de l'esprit de parti, et se remettant
-entièrement à la Providence du sort de sa cause, il se contentait de
-rester fidèle pour lui-même, et ne s'inquiétait plus des fidélités ou
-des infidélités des autres. Il vivait hors du monde des événements; et
-se plongeait de plus en plus dans les études et dans les spéculations
-de la haute philosophie de l'ancienne Grèce.
-
-C'est alors qu'il publia ses six volumes de la traduction de _Nonnos_,
-travail obstiné, mais malheureux. Qu'importait au monde actuel un
-poëme épique de plus sur les exploits de Bacchus, chanté après coup
-par un Grec chrétien, comme un écho mort que chanterait une croyance
-finie? Travail pour l'Académie des inscriptions plus que pour son
-temps.
-
-Mais, peu d'années avant sa mort, il s'éleva, comme helléniste, comme
-savant et comme poëte, à des oeuvres plus utiles et infiniment plus
-belles que tout ce qu'il avait fait jusque-là en littérature. Nous
-voulons parler de son dernier ouvrage, à peine publié, non encore
-connu, saisi par la mort sur le seuil de sa publicité: _les Grecs
-anciens et les Grecs modernes_; ouvrage très-neuf, très-original et
-très-philosophique en même temps que très-poétique; trésor véritable
-découvert par lui dans les littératures presque fabuleuses de
-l'arrière-Grèce.
-
-Le premier morceau de ce beau recueil, exhumé du mont Athos, de l'île
-savante de Rhodes, des mystères de la Thrace, c'est le poëme de _Médée
-et Nausicaé_ sur le Bosphore, par Apollonius de Rhodes, auteur
-_argonautique_.
-
-
-
-
-ENTRETIEN LXXIX
-
-MÉDÉE ET NAUSICAÉ
-
-SUR LE BOSPHORE.
-
-(SCÈNE ORIENTALE.)
-
-
-«Un jour de septembre, du haut de ma fenêtre, dans le pavillon de bois
-où flottait à Thérapia le pavillon de France, je considérais les
-brouillards qui s'élevaient insensiblement de la surface du Bosphore.
-On les voyait glisser sur les eaux comme des fumées transparentes,
-puis se condenser au-dessus, et s'arrêter immobiles à la moitié des
-collines du détroit; de sorte que par-dessous leur couche épaisse
-j'apercevais en Asie la base de la montagne du Géant, dont la cime
-semblait s'unir à l'Europe par un pont de nuages argentés. Ces nuages
-fermaient au loin l'entrée de la mer Noire, qu'on entrevoit de
-Thérapia par une courte échappée; et leur ceinture, jointe au calme
-des ondes, faisait de cet espace, le plus resserré du Bosphore,
-l'image parfaite d'un petit lac.
-
-«Je connaissais cette disposition atmosphérique du canal de Thrace, et
-je savais que le soleil en se montrant ne tarderait pas à dissiper ces
-brumes qui n'osaient s'attrouper qu'en son absence. Dès qu'il parut,
-je descendis sur la rive et je me dirigeai le long du fleuve amer,
-marchant moins vite que ses courants. Je voulais suivre les contours
-de la plage jusqu'au petit promontoire de _Kalender_ pour revenir par
-les hauteurs désertes, en remontant le ruisseau qui prend sa source à
-_Krio-Nero_, la fontaine froide.
-
-«Les bruits de ces villages, qui sont autant de ports, s'éveillaient;
-les voix des caïdgis (bateliers) se mêlaient aux cris des goëlands; le
-brouillard avait laissé sur chaque feuille une goutte de rosée qui
-étincelait au soleil; ma promenade fut délicieuse, et je revins chargé
-de touffes de bruyères, de daphnés et de cistes fleurissant
-d'eux-mêmes au sein de ces solitudes qui touchent de si près au
-rivage.
-
-«Comme je tournais le fond du petit golfe de Thérapia, je rencontrai
-Athanase Christopoulos, le poëte si célèbre déjà par ses chants
-anacréontiques. J'apprenais alors ses odes pour me familiariser avec
-le grec moderne, et je recherchais sa conversation, qui n'était jamais
-sans profit pour moi. Il se rendait chez l'un de ces mêmes princes
-Morusi dont il avait dirigé l'éducation en Moldavie.
-
-«--Quoi! de si bonne heure? me dit-il, quel intérêt vous amène dans
-notre quartier grec?
-
-«--Pas d'autre, répondis-je, que le beau temps et le plaisir de voir
-Kalender.
-
-«--Je ne puis vous suivre, reprit-il, jusqu'à ce _bon abri_; car je me
-figure qu'il faut interpréter ainsi le nom de Kalender, souillé vers
-sa fin d'une terminaison turque. C'est le _kalos endios_ dont nous
-parlent les vieux géographes du Bosphore. Mais je veux au moins animer
-le début de votre promenade par quelques souvenirs antiques. C'est ici
-l'ancien golfe de _Pharmakia_, où l'on dit que Médée, partie de la
-Colchide, déposa des _poisons_, en y laissant leur nom. Mais nous,
-Grecs modernes, nous n'avons pas consenti à traduire avec si peu de
-politesse envers la fille des rois ce mot de _pharmakia_: ses poisons
-étaient des _médicaments_ aussi, et nous avons nommé notre village
-_Thérapia_, _la guérison_.
-
-«Au bout de cette anse profonde que protégent contre les vents du nord
-la colline et les grands pins de votre palais de France, vous voyez
-cet îlot ou plutôt cet écueil, si près de la rive qu'on peut
-l'atteindre sans nager? Les flots, toujours tranquilles ici, ne le
-surmontent jamais et se contentent de laver et de polir sa roche. Là,
-dit-on, la nièce de Circé, Médée, broyait les plantes qui endormaient
-les dragons et rajeunissaient les vieillards.
-
-«Si vous ne deviez m'accuser de prendre en main des causes
-désespérées, j'aimerais à réhabiliter Médée auprès de mon siècle. On
-n'a jusqu'ici voulu voir en elle qu'une fougueuse magicienne, une
-épouse forcenée, une mère barbare. La faute première en est à
-Euripide, grand ennemi des femmes: pour moi, je m'attache à sa
-jeunesse, à son unique amour, à sa primitive innocence; sa passion
-m'attendrit beaucoup plus que celle de Phèdre, car elle est bien moins
-coupable. Avez-vous lu le troisième chant d'Apollonius de Rhodes?
-
-«--Pas encore, lui répondis-je, mais, comme Homère m'a guidé dans
-l'Archipel, je comptais prier les Argonautes de me conduire dans le
-canal de Thrace, théâtre de leurs exploits.
-
-«--Eh bien, reprit-il en souriant, si les affaires de l'Europe, un peu
-confuses ici, ou si les soupirs de l'empire turc qui croule vous
-laissaient demain autant de loisirs qu'aujourd'hui, nous pourrions
-lire ensemble ce touchant épisode de Médée avec votre ami, le prince
-Nicolaki Morusi, et je vous attendrai chez lui.
-
-«--J'y serai, lui dis-je, mais n'espérez pas m'amener facilement à
-aimer Médée. Un de ces grands poëtes latins que vous n'estimez qu'à
-moitié, vous, fiers descendants d'Homère et de Pindare, a prononcé
-cette sentence: _Il faut que Médée soit féroce ou indomptée....._ Je
-m'en tiens là...
-
-«--À demain, à demain! reprit Christopoulos, point de jugement arrêté
-d'avance. Et, puisque vous êtes en Grèce, n'en croyez sur leurs héros
-ou leurs héroïnes que les Grecs.»
-
-«Là-dessus, nous nous quittâmes, et le lendemain je le rejoignis chez
-le Beyzadé Nicolaki Morusi.
-
-
-XXI.
-
-«--Je connais d'avance le sujet de votre visite, me dit le prince.
-Cette Médée, redoutable patronne de notre village, fait encore
-trembler nos femmes du peuple sous la terreur de ses noirs
-enchantements; voyons comment va s'y prendre notre maître pour nous
-inspirer envers elle des sentiments plus doux.
-
-«--Il ne me faudra pour ce miracle, interrompit Christopoulos en
-prenant son livre, rien autre chose que vous lire ce qu'en dit le
-chantre des Argonautes.
-
-«--Pour nous mieux pénétrer de la bonté de votre cause, ajoutai-je, ne
-trouverez-vous pas à propos de prononcer lentement, de vous arrêter de
-temps à autre, et même de traduire quelquefois en passant, comme si ce
-que vous lisez ne devait pas toujours parvenir du premier coup à
-l'intelligence de votre auditoire?
-
-«--Je vous comprends, me répondit en souriant le poëte, et je vous
-obéirai.
-
-«--Mais d'abord, quelques mots de préambule, nous dit alors notre
-prudent lecteur, pour vous expliquer où nous allons prendre le récit.
-Je fais comme si vous n'aviez jamais su la marche du poëme, ou plutôt
-comme si vous aviez oublié ces étranges aventures datant de trois
-mille années, pour prêter votre mémoire à des faits plus récents.
-
-«Il entre beaucoup de généalogie dans toute histoire mythologique. Je ne
-vous ferai pas néanmoins remonter plus haut que l'arrière-grand-père de
-notre héros. Éole, non pas le fougueux roi des vents, mais un autre
-Éole, roi d'une contrée de Thessalie, eut deux fils: Créthée, père
-d'Æson et de Pélias, puis Athamas, père de Phryxos et d'Hellé; je vous
-fais grâce du reste de la descendance, qui, si j'allais plus loin,
-s'étendrait facilement jusqu'à Ulysse. À la mort de Créthée, Pélias
-usurpa le trône d'Iolchos au détriment d'Æson, son frère aîné; et quand
-Jason, fils d'Æson, revendiqua la couronne, son oncle Pélias, avant de
-la lui rendre, lui imposa la condition de rapporter en Grèce la toison
-d'or qui se trouvait en Colchide. C'était la dépouille du bélier ailé
-que Phryxos, fils d'Athamas, y avait consacrée après son voyage aérien.
-Il fuyait la colère de son père, et dans son trajet il laissa tomber sa
-soeur Hellé, menacée comme lui par une marâtre, dans le détroit qui
-porte encore aujourd'hui son nom. Aiète, fils du Soleil et frère de
-Circé, régnait alors à Colchos. Il accueillit Phryxos, et lui donna pour
-épouse Chalciope, sa fille aînée, soeur de Médée. Phryxos mort, ses fils
-partirent pour aller réclamer en Grèce l'héritage de leur père et pour
-le venger.
-
-«Ils firent naufrage dans l'Euxin, sur l'île de Mars, et en furent
-ramenés par les Argonautes. Ceux-ci, commandés par Jason, ont surmonté
-les écueils des Cyanées, les périls d'une mer inconnue, et sont
-arrivés à l'embouchure du Phase, auprès de la ville d'Aia, capitale du
-royaume d'Aiète. C'est là que les deux premiers livres du poëme
-d'Apollonius de Rhodes les ont conduits; voici le troisième.
-
-«Christopoulos lut alors d'une voix cadencée ces vers qui dans sa
-bouche recevaient du rhythme et de l'harmonieux idiome un charme
-inexprimable. Pour plus de sûreté, il m'avait engagé à suivre sa
-lecture sur mon exemplaire, où je notais au crayon ses pauses et ses
-remarques. Plus tard, ces notes m'ont rendu mes souvenirs, et je les
-retrace ici, en substituant aux texte grec ma traduction, où je l'ai
-suivi d'aussi près qu'il m'a été possible.»
-
-
-XXII.
-
-J'ai écrit une _Médée_ dans ma première jeunesse; elle est encore
-enfouie dans les caisses de mon grenier, où les voyageurs de la vie
-enferment leurs hardes usées qui n'en sortiront jamais que pour faire
-du vieux papier pour des hommes nouveaux.
-
-M. Legouvé, un de nos plus charmants poëtes, en a écrit une infiniment
-supérieure, pour que la belle tragédienne, madame Ristori, épanchât
-en italien de _Montanelli_ les plaintes de l'héroïne si dévouée et si
-abandonnée. Que de notes naïves, tendres, pathétiques, n'a-t-elle pas
-ajoutées à ses notes tragiques!
-
-
-XXIII.
-
-«Après cette lecture des fragments d'Apollonius de Rhodes, qui ont
-charmé tout le petit auditoire grec par les peintures les plus
-délicates d'un amour naissant, de la pitié entre deux amants, la
-controverse s'établit entre les auditeurs sur la prééminence d'Homère
-ou d'Apollonius. On hésite, et il y a de quoi.
-
-«Mais _Manos_ se lève, se dirige vers quelques tablettes suspendues à
-la muraille et saisit l'_Odyssée_. «Écoutez-moi à mon tour, dit-il, et
-oubliez ce que vous venez d'entendre!» Puis, se tournant vers moi, dit
-M. de Marcellus, il ajoute: «Les sentiments sont si naturels, le sens
-si clair, que celui de nous qui n'a pas appris le grec en naissant
-n'a nul besoin d'interprète. Il s'agit de Nausicaé, fille du roi
-Alcinoüs. Ulysse, jeté sur cette île par la tempête et accablé de
-lassitude, est couché sur des feuilles sèches, à l'abri des roseaux,
-au bord du fleuve qui se jette dans la mer.»
-
-«Alors, continue M. de Marcellus, le vieillard _Manos_, aux cheveux
-blancs et à la longue barbe, vêtu de cette robe orientale qui fait
-partie du costume grec à Constantinople, se redresse sur le divan où
-nous restons accoudés.»
-
- LAMARTINE.
-
-_(La suite, au mois prochain._)
-
-
-
-
-LXXXe ENTRETIEN.
-
-OEUVRES DIVERSES DE M. DE MARCELLUS
-
-(TROISIÈME PARTIE)
-
-ET
-
-ADOLPHE DUMAS.
-
-
-I.
-
-«Bientôt l'aurore qui s'avance sur son char magnifique a réveillé
-Nausicaé aux superbes voiles. Elle s'étonne de ce songe et se hâte de
-traverser ses appartements pour le dire à ses parents, son père chéri
-et sa mère. Elle les trouve chez eux: l'une est assise auprès du
-foyer avec les femmes qui la servent, filant sur sa quenouille une
-laine teinte de la pourpre des mers; elle rencontre l'autre comme il
-sortait pour se rendre avec ses chefs illustres au conseil où les
-nobles Phéaciens l'appelaient; elle s'arrête tout près de son père
-bien-aimé, et lui dit:
-
-«Père chéri, n'allez-vous pas me préparer un char élevé, aux fortes
-roues, afin que je porte vers le fleuve, pour les laver, les précieux
-vêtements que j'ai là tout malpropres? Quand vous allez parmi vos
-chefs faire entendre vos conseils, il vous sied à vous-même d'avoir
-des habits sans tache; vous avez dans vos palais cinq fils mariés, et
-trois dans la fleur de la jeunesse. Ceux-ci veulent toujours, pour
-aller à la danse, des vêtements nouvellement blanchis; et c'est moi
-que tous ces soins regardent.»
-
-«Elle dit, et évite ainsi de parler à son père bien-aimé du doux
-mariage, mais il a tout compris et lui répond:
-
-«Certes, ma fille, je ne te refuse ni des mules, ni rien autre chose.
-Va, et mes serviteurs te prépareront un char élevé, aux fortes roues,
-et à la caisse large et solide.»
-
-«Après ces mots, il donne ses ordres à ses serviteurs qui obéissent,
-et amènent au dehors le char aux roues solides, propre aux mules,
-qu'ils y conduisent et y attellent. La jeune fille apporte de son
-appartement les habillements magnifiques et les dépose sur le char
-bien fabriqué. La mère a mis dans une corbeille les aliments de toute
-sorte pour ranimer les forces; elle y place les vivres et le vin
-qu'elle a versé dans une outre de peau de chèvre. Puis, comme sa fille
-monte sur le char, elle lui donne dans une fiole d'or l'huile
-onctueuse pour s'en purifier, elle et ses compagnes. Nausicaé prend
-les rênes brillantes et le fouet dont elle frappe pour le départ les
-deux mules, qui s'élancent bruyamment; elles courent sans s'arrêter et
-emportent le linge et la jeune fille qui n'est pas seule; car les
-suivantes vont aussi avec elle.
-
-«Lorsqu'elles sont parvenues au lit merveilleux du fleuve, là où sont
-les lavoirs pour toute l'année et où surabonde une eau bonne à enlever
-toutes les souillures, elles détachent les mules et les chassent vers
-le fleuve impétueux pour s'y repaître d'une herbe savoureuse. Elles
-enlèvent ensuite du char sur leurs bras les vêtements, les plongent
-dans l'eau limpide et les foulent dans les réservoirs en luttant de
-vitesse. Quand elles ont tout lavé et effacé toutes les taches, elles
-étendent en ordre sur le bord de la mer, là surtout où les flots ont
-nettoyé les cailloux du rivage. Puis, après s'être baignées et
-imprégnées d'une huile onctueuse, elles prennent leur repas auprès des
-rives du fleuve, en attendant que l'ardeur du soleil ait séché le
-linge. Ensuite, leur faim apaisée, la jeune fille et les suivantes
-détachent leurs voiles pour jouer au ballon.
-
-«Ici, nous dit M. Manos, nous sommes loin des palais. C'est un tableau
-de la vie journalière des champs. Qui de vous n'a été témoin de ces
-bruyantes occupations, de ces repas, de ces jeux après l'ouvrage de
-nos jeunes femmes occupées du soin de blanchir? On rencontre encore
-dans nos îles et sur notre continent, près des sources ou des fleuves,
-ces fosses où l'eau se renouvelait, et où on venait fouler le linge
-sous les pieds.
-
-«--Oui, sans doute, répondit Christopoulos, et une fois par hasard, à
-la vue du présent, je suis disposé à regretter notre rustique passé.
-Cette espèce de danse que du temps des hommes primitifs les laveuses
-exécutaient dans les fosses limpides, devait être bien autrement
-gracieuse que leurs incommodes génuflexions d'aujourd'hui auprès d'une
-eau qui rougit leurs mains et leurs bras.
-
---«Que le caminari me permette de l'interrompre, reprit M. Manos, et
-de le ramener bien vite à Homère, dont une noble et sévère comparaison
-va relever le récit.»
-
-
-II.
-
-«C'est Nausicaé aux bras blancs qui commande le jeu; telle que Diane,
-dont les flèches font les délices, elle court à travers les montagnes,
-soit sur le Taygète escarpé, soit sur l'Érymanthe, à la poursuite des
-sangliers et des cerfs agiles qui l'amusent; les nymphes des champs,
-nées de Jupiter porteur de l'égide, partagent ses plaisirs; et le
-coeur de Latone palpite de joie, car sa fille les dépasse du visage et
-de la tête; et, bien que toutes soient belles, on distingue aisément
-la déesse. Ainsi la vierge domine ses compagnes qui ne connaissent
-pas encore le mariage.
-
-«Mais quand, les mules attelées et les précieux vêtements ployés, il
-faut retourner à la maison, Minerve invente un autre artifice pour
-réveiller Ulysse et lui montrer la jeune fille aux beaux yeux qui doit
-le conduire à la ville des Phéaciens. Comme la reine du jeu lance le
-ballon à l'une des suivantes, cette suivante le manque, et il tombe
-dans la profondeur du courant; elles poussent de grands cris, et le
-divin Ulysse se réveille: il se redresse alors, et dans son esprit et
-son coeur il raisonne ainsi:
-
-
-III.
-
-«Hélas! chez quels mortels suis-je encore arrivé? Sont-ils injurieux,
-sauvages et méchants? ou bien ont-ils des pensées hospitalières et le
-respect des Dieux?
-
-«Des cris de jeunes femmes sont venus jusqu'à moi; ce sont des nymphes
-sans doute qui résident sur les hautes cimes des montagnes, aux
-sources des fleuves et dans les prairies herbeuses et humides. Ou
-bien serais-je près de mortels à voix humaine? Levons-nous, et
-essayons nous-même de tout voir.
-
-«À ces mots, le divin Ulysse, en se dégageant des branches, brise de
-l'effort de sa main dans l'épais taillis un rameau feuillu pour en
-voiler autour de ses reins sa nudité. Puis il s'avance comme un lion
-nourri dans les montagnes, confiant en sa force, qui marche battu de
-la pluie et du vent. Ses yeux étincellent: il s'élance contre les
-génisses, les brebis ou les biches des forêts. La faim lui ordonne
-d'attaquer les troupeaux et de pénétrer dans les bergeries les mieux
-closes. Tel Ulysse, tout nu qu'il est, va au devant des jeunes filles
-à la belle chevelure, car il le faut; il leur apparaît tout souillé de
-l'écume de la mer et tout effrayant. Elles s'enfuient de côté et
-d'autre sur les hauteurs du rivage; seule la fille d'Alcinoüs demeure,
-car Minerve lui inspire le courage et bannit de son coeur l'effroi.
-Elle est debout et attend; mais Ulysse délibère: ira-t-il en suppliant
-toucher les genoux de la jeune fille aux beaux yeux, ou la
-suppliera-t-il de loin, par des paroles persuasives, de lui donner des
-vêtements et de lui montrer la ville? Dans ces pensées, il lui semble
-préférable de la supplier de loin, de peur qu'il n'excite la colère de
-la jeune fille en touchant ses genoux. Il lui adresse aussitôt ce
-discours adroit et plein de douceur.
-
-
-IV.
-
-«Ô reine! je me jette à tes pieds, que tu sois déesse ou mortelle: si
-tu es l'une de ces divinités qui résident dans le ciel immense, je ne
-saurais te comparer, pour la taille, la forme et la beauté, qu'à
-Diane, la fille du grand Jupiter; et si tu es l'une de ces mortelles
-qui habitent sur la terre, ô trois fois bienheureux ton père et ta
-mère vénérables; trois fois bienheureux tes frères!
-
-«Certes, leur coeur, grâce à toi, s'épanouit sans cesse de joie quand
-ils voient une telle fleur entrer dans le choeur des danses; mais plus
-heureux encore que tous les autres au fond de son âme celui qui,
-l'emportant par les dons du mariage, t'amènera dans sa demeure. Jamais
-de mes yeux je n'aperçus une personne semblable, ni parmi les hommes,
-ni parmi les femmes, et une respectueuse admiration me saisit à ton
-aspect.
-
-«Ainsi jadis, à Délos, auprès de l'autel d'Apollon, j'ai vu la tige
-grandissante d'un jeune palmier. Suivi d'un peuple nombreux, j'avais
-fait ce voyage qui devait m'apporter bien des malheurs. À la vue de
-cet arbre, je demeurai longtemps stupéfait, car jamais la terre n'en
-produisit de pareil. Femme, c'est ainsi que je te contemple, t'admire
-et que j'ai tremblé de toucher tes genoux, car j'éprouve des douleurs
-cruelles. Hier était le vingtième jour où je fuyais sur une mer
-ténébreuse, et toujours le flot et de violents orages m'ont emporté
-depuis mon départ de l'île d'Ogygie. Enfin, maintenant une divinité me
-jette ici pour y subir peut-être de nouvelles infortunes; car je pense
-qu'elles ne vont pas cesser, mais bien plutôt que les dieux les
-multiplieront encore.
-
-«Ô reine, sois compatissante; après tant de souffrances que je viens
-de subir, tu es la première que j'approche, et je ne connais aucun
-autre des hommes qui habitent la ville ou le pays. Montre-moi donc la
-cité.
-
-«Donne-moi, pour m'en entourer, quelque haillon ou quelque enveloppe
-du linge si tu en as apporté en venant ici, et que les dieux
-t'accordent tout ce que peut souhaiter ton âme; qu'ils te donnent un
-mari, une maison, et la concorde si précieuse; car rien n'est plus
-désirable et meilleur qu'un ménage où l'époux et l'épouse mettent en
-commun leurs pensées pour le diriger. C'est un vif chagrin pour leurs
-ennemis, pour leurs amis une grande joie, et pour eux-mêmes surtout
-une bonne renommée.»
-
-
-V.
-
-«Nausicaé aux bras blancs lui répondit ainsi:
-
-«Étranger, certes tu ne ressembles ni à un méchant ni à un homme sans
-intelligence. C'est Jupiter lui-même, le maître de l'Olympe, qui
-dispense le bonheur aux mortels, aux bons et aux mauvais à son gré. Ce
-qu'il te donne, il te faut bien le supporter. Mais maintenant que tu
-as atteint notre territoire et notre pays, tu ne manqueras ni de
-vêtements, ni de toutes les choses qu'il convient d'offrir à un
-infortuné qui vient de loin et supplie: je t'enseignerai la cité, et
-je vais te dire le nom de ses habitants. Ce sont les Phéaciens qui
-possèdent cette ville et cette terre; et moi, je suis la fille du
-magnanime Alcinoüs qui reçoit des Phéaciens la force et la puissance.»
-
-«Elle dit, et donne ses ordres à ses suivantes aux beaux cheveux:
-
-«Arrêtez-vous, mes compagnes; pourquoi fuyez-vous à la vue d'un homme?
-Pensez-vous que ce soit quelque ennemi? Le mortel n'est pas encore né
-et ne naîtra pas qui oserait venir dans les États des Phéaciens pour y
-apporter la guerre, car ils sont chéris des dieux, et nous habitons à
-l'écart, les derniers, au sein des ondes écumeuses et immenses. Mais
-puisque ce malheureux nous arrive égaré, il en faut avoir soin, car
-c'est de Jupiter que viennent tous les étrangers et les pauvres; le
-don le plus léger leur est cher. Donnez donc, ô mes compagnes, à boire
-et à manger à notre hôte, et baignez-le dans le fleuve, là où est un
-abri contre le vent.»
-
-«À ces mots, elles s'arrêtent et s'encouragent entre elles; puis elles
-conduisent Ulysse vers l'abri, comme le veut la fille du magnanime
-Alcinoüs: elles déposent ensuite tout près de lui des vêtements, un
-manteau et une tunique, lui donnent dans la fiole d'or l'huile
-onctueuse, et l'engagent à se baigner dans le courant du fleuve; mais
-alors le divin Ulysse leur parle ainsi:
-
-«Femmes suivantes, tenez-vous loin de moi, pendant que je laverai
-moi-même l'écume de la mer sur mes épaules et répandrai l'huile sur
-mon corps: il y a longtemps qu'il est privé de toute onction; mais je
-ne me baignerai point devant vous, car j'ai honte de me dépouiller en
-présence de jeunes filles aux beaux cheveux.»
-
-«Celles-ci s'éloignent à ces paroles qu'elles rapportent à Nausicaé.
-Aussitôt le divin Ulysse, à l'aide du fleuve, dégage ses membres de
-l'écume de la mer qui recouvrait ses reins et ses larges épaules; il
-essuie sur sa tête les souillures des flots indomptés, et, après
-s'être baigné en entier et imprégné d'huile, il s'enveloppe des
-vêtements que vient de lui donner la vierge qui ne connaît pas le
-mariage. La fille de Jupiter, Minerve, lui prête un aspect plus grand
-et plus robuste, elle fait tomber de sa tête en boucles sa chevelure
-pareille à la fleur de l'hyacinthe; et, comme un habile ouvrier à qui
-Vulcain et Pallas-Minerve ont enseigné la diversité de leur art, mêle
-l'or à l'argent pour en perfectionner les oeuvres charmantes, ainsi la
-déesse a répandu la grâce sur la tête et les épaules d'Ulysse: bientôt
-il va s'asseoir à l'écart sur le rivage de la mer, resplendissant de
-grâce et de beauté. La jeune fille le contemple, et dit alors à ses
-suivantes à la belle chevelure:
-
-«Ô mes compagnes, écoutez ce que je vais vous dire. Ce n'est point
-sans l'aveu de tous les dieux habitant l'Olympe que cet homme vient se
-mêler aux Phéaciens pareils aux immortels. Car d'abord son aspect
-était désagréable, et maintenant il égale les divinités qui résident
-dans l'immensité des cieux. Ah! si un tel époux m'était réservé, qu'il
-habitât ici, et qu'il lui plût d'y rester!... Mais, ô mes compagnes,
-donnez à manger et à boire à notre hôte.»
-
-«Elle dit, et ses suivantes qui l'écoutent s'empressent de lui obéir.
-Elles déposent auprès du héros les aliments, le breuvage; et le divin
-Ulysse, après avoir supporté tant de maux, mangeait et buvait
-avidement, car depuis longtemps il était reste sans nourriture.
-
-
-VI.
-
-«Cependant Nausicaé aux bras blancs s'occupe d'un autre soin; après
-avoir placé sur le beau char les vêtements qu'elle a reployés, elle y
-attelle les mules au pied vigoureux, y monte, et adresse à Ulysse, en
-l'interpellant, ces engageantes paroles:
-
-«Étranger, lève-toi maintenant pour aller à la ville, où je te
-dirigerai vers le palais de mon père, le sage héros. C'est là, je
-pense, que tu trouveras l'élite des Phéaciens. Mais fais comme je vais
-te dire; car tu ne me parais pas dépourvu de prudence.
-
-«Tant que nous traverserons les champs et les travaux des hommes,
-marche rapidement, avec mes suivantes, derrière les mules et le char.
-Mais quand nous serons près de la ville qu'entourent un mur élevé et,
-des deux côtés, un beau port, l'entrée devient étroite. Les navires à
-doubles rames y sont retirés sur la voie, car tous y ont une place
-marquée pour chacun. C'est là aussi, autour du bel autel de Neptune,
-qu'est la place publique, formée de pierres de taille profondément
-enfoncées qu'il a fallu y apporter; et c'est encore là que se
-préparent les agrès des noirs navires, leurs amarres, leurs câbles, et
-que se polissent les avirons. Les Phéaciens ne se soucient ni de l'arc
-ni du carquois; mais des voiles, des rames et des plus grands
-vaisseaux sur lesquels ils traversent fièrement les mers
-blanchissantes.
-
-«Je veux éviter leurs mordants propos, et, derrière moi, leurs
-railleries; car chez le peuple il y a bien des insolents: et quelqu'un
-des plus vils qui nous aurait rencontrés ne manquerait pas de dire:
-«Quel est donc ce fier et bel étranger qui suit Nausicaé? Où
-l'a-t-elle trouvé? Sans doute il sera son époux. Elle aura recueilli
-ce vagabond hors de son vaisseau: un homme des pays éloignés, puisque
-nous n'avons pas de voisins. C'est peut-être quelque dieu ardemment
-imploré qui sera venu à ses prières et descendu du ciel, et elle veut
-l'avoir toute sa vie. Elle a mieux fait d'aller chercher elle-même un
-mari hors de chez nous, puisqu'elle méprise les Phéaciens qui la
-recherchent et qui sont pourtant nombreux et braves.» Voilà ce qu'ils
-diraient, et ces paroles me seraient injurieuses. Je blâmerais
-moi-même toute autre qui agirait ainsi, et qui, du vivant de son père
-et de sa mère chéris, se mêlerait sans leur consentement à la société
-des hommes, avant le jour de son mariage public.
-
-«Étranger, observe bien mes recommandations, afin que tu obtiennes
-promptement de mon père qu'il t'envoie dans ta patrie. Nous
-rencontrerons près de la route un superbe bois de peupliers consacré à
-Minerve. Une source y coule, et une prairie l'environne; là sont
-l'enclos de mon père et son verger florissant, aussi loin de la ville
-que la voix peut s'en faire entendre. C'est là que tu t'assoiras pour
-y rester tout le temps que nous mettrons à gagner la cité et à arriver
-au palais de mon père.
-
-«Quand tu jugeras que nous les aurons atteints, alors dirige-toi vers
-la ville, et demande la demeure de mon père, le magnanime Alcinoüs.
-Elle est facile à reconnaître, un enfant en bas âge y conduirait, car
-les maisons des Phéaciens ne ressemblent nullement à l'habitation
-d'Alcinoüs le héros. Quand tu auras pénétré dans sa demeure et dans sa
-cour, traverse rapidement le palais pour parvenir à ma mère. Elle est
-assise au foyer, appuyée contre une colonne, filant sur sa quenouille,
-à la clarté du feu, une laine teinte d'une pourpre merveilleuse à
-voir; derrière elle sont ses servantes; tout auprès se dresse le trône
-de mon père, où il boit le vin et siége comme un immortel. Va plus
-loin que lui, et jette tes bras autour des genoux de ma mère, afin de
-voir l'heureux jour du retour, quelque lointain que soit ton pays. Si
-son coeur t'accueille avec bienveillance, espère alors voir tes amis
-et retourner dans ton élégante maison et dans ta patrie.»
-
-
-VII.
-
-«Après ces paroles, elle frappe du fouet brillant les mules, qui
-abandonnent bientôt les bords du fleuve; elles courent, et battent le
-sol de leurs pieds alternatifs. Nausicaé les conduit en usant
-adroitement du fouet, de telle sorte qu'Ulysse et ses compagnes, qui
-sont à pied, les puissent suivre. Le soleil baissait quand ils
-atteignirent le bois renommé consacré à Minerve. Là, le divin Ulysse
-s'assoit et implore aussitôt la fille du grand Jupiter.
-
-«Écoute-moi, fille invincible du dieu qui tient l'égide, exauce-moi,
-maintenant du moins, puisque tu ne m'as pas exaucé lorsque, ballotté
-sur les ondes, j'étais le jouet du furieux Neptune; et fais que
-j'inspire aux Phéaciens la bienveillance et la pitié.
-
-«Il dit, Minerve l'entend; mais elle ne se manifeste pas aux regards
-du héros, car elle redoute le frère de son père Neptune, dont le
-courroux violent persécutait le divin Ulysse jusqu'à ce qu'il eût
-retrouvé son pays.»
-
- * * * * *
-
-Je n'oublierai jamais quelle noblesse et quels accents M. Manos sut
-donner à sa voix en psalmodiant ces vers d'Homère.»
-
-
-VIII.
-
-Dans _Cérès à Éleusis_, scène orientale, les mystères du paganisme
-transcendant sont décrits et sondés avec autant de poésie que
-d'érudition;
-
-Puis dans _Orphée en Thrace_, morceau de haute philosophie religieuse
-dédié à M. de Lamartine, et dont je ne recueillis l'hommage amical que
-sur son tombeau.
-
-Cette scène orientale commence cette réminiscence de nos jeunes années
-et de nos premiers voyages.
-
-Qu'on me permette de la citer ici, en rejetant sur le compte de
-l'amitié tout ce qui m'élève à la hauteur d'Homère et d'Orphée, mais
-en ne rejetant rien de mon enthousiasme croissant avec les années pour
-Homère.
-
-
-
-
-ORPHÉE EN THRACE.
-
-À M. DE LAMARTINE,
-
-À SAINT-POINT.
-
-SCÈNE ORIENTALE.
-
-
-«J'achève, mon cher ami, de lire l'idylle antique que vous avez
-intitulée _Homère_; et je me hâte de vous remercier de tout le plaisir
-que j'ai eu à reporter avec vous mes pensées vers ce bel Orient, où
-l'image et les oeuvres prétendues du chantre primitif ne m'ont jamais
-quitté.
-
-«C'était bien à vous, poëte par nature, et civilisateur par votre
-nouvel écrit, qu'il appartenait de déposer encore une couronne sur la
-tombe d'un poëte, civilisateur des temps antiques, tombe perdue comme
-son berceau dans l'obscurité des âges.
-
-«C'était à vous de nous expliquer le génie, devancier et dominateur
-des autres génies, le premier de ces révélateurs des passions de
-l'âme, et le plus parfait de ces consolateurs de l'infortune, à qui
-fut donnée la mission sublime de rappeler le genre humain à
-l'exécution des lois, car les poëtes des premiers âges en étaient les
-hérauts publics comme les plus habiles interprètes.
-
-«Conseillers religieux et héroïques, qui se chargeaient de ramener au
-culte des devoirs, d'attiser le courage, d'adoucir les coutumes, de
-compatir au malheur, enfin d'apprivoiser pour ainsi dire, par des sons
-harmonieux, les oreilles inexpérimentées et sauvages encore!
-
-«J'aime à vous voir évoquer sous nos yeux la grande ligure du poëte
-créateur qui enchanta ma jeunesse, et me guida dans l'Orient au vif
-éclat de sa lumière; j'aime également à retrouver dans son dernier
-historien la voix du chantre de ces _Méditations_ qui, dès leur
-berceau, m'apparurent sous le même ciel, et m'apportèrent, aux rives
-de Scio et de Smyrne, de douces et mélancoliques jouissances. Déjà,
-vous le savez, je me plaisais à réunir dans ma mémoire, comme ils
-l'étaient dans mon portefeuille oriental, les plus antiques et les
-plus modernes accents des muses bienfaitrices de l'humanité.
-
-«Parmi les ombres mythologiques groupées autour d'Homère, vous avez
-nommé Orphée, et cité quelques lignes de mes _Épisodes littéraires_.
-C'en est-il assez pour m'autoriser à placer ma légende populaire du
-réformateur de la Thrace sous la protection de votre chronique du
-chantre de Méonie?
-
-«Quoi qu'il en soit, le nom d'Orphée a mérité de briller sur ces
-monuments que vous érigez pour le peuple à la mémoire de ses meilleurs
-amis. Virgile, qui lui doit sa plus touchante inspiration, après nous
-avoir attendris au récit de l'amour unique et fidèle d'Orphée, nous le
-montre dans cette autre vie que son génie religieux et poétique
-révéla, et le place au premier rang des âmes sages et heureuses qui
-ont emporté sur les rives, éternellement paisibles, de l'Élysée, les
-bénédictions de la terre.
-
- Quique suî memores alios fecere merendo.
-
-
-IX.
-
-«À tous ces titres, la traduction d'Orphée, consacrée par les annales
-grecques, doit tenir sa place dans la reconnaissance universelle,
-puisqu'elle est le plus ancien témoignage de l'admiration des siècles
-pour la poésie et de son influence sur la civilisation.
-
-«Vos tableaux de l'Orient, animés des couleurs de votre inépuisable
-palette, m'ont ramené, comme au temps de mes jeunes années, vers les
-rives du fleuve où Crithéis mit au jour le divin prodige; vers ce
-Mélès qui m'a laissé apercevoir à peine quelques gouttes d'une eau
-limpide, arrêtée par les joncs et les cailloux de son lit; puis sur ce
-siége d'Homère, où je me suis arrêté en récitant ses vers; cette
-_École du poëte_, autrefois l'honneur de Chios, maintenant colline
-abandonnée, témoin de l'incendie des flottes ottomanes et des
-désastres de 1823. Elle entend toujours, dans ces mêmes parages,
-murmurer à ses pieds la fontaine du pacha, et elle ne domine encore
-que des ondes asservies: enfin, vous me rappelez ce rocher de l'île de
-Nio, dont les vagues viennent battre et blanchir les écueils; abri
-solitaire d'où s'exhala la grande âme du poëte mendiant, le plus
-merveilleux type humain du pouvoir inventeur.
-
-«Mais je n'ai pas visité seulement cette région de l'Asie, semée de
-tant de vestiges des histoires antiques et des vicissitudes modernes,
-où le tumulte des populations pressées et les voluptés de la molle
-Ionie ont fait place aux déserts. J'ai parcouru aussi ces contrées que
-l'heureuse Grèce stigmatisait du nom de _Barbares_, dont elle
-redoutait le voisinage et répudiait le climat, parce que le soleil n'y
-envoie que des rayons tempérés, et que quelque neige y blanchit la
-cime des montagnes.
-
-«J'ai traversé ces champs de la Thrace, incultes et délaissés
-aujourd'hui, où Orphée essaya de régner en philosophe après son père,
-le roi Oeagre: hérédité incertaine, que les âges ont effacée à demi
-pour y substituer une filiation surnaturelle. Le premier chantre du
-monde pouvait-il, en effet, naître d'une autre origine que de l'union
-d'Apollon, le dieu des vers, avec la muse _à la belle voix_,
-Calliope?
-
-«J'ai contemplé les grands rochers de l'Hémus, qui s'agitaient en
-cadence à la voix d'Orphée; j'ai interrogé ces échos, toujours muets
-maintenant, qui, après avoir répété ses accords, redirent les cris
-furieux de ses sanguinaires ennemis.
-
-«Je puis bien l'avouer au peintre si chaste et si passionné de
-_Raphaël_, ce premier exemple de l'amour fidèle donné dans l'enfance
-du monde au milieu de la corruption générale des hommes, et des
-scandales de leurs fictives divinités, parlait à ma raison comme à mon
-coeur. Grand à mes yeux par son génie législateur et poétique, Orphée
-me semblait plus grand encore par la sainteté de sa vie et par la
-constance de son amour. Il avait su mieux que Platon, et bien
-auparavant, affranchir l'âme des liens des sens que le paganisme
-déifiait. C'est elle qu'il nommait _la douce fille de Dieu_, et il
-l'ennoblissait d'avance, quand une religion plus consolante devait un
-jour la purifier en l'immortalisant.»
-
-
-X.
-
-Puis M. de Marcellus déchire le voile et traduit cette sublime
-définition de Dieu.
-
-«Je parle pour les initiés; fermez les portes sur les profanes, tous
-ensemble; mais toi, ô Musée, descendant de la lune illuminatrice,
-écoute-moi, car je dis la vérité, afin que les anciennes croyances de
-ton esprit n'aillent pas te priver de la vie heureuse. Médite la
-parole divine, ne la perds jamais de vue; dirige vers elle toute la
-force intellectuelle de l'âme. Avance résolument dans cette voie, les
-yeux uniquement fixés sur l'Éternel qui a formé le monde; le voici tel
-que la parole l'a jadis représenté.
-
-«Il est le seul créé par lui-même, et il est aussi créateur de toute
-chose; dans ce tout il se meut. Personne ne le voit, l'âme des mortels
-le conçoit par la pensée; il fait rapidement, chez les hommes,
-succéder au bonheur l'infortune. La joie et la haine le suivent,
-comme la guerre, la peste, les chagrins et les larmes. Il n'est point
-d'autre que lui; et tu verrais aisément tout le reste si tu l'avais vu
-lui-même; mais auparavant je veux te montrer ici-bas, ô mon fils!
-comment je reconnais les traces de la main puissante du Dieu fort.
-
-«Je ne vois pas sa personne, car un nuage se dresse autour de lui;
-c'est ainsi qu'il se dérobe à mes yeux comme à tous les humains, et
-nul des mortels n'a vu jamais le souverain maître, si ce n'est, parmi
-les Chadéens, l'unique rejeton d'une race venue d'en haut[1].
-
-[Note 1: C'est Abraham que le poëte, désigne ainsi.]
-
-«Dans sa prévoyance il commande à cet astre qui seul préside le
-mouvement de la sphère autour du globe, et s'arrondit en tournant sur
-son axe propre.
-
-«Il dirige les vents au milieu des airs, comme sur les courants des
-ondes, et fait étinceler l'éclair de feu né dans l'espace.
-
-«Au haut des cieux, il demeure inébranlable sur son trône d'or. La
-terre est son marchepied. Il étend sa droite jusqu'aux confins de
-l'Océan. À sa colère les montagnes tremblent dans leurs fondements, et
-ne peuvent soutenir son effort puissant.
-
-«Ce dominateur des cieux est partout, et il accomplit tout ce qui se
-fait sur la terre, lui qui est à la fois le commencement, le milieu et
-la fin.
-
-«Ainsi les anciens en parlent. Ainsi l'a déclaré le Fils du Nil, qui
-reçut de Dieu lui-même les préceptes de la double table des lois[2].
-
-[Note 2: Moïse, sauvé des eaux du Nil.]
-
-«Il n'est pas permis de dire autrement, et je me sens frémir dans tous
-mes membres quand je viens à penser que tout à la fois et à tout
-commande ce souverain.
-
-«Mais, ô toi! mon fils, recueille tes pensées, gouverne sagement ta
-langue, et garde ta voix au fond de ton coeur.
-
-«Telles étaient, mon cher ami, les grandes idées religieuses émanées
-du culte de Jéhova bien plus que de celui de Jupiter, qui se
-groupaient encore, à l'aurore du christianisme, sous l'ombre d'Orphée,
-et se paraient de son nom. Quant à moi, comme au milieu de ces divers
-travestissements de sa pensée, je ne rencontrais que peu de traits de
-son propre génie, je m'en étais fait une image idéale plus près du
-ciel que de la terre, et cette image s'est mêlée à toutes les
-jouissances ou aux illusions de mes pérégrinations orientales; enfin,
-quand je m'asseyais sur les décombres d'Éleusis et sous les colonnes
-du Parthénon, où vous avez médité vous-même, il me semblait toujours
-voir planer, au-dessus des monuments écroulés ou debout encore du
-culte ou des arts, la grande figure d'Orphée, le premier en date des
-bienfaiteurs de l'humanité.»
-
-
-XI.
-
-Une traduction des poésies d'Eschyle, cette élégie nationale des
-vaincus de Salamine, écrite et chantée sur le théâtre d'Athènes pour
-grandir les vainqueurs, termine cette belle étude sur la poésie des
-Grecs. C'est une véritable encyclopédie hellénique, sans prix pour les
-savants et pour les poëtes.
-
-Huit jours après avoir publié ce volume, qui devait lui ouvrir les
-portes de l'Académie française, but mondain de sa vie d'étude, il
-n'était plus. Il s'était éteint sans souffrance et sans angoisse,
-plein de confiance dans les promesses de la religion, qu'il avait
-toujours admise sans contrôle dans ses dogmes pour la pratiquer dans
-ses vertus.
-
-Il mourut comme Pétrarque, à Arquâ, les mains jointes, le front couché
-sur les pages de son _Virgile_, chargé en marges de notes pour la
-seule femme qu'il ait aimée, en lui recommandant ses amis, et en la
-recommandant à ceux qu'il laissait après lui sur cette terre.
-
-Ayant appris trop tard sa fin, j'assistai à ses obsèques à Paris. Il y
-avait là tout ce qui cultive les lettres pour elles-mêmes, sans
-exception d'opinion, de parti, de dynastie.
-
-Tout le monde pleurait du fond du coeur: ainsi la France perdait un
-homme de goût, un homme d'étude, un homme d'honneur, un homme
-religieux, et ceux qui chérissent la haute littérature,--moi,--j'avais
-perdu un ami!
-
-
-ADOLPHE DUMAS.
-
-Et toi aussi, Adolphe Dumas! ô second Gilbert français! plus fécond,
-plus ardent, et moins acerbe que le premier, tu n'es plus!
-
-Peu de jours après avoir quitté Paris, j'appris, en ouvrant un
-journal, qu'il était mort au bord de cet Océan dont il avait la
-grandeur, les orages, l'infini dans le coeur! Titan plus qu'homme!
-Titan enchaîné, révolté, non contre Dieu, mais contre les hommes. Tu
-n'étais plus! Je versai des larmes: j'en versai de plus amères un mois
-après, quand je lus dans le feuilleton du _Journal des Débats_ cette
-héroïque et pathétique élégie de Jules Janin, intitulée: _La Mort
-d'Adolphe Dumas._
-
-Jules Janin, cet homme qui a autant d'esprit que Voltaire, autant
-d'érudition littéraire que Fontenelle, autant de bon sens que Boileau,
-autant de coeur qu'une jeune fille quand elle verse ses premières
-larmes dans le sein de sa mère sur la mort de son serin..., Jules
-Janin, ce véritable homme de lettres, en action perpétuelle depuis
-trente ans, qui a tout vu, tout su, tout retenu, tout raconté, et dont
-le sentiment est éternellement jeune parce qu'il est sans cesse
-renouvelé par la verve aimable de ce coeur qui ne s'est jamais racorni
-sous la mauvaise humeur.
-
-Voulez-vous le connaître, si vous ne le connaissez pas? Souvenez-vous
-de Sterne, débarqué à Calais, et causant avec le pauvre moine qu'il a
-l'intention de railler un peu sur sa robe, sur son oisiveté, sur sa
-mendicité volontaire; le pauvre moine ne l'entend pas, ou fait
-semblant de ne pas le comprendre par bonhomie et par humilité; il
-s'incline, et, ouvrant sa tabatière de buis, il offre à son caustique
-étranger une prise de son tabac. Sterne y plonge ses deux doigts, et
-s'étonne de trouver sous ses paupières deux larmes, de ces larmes du
-critique attendri.
-
-C'est M. Jules Janin, non pas seulement le plus lettré, mais le plus
-tendre des hommes! Oh! que le véritable esprit est bon à tout, même à
-pleurer!
-
-
-XII.
-
-Qui pouvait se douter que Jules Janin savait par coeur son Adolphe
-Dumas, et qu'il me ferait sangloter en me le racontant à moi-même, à
-moi qui venais, il y a si peu de jours, de passer trois heures avec ce
-Descartes exalté, avec ce mystique résigné, avec ce Tasse méconnu,
-avec ce sublime estropié de notre terre, avec ce Job sur son grabat de
-notre France, et que ce n'était pas sur lui, mais sur moi, qu'il
-rugissait contre le sort, et qu'il m'adressait des vers d'airain
-contre l'impitoyable légèreté de ceux qui rient de ce qui ferait
-pleurer les anges?
-
-Voici comment.
-
-J'ai toujours aimé ceux qui aiment, ceux qui souffrent, ceux qui
-gémissent et qui s'indignent en silence, ceux qui se sauvent d'un
-monde moqueur; ceux qui s'enveloppent, quand ils sortent, de leur
-manteau troué par la misère, de peur d'être reconnus dans la rue par
-ces persifleurs spirituels ou bêtes qui vendent des ricanements aux
-passants pour insulter toute grandeur: ces pauvres honteux de la
-gloire, qui sentent en eux leur noblesse innée, qui se cachent de peur
-qu'on ne se moque, non d'eux-mêmes, mais du don divin qu'ils portent
-en eux.
-
-Que voulez-vous? c'est une faiblesse. Je méprise le rire méchant, cet
-antidote de ce qui est sérieux et sacré chez les hommes, le génie et
-le malheur.
-
-Je n'ai jamais pu m'empêcher de mal espérer d'un pays qui a fait du
-rire une institution dans ses journaux; cela n'avait lieu à Rome que
-dans les triomphes, pour rappeler aux heureux qu'ils étaient hommes.
-
-Mais se figure-t-on le rire sur la perte du misérable dont un huissier
-vend le grabat par autorité de justice, ou qui vient de se suicider
-par peur du ridicule? Eh bien, cela s'est vu deux fois de nos jours, à
-Paris, pour deux grands artistes.
-
-Le Gaulois a dépassé le Romain! Le Romain ne riait que des heureux,
-le Gaulois rit et fait rire, pour de l'argent, de l'infortune et du
-désespoir.
-
-
-XIII.
-
-Au milieu de la rue qui porte aujourd'hui le nom de rue _Lamartine_,
-nom qui s'inscrivit de lui-même le lendemain de la victoire de la
-République conservatrice, en juin 1848, sur les factions liberticides
-qui voulaient tuer à la fois l'ordre et la liberté, nom qui me fait
-penser toutes les fois que je passe, même dans ce quartier de petits
-trafics, au bon sens et au courage du vrai peuple de Paris, s'ouvre
-une petite rue annexe, montante, tortueuse, mal bâtie, mal pavée, et à
-laquelle on a laissé par oubli le vieux nom de rue Neuve-Coquenard.
-Cela ressemble à s'y méprendre à une rue des quartiers déserts de Rome
-qui montent du Vatican aux fontaines monumentales de la villa Albani;
-tout y est silence, solitude, petits métiers, revendeurs, encadreurs,
-marchands de légumes avariés ou de pommes ridées pour les petits
-ménages, étalées sur des devantures aux vitres cassées.
-
-De distance en distance des portes d'_allées_, souvent solitaires et
-silencieuses, sur des cours tortueuses au fond desquelles on entrevoit
-de vieilles portes grillées comme des restes d'anciens couvents, de
-longues files d'enfants et d'habitants y entrent et en sortent muets,
-sous la garde sévère d'un homme en robe noire, pauvre troupeau qui se
-disperse de seuil en seuil, à mesure qu'il s'éloigne de l'école.
-L'homme noir, ou le chien de garde, regarde alors derrière lui, et, ne
-voyant plus personne, regagne seul son domicile, referme la porte de
-la cour et remonte, un livre à la main, dans sa chambre haute.
-
-On devine aisément que les loyers n'y sont pas à grands prix; mais ce
-qu'on ne devine pas, c'est qu'au fond de ces allées et de ces cours
-qui semblent aboutir à des cloaques, s'étendent, sur le derrière de
-ces maisons, des espaces inconnus, enceints de murs peu élevés, ou des
-maisons proprettes, toutes semblables à des villages rustiques, dont
-les petits jardinets palissadés et les fenêtres tapissées de cordes
-étalent au soleil le linge blanc des ménages pour le sécher au vent.
-
-Ces espaces irréguliers, coupés de sentiers qui s'entre-croisent pour
-aller chercher chaque porte, sont pleins d'ombre et resplendissants de
-soleil; on y entend sur les sureaux, cet arbuste du pauvre, chanter
-les oiseaux qui découvrent partout une feuille pour se nicher, une
-tuile pour se chauffer, une miette pour se nourrir.
-
-Ces mendiants ailés, mais gais parce qu'ils ont des ailes, égayent
-tout le jour le silence de ces quartiers dépeuplés.
-
-
-XIV.
-
-Çà et là, dans le dédale de ces sentiers, de ces jardins et de ces
-cours, on découvre de petites habitations de hasard, à un seul
-rez-de-chaussée, bâties en planches de rebut des démolitions, encore
-peintes des diverses couleurs des lambris auxquels elles ont appartenu
-dans les palais; là vivaient, dans une retraite définitive ou
-provisoire, quelques solitaires estropiés qui ont acquis à bas prix ce
-petit coin d'espace entouré d'arbustes ou de gazons. Quelques
-familles dépaysées, pleines d'enfants, y jouent au soleil avec la
-misère, tandis que l'aînée des soeurs, qui garde la famille en
-l'absence du père et de la mère, belle quoique pâle et maigre sous ses
-haillons, regarde, adossée à la porte, le jeu des enfants, et suit de
-l'oeil avec curiosité l'étranger qui lui demande l'adresse et la clef
-de ces labyrinthes.
-
-Le dirai-je? Oui, car je le sais, et j'y ai visité deux fois des
-proscrits intéressants de la littérature; là vivent aussi quelques
-hommes de lettres vagabonds, innomés, cachés comme dans des antres,
-d'où, ils effrayent de leur aspect les pauvres et honnêtes familles de
-leurs voisins. Ils y végètent du salaire de quelques articles
-empoisonnés qu'ils envoient à des journaux avides de scandale; et si
-vous avez eu le malheur de répondre à leurs lettres et de céder à
-votre coeur en leur portant secours, une autre fois ils vous menacent,
-en sifflant comme la vipère sous la pierre où elle est cachée, de vous
-dénoncer ou de vous mordre; espérant arracher à la peur ce que la main
-vide ne peut plus leur apporter.
-
-Le voisinage malfaisant de ces hommes de proie est la seule ombre de
-ces oasis de la pauvreté honnête; immondice morale qui attriste un
-peu la sérénité de ces lieux. Du reste, on se croirait à mille lieues
-du vice ou de la perversité; le bruit de la ville n'y pénètre pas, le
-vent y souffle librement par dessus les toits ces bouffées tièdes et
-sonores qui viennent on ne sait d'où, comme des souffles d'esprits
-invisibles, secouer les arbustes, faire tomber les feuilles mortes, et
-siffler à travers les vitres cassées des fenêtres, et rappeler au
-poëte malade sur sa couche que la nature chante, et que la terre prie
-pour lui.
-
-Les volets battent contre les murs; un soleil pâle entre dans les
-enclos par dessus les haies; les enfants jouent sur l'herbe au seuil
-de l'habitation de leurs mères; tout présente à l'oeil des visiteurs
-étonnés l'aspect d'une guinguette morte des environs de Paris,
-enclavée par hasard dans une enceinte, et où le silence et le
-recueillement d'un couvent ont succédé tout à coup au tumulte des
-fêtes, au cliquetis des verres et au bruit des instruments et des
-danses du peuple.
-
-
-XV.
-
-C'est dans une des maisonnettes les plus propres, qui forment au midi
-l'enceinte monastique de ce cloître, qu'une jolie petite fille de
-douze ans m'indiqua la porte du poëte. On voyait, à l'empressement et
-à la complaisance de l'enfant, qu'elle était connue et aimée dans le
-voisinage; des blanchisseuses occupaient le rez-de-chaussée.
-
-Je montai un petit escalier de bois qui ouvrait sur une antichambre
-propre, bien éclairée d'un beau rayon; j'appelai, le silence me
-répondit; j'entrai dans un petit salon très-rangé aussi, mais presque
-sans meubles; j'appelai encore, silence aussi profond; enfin, une voix
-creuse, sépulcrale, venant de loin, me cria de la chambre voisine:
-«Entrez, je ne puis ouvrir!»
-
-J'entrai en effet; il était sur son lit, au fond de la chambre. La
-pleine clarté d'un beau jour entrait dans sa chambre par la fenêtre
-ouverte avec les bouffées de vent du printemps, qui jouait avec les
-rideaux, se concentrant sur sa mâle et athlétique figure!
-
-Il me reconnut, et joignant ses deux fortes mains maigres, mais aux
-longs doigts et aux noeuds de chêne, sur son front:--Ah! c'est
-Lamartine, s'écria-t-il; eh quoi! mon cher ami, dévoré du temps comme
-vous êtes, et préoccupé jusqu'à la mort de vos soucis, il vous reste
-encore de ce temps assez pour venir consoler un misérable, et assez de
-ces soucis pour en donner aux autres? Ah! venez, que je vous serre
-dans mes bras; et il me serra en effet d'une étreinte vigoureuse et
-convulsive qui fit craquer les os de ma maigre charpente.
-
---Certainement, lui dis-je, en m'asseyant sur son fauteuil, en face de
-son petit feu de cendre, il me reste toujours du temps pour aimer ceux
-qui m'aiment, et des soucis pour oublier les miens en pensant aux
-soucis de mes amis! Il y a près d'un mois que je ne vous ai vu, je me
-suis dit: Il faut qu'il soit malade, allons-y; et portons-lui le
-coeur, la main, la bourse, et tout ce que l'amitié peut partager, et
-tout ce que l'amitié peut accepter.
-
---Non, non, me dit-il tout de suite, en me montrant sur le coin de sa
-cheminée sa bourse de cuir entr'ouverte; je n'ai aucun besoin ni de
-soins ni d'argent, grâce à mon excellent frère, qui remplace mon père,
-et à ma bonne soeur qui me tient lieu de mère. Je suis riche,
-très-riche, ajouta-t-il; regardez, j'ai plus de cent écus dans cette
-bourse; j'ai ma pension de poëte à toucher incessamment par quartiers;
-c'est vous qui êtes pauvre, puisque vous avez employé vingt ans de
-politique à vous appauvrir, et que vous devez vos jours et vos nuits à
-vos créanciers, que le travail ne solde pas assez vite. Ah! combien je
-pense à vous, et que d'insomnies votre situation me coûte!
-
-Tenez, me dit-il, en essayant de se lever et en me montrant sa table
-d'inspiration à l'autre côté de la chambre; tenez! prenez ce papier
-sur cette table et donnez-le-moi, que je vous lise les derniers vers
-que j'ai écrits, ces jours-ci, en réponse à ces hommes de pierre qui
-vous insultent pour votre misère, et qui rient de vous, les
-misérables, parce que vous n'avez pas voulu être le tyran de leurs
-bassesses! Vous n'avez eu qu'un tort, ajouta-t-il, et c'est celui-là.
-
---Non, lui dis-je, je sais très-bien que je pouvais prendre la
-fortune avec la dictature et la garder; mais il fallait pour cela cinq
-ou six têtes des leurs en tout pour intimider le reste. Un crime,
-c'est trop pour un pouvoir qui ne dure que quelques années, et qui
-souille éternellement la conscience en pervertissant la liberté par un
-mauvais exemple. J'aime mieux l'innocence que le pouvoir; je me suis
-repenti souvent de m'être mêlé des affaires des hommes, mais jamais de
-leur avoir donné le bon exemple de l'abnégation et de l'humiliation
-volontaire au lieu du crime. Il y a des ingrats et des moqueurs du
-bien ici-bas, mais n'y a-t-il donc pas un Dieu là-haut? lui dis-je en
-lui montrant par la fenêtre la vaste et sereine profondeur de l'azur
-céleste.
-
---Oui, souffrons avec patience et avec résignation l'un et l'autre,
-reprit-il, comme un Job quand il se repent d'avoir mal parlé; puis,
-ouvrant le papier que je lui avais tendu sur son lit, il se prit à me
-lire la dernière ode que je lui avais inspirée!
-
-Je la possède; je l'ai sous la main, mais je me garderai de la donner
-à mes lecteurs, c'est trop poignant!
-
-C'est la joyeuse ironie lyrique d'un grand poëte qui s'adresse aux
-heureux sycophantes de son pays et de son temps; qui leur peint en
-traits de Tacite et de Juvénal les angoisses d'un poëte agonisant, qui
-s'épuise de travail, et qui, ne se trouvant pas assez de sang dans les
-veines pour désaltérer ses créanciers, entreprend de vendre ses vers
-pour un peu d'argent, et ne trouve pas assez d'acheteurs pour payer sa
-vie et pour racheter son honneur avant de mourir.
-
-Le refrain est gai, d'une gaieté folle comme une orgie; l'indifférence
-y danse et y chansonne comme dans une guinguette; _c'est du Rabelais_
-goguenardant au chevet du lit de Gilbert.
-
-Cette détonation inattendue de gaieté cruelle et d'agonie mêlées
-ensemble fait frissonner la peau et peint le siècle.
-
---Donnez-moi cela, lui dis-je, et ne le publiez jamais; les poëtes
-aussi doivent jeter leur manteau sur les nudités de leur temps.
-
-Il me tendit l'ode mouillée d'une de ses larmes; cette larme ne me fit
-pas pleurer, mais elle me fera éternellement souvenir.
-
-
-XVI.
-
-Adolphe Dumas se dressa alors sur son séant et passa son pantalon et
-ses pantoufles pour aller jusqu'à sa table de travail chercher dans un
-tiroir d'autres poésies; je lui offris mon bras.--Non, me dit-il, vous
-ne m'aideriez qu'à tomber, et je vous entraînerais dans ma chute, vous
-allez voir; j'ai calculé et disposé les appuis que ma douloureuse
-infirmité me rend nécessaires pour aller en sûreté de ce grabat à ma
-table, et de ma table à mon lit, sans assistance: il n'y a pas si loin
-du travail à la mort d'un pauvre poëte estropié, pour qu'il ne puisse
-passer, avec l'aide de Dieu, du dernier labeur au dernier sommeil, et
-encore, en rencontrant son Dieu en chemin, me dit-il en se tenant
-contre ses meubles devant un christ d'ivoire donné par sa mère.
-
-Voyez mes bras nerveux, ils me servent de jambes, et s'appuyant en
-effet tout tremblant et tout chancelant sur le bois de son lit, de
-son lit sur le dossier d'un lourd fauteuil, du dossier du vieux
-meuble sur le marbre de la cheminée, et de la cheminée sur sa table,
-il arriva tout essoufflé sur un autre fauteuil, et s'attabla. Son
-front ruisselait de sueur devant le tiroir qui contenait ses papiers.
-
---M'y voilà, dit-il, et causons!
-
-Et nous causâmes.
-
-Quand il était assis et causant, sa belle tête inspirée n'indiquait
-aucune fatigue; sa voix vibrait comme celle d'un Jérémie moderne. Il
-me dit que son frère était venu le chercher à Paris pour le mener en
-Normandie, dans sa famille, où le bon air des champs et les jeux de
-ses enfants lui rafraîchiraient la tête et lui rendraient les forces.
-Il me pria, pendant son absence de Paris, de m'informer du prix d'un
-logement pour lui à l'hospice volontaire de Sainte-Perrine.
-
-Je m'en chargeai; mais je n'eus pas le temps d'accomplir ma
-commission: son frère entra avec le visage joyeux, affectueux et
-tendre d'un homme qui se réjouit d'emmener bientôt un frère aimé et
-glorieux sous son toit, à sa femme et à ses petits enfants qui
-l'attendent.
-
-
-XVII.
-
-Adolphe Dumas me présenta son frère, et nous nous entretînmes
-longtemps des délices d'amitié et de bien-être qui l'attendaient à la
-campagne.
-
-Ma visite ne finissait pas; je n'ai guère le temps d'en faire
-d'inutiles, mais cela paraissait donner tant de plaisir à trois
-personnes, que j'attendis pour sortir qu'il fit presque nuit dans la
-cour. J'oubliais de vous dire qu'un gros livre in-quarto à deux
-colonnes était ouvert sur sa table, et qu'un chapelet grossier, dont
-les grains luisants témoignaient qu'ils avaient glissé longtemps dans
-les doigts (celui de sa mère), était négligemment jeté sur les pages.
-
---Il ne faut pas que cela vous étonne, me dit-il, nous autres
-Provençaux, nous mêlons Dieu à tout, surtout à nos passions et à nos
-tendresses. J'ai été sceptique dans ma jeunesse, un grand amour m'a
-ramené à une grande foi; je me suis lavé avec les larmes de saint
-Augustin, ce fils converti par sa mère. Ah! c'est un beau livre que
-celui-là; Scheffer a fait un beau tableau de ce fils qui écoute et qui
-voit le ciel à travers les yeux bleus de sa mère.
-
-Et moi aussi, c'est à travers le souvenir de la mienne que je vois la
-vie et la mort. Quelles délices solitaires et nocturnes j'éprouve dans
-mes tristesses et dans mes infirmités à relire ces confessions d'un
-Rousseau chrétien, et à rouler entre mes doigts distraits ces grains
-dont chacun a emporté les saintes prières de la pauvre femme d'Égraque
-(c'était le nom de son village, au bord de la Durance). Ah! mon cher
-Lamartine, je ne sais pas ce que vous croyez avec votre esprit, peu
-m'importe! mais je sais bien ce que vous aimez avec votre âme; et j'ai
-toujours prié Dieu pour qu'il daigne mettre un peu de foi dans tant
-d'amour.
-
-Hélas! que prierais-je, moi, dans mes nuits terribles, sans la
-consolation des affligés, sans ce confident divin qui veille à mon
-chevet, qui ne s'endort jamais, et qui entend tout! L'amour malheureux
-m'a fait un être désespéré, la douleur me fait chrétien!
-
-Croyez-moi, mon cher ami, il y a quelque grand secret dans les
-larmes: vous êtes digne de l'apprendre un jour! Ne me méprisez pas,
-j'ai besoin de prier, ou bien donnez-moi une autre langue que celle de
-ma mère ou de l'Évangile!
-
---Moi? lui dis-je, mépriser ou railler la douleur pieuse!
-
-Ah! toutes les croix sont saintes, toutes les douleurs sont sacrées,
-toutes les consolations sont vraies pour qui les éprouve. J'aimerais
-autant mépriser la main du pauvre enfant qui conduit l'aveugle, ou
-briser le bâton qui soutient le boiteux! Ne m'accusez pas d'une telle
-cruauté, mon cher Dumas. Dieu se révèle aux forts par la force, aux
-tendres par l'amour, aux malheureux par la douleur; quand le coeur est
-comblé d'amertune, il en monte une larme aux yeux, et quand le vent la
-sèche, cette larme, je ne demande pas d'où vient le vent.
-
-Tout ce qui soulage vient de Dieu; vous êtes très-fort, mon ami, vous
-êtes héroïque dans vos tortures comme Philoctète à Lemnos. Vous
-rempliriez le ciel de vos rugissements contre les dieux et contre les
-hommes, si ce chapelet de votre mère ne vous soulevait pas la nuit,
-au-dessus de votre couche de douleur, et ne vous rattachait pas au
-ciel, où elle vous entend; vous tomberiez dans l'abîme sans fond du
-désespoir. Et vous voudriez que je méprisasse ce fil qui retient le
-naufragé du coeur au rivage! Non, non, mon cher, je ne méprise pas le
-surnaturel, je l'envie.
-
-Adieu, je vous laisse à votre excellent frère, et je vous confie aux
-souffles du printemps, que vous allez respirer sur le seuil de sa
-porte avec ses petits enfants.
-
-Il avait une grosse larme dans les yeux, et me serra la main à me la
-briser, et je sortis pour regagner, le coeur resserré, mon ermitage.
-
-
-XVIII.
-
-Quelques jours après ce jour, le soir, à l'heure où quelques rares
-amis, que la mort décime d'année en année, viennent causer un moment
-de la journée, et savoir si la sentinelle oubliée n'a pas été relevée
-de son poste, on annonça Adolphe Dumas et son frère.
-
-Il entra en boitant, le visage gai, le front ruisselant de sueur, et
-retomba essoufflé sur le canapé.
-
---Je vous croyais parti? lui dis-je.
-
---Non, me répondit-il, je pars demain, et je n'ai pas voulu vous
-laisser ici sans vous dire adieu, et vous souhaiter un doux automne,
-ainsi qu'à madame de Lamartine et à cette nièce qui s'oublie auprès de
-vous pour vous faire oublier ce qu'on ne peut oublier, ajouta-t-il en
-passant le revers de sa large main sur ses yeux.
-
---À moins qu'on ne le remplace, lui dis-je.
-
-Puis nous causâmes des tendresses et des amusements de la campagne.
-Mes chiens semblaient l'entendre, et se dressaient sur leurs pattes
-pour lui lécher amicalement les mains. Sa forte voix, où vibrait la
-franchise de son coeur, les excitait. Les animaux aiment ce qui est
-fort et doux; la franchise de l'accent les étonne et les émeut; ils
-ont le tympan sensible et juste. Il en était importuné, je les
-éloignai.
-
---Non, dit-il, laissez-les faire, ils savent ce qu'ils font; ils
-comprennent plus vite que nous qui nous sommes et qui nous aimons! Car
-les animaux, Madame, dit-il à ma femme, c'est un grand et doux
-mystère!--ses yeux se mouillèrent; il n'y a que les hommes solitaires,
-malheureux, attentifs et bons qui le devinent. Voyez le chien du
-_Lépreux_ dans Xavier de Maistre, votre ami, comme c'est vrai, comme
-c'est compris, comme c'est senti! comme ces méchants enfants, quand
-ils le poursuivent et le lapident, lorsqu'il franchit malheureusement
-le mur de la léproserie et qu'il revient mourir aux pieds de son
-maître, font honte à l'homme! comme le lépreux est deux fois lépreux
-après avoir perdu sa compagnie dans son enclos!
-
-Et il sanglota tout bas, comme un homme fort qui ne veut pas pleurer
-et que le sanglot étrangle.
-
-Nous fîmes silence un moment: il reprit, en s'adressant à ma femme:
-
-«--Et moi aussi, Madame, et moi aussi; après ma mère, mes frères, ma
-soeur, mes amis, ce que j'ai le plus aimé, le plus regretté, le plus
-pleuré sur la terre, c'est un pauvre oiseau, c'est ma tourterelle;
-c'est l'amie, c'est la compagne du solitaire. Vous l'avez connue,
-Lamartine, vous l'avez caressée sur ma fenêtre, sur le bout de mon
-lit, à mon chevet, sur le dossier de mon fauteuil, sur mon épaule,
-sur mes cheveux, sur ma main, quand j'écrivais. Hélas! dit-il, en
-s'attendrissant, vous ne la reverrez plus! Elle a péri, comme tout ce
-qui m'aime, par la pierre d'un enfant méchant, d'un de ces enfants de
-Paris qui ne sentent la vie qu'en donnant la mort à tout ce qui vit
-inoffensif, de douceur, de charmant, d'aimant auprès d'eux!
-
-Oh! l'homme, ajoutait-il en élevant ses deux longs bras au niveau de
-sa belle tête, c'est bien méchant, cela vit de meurtre; mais l'enfant,
-c'est bien plus cruel, puisque cela a tous les instincts méchants de
-l'homme, toutes ses passions féroces sans avoir encore la raison qui
-les modère, ou les éclaire.
-
-Cela éteindrait les étoiles, si ses mains malfaisantes pouvaient
-atteindre jusque-là!...
-
---Je ne dis pas non, répondis-je; aussi, voyez comme les animaux les
-redoutent. Si mon petit chien voit passer un régiment dans la rue, il
-me suit sans y faire attention; mais s'il aperçoit de loin un groupe
-d'enfants sur le trottoir, il se jette à toute course de l'autre côté
-de la rue, il se range et il évite les ennemis naturels de tout ce qui
-est bon et faible, et il va m'attendre bien loin au delà du danger.
-
-L'homme veut des opprimés; l'enfant veut des victimes. C'est un enfant
-qui s'amusa à tordre le cou à la tourterelle amie de Dumas.
-
---Oh! lisez-nous les vers que vous avez faits sur ce pauvre oiseau,
-lui dirent ma femme et ma nièce, émues d'avance de son émotion.
-
---Je le veux bien, reprit-il, mais pardonnez-moi si ma voix s'altère
-et tremble un peu à chaque strophe, Madame. Hélas! on pleure quand on
-peut dans cette triste vie, ajouta-t-il, je n'avais que cette amie à
-pleurer: voilà!
-
-Et il récita, au lieu de les lire, ces strophes dont Jules Janin a
-dit, en parlant des grands auteurs sauvés par une élégie immortelle:
-
-«Peut-être un jour Adolphe Dumas, quand on le connaîtra mieux, quand
-on voudra le relire, avec la bonne volonté de tirer son nom de
-l'abîme, sera sauvé par son élégie _à sa Colombe!_»
-
-Jugez-en vous-mêmes, âmes tendres, pour qui nulle tendresse de l'âme
-n'est perdue, quelle que soit la chose qui vous aime. Ce n'est pas un
-badinage que de perdre cruellement ce qui vous a aimé!
-
-
-MA COLOMBE.
-
-SA VIE.
-
- Quand Flora reniait jusqu'à la Providence,
- Et qu'après l'impudeur vint l'âge d'impudence
- Et des amants qu'elle a trahis;
- Il lui restait encor, tout meurtri de sa cage,
- Un oiseau de boudoir, regrettant le bocage,
- Et qui meurt du mal du pays.
-
- Elle ne l'aimait plus, c'était gênant pour elle,
- D'avoir à son oreille un cri de tourterelle
- Et d'entendre la nuit, le jour,
- Les reproches que font aux femmes inconstantes
- Les oiseaux amoureux, dont les voix haletantes
- Se plaignent des torts de l'Amour.
-
- Alors on m'apporta l'amour de tous les âges,
- La colombe des saints, des vierges et des sages,
- Messager providentiel
- Qui de tout temps, oiseau plus sacré que les autres,
- Va, du front de Jésus aux lèvres des apôtres,
- Porter les messages du ciel.
-
- La colombe malade et les paupières closes
- Posa sur mes deux doigts ses deux petits pieds roses.
- Eh! d'où viens-tu, pour m'enchanter.
- Bel oiseau d'Orient, lui dis-je, et de l'Aurore?
- Et du dernier soupir qui lui restait encore,
- Le mourant se mit à chanter.
-
- Depuis ce jour et tous les jours que Dieu fait naître
- Elle n'a plus quitté ma chambre ou ma fenêtre.
- Tous les matins à son réveil,
- Esclave de son coeur, mais libre de ses ailes,
- Les ouvre comme deux éventails de dentelle
- Et les étend à son soleil.
-
- Son parc a quatre murs, et sa verte prairie
- Fleurit depuis dix ans sur ma tapisserie.
- Sans volière et sans pigeonnier,
- N'ayant rien et pas même une cage où la mettre,
- Je lui dis: vole, et prends chez moi comme ton maître,
- La liberté d'un prisonnier.
-
- Chaste, elle entend gémir les tendres hirondelles,
- Les passereaux légers, les ramiers infidèles,
- Mais en repousse les aveux.
- Elle sait que je l'aime, et, pour ma récompense,
- Elle vient sur mon front, comme un oiseau qui pense,
- Faire son nid dans mes cheveux.
-
- On redevient enfant, dit-on, quand on est père,
- On passerait sa vie à faire sa prière
- À genoux devant un berceau.
- Ayez une colombe, et n'importe laquelle,
- En vivant avec elle, en jouant avec elle,
- Avec elle on devient oiseau.
-
- Ainsi quand je suis seul, ainsi quand je m'attriste
- Des misères de l'art et du métier artiste,
- Écrire, alors m'est odieux.
- Elle vient sur ma page, et m'empêche d'écrire,
- Et bat de l'aile, et part d'un long éclat de rire
- Qui nous fait rire tous les deux.
-
- Elle se dit: Voilà mon ami qui travaille.
- Et vole sur les toits chercher un brin de paille,
- Ou bien quelque autre chose ailleurs,
- Et vient le déposer au milieu d'un poëme,
- Sur les vers que je lis d'un poëte que j'aime,
- Et souvent ce sont les meilleurs.
-
- Son luxe, c'est d'avoir sans cesse, toujours pleine,
- Sa baignoire, et plein d'eau son plat de porcelaine,
- Elle y plonge, et me fait soudain,
- Son lac au fond des bois, dont la source remonte
- Aux jardins de Paphos, de Gnide et d'Amathonte,
- Du Nil, du Gange et du Jourdain.
-
- Agitez un mouchoir, le blanc c'est son symbole,
- Elle décrit dans l'air la même parabole,
- Et vient chanter sur votre main.
- Un bouquet dans un vase, ou sur la cheminée,
- Le matin elle y fait son lit de la journée,
- Et le soir, jusqu'au lendemain.
-
- Comme un ruisseau limpide, Ève amoureuse d'Ève
- Son amour idéal, l'autre amour qu'elle rêve
- Elle l'a vu dans un miroir,
- Et donne à son image, inquiète et jalouse,
- Tous les baisers d'amante et jamais ceux d'épouse,
- Comme l'amour qui vit d'espoir.
-
- Elle est devant sa gloire et devant son image,
- Elle la trouve belle, elle lui rend hommage,
- Mais elle garde son honneur.
- Et douze fois par jour, sur son trône de reine,
- Elle écoute à ses pieds ma pendule d'ébène,
- Sonner douze heures de bonheur.
-
- Mais quel nom te donner, bel oiseau sans mélange,
- Pur comme les esprits, ailé comme les anges?
- Je ne sais comment te nommer.
- Pour l'homme de prière et pour l'homme d'étude
- La colombe au désert, Dieu dans la solitude,
- Leur nom? C'est le besoin d'aimer.
-
- À moins qu'un noir vautour, ou quelque oiseau d'Asie,
- Ou l'oubli de son maître, ou de la poésie,
- Ou les romans qu'elle aura lus,
- Ne l'enlèvent aussi pour être malheureuse,
- Et passer de l'amour à la vie amoureuse
- Jusqu'à ce qu'elle n'aime plus,
-
- Je te garde, et je dis ce que disent tes mères
- Aux ramiers pétulants des amours éphémères:
- Allez, allez, mes beaux ramiers,
- Outre l'oiseau perdu, je crains encore l'épreuve,
- Qui me la prendrait vierge et me la rendrait veuve,
- Cherchant son grain sur vos fumiers!
-
- À celui qui mourra le premier! si c'est elle,
- Je voudrais lui promettre une gloire immortelle,
- Comme son immortel amour;
- Si c'est moi, qu'elle pleure une nuit sur ma tombe
- Et qu'on dise: On a vu son âme et sa colombe
- Qui s'envolaient au point du jour.
-
-
-MA COLOMBE.
-
-SA MORT.
-
- Si quelqu'un me disait, de ceux qui l'ont connue,
- Elle s'en est allée et n'est pas revenue,
- Elle a changé, tu changeras...
- Et tout ce que fait dire une femme infidèle,
- Je pourrais l'oublier et ne plus parler d'elle,
- Et l'oubli venge des ingrats.
-
- Mais non, de jour en jour, de plus en plus charmante,
- Plus tendre que jamais, plus que jamais aimante,
- Elle venait pour se nourrir,
- Elle venait manger et boire sur mes lèvres;
- Ses baisers plus ardents avaient toutes les fièvres;
- Il semblait qu'elle allait mourir.
-
- Hier, et ce matin, toute la matinée
- Elle m'avait suivi, pauvre prédestinée!
- Sur la prairie, au bord des eaux,
- Rien ne la tentait plus: à tout indifférente,
- Ni la prairie en fleurs, ni l'onde transparente,
- Ni le chant des autres oiseaux.
-
- Elle suivait son maître, et jamais que son maître;
- Nous avions une voix pour mieux nous reconnaître,
- Et quand l'appelait cette voix,
- Elle aurait tout quitté, ma blanche tourterelle,
- Et les amours d'avril, et le nid fait pour elle,
- Et sa couvée au fond des bois.
-
- Nos penchants étaient nés de notre solitude,
- Et notre amour venait de cinq ans d'habitude,
- Cinq ans de travail et d'ennuis.
- Le malheur se ressemble, et le malheur s'assemble,
- Ensemble nous chantions, ou nous pleurions ensemble
- Tous les jours et toutes les nuits.
-
- Mes amis le disaient, je puis bien le redire;
- Elle avait tout d'humain, excepté le sourire.
- Nous la regardions en tremblant,
- Et plus on regardait ses yeux pleins de lumière,
- Plus on me demandait si l'âme de ma mère
- N'était pas dans cet oiseau blanc.
-
- Elle avait le souci d'une femme amoureuse
- Qui soupire sans cesse et n'est jamais heureuse;
- Et je la portais dans mon sein.
- Et je disais souvent, le soir dans la campagne:
- Dieu, qui me savait seul, m'a donné pour compagne
- L'image de son Esprit-Saint!
-
- Eh bien! ce don de Dieu, qui chantait tout à l'heure,
- Je pleure et je l'attends, je l'appelle et je pleure.
- Et dites-moi si j'ai raison:
- Mon miracle d'amour, ma colombe adorée.
- Un chien de boucherie, un chien l'a dévorée
- À la porte de ma maison.
-
- Comment? je n'en sais rien, Dieu seul en sait la cause;
- Sitôt que nous aimons quelqu'un ou quelque chose,
- La Mort dit: pourquoi l'aimes-tu?
- Et notre Ève est partout, partout le mauvais ange,
- Un bel oiseau qui chante, un chien fou qui le mange,
- Voilà le sort de la vertu.
-
- Oh! loi, cruelle loi, si tu n'étais pas sainte!
- Faut-il ne rien aimer, ou n'aimer rien sans crainte?
- Pas même sa mère ou sa soeur,
- Ni la fleur, ni l'oiseau, ni l'enfant, ni la femme?
- Alors, mon Dieu, pourquoi nous donnez-vous une âme?
- Pourquoi me donniez-vous un coeur?
-
- Elle est morte à présent et votre loi m'accable,
- Qui veut que l'innocent meure pour le coupable;
- Mais n'importe, je m'y soumets.
- Vingt fois depuis vingt ans, ô ma belle colombe!
- J'aurai fermé les yeux pour adorer la tombe
- Où j'ai mis tout ce que j'aimais.
-
- À Paris, je dirai, car il faudra tout dire,
- Que les petits enfants ont pleuré ton martyre,
- Et, vieux, te pleureront longtemps.
- Elle est morte, dirai-je, un jour d'imprévoyance,
- Mais elle est morte aimée, elle est morte en Provence;
- Elle est morte un jour de printemps.
-
- Morte parmi les fleurs, morte comme une rose
- Qui demandait d'éclore et qui n'est pas éclose,
- Et c'est ainsi qu'elle finit.
- Vierge comme une vierge au jour de sa naissance,
- Elle a fait de l'amour son rêve d'innocence,
- Elle n'a jamais fait son nid!
-
- Et toi, dans ma douleur demeure ensevelie,
- Je ne t'oublîrai pas, si le monde t'oublie.
- Adieu donc, ma compagne, adieu!
- Et pour ne plus mourir, ma colombe chrétienne,
- Tu n'as pas d'âme? Prends la moitié de la mienne,
- Et recommande l'autre à Dieu.
-
-On n'applaudit pas, car on pleurait; il avait les yeux mouillés
-lui-même; il se leva péniblement, comme en sursaut, avec l'aide du
-bras de son frère, qui l'emporta à travers ma cour jusqu'à son fiacre.
-
-Et je ne le reverrai plus.
-
-
-XIX.
-
-Et qu'est-ce donc qu'Adolphe Dumas, cet estropié sublime? demanderont
-les hommes qui ne sont pas familiers avec ces noms à qui le bruit a
-manqué ici-bas, mais à qui la mémoire intime des grandes âmes et des
-grands talents dans le dernier jour ne manqua jamais.
-
-Vous savez que sur les hauteurs, où l'air trop raréfié et trop pur ne
-retentit pas, il n'y a pas d'écho. Les régions qu'habitait Dumas
-étaient trop hautes pour que son nom y fît ce bruit que nous autres
-habitants des collines et des plaines nous appelons gloire.
-
-Je me souviens du temps où l'on me demandait: Qu'est-ce donc que
-Xavier de Maistre qui a écrit le _Lépreux_ ou le _Voyage autour de ma
-chambre_? ou M. de Sainte-Beuve qui a écrit des _Consolations_, ou M.
-de Guérin qui a écrit le _Centaure_, ou Ugo Foscolo qui a écrit les
-_Lettres de Jacopo Ortiz_, ou M. de Surville qui a écrit les _Poésies
-de Clotilde_?...
-
-Ce sont des solitaires de la littérature, des ermites du génie, des
-cénobites de la poésie; vivant sur les hauteurs, et ne fréquentant que
-les sommets où ils conversent à voix basse et à coeur ouvert avec les
-esprits intimes de la terre. Ce sont, si vous aimez mieux, des oiseaux
-de nuit, des rossignols, qui nichent très-haut dans les flèches des
-cathédrales, qui chantent pour eux-mêmes pendant que l'homme dort, ou
-qui ne se révèlent pas par des notes étranges et sublimes à ceux que
-l'insomnie tient éveillés, qui, comme des mystères inentendus en bas,
-traversent l'air d'une plainte ou d'un cri dont l'oreille ne perd
-jamais la mémoire.
-
-Adolphe Dumas était de cette famille de penseurs solitaires, et de
-chanteurs de nuit, rossignols de ténèbres!--Aérolithes plaintifs des
-jours d'été.
-
-Mais le jour vient une fois, pour ces grands esprits solitaires, et
-ils descendent de leurs niches aériennes, et le grand jour les
-éblouit. Ils sont faits pour les derniers jours!
-
-
-XX.
-
-Adolphe Dumas était évidemment un de ces esprits tentés par le grand
-jour et aveuglés par lui. Il battait d'une aile forte et vaste les
-murs éblouissants des grandes cités. On le regardait, et on disait:
-Qu'est-ce que cela? c'est trop grand pour nous; jamais cet homme, qui
-sait monter, ne pourra descendre! Hélas! on avait raison, il n'était
-pas proportionné à notre taille, il était géant, il n'était pas homme;
-ce fut son seul défaut.
-
-Il était né dans cette Provence, où semble s'être réfugiée
-aujourd'hui, dans un patois hellénique et latin, toute la poésie qui
-reste en France; il était du village d'_Eyragues_, voisin, presque
-contemporain, ami et tuteur de ce Mistral qui nous apporta un beau
-poëme, le seul poëme pastoral qui ait été comparé à Homère depuis tant
-de siècles, le plus grand éloge qu'on ait jamais fait d'un poëme
-depuis trois mille ans!
-
-Lui-même avait commencé aussi, dans la langue provençale, à chanter
-avec ces _Mélibées_ de son cher pays. Il m'adressa une fois une
-très-belle épître en français, et j'y répondis comme un écho qui se
-souvient d'avoir été une voix dans sa jeunesse. On peut voir cette
-réponse dans mes oeuvres poétiques.
-
-
-XXI.
-
-Ce fut ainsi que commença notre connaissance et notre affection: il
-en avait pour moi, j'en avais pour lui. Nous nous perdîmes dans la
-foule pendant mes années politiques et troublées de tribun sur la
-place publique. Nous nous retrouvâmes toujours amis après les orages
-et les revers.
-
-Lui aussi, il était malheureux.
-
-J'ignorais ce qui lui était arrivé; il n'en parlait pas; il n'était
-pas obligé par devoir, comme moi, de rappeler l'attention sur lui pour
-sauver les autres. Il pouvait se cacher dans la foule, vivre et mourir
-_incognito_; bonheur qui, par punition du ciel, m'est refusé. Tu as
-recueilli le bruit, meurs de bruit!
-
-Tu n'auras pas une heure pour te recueillir entre la vie et la mort:
-c'est ton expiation!
-
- Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
- Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché!
-
-
-XXII.
-
-D'après Jules Janin, et d'après certaines rumeurs plus près de lui,
-il paraît qu'il vint à Paris, dans son printemps, pour tenter le
-théâtre, mais qu'il était, comme moi, trop lyrique pour le théâtre,
-qui exige plus de bon sens que de verve, et qu'il échoua; que pendant
-ces essais, il s'éprit d'une jeune et grande actrice, interprète de
-ses beaux vers, écho de ses grands sentiments, et qu'il espéra
-l'épouser. Il était très-beau, seulement, comme lord Byron son modèle,
-il n'avait que le buste d'admirable, il était disgracié de la nature
-par les jambes; son pied droit, estropié par un accident de naissance,
-était retourné en arrière, il boitait désagréablement.
-
-C'était le temps où la chirurgie avait inventé un moyen orthopédique
-et facile de rectifier les membres disloqués; l'amour décida Dumas à
-subir, à tous risques, cette torture, afin d'être beau de la tête aux
-pieds aux yeux de celle qu'il aimait. Il ne dit rien à ses amis, ni à
-sa fiancée; il disparut pendant plus d'un an du monde; quand il y
-reparut, son supplice l'avait amaigri et pâli.
-
-Son pied était en effet retourné, mais il boitait toujours, et il
-éprouvait par intervalle des douleurs telles, qu'elles touchaient à
-la frénésie.
-
-L'actrice, qu'il espérait épouser, ne l'aimait plus; il avait affronté
-pour elle la mort et le théâtre. Il était plus estropié que jamais;
-ses pièces, trop hautes pour le parterre, ne lui avaient valu que les
-applaudissements des poëtes et le dédain du vulgaire: il était
-abandonné de sa maîtresse.
-
-Ce fut alors qu'il disparut dix ans du monde, réfugié dans une cellule
-du couvent hospitalier des frères de Saint-Jean-de-Dieu, dans la rue
-Plumet, entre les pensées de Dieu et les désillusions de la terre.
-
-Le désespoir, la solitude, l'exemple des frères qui lui prêtaient
-asile, le ramenèrent à la religion de sa mère. Il se plongea dans les
-Pères de l'Église, et devint mystique comme eux; il retrouva la paix
-dans le mysticisme. Son âme se rasséréna en Dieu, âme immense à
-laquelle l'infini seul pouvait suffire.
-
-«Il est vrai, nous dit Jules Janin, que sous ce tiède abri de sa
-pauvreté vaillante dans ce couvent, Adolphe Dumas avait amené une
-amie, une compagne au coeur chagrin, aux fidèles amours; sa
-tourterelle, qu'il avait ramassée un jour, à demi morte de fatigue et
-de froid. Ils s'étaient adoptés l'un et l'autre; ils ne se quittaient
-ni la nuit ni le jour; elle le suivait paisible et roucoulante, et si
-triste, et si tendre! Et les frères hospitaliers forcèrent leur
-consigne en acceptant cette aimable compagnie!»
-
-(Comme l'esprit sent tout, quand c'est l'esprit d'un homme de coeur!)
-
-
-XXIII.
-
-Quand les années turbulentes de 1848 sonnèrent comme un tocsin
-d'espérance jusqu'au fond des monastères, elles étonnèrent d'abord,
-puis elles éblouirent de grands mirages le coeur d'Adolphe Dumas. Je
-le vis réapparaître plein de piété populaire et d'extase mystique à
-côté de moi, crédule aux saintes idées d'un grand pas fait en avant
-vers Dieu par les peuples, confiant dans la lune de miel de la
-liberté, sans crime et sans tache; somnambule de la liberté, il levait
-les bras en haut et cherchait l'horizon de la République!
-
-Je n'espérais pas tant de la constance du peuple, et cependant je ne
-craignais pas tant de son inconstance. Je tâchais de tempérer son
-ivresse mystique, de peur que l'excès d'illusion n'amenât l'excès de
-découragement. Il combattait héroïquement les factieux de l'inconnu,
-qui ne savaient ce qu'ils voulaient, et qui, ne se contentant pas de
-la liberté, précipitaient la République dans le délire et dans la
-guerre.
-
-Les factieux furent vaincus par la République; mais ils fournirent aux
-faibles et aux ambitieux un prétexte de la maudire, elle, qui les
-avait couverts de son courage et de sa vie!
-
-Il fut faible, et chercha le salut de sa patrie dans un nom qui
-représentait la force des soldats, cette raison suprême des peuples à
-qui la raison manque. Son enthousiasme changea d'objet, il vit le dieu
-des armées dans ces choses; mais il n'abandonna jamais ceux de ses
-amis qui avaient combattu sous le drapeau de la République
-conservatrice, et il ne cessa ni de les aimer, ni de les honorer dans
-ses regrets.
-
-Ce fut ainsi que nous restâmes unis, moi, réfugié dans le travail,
-lui, abrité dans son hospice. Il n'y avait point d'intérêt et par
-conséquent point de bassesse dans son sentiment pour l'Empire. Il ne
-voyait plus dans les peuples qu'un troupeau qui veut que la raison
-s'impose par l'épée, au lieu de se soumettre à la houlette de ses
-pasteurs.
-
-Que lui répondre, après cette grande abdication de la France? Nous ne
-parlions plus politique; nous parlions littérature, poésie, amitié,
-choses éternelles.
-
-
-XXIV.
-
-C'est ainsi qu'il arriva à ses derniers moments, résigné, pieux, plein
-de cette joie intérieure que l'homme étendu sur le fumier de Job
-trouve dans l'entretien perpétuel et solitaire avec son invisible ami.
-
-Relisons ici les derniers mots de Jules Janin, qui paraît l'avoir
-connu et aimé autant que nous.
-
-«Disons hardiment que c'était là une belle et douce nature, un esprit
-bienveillant, un vrai courage, habile à supporter la mauvaise fortune,
-un laborieux, rude à la peine et fécond à ses risques et périls. L'an
-passé encore, en allant de son lit à sa table de travail, il était
-tombé et s'était brisé l'autre jambe. Et maintenant le voilà mort,
-sans récompense et sans bruit, non loin de cette ville de Dieppe qu'il
-aimait, au pied d'une grande falaise, au bruit de l'Océan solitaire
-qui murmure autour de son cercueil.
-
-«Ce qui nous revient de ses derniers moments, dans une cabane de
-pêcheur, sur un lit d'emprunt, sous la misère de l'abandon, serait
-chose lamentable. On dirait que cet infortuné avait voulu pousser à
-bout, par son exemple, un témoignage inouï des douleurs de la poésie
-abandonnée à ses propres forces. Pauvre, errant, oublié, négligé, sans
-doute il a manqué de confiance en ses amis, en sa famille qui lui fut
-toujours bonne et propice... Il n'a pas manqué de confiance, à coup
-sûr, dans le Père qui est aux cieux!
-
-«Nous, cependant, avertis par ces défaillances, par ces muets
-désespoirs, par cette ambition inavouée, honorons ce courage, et
-remplaçant par nos meilleures sympathies ces tristes funérailles d'un
-poëte si malheureux, prions pour lui, veillons sur nous.»
-
-
-XXV.
-
-Comme c'est senti, comme c'est dit, comme c'est écrit avec des larmes
-de pitié indulgente sur la plume! et quel retour touchant et pieux
-dans ce: _veillons sur nous!_ nous qui avons moins bien mérité que lui
-de la Providence, et qui côtoyons les précipices où il est tombé!
-
-Mais il n'y est pas tombé sans soutien et sans amis pour le soutenir,
-et pour retourner sa tête sur son chevet à sa dernière heure, comme on
-l'a écrit par erreur ou par prétention à l'effet dans certains récits.
-
-Rien n'est plus faux. Le hasard me rendit témoin des tendresses
-vraiment paternelles de son frère et de ses amis, quand ils vinrent
-eux-mêmes à Paris le chercher, Benjamin de la famille, dans sa
-retraite de la rue Neuve-Coquenard, pour l'emmener sous le bras
-respirer chez eux, en Normandie, l'air vivifiant de l'été, et des
-loisirs, et du jardin de famille.
-
-Ce fut encore le bras de son frère qui l'amena chez moi la veille de
-son départ, et qui l'emporta à travers la cour de ma petite maison
-dans sa voiture: ils partaient le lendemain. Les soins pieux et
-féminins de ce frère, qui le soutenait de l'argent de sa bourse comme
-de son bras, nous touchèrent tous jusqu'aux larmes. La dernière
-providence d'un malheureux, c'est la famille. La sienne était adorée
-de lui, et voyait en lui, non-seulement son pupille, mais son orgueil.
-
-
-XXVI.
-
-Voici la vérité vraie, elle est assez pathétique pour qu'on n'y ajoute
-pas une mise en scène contre laquelle il s'élèverait du tombeau pour
-protester.
-
-Les deux frères partirent le lendemain de leur visite chez moi,
-ensemble, pour Rouen, le 2 juin dernier. Son frère le conduisit
-lui-même chez sa fille, mariée à Elbeuf, nièce accoutumée à chérir et
-à soigner cet oncle, amour et orgueil de la famille. Il y vécut
-pendant six semaines, les plus douces peut-être de sa vie, en pleine
-paix, en plein amour dans la maison, en pleine ombre, en plein soleil
-dans le jardin, comme ces haltes du voyageur, quand le jour va tomber
-et qu'il aperçoit déjà les clochers de la ville où le sommeil
-l'attend, après les lassitudes de la route.
-
-Une idée fatale le saisit: «Le ciel est beau, la température tiède,
-l'été des tropiques doit avoir réchauffé les flots qui nous viennent
-de là; je voudrais me rajeunir en me retrempant dans la mer.»
-
-On craignit que l'énergie saline de la mer ne fût contraire à
-l'apaisement des douleurs névralgiques dont il avait toujours été
-affecté. On lui représenta qu'il était à craindre qu'arrivé à l'âge où
-tout se calme, ces bains amers ne lui donnassent des secousses qu'il
-convient d'éviter, quand la nature elle-même se traite par la
-résignation et par le temps. Il était, comme tout le monde, impatient
-d'accélérer la nature, ce grand médecin que nous portons en nous.
-
-Il insistait; on le conduisit à _Puys_, petit hameau de pêcheurs dans
-le voisinage de Dieppe.
-
-Il paraît qu'une première hospitalité dans une maison banale de bains
-ne convenait pas, par son prix, à la modicité de ses ressources. Il la
-quitta volontairement et précipitamment et alla demander asile,
-économie et paix, dans une chaumière de pêcheur, plus modique et plus
-rapprochée de la grève.
-
-Singulier jeu de la Providence, qui ramène à la fin de sa vie le
-poëte, ami de la nature, dans l'humble chaumière où il a passé ses
-premières années, et devant ce grand spectacle de l'Océan, pour
-chanter ou gémir sous sa fenêtre les grands adieux à la terre de
-l'homme! Il en jouit à son lit de mort comme il en avait joui dans son
-berceau: Dieu lui parlait seul à seul avec plus d'intimité et de
-majesté que dans sa retraite de Paris. Il fut heureux quelques jours.
-
-
-XXVII.
-
-Le 4 août, cependant, il sentit que la vague qui l'avait
-délicieusement caressé les premières semaines, secouait trop fortement
-sa charpente. Il écrivit à son frère qu'il désirait revenir à Paris,
-et le priait de venir le prendre à la gare de Trouville, en lui
-marquant le jour et l'heure du rendez-vous.
-
-Ce bon frère se préparait à sa rencontre, lorsqu'une dépêche
-télégraphique lui annonça qu'il n'avait plus de frère.
-
-Il arriva trop tard pour recevoir son dernier soupir; il l'avait rendu
-quelques heures avant, serein, confiant, résigné, entre les mains du
-curé du pays, chargé de bénir sa famille. Un étouffement pulmonaire
-l'avait asphyxié en peu de minutes et sans agonie. Né d'un spasme, un
-spasme l'avait emporté.
-
-Il savait où il allait; les hommes n'avaient voulu comprendre ni son
-âme immense, ni sa poésie; il les quittait sans peine pour la patrie
-des méconnus. Mais, méconnu par la foule, il laissait ici-bas ce qui
-console de vivre, une famille du sang, et des amis, famille de coeur.
-
-Je suis le dernier qui lui serrai la main; il me l'a laissée toute
-chaude encore de sa suprême et convulsive empreinte, et il a emporté
-toute chaude aussi dans le ciel l'impression de la mienne.
-
-J'ai donné une larme à son souvenir.
-
-Son frère lui ferma les yeux et l'ensevelit à Rouen, dans le cercueil
-d'une soeur adorée, qui avait été la providence de ses mauvais jours;
-là, ils dorment ensemble dans une terre étrangère: mais j'aimerais
-qu'une main charitable remportât ces deux enfants du Midi aux bords
-tièdes et poétiques de la Durance, comme j'aimerais qu'on ramenât mes
-dépouilles mortelles près de ceux et de celles que j'y ai déposés
-moi-même dans un sol qui ne m'appartient déjà plus, à Saint-Point!
-
-Et maintenant, grande âme, dépaysée dans un corps infirme et dans la
-région des faux jugements, des fausses gloires et des faux mépris de
-ce bas monde, tu as secoué vigoureusement ce vil tissu de matière, ce
-manteau de plomb qui t'embarrassait dans ton essor, et que tu
-soulevais à chaque pas comme une lourde chaîne dont les anneaux te
-retenaient au sol!
-
-Là, tu estimes à son prix la vaine renommée que donnent les hommes à
-ceux qui, dans le langage terrestre, cadencent le mieux leur pensée,
-ou qui, se sentant plus forts que le vulgaire, parlent en images
-fortes comme eux, et s'expriment en images pénétrantes et neuves, au
-lieu de balbutier des pensées communes dans un jargon tout fait!
-
-Tu ris de ceux que le siècle exalte, parce qu'ils répètent les
-banalités et les sophismes convenus de leur époque; tu plains ceux
-qui, comme toi, pensent leurs pensées à part de la foule, qui les
-écrivent ou qui les chantent, ou qui les convertissent en action, et
-qui, de leurs chants et de leurs actes, ne recueillent que l'envie ou
-le dédain.
-
-Tu vois tout à la vraie lumière, tu nages dans la vérité! Tu
-t'abreuves de la divinité des choses idéales, cette divinité du monde
-supérieur où tu vis!
-
-Triomphe, âme sublime et tendre! prie pour les amis que tu as laissés
-ici-bas, et entre dans ta vraie place, dans le ciel des poëtes, des
-martyrs, pour chanter et combattre avec eux; et entre aussi dans le
-ciel des colombes, où tu as retrouvé la tienne qui t'attendait;
-symbole de tendresse et d'inspiration, pour t'aider à aimer ton Dieu
-dans l'éternité, communion de ceux qui s'aimèrent dans la région des
-larmes!
-
- LAMARTINE.
-
-
-
-
-LXXXIe ENTRETIEN.
-
-SOCRATE ET PLATON.
-
-PHILOSOPHIE GRECQUE.
-
-PREMIÈRE PARTIE.
-
-
-I.
-
-Toute littérature, comme toute civilisation, a pour dernier terme une
-philosophie.
-
-La philosophie est la pensée du coeur humain, dont la littérature
-n'est que la parole; la pensée est le fond de l'homme, la littérature
-n'est que la forme. Ne vous étonnez donc pas que la philosophie
-occupe le premier rang dans un cours sérieux de littérature.
-
-Nous vous exposerons successivement tous les différents systèmes de
-philosophie qui ont possédé tour à tour le monde, depuis celle de
-l'Inde primitive jusqu'à celle du christianisme, en passant par
-Zoroastre, en Perse; par Pythagore, en Italie; par Salomon, en Judée;
-par Anaxagore, Socrate, Platon, Aristote en Grèce; par Mahomet, en
-Arabie; par Confucius, en Chine; par saint Paul, à l'éclosion des
-dogmes chrétiens, à Jérusalem ou à Éphèse; par saint Thomas d'Aquin,
-dans le moyen âge; par Descartes et par les philosophes du
-dix-huitième siècle en France; enfin par les philosophes allemands et
-anglais de ces derniers temps. Ce sont là à peu près les seules
-nations antiques ou modernes et les seules époques qui aient eu des
-philosophies transcendantes; les autres n'ont eu que des philosophies
-populaires.
-
-Nous allons commencer, pour vous allécher à cette sublime étude, par
-la plus lumineuse et par la plus éloquente de ces philosophies, dans
-la forme: celle de Platon. C'est la philosophie de la raison pure,
-illuminée par l'imagination, et quelquefois égarée par elle; c'est la
-plus difficile des philosophies que celle qui ne relève que du
-raisonnement, au lieu de relever de la foi; car tous les hommes ont
-assez d'imagination pour croire; un très-petit nombre ont assez de
-lumières pour raisonner.
-
-
-II.
-
-Mais, avant de feuilleter avec vous Platon, disons ce que nous
-entendons ici par philosophie.
-
-Ce mot veut dire amour ou zèle de la SCIENCE; mais quelle science? la
-science des sciences, la science suprême, la science première et la
-science dernière, la science surnaturelle, c'est-à-dire la science des
-choses qui sont au-dessus de la portée des sens.
-
-Cela était nécessaire à vous dire pour ne pas vous laisser confondre
-cette philosophie surnaturelle, ou cette science des choses invisibles
-et impalpables, avec toutes ces autres sciences naturelles qui se
-sont appelées aussi improprement du nom de philosophie, mais qui n'ont
-pour objet que les choses sensibles et matérielles, telles que la
-physique, la chimie, l'astronomie, les mathématiques.
-
-Ces sciences systématisées sont des philosophies aussi, si vous
-voulez, mais ce sont des philosophies inférieures, secondaires,
-subalternes, courtes, finies, parce qu'elles ne touchent qu'à la
-matière et à ses phénomènes, et parce qu'en enseignant une multitude
-de faits, elles n'enseignent néanmoins directement aucune vertu et
-aucune immortalité.
-
-Voilà pourquoi, quand il s'agit de philosophies surnaturelles, telles
-que celles dont nous allons vous entretenir, on a confondu le mot de
-sagesse avec le mot de science, et l'on a dit: La philosophie est
-l'amour ou le zèle de la SAGESSE. Cette science-là, en effet, englobe
-et domine toutes les autres, parce qu'elle est la science de l'âme
-elle-même, la science de l'infini, la science de Dieu, la science de
-nos rapports avec l'Être des êtres, la science de notre origine, la
-science de notre vie morale, la science de notre fin!
-
-Pouvait-on appeler d'un autre nom que SAGESSE cette science qui
-enseigne à l'homme où il est, ce qu'il est, où il va, et comment il
-doit penser, agir, adorer, vivre, mourir et revivre?
-
-C'est là ce que nous entendons, dans cet Entretien, par ce mot
-«philosophie.»
-
-
-III.
-
-Mais cette science des choses immatérielles, invisibles, impalpables,
-au-dessus de la portée de nos sens, est-elle susceptible du même genre
-de démonstrations et du même genre d'évidences que les sciences
-naturelles? Nous n'hésitons pas à vous dire: Non.
-
-Les démonstrations de l'ordre naturel, telles que le témoignage des
-yeux, de l'oreille, de la main, ne sauraient s'appliquer aux choses
-qui ne tombent pas sous les sens.
-
-Mais, bien que ces choses ne se démontrent pas de même, elles ont
-cependant, au moins en ce qui touche leurs principales vérités, un
-degré de certitude égal, et, je dirai plus, un degré de certitude
-supérieur à la certitude des phénomènes matériels.
-
-Ainsi, par exemple, cette opération de l'esprit par laquelle
-l'intelligence se dit: «Il n'y a pas d'effet sans cause, et, puisque
-j'aperçois une multitude d'effets, il y a donc une cause suprême;
-c'est-à-dire il y a donc un Dieu!» cette opération de l'esprit atteste
-l'existence de Dieu avec autant et plus de certitude que si des
-milliers de mathématiciens, d'astronomes ou de chimistes tenaient Dieu
-lui-même sous leurs compas, sous leurs télescopes ou dans leurs
-cornues. Je me trompe: l'existence de Dieu est mille fois plus
-certaine par cette conclusion logique et infaillible de l'esprit que
-par les expériences faillibles des philosophes de la matière; car
-l'expérience, oeuvre des sens, peut se tromper; la logique, oeuvre de
-Dieu, est absolue, et ne nous tromperait que si Dieu nous trompait
-lui-même, chose incompatible avec la nature divine ou avec la suprême
-vérité.
-
-J'en dirai autant de la CONSCIENCE, cette preuve sans preuve que nous
-portons en nous-mêmes du bien ou du mal moral: ses jugements, pour
-être certains, n'ont pas besoin d'autres témoignages qu'elle-même; ce
-qu'elle condamne est mal, ce qu'elle approuve est bien; que nous le
-voulions ou que nous ne le voulions pas, elle prononce en nous, pour
-nous ou contre nous, des arrêts contre lesquels il nous est impossible
-de protester.
-
-C'est le dernier mot de la morale, comme la logique est le dernier mot
-de la raison. La conscience est, parce qu'elle est comme Dieu
-lui-même; c'est une faculté innée de notre âme donnée par Dieu, qui
-est à elle-même sa propre démonstration. Ôtez la logique,
-l'intelligence est folle; ôtez la conscience, la moralité est morte;
-le crime et la vertu deviennent des choses discutables et douteuses
-comme des problèmes ordinaires, susceptibles de oui ou de non; ils ne
-sont crime et vertu que parce qu'ils sont au-dessus de toute
-discussion.
-
-
-IV.
-
-Il y a donc, en philosophie, un certain ordre de vérités
-intellectuelles, ou de vérités morales qui sont, ou susceptibles d'une
-démonstration absolue, comme l'existence de Dieu, ou supérieures et
-préexistantes à toute démonstration par la parole, comme la
-conscience. Ce sont des vérités innées; autrement dit: des certitudes,
-des ÉVIDENCES.
-
-Mais, en dehors de ces vérités innées, il y a en philosophie un nombre
-infini de problèmes secondaires, quoique très-importants, qui ne sont
-pas susceptibles de démonstration absolue, mais dans lesquels la
-philosophie la plus transcendante n'arrive qu'à de consolantes
-conjectures et à de magnifiques probabilités.
-
-Dans vingt passages de ses dialogues, Socrate lui-même, par l'organe
-de Platon, avoue, comme moi, que ces démonstrations ne sont que des
-conjectures.
-
-«J'espère, dit-il, sans pouvoir le prouver, que je retrouverai, dans
-une autre vie, les hommes vertueux qui y seront mieux traités que les
-méchants. Mais, quant à y trouver une divinité parfaite, c'est ce que
-j'ose affirmer, si l'on peut affirmer quelque chose.»
-
-C'est néanmoins de ces consolantes conjectures, et de ces magnifiques
-probabilités, que le monde vit depuis qu'il est né, et qu'il vivra
-jusqu'à son dernier jour. Nous vivons sur parole: respectons donc la
-parole, quand Dieu la met sur les lèvres des grands philosophes tels
-que Confucius, Socrate ou Platon; ces philosophes sont les révélateurs
-de la raison; ils ne commandent pas impérativement la foi au nom de
-Dieu, ils la demandent humblement à la conviction raisonnée de
-l'intelligence et du coeur de l'homme. Ils pensent pour nous, et ils
-nous rapportent les conquêtes de leurs pensées; prêtons-leur l'oreille
-et ouvrons-leur nos coeurs. S'ils ont donné leur vie comme Socrate, en
-témoignage de leur sincérité, de leur foi, de leur amour de Dieu et
-des hommes, proclamons-les maîtres et martyrs de la raison humaine, et
-lisons, avec une respectueuse piété d'esprit, les arguments raisonnes
-de leur philosophie.
-
-
-V.
-
-Un de ces plus sublimes recueils de philosophie dans tous les temps,
-c'est le recueil des Dialogues de Platon, dialogues dans lesquels ce
-disciple de Socrate fait parler son maître avec une sagesse
-surhumaine, et avec une éloquence presque divine, sur les questions
-les plus hautes de philosophie, de théologie naturelle.
-
-Platon fut à Socrate ce que saint Paul fut au Christ; tous deux
-écrivent, commentent et développent la doctrine de son maître qui n'a
-rien écrit, et, ici, il serait curieux peut-être d'examiner pourquoi
-ni le révélateur d'une philosophie raisonnée, ni le révélateur d'une
-religion révélée, n'ont pas voulu, ou n'ont pas daigné écrire
-eux-mêmes une seule ligne, si ce n'est ce doigt sur le sable qui traça
-des caractères de miséricorde.
-
-Était-ce parce qu'ils se défiaient des commentateurs qui s'attachent
-à la lettre, et qui y emprisonnent volontiers l'esprit? Était-ce parce
-que les langues humaines leur paraissaient insuffisantes à contenir
-les vérités divines qu'ils annonçaient aux hommes? N'était-ce pas
-plutôt parce que les paroles, une fois écrites, deviennent mortes et
-froides comme la cendre dont la flamme s'est envolée, et qu'ils
-aimaient mieux s'en fier à l'écho vivant des lèvres humaines qu'à la
-lettre morte de leurs écrits?
-
-Quoi qu'il en soit, Socrate n'écrivit jamais rien; il ne fit pas non
-plus de harangues: c'était un discoureur, et nullement un orateur. On
-le voit dans son Apologie devant ses juges, qui est une bonne causerie
-et un fort mauvais discours.
-
-Simple artisan, ou plutôt artiste, mais artiste d'un talent bien
-inférieur aux grands statuaires de son temps à Athènes, il sculptait
-dans son atelier à peine autant qu'il était nécessaire pour nourrir sa
-femme et ses enfants; sans cesse distrait du ciseau par la pensée,
-ouvrant sa porte à tout le monde, interrompant son travail pour
-répondre aux questions qu'on lui adressait sur toutes choses, courant
-ensuite de porte en porte et accostant lui-même les passants pour
-leur parler des choses divines, consumé du zèle de la vérité,
-missionnaire des foules, semant le bon grain à tout vent de la rue ou
-de la place publique: homme qu'on aurait considéré comme un fou, s'il
-n'avait pas été un modèle de toute vertu et un oracle de toute
-sagesse.
-
-
-VI.
-
-Son disciple, Platon, était un homme d'une tout autre nature: beaucoup
-plus lettré, beaucoup moins inspiré que son maître; élégant, éloquent,
-poétique, épilogueur, rêveur, dissertateur, nuageux en philosophie,
-utopiste en politique; espèce de J.-J. Rousseau d'Athènes, possédant
-un style admirable pour les chimères, mais n'ayant pas la moindre
-connaissance des hommes, ni le moindre tact des réalités, et donnant à
-sa république idéale des lois en perpétuelle contradiction avec la
-nature humaine et avec la fondation, la conservation et le but des
-sociétés.
-
-Mais, tel qu'il fut et tel que nous allons le voir dans ses oeuvres,
-Platon était le plus merveilleux écho vivant que la providence de la
-Grèce eût pu préparer à un sage tel que Socrate, pour donner un
-éternel retentissement à la philosophie spiritualiste.
-
-Ses Dialogues ont été le perpétuel entretien de la Grèce: ils ont
-préparé l'esprit humain à la métaphysique de saint Paul et à l'école
-philosophique d'Alexandrie. Il a servi de texte ou de commentaire aux
-premiers conciles chrétiens; il a été le crépuscule de bien des
-dogmes; il a nourri à lui seul la philosophie romaine de Cicéron; il a
-lutté dans le moyen âge avec la philosophie expérimentale d'Aristote,
-puis de Bacon; il a été submergé un moment par la philosophie presque
-matérialiste de Locke, de Hobbes en Angleterre; d'Helvétius, de
-Diderot, des encyclopédistes en France; mais il est ressuscité plus
-vivant et plus populaire que jamais il y a peu d'années, par la
-traduction, par les commentaires et par les leçons d'un jeune
-philosophe, M. Cousin, éloquent restaurateur du platonisme sur les
-ruines du matérialisme au dix-neuvième siècle.
-
-Grâce à la langue de Platon, la sagesse de Socrate ne peut plus
-mourir. C'est le style qui embaume les idées pour l'éternité.
-
-
-VII.
-
-Ces dialogues ont cependant de grands défauts, qui semblent tenir au
-génie un peu verbeux de la Grèce, et au génie un peu sophistique de
-Platon, plus qu'à l'âme naturellement ouverte, simple, sincère et
-courageuse de Socrate. Parmi ses défauts, je noterai d'abord leur
-forme même, qui embarrasse, distrait, interrompt, ralentit sans cesse
-l'argumentation.
-
-Le dialogue est une pensée à deux, à trois ou à quatre interlocuteurs;
-sans doute cette manière de penser à deux ou à trois peut éclaircir
-quelquefois la question, en faisant adresser par l'un des personnages
-des interrogations utiles, auxquelles le maître répond, réponses qui
-répondent ainsi d'avance aux doutes et aux ignorances que les autres
-s'adressent peut-être en silence.
-
-C'est le moyen de faire remonter l'esprit des auditeurs jusqu'aux
-premiers éléments de la question qu'on débat, afin qu'un argument
-porte rigoureusement sur l'autre, et que la pierre fondamentale du
-syllogisme soit aussi bien assise dans l'esprit que la dernière; c'est
-le moyen de détruire en passant toutes les objections qui se
-présentent à l'intelligence; c'est le moyen enfin de bien définir tous
-les mots avant de les employer dans le raisonnement, afin qu'après la
-conclusion il ne puisse subsister aucune équivoque ou aucun malentendu
-dans la conviction absolue des disciples: aussi est-ce le mode
-d'enseignement et d'argumentation qu'on emploie ordinairement avec les
-enfants, comme on peut le voir dans nos catéchismes ou dans nos
-manuels.
-
-Mais, par cela même que c'est le mode d'argumentation puéril et diffus
-qu'on emploie avec les petits enfants, c'est aussi le mode le plus
-propre à fatiguer, à ennuyer, à impatienter les hommes faits, qui
-cherchent les idées, et qui se lassent de vaines paroles.
-
-Ce mode suppose dans les disciples, ou dans les auditeurs, des
-puérilités et des ignorances qui ne sont plus de leur âge; il perd le
-temps, et il dégoûte la pensée du but, en la traînant impitoyablement
-par tant de circonvolutions, de demandes et de réponses sur la route;
-l'esprit abandonne cent fois l'argumentateur en chemin, et souvent il
-l'abandonne tout à fait à ces fastidieux ambages, rebuté, avant
-d'arriver, par les détours inutiles qu'on lui fait faire.
-
-C'est ce qui arrive très-souvent à l'homme le mieux disposé qui ouvre
-au hasard un des dialogues de Platon. Le livre tombe des mains avant
-d'avoir dit son dernier mot, tant on a perdu de mots oiseux à
-l'attendre; l'esprit est saisi à chaque instant d'une de ces
-impatiences fébriles qui bouillonnent en nous jusqu'à un véritable
-accès de colère, croyant toujours toucher à un but qu'on lui dérobe
-toujours; or, irriter et impatienter l'esprit, ce n'est pas un bon
-procédé pour le convaincre. Voltaire, à cet égard, pensait comme nous;
-il bénit la philosophie de Socrate, et il maudit le verbiage,
-quelquefois sublime, plus souvent sophistique, de Platon.
-
-
-VIII.
-
-Un autre vice de ce mode d'argumentation des Dialogues de Platon,
-c'est l'argutie métaphysique.
-
-Le maître, au lieu de simplifier les questions par la simplicité et
-par la sincérité de l'argumentation, semble se complaire, pour faire
-preuve d'ingéniosité, de fécondité et de dialectique, à les compliquer
-de cinquante questions préalables ou secondaires, et à les embrouiller
-dans un tel écheveau d'arguments que lui seul puisse à la fin en
-retrouver le fil et dénouer le noeud gordien qu'il a formé.
-
-Ce procédé, qui fait briller sans doute l'adresse du maître,
-embarrasse l'intelligence du disciple; il fait du chemin de la vérité,
-au lieu d'une route droite, large et bien jalonnée, un labyrinthe de
-sentiers étroits, tortueux, obscurs où l'écrivain a l'air de conduire
-le lecteur à un piége, au lieu de le mener à la lumière, à la vérité
-et à la vertu.
-
-
-IX.
-
-Un troisième défaut plus grave des Dialogues, défaut qui touche au
-fond même de l'enseignement de la vérité aux hommes, c'est le procédé
-d'argumentation employé par Socrate dans Platon, pour enseigner ses
-disciples.
-
-Les premières qualités d'un sage, qui enseigne des vérités nouvelles à
-l'humanité, c'est la charité d'esprit, l'amour, la pitié, la
-condescendance, l'indulgence, le respect, la tendresse d'âme envers
-les hommes ses semblables. Cette onction d'esprit, cette
-compatissance, cette clémence de coeur, doivent se manifester dans les
-leçons du sage à ses frères par un mode d'argumentation qui l'abaisse
-vers ses auditeurs pour les élever jusqu'à lui.
-
-C'est le procédé contraire ici qui est employé par Socrate (toujours
-dans Platon) pour enseigner les hommes: au lieu de persuader, il a
-l'air de vouloir confondre. Le ton de son argumentation est railleur,
-goguenard, ironique; il tend des embûches de paroles à ses auditeurs;
-il jouit de les voir s'y prendre; il ne se hâte pas de les en retirer;
-il plaisante, non pas amèrement, mais superbement, avec eux de leur
-chute; il les humilie par sa supériorité, au lieu de les relever par
-leur propre force; en un mot la philosophie, sous la plume de Platon,
-a l'air de consister dans une grande moquerie des ignorants, au lieu
-de consister dans une tendre initiation des faibles. Or il en résulte,
-dans l'effet général des Dialogues, je ne sais quel sourire
-sarcastique de l'esprit, qui humilie l'auditeur, au lieu de le
-disposer à la confiance; on craint toujours de marcher sur un piége de
-sophiste, quand on devrait s'abandonner sans défiance à la main du
-sage qui vous conduit; on ne sait jamais si ce sage parle sérieusement
-ou ironiquement; il y a trop de gascon dans ce grec; on craint le
-maître qu'on devrait adorer.
-
-Enfin, ce mode d'enseignement par dialogues est lent, verbeux, diffus;
-il emploie inutilement cent fois plus de paroles que la vérité n'a
-besoin d'en employer pour se manifester à l'esprit.
-
-La forme directe du discours, ou même la forme parabolique de
-l'Évangile, forme indirecte, mais qui a l'avantage de ne jamais
-blesser le disciple et de lui laisser se faire sa part à lui-même,
-sont mille fois supérieures en lumière, en brièveté et en persuasion.
-
-Quand on vient de lire un ou deux dialogues de Platon, et qu'on a
-l'esprit véritablement assourdi par ce roulis d'un océan de paroles
-pour dire la vérité philosophique la plus usuelle, on se dit à
-soi-même: Il faut que ces Grecs d'Athènes eussent bien des heures de
-loisir à dépenser par jour sur le seuil de leurs portes, ou sous les
-platanes de leurs jardins; il faut qu'ils eussent un bien grand amour
-de ces escrimes d'idées de leurs sophistes, pour perdre tant de temps
-et tant de paroles à écouter ce Socrate ou à lire ce Platon!
-
-Et, en effet, ce défaut de Socrate et de Platon tient aux défauts du
-temps et du peuple d'Athènes. Ce peuple, oisif toutes les fois qu'il
-n'était pas occupé à se défendre contre les Perses ou à se déchirer
-lui-même par ses factions, aimait à se passionner à froid, pour ou
-contre ses sophistes; ces sophistes, consommés dans le métier de
-l'éloquence, étaient aux philosophes et aux politiques ce que les
-comédiens sont aux héros. Ils jouaient la sagesse et la vertu dans les
-académies et dans les places publiques; ils accoutumaient les
-Athéniens à ces jeux d'idées et de paradoxes qui rendaient l'oreille
-fine et l'esprit sceptique; pour effacer ces sophistes, il fallait
-bien parler leur langue à ce peuple infatué. Voilà sans doute
-pourquoi, dans Platon, la sagesse ressemble tant au sophisme!
-
-Mais lisons d'abord ensemble les deux ou trois plus beaux de ses
-dialogues, en nous hâtant d'arriver au _Phédon_, le chef-d'oeuvre de
-toute la philosophie de Socrate.
-
-
-X.
-
-Dans le premier dialogue, intitulé l'_Euthyphron_, Socrate demande à
-Euthyphron:
-
-«Qu'est-ce que le bien, ou, autrement dit, qu'est-ce que le saint?»
-
-Euthyphron lui fait cette réponse vulgaire et sacerdotale: «Le bien,
-ou le saint, est ce qui est agréable aux dieux.»
-
-Socrate relève cette réponse, et demande à Euthyphron comment, les
-dieux de l'Olympe et de l'État étant multiples, et souvent opposés de
-nature et de volonté les uns aux autres, ce qui est agréable à l'un,
-désagréable à l'autre, peut être agréable à tous.
-
-Il contraint Euthyphron, par une série de raisonnements, à se
-démentir, et il n'arrive lui-même qu'à une conclusion très-confuse,
-qui laisse l'esprit aux prises avec le mystère du bien et du mal en
-soi. Une seule chose est claire: c'est qu'il se moque des dieux, et
-qu'il sape le polythéisme par ses conséquences dans la raison de ses
-disciples.
-
-Aussi était-il déjà cité devant les juges pour cause d'impiété envers
-les dieux d'Athènes.
-
-Un jeune homme d'Athènes, plus politique que religieux, nommé Mélitus,
-qui voulait se faire un nom populaire en se posant en vengeur des
-dieux chers à l'ignorance et au fanatisme du bas peuple, porte
-l'accusation contre Socrate; il l'accuse de corrompre la jeunesse par
-des doctrines qui sapent le ciel. Anytus, un autre de ses accusateurs,
-était un artisan riche, puissant et accrédité par son républicanisme
-dans Athènes; il avait contribué à secouer le joug des trente tyrans
-qui rétablissaient le régime aristocratique. Le peuple croyait
-défendre sa liberté en défendant ses dieux, à la voix d'un de ses
-tribuns qui l'ameutait contre Socrate. Socrate paraissait au peuple
-coupable, sinon de faveur pour le gouvernement aristocratique, au
-moins d'indifférence politique.
-
-La cause de ce grand homme, en effet, n'était ni la cause de la
-populace, ni la cause des grands: c'était la cause de Dieu et de la
-raison. Il aurait pu dire, comme le Christ plus tard:
-
-«Mon royaume n'est pas de ce monde.»
-
-Son monde, à lui, c'était la vérité et la vertu. Mais le peuple ne
-voit de vérité et de vertu que dans ses passions; il devait donc haïr
-Socrate; il demandait un châtiment exemplaire contre ce philosophe.
-
-On peut remarquer, dans ce procès, que le peuple est en général plus
-implacable envers les doctrines nouvelles que les grands; moins il a
-d'idées, plus il s'irrite contre ceux qui les lui arrachent. Le cri
-des Juifs contre le Christ, devant ses juges: _Crucifiez-le!_ est le
-pendant des animadversions de la populace d'Athènes contre Socrate.
-Sans la pression de ce peuple, il est évident que les juges, qui le
-condamnèrent à une si faible majorité, ne l'auraient pas condamné à
-mort.
-
-
-XI.
-
-Quoi qu'il en soit, Platon donne (et sans doute ici littéralement) le
-plaidoyer, ou l'apologie que Socrate avait préparée, et qu'il prononça
-devant le tribunal.
-
-Dans cette apologie même, Socrate conserve encore la forme du
-dialogue, et poursuit Mélitus de ses interrogations ironiques pour le
-contraindre à tomber dans l'absurde. Mais lui-même reste dans
-l'équivoque sur sa profession de foi, affectant de tourner les
-questions les plus précises en plaisanteries, jusqu'au moment où il
-voit que la plaisanterie serait déplacée devant la conscience et
-devant la mort, et où il s'avoue franchement coupable de sagesse, et
-impénitent de vérité. Là, on retrouve l'éloquence de l'héroïsme du
-philosophe mourant.
-
-«Mais je n'ai pas besoin d'une plus longue défense, ô Athéniens! Je
-vous disais en commençant que j'avais contre moi d'ardentes et
-implacables inimitiés; ce qui me perdra, si je succombe, ce ne sera ni
-Mélitus, ni Anytus, ce sera l'envie et la calomnie, qui ont déjà fait
-périr tant d'hommes de bien, et qui en feront périr après moi tant
-d'autres; car n'espérez pas que l'iniquité s'arrête à moi!
-
-«Mais quelqu'un de vous me dira peut-être: N'as-tu pas honte, Socrate,
-de t'être attaché à une philosophie qui te mène à la nécessité de
-mourir?
-
-«Vous êtes dans l'erreur, vous qui croyez qu'un homme qui a quelque
-valeur doit peser les chances de vivre ou de mourir, au lieu de
-chercher dans ses actions si ce qu'il fait est juste ou injuste.»
-
-Puis il cite les vers d'Achille dans l'_Iliade_ d'Homère:
-
-«Que je meure à l'instant même, pourvu que je venge le meurtre de
-Patrocle, et que je ne demeure pas ici un juste objet de mépris, assis
-sur mes vaisseaux, inutile fardeau de la terre!»
-
-«Est-ce là, poursuit Socrate, s'inquiéter des chances de vie ou de
-mort?
-
-«Tout homme qui a choisi un poste parce qu'il l'a cru le plus honnête,
-ou qui y a été placé par son chef, doit, selon moi, y demeurer ferme,
-et ne considérer autre chose que le devoir. Ce serait donc de ma part
-une étrange contradiction, ô Athéniens, si, après avoir gardé
-fidèlement, comme un bon soldat, tous les postes où j'ai été placé par
-vos généraux, à Potidée, à Amphipolis, à Délium, aujourd'hui que le
-dieu de l'oracle intérieur m'ordonne de passer mes jours dans la
-philosophie, la peur de la mort ou de quelque autre danger me faisait
-abandonner ce poste; et ce serait bien alors qu'il faudrait me citer
-devant ce tribunal, comme un impie qui ne reconnaît point de Dieu, qui
-désobéit à l'oracle, qui se dit sage et qui ne l'est pas; car craindre
-la mort, Athéniens, c'est croire connaître ce qu'on ne connaît pas.
-
-«En effet, nul ne sait ce qu'est la mort, et si elle n'est pas le
-plus grand de tous les biens pour l'homme...
-
-«Mais ce que je sais bien, c'est qu'être injuste, c'est désobéir à ce
-qui est meilleur que soi, Dieu ou homme, et manquer au devoir et à
-l'honnête.
-
-«Voilà le seul mal que je redoute et que je veux éviter; tellement
-que, si vous me disiez en ce moment:--Socrate, nous rejetons
-l'accusation d'Anytus et nous te renvoyons absous, mais c'est à la
-condition que tu cesseras de philosopher, et, si l'on découvre que tu
-retombes dans tes habitudes de discuter sur les choses divines, tu
-mourras!--oui, si vous me renvoyiez absous à ces conditions, je vous
-répondrais:--Athéniens, je vous respecte et je vous aime, mais
-j'obéirai plutôt au Dieu qu'à vous... Et je suis persuadé qu'il ne
-peut y avoir rien de plus utile à votre république que mon zèle à
-accomplir ce que le Dieu m'ordonne ainsi; car je ne vous recommande
-que le soin de votre âme et son perfectionnement. Ainsi donc, faites
-ce qu'Anytus vous demande ou ne le faites pas, renvoyez-moi ou ne me
-renvoyez pas, je ne ferai jamais autre chose que ce que j'ai fait,
-quand je devrais mille fois mourir!...»
-
-
-XII.
-
-Il développe, avec un insolent courage, cette idée, et se pose en
-homme utile aux Athéniens dans leur vie privée; quant à la politique,
-il dit qu'il s'en est abstenu, par cette raison qu'on ne peut guère
-rester innocent et vertueux quand on se mêle des affaires publiques...
-
-«Je n'emploierai pas envers vous, reprend-il, ô Athéniens, les
-supplications ordinaires, où l'on fait paraître les femmes, les
-enfants, les amis pour attendrir les juges. J'ai aussi des parents
-cependant; car, pour me servir de l'expression d'Homère: _Je ne suis
-point né d'un chien ou d'un rocher, mais d'un homme!_»
-
-«Ainsi, Athéniens, j'ai des parents, et, quant à des enfants, j'en ai
-trois, l'un déjà dans l'adolescence, les deux autres encore en bas
-âge; mais je ne les ferai point comparaître ici, pour votre honneur
-et pour le mien; il ne me paraît pas séant d'employer de pareils
-moyens à mon âge (il avait près de soixante-douze ans à l'époque de
-son procès). Athéniens, vous aimez la gloire, et, si je voulais agir
-ainsi, vous ne devriez pas le souffrir; vous devriez déclarer que
-celui qui recourt à ces scènes pathétiques pour exciter la compassion
-vous dégrade, et que vous le condamnerez plutôt que celui qui attend
-tranquillement votre sentence.
-
-«Si je vous fléchissais par mes prières, et si je vous engageais ainsi
-à violer votre serment de rendre la justice selon vos consciences, et
-non selon vos sensations, c'est alors que je vous enseignerais
-l'impiété, et qu'en voulant me justifier, je prouverais moi-même que
-je ne crois pas aux dieux: mais j'y crois plus que mes accusateurs!»
-
-Ici les juges vont aux voix et déclarent Socrate coupable.
-
-Impassible, il reprend la parole:
-
-«Le jugement que vous venez de prononcer, Athéniens, m'a un peu ému;
-mais ce qui m'étonne bien plus, c'est d'être condamné à une si faible
-majorité; car, à ce qu'il paraît, il n'aurait fallu que trois voix de
-plus pour que je fusse absous.
-
-«Et maintenant, c'est donc la peine de mort que Mélitus, Anytus et
-Lycon demandent contre moi!... Mais moi, Athéniens, à quelle peine me
-condamnerai-je moi-même?»
-
-
-XIII.
-
-Écoutez ici la fière revendication qu'il fait de lui-même, en mettant
-à nu sa conscience devant les cinq cent cinquante-six juges qui
-viennent de le condamner, et devant le peuple, que dis-je? et devant
-le Dieu qui l'écoute.
-
-«Quelle amende mérité-je, en réalité, moi, qui me suis fait un
-principe de ne me donner aucun repos pendant toute ma vie, négligeant
-ce que les autres recherchent avec tant d'empressement: les richesses,
-le soin de leurs affaires, les emplois militaires, les fonctions
-d'orateur et toutes les autres dignités!
-
-«Moi, qui ne suis jamais entré dans aucune des conspirations ou des
-cabales si fréquentes dans la République, me trouvant véritablement
-trop honnête homme pour ne pas me dégrader en me mêlant à tout cela!
-
-«Moi, qui me suis consacré uniquement à vous rendre le plus important
-des services, en vous exhortant tous de ne pas songer à ce qui vous
-appartient passagèrement, le monde et ses biens, pour ne vous attacher
-qu'à ce qui est l'essence de votre être, votre âme; à ne pas songer
-aux intérêts accidentels de la patrie, mais plutôt à la vraie patrie
-elle-même!
-
-«Que mérite un tel homme, si ce n'est d'être nourri, aux frais du
-public, dans le Prytanée?...
-
-«Ayant donc la conscience de n'avoir jamais été injuste envers
-personne, je ne dois pas l'être envers moi-même en avouant que je
-mérite un châtiment!...»
-
-Examinant ensuite si l'amende ou l'exil serait une peine plus douce ou
-plus convenable pour lui: «Ce serait, dit-il, une belle existence pour
-moi, vieux comme je suis, de quitter mon pays, d'aller errant de ville
-en ville, et de vivre de la vie d'un proscrit!»
-
-Il pousse encore plus loin sa fermeté calme, et son défi
-consciencieux au peuple et aux juges.
-
-«Mais, me dira-t-on peut-être, Socrate, quand tu nous auras quitté
-absous, ne pourras-tu pas te tenir en repos et garder le silence?
-
-«Voilà ce qu'il y a de plus difficile à vous faire comprendre; car si,
-en vous disant non, je dis que ce serait là désobéir au Dieu, et que,
-par cette raison, il m'est défendu de me taire, vous ne me croirez
-pas, et vous prendrez cette réponse pour une plaisanterie; et, d'un
-autre côté, si je vous dis que le plus grand bien de l'homme est de
-s'entretenir chaque jour de la vertu et des autres choses morales dont
-vous m'avez entendu discourir, vous me croirez encore moins. Voilà
-pourtant la vérité, Athéniens!
-
-«Mais il n'est pas aisé de vous en convaincre!
-
-«Maintenant voilà Platon, voilà Criton, voilà Cléobule et Apollodore
-qui veulent que je me condamne à une amende de _trente mines_, et qui
-en répondent; eh bien! je m'y condamne, et assurément voilà de
-valables cautions que je vous présente!»
-
-Ici, il est interrompu par les juges, qui, impatientés de cette
-impassibilité badine, prononcent la peine de mort.
-
-
-XIV.
-
-Socrate reprend avec la même indifférence:
-
-«Dans ma défense, ce ne sont pas les paroles qui m'ont manqué,
-Athéniens, mais l'impudeur. Je succombe pour n'avoir pas voulu vous
-dire les choses que vous aimez à entendre. Mais le péril où j'étais ne
-m'a pas paru une raison de rien faire qui fût indigne d'un homme
-libre.
-
-«Ni devant les juges, ni dans les combats, il n'est permis, ni à moi
-ni à d'autres, d'employer tous les moyens pour éviter la mort; et ce
-n'est pas là ce qui est difficile que d'éviter la mort, il l'est
-beaucoup plus d'éviter le crime, qui court plus vite que la mort!
-C'est pourquoi, déjà vieux et cassé comme je suis, je me suis laissé
-atteindre par le plus lent des deux, la mort; tandis que le crime
-s'est attaché à mes accusateurs, plus jeunes et plus agiles que moi.
-Je m'en vais donc subir la mort. Je m'en tiens à ma peine, et eux à la
-leur.»
-
-Il disserte ensuite un moment avec une sérénité complète sur les
-avantages comparés de la vie et de la mort.
-
-«Mais il est temps que nous nous quittions, dit-il en finissant, moi
-pour mourir, vous pour vivre. Qui de nous a le meilleur partage? Nul
-ne le sait, excepté Dieu.»
-
-On l'emmène, et il va mourir. Voilà l'_Euthyphron_; la préface, ou
-plutôt l'exposition du drame philosophique.
-
-
-XV.
-
-Arrivons au dialogue intitulé le _Phédon_. Nous avons vu l'homme, nous
-allons voir la doctrine; puis nous assisterons à la mort, et nous
-verrons comment elle est le sceau de cette admirable vie de
-philosophe.
-
-Le _Phédon_ contient à lui seul plus de véritable philosophie
-spiritualiste que tous les autres dialogues de Platon. L'heure, la
-mort, la gravité du passage de cette vie à l'autre, que pressent
-Socrate et qui émeuvent Platon, ne permettent ni au philosophe ni à
-son disciple de perdre leur temps et le nôtre dans les puériles
-arguties de leur dialectique oiseuse. Qui a lu le _Phédon_ connaît ce
-qu'il y a de mieux à connaître de la philosophie de Socrate et du
-génie de Platon. Suivez-moi donc, je vais vous déblayer la route.
-
-Mais un mot d'abord sur l'origine antique et mystérieuse des belles et
-saintes idées que Socrate et Platon vont développer dans ce dialogue;
-car rien ne vient de rien, et la philosophie grecque, qui devait
-bientôt, après Platon, servir d'ancêtre à la philosophie des écoles
-chrétiennes de Byzance et d'Alexandrie, avait certainement elle-même
-des ancêtres. Ces ancêtres, selon nous, qui avons profondément scruté
-l'Orient religieux, philosophique et poétique, se retrouvent d'abord
-au fond de l'Inde primitive, puis au fond des dogmes, encore indiens,
-de l'Égypte.
-
-Indépendamment de cette révélation innée, qui est, selon Platon et
-selon nous, la première idée de notre âme, car on ne peut concevoir
-l'âme sans idée, il y a eu une révélation primitive, et il y a une
-série de révélations successives, médiates ou immédiates, anneaux de
-la chaîne qui suspend les premières vérités nécessaires aux dernières
-vérités qui achèveront l'oeuvre du monde moral.
-
-Nous vous parlerons ailleurs de la philosophie des Indes; un mot
-aujourd'hui sur celle de l'Égypte.
-
-
-XVI.
-
-Vous savez que les Égyptiens, évidemment colonie intellectuelle du
-haut Orient, divinisèrent symboliquement la nature entière sous le nom
-d'Isis; ils lui jetèrent dans ses figures un voile sur le visage,
-comme pour signifier le mystère sous lequel elle cache mais laisse
-entrevoir ses vérités. Le plus sage des peuples est évidemment celui
-qui a le premier écrit sur l'univers ce mot _mystère_, car _mystère_
-est aussi le dernier mot de toute science, de toute sagesse et de
-toute vérité jusqu'à la consommation des temps. C'est le plus bel
-hymne que l'homme puisse chanter à l'incompréhensible, c'est-à-dire à
-Dieu.
-
-Cependant un livre unique, échappé aux incendies, aux débordements,
-aux sépulcres de l'Égypte, soulève un coin de ce voile jeté sur le
-front de l'Isis égyptienne, et révèle une partie des mystères de la
-philosophie primitive. La ressemblance de cette philosophie occulte
-avec la philosophie de Socrate et de Platon est trop complète pour que
-cette similitude soit l'oeuvre du hasard. On en conviendra après avoir
-lu le _Phédon_. On le conjecturera avec plus de vraisemblance encore,
-quand on saura que Platon, l'éditeur plus ou moins fidèle des dogmes
-de Socrate, était allé, avant d'écrire, consulter les prêtres et les
-philosophes égyptiens.
-
-
-XVII.
-
-Ce livre est l'_Hermès_ ou _Mercure Trismégiste_. Saint Augustin dans
-son livre de la _Cité de Dieu_, Voltaire dans ses recherches
-philosophiques, Scaliger lui-même, n'hésitent pas à reconnaître dans
-ce livre la main d'un sage Égyptien. Les deux philosophes grecs, Timée
-et Pythagore, qui avaient voyagé aussi en Égypte, ont dans leurs
-doctrines les mêmes analogies avec les dogmes de ce livre. Quels sont
-donc ces dogmes, que nous allons retrouver sous d'autres noms, mais
-sous le même sens, tout à l'heure dans le _Phédon_? Ces dogmes, les
-voici:
-
-Un Dieu unique;
-
-Une triple essence en Dieu, la puissance, la sagesse, la bonté;
-
-Le Dieu créateur de la nature;
-
-Le _Verbe_, la _Pensée_, la _Parole divine_, en grec le _Logos_,
-modèle ou type de cette création;
-
-Une hiérarchie de dieux secondaires créés et subordonnés au Dieu
-unique;
-
-Ces dieux secondaires, ou ces anges, ces démons, ces esprits, chargés
-de diriger les astres et de présider aux phénomènes de l'univers;
-
-Un fils de Dieu, qui est la lumière;
-
-La pensée de Dieu se reflétant dans l'homme, qui est l'image de son
-Créateur;
-
-La parenté de l'homme et de Dieu par la raison.
-
-L'Évangile de saint Jean, lui-même, rappelle dans son magnifique début
-ces vérités indiennes, égyptiennes, platoniques, ainsi que
-chrétiennes:
-
-«_Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le
-Verbe était Dieu_ (le Logos, la pensée, la parole, le type des
-choses); _tout a été fait par lui, et rien de ce qui a été fait n'a
-été fait sans lui; en lui était la vie, et la vie était la lumière._»
-
-Saint Paul écrit quelques années après aux Hébreux: «Dieu a créé les
-siècles par son Fils, «le Verbe, la parole divine, la lumière, la
-«vie!»
-
-Peut-on méconnaître les analogies frappantes entre ces doctrines
-engendrées les unes des autres jusqu'à l'explosion philosophique du
-dogme chrétien?
-
-Les vices choquants qui scandalisent l'intelligence et le coeur de
-l'homme dans le mécanisme de la nature, dans le bien imparfait, dans
-le mal universel, dans la souffrance, dans la mort, firent présumer
-aux Égyptiens, aux Grecs, que ce monde n'était pas l'oeuvre directe du
-Dieu suprême, mais l'oeuvre maladroite et imparfaite des divinités
-inférieures auxquelles il avait accordé la faculté de créer d'après
-lui.
-
-Cette opinion est naturelle à l'homme, qui ne peut pas comprendre
-l'existence du mal et qui la sent.
-
-Comment une oeuvre si vicieuse et si malfaisante peut-elle émaner de
-la sagesse, de la puissance et de la bonté suprêmes? Il y a là une
-contradiction apparente, qui donne naissance à la philosophie des deux
-principes, de Zoroastre; mais Zoroastre oubliait que, pour juger
-l'oeuvre de Dieu, il faut la voir dans son ensemble et dans son
-éternité. Nous ne la voyons que dans un atome et dans une seconde:
-c'est l'universalité et l'éternité qui justifient sans aucun doute
-l'oeuvre divine.
-
-Revenons au dialogue de _Phédon_.
-
-
-XVIII.
-
-Ce dialogue a lieu entre Échécratès et Phédon, deux amis de Socrate;
-ils se rencontrent à Phliunte, ville de Sycionie, quelque temps après
-la mort de leur maître. Échécratès demande à Phédon:
-
-«Étais-tu auprès de Socrate, le jour où il but la ciguë dans sa
-prison, ou bien en as-tu seulement entendu parler?
-
-«--J'y étais moi-même,» répond Phédon. Et il raconte minutieusement,
-heure par heure, parole par parole, la suprême journée du philosophe.
-
-Ce récit a dans la bouche de Phédon toute la poésie de l'épopée, tout
-le pathétique du drame, toute la sérénité de ton d'une leçon de
-philosophie. C'est, selon moi, l'apogée de la parole humaine; on est à
-la fois, dans ce dialogue, sur la terre par le coeur, dans la mort par
-l'anticipation du supplice, dans l'immortalité par l'esprit; toujours
-prêt à pleurer d'enthousiasme pour les idées: mais l'admiration pour
-le philosophe y sèche toujours les larmes au bord des yeux. Entre la
-vie et l'éternité, on se sent homme si on regarde Socrate, on se sent
-dieu quand on l'écoute.
-
-Si j'avais un athée à convertir, je ne voudrais pas d'autre argument
-avec lui que de lui faire lire et relire le _Phédon_. La conviction le
-gagnerait avec les larmes. Ce dialogue n'a pas l'accent de la langue
-d'ici-bas; la race humaine, dont une main d'homme a pu écrire ces
-lignes, est immortelle: Phédon le sent.
-
-
-XIX.
-
-«Véritablement, dit-il en commençant le récit, ce spectacle fit sur
-moi une impression extraordinaire; je n'éprouvai pas la compassion
-qu'il était naturel d'éprouver à la mort d'un ami. Au contraire,
-Échécratès, cet ami me paraissait heureux, à le voir et à l'entendre,
-tant il mourut avec assurance et dignité! et je pensais qu'il ne
-sortait de ce monde que sous la protection des Dieux, qui lui
-destinaient, dans l'autre monde, une félicité aussi grande que celle
-dont puisse jouir aucun mortel. C'était en moi un mélange
-extraordinaire, jusqu'alors inconnu, de plaisir et de douleur, lorsque
-je venais à penser que dans un moment cet homme admirable allait nous
-quitter pour toujours; on nous voyait tous tantôt sourire, tantôt
-fondre en larmes.
-
-«--Sur quoi roula l'entretien entre ces amis que tu viens de nommer?»
-demande Échécratès.
-
-Phédon raconte alors que, le matin du jour de la mort, les amis de
-Socrate se réunirent plus tôt que de coutume sur la place devant la
-prison, pour ne pas perdre une heure de sa vie et de sa pensée. Le
-geôlier, qui leur ouvre les portes, les prie d'attendre un peu, parce
-qu'on ôte en ce moment les fers du condamné: les fers tombés, ils sont
-introduits.
-
-Xanthippe, l'épouse de Socrate, un de ses enfants dans les bras, est
-auprès de lui et se lamente à la manière des femmes; on la reconduit
-dans sa maison pour laisser la liberté d'esprit au philosophe.
-
-«Alors, dit Phédon, il se mit sur son séant, plia sous lui la jambe
-qu'on venait de dégager des fers, la frotta de la main, et nous dit en
-la frottant avec une sensation de plaisir: «L'étrange chose, mes amis,
-que le plaisir et la douleur se tiennent de si près que l'un naisse
-ainsi de l'autre, quoique l'un soit le contraire de l'autre! Ésope
-aurait dû en faire une fable.» Cébès, un des interlocuteurs, lui
-demande à ce propos pourquoi, depuis qu'il est en prison, il compose
-des fables, des poésies, un hymne à Apollon. Socrate répond que c'est
-pour éprouver si par hasard la poésie n'était pas celui des beaux-arts
-auquel son génie l'appelait.
-
-L'entretien glisse ensuite, par une pente naturelle, sur la question
-du suicide, pour l'homme fatigué de la vie. Socrate démontre que
-l'homme ne doit pas sortir de la vie avant que Dieu lui envoie un
-ordre formel d'en sortir, comme celui qu'il reçoit lui-même
-aujourd'hui.
-
-«Il espère fortement, ajoute-t-il, une destinée réservée aux hommes
-après la mort; destinée qui, selon la foi antique et universelle du
-genre humain, doit être meilleure pour les bons que pour les
-méchants.»
-
-Au moment où il va développer pour ses amis les fondements de cette
-espérance, Criton lui semble vouloir l'interrompre; il l'interroge sur
-ce qu'il paraît avoir besoin de dire.
-
-«Ce n'est pas autre chose, lui répond Criton, sinon que celui qui est
-chargé de te donner le poison ne cesse de me répéter depuis longtemps
-que tu dois parler le moins possible, car il assure que ceux qui
-parlent trop, avant de boire, s'échauffent et contrarient ainsi
-l'effet du poison, et qu'alors on est quelquefois contraint de le
-donner trois ou quatre fois à ceux qui ralentissent ainsi leur mort
-par trop de conversation.
-
-«--Laissez-le dire, et qu'il prépare son breuvage comme s'il devait me
-donner la ciguë deux fois, et même trois fois, s'il est nécessaire,
-répond Socrate. Mais il est temps que je vous rende compte, à vous qui
-êtes mes juges, des motifs de mon espérance.»
-
-Ici, comme toujours, il procède par interrogation à ses auditeurs,
-pour que la vérité sorte, pour ainsi dire, par contrainte de leur
-propre bouche, et qu'elle ait ainsi plus d'autorité sur eux.
-
-«La mort est-elle autre chose que la séparation de l'âme et du corps,
-de manière qu'après cette séparation l'âme demeure seule d'un côté et
-le corps de l'autre?
-
-«Et ne penses-tu pas que l'objet des soins d'un philosophe ne doit
-point être son corps périssable, mais qu'il doit au contraire s'en
-affranchir autant que possible, et s'occuper uniquement de son âme?
-
-«Et les sens de ce corps, qui nous trompent, ne sont-ils pas un
-obstacle à la vérité?
-
-«Et n'est-ce pas toujours par l'acte de la pensée que la vérité se
-manifeste à l'âme?
-
-«Et l'âme ne pense-t-elle pas plus fortement et plus clairement que
-jamais, quand elle n'est troublée ni par la vue, ni par l'ouïe, ni par
-la volupté des sensations, et lorsque, concentrée en elle-même et
-dégagée autant que possible de son commerce avec le corps, elle
-s'applique directement à ce qui est, pour le connaître?
-
-«Et les choses abstraites qui ne sont pas du domaine des sens, par
-exemple, le sentiment du juste, du bien, du beau, est-ce par
-l'intermédiaire du corps que vous les percevez? Et ne les
-percevez-vous pas d'autant plus clairement que vous y pensez
-davantage?
-
-«Eh bien, y a-t-il rien de plus logique que de penser avec la pensée
-seule, dégagée de tout élément étranger et corporel? Si l'on peut
-parvenir jamais à connaître l'essence des choses, n'est-ce pas par ce
-moyen? Or que fait la mort, sinon de rendre l'âme à elle-même?
-
-«Et l'homme, après avoir purifié son âme, c'est-à-dire après l'avoir
-autant que possible affranchie du corps comme d'une chaîne, n'en
-sera-t-il pas plus libre pour penser les choses spirituelles?
-
-«Et n'est-ce pas le but de toute philosophie?
-
-«Et si, au moment de cette purification, cet affranchissement, que
-tout philosophe doit désirer par-dessus tout, lui arrive par une mort
-du corps ordonnée par Dieu, ne serait-ce pas une risible contradiction
-à lui de la repousser avec effroi et avec colère?
-
-«Et toutes les fois que vous verrez un homme se lamenter et reculer
-quand il faudra mourir, ne penserez-vous pas que c'est une preuve que
-cet homme n'aime pas la sagesse, mais qu'il aime son corps et tout ce
-qui est du corps, l'argent, les honneurs, ou ces deux choses à la
-fois?
-
-«_Beaucoup prennent le thyrse, mes amis, mais peu sont inspirés_, dit
-la maxime à ceux qui se font initier aux mystères d'Orphée. Ceux qui
-sont inspirés, à mon avis, sont ceux qui ont bien philosophé; si tous
-mes efforts n'ont pas été inutiles, et si j'y ai réussi, c'est ce que
-j'espère savoir dans un moment, s'il plaît à Dieu.
-
-«Voilà, mes amis, ce que j'avais à vous dire pour me justifier auprès
-de vous de ce que je ne m'afflige pas de vous quitter, vous et les
-modèles de ce monde, dans la confiance que je vais trouver d'autres
-amis et d'autres modèles dans l'autre monde, et c'est là ce que le
-vulgaire ne peut concevoir; mais j'espère avoir mieux réussi auprès de
-vous qu'auprès de mes juges d'Athènes.»
-
-
-XX.
-
-Cébès alors lui confie ses doutes sur l'immortalité de l'âme:
-
-«Il me semble, dit-il, qu'en quittant le corps elle cesse d'exister;
-elle se dissipe comme une vapeur ou comme une fumée; elle s'évanouit
-sans laisser d'apparence.
-
-«--Examinons donc, reprend Socrate, si cette immortalité est
-vraisemblable, ou si elle ne l'est pas.»
-
-Il se livre ici à une longue argumentation, plus sophistique que
-réelle, pour prouver, à la façon des sophistes, que toute chose naît
-de son contraire: le jour de la nuit, la veille du sommeil, la vie de
-la mort, la mort de la vie.
-
-Misérable argument, selon nous, qui repose tout entier sur une
-confusion de mots à double sens, comme tant de sophismes de Platon.
-Ces choses, en effet, le jour et la nuit, la veille et le sommeil, la
-vie et la mort, se _succèdent_ l'une à l'autre, mais ne procèdent pas,
-ne naissent pas l'une de l'autre.
-
-Le jour ne naît pas de la nuit, car la nuit est ténèbres, et le jour
-lumière; la veille ne naît pas du sommeil, car la veille est l'homme
-éveillé, le sommeil est l'homme endormi; la vie ne naît pas de la
-mort, car la vie est l'absence de la mort, et la mort est la privation
-de la vie. Ici, comme mille et mille fois dans Platon, le philosophe
-trompe ses auditeurs avec des apparences de raisonnements qui ne sont
-pas des raisonnements sincères; aussi inclinons-nous à croire que
-cette preuve erronée de l'immortalité de l'âme est du disciple et non
-du maître. Socrate était sincère, et Platon était un discoureur.
-
-
-XXI.
-
-Mais Socrate est plus heureux quand il réplique à un des
-interlocuteurs qui compare l'âme à l'harmonie résultant de l'unisson
-des cordes de la lyre, harmonie, dit le faiseur d'objections, qui
-périt avec l'instrument lui-même. Socrate n'a pas de peine à le
-confondre en lui démontrant que l'harmonie est une chose abstraite qui
-subsiste en soi-même, indépendamment de l'instrument où elle est
-exprimée, et qui ne périt pas avec la corde..... Elle se manifeste.
-
-Socrate part de là pour exposer la partie fondamentale de son système
-philosophique, tout spiritualiste et tout divin, système qui a
-scandalisé de tout temps les partisans de l'axiome matérialiste: _Tout
-vient à l'esprit par les sens._
-
-Le système de Socrate consiste à dire:
-
-Avant d'être unie aux sens par sa naissance sur cette terre, l'âme,
-qui n'est que la faculté d'_idéaliser_, et qui ne peut être comprise
-indépendante des _idées_ qu'elle conçoit, a conçu en Dieu certaines
-idées primordiales qui sont l'essence, le type, l'exemplaire divin de
-tout ce qui est ou doit être. Ce sont les idées innées, les
-révélations préexistantes à toute révélation des sens; c'est eu vertu
-de ces idées typiques, coexistantes avec l'âme et préexistantes à nos
-sens, que nous portons en nous les notions innées du bien, du bon, du
-beau, des qualités, des vertus, des saintetés des choses.
-
-Le type suprême et universel de ces idées, l'_exemplaire_ primitif et
-sans autre exemplaire que lui-même de ces idées, c'est _Dieu, idée_
-par excellence, qui a tout imaginé et créé à son image, âme et
-matière, il porte en lui les _essences_, c'est-à-dire les qualités
-essentielles, fondamentales, de tous les êtres animés ou inanimés.
-
-Notre âme existait en lui avant son existence terrestre, et ses
-instincts moraux ne sont que les réminiscences de sa préexistence,
-dans des conditions que nous ignorons, avant cette vie; et si elle
-existait avant nos corps, elle doit aussi leur survivre, et
-l'impossibilité de la décomposer en parties atteste qu'elle est _une_,
-et par conséquent indissoluble et immortelle; car la mort n'est que la
-dissolution des parties qui composent le corps: mais comment se
-décomposerait l'âme, qui n'est pas composée? Voilà une des preuves
-d'immortalité.
-
-
-XXII.
-
-«L'âme, continue-t-il, qui est immatérielle, qui va dans un autre
-séjour, de même nature qu'elle, séjour parfait, pur, immatériel, et
-que nous appelons pour cette raison l'_autre monde_, auprès d'un Dieu
-parfait et bon (où bientôt, s'il plaît à Dieu, mon âme va se rendre
-aussi), l'âme, si elle sort pure, sans rien emporter du corps avec
-elle, comme celle qui pendant sa vie n'a eu aucune faiblesse pour ce
-corps, qui l'a vaincu et subjugué au contraire, qui s'est recueillie
-en elle-même, faisant de ce divorce son principal soin, et ce soin est
-précisément ce que j'appelle bien philosopher ou s'exercer à mourir;
-
-«L'âme donc, en cet état, se rend vers ce qui est semblable à elle,
-immatériel, divin, immortel et sage, et là elle est heureuse,
-affranchie de l'ignorance, de l'erreur, de la folie, des craintes, des
-amours déréglées et de tous les maux des humains, et, comme on le dit
-des initiés, elle passe véritablement l'éternité avec les dieux (les
-êtres divins).
-
-«Mais, poursuit-il, si elle sort de la vie toute chargée des liens de
-l'enveloppe matérielle, enveloppe pesante, formée de terre et
-sensuelle, l'âme, mes amis, chargée de ce poids, y succombe, et,
-entraînée vers le monde des corps par son incompatibilité avec ce qui
-est immatériel, elle va errant, à ce qu'on dit, parmi les monuments
-funèbres et les sépulcres, autour desquels on a vu parfois des
-fantômes ténébreux, tels que doivent être les apparences d'âmes
-coupables qui ont quitté la vie avant d'être entièrement purifiées,
-etc.»
-
-De là, il part pour faire à ses amis l'exposé édifiant des vertus, des
-sagesses, des abnégations, des dévouements à la vérité, à Dieu, aux
-hommes, en un mot de la philosophie pratique, à l'aide desquels l'âme
-perfectionnée et purifiée peut remonter d'une seule épreuve à sa
-source après la mort.
-
-
-XXIII.
-
-Nous avouons que cette philosophie, depuis la métaphysique jusqu'à la
-morale, en d'autres termes depuis le retour de l'âme immortelle en
-Dieu, type exemplaire et raison de tout, jusqu'à la morale,
-c'est-à-dire jusqu'aux abnégations, aux sacrifices, aux piétés, aux
-dévouements à la vérité, aux hommes et à Dieu qui purifient l'âme et
-la divinisent; nous avouons que cette philosophie est aussi la nôtre,
-comme elle est celle de Cicéron et de Confucius, comme elle est en
-grande partie celle des philosophes chrétiens, indépendamment du dogme
-de la rédemption de l'homme par Dieu descendu du ciel pour tendre sa
-main à l'humanité.
-
-Il y a parenté évidente entre ces philosophies orientales, grecques,
-hébraïques, bien qu'il n'y ait pas similitude dans les dogmes.
-
-Pour quiconque remonte attentivement, par les monuments écrits de nos
-jours et de nos races, aux premiers jours et aux premières races de
-cette terre pensante, il reste évident que la Divinité, mère, nourrice
-et institutrice de ses créatures, leur a révélé toujours et partout
-ces idées innées, ces exemplaires gravés dans leur âme, ces
-philosophies préexistantes, ces consciences instinctives d'où ils
-tirent les conjectures sur la vérité et la vertu.
-
-Les philosophies et les morales ne sont pas si neuves que chaque
-génération se plaît à le croire: les vérités s'engendrent comme les
-générations; elles sont aussi nécessaires à l'existence de l'âme
-humaine que la lumière du soleil est nécessaire à la vie des êtres.
-Dieu, qui a voulu en tout temps la conservation des âmes, n'a laissé
-manquer aucun temps de la portion de vérité naturelle ou révélée,
-indispensable pour que sa création subsiste et pour qu'elle
-l'entrevoie lui-même à travers ses mystères.
-
-Ce dialogue de Platon, le _Phédon_, est un jet de cette lumière venue
-de plus loin et répercutée sur l'âme d'un philosophe aussi saint que
-lumineux. C'est la sainteté de la raison.
-
-Reprenons le drame:
-
-
-XXIV.
-
-«Voilà pourquoi, mes chers amis, dit Socrate après un moment de
-recueillement, le vrai philosophe s'exerce à la force et à la
-tempérance, et nullement par toutes les raisons que s'imagine le
-peuple.»
-
-Les disciples, à ces mots, s'entre-regardent en silence et semblent
-craindre de proposer à Socrate un doute qui lui rappelle sa tragique
-situation et le peu d'heures qui lui restent à vivre.
-
-Le sage s'en aperçoit:
-
-«Vous me croyez donc, à ce qu'il paraît, leur dit-il, bien inférieur
-au cygne, en ce qui touche aux pressentiments et à la divination par
-l'instinct?
-
-«Les cygnes, quand ils sentent qu'ils vont mourir, chantent encore
-mieux ce jour-là qu'ils n'ont jamais fait, dans leur joie d'aller
-trouver le dieu qu'ils servent. Mais la crainte que les hommes ont
-eux-mêmes de la mort leur fait calomnier ces cygnes, en disant qu'ils
-pleurent leur mort et qu'ils chantent de tristesse; et ils ne font pas
-cette réflexion, qu'il n'y a point d'oiseau qui chante quand il a faim
-ou froid, ou quand il souffre de quelque autre manière, non pas même
-le rossignol, l'hirondelle, ou la huppe, dont on dit que le chant est
-une complainte.
-
-«Mais je ne crois pas que ces oiseaux chantent de tristesse, ni les
-cygnes non plus; je crois plutôt qu'étant consacrés à Apollon, ils
-sont devins, et que, prévoyant le bonheur dont on jouit au sortir de
-la vie, ils chantent et se réjouissent ce jour-là plus qu'ils n'ont
-jamais fait. Et moi, je pense que je sers Apollon aussi bien qu'eux,
-que je suis consacré au même dieu; que je n'ai pas moins reçu qu'eux
-de notre commun maître l'art de la divination, et que je ne suis pas
-plus fâché de sortir de cette vie; c'est pourquoi, à cet égard, vous
-n'avez qu'à parler tant qu'il vous plaira, et m'interroger aussi
-longtemps que les _onze_ voudront le permettre.»
-
-Il badine ensuite avec une grâce véritablement divine, comme s'il
-était déjà un homme divinisé, avec ses amis, en jouant avec les beaux
-cheveux de Phédon, qui était assis à ses pieds, sur un siége plus bas
-que le lit.
-
-«Demain, dit-il, ô Phédon, tu feras couper ces beaux cheveux, n'est-ce
-pas? (C'était un signe de deuil chez les Grecs.) Eh bien, non, ne le
-fais pas, si tu m'en crois!...»
-
-Il redouble ensuite ses preuves de l'immatérialité et de l'immortalité
-de l'âme, en leur démontrant qu'elle gouverne à son gré les sens,
-lorsqu'elle sait s'en affranchir par sa volonté et par sa liberté.
-
-«Le corps, dit-il, n'obéit-il pas forcément, et ne voyons-nous pas
-cependant que l'âme fait tout le contraire? Elle gouverne tous les
-éléments dont on prétend qu'elle est composée, leur résiste pendant
-presque toute la vie, et les dompte de toutes les manières, réprimant
-les unes durement et avec douleur, comme dans la gymnastique et la
-médecine; réprimant les autres plus doucement, gourmandant ceux-ci,
-avertissant ceux-là; parlant au désir, à la colère, à la crainte,
-comme à des choses d'une nature étrangère: ce qu'Homère nous a
-représenté dans l'_Odyssée_, où Ulysse, _se frappant la poitrine,
-gourmande ainsi son coeur:--Souffre ceci, mon coeur; tu as souffert
-des choses plus dures_.»
-
-On voit par cette citation, et par mille autres citations d'Homère
-dans la bouche de Socrate, que ce philosophe était bien éloigné de
-l'opinion sophistique de Platon proscrivant les poëtes de la
-République, mais qu'au contraire Socrate regardait Homère comme le
-poëte des sages, et comme le révélateur accompli de toute philosophie,
-de toute morale et de toute politique dans ses vers, miroir sans tache
-de l'univers physique, métaphysique et moral de son temps. C'est aussi
-notre humble opinion, et nous sommes fier de la rencontrer dans
-Socrate.
-
-
-XXV.
-
-Ses conjectures de philosophie scientifiques, sur les lois qui
-régissent les phénomènes matériels et les évolutions des astres, sont
-aussi vraisemblables (c'est toujours son mot) qu'elles sont sublimes.
-On y retrouve ce double caractère de simplicité et de merveille qui
-est en général le signe de toute vérité, quand il s'agit des oeuvres
-de Dieu. _Voir ces choses en Dieu_, voilà son principe, et voici
-comment il le développe devant ses disciples:
-
-«On s'épuise, dit-il, en vains efforts pour définir la nature du beau.
-Ce qui est beau ici-bas, selon moi, c'est ce qui participe au beau
-absolu: les belles choses sont belles par la présence de la beauté en
-elle; et c'est le reflet de la beauté primordiale et suprême qui les
-rend telles. La raison de toutes choses, comme de toute qualité de ces
-choses, est donc Dieu.»
-
-Ses aperçus, qu'il développe ensuite sur la physique et sur la
-construction de notre globe, se ressentent de l'imperfection des
-sciences expérimentales dans son siècle.
-
-Ses hypothèses sur l'état des âmes après la mort se rapprochent des
-fables homériques au sujet des enfers, et pressentent le purgatoire
-des chrétiens.
-
-«Ceux qui sont reconnus avoir vécu de manière qu'ils ne sont ni
-entièrement criminels, ni entièrement innocents, après avoir subi la
-peine des fautes qu'ils ont pu commettre, sont délivrés, et reçoivent
-la récompense de leurs bonnes actions, chacun selon ses mérites. Ceux
-qui sont reconnus incurables, à cause de l'énormité de leurs crimes,
-sont précipités dans le Tartare, d'où ils ne remontent jamais.»
-
-On est étonné ici de trouver dans un génie aussi doux que celui de
-Socrate le dogme de l'éternité des supplices.
-
-«Soutenir, continue-t-il ensuite, que toutes ces choses sont
-précisément comme je vous les ai décrites, ne conviendrait pas à un
-homme de sens et de bonne foi; mais ce qui est certain, c'est que
-l'âme est immortelle; en tout cris c'est un hasard qu'il est beau de
-courir, c'est une espérance dont il faut s'enchanter soi-même.
-
-«Qu'il espère donc bien de son âme, celui qui, pendant sa vie, a
-rejeté les plaisirs et les biens du corps comme lui étant étrangers et
-portant au mal: celui qui a aimé les plaisirs de la sagesse, qui a
-orné son âme, non d'une parure étrangère, mais de celle qui lui est
-propre, comme la tempérance, la justice, la force, la liberté, la
-vérité; celui-là doit attendre avec sécurité l'heure de son départ
-pour le meilleur monde.
-
-«Pour moi, la destinée m'appelle aujourd'hui, comme dirait un poëte
-tragique, et il il est temps que j'aille au bain, car il me semble
-qu'il est mieux de ne boire le poison qu'après m'être baigné et
-d'épargner aux femmes la peine de laver un cadavre.»
-
-Puis, souriant:
-
-«Je ne saurais pourtant persuader à Criton que je suis bien le Socrate
-qui s'entretient ainsi avec vous, et qui ordonne avec sang-froid
-toutes les parties de son discours; il s'imagine toujours que je suis
-déjà celui qu'il va voir mort tout à l'heure, et il me demande comment
-il doit m'ensevelir.
-
-«Et tout ce long discours que je viens de faire devant vous, pour vous
-prouver que, dès que j'aurai avalé le poison, je ne demeurerai plus
-avec vous, mais que je vous quitterai pour aller jouir des félicités
-ineffables, il me paraît que tout cela a été dit en pure perte pour
-lui, comme si j'avais voulu seulement par là le consoler et me
-consoler moi-même.
-
-«Soyez donc mes cautions auprès de Criton, et, comme il a répondu
-pour moi aux juges que je ne m'en irais pas, vous, au contraire,
-répondez pour moi que, dès que je serai mort, je m'en irai, afin que
-le pauvre Criton prenne les choses plus doucement, et qu'en voyant
-brûler mon corps ou le mettre en terre, il ne s'afflige pas sur moi.
-Il ne doit pas dire à mes funérailles que c'est Socrate qu'il expose,
-qu'il emporte, qu'il ensevelit dans la terre: car il faut que tu
-saches, mon cher Criton, que parler ainsi improprement, ce n'est pas
-seulement une faute envers les choses, c'est aussi un mal que l'on
-fait aux âmes. Il faut avoir plus de courage, et dire que c'est le
-corps de Socrate seulement que tu couvres de terre.
-
-«En disant ces mots, il se leva et passa dans la salle du bain; nous
-l'attendîmes, tantôt en nous entretenant de tout ce qu'il avait dit,
-tantôt parlant de l'affreux malheur qui allait nous frapper, nous
-regardant véritablement comme des enfants privés de leur père, et
-condamnés à passer le reste de notre vie comme des orphelins.»
-
-
-XXVI.
-
-«Après qu'il fut sorti du bain, on lui apporta ses enfants, car il en
-avait trois, deux en bas âge et un qui était déjà assez grand, et on
-fit entrer les femmes de sa famille. Il leur parla quelque temps en
-présence de Criton et leur donna ses dernières instructions.
-
-«Ensuite il fit retirer les femmes et les enfants, et revint nous
-trouver.
-
-«Et déjà le coucher du soleil approchait, car il était resté longtemps
-enfermé avec les femmes et les enfants; en rentrant, il s'assit sur
-son lit, et il n'eut pas le temps de nous parler beaucoup, car le
-geôlier entra presque en même temps, et, s'approchant de lui:
-
-«--Socrate, dit-il, j'espère que je n'aurai pas à te faire le même
-reproche qu'aux autres: dès que je viens les avertir, par ordre des
-magistrats, qu'il faut boire le poison, ils s'emportent contre moi et
-ils me maudissent; mais pour toi, depuis que tu es ici, je t'ai
-toujours trouvé le plus courageux, le plus doux et le meilleur de ceux
-qui sont jamais venus dans cette prison, et en ce moment je suis bien
-sûr que tu n'es pas fâché contre moi, mais contre ceux qui sont cause
-de ton malheur...» Et en même temps il fondit en larmes en détournant
-son visage, et il se retira.»
-
-Socrate, le regardant, lui dit:
-
-«--Et toi aussi, reçois mes adieux; je ferai comme tu as dit. Et, se
-tournant vers nous:--Voyez, nous dit-il, quelle honnêteté dans cet
-homme! Tout le temps que j'ai été ici, il m'est venu voir souvent et
-il s'est entretenu avec moi; c'était le meilleur des hommes, et
-maintenant comme il me pleure de bon coeur! Mais allons, Criton,
-exécutons-nous de bonne grâce, et qu'on m'apporte le poison s'il est
-broyé; sinon, qu'il le prépare lui-même.
-
-«--Mais je pense, Socrate, lui dit Criton, que le soleil est encore
-sur les montagnes, et qu'il n'est pas, couché; d'ailleurs, je sais que
-beaucoup de condamnés ne prennent le poison que longtemps après que
-l'ordre leur en a été donné; ne te hâte pas, tu as encore le temps.
-
-«--Ceux qui font ce que tu dis, Criton, répondit Socrate, ont leurs
-raisons; ils croient que c'est autant de gagné; et moi, j'ai mes
-raisons aussi pour ne pas faire comme eux, car je me montrerais
-ridiculement amoureux de la vie en _voulant l'économiser quand il n'y
-en a plus_.» (Citation badine d'un vers d'Hésiode.)
-
-
-XXVII.
-
-L'esclave entre, portant la coupe.
-
-«Fort bien, mon ami, lui dit Socrate; mais que faut-il que je fasse?
-c'est à toi de me l'apprendre.
-
-«--Pas autre chose, lui répondit cet homme, que de te promener quand
-tu auras bu, jusqu'à ce que tu sentes tes jambes lourdes, et alors de
-te coucher sur ton lit.»
-
-Et en même temps il lui tendit la coupe.
-
-Socrate la prit avec la plus parfaite impassibilité, sans aucune
-émotion, sans changer ni de couleur ni de visage; mais, regardant cet
-homme d'un regard ferme et assuré comme à son ordinaire:
-
-«Dis-moi, est-il permis de répandre un peu de ce breuvage pour en
-faire une libation?
-
-«--Socrate, lui répondit l'homme, nous n'en broyons que ce qu'il est
-nécessaire d'en boire.
-
-«--J'entends, dit Socrate; mais au moins il est permis et il est juste
-de faire ses prières aux dieux, afin qu'ils bénissent notre voyage et
-le rendent heureux; c'est ce que je leur demande; puissent-ils exaucer
-mes voeux!..» Après avoir dit cela, il porta la coupe à ses lèvres, et
-la but avec une tranquillité et une douceur incomparables.
-
-Les sanglots des disciples éclatent à ce moment; Phédon s'enveloppe la
-tête de son manteau pour cacher ses larmes; Criton, ne pouvant les
-retenir, sort; Apollodore jette des gémissements et des cris.
-
-«Que faites-vous, dit Socrate, ô mes bons amis? N'était-ce pas pour
-éviter ces faiblesses que j'avais écarté les femmes? car j'ai toujours
-entendu dire qu'il faut mourir sur de bonnes paroles.»
-
-
-XXVIII.
-
-«Cependant Socrate, qui se promenait, dit qu'il sentait ses jambes
-s'alourdir; il se coucha sur le dos, comme l'homme l'avait indiqué. En
-même temps, le même homme qui lui avait donné le poison s'approcha,
-et, après avoir examiné quelque temps ses pieds et ses jambes, il lui
-serra le pied fortement et lui demanda s'il le sentait: Socrate lui
-dit que non. Il lui serra ensuite les jambes, et, portant ses mains
-plus haut, il nous fit voir que son corps se glaçait et se roidissait,
-et, le touchant lui-même, il nous dit que, dès que le froid gagnerait
-le coeur, alors Socrate nous quitterait.
-
-«Déjà tout le bas-ventre était glacé; alors Socrate, se découvrant,
-car il était couvert:
-
-«Criton, dit-il, et ce furent ses dernières paroles, nous devons un
-coq à Esculape[3]; n'oublie pas d'acquitter cette dette.
-
-[Note 3: En reconnaissance de sa guérison du mal de la vie
-actuelle.]
-
-«--Cela sera fait, répondit Criton; mais vois si tu as encore quelque
-chose à nous dire.»
-
-«Il ne répondit rien, et, un peu de temps après, il fit un mouvement;
-alors l'homme le découvrit tout à fait: ses regards étaient fixes.
-Criton, s'en étant aperçu, lui ferma la bouche et les yeux.
-
-«Telle fut, Échécratès, la fin de notre ami, de l'homme, nous pouvons
-le dire, le meilleur des hommes de ce temps que nous ayons connus, le
-plus sage et le plus juste de tous les hommes.»
-
-
-XXIX.
-
-Voilà le dialogue ou plutôt le poëme de la mort de Socrate, selon
-Platon, sur le récit du dernier entretien de Socrate. La philosophie
-humaine ne s'éleva jamais plus haut par la seule puissance du
-raisonnement. Ce qui donne par-dessus tout son caractère et son
-autorité à cette philosophie, c'est la conscience, supérieure encore
-ici à la philosophie.
-
-Socrate ne fonde ses dogmes et ses espérances que sur des
-raisonnements; quelques-uns sont très-sophistiques, tel que celui qui
-fait engendrer toute chose par son contraire.
-
-Sa foi, comme il l'avoue lui-même, n'est que probabilité, conjectures,
-vraisemblance, révélation de la pensée à la pensée, cet éternel
-révélateur avec lequel tout homme s'entretient dans ses espérances et
-dans ses doutes. Aucun prestige ou aucun prodige n'impose cette foi à
-lui-même ou aux autres; il n'appelle en témoignage que la raison
-sincèrement interrogée et logiquement répondue dans ses entretiens sur
-les choses divines; c'est en cherchant à se persuader lui-même qu'il
-acquiert la conviction dans son âme, et qu'il la répand dans l'âme de
-ses disciples: mais cette conviction raisonnée, ou cette foi acquise,
-est si absolue et si confiante en lui qu'il n'hésite pas à mourir
-volontairement pour elle.
-
-Le moindre mot de repentir, la moindre promesse de renoncer à son
-apostolat de la raison, l'auraient fait acquitter par les Athéniens,
-qui ne demandaient qu'à l'absoudre: mais sa conscience se refuse à
-toute lâche complaisance; il se précipite de lui-même au supplice,
-prévu, voulu, imploré, par cette maxime, qui est celle des héros de la
-philosophie: _Obéir à Dieu plutôt qu'à la patrie dans toutes les
-choses où la patrie, qui commande au citoyen, n'a pas le droit de
-commander à la conscience._
-
-On s'étonne cependant quelquefois des allusions faites par Socrate aux
-divinités du paganisme. Il parle deux fois d'Apollon, il fait sa
-prière _aux dieux_ avant d'avaler la coupe; il demande si l'on peut
-faire une libation avec la liqueur mortelle; il recommande à Criton de
-sacrifier un coq à Esculape, pour remercier le dieu de la médecine de
-l'avoir guéri du mal de la vie.
-
-Mais, indépendamment de l'expression de la physionomie et du ton de
-plaisanterie que la parole écrite ne peut rendre dans le dialogue de
-Platon, physionomie et accent qui devaient donner leur véritable
-signification un peu railleuse à ces paroles du sage, il convient de
-se souvenir que Socrate ne rejetait pas, dans sa pensée, l'idée de
-ces dieux inférieurs, de ces divinités secondaires, de ces
-personnifications populaires des attributs du Dieu unique, nommés
-par toutes les nations de noms divins qui n'attentaient pas à la
-divinité unique et suprême.
-
-Comme tous les fondateurs de nouveaux cultes, Socrate, fondateur du
-culte philosophique, cherchait à concilier, autant que possible, ce
-qu'il y avait d'innocent dans les antiques superstitions nationales
-avec ce qu'il y avait de vérité absolue et de piété sainte dans le
-nouveau dogme. Il disait aussi: _Je ne suis pas venu abolir l'ancienne
-loi, mais l'accomplir._ Il disait, comme les apôtres: _Est-ce que nous
-n'allons pas prier dans le temple?_
-
-D'ailleurs, sa théorie, infiniment plausible, d'une hiérarchie de
-puissances célestes, d'une échelle incessante d'êtres, agents de la
-divinité créatrice, dans les astres, dans les éléments, sur la terre,
-sur les âmes, cette théorie n'était nullement en contradiction avec le
-Dieu exclusif et souverain que sa raison découvrait et adorait
-au-dessus de toutes ces divinités d'emprunt. Cette théorie était, au
-fond, celle de tous les sages des religions antiques; ce qu'on a
-appelé polythéisme n'était, dans ces religions, que symbolisme.
-
-On a calomnié le genre humain, en lui attribuant plus d'inconséquence
-et plus de superstition qu'il n'en a eu dans la partie éclairée de
-l'humanité de tous les âges.
-
-L'unité de Dieu est aussi ancienne que la raison elle-même. On a vu,
-dans ce que j'ai cité d'_Hermès_, que les Égyptiens adoraient un seul
-et premier principe, de qui émanait, comme des rayons, toute leur
-théologie populaire; les Perses redoutaient le mauvais principe sous
-le nom d'Arimane, mais ils n'adoraient que le bon principe sous le nom
-d'Oromasde. Les Guèbres ne rendaient un culte au feu que comme à
-l'élément lumineux et générateur qui voilait et manifestait Dieu.
-
-L'Inde primitive, en admettant les incarnations de ses divinités,
-admettait, avant tout, l'Être divin et unique, source et une de ces
-incarnations. La Chine, le peuple le plus anciennement raisonnable du
-haut Orient, ne cherchait Dieu derrière les idoles symboliques de Fô
-qu'à la lueur de la raison dont Confutzée fut pour eux le Socrate;
-derrière et au-dessus de toute la mythologie païenne, il y a toujours
-dans Orphée, dans Homère, comme dans Cicéron ou dans Marc-Aurèle, un
-_Fatum_, un Dieu unique, absolu, dominateur, qui régit l'univers et
-même les dieux intermédiaires entre l'univers et lui. Quant au
-mahométisme, c'est l'insurrection même de l'unité de Dieu, dans le
-coeur des Arabes, contre les idolâtries qui infectaient leurs
-ancêtres, ou qui tenteraient d'infecter de nouveau l'esprit humain.
-
-Socrate pouvait donc, sans scandaliser ses disciples, qui comprenaient
-ce qu'il voulait dire, parler en souriant d'Apollon, qui était pour
-lui et pour eux l'inspiration divine; de libation, qui était un acte
-de piété; de sacrifice à Esculape, qui était le symbole enjoué de la
-délivrance de tout mal par la délivrance de la vie.
-
-Quant à sa philosophie, qui n'est nulle part aussi complétement
-exposée que dans le dialogue de _Phédon_, elle se résume, à travers un
-trop long flux de paroles et un trop grand appareil de questions, de
-réponses, de dialectique, de polémique, de circonlocutions plus
-scolastiques que philosophiques, dans un très-petit nombre de
-vraisemblances théologiques et de vérités morales auxquelles toutes
-les philosophies modernes ont peu ajouté. La raison révèle aujourd'hui
-ce qu'elle révélait hier, car elle est le Verbe intérieur qui parle en
-nous.
-
-Voici cette philosophie:
-
-Un Dieu suprême, unique, parfait, dont l'existence est un mystère et
-se démontre par soi-même;
-
-Une hiérarchie d'êtres émanés de lui, et investis plus ou moins de sa
-sagesse, de sa puissance, de sa bonté, créant et gouvernant, sous son
-regard, les astres, les mondes, les âmes;
-
-L'âme, ou l'esprit, distinct de la matière, mais mû par la volonté de
-Dieu, dans l'homme ou dans d'autres êtres pensants;
-
-La matière périssable, l'âme immortelle;
-
-La vertu, exercice de l'âme pendant la vie, pour conquérir une vie
-plus parfaite par sa victoire sur les sens.
-
-La vérité, la liberté, la justice, la charité, la tempérance, la
-mortification des sens, le dévouement à ses semblables, le désir de la
-mort pour revivre plus saint; le sacrifice de soi-même, jusqu'au sang,
-à Dieu; la joie dans le supplice volontaire, la foi dans la
-résurrection, voilà les victoires de l'âme.
-
-La récompense, après la mort, de ces vertus; le châtiment, soit
-temporaire, soit éternel, des vices ou des crimes contraires, voilà
-ses destinées.
-
-
-XXX.
-
-Telle est toute la philosophie de Socrate. Elle paraîtrait plus belle
-encore si elle était plus simplement exposée par Platon, non dans le
-style de l'école et de l'académie grecques, mais dans le style simple,
-naïf, limpide et populaire des paraboles évangéliques. Forme pour
-forme, j'avoue que je préfère la parabole au dialogue: la parabole est
-l'épopée de la vérité pour les simples; le dialogue de Platon est le
-cliquetis des idées pour les sophistes.
-
-Aussi remarquez combien Socrate, dans le _Phédon_, est plus beau
-quand il meurt que quand il disserte. C'est que, là, Platon n'a pu
-altérer par le clinquant des couleurs la sereine simplicité de son
-modèle; le dialogue est d'un sophiste, le récit est d'un philosophe.
-
-Cette mort, véritable transfiguration de l'être mortel en être
-immortel, par la seule raison, dans un cachot devenu le Thabor de la
-philosophie humaine, a été appelée par J.-J. Rousseau la mort d'un
-sage; mais c'est plus qu'une mort, c'est une éclosion visible à
-l'immortalité. J.-J. Rousseau ne l'a pas assez vu: il était plus
-semblable à Platon qu'à Socrate.
-
-Il faut une certaine mesure de vertu dans une âme, pour que cette âme
-puisse s'élever à une véritable philosophie. Les grandes pensées
-viennent des grandes âmes; celle de J.-J. Rousseau était
-très-éloquente, mais pas assez grande. Aussi, comparez ces deux morts!
-Socrate meurt en plein soleil, le sourire sur les lèvres, sans un
-doute, sans une angoisse, sans un gémissement, sans un reproche à Dieu
-ni aux hommes. J.-J. Rousseau meurt ou se tue dans une retraite où il
-a fui les hommes qu'il accuse et qu'il redoute, livré aux reproches
-mérités d'une femme qu'il a flétrie en lui dérobant ses fruits à sa
-mamelle pour aller les jeter à la voirie humaine des enfants perdus!
-
-Il meurt isolé dans sa solitude, et son isolement est un remords qui
-venge en lui la nature offensée par l'égoïsme.
-
-Rousseau ne juge pas sainement la mort de Socrate. Car, s'il y a
-quelque chose de surhumain dans l'humanité, ce n'est pas la mort d'un
-Dieu, sûr de revivre parce qu'il se sent Dieu même en mourant: c'est
-la mort d'un homme qui ne se sent qu'homme, mais en qui la raison,
-exercée pendant une longue vie de lutte avec son corps, triomphe de la
-nature et ressuscite en esprit avant qu'il soit mort, par la sainte
-évidence de sa foi!
-
-
-XXXI.
-
-C'est là la mort de Socrate, telle que le _Phédon_ nous la retrace.
-Voulez-vous ma pensée tout entière? Après ce troisième dialogue, il
-faudrait fermer le livre, car il n'y a plus que le rhéteur une fois
-que le sage est mort.
-
-Mais nous allons encore lire ensemble la _Politique_ de Platon, pour
-convaincre l'esprit humain de sa vanité et de son inconséquence, une
-fois qu'il veut appliquer au gouvernement des sociétés les chimères de
-ses sophismes.
-
-Tant qu'on ne touche qu'aux idées, on peut toucher faux: mais, une
-fois qu'on touche aux hommes, il faut toucher juste. Cela nous mènera
-à Aristote.
-
- LAMARTINE.
-
-
-
-
-LXXXIIe ENTRETIEN.
-
-SOCRATE ET PLATON.
-
-PHILOSOPHIE GRECQUE.
-
-DEUXIÈME PARTIE.
-
-
-I.
-
-Toute la substance et toute la beauté de la philosophie de Platon, ou
-plutôt de Socrate, sont contenues dans le sublime dialogue du
-_Phédon_, que nous venons de lire ensemble. Cette philosophie peut se
-résumer en ces mots:
-
-L'intelligence humaine n'est que le reflet de l'intelligence divine;
-nos idées ont leur source et leur type en Dieu, idée et type suprême
-de tout ce qui est dans l'ordre moral comme dans l'ordre matériel.
-
-Les idées de Dieu sont le moule et le modèle de tout, la raison
-efficiente de toute beauté et de toute bonté dans les choses. Ces
-idées ne nous sont point données par les sens; les sens, étant
-matière, ne peuvent pas penser, ni par conséquent produire les idées.
-
-Les idées sont nées avec notre âme, et ne font que s'appliquer,
-pendant notre existence terrestre, aux phénomènes qui sont sous notre
-perception.
-
-Comment l'âme, qui est immatérielle, peut-elle agir sur nos sens, qui
-sont matière? et comment les sens, qui sont matière, peuvent-ils agir
-sur l'âme immatérielle? Platon s'arrête ici comme l'esprit humain; il
-s'embarrasse dans ses paroles équivoques, et il ne conclut pas, parce
-qu'il n'y a évidemment rien à conclure.
-
-Un seul mot explique cette inexplicable union de l'âme et du corps, et
-ce mot est: mystère.
-
-La philosophie arabe dit seule le vrai mot de ce mystère, comme la
-philosophie du christianisme: DIEU L'A VOULU AINSI! C'est le mot vrai,
-et hors ce mot tout est absurde.
-
-L'âme ne tire donc, selon Platon, la lumière innée, ou la révélation
-préexistante qui l'éclaire, que d'une certaine participation non
-définie, et indéfinissable en effet, de l'essence divine ou de la
-nature de Dieu. Ce dogme vient évidemment du haut Orient; il touche à
-ce qu'on appelle improprement panthéisme, panthéisme dont on pourrait
-également accuser le christianisme dans ces mots de saint Paul: _Nous
-vivons en Dieu, nous nous mouvons en Dieu, nous_ SOMMES, _nous
-existons en Dieu._
-
-
-II.
-
-Il y a deux sciences, continue le platonisme: l'une, qui vient par les
-sens, et qui est faible, étroite, fautive, subalterne comme les sens;
-de ce genre sont les mathématiques elles-mêmes, qui ne définissent que
-des choses matérielles elles-mêmes comme les sens, _espaces_,
-_étendues_, _nombres_, etc.
-
-L'autre science, qui préexiste en nous, et qui est en nous une sorte
-de réminiscence des choses divines, est la science de ce qui est et ce
-qui doit être en soi-même, de ce qui est conforme au modèle intérieur
-divin des choses, le beau, le bon, le juste, le saint, le parfait,
-l'absolu, l'idéal, comme nous disons aujourd'hui.
-
-Platon dégage de cette théorie toutes les applications morales ou
-politiques qui en découlent. Sa théologie et sa législation sont d'une
-seule et même nature: l'idéal de la perfection.
-
-Une seule chose l'embarrasse dans cette théologie, c'est l'existence
-de la _matière_; il ne veut pas la reconnaître divine, et cependant il
-ne veut pas reconnaître que Dieu ait pu créer, lui esprit, une
-substance si étrangère à sa perfection; il fait donc coexister la
-matière avec Dieu.
-
-Les théogonies indienne, persane, égyptienne, biblique même, qui
-toutes présentent au commencement une sorte de matière confuse et
-inorganique, nommée chaos, sur laquelle Dieu opère, en apparaissant,
-la forme, la vie, l'ordre, la lumière, la beauté, ont donné l'exemple
-de cette erreur.
-
-Ici encore, Platon se trouble et balbutie comme tous ses
-prédécesseurs, faute de reconnaître son insuffisance à expliquer
-l'inexplicable, et à prononcer le grand mot de mystère, seule
-définition des opérations de Dieu.
-
-
-III.
-
-On a vu cependant combien, dans le _Phédon_, cette philosophie
-spiritualiste, la seule vraie, la seule noble, la seule honnête dans
-ses conséquences, produit la moralité dans les paroles, dans la vie et
-dans la mort de Socrate. Quand on a lu cette mort dans le _Phédon_, on
-se sent comme un air de joie et de fête dans l'âme; on croit sortir
-d'un banquet au lieu de sortir d'un supplice. Une émanation du ciel a
-découlé sur la terre de cet holocauste d'un philosophe à la vérité,
-d'un homme de bien à la vertu, et d'un mourant à l'immortelle
-espérance.
-
-Mais, nous le répétons avec douleur, là s'arrête la divinité
-philosophique de Platon; presque dans tous ses autres dialogues le
-saint disparaît, le rhéteur se montre, argumente, et le dialecticien,
-faisant un ennuyeux abus de la parole, se livre à des puérilités
-d'esprit qui font rougir le génie grec.
-
-Nous ne vous en donnerons ici qu'un exemple; il y en a presque autant
-que de pages dans ce pire des jeux d'esprit, _le jeu de mots_, le son
-pris pour l'idée, la parole pervertie de son sens.
-
-Ouvrez le dialogue intitulé l'_Euthydème_. M. Cousin, justement
-scandalisé, n'y voit qu'une simple parodie des sophistes; mais
-l'argumentation sophistique est trop semblable à d'autres
-argumentations employées très-sérieusement et très-habituellement par
-Platon, pour n'y pas reconnaître la manière de Platon lui-même.
-
-
-IV.
-
-«Crois-tu qu'il soit possible de mentir?» dit Euthydème à Ctésippe.
-
-«--Oui, par Jupiter, à moins que je ne sois fou
-
-«--Mais celui qui ment dit-il la chose dont il est question, ou ne la
-dit-il pas?
-
-«--Il la dit.
-
-«--S'il la dit, il ne dit rien autre chose que ce qu'il dit.
-
-«--Sans doute.
-
-«--Or, ce qu'il dit, n'est-ce pas une certaine chose?
-
-«--Qui en doute?
-
-«--Donc celui qui la dit dit une chose qui est?
-
-«--Oui.
-
-«--Mais celui qui dit ce qui est dit la vérité. Si donc Dionysodore a
-dit ce qui est, il a parlé vrai et n'a pas menti?
-
-«--Oui, Euthydème, répondit Ctésippe; mais qui dit cela ne dit pas ce
-qui est?» Alors Euthydème reprenant:
-
-«Les choses qui ne sont pas ne sont pas, n'est-il pas vrai?
-
-«--D'accord, les choses qui ne sont pas, ne sont nullement.
-
-«--Mais se peut-il qu'un homme agisse vis-à-vis ce qui n'est pas, et
-qu'il fasse ce qui n'est en aucune manière?
-
-«--Il ne me paraît pas, répondit Ctésippe.
-
-«--Mais parler devant le peuple, n'est-ce pas agir?
-
-«--Oui, certes.
-
-«--Si c'est agir, c'est faire?
-
-«--Oui.
-
-«--Parler, c'est donc agir, c'est donc faire?
-
-«--J'en conviens.
-
-«--Personne ne dit donc ce qui n'est pas, car il en ferait quelque
-chose, et tu viens de m'avouer qu'il est impossible de faire ce qui
-n'est pas. Ainsi donc, de ton propre aveu, personne ne peut mentir;
-et, si Dionysodore a parlé, il a dit des choses vraies et qui sont
-effectivement.
-
-«--Par Jupiter! Euthydème, répondit Ctésippe, Dionysodore a dit
-peut-être ce qui est; mais il ne l'a pas dit comme il est.
-
-«--Que dis-tu, Ctésippe? repartit Dionysodore; y a-t-il des gens qui
-disent les choses comme elles sont?
-
-«--Il y en a, répondit Ctésippe, et ce sont les gens de bien, les
-hommes véridiques.
-
-«--Mais, reprit Dionysodore, le bien n'est-il pas bien, et le mal
-n'est-il pas mal?
-
-«--Je l'avoue.
-
-«--Et tu soutiens que les hommes honnêtes disent les choses comme
-elles sont?
-
-«--Je le prétends.
-
-«--Les honnêtes gens disent donc mal le mal, puisqu'ils disent les
-choses comme elles sont?
-
-«--Par Jupiter! oui.» reprit Ctésippe, etc.
-
-La plume se refuse à copier de telles logomachies, et cependant, soit
-comme parodies, soit comme arguments, de semblables dialogues sont
-puérils d'un bout à l'autre. La verbosité oiseuse du philosophe et de
-ses interlocuteurs ne les rend pas moins fastidieux dans beaucoup de
-leurs parties, qu'ils ne sont frivoles dans quelques-unes.
-
-Hélas! les Grecs nous avaient devancés dans l'invention du jeu de
-mots. Mais nous ne jouons sur les mots que sur les théâtres forains ou
-triviaux de nos capitales: les Grecs d'alors jouaient sur le mot dans
-la chaire des philosophes et dans l'académie présidée par Platon.
-Jamais plus de scorie n'enveloppa, dans le livre d'un sage, le diamant
-rare, mais éclatant, de la vérité.
-
-
-V.
-
-Le livre le plus célèbre de Platon, après les _Dialogues_, est sa
-_République_.
-
-La République de Platon est ce qu'on appelle une _utopie_. Une utopie
-est une chimère qu'un esprit juste ou faux, ingénieux ou borné, se
-complaît à créer pour incarner son _idéal_ ou son système dans une
-institution religieuse, politique ou sociale, le modèle de ses
-pensées.
-
-De tous temps, il y a eu des esprits oisifs et rêveurs qui ont
-prétendu ainsi refaire de fond en comble le monde religieux, politique
-ou social à leur image. Tous ont échoué et tous échoueront
-éternellement, parce que le monde religieux, politique ou social qui a
-été fait jour à jour, pendant les siècles des siècles, conformément à
-la nature de l'homme, ne peut se refaire aussi que jour à jour pendant
-la durée des siècles, conformément aux idées plus développées de
-l'humanité tout entière.
-
-Un homme seul peut rêver éveillé tout ce qui lui plaît; il soulève le
-monde, mais le monde ne se sent point soulevé; et, s'il se sentait
-soulevé un moment par le rêve de l'utopiste, il écraserait, en
-retombant de tout son poids de monde réel, le monde chimérique du
-nouveau Platon.
-
-Entre un politique et un utopiste, il y a la différence du songe à la
-réalité, c'est-à-dire d'une ombre à un monde: l'un plane dans les
-régions du possible ou de l'impossible (car ces songes, si l'utopiste
-est absurde, sont bien souvent même des impossibilités); l'autre
-marche sur le sol inégal, raboteux et résistant des choses humaines.
-L'un pense, et l'autre touche. Du contact à la pensée il y a un monde
-aussi.
-
-
-VI.
-
-Ce fut la tentation de beaucoup de grands esprits, depuis qu'il y a
-des penseurs dans le monde, de se révolter, au moins en imagination,
-contre la nature des choses; de s'imaginer qu'ils étaient dieux, de
-critiquer avec mépris l'oeuvre du Créateur; de reprendre l'univers
-moral en sous-oeuvre, de renverser toutes les institutions plus ou
-moins parfaites de l'humanité, et de reconstruire idéalement une
-société sur le plan radical de leur imagination, en faisant
-abstraction des instincts, des traditions, des habitudes, cette
-seconde nature, des nécessités, des expériences, des nationalités et
-des faits historiques, qui ont produit, fait par fait et siècle par
-siècle, les institutions fondamentales et universelles sur lesquelles
-repose l'espèce humaine.
-
-Platon, en Grèce;
-
-Thomas Morus, en Angleterre;
-
-Vico, en Italie;
-
-Fénelon même, en France, dans son poëme politique du _Télémaque_;
-
-J.-J. Rousseau, dans son _Contrat social_ et dans ses _Plans de
-constitution pour la Pologne_;
-
-L'abbé de Saint-Pierre, dans sa _Paix universelle_;
-
-Robespierre et Saint-Just, dans leur système d'égalité et de
-nivellement démocratique à tout prix, qui auraient décapité la société
-jusqu'à la dernière unité vivante, pour que l'un ne dépassât pas
-l'autre d'une faculté, d'une obole ou d'un cheveu;
-
-Babeuf, dans sa communauté des biens;
-
-Saint-Simon, de nos jours, dans sa proportion algébrique entre les
-aptitudes et les fonctions;
-
-Fourrier, dans son cauchemar d'industrie, réduisant toute la société
-physique et morale à une association en commandite dont Dieu est le
-commanditaire, et promettant à l'homme jusqu'à des organes naturels de
-plus, pour jouir de félicites plus matérielles;
-
-Cabet, dans son _Icarie_ indéfinissable, chaos d'une tête vague, qui
-ne savait pas même rêver beau;
-
-Tel autre, dans son égalité des salaires, charité idéale inspirée de
-l'Évangile sans doute, mais qui deviendrait la souveraine injustice
-envers le travail et le talent, et la prime réservée à l'oisiveté et
-aux vices, système des frelons qui pillent la ruche;
-
-Tel autre, enfin, dans ses sentences de philosophie suicide,
-expropriant la famille, cette unité triple, qui enfante, nourrit,
-moralise et perpétue seule l'humanité, pour assouvir l'individu qui la
-tue: maximes folles, mais comminatoires, qui firent écrouler d'effroi
-toute démocratie progressive devant la démagogie des idées; sophiste
-néfaste, mille fois plus funeste à la République que tous les poëtes
-chassés de la République par Platon:
-
-Voilà ce qu'on entend par utopiste: ce sont les sophistes de la
-politique.
-
-
-VII.
-
-Nous avons dit que Platon fut le premier de ces sophistes de la
-société. Voyons son système dans le rêve en deux volumes intitulé: _la
-République_.
-
-Il met, comme partout dans ses Dialogues, ses idées dans la bouche de
-Socrate; mais il est évident que c'est pour leur donner l'autorité du
-philosophe mort. Socrate était trop expérimental et trop logique pour
-avoir jamais substitué la chimère à la nature dans le plan des
-institutions politiques.
-
-Selon son habitude toute poétique, Platon commence le dialogue par une
-gracieuse et pittoresque exposition de la scène et des personnages qui
-doivent prendre part à l'entretien.
-
-La scène est au Pirée, petit port d'Athènes, à quelques stades de la
-ville, le soir d'un jour de fête en l'honneur de la Diane de Thrace.
-
-
-VIII.
-
-«La pompe formée par nos compatriotes me parut belle, et celle des
-Thraces ne l'était pas moins. Après avoir fait notre prière et vu la
-cérémonie, nous regagnâmes le chemin de la ville.
-
-«Comme nous nous dirigions de ce côté, Polémarque, fils de Céphale,
-nous aperçut de loin, et dit à son esclave de courir après nous et de
-nous prier de l'attendre. Celui-ci, m'arrêtant par derrière par mon
-manteau:--Polémarque, dit-il, vous prie de l'attendre.
-
-«Je me retourne, et lui demande où est son maître.
-
-«--Le voilà qui me suit; attendez-le un moment.
-
-«--Eh bien, dit Glaucon, nous l'attendrons.
-
-«Bientôt arrivent Polémarque avec Adimante, frère de Glaucon,
-Nicérate, fils de Nicias (général athénien qui périt au siége de
-Syracuse), et quelques autres qui se trouvaient là, revenant de la
-fête.
-
-«Nous nous rendîmes donc tous ensemble, ses deux frères Lysias et
-Euthydème, avec Thrasymarque de Chalcédoine, Charmantide du bourg de
-Péanée, et Clitophon, fils d'Aristonyme. Céphale, père de Polémarque,
-y était aussi.
-
-«Je ne l'avais pas vu depuis longtemps, et il me parut bien vieilli.
-Il était assis, la tête appuyée sur un coussin, et portait une
-couronne; car il avait fait ce jour-là un sacrifice domestique. Nous
-nous assîmes auprès de lui sur des siéges qui se trouvaient disposés
-en cercle.
-
-«Dès que Céphale m'aperçut, il me salua, et me dit:
-
-«Ô Socrate, tu ne viens guère souvent au Pirée; tu as tort. Si je
-pouvais encore aller sans fatigue à la ville, je t'épargnerais la
-peine de venir; nous irions te voir: mais maintenant c'est à toi de
-venir ici plus souvent. Car tu sauras que, plus je perds le goût des
-autres plaisirs, plus ceux de la conversation ont pour moi de charme.
-
-«Fais-moi donc la grâce, sans renoncer à la compagnie de ces jeunes
-gens de ne pas oublier non plus un ami qui t'est bien dévoué.
-
-«--Et moi, Céphale, lui répondis-je, j'aime à converser avec les
-vieillards. Comme ils nous ont devancés dans une route que peut-être
-il nous faudra parcourir, je regarde comme un devoir de nous informer
-auprès d'eux si elle est rude et pénible, ou d'un trajet agréable et
-facile. J'apprendrais avec plaisir ce que tu en penses, car tu arrives
-à l'âge que les poëtes appellent le seuil de la vieillesse. Eh bien,
-est-ce une partie si pénible de la vie? comment la trouves-tu?
-
-«--Socrate, me dit-il, je te dirai ce que j'en pense.
-
-«Nous nous réunissons souvent un certain nombre de gens du même âge,
-selon l'ancien proverbe. La plupart, dans ces réunions, s'épuisent en
-plaintes et en regrets amers au souvenir des plaisirs de la jeunesse,
-de l'amour, des festins et de tous les autres agréments de ce genre: à
-les entendre, ils ont perdu les plus grands biens; ils jouissaient
-alors de la vie, maintenant ils ne vivent plus. Quelques-uns se
-plaignent aussi que la vieillesse les expose à des outrages de la part
-de leurs proches; enfin ils l'accusent d'être pour eux la cause de
-mille maux.
-
-«Pour moi, Socrate, je crois qu'ils ne connaissent pas la vraie cause
-de ces maux; car, si c'était la vieillesse, elle produirait les mêmes
-effets sur moi et sur tous ceux qui arrivent à mon âge; or j'ai trouvé
-des vieillards dans une disposition d'esprit bien différente.
-
-«Je me souviens qu'étant un jour avec le poëte Sophocle, quelqu'un
-lui dit en ma présence:--Sophocle, l'âge te permet-il encore de te
-livrer aux plaisirs de l'amour?--Tais-toi, mon cher, répondit-il,
-j'ai quitté l'amour avec joie comme on quitte un maître furieux et
-intraitable.--Je jugeai dès-lors qu'il avait raison de parler de la
-sorte, et le temps ne m'a pas fait changer de sentiment.
-
-«En effet, la vieillesse est, à l'égard des sens, dans un état parfait
-de calme et de liberté. Dès que l'ardeur des sens s'est amortie, on se
-trouve, comme Sophocle, délivré d'une foule de tyrans insensés. Pour
-cela, comme pour les chagrins domestiques, ce n'est pas la vieillesse
-qu'il faut accuser, mais seulement le caractère des vieillards. La
-modération et la douceur rendent la vieillesse agréable; les défauts
-contraires font le malheur de l'homme âgé, comme ils feraient celui de
-l'homme jeune.»
-
-Il cite ces vers de Pindare à l'appui de son opinion, sur le bonheur
-de vieillir dans l'honneur et dans l'aisance:
-
-«_L'espérance l'accompagne en berçant doucement son coeur et allaitant
-sa vieillesse, l'espérance, qui gouverne à son gré l'esprit flottant
-des mortels, etc._»
-
-
-IX.
-
-Après ce naïf préambule, on s'entretient de la justice; cette partie
-de l'entretien est, dans sa forme, aussi hérissée d'ambages, aussi
-touffue de vaines paroles, aussi sophistique de forme que les
-dialogues cités tout à l'heure par nous, en exemple des abus de la
-dialectique.
-
-Ce verbiage impatiente Thrasymaque, un des interlocuteurs.
-
-«Plusieurs fois, pendant notre entretien, Thrasymaque s'était efforcé
-de prendre la parole pour nous contredire. Ceux qui étaient auprès de
-lui l'avaient retenu, voulant nous entendre jusqu'à la fin. Mais,
-lorsque la discussion s'arrêta, et que j'eus prononcé ces dernières
-paroles, il ne put se contenir plus longtemps, et, prenant son élan
-comme une bête sauvage, il vint à nous comme pour nous mettre en
-pièces. La frayeur nous saisit, Polémarque et moi. Élevant ensuite une
-voix forte au milieu de la compagnie:
-
-«--Socrate, me dit-il, que signifie tout ce verbiage? et à quoi bon ce
-puéril échange de mutuelles concessions?
-
-«Veux-tu savoir sincèrement ce que c'est que la justice?
-
-«Ne te borne pas à interroger les gens, et à faire vanité de réfuter
-ensuite leurs réponses, quand tu sais bien qu'il est plus aisé
-d'interroger que de répondre; réponds à ton tour, et dis-nous ce que
-c'est que la justice. Et ne va pas me dire que c'est ce qui convient,
-ce qui est utile, ce qui est avantageux, ce qui est lucratif, ce qui
-est profitable; fais une réponse nette et précise, parce que je ne
-suis pas homme à me payer de ces niaiseries.
-
-«À ces mots, épouvanté, je le regardai en tremblant, et je crois que
-j'aurais perdu la parole s'il m'avait regardé le premier; mais j'avais
-déjà jeté les yeux sur lui, au moment où sa colère éclata par ce
-discours. Je fus donc en état de lui répondre, et lui dis avec un peu
-moins de frayeur:--Ô Thrasymaque, ne t'emporte pas contre nous.»
-
-
-X.
-
-Socrate laisse Thrasymaque déborder en un interminable discours contre
-l'utilité de la justice; puis il reprend:
-
-«Fais-moi la grâce de me dire si un État, une armée, une troupe de
-brigands, de voleurs, ou toute société de ce genre, pourrait réussir
-dans ses entreprises injustes si les membres qui la composent
-violaient les uns à l'égard des autres les règles de la justice?
-
-«--Elle ne le pourrait pas.
-
-«--Et s'ils les observaient?
-
-«--Elle le pourrait.
-
-«--N'est-ce point parce que l'injustice ferait naître entre eux des
-séditions, des haines et des combats, au lieu que la justice y
-entretiendrait la paix et la concorde?
-
-«--Soit, pour ne pas avoir de démêlés avec toi.
-
-«--On ne peut mieux, mon cher. Mais, si c'est le propre de l'injustice
-d'engendrer des haines et des dissensions partout où elle se trouve,
-elle produira sans doute le même effet parmi les hommes libres ou
-esclaves, et les mettra dans l'impossibilité de rien entreprendre en
-commun?
-
-«--Oui.
-
-«--Et si elle se trouve en deux hommes, ne seront-ils pas toujours en
-dissension et en guerre, et ne se haïront-ils pas mutuellement, comme
-ils haïssent les justes?
-
-«--Ils le feront.
-
-«--Mais quoi! pour ne se trouver que dans un seul homme, l'injustice
-perdra-t-elle sa propriété, ou bien la conservera-t-elle?
-
-«--Qu'elle la conserve, à la bonne heure.
-
-«--Telle est donc la nature de l'injustice, qu'elle se rencontre dans
-un État ou dans une armée, ou dans quelque autre société, de la mettre
-d'abord dans une impuissance absolue de rien entreprendre par les
-querelles et les séditions qu'elle y excite; et ensuite de la rendre
-ennemie et d'elle-même, et de tous ceux qui lui sont contraires,
-c'est-à-dire des hommes justes, n'est-il pas vrai?
-
-«--Oui.
-
-«--Ne se trouvât-elle que dans un seul homme, elle produira les mêmes
-effets: elle le mettra d'abord dans l'impossibilité de rien faire, par
-les séditions qu'elle excitera dans son âme, et par l'opposition
-continuelle où il sera avec lui-même; ensuite elle le rendra son
-propre ennemi et celui de tous les justes; n'est-ce pas?
-
-«--Soit.
-
-«--Mais les dieux ne sont-ils pas justes aussi?
-
-«--Supposons-le.
-
-«--L'homme injuste sera donc l'ennemi des dieux, et le juste en sera
-l'ami.
-
-«--Courage, Socrate, régale-toi de tes discours! je ne te contredirai
-pas, pour ne pas me brouiller avec ceux qui nous écoutent.
-
-«--Hé bien, prolonge pour moi la joie du festin, en continuant à
-répondre.
-
-
-XI.
-
-«Nous venons de voir que les hommes justes sont meilleurs, plus
-habiles et plus forts que les hommes injustes; que ceux-ci ne peuvent
-rien faire de concert; et c'était une supposition gratuite que de
-supposer que des gens injustes aient jamais rien fait de considérable
-de concert et en commun, car, s'ils eussent été tout à fait injustes,
-ils ne se seraient pas épargnés les uns les autres. Évidemment, il
-faut qu'il y ait eu entre eux un reste de justice qui les ait empêchés
-d'être injustes entre eux, dans le temps qu'ils l'étaient envers les
-autres, et qui les a fait venir à bout de leurs desseins.
-
-«À la vérité, c'est l'injustice qui leur avait fait former des
-entreprises criminelles; mais elle ne les avait rendus méchants qu'à
-demi, car ceux qui sont entièrement méchants et injustes sont par cela
-même dans une impuissance absolue de rien faire. C'est ainsi que la
-chose est réellement, et non pas comme tu le disais d'abord.
-
-«Il nous reste à examiner si le sort du juste est meilleur et plus
-heureux que celui de l'homme injuste.»
-
-Il poursuit et termine en remontant à l'essence de l'âme, qui, selon
-lui, est composée de vertu.
-
-«L'âme, dit-il, n'a-t-elle pas sa vertu particulière?
-
-«--Oui.
-
-«--L'âme dépourvue de cette vertu (qui est son essence) pourra-t-elle
-jamais s'acquitter bien de ses fonctions?
-
-«--Cela est impossible.
-
-«--Mais celui qui vit bien est heureux, celui qui vit mal est
-malheureux?
-
-«--Assurément.
-
-«--Donc le juste est heureux, et l'injuste est malheureux.
-
-«--À merveille, Socrate: voilà ton bouquet des idées!»
-
-On voit que tout repose, dans cette philosophie, sur les doctrines du
-_Phédon_, qui supposent l'âme créée par Dieu, avec des idées innées et
-fatales qui forment sa conscience, sa nature comme sa morale,
-doctrines que nous croyons aussi vraies que celles qui attribuent à la
-matière ou au corps des instincts ou des lois absolues qui font sa
-nature, et au-dessus de toute discussion.
-
-
-XII.
-
-Dans le deuxième livre de _la République_, après avoir magnifiquement
-développé cette idée de la divinité de la justice, le dialogue passe
-du particulier au général. On examine si la justice, vertu de
-l'individu, n'est pas logiquement aussi vertu de l'État.
-
-«Qui est-ce qui a donné naissance aux États?
-
-«Voyons, dit Socrate: c'est, selon moi, l'impuissance de chaque
-individu isolé de se suffire à lui-même. Ainsi, le besoin d'une chose
-ayant poussé un homme à se joindre à un homme, la multiplicité des
-besoins a réuni dans une même demeure plusieurs hommes pour
-s'entr'aider, et nous avons donné à cette association le nom dérivant
-d'État.»
-
-Les fondements de l'État sont donc nos besoins, et, de cette vérité,
-Platon, dérivant tout à coup des spécialités de besoins, qui demandent
-des spécialités de fonctions pour les satisfaire, établit des
-catégories de citoyens et des castes de professions correspondantes à
-tous ces besoins.
-
-On voit tout de suite ce que devient la liberté matérielle, morale et
-politique de l'individu. Puis il passe à la catégorie capitale des
-gardiens de l'État, les soldats, et, dans la vue de former cette
-catégorie de défenseurs de l'État avec toutes les conditions et les
-vertus de la profession, il se jette dans des utopies presque aussi
-révoltantes et aussi absurdes que les utopies des blasphémateurs de la
-propriété, des destructeurs de la famille et des expropriateurs de nos
-jours.
-
-Et d'abord, il s'occupe de leur éducation sur les genoux des
-nourrices; il en exclut les fables qui défigurent les dieux dans
-l'imagination de ce premier âge; il prescrit pour cela des règles aux
-poëtes, pour qu'ils n'attribuent aux dieux, dans leurs oeuvres, que le
-bien et jamais le mal; il leur défend de faire craindre la mort à ces
-hommes par la déception des enfers; il n'autorise le mensonge que
-dans les magistrats, pour l'utilité du peuple, maxime honteuse qui
-honore dans l'État le crime contre la vérité puni dans le citoyen,
-sophisme qui rappelle les deux morales de Machiavel, de Mirabeau, de
-tous les faux politiques, une morale pour la vie privée, une pour la
-vie publique; absolution philosophique des crimes d'État.
-
-Platon flétrit ensuite Homère, pour avoir donné aux dieux des passions
-humaines.
-
-
-XIII.
-
-«Tu diras peut-être, continue-t-il, que toutes ces institutions ne
-concordent pas avec le plan de notre République, etc...
-
-«Oui, sans doute, c'est une chose particulière à notre République, que
-chacun n'y fait qu'un seul métier, que le cordonnier n'y est que
-cordonnier, et non pas, en outre, pilote; le laboureur, laboureur, et
-non pas, en même temps magistrat; le guerrier, guerrier, et non pas
-aussi commerçant. Et ainsi de tous les autres..., etc.»
-
-«Et si jamais, ajoute-t-il, un homme habile dans l'art d'exercer
-divers rôles venait dans notre République et voulait nous réciter ses
-poëmes, nous lui rendrions honneur comme à un être divin, privilégié,
-enchanteur; mais nous lui dirions qu'il n'y a pas d'homme comme lui
-dans notre République, et, après avoir répandu des parfums sur sa tête
-et l'avoir couronné de fleurs, nous le proscririons de l'État.»
-
-Si cette division des facultés et des professions ne vient pas de
-l'Inde, par une servile imitation des castes, elle prélude à cette
-division moderne du travail, mutilation tout industrielle des facultés
-de l'homme, qui fait d'excellents ouvriers machines, et de détestables
-hommes pensants.
-
-
-XIV.
-
-Platon règle ensuite tout aussi arbitrairement, dans sa République, la
-musique, la médecine, l'amour, la justice. Il donne à la vieillesse
-vertueuse l'autorité et le gouvernement. Il veut que les gardiens de
-l'État et les guerriers ne possèdent rien en propre, comme dans nos
-ordres monastiques du moyen âge.
-
-«Je veux qu'ils vivent ensemble, assis à des tables communes.
-
-«Dès qu'ils auraient en propriété des terres, des maisons, de
-l'argent, ils deviendraient économes et orgueilleux: de défenseurs de
-l'État, ils deviendraient ses ennemis et ses tyrans.
-
-«--Ils ne seront pas heureux, lui objecte Adimante.
-
-«--C'est possible, lui répond le législateur chimérique, mais nous ne
-fondons pas un État pour qu'une classe de citoyens soit heureuse;
-nous avons en vue le bonheur de tous et non celui des individus.»
-
-En sorte que, par une absurdité d'utopiste, le bonheur de tous se
-composerait du malheur de chacun!
-
-Il va plus loin, et il interdit aux ouvriers, laboureurs ou potiers,
-de s'enrichir, car, dit-il, ils deviendraient oisifs ou moins bons
-ouvriers.
-
-En sorte encore qu'il veut le travail et l'habileté avec la récompense
-inverse de l'habileté et du travail! Cela ne ressemble-t-il pas
-presque à l'égalité des salaires, que des utopistes de la même école
-nous recommandaient il y a quinze ans?
-
-Il interdit toute nouveauté dans les arts ou dans les moeurs à sa
-République.
-
-Il n'interdit pas moins rudement toute émulation et tout progrès
-social à sa démocratie:
-
-«Mais, si celui que la nature a destiné à être artisan ou mercenaire,
-enorgueilli de ses richesses, de son crédit, de sa force ou de quelque
-autre avantage semblable, entreprend de s'élever au rang des
-guerriers, ou le guerrier à celui des magistrats, sans en être digne;
-s'ils faisaient échange et des instruments de leurs emplois et des
-avantages qui y sont attachés, ou si le même homme entreprenait
-d'exercer à la fois ces divers emplois, alors tu croiras sans doute
-avec moi qu'un tel changement, une telle confusion de rôles, serait la
-ruine de l'État?
-
-«--Infailliblement.
-
-«--Ainsi donc, réunir ces diverses fonctions, ou passer de l'une à
-l'autre, c'est ce qui peut arriver de plus funeste à l'État et ce
-qu'on peut très-bien appeler un véritable crime.»
-
-
-XV.
-
-La communauté des femmes et des enfants, ce scandale de la raison et
-ce sacrilége contre la nature, est un des fondements de sa société.
-Écoutez, non plus ce rêve, mais ce délire philosophique, hélas! aussi
-renouvelé de nos jours par des hommes qui ne se croient philosophes
-que quand ils ont cessé d'être hommes:
-
-«Les hommes, nés et élevés comme nous avons dit, n'ont rien de mieux à
-faire, selon moi, touchant la possession et l'usage des femmes et des
-enfants, qu'à suivre la route que nous avons tracée en commençant. Or
-nous avons représenté les hommes comme les gardiens d'un troupeau.
-
-«--Oui.
-
-«--Suivons cette idée, en donnant aux enfants une naissance et une
-éducation qui y répondent, et voyons si cela nous réussira ou non.
-
-«--Comment?
-
-«--Le voici. Croyons-nous que les femelles des chiens doivent veiller
-comme eux à la garde des troupeaux, aller à la chasse avec eux, et
-faire tout en commun, ou bien qu'elles doivent se tenir au logis,
-comme si la nécessité de faire des petits et de les nourrir les
-rendait incapables d'autre chose, tandis que le travail et le soin des
-troupeaux seront le partage exclusif des mâles?
-
-«Nous voulons que tout soit commun. Seulement, dans les services
-qu'on réclame, on a égard à la faiblesse des femelles et à la force
-des mâles.»
-
-Il veut que les femmes, jeunes et vieilles, soient exercées à la
-gymnastique, devant le peuple, dans la nudité des athlètes. Des
-instincts de la nature il ne conserve pas même la pudeur!
-
-Il veut que le magistrat accouple les hommes et les femmes les plus
-parfaits physiquement et moralement pour produire des enfants
-perfectionnés: «Il faut, dit-il, élever les enfants de ces couples
-parfaits, et non ceux des couples viciés.»
-
-Il veut que les magistrats maintiennent, par des mesures restrictives,
-la population de l'État toujours au même niveau.
-
-
-XVI.
-
-Écoutez encore; l'infanticide est à peine déguisé sous les mots:
-
-«Les enfants, à mesure qu'ils naîtront, seront remis entre les mains
-des hommes et des femmes réunis, et qui auront été préposés au soin de
-leur éducation, car les charges publiques doivent être communes à l'un
-et à l'autre sexe.
-
-«--Oui.
-
-«--Ils porteront au bercail commun les enfants des citoyens d'élite,
-et les confieront à des gouvernantes qui auront leur demeure à part
-dans un quartier de la ville. Pour les enfants des citoyens moins
-estimables, et même pour ceux des autres qui auraient quelque
-difformité, ils les cacheront, comme il convient, dans quelque endroit
-secret et qu'il sera interdit de révéler.
-
-«--Oui, si l'on veut conserver dans toute sa pureté la race des
-guerriers.
-
-«--Ils veilleront à la nourriture des enfants, en conduisant les mères
-au bercail, à l'époque de l'éruption du lait, après avoir pris toutes
-les précautions pour qu'aucune d'elles ne reconnaisse son enfant; et,
-si les mères ne suffisent point à les allaiter, ils se procureront
-d'autres femmes pour cet office; et même, pour celles qui ont
-suffisamment de lait, ils auront soin qu'elles ne donnent pas le sein
-trop longtemps.»
-
-Suivent des détails que la pudeur écarte de l'âme.
-
-N'est-ce pas là l'origine de la plupart des utopies soi-disant
-maternelles de J.-J. Rousseau, ce Platon de Genève, dans l'_Émile_, le
-plus beau des styles, la plus contradictoire des utopies?
-
-Les précautions que Platon décrit pour prévenir la confusion des
-parentés et le danger des incestes dans cette promiscuité légale des
-sexes, ne sont pas moins impudiques que ridicules. Oh! que la nature
-est un plus grand philosophe que ces sophistes!
-
-
-XVII.
-
-Quant à la communauté des biens, le plus grand avantage que Platon y
-voie, c'est la suppression des procès. On n'inventerait pas de pareils
-_truïsmes_. Lisez:
-
-«Et puis, la chicane et les procès ne sortiront-ils pas d'un État où
-personne n'aura rien à soi que son corps et où tout le reste sera
-commun?
-
-«D'où viendraient toutes les dissensions qui naissent parmi les hommes
-à l'occasion de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants,
-lorsque la matière de toute dissension sera ôtée?
-
-«Tous ces maux seront nécessairement prévenus.
-
-«Il n'y aura non plus aucun procès pour sévices et violences: car nous
-dirons qu'il est juste et honnête que les personnes du même âge se
-défendent les unes les autres, déclarant inviolable la sûreté
-individuelle.»
-
-Nous sommes étonnés, en lisant de pareilles naïvetés, soi-disant
-philosophiques, que quelqu'un ne propose pas aussi de supprimer le
-corps pour supprimer l'ombre!
-
-Et cependant Platon s'irrite, à la fin du cinquième livre, que des
-sophistes tels que lui ne soient pas charges exclusivement de
-gouverner les hommes!
-
-«Tant que les philosophes ne seront pas rois, ou que ceux qu'on
-appelle aujourd'hui rois et souverains ne seront pas vraiment et
-sérieusement philosophes; tant que la puissance politique et la
-philosophie ne se trouveront pas ensemble, et qu'une loi supérieure
-n'écartera pas la foule de ceux qui s'attachent exclusivement
-aujourd'hui à l'une ou à l'autre, il n'est point, ô mon cher Glaucon,
-de remède au maux qui désolent les États, ni même, selon moi, à ceux
-du genre humain, et jamais notre État ne pourra naître et voir la
-lumière du jour.
-
-«Voilà ce que j'hésitais depuis longtemps à dire, prévoyant bien que
-je révolterais par ces paroles l'opinion commune; en effet, il est
-difficile de concevoir que le bonheur public et particulier tienne à
-cette condition.
-
-«--Mais dis-moi, reprend le disciple, de tous les gouvernements,
-lequel convient au philosophe?
-
-«--Aucun.»
-
-Quel philosophe que celui qui ne peut s'accommoder d'aucune chose
-humaine!
-
-
-XVIII.
-
-Platon conclut de là qu'au lieu de plier le philosophe à la nature des
-choses, il faut contraindre la nature à la philosophie, et il part de
-là pour rêver, comme J.-J. Rousseau, un système d'éducation qui
-transforme les hommes.
-
-Ce système d'enseignement consiste dans une métaphysique tellement
-éthérée qu'elle échappe à l'intelligence; c'est prétendre planer au
-sommet sans avoir gravi les degrés qui y montent. Cette éducation ne
-sera terminée qu'à cinquante ans; c'est une suite d'examens et
-d'épreuves qui viennent sans doute, dans l'esprit de Platon, des
-initiations d'Égypte et qui rappellent assez le mandarinat chinois.
-
-Cependant il ne prédit pas l'éternité à sa République; il reconnaît
-l'instabilité organique des choses humaines; il ne croit pas à ce beau
-rêve moderne d'un progrès indéfini et continu dans la race. Il
-attribue la ruine future de son institution à l'erreur des magistrats,
-qui n'auront pas suffisamment bien accouplé les pères et les mères des
-générations à naître.
-
-
-XIX.
-
-Il traite ensuite épisodiquement des formes du gouvernement
-oligarchique, qui périt par la cupidité et par hostilité qui s'établit
-entre les riches et les pauvres. Il définit aussi le gouvernement
-démocratique:
-
-«La démocratie arrive quand les pauvres, ayant remporté la victoire
-sur les riches, massacrent les uns, chassent les autres et partagent
-également avec ceux qui restent l'administration des affaires et les
-charges publiques, lesquelles, dans ce gouvernement, sont données par
-le sort pour la plupart.
-
-«Par conséquent un pareil gouvernement doit offrir, plus qu'aucun
-autre, un mélange d'hommes de toute condition.
-
-«Vraiment, cette forme de gouvernement a bien l'air d'être la plus
-belle de toutes, parce que, grâce à la liberté, il renferme en soi
-tous les gouvernements possibles.»
-
-Platon critique ensuite ironiquement les vices propres à toute nature
-de gouvernement démocratique. Il montre comment un jeune homme,
-flatteur du peuple, finit par y devenir l'idole de la multitude et par
-affecter la tyrannie, troisième forme de cette rotation éternelle des
-gouvernements humains.
-
-Ainsi, dans un État, comme dans un particulier, ce qui doit succéder à
-l'excès de liberté, c'est l'excès de servitude.
-
-Il fait ici la théorie de la tyrannie en homme qui l'avait pratiquée,
-puis il montre le tyran malheureux et puni par sa propre
-toute-puissance.
-
-
-XX.
-
-Le dixième livre est une invective philosophique contre les passions
-et contre les poëtes; contre Homère principalement, le plus grand de
-tous. On dirait que Platon est jaloux de la divine sagesse du poëte,
-mille fois plus philosophe et plus politique que lui. Il n'admet dans
-sa République que des hymnes en l'honneur des dieux; toutes les
-oeuvres d'agrément sont proscrites.
-
-Ici une longue digression sur l'immortalité de l'âme interrompt ses
-plans politiques. Il raconte la descente aux enfers d'un _Arménien_
-laissé pour mort sur un champ de bataille et qui revient, après dix
-jours, raconter ce qu'il a vu des supplices des morts.
-
-Cette partie de la _République_ semble avoir été la première esquisse
-du poëme de Dante, empruntée originairement de Platon. Les supplices
-mêmes se ressemblent dans les deux _visions_ du philosophe grec et du
-poëte toscan; on y retrouve jusqu'aux _cercles_ inférieurs du Dante.
-Nous ne voyons pas qu'aucun des commentateurs du Dante ait fait cette
-remarque jusqu'ici.
-
-Et le tout finit par une homélie vague en l'honneur de la vertu.
-
-
-XXI.
-
-Voilà la fameuse _République de Platon_. Elle a servi depuis de texte
-à mille rêveries prétendues sociales et politiques, mais qui ne sont,
-en réalité, ni politiques, ni philosophiques, ni même poétiques, à
-l'exception de la descente de l'Arménien aux enfers. Cette énorme
-chimère en dix livres se résume dans cinq ou six énormités aussi
-paradoxales qu'impraticables; c'est le contre-pied de la nature, de
-l'expérience et de l'histoire: un monde renversé.
-
-La division du peuple en professions arbitraires et infranchissables;
-
-La suppression de la propriété, seule responsabilité de l'homme
-rétribué héréditairement par son travail;
-
-La communauté des biens, c'est-à-dire de la misère;
-
-La communauté des femmes et des enfants, qui supprime du même coup les
-trois amours dont se perpétue l'espèce humaine: l'amour conjugal,
-l'amour maternel, l'amour filial, et toutes les vertus aussi humaines
-que divines qui émanent de ces trois sources d'amour;
-
-L'impudeur, aussi flagrante que l'impudicité, dans cette gymnastique
-des femmes de tout âge s'exerçant nues devant le peuple à des luttes
-dégoûtantes d'obscénité;
-
-Le meurtre des enfants mal conformés, punissant le tort de la nature
-par la mort de ses victimes;
-
-La population maintenue, au moyen d'une loi révoltante, au même nombre
-par l'immolation des hommes nés en dépit de la loi;
-
-Les arts, proscrits de cette démocratie des métiers, de peur que
-l'esprit ne se corrompe par ses plus belles manifestations
-intellectuelles;
-
-Enfin, on ne sait quel gouvernement de vieillards, écoliers jusqu'à
-cinquante ans dans des gymnases de sophistes, et n'arrivant au
-gouvernement qu'à l'âge où les passions généreuses meurent
-généralement dans l'homme en même temps que les passions fougueuses,
-c'est-à-dire un gouvernement d'eunuques sur un troupeau de brutes
-esclaves:
-
-Voilà, encore une fois, ce délire d'un philosophe que l'on continue à
-appeler le _divin_ Platon!
-
-Si un tel politique est divin, Dieu n'est plus Dieu! Car il n'y a pas
-une des lois du philosophe qui ne soit la négation des lois de la
-nature promulguées par la divinité de nos instincts sociaux.
-
-
-XXII.
-
-La politique, selon nous, n'est en effet que la nature, étudiée avec
-intelligence et respect dans les instincts sociaux de l'homme; la
-nature, révélée par ces instincts, vivifiée par l'expérience,
-promulguée en lois et instituée en gouvernement par les législateurs
-de génie de tous les pays et de tous les siècles.
-
-Que nous disent ces instincts, depuis que l'homme est né de la femme,
-pour enfanter à son tour dans son union avec la femme des enfants qui
-le font revivre à perpétuité dans sa race, et qui immortalisent dès
-ici-bas l'humanité?
-
-Ces instincts nous disent précisément le contraire de ce que le
-philosophe institue dans ses prétendues lois; suivons ces lois une à
-une.
-
-Platon, de qui descendent, par une filiation de démence, ces niveleurs
-radicaux de nos jours, destructeurs en idée de la propriété, dont ils
-sont nés et dont ils vivent, Platon défend aux membres de son troupeau
-humain de rien posséder en propre.
-
-Or que dit l'instinct, ce législateur inné de la société humaine?
-
-Il dit que la propriété est la première loi de la nature. L'homme ne
-vit que des choses qu'il s'approprie, c'est-à-dire qu'il incorpore à
-son être. Il s'approprie l'espace, par la place qu'il y occupe et dont
-on ne peut le priver qu'en le tuant; il s'approprie le temps, par la
-durée plus ou moins prolongée qu'il lui emprunte; il s'approprie la
-lumière, par le regard, qui fait entrer tout ce qui est visible dans
-son âme à travers ses yeux; il s'approprie les bruits, les sons, les
-paroles, les significations des paroles, par l'oreille; il s'approprie
-l'air nécessaire à sa poitrine, par la respiration; il s'approprie les
-fruits et les aliments de la terre indispensables à sa conservation,
-par la main et par la bouche; et, quelle que soit l'étendue de ses
-possessions ou de ses domaines, il ne peut s'approprier réellement et
-corporellement en effet que la partie de ces éléments ou de ces
-aliments nécessaires à ses cinq sens: le surplus, sous une forme ou
-sous une autre, retourne aux autres hommes, qui ont le même droit de
-vivre que lui.
-
-Cette loi d'appropriation universelle a été la loi primitive de toute
-propriété. L'homme est un être propriétaire; celui qui le nie n'a pas
-lu les premières lettres du code de la nature. LA PROPRIÉTÉ, C'EST LA
-VIE: voilà l'axiome vraiment philosophique; quiconque dépossède tue!
-
-
-XXIII.
-
-Mais l'homme social n'est pas seulement individu, il est être
-collectif; il se compose du père, de la mère et de l'enfant; le père,
-la mère, l'enfant, voilà la trinité terrestre ou plutôt voilà l'unité
-humaine, voilà la famille. L'homme isolé n'est pas tout entier homme,
-car il n'a pas la faculté de se reproduire et de se perpétuer. C'est
-la famille qui est l'homme, car elle est l'homme dans les trois temps
-de son être: le passé, le présent, l'avenir. L'homme a le jour, la
-famille seule a la perpétuité; la famille, c'est la vie de l'humanité.
-
-Or, du jour où l'homme s'est uni à la femme, il a senti doubler en lui
-l'instinct de la propriété, car, ce qu'il s'appropriait pour un, il a
-fallu songer à l'approprier pour deux, c'est-à-dire pour lui et sa
-compagne. Et, du jour où il a eu un fils, il a senti tripler en lui
-l'instinct sacré de l'appropriation, car, ce qu'il s'appropriait pour
-deux, il a fallu songer à se l'approprier pour trois; et, quand la
-famille a multiplié encore par la fécondité de sa compagne, il a senti
-multiplier d'autant l'instinct, et, disons plus juste, le droit de son
-appropriation.
-
-Mais, quand il a vu naître des fils de ses fils, et que sa famille, en
-s'étendant à l'infini, lui a montré au-delà de lui la multitude
-indéfinie de sa génération future, son instinct de propriété s'est
-multiplié dans la même proportion, c'est-à-dire à l'infini en lui, et
-cela non plus pour le temps, c'est-à-dire pour une jouissance viagère,
-mais pour autant de temps que sa famille subsistera sur la terre,
-c'est-à-dire à perpétuité.
-
-De là est née, non d'une usurpation ou d'un caprice, mais de là est
-née d'une nécessité et d'un droit, l'hérédité de la propriété, aussi
-logique que l'hérédité du sang dans les mêmes veines.
-
-Celui donc qui, comme Platon, défend à ses sujets ou à ses disciples
-de rien posséder en propre, défend à l'individu de suivre la loi même
-physique de la nature, et défend à la famille, ce nid de l'humanité,
-réchauffé de tendresse, pourvu d'aliment et couvé de prévoyance, de se
-fonder et de se conserver ici-bas. Il ne resterait plus à un pareil
-législateur qu'à interdire le mariage et qu'à honorer le célibat
-philosophique pour consommer autant qu'il serait en lui le suicide de
-l'espèce humaine!
-
-
-XXIV.
-
-D'autres philosophes de l'Orient ne se sont pas arrêtés devant ce
-suicide de l'espèce, témoin les _faquirs_ de l'Inde et les monastères
-du Thibet. Une fois entré dans le domaine du sophisme contre nature,
-il y a toujours un fou qui en dépasse un autre: la démence a son
-émulation comme le génie. Les instincts seuls ramènent le monde à la
-vérité.
-
-Aussi voyez combien, dans son utopie d'éducation des enfants sans
-mère, Platon s'enfonce dans l'absurde en contredisant la nature, plus
-_divine_ heureusement que lui!
-
-
-XXV.
-
-La nature a donné à la mère un admirable instinct d'amour pour
-l'enfant sorti de son sein, formé de son sang, et à qui la nature a
-préparé, avant de l'appeler au jour, un berceau tiède et un lait
-nourrissant sur le sein de la femme. Cet instinct d'amour, qui se
-satisfait d'abord providentiellement pour l'enfant par le soulagement
-que la mère éprouve à donner son lait, devient ensuite une habitude de
-tendresse maternelle qui transforme l'attrait physique en sollicitude
-morale, et qui attache la mère à l'enfant et l'enfant à la mère, comme
-la branche au bourgeon, comme le fruit à la tige.
-
-Une mère est une providence innée que chaque enfant trouve d'avance
-couchée près de son berceau, debout près de sa jeunesse. Que pourrait
-inventer de mieux un législateur, s'il avait la nature à sa
-disposition et s'il était chargé de perpétuer et de moraliser l'espèce
-humaine? Nous défions les utopistes d'inventer un plus beau et plus
-doux poëme que celui-là!
-
-Eh bien, que fait Platon? Il bouleverse à l'instant ce divin poëme de
-la maternité; il défend à la mère de connaître son enfant, à l'enfant
-de se suspendre à la mamelle de sa mère; il condamne celle-ci à subir
-les souffrances de la gestation et de l'enfantement, à faire tarir
-dans son sein le lait providentiel qui demande à couler ou qui reflue
-avec fièvre et danger de mort au coeur de la mère.
-
-Il enrôle à prix d'argent une bande de nourrices mercenaires,
-fécondées on ne sait par qui ni comment, et il charge cette cohue
-d'allaiteuses prostituées, sous la direction de matrones
-indifférentes, de nourrir et d'élever en commun la génération future
-de son peuple.
-
-Personne n'aura ainsi ni père ni mère; personne ne sera ni mère ni
-père, à son tour; égalité d'abandon, de misère et d'ignorance de son
-origine! C'est-à-dire, en deux mots, qu'il faut un troupeau au lieu
-d'une humanité.
-
-Pire qu'un troupeau, car dans le troupeau le petit tette, connaît et
-caresse sa mère; mais le petit de l'homme et de la femme sucera le
-sein de l'étranger et ne connaîtra que le lait vénal de la nourrice
-mercenaire payée par l'État.
-
-
-XXVI.
-
-C'est là aussi la conséquence immédiate et forcée de toutes les
-utopies de communautés des biens que nous avons vues se renouveler
-sous différents noms depuis deux mille ans en Orient et en Occident,
-et depuis J.-J. Rousseau et leurs plagiaires de ces derniers temps.
-
-Platon est le générateur de toutes les utopies contre nature; c'est
-le patron du radicalisme dans tout l'univers; ses rêves ont égaré en
-législation même les premières sectes chrétiennes. Dans toutes les
-erreurs sociales du monde, vous retrouverez une réminiscence de
-Platon!
-
-Que dire enfin de l'immolation légale des enfants moins bien conformés
-que les autres, afin de purifier l'espèce physique en dépravant
-l'espèce morale? Y a-t-il rien de plus contraire à l'instinct de
-tendresse, de pitié, de sollicitude privilégiée, qui attendrit et qui
-affectionne les mères, les pères, les étrangers même, à proportion des
-infirmités et des faiblesses des êtres moins favorisés de la nature?
-
-N'est-ce pas là la négation en pratique de cette plus belle vertu de
-l'instinct, la pitié? N'est-ce pas là le sacrilége contre la nature? Y
-a-t-il une vertu de la nature qui ne soit violentée et anéantie ainsi
-dans l'utopie de Platon et de ses disciples? Y a-t-il un vice qui ne
-soit cultivé et exalté par ce législateur à l'envers de la nature?
-
-
-XXVII.
-
-Enfin, à supposer qu'une société pût subsister de ce renversement de
-toutes les lois naturelles, de ce retournement de tous les instincts
-sociaux, vous le voyez encore:
-
-Une _première loi_ établissant un _minimum_ de population au-dessous
-duquel il serait permis aux sexes de s'unir sous le choix et sous
-l'inspection des magistrats! Une autre loi de _maximum_ de population
-au-dessus duquel il _serait défendu de faire naître ou d'élever_ les
-enfants!
-
-Si c'est là de la divinité, c'est la divinité de la démence!
-
-Et, après tout cela, quelle société!
-
-Société sans famille! société d'orphelins! société de pères et de
-mères d'occasion, sans affection survivant à leur accouplement!
-société d'Oedipes aveugles, meurtriers de leurs enfants! société sans
-ancêtres, société sans postérité, société sans propriété, société où
-la terre, qui a besoin elle-même de l'amour de son propriétaire pour
-être féconde, ne serait cultivée que par ordre des magistrats pour
-produire juste ce qui est nécessaire à la consommation du chiffre des
-hommes vivants, et dont les fruits mercenaires seraient distribués par
-rations égales à des râteliers du troupeau humain!
-
-Société d'où seraient expulsés tous les arts qui ennoblissent,
-cultivent, consolent, sublimisent l'espèce humaine! société où Homère,
-Pindare, Phidias, Praxitèle, Zeuxis, seraient proscrits pour crime de
-corruption de l'hébétement systématique de la multitude!
-
-Société où les vieillards, hommes, femmes, déshérités de leur
-providence à eux, qui est la reconnaissance et la tendresse de leurs
-enfants, seraient condamnés à mort pour leur infirmité et pour leur
-faiblesse; comme les enfants mal nés, condamnés à être _égarés dans
-les lieux sombres_!
-
-Y eut-il jamais un attentat de l'esprit contre les instincts plus
-impie et plus criminel ou plus stupide que la République du divin
-Platon?
-
-
-XXVIII.
-
-Voltaire, dont le bon sens d'acier se révoltait comme le nôtre contre
-les inconséquences de l'utopie dans Platon et dans J.-J. Rousseau son
-disciple, non en crime, mais en niaiseries sociales, Voltaire osait
-dire de Platon et de J.-J. Rousseau ce que nous n'oserions répéter
-ici; nous voudrions seulement que tous les utopistes radicaux de nos
-jours eussent sans cesse sous les yeux le miroir des institutions
-sociales du disciple rhétoricien, mais non philosophe, de Socrate,
-pour y contempler, avec leur propre image, les monstruosités du
-sophisme substituant la métaphysique, qui est de l'homme, aux
-instincts de la nature, qui sont de Dieu!
-
-
-XXIX.
-
-Arrêtons-nous, car cet abîme des utopies antisociales n'a pas de fond.
-On y roulerait jusqu'au néant, et c'est là cependant ce qu'on fait
-étudier ou admirer sur parole au genre humain, depuis plus de deux
-mille ans!
-
-C'est là ce que le philosophe, dans son préambule du livre des _Lois_
-de Platon, appelle une _politique qui n'est point séparée de la
-morale_!
-
-
-XXX.
-
-Un livre où le traducteur cite ces pages, qui font rougir la pudeur et
-refluer tout instinct de famille jusqu'au fond du coeur scandalisé:
-
-«Partout où il arrivera que les femmes soient communes, les enfants
-communs, les biens de toutes espèces communs, et où l'on aura
-retranché des relations de la vie jusqu'au nom même de propriété... on
-peut assurer que là est le comble de la vertu... Un tel État, qu'il
-ait pour habitants les dieux ou des enfants des dieux, est l'asile du
-bonheur parfait; il faut en approcher le plus possible!»
-
-«La _République de Platon_, dit plus bas le philosophe français, est
-la conception d'un État fondé exclusivement sur la vertu!»
-
-Quoi! la famille, que proscrit Platon, est donc l'opposé de la vertu?
-La paternité est donc un vice? La maternité est donc un crime? La
-tendresse filiale est donc un forfait? La propriété héréditaire, qui
-seule porte et perpétue ce groupe humain, est donc un attentat à la
-vertu?
-
-Nous savons bien que l'éloquent commentateur français de Platon
-proteste par son bon sens contre l'exagération de son maître et
-proclame la famille sainte, la propriété bonne et sacrée. Mais ce
-n'est pas moins fausser l'entendement humain en politique que de
-présenter la _République de Platon_ comme un idéal de gouvernement
-dont une législation doit se rapprocher.
-
-
-XXXI.
-
-M. Cousin, qui comprend tout de si haut, semble n'avoir pas assez
-sondé le danger d'offrir en admiration aux hommes des théories qui ne
-sont que des rêves contre la société possible: car la société est la
-première des réalités; les rêves la tuent.
-
-Ce qu'il y a selon nous de plus contraire au progrès, c'est de marcher
-à contre-sens de la nature. Les instincts sont les sources des lois
-bien faites; tout ce qui ne découle pas directement des instincts
-s'égare; les instincts sont la logique de Dieu en nous.
-
-En politique, un crime est moins funeste à la société qu'une chimère,
-et, si l'on me donnait à choisir entre Machiavel, le législateur du
-crime politique, et Platon, le législateur des rêves, je choisirais
-plutôt Machiavel, car Machiavel ne déprave que l'âme d'un tyran, et
-Platon déprave la liaison du genre humain!
-
-
-XXXII.
-
-Oh! quand donc, au milieu de tant de cours de sciences physiques,
-théologiques, économiques, mathématiques, métaphysiques, qui aiguisent
-l'intelligence professionnelle, mais qui quelquefois faussent
-l'intelligence générale de notre siècle, aurons-nous enfin un cours de
-bon sens politique, non pas calqué sur les utopies de Platon, mais
-dérivé de la nature de l'homme; retrouvant l'origine des lois dans ces
-législations innées qui sont nos instincts?
-
-Il nous faudrait pour cela un second Montesquieu; le temps le demande
-et la Providence nous le doit. Le premier Montesquieu nous a fait
-l'_Esprit des lois_, le second nous ferait l'_Esprit_ de la nature
-humaine; plus son plan social serait parfait, plus il s'éloignerait en
-tout de celui de Platon.
-
-Au lieu de prendre le contre-pied de l'homme naturel et de l'homme
-historique, ce second Montesquieu suivrait pas à pas la nature
-humaine, pour lui faire des institutions à la mesure de ses organes,
-et non à la mesure de ses rêves.
-
-Ne voit-on pas, dans plusieurs passages du premier Montesquieu, comme
-dans tant de pages de Voltaire, combien le législateur méprisait le
-sophiste?
-
-
-XXXIII.
-
-Après avoir lu dans la _République de Platon_ comment il construit la
-société, on lit, dans ses _Lois_, comment il combine la législation,
-et comment il dégage confusément la forme politique, c'est-à-dire le
-gouvernement.
-
-Il ne faut pas oublier que ce gouvernement, qui ne s'appliquait qu'à
-la petite municipalité d'une bourgade de quelques milliers d'âmes
-d'Athènes, pouvait être aussi arbitraire, aussi locale et aussi
-étroite que l'espace compris entre la muraille du Pirée et l'enceinte
-du Parthénon. Mais, même pour un si petit espace, la politique, pour
-être applicable, devait se mouler sur la nature, sur l'histoire, sur
-les traditions, sur les habitudes du peuple de Solon.
-
-Il ne paraît pas qu'en cela Platon ait montré plus de bon sens
-pratique qu'il n'en a montré dans sa législation. C'était une tête
-comme J.-J. Rousseau, où tout le génie montait en rêves.
-
-La question de la forme des gouvernements est cependant bien
-secondaire, comparée à la forme des sociétés: c'est la philosophie
-pratique qui décrète des lois; c'est le lieu, le temps, ce sont les
-moeurs, les hommes, qui décident du gouvernement. Il faut du génie
-pour la législation, il ne faut que du sens commun pour faire le
-gouvernement d'un peuple.
-
-
-XXXIV.
-
-La philosophie est absolue, la politique est relative: république,
-fédération, aristocratie, théocratie, démocratie, oligarchie,
-monarchie, dictature, tyrannie même, tout cela est bien ou mal selon
-les circonstances, les convenances, les nécessités du peuple, qui
-adopte ou qui répudie tour à tour ces formes bien ou mal appropriées à
-l'usage que le peuple veut en faire.
-
-La Grèce, déchiquetée par la nature en détroits, en golfes, en îles et
-en presqu'îles, sans autre unité que la langue, ne pouvait être qu'une
-mosaïque de gouvernements, les uns monarchiques, les autres
-aristocratiques, ceux-ci démocratiques, ceux-là démagogiques, mal
-reliés par le lien d'une confédération confuse.
-
-La Perse, où l'immensité de l'espace et les provinces séparées entre
-elles par des déserts et des chaînes de montagnes laissaient un grand
-arbitraire aux gouverneurs des satrapies, ne pouvait être qu'une
-monarchie militaire absolue. Il fallait que la force centrale réprimât
-sans cesse les rébellions de la circonférence.
-
-Les Indes, où des révélations prétendues divines, expliquées dans
-l'origine et commentées sans cesse par les _brahmines_, avaient
-institué des castes serviles mais innombrables, ne pouvaient être
-soumises qu'à une théocratie inspirée d'en haut par des castes
-sacerdotales et gouvernée plus bas par des dynasties sacrées.
-
-La Chine, patriarcale et sédentaire après avoir été nomade et
-pastorale, ne pouvait être qu'un despotisme paternel formé à l'exemple
-de la tribu, où le père est roi sans cesser d'être père.
-
-Rome, association de brigands à son origine, pour ravager des voisins
-et se conquérir des territoires, ne pouvait être qu'une république
-militaire, soumise tour à tour à l'anarchie sanguinaire ou à la
-servitude féroce de cette nature d'institution armée.
-
-Carthage, société de commerce et de navigation, comme aujourd'hui la
-Grande-Bretagne, ne pouvait être qu'un gouvernement mixte de marins,
-de soldats, de sénateurs enrichis, de pauvres acharnés à s'enrichir;
-un gouvernement à trois ou quatre pouvoirs contre-balancés par des
-intérêts; l'or devait être au fond de toutes ses expéditions comme au
-fond de toutes ses pensées. L'oligarchie royale ou républicaine était
-la forme obligée de ce gouvernement.
-
-Plus tard, Rome, décomposée par sa grandeur et par ses vices, devait
-se sentir prête à laisser sa proie, à moins de resserrer sa serre par
-le despotisme et de se réfugier contre ses anarchies dans la
-servitude.
-
-L'empire romain devait naître et mourir en peu de temps.
-
-
-XXXV.
-
-La nécessité de la lutte contre les Romains devait prédisposer aussi
-la Gaule et la Germanie à l'unité monarchique, qui concentre les
-forces nationales défensives; les chefs victorieux devaient
-logiquement devenir des rois. La monarchie, d'abord soldatesque, puis
-féodale, puis religieuse, puis nationale, puis populaire, devait
-naturellement s'y transformer et s'y adapter aux époques et aux
-instincts des nations.
-
-L'Italie du moyen âge, démembrée par les invasions successives des
-peuples septentrionaux, et cependant respectée par eux comme siége de
-la religion nouvelle, devait se tronçonner en petites républiques
-presque municipales. Ces républiques, encore féroces de moeurs quoique
-avilies par leur petitesse, devaient lutter entre elles d'héroïsme,
-d'industrie, de commerce et d'arts. Le gouvernement démocratique,
-entrecoupé de fréquentes tyrannies, sortait logiquement d'une pareille
-situation.
-
-L'Allemagne, vaste entrepôt des débordements de peuples de l'Orient ou
-du Nord délayés dans les peuples incohérents de la Germanie, devait se
-constituer en empire fédéral pour la guerre, en individualités
-nationales indépendantes pour la paix: république de monarchies où
-l'unité était impossible dans la forme, parce que l'unité manquait
-dans l'esprit.
-
-L'Espagne, sorte d'Afrique européenne et d'avant-garde du catholicisme
-contre l'islamisme, devait être absolue comme son caractère oriental,
-inexorable comme sa théocratie militante. Charles-Quint, Philippe II,
-le duc d'Albe, l'Inquisition, l'ostracisme des races arabes de son
-territoire, la condamnaient à un gouvernement despotique et sacerdotal
-exprimé par une cour dans un couvent, l'Escurial.
-
-Ce n'est qu'après le règne du sacerdoce que son gouvernement
-despotique devait se détendre, et que la monarchie représentative
-devait y introduire le goût et les institutions de la liberté.
-
-L'Angleterre, emprisonnée dans une île sans proportion avec la
-grandeur de son intelligence, de son caractère et de son activité,
-devait, pour favoriser son expansion extérieure et pour conserver sa
-fierté au-dedans, se façonner un gouvernement nouveau dans le monde.
-Républicain dans ses chambres, dictatorial sur ses vaisseaux et dans
-ses colonies, monarchique dans sa cour, ce gouvernement seul
-correspondait à ses trois nécessités de situation: la liberté, la
-puissance, la stabilité; il sortait de sa nature.
-
-
-XXXVI.
-
-La France seule, par la diversité de son sol, de ses races, de ses
-caractères, de ses aptitudes, devait se plier, selon les heures de sa
-vie nationale, à toutes les formes de gouvernement.
-
-La mobilité et l'universalité, c'est à la fois son défaut et sa vertu.
-Libre, sauvage et indomptée dans ses forêts de la Gaule, sacerdotale
-sous ses druides, chevaleresque sous ses Francs, féodale sous ses
-chefs militaires, municipale sous ses communes, monarchique sous ses
-rois, représentative sous ses états généraux, conquérante sous ses
-princes ambitieux, artistique sous ses Valois, fanatique sous ses
-ligueurs, anarchique dans ses dissensions religieuses, unitaire sous
-ses Richelieu et sous ses Louis XIV, agricole sous ses Sully,
-industrielle sous ses Colbert, lettrée sous ses Corneille et ses
-Racine, théocratique sous ses Bossuet, philosophe et incrédule sous
-ses Voltaire, réformatrice et révolutionnaire sous ses Fénelon et ses
-J.-J. Rousseau, constitutionnelle sous ses Mirabeau, démagogique sous
-ses Danton, républicaine et sanguinaire sous sa Convention,
-conquérante et despotique sous son Napoléon, insatiable de liberté
-sous sa dynastie légitime, agitée et indomptable sous sa dynastie
-élective de 1830, sublime, mais épouvantée d'elle-même, sous sa
-seconde république, rejetée par terreur de l'utopie sous l'épée d'un
-second empire; prête à tout ce qui peut la grandir, la sauver,
-l'illustrer ou la perdre; ni républicaine, ni constitutionnelle, ni
-monarchique, ni théocratique, mais changeante, révolutionnaire et
-contre-révolutionnaire selon les temps; nation de volte-face pour
-faire face, sous toutes les formes, à tous les événements, pour rester
-grande!
-
-Voilà la France.
-
-Si Platon avait eu à lui donner un gouvernement, il aurait dû lui
-donner le gouvernement des circonstances, la constitution de
-l'à-propos, un costume aussi varié et aussi souple que l'air élastique
-qui l'environne, un manteau de pourpre sans forme et sans couture
-comme celui dont se vêtaient les Arabes, ces Français d'Asie, se
-pliant à toutes les saisons et à toutes les attitudes pour le jour et
-pour la nuit, pour la paix et pour la guerre, pour l'autorité ou pour
-la liberté, devant elle-même et devant l'ennemi.
-
-Aussi voyez son histoire: ce n'est pas celle d'un peuple, c'est celle
-de vingt peuples successifs et contradictoires; il n'y a d'unité en
-elle que l'unité de patriotisme. Elle a vécu, elle vit et elle vivra,
-parce qu'elle se transforme et qu'elle meurt et renaît sans cesse.
-
-
-XXXVII.
-
-Qu'est-ce qu'un pareil peuple aurait fait du gouvernement chimérique
-et pédantesque de Platon?
-
-Le bon sens est son seul législateur possible. Ne vous étonnez pas de
-ses voltes, apparentes plus que réelles: elle a le gouvernement de ses
-instincts. Elle saura bien changer son gouvernement comme un vêtement
-à sa taille, retirer à soi le pouvoir quand il lui paraîtra la
-conduire hors de sa voie; redevenir république quand il lui faudra la
-force unanime et irrésistible du peuple pour opérer ces grands
-changements devant lesquels la monarchie, conservatrice de sa nature,
-faiblit ou recule; reprendre la monarchie quand elle redoutera le
-radicalisme, qui compromet tout en exagérant tout; le gouvernement
-représentatif quand il faudra délibérer et transiger; la dictature
-quand il faudra pacifier; le gouvernement militaire quand il faudra
-combattre.
-
-Sa puissance indestructible, aux yeux d'un vrai philosophe, est
-précisément de savoir se changer. Tout est temporaire en elle, excepté
-sa durée.
-
-
-XXXVIII.
-
-La nature des différents gouvernements connus, depuis l'origine de
-l'histoire jusqu'à nos jours, est donc un démenti perpétuel aux
-théories politiques de Platon.
-
-Si le vrai philosophe taille ses institutions sociales sur le patron
-de la nature humaine, il taille aussi ses institutions politiques sur
-le patron de l'expérience et de l'histoire.
-
-C'était la politique d'Aristote, tout expérimentale et tout
-historique; c'était la politique de Socrate. Platon ne le fait
-évidemment intervenir dans ses dialogues sur la _République_ et sur
-les _Lois_, que pour donner de l'autorité à ses rêves.
-
-
-XXXIX.
-
-Xénophon, disciple aussi, mais disciple plus sincère et plus littéral
-que Platon, parle de Socrate comme d'un philosophe aux yeux duquel les
-institutions sociales et politiques n'avaient qu'une importance
-très-secondaire, et qui s'occupait infiniment plus d'améliorer les
-hommes que de les constituer.
-
-La question pour le vrai Socrate, c'étaient les dieux, ce n'étaient
-pas les lois.
-
-Xénophon insinue même formellement que Socrate fut bien moins condamné
-à mort pour ses audaces contre la religion de l'État, que pour n'avoir
-pas voulu partager assez les rancunes des factions populaires qui lui
-reprochaient son indifférence politique.
-
-En lisant attentivement Xénophon, nous avons acquis la presque
-certitude que dans les Dialogues, les choses sublimes et simples sont
-de Socrate, et les choses sophistiques et alambiquées sont de Platon.
-
-Les _Dialogues_ seront éternellement et justement lus et exaltés pour
-ce qui est de Socrate, éternellement et justement réprouvés comme
-sophistiques pour ce qui est de Platon.
-
-C'est la traduction faussée d'une belle âme de l'humanité par un bel
-esprit d'Athènes.
-
-
-XL.
-
-En résumé, je vous en ai dit assez pour vous donner de la philosophie
-grecque, à son apogée, une idée que nous compléterons en étudiant
-bientôt ensemble la philosophie d'Aristote.
-
-Aristote est le disciple sensé du disciple souvent si peu sensé de
-Socrate.
-
-Il fut l'instituteur et le conseiller politique du plus grand des
-Grecs en génie, en politique et en héroïsme: Alexandre.
-
-La philosophie de Socrate, quoique faussée par Platon, aura cet
-éternel mérite d'avoir été la première grande profession de foi
-spiritualiste du genre humain, non-seulement en Asie, mais en Europe.
-C'est par Platon que l'humanité de ce temps a su qu'elle avait une âme
-trois siècles avant la révélation du christianisme. La philosophie
-selon la raison précéda ainsi la philosophie selon la foi.
-
-
-XLI.
-
-Le _Phédon_ est le plus beau drame humain avant le drame du Calvaire.
-Socrate en fut la victime; mais Platon, ce saint Paul du spiritualisme
-grec, mêla à la sublime doctrine de son maître tant de sophismes, tant
-de puérilités, tant de chimères et tant de dépravations d'idées, de
-lois, de moeurs, que cette pure philosophie socratique en fut viciée
-presque dans sa source, et qu'en se sanctifiant avec Socrate, on
-craint toujours de se corrompre avec Platon.
-
- LAMARTINE.
-
-
-
-
-LXXXIIIe ENTRETIEN.
-
-CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF-D'OEUVRE,
-
-OU
-
-LE DANGER DU GÉNIE.
-
-LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO.
-
-PREMIÈRE PARTIE.
-
-
-I.
-
-Je veux défendre la société, chose sacrée et nécessaire quoique
-imparfaite, contre un ami, chose délicate, qui laisse emporter son
-génie aux fautes de Platon dans le style de Platon, et qui, en
-accusant la société, résumé de l'homme, fait de l'homme imaginaire
-l'antagoniste et la victime de la société.
-
-L'HOMME CONTRE LA SOCIÉTÉ, voilà le vrai titre de cet ouvrage, ouvrage
-d'autant plus funeste qu'en faisant de l'homme individu un être
-parfait, il fait de la société humaine, composée pour l'homme et par
-l'homme, le résumé de toutes les iniquités humaines; livre qui ne peut
-inspirer qu'une passion, la passion de trouver en faute la société, de
-la renouveler et de la renverser, pour la refondre sur le type des
-rêves d'un écrivain de génie.
-
-
-II.
-
-C'est ainsi que le disciple de Socrate, après la mort de Socrate,
-l'homme pratique, son inspirateur; c'est ainsi que Platon écrivit sa
-_République_ idéale, _pandémonium_ de toutes les chimères, capable de
-donner le vertige à toute la démagogie d'Athènes, si Périclès n'était
-pas né pour rendre le bon sens aux philosophes, et la discipline
-volontaire au peuple qui vit de bon sens.
-
-C'est ainsi que J.-J. Rousseau écrivit, mal éveillé, le _Contrat
-social_, capable de donner le fanatisme de l'absurde à toute la
-bourgeoisie lettrée de la France, jusqu'à ce que la rage de
-l'impossible, le _delirium tremens_ de la nation, s'emparât du peuple
-et lui fît commettre des crimes, des meurtres et des suicides, qui
-remontent, comme l'effet à la cause, à de mauvais raisonnements.
-
-C'est ainsi qu'ont procédé tous les écrivains dits _socialistes_ de
-nos jours, avec de bonnes intentions et des têtes faibles, depuis
-Saint-Simon qui veut réhabiliter la chair et la boue, jusqu'à Fourier
-qui veut passionner l'instinct brutal et moraliser l'immoralité, pour
-que tout soit vertu et volupté sur la terre; jusqu'à cet homme sans
-nom qui veut anéantir le fait accompli, les droits antécédents et le
-travail de cinq ou six mille ans dans le monde qui nous précède et
-nous engendre, et qui déclare que la propriété c'est le vol, et qu'il
-faut recommencer sans elle; jusqu'au grand pontife des _Mormons_, qui
-recrée le _harem_ religieux pour le plaisir de quelques prêtres de la
-population, et traîne des troupeaux de femelles à la suite du mâle
-dans les steppes des États-Unis d'Amérique, ce pays vacant et pratique
-de toutes les absurdités impraticables et bientôt punies, je l'espère.
-
-C'est ainsi enfin qu'un homme, de bien plus de talent vrai que tous
-ces faux monnayeurs de ce qu'ils appellent l'_idée_, et de bien plus
-de style que tous ces frappeurs de mensonges à l'effigie de la vérité;
-c'est ainsi que Victor Hugo, jeté sur son île solitaire, et à qui les
-latitudes de l'espace, la liberté de l'étendue, la complaisance du
-vide, les ondulations de l'Océan, les orages, les bruits, les écumes,
-les senteurs âpres des vagues ont porté à la tête, agrandi les
-horizons, creusé les aperçus, donné souvent le sublime, quelquefois le
-vertige, attendri l'âme jusqu'à la sensibilité maladive du mal
-universel, et fait du coeur d'un poëte le grand muscle sympathique
-universel de l'humanité souffrante; c'est ainsi, disons-nous en
-fermant ce livre, que notre ami a pleuré ses larmes de colère sur son
-Patmos de l'Océan, et que ce saint Jean du peuple a cru écrire pour
-le peuple en écrivant en réalité contre lui! Car le peuple, c'est le
-sol même sur lequel toute société est construite; c'est l'élément dont
-toute société est faite, et, quand la société s'écroule, c'est lui
-qu'elle écrase le premier et le dernier!
-
-
-III.
-
-Relisons à tête reposée ce merveilleux livre, merveilleux d'utopie
-comme de saines inspirations; laissons en pâture aux échenilleurs de
-mots et de formes les impropriétés de termes, les exagérations de
-phrases, les mauvais jeux d'esprit, les impuretés de langue, les
-fautes lourdes et même les saletés de goût, flatterie indigne du génie
-élevé d'un grand poëte, cynisme de la démagogie, cette plèbe du
-langage, qui l'abaisse pour qu'il soit à son niveau, et qui le souille
-pour l'approprier à ses vices. Il ne s'agit pas de tout cela, qu'un
-trait d'encre sème sur la page et qu'un coup d'ongle efface, comme dit
-le latin: il y a dans le livre plus de pages qu'il n'en faut pour
-pouvoir en déchirer quelques-unes.
-
-Relisons-le pour en contempler la puissance souvent colossale, pour en
-admirer la verve plus bouillante encore que dans la jeunesse, dans
-cette nature qui a déjà bouillonné soixante ans, tant il y a d'eau
-dans ce vase et de combustible dans ce foyer.
-
-Relisons-le pour y sympathiser avec une sensibilité pathétique qui
-n'existait pas au même degré dans les années tendres de l'écrivain, et
-qui semble en vieillissant participer davantage à cette mélancolie de
-l'espèce humaine, à cette tristesse des choses mortelles, à ce _mentem
-mortalia tangunt_, à ce sublime _lacrimæ rerum_ de Virgile, qui, lui
-aussi, avait vu des révolutions, des proscriptions, des déceptions
-humaines.
-
-Relisons-le pour nous complaire et nous attendrir sur ces amours de
-deux êtres innocents, dans un jardin redevenu inculte, forêt vierge
-pour ce couple virginal de la _rue Plumet_, site que Bernardin de
-Saint-Pierre est allé chercher à l'île de France pour Virginie,
-Chateaubriand en Amérique pour Atala, et que Hugo a su découvrir tout
-fait et peindre en grisaille sans couleurs dans un vil faubourg de
-Paris, Éden dépaysé dont il est le Milton, le Théocrite, le Bernardin
-de Saint-Pierre et le Chateaubriand, avec plus de vérité, de larmes,
-de passions, de couleur et de lumière dorée que ces grands modèles.
-
-Relisons-le surtout pour y rechercher ses sophismes involontaires sur
-l'ordre et le désordre social, pour lui faire comprendre comment ce
-qu'il imagine comme le remède serait l'empirisme de notre pauvre
-condition humaine; comment la vie, à quelque classe que l'on
-appartienne, n'est pas et ne peut pas être un sourire éternel de l'âme
-entre la faim, le travail et la mort; épreuve, oui, jouissance, non;
-et comment ceux qui, comme nous, sont condamnés à vie à cet
-emprisonnement cellulaire sur ce globe pour en expier un plus mauvais
-ou pour en mériter un meilleur, seraient révoltés jusqu'à la frénésie
-si l'on parvenait à leur faire croire que, pour les uns, ce globe est
-un Éden, pour les autres, un enfer, et que tout mal vient du
-distributeur du mal et du bien!
-
-Une fois ce mensonge persuadé par les sophistes aux peuples, qu'y
-aurait-il à conclure? le désespoir, et après le désespoir, la fureur,
-et après la fureur, l'attaque et la défense à main armée; et après la
-défense et l'attaque à main armée, l'anéantissement de toute
-institution, et après l'anéantissement de tout ce qui fut et de tout
-ce qui est, quoi? le néant universel, l'anarchie du chaos!
-
-C'est là qu'il faut éclairer, si on ne veut pas la maudire, la pensée
-évidemment tout autre de l'écrivain. C'est là ce qui me saisit
-l'esprit en fermant son livre.
-
-Je me dis à moi-même: J'écrirai!
-
-Mais, avant d'écrire, je réfléchis: et voici ce que je réfléchis.
-
-
-IV.
-
-J'ai toujours aimé Victor Hugo, et je crois qu'il m'a toujours aimé
-lui-même, malgré quelques sérieuses divergences de doctrines, de
-caractère, d'opinions fugitives, comme tout ce qui est humain dans
-l'homme; mais, par le côté divin de notre nature, nous nous sommes
-aimés quand même et nous nous aimerons jusqu'à la fin sincèrement,
-sans jalousie, malgré l'absurde rivalité que les hommes à esprit court
-de notre temps se sont plu à supposer entre nous.
-
-Jalousie ridicule, puisque je ne fus jamais qu'un amateur désoeuvré du
-beau, qui esquisse et qui chante au hasard, sans savoir le dessin ou
-la musique, et que Hugo fut un souverain artiste, qui força
-quelquefois la note ou le crayon, mais qui ne laissa guère une de ses
-pensées ou une de ses inspirations sans en avoir fait un immortel
-chef-d'oeuvre: l'un ne demandant rien qu'au jour qui passe, comme un
-improvisateur sans lendemain; l'autre, prétendant fortement à gagner
-et à payer par le travail le salaire que la postérité doit au génie
-laborieux, un renom qui ne périt pas.
-
-Et, d'ailleurs, l'ignoble jalousie de métier n'était pas dans notre
-nature.
-
-L'envie n'est autre chose que le sentiment de quelque qualité qu'un
-autre possède et qui manque en nous. Ce vide fait souffrir, et de
-souffrir à haïr il n'y a pas loin. De quoi aurais-je souffert, puisque
-je me sentais plein de tout ce que je désirais contenir, en n'élevant
-jamais mes prétentions plus haut que ma stature? De quoi Hugo
-pouvait-il souffrir, puisqu'il se sentait vaste comme la nature? Il
-disait un jour (on m'a rapporté son mot):
-
-«J'ai un avantage sur Lamartine: c'est que je le comprends tout
-entier, et qu'il ne comprend pas la partie dramatique de mon talent.»
-
-C'était juste et c'était vrai.
-
-
-V.
-
-Je n'ai jamais compris les drames de son théâtre, et je m'en accuse.
-Je les ai applaudis quelquefois aux premières représentations; mais
-j'avoue que j'applaudissais de confiance, et, quand j'entendais le
-public les applaudir avec enthousiasme, je pensais que le public, seul
-juge en cette matière, avait raison, et que j'étais apparemment sourd
-de cette oreille. Je le pense encore et je n'en parle jamais, même à
-lui. Je ne nie pas mon incompétence pour un jugement; je ne prends
-pas ma taille pour mesure du génie dramatique; je ne dis pas: «Ce qui
-est plus haut que moi n'existe pas.»
-
-
-VI.
-
-Quoi qu'il en soit, c'est l'âge qui fait les idées, c'est la jeunesse
-qui fait les amitiés. J'aime Hugo, parce que je l'ai connu et aimé
-dans l'âge où le coeur se forme et grandit encore dans la poitrine;
-dans l'âge où les racines de notre vie, pleines encore de séve et de
-souplesse, s'attachent par leurs filaments les plus tendres à ce qui
-pousse, végète ou se rencontre seulement dans le même sol, et où, si
-ces racines viennent à se tordre, à se replier et à se nouer autour
-d'un caillou ou d'un bloc de granit, elles l'enserrent dans leurs
-noeuds, l'emportent en grandissant et le font pour ainsi dire végéter
-et vivre avec elles de leur propre substance, comme si l'arbre et la
-pierre n'étaient qu'une seule vie!
-
-Je me souviens comme d'hier du jour ou le beau duc de Rohan, alors
-mousquetaire, depuis cardinal, me dit, en venant me prendre dans ma
-caserne du quai d'Orsay:
-
-«Venez avec moi voir un phénomène qui promet un grand homme à la
-France. Chateaubriand l'a déjà surnommé enfant sublime. Vous serez
-fier aussi un jour d'avoir vu le chêne dans le gland.»
-
-
-VII.
-
-Nous partîmes. J'entrai sur les pas du duc de Rohan dans une maison
-obscure de la rue du Pot-de-Fer, au fond d'une cour, au
-rez-de-chaussée; un bourdonnement d'enfants qui répètent leurs leçons
-sortait des fenêtres basses, comme un bourdonnement de ruches qui font
-le miel au printemps. Un rayon oblique de soleil pénétrait dans la
-ruche; une mère, grave, triste, affairée, y faisait réciter des
-_devoirs_ à des enfants de différents âges: c'étaient ses fils.
-
-Elle nous ouvrit une salle basse, un peu isolée, au fond de laquelle
-un adolescent studieux, d'une belle tête lourde et sérieuse, écrivait
-ou lisait, loin du gai tumulte de la maison: c'était Victor Hugo,
-celui dont la plume aujourd'hui fait le charme ou l'effroi du monde.
-
-Il avait déjà écrit cette élégie qui seyait si bien à un enfant-roi
-sur la mort d'un roi-enfant, Louis XVII, cette victime innocente de la
-brutale démagogie d'un savetier, bourreau volontaire. L'enfant-roi,
-sortant du sépulcre où on l'a jeté à la fosse commune, secoue son
-linceul et, rappelant ses souvenirs confus, s'écrie en revoyant la
-terre:
-
- Où donc ai-je régné? demandait la jeune âme.
-
-De telles inspirations étaient évidemment les pressentiments d'un
-grand poëte. Tout ce qui avait une âme sous un coeur quelconque en
-était ému.
-
-
-VIII.
-
-On peut changer de devoirs dans la vie, selon le temps, qui commande
-rudement aux vivants d'autres destinées qui sont des devoirs aussi,
-mais il ne faut pas répudier notre destinée initiale.
-
-Les événements ont des vicissitudes, le coeur n'en a pas. Nous avons
-été contristés en lisant dans les _Misérables_ un chapitre intitulé:
-_Ce qu'on faisait en 1817._ La Restauration fut notre mère; est-ce à
-nous de lui arracher son manteau après sa mort et de montrer sa nudité
-à ses ennemis pour leur donner la mauvaise joie de ses ridicules et de
-ses fous rires?
-
-Non, la bienséance, même quand elle est triste, n'est pas seulement
-une convenance, elle est une vertu! C'est la fidélité des
-catastrophes; n'y manquons pas, le ridicule est le père des régicides.
-
-Ce n'est pas à l'enfant sublime de Chateaubriand de donner le signal
-du rire aux hommes qui rient du malheur et de l'infirmité du
-vieillard.
-
-Effacez ce chapitre: la verve moqueuse ne donne de l'esprit qu'aux
-méchants; le génie est bon, car il est divin.
-
-Et puis une autre raison encore me fait aimer et respecter Victor
-Hugo: nous avons presque commencé ensemble cette longue traversée de
-la vie, où le hasard, qui est Dieu aussi, fait embarquer à la même
-date, sur la même nef, dans les mêmes circonstances et sur la même
-mer, ces passagers plus ou moins mémorables qu'on appelle des
-contemporains.
-
-Nous avons navigué quarante ans ensemble à travers calme et tempêtes,
-orages et bonaces, vents contraires, variables, alizés, pour atteindre
-ce même bord de ce même autre monde que nous sommes près d'atteindre
-tous les deux.
-
-Nous avons fait tous deux d'illustres naufrages: l'un, échoué sur un
-bel écueil, au milieu du libre Océan; l'autre, sur la vase d'une
-ingrate patrie, la quille à sec, les voiles en lambeaux, les mâts
-brisés, le gouvernail aux mains du hasard; l'un, plein d'espérances et
-de nobles illusions, ces mirages de la seconde jeunesse des hommes
-forts; l'autre, découragé, trouvant les hommes toujours les mêmes dans
-tous les siècles, et n'attendant d'eux dans l'avenir que l'éternelle
-vicissitude de leur nature, qui naît, qui se remue, qui se répète et
-qui meurt, pour se répéter encore jusqu'à satiété!
-
-Lisez et comprenez l'histoire.
-
-
-IX.
-
-Je n'ai pas renoncé à l'espérance pour le genre humain; mais, comme un
-avare plusieurs fois volé, je l'ai placée, comme mon trésor, dans un
-autre monde où les hommes ne seront plus des hommes, mais des êtres de
-lumière et de justice, sans inconstance, sans ignorance, sans
-passions, sans faiblesses, sans infirmités, sans misères, sans mort,
-c'est-à-dire le contraire de ce qu'ils sont ici-bas: le monde des
-utopistes, le paradis des belles imaginations, la société d'Hugo et de
-ses pareils!
-
-Quand on a navigué ainsi ensemble un certain nombre d'années, on
-arrive à s'aimer par similitude de destinées, par sympathie de
-spectacles et de misères, par conformité de lieux, de temps, de
-cohabitation morale dans un même navire, voguant vers un rivage
-inconnu.
-
-Être contemporains, c'est presque être amis, si l'on est bons; la
-terre est un foyer de famille, la vie en commun est une parenté. On
-peut différer d'idées, de goûts, de convictions même, pendant qu'on
-flotte, mais on ne peut s'empêcher de sentir une secrète tendresse
-pour ce qui flotte avec vous.
-
-Voilà mes sentiments pour Hugo; je crois que les siens sont identiques
-pour moi. Nous sommes divers, je ne dis pas égaux, mais nous nous
-aimons.
-
-
-X.
-
-Voici un souvenir qui me revient, et qui dit bien ce que nous sommes
-l'un à l'égard de l'autre.
-
-Le lendemain de la répudiation du drapeau rouge, le dimanche qui
-suivit la révolution du 24 février 1848, le peuple bouillonnait encore
-sur la place de Grève, ce _mont Aventin_ des insensés, où se
-proclamait la loi agraire de Paris.
-
-Nous avions résolu, après la victoire symbolique du drapeau tricolore,
-de fixer la Révolution, qui reculait déjà dans le possible, en la
-passant en revue tout entière au milieu de la place de la Bastille, et
-de la rallier avec tous les citoyens et toute la garde nationale,
-cette raison et cette force irrésistibles, à la vraie France, en la
-montrant vaste, enthousiaste, unanime, aux démagogues et aux
-songe-creux de l'utopie.
-
-Pendant que les derniers lambeaux de drapeaux rouges se détachaient
-des boutonnières et descendaient un à un des balcons et des fenêtres
-des maisons en face de l'Hôtel de Ville, d'épaisses colonnes,
-débouchant du quai, fendaient les flots de la multitude, se
-dirigeaient vers les portes comme un second débordement, et montaient
-à l'assaut des escaliers et des salles, apportant pour _ultimatum_
-l'organisation du travail, ce rêve-cauchemar d'un autre dormeur
-éveillé.
-
-«Ouvrez-leur les portes toutes larges, et laissez-les entrer, eux et
-leurs songes,» criai-je du haut du balcon.
-
-Ils inondèrent le palais.
-
-Leur physionomie était honnête, mais tendue comme par une résolution
-sourde et décidée à ne rien modifier, par inintelligence de ses
-programmes.
-
-J'allai au-devant d'eux dans une vaste enceinte, et, me plaçant devant
-une grande table qui rompait la colonne et qui m'empêchait d'en être
-submergé, j'attendis que la plénitude du lieu rendît la foule
-immobile, et, m'adressant aux premiers rangs, composés des chefs, au
-milieu desquels rayonnaient quelques belles figures d'artisans plus
-éclairées que les autres des rayons du bon sens qui transperce
-l'ignorance et la force brutale des masses:
-
-«--Que demandez-vous de nous?» leur dis-je.
-
-«--Nous voulons, me répondirent-ils, l'organisation du travail ou
-rien!» Et la salle entière retentit des vociférations approbatives de
-la résolution des chefs.
-
-«--Pouvez-vous me dire ce que c'est que l'organisation du travail?»
-leur répliquai-je.
-
-Ils se regardèrent et se turent.
-
-«--Mais, c'est le travail organisé de manière que la concurrence soit
-détruite et n'avilisse pas nos produits et nos salaires.
-
-«--Bien, dis-je; mais, si la concurrence est détruite, que devient le
-droit le plus précieux du travailleur, la liberté du travail?»
-
-Ils s'embarrassèrent davantage, et firent un chaos de réponses
-confuses et contradictoires tellement absurdes et révoltantes que des
-foules d'objections et de murmures s'élevèrent de leurs propres rangs
-contre les solutions bizarres de ces métaphysiciens sur parole. Ce ne
-fut plus une discussion, ce fut un _pandémonium_ d'absurdités.
-
-Je demandai le silence.
-
-«--Écoutez-moi bien,» leur dis-je alors en prenant résolument la
-parole; et bien m'en prit d'avoir profondément étudié trente ans
-l'économie politique pour leur classifier à eux-mêmes leurs tendances,
-et leur démontrer, dans une longue et cordiale improvisation, que ce
-qu'ils demandaient, c'était tout simplement la tyrannie la plus
-meurtrière des classes laborieuses, le monopole le plus insolent qui
-ait jamais abâtardi l'espèce humaine en masse, pour créer, par ce
-monopole, le privilége des classes renversées, de l'aristocratie de la
-main-d'oeuvre contre la démocratie des producteurs et des
-consommateurs;
-
-«--Écoutez-moi bien, leur dis-je, je vais vous faire ma profession de
-foi d'ignorance. Je ne me crois ni plus ni moins d'intelligence que la
-généralité des hommes de mon siècle, et, à mon tour, je vous déclare
-que j'ai appliqué, pendant la moitié de ma vie, toute l'intelligence
-telle quelle dont Dieu m'a plus ou moins doué à comprendre ce que vos
-apôtres et vos faux prophètes vous promettent dans ce que vous appelez
-l'organisation du travail, et que, malgré toute mon application et
-tous mes efforts, il m'a été impossible d'y rien comprendre. Ce serait
-donc à moi à vous demander de me déchiffrer cette énigme, et de me
-révéler ce que vous croyez comprendre. Je vous donne encore une fois
-la parole. Voyons, essayez; j'écoute, puissé-je ratifier ce que vous
-aurez éclairci!»
-
-Ils se turent, en commençant à donner quelques signes d'étonnement et
-de doute sur leurs figures.
-
-«--Eh bien, leur dis-je, je vais vous définir à mon tour le seul
-socialisme vrai qui vous travaille et qui vous pousse à votre insu
-ici, pour exiger ce que vous ne savez pas définir, et dont vous croyez
-que nous avons le secret et la formule.
-
-«Selon moi, le voici.»
-
-
-XI.
-
-Alors, usant largement de l'attention passionnée qu'ils accordaient à
-ma personne et à mes paroles, je leur démontrai, avec une énergique
-sincérité, que personne n'avait le secret de l'organisation du
-travail, ni d'une organisation de fond en comble, d'une organisation
-parfaite de la société, dite socialisme, où il n'y aurait plus ni
-inégalité, ni injustice, ni luxe, ni misère; qu'une telle société ne
-serait plus la terre, mais le paradis; que tout le monde s'y
-reposerait dans un repos si parfait et si doux que le mouvement même y
-cesserait à l'instant, car personne n'aurait le désir de respirer
-seulement un peu plus d'air que son voisin; que ce ne serait plus la
-vie, mais la mort; que l'égalité des biens était un rêve tellement
-absurde dans notre condition humaine que, lors même qu'on viendrait à
-partager à parts égales le matin, il faudrait recommencer le partage
-le soir, car les conditions auraient changé dans la journée par la
-vertu ou le vice, la maladie ou la santé, le nombre des vieillards ou
-des enfants survenus dans la famille, le talent ou l'ignorance, la
-diligence ou la paresse de chaque partageur dans la communauté, à
-moins qu'on n'adoptât l'égalité des salaires pour tous les salariés,
-laborieux ou paresseux, méritant ou ne méritant pas leur pain; que le
-repos et la débauche vivraient aux dépens du travail et de la vertu,
-formule révoltante, quoique évangélique, de M. Louis Blanc, dont la
-seule énonciation faisait rire leur bon sens; à moins cependant,
-ajoutai-je encore, que le travail libre ne devînt travail forcé pour
-toute la société, que des répartiteurs du salaire, le fouet ou le
-glaive à la main, ne fussent chargés de faire travailler tout le
-monde, et que la société des blancs ne fut réduite à une horde
-d'esclaves, chassés chaque matin de leurs cases communes au travail
-uniforme, par des conducteurs de nègres blancs!
-
-«Quel perfectionnement social!» m'écriai-je au milieu du rire de
-l'auditoire,» et combien la société de tels socialistes ferait envier
-aux hommes le sort de la brute ruminante, qui va du moins paître en
-liberté et en paix l'herbe qu'elle ne mesure qu'à sa faim! Non, ce
-n'est pas l'organisation forcée du travail que vous pouvez demander.»
-
-«--Non! non! non!» s'écrièrent-ils.
-
-«--Eh bien! il n'y en a pas d'autre; je vous défie tous d'en trouver
-une autre: donc il n'y a pas d'organisation du travail, de
-distribution des richesses forcée, autre que la distribution par la
-liberté, par la concurrence, par l'économie des travailleurs, et par
-les besoins des consommations libres, des capitalistes, etc.
-
-«Savez-vous, encore une fois, ce que vous voulez? Vous voulez que le
-capital, qui appartient à tous, et qui n'est que le réservoir du
-nécessaire et du superflu de tout le monde, soit libre comme le
-travail, car, s'il n'est pas libre, il se cachera, il ne se montrera
-plus, il ne consommera plus, et par là même il fera mourir de faim le
-travailleur, en cessant de se répandre en salaires, et de s'accumuler
-en économies nouvelles, qui forment à leur tour des capitaux, et qui,
-en se dépensant, reforment des salaires, de manière que tout le monde
-jouisse et travaille à la fois pour jouir à son tour.»
-
-«--Oui! oui! c'est cela!» murmura de toutes parts le bon sens de la
-foule, qui commençait à revenir à l'évidence.
-
-«Mais vous ne voulez pas,» continuai-je, «et vous avez raison de ne
-pas vouloir qu'il y ait des misères incurables et imméritées, comme la
-société mal inspirée en est pleine. Vous ne voulez pas que le père et
-la mère malades, chargés de trop d'enfants en bas âge, et retenus par
-la maladie dans leur grenier, voient périr sans soins, sans lait, sans
-pain, sans feu, sans asile, les fruits de leur union abandonnés au
-hasard. Vous ne voulez pas, etc.»
-
-Je leur énumérai ici les misères innombrables et imméritées auxquelles
-la famille du prolétaire est sujette par le chômage, le veuvage, la
-caducité, l'abandon, le dénûment des orphelins, et tous les cas où la
-providence tutélaire d'une société bien inspirée doit s'étendre par
-l'oeil et par la main d'un gouvernement sérieusement populaire, où
-elle doit intervenir afin de soulager et de rectifier des misères
-imméritées par des secours actifs et par la charité sociale.
-
-Ils parurent satisfaits et reconnaissants de cette énumération, de ces
-bonnes volontés des gouvernants en faveur des misérables, et crièrent
-de toutes parts: «--Oui! oui! c'est ce que nous voulons!»
-
-«--Eh bien! ajoutai-je en concluant, vous reconnaissez donc qu'il n'y
-a qu'un seul socialisme pratique: c'est la fraternité volontaire et
-active de tous envers chacun, c'est une religion de la misère, c'est
-le coeur obligatoire du pays rédigé en lois d'assistance. Eh bien,
-c'est ce que l'intelligence de la nation vous donnera quand toutes les
-classes, tous les capitaux, tous les salaires, tous les droits, tous
-les devoirs, représentés dans la législation par le suffrage
-proportionné de tous, auront choisi le suffrage universel à plusieurs
-degrés pour l'harmonie sociale; mais c'est ce qu'aucun homme sensé et
-consciencieux ne consentira jamais à vous donner dans ce que vous
-appelez l'organisation du travail ou socialisme radical, qu'on vous a
-amenés à vociférer ici sans en comprendre l'exécrable non-sens!»
-
-Tous applaudirent, et tous se déclarèrent éclairés et satisfaits,
-évacuèrent les escaliers et remplirent la place de Grève de cris de:
-_Vive Lamartine!_ Ce ne fut pas là un triomphe de trois jours contre
-la démagogie du drapeau rouge, ce fut le triomphe du sens commun
-contre une idée fausse.
-
-
-XII.
-
-Nous nous mîmes en marche à travers une foule innombrable vers la
-place de la Bastille; deux millions d'hommes de Paris et des villes et
-villages nous y attendaient, les uns sous les armes, les autres
-désarmés. Nous venions sceller avec eux, fixer et borner la révolution
-encore débordante, et leur rendre compte de leur propre vertu. Le sage
-et courageux Dupont (de l'Eure), notre président, qui m'avait donné
-en secret, par écrit, sa survivance pendant les tempêtes du premier et
-du second jour, parla en notre nom à tous. On applaudit ses cheveux
-blanchis dans la vertu civique.
-
-Le défilé commença; il devait durer plus d'un jour.
-
-
-XIII.
-
-D'autres devoirs, également urgents, m'appelaient à l'hôtel des
-Affaires-Étrangères, envahi, depuis le 24 février, par des hommes
-inconnus et armés, qu'il fallait refouler et convertir en gardes
-volontaires, pour préserver les archives diplomatiques de l'État.
-
-Je m'enveloppai de mon manteau, et je me glissai inaperçu et inconnu
-entre deux files de grenadiers avec lesquels je marchai un moment.
-Puis, obliquant à gauche d'un mouvement insensible, je me lançai dans
-la mer d'hommes de toutes conditions qui couvrait la place de la
-Bastille, à l'embouchure de la rue Saint-Antoine. Je parvins à peu
-près au milieu sans avoir le malheur d'être reconnu, et j'allais
-entrer dans les rues à droite pour m'évader par les rues vides
-parallèles aux boulevards, lorsqu'un froissement de la foule fît
-glisser mon manteau de mes épaules; je me baissais pour le ramasser
-dans la boue, quand je fus reconnu par un artiste alors très-célèbre,
-Cellarius, le musicien de la danse, suivi de quelques-uns de ses
-élèves et de ses amis.
-
-«C'est Lamartine!» s'écria-t-il à demi-voix.
-
-Mais il fut entendu par les spectateurs les plus rapprochés, qui, ne
-respectant pas mon incognito nécessaire, crièrent à l'instant: _Vive
-Lamartine!_ et, se pressant en tumulte autour de moi et du groupe
-formé à l'instant par Cellarius et ses amis pour me protéger contre
-l'enthousiasme populaire, firent retourner peu à peu de la place
-encombrée la foule du côté opposé à la grande revue, et la
-précipitèrent sur mes pas avec une pression et des clameurs d'amour
-que m'avaient values en ce moment ma résistance toute fraîche aux
-sommations armées et réitérées que m'avait adressées la démagogie à
-l'Hôtel-de-Ville.
-
-Je sentis que j'étais étouffé de tendresse et de délire si je ne
-parvenais pas à me glisser dans quelque rue étroite, dont
-l'embouchure, resserrée par les maisons et presque invisible, rompît
-la masse de mes poursuivants et me permît de leur échapper en
-diminuant forcément leur nombre.
-
-«--Y a-t-il près d'ici une telle rue?» demandai-je à voix basse à
-Cellarius.
-
-«--Oui, me dit-il, nous y touchons.
-
-«--Eh bien! hâtons-nous, lui dis-je, de nous y jeter, et que
-quelques-uns de vos amis en disputent un moment l'entrée à la foule:
-pendant ce temps-là, nous gagnerons plus facilement l'issue la plus
-voisine de la place Royale, et, une fois arrivés là, protégés par la
-galerie étroite et longue, j'atteindrai le numéro 6, au fond de la
-voûte qu'habite Hugo, et j'irai lui demander asile contre cet assaut
-de l'enthousiasme. La porte, il m'en souvient, est ferrée, épaisse et
-forte comme la porte d'une citadelle: nous la refermerons sur moi, et
-le peuple, resté dehors, respectera la maison du grand poëte.»
-
-
-XIV.
-
-La manoeuvre que j'avais indiquée à Cellarius réussit, et nous nous
-trouvâmes un moment isolés dans la petite rue de secours conduisant à
-la place Royale; mais bientôt les fenêtres et les portes s'ouvrirent
-au bruit du tumulte qui s'élevait à mon nom devant et derrière moi, et
-la foule, quoique rétrécie par l'obstacle, déboucha avec nous sur la
-place, aux mêmes cris d'amour et de délire répétés de proche en proche
-par ceux qui avaient débouché des petites rues latérales.
-
-Je craignais que cette émotion, toute de reconnaissance et de bonne
-intention au début, ne gagnât de rue en rue la ville, n'accumulât une
-armée entière sur nos pas et ne rallumât dans la multitude l'apparence
-des séditions que nous nous félicitions d'avoir apaisées.
-
-Les arcades étroites de gauche, sous lesquelles nous nous étions
-engouffrés, avaient encore diminué et tronçonné la foule; nous y
-marchions en groupe, à pas précipités, pour atteindre avant elle le
-numéro 6. Déjà les premiers arrivés, qui me précédaient, y frappaient
-à grands coups pour que la porte s'ouvrît à ma fuite; mais le
-concierge, entendant ce tumulte et ces clameurs sans en connaître la
-cause, et craignant un assaut de la maison de son maître, refusait
-d'ouvrir:
-
-«--Ouvrez avec confiance, lui criai-je à demi-voix, ne craignez rien,
-c'est un ami d'Hugo, c'est moi, c'est Lamartine!»
-
-Il entr'ouvrit enfin, juste assez pour me laisser entrer avec deux ou
-trois personnes, puis referma, aidé de nos épaules contre la pression
-croissante de la foule à laquelle nous venions d'échapper. Mais le
-nombre, les cris, les coups contre le bois et le fer des battants
-descellés des gonds, faisaient craindre un assaut qui ébranlerait les
-murailles.
-
-«--N'y a-t-il point, dis-je au concierge, un moyen de sortir d'ici par
-quelque cour de service ouvrant sur une ruelle de derrière, et qui me
-permettrait d'atteindre inaperçu un quartier solitaire et vide? Quand
-je serai sorti, vous ouvrirez sans danger au peuple, et le peuple, ne
-me voyant plus, se retirera paisiblement sans aucune violence de
-curiosité.
-
-«--Venez,» me dit le concierge.
-
-Et il me conduisit dans une petite cour d'écurie. Un tas de pierres,
-me servant d'échelle, me permit d'enjamber un mur de clôture, d'où je
-tombai dans une ruelle aussi silencieuse et aussi déserte qu'un
-cloître de chartreux pendant que les religieux sont au service.
-
-Je la suivis quelque temps comme un oisif qui se promène, et je priai
-un obligeant inconnu, qui avait franchi avec moi la muraille, d'aller
-me chercher un cabriolet à la place la plus voisine où il pourrait en
-rencontrer un.
-
-
-XV.
-
-Pendant qu'il accomplissait ma commission, j'entrai dans une boutique
-de fruitier obscure et presque souterraine; il n'y avait là que deux
-vieilles femmes parfaitement tranquilles, accoudées sur leur
-escabeau, autour d'une petite table, et qui mangeaient leur morceau de
-pain et de fromage, en s'entretenant de la révolution que tout le
-quartier était allé acclamer sur la place de la Bastille.
-
-«--Voulez-vous me permettre, leur dis-je, de me reposer un moment ici
-pendant qu'on me cherche une voiture, et de me rafraîchir, en payant,
-avec un peu de pain, de gruyère et un demi-doigt de vin?
-
-«--Volontiers,» me répondirent-elles sans soupçon.
-
-Et, pendant que je retrempais mes forces à leur table, tout en les
-écoutant causer comme Périclès écoutait la marchande d'herbes
-d'Athènes, le cabriolet longtemps cherché se fit enfin entendre.
-
-Je payai mon écot, je remerciai les deux bonnes femmes, et je montai à
-côté du cocher.
-
-«--Conduisez-moi, lui dis-je, de manière à éviter la rencontre des
-foules ou des colonnes de garde nationale qui sillonnent les grandes
-rues de Paris en ce moment. Je suis pressé; vous me déposerez à la
-hauteur de la rue des Capucines; il faut que je me rende au ministère
-des affaires étrangères.
-
-«--Oui, mon bourgeois,» me dit-il; et il enfila des rues parallèles
-aux boulevards et à la rivière, dont j'ignorais même le nom.
-
-Il tenait à la main une baguette de bois, cassée à l'extrémité, et
-dont il caressait, sans corde ni mèche, la croupe de son cheval
-harassé.
-
-«--Vous voyez bien ce fouet? me dit-il tout en causant, eh bien! je
-l'ai cassé, le 23 au soir, en conduisant dans la brume M. Guizot qui
-s'évadait du ministère des affaires étrangères, où je vous mène
-maintenant; je ne vous demande pas de me le dire, mais, qui sait? vous
-êtes peut-être Lamartine, aujourd'hui? Ainsi va le monde: les plus
-beaux jours ont toujours un lendemain, et les choses roulent comme ma
-roue, tantôt dans l'ornière, tantôt sur le trottoir. Eh! allez donc,»
-ajouta-t-il en parlant à son cheval, et en faisant le geste de faire
-claquer son fouet, qui ne claquait plus.
-
-Voilà comment, poussé par la foule enthousiaste à la porte et dans
-l'escalier d'un pair de France destitué l'avant-veille par un décret
-de ma propre main, j'allais en aveugle chercher sous ses auspices un
-refuge contre l'enthousiasme populaire, et j'y échappais à l'ombre de
-son nom et de son mur!
-
-N'était-ce pas un aruspice? un symbole? un augure? et ne pouvait-on
-pas y voir le génie égaré d'une révolution qui allait à son insu en
-chercher une autre?
-
-_Sibi lampada tradunt!_ Moquez-vous des poëtes, hommes de prose, mais
-craignez-les: ils ont le mot des destinées, et, sans le savoir, ils le
-prononcent!
-
-
-XVI.
-
-Hugo, certes, était bien loin de songer alors à reprendre en
-sous-oeuvre une révolution sociale, pendant que nous étions occupés,
-au risque de notre popularité, de notre fortune et de notre vie, à en
-restreindre et à en régulariser une autre.
-
-Il publia, quelques semaines après, une profession de foi
-conservatrice, où le courage parlait la langue de la raison au
-peuple. Ses fils travaillaient dans mon cabinet, aux Affaires
-étrangères; j'étais fier du nom, et, en lisant dans les journaux ce
-programme de la république de propriété, d'ordre et de vraie liberté
-signé Hugo, je me félicitais qu'un si puissant esprit s'engageât dans
-l'armée où je servais moi-même la cause des améliorations populaires
-possibles, contre les démagogues de la rue, ces rêveurs de sang et de
-guerre, et contre les utopistes, ces démagogues de l'idée. Une telle
-éloquence était une grande force que Dieu nous prêtait pour imposer à
-la multitude.
-
-On sait, ou on ne sait pas comment tout cela, si bon et si consolant
-sous l'Assemblée constituante, c'est-à-dire sous la France
-représentée, s'est brouillé sous l'Assemblée législative,
-représentation des partis qui ne sont plus la France, mais le fantôme
-de la France de 1793.
-
-Puis le coup d'État, trop appelé par la panique de la France, est
-venu, puis la confusion des langues, puis les exils, puis les
-amnisties, puis des pamphlets que nous déplorons, puis des poésies
-vengeresses, dont nous n'admirons que la verve, diatribes du génie
-qui stigmatisent des noms propres, que la colère peut écrire d'une
-main, mais que l'autre main doit raturer: car, en politique, on peut
-combattre, jamais insulter!
-
-Puis les MISÉRABLES, dont nous allons vous parler, critique excessive,
-radicale et quelquefois injuste d'une société qui porte l'homme à haïr
-ce qui le sauve, l'ordre social, et à délirer pour ce qui le perd: le
-rêve antisocial de l'_idéal indéfini_!
-
-
-XVII.
-
-Mais tout cela, bien que cela m'eût quelquefois contristé et attristé,
-n'avait pas effleuré nos coeurs, ni altéré notre amitié; les
-intentions étaient sauves, le prodigieux talent grandissait au lieu de
-décroître, et des vers où l'amitié s'immortalise, vers généreux que je
-retrouve aujourd'hui avec orgueil dans mon coeur, s'élevaient entre
-Hugo et moi comme une muraille de diamant contre toute division
-possible de nos coeurs, quels que fussent les dissentiments sociaux ou
-politiques.
-
-Comment pourrais-je oublier jamais cette ode de 1825, à Lamartine, qui
-éleva mon nom plus haut cent fois que la réalité, sur le souffle d'un
-tourbillon d'amitié, vent d'équinoxe du printemps, qui prend une
-feuille et qui la porte aussi haut qu'un astre?
-
-Ces vers, les voici: qu'on me permette d'ouvrir quelquefois mon écrin,
-comme un roi fugitif et découronné, et d'y contempler le plus beau
-joyau de ma couronne quand Hugo m'avait fait roi, maintenant que le
-sort m'a fait mendiant, mendiant non pour moi, mais pour mes frères!
-
-Ces vers, lisez, encore une fois, les voici; j'oublie, en les
-transcrivant, celui pour qui ils furent écrits, mais jamais celui qui
-les écrivit:
-
-
-ODE À M. A. DE LAMARTINE
-
-PAR M. VICTOR HUGO.
-
-I.
-
- Pourtant je m'étais dit: «Abritons mon navire;
- Ne livrons plus ma voile au vent qui la déchire;
- Cachons ce luth. Mes chants peut-être auraient vécu!..
- Soyons comme un soldat qui revient sans murmure
- Suspendre à son chevet un vain reste d'armure,
- Et s'endort, vainqueur ou vaincu!»
-
- Je ne demandais plus à la muse que j'aime
- Qu'un seul chant pour ma mort, solennel et suprême!
- Le poëte avec joie au tombeau doit s'offrir;
- S'il ne souriait pas au moment où l'on pleure,
- Chacun lui dirait: «Voici l'heure!
- Pourquoi ne pas chanter, puisque tu vas mourir?»
-
- C'est que la mort n'est pas ce qu'une foule en pense!
- C'est l'instant où notre âme obtient sa récompense,
- Où le fils exilé rentre au sein paternel.
- Quand nous penchons près d'elle une oreille inquiète,
- La voix du trépassé, que nous croyons muette,
- A commencé l'hymne éternel.
-
-
-II.
-
- Plus tôt que je n'ai dû, je reviens dans la lice;
- Mais tu le veux, ami! ta muse est ma complice;
- Ton bras m'a réveillé; c'est toi qui m'as dit: «Va!
- Dans la mêlée encor jetons ensemble un gage.
- De plus en plus elle s'engage.
- Marchons, et confessons le nom de Jéhova!»
-
- J'unis donc à tes chants quelques chants téméraires.
- Prends ton luth immortel: nous combattrons en frères,
- Pour les mêmes autels et les mêmes foyers.
- Montés au même char, comme un couple homérique,
- Nous tiendrons, pour lutter dans l'arène lyrique,
- Toi la lance, moi les coursiers.
-
- Puis, pour faire une part à la faiblesse humaine,
- Je ne sais quelle pente au combat me ramène.
- J'ai besoin de revoir ce que j'ai combattu,
- De jeter sur l'impie un dernier anathème,
- De te dire, à toi, que je t'aime,
- Et de chanter encore un hymne à la vertu!
-
-
-III.
-
- Ah! nous ne sommes plus au temps où le poëte
- Parlait au ciel en prêtre, à la terre en prophète!
- Que Moïse, Isaïe, apparaisse en nos champs,
- Les peuples qu'ils viendront juger, punir, absoudre,
- Dans leurs yeux pleins d'éclairs méconnaîtront la foudre
- Qui tonne en éclats dans leurs chants.
-
- Vainement ils iront s'écriant dans les villes:
- «Plus de rébellions! plus de guerres civiles!
- Aux autels du Veau d'or pourquoi danser toujours?
- Dagon va s'écrouler; Baal va disparaître.
- Le Seigneur a dit à son prêtre:
- --Pour faire pénitence, ils n'ont que peu de jours!»
-
- «Rois, peuples, couvrez-vous d'un sac souillé de cendre:
- Bientôt sur la nuée un juge doit descendre.
- Vous dormez! que vos yeux daignent enfin s'ouvrir.
- Tyr appartient aux flots, Gomorrhe à l'incendie:
- Secouez le sommeil de votre âme engourdie,
- Et réveillez-vous pour mourir!
-
- «Ah! malheur au puissant qui s'enivre en des fêtes,
- Riant de l'opprimé qui pleure, et des prophètes!
- Ainsi que Balthazar ignorant ses malheurs,
- Il ne voit pas, aux murs de la salle bruyante,
- Les mots qu'une main flamboyante
- Trace en lettres de feu parmi les noeuds de fleurs!
-
- «Il sera rejeté comme ce noir génie
- Effrayant par sa gloire et par son agonie,
- Qui tomba jeune encor, dont ce siècle est rempli.
- Pourtant Napoléon du monde était le faîte,
- Ses pieds éperonnés des rois pliaient la tête,
- Et leur tête gardait le pli.
-
- «Malheur donc!--Malheur même au mendiant qui frappe,
- Hypocrite et jaloux, aux portes du satrape!
- À l'esclave en ses fers! au maître en son château!
- À qui, voyant marcher l'innocent aux supplices
- Entre deux meurtriers complices,
- N'étend point sous ses pas son plus riche manteau!
-
- «Malheur à qui dira: «Ma mère est adultère!»
- À qui voile un coeur vil sous un langage austère!
- À qui change en blasphème un serment effacé!
- Au flatteur médisant, reptile à deux visages!
- À qui s'annoncera sage entre tous les sages!
- Oui, malheur à cet insensé!
-
- «Peuples, vous ignorez le Dieu qui vous fit naître;
- Et pourtant vos regards le peuvent reconnaître
- Dans vos biens, dans vos maux, à toute heure, en tout lieu!
- Un Dieu compte vos jours, un Dieu règne en vos fêtes;
- Lorsqu'un chef vous mène aux conquêtes,
- Le bras qui vous entraîne est poussé par un Dieu!
-
- «À sa voix, en vos temps de folie et de crime,
- Les révolutions ont ouvert leur abîme.
- Les justes ont versé tout leur sang précieux;
- Et les peuples, troupeau qui dormait sous le glaive,
- Ont vu, comme Jacob, dans un étrange rêve,
- Des anges remonter aux cieux.
-
- «Frémissez donc! Bientôt, annonçant sa venue,
- Le clairon de l'archange entr'ouvrira la nue.
- Jour d'éternels tourments! jour d'éternel bonheur!
- Resplendissant d'éclairs, de rayons, d'auréoles,
- Dieu vous montrera vos idoles,
- Et vous demandera: «Qui donc est le Seigneur?»
-
- «La trompette, sept fois sonnant dans les nuées,
- Poussera jusqu'à lui, pâles, exténuées,
- Les races à grands flots se heurtant dans la nuit;
- Jésus appellera sa mère virginale;
- Et la porte céleste, et la porte infernale,
- S'ouvriront ensemble avec bruit!
-
- «Dieu vous dénombrera d'une voix solennelle.
- Les rois se courberont sous le vent de son aile;
- Chacun lui portera son espoir, ses remords.
- Sous les mers, sur les monts, au fond des catacombes,
- À travers le marbre des tombes,
- Son souffle remuera la poussière des morts!
-
- «Ô siècle, arrache-toi de tes pensers frivoles!
- L'air va bientôt manquer dans l'espace où tu voles.
- Mortels! gloire, plaisirs, biens, tout est vanité!
- À quoi pensez-vous donc, vous qui dans vos demeures
- Voulez voir en riant entrer toutes les heures!...
- L'Éternité! l'Éternité!»
-
-
-IV.
-
- Nos sages répondront: «Que nous veulent ces hommes?
- Ils ne sont pas du monde et du temps dont nous sommes.
- Ces poëtes sont-ils nés au sacré vallon?
- Où donc est leur Olympe? où donc est leur Parnasse?
- Quel est leur Dieu qui nous menace?
- A-t-il le char de Mars? a-t-il l'arc d'Apollon?
-
- «S'ils veulent emboucher le clairon de Pindare,
- N'ont-ils pas Hiéron, la fille de Tyndare,
- Castor, Pollux, l'Élide et les jeux des vieux temps,
- L'arène où l'encens roule en longs flots de fumée,
- La roue aux rayons d'or de clous d'airain semée,
- Et les quadriges éclatants?
-
- «Pourquoi nous effrayer de clartés symboliques?
- Nous aimons qu'on nous charme en des chants bucoliques:
- Qu'on y fasse lutter Ménalque et Palémon.
- Pour dire l'avenir à notre âme débile,
- On a l'écumante sibylle,
- Que bat à coups pressés l'aile d'un noir démon.
-
- «Pourquoi dans nos plaisirs nous suivre comme une ombre?
- Pourquoi nous dévoiler dans sa nudité sombre
- L'affreux sépulcre, ouvert devant nos pas tremblants?
- Anacréon, chargé du poids des ans moroses,
- Pour songer à la mort se comparait aux roses
- Qui mouraient sur ses cheveux blancs.
-
- «Virgile n'a jamais laissé fuir de sa lyre
- Des vers qu'à Lycoris son Gallus ne pût lire.
- Toujours l'hymne d'Horace au sein des ris est né;
- Jamais il n'a versé de larmes immortelles:
- La poussière des cascatelles
- Seule a mouillé son luth de myrtes couronné!»
-
-
-V.
-
- Voilà de quels dédains leurs âmes satisfaites
- Accueilleraient, ami, Dieu même et ses prophètes!
- Et puis tu les verrais, vainement irrité,
- Continuer, joyeux, quelque festin folâtre,
- Ou, pour dormir aux sons d'une lyre idolâtre,
- Se tourner de l'autre côté.
-
- Mais qu'importe? Accomplis ta mission sacrée.
- Chante, juge, bénis; ta bouche est inspirée!
- Le Seigneur en passant t'a touché de sa main;
- Et, pareil au rocher qu'avait frappé Moïse
- Pour la foule au désert assise,
- La poésie en flots s'échappe de ton sein.
-
- Moi, fussé-je vaincu, j'aimerai ta victoire.
- Tu le sais, pour mon coeur, ami de toute gloire,
- Les triomphes d'autrui ne sont pas un affront.
- Poëte, j'eus toujours un chant pour les poëtes;
- Et jamais le laurier qui pare d'autres têtes
- Ne jeta d'ombre sur mon front!
-
- Souris même à l'envie amère et discordante;
- Elle outrageait Homère, elle attaquait le Dante:
- Sous l'arche triomphale elle insulte au guerrier.
- Il faut bien que ton nom dans ses cris retentisse:
- Le temps amène la justice:
- Laisse tomber l'orage et grandir ton laurier!
-
-
-VI.
-
- Telle est la majesté de tes concerts suprêmes,
- Que tu sembles savoir comment les anges mêmes
- Sur les harpes du ciel laissent errer leurs doigts:
- On dirait que Dieu même, inspirant ton audace,
- Parfois dans le désert t'apparaît face à face,
- Et qu'il te parle avec la voix!
-
-
-XVIII.
-
-On est homme public, mais on est homme avant tout. Comment répudier
-jamais de pareils souvenirs? Ces souvenirs m'imposaient un devoir
-quand Hugo m'envoya ses _Misérables_. Je me sentis, en les lisant,
-tout à la fois ébloui et alarmé. Je sentis que la société, qui est mon
-idole, recevait là un coup très-rude, pas mortel, car elle est de
-Dieu, et rien de divin ne peut périr de main d'homme; mais une de ces
-contusions sourdes, une de ces blessures profondes sur lesquelles il
-faut verser beaucoup d'huile et de baume pour en éteindre le feu, et
-en assainir la malignité.
-
-Je me sentis pressé d'écrire ce que je pensais de cette critique
-éloquente, passionnée, radicale, prolétaire, de la société. Mais
-l'idée d'écrire sur l'oeuvre d'un homme proscrit par lui-même sans
-doute, mais enfin proscrit par les circonstances, comme ferait à
-peine un ennemi, cette idée, sans convenance et sans mémoire, ne me
-vint même pas; il y a des tentations qui ne surgissent que dans des
-âmes infimes, dignes d'être tentées par ce qui est abject comme elles.
-
-J'écrivis à Hugo pour lui dire «que je l'avais lu, que j'étais tour à
-tour ravi du talent, blessé du système; que la critique radicale de la
-société, chose sacrée parce qu'elle est nécessaire, chose imparfaite
-parce qu'elle est humaine, m'était antipathique; que, si j'écrivais
-sur son livre, je respecterais avant tout l'homme, l'amitié, le
-suprême talent, le génie, cette épopée du talent; mais qu'en
-confessant mon admiration pour le talent, il me serait impossible de
-ne pas combattre à armes cordiales le système; et qu'en combattant le
-système, je froisserais peut-être involontairement l'homme et
-l'oeuvre; que par conséquent j'attendrais sa réponse avant d'écrire
-une ligne de l'admiration et de la réprobation qui bouillonnaient en
-moi; et que, s'il craignait que la condamnation des idées du livre ne
-blessât le moins du monde en lui l'homme et l'ami, je n'écrirais
-rien, car, même pour défendre la société, il ne faut jamais, comme un
-vil séide, enfoncer même une épingle au coeur d'un ami, et qu'il me
-répondît donc, s'il le jugeait à propos; que, s'il ne me répondait
-pas, j'interpréterais son silence, et je n'écrirais rien.»
-
-Il me répondit deux ou trois fois, en me remerciant et en m'octroyant,
-comme un homme fort, pleine licence d'écrire ma pensée contre sa
-pensée.
-
-«Si le _radical_ c'est l'_idéal_, oui, je suis radical, disait-il dans
-les justifications éloquentes de ses intentions d'écrivain; oui, à
-tous les points de vue, je comprends, je veux et j'appelle le mieux;
-le mieux, quoique dénoncé par un proverbe, n'est pas l'ennemi du bien,
-car cela reviendrait à dire: Le mieux est l'ami du mal....
-
-«Oui, une société qui admet la misère... oui, une humanité qui admet
-la guerre, me semblent une société, une humanité inférieures, et c'est
-vers la société d'en haut, vers l'humanité d'en haut que je tends,
-société sans rois, humanité sans frontières...
-
-«Je veux universaliser la propriété, ce qui est le contraire de
-l'abolir, en supprimant le parasitisme, c'est-à-dire arriver à ce but:
-tout homme propriétaire et aucun homme maître. Voilà pour moi la
-véritable économie sociale, et, parce que le but est éloigné, est-ce
-une raison pour n'y pas marcher?...
-
-«Oui, autant qu'il est permis à l'homme de vouloir, je veux détruire
-la fatalité humaine; je condamne l'esclavage, je chasse la misère,
-j'enseigne l'ignorance, je traite la maladie, j'éclaire la nuit, je
-hais la haine... Voilà ce que je suis, et voilà pourquoi j'ai écrit
-les MISÉRABLES.
-
-«Dans ma pensée, les _Misérables_ ne sont autre chose qu'un livre
-ayant la fraternité pour base, et le progrès pour cime.
-
-«Maintenant, prenez ce livre et pesez-le. Les conversations
-littéraires entre lettrés sont ridicules; mais le débat politique et
-social entre pairs, c'est-à-dire entre philosophes, est grave et
-fécond.
-
-«Vous voulez évidemment, en grande partie du moins, ce que je veux.
-Seulement, peut-être souhaitez-vous la pente encore plus adoucie;
-quant à moi, les violences et les représailles sévèrement écartées,
-j'avoue que, voyant tant de souffrances, j'opterais pour le plus court
-chemin!
-
- «Cher Lamartine,
-
-«Il y a longtemps, en 1820, mon premier bégayement de poëte adolescent
-fut un cri d'enthousiasme devant votre éblouissant soleil se levant
-sur le monde. Cette page est dans mes oeuvres et je l'aime; elle est
-là avec beaucoup d'autres qui vous glorifient. Aujourd'hui, vous
-pensez que l'heure est venue de parler de moi, j'en suis fier; _nous
-nous aimons depuis quarante ans et nous ne sommes pas morts_. Vous ne
-voudrez gâter ni ce passé ni cet avenir, j'en suis sûr; faites donc de
-mon livre ce que vous voudrez: il ne peut sortir de vos mains que de
-la lumière!
-
- «Votre vieil ami,
-
- «Victor HUGO.»
-
-Cette belle lettre, aussi cordiale que confiante en soi-même et dans
-mon amitié, étant reçue, j'écrivis, sans crainte de blesser l'homme en
-combattant le système, ce qui suit, mais sans crainte aussi de
-démontrer ce que je crois la vérité sociale suprême à tous les hommes
-et même à tous les génies. Je pris la forme qui me parut la plus
-naturelle et la plus instructive, celle du dialogue entre un vrai
-_misérable_ de ma connaissance et moi. Je dis un vrai _misérable_,
-parce que le titre du livre de Victor Hugo est faux, que ses
-personnages ne sont pas les _misérables_, mais les _coupables_ et les
-_paresseux_, car presque personne n'y est innocent, et personne n'y
-travaille, dans cette société de voleurs, de débauchés, de fainéants,
-de filles de joie et de vagabonds; c'est le poëme des vices trop punis
-peut-être, et des châtiments les mieux mérités.
-
-C'est là ce qui a frappé au premier coup d'oeil tous les lecteurs.
-
-Jean Valjean est un voleur bien intentionné d'abord, puis un
-_récidiviste_ bien conditionné, et bien près d'être un assassin, quand
-il répond à l'hospitalité confiante de l'évêque, son hôte, son sauveur
-et son bienfaiteur, par le vol domestique et par la forte tentation
-de l'égorger pendant son sommeil, et quand il met le pied sur la pièce
-de quarante sous du pauvre enfant son guide, en fermant le poing pour
-l'assommer.
-
-Les Thénardier sont des vampires humains suçant le sang des morts et
-des blessés sur le champ de bataille, volant un enfant à la pauvre
-mère Fantine, volant leurs propres hôtes, volant ou cherchant à voler
-les trésors qu'ils n'ont pas enterrés, cherchant à voler Marius par le
-chantage de la dénonciation, et s'en allant avec le prix de leurs
-crimes voler en Amérique, parce que le terrain du vol leur manque en
-Europe.
-
-Les étudiants volent l'honneur des grisettes; les grisettes, le temps
-et l'argent des étudiants, et les économies de leurs mères.
-
-Les mêmes étudiants, ivrognes précoces ou libertins blasés, devenus
-émeutiers par désoeuvrement, puis républicains par fantaisie, volent
-la vie et le sang de leurs concitoyens dans une barricade servie par
-des gamins de Paris et par des filles des rues, et se font tuer
-eux-mêmes avec autant d'héroïsme que d'indifférence. Vertueux
-meurtriers, vertueux suicides autour d'une table de cabaret! Si l'on
-demandait à l'innocent Marius lui-même: «Pourquoi êtes-vous là?» il
-serait bien embarrassé de répondre, «Par ennui,» répondrait-il
-peut-être, mais à coup sûr pas par opinion.
-
-Dans tout cela, je vois bien l'écume ou la lie d'une société qui
-fermente, mais de vrais misérables sans cause, je n'en vois point,
-excepté les pauvres filles et les petits enfants de Thénardier
-couchés, par la charité d'un jeune bandit des rues, dans la voûte de
-l'éléphant de la Bastille.
-
-
-XIX.
-
-Ce livre d'accusation contre la société s'intitulerait plus justement
-l'_Épopée de la canaille_; or la société n'est pas faite pour la
-canaille, mais contre elle. Prendre les ordres de Valjean contre le
-vol, de Thénardier contre le maraudage, des étudiants contre la
-débauche, des gamins héroïques de Paris et des jeunes émeutiers de la
-barricade sur l'organisation savante du travail et de la société
-parfaite, contre le luxe des riches et contre la misère du chômage du
-peuple, est une homéopathie par le vice, l'ignorance et le sang, qui
-nous laisse quelque doute sur la guérison du corps social. Or, de
-bonne foi, nous ne voyons guère d'autre conclusion à tirer de ce beau
-livre des songes où tout est coupable, excepté le coupable lui-même,
-et où la société est responsable de tout le mal qu'on fait ou qu'on
-subit contre ses prescriptions ou contre ses institutions.
-
-Voici l'histoire de mon misérable à moi. Il existe encore, et on la
-lira bientôt.
-
-
-XX.
-
-Un jeune paysan est élevé, dans un hameau isolé des hautes montagnes,
-par un père vertueux et par une tante pieuse, avec une cousine du même
-âge, fille de sa tante. Les deux enfants grandissent en s'aimant, sans
-savoir ce que c'est que l'amour. La fille garde le troupeau, aidée du
-chien de la maison. Elle est d'une beauté virginale qui excite
-l'admiration de la contrée. Le garde des forêts la voit et il en est
-épris; il la demande en mariage. On la lui refuse; il fait susciter,
-par un avoué complaisant de la ville voisine, un mauvais procès de
-dépossession aux pauvres gens, possesseurs de la chaumière, de
-quelques champs limitrophes et de quelques châtaigniers dont ils
-vivent. La maison presque seule leur reste; ils y souffrent les
-extrémités de la misère.
-
-Un jour, la jeune fille laisse par inadvertance ses chèvres et ses
-chevreaux s'échapper pour aller marauder un brin d'herbe dans la
-partie du domaine qu'ils avaient l'habitude de paître. La bergère s'en
-aperçoit trop tard, lance le chien après les chevreaux pour les
-ramener dans ses limites; les gardes, aux ordres de leur chef, se
-découvrent, tirent sur le troupeau, tuent les chevreaux, cassent une
-jambe au petit chien, atteignent de grains de plomb égarés les
-vêtements et le cou de la jeune fille. Elle se sauve et se réfugie
-tout en sang dans la maison.
-
-Le jeune homme, qui travaillait tout près de là, croit qu'on
-assassine sa cousine; il saisit une carabine au râtelier de la
-cheminée, court au bruit, voit les meurtriers, fait feu et tue
-involontairement le chef des gardes entouré de sa bande. On s'empare
-de lui, on le traîne à la ville comme meurtrier d'un fonctionnaire
-public dans l'exercice de ses fonctions. On le juge, on le condamne à
-mort; il marche au supplice des assassins, etc., etc.
-
-Qu'on se peigne ces quatre misères: l'amante dont on va faire mourir
-le sauveur dans l'ignominie; la tante qui va perdre sa fille unique;
-le père qui va voir tuer son fils et son gagne-pain par la mort du
-coupable involontaire; le fils, enfin, couché sur la paille de son
-cachot, qui pense à sa cousine expirant de douleur, à sa tante, à son
-père expirant de misère, de faim et de honte dans leur masure
-réprouvée des honnêtes gens, à sa propre mort, à lui, et à sa propre
-mémoire entachée d'un meurtre innocent.
-
-Un hasard l'arrache au bourreau; sa peine est commuée en un bagne
-éternel.
-
-Voilà le misérable!
-
-Voilà l'injustice de la société; voilà une de ces mille et mille
-péripéties inhérentes à la vie humaine, où les membres vertueux,
-laborieux, pieux de la famille, sont en même temps les plus vertueux
-et les plus torturés de la société innocente. Aussi là tout le monde
-est malheureux, et personne n'est coupable; la société elle-même n'est
-qu'aveugle, et le juge, en rendant un arrêt consciencieux, ne fait
-qu'un acte de justice et de protection envers elle. Voilà une épopée
-digne du génie de Victor Hugo. Valjean n'est qu'une erreur du poëte.
-
-Premièrement, le poëte calomnie involontairement la justice humaine de
-nos jours, en supposant qu'un jury, qu'on n'accuse pas, à coup sûr,
-d'excès de sévérité, condamne aux galères pour un morceau de pain,
-emprunté plutôt que volé, pour deux enfants qui n'ont plus de lait
-dans la mamelle de leur mère!
-
-Secondement, ce même Valjean devient parfaitement digne des galères
-par le vol, dépourvu de toutes circonstances atténuantes, de
-l'argenterie de l'évêque, et parfaitement caractérisé d'une vraie
-perversité aggravante, par l'hésitation entre assassiner ou épargner
-son sauveur, et parfaitement surchargé d'une criminalité odieuse par
-le vol de la pièce de quarante sous, à main armée, du pauvre enfant
-sans force et sans armes!
-
-Le souvenir de toutes ces férocités de caractère poursuit le lecteur à
-travers le livre; malgré tous les actes de vertu gratuits et toutes
-les philanthropies transcendantes de ce galérien philanthrope, on ne
-voit pas comment tant de raison est survenue dans cet ignorant, tant
-de délicatesse dans cette brute, tant de notions raffinées de
-perfection dans ce forçat qui commence par le larcin, qui marche vers
-le vol, qui se laisse tenter par l'assassinat, et qui finit par
-accuser tout le monde!
-
-Cela nuit terriblement et radicalement à l'intérêt pour cet honnête
-raisonneur, mais auquel, si ce n'était pas le prodigieux talent de son
-biographe, personne de sensé ne serait tenté de s'intéresser, que
-comme on s'intéresse à un monstre d'inconséquence!--C'est un
-chef-d'oeuvre, oui; mais c'est un chef-d'oeuvre d'impossibilité!
-
- LAMARTINE.
-
-
-
-
-LXXXIVe ENTRETIEN.
-
-CONSIDÉRATIONS SUR UN CHEF--D'OEUVRE,
-
-OU
-
-LE DANGER DU GÉNIE.
-
-LES MISÉRABLES, PAR VICTOR HUGO.
-
-DEUXIÈME PARTIE.
-
-
-I.
-
-Pour bien élucider mon sujet, et pour faire constater le livre par ses
-pairs, comme on dit quelquefois, je résolus d'opposer forçat à forçat;
-je prêtai mon exemplaire à un forçat condamné à mort, et, quand il
-l'eut bien lu, bien ruminé, bien absorbé dans le solitaire
-confinement où il est encore, j'allai le trouver un jour de loisir, et
-je lui demandai de m'analyser en liberté ce qu'il avait éprouvé en
-lisant les _Misérables_. Mais, comme ces hommes simples sont aussi les
-plus impressionnables et les plus séductibles de tous les hommes, et
-en même temps les plus incapables d'analyser en masse un ouvrage de
-dix volumes, accumulés d'une main de géant pour mêler le vrai et le
-faux, le raisonnement et le sentiment dans un mouvement d'art
-inextricable, je lui proposai d'en causer à loisir, et de me permettre
-de l'interroger en notant ses réponses. Il se sentit soulagé de la
-confusion de ses idées et de l'incertitude de ses jugements par ce
-mode de dialogue; et, bien qu'il soit resté sensible, et qu'il soit
-devenu homme d'esprit par la longueur de ses détentions, et par ses
-pensées retournées en dedans à force de rêveries, il fut heureux de
-n'avoir pas à faire lui-même le triage formidable de sensations et de
-raisonnements dont il avait eu peur à ma première proposition, et il
-me dit: «Parlez, Monsieur; je ne saurais pas parler, mais je saurai
-peut-être répondre.»
-
-«--Eh bien! parlons,» lui dis-je, et un dialogue de huit matinées
-commença entre nous. Le voici, à peu de chose près, littéral:
-
-MOI.
-
-Eh bien! mon cher Baptistin, vous avez donc lu les _Misérables_?
-Quelle impression ce livre vous a-t-il faite?
-
-LE FORÇAT.
-
-Ma foi! Monsieur, la tête m'en a tourné. J'ai été comme ébloui; j'ai
-cru sentir la voûte du ciel s'écrouler sur moi, le plancher manquer
-sous mes pieds, le soleil et la nuit se confondre et entrer pêle-mêle,
-comme sous un coup de marteau, dans ma tête; je n'ai pas eu le temps
-de respirer, j'étais essoufflé, ou plutôt il m'a semblé que j'étais
-poussé par une main puissante à travers des espaces incommensurables,
-tantôt répugnants, tantôt délicieux, tantôt par force, tantôt par
-plaisir; ici affreuse stérilité, là fécondité prodigieuse, hurlements
-affreux d'un côté, musique caressante de l'autre; allant où je ne
-voulais pas aller, m'arrêtant où je ne voulais pas m'arrêter, mais
-allant toujours, comme si la poigne du Juif errant m'eût déraciné de
-terre pour me contraindre à le suivre jusqu'en enfer; en un mot,
-Monsieur, ce livre m'a souvent révolté, toujours entraîné, et je suis
-arrivé au bout en maudissant la route; mais, comme la roue précipitée
-sur une pente d'abîmes où il lui est impossible de s'arrêter, j'étais
-moulu quand j'ai été au fond.
-
-MOI.
-
-C'est là l'effet du talent de l'écrivain, mon ami. On se livre à lui
-malgré soi; il s'empare de vous; on ne croit que la moitié de ce qu'il
-dit, l'autre moitié vous fait peur ou horreur; on voudrait raisonner
-contre lui, on n'en a pas le temps, on va, on va, on va; c'est ce
-qu'on appelle la verve, la couleur, le feu du génie, le délire de la
-langue, la folie du mouvement. On se dit: «Allons toujours, je
-réfléchirai après.» Les peuples à grande imagination sont tous
-habitués à cet effet du grand style sur leur esprit.
-
-C'est ainsi que les Grecs furent enivrés jadis par les rêveries d'un
-sublime rêveur appelé Platon, qui, dans un livre appelé sa
-_République_, leur écrivit des absurdités contre nature qu'un enfant
-réfuterait, mais qui font les délices du monde depuis plus de deux
-mille ans.
-
-C'est ainsi qu'en Angleterre Thomas Morus écrivit un autre livre
-appelé _Utopie_, où l'homme était reconstruit, non pas sur la nature
-humaine, mais sur la fantasmagorie d'un être idéal.
-
-C'est ainsi que Fénelon écrivit dans _Télémaque_ son utopie de la
-législation de Salente, pour s'être trop grisé de platonisme et aussi
-de christianisme radical.
-
-C'est ainsi que J.-J. Rousseau, presque de nos jours, écrivit de verve
-trois livres d'un style entraînant qui vous empêche de réfléchir: un
-livre chimérique sur l'éducation, appelé _Émile_; un livre immoral et
-raisonneur sur l'amour, appelé _Héloïse_; enfin un livre de fanatique,
-sur la législation des empires, appelé le _Contrat social_, livre où
-toutes les lois sont faites à l'inverse de l'homme, un livre qui
-exalte la liberté et finit par la plus atroce des tyrannies.
-
-C'est ainsi qu'un autre homme du même talent, de la même honnêteté
-délicate que ces quatre ou cinq prophètes des peuples, a vu les
-misères de son siècle et de tous les siècles, a été touché du généreux
-désir de les pallier, a pris la plume et a écrit les _Misérables_,
-livre plus puissant et aussi inconséquent que les livres de ses
-devanciers sur la route des songes; livre populaire, qui fera beaucoup
-de mal au peuple, en le dégoûtant d'être peuple, c'est-à-dire homme et
-non pas Dieu!
-
-Mais enfin, poursuivis-je, que pensez-vous de son héros, Jean Valjean,
-le forçat philanthrope?
-
-LE FORÇAT.
-
-À présent que je suis de sang-froid, Monsieur, me répondit Baptistin,
-le forçat de l'amour, que sa cousine attendait à la geôle de sa maison
-de détention pour le récompenser de tant de malheur souffert pour
-elle, et qui achevait entre l'espérance et l'amour ses dernières
-semaines de captivité; à présent que je suis de sang-froid, il me
-semble que le héros de M. Victor Hugo est bien mal choisi ou bien mal
-imaginé pour en faire l'objet d'un intérêt si tendre, et le modèle de
-si patientes vertus à l'oeil de ses lecteurs.
-
-MOI.
-
-Et pourquoi le pensez-vous?
-
-LE FORÇAT.
-
-Parce que ce Valjean est au fond un très-vilain homme, un homme si
-pervers, si incorrigible, que moi, qui ai fréquenté les bagnes, j'en
-ai vu bien peu d'aussi foncièrement scélérats, d'aussi dénaturés, soit
-par leur dépravation naturelle, soit par le défaut de bonne éducation
-dans leur famille, soit par la passion innée et organique du vol et du
-meurtre, passion qu'on dit héréditaire dans certaines races d'hommes,
-comme chez le renard, le loup ou le tigre.
-
-C'est peut-être un préjugé, Monsieur, je n'ose pas le décider, mais il
-n'en est pas moins vrai que, même parmi nous, les plus pauvres, les
-plus ignorantes des familles du peuple, soit à la ville, soit à la
-campagne, un instinct, absurde peut-être, mais invincible, nous
-inspire partout et toujours une répugnance naturelle pour certaines
-familles entachées de crimes fameux dans quelques-uns de leurs
-membres, et capables, nous le supposons du moins, de retrouver cette
-capacité du crime de génération en génération; nous nous en éloignons
-tant que nous pouvons, nous disons que cette race est mal famée, nous
-ne leur donnons pas nos filles, nous ne permettons pas à nos garçons
-de chercher des femmes parmi eux.
-
-Encore une fois, c'est peut-être un tort, mais c'est un tort tellement
-irréfléchi, tellement naturel, que personne n'y échappe, et que cela
-ressemble terriblement à une révélation du ciel. Faut-il tout vous
-dire? je doute fort que M. Victor Hugo, qui a, dit-on, une charmante
-épouse, des fils de talent, des filles de vertu dans sa famille,
-voulût accorder leur main aux fils ou aux filles de son héros Jean
-Valjean, si Jean Valjean, malgré son trésor dont le premier centime
-était l'argenterie de son évêque ou la pièce de quarante sous du
-pauvre enfant qui lui avait servi de guide, était de condition égale à
-la condition d'un honnête homme de génie.
-
-MOI.
-
-Je crois que vous avez raison, mon cher Baptistin, et que l'instinct,
-cette raison occulte, composée de mille raisons non raisonnées,
-raisonne mille fois mieux que le préjugé, contre lequel tout le génie
-de M. Hugo ne gagnera pas un pouce de terrain.
-
-Amenez-lui un frère de Lacenaire, converti en un Jean Valjean
-philanthrope, et vous verrez s'il lui donnera sa fille, et s'il jouera
-ses' enfants et le renom si pur de sa famille à ce _croix ou pile_ du
-réformateur!
-
-LE FORÇAT.
-
-Comment? si j'ai raison, Monsieur? Mais examinez donc, selon moi, la
-profondeur d'atrocité, et d'atrocité mêlée d'ingratitude et
-d'injustice, de ce brave homme auquel M. Hugo veut nous intéresser!
-
-Voilà une espèce de brute, comme nous dit l'écrivain dans le
-commencement de son histoire, qui a une bonne pensée dans sa vie:
-celle de trouver à tout risque un morceau de pain pour sa belle-soeur
-et ses sept petits enfants.
-
-Il fallait que la Brie et le village de Faverolles, où il travaillait
-à quinze sous par jour pour nourrir neuf personnes, fussent bien
-dépourvus de toute humanité, pour qu'en frappant dans cette extrémité
-à la première porte venue où il y avait du pain noir ou blanc dans la
-huche, riche ou pauvre, même mendiant, ne lui prêtât pas un peu de son
-superflu ou de son nécessaire pour sauver la vie d'un soir à ces
-pauvres petits affamés.
-
-Jamais la charité en nature ne fut plus prodigue de ses secours que
-dans les pauvres chaumières exposées tour à tour à ces dénûments;
-l'aumône est née partout de la misère: aujourd'hui à toi, demain à
-moi.
-
-J'ai été paysan, Monsieur, et je n'ai jamais vu dans nos montagnes le
-pain, le maïs, la rave, le lait de la chèvre ou de la vache manquer à
-l'innocence des enfants ou à la pénurie des vieillards, à quelque
-porte que Dieu vînt y frapper par la main de ces privilégiés de sa
-Providence.
-
-Qu'est-ce donc qu'on dit aux pauvres quand on leur dit: _Frappez et on
-vous ouvrira?_ N'y a-t-il pas une Providence derrière la porte?
-
-MOI.
-
-C'est vrai, mon ami! J'habite depuis soixante-dix ans les plus pauvres
-montagnes de France. J'ai vu des années où le blé était rare et cher,
-et où les châtaignes mêmes manquaient; mais je dois déclarer en toute
-vérité que je n'ai jamais vu une famille indigente souffrir de froid
-et de faim pendant qu'il y avait une étable pour la réchauffer chez
-le voisin, des galettes sur la nappe écrue de la table, du lait dans
-l'écuelle des autres enfants!
-
-Pour les villes et pour les palais des riches, je ne dis pas non: ils
-sont trop haut pour sentir ces misères, ils n'y croient pas. Ils n'ont
-pas les moyens de savoir si c'est le vagabondage qui veut les
-exploiter, ils craignent d'être trompés; ils font l'aumône autrement,
-à grandes proportions, souvent par des mains indirectes. On peut
-mourir de faim à la porte des palais, jamais à la porte des
-chaumières.
-
-Or le village de Faverolles n'était qu'un groupe de pauvres gens;
-Valjean n'avait qu'à arrêter dans le sentier un camarade, un voisin,
-un homme aussi pauvre que lui, et lui dire: «On risque de mourir de
-faim cette nuit chez la veuve aux sept enfants,» et le pain serait
-venu avec les larmes: voilà le peuple!
-
-D'ailleurs, en admettant qu'un jury, sauvage appréciateur des
-circonstances, de l'urgence, de la pitié du misérable, l'eût condamné
-à cinq ans de travaux forcés pour cette bonne action d'un oncle devenu
-un moment fou de miséricorde pour sa famille, quand la loi de 1795 ne
-le condamnait qu'à un an de prison; quand on l'aurait ensuite condamné
-à mort pour le vol d'une pièce de quarante sous à un enfant qui
-n'avait de témoin que ses larmes; quand toutes ces pénalités
-romanesques seraient aussi vraies qu'elles sont heureusement fausses,
-y avait-il là quelque chose qui fût de nature à changer en bête féroce
-un pauvre homme injustement condamné, et à en faire un assassin
-d'occasion du seul homme de Dieu qu'il eût rencontré à son premier pas
-sur sa route, l'évêque de Digne?
-
-LE FORÇAT.
-
-Oh! certainement non, Monsieur. Voyez donc le brigand! Il se sauve du
-bagne pour la cinq ou sixième fois, au risque de tuer et en tuant
-peut-être ces malheureux soldats, gendarmes, gardes-chiourmes,
-très-innocents à son égard, et chargés par la société de lui répondre
-des hommes criminels ou dangereux qu'ils surveillent innocemment par
-devoir.
-
-Sa mauvaise mine et son air de loup parqué lui font fermer toutes les
-portes: c'est naturel; à qui s'en prendrait-il?
-
-C'est le droit et l'instinct de tout le monde de suspecter les hommes
-suspects et de ne pas se lier avec les vagabonds de mauvaise renommée;
-c'est triste, mais c'est fatal. C'est la force des choses, on ne peut
-en accuser que la prudence humaine.
-
-J'ai été bien autrement victime moi-même d'une prévention et d'une
-erreur des hommes, quand, ayant eu le malheur d'atteindre le chef des
-gardes de notre forêt en croyant défendre ma cousine, mon oncle et ma
-tante audacieusement attaqués à coups de fusil, j'ai été jugé digne de
-mort et miraculeusement sauvé de la guillotine: eh bien! cela m'a
-inspiré une douleur mortelle, une honte imméritée, une résignation
-religieuse, mais cela ne m'a donné aucune haine injuste et brutale
-contre les hommes. J'ai dit: «Ils sont hommes, ils se trompent, ils ne
-voient pas la vérité; s'ils la voyaient, ils se garderaient bien de
-m'exécuter.» Voilà tout!
-
-Mais voilà un homme qui a commis une faute plutôt qu'un crime, à bonne
-intention, et qui devrait être fier de son innocence foncière et des
-cinq ans de peine infligés à sa bonne action; le voilà qui, après
-s'être nourri dix-neuf ans de son venin, s'échappe de ses fers et
-rentre dans le monde de la liberté. Il est recueilli par ce bon saint
-évêque, qui ne lui fait pas l'aumône du soir seulement, mais l'aumône
-de son honneur, l'aumône de sa dignité d'homme, qui l'appelle: «mon
-frère,» qui le fait asseoir à sa table, pour le réhabiliter par cette
-égalité chrétienne de l'innocence constante avec l'innocence
-reconquise du repentir justifié, qui lui montre la confiance absolue
-du juste dans le repentant, qui le croit incapable même d'une mauvaise
-pensée, qui lui prépare son lit dans son antichambre, qui y laisse
-l'argenterie, son seul trésor, qui ne ferme pas même le loquet, et qui
-s'endort sans peur à côté du crime mal assoupi dans ce coeur inconnu!
-
-Eh bien! ce vagabond n'est ni ému, ni réconcilié avec lui-même et avec
-les hommes, par un tel miracle de bienfaisance et de vertu
-surhumaines: il se réveille avant l'aube, avec la première pensée de
-profiter de cette incrédulité au mal de son sauveur, pour lui voler le
-trésor des pauvres, son argenterie. Ce n'est rien, bien que ce soit
-aussi vil que contre nature; il ôte ses souliers pour n'être pas
-entendu, il s'arme d'un levier de fer bien aiguisé qu'il tire de son
-sac, pouvant servir au triple usage, dit l'auteur, de forcer la porte
-de l'armoire où l'on a eu l'imprudence héroïque de serrer sous ses
-yeux l'argenterie, de percer le sein ou d'assommer le crâne de
-l'évêque. Il vole résolument son hôte; il s'avance à pas de loup vers
-son lit, bien résolu de tuer le dormeur s'il ouvre les yeux au bruit;
-il épie le réveil, il médite la mort, il regarde.
-
-«Nul ne peut dire ce qui se passait en lui, pas même lui, dit M. Hugo;
-pour essayer de s'en rendre compte, il faut rêver ce qu'il y a de plus
-violent en présence de ce qu'il y a de plus doux... Mais quelle était
-sa pensée, il eût été impossible de le deviner... La seule chose qui
-se dégageât clairement de son attitude et de sa physionomie, c'était
-une étrange _indécision_: il semblait près de briser ce crâne ou de
-baiser cette main; sa casquette dans la main gauche, sa massue dans la
-main droite, ses cheveux hérissés sur sa tête farouche...»
-
-Heureusement l'évêque dormait; le forçat Valjean emporte résolument
-le panier d'argenterie, et se sauve en escaladant la fenêtre avec un
-trésor de plus et un crime (mais un crime inutile) de moins.
-
-Et voilà le misérable avec lequel l'auteur veut qu'on sympathise
-pendant dix longs volumes! Ah! c'est impossible! À force d'éloquence,
-il est vrai, l'auteur y parvient, quand il parvient à faire oublier
-cette horrible révélation d'une infernale nature; mais il ne peut y
-parvenir dans ceux qui se souviennent en lisant de ces antécédents de
-tigre; il veut vainement faire détester la société en la calomniant,
-il ne réussit véritablement en ceci qu'à calomnier le crime!
-
-Jean Valjean peut gagner tous les millions qu'il voudra dans ses
-manufactures, il peut protéger les filles, doter les enfants, etc.;
-maire de sa bourgade, il peut se relever à la sublimité vertueuse du
-repentir, se vouer lui-même à l'infamie pour écarter le soupçon de la
-tête d'un coupable: il ne sera jamais que le scélérat mille fois
-relaps, debout dans la nuit, sa massue à la main sur la tête de son
-bienfaiteur, _indécis_, comme dit l'écrivain, prêt à frapper s'il
-s'éveille, et finissant par ne pas frapper parce qu'un cadavre
-l'accuserait plus que l'hôte endormi!
-
-Oh! non, Monsieur, je ne pardonnerai jamais cela à ce Valjean: cela
-dépasse l'homme, cela dépasse le tigre, car le tigre qui ouvre ses
-griffes sur l'homme ne sait pas que cet homme lui voulait du bien: il
-l'étrangle comme ennemi, mais non comme bienfaiteur! Je lis malgré
-cela, parce que le tableau est admirablement peint, mais je lis avec
-un remords: c'est de m'intéresser quelquefois à pire qu'un tigre.
-
-Certes, la société avait eu tort de condamner Valjean aux galères: il
-était innocent du pain volé à Faverolles. Mais peut-on dire que la
-société fut mal inspirée en enfermant à vie le _misérable_, dans le
-sens criminel du mot, oui, le misérable qui, en récompense d'un jour
-de pardon, d'un dîner d'ami, d'une nuit de confiance, passe une heure
-ou une minute dans l'honorable indécision de cet assommeur?
-
-MOI.
-
-J'ai senti tout ce que vous sentez, mon cher Baptistin, et c'est là,
-selon moi, le vice fondamental de cette étrange, morbide, sublime
-composition. Intéresser au crime quand le crime n'est que passion,
-c'est le chef-d'oeuvre du paradoxe; mais intéresser au crime quand le
-crime est atroce, comme l'assassinat du Christ par le Samaritain,
-c'est le crime du talent. Passons.
-
-Et que dites-vous de ce brave évêque?
-
-LE FORÇAT.
-
-Ah! que c'est bien commencer son livre, Monsieur, que de le commencer
-par ce qu'il y a de plus doux, de plus saint dans l'espèce humaine: la
-religion! Je vous avoue que cette promenade pas à pas dans l'âme de
-l'évêque de Provence, quoique un peu longue, m'a fait beaucoup de bien
-au commencement, et que je ne l'ai pas trouvé aussi niais que l'on
-dit, parce qu'il est vraiment bon pour nous autres pauvres gens. Il
-m'a rappelé ce vieux frère quêteur du couvent de la montagne, auquel
-je dois le miracle de charité qui m'a sauvé et le bonheur de retrouver
-mon père, ma tante et ma cousine.
-
-Qu'on dise des bons prêtres ce qu'on voudra: ils sont de la famille
-de ceux qui n'ont plus de famille; ne faut-il pas que les misérables
-aient quelques parents sur la terre et un bout de patrimoine là-haut?
-
-Quant à la fin du chapitre, à l'endroit où l'évêque se laisse débiter
-un tas de choses inintelligibles par ce vieux terroriste qui va
-mourir, et qui déclame encore sur son lit de mort des énigmes
-au-dessus de ma portée en l'honneur de la guillotine, et qui font
-apostasier d'admiration le saint évêque, jusqu'au point de tomber à
-genoux et de demander sa bénédiction à cet entêté d'impénitent:
-franchement, vous devez comprendre cela, vous, Monsieur, c'est votre
-affaire; mais, moi, je n'y ai rien compris du tout. Vous me ferez
-plaisir de me l'expliquer.
-
-MOI.
-
-Cette peinture évangélique de l'âme de l'évêque, âme chrétienne parce
-qu'elle est populaire, et populaire parce qu'elle est chrétienne, mon
-ami, est ce qu'on appelle un tableau de genre suspendu dans un
-vestibule pour prédisposer, par une bonne impression, les yeux,
-l'esprit, le coeur des lecteurs aux sentiments religieux et doux, qui
-sont l'édification de ce triste monde. L'auteur a senti que les
-religions bien entendues sont, comme étant à la fois divines dans leur
-objet, humaines dans leurs ministres, pleines de controverses, d
-incrédulités et de crédulités populaires dans leurs dogmes, mais qu'en
-masse les religions sont des vases célestes transmis de générations en
-générations aux peuples, et dans lesquels les philosophes de tous les
-âges ont versé tour à tour, en les clarifiant, la plus pure morale,
-les plus saintes règles de vie, les plus admirables pratiques de
-charité et de fraternité qui aient honoré les siècles; en sorte que,
-sans disputer sur leur nature révélée par la raison, lumière de Dieu,
-ou par Dieu lui-même, quand une religion se brise, toute la morale se
-répand, et le peuple risque de mourir de soif.
-
-Il faut donc que les hommes bien intentionnés, comme l'auteur de ce
-livre, touchent avec une extrême prudence et un extrême respect à ces
-vases divins qui contiennent l'âme du peuple, même quand ils aspirent
-évidemment, comme lui, à verser le plus de raison possible dans les
-institutions religieuses et dans ces saintes croyances des nations.
-
-Pour cela, il faut leur faire respecter, aimer et admirer ses
-ministres, comme l'évêque de Digne, en faisant de sa vie un tableau
-d'abnégation et de sainteté pratique qui ravisse les pauvres, les
-vieillards, les petits enfants, toute la partie souffrante de
-l'humanité dont Dieu est le seul héritage. C'est ce que M. Hugo a
-parfaitement compris, admirablement exécuté dans le portrait de son
-évêque M. Myriel, et, convenons-en, il l'a fait avec une généreuse
-intrépidité dans un moment où la littérature, disons le mot, une
-littérature médiocre, scolastique, sans feu, sans ailes, sans
-imagination, se retourne niaisement vers l'athéisme, cette bêtise sans
-fond, et croit avoir inventé quelque chose en inventant le néant!
-
-Oui, toute la biographie quelquefois un peu puérile, un peu niaise
-même, de l'évêque Myriel, de sa soeur, de sa dame de compagnie, la
-description de sa pauvreté volontaire, de son dévouement à Dieu et aux
-pauvres, ces privilégiés de la miséricorde, de son hôpital, de ses
-meubles, de son jardinet, de sa messe sur l'autel de bois, de ses
-visites pastorales parmi les pasteurs des Hautes-Alpes, tout cela a un
-charme, une vérité un peu exagérée, un peu ostentatoire, un peu
-déclamée, mais en réalité très-touchante et fidèlement peinte par un
-peintre de premier ordre.
-
-On croit voir des portraits de famille dans certaines figures du
-tableau, telles, par exemple, que la transparente soeur madame
-Baptistine et la vieille madame Magloire, soeur volontaire aussi
-plutôt que servante de la maison épiscopale; on croit deviner que le
-poëte, comme le peintre Rubens, mettant partout sa femme ou sa soeur
-dans ses tableaux, s'est souvenu de son heureuse enfance de la rue du
-Colombier, et a retracé le profil de sa mère ou la face réjouie de
-quelque bonne tante auxiliaire de sa mère, dans les figures de ces
-deux saintes femmes de l'Évangile, domestiques du saint évêque de
-Digne.
-
-Jusque-là, je suis comme vous, je ne sais qu'admirer. La poésie ne
-déroge pas du tout en dessinant la sainteté et en coloriant la piété
-sous trois formes, le frère, la soeur et la servante: trio de candeur
-et de vertu qui psalmodie, chacun dans sa langue, le même hymne à Dieu
-dans le peuple!
-
-
-II.
-
-Ce n'est pas que cette rencontre d'un évêque émigré avec ce féroce
-conventionnel, presque régicide, ne soit peinte aussi avec l'énergie
-du pinceau de l'écrivain.
-
-«...Le conventionnel mourant, le buste droit, la voix vibrante, était,
-dit-il, un de ces grands octogénaires qui font l'élément du
-physiologiste; la révolution a eu beaucoup de ces hommes proportionnés
-à l'époque; on sentait, dans ce vieillard, l'homme à l'épreuve; si
-près de sa fin, il avait conservé tous les gestes de la santé; il y
-avait dans son oeil clair, dans son accent ferme, dans ses robustes
-mouvements d'épaules, de quoi déconcerter la mort. Azaël, l'ange
-mahométan du sépulcre, eût rebroussé chemin, et eût cru se tromper de
-porte.....
-
-«Il semblait mourir parce qu'il le voulait; il y avait de la liberté
-dans son agonie; les jambes étaient immobiles, les ténèbres le
-tenaient par là, les pieds étaient morts et froids, la tête vivait de
-toute la puissance de la vie, et paraissait en pleine lumière. En ce
-moment il ressemblait à ce roi du conte oriental, chair par en haut,
-marbre par en bas.
-
-«Une pierre était là, l'évêque s'y assit; l'exorde fut _ex abrupto_.»
-
-Les poëtes seuls posent ainsi les figures: ce qu'on appelle poésie
-n'est que la reproduction vivante et colorée de la vérité. Les autres
-écrivent, les poëtes peignent. La poésie, c'est la vie des choses, on
-ne sait si son pinceau est pinceau ou torche, tant il jette d'ombre et
-de lumière sur tous les contours de ce qu'il voit ou de ce qu'il veut
-faire voir.
-
-Mais ici le poëte cesse tout à coup de voir: son regard se trouble, sa
-vue s'obscurcit, le soleil de Dieu ne l'éclaire plus. Il veut suppléer
-à cette clarté qui tombe du ciel, des étoiles, de la conscience du
-coeur, par je ne sais quel jour faux qu'il emprunte à un système qui
-n'est pas même le sien, le système de la terreur justifié par le
-sophisme; la beauté de l'homicide, l'innocence de la férocité, la
-vertu du crime, la sainteté de la guillotine politique, la légitimité
-de l'assassinat juridique de sang-froid, tout ce qui fait horreur aux
-hommes, tout ce qui fait resplendir d'une lueur sanglante, d'une tache
-de feu, les noms malheureux des hommes qui ont tué en masse ou en
-détail leurs frères innocents, il le comprend, il le justifie, il
-l'exalte, il le transfigure, il le divinise.
-
-«--La révolution française est le sacre de l'humanité,» dit le
-mourant.
-
-L'évêque, atterré, ose murmurer seulement:
-
-«--Et 93?»
-
-Le conventionnel se dresse sur sa chaise avec une solennité presque
-lugubre, et, autant qu'un mourant peut s'écrier, il s'écrie:
-
-«--Ah! vous y voilà, 93! J'attendais ce mot-là. Un nuage fut formé
-pendant quinze cents ans; au bout de quinze siècles il a crevé. Vous
-faites le procès au coup de tonnerre!»
-
-«L'évêque sentit, sans se l'avouer peut-être, que quelque chose en lui
-était atteint; pourtant il fit bonne contenance. Il répondit:
-
-«--Le juge parle au nom de la justice, le prêtre parle au nom de la
-pitié, qui n'est autre chose qu'une justice plus élevée; un coup de
-tonnerre ne doit pas se tromper.
-
-«Et il ajouta, en regardant fièrement le conventionnel:
-
-«--Louis XVII?
-
-«Le conventionnel étendit la main et saisit le bras de l'évêque:
-
-«--Louis XVII! Voyons! sur qui pleurez vous? Est-ce sur l'enfant
-innocent? Alors soit, je pleure avec vous. Est-ce sur l'enfant royal?
-Je demande à réfléchir; pour moi, le frère de Cartouche, enfant
-innocent, pendu par les aisselles jusqu'à ce que mort s'ensuive, en
-place de Grève, pour le seul crime d'avoir été le frère de Cartouche,
-n'est pas moins douloureux que le petit-fils de Louis XV, enfant
-innocent martyrisé dans la tour du Temple, pour le seul crime d'avoir
-été le petit-fils de Louis XV... Cartouche, Louis XV, pour lequel des
-deux réclamez-vous?»
-
-«Il y eut un moment de silence. L'évêque regrettait presque d'être
-venu, et pourtant il se sentait vaguement, fortement ébranlé.
-
-«Le conventionnel reprit:
-
-«--Ah! monsieur l'évêque, vous n'aimez pas les crudités du vrai;
-Christ les aimait, lui; il prenait une verge et il époussetait le
-temple. Son fouet, fait d'éclairs, était un rude diseur de vérités.
-Quand il s'écriait: Laissez venir à moi les petits enfants, il ne
-distinguait pas entre les petits enfants, il ne se fût pas gêné pour
-rapprocher le dauphin de Barrabas du dauphin d'Hérode; l'innocence n'a
-que faire d'être altière, elle est aussi auguste déguenillée que
-fleurdelisée.
-
-«--C'est vrai, dit l'évêque à voix basse.
-
-«--J'insiste, continua le conventionnel; vous m'avez nommé Louis XVII,
-entendons-nous. Pleurez-vous sur tous les innocents, sur tous les
-martyrs, sur tous les enfants, sur ceux d'en bas comme sur ceux d'en
-haut? j'en suis: mais alors, je vous l'ai dit, il faut remonter plus
-haut que 93, et c'est avant Louis XVII qu'il faut commencer nos
-larmes; je pleurerai sur les enfants du roi avec vous, pourvu que vous
-pleuriez avec moi sur les petits du peuple.
-
-«--Je pleure sur tous, dit l'évêque.
-
-«--Également, insiste le conventionnel; et, si la balance doit
-pencher, que ce soit du côté du peuple: il y a plus longtemps qu'il
-souffre!»
-
-«Il y eut encore un silence. Ce fut le conventionnel qui le rompit
-(car évidemment l'évêque, confondu, ne savait plus que dire); il se
-souleva sur un coude, présenta son pouce et son index replié un peu
-vers sa joue, comme on fait machinalement lorsqu'on interroge et qu'on
-juge (c'était donc maintenant le conventionnel qui, arrogamment,
-interrogeait et jugeait l'évêque; le pénitent intervertissait les
-rôles, et jetait à ses pieds le confesseur au nom de ses doctrines
-glorifiées); il interpella l'évêque avec un regard plein de toutes les
-énergies de l'agonie. Ce fut presque une explosion.
-
-«--Oui, Monsieur, il y a longtemps que le peuple souffre! Et puis,
-tenez, ce n'est pas tout cela: que venez-vous me questionner et me
-parler de Louis XVII? je ne vous connais pas moi!»
-
-Puis, dans une longue digression, railleuse et écrasante pour
-l'évêque, il lui fait une longue satire, acerbe et méprisante de
-langage, qui ne s'applique en rien à ce pauvre mendiant volontaire et
-charitable d'évêque de Digne, qui vit d'humilité et de lait dans une
-masure, pour se mettre au-dessous de tout le monde, et pour donner la
-moitié de sa farine aux pauvres de son diocèse.
-
-Par une sublime réticence, l'évêque se laisse accuser des fautes dont
-il est lavé par sa pureté et par son ascétisme.
-
-«--Qu'est-ce que cela a de commun avec 93? dit-il simplement, et
-comment cela prouve-t-il que 93 ne fut pas inexorable?»
-
-(Il n'ose pas dire inique et atroce.)
-
-«--Revenons à l'explication que vous me demandez, dit le
-conventionnel; où en étions-nous? Que me disiez-vous? Que 93 a été
-inexorable?»
-
-(Remarquez que l'évêque, par charité, ne lui disait rien, ne lui
-demandait rien, et qu'il s'était contenté de jeter à voix basse un mot
-d'incrédule pitié, en réponse aux brutalités du terroriste malade.)
-
-«--Oui, dit l'évêque, inexorable; que pensez-vous de Marat battant
-des mains à la guillotine?
-
-«--Que pensez-vous de Bossuet chantant le _Te Deum_ sur les
-dragonnades?»
-
-«La réponse était dure, mais allait au but avec la rigidité d'une
-pointe d'acier; l'évêque en tressaillit; il ne lui vint aucune
-riposte.
-
-«--Disons encore quelques mots çà et là.
-
-«--Je le veux bien, continua le conventionnel, rendu clément par la
-conviction de son triomphe de logique, et consentant à épargner un peu
-l'évêque, par politesse; en dehors de la Révolution, qui est une
-immense affirmation humaine, 93 est une réplique.
-
-«Vous la trouvez inexorable? Mais toute la monarchie, Monsieur!... Je
-plains Marie-Antoinette, archiduchesse et reine; mais je plains aussi
-cette pauvre femme huguenote de 1685 qui, etc.»
-
-Et là-dessus l'histoire, sans doute très-vraie, d'une énormité
-infernale commise, au nom du roi Louis XIV, par quelque abominable
-soldatesque, trouvant moyen de raffiner sur les supplices de religion
-en suppliciant la nature!
-
-Puis, revenant sur l'évêque avec l'orgueilleuse satisfaction d'un
-mauvais raisonneur qui a réduit son adversaire au silence:
-
-«Monsieur, dit-il à l'évêque éperdu, retenez bien ceci: la Révolution
-française a eu ses raisons (peu s'en faut qu'il n'ait dit ses
-mystères); sa colère sera absoute par l'avenir. Son résultat, c'est le
-monde meilleur; de ses coups les plus terribles il sort une _caresse_
-pour le genre humain. J'abrége;... je m'arrête;... j'ai trop beau jeu.
-D'ailleurs, je me meurs.»
-
-La bonne excuse pour se taire!
-
-«--Oui, continua-t-il cependant encore, tant il était plein de ses
-raisons, oui, les brutalités du progrès s'appellent révolutions. Quand
-elles sont finies, on reconnaît ceci: que le genre humain a été
-rudoyé, mais qu'il a marché.»
-
-Le conventionnel, ajoute l'auteur, ne se doutait pas qu'il venait
-d'emporter l'un après l'autre tous les retranchements intérieurs de
-l'évêque; celui-ci réclama cependant, timidement, indirectement, en
-faveur de Dieu.
-
-Le vieux représentant du peuple voulut bien ne pas répondre cette
-fois. Il eut un tremblement, il regarda le ciel, et une larme germa
-lentement dans ce regard.
-
-Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue
-livide, et il dit presque en bégayant, bas, et se parlant à lui-même,
-l'oeil perdu dans les profondeurs:
-
-«Ô toi! ô idéal! toi seul tu existes!
-
-«L'infini est; il est là! continua-t-il en levant le doigt vers le
-ciel. Si l'infini n'avait pas de moi, le moi serait sa borne, il ne
-serait pas infini, en d'autres termes il ne serait pas; or il est,
-donc il a un moi; ce moi de l'infini, c'est Dieu!»
-
-Patmos est vaincu; l'Apocalypse de la révolution finit là par l'idéal
-d'un faible ver de terre, divinisé et adoré. L'infini, c'est-à-dire
-l'oeuvre inépuisable, perpétuelle, à mille aspects, bonne, mauvaise,
-intelligible et inintelligible du Créateur; l'oeuvre de l'univers,
-dont l'homme ne voit qu'un fil; la bonté, la perversité; le bien, le
-mal; la nuit, le jour; l'ordre et le chaos, confondus pêle-mêle, avec
-l'auteur de tout et le seul explicateur de tout, dans une unité sans
-liens: le panthéisme, enfin, dernier mot de l'absurde, est prononcé!
-Voilà le Dieu qui fait pleurer de tendresse et d'admiration le
-conventionnel. On s'attend, sinon à une réclamation modeste, au moins
-à une réserve de conscience de l'évêque; pas du tout.
-
-«Le conventionnel avait prononcé ces dernières paroles d'une voix
-haute, et avec le frémissement de l'extase, comme s'il voyait
-quelqu'un. Quand il eut parlé, ses yeux se fermèrent. L'effort l'avait
-épuisé: il était évident qu'il venait de vivre, en une minute, les
-quelques heures qui lui restaient. Ce qu'il venait de dire l'avait
-rapproché de celui qui est dans la mort (sans doute Dieu); l'instant
-suprême arrivait.»
-
-L'évêque, ajoute l'écrivain, le comprit; le moment pressait; c'était
-comme prêtre qu'il était venu; de l'extrême froideur il était passé
-par degrés à l'émotion extrême, il regarda ces yeux fermés, il prit
-cette vieille main ridée et glacée, et se pencha vers le moribond.
-
-«Cette heure est celle de Dieu! dit-il; ne trouvez-vous pas qu'il
-serait regrettable que nous nous fussions rencontrés en vain?»
-
-Le conventionnel rouvrit les yeux: une gravité où il y avait de
-l'ombre s'imprégnait sur son visage.
-
-«Monsieur l'évêque, lui dit-il avec lenteur (en lui faisant la
-confession de toutes ses vertus patriotiques et de sa sobriété
-d'aliment et de vin, en opposition avec sa prodigalité de sang)...
-maintenant, j'ai quatre-vingt-six ans, je vais mourir; qu'est-ce que
-vous venez me demander?
-
-«--Votre bénédiction, dit l'évêque, et il s'agenouilla (devant cette
-sainteté intacte de la révolution).
-
-«Quand l'évêque releva la tête, la face du «conventionnel était
-devenue auguste. Il venait «d'expirer.»
-
-
-III.
-
-L'évêque rentra chez lui profondément absorbé dans on ne sait quelles
-pensées. Il passa toute la nuit en prières. Le lendemain, quelques
-braves curieux essayèrent de lui parler du conventionnel. Il se borna
-à montrer le ciel.
-
-Un jour, une douairière, de la variété impertinente qui se croit
-spirituelle, lui adressa cette saillie:
-
-«Monseigneur, on se demande quand Votre Grandeur mettra le bonnet
-rouge.
-
-«--Oh! oh! voilà une grosse couleur, répondit l'évêque. Heureusement
-que ceux qui la méprisent dans un bonnet la vénèrent dans un chapeau.»
-
-Saillie peu décente dans la bouche d'un évêque, assimilant par un jeu
-de mots le bonnet rouge du terroriste au chapeau du cardinal, d'un
-évêque, exaltant ce dont Robespierre et d'autres avaient rougi: le
-terroriste avait fait un digne prosélyte!
-
-
-IV.
-
-Et maintenant, parlons sérieusement à notre tour; prenons-nous corps
-à corps sur cette déification du terrorisme, et raisonnons après avoir
-raconté. Il serait trop douloureux de laisser au peuple des doctrines
-paradoxales écrites du style de Pascal ou de Bossuet. Heureusement, la
-vérité n'a pas besoin de style. Sa lumière luit d'elle-même; se
-montrer, c'est se prouver; ôtons-lui son voile et cachons-nous!
-
-La révolution française est, comme toutes les choses humaines, mêlée
-de bien et de mal. J'ai essayé comme un autre, dans une de ces rares
-occasions nées d'elles-mêmes, de la continuer en l'innocentant, en lui
-ôtant son venin comme à la vipère, en lui arrachant sa dent
-malfaisante avant de la cacher dans mon sein comme le psylle d'Égypte;
-j'ai proclamé toutes ses vérités sans lui concéder ni crime ni colère.
-Je ne suis donc pas suspect d'injustice ou de ressentiment à son
-égard, encore moins de complicité, quoi qu'en puissent dire les
-vieilles femmes qui n'ont pas lu l'_Histoire des Girondins_, où pas un
-accès de fureur et de terreur n'est raconté sans être flétri; quoi
-qu'en puisse écrire M. Nettement, leur historiographe, qui, malgré les
-_Girondins_, malgré le drapeau rouge repoussé les armes à la main,
-malgré l'abolition de la guillotine, proposée et arrachée au peuple,
-pour premier acte de la résipiscence populaire, le 27 février 1848,
-n'en persiste pas moins à faire de moi un buveur de sang. _Risum
-teneatis!_
-
-La belle image de M. Hugo en parlant du terrorisme: _un nuage formé
-par quinze siècles, d'où sort un coup de tonnerre; le coup de tonnerre
-qui ne doit pas se tromper_, est une définition explicative, selon
-moi, mais nullement justificative, encore moins laudative: car le coup
-de tonnerre du terrorisme s'est dix mille fois trompé; il a fait de la
-lueur, mais il a fait des cadavres, des victimes innombrables, pures,
-innocentes, augustes; il a laissé dans toutes les âmes quelque chose
-de sinistre, pareil à une horreur chez les uns, à un remords chez les
-autres; des noms abhorrés chez les bourreaux, des noms consacrés chez
-les victimes. Les événements innocents ne laissent rien de pareil. Ce
-remords national, cette horreur irréfléchie quoique générale, tout
-cela n'est au fond que le jugement non raisonné, mais infaillible, du
-genre humain, le dégoût instinctif qui se voile la face à l'aspect
-d'une mare de sang.
-
-Je ne puis comprendre que Victor Hugo, qui prononce de si énergiques
-protestations contre cette machine à meurtre appelée guillotine,
-élevée sur nos places publiques contre une seule tête coupable dont la
-société veut se défaire pour prémunir ses membres innocents; je ne
-puis comprendre, dis-je, qu'il innocente, qu'il excuse et qu'il exalte
-cette machine à dix mille coups, montée par la mort et pour la mort,
-pour faucher, comme une moissonneuse à la vapeur, des milliers
-d'innocents, de vieillards, de femmes, d'enfants de quinze ans, assez
-vaincus pour se laisser conduire, en charrettes pleines, à travers les
-places et les faubourgs de Paris, leur roi en tête, à guillotiner,
-désarmés et sans résistance! Il pensait, certes, bien autrement quand
-il écrivait, dans sa verte et pure jeunesse, l'ode sur Louis XVII, ou
-celle sur les filles de Verdun! C'est de lui que je m'arme aujourd'hui
-contre lui-même; mais je m'arme pour le désarmer de la mauvaise arme
-qu'il a ramassée sur ce champ de carnage qu'il a pris pour un champ de
-bataille.
-
-Un champ de bataille? Non, la Révolution n'a gagné aucune de ses
-victoires sur la place de la Guillotine, ou sur la place d'Auray dans
-la Vendée, ou sur la place des Brotteaux dans les mitraillades de
-Lyon, ou sur les bords de la Loire dans les noyades de Nantes. Elle
-n'y a gagné que l'horreur qui suit le massacre des prisonniers vaincus
-dans tous les temps, dans toutes les causes, dans toutes les nations
-du monde! Barbarie ne fut jamais vertu! Fureur et lâcheté ne seront
-jamais excuse!
-
-
-V.
-
-Et de quelles excuses ou plutôt de quelles glorifications le brave
-évêque se laisse-t-il payer, puis réduire au silence, puis fanatiser
-d'admiration par le terrorisme agonisant dans ce livre?
-
-Louis XVII, pauvre enfant d'un père tombé du trône, d'un père et d'une
-mère égorgés en cérémonie par tout un peuple, Louis XVII comparé au
-frère de Cartouche, innocent, supplicié en place de Grève!
-Rapprochement de férocité, oui; rapprochement de situation, non. La
-nature physique assimile les deux victimes, oui; la nature morale,
-non. De tout temps, l'élévation du rang d'où l'on est précipité fait
-partie, sinon du supplice de sang, du moins du supplice de l'âme: les
-Romains, si féroces dans la guerre, ne pensaient pas que tomber dans
-un trou fut la même chose que tomber de la roche Tarpéienne sur le
-pavé du Capitole. Voir du même oeil le même supplice dans la même
-chute, c'est une grave erreur: on plaint les deux victimes d'une égale
-pitié, on ne les plaint pas du même respect. Tomber du trône dans les
-mains meurtrières du savetier Simon jusqu'à ce que mort s'ensuive, ne
-fut jamais la même chose que tomber d'un mur de dix pieds sur le pavé
-de la rue. La nature se refuse à ces parallèles, parce qu'ils sont,
-non pas, comme ils en ont l'air, les audaces de la vérité, mais les
-paradoxes du radicalisme. Or le coeur humain est sympathique, mais il
-n'est jamais radical, parce qu'il pèse d'un juste poids, et non au
-poids seul de la chair et du sang, les innombrables différences du
-passé et du présent dont le même malheur se compose, pour le frère de
-Cartouche ou pour le fils de Louis XVI. Oublier ces différences, ce
-n'est pas seulement oublier le respect, c'est dénaturer la nature. Si
-l'auteur eût mieux réfléchi, il n'aurait jamais écrit ces deux noms
-sur la même ligne. Aussi, tout en gémissant sur le frère innocent et
-supplicié du fameux filou, quand on lit sous la même larme les deux
-noms accolés, on ne peut s'empêcher de faire un geste de tête en
-arrière, et de crier: «Oh!» Ce cri est un jugement.
-
-C'est le cri du scandale. Qui a jamais plaint Charles Ier
-d'Angleterre, ou Marie Stuart d'Écosse, ou les enfants d'Édouard, ou
-Louis XVI décapité, ou Marie-Antoinette immolée, ou sa jeune et pure
-belle-soeur, madame Élisabeth, sacrifiée malgré son innocence; qui
-est-ce qui les a jamais plaints de la pitié qu'on doit, au même titre
-charnel, à tous les meurtres commis par tous les meurtriers religieux,
-royaux ou révolutionnaires de la terre? _Sunt lacryma rerum!_
-L'histoire, le trône, la dignité des victimes, ont leur bienséance;
-les suppliciés ont leur autorité; les tombes ont leurs priviléges
-sous leurs cendres. Quand on a vidé les caveaux de Saint-Denis, on a
-fait plus que quand on a vidé un cimetière banal de Saint-Eustache:
-ici on déplace des ossements, là on profane des mémoires. Comment un
-écrivain d'un si sympathique caractère que Victor Hugo a-t-il pu
-l'oublier? Il a beau dire, plus on place haut le drame du supplice sur
-l'échafaud, plus l'univers est attendri: le respect se joint à la
-compassion; ce sont deux douleurs!
-
-Mais ceci n'est qu'affaire de prestige, de décence, de convenance
-entre la pitié publique et l'échafaud matériel; que serait-ce si nous
-raisonnions le sentiment?
-
-
-VI.
-
-En quoi l'erreur, du le crime, ou la législation de la France sous
-Louis XV ou sous ses prédécesseurs, quand la QUESTION était un article
-stupide du code criminel du pays; en quoi les immanités atroces de
-l'inquisition; en quoi les crimes des rois, des prêtres, des sectes
-religieuses; en quoi les souffrances du peuple de ces temps néfastes,
-ces souffrances aussi éternelles que la misère humaine,
-légitiment-elles les sévices que les prétendus vengeurs du peuple, en
-1793, exercèrent contre d'autres classes de la société? Comment Victor
-Hugo, qui est et se déclare radical, professe-t-il, comme le
-philosophe M. de Maistre, cette mystérieuse et absurde solidarité de
-la victime de 1793 et des scélérats du treizième siècle? En quoi,
-parce que le peuple souffre depuis qu'il est peuple, le peuple est-il
-autorisé à se venger sur les innocents tant qu'il sera peuple? Les
-souffrances iniques qu'il fait subir à ses victimes les plus pures
-seront donc l'éternelle récrimination des classes l'une contre
-l'autre? Quelle justice! quelle morale et quel progrès! Le peuple a eu
-faim, soif, il a souffert des douleurs dans tous les âges, et, pour
-cela, le peuple sera innocenté, célébré, glorifié, canonisé dans ses
-bourreaux vengeurs en 1793 ou en 1862! Où finira ce droit de vengeance
-abstraite, cette justice du talion entre classes? Et, d'ailleurs, le
-conventionnel y a-t-il réfléchi? Celui qui était peuple dans un siècle
-n'est-il pas devenu, par la rotation des choses et des races,
-aristocrate dans un autre siècle? victime dans un temps, oppresseur
-dans un autre? Qui fera le triage dans cette chambre ardente des
-droits de vengeance d'une famille humaine contre une autre famille? Où
-sera le droit de se venger, le droit de la colère, comme dit Victor
-Hugo, dans une nation qui a toute également ce droit de colère dans
-toutes ses classes tour à tour? La société terroriste, toujours et
-partout, ne serait donc qu'une éternelle et réciproque extermination?
-
-Et quel droit donne au peuple de Paris de 1793 de supplicier, en la
-bafouant sur sa charrette, l'archiduchesse d'Autriche, reine de
-France, le supplice hideux et lamentable de cette pauvre femme des
-Cévennes de 1685? Où est la relation volontaire entre cette victime du
-peuple en 1793 et cette victime des prêtres en 1685? En quoi le sang
-de l'une lave-t-il le sang de l'autre?
-
-Le conventionnel a recours lui-même à cet épouvantable mystère de la
-criminalité abstraite pour justifier et légitimer ses doctrines.
-
-«Monsieur, dit-il d'un ton doctoral à l'évêque confondu, retenez bien
-ceci: la révolution française a eu ses raisons; sa colère sera absoute
-par l'avenir; de ses coups les plus terribles il sort une _caresse_
-pour le genre humain. J'ai trop beau jeu. Je m'arrête. D'ailleurs, je
-me meurs!
-
-«Le terroriste ne se doutait pas qu'il venait d'emporter
-successivement l'un après l'autre tous les retranchements de l'évêque»
-(qui n'avait pas même répliqué).
-
-Il faut convenir que ce pauvre évêque avait peu de présence d'esprit
-contre les paradoxes du terrorisme, et l'on ne doit pas s'étonner
-qu'il tombe, comme saint Paul sur le chemin de Damas, atterré et sans
-paroles, aux genoux de celui qui daigne l'instruire des droits de la
-colère et de la sublimité des vengeances du peuple, pour adorer le
-révélateur du mystère de l'échafaud et pour montrer, le lendemain, le
-ciel comme le seul séjour digne de ce prophète du comité de salut
-public!
-
-À quels excès d'aveuglement le génie même de la parole peut conduire!
-La glorification du bourreau par M. de Maistre ne va pas si loin, car
-le philosophe de Chambéry fait du bourreau l'_ultima ratio_ du droit
-social dans les mains de la justice humaine, et il fait du supplice un
-vengeur de Dieu. Le terroriste crée le droit de la colère, la raison
-mystérieuse, la raison d'État du peuple en révolution dont il faut
-adorer, respecter, bénir la hache; et l'évêque, en se taisant et en
-adorant, en montrant du doigt le terroriste dans le troisième ciel,
-donne à son tour raison à la vengeance.
-
-N'est-ce pas là aduler le peuple dans ses plus mauvais instincts?
-N'est-ce pas lui préparer pour l'avenir des justifications toutes
-faites pour d'autres crimes, que de lui dire d'avance: «Ne t'inquiète
-pas, Dieu est pour toi; tu as tes raisons, tu as le droit de colère;
-les consciences faibles, les esprits timides, la pitié même, autant
-que la justice, se soulèveront bêtement contre toi, incapables qu'ils
-sont de comprendre ta foudroyante divinité, ton coup de tonnerre formé
-des misères de tous les âges! Mais les plus grands poëtes et les plus
-éloquents écrivains des siècles qui suivront tes crimes en feront des
-vertus, et proclameront la sainteté du supplice infligé par toi à tes
-ennemis!»
-
-Telle est la leçon de démocrate ou d'autocrate, également
-sanguinaires, contenue en germe dans les paradoxes de M. de Maistre ou
-de M. Hugo. Ces grands écrivains, certes, ne pensaient pas à la
-conséquence de ces préceptes lorsque, comme l'évêque du roman, ils se
-sont donné une entorse de peur d'écraser une fourmi; mais ils
-faucheront le genre humain en fanatisme ou en révolution avec leurs
-entorses à la logique!
-
-
-VII.
-
-Mais, me direz-vous, l'évêque était cependant un bon chrétien, un
-disciple modèle de Celui qui a dit: «Tu ne frapperas pas, même pour me
-défendre!»
-
-Bonhomme, oui; bon chrétien, je n'en sais rien. Le fait est que, quand
-il a entendu le terrible évangile du terroriste qui lui confesse son
-patriotisme sans scrupule pour toute faute ou plutôt pour toute vertu,
-il tombe à ses pieds, et ne lui demande ni confession, ni repentir, ni
-sacrements: sa confession, c'est sa vertu mise au jour; son repentir,
-c'est l'orgueil avec lequel il s'en va à Dieu, avec son bonnet rouge
-sur la tête et sa hache en main; son viatique, c'est l'_idéal, ce moi
-de l'infini!_
-
-Que voulez-vous dire à un pareil saint? Aussi l'évêque se prosterne
-devant son impénitence, l'adore, et montre le ciel à son troupeau.
-Cela peut être très-charitable, trop charitable, même pour les
-victimes du terroriste, mais cela n'est pas très-miséricordieux en
-détail. L'évêque est en gros, comme on le voit après son entretien
-avec le terroriste, très-large sur le sang répandu à flots par droit
-de colère du peuple. Cela est peu conforme au christianisme, qui est
-économe en gros comme en détail du sang des hommes, et qui dit:
-_Rendez à César ce qui est de César!_
-
-À parler franchement, j'aimerais mieux que l'évêque fût franchement
-philosophe, accusation dont le défend M. Hugo; car, si la franchise
-est une vertu nécessaire, c'est envers Dieu et à cause de Dieu envers
-les hommes, et à cause de soi-même envers soi-même. Or voici comment
-je raisonne.
-
-Si l'évêque est un brave homme non croyant dans la divinité de son
-Maître, pourquoi, en conservant ses vertus, n'abandonne-t-il pas
-l'autel où il adore le Christ comme Dieu, quand il le vénère seulement
-comme le saint crucifié du monde? En continuant son apostolat d'évêque
-sur la terre, il retient donc dans son coeur le dernier mot de sa foi;
-il trompe donc pour le bien son troupeau: mais enfin tromper, même
-pour le bien, ce n'est pas d'un parfait honnête homme.
-
-Ou l'évêque est chrétien selon la lettre et selon l'esprit, et alors
-pourquoi écoute-t-il avec complaisance et approbation les doctrines
-très-peu chrétiennes du terroriste, et pourquoi, après l'avoir entendu
-se vanter du sang versé pour le peuple, ne lui propose-t-il aucune
-bénédiction de sa religion, et, au contraire, lui demande-t-il
-simplement la sienne?
-
-C'est très-humble, mais très-peu catholique. Entre le Christ-Dieu de
-l'évêque et l'_idéal_ du terroriste, il y a l'infini, il y a le
-déisme.
-
-
-VIII.
-
-Nous ne blâmons pas dans le terroriste, dans l'évêque, le déisme qui
-croit, qui adore et qui pratique; c'est une religion autre, la
-religion de Cicéron, de Marc-Aurèle, des philosophes avant, pendant et
-après les religions révélées. Mais, si l'évêque n'est qu'un vertueux
-déiste, pourquoi ne le dit-il pas, et ne dépouille-t-il pas le vieux
-prêtre? La réticence est la moitié de la tromperie. Cela n'est pas
-seulement peu chrétien, cela n'est pas très-probe pour celui qui est
-chargé d'enseigner à Digne le catéchisme de Montpellier.
-
-Voilà pour la religion de l'évêque. Elle laisse dans l'esprit un
-certain scrupule qui nuit beaucoup à l'édification.
-
-Enfin, il y a l'économie politique, qui n'est pas son fort. La charité
-populaire a ses excès, qui sont des erreurs, et qui feraient
-simplement mourir de faim, dans un grand empire, d'abord dix ou douze
-millions d'ouvriers prolétaires de l'industrie, dont le travail est le
-seul patrimoine, et le salaire la seule Providence; ensuite vingt ou
-trente millions de propriétaires, dont la consommation est la seule
-richesse, et qui laisseraient toute la terre inculte, si l'aisance, le
-luxe, le commerce, ne consommaient pas et ne payaient pas leurs
-produits.
-
-Ces déclamations contre le luxe, c'est-à-dire contre l'usage de
-l'aisance, sont donc tout simplement des décrets contre la vie du
-peuple, ouvriers ou propriétaires, c'est le _maximum terroriste_
-contre ceux qui commandent le travail et contre ceux qui vivent du
-salaire. Cela ne soulèverait pas une minute de discussion entre hommes
-sérieux.
-
-Il faut être juste, Victor Hugo le sent, le dit, et restreint aux
-prêtres sa condamnation radicale du luxe. Mais, si le prêtre n'a pas
-aussi un peu de superflu par son traitement, avec quoi fera-t-il la
-charité que tout le monde lui demande comme magistrat de la vertu? La
-première vertu, aux yeux du pauvre peuple, n'est-elle pas la charité?
-S'il est trop pauvre pour donner, le prêtre ne paraîtra pas assez
-vertueux, et, s'il est trop peu vertueux, il ne sera pas assez
-populaire.
-
-
-IX.
-
-L'auteur est plus austère contre l'impôt. Il convient aussi de
-rectifier, aux yeux du peuple, les idées très-faussement populaires
-sur l'impôt. On dirait, à entendre ces déclamations souverainement
-ignorantes sur l'impôt, que l'impôt est la dîme des pauvres au profit
-des riches: c'est le contraire qui est vrai, l'impôt est la dîme que
-le riche paye au pauvre pour égaliser, autant que possible, sans
-dépossession violente, le riche et le pauvre. Examinez bien ce qu'on
-appelle un budget de l'État; voyez où vont les sommes perçues: presque
-toutes en salaires de l'État aux ouvriers et aux salariés de toutes
-espèces, et parmi ces salariés les gros traitements ou les gros
-salaires sont, aux petits traitements ou aux petits salaires, ce que
-_un_ est à _mille_! Ceci devrait éclairer l'économiste indigné de
-Victor Hugo sur l'impôt des fenêtres, contre lequel il gémit comme
-nous avons tous gémi en rhétorique.
-
-Je ne veux pas dire qu'il ne fût pas plus sain de faire payer tant par
-toise du toit, ou tant par pouce carré de l'espace occupé par la
-maison du riche; mais enfin c'est un impôt du riche payé exclusivement
-par le propriétaire: en cela c'est un impôt populaire payé au bénéfice
-du prolétaire, qui ne possède que sa place quand il l'a louée. Si la
-maison ne payait pas, il faudrait en forcer les portes pour loger les
-dix millions de prolétaires qui n'en ont pas, pour abriter leur
-famille, car c'est l'impôt payé par le propriétaire de murailles, de
-portes et de fenêtres, qui sert à salarier le travail du prolétaire,
-et qui lui permet de payer son loyer sans faire violence à personne.
-L'impôt, que vous condamnez par une exclamation irréfléchie, est donc
-presque en entier en faveur du pauvre. L'impôt est le grand
-répartiteur du superflu du riche entre les pauvres; l'impôt, comme
-cela est juste, est supporté, en immense majorité, par celui qui
-possède pour celui qui n'a pas encore le bonheur de posséder: c'est
-la pompe sans cesse aspirante et foulante qui soutient tous les ans la
-richesse publique de l'épargne de chaque propriétaire, qui la condense
-en nuée dans les coffres de l'État, et qui la distribue ensuite en
-travail, en salaire, en services publics entre les mille mains et les
-mille bouches des travailleurs qui en vivent. Blasphémer contre
-l'impôt superflu des riches qui en gémissent, mais qui le payent,
-c'est tout simplement blasphémer contre le pauvre qui en vit!
-
-L'économie politique de l'évêque est donc tout bonnement une
-irréflexion meurtrière du pauvre, qui périrait le jour où le
-propriétaire en serait déchargé. Ce meurtre, par fausse charité, ne
-serait pas moins cruel dans ses résultats que le meurtre par égoïsme.
-L'évêque sent juste, mais raisonne mal; ce sont là des paradoxes qu'il
-est très-dangereux de donner au peuple, car le peuple vit d'idées
-justes et non de rhétorique humanitaire. Les idées courtes de J.-J.
-Rousseau ont contribué à produire les meurtres juridiques de 1793; les
-idées fausses de l'évêque produiraient la disette, la suppression du
-travail, l'extinction des salaires, la colère contre les riches et la
-mort des peuples.
-
-
-X.
-
-Rectifions-les partout où nous les rencontrons, même sur les lèvres
-d'un saint; les bonnes intentions n'excusent que les incapables.
-
-L'évêque pousse l'incapacité jusqu'à la disette du peuple en matière
-d'économie sociale, comme il la pousse jusqu'au crime en matière de
-démocratie. C'est un pauvre raisonneur à présenter comme modèle au
-peuple. Il s'exprime en démagogue saisi de la verve du terrorisme, et
-applaudissant aux fureurs de 1793; il s'exprime en ignorant
-socialiste, en déclamant charitablement contre l'impôt, en oubliant
-que l'impôt est le superflu du riche et le trésor du pauvre.
-
-Mais il sent juste, et il s'exprime en style magique, quand il oublie
-ses sophismes pour méditer la nuit sur l'oeuvre infinie du Créateur
-dans ses contemplations nocturnes devant les étoiles.
-
-Relisez ces pages, aussi vastes et aussi profondes que la voûte du
-ciel:
-
-
-XI.
-
-«Comme on l'a vu, la prière, la célébration des offices religieux,
-l'aumône, la consolation aux affligés, la culture d'un coin de terre,
-la fraternité, la frugalité, l'hospitalité, le renoncement, la
-confiance, l'étude, le travail, remplissaient chacune des journées de
-sa vie. _Remplissaient_ est bien le mot, et certes cette journée de
-l'évêque était bien pleine jusqu'aux bords de bonnes pensées, de
-bonnes paroles et de bonnes actions. Cependant elle n'était pas
-complète si le temps froid ou pluvieux l'empêchait d'aller passer, le
-soir, quand les deux femmes s'étaient retirées, une heure ou deux dans
-son jardin avant de s'endormir. Il semblait que ce fut une sorte de
-rite pour lui de se préparer au sommeil par la méditation en présence
-des grands spectacles du ciel nocturne. Quelquefois, à une heure assez
-avancée de la nuit, si les deux vieilles filles ne dormaient pas,
-elles l'entendaient marcher lentement dans les allées. Il était là
-seul avec lui-même, recueilli, paisible, adorant, comparant la
-sérénité de son coeur à la sérénité de l'éther, ému dans les ténèbres
-par les splendeurs invisibles de Dieu, ouvrant son âme aux pensées qui
-tombent de l'Inconnu. Dans ces moments-là, offrant son coeur à l'heure
-où les fleurs nocturnes offrent leur parfum, allumé comme une lampe au
-centre de la nuit étoilée, se répandant en extase au milieu du
-rayonnement universel de la création, il n'eût pu peut-être dire
-lui-même ce qui se passait dans son esprit; il sentait quelque chose
-s'envoler hors de lui et quelque chose descendre en lui. Mystérieux
-échanges des gouffres de l'âme avec les gouffres de l'univers!
-
-«Il songeait à la grandeur et à la présence de Dieu; à l'éternité
-future, étrange mystère; à l'éternité passée, mystère plus étrange
-encore; à tous les infinis qui s'enfonçaient sous ses yeux dans tous
-les sens; et, sans chercher à comprendre l'incompréhensible, il le
-regardait. Il n'étudiait pas Dieu; il s'en éblouissait. Il considérait
-ces magnifiques rencontres des atomes qui donnent des aspects à la
-matière, révèlent les forces en les constatant, créent les
-individualités dans l'unité, les proportions dans l'étendue,
-l'innombrable dans l'infini, et par la lumière produisent la beauté.
-Ces rencontres se nouent et se dénouent sans cesse; de là la vie et la
-mort.
-
-«Il s'asseyait sur un banc de bois adossé à une treille décrépite; il
-regardait les astres à travers les silhouettes chétives et rachitiques
-de ses arbres fruitiers. Ce quart d'arpent si pauvrement planté, si
-encombré de masures et de hangars, lui était cher et lui suffisait.
-
-«Que fallait-il de plus à ce vieillard qui partageait le loisir de sa
-vie, où il y avait si peu de loisir, entre le jardinage le jour et la
-contemplation la nuit?
-
-«Cet étroit enclos, ayant les cieux pour plafond, n'était-ce pas assez
-pour pouvoir adorer Dieu tour à tour dans ses oeuvres les plus
-charmantes et dans ses oeuvres les plus sublimes? N'est-ce pas là
-tout, en effet, et que désirer au delà? Un petit jardin pour se
-promener, et l'immensité pour rêver. À ses pieds ce qu'on peut
-cultiver et recueillir; sur sa tête ce qu'on peut étudier et méditer:
-quelques fleurs sur la terre, et toutes les étoiles dans le ciel.»
-
-
-XII.
-
-Nous venons de voir ce que c'est que le paradoxe en matière de
-sentiment sous la plume d'un écrivain de génie: une absolution de
-mauvais exemple chantée comme un _Te Deum_ aux excès et aux forfaits
-de la démagogie de 1793 sur les lèvres d'un saint; des maximes
-pernicieuses de fausse économie sociale dans la bouche d'un homme
-charitable égaré par sa passion de soulager le pauvre peuple. N'en
-parlons plus, et souvenons-nous tour à tour tantôt d'adoucir, tantôt
-de réprouver les étranges disparates de cette philosophie à tiroir.
-
-Ceci est en effet un roman à tiroir, comme l'_Émile_ de J.-J.
-Rousseau, comme la _Nouvelle Héloïse_, comme tout ce qui est beau dans
-l'art d'écrire. Ce livre, comme tous ces livres d'art supérieur, n'est
-évidemment pas son but à lui-même. C'est un cadre dans lequel
-l'écrivain, tour à tour philosophe, penseur, sophiste, poëte, prend,
-comme l'aigle, son lecteur à terre, l'emporte avec lui ça et là dans
-l'irrésistible élan de son style, lui fait parcourir un pan de
-l'espace, lui donne le vertige, l'enthousiasme, le délire de son
-talent, puis ne se souvient plus ni de lui, ni de sa composition, ni
-de son sujet parcouru à grand vol, le dépose à terre sûr de le
-reprendre à son gré et lui dit de nouveau: «Allons!» comme le cheval
-de Job ou comme l'hippogriffe de l'Arioste.
-
-Ce ne sont pas les lois ordinaires du roman conçu, médité, écrit par
-un écrivain consciencieux et humain; c'est le procédé d'un dieu de la
-plume, d'un possédé de la verve, qui se dit à soi-même: «À quoi bon
-composer du vraisemblable? À quoi bon faire naître la curiosité,
-l'intérêt, le sentiment, et les nourrir pour attacher mes lecteurs?
-Je n'ai pas besoin de ces procédés vulgaires: je suis moi, j'ai mon
-talisman en main, j'ai mes ailes au talon, je vais où je veux; qui
-m'aime me suive!»
-
-
-XIII.
-
-Et on le suit, car, si on n'est pas attaché, on est entraîné, on est
-étonné, on est ébloui. D'ailleurs c'est le roman du peuple. Le peuple
-jusqu'ici n'avait pas de roman à lui, de roman tantôt crapuleux,
-tantôt sublime, tantôt rêveur, surtout utopiste, quelquefois
-dangereux, souvent héroïque, fait à son image.
-
-Enfin Victor Hugo a senti le vide d'un livre où le prolétaire lit, où
-le démagogue pense, où l'ouvrier songe. Il s'est dit: «Je vais me
-jeter avec mon talent au milieu de tout cela, je vais me donner le
-vertige et le donnerai à cette foule sans savoir comment je la
-nourrirai!»
-
-Et il y a longtemps, bien longtemps avant la révolution de 1848, que
-cette idée lui est venue: car je me souviens parfaitement qu'avant
-1848 il y pensait, il s'en occupait, il avait peut-être commencé à
-l'écrire.
-
-Les misères humaines sont si vastes, si incurables, si diversifiées,
-si inhérentes à notre nature physique et morale, qu'il n'est aucun
-écrivain sympathique et réfléchi qui n'ait été tenté, depuis Job
-jusqu'à Hugo, d'écrire une des pages de ce livre de nos misères.
-
-Misère du coeur qui s'attache et qui se brise en se sentant enlever ce
-qu'il aime plus que la vie; misère du sage qui se dessèche et qui
-s'effeuille comme une racine de cyprès sur une tombe, et qui ne végète
-plus que par l'écorce; misère de l'amour qui est séparé de l'amour par
-les impitoyables obstacles de la vie, qui meurt ou qui voit mourir
-tout ce qui fait passer l'homme sur la dure nécessité de vivre; misère
-de la condition dans laquelle Dieu nous a fait naître, comme des
-mineurs dans l'onde humide et froide des puits de métal ou de charbon
-où il faut aller puiser le salaire, pain du soir; misère du dénûment
-qui menace tous les jours de la faim du lendemain le salarié
-quelconque qui se sent gagné par la vieillesse ou l'infirmité, comme
-l'homme qui s'enfonce dans le sol du marécage qui va l'étouffer;
-misère de l'inexorable maladie paralysant sur son grabat le jeune
-travailleur, qui ne peut répondre aux larmes de sa femme et aux cris
-affamés de ses petits enfants qu'en tordant ses bras désespérés et
-qu'en maudissant l'imprudence qui l'a poussé à devenir père; misère de
-l'homme sans ressources, chassé par ses créanciers impitoyables du
-toit qui l'a vu naître, de l'ombre qu'il a plantée, pour aller errer
-sans asile, sans pain, sans tombeau et sans berceau sous des cieux
-inconnus!
-
-Misères du coeur, de l'esprit, de l'âme et du corps, misères surtout
-qui frappent ce que vous aimez à cause de vous, et qui font un devoir
-de vivre pour d'autres encore après avoir perdu toute raison de vivre
-pour vous-même! Désespoirs qui font mourir tous les jours et qui
-contraignent cependant à vivre comme si l'on espérait!
-
-Misère qui cloue un infirme sur le matelas d'un hôpital, qui lui fait
-sentir la répugnance que les infirmités inspirent à ceux qui le
-servent par salaire ou par charité, et qui lui font implorer contre
-lui-même une mort qui s'annonce toujours comme une illusion et qui ne
-vient jamais!
-
-Misère du suicidé qui s'est manqué et qu'on repêche du flot, humble,
-contraint, et méditant peut-être un deuxième suicide! impossibilité de
-souffrir, impossibilité de vivre, impossibilité de mourir!
-
-
-XIV.
-
-Qui n'a pas senti, souffert, pensé, songé, sur tant de misères? Quel
-poëte ne les a pas éprouvées toutes par la sympathique faculté de
-saisir tout ce que l'humanité souffre encore en lui?
-
-Qui n'a pas senti que le plus inépuisable et le plus lamentable des
-sujets est une de ces misères? Et que serait-ce si c'était toutes à la
-fois! Moi-même, à peu près vers le même temps où Hugo concevait son
-épopée des _Misérables_, ce retentissement du gémissement des choses
-humaines résonnait dans mon coeur, et j'écrivais aussi, non un livre
-entier, non un livre dogmatique, mais un épisode de toutes ces misères
-résumées en moi. Puis le besoin de venir en aide à mon pays, ce grand
-misérable, m'enlevait le loisir nécessaire à mon oeuvre; puis les
-calamités réelles de la misère relative m'atteignaient en me forçant à
-un travail de manoeuvre arriéré pour que d'autres ne souffrissent pas
-par ma faute; je fermais dans mon coeur la source de larmes
-sympathiques, et je travaillais saignant, comme je saigne encore, sous
-le fouet de la nécessité. Je comprends très-bien que Victor Hugo, plus
-libre, plus plein de loisirs que moi, ait été tenté par ce seul sujet,
-véritablement digne de l'homme, par ce poëme, terrible et touchant à
-l'invraisemblable, de la misère des êtres humains: seulement je ne
-comprends pas autant pourquoi il fait de cette souffrance universelle
-des êtres un sujet d'amertume, de critique acerbe, d'accusation contre
-la société.
-
-Qui fait cela? Est-ce la société qui a fait la vie? est-ce elle qui a
-fait la mort? est-ce elle, enfin, qui a fait l'inégalité,
-inexplicable mais organique, des natures et des conditions? Non, c'est
-Dieu; ce n'est pas elle. La plaindre, oui; la conseiller, bien: mais
-l'accuser, non; c'est irréfléchi et c'est barbare. Elle souffre assez
-de ces misères: ne la faites pas souffrir davantage de l'impuissance
-de les supprimer toutes; adressez-vous à Dieu, qui a fait l'homme
-misérable, et n'ajoutez pas le supplice de haïr au malheur de vivre
-ensemble pour mourir si vite des mêmes supplices!
-
-
-XV.
-
-Quoi qu'il en soit, les _Misérables_ de Victor Hugo sont sortis, comme
-un coup de foudre contre la société mal faite, de cette préméditation
-de vingt ans, faisant maudire et haïr, au lieu d'en sortir comme une
-commisération secourable, faisant pleurer, plaindre et bénir, ainsi
-que j'avais de mon côté conçu mon triste sujet.
-
-Le coup de foudre s'est trompé! Il a aggravé la condition malade, au
-lieu de la consoler et de la guérir en ce qu'elle a de guérissable. La
-société n'en sera pas moins impuissante à corriger l'incorrigible, la
-misère n'en sera pas moins incurable dans ses infirmités organiques.
-Seulement il y aura une erreur de plus entre les hommes, L'IDÉAL,
-exagéré par l'imagination, l'accusation réciproque des uns contre les
-autres, la haine aveugle résultant de la mauvaise volonté supposée de
-tous contre tous, par conséquent un surcroît de calamités incurables.
-
-
-XVI.
-
-Belle oeuvre d'imagination, mauvaise oeuvre de raison. Semer l'_idéal_
-et l'impossible, c'est semer la fureur sacrée de la déception dans les
-masses.
-
-Quand on a tant promis l'idéal, il faut détromper avec la réalité.
-Alors la fureur commence, et les poëtes, comme André Chénier, portent
-leur tête sur l'échafaud.
-
-Et remarquez déjà, chose étonnante dans ce poëme des travailleurs
-illusionnés: c'est que personne n'y travaille, et que tous sortent du
-bagne ou sont dignes d'y être, à l'exception de l'évêque et de Marius,
-de la religion et de l'amour.
-
-_Les Misérables_ de Victor Hugo seraient beaucoup mieux intitulés _les
-Coupables_; quelques-uns même _les Scélérats_, tels que Valjean.
-
- LAMARTINE.
-
-(_La suite au prochain Entretien._)
-
-
-FIN DU TOME QUATORZIÈME.
-
-
-
-
-
-End of the Project Gutenberg EBook of Cours Familier de Littérature (Volume
-14), by Alphonse de Lamartine
-
-*** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK COURS FAMILIER ***
-
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